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LA CONCEPTION CARTÉSIENNE DE L'AMOUR POUR DIEU : AMOUR

RAISONNABLE ET PASSION

Isabelle Wienand, Olivier Ribordy

Presses Universitaires de France | « Dix-septième siècle »

2014/4 n° 265 | pages 635 à 650


ISSN 0012-4273
ISBN 9782130628842
Article disponible en ligne à l'adresse :
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La conception cartésienne de l’amour pour Dieu :


amour raisonnable et passion1

La question de l’amour ne semble pas, au premier abord, être le thème de prédilec-


tion de la philosophie cartésienne. Les occurrences de la thématique de l’amour dans
les œuvres dites majeures de Descartes ne signalent pas un emploi spécifiquement
philosophique. Comme le souligne Denis Kambouchner dans son essai intitulé « La
subjectivité cartésienne de l’amour2 », Descartes fait un usage soit neutre, soit plutôt
conventionnel, soit relativement imprécis du concept de l’amour dans le Discours, les
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Meditationes et les Principia. C’est seulement à partir de 16473, c’est-à-dire l’année
durant laquelle l’édition française des Méditations et des Principes paraît que Descartes
écrit deux lettres sur l’amour à l’attention de son ami Pierre Chanut (1601-1662)4 et
qu’il accorde à la thématique de l’amour, désormais récurrente dans son œuvre, un
traitement proprement philosophique. Le traité sur les Passions de l’âme, publié en
1649, est déjà commencé à la fin de 16455 ; alors en cours d’élaboration en 1647, il
joue à cet égard un rôle prépondérant pour éclairer la raison de la simultanéité des
réflexions cartésiennes sur l’amour6.

1. Cette contribution est une version révisée de la communication tenue en mars  2012 à
Descartes, à l’occasion du XXe Colloque Descartes : Amour de soi, amour de l’Autre. Nous remercions
Philippe Soual pour l’organisation de ce colloque ainsi que les participants pour leurs remarques
constructives. Nous sommes particulièrement reconnaissants aux experts de la revue XVIIe siècle pour
leurs commentaires.
2.  Denis Kambouchner, Descartes et la philosophie morale, Paris, Hermann, 2008, pp.  115-147
(ici pp. 116-117). Voir aussi Patrick R. Frierson, « Learning to love: From egoism to generosity in
Descartes », Journal of the History of Philosophy, 2002, vol. 40, n° 3, pp. 313-338.
3.  à propos de la genèse de la réflexion cartésienne sur l’amour, voir Frédéric de Buzon, La Science
cartésienne et son objet. Mathesis et phénomène, Paris, Honoré Champion, 2013, pp. 306-314.
4. Cf. lettre de Descartes à Chanut, 1er février 1647 (AT IV 600-617) et 6 juin 1647 (AT V 50-58,
en particulier 54-58). Cf. également Jean-François de Raymond, Pierre Chanut. Ami de Descartes : un
diplomate philosophe, Paris, Beauchesne, 1999, pp. 141-162.
5. Cf. lettre de Descartes à Élisabeth, 3  novembre 1645 (AT IV 332, 6-11) ; lettre d’Élisabeth à
Descartes, 25  avril 1646 (AT IV 404, 8-16) ; ainsi que la lettre de Descartes à Élisabeth, mai  1646,
dans laquelle il signale travailler à la première mouture de son traité sur les Passions de l’âme (« étant
une matière que je n’avais jamais ci-devant étudiée, et dont je n’ai fait que tirer le premier crayon »)
(AT IV 407, 9-11).
6.  Gábor Boros, « Love as a guiding principle of Descartes’s late philosophy », History of Philosophy
Quarterly, 2003, vol. 20, n° 2, pp. 149-163, ici pp. 149-151.
XVIIe siècle, n° 265, 66e année, n° 4-2014
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636 La conception cartésienne de l’amour pour Dieu : amour raisonnable et passion

Notre contribution vise à rendre compte de ces réflexions sur l’amour en recou-
rant, d’une part, à la lettre du premier février 1647 adressée à Chanut ainsi qu’à la
correspondance avec la princesse Élisabeth de Bohème et, d’autre part, aux articles
des Passions afférents au phénomène psychologique de l’amour.
Dans sa lettre à Chanut, Descartes distingue deux types d’amour : l’amour raison-
nable et l’amour sensitif. Notre hypothèse de lecture consiste à montrer que ces deux
types d’amour ainsi que l’amour pour Dieu sont tous déterminés par la notion de
l’union de l’âme et du corps, mentionnée dans la sixième Méditation et discutée aussi
bien dans sa correspondance avec Élisabeth que dans le traité des Passions de l’âme.
Ainsi, l’union de l’âme et du corps semble-t-elle impliquer que l’âme n’aime jamais
seule : de même que l’amour sensitif est toujours accompagné ou causé par des mou-
vements corporels, l’amour raisonnable et l’amour pour Dieu obéissent également à
ce principe.
L’exposé est structuré en trois parties, lesquelles renvoient aux deux types d’amour
distingués dans la lettre à Chanut, c’est-à-dire à l’amour « intellectuelle ou raison­-
nable » et à l’amour « sensuelle ou sensitive »7, et enfin à l’étude de l’amour de
l’homme pour Dieu8. La première partie porte sur la notion d’amour raisonnable,
laquelle correspond à une activité de l’âme qua res cogitans, qui se joint de volonté
à un objet jugé convenable. La deuxième partie thématise la dimension physiolo-
gique de l’amour sensuel, ou encore l’amour qua passion que l’âme ressent en elle de
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manière confuse. Enfin, la troisième partie se concentre sur les spécificités de l’amour
pour Dieu.

L’amour raisonnable

La notion d’amour raisonnable constitue l’un des axes principaux de la réflexion


élaborée par René Descartes dans la lettre détaillée qu’il adresse à Pierre Chanut le
premier février 1647. Le philosophe, qui avait jusque-là consacré de larges pans de ses
recherches à la raison9, associe ici la dimension intellectuelle à l’amour et les fond dans
le syntagme ‘amour raisonnable’ – dans lequel l’adjectif ‘raisonnable’ est à prendre
au sens faible, comme le note Denis Kambouchner dans son commentaire de cette
lettre : « Il s’agit des pensées qui ne relèvent d’aucune action du corps. Elles impliquent
toutes un certain exercice du jugement, mais ne sont pas nécessairement sages10. »
Au vu de l’exploitation philosophique tardive de ce concept et du fait qu’il soit
relégué dans la correspondance, ne faudrait-il pas tout simplement considérer le

7.  AT IV 601, 14 et AT IV 602, 23-24. Par commodité linguistique, le terme ‘amour’ sera désor-
mais accordé au genre masculin, et non au féminin comme dans le texte original.
8. Cf. AT IV 607, 5-7.
9. Le primat de la raison est exposé de manière radicale dans une lettre de Descartes à Élisabeth,
1er  septembre 1645, (AT IV 282, 23-24) : « [...] et c’est moins de perdre la vie que de perdre l’usage
de la raison. » Pour une définition de la raison, voir le célèbre début du Discours de la Méthode [DM]
(AT VI 2, 5-8) : « [...] la puissance de bien juger, et distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement
ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes. »
10.  René Descartes, Pierre Chanut, Lettres sur l’amour, [Descartes/Chanut] Avant-propos, édition du
texte, notes et postface par Denis Kambouchner, Paris, Fayard, 2013, p. 73, n. 19.
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thème de l’amour raisonnable comme marginal ? Bien au contraire, il s’avère très


