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CONSERVATOIRE DE MUSIQUE DE MONTRÉAL

TRAVAIL FINAL
Le choix de l’instrument dans l’interprétation du répertoire de la trompette:
enjeux d’authenticité, d’organologie, de styles de jeu et alternatives possibles.

Par HENRI FERLAND


Présenté à JOHANNE COUTURE

Dans le cadre du cours


SMU401

Séminaire en Musicologie
Montréal
1 MAI 2021
Le XXe siècle marque un point charnière dans le milieu artistique musical, avec la

mondialisation et la globalisation, le répertoire à notre disposition s’est grandement diversifié et

nous avons facilement accès à des pièces d’un large éventail d’époques. L’intérêt du public et des

interprètes pour la musique ancienne grandissant, cela a amené plusieurs acteurs du milieu à

s’interroger sur notre manière de jouer cette musique. Aujourd’hui, le milieu artistique est de

plus en plus sensible aux enjeux d’authenticité et d’appropriation culturelle1 et avec la montée du

mouvement HIP (Historically Informed Practice) dans les 1950, il est devenu de moins en moins

acceptable de jouer le répertoire d’une autre époque “à la sauce moderne”. Ce mouvement se

voulait à la base en réaction au dogmatisme du style d’interprétation moderne, il apparaissait de

plus en plus clair que la manière de jouer avait grandement évolué au cours du temps et il était de

plus en plus pressant de comprendre quelle était la nature de ces changements dans le but de se

rapprocher des intentions du compositeur. Cela dit, où se situe le rôle de l’interprète moderne

dans tout cela? Faut-il “suivre la vague” et éviter de se questionner sur les origines de notre

répertoire? De plus, la recherche de “l’authentique” n’ayant virtuellement pas de limite2, jusqu'où

faut-il pousser notre réflexion afin d’éviter de tomber à notre tour dans le dogmatisme?

Le cas des cuivres, plus spécifiquement de la trompette, est d’une grande complexité de

part les multiples évolutions techniques apportées à l’instrument depuis son invention: la

trompette telle que Bach la connaissait n’était pas du tout la même que celle que Wagner ou

même Stravinsky pouvait entendre3. Ainsi, le trompettiste moderne peut parfois avoir

l’impression de faire face à un casse-tête lorsqu’il doit prendre des décisions artistiques inspirées

par l’histoire de l’instrument. Tandis qu’il fait face à des enjeux d’authenticité, il doit aussi

1
Matthes, Erich Hatala. "Cultural Appropriation Without Cultural Essentialism?" Social Theory and Practice 42, no.
2 (2016): 343-66.
2
Jakob-Hoff, Tristan. It's time for classical performers to stop being Hip.
https://www.theguardian.com/music/musicblog/2007/oct/30/itstimeforclassicalperformerstostopbeinghip.
3
Cassone, Gabriele. The Trumpet Book (Varese, Italie: Zecchini, 2009).
prendre en considération les évolutions dans l’organologie de l'instrument et l’influence de ces

dernières sur le concept sonore et l’écriture instrumentale de l’époque. Finalement, il incombe de

trancher, de faire certains compromis et de trouver des alternatives, la recherche de l’absolu

n’étant pas possible.

Les récentes recherches musicologiques nous permettent d’avoir une assez bonne idée du

concept sonore d’une époque donnée4, en sommes-nous rendus au point où il est maintenant de

la responsabilité de l’interprète de chercher à s’informer sur les pratiques courantes du répertoire

qu’il va interpréter et se rapprocher le plus possible du concept de l’époque? Le fait que nous

ayant accès à ces informations — plutôt facilement grâce à l’hyperconnectivité du monde —

nous oblige-t-il à les prendre en compte? Dès lors, où se situe le rôle de l'interprète dans cette

dynamique? Caullier fait remarquer que le rôle de l’interprète fut marqué par un grand

changement à partir du XIXe siècle: de simple exécutant au service de la cour d’une figure de la

royauté, son statut a graduellement fleuri notamment grâce à l’évolution des valeurs vers une

valorisation du patrimoine5. Ainsi, passant par une valorisation de la virtuosité, on penchera

finalement vers le recherche du respect du texte de la partition dont l’écriture s’est grandement

complexifiée et dont l’interprétation en soi relève d’un exploit technique6, mais qu’est-ce qui

définit le texte? Et quelle part des coutumes d’interprétation inhérentes à une époque donnée

doit-on inclure dans ce texte? Selon Caullier, l’interprète moderne se définit donc maintenant

comme le troisième acteur dans la relation entre compositeur et l’audience; il prend l’objet

