Vous êtes sur la page 1sur 174

1

2
3
4
5
6
par GEORGES G.-TOUDOUZE

CINQ JEUNES FILLES


A VENISE

*
VOICI les héroïnes Cinq Jeunes Filles entraînées par
leur humeur vagabonde dans une nouvelle aventure. Une
découverte effectuée au cours d'un grave incident de
navigation a si bien séduit leur passion de l'inattendu qu'elles
n'ont pu résister au désir d'intervenir.
Autour d'elles et de leur navire se déploient toutes les
beautés, mais aussi tous les mystères de la vieille Venise,
parmi les fêtes sensationnelles, dans le lacis des canaux,
dans le calme des petites rues silencieuses, cependant que
les gondoles glissent doucement... Finiront-elles, toutes cinq,
par découvrir le secret qu'elles se sont juré d'élucider?...

7
GEORGES G.-TOUDOUZE
de l'Académie de Marine
Grand Prix des Écrivains de la Mer

CINQ JEUNES FILLES


A VENISE
ILLUSTRATIONS DE HENRI FAIVRE

HACHETTE

8
DU MÊME AUTEUR

dans la Bibliothèque Verte :

Cinq jeunes filles sur “L’Aréthuse” 1954


Cinq jeunes filles à Venise 1955
Cinq jeunes filles à Capri 1957
Cinq jeunes filles chez les pirates 1958
Cinq jeunes filles aux Açores 1959
Cinq jeunes filles dans l'Atlantique 1960
Cinq jeunes filles sur la Tamise 1961
Cinq jeunes filles en Armorique 1962
Cinq jeunes filles et L'or des Canaries 1963
Cinq jeunes filles et Le viking 1964
Cinq jeunes filles à Majorque 1965
Cinq jeunes filles face à Interpol 1966
Cinq jeunes filles aux périls de l'archipel 1967

© Librairie Hachette, 1955.


Tons droits de traduction, de reproduction
et d'adaptation réservés pour tous pays.

9
TABLE

I. TOUT D'UN COUP L'ENIGME SURGIT DE LA MER 11


II. TOUS LES CHEMINS MENENT A VENISE 38
III. AU CARREFOUR DE LA BRUME 52
IV. « GARDE-TOI DE L'ENTRE COLONNES...». 58
V. UN ALLIE DANS LA VILLE 67
VI. UNE OMBRE INATTENDUE SE LEVE DU PASSE 79
VII. SI VENISE M'ETAIT CONTEE 89
VIII. CONSEIL DE GUERRE 97
IX. EMBARQUEMENT DES RENFORTS 111
X. A L'OMBRE DES STATUES 126
XI. PISTE OU IMPASSE? 135
XII. « MER, NOUS T'EPOUSONS... » 144
XIII. LE CARNAVAL DE VENISE 154
XIV. QUI PERD GAGNE 162

10
CINQ JEUNES FILLES
A VENISE

TOUT D'UN COUP


L'ENIGME SURGIT DE LA MER

« OUVRE l'œil au bossoir tribord!... Ouvre l'œil au bossoir bâbord!... »


Sur le rythme de mélopée traînante, qui, de tout temps, fut la règle dans la
marine à voile, la claire jeune voix fraîche a lancé les mots classiques à tue-tête :
leur éclat domine brusquement le concert que, depuis un bon moment,
transmettait le diffuseur du radio-poste installé sur le roufle de l'Aréthuse (1).

(1) Ce bâtiment de plaisance et son équipage, entièrement composé de


jeun s filles, sont les héros du roman précédent publié dans la « Bibliothèque
Verte » sous le titre Cinq jeunes Filles sur l’ « Aréthuse ».

Et aussitôt, de l'arrière du yacht qui, sous brise bien établie gonflant sa


voilure, trace son sillage régulier sur une Adriatique soulevée de houles molles,
une protestation véhémente éclate :
« Mousse Paulette Montrachet, si justement surnommée Moutarde
pour cette triple raison que vous êtes la plus jeune de nous, que votre langue est
piquante et que vous êtes née native de Dijon, patrie de cet ingrédient acidulé...
vos clameurs intempestives sont insupportables à vos camarades désireuses
d'écouter en paix de la bonne musique!... »
De l'emplanture du beaupré, sur lequel, à l'avant de la goélette, elle est
installée à califourchon, jambe dé-ci, jambe dé-là, la petite brune se retourne et
sa riposte part à la volée :

11
« Matelot de deuxième classe Marie-Antoinette Marolles, si justement
surnommée A-Tout-Chic pour cette unique raison que, à notre bord, vous
représentez avec éclat les élégances les plus raffinées de Paris dont vous êtes née
native, je vous réponds ceci : je fais mon devoir de vigie, responsable de tout ce
qui peut apparaître sur la route que, pour la sécurité du bâtiment auquel nous
avons l'honneur d'appartenir, a fixée notre capitaine, maîtresse à bord après Dieu
suivant la formule.... Je connais mes consignes de service peut-être?... non?...
- Possible! réplique aussitôt une autre voix moqueuse : mais la mer se
montrant, pour le quart d'heure, aussi paisible qu'une cuvette, fais ton service de
vigie en silence, et laisse l'équipage écouter tranquillement la radio... pour une
fois que nous avons la chance de tomber sur un grand concert.... C'est du
Berlioz, vandale que tu es! »
D'un brusque coup de reins, Paulette s'est campée, tournée face à l'arrière,
son mouchoir de tête rouge en bataille sur ses cheveux tout ébouriffés. Et debout
sur le rouleau de cordages lové à côté d'elle, le torse dressé dans son tricot rayé,
elle se retient de la main droite à l'étai du grand foc dont la toile blanche se
gonfle au-dessus d'elle. Mettant la paume gauche à plat au-dessus de ses yeux
comme si les rayons obliques du soleil la gênaient pour inspecter, à l'arrière de
la goélette, les deux silhouettes debout à la roue de barre, elle jette en accentuant
sa gouaillerie gamine :
« Quoi? quoi? quoi?... Autre réclamation? Et c'est la timonerie qui
s'insurge à présent?... Ah! je voudrais bien deviner quelle est celle des deux là-
bas qui se plaint cette fois-ci?... Avec cette paire de jumelles bretonnes Trévarec
plus pareilles l'une à l'autre que deux gouttes d'eau, y compris tailles, museaux,
gestes, costumes et même les voix, il n'y a jamais moyen de découvrir si c'est à
la Faïk, ou bien à la Gaït qu'on a affaire!... A telles enseignes que, quand on
vient chercher consultation, on se demande toujours si c'est bien le Toubib qui
vous ausculte, ou si, au contraire, ce n'est pas sa parallèle Mine-de-Rien qui fait
de la médecine illégale... Ah! vous, les deux sœurs, vous l'avez trouvé le filon
pour avoir des alibis à la sauvette!... SL. bien, mes bessonnes, que lorsque l'une
de vous commettra un jour le « crime parfait » cher aux romanciers, ce sera
sûrement l'autre qui passera en cour d'assises par confusion! »
Un rire monte de l'arrière, puis cette réplique :
« Vas-tu te taire à la fin, pie-jacasse? » lancent deux voix unies, en effet si
rigoureusement identiques comme timbre, sonorité et accent que ces mots pro-
noncés ensemble à la même vitesse semblent sortis d'une seule bouche.
Par un jeu auquel elles s'amusent volontiers, se posant, l'une de la main
droite, l'autre de la main gauche, à une des poignées de bois et cuivre de la roue
de barre, les deux jumelles, en tenues de bord aussi strictement identiques que le
sont leurs statures, leurs visages et leurs gestes, se sont amusées à lancer
ensemble l'apostrophe : tout en sachant fort bien qu'il est inutile d'essayer de
réduire au silence leur camarade lorsque celle-ci se laisse aller aux fantaisies de
sa pétulance naturelle.

12
Aussi, se renversant au fond du fauteuil de toile dans lequel elle est à
demi étendue, les deux mains croisées derrière sa nuque, et laissant le soleil
jouer avec tous les reflets de sa chevelure aux chauds tons roux, Manette gémit :
« Oh! je t'en prie, Paulette,... infernale créature,... arrête ton battant de
cloche qui nous casse la tête.... On était si bien là, tranquilles, entre le bercement
de la mer et la caresse de la musique, avec, autour de nous, cette grande paix de
l'eau et du ciel....
- Princesse, princesse, vous devenez lyrique, ma parole! » coupe la petite
qui, du haut de son tillac, pouffe à grands éclats de rire.
Mais, juste sur le dernier mot, il y a un grincement, un claquement; et la
goélette esquisse un mouvement de côté qui semble l'ébrouement subit d'un
cheval ayant peur d'un objet inconnu apparu devant lui à l'inattendue. Cependant
qu'un frémissement court à travers toute la voilure et que, sur les toiles gonflées
des cordages claquent à coups secs...
« Là! ça y est! embardée! crie Paulette de sa voix la plus perçante.
Arrive... à la barre... arrive donc! les jumelles!... »
Et tandis que la petite se jette à deux mains sur les écoutes des focs pour
contraindre les toiles, soudainement amollies, à reprendre le vent, Gaït et Faïk,
ensemble, donnent un quart de tour à la roue de barre, afin d'obliger le yacht,
dont la grand-voile et la misaine frissonnent sur elles-mêmes dans ce mou-
vement désagréable que le langage marin nomme « faseyer », à offrir de
nouveau la pleine rotondité de ses toiles à la brise... Mais la fausse manœuvre
due à l'inattention momentanée des deux timonières a coupé le mouvement de
marche du navire en le faisant tomber hors de sa route.
Et Paulette, qui pèse de toutes ses forces sur les drisses et les cargues-
points de ses deux focs, ne peut se tenir de jeter :
« Voilà ce que c'est que de me chercher chicane quand je fais mon
service...! Résultat : vous manquez au vôtre; et comme embardée, nous
sommes servies.... Par un temps pareil, c'est honteux!... »
Manette veut prendre la défense des deux barreuses :
« La faute est à toi, démon incarné qui ne peux pas te tenir en repos. »
Mais, de son poste élevé à l'avant, le mousse a vu glisser sur ses galets un
des panneaux mobiles du poste d'équipage, et elle lance :
« Silence partout!... A vos rangs,... fixe! Voilà le Pacha!... Rendez les
honneurs.... Aux champs!...»
A tue-tête, l'incorrigible espiègle arrange à sa façon la sonnerie
réglementaire d'un clairon inexistant :
« Via l'Amiral qui passe... taratata... taratata.... »
Et elle se campe debout, la main gauche sur la couture de son pantalon de
grosse toile bleue, la paume de la droite bien étalée à la tempe, et son couteau de
gabier dans sa gaine de cuir pendant à la ceinture.... Si irrésistiblement comique
que Martiale Cartier, sortant de l'escalier intérieur, ne peut s'empêcher de rire
avec une indulgence amusée :

13
« Ça va bien, loustic.... Repos.... »
Puis, immédiatement, reprenant l'allure du chef, elle interroge sans
s'adresser à l'une plutôt qu'à l'autre :
« Qu'est-ce qui vient d'arriver?... J'ai senti... j'ai entendu.... »
Avant qu'aucune de ses trois camarades ait eu le temps de répondre,
Marguerite Trévarec, très calme à sa coutume, explique :
« Rien de grave, cap'taine.... Une petite embardée de rien du tout qui nous
a fait tomber une minute sur tribord.... »
Martiale a légèrement froncé les sourcils. Elle inspecte d'un coup d'œil
circulaire le pont, la barre, le gréement, la voilure, constate que les toiles sont
gonflées à bloc, les manœuvres dormantes rigides et les courantes bien amarrées
sur leurs taquets. Puis elle regarde le sillage très net derrière le gouvernail; et
ses prunelles vert de mer sous le casque éclatant de sa chevelure blonde font le
tour de l'horizon. Alors, posément, elle prononce :
« Avec une brise aussi bien établie et une mer pareille, il ne devrait jamais
y avoir d'embardée.... »
Les trois matelots et le mousse se regardent, mais ne disent rien.
Et la capitaine continue :
« Depuis que nous avons doublé Cerigo et le cap Matapan et laissé
derrière nous l'archipel des Stri-vali, le vent est le même, et la mer aussi belle.
Les Instructions nautiques ne disent pas qu'il y ait de mauvais courants par ici
susceptibles de nous « dé-« haler ».... Et pour passer de la mer Ionienne, en
coupant le canal d'Otrante, jusqu'au détroit de Messine, je ne vois pas qu'il
puisse y avoir d'accroc à redouter....
- Tu crois que de Grèce en Sicile, nous pourrons enlever le passage à la
bordée? » demande Faïk.
Martiale regarde le ciel, examine la couleur de l'eau, et lentement répond :
« Aucune raison de ne pas le faire.... Le temps se maintient et le
baromètre est toujours aussi haut.... Puisque vous écoutiez la radio, durant que je
travaillais au carré, la météo n'a rien communiqué de sensationnel... j'espère?...
— Non, non, s empresse de répondre Manette : nous n'avons rien entendu
de spécial.... Rien du tout....»
Précipitation qui vaut à la jolie rousse un double regard reconnaissant des
deux jumelles à qui cette réponse hâtive épargne la peine d'avouer que, de
complicité avec leur camarade, elles ont passé leur quart à remplacer l'écoute de
la météorologie par la recherche du concert que Paillette a si malencon-
treusement troublé — Paulette qui, entendant l'explication de Manette, ne peut
s'empêcher, sur son tillac, d'exécuter en moquerie, à distance, un pas silencieux
de sauvage déchaîné, puis de reprendre aussitôt avec la plus grande gravité son
poste de vigie à cheval sur le beaupré.
D'ailleurs Martiale, continuant de suivre sa pensée, prononce, avec une
petite pointe de mélancolie :
« Le chemin du retour, mes bonnes amies. La croisière est finie. »

14
Un sourire — puis cette appréciation :
« Elle aura été mouvementée d'ailleurs, la croisière.... Et autrement que
nous ne l'avions pensé en quittant la France pour les Iles Ioniennes. C'est ce que
je disais l'autre jour au Pirée à nos deux compagnons de rencontre et d'aventures,
en les quittant sur le pont de ce paquebot des Messageries maritimes qui, à cette
heure, doit les avoir débarqués sur le quai de Marseille. »
Manette Marolles a un mouvement brusque; et, avec une certaine
précipitation, elle dit :
« Compagnons de rencontre est, peut-être, vraiment un peu... un peu...
mettons : modeste, pour parler de ce brave Jean Juilliard, et... et... de ce grand
artiste... Marc du Viguier... qui a... enfin qui ont.... »
La jeune fille n'achève pas sa phrase assez embarrassée et se détourne
légèrement pour essayer de cacher la rougeur qui vient d'envahir ses traits.
Echangeant avec les deux Bretonnes un regard amusé, Martiale Cartier corrige
gentiment :
« Tout à fait de ton avis, ma chère Manette. Aussi ai-je dit : compagnons
de rencontre, ce qui est la vérité -- et d'aventures, ce qui est une autre vérité. Car
pas plus que toi je n'oublie que le graveur Juilliard et le compositeur du Viguier,
son ami, viennent de vivre avec nous des moments qui peuvent compter dans
notre existence....
- ... Et aussi dans la leur, j'en suis certaine >>, intervient Faïk arrivant à
l'aide de son chef et faisant un signe à sa sœur Gaït qui ajoute :
« Ce pourquoi quand, l'autre jour, sur le pont du « Messageries Maritimes
», ils nous ont dit « Adieu », moi, j'ai répondu : « Au revoir.... »
Manette ne peut s'empêcher de regarder ses trois camarades en cachant sa
gène sous un sourire et en avouant :
« Moi aussi... naturellement.... »
Martiale approuve :
« Et c'est même Paulette qui a dit le mot la première....
- Comme de juste », répondent les deux jumelles ensemble.
Compatissante à l'embarras visible de Marie-Antoinette Marolles, la
capitaine prend affectueusement le bras de son matelot, et commence :
« Par conséquent, Manette, sois tranquille : nous rentrons en France.... Les
conditions, forcément, ne seront plus tout à fait les mêmes que dans la liberté
des aventures courues ensemble a Corfou....
- Par bâbord devant, un bateau... deux bateaux!... »
La vigie d'avant Paulette vient de bondir, dressée sur l'einplanture du
beaupré; et sa voix aiguë a lancé le signal sur un tel ton que, sa phrase coupée
net, la capitaine Martiale Cartier s'est retournée, en alerte immédiate. Mais déjà,
le mousse s'est exclamée avec une agitation extrême :
« Trois, quatre, cinq bateaux! et qui tournent sur eux-mêmes... avec de
l'écume tout autour.... »
Martiale a rejoint la petite, et brusque :

15
« Qu'est-ce que tu racontes?...
- Cinq bateaux, je te dis! réplique la Bourguignonne. Et il y a
apparence de bagarre, là-bas! plein bâbord devant.... »
La capitaine regarde dans la direction indiquée par le mousse qui, d'un
geste brusque, se saisit de la lorgnette à prisme accrochée au cou de Martiale, et
jette :
« Passe-moi tes lunettes... je grimpe aux renseignements.... »
Souple comme un chat, Paulette a déjà empoigné des mains, des genoux
et des pieds les galhaubans de misaine; et, en une escalade rapide à force de
muscles et reins, elle atteint la barre de flèche, s'y hisse d'un rétablissement. Puis
jambes étroitement serrées contre le mât afin d'assurer son équilibre tout en
conservant la liberté de ses mains, elle porte les oculaires à ses yeux.
Indifférente aux lentes oscillations du roulis et du tangage plus considérables
d'amplitude à cette hauteur, en acrobate accoutumée à toute gymnastique
dangereuse, elle cherche la ligne de visée.... Et presque aussitôt pousse une
exclamation de stupeur.
Du pont en contrebas montent quatre interrogations :
« Quoi?... Qu'est-ce que tu aperçois...? » La réponse arrive un peu
haletante : « II y a du sport là-bas... et comment! » Dans la double circonférence
de la lorgnette un étrange tableau vient en effet de s'encadrer. Cinq barques de
pêche de tonnage assez fort, deux ayant leur mât debout, mais voile antenne
repliée, les trois autres gréements couchés pour la commodité de la manœuvre,
et toutes marchant au moteur en ralenti, se croisent et se décroisent en brusques
virages : tandis qu'autour d'elles cinq la- mer bouillonne en un cercle d'écumes
blanches dans lesquelles passent et repassent de gros corps noirâtres bondissant,
plongeant et tournoyant sur eux-mêmes. En même temps, et malgré la distance,
portées par la résonance habituelle de l'eau, des clameurs, mêlées à des détona-
tions de carburateurs en saccades, arrivent jusqu'à l’Aréthuse.
Se trouvant trop au ras de la mer pour voir aussi loin, Martiale, les deux
jumelles et Manette restent là, l'oreille tendue à ce vacarme lointain, mais
regardant plus Paulette, au sommet de son perchoir, que les masses mal visibles
à la limite d'horizon. Et leur impatience se traduit par une précipitation de
questions énervées :
« Mais enfin, réponds, toi ! » crie Martiale qui s'agace.
Alors, passant le cordon de cuir de la lorgnette à son cou, Paulette, d'un
seul mouvement des mains, des coudes et des genoux, saisit les manœuvres dor-
mantes de misaine, se laisse glisser de la barre de flèche, et se recevant, de toute
sa souplesse, sur ses jarrets repliés, elle tombe brusquement au milieu de ses
camarades, en criant :
« S. O. S., cap'taine.... A vue, ça paraît des pêcheurs qui ont des
embêtements sérieux avec des espèces de grosses bêtes,... et qui cognent dur
pour se dégager.
- Ils font des signaux de secours? » demande

16
Martiale.
La petite a un geste d'ignorance :
« Pas vu.... Mais ils sont sûrement en difficulté.... Et m'est avis qu'on ne
serait pas indiscrètes en y allant regarder de près.... »
La capitaine s'est retournée, et ordonne brièvement :
« Gaït, dix à droite ta barre... et puis zéro,... cap dessus le groupe de
pêcheurs.... Manette, lance le moteur... pleins gaz... taïk, le youyou paré à mettre
à l'eau en cas de besoin.... Paulette, dégage les deux bouées-couronne et les
ceintures de kapok,,., pare la grande gaffe sur l'avant.... Vitesse, mes enfants... et
droit à eux à toute allure.... Je descends au carré. »
Les quatre matelots, avec une rapidité montrant à la fois leur entraînement
et leur discipline, sont déjà en besogne, sans même que Martiale se soit donné la
peine de regarder si elle est obéie. Et tandis que la goélette, sous l'ordre de la
barre, change de cap légèrement, tout d'un coup le vrombissement du moteur
résonne au creux de sa chambre, et, derrière l'étambot, l'hélice ajoute
immédiatement au sillage normal le tournoiement de ses écumes blanches.
Piquant vers les barques, la petite goélette, ses toiles bien gonflées, aidées par la
poussée du moteur marin tournant à plein rendement, pique droit vers l'étrange
apparition que, du haut de son mât, Paulette a signalée.
Alors Martiale reparaît, tenant à la main deux armes qu'elle pose sur le
roufle à côté de l'appareil radio réduit au silence depuis l'alerte : l'une est un de
ces fusils spéciaux destinés à la chasse sous-marine, l'autre, une carabine à
répétition. Ce qui provoque cette approbation de Paulette, comme toujours
incapable de se taire :
« Mobilisation du grand arsenal de Brest?... Bravo, cap'taine.... Si y a
bagarre,... j'en suis... moi!... » • Après avoir lancé et réglé le moteur, Manette
reparaît à son tour, portant 'avec précaution une petite caméra tout étincelante de
nickel dont la vue arrache au mousse une nouvelle exclamation :
« Ah! ah! ça y est? débuts sensationnels du Service cinématographique de
l'Aréthuse par le matelot Manette,... dite « la conception photographique de «
l'existence »!... qui va inaugurer le magnifique appareil neuf acheté la semaine
passée à Athènes.... Attention! film sensationnel... bon pour la lumière... on va
tourner... on tourne...!
- Assez plaisanté, toi, la Moutarde...! Ça a l'air vraiment grave. A vos
postes, toutes, et silence partout.... »
Martiale s'est mise debout à côté de la roue de barre, la lorgnette braquée
vers la masse des cinq bateaux de pêche, maintenant de plus en plus visibles et
qui continuent de tournoyer sur eux-mêmes en dérivant en groupe parmi une
véritable tempête d'écumes et de bouillonnements d'autant plus singuliers que la
mer, alentour, continue d'être calme et comme languissante. Et, par apparitions
et disparitions brusques, de gros corps noirs et luisants émergent, bondissent et
replongent dans ces houles brisantes au milieu desquelles les grosses barques
tanguent et roulent, semblant même, par moments, se heurter : cependant qu'à

17
leurs bords, les équipages gesticulent furieusement, et que, maintenant, des cris
arrivent jusqu'à la goélette.
Alors, Martiale tout d'un coup un peu pâlie sous son haie marin, jette d'un
ton saccade :
« La toile en bas... partout...! »
Cette fois, il n'y a pas un mot -- de personne. A gestes précipités, et
parfaitement concordants, Manette a largué la drisse de la grand-voile, Faïk celle
de la misaine, et Paulette les deux des focs. Avec des crissements de poulies qui
grincent à l'envi, les voiles descendent, aussitôt ferlées par les trois camarades.
Et l'Aréthnse subitement à sec de toile ne marche plus qu'à l'hélice.
« Droite, la barre... à manœuvrer pour arriver bout au vent.... Le moteur à
mi-temps.... »
Puis cette phrase qui tombe avec un certain accent d'anxiété :
« Et gare dessous.... Ce sont des espadons!... »
Cette fois, toutes les quatre --et même la hardie Paulette -- ont un
sursaut.... Si les pêcheurs au secours desquels le petit yacht est ainsi venu se
porter sont, en effet, en difficulté c'est qu'ils livrent
bataille acharnée à une bande de ces bêtes particulièrement redoutables
lorsqu'elles sont de grande taille et attaquent en masse. Atteignant jusqu'à cinq
mètres de long, dressant sur leur dos un aileron épineux, et pointant leur nez
terminé par une longue épée aiguë, les espadons se savent si dangereusement
armés qu'ils n'hésitent jamais à livrer combat, servis par leur poids dépassant une
tonne.... En face de l'Aréthuse, les cinq barques de pêche aux coques bariolées
de couleurs éclatantes sont évidemment tombées sur un banc entier qu'elles ont
attaqué. Et la lutte qui s'est engagée montre que les hommes sont, pour l'instant,
tenus en échec par les espadons dont les queues puissantes font écumer la mer,
cependant que leur nombre accroît leur audace.
A mesure que sous la poussée de son hélice le petit navire approche, il
dessine un demi-cercle de manière à accoster de biais sans vitesse, et à venir
apporter toute l'aide possible aux pêcheurs victimes de cette agression qui
pourrait, peut-être, se terminer assez mal pour eux.
Des barques, l'approche du yacht a été aperçue; et des cris véhéments
saluent le petit bâtiment dont les trois couleurs du pavillon français battant à l'ar-
rière ont révélé la nationalité :
« Evviva.... Evviva Francia!... » clament une dizaine de voix.
La capitaine a laissé retomber la lorgnette qu'elle tenait braquée sur les
bateaux en péril et qui, durant toute l'approche de la goélette, lui a permis, en
grossissements successifs réguliers, de distinguer peu à peu les indications
portées sur les coques des barques et les gestes de leurs équipages --- dont les
matelots brandissent les uns des lances à pointes d'acier, les autres des haches, et
frappent à tour de bras sur les corps luisants des quelques douzaines d'espadons
surpris par les pêcheurs et menant contre eux de véritables charges :

18
« Barques de Syracuse », annonce Martiale qui ajoute : « Nous sommes
arrivées à temps. Mais gare dessous... et pas d'imprudences.... »
Le grand silence de ses quatre camarades, un peu inquiètes malgré leur
entraînement, devant le spectacle farouche qui se déroule sous leurs yeux, ac-
cueille l'ordre de la capitaine, dont les commandements à présent se succèdent
sans qu'un tremblement se marque dans sa voix :
« Attention à manœuvrer sans nous fourrer inutilement dans la mêlée...
Faïk, pas d'embardée à la barre, et prends du tour doucement. Je veux me placer
juste en arrière de la plus grosse barque : celle qui est peinte en rouge et jaune...
Manette, le moteur au ralenti complet, et parée à débrayer d'abord, et à faire en
arrière ensuite quand je le dirai.... »
Très lentement à présent, la goélette obéit à la fois au gouvernail et à
l'hélice, et approche de biais avec une lenteur soigneusement calculée par sa
capitaine....
A présent, à moins de trois cents mètres, la bagarre brutale des espadons
et des pêcheurs siciliens se déploie : cris, jurons, hurlements des hommes;
bonds, attaques des grands poissons qui, rendus furieux, se débattent au milieu
des remous bouillonnants. Tout sanglants des blessures déjà infligées, leurs
lourds corps luisants, roulant dans le clapotis soulevé par leurs fortes nageoires,
se lancent de toutes parts à l'attaque. A bord des barques, debout sur les étraves,
au risque d'être précipites à la mer, les harponneurs, lances levées, visent
soigneusement les têtes à gros yeux et les épées aiguës qui se dressent contre
eux. Et, l'un ou 1 autre, parfois plusieurs en même temps, d'une détente du bras,
avec un geste qui ressemble à celui des hoplites antiques sur les vases grecs, ils
pointent d'un coup sec l'arme lourde dont la lance atteint la bête en plein corps,
faisant jaillir le sang, mais parfois aussi glisse sur la chair huileuse et, par perte
d'équilibre subite, manque de précipiter le malchanceux au beau milieu des
espadons en furie. Ces bêtes hardies que les blessures reçues ont maintenant
exaspérées, se ruent contre les barques : d'autres pêcheurs, à coups de hache et
de coutelas les frappent au passage, ouvrant d'atroces plaies dans ces corps
bondissants dont la plupart sont, en effet, aussi longs que les barques elles-
mêmes....
Supposant que le petit bâtiment qui les vient rejoindre leur apporte le
secours d'un autre équipage
sans doute fortement outillé pour la pêche au gros gibier marin, les
Syracusains, tout en frappant, piquant et taillant dans les chairs sanglantes,
poussent de nouveau une grande acclamation de joie et d'espoir :
« Evviva marini Francesi!... Pronto... prontis-simo! »
Martiale se met à rire d'une manière un peu nerveuse :
« Vivement? Mais oui! Aussi vite que possible, bien entendu, mes bons
amis.... Malheureusement, ce n'est pas un équipage de baleiniers que je vous
amène.... Alors nous allons faire ce que nous pourrons pour vous aider.... Faïk....
Paulette... à décapeler le pierrier à signaux...! »

19
Un cri de joie de la petite :
« Ah! enfin on va s'en servir! Pas trop tôt depuis qu'il dort sous son
capuchon, ce fainéant-là, et que, moi, j'ai envie d'être artilleur!... »
D'un bond, le mousse s'est précipitée sur un panneau carré fermé entre
Femplanture de la misaine et celle du beaupré. Et aidée par Marguerite Trévarec,
toujours calme à son ordinaire, elle soulève le lourd carré de bois plein, fait
jouer un contrepoids. De la profondeur émerge une silhouette encapuchonnée
d'un prélart goudronné que l'impatiente brunette arrache d'un revers de main,
démasquant une courte pièce de cuivre montée sur un pivot de bronze et tout de
suite étincelante sous les rayons du soleil. Puis, tandis que la Bretonne achève de
fixer les deux verrous destinés à immobiliser le socle servant d'affût, Paulette a
replongé dans le réduit et en ressort poussant une caisse de métal dont elle fait,
d'un coup de main, tourner le couvercle vissé. Et elle crie :
« Gargousse numéro 3.... Parée à charger.... »
Puis, à mi-voix :
« Tu vois, Gaït; j'avais raison contre le Pacha, quand je voulais lui faire
embarquer des douilles à balle et qu'elle a mis l'embargo à contre!... Des
cartouches à blanc comme si on était au cirque? de quoi nous avons l'air à
présent? »
Mais Gaït n'a pas le temps de répondre; car de l'arrière la voix de Martiale
sonne très haut en commandement :
« Là barre à tribord un peu.... Moteur, stop.... A l'avant chargez le pierrier,
double gargousse....
- En tout cas, faute de plomb, ça va faire du pétard! » grogne entre haut et
bas l'incorrigible bavarde qui obéit, bourrant la petite pièce à signaux de deux
cartouches poussées l'une sur l'autre. Puis, comme sa camarade veut prendre le
cordon tire-feu, elle le lui enlève des doigts.
« Ah! non, pardon!... pour le vacarme, c'est moi, s'il te plaît.... »
Du banc de quart partent coup sur coup de nouveaux ordres :
« A présent, moteur en arrière pour prendre de l'erré.... Stop.... La barre
droite.... A elonger la barque de gauche a une encablure.... Le pierrier pointé en
visant l'eau devant.... »
Encore une demi-minute pendant laquelle la goélette évolue.
Alors, très posément, Martiale prend la carabine posée devant elle, glisse
dans la culasse un chargeur a six cartouches et monte la crosse à l'épaule. Puis,
brusquement :
« Maintenant... pleins gaz.... »
Avec un geste rapide, Manette Marolles a lancé son moteur; puis d'un
bond souple, elle est remontée auprès de son chef, et braque sa caméra.
Martiale sourit.
« Si tu veux... ça fera un souvenir.... »
Puis, aussitôt, à pleine voix :
« Et maintenant, attention.... Avant partout! »

20
Un gargouillement brusque sous la voûte de l'étambot : l'hélice part à
toute vitesse, se vissant dans l'eau qui bouillonne et se creuse en grosses
écumes.... l’Aréthuse frémit de toute sa membrure. Et Faïk, arc-boutée sur le bâti
de la roue, maintenant à pleins poings le gouvernail, la fine goélette se lance
droit devant elle, son étrave tranchant l'eau comme une lame de couteau.
Encore un ordre :
« Pierrier... pointé bas... et à mon commandement.... »
Le yacht file à toute allure. Devant lui et légèrement sur tribord, la masse
des cinq barques toujours dérivantes est entourée des gros corps bondissants
tandis que montent les cris, les exclamations, les appels de la bataille.... Le petit
navire dépasse le bateau de pêche désigné comme point de repère et fonce parmi
les grands poissons, dont les lourdes masses, de tout le poids de leurs cinq
mètres de longueur, se croisent et se chevauchent dans la furie de la charge qu'ils
continuent de mener parmi des flots d'écume et de sang...
« Pierrier... envoyez! » - Baoum!
A la secousse donnée par le tire-feu de Paulette, la détonation à double
charge tonne et gronde avec une telle violence qu'elle couvre la série des six
explosions plus brèves et plus sèches de la carabine à répétition dont, à la
pression du doigt de Martiale, la détente a déclenché en éventail une rafale de
balles blindées....
Emportée par son élan, la goélette est déjà à près d'un demi-mille lorsque,
au commandement de sa capitaine, elle ralentit, trace une longue courbe et
revient vers le champ de bataille d'où montent de frénétiques acclamations :
« Evviva... evviva... evviva!... »
A bord de leurs embarcations, les pêcheurs sont debout, lances et haches
brandies à bout de bras, et hurlent à pleines gorges. Tandis qu'autour d'eux, la
mer si bouleversée par les bonds furieux des espadons, comme par
enchantement s'est calmée, ne conservant plus sur sa surface apaisée que des
écumes sales, des plaques de sang traînant en surface et des corps d'espadons
percés les uns de coups de lance, les autres de balles, que des crocs et des gaffes
ramènent le long des coques bariolées de leurs -vives couleurs.... Epouvantés,
les survivants de la bande ont replongé aux profondeurs, fuyant le champ de
bataille sur lequel un tonnerre inattendu est venu semer l'effarement.
« Eh bien? » interroge Faïk tandis que Paulette, pour une fois interdite, ne
sait trop quoi dire, « as-tu compris la manœuvre? »
La petite hoche la tête.
« Le Pacha est un as.... J'ai fait le bruit, moi. Elle, la besogne. Manette, la
photo. Et les méchants merlans ont lâché ces pauvres pêcheurs... Ce qu'il fallait
démontrer comme me répétait, au bachot, mon entêté d'examinateur de
maths qui voulait absolument que je lui extraie une racine carrée récalcitrante....
- Résultat : nous voilà des héroïnes, annonce Gaït.... Regarde un
peu cette ovation.... »

21
Du tillac où elles sont demeurées toutes les deux, debout de chaque côté
de leur petit canon dont le cuivre étincelle mieux que jamais, et que Paulette
caresse de la main comme elle ferait pour un animal familier, la Bretonne et la
Bourguignonne regardent le groupe des barques de pêche siciliennes vers les-
quelles l'Aréthuse revient à petite vitesse, et à bord desquelles, bonnets de laine
tendus à bout de bras, les équipages manifestent leur enthousiasme débordant.
Enthousiasme dont les acclamations se taisent brusquement lorsque, le
yacht arrivé presque bord à bord avec les Syracusains - - ceux-ci, stupéfaits,
s'aperçoivent que leurs auxiliaires inattendus sont cinq femmes dont la visible
jeunesse achève de les interdire sur le moment. Bref silence qui, le premier
étonnement passé, est remplacé par une nouvelle explosion d'enthousiasme et
des vivats prolongés. Ils sont là, à bord de chaque barque, cinq ou six pêcheurs
d'âges différents, et qui, après la violence de cette bataille contre ce banc
d'espadons rendus furieux par la bagarre, ont véritablement l'apparence de
pirates sortant du plus terrible abordage. Et le contraste est complet entre ces
rudes gars dont beaucoup présentent étrangement le type arabe comme si, au
lieu d'honnêtes barques de pêche siciliennes, ils montaient felouques ou galères
musulmanes du temps héroïque des croisades - - et les cinq Françaises
conservant, sous leurs tenues garçonnières de bord, la finesse et l'élégance aisée
de leur race et de leurs âges.
Profitant du calme qui, avec le soir approchant, descend sur l'Adriatique
apaisée, les barques et le yacht demeurent presque bord à bord. Et le hasard
faisant qu'un des patrons, ayant passé plusieurs étés à draguer le corail et les
éponges dans les eaux tunisiennes, parle un français approximatif qu'il complète
par une mimique parfaitement claire à la mode italienne - - une conversation
peut se tenir, avec beaucoup de bonne volonté des deux côtés. Les Syracusains
font comprendre que leurs cinq barques sont parties de concert à la poursuite
d'un passage de thons qui leur avait été signalé. A l'entrée du canal d'Otrante, ils
se sont trouvés en vue d'un banc d'espadons naviguant presque en surface à la
poursuite de leur gibier, et dont les tailles plus que respectables ont
immédiatement suscité les convoitises des cinq équipages. Les cinq barques ont
aussitôt formé le demi-cercle pour envelopper les espadons et en réduire à merci
le plus grand nombre, avec l'espoir de rapporter à terre un chargement de riches
proies.
« Mais », explique en assez compréhensible français le patron qui s'est
présenté comme se nommant Tommaso Bagheira, « 1 espadon, voyez-vous, est
un poisson qui se bat... avec son éperon comme un homme fait avec son
couteau, et aussi tenace... et aussi méchant.... Quand le pêcheur le chasse, lui,
l'espadon, qui est trois et quatre fois plus gros et plus lourd que n'est aucun
d'entre nous, il guette avec ses gros yeux ronds qui ne cillent pas, puisqu'ils n'ont
pas de paupières,... il guette tout à fait comme le serpent regarde et fascine un
oiseau.... Alors, avec ses grosses nageoires, et sa crête épineuse qu'il a sur le dos
tout hérissée, il lève la corne aiguisée qui lui allonge le nez.... Et quand vous le

22
visez avec votre lance, lui il vous vise avec son épée.... Si bien que c'est à celui
des deux qui frappera le premier à fond.... Parce que si vous, vous le manquez,
lui, il ne vous manquera pas.... S'il peut vous faire tomber à Veau, vous, vous
êtes perdu.... »
Le brave Bagheira a encore plus mimé que parlé son discours. Ses gestes
font la démonstration avec une telle précision que les compagnes de l’Aréthuse
se regardent avec un peu d'anxiété rétrospective. Quel péril leur ardeur leur a-t-
elle fait courir en les emportant à se mêler d'une aussi redoutable bataille?... Car,
soutenu par les approbations de ses compagnons, le pêcheur t'ait comprendre ce
qui s'est passé : ils ont attaqué les espadons, et ceux-ci ont accepté le combat qui
s'est livré depuis une bonne heure déjà, avec des alternatives de victoire et de
défaite. La goélette française est arrivée juste au moment où la situation devenait
grave pour les Syracusains - et l'initiative hardie de Martiale a, seule, mis en
déroute des ennemis qui s'acharnaient.... Le vacarme du petit pierrier tonnant à
double charge quoique à blanc, a roulé sur les eaux ensanglantées, tandis que la
rafale des six balles à pointe d acier lâchée par la carabine à répétition trouait à
mort quelques-uns des plus gros parmi les espadons.... Donc evviva Francia! et
merci aux hardies Françaises qui ont mis les redoutables bêtes en débâcle en
arrivant ainsi spontanément à l'aide des Syracusains mal engagés!
A la seconde même où le patron Tommaso termine son explication dans
laquelle se sont glissées, au secours de son français hésitant, bien des phrases de
dialecte sicilien parfaitement incompréhensible pour l'équipage de YAréthuse --
toutes debout sur la lisse du pont afin de mieux suivre la conversation avec le
pêcheur dont l'embarcation roule bord sur bord doucement et à contretemps de la
goélette qui en fait autant de son côté —, un cri de terreur est poussé d'une autre
barque :
« Alerta!... i spadoni!... »
Immédiatement, une tornade jaillit des profondeurs...
Dans un subit remous de bouillonnements qui se transforment en ressacs
d'une violence inouïe, dans un hérissement de nageoires battantes, de crêtes
dorsales à aiguillons en éventail, et de longues épées nasales pointées en éperons
de bataille, une cinquantaine de grands corps allongés et ruisselants émergent, se
ruent à toute vitesse parmi les petits bâtiments assemblés en panne, puis, à coups
furieux des queues énormes, replongent tous ensemble dans une bousculade
frénétique et disparaissent.... En même temps, un choc inattendu, et d'une
violence extrême, la heurtant au-dessous de la flottaison avec un bruit sourd, fait
osciller l'Aréthuse qui, avec un gémissement de toute sa membrure et le
balancement claquant de tout son gréement, tremble de la quille à la pomme des
mâts, puis, furieusement secouée, roule bord sur bord. Tandis que, comme une
lame de fond, une houle subite se dresse, s'abat en cataracte et balaie le pont de
bout en bout par l'avalanche d'un furieux brisant tout écumant.... Irrésistiblement
bousculées, les Françaises, qui ne s'attendaient à rien, se sentent arrachées au
passage par cette manière de raz de marée, et n'ont que le temps de se retenir au

23
hasard.... Dans l'étourdissement de la surprise, Martiale a saisi un galhauban,
Manette se cramponne au youyou solidement amarré sur son berceau, Gaït a em-
poigné à deux mains le bâti de la roue de barre et Faïk le fût de l'habitacle du
compas de route, tandis que, sur les barques s'entrechoquant, montent des cris de
rage.
S'étant instinctivement retenue au porte-hauban, Martiale Cartier a pu
résister à la brutalité de la secousse inattendue et au violent paquet de mer qui a
couvert le pont de bout en bout, et ruisselle de toutes parts retournant à la mer
par les dalots. Et tandis que son navire continue de rouler bord sur bord comme
si les fonds allaient s'ouvrir, elle cherche et compte du regard celles qui, une à
une, se relèvent, ayant heureusement échappé à cet étrange accident.... Toutes?...
Non, car brusquement, la gorge serrée d'angoisse, la capitaine crie :
Tout l'équipage est présent... sauf le mousse qui à l'instant encore, se
tenait là, ayant à demi enjambé le bordage pour mieux regarder la barque
sicilienne....
« Paulette?... Elle était juste devant toi », répond Manette.
Mais, en même temps, sur les barques siciliennes demeurées presque à
toucher la goélette, une grande clameur éclate. Des bras se tendent, des haches
se dressent, des lances se pointent, et d'un même mouvement les cinq
embarcations siciliennes convergent en demi-cercle sur le yacht français
toujours secoué de soubresauts incompréhensibles et de plus en plus violents....
Sans que ni Martiale, ni ses camarades aient eu le temps de comprendre ce
qui se passe, et ayant la vague impression qu'elles vont être prises à l'abordage,
de l'une des barques un Sicilien se dresse et, le coutelas au poing, saute à la mer
dans un rejaillissement d'écume. — Puis, de la barque voisine, deux autres
l'arme haute —, et encore trois de la suivante —, qui, tous, dans un mouvement
pareil de plongée, disparaissent sous la coque de l'Aréthuse, toujours oscillant
d'extraordinaire façon....
Et des secondes passent - tandis que, sur les barques, des cris
d'encouragement, des exclamations partent, et que, encore, trois pêcheurs se sont
précipités à leur tour à la mer.... Sous la goélette, entre deux eaux, quelque chose
d'incompréhensible se déroule ; - - un drame dont, sur leur pont vacillant en tous
sens à des angles aigus, Martiale et ses compagnes s'affolent en dépit de leur
sang-froid coutumier. Puis, des barques syracusaines, monte une acclamation
frénétique - - en même temps que lé yacht retrouve soudain son équilibre.... Et
de la mer qui se teint d'une large nappe sanglante, un à un émergent les
plongeurs^ dont le premier porte sur ses bras étendus un corps immobile,
tête renversée et yeux clos....
« Paulette!... »
Le nom a jailli de quatre bouches à la fois.... Sur le bordé, Martiale,
éperdue, a tendu les deux mains vers lesquelles, s'ébrouant et soufflant, le
sauveteur tend le corps inerte de la petite Montrachet....

24
Une minute après, Paulette est étendue sur le pont. Et, reprenant tout son
calme professionnel, Geneviève Trévarec, à qui sa sœur Marguerite apporte sa
trousse d'infirmière et la boîte médicale du bord, s'empresse en disant presque
tout de suite :
« Evanouie simplement,... la surprise et l'eau qu'elle a avalée. De l'air... et
les mouvements respiratoires.... »
Mais, tandis que Manette et Marguerite aident le « médecin » du bord,
Martiale se retourne en entendant derrière elle des pas un peu lourds, et se
trouve en présence de trois Siciliens : — deux des plongeurs ruisselants de la
tête aux pieds, coutelas ensanglantés aux poings, de larges plaques de sang sur
leurs poitrines nues, un sourire sur leurs visages bruns, et le patron Tommaso
Bagheira qui les présente d'un geste. Mais, comme Martiale veut commencer
immédiatement une phrase, en un mouvement de remerciement pour le
sauvetage du mousse - le pêcheur interrompt, et moitié en son français
malhabile, moitié en son dialecte syracusain, il se fait comprendre :
« Pas merci.... Inutile.... Tout naturel.... Mais venir regarder.... »
De la main familièrement posée à l'épaule, il entraîne vers la lisse de
tribord la capitaine, l'oblige à se courber. Tendant le doigt vers la profondeur de
l'eau et désignant la partie rentrante immergée de la coque --il prononce :
« Voilà.... »
Et Martiale a un sursaut de stupeur....
Là, sous un mètre de l'eau absolument claire, une apparition monstrueuse :
un énorme corps long de près de cinq mètres qui, nageoires étalées, flotte pe-
samment, la queue énorme pendant mollement abandonnée, et aux deux flancs
de larges blessures par lesquelles coule un sang épais, que Tommaso montre du
doigt en disant :
« I coltelli..., les couteaux de mes hommes. »
Puis, contraignant la Française à se courber davantage afin de mieux voir,
il ajoute sur un ton de victoire :
« Spada del spadone!... »
L'épée,... l'épée longue et acérée de l'espadon est plantée toute droite dans
le flanc de l'Aréthuse.... Et enfoncée de telle force et de telle profondeur que,
malgré ses efforts désespérés, l'énorme animal a été incapable de l'arracher, et
est resté accroché par le nez au flanc de la goélette où les plongeurs l'ont poi-
gnardé au cours de la brève lutte sous-marine accompagnant le sauvetage de
Paulette précipitée par-dessus bord.
Dès lors, tout s'explique. Au cours de la charge menée par la horde des
espadons en furie, l'un d'entre eux, trompé par la couleur verte des œuvres vives
de la coque, a dû croire à une proie quelconque : de toute la force de son poids
énorme et de sa taille, il a, suivant sa coutume, foncé à l'attaque à toute vitesse....
La pointe aiguë de l'épée poussée à cette allure folle s'est plantée profondément
dans les œuvres vives de l'Aréthuse, dont le bois de teck perforé a resserré ses
fibres tenaces sur l'arme naturelle trop profondément enfoncée. Si bien que,

25
prise au piège de sa propre agression et victime à la fois de son arme dangereuse
et de sa force même, la bête, furieuse, s'est débattue avec de tels soubresauts et
une telle vigueur que, malgré le tonnage de la goélette, elle est parvenue à la
secouer provoquant la chute, en pleins remous, de Paulette installée au-dessus
du plat-bord dans une position familière, mais instable. Jetée à l'eau par le coup
de roulis exagéré, et à demi assommée par le paquet de mer résultant des efforts
de l'animal captif, la malheureuse enfant a été prise dans les tourbillons brassés
par la forte queue de l'espadon, et, impuissante à lutter pour revenir en surface,
aurait certainement coulé à pic si sa chute n'avait été aperçue par les Syracusains
en même temps que ceux-ci se rendaient compte de la situation désespérée de
l'animal.... Et Tomrnaso fait comprendre, à la fois par mots et par mimique, que
cinq des plus jeunes et des plus vigoureux de ses compagnons se sont jetés
immédiatement à l'eau afin, tout ensemble, de rattraper la petite Française en
péril, et de poignarder au coutelas la lourde bête empiégée : si pesante qu'elle
aurait fini, dans sa frénésie de défense, par avarier gravement le yacht....
Refusant les remerciements de Martiale, le patron syracusain jette un
ordre : une des barques se détache et vient se ranger bord à bord avec
l’Aréthuse. Alors, torse nu, coutelas au poing, trois pêcheurs se laissent glisser à
l'eau. Puis retenus à leur bateau par des étriers de cordages, ils commencent à
dégager la grosse bête du flanc de la goélette afin de la ramener en surface.
« Bonne pêche pour vous », explique Tommaso Bagheira à Martiale qui
est retournée auprès de Paillette. Les soins énergiques de ses trois compagnes
ont déjà transformé l'évanouissement du mousse en un réveil d'abord un peu
ahuri :
« Hé bien? hé bien?... Qu'est-ce qui m'est arrivé? » grogne la petite brune
qui, aussitôt, ajoute : « Ah! mais, dis donc, Toubib, as-tu fini de me faire jouer
au réveil musculaire?... Et puis, pourquoi suis-je trempée comme ça, d'abord?...
Eh bien, quoi? Manette, voilà que tu pleures à présent?... Et le Pacha aussi?...
Vous en faites des têtes, toutes les quatre?
- C'est que... c'est que..., balbutie Gaït,... on a bien cru... que....
- On a cru quoi?
- Dame, que tu étais noyée, tout simplement! » jette Martiale avec un
petit sanglot un peu hoqueté au fond de la gorge. « Alors, n est-ce pas? la réac-
tion... tu comprends....
- Noyée?... moi?... où ça? »
Et comme la gamine, encore tout étourdie, visiblement ne se souvient de
rien, c'est tout un récit à quatre voix, tantôt alternées, tantôt se chevauchant, qui
ramène peu à peu Paulette à elle-même et lui explique ce cjui s'est passé après la
seule chose dont elle ait garde la mémoire : les cris des Siciliens, le choc, le
roulis effréné du yacht... puis plus rien... la respiration coupée... un trou... le
noir.... Enfin elle comprend, dompte un petit frisson, hésite dix secondes,
regarde les quatre visages bouleversés, les yeux encore brillants de larmes

26
contenues, mais déjà joyeux. Elle se redresse, assise à plat pont, retient un
dernier haut-le-cœur, et, fidèle à ses habitudes, veut plaisanter :
« Elle est vraiment salée, c't'Adriatique.... Je crois que j'en ai bu un peu
trop.... Pouah! »
Puis elle veut se mettre debout, mais chancelle :
« Doucement! ordonne Faïk. Après une pareille secousse, tiens-toi
tranquille, s'il te plaît.... »
Le mousse aussitôt se révolte, s'arc-boute, s'accroche à l'étai du mât :
« Tranquille, moi? Pour une noyade manquée?... Tu te moques du monde,
Toubib!... Et d'abord je veux remercier le brave type qui est allé me rechercher
dans la baignoire.... En plus, je veux la voir de près la sale bête qui a joué au
tremblement de terre avec notre Aréthuse... ah! mais!... »
Martiale n'a pas le temps de répondre, car Tommaso qui, à la même
minute, repasse de sa barque sur le yacht, explique, toujours dans son langage
panaché, que, au grand regret de lui et des siens, il est absolument impossible
d'arracher le corps de l'espadon de. son étrange situation. L'épée est si profon
dément enfoncée dans la coque du yacht que l'extraction ne peut se faire en
mer : il faudra l'échouage dans un port, la cale sèche, des charpentiers, des
calfats... enfin tout un travail compliqué.
La capitaine a froncé le sourcil et la plus vive contrariété se marque sur
son visage, se reflète sur ceux de ses compagnes : après une si brillante croisière,
l'Aréthuse va-t-elle rentrer en France blessée, et de la manière la plus bizarre?...
Traduisant le sentiment de ses camarades, Manette fait :
« Nous ne pouvons pourtant pas traîner cette carcasse à la remorque sous
notre quille? »
Mais Tommaso a deviné l'objection. Décidément, tout à fait conquis par
ces Françaises venues si spontanément à l'aide de son escadrille et si mal récom-
pensées de leur intervention, il corrige les craintes de la jolie rousse et, pour
atténuer le mécontentement de la capitaine, il explique que le corps massif de
cette bête énorme ne demeurera pas accroché en dessous de la flottaison du
yacht... Ses garçons sont déjà au travail, et s'activent à la peu ragoûtante besogne
de tailler en quartiers, entre deux eaux, le corps de l'animal, de le débiter en
morceaux maniables, de briser la colonne vertébrale, puis de désosser la tête
complètement de manière à ne laisser, sous le flanc de la goélette, qu'un débris
de crâne et le prolongement osseux, constituant l'épée, planté en plein flanc de la
coque immergée....
« Ce qui.ne sera tout de même pas bien joli pour effectuer la traversée
Sicile-Marseille-Gibraltar-Saint-Malo, grommelle Geneviève Trévarec.
- Qu'est-ce qu'ils nous raconteront les constructeurs navals de Saint-
Servan! » appuie Marguerite approuvant sa sœur.
Mais avant que Martiale ait pu donner son avis, le brave Tommaso, avec
son plus large sourire, annonce
« Maintenant, la bête est à vous... toute découpée.... »

27
Le geste désigne deux pêcheurs qui ont, pour le moment, l'apparence de
bouchers à l'abattoir, et qui hissent sur le pont de la goélette divers quartiers de
viande toute dégouttante de sang et d'eau, tandis que soucieuse de l'impeccable
propreté de son bâtiment, Martiale déclare :
« Ah! mais non! je ne veux pas de ça! Nous n'en n'avons que faire....
Gardez pour votre équipage.... Je vous le donne, moi, cet espadon!...
- Pardon, pardon, moi je proteste.... Cet affreux animal a voulu me
noyer!... je me vengerai en le mangeant! »
C'est Paulette qui, encore passablement étourdie par son accident, mais
nerveuse à sa coutume, vient de se dresser avec véhémence.
« Tu n'es pas un peu folle! » s'exclame Manette avec une expression de
dégoût, tandis que Martiale approuve : « Manger de ça?... pouah! »
Mais Paulette se redresse, criant à tue-tête :
« Fais cadeau du reste à ces braves gens tant que tu voudras, cap'taine.
Seulement avant qu'ils emportent cette carcasse, laisse-les nie découper... pour
moi toute seule, si vous autres n'en voulez pas, le meilleur morceau.... N'importe
lequel... une grillade, une escalope, un plat de côtes, un aloyau, un pot-au-feu...
ou tout bonnement un bifteck.... Je ne sais pas comment ça se débite, ce
bestiau.... Mais eux ils doivent le savoir. Et je réclame le morceau pour mon
souper.... Autrement, en touchant la France, je dépose plainte pour insuffisance
de nourriture au secrétariat du Syndicat national des mousses... ah! mais! »
Il y a un échange d'explications confuses entre les cinq Françaises et les
trois Siciliens. Enfin, Tommaso, d'ailleurs enchanté, consent à prendre la bête
dépecée pour lui et les siens; et il donne ordre à ses deux hommes de prélever
cinq rations notables sur les parties, à leur goût les plus succulentes, de l'es-
padon. Mais au grand scandale de Martiale qui n'ose pas s'y opposer faute de
savoir expliquer ses raisons, de Manette un peu dégoûtée, et des deux jumelles
partageant l'avis de leur capitaine, les pêcheurs, qui ne font pas de différence
entre leurs barques et la goélette française, se mettent à tailler largement à plat
pont, servant d'étal, la partie centrale du corps de l'animal. Ils extraient toute la
tripaille qui ruisselle de sang sur les planches et la jettent à pleines poignées par-
dessus bord dans la mer.
Martiale a pris entre deux doigts l'oreille de la petite Bourguignonne et la
pince gentiment :
« C'est bien parce que tu sors de la noyade et que je suis indulgente à tes
fantaisies que je laisse faire ces deux charcutiers.... Mais, puisque c'est pour
satisfaire tes fantaisies qu'ils me pourrissent mes planches comme ça,... en
punition, c'est toi qui le laveras, notre pont....
- Comme d'habitude! riposte Paulette.
- D'habitude, les deux sœurs Trévarec t'aident.... Cette fois-ci, tu feras la
besogne toute seule... et elle sera dure....
Elle serait trois fois plus dure que je te la ferais, cap'taine... et à n'importe
quoi... à quatre eaux de rang, au savon, à la Javel, à la brique pilée, à la pierre

28
ponce, au papier de verre, à la lime à ongles! Ça m'est égal! du moment que je
me serai vengée en mangeant l'olibrius qui m'a précipitée dans la flotte!... na!...»
Et comme Paulette s'est plantée debout devant son chef, les deux mains
sur les hanches et ses boucles frisées au vent, Faik Trévarec prend son air le plus
doctoral et déclare :
« La Moutarde a retrouvé sa langue.... Cap'taine, elle est guérie... et je
l'autorise à reprendre son service sans convalescence....
- Hé ha!... hé ha!... Santa Madonna di Castelgio-vanni! »
Lancée par trois voix à la fois, l'exclamation est partie du groupe au
travail sur la carcasse dépecée de l'espadon. Elle fait retourner les Françaises, y
compris Mannette qui, complètement écœurée par l'opération et par l'odeur, s'est
retirée à l'arrière, son mouchoir sous les narines et regardant de loin....
« Eh bien, qu'est-ce qu'il y a encore? » interroge Martiale.
Les manches retroussées au-dessus du coude comme ses camarades, le
patron Tommaso Bagheira qui s'est mis au travail avec eux, vient de se lever :
entre ses mains toutes souillées, il élève un objet qu'il montre en riant, et en
appelant l'équipage de l'Aréthuse, immédiatement intrigué
Plus leste, malgré son accident, que ses camarades et, dans sa rancune
contre l'espadon vaincu, se montrant moins offusquée par le travail pas mal
repugnant des Siciliens dans leur besogne de bouchers, Paulette s'est avancée la
première. Et c'est à elle que Tommaso offre sa mystérieuse trouvaille, en annon-
çant que, très souvent, dans l'estomac de ces grosses et voraces bêtes que sont
les espadons, de même que chez les squales ordinaires, on découvre ainsi des
débris hétéroclites avalés, au hasard des goinfreries, par ces animaux volontiers
affamés et peu difficiles sur le choix de ce qu'ils rencontrent en chassant....
Puisque le vaincu appartient à ^l’Arethu.se, tout ce qu'il peut avoir dans son
ventre est, par suite, propriété de l'équipage du yacht vainqueur....
Fronçant à la fois les sourcils et les narines de son nez légèrement
retroussé, la petite Bourguignonne examine la trouvaille avec une légitime
méfiance. Et devant cette hésitation marquée qu'il prend moins pour du dégoût
que pour une appréhension, le Sicilien sourit largement au mousse sauvé des
eaux. Il dégaine le couteau qu'il porte à sa ceinture de patron pêcheur, du
tranchant de la lame gratte et nettoie l'objet en arrachant la couche gluante qui
l'enveloppe, se penche par-dessus la lisse, le plonge dans l'eau, le frotte à pleine
paume, achève de l'essuyer sur son pantalon, et l'offre en disant :
« Ecco, signorina, la bella bottiglia (1)!...

