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Mai 1997, Travaux linguistiques du Claix, 16, Publications de l’Université de Provence, 2000, p. 121-131.]
* Notre collègue et ami Daniel Baggioni n’avait pas eu le temps de nous remettre la version écrite de sa
communication. Cet article résulte tout à la fois des notes prises lors de la journée doctorale et de
nombreuses conversations que nous avions eues ensemble sur ce sujet.
Daniel BAGGIONI et Pierre LARCHER 2
L’objet de la présente note est de montrer les dégâts que fait cette
double utilisation de “racine”, à la fois de manière pansémitique et
diachronique et monosémitique et synchronique.
1 C’est ce que ne comprend pas Massignon (1954 : 10), qui a lu, sans le nommer, Cantineau, mais non
Saussure, et qui, jouant sur l’étymologie grecque et latine des deux mots, trouve le terme même d’analyse
associative “plutôt illogique”...
[2 Note de relecture : en fait, il fut annulé pour cause d’imminence de la guerre].
Note sur la racine en indo-européen et en sémitique 3
peut être dite identique qu’au mot graphique et encore dans la mesure où 1)
la graphie de la langue est défective et 2) le mot ne comporte pas
d’augment inscrit (comme la gémination). Mais sur le plan phonique, la
racine ne coïncide jamais avec un mot. L’affirmation de Benveniste (“en
indo-européen, on parle par mots, non par racines”) est tout aussi vraie du
sémitique ! Si la racine ne coïncide jamais avec un mot, elle n’est pas non
plus toujours apparente. D’où vient cette croyance au caractère apparent de
la racine ? Du fait que l’arabe est généralement pris comme le modèle des
langues sémitiques. Or, en arabe, les dictionnaires sont classés par ordre
alphabétique des racines. Pour trouver ou retrouver un mot dans le
dictionnaire, il faut donc en extraire la racine. Entraînés dès le début de
leur apprentissage à extraire la racine des mots, les arabisants finissent par
la voir, même là où elle n’est pas visible : oubliés les cas d’opacité que l’on
rencontre pourtant quotidiennement en lisant le moindre texte ! Il y a plus
grave : les arabisants prennent ce qui est une opération métalinguistique
pour la compétence linguistique même du sujet parlant (c’est le cas chaque
fois que ceux-là parlent du “sentiment” ou de la “conscience” de la racine
chez celui-ci). Plus grave encore : la racine servant d’entrée d’article dans
les dictionnaires, ils la croient base de la dérivation lexicale dans la langue,
occultant ainsi le fait que de très nombreuses formations se règlent non sur
la racine, mais sur la forme d’un autre mot. Un simple exemple pour
balayer ce double mythe de la racine sensible et basique. Si l’on se
demande pourquoi makān “lieu, endroit” a pour pluriel ’amākin, on
répondra que celui-ci n’est qu’indirectement le pluriel de makān, via
l’autre pluriel ’amkina ; et que celui-ci montre que makān n’est nullement
traité, dans la langue, comme une forme maf‘al (nom de lieu) sur la racine
verbale kwn (“être”), ce qu’elle est pourtant pour les grammairiens et
lexicographes, mais directement comme une forme fa‘āl : la forme ’af‘ila
est une forme de pluriel associée à cette forme (e.g. ṭa‘ām, ’aṭmi‘a
(“met(s)”). Ce qui est vrai en synchronie l’est tout autant en diachronie. À
makān correspond un féminin makāna : que makāna soit analysable en
makān + a est attesté par le fait que les deux mots ont le même sens, à
l’opposition concret/abstrait près : makān est un lieu concret, makāna une
position abstraite, une place, un rang. De la même façon que le surpluriel
’amākin atteste, via ’amkina, que makān est lu en synchronie comme fa‘āl,
non comme maf‘al, makāna, lu, non comme maf‘ala, mais comme fa‘āla,
c’est-à-dire comme un nom d’action d’un verbe d’état, est très
Daniel BAGGIONI et Pierre LARCHER 4
V N
Schéma 1
Soixante ans après, on peut dire que cette conception continue de dominer
chez les sémitisants et les arabisants, notamment français. Mis à part les
noms formés sur un autre par suffixation d’une part et les verbes
dénominatifs (où la racine est comprise comme la trace du nom dans le
verbe) d’autre part, une famille lexicale est considérée comme l’ensemble
des mots, ayant telle forme dérivée de telle racine : si la racine donne le
sens fondamental, la forme vient préciser le sens. Le mot de forme
n’apparaît pas chez M. Cohen, qui répond à un questionnaire sur la racine.
