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Enesco–Bartók: Interférences

Clemansa Liliana FIRCA


Bucuresti, Romania
E-mail: firca@hades.ro

(Reçu: 25 mars 2006; accepté: 25 mai 2006)

Abstract: In a draft from 1935 of Enesco’s Second Sonata for Piano and Cello, on one of
the pages of the first movement, there is an unexpected notation: a transcription by Enesco
of a country melody – a “hora lungã” (long song) from Bartók’s collection, Volksmusik der
Rumänen von Maramureº (Munich, 1923). The piece copied by Enesco is that of no. 23e
from the aforementioned collection. Right near this excerpt, Enesco inserts a quick sketch,
written on a single staff, of the third movement from the sonata, Andantino cantabile senza
lentezza. The close vicinity of the two notations is not random. Certain correspondences
between the folk melody and the cello solo that opens the slow movement of the Sonata are
established at the level of some generative patterns that are actualized differently in the two
melodic texts. A structural parallel can be traced between two piano pieces written,
respectively, by Enesco and Bartók: Carillon nocturne – the last of the seven Pièces
impromptus op. 18 (1916) written by the Romanian composer and piece no. VII (“ à la
mémoire de Debussy”) from Bartók’s cycle Improvisations sur des chansons paysannes
op. 20 (1920). The analogy regards especially the harmonic language of the two pieces. The
particular characteristics of this harmonic writing place the two compositions in the
common realm of a post-Debussy modernity.
Keywords: Béla Bartók, George Enesco, hora lungã [long song]

Le présent exposé comprend deux sections contenant chacune la présentation


d’un cas assez singulier de relation ou tout au moins de tangence susceptibles
d’être établies entre l’œuvre d’Enesco et celle – ethnomusicologique aussi
bien que musicale – de Bartók.
Il sera question tout d’abord d’une relation très spéciale que je crois avoir dé-
celé entre l’une des pages musicales d’Enesco et une pièce folklorique du nord de
la Transylvanie recueillie et publiée par Bartók au début des années 1920.
Studia Musicologica Academiae Scientiarum Hungaricae 47/3–4, 2006, pp. 345–360
DOI: 10.1556/SMus.47.2006.3-4.10
0039-3266/$ 20.00 © 2006 Akadémiai Kiadó, Budapest
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Dans une esquisse de la deuxième Sonate pour piano et violoncelle (op. 26


no 2) d’Enesco (manuscrit daté mars–juin 1935), sur l’une des pages de la 1ère
partie, une certaine notation se fait tout de suite remarquer : c’est la transcri-
ption faite par Enesco d’une chanson paysanne roumaine trouvée par le com-
positeur dans la collection Volksmusik der Rumänen von Maramureº de
Bartók, parue à Munich en 1923; au dessus du texte folklorique copié, Enesco
spécifie: « Horã lungã (Maramureº) (Bartok) ». J’ai identifié la pièce en
question comme étant le no 23e du volume mentionné. Dans le manuscrit
d’Enesco cet extrait folklorique est entouré d’une ligne épaisse en crayon qui
le sépare complètement de l’esquisse de la sonate (Exemples 1–4).
Avant de se poser des questions sur les possibles rapports entre cette
mélodie de Maramureº et la composition enescienne aux esquisses de laquelle
elle se trouve entremêlée, on est effectivement frappé par la simple présence
dans le manuscrit d’Enesco d’un extrait de ladite collection de folklore de
Bartók. Vu son contexte culturel, le fait s’avère, en effet, particulièrement

Exemple 1

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Exemple 2: Page de Volksmusik der Rumänen von Maramureº contenant la « hora lungã »

Exemple 3: La « Hora lungã » copiée par Enesco d’après le recueil Volksmusik der
Rumänen von Maramureº de Bartók