(1) « Voici, mademoiselle, la belle bouteille! »

— Une bouteille!... »
La même exclamation a jailli des cinq bouches à la fois.
Et Paulette proclame :

29
C'EST A PAULETTE QUE TOMMASO OFFRE SA
MYSTÉRIEUSE TROUVAILLE....

30
« De plus fort en plus fort!... A peine remis de notre torpillage sournois
par cet espadon de mauvaise humeur qui a trouvé ingénieux de passer ses nerfs
sur la coque de notre bateau, voilà que, dans l'estomac de cette sale bête gui
empeste, on découvre la trois fois classique bouteille à la mer!,.. C'est merveil-
leux...!
Tout à fait comme dans les romans maritimes les plus fameux de la belle
époque », appuie Marguerite Trévarec.
Tandis que Geneviève continue :
« Par la mémoire de Jules Verne en personne! est-ce que nous allons jouer
au naturel un démarquage de... de... ah! je ne sais plus...
- Des Enfants du capitaine Grant, chapitre premier! » coupe Paulette qui
ajoute : « Je connais mes classiques, moi...! »
Puis comme Tommaso Bagheira, dessinant toujours son large sourire
entre les boucles d'or qui se balancent à ses oreilles, continue de lui offrir l'éton-
nante trouvaille, la petite brune se dérobe avec un sérieux affecté :
« Non,... excuse, mon bon monsieur.... Dans toute littérature romanesque
digne de ce nom, le mousse du bord n'a aucune qualité pour recevoir la bouteille
trouvée en mer.... Le contenu peut en être infiniment précieux,... voire de la plus
extrême gravité... A moins que, au contraire, elle ne soit qu'une vieille épave
absolument vide lancée par-dessus bord par un ivrogne fieffé qui en aura
soigneusement liché le contenu.... Dans les deux cas, m'sieu le patron pêcheur,
passez le bibelot à Sa Haute Excellence le Pacha ici présente... Ça lui servira au
moins à décorer sa petite étagère d'un souvenir de vous et de feu Long-Nez-
Aigu... dont j'attends toujours le bifteck..., avec impatience et voracité, pour
assouvir ma faim et ma rancune! »
Naturellement, le brave Tommaso n'a absolument rien compris à ce flux
de paroles débitées à toute vitesse. Mais il voit le geste désignant Martiale vers
laquelle il se tourne, offrant toujours sa bouteille : -un assez gros verre épais et
parfaitement opaque autant que malpropre en dépit de son nettoyage sommaire.
La capitaine se décide à prendre l'objet et, du premier regard, constate que, avant
de passer dans l'estomac de l'espadon goulu, l'épave a dû circuler assez
longtemps au gré des flots : car le bloc qui ferme l'ouverture du goulot porte une
collerette de filaments verdâtres, restes des algues qui avaient commencé de
s'attacher à lui. Autour de la jeune fille, ses camarades se penchent; et les deux
pêcheurs -- dont l'un porte à pleines mains un fort quartier de viande découpée --
rejoignent leur patron; aussi curieux eux-mêmes que les Françaises de savoir ce
que peut contenir ce gros flacon : non pas rond comme une bouteille ordinaire,
mais d'une forme assez singulièrement carrée.... Etrange épave, en vérité....
Un moment se passe dans l'examen muet de toutes.
Puis Marguerite Trévarec tend les mains :
« Donne un peu, Martiale, que je regarde de plus près.... »

31
Retournant la singulière fiole, la Bretonne examine attentivement le fond.
Puis de l'ongle elle gratte les rugosités qui s'y trouvent, fragments de goémon
verdâtre collés qui, en tombant, laissent apparaître une marque moulée dans
l'épaisseur de la pâte de verre. Montrant, afin de mieux l'examiner, ce culot
évidemment spécial, elle annonce :
« La marque de fabrique des productions courantes de Murano,... la
verrerie séculaire de Venise....
- Tu es sûre...? demande la capitaine, intriguée.
- Absolument certaine, appuie la Bretonne : tu sais que, dans mes
habitudes de touche-à-tout, j'ai emmagasiné à droite et à gauche pas mal de
détails. Et celui-là en est un : la marque de certains ateliers de Murano. Je l'ai
assez souvent vue pour la reconnaître facilement....
— Murano..., Murano, intervient Manette, je croyais que c'était de la
verrerie d'art et de grand luxe... des objets fragiles... éthérés...? Du moins ceux
que j'ai vus à Paris chez des amis, ou des parents, ou encore à des vitrines de
marchands.... Au lieu que vraiment, ça, c'est une espèce de bocal.... »
L'air dédaigneux de la jolie rousse fait éclater de rire ses camarades ; et
Gaït explique encore :
« II faut croire que les verriers vénitiens de Murano étaient comme les
porcelainiers de Limoges et les céramistes de Quimper : ils tenaient toutes les
qualités, depuis le chef-d'œuvre jusqu'au tout-venant.... Et ceux d'aujourd'hui
doivent continuer les traditions d'autrefois : cette bouteille-là n'a évidemment ni
style ni âge. Et il est vraiment impossible de dire depuis combien de temps elle
fait de la navigation solitaire, ni si elle a baguenaudé des jours, des semaines,
des mois ou des années avant de se faire ingurgiter par cet espadon vorace....
- Qui devait posséder un estomac doublé en tôle d'acier pour l'avoir gobée
à la régalade et promenée dans son petit intérieur sans indigestion », s'exclame
Paillette qui, toujours impatiente, déclare : « En attendant, puisque l'objet est
de qualité inférieure et n'est pas réclamé par la Commission des monuments
historiques de l’Aréthuse, passe-moi ce Jonas échappé de sa baleine que je lui
casse le cou pour voir s il y a quelque chose dedans.... »
Mais Gaït retient la bouteille dont la petite essaie de se saisir, et la tend à
Martiale :
« Bas les griffes, moussaillonne.... L'opération doit être faite dans les
règles, et, suivant l'usage, par la capitaine....
- Devant l'équipage assemblé et en armes! chantonne Paulette : j'obéis, et
même j'offre mon ouvre-boîtes que, heureusement, je n'ai pas perdu dans
mon plongeon.... »
Avec une grimace de saltimbanque faisant la parade, la Bourguignonne
dégaine la lourde lame de son couteau de gabier pendant à sa ceinture dans son
étui de gros cuir. Et la tendant par la pointe entre deux doigts, elle l'offre à
Martiale qui, prenant la bouteille d'une main, de l'autre se met en devoir de faire
sauter le bouchon noyé dans un magma durci...

32
Sous les regards attentifs de ses compagnes dont la curiosité s'accroît à
mesure que les instants passent, deux, trois, cinq minutes, puis bientôt dix se
succèdent, sans que les efforts de décapuchonnage obtiennent aucun résultat.
« Si c'était moi, grogne Paillette, j'aurais déjà pris un bon marteau, et, en
trois coups, je lui aurais fait son affaire à c't'entêtée de verrerie.... »
Sans répondre, sourcils froncés et lèvres serrées, Martiale continue à
s'escrimer de la pointe et du tranchant. A gestes menus et précis, elle s'acharne,
pointant, piquant, grattant, jusqu'à ce qu'enfin, tandis que, de toutes les bouches,
part une même exclamation satisfaite, le tampon obturateur se soulève et
s'arrache faisant sauter en même temps un fragment de goulot taillé en large
éclat aux bords tranchants :
« Gare à t'estropier, cap'taine, lance Paulette. Pas besoin de donner à
Toubib de l'ouvrage....
- Qui serait de « la vilaine ouvrage », approuve Faïk : c'est coupant et
sale; je ne tiens pas du tout à être obligée de t'amputer d'un doigt, moi!
- Et alors? interroge Manette, il y a quelque chose là-dedans? »
Martiale a soulevé le lourd flacon opaque. Elle le secoue près de son
oreille, et esquisse une grimace :
« Ça remue au fond, oui....
- Mais quoi?... quoi?... articulent quatre voix impatientes.
- Je ne vois pas,... je ne peux pas atteindre.... » L'index de la capitaine
s'introduit en vain dans le
goulot, jusqu'à ce que, entre ses doigts, soit glissé un bout de fil de fer à
l'extrémité tordue en crochet, tandis que Paulette annonce :
« Tire-bouchon maison... système Montrachet breveté S. G. D. G. Essaie
voir. »
Encore un petit silence au milieu du cercle des visages inclinés dans
une attente curieuse. Malgré son calme, Martiale s'énerve, travaille avec le
bizarre instrument fabriqué par l'ingéniosité du mousse.... Et, enfin, avec une
extrême lenteur, le crochet improvisé extirpe de la panse de verre noirâtre une
manière de rouleau jaunâtre, très serré sur lui-même, et dont cinq exclamations
saluent la venue au jour. Laissant tomber le gros flacon, Martiale tâte l'objet,
sent une solution de continuité et brusquement demande :
« Une qui ait les ongles aiguisés...? Moi, je ne peux pas....
- Parée! » riposte Manette qui allonge la main. Et tandis que
Martiale maintient l'objet, la jolie rousse, du tranchant de l'index, suit la
ligne indiquée par la capitaine. Et tout de suite, elle prononce : « Ça se décolle. »
La capitaine tire doucement à elle, et commence de dérouler une feuille
assez épaisse, portant des traces de moisissures....
« Un parchemin, on dirait? articule Marguerite Trévarec.
- Et il y a de l'écriture dessus », répond Martiale, montrant des caractères
par endroits fortement estompés.
L organe aigu de Paulette lance :

33
« Ça y est.... Je l'aurais parié.... L'appel classique du pauvre naufragé
échoué lamentable depuis des mois dans son île déserte, où il se nourrit de
bigorneaux toute la semaine, et d'œufs de cormorans le dimanche...! Où faut-il
aller le quérir en vitesse, ce cher brave homme,... que nous y courions? »
Un brusque double coup de coude, donné l'un à droite, l'autre à gauche par
les deux jumelles agissant, comme à leur habitude, toutes les deux à la fois de la
même manière et avec la même spontanéité, force l'incorrigible bavarde à se
taire.... Car la voix de Martiale s'élève, légèrement tremblée en même temps
qu'elle essaie de déchiffrer tout haut les premières lignes du manuscrit si
étrangement parvenu aux mains de l'équipage de l’Aréthuse et luise :
« Du français!... »
Puis, tout de suite, avec un accent de surprise extrême :
« Comment?... Oh! impossible!
- Mais quoi? quoi? qu'est-ce que tu lis? interrogent quatre voix
nerveuses.
- Je lis,... je lis,... je crois lire,... en toutes lettres, et en tête... une date....
Vingt-neuvième de mai mil sept cent quatre-vingt-treize...
- Qu'est-ce que tu dis...?
- Plus d'un siècle et demi...!
- Une blague d'un farceur...!
- Tu déchiffres de travers.... »
Les quatre phrases sont parties ensemble, et les matelots se pressent
autour de leur chef - - parfaitement incrédules.
« II y a partout des fumistes qui aiment à s'offrir les têtes de leurs
contemporains », déclare doctorale-ment Paulette.
Mais Martiale hoche la tête.
« L'encre est singulière,.... l'écriture bizarre.... Je n'arrive pas à lire.... »
Marguerite Trévarec a saisi le parchemin, et elle prononce :
« Les manuscrits, ça me connaît.... J'ai appris à en déchiffrer à la
Sorbonne. Passe-moi ça.... Et voyons un peu.... »
Un silence.... Sur ses paumes étendues, Gaït a déroulé le curieux
document. Un instant elle hésite, et enfin, la voix toute changée, elle
commence à lire : « Vingt-neuvième de mai mil sept cent quatre-vingt et
treize.... A la lueur du crépuscule qui pénètre par la meurtrière de mon cachot de
la prison des Plombs de Venise, sur ce morceau de parchemin et avec cette
plume que j'ai dérobés sur une table en sortant, dans la pénombre de la salle des
délibérations où le Conseil des Trois vient de me condamner à mort, j'écris ce
testament et lègue le soin de me venger à qui le trouvera.... »
- Si c'est une blague, elle manque de gaieté ! commence Paulette.
- Chut! ordonne Martiale. Continue, Gaït.... »
- « Je n'ai plus qu'une heure à vivre, et pour écrire, je me suis entaillé
le pouce gauche et j'ai fait de l'encre avec mon sang mêlé à la poussière de ma
cellule.... »

34
Faïk à son tour va parler; mais la capitaine impose silence, et Gaït
reprend, la voix plus sourde :
« ... Victime de l'inquisiteur d'Etat, le perfide Jacopo Mandragoro et de
son tueur à gages le sbire albanais Césare Beccaruzzi, je vais mourir étranglé
secrètement suivant les règles de justice de la Sérénissime République. Mon
corps va être immergé de nuit dans le canal Orfano, tombe des suppliciés. Je
paie de ma vie la confiance avec laquelle j'ai consenti de venir à Venise apporter
à la République de Saint-Marc le secret de l'invention que j'ai faite, que, à moi,
Français, la Convention nationale a refusée tandis que le Doge avait promis de
me l'acheter à haut prix : car sa réalisation peut donner une arme de défense
maritime capitale à la marine vénitienne. Mais l'infâme Mandragoro et son
sinistre Beccaruzzi, en l'amitié de qui je croyais, ont volé mes papiers, m'ont
accusé d'espionnage et viennent de me faire condamner... » Gaït s'est arrêtée. «
C'est tout? demande Martiale.
— Non... mais là, l'humidité a rongé l'encre. Je lis mal.
— Si c'est un roman policier, gouaille encore l'incrédule Paulette, il
faut avouer que le monsieur auteur a de l'imagination.
- Tais-toi! ordonne plus rudement la capitaine. Tu y arrives, Gaït?
- Oui... à peu près.... » Et elle continue :
« Mais lorsqu'il m'aura fait disparaître, l'ignorant Mandragore sera victime
de son crime, car il est incapable de réaliser mon invention dont j'ai rédigé les
formules de rassemblement en un manuscrit en langue de basse Bretagne, mon
pays d'origine, que personne ne parle, ni ne comprend à Venise.... »
Cette fois trois nouvelles exclamations jaillissent ensemble :
« Un Breton! interrompt Martiale Cartier.
— Un de chez nous! coupe Geneviève Trévarec.
- Et qui parle la langue de chez nous! » complète sa soeur.
La descendante des corsaires de Saint-Malo et les deux filles du Morbihan
se regardent avec la même émotion.
« Et alors? » interroge la capitaine. Gaït reprend aussitôt : « Et j'ai
caché ce document dans.,.. » -; Dans quoi? » questionnent quatre
voix anxieuses.
Marguerite hoche la tête.
« Un mot commencé et non terminé... comme si la plume avait glissé....
C'est illisible.... » Puis, aussitôt, elle reprend : « Si... plus bas... mais un vrai
griffonnage hâtif....
Je devine plus que je ne lis : « ... Impossible de terminer. J'entends
les voix et les pas des bourreaux. Le temps de sceller cet écrit dans la bouteille
que l'on m'a laissée et dont j'ai vidé l'eau. Je la jette au canal par la meurtrière....
Que la mer porte mon dernier appel à un vengeur! Que celui qui lira ceci
aille réclamer mon secret à Saint-Marc : je le lui ai confié! Adieu! » La
Morbihannaise s'est tue. « Le malheureux! murmure Manette Marolles.

35
- Mais, demande Martiale d'une voix un peu tremblante, il n'y a
pas de signature...? »
Gaït a penché la tête afin de mieux scruter le gros feuillet.
Elle murmure :
« Si.... Là, tout en bas... une pauvre signature toute tremblée... et que la
moisissure de la mer a mordue....
- Tu ne déchiffres pas? » interroge la capitaine. Et il y a un assez long
silence. Toutes attendent, anxieuses, même Paulette qui, prise à présent, comme
ses compagnes, montre un visage tendu et des prunelles étonnées.
Enfin la Morbihannaise relève la tête, et elle por-nonce :
« Je crois lire quelque chose comme Alain... oui certainement c'est bien
cela, le prénom, je le trouve : A ...l-a-i-n,... Alain, oui. Mais le nom, j'hésite... il
semble que ce soit Trélévern... ou Trévézel ou encore Tyrguen...?
— Trois noms qui sont bien du Finistère en tout cas », murmure Martiale.
Marguerite a laissé retomber sa main qui tient le feuillet si péniblement
déchiffré. Sa sœur le lui prend des doigts, le regarde longuement, puis le rend à
Martiale Cartier, cependant que la Parisienne Manette et l'espiègle
Bourguignonne Paulette, redevenues toutes deux sérieuses devant les visages
graves des trois Bretonnes, sentent la même émotion les prendre à la gorge.
Paulette éprouve le besoin de s'excuser. Elle fait :
« Tout à l'heure, j'étais prête à croire à quelque farce d'un mystificateur : il
y a des gens pour qui c'est si tentant de monter une bonne « charge »!... même
quand ils ne doivent pas en voir l'effet.... Mais... ici.... Il me semble....
__ Il me semble à moi, interrompt Manette Marolles que, pour être une
fumisterie, ce serait bien savant dans les détails....
- Et puis une mystification poussée à un tel degré d'angoisse serait
vraiment un triste jeu et donnerait une pénible idée des sentiments dé son
auteur », répond Geneviève.
La voix de Martiale laisse tomber, très grave : « Moi, je plaindrais celui à
la pensée de qui serait venue une aussi triste farce...,
- Allons, bon! fait en sursautant Paulette, qu'est-ce qu'il se passe encore
là-dessous? »
A l'exclamation du mousse, ses camarades se sont retournées : un bruit
bizarre monte en effet soudainement des profondeurs de l'Aréthuse. Des coups
répétés donnés à toute volée sous le pont - - et en même temps des piétinements
subits... puis brusquement des bêlements aigus et déchirants....
Paulette a bondi :
« Corfou... c'est Corfou.... Qu'est-ce qui lui arrive à celui-là à présent...? Il
est devenu enragé...? »
Déjà la petite brune s'est précipitée vers le panneau central. Elle arrache le
prélart qui le recouvre, l'empoigne à deux mains, et d'un coup de reins le
soulève,... presque aussitôt renversée par une masse qui jaillit de l'entrepont
comme un diablotin d'une boîte : le biquet roux à petites cornes aiguës chargeant

36
tête basse droit devant lui, visiblement affolé. Au passage Paulette a saisi
l'animal qui est plus particulièrement à elle :
« Veux-tu te taire, frénétique!... Il est trempé!... D'où sors-tu, imbécile? »
Mais, dans ce mouvement, Paulette s'est penchée vers l'intérieur de la
cale. Et, aussitôt elle se redresse le visage bouleversé, en même temps que, dans
un cri d'angoisse, elle jette d'une voix qui s'étrangle :
« L'épée de l'espadon a traversé le bordé en dessous de la flottaison.... Une
voie d'eau gicle comme par un robinet... et notre Aréthuse. est en train de couler
bas comme un caillou!... »

37
II

TOUS LES CHEMINS


MÈNENT À VENISE

UN BRUSQUE tourbillon de sable blond jaillit sur lui-même, s'élève, se


déploie et s'étale jusqu'à former une manière de trombe au milieu de laquelle
bondissent et se bousculent deux silhouettes dansantes. Et de ce nuage de poudre
fine, partent un rire, des appels et des exclamations :
« Kss... kss.... Bravo, toro!... A toi... à moi... kss... kss...! »
Alors, à une dizaine de pas, une voix dolente prononce languissamment :
« Oh! Paulette..., Paulette!... au nom de tous les dieux de l'Antiquité et de
tous les saints du calendrier de Sicile, si tu ne peux pas te tenir tranquille par une
chaleur pareille, va-t'en faire le cirque plus loin; ce n'est pas la place qui
manque. Et nous, nous sommes fatiguées....
__ Le cirque?... le cirque?... Dites donc, la paire de jumelles! Ce n'est pas
moi qui vous ai envoyées faire à scooter, sous ce soleil de plomb, les trente
kilomètres crue présente le tour de cette bonne ville antique de Syracuse! Ni qui
vous ai priées de venir vous affaler, fourbues, sur ma plage où j'ai le droit de
faire ce que je veux, je pense? »
Du nuage de sable qui s'effondre sur lui-même, émerge Paulette
Montrachet toute poudrée de poussière dorée dans son maillot de bain léger. Et,
en même temps qu'elle, le biquet roux qu'elle s'amusait à agacer et à faire
virevolter autour d'elle en le provoquant avec son mouchoir de tête écarlate
largement déployé. Avec une grandiloquence comique, elle proclame :
« D'abord vous saurez que, sur cette grève historique où rêva le fameux
Archimède — saluez, mesdemoiselles les barbares d'Occident! le ternie de
« cirque » est bas et vulgaire.... Ce sable est une noble et glorieuse « arène » sur
laquelle j'entraîne mon fils Corfou à ressusciter les jeux antiques.... Ce pauvre
enfant de bique ionienne que j'ai sauvé du couteau du boucher auquel il était
promis par des bergers sans entrailles,... ce chevreau charmant que j'ai baptisé et
enrôlé à notre bord (1),... j'ai bien le droit de le distraire comme il me convient,
je pense?... Et moi, faire la lutte avec lui, ça m'amuse.... Chacun son goût,
non?... Du moment que nous sommes en avarie à la cale sèche, chacune prend
son plaisir où elle le veut.... Martiale et Manette préfèrent les combinaisons
mystérieuses,... vous deux, l'admiration devant les ruines helléniques,... et moi,
les... galipettes avec mon biquet... olléî ollé!...

(1) Voir chap. XII de Cinq Jeunes Filles sur l’ « Aréthuse », par Georges
G.-Toudouze. « Bibliothèque Verte. »

38
- Ah! te tairas-tu, moulin à paroles? » clame une autre voix, identiquement
pareille à la première, et tout aussi dolente : « On est si bien étendues sur le
sable chaud après une course de trois heures....
— Dans ce cas-là, on est encore mieux dans l'eau : elle est divine ici ! »
Paulette Montrachet a bondi, son chevreau caracolant derrière elle comme
un jeune chien et pointant contre les jarrets de sa maîtresse des débuts de cornes
naissantes. En quatre sauts, elle est devant Marguerite et Geneviève Trévarec,
toutes deux, côte à côte, en tenue sportive, étendues à terre, et ayant derrière
elles chacune son scooter couvert de poussière.
« Allez, ouste, feignantes! à la baigne,... ou je vous y traîne par les pieds
comme Achille traînait Hector derrière son char!... »
Joignant le geste à la parole avec sa promptitude habituelle, le mousse a
saisi les chevilles de Gaït et d'une secousse fait le geste de l'arracher du sol....
Immédiatement les deux jumelles sont debout, blouses et culottes enlevées d'un
tournemain. Et toutes deux en maillot de bain courent à la poursuite de Paulette
qui, en trois sauts, a atteint le bord de l'eau, puis, laissant son biquet interdit, a
plongé dans un jaillissement d'écume, immédiatement imitée par ses amies...
toutes se pourchassant à grandes brassées.
« A la joute! a crié Paulette; je veux me rattraper de mon stupide plongeon
de l'autre jour, moi...! »
Depuis une semaine que l'aventure de la bataille contre les espadons a
interrompu le voyage de retour de la goélette vers la France, l'Aréthutse et son
équipage sont immobilisés par force à Syracuse, et plus longtemps qu'il n'avait
d'abord paru nécessaire. En effet, pendant que, par obéissance naturelle à cette
loi de solidarité imposant aux marins d'accourir immédiatement à l'aide de qui se
trouve en difficulté, Martiale Cartier a lancé son yacht au secours des pêcheurs
siciliens, la bagarre contre le gibier récalcitrant a mal tourné. L'avarie causée par
la furie de l'espadon blessé chargeant la goélette est apparue très grave. Rigide et
solide comme une barre d'acier, l'épée nasale de l'animal, poussée par un corps
pesant plusieurs tonnes, a perforé la coque de l'Aréthuse très au-dessous de la
flottaison. Les efforts de l'animal affolé voulant se dégager, sa bataille suprême
avec les pêcheurs le poignardant sous l'eau ont desserré les fibres de teck de la
coque dans lesquelles l'épée restait plantée, ayant traversé le bordé. Quand
Tommaso a dû renoncer à arracher ce glaive osseux pour en faire don à
Martiale, une voie d'eau s'est déclarée d'abord mince filet dont l'équipage
occupé sur le pont ne s'est pas aperçu. Si bien que, au bout d'un long
moment, le biquet Corfou, endormi à fond de cale où il a sa niche, s'est senti
soudain pris sous la douche froide et, de panique, a donné l'alarme par ses bonds
et ses plaintes.
Alors, c'a été immédiatement, devant le danger qui s'accusait de minute en
minute, l'armement de la pompe de cale branchée sur le moteur pour suppléer
aux bringuebales très dures à manœuvrer. Et aussitôt l'aide obligeante, en juste
retour, apportée par les équipages des cinq barques siciliennes, tandis que le

39
patron Tommaso Bagheira donnait enfin ce conseil de sagesse : faire route
immédiatement, avec l'escorte des barques, vers le port le plus proche --
Syracuse. Où l'Aréthuse, blessée en pleines œuvres vives, pourrait passer en cale
sèche et recevoir la réparation complète d'un constructeur naval... car le petit na-
vire ne saurait, sans péril, essayer de gagner avec une pareille blessure aucun
port français de Corse ou de Provence.
Ainsi, par force majeure le yacht est devenu l'hôte involontaire de
l'admirable « Portus Marmoreus », œuvre toujours subsistante de Denys l'Ancien
et d'Agathocle, au pied de l'immense enceinte et des ruines du fort de l’Euryèle
que défendit pendant trois ans le génial Archimède. Escale malencontreuse, mais
forcée et qui se prolonge plus que ne l'avaient supposé les cinq navigatrices. Car,
admirablement reçue, grâce à la présentation plus qu'obligeante du patron
Bagheira, payant ainsi sa dette de reconnaissance, la capitaine Martiale Cartier,
qui a fait viser, suivant la règle, les papiers du bord et les siens personnels, a pu
mettre en cale sèche son navire et procéder aux réparations plus importantes
qu'il n'y paraissait à premier examen. La longue et forte épée de l'espadon
retirée, la blessure ainsi produite a nécessité un « remaillé » complet de cette
partie de la coque.... Six jours, huit jours, dix jours se sont passés....
D'abord, escomptant une escale de quarante-huit heures, les cinq amies,
de commun accord, ont commencé par aller contempler cette Fontaine Aréthuse
célèbre dans toute l'Antiquité comme étant supposée passer sous la mer, de
Grèce en Sicile, et baptisée du nom dont les syllabes, évoquant la plus harmo-
nieuse des nymphes, se trouvent justement inscrites à la poupe de la goélette.
Puis, elles ont visité l'île d'Ortygia - où ne manquent aujourd'hui que ces cailles
qui lui ont donné leur nom grec —, le musée, les églises, les Latomies, la ville
antique....
Alors, voyant les travaux de réparation se prolonger, Martiale Cartier a
cherché un dérivatif à son irritation. Elle a repris le document trouvé dans la
bouteille, a mis à contribution les qualités de photographe de Manette, et lui a
fait tirer des clichés et des agrandissements de la curieuse pièce livrée par le
hasard. Utilisant les avions effectuant la liaison entre la Sicile et la France, elle a
écrit de longues lettres. Laissant les deux jumelles, avec Paulette en croupe,
courir à scooter toute la région de Syracuse, elle a eu avec Marie-Antoinette
Marolles de longues conversations. Puis toutes deux, s'isolant assez mys-
térieusement, ont travaillé ensemble et, plusieurs fois par jour, ont fréquenté la
poste et le télégraphe.
Un soir les voyant toutes deux revenir de la ville, ayant, pour cette course
secrète, remplacé leurs commodes tenues de bord par des costumes de
voyageuses, Paillette n'a pu se tenir de s'exclamer à sa mode de gavroche :
« Ah! ça, sauf le respect que je te dois, Pacha, et mon admiration devant
les toilettes de Miss A-Tout-Chic,... pour faire comme ça bande à part, ce serait-
il que vous êtes en train de chercher des conquêtes ravageuses dans Syracuse? »

40
Lançant un coup d'oeil complice à Martiale, Manette a saisi entre deux
doigts l'oreille du mousse, et dit moqueusement :
« Si on te le demande, ma Moutarde, tu répondras.,..
- Que je n'en sais rien.... Merci : je connais la formule.
- Alors, applique-la, répond Martiale. Continue à faire joujou avec ton
biquet et à baguenauder avec les jumelles.... Vous saurez toutes les trois la suite
quand il sera temps... et s'il y a une suite.... »
Le sourire gentil a corrigé, en l'atténuant, la réponse, et Paulette a riposté
avec une grimace comique :
« Autrement dit : mêle-toi de ce qui te regarde.... Bon, bon, ça va.
Compris la consigne, capitaine Mystère.... Entendre, c'est obéir.... Et nous trois
la Faïk, la Gaït et la Paulette, par ici la sortie, et buvez frais.... »
C'est pourquoi, ce jour-là qui est le vingt-deuxième depuis le début de
l'escale forcée, les deux Bretonnes étant retournées à scooter faire le tour des
remparts que défendit jadis Archimède contre les Romains, Paulette, lasse de
tant d'archéologie, a préféré emmener le biquet Corfou sur la grève :
« Il s'ennuie, ce pauvre enfant, seul toute la journée : je ne suis pas une
mère dénaturée, moi... je lui paie une journée de sortie. »
Mais aussitôt les deux Bretonnes revenues de leur course, Paulette les a
provoquées à cette lutte à la nage. Et toutes trois, se poursuivant, sont déjà assez
loin du rivage, lorsque Paulette, s'arrêtant de nager, met une inain sur ses yeux et
regarde au loin :
« Par Charles le Téméraire, mon ancêtre possible, et par tous les saints de
ma Bourgogne natale, c'est le Pacha et Son Elégance A-Tout-Chic qui, là-bas,
descendent vers la grève.... Pas possible!... Oh! mes enfants, il se sera produit un
événement sensationnel dans le secteur.... Gare dessous : le temps va changer....
»
Et comme les deux jumelles pouffent de rire, Paulette tire une longue
brassée vers la grève en criant :
« Allez, allez! à terre, en vitesse.... »
Toutes trois ensemble filent côte à côte. Puis brusquement Paulette se
redresse encore et, voyant de plus près les arrivantes qui descendent lentement,
elle jette :
« Seigneur! Mlle Martiale Cartier notre maître à bord après Dieu,... et
notre irrésistible Marie-Antoinette Marolles, arbitre suprême des mondanités en
digne fille du plus célèbre couturier de France René Marolles, son père, ont
encore une fois changé de toilette. Repérez-moi la vareuse rouge de l'une, le
tailleur de tussor de l'autre.... Où est la fière simplicité jusqu'ici en honneur à
bord de l'Aréthuse J'en pâlis, mes sœurs...! »
Gaït interrompt la tirade :
« Martiale nous fait signe....
- Elle ne compte pas se baigner dans cette tenue de milliardaire pour plage
à la mode, tout de même? » riposte la petite qui, reprenant pied, sort de l'eau

41
suivie des deux jumelles, et, sous la flambée du soleil, arrive juste à temps pour
entendre Manette s'exclamer :
« Toi, Corfou, bas tes patoches, mon garçon...! Tu es mignon tout plein
avec tes démonstrations de tendresse... mais ma jupe n'est pas faite pour te servir
d'essuie-sabots.... »
Et, en effet, le contraste est si complet entre les deux aînées, à la vérité
tout à fait élégantes, et les trois baigneuses ruisselantes comme des sirènes, que
Paulette lancerait bien encore une phrase de moquerie — si l'air grave de la
capitaine ne retenait l'espiègle.
Car, sans attendre aucune parole des trois naïades, Martiale a avisé un
bloc de rocher et s'y installe, tandis que Manette fait de même sur un banc de
lave émergeant du sable. Et la Malouine déclare :
« Nous savions vous trouver ici. Et comme cette plage est déserte, nous
sommes assurées que personne ne nous viendra déranger ni écouter.
— Oh! oh! prononce Fait, si sérieux que cela, capitaine?
— Oui, ma chère : fini l'amusement.
— L'amusement? proteste Paulette qui feint l'indignation. Je t'assure,
cap'taine, que nous sommes les filles les plus sérieuses du monde. La preuve :
tu nous rejoins à l'instant où, dans sa patrie, au lieu où il l'a découvert, nous
venons de réaliser, et de réussir, l'expérience du principe d'Archimède :
« Tout « corps plongé dans un fluide perd une partie de « son poids é'gale
au poids du volume du fluide qu'il « déplace.... » Et nous contrôlant toutes
trois respectivement, nous pouvons t'assurer que nous avons vu, en prenant
comme lui notre bain, qu'Archimède avait raison.... Travaux pratiques de
laboratoire.... Chef, qu'est-ce que ta sévérité exige de plus?...
— Que le mousse s'assoie et me laisse parler....
— Parfait, cap'taine : on y va.... »
Une brusque cabriole. Et à sa coutume, Paulette retombe assise en tailleur
sur ses talons, imitée aussitôt par les deux jumelles.
La petite brune attrape son biquet par les épaules, l'attire à elle, le force à
plier les jarrets, et avec une pichenette sur le museau, lui déclare :
« Toi, l'enfant trouvé, tais-toi aussi... écoute, et si jamais tu répètes
quelque chose de ce que tu vas entendre, je te transforme en côtelettes grillées....
» Malgré son visible sérieux, Martiale ne peut s'empêcher de sourire à
l'enfantillage. Puis, elle annonce : « Eh bien, voilà : si je suis venue avec
Manette vous retrouver sur cette grève isolée, c'est que sur l'Aréthuse il y a
encore des ouvriers qui pourraient nous comprendre, et comme j'ai du nouveau à
vous soumettre, suivant la règle de notre vie en commun, je réunis le Conseil du
bord....
Fichtre! interrompt Geneviève Trévarec. Secret d'Etat?
- Ou bien dernier chapitre d'un roman policier? » dit Paulette.
La Bretonne et la Bourguignonne croient rire. Mais Martiale hoche la
tête :

42
« L'un et l'autre,... dans un certain sens... oui.
- Et qui pourraient changer nos projets? demande Marguerite.
T Si cela convient à l'unanimité, oui, aussi.
- On ne rentre plus en France? » crie Paulette qui se dresse tout debout,
les yeux luisants de plaisir subit.
« Si vous n'y voyez pas d'inconvénients... oui, encore.
- Et on va... où? »
Une courte hésitation. Martiale et Manette échangent un regard, puis un
sourire. Et, à l'étonnement des trois autres membres de l'équipage accoutumées à
trouver leur capitaine beaucoup plus rapide et plus nette dans ses réponses, la
descendante du découvreur du Canada commence, avec, dans la voix, certaines
hésitations :
« Eh bien, voilà.... Si Manette et moi, nous vous avons ainsi abandonnées
à vous-mêmes, toutes ces deux semaines,... un peu....
- Un peu beaucoup, appuie Paulette gravement. -- Oui, consent
Martiale : un peu beaucoup, tu as raison... trop même, et nous nous en
excusons.... Mais vous allez comprendre, si vous m'accordez dix minutes pour
tout vous expliquer.»
Et sans attendre réponse, la capitaine commence.
Voyant les journées se succéder sans que le travail de réparation avance
aussi promptement qu'elle l'avait escompté, Martiale, laissant ses camarades
chercher un dérivatif dans les promenades autour de Syracuse, s'est mise à
étudier le problème posé par l'étrange document trouvé dans le flacon de
Murano absorbé par l'espadon, qui, goulu comme tous les grands squales, a dû
promener assez longtemps cette étrange proie dans son estomac. Et, aidée à la
fois par Manette, qui a un oncle à l'Institut, et par les parents qu'elle-même
possède à Saint-Malo, la capitaine a fait faire une rapide enquête dans diverses
archives à Paris et en Bretagne.
« Il est parfaitement exact que, à la fin du XVIII e siècle, vivait, tantôt à
Rennes, tantôt à Paris, un personnage assez bizarre, nommé Alain Trévzel....
- Il a existé, l'homme de la bouteille?
- Réellement vécu sous ce nom-là? »
Les deux questions sont parties ensemble : par extraordinaire et
contrairement à leur habitude de dire la même chose en même temps, les deux
jumelles ont parlé chacune pour soi.
Et Martiale donne des détails qui ne laissent aucun doute sur la réalité
d'existence du personnage, et sur la vraisemblance d'authenticité du document
sorti de la bouteille au timbre de la fabrique de Murano.
Un homme bien singulier d'ailleurs.
D'aucuns semblent même le tenir pour un fou.
En tout cas, un inventeur en effet — mais du plus étrange caractère,
travaillant en dehors des règles ordinaires —, à la fois physicien, chimiste, archi-
tecte naval, faisant de la gravure, vivant solitaire et agressif.

43
Très connu de la plupart des savants de son temps, avec lesquels
il ne frayait que par boutades - tenu pour un génie par les uns, pour un cerveau
brûlé par les autres....
« Une espèce de docteur Faust? suggère Gaït.
- Un indépendant? Il me plaît à moi! » lance Paulette.
En tout cas un caractère impossible. D'après les témoignages, il vivait
dans un atelier extravagant. Allant, venant à sa fantaisie, disparaissant parfois
durant des mois, et quand il revenait, racontant qu'il arrivait de l'Amérique ou de
l'Inde suivant les cas, rapportant des objets exotiques, puis il se replongeait dans
le travail avec acharnement. Il s'occupait d'occultisme un jour, de mécanique le
lendemain. Il prétendit même être sur la voie de la trouvaille du mouvement
perpétuel.
« D'après une note venue des archives de Rennes, explique Martiale, il
aurait encombré de ses communications le bureau de l'Académie des sciences, et
annoncé les inventions les plus extraordinaires -dont on lui renvoyait
régulièrement les plans en l'invitant à se tenir tranquille....
- Un original pareil, mais c'est magnifique! s'exclame Paillette qui ne
peut contenir son enthousiasme. Et c'est lui qui serait l'auteur de ce testament
que l'espadon nous a rendu? Nous en avons une chance!
- Mais comment ce Trévézel serait-il venu à Venise? interroge Faïk,
beaucoup moins vibrante que le mousse.
- Parce que, répond Manette, les archives de Paris gardent, dans les
comptes rendus de la Convention, une note indiquant que, en effet, il aurait pro-
posé un appareil qu'il voulait vendre à la défense nationale et que les savants
consultés par l'Assemblée lui ont refusé.... Depuis le jour de ce refus, nul, en
France, n'a plus jamais entendu parler d'Alain Trévézel....
- Alors, demande Gaït, ce serait à la suite de cette déception que le
pauvre homme serait entré en rapport avec le gouvernement de Venise?
- Lequel, vous le savez, entretenait des intelligences dans l'Europe
entière, depuis des siècles, et avait bâti le plus étonnant réseau d'observation
sous le couvert des fameux ambassadeurs de la République de Saint-
Marc installés dans chaque capitale, continue Martiale.
- Rien de neuf sous le soleil, bouffonne Paulette : pas même
l'Intelligence Service...! C'est à décourager les initiatives!
- Oh! tais-toi, la mioche! On est sérieuses ici! lance Gaït.
- Et continue, cap'taine : c'est passionnant », complète Faïk.
Martiale reprend - - Manette, de temps en temps, complétant d'un mot le
récit de son amie. Les renseignements venus d'une part de Rennes et de Quimper
par les soins de Hervé Cartier qui, de Saint-Malo, a usé de ses relations pour
répondre aux questions de sa fille, et d'autre part procurés par l'oncle de Ma-
nette, Pascal Hélouan, à qui ses fonctions de secrétaire perpétuel de l'Académie
des beaux-arts ont permis de venir à l'aide des curiosités de sa nièce - il ressort
une certitude que la capitaine de l'Aréthuse résume à mots brefs :

44
« Alain Trévézel a réellement existé. Il vivait bien et travaillait durant les
dernières années du règne de Louis XVI et les premières de la Révolution. Donc
un savant véritable. Mais un indépendant, un caractère entier, insupportable,
toujours en discussions interminables avec toutes les autorités, brouillé avec les
trois quarts de Paris et considéré par le reste comme un être fumeux et
incohérent, débordant d'idées, passant avec exaltation d'un projet inachevé à un
autre aussi facilement abandonné - - et cependant parfaitement capable de
découvrir chemin
faisant une idée de génie... et même plusieurs....
- Autrement dit : un braque! Moi, j'adore ces gens-là! interrompt
Paulette qui se dresse brusquement. Et d'ailleurs, inutile de continuer à enfiler
des phrases : j'ai compris, moi, et je crie : « Bravo, j'en « suis!... »
Martiale balbutie :
« Tu en es? tu es de quoi?...
- De ce que tu as imaginé. Inutile de tirer à la ligne pour nous expliquer....
Depuis que tu sais que ce pauvre diable d'Alain Trévézel a existé,... que
c'était un bonhomme extraordinaire,... qu'il s'est cassé le nez sur des
bureaux à propos d'une invention,... que, vexé, il a été la porter chez les
Vénitiens ou deux mauvais singes l'ont kidnappé et flanqué à l'eau après
l'avoir volé comme il raconte dans son testament... alors, toi, Martiale Cartier,
qui, comme tous les gens de Saint-Malo, as la tête près du bonnet quand il s'agit
de jouer au redresseur de torts, tu as pris envie d'aller faire ta petite enquête
discrète à Venise.... Et comme ça retardera notre retour en France, tu
n'oses pas nous le demander tout à trac.... Ce en quoi tu te trompes,
Pacha.... Parce que je trouve ça une idée épatante. Et si, à bord de l'Aréthuse, il
n'y en a qu'une pour aller avec toi, cette une-là, ce sera moi, ton mousse!...
— Ah! mais nous aussi, nous aussi, bien sûr! » clament les deux jumelles
d'une seule voix.
Martiale a un bref éclair de joie dans ses prunelles. Comme soudain
soulagée d'un poids gênant, elle répond joyeusement :
« Eh bien, oui, c'est vrai.... Paulette a deviné. J'ai cette envie-là.
Seulement, je sais que vous êtes, les unes et les autres, plus ou moins attendues
en France par vos parents,... et par nos... nos camarades de notre croisière aux
Iles Ioniennes.... »
Un petit regard en coin vers Manette qui rougit légèrement, et vers
Paulette dont les yeux brillent, à

cette allusion faite à Marc du Viguier et à Jean Juilliard rentrés


directement à Paris, où l'équipage de l'Aréthuse doit en effet retrouver le

45
compositeur de musique et le graveur dont les navigatrices ont fait la
connaissance et avec qui elles ont noué une excellente amitié au cours des
événements dont Corfou et Leucade ont été le théâtre (1). Mais toutes
reprennent aussitôt :

(1) Voir Cinq Jeunes Filles sur l' « Aréthuse », par Georges G.-Toudouze.
« Bibliothèque verte. »

« Je t'ai dit que j'en suis.... Donc j'en suis! affirme Paillette.
- Tu sais ce que je t'ai déjà répondu, prononce Manette.
- Nous deux, rien ne nous rappelle à jour fixe, déclarent de la même voix
Marguerite et Geneviève Trévarec.
- Par conséquent, clame Paillette,.... en route pour Venise !
- En route pour Venise! » répètent les cinq voix unies.
Paulette complète à tue-tête :
« Venise et le mystère Alain Trévézel!... Je vous l'avais bien dit, moi, que
la capitaine était en train de bâtir un roman policier! »
Martiale étend les deux mains pour calmer cette flambée d'enthousiasme
qui ne lui déplaît nullement :
« Pardon, mes matelots, un peu de calme.... Nous n'allons pas débarquer à
Venise en criant par-dessus les toits que nous avons découvert une histoire sen-
sationnelle d'autrefois, et que nous venons jouer aux enquêteuses à propos des
faits et gestes de l'inquisiteur d'Etat Jacopo Mandragor, du sbire Cesare Bec-
caruzzi, et du disparu Alain Trévézel.
— Nous serions peut-être reçues fraîchement, fait Paulette.
- Pardon, à mon tour, intervient Gaït. Avec mon titre de l'Ecole du
Louvre, je peux parfaitement me présenter comme une curieuse qui s'amuse à
rechercher des documents d'archives sur les dernières années de l'indépendance
de Venise a l'époque révolutionnaire, et avant l'arrivée de Bonaparte. Les
archives vénitiennes doivent posséder des cartons bourrés de documents
intéressants concernant la vie et les secrets des inquisiteurs d'Etat de l'époque.
J'ai l'habitude de ces fouilles-là, moi,... et avec de la patience....
- Une aiguille dans une botte de foin, ma pauvre amie, soupire Manette.
Et puis, si tu ne veux exciter aucune curiosité, il faut trouver un prétexte
suffisant pour justifier notre séjour.
- Tourisme, répond Faïk : nous visitons Venise que nous ne connaissons
pas. »
Martiale hoche la tête :
« Trop banal, cela.... J'ai trouvé beaucoup mieux.... Tenez.... »
De la poche de sa vareuse, la capitaine sort et déplie une affichette
imprimée en bleu et rouge :
« On m'a distribué cela au bureau de poste.... Regardez : à l'occasion de
fêtes au cours desquelles la municipalité de Venise veut reconstituer la fameuse

46
cérémonie du mariage annuel du doge avec la mer Adriatique, et sortir le célèbre
navire de gala le Bucentaure, reconstruit et rééquipé pour la circonstance, une
série d'épreuves nautiques sont prévues pour lesquelles champ est librement
ouvert à qui voudra concourir.... »
Sur l'affiche en haut de laquelle, en vives couleurs, se dresse le Lion ailé
de Saint-Marc, sa griffe droite posée sur l'Evangile ouvert, et sa queue fouettant
l'air, un programme est inscrit sur lequel se penchent les cinq têtes curieuses, et
pêle-mêle, les exclamations partent :
« Ski nautique....
— Course à la rame....
- Régates à voile....
- Et à moteurs....
- Autrement dit, domine l'accent aigu de Paulette : un diminutif des
Jeux olympiques! »
Martiale replie soigneusement le document, et interroge :
« Alors? nous nous inscrivons?
- Et comment! » répondent quatre voix unies. La capitaine sourit :
« C'est bien ce que j'espérais.... Ainsi, tout devient très simple. Rentrant
des Iles Ioniennes, et surprises en route par un accident qui a nécessité une
escale de réparation en Sicile, l'équipage de YAréthuse à l'unanimité....
- Plus une voix : celle du biquet Corfou, mascotte du bord, qui ne dit rien
mais n'en pense pas moins», coupe Paulette faisant dresser son favori sur
ses minces pattes de derrière et hocher sa petite tête cornue.
« ... Décide, continue Martiale, de retarder son retour en France et de
remonter jusqu'à Venise pour voir s'il lui sera possible de participer aux
épreuves annoncées par l'invitation que le hasard lui a communiquée..,. C'est ce
que j annoncerai ici au capitaine de port pour qu'il le répète autour de lui; et ce
que je vais raconter officiellement sur le livre de bord pour la bonne règle....
- D'accord! »
Marguerite Trévarec lève un doigt :
« Une question : quand nous avons ouvert cette bouteille, le patron
Tommaso Bagheira et deux de ses hommes, qui venaient de trouver l'objet dans
l'estomac de l'espadon, nous ont vues lire ce parchemin. Ce sont des marins : ils
ont l'habitude de ces trouvailles d'épaves.... Ils ont dû bavarder autour d'eux
après avoir constaté notre émotion.... Puisque nous nous trouvions dans les eaux
territoriales italiennes, les autorités du port de nous laisseront pas reprendre la
mer avant que nous ayons fourni des explications ! »
Martiale Cartier approuve :
« Gaït, tu justifies, une fois de plus, ton surnom de Mine-de-Rien en te
montrant réfléchie à ta coutume. Rassure-toi : j'ai paré le coup.... Une autre
chance a voulu que, juste au moment où ils allaient, peut-être bien en effet, nous
interroger, et où nous aurions sans doute raconté trop vite la réalité, la
constatation de la voie d'eau et le danger qu'elle nous faisait courir ont accaparé

47
l'attention de tous, en nous contraignant à une manœuvre d'aveuglement de
l'avarie et à une marche ralentie vers Syracuse.... Ce qui a fait oublier
momentanément la découverte de la bouteille... et m'a permis de prendre une
petite précaution....
- Laquelle...?
- Celle-ci : au cours de ma visite au capitaine de port, en compagnie de
Tommaso, pour explication de notre arrivée et de nos besoins de réparation, je
lui ai annoncé notre découverte. Et, en présence dudit Tommaso, servant de
témoin, j'ai remis, comme je le devais, à cet honorable fonctionnaire notre
commune trouvaille.... »
Une exclamation indignée par plusieurs voix à la fois :
« Tu lui as donné le manuscrit?... Par exemple! »
Martiale hoche doucement la tête :
« Je lui ai remis la bouteille contenant un morceau soigneusement sali et
humidifié d'une de nos vieilles cartes marines inutilisables et chargée de chiffres,
de marques et de coups de crayons de couleur.... »
Un rire court de bouche en bouche :
« Magnifique! clame Paulette : passez muscade!...
- Mais, conteste Gaït, Tommaso n'a rien dit?... Pourtant il avait vu,
et pouvait reconnaître....
- Tommaso, occupé au dépeçage de sa bête, a mal vu, n'a prêté
qu'une attention superficielle, ne s'est pas aperçu de mon tour de passe-passe, et
a été le plus affirmatif des témoins....

