Thierry Paquot
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.
De quoi parlons-nous lorsqu’on aborde la “question du logement” ?
De la taille de l’appartement, du statut des résidants, de l’architecture
de l’immeuble, de la charge poétique du pavillon et de son jardin ? Les
mots sont lourds de sens et chacun d’eux connaît des évolutions, des
interprétations, des modes et des disgrâces…
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Chacun d’entre nous, lorsqu’il parle de son logement,
utilise des termes, qu’il juge synonymes, comme
“appartement”, “maison”, “logis”, “chez-soi”. Parfois,
il emploie des mots plus familiers, comme « crèche »,
“pénates”, “piaule”, “nid”, “niche”, “repaire”,
“baraque”. Quoi qu’il en soit, l’abri, qu’il soit solide et
permanent, en dur ou non, mobile ou non, précaire ou
protégé et garanti, semble bien être un invariant anthro-
pologique. Les ethnologues et les géographes, lors-
qu’ils s’intéressent à un peuple et à sa culture, commen-
cent par décrire son logement. La manifestation d’une
extrême pauvreté programmée est précisément l’absen-
ce de point de chute où loger, accueillir les autres mem-
bres de son ethnie, se reproduire. Le “sans domicile
fixe” apparaîtrait à bien des peuples comme une ano-
malie, une aberration. Comment, en effet, penser le
dénuement total ? L’absence de halte, l’impossibilité
d’effectuer une pause ? Nombreuses sont les sociétés,
de par le monde et dans le passé, qui se dotaient d’un
système d’entraide et ne pouvaient tolérer de laisser ne
serait-ce qu’un pauvre hère à la porte de la ville, au
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pas l’intimité du sujet, le “pour soi à soi”, la sphère pri-
vée, mais l’appartenance à un “soi”» plus vaste qui lui
procure les conditions de vie (1).
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donne en français “habitude”, mais ce verbe veut aussi
dire “demeurer”. L’action de “demeurer” est équivalen-
te à celle de “rester” ou de “séjourner”, comme l’attes-
te l’adage médiéval “il y a péril en la demeure”, qui en
français contemporain peut être traduit par : “il y a dan-
ger à rester dans la même situation”. Ce n’est que vers
1050 que le verbe “habiter” indique le fait de “rester
quelque part”, d’occuper une “demeure”. À la fin du
XVe siècle, “habiter un pays”, c’est le peupler. Ce der-
nier verbe ne s’impose qu’au cours du XVIIe siècle…
Quant aux mots “habitant” et “habitante”, ils ne rem-
placent “habiteur” et “habiteuse” que très progressive-
ment, le Dictionnaire de l’Académie française, dans
son édition de 1842, les accueille encore.
Ces informations (3) nous montrent à quel point le verbe
“habiter” est riche, que son sens ne peut se limiter à
l’action d’être logé, mais déborde de tous les côtés et
l’“habitation” et l’“être”, au point où l’on ne puisse
penser l’un sans l’autre… C’est le constat qu’établit le
philosophe et sociologue Henri Lefebvre (1901-1991),
lorsqu’il introduit cette notion dans la sociologie urbai-
ne française au cours des années soixante, s’inspirant
largement du philosophe allemand Martin Heidegger
(1889-1976). Mais avant de se référer à ce dernier, il
utilise le mot “habiter” comme Le Corbusier et les par-
tisans de la charte d’Athènes, c’est-à-dire comme une
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la contradiction ville/campagne et la victoire d’une
nouvelle réalité, l’“urbain”, qui vient nier et dépasser (à
la mode hégélienne) et la “ville” et la “campagne”, et il
note : “L’être humain ne peut pas ne pas bâtir et
demeurer, c’est-à-dire avoir une demeure où il vit,
sans quelque chose de plus (ou de moins) que lui-
même : sa relation avec le possible comme avec l’i-
maginaire.” Quelques lignes plus loin, il précise cette
formule : “L’être humain (ne disons pas l’homme) ne
peut pas ne pas habiter en poète. Si on ne lui donne
pas, comme offrande et don, une possibilité d’habiter
poétiquement ou d’inventer une poésie, il la fabrique
à sa manière” (5). L’“habiter” n’est plus le résultat
d’une “bonne” politique du logement, d’une “bonne”
architecture, d’un “bon” urbanisme, il doit être “consi-
déré comme source, comme fondement”, c’est de lui
que dépend la qualité de la sphère privée, de l’habitat
entendu comme le logement et tous les parcours
urbains qui y mènent. Henri Lefebvre élabore sa prop-
re théorie de la critique de la quotidienneté (1946-1981)
(6) et, chemin faisant, dégage des lois de “survie du
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s’exposer à la perte de privilèges dans le domaine de la fabrique du logement et de la
voire aux lettres de cachet. ville. Considérations bien étrangères à la pensée de
À l’opposé de ces espaces
spécifiques au mobilier souvent
Martin Heidegger. En effet, pour ce dernier le verbe
imposant, l’auteur nous fait “habiter” signifie “être-présent-au-monde-et-à-autrui”,
découvrir l’espace de la chambre ce qui nous éloigne d’une vision purement sociologique
traditionnelle au Japon qui sert de l’habitation qui viserait à recenser les “manières
maintenant de référence à certains d’habiter” une maison ou un appartement, de se loger
groupes sociaux en France. Le
en d’autres termes. Loger n’est pas “habiter” ; l’ “habi-
tatami était au départ une natte
faite de chaumes de riz que l’on ter”, dimension existentielle de la présence de l’homme
pouvait rouler mais le tapis a sur terre, ne se satisfait pas d’un nombre de mètres car-
progressivement fait place à un rés de logement ou de la qualité architecturale d’un
revêtement recouvrant en totalité immeuble. C’est parce que l’homme “habite”, que son
l’espace de la chambre. Là comme “habitat” devient “habitation” (8).