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Exemple 4: Page du manuscrit d’Enesco contenant la « hora lungã »


extraite du recueil bartókien

significatif. Si le premier recueil de folklore roumain de Transylvanie réalisé


par Bartók – notamment celui de la région de Bihor, édité à Bucarest en 1913 –
avait déja attiré l’attention des musiciens roumains de l’entre-deux-guerres,
l’écho, dans le même milieu, du recueuil de Maramureº était, comparative-
ment, beaucoup plus faible. Dans ces circonstances, la « hora lungã » copiée
par Enesco apparaît comme un document d’autant plus précieux, prouvant
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non seulement qu’un musicien de la taille de Georges Enesco avait pris


connaissance de l’existence et du contenu du recueil bartokien en cause, mais
aussi que celui-là avait capté son intérêt, du moment où il s’est donné le temps
d’en extraire, en la transcrivant manu propria, l’une des pièces. Je fais une
parenthèse pour remarquer qu’au cours de la même année, 1935, lorsqu’
Enesco se penchait sur l’une des mélodies contenues dans le volume Volks-
musik der Rumänen von Maramures, l’auteur de ce dernier publiait son sui-
vant et ultime recueil de folklore roumain de Transylvanie, à savoir Die
Melodien der rumänischen Colinde [Les chants de Noël roumains].
Le geste d’Enesco relève peut-être avant tout l’intérêt du compositeur vis-à-
vis d’une mélodie populaire roumaine très différente – au point de vue de la zone
folklorique et donc au point de vue du style – du folklore des ménétriers
(« lautars ») valaques et moldaves qui lui était si familier et qui a profondément
marqué sa célèbre 3e Sonate pour piano et violon « dans le caractère populaire
roumain ». C’est à ce point qu’un autre éclaircissement s’impose : la dénomi-
nation « hora lungã » [chanson longue] s’applique, en Maramureº, à une forme
régionale, très particularisée musicalement, de la « doïna », genre de chanson
lyrique caracterisée en principal par la structure rythmique parlando rubato, le
mouvement lent, l’ampleur des phrases mélodiques, l’expression nostalgique.
Autrement dit, la « hora lungã » c’est la « doïna » de Maramureþ. Le choix fait
par Enesco lorsqu’il décida de copier une mélodie appartenant précisément au
genre de la « doïna » (malgré la diversité des genres folkloriques représentés
dans le recueil bartokien) c’est un choix qui prouve une fois de plus le penchant
du compositeur roumain pour un certain type de discours musical défini par une
grande fléxibilité rythmique et une allure improvisée, discours que l’on ren-
contre assez souvent dans son œuvre et qui dévoile – comme on l’a remarqué
plus d’une fois – une zone d’affinités avec le parlando rubato du folklore de la
pensée du compositeur et d’une partie de sa musique.
Cela dit, on est encore loin d’avoir élucidé l’énigme de la présence parmi les
esquisses d’Enesco de la « hora lungã » extraite du recueuil bartokien. Cette
présence est-elle accidentelle ou non? Y a-t-il ou non un rapport entre le texte
folklorique et le texte de la sonate enescienne, même si le premier provoque
par sa brusque apparition une sorte de « brèche » dans le déroulement du
second? A première vue, un tel rapport semble inexistant. Mais en examinant
de très près l’écriture extrêmement dense du manuscrit d’Enesco, j’ai dé-
couvert dans la proximité immédiate de la « hora lunga » une notation don-
nant à penser et qui devait par ailleurs guider mes recherches: c’était une
esquisse préliminaire très comprimée, écrite sur une portée unique, une sorte
de sténogramme, pourrait-on dire, de la troisième partie de la sonate, Andan-
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tino cantabile senza lentezza. Surmonté par l’indication autographe « 3e par-


tie », ce brouillon schématique est à peine déchiffrable surtout parce-qu’il est
« fourré » parmi les autres notations du manuscrit, occupant jusqu’au bord
non-réglé du papier à musique. A remarquer tout de même un détail
significatif: le brouillon est signé (« G. Enesco »), localisé et daté « Bucarest,
ce 1er Avril 1935 » (Exemple 5). Pour le compositeur, cette notation sommaire
a du représenter un « aide-mémoire » pour la rédaction ultérieure du mou-
vement lent de sa sonate, dont l’esquisse complète suivra quelques pages plus
loin et sera datée « ce 18 Avril 1935 ».
Le voisinage si serré, dans le manuscrit d’Enesco, de la « hora lungã » et de
l’ébauche préliminaire du 3e mouvement de la sonate du compositeur ne
pouvait pas être fortuit – c’est de cette conviction que je suis partie pour cher-
cher un lien entre les deux textes. Quoique dissimulé, ce lien existe, en effet. Il
consiste dans certaines correspondances micro-mélodiques extrêmement
subtiles qui s’établissent entre la monodie folklorique et le solo de violoncelle
qui ouvre la 3e partie, lente, de la sonate d’Enesco. Il ne s’agit pas du tout – il
faut le souligner – de ce que l’on appelle d’habitude un « emprunt folklori-
que », car la communication des deux monodies, enescienne et folklorique, se
produit au niveau d’un certain nombre de structures mélodiques génératives
qui s’actualisent différemment dans la „hora” de Maramureº et dans le solo de
violoncelle d’Enesco (Exemple 6).