48
J'AI TROUVÉ BEAUCOUP MIEUX... TENEZ.

49
— Le capitaine de port ne s'est pas montré surpris?...
- Le capitaine de port m'a déclaré qu'il avait vu plus d'une fois des
bouteilles trouvées en mer contenir ainsi des papiers sans intérêt aucun : des
plaisantins, désireux d'intriguer et de décevoir les chercheurs d'épaves,
s'amusent souvent à ce genre de farces... Et il a jeté notre bouteille et ma
vieille carte dans un coin comme rebut, en manifestant, en revanche, la plus
aimable curiosité au sujet de notre croisière aux Iles Ioniennes... et nous
avons parlé d'autre chose.... Par conséquent l'incident n'existe plus....
- Et nous pouvons partir à la chasse au mystère! clame Paulette.
- Non, rectifie Martiale, à la dispute de l'un ou l'autre des championnats
féminins des fêtes de Venise.... Et vous voudrez bien, s'il vous plaît, made-
moiselle Montrachet, vous tenir, comme nous, strictement à cette consigne de
surface, et réserver toutes vos exubérances aux manifestations pour lesquelles
nous comptons particulièrement sur vous. Car, si ma mémoire est bonne, vous
fûtes une des gloires sportives de votre lycée de Dijon, et, à ce titre, comme nous
allons avoir affaire, sans doute, à fortes parties, nous aurons, toutes cinq
ensemble, les couleurs de la France à défendre....
- Apparences et réalités à mener de front? Compris, cap'taine.... »
Et avec un demi-soupir, le mousse ajoute :
« Dommage que, cette fois, on n'ait plus avec nous nos deux compagnons
de Corfou.... A nous sept, ça faisait une bonne équipe.... »
Martiale a un petit sourire de coin :
« Chi lo sa? comme on dit dans ce pays-ci.... »
Manette Marolles esquisse un haussement d'épaules et montre une petite
gêne déçue :
« C'est douteux, ma chère.... Tu sais bien que Marc du Viguier a été
rappelé à Paris par sa suite de concerts, et Jean Juilliard par les préparatifs de
son exposition d'eaux-fortes et de gravures en couleurs.... »
A son tour, Paulette hausse le front avec un geste à la fois de dépit et de
défi :
« Eh bien, tant pis! on se passera d'eux! La victoire n'en sera que
meilleure.... Quand partons-nous, cap'taine?
— Demain soir, si ces lambins d'ouvriers charpentiers ont terminé la
réparation. »
Paulette s'est dressée tout debout d'un élan, et les yeux luisants d'une
flamme subite :
« Dites donc, vous toutes, savez-vous l'idée qui me vient? »
Le doigt pointe vers un angle de quai à l'extrémité de la promenade du
Passegio Aretusa :
« Là-bas, c'est elle, la patronne de notre goélette, n'est-ce pas?... Eh bien,
j'ai toujours entendu dire que les marins de l'Antiquité ne s'embarquaient jamais
à Syracuse, sans aller saluer la nymphe Aréthuse à sa source.... Faisons comme
les Anciens... Le youyou est là échoué sur le sable.... Allons toutes les cinq

50
ensemble saluer l’Aréthuse dans sa grotte! Embarquons! et qui m'aime me
suive! »
Une rapide série de gestes, et, les tenues de bord enfilées par-dessus les
maillots de bain, Paulette, Gaït et Faïk entraînant avec elles Manette et Martiale,
le youyou est poussé à flot, les cinq camarades embarquées ainsi que le biquet et
les deux scooters. La motogodille lancée, sur la mer calme, la légère embar-
cation traverse à toute allure la baie du Portus Marrnoreus, vient accoster à la
cale du Passegio, et toutes sautent à terre.
Devant elles s'étend le petit bassin semi-circulaire, orné de hautes touffes
de papyrus et encadré d'une terrasse à la balustrade de laquelle les cinq
navigatrices viennent s'accouder, les yeux fixés sur ce bassin troublé de légers
bouillonnements qui, pour leurs esprits enthousiastes, semblent la respiration de
la nymphe logée par la poétique mythologie hellénique dans l'ombre fraîche de
la grotte d'où sort et coule doucement un flot aux reflets et aux sonorités d'argent
clair.
Un long moment, perdues dans leurs pensées et coude à coude, elles
demeurent là, silencieuses. Puis, toute sa gouaillerie gamine remplacée soudain
par une expression de rêve et d'émotion, Paillette . se penche, saisit une touffe
verte qui pointe au ras de la balustrade, l'arrache d'un coup sec, et mains éten-
dues, doigts ouverts, elle la laisse tomber tournoyante à la mode de ces offrandes
fleuries que les jeunes Syracusaines païennes de la cour de Denys l'Ancien
apportaient, jadis, de la même manière et en ce même lieu. Puis, aussitôt, avec
ce curieux mélange de sensibilité aiguë, d'émotions profondément ressenties et
de gaminerie volontiers déchaînée qui forme le fond de son caractère, elle
murmure gravement :
« A toi, Aréthuse, dont Diane fit la nymphe de cette fontaine,... à toi que
notre fantaisie a choisie pour la marraine de notre navire,... à toi qui as si bien
été notre protectrice tant qu'a duré notre aventure à Corfou la Faucille!... Nous te
demandons de continuer à nous aider, à présent que nous allons chercher une
aventure nouvelle à Venise née de l'écume des flots.... »

51
III

AU CARREFOUR DE LABRUME

« A PRÉSENT, Gaït, de deux minutes en deux minutes, donne, en les


alternant, trois coups longs, et trois coups brefs....
- Je suis parée, cap'taine....
- Alors, commence....
- Beeeeùùùù... Beù.... Beeeeùùùù.... Beù....
- Comme ça.... Très bien.... Continue.... » Adossée au mât de misaine,
tout en manœuvrant le piston de commande de la sirène dont la gorge de bronze
déchaîne, à la cadence ordonnée, ses rauques mugissements, Marguerite
Trévarec ne peut s'empêcher de grommeler à haute voix contre la brume au sein
de laquelle la goélette avance à l'aveugle, moteur au ralenti. Car dans l'épaisseur
poisseuse qui enveloppe le petit navire, Gaït ne voit plus rien autour d'elle -- pas
même l'arrière d'où lui parviennent les ordres de Martiale au guet à côté de la
barre. Elle réprime un frisson et prononce :
« Dire que cette saleté de crasse nous tombe dessus juste au moment
d'arriver... sans savoir où nous sommes.... »
Une voix répond :
« Ronchonne toujours, ma fille! Je t'entends sans te voir.... »
Tout en actionnant sa sirène, la Bretonne lève la tête :
- Je ne te vois pas davantage.... Où es-tu perchée, l'oiseau ?
- Juste à l'aplomb de ta tête, à califourchon sur la barre de flèche pour
réparer le contact du projecteur », répond l'organe aigu de Paulette qui ajoute : «
Savoir s'il va percer cette bouillie, le pauvre! »
Autour de l’Aréthuse entièrement noyée dans ce floconnement
impalpable, l'air humide et froid semble tissé d'une ouate impénétrable aux
regards, et au milieu de laquelle les paroles, même prononcées très haut,
s'assourdissent.
« Beeeeeùùùùù.... Beeeeùùùù.... Beeeeeùù... », articule trois fois la sirène
sous la main de Gaït qui a renoncé à découvrir Paulette grimpée au-dessus d'elle,
de même qu'elle ne distingue pas sa sœur Faïk à la barre, ni Martiale visiblement
inquiète.
« Si je m'étais doutée de la surprise qui nous attendait au large, je n'aurais
pas levé l'ancre de la rade d'Ancône! » se gourmande la capitaine, qui, se
penchant vers le panneau ouvrant dans le carré, interroge : « Manette? tu as sorti
la carte du golfe de Venise?
- Oui, répond du fond l'interpellée, et les Instructions nautiques aussi.
— Alors, lis tout haut....

52
- Pas fameux, tu sais.... Ecoute : « La côte est une plaine basse
entre delta du Pô et Venise.... Fleuves endigués débouchant à travers des
barres qui se déplacent.... Bancs de brume assez épais qui durent plusieurs
jours.... »
- Merci pour le renseignement! jette rageusement Martiale.... Si c'est tout
ce qu'il raconte de bon, ton bouquin, j'en sais autant que lui avec ce que je vois
autour de nous....
- Non. Attends. Il dit encore « Courant côtier venant du fond du golfe de
Trieste et filant en direction sud-est : les fleuves l'écartent.... »
- De mieux en mieux! lance la capitaine....
- Attends encore », continue Manette, sous une lampe dont la brume
qui a pénétré dans les coursives voile la clarté. « II y a ça : « Les marées
sont très sensibles. La mer entre rapidement dans les ports et les canaux
des lagunes; elle en ressort ensuite en produisant des courants de toutes
directions qui donnent lieu à de grands remous.... »
- Oh! assez! », crie Martiale dont la gorge s'enroue sous la glace humide
de la brume.
Mais, consciencieuse à sa coutume, Manette continue imperturbable :
« Je lis aussi : « Coloration jaune des eaux très loin en mer. Il est prudent
de naviguer avec précaution.... » Et encore : « Les fonds changent. Des bancs
nouveaux se créent et se déplacent.... Des masses de vapeurs, la plus grande
partie de l'année, rendent plus délicate la navigation, et plus difficile
l'atterrissage.... »
D'un geste brusque qui dit son énervement vraiment inhabituel et tout à
fait contraire à ses habitudes de sang-froid, Martiale Cartier, du bout de son pied
referme à la volée le panneau dans sa glissière avec un claquement sec.... Et la
calme Faïk qui, les deux paumes serrées sur les poignées de la roue de barre,
essaie désespérément de percer du regard l'épaisseur de cette abominable brume,
prononce ':
« T'agace pas comme ça, cap'taine : ça ne sert à rien.... »
La réponse arrive, roide comme un coup de trique : « Facile à dire.... Moi,
la houle et les coups de chien, ça m'est égal. Je sais étaler.... Mais la brume, je ne
peux pas la supporter : c'est laid, c'est gluant, c'est sale, c'est traître... et ça vous
fait tourner en rond jusqu'à ce qu'on se casse la figure sur un caillou, ou sur un
autre bateau.... »
A ce moment, le panneau du carré se rouvre et montre le visage de
Manette qui cligne des yeux sous la piqûre du brouillard, tout en disant :
« Le bouquin recommande encore de marcher à In sonde.... Si tu veux, on
pourrait essayer?...
- Beeeeeeù.... Beù.... Beeeùùùùù.... Beù... », continue la sirène fidèle à la
consigne sous la main de Gaït.
Et, à travers le mur de ouate humide, la voix de Paulette invisible descend
de la mâture perdue dans le nuage froid :

53
« Projecteur paré.... A envoyer le courant, là, en bas!... »
Rapidement Manette est redescendue à la loge du moteur qui, en même
temps que la marche, donne la lumière, renforcée d'ailleurs par les
accumulateurs, et elle crie :
« Contact.... Paré.... Voilà.... »
Là-haut, dans le gréement, une lueur surgit qui semble lutter contre des
épaisseurs de gaze grise acharnées à l'étouffer dans leurs plis. Et Faïk murmure :
« La sirène, le projecteur, on va peut-être s'en sortir.... Et Manette a raison
: on peut y aller aussi de la sonde, quoique ce soit tout vase molle par ici.... »
Après son accès de colère et son mouvement de découragement, Martiale
s'est reprise. Elle redevient, d'un sursaut, le chef responsable. Et si, en son for
intérieur, elle regrette toujours d'avoir quitté le mouillage d'Ancône, sans se
'douter du piège qu'allait lui tendre l'Adriatique, elle se reprend et en arrive
même à plaisanter :
« Eh bien, allons-y de la marche lente, de la sirène, du projecteur et du
tâtonnement de la sonde à l'aveuglette.... Tout de même, arriver à Venise, le
pays de la lumière, en plein bouchon de brume noire, en braillant comme des
pies de mer, en se traînant sur le fond au bout d'un plomb de sonde, et en faisant
des effets de lumière électrique... ce n'est pas banal. Et ces choses-là n'arrivent
qu'à nous.... »
Un petit rire sec, qui n'a rien de gai. Et tout de suite, Martiale commande :
« Paulette, si tu es sûre de ton projecteur, descends de ton perchoir, et
remplace à la sirène Gaït qui va aider Manette à filer la sonde... »
Il y a le glissement rapide d'un corps invisible dans l'opacité de la brume,
tandis que la voix rieuse du mousse annonce :
« Ordre exécuté.... Rendue à mon poste.... Je ne vois même pas le bout de
mes pieds dans la bouillasse.... Mais ça y est : je tiens la sirène.... A moi la
partition d'orchestre... et en avant pour la symphonie héroïque en cuivres
majeurs.... Beeeùùù.... Beeeùù.... Beeeùùù! et puis Beeùù... Beeùù...! »
Souligné par le rire du mousse, un grondement accéléré — trois coups,
puis deux coups - se déchaîne immédiatement. Tandis que, à tâtons à travers la
gluante obscurité, Manette et Gaït arment la sonde et, s'entraidant pour la
manœuvrer, expédient le lourd plomb guindé sur son filin par-dessus bord, et le
laissent glisser jusqu'à ce que, d'abord raidi par son poids, soudain il s'amollisse
entre leurs doigts.... En comptant à tâtons les divisions de la ligne, la Bretonne
annonce :
« Dix-huit de fond! »
Puis, une rapide manœuvre ayant ramené le plomb à bord, Manette
soulève l'engin, le tâte du bout de l'index et constate :
« Vase molle. »
A peu près dissimulée dans l'épaisseur de la brume qui continue d'étouffer
sa Voix. Martiale examine le compas dont l'aiguille aimantée tremble sur son pi-

54
vot sous la vitre épaisse de l'habitacle et qu'éclairé une petite ampoule électrique.
Elle prononce à l'adresse de la barreuse debout auprès d'elle à sa roue :
- « Nord.... Tiens bon le cap.... Tant que j'aurai ces fonds-là, j'ai intérêt à
m'élever le long de la côte qui doit être quelque part sur bâbord, mais dont je
n'ose pas trop me rapprocher.... »
Derrière l'étambot, l'hélice tourne au ralenti, les pistons du moteur battant
régulièrement sous le pont à toute petite cadence. 'L'Aréthuse complètement
aveugle avance très lentement. Manœuvrée par Pau-lette, la sirène continue ses
hurlements réguliers. Sur sa prise à la barre de flèche, le projecteur électrique
essaie, de toute sa lumière, de percer la brume diffusant ses rayons en étrange
halo. Se répondant l'une l'autre au plomb de sonde, Manette et Gaït annoncent,
de temps à autre, un nouveau chiffre de profondeurs, d'ailleurs variant fort peu :
« Dix-sept.... Dix-neuf.... Seize.... Vingt.... Toujours fond de vase.... »
Martiale Cartier, plus angoissée par cette navigation à l'aveugle, par ce
calme absolu et cette opacité blanchâtre, que par une lutte directe contre le vent
et la houle, tend toute son attention pour essayer de deviner sa route. Elle traîne
à la plus petite vitesse possible, avec la crainte de heurter un obstacle invisible
ou d'être déportée, à son insu, vers la côte basse qu'elle sait toute proche, et sur
laquelle le yacht pourrait venir s'échouer à la poussée d'un courant inconnu....
Une heure, puis une autre heure, une troisième encore.... La mer toujours
aussi calme, la brume toujours aussi épaisse, la marche toujours aussi lente, avec
le triple accompagnement de la sirène qui meugle, du projecteur qui cherche à
percer cette mollesse blanchâtre et opaque, et les annonces des coups de sondage
donnant toujours à peu près les mêmes profondeurs, vingt mètres descendant à
quinze ou douze pour remonter à dix-sept ou dix-huit... Marche à tâtons qui,
malgré leur maîtrise d'elles-mêmes, tord les nerfs des cinq camarades ainsi
aveuglées, et peu à peu glacées....
« Ah... ah... ah!... O... hé!... Ah... ah... ah! »
Un long cri traînant, fait de trois ou quatre cris combinés, à la fois
surprise, appel d'angoisse, longue clameur de détresse....
Cela a jailli quelque part, juste dans l'opacité cotonneuse, et, dirait-on, a
toucher l'étrave et le beaupré perdus dans la brume....
« Moteur,... stop! » a jeté Martiale qui ordonne : « Paillette, Manette,
attention devant... parez les gaffes.... »
L’Aréthuse file sur son erre, moteur brusquement silencieux; dans un
glissement dernier elle vient à l'accostage d'une masse noire surgie subitement
de l'invisible....
« Une barque de pêche!... »
Les crocs des deux gaffes pointées en butoirs d'arrêt grincent contre un
bordage que dominent des mâts subitement révélés. Des silhouettes apparaissent
soudain gesticulantes et criantes à pleine gorge.
« Une femme! a jeté Manette. - Deux enfants! » continue Paulette.
Ses sandales glissant sur le pont humide, Martiale ordonne :

55
« Gaït, Faïk, droite la barre. Ne bouge plus. »
En même temps, elle se précipite à l'avant : juste à toucher la sous-barbe
du beaupré, et complètement en travers présentant sa joue de bâbord bariolée de
couleurs éclatantes, une barque est là que, marchant plus vite, le yacht aurait pu
éperonner avant de l'avoir vue. Une femme toute jeune avec ses cheveux noirs
flottant sur ses épaules, deux enfants, trois hommes crient et s'agitent ensemble
dans le désarroi de cet abordage évité de justesse.... Incompréhensibles
d'ailleurs, ces six pêcheurs parlent un italien rapide, flexible, avec des élisions
inattendues que les Françaises n'arrivent pas à saisir. Elles tentent de répondre
de leur mieux, expliquant leur situation, leur recherche d'une route introuvable :
« Venezia?... Venise? » prononce de son mieux Martiale qui, grimpée sur
l'étrave, tente à la l'ois de s'excuser et d'interroger.
Debout sur un banc de la barque toujours en travers, se tenant d'une main
à l'extrémité du bout-dehors qui avance juste au-dessus de son embarcation
immobilisée, elle aussi, dans la brume, l'Italienne semble d'ailleurs aussi jeune
que son interlocutrice.
Elle saisit ensemble le mot avec la mimique; parlant et gesticulant à la
fois, elle tend le bras en vague indication, tout en souriant à pleines lèvres dans
un visage très pur de lignes et hâlé par l'air marin :
« Venezia?... Non, non : Chioggia... poi Malamocco.... »
Puis désignant ses compagnons, elle ajoute :
« Pescatori di Chioggia.... »
A travers les mots se chevauchant les uns les autres, que prononcent en
même temps la jeune Vénitienne, les deux enfants et les trois marins formant,
avec elle, l'équipage de la barque, les Françaises comprennent que, dans leur
marche hésitante, elles ont amené la goélette à peu près à la hauteur des deux
avant-ports de Venise — Chioggia et Malamocco -dont ces gens sont pêcheurs,
et eux aussi pris par la brume dans laquelle ils cherchent leur direction....
A la même seconde, Paulette jette une exclamation aiguë :
« Oh! regardez,... regardez!... »
Comme si, lasse de s'être appesantie sur les eaux et d'avoir manqué
amener la catastrophe d'un abordage, elle se fatiguait de faire peser sur
l'Adriatique sa menace étouffante — la brume, brusquement, semble trembler
sur elle-même. Avec cette promptitude dont elle a coutume d'user en pareil cas,
elle se divise en minces coulées de véritables fumées à dessous blanchâtres. Sa
vapeur opaque devenant de plus en plus transparente, elle se dilue, tout en s'éle-
vant comme un gigantesque rideau de gaze de plus en plus fluide. Tandis qu'au
haut du ciel étincelle soudain un soleil flamboyant qui, immédiatement, couvre
la mer toujours immobile d'une pluie de rayons brûlants.... De l'obscurité froide
et gluante, le yacht français et la barque de pêche vénitienne passent, par 'une
étonnante magie, à l'éblouissement et à la chaleur ardente de la plus magnifique
des lumières irradiant sur la terre qui se découvre toute proche....

56
Avec un accent d'orgueil, la jeune marinière se redresse tout debout dans
sa blouse de grosse toile rude qui laisse son cou et ses bras nus; le doigt pointé
vers la côte, elle montre :
« Chioggia.... »
Et ses' yeux noirs étincellent d'une lueur subite, lorsque, à ce mot, un
même cri d'admiration échappe aux cinq Françaises à la fois : car, à quelques
milliers de mètres, dominé par trois églises et enserré entre deux longues jetées
peintes l'une en noir, l'autre en rouge, un port se révèle. Des centaines de voiles,
toutes vibrantes à la brise légère qui, à présent, se lève, étalent leur
extraordinaire splendeur, les unes sont rouge pourpre et les autres jaune safran :
fanfare inouïe de ces deux couleurs mêlées en un imprévu d'audaces lumineuses,
et sur lesquelles le soleil s'étale comme s'il y trouvait le plus resplendissant des
miroirs.
Mais, avec un nouveau sourire, la pêcheuse, maintenant dressée à l'avant
de sa barque comme une vivante figure de proue, fait glisser le geste de son bras
tout le long de la côte basse; et elle montre, plus haut vers le nord, deux autres
digues, en prononçant :
« Malamocco... »
Puis, indiquant plus loin encore une houle lointaine de toits, de dômes, de
flèches, avec un éclat subit de la voix et une flamme dans ses prunelles noires,
elle lance comme un salut d'hommage passionné :
« Venezia!... »
Puis elle regarde mieux qu'elle ne l'avait fait jusqu'alors cette goélette qui
a si bien manqué être, sans le vouloir, l'abordeur fatal à sa barque. Elle manifeste
d'abord une admiration pour le navire, puis un étonnement en constatant que
l'équipage de ce navire, ainsi surgi de la brume, est uniquement composé de
femmes qui semblent d'ailleurs à peu près du même âge qu'elle... Une volée
d'exclamations, de mots rapides entre elle et les trois pêcheurs qui l'ac-
compagnent. Subitement elle rit, par un geste de tendresse attire à elle les deux
enfants -- un garçonnet, une fillette - - qui contemplent avec des prunelles
d'admiration l’Aréthuse et ses matelots.
Avec une gaieté jeune et ardente soudainement déclenchée, elle semble
présenter joyeusement elle-même d'abord, puis les deux petits, l'un à sa droite,
l'autre à sa gauche. Et, ses cheveux noirs flottant librement sur ses épaules avec
un mouvement du cou qui les fait longuement onduler, elle lance en articulant
bien les mots pour se faire mieux comprendre :
« Luciella!... Martine et Carlotta,... barcaroli di Venezia!... »

57
IV

GARDE-TOI DE L'ENTRECOLONNES...!

« SALUT et heureuse journée à tous... par San Marco Evangelista, notre


patron!
- De même salut à vous, signor conte! » répondent cinq ou six voix unies.
Au bord du quai aux lourds anneaux duquel les amarres retiennent leurs
embarcations dans l'attente des clients possibles, ils sont là, tous gondoliers,
mais d'âges différents. Ils se sont retournés pour faire accueil déférent au grand
vieillard, vêtu de gris, ganté de gris, coiffé d'un large feutre et qui se tient très
droit malgré les soixante-dix ans certainement passés depuis longtemps. Sous les
cheveux d'argent qui débordent du chapeau, le visage est très fin de lignes;
strictement rasé, il semble un de ces profils que les médailleurs de la
Renaissance aimaient à graver dans le bronze ou l'argent.
« Toujours fidèle à vos chères habitudes quotidiennes, signor
cavalière? interroge avec déférence l'aîné des gondoliers.
— Giorgio Rizzo, jusqu'à ma dernière heure, je ne passerai jamais un
seul après-midi sans venir ici, sur cette Piazetta où j'ai joué tout enfant, où,
devant notre Lagune, j'ai rêvé, jeune homme, où, en face de notre Palais des
Doges et des deux colonnes de San Théodore et du Lion de Saint-Marc, j'ai vécu
homme fait.... Je ne me lasserai jamais de contempler Saint-Georges-Majeur, la
Giudecca, le quai des Esclavons, et de venir causer un instant avec vous, gon-
doliers, dont l'amitié m'est bien plus précieuse que les compliments de tels
ou tels oisifs sans intérêt pour moi. »
Le geste de la canne d'ébène à pommeau d'argent embrasse largement
toute la Lagune, revient aux édifices illustres, et arrive au groupe des barcaroli :
« Ma Venise... mes gondoliers.... »
Sous la pluie dorée des rayons du soleil qui fait flamber la Lagune comme
un miroir étincelant en cette fin d'après-midi, la voix du vieux gentilhomme s'est
faite grave et profonde, avec un accent de tendresse passionnée.
« Je sais que vous me comprenez, vous tous, comme moi, fils de
Venise,... toi Luca Mansueti... toi Beppo Bellini... toi Carlo Alessandro... et
Vincenzo Manfredi et Marino Nogari... vous groupés autour de toi, Giorgio
Rizzo, qui fus le gondolier de tous les miens aujourd'hui disparus, et dont toi
seul peux, à cette heure de ma vieillesse, parler avec moi.... Car en vous tous, je
vois revivre vos ancêtres qui servirent la Sérénissime République, les deux clans
fameux des anciens gondoliers : Canalotti et Castel-lani....
— Toujours prêts à faire aussi bien qu'eux! riposte Beppo Bellini.

58
ELLE LES REGARDE TOUS AVEC LA PLUS GAIE DES
IRONIES

59
— Et vous nous verrez à l'œuvre, signor conte, si vous réussissez votre
projet de faire revivre la grande cérémonie de jadis : la fête du mariage du Doge
avec l'Adriatique..., lance Luca Mansueti.
- Reconstitution que je réaliserai dans peu de jours, mes bons
amis. Car à présent, tout seul dans l'existence, je n'ai d'autre but ni d'autre goût
que de servir Venise et sa gloire. J'ai fait le nécessaire pour que cette fête soit
réussie avec toute la splendeur et toute la vérité possibles.... D'ailleurs, vous en
serez, mes amis... tous!
- Est-ce vrai ce qu'on raconte? » demande avec une mine gourmande
Carlo Alessandro - - un géant dont les bras musculeux font le meilleur rameur de
toute la bande.... « II y aurait la grande Regata d'Onore, celle que nos
ancêtres disputaient en présence du Doge, du Patriarche, des Inquisiteurs d'Etat
et du Grand Conseil rassemblés sur le pont de la galère dorée, le Bucentaiire?
- Parfaitement, réplique le comte : il y aura la Regata, exactement comme
aux jours de la Sérénissime.... Et vous pouvez tous en être assurés : car c'est moi
qui me charge de l'organiser.
- Et c'est moi qui me charge de la gagner! » Une claire jeune voix fraîche
et haute a résonné derrière le groupe qui, aussitôt, se retourne tout entier dans un
même mouvement. Et un grand rire éclate dont le colosse Carlo Alessandro
donne à pleine gorge le signal :
« Ah! la Luciella à présent!...
- La Luciella Spina et son équipage de gaminailles....
- La plus hardie des filles de Venise....
- Une femme courir la Regata?...
— Et la gagner! pourquoi pas? »
La riposte est partie aussi vive, mais d'un ton beaucoup plus haut que les
moqueries.
Nu-pieds et jambes nues sur les dalles chauffées de soleil, en jupe très
courte de toile décolorée par l'eau et le soleil, un blouson de grosse étoffe
dégageant largement le cou et les bras, ses cheveux noirs flottant librement, la
belle fille brune qui vient de sauter de sa gondole sur le quai et qui laisse aux
deux enfants dont elle est accompagnée le soin d'amarrer l'embarcation, vient se
planter hardiment dans le petit cercle des barcaroli, comme toujours amusés par
son audace joyeuse. Toute svelte et souple dans sa taille bien découplée, le teint
doré par le haie de mer, les yeux noirs pétillants d'intelligence et d'énergie, la
bouche rieuse aux dents éclatantes de blancheur, elle les regarde tous avec la
plus gaie des ironies.
« Courir la Regata en présence de toute la ville et des étrangers accourus
pour voir la fête qu'organisé le comte Paolo?... tu n'oserais tout de même pas!..
- Et pourquoi donc, s'il te plaît? Ne m'avez-vous pas; tous, de commun
accord, baptisée « la gondolière de Venise »? Titre oblige, n'est-ce pas, mon
parrain? puisque c'est à vous que je dois ce baptême-là! »

60
Hardiment, Luciella s'est campée devant le vieillard qui la regarde en riant
doucement :
« Ce n'est pas moi qui te contredirai, filleule!... Mais, qu'étais-tu
devenue?... Depuis quatre jours, on ne t'a point vue ici? Je commençais à
m'inquiéter de toi, de ta grand-mère et des deux petits? Que s'est-il donc passé à
Malamocco?
- Rien de grave, parrain.... Je suis intacte, les deux petits aussi,
vous voyez : à leur poste comme d'habitude.... »
Le geste des yeux et du menton désigne le garçon de douze ans et la
fillette de dix qui, besogne d'amarrage terminée, se sont accroupis dans la
gondole. Ils attendent de nouveaux ordres de leur sœur, qui continue :
« Seulement voilà.... La grand-mère Assunta Spina, qui se porte à miracle,
a atteint ses quatre-vingt-sept ans, et pour les fêter il lui est passé dans la tête la
volonté de manger un loup grillé... Si bien que les deux gamins et moi, nous
avons gagné Chioggia et embarqué à bord de mon oncle Giulio Ruvo sur sa
Stella-d'Oro, la meilleure barque de pêche de toute la Vénétie, avec laquelle,
pris dans une brume à couper au couteau et à ne pas voir sa main ouverte devant
soi, nous avons bien manqué d'aller au fond,... coupés en deux par un bateau
dont l'équipage ne voyait pas plus clair que nous.... »
Une série d'exclamations, de questions curieuses et apitoyées à la fois,
interrompt la jeune gondolière; et la voix du vieux Giorgio Rizzo domine les
autres :
« Il y a toujours dessus la mer du mauvais monde qui va comme des abat-
fous dans la crasse de brume sans se soucier des pauvres marins qu'ils risquent
d'envoyer par le fond.... »
Mais Luciella l'arrête :
« Dites pas ça, oncle Rizzo.... Ce n'est pas le cas du tout ici. Du bien bon
monde au contraire, que c'était.... Et pourtant impossible de se comprendre
autrement qu'au hasard de certains mots.
- Ah? des forestieri, naturellement!... Des étrangers ! »
Luciella lève un doigt avec malice :
- Non.... Des étrangères....
- Comment, des étrangères?... Tu dis : un bateau? — Parfaitement : un
bateau monté par des étrangères....
- Qu'est-ce que tu racontes, la gondolière?... Tu te moques de nous? »
Luciella s'amuse visiblement beaucoup : « Pas le moins du monde.... De
même que moi, la gondolière, je monte ma gondole,... elles, ces étrangères,
elles montent leur bateau....
- Avec des marins?
- Sans marin autre qu'elles cinq à leur bord où elles font tout. »
Un murmure d'incrédulité passe :
« Luciella, tu as des visions! grogne Alessandro.

61
- Vérité pure.... D'ailleurs la preuve, retournez-vous tous : leur bateau
à ces étrangères, matelots, il est ici.... Regardez ce beau blanc qui vient de
mouiller à l'entrée de la Giudecca... et c'est moi qui, depuis Chioggia
où elles ont accosté pour visiter, les ai conduites à Malamocco, et de Malamocco
viens de les amener à Venise.... Vous comprenez, à présent?... »
II y a un silence; les gondoliers se taisent; et le vieux gentilhomme hoche
la tête, puis prononce :
« Je ne m'étonne pas, moi.... J'ai entendu dire que, depuis un certain
temps, il est des femmes qui ont pris, par examens, des grades de marine, et qui
ont le droit et le pouvoir de naviguer au loin : des Anglaises,... des Françaises,...
des Scandinaves....
- Celles-là, coupe Luciella, ce sont des Françaises.... Si je ne
comprends pas leur langage, j'ai vu leur pavillon.... »
Roulant un peu les épaules, Carlo Alessandro qui, très visiblement, est le
seul à jalouser la jeune gondolière, grommelle :
« Elles ont dû être plutôt étonnées, tes étrangères, de voir une fille faire le
pêcheur, et après ça le pilote, avec deux morveux pour son équipage. »
Luciella se redresse, piquée :
« Pas plus que je n ai été étonnée de les voir, toutes cinq, faire les
matelots sur leur bateau si bien tenu et si bien manœuvré que je souhaiterais voir
beaucoup de bonshommes tenir tout pareil leurs propres embarcations. Et elles
ont bien dû deviner à peu près ce que je suis. Quoique je n'aie pas pu leur
expliquer que Luciella a été élevée par son père, le patron Spina, qui en a fait un
marin dès l'enfance... au point que, lorsque l'Adriatique l'a pris une nuit, les
barcaroli de Venise ont, tous d'accord, accepté que Luciella, héritière de la
gondole de ce père défunt, devienne, comme vous et parmi vous, une barcarol -
- elle aussi.... Et je crois bien que vous n'avez pas à vous en plaindre,...
non?... personne d'entre vous, n'est-ce pas?... »
Une manière de défi joyeux a si bien sonné dans la riposte hardie que dès
approbations fusent de toutes parts :
« Bravo, la petite!... Bien répondu!... Evviva la Luciella Spina! »
Mais à la même seconde, du côté de la Giudecca, deux notes répétées
deux fois sont sonnées dans un cornet à bouquin, et la gondolière sursaute :
« Maludetto! mes clientes qui m'appellent pour les amener à terre!
Pronlo! les petits! Carlotta, largue l'amarre, Martine, arme l'aviron! »
Les deux enfants se sont précipités.... D'un bond, jetant un geste joyeux à
la ronde, la jeune gondolière a sauté à bord de la longue pirogue noire qui dresse
à sa proue en col de cygne le fer à six crans réglementaires. Et, pivotant comme
un oiseau glisserait sur l'eau, la gondole manœuvrée par la Luciella pesant à
deux bras sur la rame appuyée au taquet de l'arrière, file droit vers la goélette
toute blanche ancrée près de la Salute....
« Par San Marco et San Stefano, s'exclame le vieux

62
Giorgio, regardez-moi ce coup d'aviron.... Si on ne dirait pas le pauvre
Spina lui-même ressuscité.... n'est-ce pas, signor conte?... »
La paume de la main au-dessus des yeux, afin de mieux suivre la légère
embarcation filant sur la Lagune, le vieux gentilhomme approuve :
« Oui, mon bon ami__ En vérité, je vous le dis à
tous : cette fille est, à cette heure, l'honneur de la corporation des
gondoliers de Venise.... Regardez-la, ma belle filleule, puisque c'est moi qui lui
ai donné le nom dont elle se montre si aère.... »
Maintenant, ils sont tous - - les gondoliers entourant le vieillard qu'ils
aiment et respectent -- groupés sur le quai. Et ils suivent du regard, avec des
approbations admiratives, la gondole qui a déjà traversé la Lagune, accosté le
grand bateau de plaisance, manœuvré un instant pour assurer un embarquement,
et, maintenant revient, cap vers la terre.
« Bien chargée qu'elle est, à c't'heure, la Luciella, constate Beppo Bellino.
Et, en effet, rien que des passagères.... »
Autour des gondoliers, des flâneurs se sont arrêtés, attirés, comme
toujours, par ce spectacle cependant habituel, mais, pour eux, toujours nouveau :
un débarquement de touristes. Et aussi, des vendeurs de cartes postales et de
plans guettant les clients possibles, des guides prêts à louer leurs services; et, en
plus, l'inévitable opérateur braquant d'autorité son appareil de prises de vues
instantanées en photo-stop....
Quelques derniers coups d'aviron adroitement donnés par Luciella debout
à l'arrière, les deux paumes serrées sur la haute rame classique. Et la longue
embarcation accoste le quai sur lequel Martine saute d'un bond, tournant
vivement l'amarre sur un anneau de bronze, tandis que la petite Carlotta
maintient à deux mains la fine pirogue à coque toute noire bord à bord avec les
dalles humides. Les cinq passagères sont déjà debout : casquettes de marine à
écusson d'or ou bérets bleu foncé, vareuses de yacht pour Martiale, Manette et
Paillette, blouses marinières strictement identiques à leur coutume avec cols de
toile et cravates longues pour les deux jumelles, jupes blanches courtes : les
tenues classiques que, pour venir à terre, elles se sont fait la règle de revêtir en
place de leurs négligés de bord. Avec une agilité qui trahit leur habitude de ce
genre de débarquement, elles ont, presque en même temps, sauté à terre. Et
pendant que la capitaine s'attarde un moment à essayer, plus par gestes que par
mots, de faire accepter à Luciella un paiement que la gondo-lière s'obstine à
refuser en riant à pleines dents, Manette, les deux Trévarec et la petite
Montrachet se sont déjà avancées, prises d'un commun émerveillement devant la
révélation de Venise. Repoussant du geste les sollicitations dont elles sont l'objet
de la part des marchands et du photographe, elles s'empressent de se dégager, et,
en cinq ou six pas, s'avancent entre les *" deux hautes colonnes de la Piazzetta.,..
Mais aussitôt une course rapide, des gestes précipités, une mimique
suppliante et tout son maigre corps agité d'un tremblement, la vieille femme qui,
au pied^ de la colonne supportant le Lion, regardait les arrivantes, se jette en

63
avant, les mains ouvertes en barrière, tandis que dans les yeux bordés de rides
creuses monte un regard implorant, et que les lèvres parcheminées balbutient
dans le chantant dialecte de Vénétie :
« Oh! non. non... troppo bellissima signora.... Qui, non passa,... non
passa (1). »

(1) « Non... non... une trop belle dame.... Qu'elle ne passe pas... qu'elle ne
passe pas. »

Assez interdite par l'inattendu et la véhémence de cette intervention,


Manette Marolles, qui marche la première, s'arrête dans l'élan qui, toute rieuse,
la jetait vers la masse rosé du Palais des Doges. Puis elle cherche à passer quand
même.... Mais la vieille gesticule et gémit de plus belle, allongeant des doigts
secs sur la manche de la vareuse, tandis que 'de l'autre main, elle arrête Faïk et
Gaït non moins surprises....
« Mais qu'est-ce qu'elle nous veut, cette brave femme? s'étonne Paillette
essayant aussi de traverser.
- Une mendiante », fait Geneviève qui, se retournant, appelle : «
Capitaine, tu as de la petite monnaie italienne... passe-moi quelque chose.... »
Mais le mouvement de Martiale, venant à la rescousse, n'a pour résultat
qu'un refus accentué et des protestations plus vives encore de la vieille qui
balbutie toujours en continuant de barrer la route :
« Non... non... si prega... non (1)....

(1) « Non, non... je vous en prie... non.... »

- Voulez-vous me permettre, mesdames?... »


La voix chaude aux intonations musicales souligne le geste respectueux
du chapeau à grandes ailes découvrant la chevelure d'argent et de la demi-incli-
nation du buste, en même temps que du pommeau d'argent de sa canne, le vieux
gentilhomme écarte les curieux :
« Une antique superstition de chez nous, que vous ignorez certainement,
bouleverse cette pauvre femme et l'a poussée à vous arrêter.... »
Et devant les cinq camarades, si interdites qu'elles n'ont rien trouvé à
répondre, l'explication arrive:
« Depuis le jour qu ayant débarqué ici, juste entre ces deux colonnes aux
chapiteaux desquelles la justice de la République avait pris coutume d'accrocher
ses criminels pendus, notre doge Marine Faliero fut décapité peu après, en avril
1535, le peuple de Venise reste persuadé que passer entre les deux colonnes du
Lion et de Saint^Thomas en débarquant dans notre ville pour la première fois,
constitue un infaillible présage de mort rapide.... Emue par votre jeunesse, votre
grâce, votre inconscience de ce danger, cette pauvre^ vieille a voulu, mesdames,
détourner de vous le péril de la jettatura,... le mauvais œil.... »

64
Et avec un nouveau salut respectueux et la plus aimable bonne grâce, le
vieillard ajoute :
« Vous aurez certainement la bonté de calmer ses appréhensions en
acceptant de bien vouloir contourner ici, par la gauche.... Et vous nous
excuserez, elle de ne pas savoir le français, et moi de m'être permis de lui servir
d'interprète.... »
Puis, tout de suite, avec une discrétion évidemment voulue par la
perfection de son éducation, le gentilhomme recule de trois pas et, sans attendre
aucun remerciement, disparaît dans le groupe des gondoliers, augmenté des
badauds que l'incident a rassemblés. Martiale a juste pu balbutier deux mots
avant de perdre ainsi de vue cet obligeant interlocuteur. Pressée de mettre fin à
l'incident, elle glisse quelques lires dans la main de la vieille. Puis d'un geste
impérieux écartant l'obstiné photographe qui veut à toute force filmer la scène,
elle entraîne ses compagnes rapidement en direction de la place Saint-Marc : ce
qui ne lui permet pas de voir le gamin Martino se glisser d'un air indifférent
derrière le groupe des cinq Françaises et, sur ses pieds nus, trotter en petit
surveillant discret et leste.
Cependant, le vieux Vénitien se voit, de son côté, entouré par Giorgio,
Marino, et les autres barcaroli; et le lourd Carlo' Alessandro lui demande :
« Par la Madone de la Salute! pourquoi n'avoir pas laissé ces étrangères
passer à leur guise... signor cavalière?... Si c'était leur destin... après tout! »
La réplique arrive immédiate, un peu sèche :
« Parce qu'elles sont jolies, imprudentes et Françaises.... »
Et Luciella s'exclame :
« Bravo! mon parrain... » et moi j'ajoute : « parce que ce sont des
matelots comme nous.... »
Puis la gondolière prononce avec une mine un peu contrite :
« D'ailleurs, c'est ma faute.... Je n'aurais pas dû les accoster là, puisque
moi, je pouvais leur dire le vieil ordre des anciens : Giiardah
dall'intercolonne.... - Garde-toi de l'entrecolonnes.... Elles n'auraient pas
compris, en effet.... Heureusement que je me suis trouvé juste à temps.... La
vieille Tonietta a eu parfaitement raison d'intervenir : ce sont de bien trop
charmantes jeunes femmes pour que nous leur ayons laissé courir le risque
séculaire du mauvais sort.... »
Quelques mots encore échangés. Puis l'arrivée de touristes cherchant des
gondoles libres disperse le groupe des barcaroli qui s'empressent à louer leurs
embarcations — y compris celle de Luciella. Mais, au moment d'embarquer, la
gondolière jette une exclamation de dépit :
« Martine?... Pas de Martine?... Où est ton frère, Carlotta? »
La gamine a un geste d'ignorance, et la jeune fille ne peut retenir une
exclamation de colère :
« Maudit ragazzo (1) qui est encore allé courir je ne sais où, en ne se
souciant pas du travail... Allez, embarque, toi, la sœur... et avanti! »

65
(1) Ragazzo : gamin.

Chargée, elle aussi, de touristes, la gondole de Luciella a débordé. Et le


vieux gentilhomme, demeuré seul, remonte lentement la Piazzetta, traverse la
place Saint-Marc et s'installe à sa coutume au Gaffe Flo-riano (2) où, devant sa
gourmandise favorite — belle granità al cioccolata (3) —, il demeure
longuement immobile et rêveur, les yeux fixés sur la masse étin-celante de la
basilique de Saint-Marc, attardant ses regards sur les chevaux de cuivre, les cinq
arcatures des cinq porches, les dômes, avec une expression d'infinie admiration
jamais épuisée ni satisfaite....

(2) Café Florian, le plus célèbre de Venise.


(3) « Glace au chocolat », spécialité du café Florian.

Soudain le léger grattement de deux doigts sur la manche de son veston le


tire de sa rêverie, tandis qu'une voix murmure :
« Per favore, signor cavalière.... (4) »

(4) Formule classique : « Par obligeance, monsieur le cavalier.... »

Arraché à ses pensées, le vieillard sourit :


« Eh! Martino, où étais-tu passé, petit coureur? Ta sœur Luciella te
réclame depuis une heure pour l'aider, avec Carlotta, à promener des touristes
dans votre gondole.... Tu vas avoir une de ces aubades! Veux-tu te sauver! »
Le gamin prend une mine futée, pose un doigt sur ses lèvres :
« Pas avant de vous avoir annoncé que les Françaises dînent en ce
moment à la Trattoria del Orsino et Calmare.... (5) »

(5) « Taverne de l'Oursin et du Calmar » (petit poulpe que l'on


mange frit à Venise).

Et le gamin part à toutes jambes en effarant un vol entier de pigeons....

66
V

UN ALLIÉ DANS LA VILLE

LE RIRE aigu de Paillette monte en joyeuse fusée : « Par tous les saints de
la merveilleuse Italie, on est plus que divinement bien ici. Je ne sais pas où la
capitaine a été dénicher l'adresse de ce petit paradis intime et discret — mais je
propose trois hourras en l'honneur de Martiale Cartier de Saint-Malo, brevetée
au long cours, qui, mettant le pied pour la première fois de son existence sur le
sol de Venise, a, sans hésiter, découvert ce restaurant idéal, et y offre à son
équipage un frichti qui sera évidemment d'une classe étonnante si le contenu des
casseroles et des poêles vaut le décor étonnant de la crémerie!... »
Trois approbations montent à grandes exclamations, tandis que Martiale
déclare avoir simplement lu son Guide bleu; et les deux jumelles avec Manette
approuvent bruyamment le mousse.
« Le titre m'a séduite... Taverne de l'Oursin et du Calmar.... Il m'a semblé
qu'à Venise, pour fêter le débarquement, nous ne pouvions trouver mieux
comme pittoresque....
- Ce que j'admire, moi, interrompt Gaït, c'est l'adresse avec
laquelle, dans cette ville que tu ne connais pas plus que nous, tu as su
dénicher cette fraîche terrasse tout ombreuse au bord de ce calme petit canal....
La nommée Paulette a trouvé le mot juste : c'est un cadre étonnant....
- Un grand hourra pour la capitaine! lance Manette.... Dans cette cité
lacustre dont je ne me faisais aucune idée, je marche de surprises en émer-
veillements.... »
Car, aussitôt échappées au petit incident inattendu qui a marqué leur
débarquement, et ceci par l'intervention de l'obligeant inconnu venu à leur aid,e,
les cinq amies se sont hâtées de se dérober à une curiosité qui, sur le moment,
les a quelque peu agacées. D'un pas rapide, elles ont quitté la Piazzetta, dépassé
le Campanile et ont débouché sur la place Saint-Marc dont la révélation subite
leur a arraché un même cri d'admiration. Mais là encore, devant le déploiement
de la miraculeuse façade, il a de nouveau fallu batailler, afin d'échapper a
l'indiscrétion des guides offrant leurs services, des marchands ambulants
présentant leurs éventaires et des photographes aux photo-stop en fusillade. L'un
d'eux, par un crochet habile, est parvenu à isoler Paulette qui, comme toujours
amie des bêtes; s'est laissé arrêter par un vol entier de pigeons s'abattant sur elle
avec d'autant plus de hardiesse qu'une marchande a trouvé le moyen de glisser
dans la main de la Bourguignonne un cornet de graines de maïs : le mousse de
l’Aréthuse a littéralement" disparu sous une avalanche d'ailes battantes rouges,
blanches, grises et, tout en s'exclamant : « Les beaux! les mignons! comme ils

67
sont gentils!... » a joué sans aucune difficulté la chartreuse d'oiseau, un pigeon
agrippé sur son béret, d'autres sur ses épaules, ses bras, ses mains....
Après un moment de bagarre emplumée autour d'elle, Paulette a été
délivrée1; et, d'autorité, Martiale a entraîné ses matelots jusqu'en un recoin plus
tranquille au pied de la Tour de l'Horloge et a déclaré :
« Les monuments, les pigeons, d'accord! mais plus lard.... Pour l'instant,
les affaires sérieuses. Notre débarquement n'est pas passé inaperçu...
— Pas tout à fait! plaisante Gaït.
— Donc, nous sommes repérées, et il faut tout de suite dépister les
curiosités en proclamant nos pseudo-projets sportifs, et sans exciter aucun
soupçon sur notre dessein véritable.... Manette, Faïk et Paulette vont aller à
l'adresse indiquée au bas de ce document et demander communication du
programme des diverses compétitions annoncées comme devant accompagner
la fête du mariage du Doge avec l'Adriatique. Elles laisseront entendre que, si
les choses se peuvent, nous prendrons peut-être part à certaines de ces
épreuves, le cas échéant : car nous sommes un
troupe de yachtwomen que cette affiche donnée Syracuse a fort
intéressées.
— Pourquoi cette restriction? s'étonne Gaït.
— Parce que nous devons pouvoir, dès que nous aurons trouvé ce
que nous cherchons ici, repartir aussitôt sans soulever de curiosités....
— A nous le commando diplomatique du bord! grogne Paulette
incorrigible.
— Pourquoi nous trois, et non pas toi, notre chef? interroge Manette.
— Parce que moi, je vais présenter Gaït qui, munie du diplôme
de l'École du Louvre, veut profiter de son séjour pour effectuer des recherches
dans la bibliothèque de Saint-Marc où elle pense pouvoir trouver des
renseignements dont elle a besoin, sur la vie à Venise au temps de la
Révolution française... ce qui est, d'ailleurs, la vérité vraie.....Mais rien ne
l'oblige à dire ni ce que sont ces documents, ni ce que nous comptons en
faire....
- A vous le commando de l'Intelligence Service du bord! continue
Paulette.
- Et cette double besogne achevée, rendez-vous au pied de la Tour de
l'Horloge pour détente générale, premier contact avec la ville des Doges, et petit
dîner pour lequel je vous réserve une surprise.... »
La consigne a été exécutée de point en point par les deux groupes en
moins d'une heure : Mariette et ses deux compagnes ayant trouvé au
Commissariat des fêtes l'accueil le plus cordial, et effectué les opérations de la
nécessaire inscription, cependant que Martiale et Gaït, ayant eu à la bibliothèque
Marciana une réception tout aussi empressée, rapportaient une carte de travail
valable pour tout le séjour du yacht à Venise.

68
De nouveau réunies toutes cinq au pied de la Tour de l'Horloge, les
camarades se sont engagées, riant et plaisantant, dans le lacis des calli (1) sous
la conduite de Martiale qui, plan en main, les a amenées à l'entrée du restaurant
dans lequel elles ont pénétré -sans s'être aperçues un seul instant qu'elles
n'avaient cessé d'être suivies de la manière la plus adroite par le moussaillon
attaché à leurs pas. Dès qu'il a vu les Françaises franchir la porte du ristorante
(2), le gamin a aussitôt pris ses jambes à son cou et a disparu.
Installées seules sur la terrasse vide de clients pour le moment, les cinq
amies ont trouvé devant elles les classiques hors-d'œuvre de frutti di mare (3)
qu'elles ont aussitôt attaqués du plus bel appétit.... Mais alors les difficultés ont
commencé : car le menu est rédigé en dialecte; et la serveuse, très empressée, ne
parle que le vénitien, et ainsi elle n'arrive pas à expliquer ce que représente
chacun des très nombreux plats offerts à la gourmandise des clients. Sur quoi,
affirmant qu'elle a une fringale de jeune loup à jeun depuis huit jours, Paulette
annonce qu'elle va se faire servir tout le menu afin de renseigner ses camarades
sur la qualité de ces plats mystérieux :

(1) Petites rues dans Venise.


(2) « Restaurant. »
(3) « Fruits de la mer. »

« D'ailleurs, tout ça paraît excellent.... Pescc, ce doit être du poisson....


Carne sûrement de la viande.... Vous voyez que cela sert d'avoir fait du latin?
Quant à dolci, je carie pour les entremets sucrés.... Je suis prête à goûter de tout
au bénéfice de la communauté....
- Si c'est cela que tu peux nous proposer, interprète à la manque!
interrompt Faïk, j'ignore où nous conduira le dîner offert par la capitaine; mais je
prédis au mousse qui veut manger de tout une indigestion de grande
classe....
- Tant pis!... le service de l'équipage d'abord... et si je suis malade au
bénéfice commun, la chère Toubib sera là pour me soigner.... Alors zou!
c'est convenu?... Je prends la carte à la première ligne, je commande, et au petit
bonheur la chance! annonce Paulette qui commence gravement à lire.
Voyons, première ligne : les frutti di mare, n'en parlons plus... ils sont
dégustés.... Deuxième ligne : nous passons maintenant à....
- Puisque, pour la seconde fois en quelques heures, le hasard me
permet de vous offrir mes services pour vous tirer d'embarras, j'espère ne
point être trop indiscret en sollicitant la permission de me mettre, mesdames,
pour cette deuxième fois à votre entière disposition...? »
Prononcée à haute voix claire, dans un français impeccable, la phrase fait
retourner les cinq camarades vers une partie de la terrasse que dissimulait un pan
de verdure auquel nulle n'avait prêté attention. Et elles restent interdites en
voyant ce rideau décoratif s'écarter afin de livrer passage au vieillard

69
qui, devant les colonnes de la Piazzetta, est intervenu à la fois si
obligeamment, et avec un tel à-propos.
Avant qu'aucune d'elles ait pu articuler un son, le nouveau venu, dans le
souci visible d'éviter toute fausse interprétation de sa nouvelle démarche, s'in-
cline à demi avec la grâce aisée d'un parfait homme du monde soulignant
l'aisance de son élocution et de son attitude. Et il articule :
« Puisque je me permets d'intervenir sans avoir personne qui puisse me
présenter à vous, autorisez-moi, mesdames, à me nommer moi-même.... »
Et ces mots tombent un à un avec la plus courtoise gravité :
« Je suis, pour vous servir, il cavalière Paolo, dernier comte Giovaninelli
Cavalcanti di Vecellio,... unique descendant vivant à cette heure, et en ligne
directe, de celui que vous êtes accoutumées de nommer // Tiziano, le Titien.... »
Dans la lumière atténuée de fin d'après-midi qui enveloppe la trattoria
ombragée et le rio si calme entre ses murailles moussues, le nom prestigieux
vient de sonner très haut, comme une fanfare d'orgueil.
Toutes cinq restent muettes, saisies d'une stupeur qui s'enveloppe d'un
instinctif respect.
Titien? Titien le Géant? Titien le Magicien de la couleur qui vécut un
siècle entier, et qui mourut à Venise pinceaux en main, de la peste, juste comme
il touchait à sa centième année...?
Ce grand vieillard descendrait du sublime fascinateur...?
L'attitude, la dignité, les mots sont tels que, pas une seconde, l'idée ne
peut venir que cette révélation, si simplement faite, soit la phrase d'un imposteur
qui se voudrait jouer de la crédulité des cinq Françaises. Un aventurier n'aurait
pas cette allure; un trompeur ne parlerait point de la sorte.... D'ailleurs, avec un
demi-sourire, le comte Paolo ajoute :
« Inutile de vous dire que tout Venise me connaît, et que tout Venise peut
vous attester la descendance dont je m'autorise pour m'adresser ainsi à vous... en
souvenir du petit incident dont vous faillîtes être, à votre insu, les victimes sur la
Piazzetta.... »
Sans laisser à ses interlocutrices le temps de se ressaisir, et visiblement
désireux de demeurer sur un terrain mondain ne donnant place à aucune inter-
prétation ambiguë, le comte enchaîne immédiatement :
« Veuillez me faire la grâce de ne craindre, dans mon hommage, aucune
indiscrétion. En vous rencontrant dans cette trattoria où j'ai mes habitudes de
vieux Vénitien épris de sa ville à la folie, je me félicite de voir que, pour votre
arrivée chez nous, à la banalité des palaces internationaux bourrés de touristes
cosmopolites, vous avez préféré cette auberge modeste.... Seulement un petit
inconvénient : si ce lieu est strictement vénitien, la serveuse et le menu le sont
pareillement.... Or le dialecte vénitien est un des plus doux parlers de l'Italie :
par contre il a orthographe et prononciation spéciales,... ce qui rend, parfois, sa
lecture et sa compréhension malaisées pour les étrangers.... Dîneur solitaire dans
mon petit coin, je vous ai entendues déconcertées par un menu pour vous mal

70
traduisible, et par une serveuse élidant la moitié des mots, comme faisait tout à
l'heure, sur la Piazzetta, la pauvre vieille Camilla empressée à vous défendre de
ce qu'elle considérait comme un péril pour vous. Alors, ainsi que j'ai fait entre
les deux colonnes, voulez-vous me permettre, mesdames....
— Mesdemoiselles... », ne peut s'empêcher de corriger Martiale que ce
flux d'explications, cette politesse raffinée, ce grand nom du Titien ont mise,
comme ses camarades, hors de garde — mais qui, machinalement, corrige
l'appellation erronée.
Le gentilhomme se reprend aussitôt :
« Oh! excusez-moi.... J'ignorais, mesdemoiselles.... Ma filleule, qui ne
sait pas le français, n'avait pas pu m'avertir....
- Votre filleule? » ne peut retenir Manette.
Le vieillard regarde assez longuement la jolie rousse qui rougit un peu
sous cette attention, d'ailleurs très flatteuse, et il prononce en souriant :
« J'aurais dû commencer par vous dire que, en me mettant à vos ordres,
j'acquitte, sans que vous le sachiez, une dette de reconnaissance.... La gondolière
que vous avez tirée de la brume devant Chioggia, qui, par Malamocco, vous a
pilotées jusqu'à Venise, puis mises au quai de la Piazzetta, me nomme son par-
rain par fantaisie affectueuse -- affection que je lui rends, car cette orpheline est
la plus vaillante créature, de toute la Lagune. Et, parce que vous l'avez sauvée, je
paie cette gratitude modestement en vous priant de me permettre de composer
votre premier dîner vénitien....
- Pardon », interrompt Manette - - comme toujours beaucoup plus à son
aise que ses camarades dans l'escrime des conversations soudaines —, « après
nous avoir tirées d'un danger que nous ne pouvions soupçonner... entre ces deux
colonnes si belles d'aspect cependant.... »
Le comte Paolo interrompt :
« La pauvre vieille Camilla est un peu simple d'esprit, mais pénétrée de
toutes nos légendes.... Certaines gens en sourient; et vous trouverez des esprits
forts qui prétendent considérer la crainte de « l'en-trecolonnes » comme une
superstition des âges révolus....
- Cependant, monsieur, interroge Martiale, vous y croyez, vous? »
Le vieillard se redresse de toute sa taille; et sa voix se fait très grave :
« Moi, mademoiselle, dans ma chère Venise, je crois à tout. Notre ville a
toujours été la Cité des Mystères. Et ces mystères, les sceptiques ont tort, grand
tort, de les traiter à la légère : car moi, je les sais toujours vivants dans les
pierres de nos mûrs et dans l'ombre de nos rios et de nos calli.... »
Les mots ont sonné si clair et d'un tel accent dans le calme de cette
terrasse ouvrant sur le petit canal silencieux, que toutes cinq ont, ensemble, la
sensation que passe autour d'elles quelque chose d'étrange expliquant l'émotion
de leur interlocuteur.
Elles se taisent, un peu graves soudain devant ce vieillard dont les paroles
reflètent une telle passion pour sa ville natale.