riche et renforce l’assise philosophique des lettres de Descartes, lesquelles viennent
prolonger avec profit les réflexions contenues dans les Méditations11. On peut rappeler
à ce propos que la traduction française des Objections et Réponses aux Méditations fut
achevée par Clerselier, le beau-frère de Chanut, en mars 1647, soit à peine un mois
après la lettre que Descartes fait parvenir au Résident de Suède. Outre la proximité
temporelle des Méditations et des lettres de Descartes sur l’amour, c’est surtout leur
rapprochement doctrinal qui retient l’attention.
L’argumentation déployée dans les Méditations se base sur un ego pensant, à partir
duquel l’existence de Dieu, puis la certitude des objets extra-mentaux sont prou-
vées. Une construction parallèle se dégage de la correspondance avec Chanut, dans
laquelle Descartes prend cette fois comme point de départ l’âme aimante, laquelle
peut aimer tout objet et, ultimement, Dieu. Malgré un ordonnancement quelque
peu différencié entre les Méditations (où les éléments apparaissent dans l’ordre sui-
vant : 1. ego pensant ; 2. Dieu ; 3. monde) et la lettre (où les éléments apparaissent
selon l’ordre : 1. âme aimante ; 2. monde ; 3. Dieu), le lecteur ne manque pas d’être
interloqué par la congruence des mêmes trois éléments. Les parallèles entre la corres-
pondance et les traités antérieurs ne s’arrêtent pas aux Méditations. Pour échafauder
son raisonnement sur l’amour, Descartes paraît délibérément s’appuyer sur des élé-
ments issus de son Discours de la méthode : ainsi, Descartes accentue-t-il le fait qu’il
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faut suivre un chemin (methodos) pour parvenir à l’amour de Dieu12. Selon lui, il n’y
a aucun doute que l’âme humaine puisse par la force de sa nature aimer Dieu ; enfin,
en considérant que Dieu est un esprit ou une chose pensante, une ressemblance entre
notre âme et Dieu se fait jour13.
Loin d’être complètement isolées en marge des principales œuvres comme les
Méditations14, le traité des Passions de l’âme ou encore le Discours de la méthode,
les réflexions sur l’amour proposées dans les lettres font bien partie intégrante du
corpus philosophique cartésien. Ceci vaut tout particulièrement pour le traitement
de l’amour raisonnable.

11. Cf. René Descartes, Correspondance avec Élisabeth et autres lettres, introduction, bibliographie
et chronologie de Jean-Marie Beyssade et Michelle Beyssade, Paris, Flammarion, 1989, p.  35 : « La
correspondance de Descartes n’a rien renié de sa philosophie et, là même où elle constitue à son tour
une œuvre, elle s’appuie sur les autres, elle les continue, elle y trouve ses prémisses et elle en intègre les
conclusions. »
12.  Relativement à la notion de chemin, voir notamment DM I (AT VI 10, 26-31), pour le doute
DM IV (AT VI 31, 24-30) et pour Dieu en tant qu’esprit ou « nature intelligente » DM IV (AT VI 35,
22-29), respectivement pour la ressemblance entre notre âme et Dieu voir MM III, (AT VII 51, 15-23
/ AT IX 41).
13. Ces trois éléments se retrouvent en effet dans la lettre de Descartes à Chanut, 1er février 1647
(AT IV 608, 10-16) : « Or le chemin que je juge qu’on doit suivre, pour parvenir à l’amour de Dieu, est
qu’il faut considérer qu’il est un esprit, ou une chose qui pense, en quoi la nature de notre âme ayant
quelque ressemblance avec la sienne, nous venons à nous persuader qu’elle est une émanation de sa
souveraine intelligence, et divinæ quasi particula auræ [et comme une parcelle du souffle divin ; d’après
le vers d’Horace, Satires, II. 2, vers 79] ».
14. Cf. MM III (AT VII 52, 12-16 / AT IX 41) : « […] il me semble très à propos de m’arrêter
quelque temps à la contemplation de ce Dieu tout parfait, de peser tout à loisir ses merveilleux attributs,
de considérer, d’admirer et d’adorer l’incomparable beauté de cette immense lumière, au moins autant
que la force de mon esprit, qui en demeure en quelque sorte ébloui, me le pourra permettre. »
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638 La conception cartésienne de l’amour pour Dieu : amour raisonnable et passion

Souhaitant répondre à deux questions sur l’amour soulevées par Chanut, et aug-
mentées d’une troisième question formulée par la reine Christine de Suède lors d’un
entretien avec le Résident, Descartes énonce avec précision les trois interrogations et
développe une véritable « Dissertation sur l’Amour15 ».

Vous voulez savoir mon opinion touchant trois choses : 1. Ce que c’est que l’amour.
2. Si la seule lumière naturelle nous enseigne à aimer Dieu. 3. Lequel des deux dérèglements
et mauvais usages est le pire, de l’amour ou de la haine ? Pour répondre au premier point,
je distingue entre l’amour qui est purement intellectuelle ou raisonnable, et celle qui est
une passion. La première n’est, ce me semble, autre chose sinon que, lorsque notre âme
aperçoit quelque bien, soit présent, soit absent, qu’elle juge lui être convenable, elle se
joint à lui de volonté, c’est-à-dire, elle se considère soi-même avec ce bien-là comme un
tout dont il est une partie et elle l’autre (Lettre de Descartes à Chanut, 1er février 1647,
AT IV 601, 8-21).

Dans un premier temps, Descartes vise donc à définir l’amour. C’est dans ce
contexte qu’il introduit la notion d’amour intellectuel. Non content de la définir,
Descartes s’emploie à la cerner plus précisément encore, au moyen d’une double
distinction : il distingue l’amour intellectuel d’une part de la passion, d’autre part
de l’amour sensitif16 – même si les notions de passion et d’amour sensitif demeurent
intimement liées. Il considère en effet l’amour intellectuel ou raisonnable comme
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une idée plus claire que celle de l’amour sensitif, qui n’est qu’une idée confuse17.
On remarquera au passage que Descartes ne dit pas que l’idée d’amour raisonnable
est parfaitement claire, mais se contente de la qualifier de plus claire que l’idée de
l’amour sensitif. Au moment d’expliciter l’amour raisonnable, Descartes souligne
l’union de l’âme, qui se joint de volonté à un bien qu’elle juge convenable. Ainsi,
après avoir reconnu un bien, l’âme, foncièrement unique et autonome, peut se lier de
manière libre et volontaire à ce bien, pour former un tout avec lui (voir Les Passions
de l’âme [PA] II §§ 80-81). Dès lors, l’amour raisonnable semble donc constitué de
deux éléments, à savoir de l’âme aimant volontairement, et de son objet. Comme
pour tout ensemble, la difficulté consiste à déterminer la part active de chacun des
éléments : en l’occurrence, entre l’âme aimante et l’objet, lequel des deux éléments
est-il prépondérant ?
À première vue, la question semble assez rapidement tranchée, en faveur de
l’âme : c’est bien l’âme qui « se considère soi-même avec ce bien comme un tout »,