Exemple 5: Esquisse-brouillon pour la 3e partie de la Sonate pour piano et violoncelle


op. 26 no 2 de G. Enesco (extrait des pages 20–21 du manuscrit)

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Exemple 6: Sonate pour piano et violoncelle op. 26 no 23e partie, mesures 1–15

Avant toute analyse portant sur les correspondances mélodiques entre les
deux textes musicaux il me semble important de considérer leur relation sous
l’angle de la créativité enescienne. Que s’est-il passé au fond lorsque
l’attention d’Enesco s’est fixée sur la « hora » transylvaine? Il est à supposer
que le compositeur ait ressenti les compatibilités, les similitudes, les affinités
existant entre son propre univers mélodique et celui parlando rubato de la
pièce folklorique en question et que c’est sous l’empire de cette « hora » que
l’idée d’écrire une « monodie » pour violoncelle s’est contourée dans l’esprit
du musicien. Ce qui n’a pas empêché Enesco d’entreprendre une lecture émi-
nemment personnalisée du discours mélodique paysan, de « mémoriser » ce
discours d’une manière subjective et (implicitement) sélective, enfin et sur-
tout, au moment de l’élaboration du solo de violoncelle, de faire plier les
données textuelles de la « hora» à ses propres nécessités configuratives, de
soumettre ces données à l’action modélatrice de sa pensée musicale foncière-
ment variationnelle. Le monologue du violoncelle au début de l’Andantino
cantabile de la Sonate op. 26 no 2 d’Enesco est né donc à la confluence de la
subjectivité musicale enescienne et d’un certain bagage de propositions ou de
suggestions mélodiques offertes au musicien par cette « hora lungã » qui, de
tout le recueil de Bartók, était celle destinée à exercer son impact sur la pensée
musicale du compositeur roumain.
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Le temps est venu d’analyser les parallélismes mélodiques des deux textes –
folklorique et savant – en partant de l’identification des structures génératives
dont je parlais un peu plus tôt. Dans cette démarche je vais me servir du tableau
synoptique suivant (Exemple 7). Les deux colonnes médianes (nos II et III) du
tableau sont occupées par deux séries parallèles de structures schématiques et
virtuelles (patterns), notées respectivement par A–D pour la mélodie paysanne
(colonne II) et par A’–D’pour le solo de violoncelle (colonne III). Ces structures
correspondent entre elles deux par deux, ce qui veut dire qu’on a affaire à quatre
« paires » de patterns, à savoir A/A’, B/B’, C/C’, D/D’. En exceptant les struc-
tures D/D’ dont le rapport est plus compliqué, il s’agit dans tous les trois autres
cas de paires de structures homologues, plus exactement, de structures dont les
caractéristiques mélodiques sont essentiellement les mêmes, à savoir : A/A’ –
récitatif recto tono ; B/B’ – motif constitué d’une tierce (mineure ou majeure)
descendante suivie par une seconde (mineure ou majeure) ascendante ; C/C’ –
oscillation sur les sons d’une seconde (mineure ou majeure). Les colonnes
extrêmes du tableau (nos I et IV) contiennent des extraits des mélodies en cause,
représentant les actualisations dans le discours folklorique (colonne I) et dans le
discours savant (colonne IV) des entités génératives qui figurent dans les co-
lonnes médianes. Je dois préciser que dans mon analyse j’ai visé exclusivement
le paramètre mélodique (c’est-à-dire quantité/qualité, enchaînement et sens des
intervalles) et non le paramètre rythmique des structures actualisées. Il y a là une
limitation délibérée du champ de l’analyse dont j’assume les inconvénients (car