71
Mais lui, regardant les cinq jeunes visages attentifs et remarquant la
régulière beauté rousse de Manette, le profil sculptural de Martiale, l'étonnante
similitude des jumelles, les traits mutins de Paulette, aussitôt s'exclame :
« Excusez-moi d'être si sévère en présence d'aussi gracieuses convives....
Mais on vous dira dans Venise que le comte Paolo est toujours un peu pédant
lorsqu'il parle de sa ville et de son aïeul Titien.... Si bien que nous voilà loin de
la composition projetée d'un dîner vénitien.... Laissez-moi faire, je vous en
prie.... Angelica... Tonio... pronto! »
Garçon et serveuse sont, ensemble, accourus. Et dans ce dialecte fluide et
chantant qui adoucit les consonnes au point de les supprimer, le cavalière donne
ses ordres en phrases précipitées.
Puis il se retourne vers ses interlocutrices :
« J'ai pris la liberté de choisir pour vous. Ces excellentes gens me savent,
de longue date, client très renseigné sur leurs ressources de restaurateurs stric-
tement vénitiens.... Alors, à votre place, dépassant le menu, que nous appelons la
lista, et partant des spécialités dont cette maison garde le secret, célèbre chez
tous nos raffinés, j'ai donné ordre que l'on vous apporte certaines gourmandises :
je les recommande à vos curiosités....
- A condition, monsieur, intervient enfin Martiale, que vous voudrez bien
les partager avec nous afin de nous les faire mieux apprécier.... »
Cette fois, la glace est définitivement rompue entre les cinq Françaises et
le noble Vénitien.
Si bien qu'ayant accepté de se joindre aux convives, qu'il a documentées
gastronomiquement, afin de partager le repas improvisé par lui-même, le comte
Paolo Giovaninelli complète avec une visible satisfaction la connaissance qui a
si curieusement débuté. Et il achève la conquête de Paulette Montrachet,
Bourguignonne toujours fort intéressée par le chapitre des vins, lorsque la
voyant servir à la ronde le chaud chianti versé de la fiasque clissée d'osier, le
cavalière, s'exclame:
« Oh! le chianti, pour excellent qu'il soit, est un vin de Toscane,
mademoiselle! Gardez-le pour un voyage à Florence; et, chez nous, à Venise,
permettez-moi de vous faire apprécier les deux vins dignes d'accompagner ce
repas, le Valpolicella et le Bardolino de Vérone.... Hé là, Tonio! pronto...
pronto!... »
Et comme, sous l'excitation légère de l'excellent repas et la chaleur des
deux crus mélangés, le ton de la conversation monte peu à peu, et que, se
coupant souvent la parole l'une l'autre, les Françaises mêlent les questions,
revenant avec une curiosité accrue à la lointaine ascendance de leur convive, le
comte tout d'un coup explique :
« Vous m'objecterez peut-être que, après avoir tant travaillé pour sa patrie,
mon aïeul est ici peu représenté, et que Venise moderne ne possède que
quelques Titiens? Et sans doute me direz-vous que lorsque l'on désire pénétrer
l'art de celui qui fut certainement le plus grand des peintres de Venise, et

72
demeure l'un des trois ou quatre plus grands peintres du monde entier, c'est à
Rome, à Paris, à Vienne, à Florence, à Madrid qu'il faut se rendre?... Oui, cela
est véritable.... Mais, du moins, Venise a le bonheur de conserver, entre autres,
deux des expressions les plus parfaites de son art sublime....
- L'Assomption et la Vierge de Pesaro », ne peut se tenir d'interrompre
Marguerite Trévarec, qui, tout aussitôt, rougit légèrement en recevant
l'hommage un peu surpris du' grand vieillard, visiblement ravi, dont les prunelles
lancent un éclair de joie :
« Ah! bravo, mademoiselle! et merci de l'avoir dit avant moi...! Si vous
voulez bien vous confier à moi en cette circonstance, c'est par ces deux grandes
œuvres maîtresses,... et aussi par certaines petites choses que j'ai le bonheur de
posséder chez moi, dans mon modeste palazzo où j'aurai la joie de vous
accueillir,... que je serai heureux d'essayer de vous faire descendre au fond du
cœur ardent, de l'âme lumineuse, de l'esprit réfléchi, profond, hautain de celui
pour qui Venise... sa Venise... fut la plus éperdue des adorations.... Si vous
pouvez disposer de quelques heures distraites des occupations qui vous appellent
ici, aurez-vous le loisir de me les accorder?... »
Une unanime approbation salue l'offre aimable. Et' comme elle se rend
compte que, fidèle à son éducation et à sa politesse, le cavalière Giovaninelli a
trouvé ce moyen détourné de tâcher de savoir — sans questionner directement
par discrétion - - ce que le yacht français à équipage féminin vient faire à
Venise, Martiale Cartier jette un coup d'œil à ses amies et, brièvement, donne le
motif officiel du voyage des cinq.... L'intention de participer à cette fête qu'une
affiche lue à Syracuse au passage a fait connaître à l'équipage empressé,
soudain, d'e se détourner de sa route de retour, et le désir, pour l'un des matelots
du bord, de profiter de cette escale inattendue pour rechercher, dans les archives,
certains détails qui l'intéressent au titre de ses travaux à l'Ecole du Louvre....
« Mais, pour l'un et l'autre projet, vous ne pouviez mieux tomber qu'en me
les faisant connaître! s'exclame Giovaninelli.... La fête annoncée -- recons-
titution de la cérémonie du mariage du Doge avec l'Adriatique —, c'est moi qui
l'ai imaginée... c'est moi qui l'organise!... Quant à la bibliothèque Marciana,
installée dans l'ancienne Zecca, je suis président du conseil d'administration : par
conséquent, vous y serez chez vous chaque fois que vous le souhaiterez,...
mademoiselle,... mademoiselle... heu, heu... ou mademoiselle...? »
Sous le regard amusé de la capitaine, le comte Paolo ici s'embarrasse. Car,
comme tous ceux qui ne sont point accoutumés, de longue date, à l'extraordi-
naire perfection de leur ressemblance volontairement accentuée par la malice de
leur identité de gestes et de vêtements, le vieux gentilhomme à qui Marguerite a
été indiquée comme l'érudite diplômée d'histoire de l'art, la confond avec
Geneviève - - les deux sœurs s'étant livrées à leur plaisanterie habituelle qui
consiste à changer de place prestement lorsque, pour une raison quelconque,
l'attention d'un interlocuteur a été détournée un instant. Un peu animées par la
bonne chère de ce dîner inattendu, Gaït et Faïk viennent une fois de plus de

73
s'amuser à leur chasse-croisé, et sourient d'un sourire identique, avec le même
mouvement de tête sous les deux bérets pareils, et la même pose dans les deux
tenues de toile blanche, grands cols marins bleus à lisérés blancs, longues
cravates de soie noire, mouchoirs bleu marine émergeant de la même manière à
la poche de poitrine, jupes à plis identiques en nombre et en forme.
Absolument incapable de les distinguer l'une de l'autre, le cavalière a pris
le parti d'adresser son invitation à l'une et à l'autre à la fois, s'en remettant au
hasard de les départager.
D'ailleurs les exclamations qui saluent la réponse du petit-neveu du Titien
lui prouvent que ses nouvelles amies acceptent d'enthousiasme ses offres de
service si pleines d'obligeance. Et dans ce grand mouvement de sympathie, les
interrogations s'entrecroisent.
« Le mariage du Doge avec l'Adriatique?
- Parfaitement. La vieille cérémonie solennelle créée par le pape
Alexandre III en 1177, en manière de remerciement pour les bons offices
rendus au pontife par le Doge Ziani dans la querelle du Vatican avec
l'empereur allemand Frédéric Barberousse.... J'ai voulu la restituer en entier :
la galère de parade nommée le Bucentaure, le cortège dogal, l'anneau d'or
jeté dans les flots avec une formule consacrée, et puis la Regala d'honneur et
tout le cortège des gondoles... et tous les costumes anciens....
- Mais ce va être une merveille! interrompt Marie-Antoinette
Marolles.... Et nous pourrons voir cela,... vraiment? »
Le comte Paolo s'incline galamment : « Le voir au premier rang,
mademoiselle.... Vous y serez mon invitée.... »
Puis, désireux de ne pas sembler faire un choix parmi les cinq amies, il se
reprend, élargissant le geste :
« Toutes, mes invitées, bien entendu... ensemble.... » Et, dans les
remerciements qui montent, la voix de Gaït interroge :
« Ah! cette bibliothèque de Saint-Marc,... doit-elle en contenir des
secrets!»
Aussitôt, Giovaninelli repart d'enthousiasme : « Des secrets,
mademoiselle?... Mais des centaines, et la plupart inconnus... Venise fut toujours
la ville des secrets.... Des voyageurs mal renseignés n'ont vu en elle qu'une ville
de luxe, de fêtes, de carnavals superficiels, et ils l'ont surnommée l'Auberge de
l'Univers... un titre que je n'aime pas du tout.... A Venise, il y eut autre chose
que le plaisir superficiel offert aux passants et aux riches désœuvrés.... A
Venise, nos aïeux ont fait de l'histoire : ils ont commandé à l'Europe et à
l'Orient.... Et nos archives sont, de ce chef, les plus étonnantes du monde. La
Seigneurie d'ailleurs fut toujours très jalouse de ses richesses d'archives, et nous
n'avons pas connu de destructions révolutionnaires.... Alors notre bibliothèque
Marciana renferme 300 000 volumes et 10 000 manuscrits légués par le cardinal
Bessarion, une part de la bibliothèque du poète Pétrarque,... des autographes du

74
Tasse, de l'Arétin, de Galilée,... le premier livre qui ait été imprimé à Venise... et
des quantités de manuscrits, de documents....
- Comme ce doit être passionnant de pouvoir travailler au milieu de tout
cela! » laisse tomber une voix dont le cavalière est parfaitement incapable de
savoir si c'est Gaït qui a parlé, ou bien Faïk.... Alors, prenant son parti de
continuer à s'adresser aux deux jumelles ensemble, il répond :
« Mesdemoiselles, sur mon instruction que je donnerai dès demain, les
bibliothécaires mettront nos trésors à votre disposition autant qu'il vous plaira de
les examiner.... Disposez d'eux entièrement.... »
Entre les amies des coups d'œil, des demi-sourires s'échangent, et, sous
prétexte de verser à sa camarade un verre de Bardolino, Paulette, toujours
incapable de contenir sa verve moqueuse, glisse à l'oreille de Gaït sa formule
favorite :
« Entendre, c'est obéir.... »
Plaisanterie qui vaut au mousse une preste bourrade afin de la contraindre
à se taire, tandis que, en prévision d'une reconnaissance possible par le biblio-
thécaire qui, dans la journée, ayant reçu Gaït et elle-même, pourrait s'étonner de
les revoir amenées par le comte, Martiale prend la précaution d'expliquer :
« Nous vous en serons d'autant plus reconnaissantes, monsieur, que cet
après-midi même, disposant d'un instant, nous sommes entrées à la
Marciana, et nous avons un peu consulté les catalogues.... »
Le vieillard lève les bras dans un geste comique :
« Les catalogues!... Les catalogues! Mais vous n'avez rien vu, rien du
tout! C'est moi qui saurai vous conduire, vous dis-je, et vous verrez!... vous
verrez!... »
Tandis que, dans le calme de cette terrasse ombreuse isolée au bord du
tranquille petit rio (1) étroit, au-dessus de la table encombrée des reliefs du repas
dont il fut l'ordonnateur suivant les meilleures règles de la gastronomie
vénitienne, monte la fumée des cigarettes, le comte Paolo, à phrases éloquentes,
trace de la fameuse bibliothèque de Saint-Marc, qu'il connaît à merveille, le plus
pittoresque tableau. Sans se douter que l'équipage de VAréthuse, dans la fiât
teuse attention qu'il porte à ses paroles, se félicite surtout de trouver en son
obligeance une puissante protection favorable au dessein poursuivi par les cinq
camarades : la recherche de l'inventeur Alain Tréyézel, disparu dans cette même
ville de Venise et si bizarrement mis en cause par la découverte de la bouteille
de Murano au fond de l'estomac de l'espadon devant Syracuse.

(1) Nom donné à Venise aux petits canaux.

Cependant, tandis que se poursuit cette conversation au cours de laquelle,


enchanté d'avoir trouvé un auditoire aussi attentif, le vieux gentilhomme met une
coquetterie à présenter, commenter et faire étin-celer sa cité natale pour la
défense et l'illustration de laquelle on sent qu'il donne avec passion toutes les

75
forces de son être, le crépuscule commence de descendre. Une délicate
pénombre envahit la pergola, estompant peu à peu les visages attentifs des cinq
jeunes filles et le profil hautain du dernier descendant du Titien.... Et comme
Tonio fait le geste de donner la lumière d'appliques incrustées dans les murs, le
cavalière l'arrête d'un ordre brusque : « Non... non... tu oublies que ces dames ne
sont point, comme toi et moi, accoutumées à braver les piqûres de nos
moustiques des lagunes.... N'attire pas ces zanzare, s'il te plaît....»
Puis, par un rappel subit de l'heure, il s'informe : « Mais, ce soir, vous ne
rentrez pas à bord de votre yacht, je suppose?... Avez-vous retenu un hôtel
au moins? »
Cinq protestations jaillissent à la fois : quitter la goélette? sous aucun
prétexte, voyons!... Il ne reste à présent qu'à prendre congé de l'aimable cicérone
si rempli de gracieuseté : car il faut se rendre à la Piaz-zetta afin de fréter une
gondole permettant de rallier le yacht avant la nuit....
Plus empressé que jamais, le comte Paolo sollicite l'autorisation
d'accompagner les Françaises jusqu'au quai d'embarquement, car, dans cette
approche des ombre de la nuit, mal accoutumées aux détours des rues, dont le
lacis assez compliqué entoure la Trattoria del Calmar, les amies risqueraient de
prendre une calle pour une autre et de s'égarer dans le dédale de ces petites rues,
les calli pittoresques mais compliquées. Aussi Giovaninelli entraîne-t-il ses
compagnes par une voie détournée, de manière - ménageant ses effets -- à les
amener juste en face de la masse des coupoles et des porches de la basilique de
Saint-Marc géante dans la pénombre crépusculaire, puis devant le Palais des
Doges éclairé par les derniers feux du couchant.
Son enthousiasme l'emporte de nouveau : « Venise, mesdemoiselles, est le
plus impressionnant des décors qui changent d'aspect à toute minute de jour et
de nuit dans la féerie incomparable des lumières! Regardez... regardez
beaucoup... car sous la danse miraculeuse des heures qui se succèdent in-
lassablement, jamais Venise n'est pareille à elle-même....
- Vous l'aimez beaucoup votre Venise? » interroge Manette que les
emportements du vieillard émeuvent à chaque instant davantage.
Mais, sous le mot, le comte Giovaninelli se retourne, comme brusquement
froissé, et dans un curieux sursaut :
« Ce sont les étrangers, mademoiselle, qui aiment beaucoup Venise!...
Moi, je l'aime tout court - - et ce n'est pas la même chose! Les étrangers
viennent à Venise. Moi, j'y suis né, j'y ai été élevé; depuis mon premier cri, j'ai «
respiré » Venise par tous les pores de mon être, j'ai été imprégné de Venise dans
toutes les fibres de ma chair, toutes les cellules de mon cerveau.... Venise m'a
pétri, modelé.... Et Venise, voyez-vous, c'est une ville, oui... mais c'est quelque
chose de plus encore, c'est une patrie! - - et une patrie séparée de tout le reste de
l'Univers.... Autour de Venise, par ses lagunes, règne un fossé, une barrière....
Ce qui fait qu'il existe deux choses absolument distinctes : d'une part, Venise - -
et d'autre part tout le reste du monde.... »

76
A son tour, Gaït articule doucement :
« Comme vous la possédez votre cité, monsieur!... Dans les temps
d'autrefois, vous auriez certainement été un inquisiteur d'Etat, un Doge....
- Et qui vous dit que je ne l'ai pas été?.. » La riposte est partie, éclatante
et hautaine :
« Qui vous dit que, dans une nation renfermée sur elle-même comme le
fut Venise pendant vingt siècles, ce ne sont pas les mêmes cœurs, les mêmes
âmes qui reviennent, d'intervalle en intervalle, pour continuer la patrie pareille à
elle-même, de génération en génération, de siècle en siècle, pour grandir
toujours davantage?... Qui vous dit qu'en nous, les Vénitiens d'aujourd'hui liés
directement par le sang à ceux de jadis, il n'y a pas tous les Vénitiens d'autrefois
ressuscites et résumés?... »
Sous la lueur crépusculaire qui, vers l'ouest, fait flamber le cuivre d'un
ciel aux sous-teintes d'eau-forte, Giovaninelli s'est arrêté. Et il se dresse comme
s'il devenait soudain, par un phénomène étrange, un de ces poètes, de ces
prophètes inspirés dont les maîtres graveurs des siècles passés aimaient à peu-
pler leurs planches creusées à coups de burin. Du geste très large, il embrasse la
basilique de Saint-Marc, la loggetta de Sansovino, la masse héraldique du Palais
des Doges, tout cet ensemble unique dont l'approche de la nuit a fait partir les
curieux importuns. Et avec un accent concentré, il répète le mot qui semble,
pour lui, contenir toute sa passion : « Ma Venise!... »
Puis regardant ses compagnes, il fait : « Ne sentez-vous pas, à cette
heure, monter autour de vous, dans la force de ce crépuscule, tout l'idéal des
Vénitiens d'autrefois? »
Un petit rire singulier, puis, plus bas : « Excusez-moi.... Je vous l'ai dit
tout à l'heure : dans cette ville qui s'endort, je passe pour un exalté, racontent les
plus polis,... ceux qui cherchent à dissimuler leur envie de me traiter de fou....
- Oh! Monsieur...! »
Cinq protestations spontanées et unies dans un seul élan....
« Merci, jeunes filles!... Je vois que vous comprenez ceci : qu'être fou de
sa ville natale n'est pas donné à tout le monde, et que le fou que je suis préfère sa
folie à la sagesse étroite de ceux qui, sans doute demain, vous parleront de
moi....
- Et que nous n'écouterons pas, monsieur : je vous en donne ma
parole! »
L'accent de Martiale a sonné d'une telle conviction, et tellement sincère,
que le comte Paolo, sans répondre, tend simplement ses mains à la ronde.... Puis,
d'une voix qui s'étrangle un peu :
« Vous êtes très bonnes d'avoir suivi ainsi mes divagations.... Mais il se
fait vraiment tard.... Il faut que vous rentriez à bord de votre navire. Venez que
je vous confie à un gondolier ami dont je suis sûr.... »

77
II les entraîne vers le bord du quai, et se sent retenu par sa manche; car,
voyant que le vieillard les conduit tout droit entre les deux colonnes, Paillette
l'arrête, et d'une voix baissée à la fois mi-rieuse et mi-inquiète, elle interroge :
« Pardon, monsieur.... Mais alors, à présent, pour repartir, pouvons-nous
donc sans péril passer entre saint Thomas et le Lion de Saint-Marc?... »
Le cavalière a un rire heureux, et prenant la petite par le bras, il répond
gaiement :
« Pour vous embarquer de nouveau, pour aller, venir à votre fantaisie... les
deux colonnes ne peuvent plus rien contre vous.... Du haut de leurs deux granits
rapportés de l'archipel grec en 1127 par le I)oge Micheli, et érigés en 1172, saint
Théodore que d'aucuns prétendent être un saint Georges, et le Lion ailé de Saint-
Marc désormais veilleront sur vous.... Car, moi, je vous ai faites, ce soir, toutes
cinq, Vénitiennes.... Giorgio Rizzo, mon camarade, puisque tu es encore à quai à
cette heure, tu vas conduire à leur navire nos nouvelles concitoyennes.... »

78
VI

UNE OMBRE INATTENDUE SE LÈVE DU PASSÉ

LE GRAND silence d'un matin vaporeux, où, après un lever de soleil


éblouissant, une lumière d'un gris de perle très doux s'est répandue sur les eaux
de la Lagune, aussi nettes qu'une immense lame de verre. Plus loin, sur la haute
tour de San Giorgio, sur le dôme en bulbe de la Salute, sur la masse rosé du
Palais des Doges avec l'avancée des deux colonnes fatidiques, et plus en arrière
le parfait équilibre du Campanile et la masse de la basilique, une brume
impalpable, demeurant très haut dans le ciel, laisse tomber sur Venise une
lumière à la fois si atténuée et si parfaite, que les eaux et les lignes architectu-
rales demeurent légèrement voilées et cependant de la plus absolue netteté.
Sur le pont de l'Aréthuse, immobilisée par ses amarres. Paulette
Montrachet, exécutant consciencieusement ses consignes,achève le rangement
de tous les apparaux. Elle a revu les lèzes de cordages soigneusement lovées,
vérifié les amarrages des manœuvres tant dormantes que courantes, les étuis
imperméables sous lesquels dorment, bien ferlées, la grand-voile et la misaine,
d'un chiffon astiqué au passage quelques cuivres ternis par les vapeurs de la nuit
- et, enfin, assuré la drisse du pavillon bleu, blanc, rouge qui pend au bâton de
poupe. Enfin, après un coup d'œil circulaire qui examine sévèrement l'ensemble
du petit navire, elle annonce tout haut :
« Là! tout est paré à bloc.... Dans un décor pareil, quand on représente la
France, il faut être impeccable.... Ah! j'oubliais : le guidon.... En haut, les lier-
mines de Bretagne!... autrement le Pacha, qui tient à ce qu'on sache qu'elle est de
Saint-Malo, me retrancherait de vin, suivant le règlement.... »
D'un coffre, Paillette tire un pavillon triangulaire roulé, atteint une drisse
flottante, y fixe deux courts filins, puis, halant vigoureusement, monte le guidon
jusqu'à la pomme du mât, et d'un coup sec fait déferler l'étamine blanche
marquée, en mouchetures noires, des hermines stylisées de Bretagne :
« Envoyez!... la marque est à bloc!... »
Et brusquement, campée sur ses pieds nus, les deux poings aux hanches
de sa culotte de treillis serrée sur son tricot rayé bleu et blanc par une ceinture de
cuir, ses boucles brunes sortant en désordre de son mouchoir de tête rouge vif, la
petite, comme pour saluer le triangle flottant en tête de mât, se met à chanter :

A Saint-Malo beau port de mer


Trois gros navir's sont arrivés,...
Nous irons sur l'eau nous y prom' promener,
Nous irons jouer dans l'île....
Trois gros navir's sont arrivés,

79
Chargés d'avoiin', chargés de blé....

Puis elle s'interrompt et continue de monologuer :


« Ah! encore : il y a le canon que je n'ai pas regardé.... Pauvre petit,
il nous a rendu trop de service avec ces sales bêtes d'espadons pour que je le
néglige.... Allez, zou, mon chiffon à astiquage! »
Et tout de suite, soulevant le panneau sous lequel est replié, à l'abri, le
plateau basculant servant de socle au pierrier, elle continue :

Trois dam's sont v'nues les marchander :


« Marchand, marchand, combien ton blé?
— Trois francs l'avoin', six francs le blé....
— C'est ben trop cher d'un' bonn' moitié....
— Montez, mesdam's, vous le verrez....
— Marchand, tu n'vendras pas ton blé....
— Si je l'vends pas, je l'donnerai....
— A c'prix-là, on va s'arranger! »

Nous irons sur l'eau nous y prom' promener Nous irons jouer
dans l'île....
Sur la petite pièce de cuivre étincelant fourbie d'un coup de chiffon, le
panneau est retombé avec le dernier vers de la vieille chanson malouine.
Paulette se redresse de nouveau. Elle regarde d'abord le Palais des Doges au loin
devant elle, puis plus près, sur la Lagune, une grosse barque ancrée, à bord de
laquelle s'aperçoivent des fanaux et des lampions formant décoration, éteinte à
cette heure, mais allumée le soir, car elle sert d'estrade flottante à un petit
orchestre nocturne de guitaristes et de chanteurs. Elle fait :
« Pas couleur locale, ma chanson, bien sûr, mais puisque ceux-ci nous ont
répété jusqu'à minuit passé : L'astro d'argento..., une politesse en réclame une
autre, et je réponds par ce que je sais, moi... pas vrai, toi,... mon fils Corfou? »
Sur une niche installée sous le roufle arrière, la Bourguignonne s'est
penchée, et à deux mains, elle en sort à moitié le biquet roux qui, tout endormi,
bêle à petits coups :
« Oui, c'est ça,... pendant que moi, je travaille, monsieur bat sa flemme....
Je t'en prie, fais donc comme chez toi.... Tu aurais bien tort de te gêner dès
l'instant que tout l'équipage, capitaine en tête, est parti à ses affaires, en laissant
le pauv' mousse de garde. Puisque, paraît-il, les règlements du pays exigent que
chaque navire mouille ici ait quelqu'un de quart à bord, la nommée Paillette, dite
Moutarde, est de la revue. Tandis que le Pacha Martiale et Marguerite Mine-de-
Rien travaillent les vieux papiers et que Mlle Manette A-Tout-Chic a mobilisé
Geneviève la Toubib en chaperon et arboré une de ses tenues les plus numéro
un, chef-d'œuvre de son père l'illustre couturier Marolles, pour faire du charme à
l'étrange vieux monsieur qui leur montre les curiosités de l'endroit... »

80
« EH! LA-BAS, ATTENTION, VOUS AUTRES, ET GARE DESSOUS!... »

81
Et comme le biquet se rencogne en grognant dans sa niche, le mousse
reprend :
« Oui, je parle toute seule, et ça te gêne, mon bonhomme?... Eh bien, tant
pis, je n'ai jamais pu rester tranquille, moi : il faut t'y habituer.... En attendant,
qu'est-ce que je pourrais bien faire à présent? »
Un geste brusque de la main sur le front :
« Ah! oui,... l'autre nuit, quand nous avons ramené à Malamocco cette
drôle de fille pêcheur avec ses deux galopins naviguant dans la brume, son avant
a gratté ma joue à tribord et écorché ma ceinture... Vilain, ça : je vais te refaire
une beauté, ma bonne Aré-thuse.... Attends voir.... »
Une série rapide d'allées et venues, la montée de pots, d'un jeu de
pinceaux aux tailles diverses, de morceaux de toile et de serpillières,
l'installation d'une sorte d'escarpolette tenue par deux palans que l'adroite
Paulette fait glisser et accroche par-dessus bord. Puis d'un bond souple elle
enfourche la planchette ainsi suspendue à l'extérieur de la goélette et elle
constate le .dégât : de longues griffures ont, en effet, mordu assez profondément,
en trois ou quatre endroits, la couleur blanc crème des hauts et la teinte vert
émeraude des bas :
« Heu heu! pas bien cela.... Mais plus de peur que de mal. Avec
un bon raccord, ça va s'arranger.... »
Et ses pots accrochés auprès d'elle, avec une virtuosité qui dénote son
habitude de ce travail, Paulette, tout en reprenant à mi-voix sa chanson
malouine, répare les marques laissées sur la coque de la goélette et, avec une
extrême adresse, reprend les raccords, tant .en vert qu'en blanc.

Nous irons sur l'eau nous y prom' promener,


Nous irons jouer dans l'île....

Puis, brusquement la phrase s'arrête, coupée au beau milieu par une


exclamation de colère :

Trois gros navir' sont ar....

« Eh! là-bas, attention, vous autres, et gare dessous!... Quoique je ne sois


pas Véronèse tout en travaillant dans le vert du même nom, je tiens à ma
peinture, moi!... et tâchez moyen de ne pas me l'écorcher en venant manœuvrer
comme des fatras avec votre tournebroche asthmatique.... »
Une petite embarcation à moteur, toussant en effet par saccades de
manière assez rauque, continue d'avancer la proue pointée tout droit contre le
flanc de la goélette comme si elle voulait l'aborder par le travers. La petite brune
se fâche :
« La barre dessous, je vous dis!... et battez en arrière, bon sang de
misère!... ou vous me « tossez » en plein malgré mes « défenses.... »

82
Rejetant au hasard pots et pinceaux, elle bondit dans le plus agile des
rétablissements, saute pardessus la lisse, empoigne à pleins bras deux manières
de ballons en corde tressée qui, très solides, sont en effet les « défenses »
réglementairement accrochées à leur poste à l'extrémité de deux filins
goudronnés, et les fait glisser contre le flanc extérieur du yacht juste au moment
où le lourd canot à moteur va accoster. Et, aussitôt, avec une énergie nerveuse
que décuple sa colère, elle empoigne une gaffe terminée par un empennage de
cuivre à croc et boules, et elle la plante en coup de lance dans l'avant menaçant
de l'abordeur, tout en criant à tue-tête :
« A ranger votre patouillard, marins d'eau douce!... Quand on n'est pas
fichu d'accoster sans faire avarie, on reste chez soi!... »
Le choc est si rude que Paulette est obligée de plier. Mais, malgré ce faux
mouvement, elle continue de pointer de toutes ses forces, tout en protestant vio-
lemment :
« Et puis d'abord, qu'est-ce que vous me voulez, vous autres? »
Avec un dernier rauquement, le moteur a stoppé; la lourde vedette se
range tant bien que mal bord à bord avec l’Aréthuse en grinçant contre les deux
« défenses » de corde protectrices. Et à côté du barreur, un personnage se dresse
qui touche du doigt la visière en cuir verni d'une casquette à insigne. Puis une
voix un peu rauque lance une longue phrase brusque. Des mots rapides sur un
ton autoritaire qui agace Paulette toujours arc-boutée à bloc sur le manche de sa
gaffe et pesant de toutes ses forces afin d'éloigner cette embarcation peinte en un
noir goudronneux dont elle redoute le contact pour la robe blanche de son
navire. Elle riposte brusquement :
« Comprends pas.... Qu'est-ce qu'il vous faut? - Non capiscite? veré
(1)...?»

(1) « Vous ne comprenez pas? vraiment..? »

Puis tout de suite après, en mots hésitants :


« Français?... Navire français? »
La petite se hérisse encore davantage, et un doigt tendu vers le bâton de
poupe :
« Probable que sans ça, nous ne porterions pas ce pavillon-là à notre
arrière.... »
Et la conversation, qui commence vraiment fort mal, continue en français:
« Le capitaine?
- A terre.
- Le second?
- Il n'y en a pas.
- Le commissaire?
- Il n'y en a pas.
- Le maître d'équipage?

83
- Il n'y en a pas.
- Alors, il y a qui?
- Moi : le mousse.
- Pronto... vivement : les papiers!
-- Quand vous me les demanderez poliment! » Le barreur et l'homme à la
casquette se regardent. Ils vont sans doute s'emporter quand, d'une cabine basse
au milieu de la vedette, un troisième interlocuteur sort qui fait taire ses
compagnons, et, plus courtoisement, intervient en un français bien meilleur :
« Ici, la police du port....
- Il fallait le dire.... Eh bien, qu'est-ce qu'elle veut, la police du
port? » réplique Paulette toujours sur la défensive.
L'homme sort complètement de son réduit et, s'appuyant d'une main sur la
lisse, avant que la petite ait eu le temps de protester, saute d'un bond pardessus
les deux bordages, retombe sur le pont, et commence d'examiner l'Aréthuse avec
une expression de curiosité ambiguë assez déplaisante. Puis il ramène son regard
sur la jeune fille qu'il domine de toute la tête. Il apparaît bâti en force, les
épaules massives, le visage assez basané et éclairé par deux yeux durs aux lueurs
bizarres : toute une apparence qui déplaît extrêmement à la Bourguignonne déjà
mal impressionnée par le sans-gêne de cet accostage inattendu. Mais, crâne et
décidée à sa coutume, Paulette fait face, et sur un ton très net ;
« Dites donc, je ne vous ai pas invité à embarquer à mon bord, vous! »
L'homme a un mauvais rire qui tord ses lèvres épaisses et rasées de près.
Négligeant l'observation, il interroge sèchement :
« Seule sur ce bateau?
- Pour le quart d'heure,... oui.
- Vous répondez hardiment, jeune fille....
- Je suis chez moi : je parle comme il me plaît. C'est mon droit, je pense?
— Jusqu'à un certain point. »
Cette fois, Paulette perd patience, et sèchement : « C'est-à-dire...?
— Jusqu'à ce que j'use de mon droit, à moi....
- Qui est...?
- De passer l'inspection.... Police du port.... Et j'interroge : c'est mon
devoir. »
Un gros doigt boudiné à ongle carré désigne d'abord la casquette, puis,
sous le revers du veston, un insigne dont il épelle les lettres en argent :
« Porto di Venezia. Inspettore délia naviga-zione (1).... »

(1) « Port de Venise. Inspecteur de la navigation. »

Paulette comprend qu'il n'y a plus à discuter. Sur un ton de gamine


récitant sa leçon de mauvaise grâce :

84
« Fallait le dire tout de suite... Ici l’Aréthuse, yacht français, capitaine au
long cours Martiale Cartier, équipage quatre matelots. Entré à Venise avant-hier
avec le courant de flot par la passe de Malamocco.
- Quel pilote?
- D'après les Instructions nautiques internationales, les bâtiments
au-dessous de 250 tonneaux sont dispensés de pilote : l’Aréthuse jauge 44
tonneaux. »
L'homme a une grimace de déception : « Exact.... Passeports? Rôle
d'équipage? But du voyage?
- Notre capitaine a déjà tout présenté et fait viser au Bureau du port qui
nous a donné la libre pratique et fixé ce mouillage....
- J'ignore : avant-hier, j'étais en inspection au large.
- Possible. Mais aujourd'hui vous savez. Et nous, nous sommes en
règle.... Par conséquent... bonsoir, monsieur.... »
Le geste de Paulette désigne la vedette toujours maintenue bord à bord par
ses deux occupants. Mais, ainsi clairement invité à se retirer, l'homme ne cède
pas. Visiblement désireux de prendre la petite Française en faute, il reprend :
« L'amarrage de tout navire escalant à Venise est soumis à des règles très
strictes....
- Communiquées hier par votre supérieur », tranche Paulette qui
s'énerve et recommence à réciter en écolière : « Les bâtiments mouillent
parallèlement aux rives des canaux : ce que nous avons exécuté.... L'amarrage se
fait entre deux bouées : ce qui nous a été impossible puisqu'il n'y en avait aucune
au poste indiqué... ou sur une ancre par l'avant et un « duc d'Albe » par l'arrière
(1) : ce que nous avons fait.... »

(1) Duc d'Albe : assemblage de pieux et de traverses enfoncé dans la vase


ou le gravier et ainsi nommé en souvenir de son inventeur, le gouverneur général
espagnol qui se servit de ces engins au cours du siège d'Anvers.

Mais l'inspecteur est évidemment de ces subalternes comme il en existe


dans tous les pays qui, tatillons à l'excès, n'ont pas de satisfaction plus grande
que de prendre en défaut les gens soumis par les règlements à leur contrôle
momentané. Il articule lentement :
« Vous êtes le mousse de ce bâtiment?...
- En personne naturelle.
- Et, en l'absence de votre capitaine et du reste de l'équipage, vous gardez
ce navire?...
- Précisément, m'sieu l'employé.... »
L'esprit gavroche de la jeune Montrachet n'a pu se contenir plus
longtemps. Et l'appellation amène sur les lèvres de l'inspecteur un nouveau
mauvais sourire que souligne aussitôt une belle phrase trop polie pour ne pas
cacher une arrière-pensée dont la petite se méfie aussitôt :

85
« Puisqu'il en est ainsi, je vous prie de me présenter vos pièces d'identité
personnelles....
- Mes papiers? à moi?...
- S'il vous plaît.... »
Paulette fronce le sourcil, pince les lèvres, jette un regard de biais, puis
haussant à demi l'épaule :
« S'il n'y a que ça pour vous faire plaisir.... »
De la poche revolver dissimulée derrière le ceinturon de sa culotte de
matelot, elle tire un portefeuille, en sort son passeport, timbré de nombreux ca-
chets bleus et rouges, et le tend à l'inspecteur en grognant :
« J'en ai encore d'autres, vous savez.... »
Toujours le sourire ambigu, et cette réponse :
« Ceci me suffit amplement.... »
Entre les gros doigts, les pages tournent une à une, examinées avec une
bizarre mine gourmande.... Puis l'homme interroge à mots très lents :
« Vous êtes : Montrachet, Paulette? née à Diion (Côte-d'Or)? »
La petite Bourguignonne pince des doigts les deux coutures de son
pantalon, esquisse une révérence moqueuse, et continue :
« ... Côte-d'Or (France).... Un mètre soixante-deux,... cinquante-trois
kilos, toutes ses dents,... sait lire, écrire, compter, nager,... championne de tir,
escrime, basket-bail du lycée Vauban, diplômée d'école ménagère,... brouillée
avec les mathématiques de naissance, bachelière par indulgence du jury et
mousse de l'Aréthuse par engagement volontaire. Front large, cheveux bruns,
frisure naturelle, yeux marron, nez retroussé... signes particuliers : néant.... Ça
me ressemble, m'sieu l'employé?
— A un oubli près....
— Qui est...?
- Un simple chiffre : d'après ce passeport, vous avez dix-neuf ans....
Ça vous gène....?
Au contraire, cela m'arrange... car, ainsi, je puis vous dresser procès-
verbal avec contravention et amende....
- Vous perdez la tête...? »
Paulette a bondi de stupeur. L'inspecteur s'incline, tout railleur :
« En aucune manière, jeune demoiselle française.... Car le règlement du
port de Venise, que ma fonction est d'appliquer strictement, dit ceci que votre
capitaine et vous avez certainement oublié : « Lorsqu'un « navire fait escale, et
que, pour un motif quelconque, « son équipage entier se trouve, soit par
obligation de service, soit par permission, à terre, ce bâtiment à l'ancre sur son
mouillage désigné par la capitainerie et dans les conditions d'amarrage
réglementaire, doit être - - sauf permission spéciale - - pourvu « d'un gardien....»
- Eh bien? s'insurge Paulette, notre yacht est à son poste, mouillé
comme il faut, et je suis là, à bord, pour le garder.... Qu'est-ce qu'il vous faut de
plus? »

86
Nouvelle courbette sarcastique, puis ces mots tombent :
« Oh! une toute petite chose, mademoiselle, mais capitale.... La phrase du
règlement se termine par cette prescription : « En ce cas, et sous sanction
administrative immédiatement applicable, ce gardien « du bord doit avoir vingt
et un ans au moins.... » Or, vous avez dix-neuf ans.... Donc, vous êtes en faute,...
et, de par la loi, je verbalise.... »
Tout ricanant maintenant, l'inspecteur a tiré de sa poche un carnet à
souche sur une page duquel il griffonne rapidement.
D'abord stupéfaite, la pauvre Paulette se sent envahie par une rage
froide.... Se redressant de toute sa petite taille en face de son gros interlocuteur,
elle jette insolemment :
« Dites donc, m'sieu l'employé, est-ce qu'au lieu d'être Vénitien, vous ne
seriez pas plutôt Chinois par hasard?... »
L'homme visiblement ne comprend pas, mais satisfait d'avoir trouvé
l'occasion de punir une faute contre le règlement, il articule :
« Non : Albanais d'origine.... Prenez toujours ce papier : votre capitaine se
présentera, avec ou sans vous, à son gré, au Bureau du port dans les vingt-quatre
heures et acquittera l'amende, en monnaie italienne bien entendu.... Au revoir,
mademoiselle le mousse gardien de ce navire : j'ai bien l'honneur de vous saluer,
comme disent, paraît-il, les inspecteurs français.... »
Et, par un bond d'une souplesse que ne laisserait pas prévoir sa lourde
carrure, l'inspecteur saute dans sa vedette qui démarre aussitôt, avec les trois
hommes dont l'eau calme de la Lagune apporte les trois rires en échos jusqu'à
Paulette immobile de fureur, son papier aux doigts....
Enfin de sa gorge contractée, un mot jaillit :
« Idiot!... Sombre idiot!... »
Puis les prunelles marron étincelantes de rage se posent sur le papier qui
lui a été glissé entre les doigts, et déchiffrent, sans savoir les bien traduire, les
phrases remplissant les espaces blancs de l'imprimé officiel.
Elle voit très lisibles, car d'une grosse écriture, appuyée, un chiffre et un
mot :
« 3.000 lire.... »
Un cri de colère monte de la gorge de Paulette ;
« Non? c'est ça, l'amende?... Il se moque du monde, l'employé! »
Puis, immédiatement, les prunelles du mousse s'élargissent; et les mots de
fureur se transforment en une exclamation stupéfaite :
« Ah! par exemple!... »
Car, sous ce chiffre, évidemment très lourd, de la contravention infligée
--à côté du gros cachet rond à encre grasse violette qui l'identifie du timbre le
plus officiel --en caractères gras d'imprimerie formant manière de signature
toute préparée, s'étalent ces trois mots :
« Inspettore : Cesare Beccaruzzi. »
Et Paulette, le papier un peu tremblant entre les doigts, balbutie :

87
« Le nom... le même nom et le même prénom... que, dans son testament
confié à la bouteille de Murano, le malheureux Alain Trévézel a donnés comme
étant ceux du sbire qui allait l'assassiner!... Comment cela se peut-il faire?... »

88
VII

SI VENISE M'ÉTAIT CONTÉE

« DE SORTE que cette dernière partie du Palais des Doges où nous


arrivons pour terminer, était destinée à...?
- A servir de bureau aux six magistrats portant ce titre particulier :
Signori di Notte al criminal....
- Ce qui signifie?
- Les Seigneurs de la Nuit chargés des affaires criminelles.... »
La réponse est tombée avec une sonorité que soulignent, dans leur nudité
assez froide, les murs de la pièce au milieu de laquelle, en demi-cercle, se tien-
nent les cinq Françaises entourant le cavalière comte Paolo Giovaninelli sous la
conduite de qui, depuis plusieurs heures, elles poursuivent la visite détaillée de
la basilique de Saint-Marc et du Palais des Doges.
Promenade longuement organisée dont le descendant du Titien s'est, par
avance, réjoui tout autant
que les camarades de l'Aréthuse, et qui, à mesure que les heures passent,
se transforme en un merveilleux enchantement.
Le vieillard qui a élevé la passion pour sa ville natale à la hauteur d'un
culte, s'est enthousiasmé à la pensée de révéler à ses cinq jeunes amies la
grandeur de Venise. Et, mis au courant de l'incident dont Paulette a été victime
de la part de l'inspecteur du port, il est intervenu immédiatement de toute son
autorité, pour obtenir que l'observation stricte des règlements ne prive pas
toujours une des camarades sur cinq des promenades projetées en commun. Une
dérogation - prévue d'ailleurs par les règlements - - a été accordée par le Bureau
du port : la garde du yacht, dont les panneaux sont dûment fermes à clef de
sûreté, n'est plus obligatoire pour la capitaine Cartier et son équipage. Si bien
que, par cette journée splendide de lumière étincelante, la lente promenade, des
mosaïques de la basilique Saint-Marc aux salles du Palais des Doges, se poursuit
pour les cinq compagnes ensemble sous la direction du comte Paolo enchanté de
déployer toute son érudition passionnée.
D'étage en étage, d'escalier en escalier, de salle en salle, cependant que,
sous la parole du vieillard, pas à pas, tout s'animait, tout se traduisait en phrases
emportées, en adjectifs pittoresques, en anecdotes dans lesquelles se mêlaient les
hommes et les choses. Ainsi sonnaient, les uns après les autres, tous les noms
éclatants à travers dix siècles de luttes, de voyages, de combat, de diplomatie, de
querelles intérieures et extérieures, et les Doges se mêlaient aux peintres, les
condottieri aux ambassadeurs, les dogaresses aux poètes.... Toute une évocation
si complète, si tumultueuse, si prodigieusement vivante que les Françaises, un

89
peu étourdies par cette résurrection d'une sorte d'étonnant carnaval, marchaient,
leurs prunelles éblouies par le tumulte des ors et des peintures éclatantes
ruisselant des murs et des plafonds. Si bien Que leurs cœurs frémissant à la
succession des scènes évoquées, il leur semblait réellement que le comte
Giovaninelli eût été, à travers les siècles, le témoin oculaire, rapportant à ses
compagnes ce qu'il paraissait avoir vu de ses yeux, entendu de ses oreilles, et
peut-être vécu lui-même....
Dans l'espèce d'ensorcellement où l'entraînaient cette parole chaude, cette
perfection de récits, cette puissance d'évocations successives, l'équipage de
l'Aréthuse avait eu la sensation d'être emporté par une force irrésistible à
laquelle toutes s'étaient abandonnées, les nerfs tendus dans une vibrante satisfac-
tion.... Sur les pas du cavalière, qui paraissait avoir perdu terre et être redevenu
soudain un Vénitien des siècles passés brusquement ressuscité, elles n'étaient
plus des passantes effectuant la visite classique des trésors de Venise. Mais
plutôt, il leur semblait que, sous la chaleur communicative de cette parole, elles
voyaient vivre devant leurs yeux éblouis les scènes que le comte Paolo évoquait
avec une flamme si brûlante. A peine, de temps en temps, l'une ou l'autre posait
une brève question, profitait d'une interruption de Giovaninelli pour laisser
tomber une demande.... Seule Martiale - que, à son retour à bord, la petite avait
informée de l'inspection et de la contravention inattendues avait remarqué le
brusque sursaut et l'interrogation de Paulette qui, interrompant une explication
du comte sur les trois inquisiteurs d'Etat, avait demandé :
« Pardon, ces personnages dont vous venez de dire qu'ils étaient les
seconds, les exécuteurs des décisions de justice, ces sbires... je crois, n'est-ce
pas?... qu'étaient-ils au juste?... »
Interrompant un instant ce qu'il était en train d'exposer, le vieillard avait
prestement répondu :
« Les sbires?... des hommes de médiocre réputation, des bravi prêts à
tout : ce qu'on appelle aujourd'hui des « hommes de main »....
- Des « tueurs à gages » ?...
- Si vous voulez....
- On trouvait ces individus douteux parmi les Vénitiens? a laissé
tomber négligemment la capitaine.
- Quelquefois. Mais, en général, c'étaient des Albanais attirés par l'appât
de l'argent et le goût du sang.... »
Puis, avec un bref ricanement, cette courte phrase :
« Les plus compromis ont disparu, lorsque Bonaparte a renversé la
Sérénissime le 16 mai 1797. D'autres ont fait souche en ville, se sont incorporés
à la population, et leurs descendants n'ont gardé de ces regrettables ancêtres
directs d'autre souvenir que les noms de famille ou les surnoms.... »
Un rapide regard est échangé entre Paulette et Martiale. Mais déjà Paolo,
oublieux de l'interruption, était reparti dans un nouveau commentaire offrant à

90
ses auditrices, comme un hommage, toutes les ressources de sa merveilleuse
érudition.
Enfin, au sortir de la visite des prisons, - - les Plombs et les Puits, - - et du
pont des Soupirs, le comte n'a pu se tenir de citer la fameuse inscription laissée
sur un mur par un prisonnier inconnu :

Di chi mi fido, guardami iddio!


Di chi non mi fido, mi guard' io!...

