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Erwan Ruty
Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université Paris 8 - - 193.54.174.3 - 21/04/2020 15:04 - © Editions Esprit
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-esprit-2019-10-page-103.htm
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E n 2006, un an après les émeutes que beaucoup de témoins de
l’époque, essentiellement à gauche, se plaisaient à qualifier
de « révolte sociale », le sociologue Gérard Mauger publiait au
contraire L’Émeute de 2005. Une révolte protopolitique1. Si, justement, l’émeute
n’avait pas vraiment été une révolte véritable, c’est qu’elle n’avait trouvé
ni moyen d’expression accepté comme tel, ni leader, ni revendication,
ni débouché politique.
C’est que les banlieues, comme le reste de la France mais en avance
sur elle, sont le laboratoire d’une dépolitisation certaine. Le lieu d’évé-
nements parfois violents, résidus d’une longue succession d’échecs et
d’impasses politiques. Événements desquels émergent à la fois des subs-
tituts à la politique comme mode de régulation de la société, et sans
doute des manières de s’engager précurseurs d’une transformation pro-
fonde de l’ensemble de la société française. Car on peut interpréter ces
émeutes comme un moment pivot de l’histoire des quartiers, mais aussi
du pays, ouvrant la voie à deux destins possibles. Selon une hypothèse,
elles marquent une fin de cycle caractérisée par la tentative de réso-
lution des conflits sociaux par la politique. Dans ce cas, les émeutes de
2005 seraient plutôt post-politiques, et conduiraient à d’autres moyens
de réguler le social, comme le management libéral et la consommation
(ce que Gramsci nommait « l’américanisme »). Selon une autre hypothèse,
1 - Gérard Mauger, L’Émeute de 2005. Une révolte protopolitique, Paris, Le Croquant, 2006.
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Défaites politiques
La jeunesse de ces territoires s’est beaucoup engagée, avant et après 2005,
contrairement au récit qui a couramment été fait d’elle. Mais ces enga-
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gements n’ont pas eu d’écho hors des quartiers. Il lui fallait visiblement
crier plus fort que de raison pour se faire entendre. Les émeutes de 2005
sont ce cri puissant. Cette jeunesse a connu tant de défaites et l’univers
dans lequel elle se déploie a été si fortement frappé par les chocs de la
mondialisation néolibérale, que les relais et moyens d’expression poli-
tiques traditionnels susceptibles de l’aider à y faire face se sont dissous.
Elle a donc fini par s’investir dans plusieurs formes d’engagements de
substitution : les plus répandues sont l’entrepreneuriat et les cultures
urbaines, témoignant d’une forte convergence de ces quartiers vers le
reste de la société française. Mais se sont aussi développés d’autres subs-
tituts, comme la religion et des formes atténuées de repli sur soi oscillant
entre « communautarisme zombie » et indigénisme…
On peut considérer les émeutes de 2005 comme l’acmé d’une longue
phase de violences urbaines (depuis Vaulx-en-Velin et Vénissieux dans
les années 1970, jusqu’à Grigny, Strasbourg en passant par Chanteloup-
les-Vignes, Dammarie-les-Lys, Toulouse, Vauvert et tant d’autres). Ces
phénomènes émeutiers semblaient d’abord relever d’une sorte de dyna-
mique propre à une fraction des couches populaires françaises et être
circonscrits à un épuisement générationnel après plus de vingt ans de
luttes et d’échecs politiques de la part des mouvements issus des ban-
lieues, depuis 1983 : après la marche pour l’Égalité, dite « des Beurs » (ce
2 - En cela qu’il redonne temporairement une capacité d’action, parfois violente, et d’influence poli-
tique aux citoyens, sans passer par leurs représentants et corps intermédiaires ni par les formes tradi-
tionnellement admises d’expression de la conflictualité politique.
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Il faut surtout replacer ces émeutes de 2005 dans un contexte national de
plus en plus tendu, dont l’arrivée de Jean-Marie Le Pen au second tour
de l’élection présidentielle de 2002 n’est qu’un jalon : une campagne élec-
torale marquée à droite par une surenchère sécuritaire (elle-même reflet
des tensions qui assaillent le pays, notamment autour des « incivilités » et
de la délinquance juvénile, particulièrement issue de la jeunesse des ban-
lieues) ; l’irruption de la question des violences faites aux femmes, spécifi-
quement qualifiées de « tournantes » dans les banlieues (irruption accentuée
par la vague Ni putes ni soumises) ; les tensions croissantes autour des
questions identitaires (appel des Indigènes de la République, émergence
des postcolonial studies, polémiques autour du « racisme anti-Blancs » ou des
questions liées à l’histoire de la traite négrière, hystérisation antisémite
de Dieudonné et complotisme rouge-brun d’Alain Soral – personnages
à l’influence « transclassiste » et « transculturelle ») ; la politique hyper-sécu-
ritaire de Nicolas Sarkozy prenant les « jeunes des quartiers » pour cible…
Autant de moments où des opinions s’expriment de manière abrasive
et hétérodoxe, d’autant qu’elles sont le fait de populations qui avaient
l’habitude « d’êtres parlées » plus que de parler elles-mêmes.