Exemple 7

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il est évident que toute actualisation est à la fois mélodique et rythmique), étant
donné que le but de cette investigation consiste avant tout dans la mise en
évidence des liaisons mélodiques existant entre les deux textes musicaux.
Je passe maintenant à un examen un peu plus détaillé des quatre classes de
structures génératives et de leurs actualisations dans les deux discours.
La classe A/A’(récitatif recto tono)
Dans la mélodie paysanne, la structure A s’actualise sur les degrés 1, 4, 5 de
l’échelle modale et est particulièrement fréquente. Son homologue, A’ s’ac-
tualise une seule fois dans le solo de violoncelle, à la fin de celui-ci, sur la
tonique de la tonalité (fa).
La classe B/B’(tierce descendante + seconde ascendante)
Les structures génératives B et B’ connaissent un maximum d’actualisations
dans les deux textes : neuf dans la mélodie paysanne, huit dans la solo de violon-
celle. Les diverses variantes de l’archétype 3¯ + 2­ sont indiquées dans le
tableau synoptique par lettres minuscules (b et respectivement b’) ; ces variantes
sont notamment : do-la-si bémol, pour la « hora » (b, colonne II) et la-fa-sol,
mi-do-ré, fa dièse-ré-mi bémol, pour le solo de violoncelle (b’, colonne III). La
structure archétypale 3¯ + 2­ fait part, pour ainsi dire, de « l’imaginaire » mélo-
dique enescien (ses actualisations dans le vocabulaire mélodique du compo-
siteur étant relativement nombreuses), par conséquent sa « présence » dans le
solo de violoncelle est, en soi, moins surprenante; en échange, non seulement la
fréquence de ses actualisations est ici inhabituelle, mais ce qui est presque
fascinant c’est que la triple apparition dans la « hora » (portées 2, 4, 7) d’une
formule répétitive – qui n’est autre chose que l’actualisation de la structure
archétypale do-la-si bémol – paraît avoir été « mémorisée » par Enesco, puis-
qu’il en crée un pendant subtil et voilé dans trois moments de l’exposé du
violoncelle, à savoir entre les mesures 2–3, 6–7, 13–14.
La classe C/C’(oscillation sur les sons d’une seconde)
L’oscillation (indéfiniment perpétuée) sur deux sons diatoniques conjoints est
une configuration des plus caractéristiques pour le langage mélodique
d’Enesco. Pourtant, son apparition dans le solo de violoncelle semble plutôt
l’effet d’une interaction de la pensée musicale du compositeur avec celle de
l’auteur inconnu de la « hora » de Maramureº : les « déclamations » sur deux
sons conjoints, telles celles qui se produisent sur la-sol (mes. 5) ou sur sol-fa
(mes.14–15) dans le solo de violoncelle sont en même temps et dans la même
mesure inventées par Enesco et « surgies » dans son esprit du souvenir des
structures similaires existant dans la pièce folklorique, tels la broderie si bé-
mol-la-si bémol (portées 2, 4, 7) et surtout le récitatif sur les sons si bémol-do
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(portée 6) (voir dans le tableau synoptique les structures génératives c, co-


