Vous êtes sur la page 1sur 203

Par Gaël BUET

Processus d’atterrissage des projets d’innovations


dans les projets véhicules : application aux
innovations dans les domaines «Energie /
Environnement » et « Vie à Bord »

Thèse présentée
pour l’obtention du grade
de Docteur de l’UTC

Soutenue le 21 novembre 2014


Spécialité : Management de l’innovation
D2145
THÈSE
Présentée pour obtenir le grade de Docteur, délivrée par

l’Université de Technologie de Compiègne


Domaine
Génie Industriel
Spécialité
Management de l’innovation
Présentée par
Gaël Buet

Processus d’Atterrissage des Projets d’Innovations dans les Projets Véhicules


Application aux Innovations dans les domaines « Energie / Environnement » et « Vie à Bord »

Soutenue le 21 novembre 2014, devant le Jury d’examen composé de :

Christophe Midler Directeur de Recherche au CRG, Ecole Polytechnique Rapporteur

Améziane Aoussat Directeur du Laboratoire Conception et Produits Innovants, ENSAM Rapporteur

Zohra Cherfi Directrice de l’Enseignement, Université de Technologie de Compiègne Examinateur

Philippe Doublet Directeur Créativité et Performance Innovation, Renault Examinateur

Thierry Gidel Maître de Conférences, Université de Technologie de Compiègne Directeur de Thèse

Dominique Millet Professeur des Universités, Supméca Co-Directeur de Thèse


2
A Nathalie

A Samuel, Alice et Mathis

A mes parents

3
4
5
6
Remerciements
Ce travail a été réalisé au sein du laboratoire Connaissance, Organisation et Systèmes
Techniques (COSTECH) de l’Université de Technologie de Compiègne (UTC). En
démarrant ma thèse, je connaissais très peu l’UTC, si ce n’est de renommée. J’y ai
découvert une équipe très professionnelle, soudée, avec des qualités relationnelles
remarquables.
Je remercie ma famille qui m’a apporté son soutien pendant toute cette période de
réalisation de thèse : ma femme Nathalie et nos 3 enfants, Samuel, Alice et Mathis. Cette
thèse, ayant été réalisée principalement en dehors de mon temps de travail (le soir tard, les
week-ends, les vacances) a représenté de nombreux sacrifices.
Je remercie également très chaleureusement mon directeur de thèse Thierry Gidel
(UTC) et mon co-directeur de thèse Dominique Millet (Supméca) qui ont su m’apporter
tout au long de ces travaux des conseils très pertinents. Je les remercie vivement pour le
temps qu’ils m’ont accordé, leur capacité d’écoute et leur bienveillance pour s’adapter à
mes contraintes (horaires,…) durant cet accompagnement. Une thèse est aussi une
aventure humaine : au fil de ces années, nous avons appris à nous comprendre et respecter
nos différences.
Tous mes remerciements à Christophe Midler et Améziane Aoussat d’avoir accepté de
juger ce travail en tant que rapporteurs. J’ai bien conscience de l’investissement en temps
que cette responsabilité représente.
Merci à mes amis enseignants-chercheurs Catherine Quénisset et Mohamed Michrafy
de m’avoir conforté dans l’envie de faire cette thèse. Cette thèse s’inscrit dans une suite
logique aux cours que je donne à Bordeaux depuis 1997. Je remercie Zohra Cherfi de
l’UTC de l’intérêt qu’elle a porté à ma candidature et d’avoir accepté d’être membre du
jury en tant qu’examinateur. Je remercie également Stéphane Kleinhans et Gilles Barouch
qui m’ont soutenu lors des périodes de doute, avec beaucoup d’humour.
Bravo aux stagiaires qui m’ont apporté leur aide, notamment pour les phases de
diagnostic et d’expérimentations. Par ordre « d’entrée en scène » : Gilles Mazurier, Alexis
Vatel, Meriem Makri et Inès Guth.
Je remercie toutes les personnes de Renault que j’ai sollicitées pendant toute la durée
de cette thèse (Philippe Doublet, Rémi Bastien, Christophe Garnier, Evelyne Lepoivre,
Dominique Levent, Jacques Hébrard, Yves Arbeille, Elisabeth Amar,…). Je remercie plus
particulièrement Philippe Doublet qui a suivi l’avancement de mes travaux du début à la
fin de cette thèse, m’a donné de précieux conseils et a accepté d’être membre du jury en
tant qu’examinateur.
Merci à mes hiérarchiques, en particulier Patrice Ratti et Laurens van den Acker, pour
leur bienveillance quant à la réalisation de mes travaux de recherche. Je remercie
également Isabelle pour la relecture de mon document dans la dernière ligne droite.