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sent légitime pour défendre « les siens », de manière violente si nécessaire.
Mais les émeutes ne serviront pas de leçon aux forces politiques, syndi-
cales, associatives, qui restent atones face à ces événements. Comment
transformer une foule désorganisée en mouvement constructif ? C’est
bien ce que se sont demandé des acteurs de terrain comme Mohamed
Mechmache, qui travaille alors pour un club de prévention à Clichy-
sous-Bois : « Les émeutes étaient dans la continuité de ce qu’on vivait depuis trente
ans. Il y avait un sentiment d’injustice, de colère enfoui. Personne n’avait pris la
mesure de ce que disaient alors les lanceurs d’alerte. Toutes les structures censées créer
du lien et encadrer la jeunesse ont fermé leurs portes ! Nous, on a essayé de politiser ces
événements ! On a redonné la parole aux gens ! On a fait un tour de France, proposé
des solutions, réveillé les consciences ! On voulait prendre en main notre destin3 ! »
Aucune organisation ne viendra en aide à ceux qui tentent de transformer
civiquement cette insurrection.
« Ces émeutes n’ont pas su s’inscrire véritablement dans un registre politique. Non
pas faute de sens politique mais parce que ce sens n’a été porté par personne en
dehors des jeunes acteurs eux-mêmes4 », résume Gérard Mauger. C’est en
raison de cette violence émeutière, qui plus est émanant de populations
sous-représentées, que personne ne les a relayées. Pourtant, selon le
sociologue, « ces émeutes s’inscrivent dans l’histoire des révoltes populaires fran-
çaises. Elles font penser aux émeutes paysannes des xviie ou xviiie siècles, qui ne
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assez fort n’est venu raconter ces événements et leur donner une place
dans l’histoire nationale. Si bien que les banlieues sont encore considérées
comme un ailleurs de la société française, un microcosme pathologique
à soigner, réprimer ou exclure.
Lorsque Mohamed Mechmache et l’association AC le feu entreprennent
leur premier tour de France des quartiers après 2005, ils vont à la ren-
contre de centaines d’habitants dans tout le pays, constituent un très
volumineux cahier de doléances pour donner la parole à cette jeunesse
qui en semblait privée… Et pourtant, ces citoyens hérauts des quartiers
trouvent porte close au moment de se présenter à l’Assemblée nationale :
« Jean-Louis Debré nous dit : “Laissez vos cahiers au gardien !” » Pour ceux qui
rêvent de citoyenneté républicaine, c’est le pot-au-noir.
Dans cette situation, l’avenir des couches populaires issues des banlieues
de grands ensembles paraît hésiter entre deux modèles, qui ne sont pas
politiques, mais témoins de pratiques, d’opinions, d’un rapport au monde
et d’une identité sociale qui précèdent l’engagement, et sur lequel celui-ci
peut se construire.
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de micro-entrepreneur, ce nouveau dynamisme des quartiers dans ce
domaine est bien supérieur à ce qu’il est sur d’autres territoires.
Un nouvel espoir a remplacé celui qui prévalait naguère en France pour
qui venait des banlieues pauvres, fondé sur une identité fabriquée par
le travail, l’émancipation par l’école, la participation citoyenne, voire
l’engagement politique. Le désir d’entreprendre anime une partie subs-
tantielle de la jeunesse dans ces quartiers (et ailleurs) : individualisme,
esprit d’initiative, difficulté à être soumis à une autorité hiérarchique ou
à la discipline salariale… Le tout étant couplé à une réelle montée des
valeurs néo-religieuses (même superficielles ou fantasmées), on peut
sans barguigner assurer que le discours dominant est bien « Chacun pour
soi, Dieu pour tous ».
Dans ce nouvel air du temps que respirent beaucoup de jeunes des ban-
lieues, les cultures urbaines jouent plutôt un rôle social intégrateur, des
références conquérantes partagées par toute une génération, quelles que
soient ses origines sociales et culturelles. Depuis Jamel Debbouze, le
stand-up est devenu un art populaire à part entière, dont témoignent des
personnalités issues des quartiers et des minorités, d’où le succès de
dizaines de jeunes artistes comme Fary ou Yassine Belattar – devenu
conseiller « banlieue » du président Macron, après que le rappeur étoile
filante Rost a été celui de Hollande. Surtout, le hip-hop est désormais le
cœur battant de la culture mainstream, une large part du rap lorgnant doré-
navant vers la pop, pour constituer une sorte de « hip-pop ». Accréditant
7 - Voir Erwan Ruty, « Macron et les banlieues », Esprit, novembre 2017.