lonne II et c’, colonne III).
La classe D/D’(accord de quarte et sixte sous diverses formes mélodiques)
(Exemple 8)
L’existence même de cette paire de structures génératives risque d’être contro-
versée, d’autant plus que le syntagme « accord de quarte et sixte » que j’ai choisi
pour la définir est partiellement conventionnel. J’ai considéré pourtant le mé-
canisme génératif analysé dans les trois autres cas comme étant, cette fois aussi,
envisageable, lorsque j’ai comparé les sept configurations assimilables à des
formes mélodiques du « Quartsextakkord » contenues dans le solo de violon-
celle avec les trois moments de la mélodie paysanne contenant les successions
d’intervalles 4­ + 3­ ; 4 ¯+ 6­ ; 6¯ + 4­ (voir les entités D, D’ dans le schéma
ci-devant). Les différences entre les entités D et D’ sont, il est vrai, consi-
dérables: tandis que dans la « hora » il s’agit de configurations « rompues » par
des pauses (qui séparent la fin d’une phrase du commencement de la suivante),
dans le solo de violoncelle on a affaire à de véritables identités thématiques,
dérivées du motif initial du mouvement (do-fa-la-fa) et ayant en plus une
possible origine harmonique. Malgré ces différences, l’hypothèse d’une com-
munication « souterraine » entre les deux textes au niveau des structures D/D’
peut être envisagée grâce justement au souvenir subjectif que le compositeur
garde de la réalité mélodique de la « hora ». Je dirais que dans ce cas les
correspondances entre les deux textes sont à la fois le résultat d’un certain
agencement archétypal d’intervalles né dans l’esprit d’Enesco et de la projec-
tion subjective de cet archétype – entreprise par la pensée du compositeur – sur
l’univers mélodique de la pièce paysanne.
Une fois épuisée la présentation des structures génératives détectables dans
les deux discours mélodiques, une dernière remarque s’impose qui concerne
leur communication secrète. Lorsqu’on réduit les cinq premières mesures du

Exemple 8

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solo de violoncelle à leur « squelette » mélodique, un véritable « conglo-


mérat » de structures homologues avec celles de la « hora » se laisse découvrir
(Exemple 9). Pour tout commentaire final il suffit peut-être de souligner que le
segment en question situé au début de l’exposé du violoncelle est au fond celui
par lequel le compositeur s’engage dans son aventure monodique…

Exemple 9: Schéma mélodique des mes. 1–5 du solo de violoncelle


qui ouvre la 3e partie de la Sonate d’Enesco

Dans la deuxième partie de cet exposé un bref regard comparatif sera porté
sur deux pièces pour piano écrites par Enesco et respectivement par Bartók. Il
s’agit notamment de Carillon nocturne, la dernière des sept Pièces im-
promptues op. 18 d’Enesco (terminées en 1916) et de la pièce no VII écrite « à
la mémoire de Debussy », du cycle Improvisations sur des chansons pay-
sannes hongroises op. 20 de Bartók (datant de 1920).
Voici deux extraits des pièces en question qui feront l’objet précis de cette
démarche. Le premier contient deux fragments de Carillon nocturne
d’Enesco (le début de la pièce et un court fragment intérieur) ; le deuxième
extrait contient un fragment intérieur de 12 mesures de la pièce bartókienne
(Exemples 10 et 11).
Ce que l’on remarque tout de suite lorsqu’on écoute les fragments exempli-
fiés c’est la ressemblance de leurs sonorités. Elle est due en principal à l’har-
monie – que je qualifierais comme post-debussyste – des deux compositions,
une harmonie qui leur confère un certain « air de famille » et les rend par
conséquent tout au moins comparables. Ces « ressemblances » sur le plan so-
nore comportent néanmoins un paradoxe : l’écriture harmonique des pièces
diffère totalement d’un auteur à l’autre. A la place des parallélismes in-
flexibles et prolongés pratiqués par Enesco dans Carillon…, on a affaire dans
la pièce bartókienne à des enchaînements harmoniques assez libres en appa-
rence, qui impliquent parfois les marches simultanément parallèles et
contraires de tierces (mes. 13–14) ou de quintes (mes. 22–23), mais qui
comptent comme élément distinctif et quasi constant les parallélismes d’oc-
taves diminuées – intervalle dont on connaît l’importance pour « le monde
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Exemple 10: Enesco, Deux fragments (mes. 1–9 et 18–21) de Carillon nocturne
(no 7 de Pièces impromptus op. 18)