7
Cette thèse m’aura donné l’occasion de rencontrer beaucoup de personnes œuvrant
dans le milieu académique. Elle m’aura notamment offert la possibilité de mieux
comprendre la dynamique de « recherche-action » (s’inspirant de nombreuses expériences
vécues en entreprise). Parmi les structures que j’ai eu la chance de côtoyer, je citerai en
premier bien évidemment l’UTC et son Centre d’Innovation, mais aussi l’Ecole des Mines
Paris Tech et le Centre de Recherche et de Gestion de l’Ecole Polytechnique.
Enfin, last but not least, merci aux vieux briscards de l’aéronautique (ils se
reconnaîtront…) qui m’ont fait redécouvrir la magie de l’aviation. En choisissant cette
terminologie de « l’atterrissage », j’ai souhaité me replonger dans un univers qui m’était
familier, celui de l’aéronautique en visionnant des vidéos, relisant des articles, ouvrages
grand public. Les discussions que j’ai eues sur les avions m’ont permis de me rendre
compte, qu’au-delà des voitures, tous les objets relatifs à la mobilité (camions, vélos,
motos, avions, bateaux, jusqu’à mon vieux skate board sur lequel j’ai dévalé tant de
pentes) m’ont toujours fasciné. Au-delà de cette thèse, je tiens à exprimer mon admiration
pour tous les créateurs / concepteurs de ces beaux objets qui m’ont et me feront toujours
rêver. Il ne tient qu’à nous de perpétuer ce rêve, tout en faisant en sorte qu’il soit
respectueux de notre belle et vieille planète, pour le plus grand bien de nos enfants et de
nos petits-enfants.

8
Table des matières

INTRODUCTION 13

PARTIE A : PROCESSUS DE GESTION D’UN FLUX D’INNOVATIONS DANS


UNE GRANDE ENTREPRISE AUTOMOBILE .......................... 15

CHAPITRE I. LE MANAGEMENT DE L’INNOVATION DANS LES GRANDES ENTREPRISES ................... 16

I.1. Définitions et périmètre de recherche .................................................................................... 16


I.2. Stratégie et management d’un flux d’innovations ................................................................. 18
I.3. Le management multi-projets .................................................................................................. 21
I.4. L’interdépendance entre projets d’innovation et projets véhicules .................................... 23
I.5. Secteur automobile : Champ d’application de la thèse ......................................................... 27
CHAPITRE II. LES PARTICULARITES DU SECTEUR AUTOMOBILE DANS LE DOMAINE DE L’INNOVATION 28

II.1. Les éléments structurants du secteur automobile ................................................................. 28


II.2. Le management de projets chez les constructeurs automobiles ......................................... 32
II.3. Périmètre des innovations prises en compte dans notre recherche ................................... 33
CHAPITRE III. RENAULT ET L’INNOVATION ...................................................................... 35

III.1. Les enjeux stratégiques de l’innovation pour Renault ..................................................... 35


III.2. La stratégie d’innovations et le Plan Technologique ....................................................... 36
III.3. Le Système de Conception Renault (SCR) ....................................................................... 38
III.4. Le management des projets d’innovation chez Renault ................................................. 40
III.5. Le management des innovations vu par les projets véhicules chez Renault ................ 41
CHAPITRE IV. SYNTHESE DE LA PARTIE A ....................................................................... 44

PARTIE B : DE LA DIFFICULTE DE FAIRE ATTERRIR DES PROJETS


D’INNOVATIONS DANS DES PROJETS VEHICULES ............. 45

CHAPITRE I. LE CONTEXTE DE LA RECHERCHE ................................................................ 45

I.1. Situations problématiques liées à l’atterrissage ...................................................................... 45


I.2. Notre approche : Recherche Action en conception ............................................................. 60
CHAPITRE II. LE DIAGNOSTIC SUR L’ATTERRISSAGE .......................................................... 62

II.1. Objectifs du diagnostic de l’atterrissage ................................................................................. 62


II.2. Méthodologie pour les entretiens et les études de cas .......................................................... 63
CHAPITRE III. EMERGENCE DE TROIS CONCEPTS CLES : ATTERRISSAGE, INTRUSIVITE ET PROFILAGE70

9
III.1. Le concept d’atterrissage ..................................................................................................... 70
III.2. Le concept d’intrusivité ....................................................................................................... 72
III.3. Le concept de profilage ....................................................................................................... 75
CHAPITRE IV. QUESTION DE RECHERCHE ET PROPOSITIONS ................................................ 76