15. Sur le défi relevé dans cette lettre par Descartes – où il répond à la reine sans connaître les thèses
qu’elle avait soutenues lors de son entretien avec Chanut – voir les remarques de Denis Kambouchner,
Descartes/Chanut, pp. 10-12 qui précise que l’inscription manuscrite « Dissertation sur l’Amour » figure
dans la marge de l’exemplaire de l’Institut (vol. I, p. 306). Cf. lettre de Chanut à Descartes, 1er décembre
1646, AT X, 609, 3 – 613, 17.
16. Cf. lettre de Descartes à Chanut, 1er février 1647 (AT IV 601, 13-15) et note suivante.
17.  Lettre de Descartes à Chanut, 1er février 1647 (AT IV 602, 21 – 603, 3) : « Mais pendant que notre
âme est jointe au corps, cette amour raisonnable est ordinairement accompagnée de l’autre, qu’on peut
nommer sensuelle ou sensitive, et qui, comme j’ai sommairement dit de toutes les passions, appétits et
sentiments, en la page 461 de mes Principes français, n’est autre chose qu’une pensée confuse excitée
en l’âme par quelque mouvement des nerfs, laquelle la dispose à cette autre pensée plus claire en quoi
consiste l’amour raisonnable. »
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c’est bien l’âme qui a la connaissance que cet objet est un bien pour elle, c’est bien
l’âme qui se joint de volonté avec lui et de surcroît de la manière qui lui convient.
À ces arguments s’ajoute le fait que même si l’objet est absent, l’âme peut encore
avoir un mouvement de volonté : en effet, si elle ne dispose pas encore de l’objet,
l’âme est alors emplie d’un désir (voir PA II §§ 86-87) ; si elle est privée de
l’objet, l’âme sera alors triste (voir PA II §§ 92-93). Toutefois, à y regarder de plus
près, Descartes ne nie pourtant aucunement à l’objet son importance : la présence
ou l’absence de l’objet aimé transporte l’âme vers le désir, la joie ou la tristesse18.
Selon la définition cartésienne de l’amour raisonnable, n’est-ce pas également
l’objet qui peut « posséder » l’âme, n’est-ce pas également l’objet qui participe au
fait que l’âme soit jointe à lui « non seulement par la volonté de l’âme, mais aussi
réellement et de fait » ?
Au vu du propos cartésien, un équilibre entre les deux éléments se dessine : c’est
donc bien l’union entre l’âme aimante et l’objet qui constitue l’amour raisonnable.
L’amour est certes issu de la volonté d’un être pensant19, mais il dépasse les limites du
solipsisme, dans la mesure où il est porté vers un objet20 – qu’il s’agisse d’ailleurs d’un
objet qui lui soit inférieur, d’un alter ego ou même du Créateur21, comme le suggère
l’extrait suivant :

Mais, parce que les philosophes n’ont pas coutume de donner divers noms aux
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choses qui conviennent en une même définition, et que je ne sais point d’autre défi-
nition de l’amour, sinon qu’elle est une passion qui nous fait joindre de volonté à
quelque objet, sans distinguer si cet objet est égal, ou plus grand, ou moindre que nous,
il me semble que, pour parler leur langue, je dois dire qu’on peut aimer Dieu (Lettre de
Descartes à Chanut, 1er février 1647, AT IV 610, 28 – 611, 622).

Après avoir esquissé les traits caractéristiques de l’amour, Descartes établit


une distinction déterminante entre l’amour raisonnable et l’amour sensitif : une
entreprise ardue, puisque le philosophe concède que « pour l’ordinaire, ces deux
amours se trouvent ensemble : car il y a une telle liaison entre l’une et l’autre
que, lorsque l’âme juge qu’un objet est digne d’elle, cela dispose incontinent le
cœur aux mouvements qui excitent la passion d’amour [...] » (Lettre de Descartes à
Chanut, 1er février 1647, AT IV 603, 21-25 ; voir aussi AT IV 602, 21-23). On le

18. Cf. Lettre de Descartes à Chanut, 1er février 1647 (AT IV 601, 21-27) : « Ensuite de quoi, s’il [le
bien] est présent, c’est-à-dire, si elle [l’âme] le possède, ou qu’elle en soit possédée, ou enfin qu’elle soit
jointe à lui non seulement par sa volonté, mais aussi réellement et de fait, en la façon qu’il lui convient
d’être jointe, le mouvement de sa volonté, qui accompagne la connaissance qu’elle a que ce lui est un
bien, est sa joie […] »
19. En ce sens, voir par exemple Jean-Luc Marion, Prolégomènes à la charité, Paris, 21986, pp. 98-100.
20. Cependant, « […] il arrive quelquefois que ce sentiment d’amour se trouve en nous, sans que
notre volonté se porte à rien aimer, à cause que nous ne rencontrons point d’objet que nous pensions en
être digne » (Lettre de Descartes à Chanut, 1er février 1647, AT IV 603, 13-16).
21.  Transcendant ainsi l’ego, l’amour permet à l’âme de développer un lien avec un bien librement
choisi.
22. Cf. également PA II § 83 (AT XI 389-391) et infra n. 36.
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640 La conception cartésienne de l’amour pour Dieu : amour raisonnable et passion

devine, une compréhension détaillée de la notion d’amour raisonnable ne saurait


faire l’économie d’une clarification sur l’amour sensitif qua passion d’amour23.

L’amour sensitif

Définitions de la passion de l’amour

Dans l’édition française des Méditations, l’amour est caractérisé comme mode de
la res cogitans24. Dans l’article  190 des Principes25, l’amour est défini – au même
titre que la haine, la crainte et la colère – comme un sentiment ou une passion de
l’âme, c’est-à-dire une pensée confuse qui n’appartient ni à l’âme seule, ni au corps
seul, mais à l’étroite union entre eux. Autrement dit, Descartes souligne que nous
ressentons en nous et avons immédiatement conscience de cette émotion et de son
intensité, en ce qu’elle se rapporte à notre âme, sans pour autant que sa cause nous
soit claire et distincte26. La nature hybride, ou encore mixte, de l’amour et des pas-
sions en général est posée de manière axiomatique dans la première partie des Passions
de l’âme, à l’article 27. Sont appelées passions de l’âme :
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Des perceptions, ou des sentiments, ou des émotions de l’âme, qu’on rapporte parti-
culièrement à elle, et qui sont causées, entretenues et fortifiées par quelque mouvement
des esprits (PA I § 27, AT XI 349)27.

23. Lettre de Descartes à Chanut, 1er février 1647 (AT IV 602, 3-20) : « Et tous ces mouvements de
la volonté auxquels consistent l’amour, la joie et la tristesse, et le désir, en tant que ce sont des pensées
raisonnables, et non point des passions, se pourraient trouver en notre âme, encore qu’elle n’eut point
de corps. […] Et il n’y a rien en tous ces mouvements de sa volonté qui lui fût obscur, ni dont elle n’eût
une très parfaite connaissance, pourvu qu’elle fît réflexion sur ses pensées. » La passion semble donc
irrémédiablement qualifier l’amour en tant qu’il est lié au corps. On s’étonne dès lors que Descartes,
reprenant la même définition, l’applique à n’importe quel objet, y compris à Dieu : l’amour pour Dieu
n’est pas un amour raisonnable, mais bien une passion.
24.  MM III (AT IX 27) : « Je suis une chose qui pense, c’est-à-dire qui doute, qui affirme, qui nie, qui
connaît peu de choses, qui en ignore beaucoup, qui aime, qui hait, qui veut, qui ne veut pas, qui ima-
gine aussi, et qui sent. » Les termes « qui aime, qui hait » sont des additions apportées dans la version
française des Méditations, comme le notent Michelle et Jean-Marie Beyssade dans leur édition du texte
(René Descartes, Méditations métaphysiques. Objections et Réponses, suivies de quatre lettres. Présentation,
bibliographie et chronologie par Jean-Marie Beyssade et Michelle Beyssade, édition revue et corrigée,
Paris, Flammarion, 2011, p. 95).
25.  Principes de la Philosophie [PP] IV § 190 (AT IX 312) : « Mais les autres mouvements des mêmes
nerfs lui font sentir d’autres passions, à savoir celles de l’amour, de la haine, de la crainte, de la colère,
etc., en tant que ce sont des sentiments ou passions de l’âme ; c’est-à-dire en tant que ce sont des pensées
confuses que l’âme n’a pas de soi seule, mais de ce qu’étant étroitement unie au corps, elle reçoit l’impres-
sion des mouvements qui se font en lui : car il y a une grande différence entre ces passions et les connaissances
ou pensées distinctes que nous avons de ce qui doit être aimé, ou haï, ou craint, etc., bien que souvent elles se
trouvent ensemble. [&c., toto genere ab istis affectibus distinguuntur (PP IV § 190, AT VIII-1 317).] »
26. C’est la raison pour laquelle nous avons une grande difficulté à identifier et expliquer ce que nous
sentons. Ainsi Descartes répond-il à la première question de Chanut. Cf. Descartes/Chanut, p. 75, n. 39.
27. Le texte des Passions est adapté en français moderne, selon l’édition de Ferdinand Alquié : René
Descartes, Œuvres philosophiques, t. III, 1643-1650, Paris, Garnier, 22010.
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Isabelle Wienand et Olivier Ribordy 641

La passion de l’amour est, quant à elle, définie à l’article 79 ainsi :

L’amour est une émotion de l’âme, causée par le mouvement des esprits, qui l’incite
à se joindre de volonté aux objets qui paraissent lui être convenables (PA II §  79,
AT XI 387).

