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Sartre : athéisme et existentialisme

Nous sommes ici au seuil de la philosophie dite exis-


tentialiste : auparavant, quand Dieu vivait dans les
consciences et dans les cœurs, l’homme avait pour ain-
si dire une vocation générale, définie par son Créateur.
Quand celui-ci a disparu, l’homme est ramené à son
existence individuelle : c’est à lui de se choisir dans un
monde qui ne lui offre plus de voies pré-tracées. Cette
nouvelle responsabilité apparaît exaltante que d’ho-
rizons s’ouvrent à l’homme ! mais elle fait également
peur. Toutes les philosophies « existentialistes » ont
une tonalité angoissée, du moins au début, quand on
n’a pas encore abandonné la nostalgie de Dieu.

Module 6 /
Débats et enjeux philosophiques :
Pensée critique et athéisme

Section 4 /
Trois grandes pensées de l’athéisme:
Marx, Nietzsche et Sartre

Auteur /
Guy Haarscher

Réalisation / Et c’est ainsi que nous en arrivons à Sartre, grande fi-


Ariane Bachelart & Julien Di Pietrantonio gure de l’existentialisme athée, pour qui, justement,
dit-il à la fin de son autobiographie partielle intitulée
Les Mots, « l’athéisme est une entreprise de longue ha-
leine ». Soulignons d’abord ce que Nietzsche nous a
appris sur le sujet qui nous occupe : nous entretenons,
tant que nous n’avons pas travaillé sur le problème,
une relation ambiguë avec Dieu : nous refusons que
les Eglises décident à notre place, mais est-il si évident
que nous aimions décider nous-mêmes ? Loin de là.
Sartre montre que nous cherchons une multitude de
substituts à Dieu, et que le fait d’assumer notre liber-
té athée ne va pas sans difficultés. Voyons brièvement
comment il aborde ce problème crucial qui, s’il n’est
pas affronté, mènera à des retours du religieux dont
nous connaissons aujourd’hui les dangers. Pour lutter
contre ces nouvelles servitudes, il nous faut d’abord
apprendre ce qui est loin d’être simple à aimer la li-
berté.

Université libre de Bruxelles / Développer sa pensée critique 1


Module 6 / Section 4

Le jeune Sartre tel qu’il se présente dans son


autobiographie cherche à avoir une place dans
le monde, à être attendu quelque part, reconnu,
aimé. Quoi de plus normal ? Il se trouve un jour
présent à une fête organisée par son grand-père
maternel, Il pourrait parfaitement, s’il le voulait,
prendre la poudre d’escampette et quitter dis-
crètement la soirée bref jouir de sa liberté, per-
sonne peut-être ne le remarquerait. Mais c’est
cela qu’il n’accepte pas : il voudrait désespéré-
ment que l’on se préoccupe de lui, qu’il soit « im-
portant » pour ce monde d’adultes indifférents.
A un moment, l’un des convives prononce une
phrase tout à fait anodine, mais qui lui trans-
perce le cœur : « il y a quelqu’un qui manque ici,
c’est Simonnot ». Cet homme serait resté incon-
nu si Sartre ne l’avait mentionné dans Les mots,
mais il fait à l’enfant un effet extraordinaire. Si-
monnot, c’est un personnage clé de la soirée,
celui pense l’enfant sans lequel la fête serait
tout à fait gâchée. A-t-il eu un empêchement? Il
se fait attendre, suscitant l’appréhension des
convives. Pour le jeune Sartre, Simonnot est le
modèle par excellence : celui qui est attendu par
les autres, dont on a déjà défini la place c’est le
lieu vide vers lequel convergent tous les regards
angoissés. S’il ne venait pas ?
Pour se faire reconnaître par les membres de ce
milieu, Sartre va imiter Simonnot, il va essayer
de lui soutirer ses secrets, de faire comme lui.
C’est un professeur ? Sartre sera un professeur,
un « intellectuel ». Bien sûr, jouer sa vie sur l’imi-
tation d’un homme qu’il connaît à peine, qu’il a
vu deux ou trois fois chez ses grands-parents,
sans savoir si, au fond, cela lui conviendrait d’
« être un Simonnot », confine à l’absurde. Mais
l’enfant a un tel besoin de trouver sa place au
sein de son milieu, il est animé par un tel désir
de conformité (désir dont nous avons déjà vu
lors de notre analyse de l’expérience de Milgram
les dégâts qu’il peut causer en matière d’exer-
cice de la pensée critique), qu’il fera tout pour
devenir un Simonnot.