« Distique en pur dialecte vénitien que je vous traduis : « De celui auquel


je me fie, Dieu me garde! « de celui auquel je ne me fie pas, je me garde moi-«
même ! »
C'est sur cette traduction que Giovaninelli vient d'introduire ses
compagnes dans les dernières pièces à visiter, ce local qui prend jour sur le quai
des Esclavons par une façade dont le guide improvisé a tenu à faire remarquer
que son élégance décorative forme un curieux contraste avec la destination de
cette dernière partie du Palais : les Prisons.
Réflexion qui, comme il s'arrêtait au bout de ses explications, lui a valu la
question posée par Marie-Antoinette Marolles : quels sont les Signori di Notte al
criminal?
Devant la réponse du cavalière expliquant que les Seigneurs de la Nuit
sont chargés de débrouiller et régler les affaires criminelles, ce qui justifie leur
installation à deux pas de la salle du Conseil des Trois où se décidait le jugement
des accusés, et des Prisons où se réglait leur exécution -•- la jolie rousse ne peut
se tenir de dire :
« Mais, cher monsieur, l'autre soir, comme nous sortions de la Trattoria
de l'Oursin et du Calmar, lorsque vous avez eu l'amabilité de nous reconduire
jusqu'à l'embarcadère, vous nous avez affirmé que, une fois contourné - - ce que
nous avions pu faire grâce à vous — le dangereux obstacle constitué, pour les
nouveaux venus, par les deux colonnes tragiques de la Piazzetta, votre belle
Venise ne renfermait plus de péril d'aucune sorte?...
- Et je continue de le dire, mademoiselle », assure le cavalière.
Manette accentue son sourire de légère ironie :
« Pourtant, durant ces heures charmantes que, sous votre aimable
conduite, nous venons de consacrer à parcourir ce miraculeux Palais, nous nous
sommes, d'après vos explications, heurtées à nombre de souvenirs qui étaient
pour le moins dramatiques.... Et, à plusieurs reprises, vous nous avez fait passer
certains frissons qui... que.... »
Pour la visite offerte par l'amabilité du cavalière, qui leur a envoyé par
Luciella une invitation écrite, alors que ses amies se sont contentées des
costumes de yachtwomen qu'elles portaient au dîner de la trattoria, Manette, très
consciente de l'impression que, dès la première minute, elle a produite sur le
vieux gentilhomme, n'a pas résisté à son goût de la coquetterie. Elle justifie une

91
fois de plus le surnom donné par ses camarades toujours amusées par ses
élégances : A-Tout-Chic. Et, sûre d'elle-même grâce à la garde-robe qu'elle doit
à son père, le maître couturier René Marolles, à qui elle aime servir, partout, de
réclame vivante en portant les toilettes présentant l'indéniable signature de la
célèbre maison paternelle, la jolie rousse s'est empressée de revêtir un tailleur à
la ligne impeccable. Gantée de blanc, sur sa chevelure aux tons chauds un
chapeau à la dernière mode parisienne incliné suivant l'angle hardi qui convient,
elle jouit, en mondaine experte, des coups d'œil reçus au passage et de
l'admiration visible du comte, à l'adresse de qui elle dessine un sourire en
ajoutant :
« J'en appelle à mes amies.... N'est-ce point votre avis, à toutes? »
Entrant immédiatement dans le jeu, Paulette et les deux jumelles
s'amusent aussitôt à donner la réplique à leur camarade, sous le regard de
Martiale :
« Bien entendu!... A l'escalier des Géants, la marche sur laquelle aurait
roulé la tête de ce Marino Faliero dont le destin a manqué nous porter telle mal-
chance entre les deux colonnes de la Piazzetta....
- Au vestibule de la Scala d'Oro, cette justicière et sévère Venise que le
Tintoret a peinte avec glaive et balance....
- Dans la salle du Grand Conseil, parmi les soixante-seize Doges
de la frise, le sinistre voile noir barré du tragique latin : Hic est locus Marini
Fa-lieri.... Lui.... Encore lui.... Toujours lui....
- Et puis à la salle de la Bussola la place où se trouvait cette gueule de
lion en marbre entre les dents de laquelle les méchantes gens, voulant se défaire
de quelqu'un, glissaient une lettre anonyme qui envoyait un pauvre diable à
l’échafaud.... Quelle lâcheté!....
- Et aussi dans la salle du Conseil des Dix, juste comme nous admirions
ce vieillard de Véronèse assis près d'une bien jolie femme, voilà que vous nous
citez je ne sais quel voyageur qui a écrit en frissonnant : « Jamais voûte plus
riante et plus éclatante ne couvrit réunions plus sinistres et plus « sombres....
- Et encore ces effroyables Piombi, les Plombs dans lesquels a rôti sous le
soleil ce pauvre Silvio Pellico....
- Et ces cachots Pozzi, ces abominables Puits gluants d'humidité....
- Ce couloir au mur percé de deux trous grâce auquel, d'un lacet, le
bourreau étranglait ses victimes sans être vu....
- La porte basse par laquelle on sortait les sup pliciés pour les jeter au
canal Orfano....
- Le Pont des Soupirs le bien nommé....
- Et nous finissons chez les Seigneurs de la Nuit et des tribunaux
criminels... brrr!... »
Montrant les deux Bretonnes et la Bourguignonne, qui se sont diverties à
se couper réciproquement la parole, Manette, inclinée légèrement avec un geste
dont elle connaît le charme, l'ait :

92
« Vous conviendrez, cher monsieur, que je ne le leur ai pas fait dire, n'est-
ce pas?... Mes amies sont, comme moi, prises entre deux sentiments tout à fait
contradictoires. L'émerveillement total en face de l'accumulation des merveilles
que vous nous avez révélées.... La crainte frissonnante en nous trouvant ici
entourées de ce Sénat, de ce Grand Conseil, de ces procurateurs, de ces Sages-
Grands, de ces trois inquisiteurs d'Etat que vous avez évoqués devant nous avec
leurs greffiers, leurs gardes, leurs sbires albanais, leurs bourreaux masqués....
Entre l'étincelante splendeur vers laquelle vous nous avez entraînées et les
redoutables secrets que vous nous avez fait entrevoir,... je vous avoue que nous
ne savons plus bien ce qu'il convient de croire. »
Et comme le visage aux rides fines du vieux gentilhomme s'est légèrement
contracté, la jolie Manette, avec un regard très appuyé de ses yeux gris à la lueur
un peu malicieuse, dans un mouvement de coquetterie naturelle interroge :
« Excusez ce qui est certainement de notre part une impertinence que
votre amabilité nous pardonnera,... car je suis certaine que vous nous com-
prenez?... »
Alors, très calme, le comte Paolo prononce doucement :
« Vous avez raison : je vous comprends à merveille.... Mais si vous
voulez bien me faire l'honneur de me suivre de nouveau, et la grâce de me prêter
encore une fois votre attention... il est ici près quelqu'un qui va vous
répondre....»
D'un geste qui sent tout l'ancien régime de la vieille Venise, il a offert,
avec la plus respectueuse invite, sa main sur laquelle, après une légère hésitation
de surprise, Manette pose ses doigts étroitement gantés. Et il ajoute :
« Venez par ici, je vous prie.... » Comme s il menait une patricienne des siècles
évanouis, le vieux gentilhomme revient vers la salle du Grand Conseil,
conduisant gravement Manette qui se laisse emmener, vaguement étonnée. Et
ses quatre compagnes suivent en échangeant, elles aussi, des regards légèrement
déconcertés.
Sur un dernier geste marqué d'une subite autorité, toutes pénètrent de nouveau
dans la salle du Grand Conseil, à présent entièrement vide de touristes - car
l'heure des visites est terminée, mais le comte Paolo sait qu'il est chez lui à son
gré dans le Palais des Doges.
Et lorsque les cinq Françaises, un peu intimidées, sont devant lui, le vieillard,
avec un mouvement d'une solennité inattendue, lentement se découvre, son
feutre à larges ailes dessinant, comme involontairement, un salut à l'ancienne
mode. Et sa voix s'élève, prenant un singulier accent :
« Venise?... Quand je pense que, jour après jour, venant des cinq parties du
monde, des gens entrent ici qui demandent : « Venise...? » Des gens qui, à la
main les feuilles d'un petit guide imprimé, ont la sottise de lire tout haut : « Salle
du Grand Conseil, « 53 mètres 45 de long, 2 mètres 65 de large.... » Vite : est-ce
bien exact? Oui, certainement! Continuons : « Les murs et le plafond sont
couverts de « peintures représentant les fastes de la république de Venise....

93
Véronèse, Palrna le Jeune, Tintoret!... » Vérifions, vite.... Il n'en manque pas au
moins?... Cela va; ils y sont tous. Bon..... Ah! Un détail : « Le Paradis
par Tintoret, grande composition de 25 mètres 67 sur 7 mètres 80.... » Ça a l'air
d'être exact. Continuons : « Plafond grande richesse « d'ornementation. » Exact,
oui.... Encore ceci : « Du balcon, belle vue.... » Bien : un coup de Kodak -
souvenir.... Parfait.... Que dit encore le guide : « De « cette salle, un corridor à
droite conduit à la ftcala « dello Scrutino.... » Allez, vite, sortons.... Ah! ah!
ah!... »
Un grand éclat de rire sarcastique qui sonne étrangement sous les hautes voûtes :
« C'est cela Venise?... Ils viennent voir, ils voient, ils vérifient : ils ont vu
Venise!... Et ils repartent.... Vandales, fils de vandales! Stupides, fils de
stupides! »
Une colère monte, éclate et se déploie.
Puis, brusquement, la voix reprend, grave :
« Mais vous.... Regardez, je vous en conjure, et vous allez voir vivre devant
vous, et pour vous, l'âme immortelle de Venise, ma patrie! »
Encore un rire, mais cette fois éclatant. Tandis que le visage au profil âpre de
condottiere s'illumine d'une lueur étrange :
« Moi, je vous dis : Emplissez à la fois vos yeux et vos cœurs. La salle du
Grand Conseil par ses murs, par ses toiles, par ses plafonds vous parle.... Et,
comme, dans cet éblouissement, il faut faire un choix, levez vos yeux vers cet
ovale inouï de la voûte au sommet de laquelle le grand rival de mon aïeul Titien,
cet homme appelé Paolo Cagliari et, parce qu'il était natif de Vérone, surnommé
H Véronèse, a su peindre le plus flamboyant tour de force que jamais artiste ait
eu l'audace de tenter et la fortune de réussir.... Oh! je vous en supplie... ne
cherchez pas à analyser le plaisir qui vous étreint : il est unique, ce plaisir.... Ne
cherchez pas non plus à « voir » aucun détail : ils sont inouïs, ces détails - - tous!
Inouïs d'originalité, d'invention, de faste, de verve, de lumière.... C'est La Gloire
de Venise... que certains appellent Venise triomphante... mais, moi je préfère La
Gloire de Venise, parce que un « triomphe » est toujours plus ou moins
momentané, au lieu que la « gloire » participe de l'Eternité.... La Gloire de
Venise : cela dit tout.... »
Un petit temps. Le vieux visage semble à présent resplendir d'une
immense joie intérieure :
« Regardez, regardez toujours, je vous dis, ce qui se déploie ici! Depuis ce
Titan demi-nu se tenant avec la foule de ces gens d'armes aux vêtements d'acier,
à la base de cet édifice de rêve à l'irréelle, mais puissante, architecture fille de
l'Antique et de l'Orient, jusqu'à ces nuages entrouverts, du haut desquels les
génies ailés de la Toute-Puissance plongent pour venir déposer la couronne au
front de Venise incarnée.... Regardez : autour de la balustrade, elles sont là, les
femmes de Venise, parées des nobles costumes du temps jadis; et, dans un culte
d'amour, leurs regards extasiés montent en offrande vers la merveilleuse Venise
vêtue de satins, de soieries, de velours, enrichie de ses bijoux royaux... - Venise

94
femme! Mais plus idéalement belle que toutes les splendides créatures
assemblées à ses pieds pour lui servir de cour dans les siècles des siècles. Le
sceptre du monde en main, la flamme de la domination aux yeux, la majesté
suprême irradiant de toute sa personne, comme la lumière irradie du soleil, sa
vue, pour les hommes ordinaires, revêt un éclat insoutenable.... Car c'est Venise
née de l'écume des flots,... Venise maîtresse des mers.... Venise qui a
Four gardien le Lion ailé de Saint-Marc, la griffe sur Evangile.... Venise
dont les galères rapportent à sa Lagune toutes les richesses du monde.... Venise
dont les peintres, ses enfants, n'ont pu parvenir à fixer la splendeur qu'après
avoir été voler, au sommet des cieux, les sept couleurs du prisme! »
Les mots d'adoration éperdue ont sonné si hauts, si clairs, si dominateurs
que les Françaises, le cœur battant en présence de tant d'amour exalté, sont
émues à sentir les larmes monter à leurs paupières, et ne trouvent rien à dire.
Un instant, en phrases rapides, se laissant, à sa coutume, emporter par sa
passion, le cavalière Giovaninelli s'est amusé à tracer d'enthousiasme une
manière de vue générale de Venise, de ses canaux, de ses petites rues, de ses
palais historiques. Il a parlé des églises, des chapelles, jeté des noms, des
chiffres, signalé les marées locales, évoqué le Grand Conseil, les inquisiteurs
d'Etat, les tribunaux, les jugements, et aussi la fantaisie des carnavals célèbres
dans le monde entier.... Puis brusquement il s'excuse de cet étalage de faits et de
noms, et il résume ;
« Tout ceci pour vous dire que ma Venise n'est ni la ville aux tragédies
sombres que veulent voir certains, ni une promenade touristique offerte aux
curiosités internationales.... Et moi, Vénitien de race séculaire, moi, dont
plusieurs ancêtres depuis les origines de la République ont coiffé le bonnet à
corno des Doges (1), j'ai le droit de vous dire : gardez-vous à la fois de la
petitesse des gens qui ne voient ici qu'un phénomène géographique sur lequel ils
accumulent des chiffres, cherchant par exemple à savoir sur combien de milliers
de pieux enfoncés dans la vase sont bâties nos églises et nos demeures; mais
gardez-vous aussi des exagérations des faiseurs de fantaisies policières.... »

(1) Bonnet à corno : le Doge de Venise portait comme coiffure un bonnet


spécial possédant une manière de cimier blanc Incurvé, dit le corno, visible sur
tous les portraits.

Sans laisser à aucune des cinq le loisir de parler, il enchaîne :


« D'ailleurs réfléchissez : des querelles entre citoyens? des procès
mystérieux? des exécutions? des affaires politiques étranges? Quel pays du
monde n'en a connu?... Venise, ma Venise, est deux choses : l'apothéose de
Véronèse au plafond de cette salle dans laquelle je vous ai amenées aujourd'hui,
et le tombeau de Titien, mon aïeul, dans l'église des Frari où je vous conduirai
demain.... »
Et un grand silence tombe.

95
Giovaninelli regarde les cinq Françaises.
Elles lui paraissent soudain pâlies, les yeux brillant étrangement, les
lèvres muettes,... quelque peu gênées peut-être?
Alors, subitement il revient de son accès d'exaltation. Il craint de s'être
laissé emporter par la chimère dont tout Venise sait qu'il vit, en passionné de sa
ville. Il se reproche à part lui d'avoir sans doute dépassé la mesure à l'égard de
ces étrangères devant lesquelles il a ouvert son cœur de poète. Et avec ce sourire
très fin qui souligne les traits du visage sous l'argent des cheveux blancs, il
retrouve toute son allure, pareille à celle des nobles Vénitiens d'autrefois dont il
tient à si grand honneur de descendre. Et il s'excuse :
« Je suis désolé.... Je vous demande de bien vouloir me pardonner....
Lorsqu'il s'agit de ma ville, je ne sais pas me contenir. Et je crois bien que, en
vérité, j'ai abusé de votre complaisante attention.... Aussi j'aimerais mieux que
vous consentiez à ne me point garder trop grande rigueur, car... car.... »
Une pointe de malice perce dans le regard, et l'explication arrive :
« ... Car, en vérité, mon emportement vient de votre faute....
- De notre faute?... à nous?... »
Le même étonnement sur les cinq visages.
Un sourire s'accentue sur les traits de Giovannelli :
« Mais parfaitement.... Et, d'abord, parce que votre indulgence et
l'attention qu'il vous a plu de me prêter, toutes ensemble, en cette promenade ont
été telles que je me suis laissé aller aux écarts d'un enthousiasme devenu, en
cette fin de ma vie, ma seule raison de tenir encore un peu à l'existence....
- Enthousiasme que votre ardeur nous a pleinement fait partager »,
coupe Martiale qui ajoute : « Ce « d'abord » ne peut donc
absolument pas compter à nos yeux... mais il appelle un « ensuite » et si cet <?
ensuite » n'est pas de meilleur poids, nous allons aussi le récuser.... Voyons...? »
Le cavaliere hésite quelques secondes, puis il répond :
« Mon « ensuite » vise la faute particulière de Mlle Marolles....
- Moi?... Qu'est-ce que j'ai fait?... »
Le sursaut de la surprise se traduit par une nervosité de Manette qui,
contre toutes ses habitudes, perd subitement contenance et s'effare.
Alors, le comte Giovaninelli redevient très grave. Sa main se hausse
légèrement vers le plafond de Véronèse, et de ses lèvres tombe lentement cette
réponse inattendue :
« Votre faute, oui, mademoiselle... car à mesure que, tout à l'heure, je
laissais parler tout haut mon cœur de patricien formé par tous les cœurs des
Giovaninelli, mes aïeux, qui ont au cours des siècles servi passionnément la
Sérénissime République, j'ai eu soudain une bouleversante révélation.... Je me
suis emporté parce que j'ai découvert brusquement que, de cette déesse imaginée
par Véronèse pour personnifier éternellement là-haut la gloire de Venise, votre
visage est véritablement la réplique saisissante. Si bien que j'ai cru rendre
hommage en votre personne à une incarnation môme de ma patrie vivante.... »

96
VIII

CONSEIL DE GUERRE

LA LOURDE porte de la Zecca - - l'ancienne Monnaie devenue bibliothèque


- - ouvre ses massifs vantaux; et sur les quelques marches conduisant à la
Piazzetta inondée de lumière, paraissent ensemble Martiale Cartier en tenue de
capitaine avec vareuse à boutons d'or et casquette à ancre, Manette Marolles en
clair tailleur de tussor et Marguerite Trévarec en son ordinaire blouse marinière
de toile blanche avec le grand col, la cravate de soie noire et la pochette de
poitrine en soie bleu foncé, tenant par la poignée une assez grosse serviette de
cuir.
Elles s'arrêtent, un peu éblouies par le passage brusque de la pénombre
douce de la bibliothèque Marciana et de son silence, à l'étincellement du grand
soleil inondant la façade du Palais des Doges dans sa^ splendeur rouge. Et,
derrière elles, paraît le comte Giovaninelli qui referme soigneusement les deux
panneaux, et déclare :
« Vous voyez que, ici non plus, je ne m'avançais pas en vous disant que,
accompagnées par moi, vous trouveriez auprès du bibliothécaire Gabriele Priuli
l'accueil le plus compréhensif?...
- Un accueil parfait, et dont nous ne saurions trop vous exprimer notre
gratitude », répond aussitôt Martiale.
Le vieillard rit légèrement à sa coutume, détendant les traits de son
masque volontiers sévère; et il poursuit en taquinerie gaie :
« Je crois, mademoiselle Marolles, que vous avez fait la conquête de
Priuli : car il a sorti, pour vous, de sa réserve la mieux fermée au public
ordinaire, certains autographes et certaines miniatures dont je le sais
particulièrement jaloux, et qu'il ne montre pas volontiers....
- Faveur dont je vous rapporte tout le prix, répond Manette : je
suis encore émerveillée....»
Puis, se retournant vers Gaït, le cavalière reprend :
« Quant à vous, mademoiselle Trévarec, pendant ce temps vous avez eu
tout loisir d/examiner ces cartons de 1792 et 1793 que vous aviez demandés, et
dans lesquels, j'espère, vous avez trouvé ce que vous espériez découvrir? Si j'en
juge par toutes les notes que je vous ai vue prendre à maintes reprises.... »
Un geste vers la serviette de cuir que Marguerite tient à la main, et la
réponse arrive immédiatement, éludant les précisions tout en remerciant :
« Oui,... en effet,... diverses choses que j'ai remarquées au passage.... Et je
vous suis très obligée de m'avoir si aimablement obtenu la permission de mener
à bien cette séance de... de... curiosité satisfaite. »

97
« JE VOUS TIENS – JE NE VOUS LACHE PLUS. »

98
S'il y a eu, dans les mots et le ton, un peu de réticences adroites, il ne
semble pas que le vieux gentilhomme y ait prêté attention, ni qu'il ait saisi les
rapides regards échangés entre les trois camarades. Car il reprend aussitôt dans
un mouvement de gaieté presque juvénile :
« J'aime ce mot : « curiosité », pour parler du véritable travail d'archives
auquel je viens de vous voir vous livrer, loupe en main, tandis que vos amies
examinaient nos plus rares trésors.... Aussi, en manière de repos, j'aimerais que
vous me permettiez, toutes trois, de vous inviter à cet illustre Caffè Floriano
dont la renommée.... »
Mais à la surprise passablement déçue de Giovaninelli qui n'a pas vu le
coup -d'oeil rapide de Gaït à Martiale, exprimant un désir de retour rapide à
bord, la capitaine élude gracieusement, mais sans insistance possible,
l'invitation:
« On! excusez-nous... l'heure est plus avancée que nous ne le croyions, et
il est indispensable que nous regagnions sans tarder notre yacht où nous avons à
faire pour... pour... le courrier de ce soir....
- Mais nous accepterons fort volontiers demain, ou après-demain »,
s'empresse de promettre Manette qui sent la nécessité de ne pas froisser le
vieillard dont les amabilités et le concours actif leur sont, à toutes, et à l'insu du
gentilhomme, si utiles pour la poursuite de leurs desseins secrets.
Martiale reprend, montrant le bord du quai : « Et tenez, si je ne me
trompe, voici là-bas, dans le groupe de ces gondoliers, votre jolie filleule.... Si
elle voulait bien nous reconduire à l'Aréthuse elle nous rendrait service.... Vous
plairait-il de nous servir une fois de plus d'interprète?
- Luciella?... Mais elle, ses deux mousses et sa gondole sont tout à
votre disposition.... Venez.... »
Tous quatre approchent, salués cordialement par le groupe des barcaroli
desquels, aussitôt, se dégage la « gondolière de Venise » toute rieuse, ses
cheveux au vent comme de coutume; dans son parler rapide, gaiement elle
interpelle en dialecte son parrain et les Françaises.
Mais à peine le comte Paolo a-t-il commencé d'expliquer à la jeune
barcarol ce qu'il attend d'elle que. brusquement, le groupe est obligé de s'écarter
devant un survenant qui fonce devant lui, vient droit à Marguerite Trévarec et,
en français sans grand accent, lui jette en plein visage :
« Ah! je vous retrouve tout de même, vous! à là fin!... Vous avez cru
pouvoir m'échapper? Mais on ne se moque pas de moi aussi facilement, ma belle
personne... et nous allons régler nos comptes à la police... un peu vite, s'il vous
plaît!... »
L homme est debout, large d'épaules et carré de buste, le visage tout
basané enflammé de colère sous la casquette à insigne d'argent, les yeux durs, la
bouche menaçante. En même temps, sa main droite - une lourde patte aux doigts
carrés et à la paume calleuse — s'abat pesamment sur le bras de Gaït, la serrant
au poignet avant que la jeune fille ait eu le temps de reculer sous le coup de la

99
surprise. Et de sa voix rauque qui sonne très haut, tandis que ses prunelles
sombres semblent défier tous ceux qui l'entourent, il continue :
« Allez, allez, en vitesse...! Je vous tiens -- je ne vous lâche plus! Et le
commissaire vous apprendra ce qu'il en coûte de chercher à me filer entre les
doigts.... Ah! mais!... »
Devant cette sortie qui paraît, à tous, une extravagance de dément — les
gondoliers ne voyant que les gestes de menace et ne "comprenant pas le
français, les trois amies et le comte stupéfaits —, il y a une minute d'effarement
dont l'homme profite pour essayer d'entraîner Marguerite en ordonnant :
« Suivez-moi!... »
Mais, se reprenant, la jeune Bretonne, d'un coup sec qui trahit son
habitude des sports, arrache son poignet froissé de la main qui l'enserre, et recule
d'un pas, en jetant :
« Vous êtes fou... ou ivre.... Je ne vous connais pas
L'homme éclate d'un rire énorme
« Vous ne me connaissez pas?... Vraiment?... Eh bien, nous allons rire,
alors.... Ici, vous autres!... »
D'une vedette accostée à une dizaine de pas contre le quai, deux
personnages surgissent, ayant compris le geste autant que la parole, et font mine
de se saisir de Gaït effarée devant laquelle Martiale s'est déjà précipitée en
appelant Manette....
Mais, sans perdre son calme, entre les agresseurs et les Françaises, le
comte Giovaninelli étend sa canne d'ébène à poignée d'argent, et développant sa
haute taille, d'une voix qui sonne métallique et autoritaire, il ordonne :
« Halte!... Je vous interdis de toucher à cette jeune fille.... »
La canne a un sifflement qui semble celui d'une cravache ou d'une épée.
Et la voix, plus dure encore, ordonne :
« Trois pas en arrière... ou sans cela.... »
Un signe des yeux appelle le groupe des gondoliers qui, sourcils froncés,
se sont déjà avancés, prêts à venir au secours de celui qui est pour eux un ami et
un protecteur - - tandis que monte de nouveau l'exclamation de Marguerite
Trévarec, soutenue par ses deux amies :
« Mais je n'ai jamais vu cet homme! je ne le connais pas! C'est un
menteur, un halluciné.... »
De la main le vieux gentilhomme fait signe à Gaït de se taire. Puis, avec
l'aisance tranquille et la hauteur d'un grand seigneur interrogeant un manant
suspect, il prononce tranquillement :
« Je réponds de ces jeunes filles,... je suis le cavalière comte Paolo
Giovaninelli Cavalcanti di Vecellio. Cela doit vous suffire.... »
Le ton est si tranchant que l'homme et ses deux acolytes se regardent,
visiblement décontenancés. Mais le vieillard ne leur laisse pas le temps de se
concerter :

100
« Si vous avez quelque chose à dire, parlez court et net.... Sinon, demi-
tour et au large!... »
L'agresseur a un mouvement des épaules ressemblant un peu à celui d'un
ours. Il regarde le comte, puis les gondoliers immobiles. Et il commence :
« Si prega, signor cavalière....
- Parlez français, puisque vous le saviez tout à l'heure,... afin que ces
dames vous comprennent », tranche Paolo.
Le balourd s'exécute avec un grognement :
« Excusez. Je vous connais de nom, monsieur 1e comte... et, en toute
occasion, croyez que je... mais ici,... vous allez comprendre....
- Au fait... pas de mots inutiles.... »
La canne d'ébène siffle encore une fois. Alors l'autre s'exécute :
« Eh bien, voilà.... Je suis le nouvel inspecteur mobile de la Lagune et des
ports.... Je fais la police des bateaux depuis le Lido jusqu'à Chioggia. Et j'ai des
ordres pour être très sévère : depuis un certain temps, il y a des plaintes contre
les canots à moteur privés qui ne doivent circuler que dans certains canaux et à
vitesse réglementée, vu que leurs remous d'hélices ébranlent les palazzi et les
maisons.,..
- Je sais ... Alors?
- Alors, je patrouillais, voici une heure... une heure et demie à peu
près dans les canaux Orfano et San Spirito, lorsque j'ai vu, à la barre d'un
moto-scafo (1), cette... cette donzella... que voilà à côté de vous....

(1) Canot à moteur. »

- C'est faux... vous mentez! crie Marguerite.


- Chut! laissez-le parler », intervient le comte, sa main posée sur le bras
de la Bretonne furieuse,
« 11 y avait deux autres avec elle....
- C'est un visionnaire!...
- Le motoscafo marchait à une allure folle.... Il creusait des remous qui
battaient les rives.... J'ai fait le signal d'arrêt.... Il a forcé l'allure. J'ai pris
chassede loin, la vedette étant plus lente.... Le motofscafo a disparu dans le petit
no de Poveglia.... Quand je suis arrivé, il était reparti, sans doute en contournant
pour rejoindre le canal du Lazaret.... Mais cette personne était débarquée sur le
quai.... Et quand elle m'a vu arriver, avant que j'aie eu le temps d'accoster... je lui
ai crié de s'arrêter pour contravention.... Alors elle a disparu en se sauvant sans
que je puisse la rattraper....
- Cet homme est complètement fou! » clame Marguerite.
Giovaninelli la contient encore de la main, et reprend :
« Vous êtes sûr de ce que vous racontez, inspecteur?... »
L'autre étend sa large main, doigts écartés, en serment :

101
« Par la Pala d'Oro de San Marco et la Madonna Santa Maria Formosa, je
le jure.
- A quoi la reconnaissez-vous?
— A sa figure que j'ai vue à moins de dix pas... à ce costume avec le
béret, le col bleu, comme il n'y en a pas d'autre....
- Et comment saviez-vous qu'elle est Française?...
— Il y avait un pavillon français sur le moto-scafo.... »
Cette fois, Marguerite a regardé Martiale et Manette. La même idée les
saisit toutes les trois... Faïk?,..
« II faut rentrer à bord tout de suite », murmure Martiale, qui se retourne
vers le comte Paolo. Mais avant qu'elle ait pu articuler un son, le vieux gentil-
homme, pesant ses mots un à un, dit à son interlocuteur avec une majesté et sur
un ton qui n'admettent aucune réplique :
« II suffit.... Moi, comte Giovaninelli, je déclare que depuis trois heures
d'horloge, Mlle Trévarec, ici présente, était avec moi et ses deux amies à la
bibliothèque de Marciana où le bibliothécaire Priuli lui présentait les documents
d'archives dont cette jeune Française a besoin.... Par conséquent, votre récit est
une invention qui ne présente ni valeur ni intérêt.... »
Et comme l'inspecteur a l'air d'hésiter, le cavalière Paolo lui montre la
vedette et le congédie d'un geste hautain :
« Ce soir ou demain, j'irai régler la question avec votre supérieur, le
capitaine du port qui est un de mes amis.... Vous pouvez vous retirer. »
Sans avoir l'air d'attacher la moindre importance à l'incident, le vieux
gentilhomme a tourné le dos. Puis, soudain, comme sous l'impulsion d'un rappel
d'oubli, il interroge par-dessus l'épaule :
« A propos, nouvel inspecteur, votre nom?... »
Le fonctionnaire, la mine assez déconfite, a déjà fait trois pas vers son
canot.
De très mauvaise grâce, il lance comme une sorte de grognement vexé :
« Inspettore Cesare Beccaruzzi.... »
Et dans le brouhaha des gondoliers qui ont assez mal compris et à qui
Paolo explique l'affaire de deux mots, nul n'entend la triple exclamation qui
échappe aux trois amies aussitôt dominée par l'ordre
impérieux de la capitaine qui jette, à dents serrées :
« A bord... à bord tout de suite... il y a quelque chose là-dessous.... »
Cinq minutes après, congé pris un peu nerveusement de l'obligeant
vieillard que cette algarade a rempli de colère contre le maladroit policier du
port, la gondole de Luciella, lancée d'une main énergique, emporte les trois
camarades vers l’Aréthuse toujours immobile à son mouillage.-
Mais à la nouvelle surprise de la capitaine et de ses deux matelots, à peine
la gondole a-t-elle avancé sur la Lagune suffisamment pour que ce qui se passe à
bord ne soit, pas vu de la terre, que Luciella, arrêtant un moment sa godille, part

102
d'un immense éclat de rire, et dessine une mimique de joie à laquelle ses
passagères ne comprennent absolument rien.
Alors, multipliant les gestes avec une adresse extrême, et suppléant par
cette pantomime à son impossibilité de s'exprimer en français, la jeune
gondolière, ses cheveux au vent, ses yeux noirs luisant d'une satisfaction et d'une
moquerie infinies, montre d'abord la vedette de police qui s'en va cahin-caha sur
l'eau calme de la Lagune, puis revient à Gaït interloquée dont elle touche du
doigt le col bleu à lisérés blancs.
Alors, elle éclate d'un rire immense, que partagent aussitôt les deux
gamins Martino et Carlotta, et elle prononce en balbutiant à travers ses éclats de
moquerie ravie :
« Inspettore... asino... M han, hi han!... asino!... Signorina una....
Signorina due.... Ah! Ah!... similissime.,. ah! ah! ah! (1) »

(1) « L'inspecteur est un âne, hi, han! Demoiselle une... demoiselle deux...
Très pareilles! ah! ah! »

Et tandis que d'un mouvement qui dans tous les pays du monde signifie un
pied de nez, Martino et Carlotta, en vrais gamins de la Lagune, montrent la
lointaine vedette, en reprenant le « hi han! hi han! asino! » de leur sœur aînée - -
les trois Françaises, qui ont immédiatement compris, partagent la gaieté de leur
barcarol, et Martiale annonce :
« Similissime,... je comprends... les deux pareilles... façon de dire : les
jumelles... Je vous appellerai désormais comme cela toutes les deux.... »
Et, redevenant immédiatement la capitaine responsable, elle murmure :
« Je voudrais tout de même bien savoir ce qui s'est passé réellement en
notre absence,... moi! »
Continuant de rire, Luciella a repris son aviron, et sous la régulière
poussée de la large pelle s'appuyant à coups réguliers sur l'eau calme de la
Lagune, la longue et mince gondole a repris sa course, piquant droit vers le
yacht toujours immobile à son mouillage à l'entrée de la Gïudecca.
Comme l'embarcation approche, Manette, se penchant un peu, annonce :
« Le youyou est à l'eau en tout cas,... amarré sur bâbord.
- Et Paillette vient de se lever sur l'avant et nous regarde venir,
continue Martiale.
- Mais je ne vois pas ma sœur, achève Gaït. Pourtant, quand
nous avons quitté le bord pour aller rejoindre le cavalière à la Marciana, après
déjeuner, en profitant d'une gondole de passage... Faïk avait décidé de rester
à bord pour aider la petite à en finir avec la lessive en retard.... »
Un étonnement qui n'est pas dépourvu d'une certaine inquiétude, passe
dans la phrase. Mais comme la gondole est maintenant toute proche et que, dres-
sée, sur l'étrave, Paillette s'amuse à multiplier les signaux à bras, le capot du

103
roufle s'ouvre, et de l'escalier du carré Geneviève Trévarec émerge à son tour,
agitant le bras en bienvenue, ce qui amène cette exclamation de Gaït :
« Tiens, elle était restée en culotte de bord quand nous sommes parties, et
elle est maintenant en tenue de sortie?... Qu'est-ce qui lui a pris?... »
Debout à côté de la roue de barre, Faïk est, en effet, avec sa marinière et
son col bleu, la réplique parfaite de sa jumelle. Et sa vue arrache à Luciella,
donnant ses derniers coups d'aviron, le renouvellement de sa joyeuse
apostrophe:
« I similissime.:.. Evviva i similissime! »
Acclamation à laquelle, tendant au gamin Martino un bout d'aussière pour
amarrer la gondole, et s'adressant à la barcarol en un français petit nègre qu'elle
croit plus compréhensible pour la Vénitienne, Geneviève répond par ces mots
incompréhensibles pour les trois arrivantes :
« Oui, oui.... Tout bien.... Très bien.... Plus danger du tout... du tout!.,. »
Phrase étrange que, dans son décousu, Luciella paraît comprendre, car elle
agite la tête et les bras ensemble, tout en répondant :
« Grazie.... Grazie tante (1)! »

(1) « Merci.... Merci beaucoup ! »

Et, penchée sur le bordage d'avant, Paulette riposte :


« Pas de quoi.... C'était bien simple!... »
Passée d'un bond sur l'arrière de la goélette, Martiale Cartier s'arrête net,
tout en grommelant :
« Non? mais qu'est-ce qu'elles racontent, ces deux-là à présent?... »
Plus lentes, Manette et Marguerite ont à peine eu le temps, à leur tour, de
passer à bord, que, sans attendre ni remerciement ni paiement, la gondolière de
Venise crie encore une fois à tue-tête :
« Inspettore e un asino!... Hi han!... Evviva i simi-lissime!... et pronto,
prontissimo alla cà délia mar'e!... Malamocco.... Malamocco! (2) »

(2) « L'inspecteur est un âne... hi han ! vivent les jumelle». Vite,


très vite à la maison de la mer à Malamocco ! »

La fine embarcation a pivoté sur elle-même, Mar-tino a saisi un deuxième


aviron, et, manœuvrée à force par la grande sœur et le jeune frère, la gondole
repart à toute vitesse, enfilant le chenal de la Scoarre entre les bouées duquel
elle disparaît, tandis que la voix aiguë de la petite Carlotta jette le cri d'avertis-
sement des gondoliers voulant prévenir qu'ils poussent vivement droit devant
eux :
« Sia di lungot... Sia di lungof... »
Prenant son ton de commandement, Martiale inter roge :
« Enfin, vous deux, m'expliquerez-voUs...?

104
- Tout ce que tu voudras, cap'taine, coupe Paulette : ah! on en a une
fameuse à te raconter!.. Quelle histoire!
- Pas plus fameuse que notre histoire à nous, jette Gaït. Je viens de
me bagarrer avec le Beccaruzzi de Paulette....
- L'homonyme de l'assassin d'Alain Trévézel? Moi aussi! coupe Faïk.
- Et nous, nous avons trouvé les papiers du pauvre Alain! »
lance Marie-Antoinette Marolles.
Elles parlent toutes ensemble, chacune voulant lancer sa phrase et
dominer les autres pareillement enfiévrées.
Mais Martiale, impérieusement, étend les deux mains :
« Silence partout, les matelots.... Ou nous n'en sortirons jamais.... »
Et comme, accoutumées à la discipline du bord, les quatre se taisent à la
fois, la capitaine reprend sur un ton plus bas :
« La journée a été chargée de tous les côtés. Donc il faut nous
comprendre.... En bas au carré : conseil!... »
Mais des protestations fusent :
« Par cette température?
— Sous ce beau soleil?
- Avec Venise devant les yeux? »
Martiale hésite une seconde, puis :
« Soit... sur le pont... Sans compter qu'en effet ça nous permettra, s'il nous
arrive des indiscrets, de les voir approcher et de parer aux ennuis possibles....
Alors, au rapport, vous deux, la bordée de quart.... Durant que nous étions à
terre, que s'est-il passé ici?... »
Perchée à sa coutume en tailleur, jambes croisées dans sa culotte de
treillis sur le haut du roufle, mince et svelte dans son tricot rayé, Paulette, qui
allume une cigarette, commence :
« Tu ne te douterais jamais, cap'taine, de ce qui nous est arrivé.... »
Mais, correctement assise sur un pliant de toile pour ne pas froisser sa
tenue de sortie, Geneviève a prononcé en même temps :
« Si, m'ayant laissée en négligé de corvée occupée à faire la lessive avec
la Moutarde, tu me retrouves sur mon trente et un.... »
Mais Martiale les interrompt toutes les deux à la fois, et ordonne :
« Chacune à votre tour, et racontez bref et net, s'il vous plaît.... J'ai comme
une idée que cela peut se compliquer.... Alors, quoi?
— Couleur locale.... Yacht Aréthuse transformé en succursale du Conseil
des Dix et du Conseil des Trois réunis pour rapport secret », chantonne la
Bourguignonne à qui arrive, par-derrière, une taloche affectueuse expédiée
du bout des doigts par Manette voulant la faire taire.
Dans le calme et le silence revenus, les deux gardiennes du yacht
racontent enfin leur aventure. Manches retroussées, bras nus, pieds nus sur le
pont ruisselant d'eau de savon, Paulette et Faïk travaillaient, d'ardeur, à terminer
la lessive, lorsque pagayant sa gondole à une allure presque désordonnée

105
Luciella avait accosté. Et tout de suite, en son dialecte précipité, la barcarol
avait prononcé une longue phrase, au cours de laquelle, manifestant une visible
angoisse, elle avait répété sept ou huit fois le même mot : « Medico... medico... »
en y ajoutant la prière des deux mains unies tendues vers Faïk. Puis un autre
geste avait désigné, par-delà la houle des toits, une direction avec ce nom : «
Malamocco... » et cette supplication : « Pronto... prontissimo.... » Evidemment
informée par son parrain Giovaninelli que l'une des Françaises est médecin, la
Vénitienne venait chercher du secours pour un accident quelconque.
Sans hésiter, la chance voulant que Faïk fût de garde, la Bretonne avait
remplacé hâtivement culotte et tricot mouillés par sa tenue de sortie, pris sa
trousse et sauté dans le youyou à moteur avec Paulette. Fébrilement Luciella les
avait entraînées par un lacis de chenaux jusqu'à Malamocco, sans tenir aucun
compte des signaux d'arrêt multipliés par la vedette de service, croisée en cours
de route, puis dépassée à toute allure, et laissée en arrièie dans cette course
haletante.... Une manœuvre adroite avait permis à la Vénitienne d'accoster le
youyou le long d'un quai de la petite cité de pêcheurs de Malamocco, de faire
débarquer Geneviève et de l'entraîner jusqu'à une très modeste maison, où, dans
une salle basse et sur un grabat, une vieille femme la grand-mère de
Luciella évidemment - grelottait et élirait.
« A première vue, un brutal accès de paludisme que rend grave l'âge de la
malade, expliquait Faïk. Très facile à calmer grâce au contenu de ma trousse : ce
que j'ai fait immédiatement.... Je n'avais attache aucune importance aux appels
furieux partis de la vedette. Et lorsque je sautai à terre, j'avais bien aperçu un
personnage qui, essayant de me barrer la route, avait buté dans un tas de boue
sur lequel il s'était étalé brutalement.... Mais j'avais cru au geste d'un ivrogne, et
suivi Luciella en pensant qu'un malade devait passer avant un pochard....
- Mais moi, coupe Paillette, j'avais reconnu mon homme à
contraventions, et n'attendant pas qu'il se remette sur ses jambes, j'avais fait
filer le youyou dans un petit rio où il n'a pas pu me dénicher pendant que
Toubib faisait sa visite et que Luciella, rassurée, repartait de son côté. La
vedette a tourné un moment. Le Beccaruzzi, tout sale et tout penaud, a
rembarqué, et quand j'eus vu son canot repartir, je suis revenue chercher Faïk
très tranquillement à ï'appontement....
- Pendant toutes ces manœuvres, reprend Geneviève, j'ai terminé mes
soins : piqûre et quinine -calmé ma malade, et rejoint Paulette
m'attendant dans le youyou....
- Sur quoi, charte des chenaux en main, j'ai ramené tranquillement notre
Toubib à bord, avec la satisfaction d'un double devoir accompli.... D'abord
avoir pu venir au secours d'une bonne vieille malade. Ensuite avoir fait la
plus belle des niques à cet affreux Cesare Beccaruzzi, dont le nom seul est
une catastrophe, et qui est le petit-fils, ou au moins l'homonyme du misérable
assassin étrangleur du pauvre inventeur Trévézel, proclame le mousse. Je

106
suis ravie d'avoir fait endêyer l'inspecteur que je déteste depuis qu'il m'a
administré sa stupide contravention.... L'horrible balourd...! »
Et elle demeure bouche bée, lorsque Martiale répond :
« Plus balourd encore que tu ne penses, ma pauvre Paulette.... Puisque,
sans l'énergique intervention du comte Giovaninelli, se portant garant d'un alibi
auquel ce Beccaruzzi ne doit certainement rien comprendre, notre Gaït,
parfaitement innocente de votre aventure, jouerait à présent les Silvio Pellico sur
la paille humide des cachots de Venise comme ayant été prise pour Faïk en
fuite....
- Encore une fois les fantaisies dues à la coexistence de celles que la
jeune Luciella, qui ne paraît guère aimer le Beccaruzzi, appelle .similissime,
suivant sa manière de prononcer « jumelles » en vénitien », achève Gaït.
Toute une série de phrases confuses s'échangent, chacune des cinq
camarades suivant son idée et parlant en même temps que les autres :
l'antipathique Beccaruzzi fait les frais de toutes les exclamations, en même
temps que l'amabilité extrême du comte Giovaninelli est une fois.de plus
hautement célébrée.
Enfin Faïk domine le brouhaha :
« Tout cela est très gentil.... Je suis fort heureuse d'avoir pu délivrer cette
gentille Luciella d'inquiétude au sujet de sa grand-mère.... Mais à vous, à
présent, de nous raconter ce que vous avez fait de bien avant que cet animal
d'inspecteur naval ait voulu passer sur toi, ma pauvre sœur, sa vengeance du
mauvais tour que nous lui avions joué une heure et demie plus tôt.... Avant de
risquer l'arrestation pour outrage à l'autorité flottante et constituée, aviez-vous
mené au moins un utile travail?
- Un magnifique, répond Martiale. Ta sœur Gaït est un as pour
dépouiller les dossiers.
- Tu as trouvé ce que tu cherchais? » fait en sursautant Paulette.
Gaït prend une mine volontairement modeste :
« La preuve que l'histoire Trévézel est parfaitement exacte, oui. Et, par
conséquent, le testament est authentique.... »
Un double cri, de Faïk et de Paulette, salue la phrase :
« Oh! raconte, raconte...! »
Marguerite Trévarec a ouvert sa serviette de cuir. Elle en sort une liasse
de notes, et les feuillette du doigt, en expliquant :
« Voilà.... C'est lorsque je suis arrivée au septième carton dans la pile de
ceux que le bibliothécaire avait déposés devant moi que, tout à coup, j'ai eu un
éblouissement.... Je venais de le vider à peu près complètement quand, sur une
liasse tenue par un fil rouge, j'ai lu ces deux noms inscrits l'un au-dessus de
l'autre : « Jacopo Mandragor. Cesare Becca-« ruzzi.... »
- Oh! ce nom! gronde Paillette.... Comment cet animal sauvage,
virtuose de la contravention à trois mille lires la pièce, porte-t-il ce même nom?»
Gaït a un geste d'ignorance :

107
« Ça, je ne peux pas te le dire.... Mais le fait est là.... J'ai pris tout ce
paquet de notes en vitesse, car je ne voulais pas montrer mon intérêt au
bibliothécaire qui me demandait dix fois par heure si je trouvais ce que je
désirais, ni au comte Paolo qui papillonnait autour de notre Manette sous
prétexte de -lui mieux faire admirer de précieuses miniatures.... »
Manette prend un petit air vexé :
« C'est pour toi ce que j'en faisais, tu sais : il fallait l'occuper....
- Tout le monde sait que le cher vieux cavalière est toujours empressé à
éblouir Mlle Marolles qui lui rend la pareille en déployant pour lui les plus ré-
centes créations de maître René Marolles, son père, le prince des couturiers de
Paris, lance Paulette.
- Allons, vous deux, cessez de taquiner Manette, interrompt Martiale. Et
toi, Gaït, comme je ne sais à peu près rien de tes trouvailles, donne-nous
tes notes... si tu peux relire tes pattes de mouche.... »
La jeune archiviste se cale au fond du transatlantique de toile dans le
creux duquel elle s'est installée, et répond :
« Oh! je ne vais pas tout vous lire.... Mais j'avoue que le contenu de ce
septième carton m'a consolée du manque absolu d'intérêt des six premiers dont
j'avais avalé la poussière au point que je ne sentais plus ni mes yeux, ni ma
gorge... j'en pleure et j'en tousse encore.... Sans compter qu'à chaque instant, il
fallait que je consulte mon petit dictionnaire italo-français en me cachant,...
parce que, sans cela, le trop aimable bibliothécaire se serait précipité pour
m'offrir ses services de traducteur... et je n'y tenais pas du tout, vous pensez
bien.... »
Enfin, pesant ses mots, elle explique lentement : « Voici la preuve que le
document trouvé dans la bouteille devant Syracuse a dit la vérité.... Un rapport
de l'inquisiteur d'Etat Jacopo Mandragore au Conseil des Trois conclut à la
suppression sans jugement de l'inventeur français Alain Trévézel appelé
secrètement à Venise en janvier 1793, aux fins de livrer à la Sérénissime
République les plans d'une invention maritime susceptible de sauvegarder la
flotte de la Seigneurie contre tous adversaires. Invention dont cet ingénieur a
caché le manuscrit-clef en refusant de le communiquer tant que la Zecca ne lui
aura pas versé les quatre-vingt-dix mille ducats promis comme prix de vente
exigé par lui.... Un ordre au sbire Cesare Beccaruzzi d'avoir à s'assurer de la
personne et des papiers du Français Alain Trévézel, avec perquisition nocturne
au domicile accordé par le Conseil des Dix à cet hôte de la République.... Le
mot de « hôte » est en toutes lettres - - j'insiste.... Une note du sbire Cesare
Beccaruzzi rendant compte qu'il a effectué la perquisition et arrêté l'homme;
mais, en dépit des violences exercées contre le Français, il n'a pu découvrir les
plans qu'Alain Trévézel lui a déclaré avoir mis en lieu de sûreté connu de lui
seul et qu'il s'est refusé à révéler.... Un nouveau rapport de l'inquisiteur d'Etat
Jacopo Mandragoro à ses deux collègues concluant à l'impossibilité d'obtenir les
aveux de Trévézel, prisonnier dans les Plombs, puis descendu dans les Puits, et,

108
devant l'obstination du prisonnier et l'échec des fouilles, proposant l'exécution de
l'ingénieur français ainsi du moins sa disparition, discrètement effectuée, ga-
rantira à l'Etat de Venise que le secret de l'introuvable invention ne servira à
personne en dehors de la République.... Enfin, un dernier papier ne contient que
ces sept mots : 29 mai 1793. E amazzato Ccsare fieccanizzi », ce qui signie «
Assassiné », avec la date et la signature de l'assassin.... Voilà. »
Sur le pont de la goélette, un lourd silence est tombé. L'ombre d'un passé
redoutable semble planer au-dessus du miraculeux paysage étendu, de l'autre
côté de la Lagune, devant le<s cinq camarades qui le contemplent ayant la
sensation que, de la cité devenue une ville musée éblouissante de lumière et de
couleur, des fantômes tragiques se mettent à surgir, ressuscitant les drames
oubliés d'un long passé. Et à l'esprit de toutes cinq se pose la même question :
que faire de la découverte si bien menée par Marguerite Trévarec, grâce aux
facilités exceptionnelles accordées par la toute-puissante protection de ce gen-
tilhomme que le hasard leur a fait connaître, qu'une sympathie très vive, et dont
elles ne se défendent nullement, a rapproché d'elles - et qui, dans cette Venise
moderne, apparaît vraiment comme l'évocation survivante d'un de ces patriciens
d'autrefois dont les ambassadeurs traitaient de haut avec tous les souverains de la
Chrétienté?...
« Et le manuscrit de l'inventeur contenant la clef de l'invention? interroge
Faïk.... L'as-tu trouvé? »
Gaït secoue négativement la tête.
« Non. Le dossier ne contient que ce que j'ai déchiffré.
- Mais, demande Manette, y a-t-il au moins une indication permettant de
comprendre ce qu'était cette invention?... Cela me consolerait d'avoir écouté
avec tant de patience un cours complet sur les miniatures et sur les différentes
écritures utilisées par les moines du XIVe siècle.... Je suis très forte à présent là-
dessus.
- Non! moi, je ne sais absolument rien de l'invention, répond Gaït; sauf
cette indication : il s'agirait d'une découverte capitale pour la défense maritime
des lagunes. »
Un silence de déception tombe sur les cinq Françaises - - silence que
rompt cette phrase articulée par la rancunière Paulette qui ne désarme pas :
« Qu'est-ce que le Cesare Beccaruzzi d'aujourd'hui qui est d'origine
albanaise, il me l'a dit!... et qui a vraiment une rudesse de sbire antique, peut
bien être par rapport au sinistre assassin de ce pauvre inventeur?... »
A ce moment, un appel joyeux sonne sur l'eau calme de la Lagune.
Martiale a relevé la tête :
« Tiens, Luciella?... Que veut-elle à cette heure? »
La gondole agile qui ne porte à son bord que la jeune Vénitienne et les
deux gamins Martine et Carlotta, arrive à toute allure, pivote sur elle-même,
vient se ranger bord à bord avec le yacht. Et se dressant à l'arrière, la jolie
barcarol, du bout des doigts, tend une large enveloppe. Prestement grimpée sur

109
le bordage, Paulette la saisit au vol, tandis que, sous la poussée de l'aviron, la
fine embarcation repart vers la terre et que Luciella crie à tue-tête :
« Lettera... lettera del signor cavalière conte Paolo.... »
Puis avec un grand salut du bras à l'adresse des deux jumelles :
"« Buongiorno i similissime.... Evviva! »
Le mousse regarde la suscription et, sautant pardessus le roufle d'un bond,
présente le pli avec un salut militaire :
« Courrier de la capitaine.... Service officiel.... »
Martiale prend le pli assez lourd - - avec un gros cachet de cire sur lequel
est imprimé Un écusson à larges armes - - et l'ouvre. Tout de suite une surprise,
car elle en tire deux cartons assez épais, dorés sur tranche l'un et l'autre, et les
tenant chacun d'une main, elle annonce :
« Mes amies, regardez : deux invitations.... L'une de la municipalité et du
Comité des l'êtes qui prient l'équipage de l’Aréthuse de participer à la fête du
mariage du Doge de Venise et de l'Adriatique.... L'autre de il signor conte
Giovaninelli Cavalcanti di Vecellio priant la capitaine et les membres de
l'équipage du yacht Aréthuse de bien vouloir honorer de leur gracieuse présence
le bal costumé que le signor cavalière Paolo donnera en son palazzo, le
lendemain de cette fête.... Et ces mots ajoutés à la plume : « Le port « d'un
costume vénitien - au choix entre les XVe, XVIe, XVIIe, et XVIIIe siècles —,
avec le masque et le « domino, sera exigé de chacun et de chacune des « invités
et invitées. »

110
IX

EMBARQUEMENT DES RENFORTS

LES TRAITS un peu tirés par la fatigue d'une nuit et d'une matinée de
chemin de fer dans un train fort surchargé dès le départ de Paris, les deux jeunes
gens, chacun sa valise à la main, qui, au sortir de la gare terrestre à verrière
voûtée, débouchent sur le palier à marches ouvrant face au Grand Canal, ont ce
mouvement et ce regard circulaire habituels aux voyageurs arrivant par la voie
ferrée et son viaduc, et se trouvant jetés en plein milieu de la cité lacustre.
Et, avant qu'ils soient revenus de cette inévitable impression, une jeune
voix claire, brusquement, à leur côté, lance sur un ton d'inimitable boniment et
en un italien d'une prononciation passablement fantaisiste :
« La gondola, signori?... La gondola mia... si voleté.... Canale Grande?...
La Piazzetta?... San Marco?... A la vestra voluntà... Prezzo modico (1)1 »

(1) « La gondole, messieurs?... Ma gondole? voulez-vous?...


Le Grand Canal ! La Piazzetta ! Saint-Marc ! À votre gré. Prix modéré ! »

Tous deux se sont retournés brusquement à cet accent bien familier, et la


même exclamation leur échappe ensemble :
« Paillette!... Pas possible!...
- Extrêmement possible, au contraire.... Vous ne comptiez tout de même
pas être, sur le quai de Venise, accueillis par le Grand Turc vous amenant une
paire de chameaux ou un Martien vous offrant sa soucoupe volante... non?
Quant à venir vous chercher avec le youyou-moteur que vous avez pratiqué à
Cor-fou, merci bien! je suis du dernier mal avec l'inspecteur des contraventions
à trois mille lires pièce, et je n'ai aucune envie que ma dot tout entière finisse par
passer dans sa poche.... Alors je suis gondolière au service de M. Jean
Juilliard, graveur, et de M. Marc du Viguier, compositeur, qui font à l'Aréthuse
l'honneur et le plaisir de rallier le bord à la suite des échanges de
correspondance expliquant dans quelles recherches passionnantes et un
peu embrouillées l'équipage s'est donné la distraction d'aller se fourrer jusqu'au
cou, toutes les cinq à la fois....
- « Passionnantes » je le veux bien, articule Marc : mais, si nous
avons bien lu vos lettres, Jean et moi nous serions disposés à remplacer :
« recherches » par... « distractions »....
- Hé! hé! riposte malicieusement Paillette..., cher maestro, à Venise
les unes ne vont pas sans les autres....
- De sorte », interroge à son tour le graveur avec une petite pointe acerbe,
« que, sous couleur de recherches érudites... en fait, vous vous amusez?...