4
Jackson, Roland John. Performance Practice : a Dictionary-Guide for Musicians (New York : Routledge, 2005),
ix.
5
Caullier, Joëlle. “La condition d'interprète”. Revue DEMéter (Décembre 2002).
6
Ibid.
inanimé qu’est la composition et lui insuffle momentanément vie, lui donnant ce qu’il croit être

le sens juste, et partage cette expérience avec le public.

Christopher Small soutient que le rôle de l’interprète n’est pas seulement d’exécuter la

notation laissée par le compositeur mais de lui insuffler un sens que pourra comprendre le public.

Il attribue ainsi une partie créative en plus d’interprétative au travail du musicien7. Cela dit, ces

définitions posent un autre problème: à première vue, tant que l’interprète réussit à créer une

expérience unique, il n’aurait pas à prendre en compte les intentions du compositeur.

Cette manière de privilégier l’approche actuelle dans l’interprétation, met en lumière

l’enjeu du chronocentrisme abordé par Haynes: il s’agit de la croyance selon laquelle la musique

d’une autre époque est nécessairement moins évoluée et doit être mise au goût du jour. La

musique est jouée selon des coutumes héritées de générations antérieures dont la légitimité n’est

jamais remise en doute: que lesdites coutumes aient été changées au cours du processus n’en

affecterait donc pas l’authenticité8.

Comment alors définir l’authenticité? Harnoncourt place la “naissance” du mouvement

de la musique ancienne dans les années 1920-30, le mouvement se voulait alors en réaction à

l’establishment et évoluait en parallèle au monde de la musique classique9. John Butt propose

quant à lui qu’une interprétation dite “authentique” soit influencée par le désir de recréer le plus

fidèlement possible l’ambiance qu’a pu vivre la première audience, que ce soit par l’utilisation

d’instruments d’époque, par une approche basée sur de la documentation historique du

compositeur ou d’un traité de l’époque, etc.10 Taruskin soulevait que cette définition

7
Small, Christopher. Musiquer : le sens de l'expérience musicale. Traduit de l'anglais par Jedediah Sklower (Paris:
Cité de la musique-Philharmonie de Paris, 1998), 27.
8
Haynes, Bruce. The end of early music : a period performer's history of music for the twenty-first century (Oxford ;
Toronto : Oxford University Press, 2007), 26 .
9
Harnoncourt, Nikolaus. Le discours musical: Pour une nouvelle conception de la musique. Traduit de l’allemand
par Dennis Collins (Paris: Gallimard, 1984), 96.
10
Butt, John. "Authenticity." dans Grove Music Online. Oxford Music Online, Oxford University Press.
sous-entendait que toute interprétation qui serait construite sur d’autres bases seraient

“inauthentiques” et donc, de moindre valeur.11 De plus, Haynes soulève que les recherches

musicologiques étant nécessairement guidées par les intérêts actuels d’une époque donnée, il ne

semble pas évident de pouvoir juger de la neutralité et validité de toutes les informations

musicologiques à disposition: “...what we may want to be “made evident” will also change in

time12.” Il est donc risqué de s’aventurer dans le domaine de “l’authentique” puisqu’on se

retrouve encore en quelque sorte avec une interprétation au “goût du jour”: refuser de reconnaître

la subjectivité du mouvement et d’y attribuer trop de valeur risque d’amener un retour à un

certain dogmatisme de la “tradition”, dont le mouvement HIP essaie justement de se défaire…

La première solution qui vient en tête lorsqu’il est question d’interprétation

historiquement informée est l’utilisation d’instruments d’époque. Harnoncourt soulevait

d’ailleurs que l’instrumentarium d’une époque donnée est toujours celui le plus adapté à la

musique de son époque, les compositeurs écrivaient avec ces sons précis en tête et il arrivait

souvent que leurs compositions soient faites avec un interprète spécifique en tête13. Il apparaît

donc logique que d’utiliser ces instruments — ou des copies modernes — nous permettent

d’atteindre cet idéal sonore toutefois, c’est une manière simpliste de concevoir la situation: il ne

suffit pas de prendre un instrument ancien pour soudainement jouer dans le style de l’époque.