Sartre and de Beauvoir at Balzac Memorial /


Schwarzer, Alice: Simone de Beauvoir,
Reinbek, Rowohlt, 2007 /
Public Domain

Université libre de Bruxelles / Développer sa pensée critique 2


Module 6 / Section 4

Jean Paul Sartre and Simone De Beauvoir arriving Israel and welcomed by Avraham Shlonsky and Leah Goldberg / Milner Moshe / CC BY-SA 3.0

Dans La nausée, roman publié en 1938 et qui lui vau- se définit comme « de trop pour l’éternité » : il n’y a
dra la célébrité, Sartre raconte l’histoire d’un chercheur pas de places assignées et de voies toutes tracées. Il
en histoire appelé Antoine Roquentin. C’est à peu de doit lui-même trouver son chemin. Mais c’est difficile,
choses près le double de Sartre, tel qu’il est devenu parce que les arrière-mondes créaient une sorte de
vers trente ans. Il s’aperçoit de l’absurdité de son choix confort moral : il y a des places définies par la Tradi-
fait dans la précipitation de l’enfance. Mais il n’ose tion, et il faut se former pour se montrer digne de les
pas encore tout à fait se l’avouer. Il hésite, évolue dans occuper. Dans le roman de 1938, Roquentin, le quasi
l’ambiguïté. Ce dont il prend progressivement et dif- double de Sartre, rêve tout le temps qu’il pourra trouver
ficilement conscience, c’est du caractère encore pro- cette place dont il avait rêvé durant l’enfance. Un seul
fondément religieux de son désir d’enfance : avoir une exemple nous suffira pour l’attester. Il entend dans un
place qui l’attend, bénéficier de voies toutes tracées bistrot un morceau de musique sur un vieux disque
par le milieu, la famille. Mais c’est toujours la même rayé. Une chanteuse noire dit en musique : “some of
histoire : la famille est une sorte de petit arrière-monde these days, you’ll miss me honey”. « Un de ces jours,
de substitution, pour parler le langage de Nietzsche. je te manquerai mon chéri ». La chanson met en scène
Le grand-père a remplacé Dieu. Il dit que Simonnot une femme qui s’est probablement fait plaquer par
est « important », qu’il a donc une place éminente son amoureux et l’avertit peut-être vainement qu’il re-
parmi eux ? Sartre cherchera à acquérir la même im- grettera sa goujaterie et qu’un jour mais il sera alors
portance. Mais vingt ans plus tard, le personnage qu’il trop tard, rira bien qui rira le dernier elle lui manquera.
décrit dans La nausée s’aperçoit de ce que toute cette Sartre se met à la place de cette chanteuse : il a tou-
entreprise était vaine : il a choisi d’être Simonnot sur jours le désir de « manquer quelque part ». De plus,
un coup de tête « religieux », cela ne l’intéresse pas la musique même le fascine : ah, s’il pouvait être une
vraiment d’être un intellectuel reconnu, un historien ré- note de musique exactement à sa place dans un tout
munéré par la collectivité nationale. Et le milieu par le- harmonieux et mélodique…
quel il avait tant voulu être reconnu lui apparaîtra sans
La nausée est remplie de ce genre d’exemples de fuites
doute comme une communauté de bourgeois cette fois
angoissées devant la liberté. Le roman et toute l’œuvre
prêts à le reconnaître et à l’accueillir comme un Simon-
philosophique de Sartre montre que, comme il le dit, «
not, mais c’est lui qui n’a probablement nulle envie de
l’athéisme est une entreprise de longue haleine », que
cette reconnaissance. Il se retrouve au point de départ.
quand Dieu est mort les hommes se sentent longtemps
Il s’aperçoit que tout est à recommencer, que pour lui
orphelins et qu’il leur faut acquérir ce dont Roquentin
dans son enfance Dieu n’état pas mort, qu’il a choisi la
est encore bien incapable la « grande santé » au sens
facilité des voies toutes tracées (des arrière-mondes).
nietzschéen pour pouvoir affronter une liberté sans
A la petite fête du grand-père, Sartre était manifeste- modèles, sans « places » définies préalablement, un
ment de trop : il n’y avait pas vraiment sa place, per- monde dans lequel je suis « de trop pour l’éternité », et
sonne ne se préoccupait de lui. Mais cette situation au sein duquel seule ma pensée critique peut m’aider
était considérée comme temporaire : quand il « se- à m’orienter.
rait » Simonnot, il aurait sa place. Dans La nausée, il

Université libre de Bruxelles / Développer sa pensée critique 3

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