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aguicheuse, on en mime les pratiques et les codes8. Il n’est pas question
de revendiquer l’émergence d’une société alternative (ou seulement dans
les mots), mais de pouvoir participer à la société dominante, du moins
d’en partager le rêve.
Communautarisme zombie
Mais une autre évolution possible est la ghettoïsation. Elle se traduirait
par un séparatisme social à la fois subi et attisé par un narcissisme iden-
titaire exacerbé, visible à travers des phénomènes comme la racisation
des rapports sociaux, la balkanisation de l’espace social (largement dû
à l’évitement de la part d’une partie des classes populaires, moyennes
et supérieures, notamment blanches) et la déferlante religieuse, sous la
pression d’un islam et d’un évangélisme majoritairement conservateurs,
sinon réactionnaires et oppresseurs.
Ces tendances sont à replacer dans un contexte plus général de déva-
luation progressive des références universalistes. Dans le milieu asso-
ciatif, les apôtres des postcolonial studies se voient eux-mêmes peu à peu
dépassés par une nouvelle radicalité militante, imprégnée par les discours
8 - Ce dévoiement a été très bien décrit par des œuvres littéraires ou cinématographiques comme Le
monde est à toi (Romain Gavras, 2018), Tout ce qui brille (Géraldine Nakache et Hervé Mimran,
2010), Une fille facile (Rebecca Zlotowski, 2019) ou Divines (Houda Benyamina, 2016), voire Morgan
Sportès, Tout, tout de suite, Paris, Fayard, 2011.
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codes et de pratiques françaises (ainsi que des États-Unis). Il en est ainsi
des interdits alimentaires, mais aussi des manières de s’habiller, mêlant
parfois influences religieuses et consuméristes (voile, marques de luxe
et sportswear) : l’action de l’Alliance citoyenne, à Grenoble, un des fers de
lance du community organizing en France, pour défendre le « burkini », est
caractéristique de cette imprégnation du militantisme de terrain par des
techniques et un discours directement importés des États-Unis, utilisé
par des minorités militantes actives dans les banlieues.
Cependant, aucun vote à caractère communautaire ne parvient à voir
le jour. Pour autant, en empêchant l’apparition de groupes politiques
strictement communautaires, le système républicain bride l’expression
d’identités alternatives, a fortiori postcoloniales (en particulier, en raison
de sa difficulté à penser l’histoire de la République coloniale). Il empêche
l’autorégulation des réflexes communautaires sans en étouffer les expres-
sions naissantes. Si bien que ces expressions se font de manière non
régulée, individuelle, le groupe communautaire étant aussi évanescent
qu’impuissant. Faute de régulation par des institutions, cette expression
prend des formes plus ou moins exacerbées, fantasmatiques, que l’on
pourrait qualifier de « communautarisme zombie », qui est une forme atténuée
de ghettoïsation mentale mais aussi d’engagement protopolitique.
9 - Voir Catherine Wihtol de Wenden et Rémy Leveau, La Beurgeoisie. Les trois âges de la vie associative
issue de l’immigration, Paris, Cnrs Éditions, 2001.
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s’étendent à d’autres secteurs de la société, provoquant une période de
troubles sporadiques, et des formes de populismes plus ou moins insur-
rectionnels, rendant l’avenir plus incertain. En effet, les contestations
éruptives issues des banlieues ont connu des résonances souterraines
dans d’autres catégories de la population française. Lorsque Julien Bayou
et ses comparses fondent en 2005 le mouvement de stagiaires Génération
précaire, alertant sur la dégradation des conditions d’emploi des jeunes,
il ne sait pas que ce mouvement renvoie à un autre, le collectif Stop
précarité de la Cgt, largement issu des
Les contestations éruptives
banlieues10. De même, lorsque le
issues des banlieues ont connu
25 décembre 2018, quatre Gilets
des résonances souterraines
jaunes se font interdire l’accès à
dans d’autres catégories
l’Élysée après des centaines de kilo-
de la population française.
mètres et trois semaines de marche,
alors qu’ils voulaient remettre au président de la République leurs
doléances, ils sont à des années-lumière de Clichy-sous-Bois et de
Mohamed Mechmache qui avait connu le même sort quinze ans plus tôt.
Les banlieues sont bien le laboratoire de la société française, pour le
meilleur comme pour le pire. Et si Achille Mbembe parle de « devenir nègre
du monde11 », on peut parler d’un devenir banlieue de la France.
10 - Mouvement raconté par Abdel Mabrouki dans un livre intitulé Génération précaire, Paris, Le
Cherche Midi, 2004
11 - Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2013.
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