111
- Enormément, messer artisto : que voudriez-vous que l'on fît
d'autre dans la Ville des Doges et du Carnaval où, de tout temps, le travail et le
plaisir ont marché... ou plutôt vogué de compagnie... pas vrai? »
Les deux jeunes gens se regardent, sourcils légèrement froncés, ayant
visiblement derrière la tête chacun la même pensée que l'espiègle Paulette a
parfaitement devinée. Car elle entend sans surprise le compositeur dire à mi-
voix avec une expression mécontente :
« C'est bien ce que j'ai lu entre les lignes, dans les dernières lettres que
m'a adressées Marie-Antoinette.... »
Paulette a son regard de coin avec une expression ambiguë :
« Vous ne m'étonnez pas.... Cette chère Manette a un succès fou ici. Elle
est ravie d'y être venue, et elle déclare à longueur de journée que Venise est une
ville adorable....
- Et les Vénitiens aussi merveilleux que leur ville sans doute? » jette
le compositeur avec un peu d'aigreur.
Paulette, qui comprend fort bien, entre dans le jeu :
« Les Vénitiens sont très gentils.... Nous les aimons beaucoup... toutes les
cinq....
- Ah! vous aussi? laisse tomber Juilliard, négligemment.
- Naturellement : toutes les cinq, je vous dis... Sauf un que, moi, je
déteste.... Oh! cordialement, par exemple.
- Ah? » interrogent les deux jeunes gens ensemble avec une
certaine vivacité : « Peut-on savoir ? »
La petite Bourguignonne s'agite brusquement :
« On vous racontera ça.... Mais pas ici : nous encombrons la circulation....
Venez... venez vite. »
Paulette s'est retournée avec une lueur dansante dans les yeux. Car en
dedans d'elle-même, elle est enchantée d'exciter à la fois la curiosité et la jalou-
sie de ses deux camarades.
Et montrant sa tenue qui, blouse, culotte serrée demi-courte, ceinture
écarlate et mouchoir rouge noué à la diable sur ses cheveux, ne semble
nullement déplacée sur ce quai où affluent des touristes débarquant de la
Ferrovia, elle s'attire cette phrase de Jean Juilliard :
« Toujours la même alors, vous, Paulette? »
Elle lance en manière de défi :
« Toujours!... D'ailleurs, moi, vous savez, pourvu que j'aie un bateau sous
les pieds.... Et celui-ci, pourtant, pas commode à manier.... Il m'a fallu tout un
apprentissage.... Et voilà mon professeur.... Hé, Luciella, hé!
- Hé! Francesca, hé! »
A l'arrière de la gondole, la filleule du comte Paolo vient de se dresser,
aussi garçonnière que l'est le mousse de l'Aréthuse, mais d'une stature féminine
plus développée, avec son visage, sa gorge, ses bras nus hâlés par le soleil des

112
lagunes, ses larges prunelles sombres et ses cheveux d'un noir bleuté retombant
librement sur ses épaules.
Du geste autant que de la voix, elle appelle les arrivants, tandis que, gênée
dans sa manœuvre par le vaporetto de service qui, accosté, embarque les
voyageurs du train, la gondole cherche à atteindre un peu plus loin des marches
sur lesquelles le remous de l'eau va et vient.
« Hé! ah! Luciella, hé! ha! » répond Paulette qui explique à ses deux
compagnons : « Mon moniteur de matelotage en gondole ne sait pas quatre mots
de français, moi pas trois mots d'italien.... Elle m'a baptisée Francesca parce
qu'elle n'a jamais pu prononcer les syllabes de mon nom.... Et sans nous com-
prendre, nous nous entendons admirablement depuis le jour de brume que le
yacht a manqué expédier sa barque de pêche, son petit frère, sa petite sœur et
elle par trente brasses de fond....
-'La belle gondolière! » prononce avec un accent d'admiration non
déguisée Jean Juilliard.
« Splendide! Une statue antique qui s'anime! » renchérit Marc du Viguier.
Paillette leur jette à tous deux son petit regard en dessous; et elle prononce
avec une expression un peu bizarre :
« Quel portrait on ferait, n'est-ce pas?... C'est la filleule et la protégée de
notre excellent ami, le comte Paolo.... »
La petite Bourguignonne a obtenu ce qu'elle cherchait visiblement : une
gêne chez le graveur et un froncement de sourcils au visage de Marc, avec ces
mots sifflant soudain entre les lèvres un peu serrées :
« Ah! oui... le fameux gentilhomme plus ou moins descendant du Titien
dont Marie-Antoinette parle avec tant d'enthousiasme dans toutes ses lettres?
- A vous, cher maestro?...
- A moi... et... et à ses parents,... oui, répond le compositeur agacé.
- M'étonne pas, jette négligemment Paulette. Quand elle parle du
cavalière, elle est intarissable, cette Manette.... Voilà gondola mia.... Si vous
voulez bien embarquer, messeigneurs?»
Le graveur et le musicien ont échangé un nouveau coup d'œil; et la
crispation du visage de Marc provoque une ébauche de sourire sur celui de
Paulette évidemment enchantée de son petit coup de sonde. Puis, salués de
nouveau par Luciella, Martine et Carlotta d'un bonjour amical, les deux hommes
s'installent, tandis que Paulette, décidément très en verve, lance avec volubilité :
« Luciella rameuse d'avant, moi rameuse d'arrière : un équipage au
complet. Comme trajet, le Grand Canal : bien entendu, je vous épargnerai le
boniment et la liste commentée des 150 palazzi qui le bordent et que vous avez
admirés, messieurs les anciens Prix de Rome de gravure et de musique, en un
temps où le mousse de l'Aréthuse était encore une petite fille à qui l'on coupait
son pain en tartines. Mais je tiens à vous faire remarquer que la gondole de mon
amie Luciella Spina est une des plus belles de Venise. Aucune autre ne répond
aussi bien qu'elle à la description parfaite rapportée au xvm° siècle par un

113
voyageur, français comme nous. « Un bâtiment long et étroit comme un
poisson... le bec d'avant est armé de lames de fer en col de grue garni de six
larges dents.... Le bateau est peint en noir et verni.... Au milieu est posée une
petite cabane à toit cintré nommé « felze », qui se place ou s'enlève à volonté
suivant le temps qu'il fait - ou l'incognito qu'on désire.... » Comme il fait un
temps splendide et que vous n'êtes pas des conspirateurs en manteau couleur de
muraille, nous avons, Luciella et moi, retiré le « felze ».... Mais j'ai tenu à citer
jusqu'au bout notre compatriote, le président de Brosses.... »
Légèrement stupéfait, Jean Juilliard se retourne sur son banc :
« Comment, Paillette? vous avez lu les lettres du président de Brosses, à
présent?
- Oh! pas en entier », riposte avec une affectation de modestie la petite
brune.... « Seulement ce passage-là : c'est le comte Paolo qui me l'a appris.... »
Ainsi répété pour la seconde fois, le nom agace visiblement Marc du Viguier qui
ne peut s'empêcher de grommeler :
« Encore... ce personnage!... »
Pesant sur sa rame qu'elle vient de fixer à son taquet de bois, Paulette
répond avec une naïveté voulue :
« Toujours lui.... C'est un être délicieux.... D'ailleurs, vous allez en juger
par vous-même : il ne nous quitte pour ainsi dire pas! »
Et comme le compositeur ne peut retenir un brusque mouvement,
l'espiègle s'exclame :
« Oh! je vous en prie! pas de gestes! une gondole, ça n'est pas un cuirassé
de ligne.... Glissez, mortels, n'appuyez pas.... Et avanti, Luciella! »
Du même mouvement, la .Vénitienne et la Bourguignonne ont plongé
dans l'eau du canal les pelles de leurs avirons. Et la légère embarcation
commence de filer. Tandis que, malgré leur double et visible préoccupation,
Jean Juilliard et Marc du Viguier se sentent, comme tous les vrais amoureux de^
Venise, repris pas la puissance du charme qui émane de cette double série de
façades romanes, ogivales et Renaissance des palais illustres se reflétant dans le
miroir des eaux.
Brusquement, après le mouvement de l'S retourné que dessine le tracé du
Grand Canal, ce sont sur la gauche les palais Contarini-Fasan et Barozzi-Emo,
sur la droite la coupole monumentale de la Madonna délia Salute, les bâtiments
de la Dogana. Et juste en face de ces douaniers, de l'autre coté de la large
embouchure du canal de la Giudecca dont l'extrémité est dominée par la haute
flèche de Saint-Georges-Majeur, auprès de la rive, amarrée par l'avant et
l'arrière, une silhouette blanche à deux mâts élancés....
« l’Aréthuse! » s'exclament ensemble Jean et Marc.
Et dans ce nom, ainsi jeté à deux voix, passent tous les souvenirs de la
récente croisière aux Iles Ioniennes vécue par les deux artistes amis en com-
pagnie des cinq camarades, capitaine et matelots, de la jolie goélette.

114
Mais à la même minute, à contrebord de la gondole avance, toussotant et
crachotant, une courte et lourde vedette qui, à côté de la longue pirogue, paraît
toute pataude, et à la barre de laquelle se tient un colosse au visage basané à qui
Paulette décoche, au passage, une grimace effrontée, en disant :
« Ça, c'est mon ennemi intime,... l'homme des contraventions à gros
chiffre,... et, au contraire du cher comte Paolo, pas délicieux du tout.... L'avant-
dernier des butors, et encore pour ne décourager personne.... L'inspecteur que
Luciella appelle : « l'âne », moi : « le margoulin »... et qui, à l'état civil, se
nomme : Cesare Beccaruzzi....
- Quoi?... »
Jean et Marc ont sursauté ensemble, se retournant avec la même stupeur :
Mais Paulette coupe net :
« Tranquilles donc, vous deux!... Pas de mouvements à la chavirade, s'il
vous plaît.... On vous expliquera ça à bord : mais il n'est pas indispensable que
vous y accostiez en faisant une pleine eau, je pense? »
Et comme Marc insiste, manifestant une certaine fébrilité :
« Mais ce nom... ce nom que, dans ses lettres, Marie-Antoinette a donné
comme étant....
- Cinq minutes, maestro, cinq minutes et vous saurez tout. Mais par
San Marco! laissez-nous accoster sans faire de miracle », a coupé net la
petite brune pesant de tout son poids sur l'aviron d'arrière, pour aider Luciella
manœuvrant l'aviron d'avant.
Dressées sur le pont de la goélette, quatre silhouettes se lèvent, agitant les
mains, les mouchoirs, en même temps que partent de joyeuses acclamations de
bienvenue.... Encore quatre ou cinq coups des deux avirons; un demi-cercle
dessiné par la gondole qui, adroitement menée, vient élonger sans heurt le flanc
du yacht, en même temps que Paulette proteste :
« Avant de partir, j'aurais dû hisser le grand pavois en signe d'accueil pour
les deux revenants.... Pacha, Pacha, quand je ne suis pas là, tu ne penses à rien!
Ah! ces capitaines, ça n'a pas de tête!... »
Mais la plainte du mousse se perd dans le mouvement des deux jeunes
gens escaladant la lisse, et dans le brouhaha des poignées de main, des exclama-
tions de bienvenue, dans l'échange des phrases joyeuses :
« Enfin vous voilà!
— Une heure que nous vous attendons....
- Votre train avait donc du retard?... Nous trouvions le temps long....
- C'est au moins cette enragée Paulette qui a voulu vous faire
faire le grand tour comme si vous ne connaissiez pas Venise...? »
La Bourguignonne vient d'embarquer à son tour. Et, tenant à son idée, elle
ouvre le coffre à signaux, voulant faire grimper au gréement le filin porteur en
série des pavillons du Code international, signal de fête qu'elle avait pris soin de
préparer avant de partir pour la gare, et que Martiale a, en effet, complètement
oublié de hisser. Elle se retourne, et feignant une brusque colère, elle jette :

115
« Naturellement... la faute de Paulette! Ça m'aurait surprise qu'on ne me
mette pas encore un accroc sur mon compte!... »
Jean Juilliard qui vient de serrer les mains de la capitaine et des deux
Bretonnes avec les marques de la plus sincère affection, revient à la petite et, en
plaisanterie amicale, lui riposte :
« Allons, allons, vous, le diable à quatre, vous savez bien que la tradition
de la marine exige qu'on passe toujours les pots cassés sur le dos du mousse....
Mais moi, je retrouve avec le même plaisir ma petite camarade des histoires de
Corfou.... »
Le graveur a tendu les deux mains larges ouvertes dans lesquelles, avec
un bon sourire qui illumine tout son visage, un peu irrégulier, mais d'une expres-
sion si vive et si malicieuse, Paulette met les deux siennes, tout en disant — les
yeux dans les yeux avec son franc regard :
« Et moi qui regrettais les bagarres de notre histoire ionienne, je suis tout
aussi ravie de retrouver le Jean Juilliard dont je sens bien que nous allons avoir
besoin ici.... Tenez, regardez un peu.... »
Le coup d'œil indique l'arrière vers lequel le graveur se détourne retenant
un léger mouvement. Car, entre le roufle et la roue de barre, Jean reconnaît la
planche à charnières qui sert de table en plein air les jours de grand calme —
table qui supporte en ce moment un service à thé bien connu du jeune homme.
Or derrière cette table, d'un fauteuil bas, une haute figure vient de se lever, la
main gauche retirant le chapeau à larges bords qui découvre, en plein soleil, la
chevelure d'argent clair au-dessus du visage aux traits burinés de médaille
Renaissance, tandis que la demi-inclination de politesse courtoise souligne le
corps demeuré svelte, malgré l'âge, dans le complet impeccablement coupé....
Cependant que la voix un peu hésitante de Manette qui semble légèrement
gênée, prononce :
« Dis donc, capitaine, c'est à toi de faire les présentations..., je crois? »
Une petite lueur amusée au fond de ses yeux, Martiale Cartier reprend
aussitôt :
« Bien entendu.... Excusez-moi si dans le plaisir de cette arrivée je
manque à tous mes devoirs de maître à bord.... D'ailleurs, vous vous êtes déjà
devinés, tous trois.... Nos deux excellents compagnons de vagabondage et
d'aventures aux Iles Ioniennes, nos deux bons, très bons amis, le compositeur
Marc du Viguier, le graveur en taille-douce Jean Juilliard...: Notre hôte si
aimable qui, depuis notre arrivée à Venise, se montre pour nous... cinq.... »
Est-ce volontaire? mais il semble aux deux jeunes gens que le Pacha, en
tenant son rôle de maîtresse du navire, a vraiment détaché le chiffre « cinq »
comme si elle avait une raison de le faire mieux entendre.... Mais aussitôt elle
achève plus rapidement :
« Le plus érudit et le plus serviable des guides bénévoles, il signor
cavalière comte Paolo Giovani nelli Cavalcanti di Vecellio.... »

116
Les deux jeunes artistes se sont légèrement inclinés. Mais, sans paraître
remarquer que leur attitude à tous deux est un peu guindée, le vieux gentil-
homme, toujours absolument maître de soi et de cette politesse raffinée qui
rappelle les parfaites courtoisies de la vieille noblesse vénitienne, sur son ton le
plus cordial tout en demeurant cependant un peu distant à sa coutume,
s'empresse de prononcer :
« Je suis très heureux que les circonstances m'aient permis, sur l'invitation
de nos charmantes hôtesses, de me trouver à bord de l'Aréthuse à l'instant où
vous venez rejoindre à Venise vos gracieuses compatriotes.... Et je n'ai pas
besoin de vous dire, messieurs, que c'est pour moi une joie de vous souhaiter la
bienvenue dans la cité de mon aïeul Titien.... Car deux anciens pensionnaires de
l'Académie de France à Rome sont chez eux dans notre ville. Surtout quand ces
deux anciens hôtes de l'Italie se trouvent être le maître musicien dont il m'a été
donné, ici même, par la voix de Mlle Marolles, d'entendre, de goûter et
d'applaudir de bien prenantes mélodies, et le graveur dont Mlle Montrachet m'a
fait apprécier des planches pleines de fougue.... Ce m'est un plaisir tout à fait
précieux d'accueillir MM. Marc du Viguier et Jean Juilliard, et de leur dire que
le descendant du vieux Vecellio sera infiniment honoré de se mettre à leur
entière disposition chaque fois qu'il leur plaira de faire appel à lui et à sa
ville....»
Avant que les deux Français aient eu le temps de répondre, le comte Paolo
enchaîne immédiatement :
« Chère mademoiselle Cartier, je ne voudrais point être plus longtemps
indiscret au moment où vous recevez vos amis, «te vous demande la permission
de me retirer.... Puisque ma filleule Luciella Spina est ici avec sa gondole, elle
va me reconduire à mon palais.... »
Puis, toujours sans laisser à personne le temps de placer un mot, il
continue :
« Palais où je compte que ces messieurs voudront bien m'accorder
l'honneur de vous accompagner... car il est entendu que l'invitation à mon bal
masqué, tout autant d'ailleurs que celle de la Commission des fêtes pour la
journée du mariage du Doge et de l'Adriatique, sont aussi bien destinées à eux
deux qu'à vous cinq.... Luciella! presto... si prega!... »
Un geste de la main, un appel de l'a voix. Et comme la gondolière et ses
deux moussaillons viennent bord à bord avec le yacht, le comte Paolo présente
la main à la ronde en commençant, très proto-colairement, par la capitaine
Cartier, puis par les deux jumelles Trévarec.... Quand il arrive à Manette
Marolles, il esquisse le geste de se courber à la mode ancienne sur les doigts
offerts, mais se relève aussitôt sans aller jusqu'au baisemain. Puis il en vient à
Paulette qu'il regarde soudain avec une attention particulière, s'exclamant tout à
coup :
« Ah! mademoiselle Montrachet, par tous les saints de Venise, je viens
enfin de retrouver dans un coin de ma vieille mémoire ce que je cherchais depuis

117
que j'ai eu le plaisir de vous rencontrer pour la première fois : l'endroit exact où
j'ai vu votre portrait....
- Mon portrait?... à moi?... »
La petite Bourguignonne, qui ne se démonte pourtant pas aisément, ouvre
à la fois les yeux et la bouche dans une surprise la mettant hors de garde.
Et, tout souriant, le comte Gioyaninelli explique :
« Mais oui, votre portrait parfait.... Il est dans un texte charmant de votre
célèbre compatriote Diderot,... un texte que je sais par cœur, et qui est d'une
vérité!... J'en appelle à ces messieurs.... Ecoutez plutôt : « Vous piquez par la
mine, une légère irrégularité des lignes, la fraîcheur, l'enjouement, tout ce qui
sauve de l'admiration ou du respect, un minois de fantaisie avec un nez
légèrement retroussé et « tout à fait tourné du côté de la friandise.... » Ah! ah!
ah! quel artiste, ce Diderot, n'est-ce pas? et qui, vraiment, vous a devinée et
dessinée par avance!... Mes hommages à vous toutes, mesdemoiselles,... mes
sympathies à vous deux, messieurs.... Et toi, Luciella f'i'a mia... al Palazzo
Giovaninellî, prontissimo (1)...! »

(1) « Luciella, ma fille, au palais Giovaninelli, à toute vitesse. »

Avec une souplesse que l'âge ne semble guère avoir entravée, le vieux
gentilhomme, son amusante citation achevée, est passé de la goélette à la
gondole que, d'un coup d'aviron, la barcarol a déjà éloignée, fait pivoter sur sa
coque arrondie, et lance en direction du Grand Canal. Regardant ses
compagnons de ses prunelles drôlement écarquillées, Paulette ne trouve à dire
que ce mot interloqué :
« Ah! ça, alors... pour le coup, j'en suis... j'en suis.... »
Mais Marc du Viguier a un petit rire, et, sur un ton un peu piqué,
s'adressant à toutes à la fois en apparence, mais regardant plus spécialement Ma-
nette qui rougit légèrement, il prononce :
« Je crois, chères amies, qu il marivaude quelque peu, votre grand
seigneur vénitien.... »
La jolie rousse sent sa gêne s'accentuer; et elle se défend :
« Le comte possède un art qui n'est pas négligeable : il sait parler à la fois
galamment et respectueusement....
- Par l'intermédiaire des vieux bouquins, c'est facile! jette un peu
sèchement Jean Juilliard.
- Encore faut-il les connaître, ces « vieux bouquins » ! riposte Paulette
arrivant à la rescousse : le « nez tourné du côté de la friandise » est une
image spirituelle que mon ami Jean n'a jamais eu
l'idée de m'apporter..... Le comte est comme son aïeul Titien... les
portraits, il les fait à merveille, et sans pinceau pourtant! Vous me voyez ravie
du mien ce soir, mon cher! »

118
Mais sans écouter la bru nette qui se fait comiquement agressive pour
essayer de détourner la question sur elle-même, le compositeur continue de
s'adresser à Manette :
« J'apprends ce que vous ne m'aviez point écrit,... ni à moi,... ni à vos
parents, ma chère Marie-Antoinette,... à savoir que vous aviez chanté pour le
plaisir de ce très aimable patricien aux grâces un peu... démodées.
- C'étaient deux mélodies de vous, mon cher Marc, réplique
Manette cachant mal un agacement.
- Mais, maestro, intervient Martiale, ne vous souvenez-vous donc plus
que, chaque soir, à Venise, on chante sur les lagunes?... Tenez, regardez; le
bateau-orchestre est là, mouillé en permanence juste en face de nous.... Et l'autre
soir, comme les barytons et ténors à gages venaient de nous ressasser
pour la dixième fois les rengaines de leur répertoire, alors que le comte
était venu prendre le café à notre bord,
c'est moi qui ai demandé à Manette de répondre, avec toute l'étendue de
cette voix de contralto que nous aimons tant chez elle, par deux morceaux signés
: Marc du Viguier.... La musique française fraternisant avec la musique italienne
parmi les échos du Palais des Doges et de la Salute....
- Et le matelot de l'Aréthuse pouvait-elle ne pas obéir aux ordres de sa
capitaine? » laisse tomber ironiquement Marguerite Trévarec en guettant d'un re-
gard moqueur l'attitude un peu compassée du musicien et du graveur, et en
faisant un signe à sa jumelle Geneviève qui ajoute aussitôt :
« Dites donc, tous, le soir tombe : si vous ne voulez pas offrir vos
épidémies aux trompes assoiffées de quelques zanzare bourdonnant en maraude
nocturne, est-ce que vous ne croyez pas qu'avec tout ce que nous avons à nous
dire, nous ne serions pas mieux à l'abri dans le carré, autour d'une bouteille
d'Asti spumante?...
- D'accord! clame Paulette, mais je crois me souvenir que nos amis Jean
et Marc ne dédaignent pas les crus de ma Bourgogne. Et j'ai conservé en réserve
à l'intention de leur arrivée ma dernière bouteille d'un certain pommard de
derrière mes fagots à moi, la Dijonnaise.... »
Un rapide brouhaha, des paroles échangées pêle-mêle en bonne
camaraderie soudain détendue. Et quelques minutes après, les sept compagnons
sont assis autour de la table du carré. En faisant miroiter dans les verres le ton
chaud du cru fameux qu'elle vient de verser, le tirant de sa réserve personnelle,
le mousse Paulette propose :
« ... A des santés qui nous sont chères à tous,... les nôtres!... Et,
maintenant, l'équipage ayant embarqué ses renforts venus de France, -- sauf le
respect que le mousse doit à son Pacha, l'heure des explications et des
délibérations me paraît arrivée... pas vrai, cap'taine? »
L'intervention des deux jumelles, la bonne humeur de Paulette
communicative à sa coutume, ont évidemment rétabli l'harmonie un instant
chancelante. Et c'est très rapidement, dans la complète concorde, que la situation

119
s'éclaircit. En effet, depuis la découverte du testament tragique d'Alain Trévézel
dans la bouteille de Murano venue si bizarrement aux mains de l'équipage de
l'Aréthuse, les correspondances ont été continues entre Syracuse et Paris. A
l'annonce du départ inattendu pour Venise, le compositeur retenu par ses
concerts et le graveur par une exposition ont d'abord été peines de se voir
séparés, plus longtemps qu'ils ne l'avaient pensé, de leurs camarades de croi-
sière. Le travail mené en commun aux Iles Ioniennes par du Viguier terminant
son opéra Sapho, et Manette chantant avec tant de chaleur les pages de la parti-
tion à l'escale de Corfou (1), a fait naître chez le musicien des sentiments dont il
a eu occasion de faire part au couturier René Marolles, père de sa jolie in-
terprète. Si bien que, de lettres en lettres, Martiale a trouvé à la fois naturel et
utile d'inviter Marc à participer aux recherches d'archives. Et Jean, plus
reconnaissant que jamais aux cinq camarades, et particulièrement à Paulette, de
l'avoir sauvé et aidé au cours d'heures difficiles (2), s'est empressé d'ac-
compagner son ami.

(1 et 2) Voir Cinq Jeunes Filles sur Aréthuse », par Georges G.-


Toudouze. « Bibliothèque verte. »

Tous deux, connaissant à fond Venise, peuvent être d'un sérieux secours
dans des recherches qui semblent prendre une tournure inattendue par
l'intervention du comte Giovaninelli, par la découverte de pièces d'archives
justifiant l'accusation testamentaire de l'ingénieur français, et par l'apparition
d'un fonctionnaire portant le nom et le prénom de l'Albanais assassin du
malheureux inventeur en 1793.
« Enfin ce Cesare Beccaruzzi, qu'est-il exactement? demande Marc.
- Un escogriffe qui joue à l'homme-règlement. Six pieds huit
pouces, des mains comme des éclanches de mouton, des épaules et des bras à
déménager un piano à queue à lui tout seul, un visage basané comme devait être
celui du fameux Othello, le More de Venise, « la joue en bois et l'œil en
porcelaine », comme dit, paraît-il, un proverbe chinois, lance fougueusement
Paulette.
- Encore une citation du cavalière Giovaninelli? interroge
moqueusement Jean Juilliard.
- Non, monsieur Ji-Ji! riposte le mousse simulant la hauteur ironique :
lecture personnelle... ça m'arrive, savez-vous?... »
Mais Martiale Cartier coupe la phrase en disant :
« La silhouette est exacte.... Pas flattée, mais véridique.... Et l'important
est ceci : d'après les renseignements que nous a fournis, en effet, le comte adroi-
tement questionné à la suite des algarades de Paillette et de Faïk, cet inspecteur
de la navigation d'une exceptionnelle sévérité - - je ne l'excuse pas, mais il fait
son service —, porte ce nom et ce prénom, parce cm'il est, en effet, le
descendant direct du sbire Cesare Beccaruzzi qui, au service des trois inquisi-

120
teurs d'Etat en 1793, reçut de Jacopo Mandragore l'ordre de faire disparaître
secrètement l'inventeur français et s'acquitta de sa mission....
- Et, interrompt Marguerite Trévarec, ce qui est plus grave, c'est que,
d'après une note de frais que j'ai trouvée avant-hier, et dont par conséquent, vous
attendant aujourd'hui, nous n'avons pas eu le temps de vous parler, Cesare
Beccaruzzi aurait reçu en paiement les biens de Trévézel. La Seigneurie,
abandonnant le tout au sbire exécuteur de ses hautes œuvres, trouvait ce
moyen commode de le récompenser sans rien débourser....
- Parmi ces « biens », souligne Manette, outre les effets et l'argent, il y
avait les épures de l'invention dont parle ce malheureux dans son testament. Or
la note découverte par Gaït avant-hier n'en fait pas mention. Cesare
Beccaruzzi les aurait-il détruites par ignorance? Ou Alain Trévézel les avait-il si
bien dissimulées dans cette cachette dont il parle dans son testament, que
l'assassin n'a jamais pu les trouver?... »
Il y a, chez tous, un moment de réflexion, puis Marc du Viguier interroge:
« Le Cesare Beccaruzzi d'aujourd'hui aurait-il hérité quelque chose de son
ancêtre le sbire? »
C'est Martiale qui répond :
« Prétextant un intérêt que nous aurait causé l'acharnement avec lequel le
Cesare Beccaruzzi actuel nous poursuit de ses contraventions, j'ai incité le comte
Paolo, qui ne se doute de rien, à essayer de retrouver la filiation de notre
désagréable inspecteur naval. Et notre aimable cicérone a fini par trouver ceci :
le sbire de 1793 avait été enrichi des dépouilles de nombreuses victimes dont la
Seigneurie lui faisait ainsi cadeau....
- Usage ordinaire chez tous les bourreaux d'alors, coupe Jean.
- Lorsque Bonaparte se saisit de Venise, le 16 mai 1797, le
Cesare Beccaruzzi prit peur, et rassemblant ses butins, s'enfuit en
Albanie, son pays d'origine. Après la chute de l'Empire français, il
serait rentré à Venise, s'y serait installé dans l'île de Torcello. Marié et
devenu citoyen de la ville dépouillée de son autonomie de jadis, il aurait
fondé un foyer. Ensuite de père en fils, les garçons de cette famille
nouvelle ont alors conservé le prénom, et depuis cinq générations, les aînés, qui
se réclament d'ailleurs avec' quelque fierté de la race originelle albanaise
dont ils ont conservé le type, continuent de se prénommer Cesare. Mais, avec
les années et les révolutions, la fortune composée par les butins du sbire a peu à
peu fondu....
- Bien mal acquis..., grogne entre haut et bas la rancunière Paulette.
-— Si bien, poursuit Martiale, que, cinquième ou sixième du nom, l'actuel
Cesare Beccaruzzi a dû prendre un emploi subalterne....
- De policier, naturellement.... Mauvais chien chasse de race,
tranche encore l'intraitable petite Bourguignonne.
- Et il est, depuis peu, un des inspecteurs volants chargés de surveiller les
lagunes, les canaux et les avancées du port de Venise....

121
- Son trisaïeul s'engraissait avec les biens des condamnés,,., lui,
gagne ses spaghetti en administrant des contraventions sur lesquelles il
touche son petit pourcentage », conclut le mousse de plus en plus rageur.
Alors" Jean Juilliard fronce le sourcil :
« C'est toujours le comte Giovaninelli qui vous a raconté tout cela?... Il
connaît ce garçon-là? interroge^ t-il un peu méfiant.
- Non, il l'ignorait absolument. Seulement, lorsque cet inspecteur/empli
du zèle des nouveaux en place, a eu ces algarades avec notre Paillette, puis
avec Gaït prise par lui pour Faïk....
- Encore une fois le quiproquo d'usage, bien entendu? »
interrompt Marc qui redevient, comme le graveur, plus souriant qu'au début de
la conversation.
« ... Le signor comte a tenu à nous éviter toute discussion avec le
capitaine de port qui est un de ses amis. Et le Beccaruzzi, au cours de son
agression contre Faïk, lui ayant causé la plus désagréame impression, il s'est
renseigné sur son compte, et nous a, de lui-même, raconté toute l'histoire sans se
douter de l'immense intérêt qu'elle présentait pour nous. »
Tranquillement, Paulette emplit une seconde fois les verres à la ronde et
déclare en levant le sien :
« Premier toast au pommard : notre santé générale.... Deuxième toast : à la
confusion de la tribu Beccaruzzi ! »
Un rire général passe autour de la table, et Marc demande :
« Ma chère Marie-Antoinette, M. et Mme Marolles m'ont prié de vous
apporter, à vous et à vos amies, toute l'aide possible, en compagnie de Jean
Juilliard....
Ils me l'ont écrit par la lettre que j'ai reçue hier — et, avec eux, nous vous
remercions très fort —, interrompt Manette.
- Alors faisons le point, poursuit le compositeur; s'il paraît évident que
l'héritage du bourreau, en un siècle et demi d'existence, a fondu entre les mains
de ceux que notre irascible Paulette appelle « la tribu Beccaruzzi », en
revanche les papiers de l'inventeur ont pu demeurer dans la famille qui
n'a certainement su ni pu rien en tirer, et auprès de laquelle on pourrait peut-être
tenter une démarche amiable... »
Cinq sourires sceptiques répondent à la suggestion. Et Martiale fait
remarquer qu'une telle tentative contraindrait l'équipage de l'Aréthuse à
démasquer ses batteries pour un succès plus qu'incertain.... D'ailleurs le texte de
l'infortuné Trévézel signale, pour ses papiers, une cachette à secret sur laquelle
l'arrivée des assassins l'a malheureusement empêché de donner autre chose qu'un
commencement d'indication incomplète et par conséquent indéchiffrable :
cachette qui pourrait bien être, depuis 1793, demeurée close. La phrase
commencée : « ... réclamer mon... à Saint-Marc » signifie-t-elle que l'inventeur
a caché son épure en un recoin de la basilique, palladium de Venise? En ce cas,
comment chercher? Ou s'agirait-il de la Scuola di San Marco, auprès de laquelle

122
se dresse le bronze équestre de l'impérieux condottiere Colleone? Ou encore de
la biblioteca di San Marco avec ses archives dont l'accès a été si obligeamment
accordé à Gaït? Incertitude telle que toutes cinq hésitent, et que le graveur et le
musicien ne savent vraiment que supposer.
Cependant Jean Juilliard émet cette opinion : « Pour un homme traqué, il
me semble qu'il aurait été imprudent de chercher une cachette dans un édifice
aussi constamment fréquenté que la basilique de Saint-Marc où il est
certainement impossible de faire un geste qui ne soit remarqué tout de suite par
dix fidèles.... La Scuola di San Marco, édifice consacré à la charité, n'est pas non
plus lieu bien discret.... En revanche, un savant peut aller travailler sans exciter
aucun soupçon dans la Biblioteca Marciana qui, en 1793, ne devait recevoir que
peu de lecteurs à la fois....
- Et un homme adroit, même surveillé, a pu aisément glisser ses papiers
dans une des collections de documents que, sans exciter aucun soupçon, il était
amené à fouiller, interrompt Marguerite Trévarec. C'est mon avis. Et c'est
pourquoi, sous couleur de curiosités imaginaires, je m'acharne à examiner, un à
un, tous les cartons d'archives que la bonne volonté du bibliothécaire, si bien
stimulée par notre ami Giovaninelli, me confie les uns après les autres.... Ayant
déjà découvert les preuves du complot Mandra-goro-Beccaruzzi contre
l'inventeur... je ne désespère pas de mettre un jour la main sur ce que nous cher-
chons.... »
A ce moment, par le capot du roufle entrouvert, des accords de guitares et
de mandolines pincées à l'unisson éclatent dans la nuit venue; et presque aussitôt
des voix montent dans l'air calme, lançant l'un des couplets les plus célèbres
d'une ancienne barca-molle :

Ti xe bella, ti xe zovene,
Ti xe fresca corne un fior;
Vîen per tuti le so lagreme (1)....

(1) Vieille mélodie vénitienne


Tu es belle ... tu es fraîche comme une fleur....

Presque malgré lui, le compositeur a redressé la tête et tendu l'oreille avec


un demi-sourire.
« Le concert flottant de tous les soirs, annonce Geneviève Trévarec.
- Avant que vous regagniez votre hôtel, Marc et Jean, si nous l'écoutions
ensemble un instant? » propose Martiale qui est aussitôt approuvée.
A petite distance du pont arrière, moitié barque et moitié radeau, un
plancher flottant qu'éclairent deux guirlandes de lumières teintées supporte
quatre musiciens et quatre chanteurs, tandis qu'au loin des feux indiquent les
quais, la Piazzetta, les masses architecturales, et que les mélodies classiques
populaires vénitiennes commencent de s'égrener dans la paix du soir.

123
La capitaine et les deux jumelles se sont avancées jusqu'au-dessus de la
voûte arrière, au-delà de la roue de barre, laissant Marc du Viguier et Manette
qui commencent un entretien à voix basse. Cependant que, après une brève
hésitation, Jean Juilliard a rejoint Paillette qui est allée s'adosser, bras croisés, au
pied du niât de misaine. Et comme il reste là devant elle, un peu hésitant, la
petite Bourguignonne prononce entre haut et bas sur un ton légèrement
sarcastique :
« Mauvaise humeur, les deux arrivants?... Le baromètre baisse?
Pourquoi?»
Le graveur est un peu gêné; il essaie d'expliquer :
« Eh bien,... n'est-ce pas... vous comprenez....
- Justement non : si je comprenais, je ne vous questionnerais pas,
monsieur Jean....
- Oh! proteste l'artiste : « monsieur Jean » à présent.... Je n'aime
pas ça, moi....
- Et moi, je n'aime pas les jaloux. Ni Manette non plus : vous pourrez
le dire à M. Marc - - vous lui rendrez un service d'ami.
- A présent « M. Marc »?... Le mousse Paillette fait la tête au maestro,
aussi...?
- Pardon- : la tête, c'est vous deux qui la faites, depuis que vous avez le
pied à bord.... Et tout ça parce que vous y avez trouvé un brave et bon vieux
monsieur qui est Venise incarnée en un excellent homme à
complaisance infinie, et qui se met du matin au soir en quatre, huit ou
trente-deux, pour être agréable et utile à vos camarades de l’Aréthuse.-... Ça
vous gêne, vous deux?
- Dites donc, mousse Paillette, vous connaissez l'histoire de l'exil
d'Alcibiade, je pense?
- Dites donc, monsieur Ji-Ji, êtes-vous chargé de me faire repasser mon
baccalauréat?...
- Le paysan d'Athènes a voté cet exil parce qu'il était agacé d'entendre
Aristide nommé : le Juste.... Eh bien. Manette et vous, vous n'avez
jamais écrit une lettre sans nous rebattre les oreilles, toutes les dix lignes, des
qualités miraculeuses de ce comte Paolo.... Neveu du Titien, au vrai, je n'en sais
rien.... Mais pour encombrant sur l’Aréthuse, j'en jure!
- Ah! ah! ah! ah! se met à pouffer de rire Paulette, l'ami Jean jaloux du
comte Giovaninelli? C'est inénarrable?... Et l'ami Marc aussi? c'est formi-
dable!.... Je vais noter ça dans mes mémoires, soyez-en sûr...! »
Et comme Jean Juilliard veut protester, se défendre, Paulette lui met la
main sur le bras et ordonne:
« Taisez-vous et écoutez notre Manette en train de se faire pardonner en
chantant pour l'ami Marc.... »

124
De l'arrière glissant sur la Lagune, tandis que sonnent les accords de
mandolines au radeau-orchestre, le soprano très pur de Marie-Antoinette monte
soudain dans la nuit arrivante :

Sul mare lucica,


L'astro d'argento (1)....

(1) « Sur la mer étincelante, l'astre d'argent.... »

125
X

A L'OMBRE DES STATUES

PAGAYÉE par les deux avirons d'avant et d'arrière qui accordent leur
rythme avec une parfaite régularité, la mince et longue gondole, tournant poupe
à la Lagune incendiée de soleil, s'est glissée dans l'ombre douce de l'étroit rio di
Palazzo qui, pour l'engloutir, s'ouvre entre le môle et le quai des Esclavons. Elle
passe sous le pont délia Paglia, puis sous celui des Soupirs, et, tournant sous sa
droite, en vingt coups de rame, arrive jusqu'à élonger le vaste Campo que
domine l'église de Santa-Mari a-Formosa, ne s'arrête pas, oblique toujours,
coupe à angle droit un rio plus large, croise adroitement une autre gondole
venant d'un côté, puis évite une barcasse plus lourde qui arrive de l'autre, et se
faufile prestement dans le long canal rectiligne des Mendicanti ouvert devant
son fer de proue.
A bord, aucune parole autre que, jetés, chaque fois qu'il le faut, les
antiques cris réglementaires par quoi, à chaque croisement, s'avertissent les
barcaroli et qui résonnent singulièrement entre les hautes murailles verdies des
maisons dont le pied trempe dans l'eau immobile :
« Sia premi!... Je vais à gauche!...
- Sia stali!... Je tourne à droite!...
- Sia di lungo!... Droit devant moi!... » Mélopées qui se chantent sur trois
notes dont les accents un peu traînards réveillent chez Jean Juil-liard tous ses
souvenirs des divers séjours passés par lui à différents moments dans la Ville
des Doges. Et, nonchalamment demi-étendu dans le fond de l'instable
embarcation, il couvre de rapides croquis, au crayon noir et à la sanguine, les
pages du grand album calé contre ses genoux repliés.
Brusquement, à l'avant, une claire voix fraîche jette :
« Ecco San Zanipolo.... Scuola di San Marco... mo-numento dell'Colleone
(1)!... »

(1) « Voici San Zanipolo,... La Scuola de San Marco... le monument rtu


Colleone!... »

Et en rispote immédiate, à l'arrière, une autre jeune voix, quelque peu


moqueuse celle-là, interroge :
« Le signor peintre français, qui se fait voiturer en gondole avec des
mines de patricien désabusé, est-il satisfait de son équipage? »

126
ELLE PASSE SOUS LE PONT DES SOUPIRS.

127
Rejetant d'un coup sec l'album sur la couverture entoilée duquel il fait
claquer un caoutchouc de fermeture, l'artiste se redresse d'un tour de reins, et
achève son mouvement par un bond souple qui le fait retomber sur les dalles du
quai contre lequel la gondole, à la manœuvre des deux avirons ensemble, est
venue accoster de flanc. Il répond gaiement :
« Enchanté.... Compliments.... Félicitations.... Vous êtes deux gondolières
magnifiques; et conduit par vous deux, je ferais comme cela le tour du monde!
- Dans cette coquille de noix qui se balance comme une
danseuse de corde?... Toujours exagéré, messer Ji-Ji..! En attendant de jouer les
Magellan, allez toujours faire votre pèlerinage, demandé avec tant d'insistance, à
ce que vous appelez votre « grande adoration » : ce citoyen en bronze qui vous
attend là-haut campé sur son cheval en bronze aussi.... Décidément, à Venise, les
chevaux, ils sont tous en bronze!... les quatre au portail de Saint-Marc, un
cinquième ici! Rien à craindre pour le mors aux dents avec la cavalerie, dans ce
pays-ci!
- Ce en quoi, vous vous trompez, irrespectueuse Paulette! riposte le
graveur. Et votre vieux M. Paolo, dont vous et vos camarades faites un dieu,
vous a bien incomplètement renseignée s'il ne vous a pas raconté que les quatre
chevaux fondus jadis pour l'empereur Néron et ramenés d'Orient à Venise, ont
été perchés drôlement sur leurs fûts de colonnes, parce que les tournois donnés
sur la place San Marco et les allées et venues des étalons et des juments des
écuries des Doges causaient tant d'accidents de la circulation qu'on a dû interdire
les' chevaux vivants dans la ville et se contenter de leurs images immobiles....
- Toc! à moi, touchée! Renseignement inédit : merci, mon bon signor!
lance Paulette en laissant retomber son aviron. Vous ne pouvez pas vous empê-
cher d'égratigner au passage notre étrange vieil ami : est-ce que, par hasard, vous
ne lui pardonneriez pas d'avoir si gracieusement les manières galantes du temps
jadis?... En tout cas, ça m'apprendra, une fois de plus, à parler au hasard!'Ah! ma
bonne Luciella, j'en apprends tous les jours du nouveau, moi, dans ta patrie
aquatique.... »
Reposant, elle aussi, sa longue rame, tandis que Martino et Carlotta
amarrent la gondole, la Vénitienne, qui n'a pas compris naturellement, mais qui
voit rire sa camarade française, se met à rire aussi de bonne foi. Tandis que Jean,
un peu vexé de s'être fait reprendre une fois de plus à l'occasion de la pointe qu'il
n'a pu retenir contre le cavalière Giovaninelli, esquisse une moue boudeuse et se
tourne vers l'admirable cavalier dont la silhouette se découpe sur le ciel clair.
Garçonnière à sa coutume dans sa tenue de bord qu'elle ne quitte plus
depuis qu'elle s'est faite le matelot, à bord de la gondole, de la filleule du vieux
gentilhomme, Paillette vient se planter, poings sur les hanches, nez levé vers la
statue équestre hissée sur son socle à colonnes. Et tout de suite saisie par la
puissance du profil d'aigle qui se dessine sous la visière du casque et des traits
accusés dans ce masque sauvage, elle balbutie :
« On dirait qu'il est vivant.... »

128
Les prunelles soudain élargies par la révélation du grand fauve humain
que Verocchio et Leopardi ont dressé sur cette place écartée, à quelques pas de
la façade inachevée de l'église Santi Giovanni e Paolo — que le peuple de
Venise appelle familièrement San Zanipolo —, elle n'entend qu'à peine la voix
de Jean Juilliard se faire grave pour articuler :
« Bartolommeo Colleone, de Bergame, condottiere et général en chef des
troupes de Venise, mort en 1475, avait légué deux mille ducats à la Sérénis-sime
République à la condition que se dresse ici son effigie de vainqueur veillant sur
la Ville des Lagunes.... Je ne viens jamais à Venise sans retourner prendre la
leçon de ce que je tiens pour un des plus hauts chefs-d'œuvre de l'art universel,
explique, a voix un peu baissée, l'artiste.... Et c'est pourquoi, puisque vous
vouliez m'emmener avec vous ce matin, je vous ai demandé de faire un détour et
de passer par ici.... Un pèlerinage, en effet.... »
Alors Paulette qui, depuis un moment, sourcils froncés et bouche serrée,
poursuit visiblement une idée :
« Excusez ma sotte légèreté de tout à l'heure,
Jean.... A présent, je comprends votre admiration. Moi aussi, je l'aime et
je l'admire... d'autant que, savez-vous bien? il me rappelle quelqu'un de chez
moi....
- De chez vous?
- Oui, fait pensivement la petite, c'est ainsi que je me figure Charles le
Téméraire, dernier duc de ma Bourgogne à la même époque où justement
vivait celui-ci.... Bataille de Nancy, 1477.... »
Jean approuve :
« Je ny avais jamais songé.... Mais, en effet, petite Paulette, vous avez
raison. Et ne trouvez-vous pas très beau, très émouvant que cet homme de
bronze monte ainsi une garde solitaire sur cette place sévère, devant le porche de
cette église sous les voûtes de laquelle dorment de leur dernier sommeil tant et
tant de ceux qui, de génération en génération, ont fait Venise grande entre toutes
les nations de l'Occident? »
La petite brune a, vers l'artiste, ce regard de coin qu'elle ne manque jamais
de lui décocher lorsqu'elle veut s'amuser à le taquiner, et elle riposte :
« Félicitations, messer Jean.... Je ne savais pas votre illustrissime
Seigneurie si admirablement renseignée sur l'histoire vénitienne...'. Parole
d'honneur, vous êtes le digne rival de notre cher vieil ami et guide ordinaire, le
bon comte Paolo...! »
Puis, enchantée d'avoir amené sur le visage du graveur la petite grimace
jalouse qu'elle espérait 3ien faire surgir par ce trait piquant, elle esquisse un
grand salut moqueur et interroge :
« Et, à présent que pour répondre à votre désir, je me suis empressée de
vous amener rendre visite à votre ami de bronze Colleone, quels ordres? Où
désirez-vous être conduit, signor? Car Luciella et moi, nous sommes à votre

129
service, comme il est convenu... pendant que les autres continuent d'aller à leurs
diverses affaires.... »
En effet, depuis huit jours que Jean Juilliard et le compositeur Marc du
Viguier sont venus, de Paris, apporter le secours de leur aide à l'équipage de
l'Aréthuse dans ses recherches délicates, les besognes ont été partagées — et ne
donnent d'ailleurs que des résultats décevants. En dépit de quoi, tous s'obstinent
consciencieusement. Et, ce matin, encore une fois, un partage a été fait :
Martiale Cartier a pris sur elle d'aller à'Murano chercher, aux musées des
verreries, une réplique de la fameuse bouteille trouvée dans l'estomac de
l'espadon, et à Torcello enquêter discrètement sur la famille Beccaruzzi; et Marc
s'est offert à l'accompagner. Marguerite Trévarec s'est enfermée une fois de plus
à la Biblioteca Marciana dont elle s'acharne à scruter les archives, carton après
carton. Marie-Antoinette Marolles s'est chargée d'aller retirer le courrier poste
restante et doit, pour son père qui lui en a donné la consigne, choisir dans les
boutiques de la Merceria certaines dentelles dont le grand couturier parisien a
besoin. Et Geneviève Trévarec a préféré demeurer, un peu fatiguée, à bord du
yacht.
« Comme cela, a grogné la rancunière Paulette, si le fouinard inspecteur
Cesare Beccaruzzi - - car il a tout à fait une tête de fouine, avis au graveur Jean
pour faire sa caricature! —, si le Beccaruzzi, donc, vient encore mettre son
museau à bord, il ne pourra pas dire que le matelot de quart n'a pas l'âge admi-
nistratif.... Vingt-trois ans, la nommée Faïk, monsieur l'indiscret., deux de plus
que n'exige votre idiot de règlement.... Et moi, je pars en croisière.... Avant
partout ! »
Car incapable de tenir en place, la Bourguignonne a saisi au bond une
phrase par laquelle Jean Juilliard s'est proposé pour aller, à travers Venise,
rechercher tous les lieux auxquels pourrait s'appliquer la phrase du testament par
laquelle Alain Trévézel a commencé d'indiquer le secret de sa « cachette à Saint-
Marc.... » Recherche évidemment de simple conscience : car il est certain que
l'indication est trop vague pour fournir une précision. Mais, ravie d'aller rôder de
larges canaux en petits rios, le mousse a déclaré gravement :
« On ne trouvera rien, c'est probable.... Mais quand on a commencé les
choses, il faut les mener à fond ou pas du tout. Et puis, pour moi, ça va être de
l'entraînement....
- Quel entraînement? » s'est étonné Jean. La petite se rengorge :
« L'entraînement pour la Regata d'honneur.... » Et comme tous la
regardent sans comprendre, elle explique :
« Ah! oui, c'est vrai : vous ne savez pas.... Le jour de la fête du mariage
du Doge avec l'Adriatique, le comte Giovaninelli reconstitue la grande course
des gondoliers : et sur la demande de son parrain, cette brave fille de Luciella
me prend à son bord comme deuxième rameur....
- Tu n'es pas folle? s'est exclamée Martiale.

130
— Parfaitement saine d'esprit, cap'taine.... Sommes-nous venues à Venise
pour faire du sport, oui ou non?... Tu ne vas pas faire courir l'Aréthuse, je
pense?... Alors, moi, je veux courir... et je courrai avec Luciella!... Inutile de
discuter : nous sommes d'accord toutes les deux... par interprète du comte Paolo
qui trouve ça parfait.... Par conséquent!... »
Et un geste catégorique a terminé la phrase, en même temps que Paulette
ajoute :
« Sur ce... allez chacune à vos affaires.... Moi, j'embarque messer Jean, et
en route à la recherche de l'introuvable piste.... »
Très introuvable en effet, malgré toute la bonne volonté possible. Car si la
première escale de la gondole a lieu au quai de San Zanipolo, ce n'est pas
seulement pour que le graveur puisse revoir une fois de plus la statue équestre
du Colleone : c'est aussi parce que, auprès de l'église, se dresse la Scuola di San
Marco que Juilliard examine en haussant à demi les épaules. En effet pas
d'apparence que le malheureux inventeur français ait été cacher ses épures dans
ce bâtiment transformé en hôpital, et dans lequel, s'il y avait été déposé, le
précieux document aurait certainement disparu depuis lors.... Aussi Jean
propose-t-il de reprendre la randonnée à travers le lacis des canaux, plus
d'ailleurs pour le plaisir de la promenade que dans l'espoir de trouver un lieu
quelconque portant le nom de Saint-Marc — il y en a des dizaines —, qui aurait
pu servir de cachette à Trévézel.
Alors, comme, en attendant ses compagnons, Luciella s'est campée debout
à l'avant de la gondole, appuyée à son aviron dans une pose toute naturelle, mais
parfaitement sculpturale, Jean Juilliard rouvre son album en s'exclamant :
« Décidément, elle est splendide, cette fille! On dirait une statue
antique.... »
Et comme le crayon court de nouveau sur une page blanche, Paillette,
dans le geste de son compagnon, a eu le temps de voir passer cinq ou six
feuillets sur lesquels elle a aperçu autant de croquis de la gondolière. Avec une
mine un peu piquée, elle fait :
« Splendide, en effet... et je vois qu'elle vous inspire, mon cher! Dites
donc, si, à la fin, il vous reste un peu de vide... ou bien à même la couverture de
votre album, ça vous serait trop désagréable de faire un bout de croquis d'après
moi?... »
Le crayon en l'air, Jean se met à rire :
« Tiens, tiens, je croyais vous avoir entendue dire que vous n'aimiez pas
les jaloux....
- Je n'aime pas qu'on soit jaloux de ce qu'il me plaît de faire. Mais je garde
le droit d'être, quand il me plaît, jalouse de ce que font certaines gens qui... qui...
m'intéressent.... »
La riposte est partie rapide. Et tous deux se regardent avec le même air de
défi moqueur. Alors Jean fait claquer sous son pouce toutes les feuilles blanches
de l'album; et il rit :

131
« Rassurez-vous, gondolière amateur, il reste encore tout cela à
griffonner... et la journée ne fait que commencer.... »
Journée qui se continue d'ailleurs de la manière la plus pittoresque, la
gondole errant à la fantaisie de ses occupants et suivant le lacis des rios,
débouchant parfois sur le Grand Canal, puis, après avoir élongé quelques palais
dont Jean commente au passage les ogives médiévales ou les lignes byzantines
et orientales, replonge dans l'ombre douce des étroites rues d'eau. A midi, sonné
par toutes les cloches des églises, un déjeuner amusant, le pranzo le plus
vénitien du mondé, offert par l'artiste à Paulette, à Luciella et aux deux petits
Martino et Carlotta, les met tous cinq en joie à la terrasse d'une trattoria perdue
entre deux jardinets. Chemin faisant, l'album s'est enrichi de toute une série de
nouveaux croquis parmi lesquels la Bourguignonne transformée en gondolière
tient autant de place que la barcarol vénitienne.... Pause d'une heure après
laquelle la « croisière », comme l'appelle Paillette, repart, la Française se
montrant rameuse aussi adroite et aussi infatigable que la iïlle du pêcheur de
Malamocco. La gondole est manœuvrée avec d'autant plus d'entrain que quel-
ques verres de Valpolicella ont donné aux deux rameuses une nervosité
renouvelée et, en même temps, excité les deux gamins Martino et Carlotta.
Après un nouveau crochet dans le Grand Canal qui a fait filer la légère
embarcation entre les trois palais Mo-cenigo et le palais Pisani, la fantaisie de
Luciella la pousse tout proche du palais Foscari, dans le rio San Tomà. - - Et
brusquement se dresse, devant la proue, une grande église dans sa façade de
style ogival :
« Frari! » lance Luciella qui offre d'accoster.
Jean Juilliard approuve :
« Je crois bien! A terre! C'est l'église du Titien! »
Cette fois, abandonnant la gondole à la garde des deux gamins, Paillette et
Luciella ont suivi Jean qui, rapidement, sans prêter aucune attention au décor
glacé et à la structure froide de la vieille église terminée seulement au xvi"
siècle, entraîne ses compagnes vers le deuxième autel du bas-côté gauche. Jl les
arrête devant une haute toile sur laquelle, dans un décor de colonnes antiques,
saint Pierre aux pieds de la Vierge portant l'Enfant feuillette un gros livre tout en
regardant l'étendard de Venise brandi devant lui par un guerrier, et, agenouillé
dans le riche brocart de son manteau, de profil, le donateur Pesaro suivi de sa
famille....
« La Vierge de Pesaro », articule très bas l'artiste qui ajoute lentement : «
Jamais Titien ne fut plus clair, plus souple, ni plus serein; l'œuvre la plus calme,
la plus détachée de la terre.... Le repos, la sérénité.... »
Ils restent là, tous trois, les deux jeunes filles aussi prises que le graveur
par l'extraordinaire lumière, par la puissance de sublime qui irradie des
personnages. Fuis brusquement, Jean prend de chaque main le bras d'une de ses
compagnes en murmurant :

132
« Venez, Titien est ici chez lui. Titien est le maître et l'hôte de l'église des
Frari.... Il l'est avec cette toile, une de ses plus hautes.... Il l'est là, au bas-côté de
droite, près du troisième autel, avec cette statue dans laquelle Alessandro
Vittoria l'a représenté sous les traits de saint Jérôme, lui, Titien, à l'âge de
quatre-vingt-dix ans.... Il l'est enfin, au même bas-côté, près du premier autel,
par ce tombeau que dressèrent pour lui Luigi et Pietro Zandomeneghi....
Lisez....»
Et tendant le doigt, le graveur déchiffre :
« Tiziano Ferdinandus 1477-1576.... »
Puis cette phrase aux lèvres de Jean :
« II avait presque cent ans.... Il peignait toujours, lorsque la peste venue
de l'Orient fit enfin tomber les pinceaux de ses doigts.... »
Un grand silence - tous trois immobiles, têtes inclinées.
Soudain à l'entrée de l'église, une porte grince, un petit bruit sec : des
talons sonnant sur les dalles.... Et Paulette, qui se retourne, laisse échapper une
exclamation étouffée, serre brusquement le bras de Jean, l'entraîne, suivie de
Luciella, et les dissimule tous trois derrière une haute colonne....
Alors, le piétinement sec se ralentissant dans la demi-pénombre de
l'église, une silhouette apparaît, étrangement moderne' dans ce cadre antique
avec lequel font un singulier contraste la toilette claire à la plus dernière mode,
les bras long gantés chargés d'une gerbe de fleurs, la chevelure aux chauds tons
fauves' délicatement coiffée.
« Manette!...
- Chut!... » ordonne à voix contenue Paulette, retenant Jean.
Très tranquille, car elle suppose l'église vide et se croit seule, la jolie
rousse s'avance maintenant à pas lents, s'approche du mausolée, s'incline un long
moment. Puis étendant les deux mains, d'un geste pieux, du bout de ses doigts,
elle éparpille en offrande la gerbe dont elle était chargée et laisse tomber sur le
marbre gris du monument sa lourde moisson de corolles éclatantes....
Alors, dans le silence de l'église vide, derrière Marie-Antoinette, un mot
est articulé -- tout seul et à mi-voix, mais avec un accent profond :
« Merci.... »
D'un sursaut, Manette a reculé, et soudain, sous le reflet des vitrages, ses
joues s'empourprent d'un flot de sang :
« Vous...? Ah!, mais je... je... ne.... »
Incliné à sa coutume, rééditant, comme il aime à le faire, le salut
respectueux d'usage au temps de sa jeunesse, le chapeau à larges ailes touchant
presque le sol, Paolo Giovaninelli vient de surgir et aussitôt :
« Veuillez m'accorder votre pardon, mademoiselle Marolles,... si je me
suis permis de vous suivre.... J'allais franchir le pont du Rialto, lorsque, de loin,
je vous ai vue venir... puis vous arrêter devant cet éventaire de fleurs, y faire
l'emplette de cette lourde gerbe.... Et je m'avançais afin de vous prier de me la
laisser porter jusqu'à' l'embarcadère d'où vous vous seriez fait conduire par

133
quelque gondole vers votre yacht... lorsque, à ma surprise, je vous ai aperçue
partant en direction de ces Frari où je vous ai conduite récemment afin de vous
montrer la plus grande œuvre, à , mon goût, et le tombeau de mon aïeul.... Ce
chemin? ces fleurs? une idée subite m'a traversé l'esprit.... Sans oser espérer que
j'allais deviner juste, je ne vous ai plus perdue de vue.... Vous êtes entrée ici,
venue directement à ce mausolée....
Et je ne puis que redire, de toute ma gratitude pour la délicatesse de votre
cœur, le mot tout simple que j'ai prononcé en vous abordant... mais je n'en
trouve pas d'autre.... Merci.... »
Sous ces paroles, d'une grâce familière au vieux gentilhomme, Manette
s'est reprise.... Sa gorge qui, sous le coup de la surprise, s'était mise à battre d'un
rythme précipité, se calme, et redevenant maîtresse d'elle-même, avec cependant
un reste d'émotion contenue, elle essaie de justifier l'idée qui lui a traversé
l'esprit à la vue de ces fleurs magnifiques : la pensée de les apporter en
hommage sur la pierre tombale dont, à sa première visite, la nudité l'avait
offensée dans son admiration pour l'artiste génial endormi au cœur de Venise....
Mais, avec un sourire, Paolo Giovaninelli, retrouvant toute l'allure des
grands seigneurs patriciens d'autrefois, prononce :
« Je vous en prie, aucune explication : j'ai compris. En voyant votre geste
au pied de ce monument sur lequel plane la grande ombre de Vecellio, je crois
voir mon aïeul vous sourire.... Et maintenant permettez à l'arrière-neveu du
Titien de vous reconduire jusqu'au plus proche appontement où je pourrai vous
remettre aux soins d'un gondolier qui vous passera jusqu'à l'Aréthuse auprès de
ceux qu'une trop longue absence pourrait inquiéter.... »
Derrière Manette et le cavalière la lourde porte de l'église est retombée
avec un bruit sourd.... Alors, Paulette sort de l'abri qu'avait offert à elle, à Jean et
à Luciella, la masse de la colonne. Et d'une voix un peu étranglée, elle fait :
« Nous aussi, il faut rentrer à bord.... »
Puis elle ajoute, sur un ton singulier :
« Je pense qu'il ne sera pas utile de raconter cette histoire-là à votre ami
Marc... vous êtes si bizarres, vous autres, les hommes.... »

134
XI

PISTE OU IMPASSE?