CHAPITRE V. SYNTHESE DE LA PARTIE B ....................................................................... 81

PARTIE C : METHODOLOGIE DE RECHERCHE POUR ETUDIER


L’ATTERRISSAGE ................................................................ 83

CHAPITRE I. METHODOLOGIE GENERALE ....................................................................... 83

CHAPITRE II. PHASE EXPLORATOIRE : DEFINITION ET EVALUATION DU SYSTEME DE


RECOMMANDATIONS POUR FACILITER L’ATTERRISSAGE...................................... 86

II.1. Objectif poursuivi et approche ................................................................................................ 86


II.2. Phase de divergence................................................................................................................... 87
II.3. Modélisation systémique ........................................................................................................... 88
II.4. Mise à l’épreuve et reformulation ............................................................................................ 91
II.5. Evaluation des recommandations ........................................................................................... 92
CHAPITRE III. PROTOCOLE POUR LA PHASE EXPERIMENTALE ................................................. 93

III.1. Objectifs poursuivis et approche ....................................................................................... 93


III.2. Préparation et réalisation de l’expérimentation 1 : Synchronisator ............................... 95
III.3. Préparation et réalisation de l’expérimentation 2 : Profilor............................................ 99
CHAPITRE IV. PROTOCOLE POUR LA VALIDATION DES TRAVAUX ........................................... 107

CHAPITRE V. SYNTHESE DE LA PARTIE C ..................................................................... 109

PARTIE D : EXPERIMENTATIONS : SYSTEME DE RECOMMANDATIONS ET


PROCESSUS D’ATTERRISSAGE FLEXIBLE ......................... 111

CHAPITRE I. FORMALISATION DU SYSTEME DE RECOMMANDATIONS .................................... 111

I.1. La phase initiale de brainstorming ......................................................................................... 111


I.2. Modélisation de l’atterrissage ................................................................................................. 112
I.3. Synthèse et reformulation des recommandations ............................................................... 124
I.4. Mise en œuvre et évaluation des recommandations ........................................................... 130
CHAPITRE II. VALIDATION DU PROCESSUS D’ATTERRISSAGE FLEXIBLE : EXPERIMENTATIONS ....... 137

II.1. Première série d’expérimentations......................................................................................... 137


II.2. Deuxième expérimentation : Profilor ................................................................................... 146

10
II.3. Enseignements tirés de ces outils pour la recommandation N°4 ..................................... 161
CHAPITRE III. DISCUSSION DES CONCEPTS ET VALIDATION DE LEUR UTILITE........................... 164

CHAPITRE IV. SYNTHESE DE LA PARTIE D ..................................................................... 173

PARTIE E : APPORTS DE LA RECHERCHE ET PERSPECTIVES .............. 175

CHAPITRE I. EVOLUTION DU CONTEXTE DURANT LA THESE ............................................... 175

CHAPITRE II. CARACTERE NOVATEUR DE LE LA DEMARCHE D’ATTERRISSAGE, APPORTS POUR RENAULT


ET LA COMMUNAUTE SCIENTIFIQUE ........................................................... 177

II.1. Concept « d’atterrissage ». ....................................................................................................... 177


II.2. Concept « d’Intrusivité » ......................................................................................................... 178
II.3. Concept de « Profilage ».......................................................................................................... 178
II.4. Relation entre les Concepts .................................................................................................... 179
CHAPITRE III. PERSPECTIVES .................................................................................... 181

III.1. Recommandations .............................................................................................................. 181


III.2. Concepts .............................................................................................................................. 181
III.3. Transposition des Concepts à d’autres entreprises ........................................................ 183
CHAPITRE IV. SYNTHESE DE LA PARTIE E ..................................................................... 184