Ainsi, l’objet vers lequel l’émotion de l’amour incite à se tourner peut se révéler
imaginé, exagéré, et même trompeur. En effet, l’objet que l’âme se représente28, et avec
lequel elle cherche à se joindre de volonté, n’est pas nécessairement convenable, mais
« paraît » lui être convenable. Pour reprendre l’exemple de l’article 142 des Passions,
l’amour est parfois mal fondé ou injuste en ce qu’il nous conduit à nous joindre de
volonté à un objet dénué de valeur, voire nuisible.29 Deux remarques notionnelles
s’imposent ici.
La première remarque concerne le sens de « se joindre de volonté », que Descartes
utilise dans les Passions ainsi que dans sa lettre à Chanut. Dans cette dernière,
Descartes explique que la pensée confuse de l’amour, causée par quelque mouvement
des nerfs, dispose l’âme « à cette autre pensée plus claire en quoi consiste l’amour
raisonnable30 ». Quelques lignes plus bas, il indique que la chaleur du cœur et la
grande abondance de sang dans les poumons rendent « l’âme encline à joindre à soi
de volonté l’objet qui se présente » (AT IV 603, 10-11). Dès lors, l’âme est incitée à
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se représenter comme un tout qu’elle forme avec l’objet, « dont il est une partie et elle
l’autre » (AT IV 601, 20-21). Descartes précise qu’il ne faut toutefois pas identifier
les sensations physiologiques que l’âme ressent en elle à la volonté de ne faire qu’un
avec le bien désiré. Ce ressenti immédiat des sensations correspond à ce que la philo-
sophie de l’esprit a problématisé sous le terme de qualia31, c’est-à-dire au phénomène
de l’expérience subjective et immédiate d’une sensation. Ce ressenti est ineffable,
intrinsèque et privé, et ainsi immédiatement perceptible dans la conscience. En prin-
cipe, ce premier moment marqué par une dimension de passivité peut conduire ou
non à l’union de volonté de l’âme avec l’objet en question. En effet, la volonté de
faire un avec l’objet n’est pas nécessairement causée par une passion. Inversement, la
passion de l’amour peut être en nous « sans que notre volonté se porte à rien aimer,
à cause que nous ne rencontrons point d’objet que nous pensions en être digne »
(AT IV 603, 14-16). Nous verrons que l’indépendance de la volonté de l’âme ou

28. Cf. PA II § 56 (AT XI 374) : « Mais lorsqu’une chose nous est représentée comme bonne à notre
égard, c’est-à-dire, comme nous étant convenable, cela nous fait avoir pour elle de l’amour ; et lors-
qu’elle nous est représentée comme mauvaise ou nuisible, cela nous excite à la haine. »
29. Cf. PA II § 142 (AT XI 435) : « Mais je n’ose pas dire de même de l’amour au regard de la haine.
Car, lorsque la haine est juste, elle ne nous éloigne que du sujet qui contient le mal dont il est bon d’être
séparé, au lieu que l’amour qui est injuste nous joint à des choses qui peuvent nuire, ou du moins qui ne
méritent pas d’être tant considérées par nous qu’elles sont, ce qui nous avilit et nous abaisse. »
30. Cf. supra n. 17 et Descartes/Chanut, p. 74, n. 24 : « ‘Joindre à soi’ ou ‘se joindre de volonté’ à un
objet (expressions équivalentes), c’est se considérer comme faisant avec lui un seul tout, et ainsi consi-
dérer le bien de cet objet comme le sien propre […] »
31. Cf. David J. Chalmers, The Conscious Mind, New York/Oxford, Oxford University Press, 1996 ;
Daniel C. Dennett, Consciousness explained, Boston, Little Brown and Company, 1991. Dennett remet
en cause l’existence des qualia, en arguant que l’aspect subjectif est une illusion sans aucun fondement
scientifique.
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642 La conception cartésienne de l’amour pour Dieu : amour raisonnable et passion

encore la possibilité de suspendre son jugement à l’égard de l’appel des passions, et en


particulier de la passion primitive de l’amour, est relativisée par Descartes32.
La deuxième concerne la qualité de « convenable ». « Convenable » désigne ce
qui convient, plus précisément ce qui convient à l’âme33. Est jugé « convenable »
l’objet de l’amour : ce qui n’implique toutefois pas que cet objet soit nécessairement
un bien qui grandisse ou perfectionne moralement l’âme quand elle forme un tout
avec lui. Notons que ce qualificatif est utilisé indifféremment selon qu’il est question
de l’amour passion ou de l’amour raisonnable. La différence porte sur les sortes de
perception : dans un cas, il s’agit d’une pensée claire (« jugée convenable »), dans
l’autre, l’objet « paraît » raisonnable. Le vocable « convenable » serait-il l’indice que
Descartes envisage l’amour, sous ces deux formes, avant tout comme un phénomène
dont la cause et la fin seraient déterminées par l’ego ? Dans le cas de l’amour passion,
la lecture des textes conduit à suggérer que la convenance et l’utilité en jeu ne se rap-
portent pas exclusivement à l’ego. L’exemple de l’amour paternel au § 8234 du Traité
montre que le mouvement de volonté de faire un tout avec ses enfants ne se réduit
ni à une négation de leur altérité, ni à une forme larvée d’égoïsme, mais constitue
un dépassement de soi. Cette idée est reprise dans la lettre à Chanut du premier
février 1647 en ces termes :

[…] je crois que, de sa nature, elle [l’amour] est plus parfaite, et qu’elle fait qu’on
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embrasse avec plus d’ardeur les intérêts de ceux qu’on aime. Car la nature de l’amour
est de faire qu’on se considère avec l’objet aimé comme un tout dont on n’est qu’une
partie, et qu’on transfère tellement les soins qu’on a coutume d’avoir pour soi-même
à la conservation de ce tout, qu’on n’en retienne pour soi en particulier qu’une partie
aussi grande ou aussi petite qu’on croit être une grande ou petite partie du tout auquel
on a donné son affection […] (AT IV 611, 22 – 612, 2).

Le caractère convenable de l’objet aimé n’est donc pas dicté par l’intérêt immédiat
du sujet aimant. Au contraire, la nature de l’amour est telle qu’elle déplace ou trans-
fère l’affection du sujet35 pour un objet particulier vers un tout. Reste néanmoins
qu’il appartient au sujet d’estimer l’objet aimé, au regard de l’amour de soi. C’est,
selon Descartes, sur la base de cette estimation opérée par le sujet que se dégage une
gradation entre trois sortes d’amour : l’affection vouée à des objets moins estimés
que soi, l’amitié réservée en principe aux êtres humains, et la dévotion portée au

