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Penser les institutions.

Une introduction aux défis contemporains de la philosophie


politique
Sous la direction de Dave Anctil, David Robichaud, Patrick Turmel
Québec, Presses de l’Université de Laval, Collection Kairos, 2012, 323 pages.

La philosophie politique normative depuis Rawls se donne pour tâche de discuter les cadres
institutionnels d’organisation de la vie collective et de prescrire les formes institutionnelles
compatibles avec les principes moraux universalisables. Mais alors que la philosophie
rawlsienne s’est concentrée sur les institutions qui organisent la structure de base de la
société, un certain nombre de travaux entreprennent aujourd’hui d’élargir la réflexion
normative potentiellement à l’ensemble des institutions qui concourent à l’organisation de la
vie collective.
Penser les institutions s’inscrit dans cette perspective de recherche. Il rassemble les
contributions de dix philosophes, contributions organisées en trois parties thématiques traitant
respectivement de l’origine et de la théorie des institutions, de la justice et des institutions
sociales, et pour la dernière qui est également la plus développée, de l’institutionnalisation des
relations internationales.
L’ouvrage porte une belle ambition. Comme l’introduction le met clairement en
lumière, il ne vise pas seulement à analyser la manière dont certaines institutions matérialisent
les principes politiques en les inscrivant réellement dans le corps social, mais il cherche à
illustrer un nouvel horizon de la pratique philosophique où «le travail du philosophe ne se
limite donc plus à identifier et légitimer les principes autour desquels sont organisés les
institutions, mais aussi à réfléchir aux formes institutionnelles nouvelles qui permettraient la
réalisation du plein potentiel normatif de ces principes.» (p3). C’est donc à une philosophie
normative appliquée à des institutions concrètes que nous sommes invités. Pour mener à bien
cet exercice le savoir par concept, proprement philosophique, trouve des complémentarités du
côté de l’expertise institutionnelle ou bien du côté des savoirs positifs comme ceux constitués
par les sciences économiques ou les sciences cognitives. Cet appel à l’interdisciplinarité ne
saurait, du reste, surprendre les lecteurs de la philosophie politique normative anglo-saxonne
de ces quarante dernières années, même si le débat méthodologique reste de ce point de vue
largement ouvert.
On pourrait classer les articles en deux catégories. La première illustre le projet
général de l’ouvrage en appliquant l’analyse normative à des institutions. Quarte articles sont
ainsi consacrés à analyser une institution particulière : celui de Daniel Weinstock, « La
famille comme institution politique », porte sur la famille ; Patrick Turmel s’intéresse à la
ville  dans «La ville comme objet de la justice ; Franck Cunningham quant à lui analyse
l’institution universitaire dans « L’université et la justice sociale », et Gopal Sreenivasan
s’arrête sur les accords internationaux dans « La démocratie et les accords internationaux de
commerce». La deuxième catégorie d’article expose les résultats auxquels aboutit une telle
démarche. Dans « Institutions et bénéfices coopératifs » Joseph Heath met en évidence la
fonction des institutions dans la préservation des différentes formes de coopération et la
gamme étendue des gains coopératifs subséquents ; Benoît Dubreuil présente le rôle des
fonctions cognitives supérieures dans la genèse des institutions dans « Trois concepts de
règle : les fondements cognitifs des constructions sociales » ; David Robichaud montre dans «
La langue au service de l’Etat providence » que les politiques linguistiques assurent
l’efficacité des institutions redistributives dans une démocratie moderne marquée par la
diversité culturelle ; Philippe Van Parijs dans « Penser la justice distributive globale » analyse
les conditions d’application des principes de justice à l’échelle mondiale et non plus
simplement à celle des Etats-nation ; Dave Anctil fait état dans « Vers un cosmopolitisme
armé » de l’intérêt mais aussi des difficultés à reconstruire un concept de souveraineté à
l’échelle mondiale compte tenu du fondement cosmopolitique de la normativité dans les
relations internationales ; pour finir, Michel Seymour expose les vertus du libéralisme
politique pour penser la diversité ethnique et culturelle au-delà du cadre de l’individualisme
moral qui sous-tend le nationalisme libéral, dans son article « Les vertus du libéralisme
politique : vers une charte universelle des droits individuels et collectifs ».
Si l’impression de foisonnement domine le lecteur en première lecture, plusieurs
grandes propositions néanmoins structurent chacune des catégories d’article, et permettent de
resituer ces derniers dans le projet d’ensemble de l’ouvrage. Les articles qui appliquent