CONCLUSIONS ET PERSPECTIVES 185

TABLES DES ILLUSTRATIONS (Figures et Tableaux) 187

GLOSSAIRE 191

BIBLIOGRAPHIE 193

11
12
Introduction
Dans ce document, nous présentons le résultat de six années de recherche sur
l’atterrissage des projets d’innovations dans les projets véhicules. Ces travaux ont été
réalisés au sein de Renault en appliquant les principes d’une recherche-action.
Notre position dans l’entreprise nous a permis d’être au cœur des problématiques :
l’exploration du processus d’atterrissage des innovations, tout en conservant une vision
globale. L’enjeu est très important : le manque de maîtrise du processus d’atterrissage
contribue à limiter les innovations à valeur ajoutée réellement intégrées dans les
véhicules et donc proposées au client final.
Ce sujet est potentiellement intéressant pour tout le secteur automobile et plus
généralement toutes les entreprises (notamment industrielles) qui du fait de leur taille ont
différencié la préparation des innovations en amont et le développement des produits en
aval. Cette distinction nécessite de faire converger le développement d’innovations avec
celui des produits qui seront vendus au client. Ce sujet se situe à l’interface de deux
mondes : le monde de l’innovation, sa flexibilité, sa créativité ; le monde du véhicule, ses
processus réglés, ses ressources. Les apports conceptuels que nous proposons ont tout
autant vocation à faire progresser les connaissances du monde académique que à aider les
praticiens.
Dans la partie A, nous définissons le cadre général de notre recherche. Nous rappelons
dans un premier temps les fondamentaux du management de l’innovation et du
management de projet en lien avec le cadre théorique de notre recherche. Nous expliquons
ensuite en quoi les modes de management des projets d’innovations d’une part et des
projets véhicules d’autre part sont différents. Nous présentons enfin les spécificités du
monde automobile et de l’entreprise dans laquelle nous avons mené notre recherche.
Dans la partie B, nous posons la problématique du manque de convergence entre les
projets d’innovations et les projets véhicules et son impact potentiel sur le nombre de
projets d’innovations proposés au final sur le marché via les véhicules qui les intègrent.
Nous mettons en évidence les trois concepts clés (Atterrissage, Intrusivité et Profilage) qui
structureront notre recherche. Nous présentons enfin la question de recherche et les
propositions associées. L’objectif étant, sur la base du constat initial, d’améliorer le
processus d’atterrissage.
Dans la partie C, nous présentons la méthodologie spécifique que nous avons
développée pour répondre aux attendus de la recherche. Cette méthodologie, qui se
positionne dans le cadre d’une recherche-action, repose sur une approche empirique,
basée sur des entretiens individuels et des études de cas réalisées sur site pour la
validation. Notre approche s’inspire notamment de la Design Research Methodology
[Blessing, Chakrabarti, 2009]. La recherche s’organise en trois phases : une phase
exploratoire pour identifier (notamment via des modèles systémiques) et valider une série
de recommandations ayant pour objectif de faciliter l’atterrissage des innovations ; une

13
phase expérimentale ayant pour objectif de simuler l’atterrissage d’innovations au travers
d’outils et d’en tirer des enseignements clés ; une phase de validation ayant pour objectif
de valider la pertinence et l’utilité des travaux.
Dans la partie D, en appliquant la méthodologie définie en partie C, nous avons
formalisé six recommandations contribuant à un atterrissage réussi. Nous avons
également validé l’utilité et l’opérationnalité des concepts d’Atterrissage, d’Intrusivité et
de Profilage. Dix-sept cas d’atterrissage d’innovations, issus principalement des domaines
de « l’Energie / Environnement » et de la « Vie à Bord », sont présentés. Les résultats de
l’utilisation de deux outils, « Synchronizator » et « Profilor », sont exposés. L’analyse de
ces cas complétée par 70 entretiens ont permis de conforter les concepts élaborés dans le
cadre de notre recherche.
Dans la partie E, nous dressons dans un premier temps le bilan des apports de notre
recherche. Une convergence facilitée et maîtrisée entre les projets d’innovations et les
produits suivant les principes décrits dans nos travaux pourra au final contribuer à
augmenter le taux d’innovations à valeur ajoutée dans les produits vendus aux clients,
avec pour objectifs de se différencier par rapport à la concurrence, vendre plus et
augmenter la profitabilité. Cette convergence facilitée, anticipée dès les phases amont,
pourra permettre également de répondre rapidement à l’évolution des réglementations.
Nous fixons également les limites de notre recherche dont le champ d’expérimentation
s’est déroulé chez un constructeur automobile spécifique. Enfin, nous proposons des
perspectives de recherche qui consistent en particulier à pouvoir tester nos trois concepts
(Atterrissage, Intrusivité et Profilage) dans d’autres entreprises automobiles, voire dans
des entreprises d’autres secteurs d’activité (notamment industriels).

14
PARTIE A : Processus de gestion d’un flux d’innovations
dans une grande entreprise automobile
L’objectif de cette première partie est de clarifier le contexte de notre travail de
recherche et de présenter les éléments qui nous permettront de formuler notre
problématique dans la partie B.
De nombreuses réalités se cachent derrière le terme innovation. Après avoir précisé ce
concept, nous proposons le périmètre pour notre recherche centrée sur les innovations
incrémentales (Chapitre I.1).
Les entreprises se trouvent dans un environnement industriel et économique qui les
oblige à une recherche perpétuelle d’innovations. L’enjeu est tel qu’il apparaît stratégique
pour ces entreprises de maîtriser le processus d’innovation (Chapitre I.2.).
Depuis le début des années 1990, les entreprises ont adopté le management multi-
projet pour gérer le lancement de projets d’innovations et de projets véhicules en
constante augmentation (Chapitre I.3).
Les projets dits d’innovations partent d’une invention ou d’un concept et aboutissent à
une technologie ou service qui est intégré à un projet véhicule. Cette distinction entre ces
deux types de projets et le processus d’intégration qui en découle sont pris pour cadre de
notre recherche (Chapitre I.4). Il apparaît donc vital de maîtriser ce processus
d’intégration des projets d’innovation dans les projets véhicules afin que le maximum
d’innovations à valeur ajoutée pour le client et pour l’entreprise arrive sur le marché.
Le chapitre I se termine par une description du champ d’application de ce travail de
recherche (Chapitre I.5) qui est détaillé dans les deux chapitres suivants.
Le chapitre II précise les spécificités du secteur automobile en insistant sur les éléments
structurants (Chapitre II.1), les stratégies (Chapitre II.2) et les types d’innovations que
nous avons étudiés.
Le chapitre III présente le contexte de la recherche en précisant la stratégie (Chapitre
III.1), l’organisation (Chapitre III.2.) et les processus de décision (Chapitre III.3) relatifs à
l’innovation chez Renault.