Haynes présente la dichotomie entre “hardware versus software”: il soutient qu’il est impossible

d’approcher l’esthétique sonore de Bach en utilisant des instruments romantiques et va même

jusqu’à soutenir que jouer une oeuvre de Bach sur un piano moderne revient à faire une

transcription, Bach n’ayant jamais pu avoir entendu ce son, il considère donc cela une

11
Ibid.
12
Haynes, Bruce. The end of early music : a period performer's history of music for the twenty-first century (Oxford
; Toronto : Oxford University Press, 2007), 146.
13
Harnoncourt, Nikolaus. Le discours musical: Pour une nouvelle conception de la musique. Traduit de l’allemand
par Dennis Collins (Paris: Gallimard, 1984), 102.
transcription au même titre que si la pièce était jouée sur un “saxophone ou un kazoo14”.

Toutefois, il nuance en mentionnant que l’utilisation d’un hardware historique ne peut en rien

garantir une interprétation historiquement inspirée et ajoute même que certains interprètes

réussissent à imprégner leur jeu sur instrument moderne du style historique15. En somme, le style

HIP partage sa définition avec “l’authenticité”: un mouvement tentant de relier les pratiques

artistiques du passé au présent grâce à une recherche de l’idéal sonore d’une époque précise.

Considérant que l’interprétation sera toujours teintée de nos valeurs modernes, quelles sont les

positions que peut adopter l’interprète moderne? Tout d’abord, il est possible de jouer le

répertoire en suivant les coutumes modernes, ensuite il y a l’option “historique” dans laquelle on

cherche à reproduire le concept sonore d’une époque au meilleur des connaissances actuelles —

ce qui se rapproche parfois plus d’une démarche musicologique que d’interprète et finalement,

l’option peut-être plus compatible avec la réalité du musicien moderne, celle du “compromis

historique” dans lequel on choisit de prioriser certains éléments de notre démarche. En effet, en

gardant en tête que le rôle de l'interprète est de donner vie à une composition afin d’en partager

l’expérience quasi spirituelle avec un public, l’avenue 100% HIP ne permet peut-être pas

toujours de remplir ce rôle de créateur d’expérience. Harnoncourt insiste sur l’importance pour

l’interprète de se questionner sur ses choix de médiums sonores et sur la direction qu’il souhaite

donner à son interprétation. Selon lui, la recherche unique du “Comment cela sonnait?” est du

ressort du musicologue, le devoir de l’interprète est de toujours “...trouver l’instrument optimal

pour lui16.” Il pourrait dès lors être pertinent de préciser le but donné à une interprétation et donc,

de ne pas obliger tout interprète à rendre un répertoire de la manière la plus fidèle

14
Haynes, Bruce. The end of early music : a period performer's history of music for the twenty-first century (Oxford
; Toronto : Oxford University Press, 2007), 157.
15
Ibid.: 153.
16
Harnoncourt, Nikolaus. Le discours musical: Pour une nouvelle conception de la musique. Traduit de l’allemand
par Dennis Collins (Paris: Gallimard, 1984), 99.
historiquement. Notons au passage que l'effet d’une composition reste lié intrinsèquement à son

époque et qu’il est impossible en tant qu’auditeur et interprète de se détacher de notre bagage

musical. Ainsi comme le relève Christopher Small dans son ouvrage “Musicking”, il est

impossible de recréer la sensation qu’on eut les auditeurs lors des premières performances du

Sacre du Printemps, face à son langage dissonant tout comme l’auditeur moderne est très détaché

du caractère sacré des oeuvres liturgiques de Bach, maintenant plus habitué de les entendre dans

le cadre d’une concert que d’une cérémonie religieuse quelconque17. Il n’en reste que la valeur

que peut trouver un interprète dans cette recherche reste non négligeable, même si en bout de

ligne l’interprétation reste “moderne”.