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Exemple 11: Bartók: Extrait (mes. 12–23) de la pièce no VII


de Improvisations sur des chansons paysannes hongorises op. 20

harmonique » de Bartók1 (la concomitance de deux octaves diminuées est


d’ailleurs également relevable dans plusieurs accords de ce texte bartókien).
Malgré ces différences d’écriture harmonique entre les deux pièces, leurs
dissonances d’une considérable dureté sont, dans toutes les deux, l’effet d’une
seule et même cause, à savoir les « collisions » qui se produisent entre les sons
extrêmes de leurs accords ; à remarquer, en effet, dans les fragments exempli-
1 Très fréquent, comme on le sait, chez Bartók, l’accord majeur–mineur constitué dans l’ambitus de
l’octave diminuée est une projection sur la verticale du « jeu » des tierces majeure/mineure; il est en fait le
résultat d’un double espacement : celui de la différence de demi-ton existant entre les deux tierces et celui
des deux tierces elles-mêmes. Voir sur ce thème: Ernõ Lendvai, « Introduction aux formes et harmonies
Bartókiennes », in Bartók, sa vie et son œuvre, publ. sous la direction de Bence Szabolcsi, Budapest, 1956;
idem, Bartók és Kodály harmóniavilága [Le monde harmonique de Bartók et de Kodály], Budapest, 1975,
88–89; Gheorghe Firca, Bazele modale ale cromatismului diatonic [Les fondements modaux du chro-
matisme diatonique], Bucarest, 1966, 87–91 (en anglais: Bucarest, 1984, 101–113).

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fiés que l’intervalle qui sépare – constamment chez Enesco et très souvent
chez Bartók – les extrémités (basse et voix supérieure) des accords utilisés par
les deux compositeurs est pratiquement le même : septième majeure chez
Enesco2 vs octave diminuée chez Bartók, intervalles enharmoniques perpé-
tués en parallélismes plus ou moins tenaces. (Quant aux dissonances de Ca-
rillon nocturne il faut encore spécifier que ce ne sont pas uniquement les
parallélismes de septièmes majeures qui les provoquent, mais aussi celles,
également « obstinés », d’octaves augmentées – voir Carillon nocturne, mes.
14–16.)
Ce rapide examen comparatif des deux écritures harmoniques une fois
entrepris, une question essentielle reste à être élucidée quant à la différence
des conceptions qui engendrent et président les musiques en cause. Tandis que
dans le cas d’Enesco il s’agit d’une vision primordialement mélodique, déter-
minant l’isomorphie, l’isochronie en même temps que la linéarité polytonale
des voix harmoniques (car les accords de Carillon… ne sont au fond autre
chose que la résultante sur la verticale d’une « multiplication » par des
transpositions concomitantes d’un seul et même segment mélodique, destinée
à suggérer un jeu de cloches), dans le cas de Bartók c’est une conception har-
monique par excellence, partiellement polytonale/polymodale, qui se fait sur-
tout reconnaître.3
Les frappantes ressemblances des deux pièces ne sont pas exclusivement de
nature harmonique mais aussi de nature mélodique. L’explication de ces der-
nières réside dans « l’argument mélodique » minimal des fragments exempli-
2 C’est précisément dans l’ambitus d’une septième majeure que s’inscrivent les accords parallèles de
neuvième majeure (plus exactement, les accords mineurs avec neuvième majeure) en 1er renversement,
obstinément repris dans Carillon nocturne. Voir aussi, à ce sujet: Francisc László, George Enescu:
« Carillon nocturne ». Menþiuni istorice, analitice ºi critice [Georges Enesco: « Carillon nocturne ».
Considérations historiques, analytiques et critiques], Muzica, Bucarest, 1 2006, 45–49.
3 Je considère le bi-/polytonalisme et le bi-/polymodalisme comme des catégories structurales conju-
guées, dans le sens préconisé par Messiaen lorsqu’il déffinissait le premier comme „un cas particulier” du
second (cf. Olivier Messiaen, Technique de mon langage musical, Paris, 1944, 114). Dans les fragments
exemplifiés de la pièce de Bartók, les incursions dans le domaine polytonal(-modal) sont loin d’avoir un
caractère systématique. Lorsqu’elles se produisent – entre les mes. 13–14/1er temps, 15–16/1er temps,
22–23/ 1er temps – elles sont surtout la conséquence des parallélismes pratiqués par le compositeur « à la
mémoire de Debussy ». (Pour la propre conception de Bartók sur le bitonalisme et le bimodalisme, voir:
István Németh, « Bitonale und bimodale Phänomene in der Klavierwerken Bartóks (1908–1926) », Studia
Musicologica, 46 (2005), 257–294). Il ne s’agit plus de polytonalité, par exemple, dans l’écriture har-
monique des mes. 16–18 (où le cantus folklorique apparaît à la basse des accords) mais plutôt d’une
technique d’avant-garde misant sur la simultanéité des termes antinomiques mélodie populaire – harmonie
atonale, technique dont les principes étaient soutenus par Bartók à l’époque précise où il composait les
Improvisations…op. 20 (voir dans ce sens la première version de sa conférence Der Einfluss der Volksmusik
auf die heutige Kunstmusik, publiée à Berlin en 1920 – cf. János Kárpáti, Les gammes populaire et le
système chromatique dans l’oeuvre de Béla Bartók, Studia Musicologica 11 (1969), 229–230; voir aussi:
Clemansa Liliana Firca, Modernitate ºi avangardã în muzica ante- ºi interbelicã a secolului XX [Modernité
et avant-garde dans la musique de l’avant-guerres et de l’entre-deux-guerres du XXe siècle], Bucarest,
2002, 59–60).