32. Cf. infra p. 645.


33.  Dans son commentaire, Denis Kambouchner ajoute que « l’amour implique la convenance de
l’objet » ; cf. Descartes/Chanut, p. 76, n. 42.
34.  PA II § 82 (AT XI 389) : « Au lieu que l’amour qu’un bon père a pour ses enfants est si pur qu’il
ne désire rien avoir d’eux, et ne veut point les posséder autrement qu’il fait, ni être joint à eux plus étroi-
tement qu’il est déjà ; mais, les considérant comme d’autres soi-même, il recherche leur bien comme le
sien propre, ou même avec plus de soin, parce que, se représentant que lui et eux font un tout dont il
n’est pas la meilleure partie, il préfère souvent leurs intérêts aux siens et ne craint pas de se perdre pour
les sauver. » Sur ce passage ainsi que sur la distinction entre estime et amour, cf. Delphine Kolesnik-
Antoine, Descartes. Une politique des passions, Paris, Puf, 2011, pp. 55-81.
35.  Kambouchner souligne à juste titre que le déplacement ou transfert dont Descartes rend compte
n’est pas nécessairement réfléchi. Descartes développe cette idée dans une lettre à Élisabeth datée du
15 septembre 1645 (AT IV 294, 5 – 295, 14) ; cf. Descartes/Chanut, pp. 78-79, n. 65.
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Isabelle Wienand et Olivier Ribordy 643

premier chef à la souveraine Divinité36. Dans ces trois cas de figure, le principe de
conservation de la meilleure partie devrait conduire le sujet, joint de volonté à l’objet
aimé et formant un tout avec lui, à abandonner la partie moindre. Si, relativement
à l’affection, la conservation du sujet lui-même s’impose donc généralement, « au
contraire en la dévotion, l’on préfère tellement la chose aimée à soi-même, qu’on ne
craint pas de mourir pour la conserver » (PA II § 83 AT XI 390).
Principalement développée dans sa « Dissertation sur l’Amour », puis dans le
traité des Passions de l’âme, la notion cartésienne d’amour rend ainsi compte de la
riche diversité des formes d’amour, du plus égoïste au plus désintéressé. Englobante,
la notion d’amour est aussi première.

Le primat de la passion de l’amour

L’amour appartient aux six passions dites primitives, à partir desquelles l’ensemble
des autres passions se déduit et se compose. Ces six passions primitives sont selon
leur ordre d’apparition dans les Passions l’admiration, l’amour, la haine, le désir, la
joie et la tristesse (PA II §  69). La passion de l’amour est primitive ou première,
pour au moins trois raisons. Premièrement, c’est une passion simple en ce qu’elle
n’est pas composée d’autres passions. Elle peut naturellement s’accompagner d’autres
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passions, comme la passion de la joie, mais son essence n’est pas réductible à un autre
phénomène affectif plus primaire. En outre, l’unité insécable de l’amour passion
s’observe au niveau physiologique. Dans une lettre à Élisabeth37, Descartes explique
ainsi que la passion de l’amour est primitive, car on peut observer par déduction
qu’elle déclenche un sentiment de chaleur autour du cœur, et que la joie cause plutôt
un sentiment de dilatation38. Quant au désir, Descartes souligne qu’il n’accompagne
pas l’amour, s’il s’agit d’un amour comblé ou entier39. Deuxièmement, l’amour est

36. Cf. PA II § 83 (AT XI 389-390) : « On peut, ce me semble, avec meilleure raison, distinguer
l’amour par l’estime qu’on fait de ce qu’on aime, à comparaison de soi-même. Car lorsqu’on estime
l’objet de son amour moins que soi, on n’a pour lui qu’une simple affection ; lorsqu’on l’estime à l’égal
de soi, cela se nomme amitié ; et lorsqu’on l’estime davantage, la passion qu’on a peut être nommée
dévotion. »
37.  Lettre d’Élisabeth à Descartes, 25 avril 1646 (AT IV 404, 17-27) : « Mais puisque sa partie phy-
sique [du Traité] n’est pas si claire aux ignorants, je ne vois point comment on peut savoir les divers
mouvements du sang, qui causent les cinq passions primitives, puisqu’elles ne sont jamais seules. Par
exemple, l’amour est toujours accompagnée de désir et de joie, ou de désir et de tristesse, et à mesure
qu’il se fortifie, les autres croissent aussi,... au contraire. Comment est-il donc possible de remarquer
la différence du battement de pouls, de la digestion des viandes, et autres changements du corps, qui
servent à découvrir la nature de ces mouvements ? »
38. Cf. lettre de Descartes à Élisabeth, mai 1646 (AT IV 408, 16-29).
39.  Lettre de Descartes à Élisabeth, mai  1646 (AT IV 408, 29 – 409, 5) : « Et  bien que le désir
soit quasi toujours avec l’amour, ils ne sont pas néanmoins toujours ensemble au même degré : car,
encore qu’on aime beaucoup, on désire peu, lorsqu’on ne conçoit aucune espérance ; et parce qu’on n’a
point alors la diligence et la promptitude qu’on aurait, si le désir était plus grand, on peut juger que
c’est de lui qu’elle vient, et non de l’amour. » Voir aussi la lettre de Descartes à Chanut, 1er février 1647
(AT IV 606, 16-27) : « À quoi j’ajoute que plusieurs autres passions, comme la joie, la tristesse, le désir,
la crainte, l’espérance etc., se mêlant diversement avec l’amour, empêchent qu’on ne reconnaisse en quoi
c’est proprement qu’elle consiste. Ce qui est principalement remarquable touchant le désir ; car on le
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644 La conception cartésienne de l’amour pour Dieu : amour raisonnable et passion

premier d’un point de vue ontogénétique. Au même titre que les trois autres passions
primitives de la joie, de la tristesse et de la haine40, l’amour, écrit Descartes dans sa
lettre à Chanut du premier février 1647, est la seule que nous ayons eue « avant notre
naissance » (AT IV 605, 19). Dans cette histoire naturelle de la passion (voir aussi
PA II §§ 107-111), Descartes explique que les tout premiers mouvements de l’âme
se dirigent naturellement vers un bien de nature corporelle41, en vertu du fait qu’à ce
stade prénatal, « l’âme était tellement attachée à la matière, qu’elle ne pouvait encore
vaquer à autre chose qu’à en recevoir les diverses impressions » (AT IV 605, 21-23).
Cette connexion naturelle entre un état corporel et un état mental n’est pas une
observation d’ordre empirique, mais un principe que Lisa Shapiro nomme à juste
titre le « principe de nature et d’habitude42 ».
Troisièmement, l’amour a toujours une dimension physiologique. Dans sa lettre
du premier février 1647, Descartes note que même lorsque l’âme se tourne vers des
objets qui ne servent pas principalement à la bonne conservation du corps, l’amour
intellectuel de l’âme a toujours été « accompagné des premiers sentiments qu’elle en
avait eus, et même aussi des mouvements ou fonctions naturelles qui étaient alors
dans le corps » (AT IV 605, 28-31). La notion primitive de l’union de l’âme et du
corps permet de comprendre la liaison naturelle de l’amour raisonnable à son fon-
dement corporel43. Ainsi Descartes rend-il compte de la primitivité de l’amour en
tant que passion simple, ontogénétique et corporelle. Il en découle une implication
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épistémologique, selon laquelle cette passion est tout d’abord confuse et peu acces-
sible à notre connaissance.

Mais je dirai seulement que ce sont ces sentiments confus de notre enfance, qui,
demeurant joints avec les pensées raisonnables par lesquelles nous aimons ce que nous
en jugeons digne, sont cause que la nature de l’amour nous est difficile à connaître
(Lettre de Descartes à Chanut, 1er février 1647, AT IV 606, 11-16).