Harnoncourt, dans son “Discours musical”, fait l’apologie de l’utilisation des instruments

anciens tout en nuançant quelques lieux communs: très peu d’instruments n’ont pas été modifiés

au cours du temps, lesdites modifications ont été le fruit d’une collaboration entre les artisans et

interprètes, il est incomplet d’affirmer que l’instrument moderne est donc simplement plus

évolué et “meilleur” que son équivalent “ancien”. Rappelons que l’instrument d’une époque est

toujours le plus adapté à la musique de son temps18. Alors, comment ces différences ont-elles

marqué l’évolution de la trompette? Et comment ont-elles pu influencer le style de jeu et

l’écriture musicale? Tout d’abord, la trompette est définie comme étant “... un instrument à vent

dans lequel le son est produit par les vibrations des lèvres de l’exécutant et qui consiste en une

embouchure plus ou moins importante, un tube conique ou cylindrique de perce relativement

petite, qui n’est pas courbé de façon à former un cercle, et un pavillon évasé19.” L’instrument

était au départ dépourvu de pistons ou clés, l’interprète devait, au moyen du souffle et des lèvres,

17
Small, Christopher. Musiquer : le sens de l'expérience musicale. Traduit de l'anglais par Jedediah Sklower (Paris:
Cité de la musique-Philharmonie de Paris, 1998), 30; 266.
18
Harnoncourt, Nikolaus. Le discours musical: Pour une nouvelle conception de la musique. Traduit de l’allemand
par Dennis Collins (Paris: Gallimard, 1984), 102.
19
Tarr, Edward H. The Trumpet (Chandler, Arizona: Hickman Music Editions, 2008), 6.
augmenter ou diminuer la vitesse de l’air pour changer de notes et il était limité aux harmoniques

naturelles (i.e. gamme harmonique)20. Afin de jouer des mélodies, il fallait jouer dans le registre

aigu - appelé clarino - et cela demandait un niveau de contrôle et de raffinement très élevé 21 22.

La perce qualifie le diamètre du tube de l’instrument et influence sur la projection du son,

une perce cylindrique aura une projection du son plus directe, offrant le son perçant typique de la

trompette, alors qu’une perce conique, diffusera un peu plus le son, et permettra une meilleure

homogénéité sonore23. Notons que la trompette comporte toujours un mélange des deux types de

perces, mais dans des proportions différentes: une trompette naturelle sera donc cylindrique pour

environ deux tiers de sa longueur et conique pour le reste alors que la trompette moderne à

pistons droits est cylindrique pour environ 80% de sa longueur 24.

Ainsi, bien qu’il était possible de faire de brèves excursions dans la tonalité de la

dominante et sus-dominante, la trompette ne pouvait jouer que dans une seule tonalité à la fois:

chaque harmonique à disposition ayant certains tendances d’intonation, il fallait que l’interprète

puisse corriger la hauteur à l’aide de la technique de correction labiale ou lipping25 26


Aussi, en

changeant la hauteur de la langue — ou syllabe — il est possible de changer la couleur d’une

note, son intonation ainsi qu’en améliorer la précision. De ce fait, plus la note est aiguë et plus la

langue monte et inversement pour le grave, cela dit, la trompette à pistons permet d’obtenir un

bon résultat même sans tenir compte des syllabes utilisées. Il est important de noter ici que cette

technique a été relativement peu documentée dans les ouvrages et traités de l’époque, on parlait

20
Myers, Arnold. “How Brass Instruments Work.” dans The Cambridge Companion to Brass Instruments, édité par
Trevor Herbert et John Wallace (Cambridge Companions to Music. Cambridge: Cambridge University Press, 1997),
21.
21
Tarr, Edward H. The Trumpet (Chandler, Arizona: Hickman Music Editions, 2008), 58.
22
Wallace, John, et Alexander McGrattan. The Trumpet (New Haven : Yale University Press, 2011), 110.
23
Tarr, Edward H. The Trumpet (Chandler, Arizona: Hickman Music Editions, 2008), 6; 68.
24
Ibid.
25
Technique consistant à plier vers le haut ou le bas le centre d’une note pour corriger l’intonation. Il en résulte
souvent un changement de couleur.
26
Tarr, Edward H. The Trumpet (Chandler, Arizona: Hickman Music Editions, 2008), 59.
alors des notes aux tendances fausses en tant que “notes en dehors des harmoniques”. Bien qu’il

n’y ait pas de consensus musicologique, il est généralement accepté que les trompettistes de

l’époque devaient corriger l’intonation — produisant une couleur très caractéristique — puisqu’il

arrivait souvent qu’ils soient à l’unisson avec des instruments pouvant jouer juste, tel que le

violon ou le hautbois27. Ces limitations sont devenus plus problématiques autour du classicisme,

lorsque la vitesse et le nombre des changements de tonalités furent plus rapides et nombreux

dans les symphonies, ce qui explique pourquoi l’écriture pour la trompette s’est graduellement

simplifiée après le baroque, doublé du fait que les performances se déroulaient dans des endroits

de plus en plus grands, demandant du trompettiste une plus grand puissance sonore, laquelle est

difficile à atteindre dans le registre suraigu28.