ETENDANT jusqu'aux quatre points cardinaux une singulière nappe d'une


teinte grise dont aucune fissure ne rompt en aucun point la masse assez
curieusement opaque, le ciel n'offre aux regards qu'une étrange voûte du haut de
laquelle descend une lumière terne. Et sous cette lumière sans reflets, les eaux
de la Lagune, que ne ride aucun souffle, paraissent celles d'un bassin de pesant
mercure : tout accoutumées à se plier docilement aux fantaisies de l'ordinaire
lumière vibrante, ces eaux semblent devenues mates et demeurent aussi rigides
qu'une lame de verre. Sous ce ciel épais, véritable écran tendu entre le soleil qui
ne peut le traverser, et la terre privée de ses rayons, la ville, toute figée, s'est
dépouillée de ces violences de couleurs éclatantes, dont ceux qui connaissent
mal ses éternels changements croient volontiers que Venise est cons-
tamment drapée. Les rouges vigoureux, les mauves dégradés, les safran
chaleureux, les verts aériens se sont tous fondus en une grisaille d'ailleurs toute
pétrie d'une infinie délicatesse. Et les dômes avec les clochers se haussent vers
ce plafond de nuées qui s'épaissit sans s'abaisser, que la lumière traverse mal, et
qui, par le reflet de sa teinte de perle, unifie toutes choses au-dessous de lui, en
même temps qu'une lourde chaleur d'étuve pèse d'un poids bizarre.
« Ça...? ce pourrait bien être de l'eau pour tout à l'heure...?
- Plus que de l'eau, mon cher : un orage de première espèce... tu vas
voir. »
La gondole, maniée par le vieux Giorgio Rizzo, vient accoster
adroitement le flanc de VAréthuse immobile à son mouillage. Et tandis que, une
poignée de lires glissée dans sa main, le gondolier repart vers le quai des
Esclavons, Jean Juilïiard et Marc du Viguier ont escaladé la lisse. Du pont de la
goélette ils contemplent l'étonnant spectacle offert par la Piazzetta, le
Campanile, le Palais des Doges, Saint-Marc et Saint-Georges-Majeur, si
différents de couleur d'ordinaire, mais à présent tous noyés dans une uniforme
teinte neutre.
« Moi qui avais toujours cru que Venise était la fête perpétuelle de la
lumière et du soleil!... Comme on se fait des idées quand on est jeune! » déclare
Paulette qui, accroupie sur le roufle, joue avec son chevreau roux, parfaitement
acclimaté à son existence de biquet maritime et aussi familièrement fidèle qu'un
jeune chien gambadeur. Hochant la tête, elle ajoute : « Alors je déchante, moi....
Une saleté de crasse de brume pour arriver l'autre jour... une douche de pluie en
perspective pour aujourd'hui.... Oh! là là.

135
- Ne dites pas de mal du temps gris à Venise, mademoiselle le
mousse, interrompt le compositeur.
Pour moi, je l'aime souvent mieux que la brutalité du grand soleil qui, à
mon goût, fait un peu trop chromo et carte postale en couleurs pour agence de
voyage en mal de publicité. Pas vrai, Jean?
- J'aime trop les délicieux gris des toiles de Canaletto pour ne
pas abonder dans ton sens, Marc... D'ailleurs, regarde quel effet exquis, sous
cette lumière et vus d'ici, font Palais des Doges et basilique...! »
Et, immédiatement, profitant de ce que le compositeur a gagné l'arrière du
yacht pour mieux admirer l'ensemble de la Piazzetta et du Grand Canal ainsi
découverts du haut du couronnement, Juilliard se rapproche de Paulette et lui
demande à mi-voix :
« Seule à bord, vous?... Où sont les autres? parties nager? ou danser au
Lido? »
La petite glisse le biquet sous son bras comme elle ferait d'un chien de
poche. Avec une grimace narquoise pointant son index vers le pont sous ses
pieds nus, elle dit :
« Pensez-vous!... Elles sont là-dessous,... toutes les quatre....
- A cette-heure,—encore — la -sieste?.™ elles dorment?...
- Non : elles boudent....
- Vous vous êtes disputées?
- Nous?... Ça ne se serait jamais vu!... Non, simplement cafard collectif...
et contagieux....
- Allons donc! Vous aussi?
- Tout comme une autre... mais en bande à part, avec mon fils Cor fou :
vous savez bien que je ne fais jamais rien comme tout le monde, moi.... »
Jean Juilliard a légèrement froncé le sourcil :
« Bizarre, cela.... Dites-moi la vérité, Paulette : il y a quelque chose qui ne
va pas ici?... Que se passe-t-il sur l'Aréthuse? »
La Bourguignonne hausse les épaules, fait danse son chevreau debout
sur ses sabots de derrière en le tenant par les pattes de devant, et réplique :
« Pourquoi voulez-vous qu'il se passe quelque chose?... Le baromètre fait pour
les caractères ce qu'il l'ait pour le ciel : il baisse.... Alors nous cinq et le temps,
on obéit à la loi de la pression atmosphérique, comme disait mon professeur de
physique au lycée de Dijon les jours que la classe entière était à la crispette.... »
Jean simule un petit sarcasme taquin : « Tiens, tiens?... la perturbation
ne viendrait-elle pas de ce que le cher illustrissime cavalière Paolo vous a
manqué de parole à l'heure du cocktail?...
- Manque de parole dont semble s'être rendue coupable la non moins
chère et non moins illustrissime Luciella? Puisque nos deux gentilshommes amis
ont été contraints de se faire véhiculer jusqu'à nous, au lieu de leur belle
gondolière admirée^ par le plus caduc des barcaroli de Venise pagayant la plus

136
vétusté des gondoles de la Lagune.... Déception qui me paraît vous avoir rendu,
ami Jean, aussi agressif qu'un moustique ou zanzara assoiffé de' sang frais.... »
Les deux répliques se sont succédé comme l'attaque et la réplique d'une
passe d'escrime, et ils restent là, face à face, les prunelles allumées du même feu
de taquinerie. Mais tout de suite, repoussant son biquet qui retombe à plat pont
en bêlant et regagne sa niche, Paulette met la main sur le bras de Jean et,
montrant Marc qui revient vers eux, elle module à voix basse :
« Taisez-vous, Ji-Ji... et n'agacez pas inutilement celui-ci.... »
Puis redevenant gavroche à sa coutume, elle lance tout haut :
« Une minute, messeigneurs... et la sœur-portière-consigne va annoncer
les nobles visiteurs dans les règles, et faire surgir l'équipage tout entier pour la
réception officielle!... »
Un geste de gaminerie - et repliant les jarrets dans sa culotte de toile,
bombant le torse sous le tricot rayé à manches courtes, le mousse a bondi par-
dessus le roufle, couru au bâti qui supporte la cloche de cuivre. Du battant de
bronze, elle fait jaillir deux fois trois coups dont la surface calme de la Lagune
prolonge au loin l'écho. Aussitôt, portant à ses lèvres le sifflet d'argent qui pend
à son cou à l'extrémité d'un cordonnet de cuir, Paulette en tire une série de trilles
suraigus, et immédiatement proclame :
« La sonnerie « Sur le bord! »... celle qui salue les amiraux et les visiteurs
de marque.... »
Puis, se penchant vers l'oreille de Jean Juilliard, elle lui glisse entre les
dents :
« Je ne l'ai jamais sonnée pour le comte Giovani-nelli... vous savez.... »
Puis se reculant aussiôt, elle lance :
« A vos rangs, fixe...! v'ià le Pacha et l'état-ma-jor.... Tout va bien à bord,
cap'taine.... Rien à signaler... pas même le « patouillard » et le nez pointu de
l'insupportable Cesare Beccaruzzi!... »
Comme l'a annoncé la trépidante Paulette, une vague de fatigue morale,
voire de pessimisme, est passée à bord de la goélette : au point que, contrai-
rement à leurs habitudes, les cinq camarades ont tiré chacune de son côté dans
un mouvement de mauvaise humeur. Mais l'arrivée des deux bons amis si
affectueusement venus de France, à l'appel de l'équipage dans l'embarras, et
depuis huit jours travaillant avec elles, rétablit la clarté et le calme dans
l'atmosphère du bord.... Ce qui n'est pas le cas dans le ciel, comme le fait
remarquer Martiale. Tout en installant le graveur et le musicien dans les fau-
teuils de toile aussitôt déployés, la capitaine inspecte d'un œil inquiet la voûte
bizarre que la nuée grise, tendue au-dessus des lagunes, continue de construire
lentement par couches successives.
Et tout de suite reprise par ses préoccupations de chef, elle ordonne :
« Peut-être joli comme couleur.... Mais bien laid comme figure de ciel....
- Le temps entre en conseil, disent les vieux de chez nous dans le
Mor'Bihan, appuie Geneviève Trévarec.

137
- Et ce calme étonnant ne dit rien qui vaille, approuve sa sœur.
- Il peut donc pleuvoir quelquefois à Venise? demande un peu
naïvement Manette.... Je ne croyais pas, moi.... »
Les deux anciens Prix de Rome ne peuvent s'empêcher de rire, le mot
évoquant en eux des souvenirs d'autrefois :
« Mais oui, répond Marc, il pleut et il neige aussi...
- Et même, Venise sous la neige est une vision étonnante : il y a sept ou
huit ans, j'ai fait une gravure en couleurs de la Piazzetta enneigée.... »
Mais Martiale Cartier a déjà ordonné :
« Sans attendre que ça dégringole de là-haut, Paulette, les deux jumelles,
allez pronto! et tendez-nous le « taud » avec ses rabats.... Inutile de laisser tout
tremper.... »
Comme Manette et les artistes se lèvent en même temps, prêts à donner
aide aux deux matelots et au mousse, Martiale les retient :
« Non, non... inutile.... Toi, Manette, tu n'es pas en tenue de travail, pas
plus que moi.... Et vous deux, vous ne connaissez pas cette manœuvre-là qu'elles
peuvent très facilement boucler à elles trois.... »
Déjà, sans attendre aucune assistance, la petite Bourguignonne et les deux
Morbihannaises ont saisi les filins qui commandent la vaste pièce de grosse toile
qui, sous leurs efforts combinés, se déploie rapidement, s'étend, puis, amarrée
solidement par les filins et les œilletons de cuivre servant à l'équipement, en
quelques instants forme, au-dessus du pont de la goélette, une véritable cabine
imperméable. Couvrant le pont entier, enserrant les deux mâts, protégeant les
voiles ferlées dans leurs étuis, elle assure une complète protection. Ainsi retenue
tout autour du bastingage par les « chandeliers » en cuivre, cette tente offre un
abri sûr contre la pluie.
« Là! » déclare Paillette qui vient de faire, à l'intérieur de cette manière de
refuge si rapidement monté, un dernier tour afin de s'assurer que toutes les
amarres sont bien « saisies » à bloc, « là! tout est paré.... Le ciel peut ouvrir tous
les robinets de ses douches dès que cela lui plaira. »
Elle vient reprendre sa pose favorite de guetteur, jambes croisées, sur le
ronfle, tout en regardant autour d'elle avec un certain étonnement. Car ses com-
pagnes et les visiteurs conservent un silence inhabituel et se regardent sans mot
dire, jusqu'à ce que Jean Juilliard, afin de rompre ce mutisme général,
commence une phrase entortillée. Il manifeste sa surprise de les trouver toutes
cinq à bord, et si complètement désœuvrées, alors que, les jours précédents,
capitaine et équipage manifestaient une activité fébrile, se déplaçant sans cesse à
travers la ville, soit ensemble, soit séparément, le plus souvent en compagnie du-
comte Giovaninelli. Et, avec une certaine prudence de mots afin de ne pas
heurter à l'aveuglette une difficulté insoupçonnée, l'artiste essaie de découvrir le
motif de ce 'que Paulette lui a annoncé sous le nom pittoresque de « crise de
cafard collectif ».

138
LA BARCAROL, SANS ACCOSTER, LANCE LLANCE A LA VOLEE
UN PAQUET.

139
Tandis que Manette et les deux jumelles conservent leur attitude un peu
gênée, Martiale se décide à s'expliquer. Commencées dans un mouvement d'en-
thousiasme avec une véritable fièvre de curiosité anxieuse, et une passion de
découvrir tout ce qui pouvait se rapporter à Alain Trévézel, à son séjour à
Venise, à ses travaux, à sa disparition tragique, au sort de son invention
mystérieuse entourée d'une atmosphère de drame - - les recherches n'ont abouti à
aucun résultat vraiment important. Tout a tourné court. Et le découragement s'est
abattu sur l'équipage de l’Aréthuse....
« Comprenez... Nous sommes devant un mur contre lequel nous nous
heurtons....
— Mais un mur, cela s'escalade! conteste Jean.
- Nous avons essayé.... Rien à faire.... Impossible ni de le percer,
ni de le franchir, ni de le tourner.... Rien : nous ne trouvons plus rien.
- Mais pourtant, intervient Marc du Vigier, vous m'avez dit que Gaït
avait découvert dans les archives...?
- La preuve que l'inventeur Trévézel a bien été appelé en secret à
Venise en 1793, oui.... Qu'il y a apporté une invention importante, mais
mystérieuse, sur laquelle les soixante cartons que j'ai dépouillés un à un ne
fournissent aucune indication.... Sauf ceci, explique Marguerite Trévarec : le
malheureux a bien été exécuté secrètement par ordre des trois inquisiteurs
d'Etat.... C'est tout.... Rien de plus.... Et je ne peux pas aller plus loin. »
Jean Juilliard réfléchit un instant, puis : « Voyons : une récapitulation.
L'histoire est certainement vraie?
- Oui, répond Martiale.
— Et le testament authentique?
- Indiscutable, répond la capitaine. D'ailleurs, en allant à Murano,
chez un antiquaire nous avons déniché une bouteille absolument identique
à celle trouvée dans le ventre de l'espadon.... « Pièce très rare » nous a dit le
marchand.... Nous avons interrogé de divers côtés; et il nous a été affirmé que ce
genre de flacon ne se fabriquait plus depuis les dernières années du xviii0 siècle.
- Et à Torcello, qu'avez-vous trouvé?
- La preuve aussi que les renseignements fournis par le comte Paolo
sont exacts!... Les Beccaruzzi y habitaient avant la prise de Venise par
Bonaparte, s'en étaient enfuis devant les troupes françaises, puis y sont revenus
après l'écroulement de l'Empire — mais très pauvres, ce qui indique que les
butins ramassés par le sbire, aux environs de 1793, avaient été dilapidés par lui
ou sa famille.... »
Un silence tombe, pendant lequel quelque part, au loin, roule un long et
sourd grondement.
D'un bond, Paillette a couru à un hublot ouvert par une grosse vitre ronde
dans la paroi de la toile de tente, et elle annonce :
« Ça y est... l'orage annoncé : il vient droit du fond du golfe de Trieste. »

140
Pendant ce temps, Gaït est descendue au carré. Et elle en remonte
immédiatement, les mains chargées d'objets qu'elle dépose sur la table en disant
avec un peu de mélancolie :
« Après trois semaines d'efforts et de recherches, voilà tout ce qui reste....
La bouteille identique à celle qui fut retirée de l'espadon et laissée à la marine de
Syracuse, bouteille que Martiale a achetée chez l'antiquaire de Murano. Le
papier écrit par Alain Trévézel avec son sang.... Et enfin la liasse de copies de
documents que j'ai établie à la Marciana....
- Donc l'inconnu demeure aussi total....
- Qu'est-ce que vous en savez? »
C'est Martiale qui a répondu et Jean Juilliard qui a riposté.
« Nous avons tout épuisé, reprend Manette.
- Nous avons laissé marcher notre imagination... or nous devrions déjà
être rentrées en France et le yacht désarmé pour l'hivernage », ajoute
Martiale.
Le ton est si découragé que Marc du Viguier ne peut se tenir de faire, du
regard, en interrogation muette, le tour des visages immobiles devant lui. Sur
tous, même sur celui de Paulette toujours prête cependant à se jeter tête baissée
dans lés aventures, il fit. une pareille lassitude désabusée.
Au même instant, un furieux grondement, annonçant l'approche de
l'orage, roule et se propage en échos interminables.
« Vous entendez?... le temps même se déclare contre nous, continue
Manette. Croyez-moi : en voilà assez, il faut partir.... Un rêve qui s'évanouit ne
mérite pas qu'on s'obstine à essayer de le poursuivre davantage.... Appareillons -
- et le plus tôt sera le mieux,... dès demain, si vous le voulez bien.... »
Mais Martiale lève la main :
« Attention! Nous avons mouillé à Venise en annonçant que nous venions
assister à la reconstitution de la fête ancienne : le mariage du Doge et de
l'Adriatique.... En réponse, nous avons été invitées officiellement à y participer
en tant que marins de France. Par conséquent le pavillon qui flotte à notre bâton
de poupe est engagé. Un départ précipité est impossible, car nous ne pouvons
nous dérober quarante-huit heures avant cette cérémonie....
- Qui dit qu'elle pourra avoir lieu, cette fête? » riposte Manette avec un
geste vers les masses noires qui envahissent peu à peu le ciel.
« Un orage est toujours passager, intervient Jean, et je partage l'avis 'de la
capitaine : partir, oui, mais après la cérémonie seulement, n'est-ce pas votre opi-
nion? » ajoute-t-il en interrogeant les deux Bretonnes qui approuvent d'un même
mot et sur le même ton à leur coutume, tandis que Paulette s'exclame :
« Partir avant la Fête de la Mer? ah! non, par exemple ! »
Si bien que, se sentant soutenu, le graveur reprend :
« Cette reconstitution promet d'être une vision unique.... Il serait vraiment
déplorable de la manquer.... Sans compter que nous avons aussi la soirée
costumée qui sera tout aussi sensationnelle.... Et puisque, par votre

141
intermédiaire, ma chère Marie-Antoinette, j'ai été invité à cette fête,... sans doute
parce que je porte le prénom même du patron de Venise,... il me paraît que ne
pas répondre à l'invitation du comte Giovaninelli serait manquer à la plus
élémentaire courtoisie.... »
Sous ses longs cils baissés, Manette a jeté au compositeur un regard à la
fois hésitant et surpris, car toutes à bord ont bien remarqué la froideur et le
sentiment de jalousie que Marc du Viguier masque fort mal, chaque fois qu'il se
trouve en présence des empressements manifestés par le vieux gentilhomme à
l'égard, plus particulièrement, de la jolie rousse. Elle répond enfin :
« Puisque vous êtes tous d'avis qu'il faut demeurer, je m'incline... en
matelot discipliné.... Mais je vous avoue que je n'ai guère le cœur aux fêtes... -
Hé oh!... hé oh!... »
Un long cri d'appel part du dehors, et Paulette bondit en criant :
« Luciella... c'est Luciella!... »
A deux mains, le mousse soulève un des rabats du taud au moment même
où, sur la toile imperméable, commencent de crépiter les premières grosses
gouttes de la pluie d'orage.
Dans le demi-jour créé par le passage des basses nuées, coupant les petites
lames dressées par le vent sur la Lagune, la longue pirogue pagayée par la Véni-
tienne apparaît en effet, lancée à toute allure.... Une manœuvre aussi hardie que
rapide fait passer l'embarcation presque bord à bord avec le yacht. Et criant à
tue-tête une phrase que couvre un grondement de tonnerre, la barcarol, sans
accoster, lance à la volée un paquet que la Bourguignonne attrape au passage.
Puis elle repart à coups précipités d'aviron, et se perd sous le rideau de la pluie
commençante.
Tenant à deux mains le paquet adroitement reçu, Paulette rentre sous l'abri
du taud, secouant ses boucles brunes déjà toutes mouillées par l'averse, et offre
Vobjet à Martiale en disant :
« Courrier de cabinet pour la capitaine... si j'ai compris ce que Luciella
vient de hurler au passage.... »
Enveloppé de fort papier assez gros pour mieux préserver le contenu, le
paquet si bien envoyé porte en effet l'adresse : Mademoiselle Martiale Cartier,
capitaine du yacht « Aréthuse » et est scellé d'un gros cachet de cire bleue que
timbre un écusson héraldique.
Martiale fait sauter cette fermeture, sous laquelle elle trouve la carte
gravée portant le nom du comte Paolo, avec deux lignes d'envoi, et un cahier
historié et doré sur tranche :
« Le programme illustré de la cérémonie d'après-demain.... »
Et sous les yeux de ses compagnons, Martiale feuillette, au milieu
d'exclamations admiratives, un véritable album orné de gravures en couleurs qui
porte en tête le Lion de Saint-Marc, griffe posée sur l'Evangile, et en première
page une splendide aquarelle représentant le vaisseau le Bucentaure, galère

142
historique des Doges de Venise, sous laquelle se lisent ces lignes imprimées en
rouge :
« Pour souvenir de la reconstitution de la cérémonie du mariage du Doge
avec l'Adriatique, la municipalité de Venise a offert ce programme à l'équipage
féminin français du yacht Aréthuse en hommage respectueux. »

143
XII

« MER, NOUS T'ÉPOUSONS.... »

LE SOLEIL éclatant monte vers le zénith. Et l'éblouissante lumière s'abat


sur Venise en pluie serrée de rayons étincelants.
Sous cette ardente illumination tout flambe : les flèches, les dômes, les
toits, les façades. Et de tous les campaniles s'envolent les sonneries éclatantes
des cloches battant l'air, de Saint-Georges-Majeur à San Zanipolo, de la Sainte à
San Zaccaria, de Santa Maria Formosa au Redentore, pour venir rouler leurs
ondes autour des dômes et des portiques de Saint-Marc.... La fête de la lumière
en même temps que la fête du bruit.
A son mouillage, l'Arétluise a arboré le grand pavois, les pavillons
multicolores de la série internationale claquant dans l'air de la pointe du beaupré
au sommet de la misaine, puis de celle du grand mât pour revenir à l'arrière,
cependant qu'au bâton de poupe, les trois couleurs bleu, blanc, rouge d'un large
pavillon national tout neuf ondulent largement à la brise. Sur le pont, l'équipage
est en grande tenue : casquettes à écusson et coiffes de toile blanche, vareuses à
boutons d'or ou blouses marinières à grands cols.
A l'exception de Paulette qui est en culotte de toile blanche immaculée et
tricot bleu et blanc repassés de frais d'ailleurs : -- - mais comme, arrivant de leur
hôtel en gondole pour venir assister à la fête du pont du yacht, Jean Juilliard et
Marc du Viguier s'étonnent, la petite répond avec une hautaine fierté :
« Oh! moi... tenue obligatoire.... Vous oubliez que je cours, moi,
aujourd'hui....
- Vous courez? fait le compositeur étonné.... Vous courez où? »
Le mousse se hausse de toute sa taille et riposte fièrement :
« Je cours la Regata d'honneur, maestro... en seconde rameuse avec mon
amie Luciella Spina.... L'Aréthuse est venue à Venise pour faire du sport, n'est-
ce pas? Aussi je vous promets qu'il va y en avoir, du sport, tout à l'heure! par
saint Marc, saint Georges Majeur et Notre-Dame de la Salute!... »
Et comme le graveur et le musicien se mettent à rire, Martiale qui, le buste
cambré dans sa vareuse à boutons timbrés de l'ancre d'or, vient de pendre à son
cou par un cordon sa jumelle à prisme, explique :
« Vous connaissez notre diable incarné, n'est-ce pas?... Voilà trois
semaines que la gondoliere et elle ont imaginé de se faire inscrire sur la liste des
barcaroli qui, suivant la coutume de jadis, doivent disputer la course
réglementaire après la cérémonie. Et j'ai dû user de toute mon autorité pour que
cette enragée assure tout de même, jusqu'à la régate, sa part de manœuvre à
notre bord pendant le temps que nous allons défiler....

144
- Défiler? s'exclame le compositeur.... Nous?... Pourquoi?
- Comment? complète le graveur.... Mais il avait été convenu hier soir
que nous venions assister à la fête, d'ici même, au mouillage?
- Parfaitement.... Mais, depuis ce matin onze heures, tout est
changé. Un exprès est venu nous annoncer que, toujours suivant l'usage
antique, le fameux Bucentanre reconstitué s'avancera entre deux files de
bâtiments escorteurs et que, afin de nous rendre un courtois et flatteur
hommage, l'Aréthuse doit venir prendre la seconde place dans la file de tribord,
proue sur poupe, derrière le vapeur qui portera le Comité des fêtes et son
président, notre ami, le comte Giovaninelli....
- Ah! par exemple! prononcent ensemble les deux jeunes gens interdits.
- Et vous défilerez, messieurs, à nos côtés! » lance Manette qui
surgit du roufle, achevant de boutonner sa veste rouget
- Ce pourquoi vous nous voyez, sauf ce mousse indiscipliné, revêtues
des plus parfaites tenues des dames yachtwomen des grandes régates
internationales, annonce Geneviève Trévarec.
- Vareuses ou marinières suivant les goûts, jupes et casquettes,
dernières créations des meilleures modes nautiques dues au couturier
parisien, et père de notre amie, le célèbre René Marolles!... publicité gratuite!
» achève Marguerite, coupant — événement rare - - la parole à sa j umelle au
lieu de parler en même temps qu'elle.
« Alors, nous défilons aussi! prononce Marc stupéfait.
- Parfaitement, cher maestro... et vous avez rallié le bord juste à temps :
car voyez comment la foule est entassée sur les quais du Grand Canal aux
Esclavons.... On n'attendait plus que vous, je crois bien, fait Martiale.
- Tiens! je n'avais pas vu ça, moi!... »
Dressée subitement au pied du mât de misaine, Paillette brandit l'un des
plans en couleurs que le comte Paolo a envoyés la veille. Et elle gesticule.
« Allons bon! qu'est-ce qu'il y a de cassé? interroge la capitaine.
- Rien du tout!... Au contraire!... Mais aucune de nous n'a eu l'idée
de retourner ce plan, jette le mousse soudain exaltée.... Alors, nous
n'avons pas lu.... Mais écoutez-moi ça.... »
Et, dominant de sa voix aiguë les sonneries de cloches qui roulent de tous
côtés, Paulette détache les mots avec un enthousiasme grandissant :
« Afin que nos visiteurs connaissent l'origine de la cérémonie qui va se
dérouler devant eux, le mariage du Doge avec l'Adriatique, -- nous leur rap-
pelons que cette fête nationale a été instituée en vertu d'une décision prise en
1177 alors que, l'empereur d'Allemagne Frédéric Barberousse l'ayant chassé de
Rome,' le pape Alexandre III trouva refuge à Venise où le doge Sebastiano Ziani
s'employa si bien à réconcilier les deux adversaires que Frédéric vint faire
amende honorable dans la basilique de Saint-Marc, en se prosternant à deux
genoux devant le pontife. Alexandre III posa le pied sur la tête de l'empereur
allemand en disant tout haut : « Je marcherai sur l'aspic et le basilic, et je

145
foulerai le lion et le dragon! » Frédéric essayant de se dégager, répondit : « Ce
n'est pas devant toi que je m'humilie, mais devant saint Pierre que tu
représentes.... » Alexandre III se borna à appuyer le pied en répliquant : «
Devant moi comme devant saint Pierre! » Cette entrevue eut lieu le 27 juillet, et
la paix fut signée le 1er août devant lé doge Ziani. En remerciement de ces bons
offices, le pape Alexandre III accorda à Venise la souveraineté sur l'Adriatique -
- souveraineté qui, chaque année, le jour de l'Ascension,
« était confirmée par la cérémonie que nous avons reconstituée et à
laquelle vous allez assister.... « Baoum!.,. Baoutn!... Baoum!... »
Une triple salve de détonations d'artillerie, dans un tonnerre grondant,
coupe net la lecture de la petite Bourguignonne. En même temps retentissent les
accents d'une musique militaire et les longs éclats de cinquante trompettes....
Une immense acclamation part de tous les quais et de toutes les fenêtres de
Venise, scandée par la sonnerie plus claire encore de toutes les cloches - - pour
saluer l'apparition au milieu du Grand Canal de la tête du cortège naval tout
battant d'étendards multicolores et ruisselant de fleurs.
« L'ancre à pic.... Largue l'aussière de l'arrière.... Lance le moteur au
ralenti.... Et paré à mettre en route.... »
Redevenue la capitaine responsable, Martiale Cartier se dresse, la
lorgnette aux yeux, et guette les embarcations-pilotes qui, de leur sillage, tracent
la route du cortège avançant en marche solennelle. Paulette, abandonnant le
papier qu'elle n'a pas fini de lire, s'est précipitée à l'avant et haie sur la chaîne
d'ancre en criant :
« Paré à déraper... je dérape! »
Faïk a vivement détourné de son taquet l'aussière d'arrière qui, pour
commodité, passée d'avance en boucle sur le « duc d'Albe » auquel elle est
amarrée, glisse aussitôt en rappel et revient à bord toute ruisselante, ce qui
permet à la Bretonne de répondre :
« Débordé derrière.... Je suis parée! »
Tandis que de la chambre du moteur, Gaït répond :
« Contact... quart de tour... débrayé.... Paré à tourner....
- Baoum!... baoum!... baoum!... baoum!... »
Encore quatre salves coup sur coup. Une longue sonnerie de cuivres. Une
gigantesque acclamation partant de tous les côtés à la fois.... Et dans
l'embouchure du Grand Canal, surgit une étonnante apparition que saluent mille
cris en un seul :
« II Rucintoro! evviva.... Le Bncentaure... hourra! hourra ! »
Le Lion de Saint-Marc, tout en or entre les statues d'or de la Paix et de la
Justice, se dresse sur la proue. En arrière, ayant sur la tête le bonnet du corno en
drap d'or garni d'hermine, et, aux épaules, les lourdes fourrures herminées du
manteau de velours rouge, le Doge se tient, hiératique. Devant lui, comme
l'exige le protocole neuf fois séculaire, un cierge allumé, une épée, un parasol.
Véritable icône vivante sur son trône d'or au coussin de drap d'or, il domine une

146
herse de drapeaux au milieu desquels étincellent les tubes de cuivre et les
pavillons des trompettes sonnant à longs éclats réguliers....
« Le Bucentaure....!... » « Le Bucentaure....!... »
L'énorme galère de parade, reconstituée exactement telle qu elle apparaît
dans le magnifique modèle réduit du musée de l'Arsenal, avance très haute sur
l'eau, toute solennelle; encadrée de deux files d'embarcations pavoisées. Et
comme, en effet, à la file de droite, juste derrière le vapeur de tête battant l'éten-
dard ad Lion d'or et de pourpre, enseigne du Comité des fêtes, apparaît un
intervalle le séparant du suivant, Martiale reconnaît la place qui lui est réservée,
et elle commande :
« Hisse l'ancre!... Moteur, cinquante tours.... La barre droite!... »
Un cliquetis de chaîne à l'avant, un vrombissement sous le pont, un
ébrouement d'eau à l'arrière : et la docile Aréthuse, tout son pavois se déployant
au vent, arrive droit au cortège. Puis sur un nouveau commandement, et par un
geste de Manette manœuvrant la roue du gouvernail à pleines poignées, elle vire
légèrement sur elle-même, et vient prendre sa place avec une telle aisance et une
telle légèreté que des bravos éclatent à bord de la galère ducale, et que, de la
passerelle du vapeur de tête, la haute silhouette du comte Paolo Giovaninelli se
dresse, envoyant un large salut de son feutre aux grandes ailes. Puis, moteur au
ralenti, le beau yacht français avance lentement au flanc tribord du Bucentaure
dont les riches superstructures rehaussées d'or massif, drapées de tapisseries, de
fleurs et de verdures, dominent entièrement le pont sur lequel les cinq Françaises
et leurs deux camarades peuvent, à présent, contempler de tout près l'étonnante
apparition :
« Joli joujou pour grands enfants en veine de mascarade, cette baille-la! »
articule entre haut et bas Paulette, donnant à la prestigieuse galère le surnom
familier dont les marins affublent volontiers les navires. Mais Jean Juilliard lui
fait signe de se taire, tout en tirant de sa poche l'album dont il ne se sépare
jamais, afin de saisir au vol d'un croquis les lignes de cette admirable
résurrection d'un des plus fameux bâtiments de l'histoire universelle. Car ici,
avec un art vraiment exceptionnel d'exactitude et de goût, c'est bien le
Bucentaure ressuscité, avec ses cent soixante-huit rameurs pesant en cadence sur
les lourds avirons qui battent les eaux de la Lagune. Cependant qu'à bord, vêtus
des plus splendides costumes dont les peintres de l'antique Venise ont fourni les
modèles, ceux qui — acteurs bénévoles, mais pénétrés de leurs rôles interprétés
avec une visible émotion — représentent le Doge, les inquisiteurs d'Etat, les
sénateurs, les patriciens, les gardes, tiennent avec une extrême gravité les rôles
qui leur ont été attribués....
Dix minutes passent. La galère d'or et de pourpre est à présent à deux
cents pas du rivage -- distance fixée par les rites précis de la cérémonie. Alors,
un coup de sifflet aigu. Les cent soixante-huit rameurs lèvent leurs avirons et les
maintiennent à plat, le navire terminant lentement son erre jusqu'à demeurer
immobile. Autour de lui, conservant leurs distances, les bâtiments d'escorte

147
exécutent une manœuvre similaire.... Sur terre, les cantons, les cloches, les trom-
pettes, les acclamations se taisent : un immense silence plane sur la terre et sur la
mer....
Le Vénitien qui, revêtu des ornements sacerdotaux, tient le rôle du
patriarche de Venise, s'avance. Entre ses doigts, il offre un lourd anneau d'or, et
le tend au Doge, en disant d'une voix haute et claire :
« Ainsi que le fit le pape Alexandre III, je vous, remets cet anneau en
vous répétant les mots mêmes que prononça le pontife :
« Recevez cet anneau comme une marque de l'empire de la Mer, afin
que la postérité sache qu'elle vous appartient et qu'elle doit être
soumise à votre République tout ainsi que l'épouse l'est à l'époux.... » Et
faites maintenant ce qui doit être fait par vous, comme il le fut par chacun
de vos prédécesseurs.... »
Le Doge s'est levé, et sentant monter en lui tout le long passé et toute
l'âme des aïeux, cessant d'être un simple figurant parce qu'il retrouve en lui une
émotion que partagent tous les spectateurs spontanément debout et nu-tête, il
prend l'anneau, le lève, le fait étinceler au soleil. Puis d'une voix très grave pro-
nonce en latin, et répète en italien, l'antique formule que, seule concession au
modernisme, des haut-parleurs adroitement dissimulés font retentir sur toute la
Lagune :
« Despofysamus te, mare, in signum veri perpe-tuique dominii.... Mare,
noi ti sposiamo, in segno di libero dominio soprà di te!... »
« Mer, nous t'épousons en signe de la libre domination que nous avons sur
toi », ne peut s'empêcher de traduire, à mi-voix, Marc du Viguier.... Mais les
mots français sont aussitôt étouffés : car, le soleil frappant sur l'or massif, la
lourde bague est tombée à la mer dans un bref rejaillissement d'écume. En même
temps, les trompettes suraiguës, les sonorités des cloches, le grondement des
canons tirant à toute volée et l'interminable acclamation de la ville entière, ont
salué le renouvellement du geste tant de fois séculaire et font revivre en une
prestigieuse apothéose la vision dont s'enivrèrent tant de fois les Vénitiens de
jadis....
Saisies, tout comme les autres, par la grandeur de cette résurrection
solennelle si adroitement restituée et exécutée avec une si émouvante piété, les
cinq Françaises sentent leurs gorges se serrer.... Mais elles n'ont pas le loisir de
s'attarder, car un signal est parti du vapeur-pilote : et, manœuvrant avec une sû-
reté complète, le grand cortège doit effectuer un large demi-tour, chaque bateau
reprenant ses distances, pour que le Bucentaure et son équipage puissent venir
se placer en face de la Piazzetta. Ce afin, d'une part, de laisser à la foule, massée
le long du quai des Esclavons, tout le loisir de voir de plus près et d'admirer le
navire dogal et les costumes des figurants, et, d'autre part, de donner tout champ
libre à la course qui se prépare.
Car déjà des cris montent de toutes parts : « La Regata.... La Régate
d'honneur! » Toujours comme lors de l'ancienne fête annuelle, c'est maintenant

148
aux barcaroli de célébrer le mariage du Doge et de l'Adriatique par une lutte
entre les meilleurs gondoliers de Venise. Lutte dont le Doge et son cortège
doivent être à la fois les spectateurs et les arbitres, et au cours de laquelle, jadis,
les deux factions rivales des Castellani et des Nîcolotti se disputaient avec fureur
la compétition. Et les plus fines, les meilleures gondoles, toutes peintes de frais,
coques suiffées, avirons de rechange parés, sont déjà là : chacune ayant à son
bord deux rameurs en culottes courtes, chemises blanches, ceintures et bonnets
de couleur, qui s'alignent, échangeant, avec un peu de fièvre, plaisanteries, lazzi
et aussi quelques défis plus ou moins nerveux. Obéissant aux consignes reçues
du Comité, l'Aréthuse, toujours à la hanche tribord du Bucentaure, a mis en
panne juste à portée du vapeur chef de file. Et en même temps, du petit navire
pavoisé, une embarcation se détache qui, en trois coups de rame, amène au yacht
français, à bord duquel il passe en agitant gaiement son large feutre, le comte
Giovaninelli qui annonce :
« Salut à mes amies et à mes amis de France a qui je viens demander
l'hospitalité sans façons.... Car c'est de votre beau yacht, mesdemoiselles, que je
veux voir la grande course dans laquelle sont engagées si hardiment votre
mousse et ma filleule... qui risquent d'être évincées si elles tardent encore!...
Voulez-vous bien gagner votre place de bataille, vous deux!... et plus vite que
cela!
— Craignez rien.... On y sera... et avantissimo!... » Sur l'avant. Paulette
s'est dressée, les yeux brillant d'impatience. Resserrant deux crans de
son ceinturon de cuir à boucle de cuivre, d'un bond elle a sauté à bord de la
gondole que Luciella Spina vient de faire glisser le long du bordage. Et aussitôt
la petite Bourguignonne saisissant l'aviron d'arrière, la Vénitienne pesant sur
celui d'avant, la fine pirogue déborde et va se joindre au groupe des concurrents.
Les deux camarades sont accueillies d'une longue acclamation aussitôt répétée et
amplifiée par les spectateurs entassés sur sept ou huit rangs au bord du quai.
Tandis que Manette offre un siège de toile au vieux gentilhomme, Martiale ne
peut se tenir de dire, mi-fâchée et mi-satisfaite à la fois :
« Ne trouvez-vous pas un peu... singulier... que ces deux folles aillent
ainsi s'aligner avec les barcaroli? Elles risquent de... de....
- De gagner la Regata, chère mademoiselle et capitaine », coupe net le
comte Paolo qui ajoute : « Ce ne serait d'ailleurs pas la première fois que les
gondoliers de Venise se verraient battus par une équipe de gondolières....
- Comment! s'étonne Manette, réellement il y eut ici des régates de
femmes? »
Le cavalière a son petit sourire amusé habituel : « Mais, chère
mademoiselle Marolles, croyez-vous donc que les compétitions sportives n'aient
été ouvertes aux représentantes de votre sexe que par l'époque moderne...? Allez
visiter le musée de l'intimité vénitienne ancienne qu'est devenu, sur le Grand
Canal, le palais Querini : je vous concède que Ga-briele Bella n'est pas un aussi
bon peintre que notre grand Longhi, tant s'en faut!... Mais les cinquante toiles

149
par lesquelles il est représenté dans Cet ensemble forment une évocation
précieuse des cérémonies de l'ancienne Venise. Et parmi elles, vous y trouverez
un petit bateau montrant... tenez... exactement ce que ma belle Luciella et votre
intrépide Paulette font revivre devant nous.... »
La phrase du comte vient d'être coupée net par la brusque détonation
d'une pièce d'artillerie donnant le signal du départ et par l'acclamation saluant la
magnifique envolée en masse d'une soixantaine de gondoles toutes en ligne et
glissant immédiatement a toute vitesse sur la calme nappe liquide étalée du
Grand Canai au Lido. Le cavalière agite à bout de bras son chapeau en jetant à
pleine gorge un cri d'encouragement qui se perd dans l'universelle clameur....
Tandis que d'un même mouvement Faïk et Jean, Manette, Gaït et Marc se
dressent le plus haut possible le long du bordage afin de mieux voir... Martiale,
debout sur le roufle, a porté sa lorgnette à ses yeux afin de suivre les
concurrents, sans plus dissimuler que, comme ses compagnons, une anxiété l'a
prise qui va grandissante....
Car c'est dans le rectangle très allongé que dessinent les embouchures du
Grand Canal et de la Giudecca, l'île de Saint-Georges-Majeur, la ligne moderne
du Lido aux buildings s'opposant à la vieille Venise, puis, des jardins publics à
la Piazzetta, — c'est-à-dire sur toute la surface du Canale di San Marco —, que,
doublant d'aussi près que possible les bouées rouges pavoisées délimitant un
parcours, les gondoles rivales doivent faire trois fois le tour extérieur du
quadrilatère dont l'entrée leur est interdite à peine de disqualification. Aussitôt
qu'elles sont toutes parties en un peloton d'abord très serré, mais qui va
s'allongeant et s'égaillant peu à peu -- une clique de tambours et de clairons se
met à battre et à sonner une charge retentissante dont le roulement ininterrompu
et tout à fait énervant monte suivant un crescendo destiné à surexciter les
concurrents....
Déjà les gondoles de tête, dépassant les embarcations moins bien menées,
ont doublé la dernière bouée et reviennent vers le Bucentaure, saluées de cris,
d'appels, de hourras jetés des quais et des bateaux immobiles. Car à bord des uns
et le long des autres, des spectateurs ont reconnu leurs favoris; et des noms
volent avec des encouragements :
Vincenzo Manfridi... ah! ah! ah!... Beppo Bellini, hourra!... Luca
Mansueti! evviva!... Marino Nogari, eh ah! eh ah!... »
Dans ce vacarme des acclamations, un nom revient le plus souvent,
indiquant que le barcarol à haute taille massive, véritable géant, qui a déjà pris
la tête de la course, est certainement le grand favori de la foule :
« Carlo Alessandro!... Carlo Alessandro! oh! oh! oh!... i7 primo! il primo
Carlo Alessandro!... »
Sur le pont de l'Aréthuse, les cœurs maintenant battent très fort. Car, de sa
lorgnette prismatique, Martiale Cartier a, dans la masse des coureurs, rapi-
dement retrouvé la gondole qui les intéresse tous, et elle s'exclame :

150
« Ça y est... je les vois... elles sont vingt ou vingt-deuxièmes.... Mais...
mais il y a trois ou quatre gondoles montées par des femmes... plus loin....
- En arrière naturellement! riposte le comte Paolo qui s'énerve. Il
n'y a pas une fille à Venise qui vaille ma Luciella et votre Paulette réunies.... »
Derrière Alessandro, le champion, serré de près par elles, un peloton de
gondoles, nagées avec une vigueur croissante, se précipitent, se dépassent les
unes les autres. Et dans le virage pris trop serré devant le Bucentaiire, trois ou
quatre d'entre elles s'abordent,... deux chavirent envoyant leurs équipages dans
la Lagune où des barques de secours manœuvrent pour les repêcher.... Et un cri
de joie part de l'Aréthuse :
« Quinzièmes... elles sont quinzièmes!
- Ce qui est derrière ne compte plus maintenant, lance Giovaninelli. La
lutte est entre ces quinze-là à présent.... Regardez : les autres abandonnent.... »
Sur le quai, la charge sonne toujours de plus en plus rapide, et la foule crie
à pleine gorge, tandis que le deuxième tour se développe. — Une dizaine de
gondoles en effet semblent littéralement voler sur l'eau, pagayées par leurs
barcaroli à un rythme accéléré, et reviennent vers le Biicentaure. Le colosse
Carlo Alessandro est toujours en tête et, dans sa musculature puissante, donne
l'impression d'une machine humaine infatigable. Mais il est poursuivi de près
par ses rivaux qui, à l'approche de la bouée de virage, se serrent dangereusement
les uns contre les autres pour essayer de se dépasser réciproquement. Dans
l'intérieur du circuit, un moto-scaphe, qui a aidé au repêchage des naufragés du
premier tour, s'avance assez pataud :
« Qu'est-ce qu'il ,vient faire au risque de gêner les concurrents, cet
imbécile? » lance Manette qui, d'impatience, déchire son mouchoir entre ses
ongles.
« C'est la vedette de l'inspecteur du port Cesare Beccaruzzi, répond le
comte.
- Encore! cette brute qui fait du zèle! » gronde Faïk qui semble avoir
perdu tout son calme habituel.
Alessandro en tête, le deuxième tour passe. Mais, trop serrées, cinq ou six
gondoles se heurtent dans un fracas de bois brisé, et des hurlements furieux
éclatent, s'entrecroisant. Giovaninelli s'exclame de joie :
« Ecoutez : tout l'antique répertoire des injures séculaires chez les
gondoliers de la vieille Venise.... Je vous traduis : Babouin!... Huissier du
diable!... Cousin de mon chien!... Pharaon!... Grand pain perdu!... Estradiot!
Rien n'y manque...! Ecoutez encore celles-ci : Marionnette de pilori!... Figure
de la noce des pendus!... Ah! ah! ah! Et encore : Homme sans chemise!...
Mécréant de Rhodes!... Que la gra-telle te mange!... Ah! ah! ils sont
admirables!»
Culbutés dans l'eau, des naufragés hurlent. La foule fait chorus.
« Le Beccaruzzi va les repêcher, annonce Gaït.

151
- Elles sont septièmes... elles passent... et elles sont maintenant
sixièmes! » crie Martiale qui trépigne brusquement, perdant toute sa dignité de
capitaine.
Un hourra part de l'Aréthuse, lancé vers la longue gondole mince qui se
faufile parmi les naufragés, laissant voir Luciella et Paulette courbées sur leurs
avirons et, soudain, gagnant de vitesse les embarcations qui les précèdent
encore....
Puis, sauf la clique qui continue de sonner, un grand silence tombe : car
c'est le dernier tour qui commence.... Et il ne reste plus en effet que six gondoles
dominées en tête par la carrure de Carlo Alessandro, grand favori de la foule qui
se tait, haletante....
« Elles sont quatrièmes au virage du Lido », annonce la voix un peu
tremblante de la capitaine qui tout de suite ajoute, la lorgnette rivée aux yeux : «
Au virage de la bouée, elles viennent de passer troisièmes.... »
Maintenant, en ligne droite vers le Bucentaure, se suivant proue sur poupe
et cherchant à se dépasser dans l'arrivée finale, il n'y a plus que ces six gondoles
dont les avirons semblent littéralement piocher l'eau de la Lagune en y prenant
point d'appui pour la ruée finale....
« Elles... vont... passer... secondes..., scande en hésitant la voix de
Martiale... ça y est... elles sont deuxièmes....
— Mais qu'est-ce qu'il fait, l'idiot? » balbutie Manette la main tendue vers
la vedette de Beccaruzzi qui semble manœuvrer pour se mettre en travers des
arrivantes....
« Il est fou! » proteste Jean Julliard. Et le mot est répété par tous autour de
lui dans une angoisse subite.
Car à présent il n'y a plus de doute : Carlo Alessandro en tête, toujours,...
mais sur sa droite, et le gagnant lentement, encablure à encablure, la gondole e
Luciella et de Paulette remonte à rudes poussées régulières. Le gros gondolier,
avec un regard rapide par-dessus l'épaule, jette un grondement de fauve en
colère.... Sur le yacht français des cris montent, aussitôt repétés sur le
Bucentaure et parmi la foule.... Car, dans un accident de barre évidemment, la
vedette de surveillance que pilote l'inspecteur Beccaruzzi vient de faire une
brusque et pataude embardée qui jette sa lourde masse juste en travers de la
ligne que la gondole des deux rameuses suit à toute lancée afin de doubler, par
sa hanche, l'embarcation d'Ales-sandro.... Et sur cette masse la frêle pirogue, si
magnifiquement menée par la Française et la Vénitienne, va venir s'écraser à
l'instant même de vaincre....
Contre l'invraisemblable maladroit, de toutes parts s'élève une longue
clameur de colère... qui se transforme soudain en une frénétique acclamation
d'enthousiasme délirant....
Car, avec une audace folle et dans une détente de tous leurs muscles
bandés et tendus à se rompre, les deux gondolières ont littéralement fait voler
leur longue pirogue.... Dans un dernier glissement légèrement obliqué, elles

152
évitent l'abordag'e par un extraordinaire frôlement de leur fragile coque au ras de
la massive vedette. Embardant encore une fois, mais en sens contraire, le lourd
canot retombe de tout son poids en travers de Carlo Alessandro dont il écrase la
gondole au moment où celle des deux rameuses, dans son dernier élan, dépasse
de toute sa longueur la pirogue du barcarol herculéen vaincu en même temps
que chaviré.... Le coup de canon annonçant le franchissement de la ligne
d'arrivée est étouffe sous la clameur de milliers de voix et le battement de
milliers de mains célébrant le triomphe de Luciella et de Paulette vers qui, de la
proue du Bucentaure, le Doge tend le modèle de gondole en or — trophée
promis au vainqueur de la grande Regata....