C’est néanmoins le concept corollaire de celui de racine. Ainsi qu’on l’a
déjà dit en 1, Cantineau a montré comment un mot s’analyse en une racine
et un schème (terme qui fait plus “scientifique” que forme), par association
de ce mot à d’autres mots de même racine d’une part, de même schème
d’autre part. Et D. Cohen (1964[1970]), allant dans le même sens, mais, en
ce sens, plus loin que Cantineau, en ce qu’il passe explicitement de
l’analyse à la synthèse, présente le mot comme le produit du croisement
d’une racine et d’un schème (formule : mot = racine x schème). On est ici
en présence d’une véritable théorie de la dérivation lexicale en arabe
classique, c’est-à-dire tout à la fois de la formation et de l’interprétation
des mots. Il est donc légitime de se demander si une telle théorie est
descriptivement adéquate, non seulement sur le plan morphologique, mais
encore sur le plan sémantique. Nous avons déjà indiqué que sur le plan
3 Cette interprétation est confirmée par M. Cohen lui-même (1952 : 92-93, repris pratiquement mot pour
mot de M. Cohen, 1924 : 86-7) : “il n’y a pas priorité, en général, du verbe sur le nom ou du nom sur le
verbe ; l’un et l’autre peuvent se dériver indépendamment de la plupart des racines ; ainsi une racine telle
que l’éthiopien ngr fournit aussi bien un nom radical, comme nagar “parole, chose” qu’un verbe nagara
‘il a dit’”... Ce cas “général” est néanmoins assorti de deux cas particuliers, celui des noms “primitifs” et
des verbes “dénominatifs” qui en sont tirés (ce qui renvoie à la “racine nominalo-verbale”) et celui d’“un
grand nombre de noms ne se rattach[a]nt pas directement à une racine, mais à un thème verbal (...) ; ce ne
sont pas seulement des infinitifs ou noms d’action et des noms d’agent, mais encore parfois des noms de
lieu et d’instrument”. On se demande alors ce qui peut bien rester du cas “général” !
Daniel BAGGIONI et Pierre LARCHER 6
être aussi bien dénominatifs que déverbatifs, il est clair qu’une racine n’a
jamais de sens en elle-même, mais toujours comme racine d’un verbe ou
d’un nom, quand ce n’est pas tantôt de l’un et tantôt de l’autre, comme
dans le cas de maktab et maktaba. Ces deux mots ont la même racine ktb et
la même forme grammaticale, celle de nom de lieu. Ils devraient donc
avoir, sinon le même sens, du moins pour seule différence de sens, celle
résultant de l’adjonction du suffixe at(h), comme c’est le cas avec manzil et
manzila : tous deux sont des noms de lieu liés au verbe nazal-/yanzil-
(“descendre, s’installer”), d’où pour le premier le sens classique de
“campement” et moderne de “domicile” et pour le second le sens plus
général et pour tout dire abstrait de “place, position”. Aucun arabisant
n’analyse cependant maktaba en maktab + a, tout simplement parce que si
maktab est un lieu où l’on écrit, maktaba est un lieu où il y a des livres.
Autrement dit, dans maktaba, la racine ktb représente le nom kitāb-kutub,
tandis que dans maktab elle représente le verbe katab-yaktub. Il y a lieu de
se demander d’ailleurs comment une même racine passe de la signification
“écrire” à la signification “livre”. Elle le fait via la forme pivot kitāb, qui
est un nom verbal et qui selon sa syntaxe peut désigner soit le procès soit le
résultat (“écrit”). Mais le sens de “livre” n’est lexicalisé que quand on
associe à kitāb le pluriel kutub 4. En passant de kitāb à kutub, on passe de
un livre à des livres, autrement dit d’une forme à l’autre d’un même nom :
si les formes du nom existent concrètement, le nom lui-même n’existe
qu’in abstracto, dans l’association des deux formes. C’est l’association des
deux qui produit, ici, le nouveau sens d’une racine déjà existante (la racine,
de verbale, devenant, au passage, nominale), exactement comme, là,
l’association d’un pluriel à un nom d’emprunt produira une nouvelle racine
(par exemple la racine qmṣ/“chemise” quand on passe du singulier qamīṣ
“une chemise” (< lat. camisa) 5 au pluriel qumṣān “des chemises”.
Ajoutons, pour finir, que les formations sémantiquement déverbatives que
les arabisants voient dérivées plus directement de la racine que les
formations sémantiquement dénominatives sont morphologiquement plus
4 En réalité, dans la langue classique, on trouve déjà le pluriel kutub associé au nom kitāb, avec le sens de
“lettre(s)” (cf., par exemple, l’extrait du Kitāb al-Ḫarāj de Qudāma b. Ǧa‘far (m. après 320/932) cité par
R. Blachère et H. Darmaun, Extraits des Principaux Géographes Arabes du Moyen Âge, 2e éd., Paris,
Klincksieck, p. 55). En revanche on n’a pas alors, sauf erreur de notre part, le nom maktaba avec un sens
tel que “*endroit où il y a des lettres”. Cela veut dire qu’une même racine peut non seulement renvoyer à
la signification d’un verbe ou d’un nom, mais encore à une désignation particulière de ce nom.
[5 Note de relecture : camisa est donné par Cantineau (1950), mais il s’agit en fait de camisia].
Daniel BAGGIONI et Pierre LARCHER 8
6 Ily a cependant des cas où c’est la forme même de la base nominale qui conditionne celle du verbe
dérivé, comme dans le cas des verbes fā‘ala liés à un nom fā‘il (e.g. sāḥil “rivage” > sāḥala “atteindre le
rivage”) ou, plus généralement, ayant un ā dans la première syllabe (e.g. bāl “esprit” > bālā “faire
attention”).
Note sur la racine en indo-européen et en sémitique 9
7 Cet article se recommande également par la très importante bibliographie sur le sujet qu’il contient.
Note sur la racine en indo-européen et en sémitique 11
Bibliographie