Plusieurs solutions seront explorées pour rendre l’instrument chromatique parmis

lesquels on retrouve: la coulisse, les clés et finalement le piston. Les deux premiers systèmes ne

furent pas conservés très longtemps, à cause de la longueur de l’instrument, la coulisse ne

permettait pas une grande agilité et le système à clés, bien qu’il permettait, au moyen de

l’ouverture d’un petit trou raccourcissant la colonne d’air, de jouer toute la gamme chromatique29

cela se faisait au coût de changements de couleurs drastiques d’une note à l’autre. Comme l’idée

était d’obtenir un système permettant de jouer chromatiquement sans changement de couleurs, le

système retenu sera celui du piston.

Le piston, à l’opposé du système de clés qui raccourcissait la colonne d’air, rallonge

l’instrument. Ainsi, une trompette à piston est en quelque sorte la combinaison de 7 trompettes

naturelles à partir desquelles, il est possible de jouer chromatiquement.

27
Freeman, Anna. Natural Trumpet Basics, A Practical Guide to Playing Early Music on the Natural Trumpet, Book
One (Nagold, Germany: Martin Schmid Blechbläsernoten, 2017), 31.
28
Wallace, John, et Alexander McGrattan. The Trumpet (New Haven : Yale University Press, 2011), 38.
29
Cassone, Gabriele. The Trumpet Book (Varese, Italie: Zecchini, 2009), 68.
Ainsi, avant le piston, la couleur sonore de la trompette pouvait différer beaucoup d’une

note à l’autre et il est difficile de déterminer ce que le trompettiste de l’époque pouvait et ne

pouvait pas accomplir à l’instrument, toujours est-il qu’une exploration sommaire des capacités

des instruments anciens peut influencer le type de décisions artistiques que nous pouvons

prendre.

Le choix de l’instrument pour le trompettiste moderne pose donc trois enjeux majeurs: les

différences techniques propres aux différents instruments, l’accès à ces multiples instruments et

la commodité. Tout d’abord, Jean-François Madeuf, musicologue et contributeur au renouveau

de la trompette naturelle, soulève que la trompette naturelle met en lumière plusieurs lacunes

dans le jeu d’un interprète. Ainsi, si son support et contrôle de l’air, son embouchure et sa

maîtrise des différentes syllabes n’est pas solide, il sera très difficile de jouer de la trompette

naturelle même si ce même interprète est capable de jouer à un haut niveau la trompette moderne

à pistons30. Par “syllabe”, il est généralement entendu dans la pédagogie des cuivres qu’on fait

référence à la hauteur et la forme que la langue adopte pour faciliter la production sonore. Il faut

comprendre que la trompette naturelle est deux fois plus longue (environ) que la trompette

moderne et que, plus l’instrument est long, plus les harmoniques usuelles — celles avec

lesquelles on peut jouer une mélodie — sont hautes et rapprochées, ce qui demande une plus

grande précision31.

Ensuite, la trompette ayant tant évolué à travers le temps — rarement uniformément d’un

pays à l’autre — il peut sembler difficile d’avoir accès à un instrument ou une copie historique

appropriée pour chaque morceau de répertoire au programme. Il semblerait peu commode

d’acheter par exemple une trompette à clés uniquement pour jouer le Concerto de Hummel,

30
Madeuf, Jean-François. “The Revival of the Natural Trumpet in the Baroque repertory: utopian or not?”. Early
Music 38, nº2 (2010) : 203-204.
31
Tarr, Edward H. The Trumpet (Chandler, Arizona: Hickman Music Editions, 2008), 9.
considérant que peu de répertoire demande cet instrument tout comme il peut être difficile par

exemple pour un étudiant d’acheter une trompette naturelle en plus des autres instruments

“standards” nécessaires à son cheminement.