l’analyse normative à des institutions, répondent chacun à la question de savoir comment les
principes normatifs s’appliquent à une institution donnée. Un des intérêts de l’ouvrage est de
démontrer qu’il n’y a pas une réponse unique à cette question, à la fois parce que plusieurs
stratégies d’application sont envisageables en fonction de la question de recherche qui est
posée, ensuite parce que les institutions ont une matérialité propre qui contraint l’analyse, de
fait. C’est ainsi que dans cette perspective on pourrait se demander par exemple si les
institutions les plus fondamentales de l’organisation de la vie collective, doivent être
organisées selon les principes de justice. Cette question n’est pas anodine, la réponse qui sera
donnée engage une lecture normative de l’institution. Cela est montré à propos de la famille,
cette question emporte une conception des droits et devoirs des enfants comme des parents, du
rôle de l’Etat dans l’éducation, ou une analyse de la politique familiale etc… On peut se
demander également à quelles conditions des institutions appellent une analyse normative
spécifique. Ne peut-on pas considérer que les principes d’organisation qui valent à l’échelle
de la société en général valent a fortiori à l’échelle de chacune des institutions ? Pourtant, il
est bien montré qu’une institution comme la ville produit des « effets de justice » (p. 137) au
sens où, par sa matérialité propre, elle conditionne la mise en œuvre effective des principes
politiques d’ensemble. Dès lors quiconque entreprend de produire une analyse des
mécanismes d’urbanisation sous l’angle d’une théorie de la justice urbaine est invité à se
rendre attentif à la structure matérielle de la ville. La théorie de la justice sociale offre ainsi un
cadre d’analyse trop abstrait de la normativité, celui-ci doit être réexaminé à la lumière des
conditions institutionnelles de l’organisation effective de la vie collective. Bien sûr, le choix
de la théorie normative est un préalable à l’analyse normative des institutions, aussi le lecteur
trouvera intérêt à la réponse qu’apporte, par l’exemple, l’analyse de l’université, à cette
difficulté procédurale. Ici c’est la « fonction ultime » (p.169) de l’institution qui guide
l’examen des principes de justice pour identifier lequel est le mieux adapté à l’institution en
question.
Concernant les articles de la seconde catégorie, ils mettent en évidence que le
libéralisme politique rawlsien est un cadre théorique adapté pour les exercices d’application.
Le libéralisme politique présente l’intérêt de fournir une explication de la manière dont une
société constituée d’individus défendant une pluralité de conceptions du bien, peut rester
stable dans le temps et non pas sombrer dans les injustices et le conflit. A cet égard, on
comprend que l’approche des institutions qui nous est proposée s’inscrit dans le prolongement
du libéralisme politique et rend compte de la manière dont la stabilité sociale est ou peut-être
assurée à l’échelle nationale ou internationale. Les exercices d’application ont de ce point de
vue comme principal objectif, de détailler concrètement la manière dont les différentes
institutions contribuent à l’ordre social. La stabilité sociale sera notamment expliquée par
l’existence de divers « mécanismes » (p. 16) qui produisent des formes de coopération pour
autant qu’à travers celles-ci se constituent des équilibres, au niveau des individus et des
groupes, entre les contraintes imposées par la coopération et les bénéfices coopératifs
escomptés. Au passage, indiquons le potentiel critique d’une telle approche qui démontre la
possible coexistence de différents mécanismes coopératifs, et limite par-là la portée normative
du modèle de coopération standard formalisé par la théorie économique du bien-être. La
stabilité sociale assurée par les institutions est également expliquée par la confiance placée
dans les institutions (p. 97), ou par des « mécanismes cognitifs et affectifs sur la base desquels
se forment nos attentes en contexte social» (p. 78). Ces mécanismes cognitifs assurent des
représentations stables concernant les croyances qui structurent le cadre normatif de l’action
collective.
Contrairement à ce que peut laisser penser son titre, l’ouvrage ne présente donc à
proprement parler aucune théorie des institutions – malgré la place accordée sans discussion
au libéralisme politique dans ce projet – ; et contrairement à ce que peut laisser entendre sa
quatrième de couverture il est bien peu question de méthodologie. Pour autant, l’ouvrage
atteint l’objectif qu’il s’est fixé, montré par l’exemple aux travers de cas précis, la manière
dont le philosophe politique peut contribuer utilement par l’analyse des institutions, aux
débats politiques contemporains.

Frédéric BERTRAND, Université de Strasbourg

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