Le paradoxe de l’analyse cartésienne semble être le suivant : d’une part, la pas-


sion de l’amour a une préhistoire psychologique et physiologique ainsi qu’un impact
déterminant sur l’amour raisonnable. D’autre part, comme Descartes l’explique à
Chanut dans sa lettre du début juin 1647, cette pensée confuse, dont l’intentionna-
lité n’est pas causée par le cogito, peut être modifiée et dirigée vers un autre objet.

prend si ordinairement pour l’amour, que cela est cause qu’on a distingué deux sortes d’amours : l’une
qu’on nomme amour de bienveillance, en laquelle ce désir ne paraît pas tant, et l’autre qu’on nomme
amour de concupiscence, laquelle n’est qu’un désir fort violent, fondé sur un amour qui souvent est
faible. » Cf. également PA II § 81.
40.  Descartes ne retient dans cette lettre à Chanut que quatre passions primitives. Les passions du
désir et de l’admiration seront ajoutées ultérieurement.
41.  Descartes ne défend pas une anthropologie marquée par la doctrine du péché originel, comme le
rappelle Kambouchner ; cf. Descartes/Chanut, p. 75, n. 32.
42.  « Principle of Nature and Habituation », cf. Lisa Shapiro, « The structure of the Passions of the
Soul », in Byron Williston, André Gombay (dir.), Passion and Virtue in Descartes, New York, Humanity
Books, 2003, pp. 31-79 (ici pp. 42-46).
43. Cf. Chantal Jaquet, Le Corps, Paris, Puf, 2001, pp. 130-136 et Dominik Perler, Transformationen
der Gefühle. Philosophische Emotionstheorien 1270-1670, Francfort/Main, Fischer, 2011, pp. 286-304.
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Isabelle Wienand et Olivier Ribordy 645

L’amour comme pensée confuse

L’amour est une pensée confuse, c’est-à-dire une pensée dont on ne peut avoir une
perception distincte44. Descartes explique ce caractère confus en recourant à l’image
des « plis45 » que les objets ont imprimés sur notre cerveau. Mais cette confusion ne
condamne pas le sujet aimant à une cécité incorrigible, ou encore à une solidarité
irréfléchie à l’égard des caractéristiques et de la valeur de l’objet aimé. Autrement
dit, la passion de l’amour peut faire l’objet d’une clarification : elle est perfectible.
L’intervention de la raison permet ainsi le passage progressif d’une pensée confuse
à une pensée qui l’est moins. « Faire réflexion » sur les objets aimés correspond au
moment où les mouvements habituels des passions sur l’âme ne sont plus subis, mais
observés, et éventuellement modifiés, dans la mesure où les connexions instituées
par la nature sont en principe modifiables. L’exemple autobiographique célèbre que
Descartes rapporte à son ami Chanut témoigne en ce sens de l’éducabilité des incli-
nations affectives ou du bien-fondé de cette « impulsion secrète » qu’est l’amour,
pour reprendre l’expression de Chanut46.

Par exemple, lorsque j’étais enfant, j’aimais une fille de mon âge, qui était un peu
louche ; au moyen de quoi, l’impression qui se faisait par la vue en mon cerveau,
quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle qui s’y faisait aussi
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pour émouvoir en moi la passion de l’amour, que longtemps après, en voyant des per-
sonnes louches, je me sentais plus enclin à les aimer qu’à en aimer d’autres, pour cela
seul qu’elles avaient ce défaut ; et je ne savais pas néanmoins que ce fut pour cela. Au
contraire, depuis que j’y ai fait réflexion, et que j’ai reconnu que c’était un défaut, je
n’en ai plus été ému (Lettre de Descartes à Chanut, 6 juin 1647, AT V 57, 10-22).

La force de la réflexion dans le mouvement naturel des inclinations corporelles


est aussi puissante qu’elle est limitée47. La raison n’est pas dans un rapport ancillaire
avec les passions, en ce qu’elle peut mettre fin à une forme d’automatisme affectif.
Toutefois, la ratio n’est pas non plus dans un rapport d’indépendance totale à
l’égard des passions. En effet, elle n’a pas de prise directe sur « l’institution de la
nature48 » et ne peut à ce titre empêcher l’existence même des passions. À l’inverse,
le mouvement des passions est l’impetus qui meut la raison à aimer, à connaître,
à penser. L’exemple de la passion de l’admiration49 montre de manière éloquente

44. Sur le syntagme clair/distinct, voir par ex. PP I §§ 43-45 et Henri Gouhier, La Pensée métaphy-
sique de Descartes, Paris, Vrin, 41987, p. 21.
45. Cf. lettre de Descartes à Chanut, 6 juin 1647 (AT V 57, 3-10).
46.  Lettre de Chanut à Descartes, 11  mai 1647 (AT X 622, 18-19) ; voir aussi Descartes/Chanut,
pp. 94-97.
47. Cf. Byron Williston, « Descartes on love and/as error », Journal of the History of Ideas, 1997,
vol. 58, n° 3, pp. 429-444, ici p. 440.
48.  PA I § 50 (AT XI 369) et PA II § 137 (AT XI 430). Voir également le chapitre consacré à cette
notion par Pierre Guenancia, Lire Descartes, Paris, Gallimard, 2000, pp. 320-349.
49. Cf. PA II § 75 (AT XI 384) : « Et on peut dire en particulier de l’admiration qu’elle est utile en
ce qu’elle fait que nous apprenons et retenons en notre mémoire les choses que nous avons auparavant
ignorées. [...] Aussi voyons-nous que ceux qui n’ont aucune inclination naturelle à cette passion sont
ordinairement fort ignorants. »
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646 La conception cartésienne de l’amour pour Dieu : amour raisonnable et passion

le rapport d’interdépendance, et non d’opposition, qui régit, selon Descartes, les


activités et les passions de l’âme.

L’amour de l’homme pour Dieu

Après avoir éclairci les notions d’amour raisonnable, d’amour sensitif et de pas-
sion, Descartes aborde dans sa lettre à Chanut l’épineuse question de savoir si l’être
humain peut, par la seule lumière naturelle50, aimer Dieu51. Conscient de l’enjeu de
cette question pour l’ego cogitans, Descartes entame sa réponse en invoquant les rai-
sons qui devraient l’inciter à douter de la possibilité pour l’homme d’aimer Dieu.
Descartes puise alors dans l’arsenal des notions étudiées et recourt tout particulière-
ment à l’amour raisonnable et à l’amour sensitif pour avancer deux contre-arguments
envisageables : premièrement, les attributs divins sont si excellents qu’ils ne sauraient
convenir à l’homme, dans la mesure où ils se révèlent infiniment supérieurs à lui.
En effet, conformément à la définition de l’amour raisonnable, l’homme ne devrait
pas se joindre de volonté à un bien qui ne lui convienne pas – en l’occurrence à un
bien trop excellent et inaccessible, dans le cas des attributs divins. Deuxièmement,
l’homme ne pourrait avoir d’amour sensitif pour Dieu, puisque rien en Dieu n’est
imaginable, si bien que rien en Dieu ne peut faire l’objet d’un quelconque amour
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lié au sens52. Au vu de ces objections, tout porterait donc à croire que l’amour envers
Dieu ne soit tout simplement pas possible pour l’homme53.
Contre toute attente, Descartes s’inscrit ici en faux et recourt avec force à la
notion de passion. Il affirme non seulement que l’amour pour Dieu est possible pour
l’homme, mais aussi qu’il est une passion, et même la plus utile des passions.

50. Sur différentes acceptions de la lumen naturale (notamment en tant qu’intuition, en tant que
principe évident par soi-même, en tant que lumière de la raison, ou en tant qu’autorité antidogma-
tique), voir John Cottingham, article « Intuition », A Descartes Dictionary, Oxford, Blackwell, 1993,
pp. 94-96.
51. Cf. Thomas d’Aquin, ST, I, q. 82, a. 3, (éd. Paris 1984-1986, t. 1, p. 717) : « Donc, quand la
réalité où se trouve le bien est plus élevée que l’âme même où se trouve l’idée de cette réalité, la volonté
est supérieure à l’intelligence, par rapport à cette réalité. Mais quand la réalité est inférieure à l’âme,
alors sous ce rapport l’intelligence est supérieure à la volonté. C’est pourquoi il est mieux d’aimer Dieu
que de le connaître ; et inversement il vaut mieux connaître les choses matérielles que les aimer. » Voir
aussi ST, I-II, q. 26-28 ; Commentaire des Sentences, III, d. 27, q. 1, a. 1-4 et, sur ces textes, Amours
plurielles, Doctrines médiévales du rapport amoureux de Bernard de Clairvaux à Boccace, présentation et
commentaires par Ruedi Imbach et Iñigo Atucha, Paris, Seuil, 2006.
52. Les deux contre-arguments sont formulés ainsi dans la Lettre de Descartes à Chanut, 1er février
1647 (AT IV 607, 9-19) : « [1] les attributs de Dieu qu’on considère le plus ordinairement, sont si
relevés au dessus de nous, que nous ne concevons en aucune façon qu’ils nous puissent être convenables,
ce qui est cause que nous ne nous joignons point à eux de volonté […] [2] il n’y a rien en Dieu qui soit
imaginable, ce qui fait qu’encore qu’on aurait pour lui quelque amour intellectuelle, il ne semble pas
qu’on en puisse avoir aucune sensitive, à cause qu’elle devrait passer par l’imagination pour venir de
l’entendement dans le sens. »
53. Et Descartes de concéder que tout au plus, l’amour pour Dieu pourrait être un amour intellectuel
ou raisonnable. Cf. note précédente.
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Isabelle Wienand et Olivier Ribordy 647