On notera aussi que l’écriture orchestrale pour la trompette demande souvent des

changements de “tons”. Ainsi, par exemple, dans la version de 1896 de la Symphony #5 de

Bruckner, la transposition pour la trompette change 62 fois et demande 9 tons32 33. Bien que cette

version puisse être un excellent d’exemple de dérive d’édition, la version originale ayant été

charcutée par Franz Schalk34, toujours est-il que des situations similaires arrivent souvent dans le

répertoire orchestral et la rapidité de ces changements ne permettent pas toujours de changer

d’instrument. Ces changements rapides sont devenus un enjeu pour le trompettiste moderne

puisque changer constamment d’instrument pose des problèmes de logistique et d’intonation —

l’instrument inutilisé devient froid et l’accord change. Ainsi, à partir du 20e siècle, il est devenu

de plus en plus courant pour les trompettistes de n’utiliser qu’un seul instrument par pièce dans

le répertoire et de transposer à vue lorsque nécessaire35. Ainsi, devant la recherche des éléments

permettant de recréer l'univers sonore d’une époque, la tâche peut vite devenir insurmontable et

l’interprète moderne peut en venir à se demander comment trouver un juste milieu entre

chronocentrisme et excès de zèle “historique”.

La réalité du musicien d’orchestre (pigiste) moderne est toute autre que celle de nos

compatriotes du passé: on demande de l’interprète une polyvalence et un niveau de perfection

extrêmement élevé. Dans une même semaine, on peut être appelé à jouer par exemple un

32
Hickman, David. Trumpet Pedagogy : a Compendium of Modern Teaching Techniques (Chandler, Arizona :
Hickman Music Editions, 2006), 345.
33
Bruckner, Anton. Symphony No 5. Vienna: Theodor Rättig, 1896.
34
Cooke, Deryck. "The Bruckner Problem Simplified. 4: Symphonies 5-9." The Musical Times 110, no. 1515
(1969): 479-82.
35
Hickman, David. Trumpet Pedagogy : a Compendium of Modern Teaching Techniques (Chandler, Arizona :
Hickman Music Editions, 2006), 345.
programme de bandes sonores de films, un concert jeunesse comportant des extraits variés d’une

multitude d’époques puis des répétitions pour un concert d’un oratorio de Bach la semaine

suivante. Le cuivriste ayant un temps limité qu’il peut passer à l’instrument, la recherche

d’authenticité s’oppose aux limites du corps. La solution se trouve probablement dans ce qui

peut être appelé un compromis historique, desquels seront exposés les trois exemples ci-dessous:

l’utilisation d’un système de trous lors du jeu de la trompette baroque, l’emploi d’un instrument à

pistons rotatifs et pour finir, l’adoption d’une approche historique avec instruments modernes.

Tout d’abord, comme mentionné plus tôt, la trompette naturelle, dépourvue de pistons ou

de trous, se jouait surtout avec une embouchure sensiblement plus grosse et percée plus large que

son équivalent moderne, la différence entre les deux peut occasionner un certain choc et

nécessite souvent un — plus ou moins — court temps d’adaptation. Cela dit, les contraintes

d’horaire ne permettant pas toujours d'accommoder une telle période d'adaptation, l’usage d’un

système à trous “nodaux” combiné à une embouchure plus petite permet de réduire

considérablement l’écart entre les deux systèmes d’instruments. Nous permettant donc de jouer

sur un instrument inspiré de l’époque, sans pour autant mettre en péril la stabilité du jeu. De plus,

même s’il est généralement considéré dans le milieu que les trompettes à trous sont une

invention récente, datant du 20e siècle, il y a des exemples d’instruments datant de la fin du 18e

siècle conservés dans des musées comportant un système de trous pour corriger l’intonation36.

Un exemple de l’innovation constante des artisans d’une époque donnée, tel que soulevé par

Harnoncourt.

Ensuite, il a été mentionné précédemment que les systèmes des instruments évoluent de

manière différente selon leur emplacement géographique, un exemple particulièrement

intéressant constitue la différence entre les trompettes à pistons rotatifs et celles à pistons droits.
36
Cassone, Gabriele. The Trumpet Book (Varese, Italie: Zecchini, 2009), 211.
Les premières, développées en Allemagne, comportent un système de piston qui tourne sur

lui-même pour engager divers tuyaux et a aussi la particularité d’une perce conique37, offrant un

peu plus de rondeur dans le son, ce qui se rapproche de l’esthétique de l’instrument du répertoire

classique et romantique. On comprend que pour s’accomplir en tant qu’interprète et être capable

de prendre des décisions artistiques éclairées, des notions de bases d’organologie sont aussi utiles

pour comprendre comment modifier un outil — instrument — pour atteindre un idéal sonore.