15
Chapitre I. Le management de l’innovation dans les grandes entreprises
Dans ce chapitre, nous caractérisons dans un premier temps les innovations traitées
dans nos travaux (I.1.), puis nous présentons les différentes approches du management
des innovations (I.2, I.3). Nous porterons ensuite un regard spécifique sur le management
multi-projets (intégrant également les notions de modules et de plateformes) pour mieux
appréhender la gestion des interdépendances entre projets (I.4.), avant d’aborder plus
spécifiquement la problématique du transfert de technologie dans un produit (I.4.). Nous
clôturons ce chapitre en explicitant les raisons qui nous ont amené à choisir le secteur
automobile comme champ d’application de la thèse (I.5).

I.1. Définitions et périmètre de recherche


Le Manuel d'Oslo [OECD, 2005] définit quatre types d'innovation « les innovations de
produit, les innovations de procédé, les innovations de commercialisation et les innovations
d'organisation ». Tout en ayant conscience de ces différents types d’innovation, nous avons
choisi de centrer notre travail de recherche sur les innovations de produit telles que
définies dans le Manuel d’Oslo: « L'introduction d'un bien ou d'un service nouveau. Cette
définition inclut les améliorations sensibles des spécifications techniques, des composants et des
matières, du logiciel intégré, de la convivialité ou autres caractéristiques fonctionnelles. » Nous
avons donc écarté de notre champ de recherche les innovations qui n’ont pas un impact
direct sur le véhicule, à savoir les innovations de procédé, de commercialisation ou
d’organisation.
L’innovation génère un produit de sortie, qui répond à un marché [AFNOR, 2013]. Il
est important de ne pas faire d’amalgame entre innovation et invention. L’invention n’est
qu’un concept [Arthur, 2007], elle est le fruit de découvertes fortuites ou recherchées, mais
n’a pas d’application définie ou utile. C’est par le processus d’innovation qu’elle est
exploitée, utilisée et adaptée au marché. Lors de notre recherche, nous avons été amenés à
traiter deux types de projets contribuant aux processus d’innovation:
- Les projets dits véhicules qui peuvent constituer des innovations eux-mêmes :
exemples de Twingo [Midler, 2004], Scénic et Logan [Jullien et al., 2012]. Il peut
s’agir dans ce cas de nouveaux concepts de véhicules. L’innovation n’est pas
technologique mais résulte le plus souvent d’une architecture différente capable
d’offrir des prestations nouvelles comme, par exemple, l’habitabilité d’un
monospace ou la position haute d’un SUV (Sport Utility Vehicle). Chaque
lancement d’un nouveau modèle ou d’un modèle amélioré fait l’objet d’un projet
véhicule. Un projet véhicule va intégrer les innovations de plusieurs projets
d’innovation.
- Les projets dits d’innovations. Ces projets partent d’une invention ou d’un concept
et aboutissent à une technologie ou service qui sont intégrés à un projet véhicule.
Ces projets ne peuvent être qualifiés d’innovations qu’au travers des projets
véhicules dans lesquels ils sont intégrés. En effet, le résultat d’un projet