Toutefois je ne fais aucun doute que nous ne puissions véritablement aimer Dieu
par la seule force de notre nature. Je n’assure point que cet amour soit méritoire sans la
grâce, je laisse démêler cela aux Théologiens ; mais j’ose dire qu’au regard de cette vie,
c’est la plus ravissante et la plus utile passion que nous puissions avoir ; et même qu’elle
peut être la plus forte, bien qu’on ait besoin, pour cela, d’une méditation fort attentive,
à cause que nous sommes continuellement divertis par la présence des autres objets
(Lettre de Descartes à Chanut, 1er février 1647, AT IV 607, 30 – 608, 9).

Descartes indique même une voie qui conduit à l’amour pour Dieu. Il va ainsi
réduire l’écart entre la créature et son Créateur, en les décrivant tous deux comme
des êtres pensants. En choisissant délibérément cette argumentation philosophique,
Descartes insiste sur la ressemblance entre Dieu et l’âme humaine, tout en évitant
prudemment la discussion théologique liée au mystère de l’Incarnation54. Loin d’être
inaccessible, comme les contre-arguments avaient pu à tort le suggérer, Dieu peut
parfaitement devenir objet de l’amour humain. Mieux, la définition cartésienne de
l’amour raisonnable s’applique également au cas de Dieu : cette extension de la défi-
nition philosophique de l’amour raisonnable transparaît dans le passage suivant.

Au contraire, lorsque nous aimons Dieu, et que par lui nous nous joignons de
volonté avec toutes les choses qu’il a créées, d’autant que nous les concevons plus
grandes, plus nobles, plus parfaites, d’autant nous estimons-nous aussi davantage, à
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cause que nous sommes des parties d’un tout plus accompli ; et d’autant avons-nous
plus de sujet de louer Dieu, à cause de l’immensité de ses œuvres (Lettre de Descartes à
Chanut, 6 juin 1647, AT V 56, 2-9).

Ainsi, l’amour pour Dieu s’inscrit au cœur même de l’argumentation philoso­-


phique développée par Descartes. Les notions d’amour raisonnable et d’amour
sensitif, respectivement de passion, définies au début de la lettre à Chanut de
février  1647 constituent l’arrière-fond conceptuel, sur la base duquel Descartes
envisage le cas de l’amour pour Dieu. L’auteur des Passions considère non seu-
lement que cet amour envers Dieu est réalisable par la seule force de la nature
humaine, mais il le qualifie encore de « la plus ravissante et la plus utile passion ».
Dans sa lettre, le philosophe dira même qu’il « est évident que notre amour envers
Dieu doit être sans comparaison la plus grande et la plus parfaite de toutes55 ».
Dans la mesure où l’amour pour Dieu est désigné par Descartes comme une
passion, il ne saurait se résumer à une simple pensée raisonnable. La passio carté-
sienne semble à certains égards venir frôler l’affectio spirituelle56. La conception

54. Cf. Lettre de Descartes à Chanut, 1er février 1647 (AT IV 607, 19-24) : « C’est pourquoi je ne
m’étonne pas si quelques philosophes se persuadent qu’il n’y a que la religion chrétienne qui, nous
enseignant le mystère de l’Incarnation, par lequel Dieu s’est abaissé jusqu’à se rendre semblable à nous,
fait que nous sommes capables de l’aimer […] »
55.  Lettre de Descartes à Chanut, 1er février 1647 (AT IV 612, 29 – 613, 2).
56. L’imbrication entre la passio et l’affectio spirituelle de la charité est d’ailleurs suggérée dans la
lettre de Descartes à Élisabeth, 6 octobre 1645 (AT IV 308, 25 – 309, 4) : « […] et quelque tristesse
ou quelque peine que nous ayons en telle occasion, elle ne saurait être si grande qu’est la satisfaction
intérieure qui accompagne toujours les bonnes actions, et principalement celles qui procèdent d’une
pure affection pour autrui qu’on ne rapporte point à soi-même, c’est-à-dire de la vertu chrétienne qu’on
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648 La conception cartésienne de l’amour pour Dieu : amour raisonnable et passion

cartésienne paraît en effet par endroit rejoindre l’idée chrétienne, selon laquelle
l’être pensant – comme s’il était attiré par la cause finale – est appelé à aimer Dieu.
Appliquée à l’amour pour Dieu, la définition cartésienne de l’amour s’exprime en
une formule, qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler le Notre Père57.

[…] la méditation de toutes ces choses remplit un homme qui les entend bien d’une
joie si extrême, que, tant s’en faut qu’il soit injurieux et ingrat envers Dieu jusqu’à sou-
haiter de tenir sa place, il pense déjà avoir assez vécu de ce que Dieu lui a fait la grâce de
parvenir à de telles connaissances ; et se joignant entièrement à lui de volonté, il l’aime
si parfaitement, qu’il ne désire plus rien au monde, sinon que la volonté de Dieu soit
faite (Lettre de Descartes à Chanut, 1er février 1647, AT IV 609, 7-15).

Dans sa lettre à Élisabeth du 15 septembre 1645, Descartes avait déjà évoqué le


cas de l’amour pour Dieu et recouru à une formulation similaire58 : il souligne la
bonté de Dieu et encourage la princesse à s’efforcer d’accepter tous les événements,
y compris les afflictions, en tant qu’ils dépendent de la Providence divine59. Sans
prôner le fatalisme et l’inaction, le philosophe incite au contraire à faire ce qu’on
croit être agréable à Dieu (AT IV 294, 17). L’argument de Descartes s’inscrit dans
une réflexion générale sur l’agir, au sein de laquelle il met notamment l’accent sur
la dimension sociale de l’être humain qui, en tant que partie d’un tout auquel il
est joint, devrait être amené à « toujours préférer les intérêts du tout » (AT IV 293,
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12-13) à ceux de sa personne60.