153
XIII

LE CARNAVAL DE VENISE

Tu m’avoueras, mon bon Marc, que, arrière-neveu véritable ou


descendant par imagination fantaisiste du Titien, ce cher comte Giovaninelli fait
royalement les choses. Il est difficile de dépenser avec plus de goût une véritable
petite fortune en montant de toutes pièces une fête aussi remarquablement
évocatrice et aussi parfaitement réussie.... Pour moi, la tête me tourne un peu et
je me crois vraiment reporté tout vivant à deux siècles en arrière.... Pas toi?
- Si.... Oui.... En effet....
- Hé là?... de quel ton tu dis cela...? »
Jean Juilliard ne peut retenir un sursaut en entendant les quelques mots
désabusés qui, en réponse à son affirmation enthousiaste, viennent de tomber
des lèvres du compositeur accoudé, auprès de son ami, au balustre d'une fenêtre
gothique ouverte sur le canal tout clignotant de lumière. Tandis que, derrière
eux, sous l'étincellement des lustres et des girandoles à centaines de bougies, la
foule bariolée des invités et des danseurs tournoie aux accents de l'orchestre
installé dans une tribune ornée de tapisseries et parée de feuillages. Etonné et en
même temps choqué, le graveur, qui s'abandonnait tout entier au plaisir des
yeux, regarde avec un peu d'inquiétude son ami. Marc du Viguier, visage légè-
rement contracté, laisse errer ses regards autour 'de lui avec une visible
expression de désenchantement assez singulière au milieu de la fête qui, depuis
le début de la nuit, se déploie dans les salons du palazzo Giovaninelli
brillamment illuminés et retentissant du plus joyeux vacarme. La foule des in-
vités continue de s'accroître : car, soit débouchant du Grand Canal, soit
surgissant des rios latéraux, arrivent sans cesse de nouvelles gondoles munies ou
non de leurs « felzes » formant cabines discrètes. Chacune à son tour vient
accoster entre les hauts pilotis enrubannés de bleu, de blanc, de rouge et
surmontés de leurs lanterneaux dorés, qui marquent le débarcadère du palais. Et
sur les marches moussues montent de nouveaux invités, tous strictement drapés
dans leurs dominos et masqués, à la mode ancienne, de la baùta qui dissimule le
visage du front jusqu'à la bouche. Debout au seuil du premier salon et vêtu d'un
splendide costume de patricien du XVIe siècle, le comte Paolo accueille
hommes et femmes, et se fait, chaque fois, un jeu de percer leur incognito :
tombant généralement très juste, et contraignant aussitôt chaque débarqué à se
démasquer et dévêtir, laissant masques et dominos aux mains de valets en
costumes anciens. Aussitôt, approuvant en connaisseur les splendides vêtements
dont sont parés les arrivants, le maître de maison les envoie se joindre à la foule
dans laquelle se coudoient, en habits et robes allant du XVe siècle au XVIIIe
seigneurs, dames, sénateurs, gentilshommes. El véritablement, ces Vénitiens

154
d'aujourd'hui, qui ont sorti de leurs réserves familiales les plus beaux atours des
générations d'autrefois, les portent avec une telle aisance qu'ils semblent
descendus tout vivants des plafonds peints au Palais des Doges ou des toiles
conservées dans les musées d'alentour.
« Mais oui, c'est très beau, très pittoresque », articule froidement Marc du
Viguier dont les regards ne cessent de rechercher à travers la foule des danseurs
une silhouette qui fréquemment passe et repasse, tandis que violons, harpes et
clavecins interprètent tour à tour les vieux airs de danse au charme délicat.
Vision sans cesse fugitive, qui, parée à miracle d'une robe à paniers vert jade
garnie de dentelles d'or, avec la perruque poudrée, le tricorne vert et or et
l'éventail a plumes d'autruche, ne fait que paraître, puis aussitôt disparaître à
travers la foule, et reparaître encore, emportée tantôt aux bras d'un condottiere
du Quattrocento, tantôt à ceux d'un marquis Louis XV, pour revenir encore
entraînée par un capitaine de galères....
Jean Juilliard a suivi les regards de Marc, et montrant le somptueux
costume de cardinal dont il est revêtu, puis le magnifique habit de sénateur dont
le musicien porte les majestueux brocarts, il fait :
« Puisque nous ne dansons ni l'un ni l'autre, mon bon ami, contentons-
nous de jouir de cette merveilleuse évocation du passé pour laquelle, en nous en-
voyant si courtoisement ces deux beaux costumes solennels, notre hôte nous a
épargné le ridicule de venir promener, dans cette fête de la couleur et de la
lumière, la tache de deux grotesques habits noirs. Et prenons notre plaisir à voir
se divertir avec tant d'entrain nos charmantes amies en l'honneur de qui, très
-visiblement, le comte Giovaninelli s'est fait un plaisir particulier d'organiser
cette éblouissante fête....
__ Dont, non moins visiblement, Mlle Marolles paraît la reine entourée
d'hommages », coupe le compositeur avec une brusquerie que Jean relève immé-
diatement.
« Mlle Marolles...? Tu deviens bien cérémonieux, mon cher! Et aussi
injuste, car, cette royauté d'un soir, Manette la partage avec ses quatre
camarades.... Moi, je suis ravi de voir la sévère capitaine Martiale danser le
menuet en robe de patricienne sénatoriale... les jumelles, en identiques
Desdémones, intriguant par leur similitude les gentilshommes qui ne cessent de
les prendre l'une pour l'autre... et notre endiablée mousse Paulette sous son
costume de soubrette Louis XIIL... Et j'admire Comment cet excellent comte
Paolo a si bien su choisir, pour chacune de nos amies, exactement le costume qui
lui convient... comme il a fait pour nous deux, d'ailleurs. »
C'a été en effet une grande et joyeuse surprise lorsque -- le lendemain de
la cérémonie du mariage du Doge avec l'Adriatique terminée par la Regata dont
Luciella et Paulette ont été les triomphatrices saluées par l'enthousiasme
populaire -- des envoyés de Giovaninelli se sont, à l'improviste, présentés à bord
de l’Aréthuse chargés de tout un choix de costumes anciens et porteurs de ce
court billet :

155
ET SUR LES MARCHES MOUSSUES MONTENT DE NOUVEAUX
INVITÉS.

156
Mesdemoiselles, j'ose souhaiter que, pour un soir, vous consentiez
d'abandonner ces costumes modernes que, soit à votre bord, soit à terre, vous
portez avec ta grâce qui vous fait toutes charmantes, et m'accordiez l'honneur
de vous recevoir chez moi parées des costumes de mes aïeules. Je vous demande
de bien vouloir choisir, à votre gré, parmi ces reliques parfaitement et
pieusement conservées dans ma famille, de génération en génération, les robes
qui vous paraîtront, à chacune, vous convenir le mieux. Et pour vos deux
compagnons j'ajoute, également tirés de mes collections, deux costumes qui leur
permettront de vous accompagner sans anachronisme. En vous priant d'agréer
mes hommages, je vous annonce que tout Venise vous attendra pour vous fêter
demain chez moi....

Si bien que, crépuscule à peine tombé, Luciella Spina elle-même revêtue


d'un costume de marinière datant de la République, et pagayant sa gondole vic-
torieuse la veille, a débordé de l’Aréthuse. Elle a gagné le palazzo Giovaninelli
un peu reculé dans le mystère de son canal particulier, et, entre les deux
torchères flamboyant au portail, débarqué un cardinal et un sénateur, une
patricienne, deux Desdémones, une soubrette qui, sous l'étincellement des
girandoles en verrerie de Murano, entourent une dogaresse toute souriante et
toute précieuse dans la corolle épanouie de ses larges paniers vert et or...
Et, tout de suite, c'a été le grand escalier, avec, sur les marches, des gardes
en tenue de sbires anciens, des valets en perruques à marteau et livrées mul-
ticolores de la plus rigoureuse authenticité. Puis, au haut des marches, le large
palier dallé entre ses colonnes. Une porte qui s'ouvre à deux battants. Une
bouffée chaude faite de musique : instruments à cordes et clavecin commençant
tous ensemble comme au signal de cette porte ouverte; — de parfums : les
brassées de fleurs groupées dans tous les angles des salons; — de couleurs
chaudes : les tapisseries, les tableaux, les plafonds peints; - de bruissements :
soies, velours, satins, brocarts de la foule.
Tout rajeuni dans le merveilleux costume qui a été porté, aux grandes
fêtes et solennités de la République, par un des ses ancêtres directs, sénateur et
inquisiteur d'Etat —, le comte Giovaninelli Cavalcanti di Vecellio, s'avançant de
trois pas et tendant le bras en accueil, a prononcé ces mots bien détachés dont les
syllabes sonnent, frémissantes, dans le silence subit de la foule des invités :
« Mademoiselle, soyez la bienvenue.... Vous êtes ici chez vous.... Et
vous toutes aussi, mesdemoiselles, ainsi que vous, messieurs.... Chez vous.... »
Le geste, comme les mots, est allé d'abord en hommage direct et séparé à
Marie-Antoinette Marolles qui s'arrête interdite. Puis, souriant à tous ensemble
de manière à unir les cinq jeunes filles de l'Aréthuse dans la même salutation
générale et y joignant le graveur et le musicien, le cavalière a ajouté :
« Veuillez me permettre,... mes hôtes de ce soir,... de vous conduire à
travers les salons de mon palais, à l'ordinaire somptueux et morne comme un
musée, mais ce soir vibrant et coloré comme un tableau de maître.... Car, pour

157
vous, sur mon ordre, et pour la joie de mes invités, c'est le Carnaval de Venise
qui ressuscite avec ses musiques, ses rires, ses danseuses en robes d'autrefois,
ses danseurs en costumes de jadis, avec la féerie de ses couleurs et de ses
rythmes, le murmure de ses galanteries raffinées, le soutien de ses chœurs à
demi voilés et de ses musiques accordées à ces voix.... Si vous voulez bien.... »
Le vieux gentilhomme a offert, à la mode ancienne, son poing droit.... Sur
cette main fermée à l'annulaire de laquelle brille un lourd anneau d'or timbré au
Lion de Saint-Marc, Manette, un peu rougissante et troublée, a posé la sienne. Et
d'un pas lent de promenade, que suivent machinalement Martiale, les deux sœurs
Marguerite et Geneviève, puis Paulette elle-même si étonnée qu'elle en perd son
aplomb ordinaire —, le Vénitien aux cheveux blancs et son invitée d'honneur
s'avancent sur le plancher qui, comme une glace singulière, reflète les cent
lumières étincelantes au mur, et passent entre deux rangs de dames et seigneurs,
saluant fort bas.
Mais aussitôt, ce n'est plus qu'une vision de rêve, un emportement de
plaisir délicat, tout vibrant de grâce et de charme spirituel :
« Le Carnaval de Venise! » a répété tout haut le comte Paolo....
Et voici que pour la dixième, la douzième fois — elle ne compte plus —,
Manette est passée du bras d'un danseur à celui d'un autre.... Comme par une
magie elle a retrouvé tout naturellement les rythmes anciens des aïeules qui,
semble-t-il, auraient dû être inconnus de la danseuse moderne, mais qu'un in-
conscient atavisme lui fait recomposer d'instinct. Tandis qu'une flamme plus
brillante monte à ses yeux, une brûlure à ses joues, et qu'elle devine, plutôt
qu'elle ne les voit, ses quatre amies, aussi changées qu'elle-même dans leurs
costumes surannés, emportées dans le même tourbillon qui semble, à toutes, ne
jamais devoir s'arrêter....
« Le Carnaval de Venise.... »
Adossé à la fenêtre ouverte par laquelle entrent, avec un* air frais, toutes
les senteurs humides du canal en bordure duquel se dresse le palais Giovaninelli,
Marc du Viguier a croisé les bras, respirant mal dans l'atmosphère surchauffée
du bal dont l'animation monte d'instant en instant. Ses mouvements sont gênés
par les lourds brocarts du costume de sénateur qui lui est échu en partage dans la
répartition faite par le comte en vue de donner plus de diversité aux personnages
évoqués par sa fantaisie dans la soirée si minutieusement combinée afin de
satisfaire ensemble ses goûts de reconstitution, la vérité historique et le plaisir de
ses invités. Et un peu ironique en présence de la maussaderie de son camarade,
Jean Juilliard le regarde, immobile à deux pas, et ayant d'ailleurs très grande
allure sous la pourpre magnifique du cardinal dont il tient le personnage avec
une dignité qui semble toute naturelle.
« En fait, murmure le compositeur, nous ne sommes là que par raccroc
dans les invitations, et à titre de figurants dont nos amies ne se soucient plus
guère au milieu de tous ces danseurs qui se les disputent à qui mieux mieux.
Comme les mères dans les bals blancs de jadis, nous faisons « tapisserie ». Je ne

158
sais ce qui me retient de partir à la dérobée.... - Ce qui serait d'un parfait mauvais
goût, mon bon ami.... Et aussi blessant pour nos camarades elles-mêmes, que
pour ce gentilhomme qui est, vraiment, tu en conviendras, je pense?... un
extraordinaire metteur en scène ayant allié l'exactitude la plus parfaite au goût le
plus raffiné dans son amour passionné pour sa ville natale.... Parole d'honneur, si
Paolo Giovaninelli Cavalcanti di Vecellio n'est pas réellement le descendant
direct et véritable de ce magicien de la Renaissance qui s'appela le peintre
Titien, roi des rois de la peinture universelle,... je jure qu'il mérite de l'être : car
moi qui suis venu dix fois à Venise, comme toi, je n'y ai jamais vécu une nuit
pareille!... ni toi non plus!... »
Puis, la main gantée de rouge du cardinal, très hiératique dans sa pourpre
solennelle, pesant affectueusement sur le bras du sénateur magnifique dans son
manteau de brocart, Jean continue :
« Voyons, Marc, sois franc avec toi-même.... Ne te défends par contre
l'émotion que cette évocation fait surgir chez toi comme chez moi.... Et au lieu
de manifester une jalousie un peu puérile en présence des hommes qui entourent
nos gentilles amies transformées pour un soir en patriciennes de légende par la
fantaisie délicatement galante d'un vieil illuminé dont elles ont fait la conquête...
ne boude pas contre leur plaisir : ce serait mesquin.... Ni contre le nôtre, ce serait
stupide.... D'ailleurs, sois franc avec toi-même : tu n'as aucune envie de t'en
aller.... »
Marc du Viguier hésite; puis un peu plus bas, il avoue :
« Aucune envie.... Tu as raison.... »
Puis brusquement, relevant la tête et une lueur inquiète au fond de ses
prunelles, le compositeur s'étonne :
« Mais que se passe-t-il donc là-bas?... Tous ces gens s'empressent
brusquement.... Et Je ne vois plus Manette!... ni les autres d'ailleurs.... Pourvu
qu'il ne lui soit pas... qu'il ne soit rien arrivé... à... à aucune d'elles?... »
Dans un mouvement général vers le dernier salon où se tient l'orchestre et
qui était jusqu'ici uniquement occupé par les danses se succédant sans inter-
ruption, le flot des assistants vient brusquement de se porter. Dames et
seigneurs, capitaines, patriciennes, servantes, femmes du peuple, gondoliers
tous, coude à coude, épaule à épaule, se pressent, se serrent sans distinction de
personnages, et de ce chaos de spectateurs, des exclamations s'élèvent qui
s'entrecroisent et se confondent....
« Grand chien de la Madone!... seul juron de style vénitien qui me
paraisse permis à l'Eminence cardinalice que je représente... tu as raison,
illustrissime sénateur.... Il y a du nouveau par là.... Encore une fantaisie
inattendue de notre hôte, sans doute? Mais tu as tort de t'inquiéter : que veux-tu
qu'il arrive , ici... soit à Manette... soit à l'une ou l'autre des membres de
l'équipage de l'Aréthuse au cours de cette prestigieuse fête?...
- Sait-on jamais? balbutie Marc.... Viens voir... mais viens donc.... »

159
Et entraînant le graveur, avec une hâte traduisant sa nervosité, et sans
souci de la gravité que devraient lui imposer son costume et son lourd manteau,
le musicien se glisse parmi les groupes dont les rangs se resserrent afin de mieux
voir quelque chose que, par-delà le moutonnement des têtes et des épaules, les
deux camarades ne peuvent pas deviner.
« Sois donc calme », plaisante Jean Juilliard, qui ajoute : « Tu ne crains
tout de même pas que le descendant dégénéré et travesti en petit flic moderne1 du
féroce sbire Cesare Beccaruzzi essaie de profiter de cette fête pour jouer un
mauvais tour à notre dogaresse vert et or? »
Mais la plaisanterie est aussitôt couverte par la subite acclamation
que jettent cinq cents Voix unies : « Brava... brava... evviva il cavalière conte
Giovaninelli! »
Car, brusquement, tout au bout du dernier salon, les hautes tapisseries qui
semblaient constituer le mur de fond des salles de réception, lentement viennent
de glisser sur les anneaux de cuivre qui les soutiennent le long des tringles
massives.... Les verdures et les personnages qui formaient drapé et tableau, se
roulent de droite et de gauche en gros plis pesants, comme s'ouvre un rideau de
théâtre.... Et une dernière salle apparaît que deux faisceaux de projecteurs
couvrent d'une lumière éclatante.... Au centre se dresse une apparition
inattendue: quatre étages d'un échafaud vêtu d'étoffes multicolores et encadré de
deux colonnes torses à lourds rehauts d'or.... Entre elles, quatre rangs de
personnages strictement immobiles et comme figés dans leurs somptueux
costumes forment le plus inattendu et, à la fois, le plus parfait des tableaux
vivants, que la foule aussitôt reconnaît et salue d'une immense acclamation :
« La Gloire de Venise!... »
Et immédiatement la voix du comte Paolo s'élève qui confirme :
« Oui, La Gloire de Venise.... Hommage rendu dans le palais des
descendants du Titien au chef-d'œuvre de son rival Véronèse... et salué par
l'Hymne aux Triomphateurs, la marche héroïque du compositeur français Marc
du Viguier!... »
Scandé par les instruments à cordes de l'orchestre que soutiennent soudain
les réguliers roulements de caisses claires et qu'accentuent des rappels de cui-
vres, un hymne solennel éclate dont les notes graves retentissent étrangement
sous les hautes voûtes. Dans le silence subitement tombé sur l'assistance
immobile et muette, obéissant à un signe du cavalière, la foule docilement
s'écarte en deux haies, laissant en face de l'étrange apparition les deux Français
stupéfaits :
« Manette...! et la cantate de mon Prix de Rome! » balbutie Marc.
Car en quatre degrés, l'échafaud, garni de draperies flottantes et de riches
tapisseries, présente, en effet, une évocation du plafond de la salle du Grand
Conseil : avec ses hommes d'armes au bas, son groupe de patriciennes, au
balcon au-dessus, et tout en haut, dans un geste de figure planante, le génie qui

160
dépose la couronne d'or sur la chevelure de Venise incarnée en une souriante
figure assise, sceptre d'or en main, sur son trône d'impératrice de la mer.
Mais ces hommes d'armes sont les condottieri qui, tout à l'heure,
dansaient dans les salons illuminés. Ces patriciennes sont les danseuses qui, à
l'instant, tourbillonnaient sous les girandoles en verrerie de Murano et, parmi
elles, dans leurs robes d'apparat qui les changent si complètement, Martiale,
Geneviève, Marguerite et Paulette. Ce génie, hardiment campé en une pose
presque planante au cintre, est, dans son costume de gondolière Renaissance,
Luciella qui présente à deux mains la couronne triomphale. Et sous la lumière
irradiant de sa chevelure fauve, dans l'encadrement de son col de dentelle
d'argent et les plis magnifiques de sa robe de cour, Venise, sceptre d'or en main,
est Marie-Antoinette vers qui semblent monter les hommages de l'assistance ap-
plaudissant à tout rompre à l'instant où s'éteignent les dernières mesures de
l'hymne triomphal....
Alors, Paolo Giovaninelli s'avance vers Jean et Marc, immobiles au
milieu de l'assistance qui a élargi son cercle autour d'eux. Un sourire de
satisfaction aux lèvres, il prononce gravement :
« L'autre jour, faisant visiter le Palais des Doges à vos jeunes amies,
devant le plafond de la salle du Grand Conseil, j'ai été frappé de voir que Mlle
Marolles est vraiment l'incarnation vivante de la figure idéale que Véronèse a
rêvée pour personnifier Venise.... Et l'idée m'est venue de le prouver à tous en
préparant secrètement ce tableau vivant que je viens de faire apparaître ce soir....
Qu'aurais-je pu trouver de plus émouvant pour lui donner accompagnement que
cet Hymne aux Triomphateurs du, maître Marc du Viguier, qui me semble avoir
été écrit pour célébrer l'immortelle grandeur de ma patrie, née de l'écume des
flots?... »

161
XIV

QUI PERD GAGNE

« GARE dessous, vous autres!...


... Qu'est-ce que tu fabriques encore là-haut, toi? »
Sur le pont, toutes les têtes se sont levées vers la barre de flèche du grand
mât sur laquelle, se retenant des pieds et des genoux à califourchon, Paulette
travaille de deux mains à rétablir une manœuvre courante. En réponse à la
question partie d'en bas, elle laisse filer une drisse alourdie d'un objet pesant, et
elle annonce :
« Bobo sans gravité.... Le collet fendu à une poulie.... Attrapez l'objet en
avarie, et renvoyez-moi une poulie neuve par le même filin... quitte pour moi de
descendre d'ici encore une fois.... »
Du haut de son perchoir, la petite Bourguignonne domine à la fois le
yacht, la gondole de Luciella amarrée flanc à flanc avec l’Aréthuse, puis, tout
autour, la Lagune faisant miroir uni, et enfin la houle des campaniles, des
dômes, des toits de palais et des maisons, depuis les lointains de Venise vers
l'ouest jusque, dans l'est de la ville ancienne, les constructions modernes ayant
transformé le sablonneux Lido en station balnéaire moderne. Tout en attendant
la poulie réclamée qui lui est indispensable pour finir sa besogne, elle ne peut
s'empêcher d'admirer le prodigieux plan en relief ainsi étendu sous ses regards.
Et monologuant à sa manière, elle trouve cette comparaison inattendue :
« Tout ce qui s'étale là, on dirait vraiment un gigantesque nénuphar
flottant sur l'eau d'un bassin....»
Puis un soupir lui échappe, et elle s'avoue à elle-même.
« Notre expédition se termine par un joli fiasco. Le pauvre braque
d'inventeur Trévézel n'a plus qu'à se résigner dans l'autre monde - - vu que, en
dépit de nos efforts conjugués, nous n'avons pas pu parvenir à dénicher, dans
cette ville aquatique, la moindre trace des fameux papiers qui lui ont coûté la
vie, voici deux siècles. Tant pis! Moi je ne regrette pas cette petite école
buissonnière sur la route du retour. Je resterais bien encore un mois à faire la
gondolière avec la nommée Luciella.... »
Et comme elle a baissé les yeux pour regarder avec une pointe d'envie la
filleule du comte Paolo, assise tranquillement dans son embarcation, Paulette
aperçoit a petite distance, croisant lentement sur la Lagune, le lourd canot à
moteur dont elle connaît bien la silhouette. Et elle grommelle :
« Naturellement! Encore une fois le Cesare Beccaruzzi rôde avec
l'intention de chercher chicane au pauvre monde.... Pas possible : son ancêtre, le
sbire dont il porte le nom et le prénom, doit avoir ressuscité dans la peau de ce

162
vilain hibou.... Tiens, voilà pour toi : Raca! comme disait, paraît-il, saint
Matthieu quand il en voulait à un margoulin de ton espèce!... »
Se retenant de la main gauche, la petite brune, de la main droite, esquisse
en direction de la vedette un pied de nez; ce mouvement la fait pivoter en acro-
bate autour de sa barre de flèche qu'elle étreint de ses jambes nerveuses; et elle
lance vers ses amies occupées sur le pont en contrebas :
« Hé, vous là-dessous...! Ma poulie? Ce sera pour aujourd'hui, pour
demain, ou pour le jour de ma fête?... Si vous appelez ça : l'appareillage en
vitesse!
- Te fâche pas, la Moutarde! voilà le bibelot », riposte Faïk Trévarec qui
amarre une poulie de rechange à l'extrémité du filin pendant, et ajoute : «
Haie dessus, ma fille ! »
Puis, se tournant vers l'arrière, elle annonce : « Le mousse nous rappelle à
l'ordre, cap'taine....
- Elle a raison, répond Martiale. L'heure tourne, et il faut profiter de la
marée descendante pour sortir du chenal... Nos amis nous excuseront de
travailler devant eux....
- Tout prêts à vous aider, propose précipitamment Jean Juilliard.
Qu'est-ce que vous voulez que je fasse? »
La capitaine se met à rire, et, très gentiment : « Rien du tout, cher
ami.... La partance, c'est notre affaire à nous seules.... Vous trois,
regardez-nous.
- Cependant, nous pourrions bien... », commence le comte Giovaninelli,
tandis que Jean proteste :
« Le monde renversé, alors? Les femmes travaillent et les hommes se
croisent les bras?... Je ne suis plus un novice : vous m'avez déjà utilisé au cours
de notre randonnée à Corfou....
- A rien de sérieux, mon cher.... Vous étiez un passager à qui je donnais
des amusettes.... Aujourd'hui vous êtes un ami terrien venu très gentiment nous
souhaiter une bonne traversée.... Restez dans votre rôle de porteur de vœux
amicaux avec bonbons, fleurs et gâteaux.... Cela vous va très bien à tous les
trois.... »
Puis, pour couper court à la protestation, elle prononce gravement :
« D'ailleurs, rappelez-vous qu'un navire est un être vivant, et très
susceptible.... Tout comme un cheval sent si c'est son maître qui serre les genoux
sur son dos, ou bien un autre qui tient la bride, et en profite aussitôt pour faire
des sottises, l’Aréthuse connaît son équipage et lui obéit docilement avec toutes
ses qualités et ses défauts — car, comme tout navire elle en a —. Mais elle
n'obéit que lorsque ce sont nos mains à nous qui l'ont équipée pour la sortie....
N'ai-je pas raison, signor cavalière? »
Le vieillard se fait grave lui aussi, et s'incline :
« Descendant d'une nation de marins, quoique non marin moi-même, je
vous comprends très bien, mademoiselle et chère capitaine.... Et j'obéis à la

163
consigne, m'estimant heureux si vous voulez bien m'autoriser à vous tenir
compagnie jusqu'à la minute de votre départ..,. Où faut-il nous placer, ces mes-
sieurs et moi, pour ne vous causer aucun embarras?...
- Restez où vous êtes, dit en souriant Martiale : ce ne sera pas long, dès
que tout l'équipage va s'y mettre....
- Nous deux, quand tu voudras.... »
Comme toujours strictement identiques d'aspect dans leurs tenues de bord
et parlant ensemble de la même voix avec la même intonation, les deux jumelles
ont répondu - - causant, comme de coutume, par cette parfaite similitude, une
petite gêne au comte Giovaninelli qui s'adresse à elles deux ensemble :
« Savez-vous bien, mesdemoiselles, que nous sommes compatriotes, vous
et moi?
- Nous? s'étonnent Geneviève et Marguerite Trévarec.
- Vous deux et moi, parfaitement. Et je suis désolé de ne l'avoir appris
que hier soir, par hasard. En allant à la capitainerie du port faire viser, pour la
sortie, les passeports que vous m'aviez confiés, j'ai vu que vous étiez nées à
Vannes, dans le Mor'Bihan....
- En effet, balbutient les deux sœurs, mais....
- Eh bien! triomphe le cavalière, si je l'avais su plus tôt, je vous aurais
raconté ce que vous ignorez peut-être? Des érudits affirment que 500 ou 600 ans
avant le Christ, des cohortes de ces Gaulois Armoricains nommés les Vénètes,v
dont vous êtes les descendantes, seraient venus en émigration ici, dans les
lagunes. Ces Vénètes auraient occupé le pays, nommé par eux : Vénétie, et y
auraient fonde la nouvelle ville de la mer, baptisée par eux : Venise.... »
Et comme ses deux interlocutrices le regardent avec surprise, le vieillard
ajoute gaiement :
« La théorie vaut ce qu'elle vaut.... Certains la discutent.... Moi, elle me
plaît, parce que, nous faisant cousins, elle m'explique la sympathie qui me porta
vers vous dès le premier jour que je vous ai vues.... La voix du sang, dirait un
plaisantin!... Et maintenant que nous nous sommes reconnus, je vous laisse,...
cousines! à vos devoirs de matelots,... car votre capitaine s'impatiente.... »
Interdites par cette étrange révélation, les deux jumelles voudraient
demander des explications; mais, avant qu'elles aient prononcé un mot, Paulette
se laisse glisser le long des enfléchures et annonce :
« Paré là-haut, cap'taine.... Tu peux même hisser toute la toile à présent.
J'ai aperçu des risées à l'embouchure du chenal; la brise n'est pas loin... faut en
profiter.... »
Martiale s'est retournée, et sa voix de commandement sonne :
« A hisser la grand-voile et la misaine.... toutes ensemble... Manette! hé!
Manette, on n'attend plus que toi.... »
En conversation à l'extrême arrière avec Marc du Viguier, Marie-
Antoinette Marolles, à l'appel de sa capitaine, se retourne, retirant sa main de
celle du compositeur : dans ce rapide mouvement de séparation, Martiale a

164
l'impression que le soleil a allumé un fugitif éclair sur un objet passé des doigts
de l'un à ceux de l'autre. Mais déjà, les prunelles peut-être un peu plus brillantes
que de coutume, la jolie rousse a couru à son poste de manœuvre régulier; elle
saisit la drisse de la misaine, et lance la phrase :
« Pour hisser, je suis parée....
- Alors main sur main... et ensemble.... Hisse partout! hisse! »
Avec ces grincements de poulies qui ressemblent aux cris aigres des
mouettes et des goélands tournoyant au-dessus de la Lagune, la grand-voile et la
misaine montent lentement sous les efforts combinés des cinq jeunes filles, et
viennent à bloc. Le vieux gentilhomme ne peut se tenir d'admirer la vitesse, la
précision et l'ardeur juvénile des hardies camarades, et, d'exprimer cette
admiration aux deux artistes qui, pour dégager le pont, se sont reculés à l'arrière.
Et Jean Juilliard grogne :
« A les regarder travailler comme cela, pendant que nous gardons les
mains dans nos poches, de quoi avons-nous l'air, nous autres? »
Mais sans écouter son compagnon, Marc du Viguier s'adresse au vieux
gentilhomme. Et, avec un accent bien plus chaleureux que celui dont il avait
jusqu'ici pris l'habitude d'user à l'égard du descendant du Titien, le compositeur
articule :
« Je tiens, monsieur, à vous renouveler l'expression de ma sincère
gratitude. L'inattendu et très aimable détour que vous avez imaginé afin de me
mettre en rapport avec le signor Zanetti est tel que....
— Idée bien simple, interrompt Giovaninelli. Je connais mon homme, et
je sais comment le prendre.
D'ailleurs comme c'est moi qui l'ai fait nommer directeur du théâtre de
San Carlo à Naples, il n'a rien à me refuser....
- Encore a-t-il fallu..., commence Marc.
- Je vous assure que je n'ai aucun mérite. Je savais Zanetti à Venise,
en vacances dans sa famille, mais sur son départ. Et Mlle Marolles m'ayant fait
admirer divers morceaux de vous qu'elle chante et interprète à miracle...
l'idée m'est venue tout de suite, sans en rien dire à personne, de combiner
cette surprise, au cours de ma soirée où je savais que Zanetti
viendrait. Faisant exécuter, pour le tableau vivant évocateur de La Gloire de
Venise de Véronèse, et à l'improviste, votre Hymne aux Triomphateurs, que
j'estime une admirable chose... j'ai pensé que cette exécution donnée devant
lui, à l'inattendue et comme par hasard, vaudrait mieux auprès de Zanetti que
toutes les recommandations du monde.... Suis-je tombé juste?
- Plus que juste, et mes remerciements....
- Doivent aller à votre amie Marie-Antoinette : car c'est elle qui m'a
fait connaître et aimer votre œuvre. Et c'est, par conséquent, à elle qu'en fin
de compte, vous devez ce que ce brave Zanetti vous offre... et qui est...?
- De partir ce soir même avec lui, dans le wagon réservé qu'il fait atteler
au train de nuit pour Florence, Rome et Naples,... de diriger immédiatement

165
les répétitions de mon ballet La Ronde des Saisons qu'il va inscrire au
programme de réouverture du théâtre San Carlo,... de prendre ensuite la
baguette de chef d'orchestre pour les premières représentations, et d'être
accompagné de Jean Juilliard à qui il confie le soin d'exécuter le décor et de
dessiner les costumes....
- Eh bien, mais voilà qui est parfait! s'exclame le vieux
gentilhomme.... Et je suis très fort enchanté.... Vos charmantes amies
ne m'en voudront
pas trop d'être à l'origine de la séparation que cette réussite de mon petit
plan leur impose?...
- Séparation provisoire. Pendant que Jean et moi partons ainsi pour
Naples, car le temps presse, et nous n'aurons qu'un mois pour tout mettre au
point avec les musiciens et les chorégraphes,... l’Aréthuse doit rentrer en
effectuant le tour complet de l'Italie....
- Mlle Cartier me l'a annoncé, en effet, hier, lorsqu'elle m'a
fixé l'heure de l'appareillage pour aujourd'hui....
- Oh! l'itinéraire est toujours maintenu. Seulement, en apprenant ce
matin notre... enlèvement par le signor Zanetti, ces demoiselles ont changé
d'avis et décidé de s'arrêter en route.... Escale à Naples : elles veulent
absolument assister à la première de mon ballet....
- Abu1 je les comprends, et je vous avoue que, si je ne m'étais pas imposé
la règle de ne plus désormais sortir de ma Venise et de renoncer à tout
voyage, je me serais fait un plaisir de.... »
La phrase est coupée net par le retour à l'arrière de Manette et des deux
Trévarec. Laissant Paulette à l'avant où la petite débrouille les manœuvres de ses
focs afin de les équiper, elles se mettent au travail sur l'ordre de Martiale. A la
même minute, Jean Juilliard remonte de la gondole de Luciella amarrée au flanc
du yacht, en portant un cadre pourvu d'une vitre, et qui paraît assez lourd.
« Dites donc, vous,... qu'est-ce que vous m'embarquez là à présent?...
Vous trouvez qu'il n'y a pas encore assez de choses encombrantes à bord? »
lance Martiale.
Le graveur porte son fardeau jusqu'à l'habitacle et le pose avec précaution
contre le fût de l'appareil, en répondant :
« Petit cadeau pour la capitaine de l'Aréthuse.... Attention, c'est fragile....
— Un cadeau pour moi?... Et de qui?
- De moi, chère capitaine.... Je flânais hier le long de la Merceria
quand, dans une espèce de bric-à-brac qui ressemble à un marché aux puces,
j'ai déniché ceci.... Entièrement encadrée, c'est une carte du golfe de Venise à
grande échelle, toute manuscrite, dessinée à la plume à l'encre de Chine,
et aux crayons de couleur. Elle porte à l'angle inférieur droit une
signature et une date : « Charles-François Beautemps-Beaupré, ingénieur en
chef de la Marine impériale, 1806. » Vous connaissez ce nom-là?

166
- Très bien : c'est le célèbre premier auteur de toutes les cartes du
Service hydrographique de la Marine nationale....
— Alors j'ai bien fait de rapporter ça : vous pouvez en avoir besoin. J'ai
eu la main heureuse, et je suis content d'avoir pu vous être utile.... »
Martiale s'est penchée, et avec une attention de connaisseur, elle examine
la carte en essuyant la vitre qui est, par endroits, assez salie; alors elle approuve :
« Vous ne pouviez rien m'offrir qui me fût plus agréable, ami Jean. Cette
carte est un chef-d'œuvre.... Mais je me demande vraiment par quel singulier
concours de circonstances, ce manuscrit de Beautemps-Beaupré est venu
échouer au fin fond d'une boutique de brocanteur vénitien?...
- Les circonstances les plus simples du monde, chère mademoiselle,
intervient Giovaninelli. Votre hydrographe Beautemps-Beaupré est bien
connu de nous, les Vénitiens passionnés pour l'histoire de leur cité. Car lorsque à
Venise, en 1806, Napoléon Ier mit garnison française importante, cet ingénieur
de sa marine était attaché au corps d'occupation. Et durant de longs mois, ayant
mobilisé toute une flottille de gondoles et de barques de Chioggia, il a procédé à
des travaux de sondage prolongés et précis.... Puis, brusquement, le corps
expéditionnaire dut évacuer Venise en hâte et se replier sur la terre ferme, sous
la menace inattendue d'une forte escadre anglaise.... Evacuation menée si
précipitamment que ' d'assez nombreux bagages militaires furent oubliés ou per-
dus dans cette retraite brusquée.... Et, tant dans les familles que chez les
marchands d'antiquités, existent bon nombre d'objets provenant de cet exode....
Votre carte de Beautemps-Beaupré a dû faire partie de ces épaves, et a moins
tenté les curieux et les touristes que les armes, les accessoires d'uniforme, par
exemple, chers aux admirateurs de l'époque napoléonienne.... Je félicite M.
Juilliard d'avoir mis la main sur cette trouvaille qui va vous permettre de
rapatrier en France un beau document d'archives.
- Attention, vous tous, derrière! Voilà encore le phénomène qui nous
tombe dessus pour nous chanter pouillesl... Tenace comme un régiment de
pieuvres, ce descendant d'argousin.... Il a juré de nous empoisonner l'existence
jusqu'à la dernière-seconde de notre séjour! »
La voix de Paulette, debout sur l'avant, a interrompu la tirade
d'explications du vieux gentilhomme. En même temps que, dressée dans sa
gondole, Luciella lance une phrase en dialecte, et montre du doigt l'inspecteur
Cesare Beccaruzzi debout à l'arrière de son canot, agitant un bras dans une
mimique véhémente à l'adresse de VAréthuse, et criant des ordres impératifs.
Abandonnant la carte de Beautemps-Beaupré, Martiale s'est relevée et elle
s'exclame :
« Ah! il m'exaspère à la fin celui-là! avec sa manie de nous harceler à tout
propos.... Qu'est-ce qu'il veut encore?
- Prendre un bain sans doute.... Car s'il pose un pied sur notre bordage,
moi, je le flanque à l'eau! » lance Paulette agressive.

167
Et comme Manette, Faïk et Gaït font chorus, le vieillard intervient de ses
deux bras étendus en geste d'apaisement :
« Je vous en prie, laissez-moi faire.... Je vais arranger cela.... Cet homme
est un malotru qui applique sottement ses consignes.... Attendez.... »
Le cavalière s'est dressé au rebord de la lisse juste au moment où, du
canot à moteur arrivé à portée de voix, Beccaruzzi hurle une phrase en agitant
un carnet bien connu de Paulette, et aussi de Gaït contre qui l'inspecteur l'a
brandi le jour qu'il la prenait pour sa jumelle....
« Ça y est,... procès-verbal,... contravention,... amende,... chantonne
Paulette.... Ah! il est monocorde, ce M. Tracassin!... »
Mais, après un bref échange de paroles qui ont l'air de calmer l'inspecteur,
le comte Paolo se retourne :
« Il dit que le capitaine de port vous avait fixé une heure précise
d'appareillage, que vous êtes en retard, et que voilà approcher le navire qui doit
prendre votre place au mouillage.... Il nous faut brusquer les adieux.... Adieux
surtout pénibles pour moi, puisque ces messieurs vont vous revoir à Naples.... »
La phrase mélancolique est tranchée net par deux brutaux coups de sirène
partis en même temps, l'un du canot de Beccaruzzi, l'autre d'un grand vapeur qui
apparaît à l'entrée du canal San Marco.... Et aussitôt, à bord de la petite goélette,
c'est la bousculade d'un appareillage accéléré.... Marc et Jean ont à peine le
temps de serrer les mains à la ronde en disant : « A Naples! et ne vous faites pas
trop attendre », le comte Giovaninelli de s'incliner à sa mode galante ancienne
sur les doigts qui lui sont offerts — et Luciella de lancer un « Addio ». Puis les
trois hommes sautent dans l'embarcation que, pour dégager le chenal, la
gondolière pousse à distance de dix coups d'aviron.... Immédiatement Paulette et
Gaït unissent leurs forces pour arracher l'ancre du fond; Manette lance le
moteur; Faïk rentre l'aussière d'arrière toute ruisselante; et Martiale, les deux
mains serrées sur la roue de barre, ordonne :
« Pleins gaz.... Pour déborder... avant toute! »
En quelques minutes, l’Aréthuse, dérapée de son mouillage, prend sa
vitesse, saluée de loin par les occupants de la gondole, embouque le chenal de
San Marco, et, laissant derrière elle la masse rosé du Campanile, du Palais des
Doges et de Saint-Georges-Majeur, pique vers la haute mer....
Une demi-heure se passe.... Et l'Adriatique est unie comme un lac. Puis
brusquement des risées se font sentir, et Martiale ordonne :
« Moteur, stop. La brise s'établit.... Les écoutes au grand largue... »
Comme semblant toute joyeuse d'avoir enfin quitté la monotonie d'un
mouillage, l’Aréthuse, souple et agile, toute sa toile offerte au vent sur une mer
que commencent de marquer de longues ondulations, pique au sud, voiles bien
gonflées par une brise de nord. Sur un signe de Martiale, Manette est venue
prendre la barre. Pour ce geste, la jolie rousse a fermé ses paumes et ses doigts
sur les poignées de la roue; et dans cette position, le soleil, soudain, allume un
éclair à l'annulaire de gauche.... Alors Martiale curieuse :

168
« Tiens? je ne te connaissais pas cette bague? Souvenir de Venise? »
interroge la capitaine qui songe aux assiduités du comte Giovaninelli auprès de
Marie-Antoinette.
Mais celle-ci hoche doucement la tête, sourit et répond :
« Oui... de Venise, si tu veux.... Mais parce que c'est de chez un joaillier
vénitien que, usant de la permission préalable de mes parents, Marc me Fa
rapportée tout à l'heure.... »
Quatre exclamations joyeuses... quatre applaudissements ensemble....
« Dommage qu'il soit parti par le train, ton Marc! on aurait célébré les
fiançailles à bord, lance Gaït.
- Mais on le fera à Naples, j'y compte, réplique Manette. Et le soir de la
première de son ballet La Ronde des Saisons... bien entendu.... »
Elles parlent à présent toutes à la fois autour de la barreuse à qui les
compliments de ses amies ne font pas perdre le souci de sa manœuvre. Quand
tout d'un coup, Paulette sursaute et se précipite vers la logette dans laquelle est
installé son petit chevreau :
« Mon fils Corfou! je l'ai enfermé pour l'appareillage! et je l'oublie! Je
suis une mère dénaturée.... Viens ici, toi, viens, mon pauvre enfant! »
Le biquet, énervé par une inhabituelle claustration, a bondi par la trappe
ouverte et s'est lancé sur le pont, fonçant droit devant lui comme un petit
fou.
« Attrapez-le l'une ou l'autre! il va passer pardessus bord! » crie Paulette
alarmée de n'avoir pu le saisir.
Les deux jumelles et Martiale essaient de barrer la route à l'animal. Mais
lui, ravi du jeu, échappe, fonce, revient, repart et pointe devant lui ses cornes
naissantes avec une fougue de petit diable gamba-deur.... Si bien que, dans un
dernier bond, il heurte le cadre apporté par Jean Juilliard et le culbute dans un
grand fracas de verre brisé.
« Stupide animal! crie Paulette.... Je vais t'apprendre à être adroit, moi!
Au cachot, démon! et avec des claques encore! »
Elle a empoigné la petite bête qui veut continuer le jeu, la renferme dans
sa niche, puis revient, la mine penaude, vers Martiale et les deux jumelles oc-
cupées à inspecter le dommage....
« Elle n'est pas trop perdue tout de même, ta belle carte, cap taine?
interroge le mousse, le ton dolent.
- Non.... Rassure-toi... Quelques éraflures sans gravité. Mais le cadre est
en morceaux, et puis il faut jeter à l'eau les débris de verre, sans ça gare à nos
pieds nus.... Tiens, de l'écriture au dos de la carte...? On ne la voyait pas à cause
du cadre qui l'abritait.... Aidez-moi à' sortir la feuille sans la déchirer.... »
Les deux Tréyarec et Paulette toute contrite s'activent de leur mieux. La
carte sort enfin de son cadre en morceaux. Et Martiale, la retournant avec pré-
caution, commence à déchiffrer le texte assez long et d'encre un peu jaunie

169
qu'elle épëlle mot à mot.... Soudain la capitaine pousse une exclamation sourde.
Se redressant, elle jette d'une voix qu'une émotion singulière fait trembler :
« Ecoutez cela, vous autres.... Je lis.... »
Et devant ses quatre matelots attentifs, Martiale commence lentement, et
en détachant bien tous les mots :
« Notice à imprimer au bas de cette carte pour la publication. Attaché par
ordre exprès de Sa Majesté l'empereur Napoléon aux troupes d'occupation de la
Vénétie, avec consigne d'effectuer tous relevés et sondages des lagunes et
atterrages de Venise en vue d'assurer la sécurité des navires de la Marine
impériale appelés à naviguer dans ces parages difficiles, j'ai établi la présente
carte dans les meilleures conditions grâce à un appareil de plongée très original
que j ai pu construire et manœuvrer en utilisant les plans et épures découverts
dans un coffret de plomb portant l'image de .. Saint-Marc.... » — Des épures!
- L'image de Saint-Marc! » Martiale, du geste, fait taire les exclanations,
et elle continue :
« Ce coffret, pièce archéologique curieuse, avait été trouvé au cours
d'une perquisition à Torcello, dans le domicile d'un sbire nommé César 1;
Beccaruzzi.... » Cette fois quatre cris partent ensemble - mais,
imperturbable, la capitaine poursuit sa lecture d'une yoix qui s'affermit de ligne
en ligne :
« ... D'un sbire nommé Césare Beccaruzzi qui, convaincu de participation
à un complot formé , contre les troupes françaises, avait pris la fuite. I Saisi avec
un certain nombre de documents importants, ce coffret contenait un dossier
compSet avec devis et chiffres dont le texte explicatif était rédigé en langue
bretonne qu'un de nos officiers m'a traduite. Ayant fait construire l'engin, j'ai pu
constater qu'il s'agissait d'une invention tout à fait remarquable : un appareil se
déplaçant sur le fond avec la plus grande facilité et au moyen duquel j'ai pu
établir ma carte avec une extrême précision. Malheureusement cet appareil étant
laissé « d'ordinaire dans une crique du Lido, a été détruit, « au cours d'un orage
nocturne, par la foudre qui l'a « incendié avec tout ce qui se trouvait à bord, y «
compris le coffret de plomb contenant les épures « qui m'avaient permis de le
construire. Ceci privant « ainsi la Marine de Sa Majesté Impériale d'un
instrument maritime que, malheureusement, je ne « pourrai pas reconstituer. Fait
à Venise ce onzième « d'avril 1806. Charles-François Beautemps-Beaupré, «
ingénieur hydrographe en chef de la Marine française. »
Cette fois, lorsque le dernier mot est tombé des lèvres de Martiale, c'est le
silence complet, toutes cinq se regardant sans trouver rien à dire.
Et il n'y a, pendant un long moment, d'autre bruit que la chanson claire du
sillage qui monte derrière l'Aréthuse.... Tanguant très légèrement, la goélette qui,
à présent, reçoit dans ses voiles gonflées et amusées grand largue une brise
fraîche du nord-est, commence de filer à grande allure, cap au sud. Cependant
que sur tribord, à trois ou quatre milles marins, défile une côte basse derrière

170
laquelle doit se trouver, après le delta et les bouches du Pô, la région de
Ravenne....
Debout à la barre qu'elle n'a pas quittée, puisque c'est son heure de quart à
la timonerie, Manette continue d'assurer la marche du yacht,, bien qu'une
émotion embue légèrement ses prunelles et lui étreigne la gorge.
Appuyée contre le ropufle, Martiale continue d'examiner la carte de
l'ingénieur Beautemps-Beaupré. Elle la compare avec les deux cartes du Service
Hydrographique de la Marine française, en particulier la 4854 Abords de Venise
qu'elle est allée chercher dans le carré. Allongées a plat pont, l'une à tribord,
l'autre à bâbord, les deux jumelles fument tranquillement tout en surveillant les
écoutes des deux grandes voiles dont elles ont la responsabilité. Et même
Paulette, volontiers si bavarde et toujours en mouvement, demeure immobile,
assise à l'avant, jambes croisées et semblant plongée dans le calme inhabituel de
réflexions profondes.
Lentement, par dégradés successifs, l'éclatante lumière du jour commence
de baisser. De moins en moins discernable, sur tribord, la côte très basse com-
mence à se fondre dans la brume qui s'épaissit. Cependant que, devant le yacht
piquant droit au sud, des nuages qui traînaient depuis longtemps sur l'horizon
s'épaississent en masses prenant une singulière couleur bleutée - - indice certain
que quelque part plus loin, sous leur voûte, il doit pleuvoir à cataractes serrées....
Martiale enfin relève la tête, et regarde successivement ses quatre
camarades. Puis elle déclare :
« Somme toute, nous avons réussi....
- Comment l'entends-tu? » demande Manette qui, debout derrière la roue
de barre sur laquelle pèsent ses deux mains, fixe droit devant elle l'horizon bou-
ché de nuées vers lequel se dirige l’Aréthuse.
- Dans le sens qu'après tant d'années, le mystère s'est cependant
entrouvert. Nous avons ici la preuve que l'infortuné Alain Trévézel était
vraiment le génial inventeur sombré dans le draine d'une tragique disparition;
mais que ses assassins n'ont pas pu utiliser l'invention dont le secret fut,
pour lui, son arrêt de mort! Et en plus que, du moins, ce secret, découvert par
un autre savant, français aussi, a servi à établir une œuvre de salut pour les
navigateurs du monde entier — puisque nous vivons aujourd'hui sur les dessins
et les sondages du grand Beautemps-Beaupré.... Ce sont les justes retours de
l'éternelle justice, mes amies. Car je viens de m'en assurer en comparant cette
carte manuscrite aux feuilles gravées par le Service Hydrographique de la
Marine que nous avons à bord : elles sont la répétition pure et simple du travail
mené à bien par l'ingénieur du Premier Empire, se servant de l'invention de
Trévézel (1).

(1) Les renseignements contenus dans ce chapitre et l'éloge prononcé par


Martiale Cartier sont basés sur des faits historiques réels. Ingénieur hydrographe
français né en 1766 et mort en 1854, Charles-François Beautemps-Beaupré,

171
élève du célèbre géographe Buache, et nommé ingénieur de la Marine à dix-neuf
ans avec mission de dresser les cartes du Neptune de la Baltique, en 1791 fit
partie de l'expédition d'Entrecasteaux à la recherche de La Pérouse, fut ensuite
de 1796 à la fin de sa vie chargé de tous les grands travaux hydrographiques;
membre de l'Académie des sciences depuis 1810, il avait, dans la Marine, reçu le
surnom de Père de l'hydrographie. Durant l'occupation de Venise par les troupes
françaises, Beautemps-Beaupré a effectué un long séjour en Venétie, et, par
ordre de Napoléon, établi toute l'hydrographie de la région des lagunes qu'il ne
quitta qu'en 1806, lors de l'évacuation des troupes impériales sous la menace
d'un débarquement anglais. Les œuvres de Beautemps-Beaupré sont conservées
au Dépôt des Cartes de la Marine Nationale, à Paris.

— Mais c'est l'invention elle-même, qu'il aurait fallu retrouver! interrompt


Manette. Et tu vois bien que Beautemps-Beaupré ne donne aucun détail. Il se
contente de dire que épures et réalisation ont disparu, ici même, dans une
tempête.... Donc, nous avons a la fois perdu et gagné!... »
Martiale Cartier roule lentement la carte manuscrite dont la rupture
inattendue du cadre, brisé par le biquet Corfou, a si singulièrement fait surgir le
verso que, sans cet accident, personne, sans doute, n'aurait imaginé d'aller
chercher. Et elle hoche la tête :
« Les choses ont leur destin tout comme les hommes.... Le destin de ce
malheureux a été de disparaître livré aux flots de l'Adriatique, et le destin de son
invention, après avoir servi à une œuvre utile française, d'aller retrouver son
inventeur aux profondeurs de cette mer sous l'immensité de laquelle roulent
aussi les centaines d'anneaux d'épousailles que tous les successifs Doges de
Venise y ont jetés de la proue du Bucentaure en signe de domination.... -
Attention devant... attention! »
Vigie ponctuelle, Paulette vient de se dresser à la proue du yacht, le bras
tendu vers l'horizon avec un cri qui fait retourner les deux jumelles Trévarec et
la capitaine Martiale.
« Regardez si c'est beau là-bas.... »
Toutes les cinq sont maintenant debout, l'ace a l'horizon du sud au-dessus
duquel se déploie une étrange et somptueuse fantasmagorie. Le ciel et
l'Adriatique semblent ne plus faire qu'un mur composé de masses plombées, la
nappe couleur d'étain de la mer rejoignant les nuées de la même teinte sourde
qui s'accumulent jusqu'au zénith. Et de ces nuées géantes, un rideau de pluie
descend en chute verticale. Soudain, la base de cette masse de vapeurs humides
vers laquelle marche tout droit la goélette se troue de brèches par lesquelles
passent en flèches les rayons d'un soleil déclinant dans l'ouest... Et immé-
diatement, en une figure étincelante qui simule un porche géant dont les deux
bases reposeraient sur la mer, un splendide arc-en-ciel s'allume d'un coup et
flamboie des sept couleurs du prisme.... Vers cette arche dans son flamboiement
subit, l'Aréthuse, voiles gonflées par la brise qui fraîchit la menant grand largue,

172
semble foncer comme si elle allait s'engouffrer sous un portail miraculeux de
lumière et d'étincellements....
Alors, dans le grand silence et l'émotion qui les étreint toutes les cinq, la
voix de Martiale Cartier articule lentement :
« A l'heure où l'Aréthuse met le cap sur Naples, laissez-moi vous répéter
ce que, dans mon enfance, racontait un vieux de Saint-Malo : quand ils se trou-
vaient amenés par le hasard à voir devant leur proue s'ouvrir ainsi l'arche aux
sept couleurs, nos aïeux les Celtes, par la voix de leurs druides, affirmaient que
c'était là le présage d'un triomphe et d'un bonheur qui les attendaient aux lieux
vers lesquels ils se dirigeaient sur la mer, leur amie! »

173
174

Vous aimerez peut-être aussi