16
d’innovation ne rencontre le marché qu’en même temps que le véhicule qui
l’héberge.
La distinction que nous faisons entre ces projets est importante pour la suite de notre
recherche. [Maniak et al., 2014] utilisent une terminologie différente pour qualifier ces
deux types de projets (« New Product Development » et « Innovation Features »). Le
vocabulaire que nous utilisons peut être perçu comme impropre par rapport aux
définitions normalisées dans la mesure où les projets d’innovations ne pourraient être
qualifiés « d’innovations » que lorsqu’ils auront rencontré le marché, ce qui ne sera pas
toujours le cas. Cependant, nous avons souhaité conserver ces dénominations qui sont en
phase avec les appellations courantes et avec l’entreprise où nous avons mené notre
recherche.
De nombreuses typologies d’innovations existent dans la littérature. Dans son modèle,
Christensen différencie les « sustaining innovations » que nous pouvons rapprocher de ce
que [Henderson, Clark, 1990] appelle les innovations incrémentales, les « disruptive low-
cost innovations » et les « new value disruptive innovations » [Bower et Christensen,
1995 ; Christensen, 1998]. Dans la suite du document, nous associerons les innovations de
rupture uniquement aux « new value disruptive innovations ». Nous avons centré nos
recherches sur les innovations incrémentales au sens de [Henderson, Clark, 1990] qui
précise que l’innovation incrémentale concerne l’amélioration continue de produits ou
processus déjà existants dans l’entreprise. Ces innovations incrémentales incluent les
innovations modulaires [Fernez-Walch, Triomphe, 2004] qui impactent les modules et
composants ainsi que certaines innovations architecturales [Fernez-Walch, Triomphe,
2004] qui impactent l’architecture sans pour autant la modifier radicalement.
Nous montrerons au Chapitre I.3 comment ces innovations incrémentales arrivent
jusqu’au client au travers de l’articulation entre les « projets d’innovations » et les « projets
véhicules ». Cette articulation constitue le point central de nos travaux. Le besoin
d’intégrer régulièrement des innovations incrémentales dans les projets véhicules est
motivé par la nécessité de conserver ou renforcer l’avance de l’entreprise sur ses
concurrents (en lien avec les attentes des clients) et de répondre à certaines évolutions
réglementaires. Ces innovations sont complémentaires aux innovations radicales (ou de
rupture) qui génèrent souvent de nouvelles architectures véhicules. Les innovations
radicales concernent également de nouveaux concepts véhicules tels que la Twingo, Scénic
ou Logan. Ces innovations, qui ne sont pas traitées dans le cadre de notre recherche, ont
un impact très important sur la stratégie de l’entreprise. Elles sont caractérisées par un
produit ou processus complétement nouveau sur le marché. Enfin, même si les
innovations basées sur de nouvelles technologies constituent une grande part des
innovations réalisées et analysées dans le cadre de notre recherche, nous avons inclus dans
notre champ expérimental les innovations incrémentales de toute nature. En effet, si
l’industrie s’est, pendant très longtemps, principalement préoccupée des innovations
technologiques, elle se tourne de plus en plus vers des innovations de services, de
fonctions et d’usages [Midler et al., 2012]. Ces dernières peuvent nécessiter un traitement

17
différent par rapport aux innovations purement technologiques. Comme les innovations
technologiques, l’intégration dans les véhicules d’innovations de services et d’usage doit
aussi être pensée en amont.

Les innovations traitées dans le cadre de nos travaux :


- concernent des innovations de produit / service (au sens du Manuel d’Oslo). Sont
écartées les innovations portant sur les procédés et les organisations, ainsi que
les innovations marketing et de commercialisation. Nous avons également écarté
les innovations de service n’ayant aucun impact sur le véhicule. Cependant, nous
avons analysé toutes les innovations introduisant des nouveautés au niveau des
produits, services, usages, fonctions.
- s’appuient sur des technologies ou des services nouveaux qui, intégrés dans des
véhicules, peuvent rencontrer le marché et être qualifiés à ce titre d’innovations.
Nous utiliserons la terminologie de « projet d’innovation » qui signifie que
l’innovation gagne en maturité depuis sa phase de gestation jusqu’à sa phase
d’intégration au « projet véhicule » qui lui permet d’atteindre le marché.
- concernent des innovations incrémentales par opposition aux innovations de
rupture.

I.2. Stratégie et management d’un flux d’innovations


L’innovation est au service de la stratégie de l’entreprise. Le processus d'innovation
est « une succession de choix à réaliser sur des besoins à satisfaire, des problèmes à résoudre et les
solutions adoptées » [Tellier, 1994]. D’après [Fernez-Walch, Romon, 2006] : « L’innovation se
déploie dans les entreprises à deux niveaux de management différents mais complémentaires : un
niveau stratégique (quelle place pour l’innovation dans la stratégie et le management global de
l’entreprise) ; un niveau tactique et opérationnel (comment conduire les projets d’innovation)».
L’innovation est considérée comme une démarche nécessaire, racine de la compétitivité. Il
faut donc gérer l’innovation (et les investissements qui en découlent) en lien avec la
stratégie [Gidel, Romon, 2009]. Ce pilotage de l’innovation implique une compréhension
des processus de décision ainsi que la mise en place d’outils de gestion et de structure de
gouvernance. Les auteurs [Tidd, Bessant, 2009] considèrent le management de l’innovation
comme étant le management des processus d’apprentissage vers une gestion plus efficace
des démarches nécessaires à l’amélioration du processus d’innovation. Les auteurs
identifient quatre critères pour manager l’innovation :
- La stratégie : avoir la capacité d’apprendre des expériences est essentiel, dans le but
de définir une position pour l’entreprise (en termes de produit, processus,
technologies), un chemin technologique (via l’accumulation des connaissances) et
des processus organisationnels
- Les connections internes et externes : développer de fortes interactions avec les
marchés, fournisseurs et partenaires pour avoir des opportunités d’apprentissage