nomme charité. » Sur les liens entre charité chrétienne et amitié, voir aussi Lettre de Descartes à Voetius
(AT VIII-2 111, 13 – 116, 16), comme l’indique l’édition italienne des œuvres complètes de Descartes,
Giulia Belgioioso (a cura di), Opere 1637-1649, Milan, Bompiani, 2012, p. 2408, n. 63.
57. Cf. le verset « que ta volonté soit faite » (Mt 6, 10) et la lettre de Descartes à Élisabeth, janvier 1646
(AT IV 353, 21 – 354, 4) : « Or ce qu’un roi peut faire en cela, touchant quelques actions libres de ses
sujets, Dieu, qui a une prescience et une puissance infinie, le fait infailliblement touchant toutes celles
des hommes. Et avant qu’il nous ait envoyés en ce monde, il a su exactement quelles seraient toutes les
inclinations de notre volonté ; c’est lui-même qui les a mises en nous, c’est lui aussi qui a disposé toutes
les autres choses qui sont hors de nous, pour faire que tels et tels objets se présentassent à nos sens à tel
et tel temps, à l’occasion desquels il a su que notre libre arbitre nous déterminerait à telle ou telle chose ;
et il l’a ainsi voulu, mais il n’a pas voulu pour cela l’y contraindre. »
58.  Lettre de Descartes à Élisabeth, 15 septembre 1645, (AT IV, 294, 13-21) : « Et on est naturel-
lement porté à l’avoir, lorsqu’on connaît et qu’on aime Dieu comme il faut : car alors, s’abandonnant
du tout à sa volonté, on se dépouille de ses propres intérêts, et on n’a point d’autre passion que de faire
ce qu’on croit lui être agréable ; en suite de quoi on a des satisfactions d’esprit et des contentements, qui
valent incomparablement davantage que toutes les petites joies passagères qui dépendent des sens. »
59.  Lettre de Descartes à Élisabeth, 15 septembre 1645, (AT IV, 291, 23 – 292, 4) : « […] car cela
nous apprend à recevoir en bonne part toutes les choses qui nous arrivent, comme nous étant expres-
sément envoyées de Dieu ; et pour ce que le vrai objet de l’amour est la perfection, lorsque nous élevons
notre esprit à le [Dieu] considérer tel qu’il est, nous nous trouvons naturellement si enclins à l’aimer,
que nous tirons même de la joie de nos afflictions, en pensant que sa volonté s’exécute en ce que nous
les recevons. » Kambouchner renvoie ici (Descartes/Chanut, p. 78, n. 56) à saint François de Sales (Traité
de l’amour de Dieu (1616), livre IX, textes présentés et annotés par André Ravier avec la collaboration
de Roger Devos, Paris, Gallimard, 1969, pp. 759-807).
60.  Dans une lettre envoyée ultérieurement à Élisabeth (6  octobre 1645, AT IV 316, 20-26),
Descartes associe Providence divine et prudence humaine, suggérant que même les actions égoïstes
pourraient contribuer au bien de tous ; voir à ce sujet Delphine Kolesnik-Antoine, Descartes. Une poli-
tique des passions, pp. 58-59.
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Isabelle Wienand et Olivier Ribordy 649

Amorcé à la suite de la lecture commune du traité De vita beata de Sénèque, cet


échange entre Descartes et Élisabeth pendant l’automne 1645 sur les conditions de
la vie heureuse thématise d’une part les principales choses à connaître : bonté divine,
immortalité des âmes, grandeur de l’univers et appartenance de l’être humain à un
tout. Ces lettres suggèrent d’autre part les liens forts entre le particulier et le tout, en
esquissant aussi quelques éléments de l’amour pour Dieu. Dès 1647, des questions
soulevées par Christine et le Résident de Suède donneront à Descartes l’occasion
d’approfondir ces dimensions. Dans le cadre de la lettre du premier février 1647 à
Chanut s’apparentant à un véritable traité sur l’amour, Descartes cherchera notam-
ment à déterminer ce qui porte l’âme à se joindre de volonté avec certains objets.

Conclusion

En s’appuyant sur l’échange épistolaire entre Descartes et Chanut, notre contri-


bution s’est fixé deux objectifs principaux : d’une part, dégager quelques traits de la
notion cartésienne de l’amour et, d’autre part, illustrer la portée philosophique des
lettres au sein de l’œuvre de Descartes. En un mot, il s’agissait moins de rendre ses
lettres de noblesse à l’amour cartésien, mais bien plus modestement, de rendre au tra-
vers de nobles lettres, quelques traits cartésiens de l’amour. Descartes laisse entendre
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dans son analyse que la notion d’union de l’âme et du corps est toujours impliquée
dans l’amour raisonnable, l’amour sensitif et dans les conditions de possibilités de
l’amour pour Dieu. Néanmoins, pareille interprétation ne serait-elle pas invalidée
par l’assertion suivante ?

Je dis que ces émotions sont causées par les esprits, afin de distinguer l’amour et la
haine, qui sont des passions et dépendent du corps, tant des jugements qui portent
aussi l’âme à se joindre de volonté avec les choses qu’elle estime bonnes et à se séparer
de celles qu’elle estime mauvaises, que des émotions que ces seuls jugements excitent
en l’âme (PA II § 79, AT XI 387).

Descartes établit ici une typologie alternative du phénomène de l’amour en se


focalisant sur sa cause : la passion de l’amour est causée par des modifications des
conditions corporelles ; l’amour raisonnable est initié par l’activité de jugement de
l’âme61, et l’émotion intérieure de l’amour est causée par la réflexion de l’âme sur son
activité62. Cette typologie se base largement sur la distinction des deux substances
et de leurs attributs, tels qu’ils sont définis dans les Méditations et les Principes63 :
l’attribut de l’âme est la pensée et celui du corps, l’étendue. Toutefois, l’évidence de
l’union de l’âme et du corps, loin de remettre en question la thèse de la distinction,
ne permet pas dans l’expérience quotidienne de distinguer les passions des émo-
tions intérieures. L’état d’indistinction dans lequel l’âme, à sa naissance, se trouve

61. Cf. lettre de Descartes à Chanut, 1er février 1647 (AT IV 601, 8-21).


62.  À ce sujet, cf. Philippe Soual, « Émotions intérieures et morale chez Descartes », in Szerkesztette
C. Dezsö et al. (dir.), Quatre siècles de cartésianisme, Szeged, Kiadja a Pro Philosophia Szegedensi
Alapítvány, 1996, pp. 85-94.
63. Cf. principalement MM II (AT VII 23-34) et PP I §§ 51-68 (AT IX 46-56).
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650 La conception cartésienne de l’amour pour Dieu : amour raisonnable et passion

liée avec le corps donne lieu à des connexions instituées naturellement entre le corps
et l’âme. Descartes n’endosse en aucun cas un déterminisme de type physiologique
et reconnaît au cogito la capacité intellectuelle de faire réflexion sur ces correspon-
dances naturelles, ainsi que la liberté d’établir de nouvelles liaisons affectives. Le
témoignage autobiographique de Descartes dans sa lettre à Chanut de juin 164764
constitue à ce titre la preuve émouvante du libre arbitre et confirme notre hypothèse
de lecture, selon laquelle la correspondance de Descartes, et en particulier les deux
lettres de 1647, sont des textes de toute première importance pour l’intelligence de
sa doctrine de l’amour. Véritable abrégé de sa métaphysique, ces textes épistolaires
représentent le laboratoire d’une pensée en dialogue avec ses correspondants65. Une
étude attentive des échanges intellectuels entre Descartes, la princesse Élisabeth, la
reine Christine et Chanut66 montre combien la compréhension de la pensée pratique
de Descartes (philosophie morale, psychologie philosophique, philosophie sociale
et politique) dépend en grande partie de l’interprétation de ces lettres qui nous ont
été transmises. Au point où le primat non plus des passions, mais des œuvres de
Descartes dites majeures en serait presque renversé.
Bien d’autres dimensions mériteraient assurément d’être mises en lumière à pro-
pos de l’amour, comme le suggère Descartes : « Mais il faudrait écrire un gros volume
pour traiter de toutes les choses qui appartiennent à cette passion […]67. »
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Isabelle Wienand et Olivier Ribordy

64. Cf. lettre de Descartes à Chanut, 6 juin 1647 (AT V, 57, 10-22) cité in supra II.3.
65. Cf. Jean-Robert Armogathe, « La correspondance de Descartes comme laboratoire intellectuel »,
La biografia intellettuale di René Descartes attraverso la Correspondance, Jean-Robert Armogathe, Giulia
Belgioioso, Carlo Vinti (a cura di), Naples, Vivarium, 1998, pp. 5-22, ici p. 22.
66. Cf. René Descartes, Der Briefwechsel mit Elisabeth von der Pfalz, Französisch-Deutsch, Isabelle
Wienand, Olivier Ribordy (éd.), Hambourg, Meiner, 2014.
67.  Lettre de Descartes à Chanut 1er février 1647 (AT IV 606, 28-30).

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