ailleurs, l’espace de couchage
fonctionne en cohérence avec la
structure de l’habitat, constituée de
L’habitat déborde le logement
cloisons de papier, en particulier L’habitation, dans un ensemble collectif ou une maison
pour maintenir des normes individuelle, en location ou en propriété, correspond à
climatiques acceptables en toutes tant de mètres carrés, il s’agit d’une “cellule”, d’un T2,
saisons. d’un loft, peu importe la norme de référence, elle est
délimitée par des murs, possède une porte d’entrée et ses
Alain Vulbeau
usages sont d’ordre privé. Dorénavant, l’habitat, dans le
1 - Pascal Dibie, Ethnologie de la sens commun, comprend l’habitation et tous les itinérai-
chambre à coucher, Paris, Métailié, res du quotidien urbain. Une importante enquête (9),
2000. montre à quel point la surface du logement n’est pas
seule identifiée à l’habitat. Celui-ci déborde. Je réside
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le repos, entravent le bien-être
et favorisent l’agressivité, la
colère, le refus des autres. De même une rue triste, sale,
inhospitalière déteint sur votre caractère, vous devenez
morose, vulnérable, inquiet et broyez du noir. Des espa-
ces verts lépreux, des voitures mal garées, des incivilités
à répétition, un gardien absent ou bougon, tout cela
concourt à vous gâcher l’existence et à rendre inhabita-
ble votre logement et ses à-côtés. Vous rêvez de partir,
NOTES
de changer d’air. Vous n’habitez pas le monde et votre
habitation est davantage un refuge, étroit et cadenassé, 1 - “Le chez-soi dans tous les sens”, par
qui vous enferme plus qu’il ne vous libère. Elle n’a pas Pascal Amphoux et Lorenza Mondada,
la taille de l’habitat que vous souhaitez posséder. La Architecture & Comportement, vol. 5, n° 2,
1989, pp.125-150 ; Pour une anthropolo-
géométrie coupante des blocs de béton égratigne votre gie de la maison, par Amos Rapoport, tra-
âme, le spleen s’empare de vous. Que faites-vous ici, duction française, Dunod, 1972 ; Culture,
architecture et design, par Amos
alors que vous recherchez un là ? Si “habiter” n’est pas Rapoport, traduction française, in-folio (C-
donné à tout le monde et n’a que faire de l’action de l’ur- H), 2003 et Maison, espace réglé espace
rêvé, par Jacques Pezeu-Massabuau,
baniste ou de l’architecte, l’habitat et l’habitation relè- Reclus, Montpellier, 1993.
vent, pour une grande part, de leur attention et de leur
2 - L’abécédaire de la maison, par Jean-
talent. Un mobilier urbain amène, un Abribus conforta- Paul Flamand, Les éditions de La Villette,
ble, une voirie qui privilégie le piéton et le vélo sur l’au- 2004 ; Dictionnaire de la géographie et
de l’espace des sociétés, sous la direction
tomobile, un éclairage rassurant, des façades variées, de Jacques Lévy et Michel Lussault, Belin,
des boutiques en rez-de-chaussée, etc. augmentent 2003, et Dictionnaire de l’habitat et du
logement, sous la direction de Marion
incontestablement l’habitabilité d’un quartier. De Segaud, Jacques Brun et Jean-Claude
même, un logement traversant, des fenêtres bien dispo- Driant, Armand Colin, 2002.
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1970, p. 159 et s.
l’humain. Il ne dépérit pas pour autant et admet une
5 - La révolution urbaine, par Henri
Lefebvre, Gallimard, 1970, p. 113 et p.155
habitation proprette, un habitat comme il faut et une
et s. Lire également, “Éléments pour une impossibilité totale d’“habiter”. Une telle situation se
nouvelle réflexion sur l’habiter”, par Maïté
Clavel, Cahiers internationaux de sociolo-
banalise, dans les enclaves résidentielles, comme dans
gie, vol. LXXII, PUF, 1982. les grands ensembles à la dérive et révèle à quel point
6 - Critique de la vie quotidienne, par l’urbanité ne correspond aucunement à des règles, des
Henri Lefebvre, tome 1, Grasset, 1947, codes, des procédures relationnelles, mais à la vérité de
tome 2 et tome 3, L’Arche, 1961 et 1981.
Lire également, “Ville et quotidienneté.
la relation elle-même. I
Essai sur le quotidien urbain, ses tempora-
lités et ses rythmes”, par Thierry Paquot,
Cultures urbaines et développement dura-
ble, sous la direction d’Ingrid Ernst, minis-
tère de l’Aménagement du territoire et de
l’Environnement, 2002, pp. 181-201.