18
- Les mécanismes qui suscitent le changement : transformer une idée en produit réel à
travers la gestion de projet et le contrôle de l’incertain
- Un contexte organisationnel porteur : déployer efficacement les idées créatives et
porteuses d’innovations en créant des conditions favorables au sein de
l’organisation
Cette vision moderne du management des innovations s’est construite pas à pas [Tidd,
Bessant, 2009] ; Midler, 1995 ; Chesbrough, 2006 ] (voir Annexe I). Partant d’une approche
« techno push » puis « market pull », un mode de management transversal a été
développé et renforcé par l’approche projet, particulièrement dans le secteur automobile
dans les années 70-80. Plus récemment, reconnaissant que les sources d’innovation
proviennent aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur de l’entreprise, des approches
d’innovation ouverte ou co-innovation ont été proposées [Chesbrough, 2006 ; Huwart,
2012 ; Maniak, 2011].
Dans nos recherches, nous avons représenté le flux d’innovations au sein d’une
entreprise de la manière suivante [Buet et al., 2010] :

Projets d’innovations
abandonnés

Projets d’innovations
« repêchées »

Projets Flux des projets d’innovations


d’innovation
d’origine interne

Projets d’innovations
d’origine externe
Figure 1: Flux des projets d’innovations au sein d’une entreprise, [Buet et al., 2010]

Cette figure montre que des sources extérieures et intérieures à l’entreprise peuvent
mener à des innovations. Toutes ces innovations ne sont pas pertinentes, viables ou en
accord avec la stratégie de l’entreprise. Seul un nombre conséquent d’innovations ayant
une valeur ajoutée potentielle sera bénéfique à l’entreprise.
Le management des innovations est par nature complexe et contient de nombreuses
dimensions. En effet, l’innovation n’est pas vue comme étant universellement utile mais
parfois comme coûteuse et dangereuse [Keegan, Turner, 2002]. Le marché et les besoins
évoluent très rapidement, les entreprises sont forcées de fréquemment repenser leur
propre organisation. Nous le voyons, le management de l’innovation doit être
contextualisé. [Burns, Stalker, 1961 ; Lawrence, Lorsch, 1973] montrent une forte
contextualisation de l’innovation. Pour [Romelaer, 1998] : « Les ressources à consacrer à
l’innovation (et les méthodes à utiliser pour la gérer) peuvent dépendre des secteurs dans lesquels
l’entreprise a son activité. Elles peuvent varier selon la partie de l’entreprise qui innove ou qui est

19
touchée par l’innovation ». Pour [Alter, 1995], il n’existe pas « de modèle d’organisation globale,
permettant de traiter rationnellement l’innovation : il n’existe que des marges de manœuvre non
soumises strictement à la programmation et qui permettent de déboucher, par tâtonnements, sur
des formes d’agencement adaptées aux impératifs de l’innovation ».
Dans ce contexte, nos recherches sur l’atterrissage des innovations mettent l’accent sur
"ce qui est fait" dans une situation donnée, plus que "sur ce qui devrait se faire" de façon
universelle. [Freeman, 1988] dénonce des affirmations généralisatrices. [Alter, 1995]
conseille de caractériser les formes d’agencement à l’œuvre, "l’institutionnalisation" de
l’innovation, à savoir "la définition des règles et des modèles de référence à partir des pratiques
sociales en les élevant au niveau formel". Les études in situ, en temps réel, [Van de Ven, 1999]
sont précieuses, car "il est difficile d’acquérir une connaissance approfondie d’une activité sans
que après l’avoir observée, l’on ait réfléchi intensément sur la façon dont elle est pratiquée".
Comprendre l’institutionnalisation du management de l’innovation (i.e. le type de
processus appliqués, le jalonnement mis en place, les attendus aux jalons,…) et mener une
recherche in situ en temps réel, sont les deux motivations qui nous ont conduits à réaliser
notre recherche chez Renault. Sur un plan scientifique, cette approche située nous permet
de mettre en évidence des facteurs organisationnels et de contingence [Aoussat et al.,
2000 ; Mintzberg, 1982] ayant favorisé ou au contraire freiné l’atterrissage des innovations
(sans volonté de généralisation), enrichissant ainsi le corpus de connaissances sur les
processus de décisions (et les outils de gestion associés) et le fonctionnement
organisationnel de l’atterrissage des innovations.