Pour finir, la recherche d’authenticité est souvent focalisée sur une recherche du concept

sonore original, tel que le compositeur aurait pu l’imaginer, mais s’arrêter là s’avèrerait

dommage. La musique, comme toute forme d’art, est un médium en constant mouvement,

évoluant avec et en réaction aux éléments de son temps. Ainsi, bien qu’il soit important de

s’instruire sur les concepts sonores du passé, afin d’éclairer nos décisions artistiques, de s'obliger

à se conformer à la lettre à ces idéaux sonores n’est probablement pas la meilleure solution afin

de continuer à faire fleurir l’art musical. C’est dans cet ordre d’idée qu’il peut aussi être possible

de simplement adopter une approche historique tout en utilisant des instruments modernes, pour

les plus dogmatiques, cela relèverait de l’hérésie38 mais il est possible qu’une approche plus

flexible pourrait permettre de démocratiser cet idéal “authentique” et intéresser un nouveau

public à ce genre musical.

37
Weimann, Alexander. WEIMANN.
https://www.weimann-brass.com/wp-content/uploads/2015/01/weimann_sonic_10.pdf.
38
Haynes, Bruce. The end of early music : a period performer's history of music for the twenty-first century (Oxford
; Toronto : Oxford University Press, 2007), 157.
Bibliographie:

Bruckner, Anton. Symphony No 5. Vienna: Theodor Rättig, 1896.

Butt, John. "Authenticity." dans Grove Music Online. Oxford Music Online, Oxford University
Press.

Cassone, Gabriele. The Trumpet Book. Varese, Italie: Zecchini, 2009.

Caullier, Joëlle. “La condition d'interprète”. Revue DEMéter (Décembre 2002).

Cooke, Deryck. "The Bruckner Problem Simplified. 4: Symphonies 5-9." The Musical Times
110, no. 1515 (1969): 479-82.

Freeman, Anna. Natural Trumpet Basics, A Practical Guide to Playing Early Music on the
Natural Trumpet, Book One. Nagold, Germany: Martin Schmid Blechbläsernoten, 2017.

Harnoncourt, Nikolaus. Le discours musical: Pour une nouvelle conception de la musique.


Traduit de l’allemand par Dennis Collins. Paris: Gallimard, 1984.

Haynes, Bruce. The end of early music : a period performer's history of music for the twenty-first
century. Oxford ; Toronto : Oxford University Press, 2007.

Hickman, David. Trumpet Pedagogy : a Compendium of Modern Teaching Techniques.


Chandler, Arizona : Hickman Music Editions, 2006.

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Routledge, 2005.

Jakob-Hoff, Tristan. It's time for classical performers to stop being Hip.
https://www.theguardian.com/music/musicblog/2007/oct/30/itstimeforclassicalperformers
tostopbeinghip.

Madeuf, Jean-François. “The Revival of the Natural Trumpet in the Baroque repertory: utopian
or not?”. Early Music 38, nº2 (2010) : 203-204.

Matthes, Erich Hatala. "Cultural Appropriation Without Cultural Essentialism?" Social Theory
and Practice 42, no. 2 (2016): 343-66.

Myers, Arnold. “How Brass Instruments Work.” dans The Cambridge Companion to Brass
Instruments, édité par Trevor Herbert et John Wallace. Cambridge Companions to Music.
Cambridge: Cambridge University Press, 1997.

Small, Christopher. Musiquer : le sens de l'expérience musicale. Traduit de l'anglais par Jedediah
Sklower. Paris: Cité de la musique-Philharmonie de Paris, 1998.
Tarr, Edward H. The Trumpet. Chandler, Arizona: Hickman Music Editions, 2008.

Wallace, John, et Alexander McGrattan. The Trumpet. New Haven : Yale University Press, 2011.

Weimann, Alexander. WEIMANN.


https://www.weimann-brass.com/wp-content/uploads/2015/01/weimann_sonic_10.pdf.

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