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fiés : ceux-ci se constituent, en effet (en totalité chez Enescu, en partie chez
Bartók) « à partir » d’un cantus de trois sons4 dans l’ambitus restreint duquel
(tierce majeure chez Enesco, tierce variable chez Bartók) se produisent
presque tous les déplacements des accords dans Carillon… et une partie de ces
déplacements dans la pièce bartókienne (voir la note 4). C’est aussi par la
ressemblance de leurs profils mélodiques « minimaux » que s’expliquent, par
exemple, les étonnantes similitudes existant entre la mes. 13 du texte barto-
kien et la mes. 7 du texte d’Enesco.Un autre rapprochement de détail entre les
deux pièces consiste dans « l’effet de cloche » obtenu dans toutes les deux
(Enesco : mes. 1,18; Bartók : mes. 13–14, 15–16, 22–23) grâce au « balance-
ment » de quintes aux voix supérieures des accords et à sa formule rythmique
caracterisée par des valeurs pointées et doublement pointées (l’origine de
l’intervalle de quinte dans ces moments de la pièce bartokienne se trouve dans
le thème de cette VIIe Improvisation: il est le renversement de la quarte qui
enchaîne l’antécédent et le conséquent du thème).
Pour conclure : si au début de ce parallèle j’ai utilisé le qualificatif de « post-
debussyste » en parlant de l’harmonie des deux compositions (un qualificatif
en quelque sorte prévisible pour une pièce in memoriam, comme celle de
Bartók) c’est parce que toutes les deux se situent sur un terrain de frontière
entre polytonalité (polymodalité) et atonalité, un terrain où se manifestent, à
mon avis, les conséquences ultimes du renouveau harmonique de Debussy,
dans ce que celui-là a supposé comme neutralité tonale, comme refus de toute
hiérarchie des voix dans les accord, comme « ambiguïtés » tonales/modales.
Dans une histoire des styles musicaux au 20e siècle, l’ouvrage d’Enesco autant
que celui de Bartók pourraient être considérés comme représentatifs pour une
modernité post-debussyste configurée dans les termes de la pensée musicale
méta tonale du début du siècle et dont les particularités morphologiques se
sont forgées, en plus, sous la « pression » des musiques génuines des pays de
l’est et du centre de l’Europe.

4 Il s’agit, d’une part, dans Carillon nocturne, d’un « moule » mélodique de trois sons, identique pour
toutes les voix harmoniques: les diverses combinaisons des sons mi bémol, fa, sol, constituant la ligne de
basse des accords, sont projetées en transpositions multiples et isochrones sur la verticale harmonique (mes.
2–9 ; partiellement mes. 19–21); il s’agit, d’autre part, dans la pièce de Bartók, du motif fa-sol-la bémol-fa –
l’antécédent du thème de cette Improvisation – qui fournit, sous des formes légèrement variées (tierce
devenue variable, entre autres), en transpositions et en superpositions polytonales/polymodales, les
« trajets » mélodiques des déplacements des accords (mes. 13, 15, 16, 22–23).

Studia Musicologica Academiae Scientiarum Hungaricae 47, 2006


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