Le management des innovations est un travail réalisé au service d’une stratégie. Ce


travail est en partie prescrit, mais ne peut être enfermé dans un cadre générique et
rigide. Nous distinguons des parties réglées, managées comme des projets et suivant
des processus types ainsi que des parties foisonnantes, difficiles à calibrer, à prévoir.
L’évolution du management de l’innovation montre que l’innovation n’est pas
qu’un résultat (produit de sortie). C’est aussi un processus (de décision) supporté par
des structures et des outils de gestion plus ou moins formalisés, et piloté par des
managers. Le management des innovations peut donc être accompagné, facilité par la
mise en œuvre de techniques et dispositifs de gestion appropriés pour
l’implémentation d’innovations dans un contexte favorable et accueillant. La stratégie
de management des innovations, si elle était relativement linéaire au départ, s’est
tournée aujourd’hui vers des approches plus ouvertes. Différentes approches du
management de l’innovation coexistent, ce qui contribue à la complexité de gestion.
De plus, il ne s’agit plus seulement de gérer un projet d’innovation mais un flux
continu d’innovations qui concrétise la stratégie de l’entreprise. Cette évolution
nécessite de prendre en compte les relations entre les différents projets.

20
Le processus de décision lié au management des innovations doit être contextualisé,
en fonction du secteur (industrie, service,…) et du type de projet concernés. C’est un
processus de décision complexe et situé.

I.3. Le management multi-projets


Avant de considérer l’interdépendance entre projets et les approches de management
multi-projets, rappelons la définition d’un projet donnée par la norme NF EN ISO
9000 [ISO 9000, 2005] :
« Processus unique, qui consiste en un ensemble d’activités coordonnées et maîtrisées
comportant des dates de début et de fin, entrepris dans le but d’atteindre un objectif conforme à des
exigences spécifiques, incluant des contraintes de délais, de coûts et de ressources ».
Le management multi-projets correspond à la réalité de beaucoup d’entreprises qui, de
par leur taille et leur structure de coûts, ne peuvent prendre le risque de gérer uniquement
des projets isolés. D’après [Fernez-Walch, Triomphe, 2004], c’est au début des années 1990
que le management multi-projets émerge ; de nouvelles méthodes sont mises en place afin
de gérer des projets conduits simultanément en tenant compte de leurs interdépendances
(ressources, matérielles, financières, humaines, technologiques, savoir-faire, marché).
[Cusumano, Noboeka, 1999] décrivent de nombreux avantages à la gestion multi-projets,
notamment l’utilisation d’une carte de stratégie (road map) aidant à la visualisation de tous
les produits développés avec leurs éventuelles relations. Selon ces mêmes auteurs, elle
implique cependant des contraintes organisationnelles : « It also seems clear to us that the
effective management of multiple projects requires some capabilities, including particular
organizational structures and processes, that are different from those used to manage single projects
». Dans l’ouvrage collectif « Faire de la Recherche en Management de Projets » [Fernez-
Walch, Triomphe, 2004] distinguent trois approches multi-projets sur lesquelles nous nous
baserons pour la suite de nos recherches :

I.3.1. L’approche « portefeuille »

L’approche « portefeuille » permet aux entreprises de gérer la diversité des types de


projets en organisant les projets par portefeuilles. Elle aide à la gestion de nombreuses
études en parallèle et permet d’équilibrer les différents portefeuilles de projets en lien avec
la stratégie. Les portefeuilles de projets d'innovation se disputent les mêmes ressources et
sont effectués sous le pilotage du management [Archer, Ghasemzadeh, 1999].

I.3.2. L’approche « trajectoire »

Le management multi-projet par l’approche « trajectoire » a pour objectif de capitaliser


et partager les compétences et savoirs entre des projets qui sont lancés en flux selon une
logique globale reliée aux marchés, à la technologie et au savoir-faire de l’entreprise. Le
terme « lignée » est présenté comme la succession de projets de nouveaux produits

21
développés grâce à l’accumulation de savoirs liés aux technologies et la connaissance des
marchés [Fernez-Walch, Triomphe, 2004].

I.3.3. L’approche « plate-forme »

L’approche plate-forme concerne le management multi-projets de familles de projets


partageant des composants, sous-systèmes ou systèmes. C’est une approche destinée aux
entreprises qui cherchent le bon compromis entre différenciation poussée des produits
commercialisés et standardisation de la conception de ces produits (approche adoptée
principalement dans les industries automobile, aéronautique, informatique). Elle repose
sur un transfert séquentiel (d’ancien projets à de nouveaux projets) ainsi que simultané
(projets menés en parallèle) des technologies et savoir-faire. Le management stratégique
des ressources technologiques et de l’innovation doit en conséquence s’articuler autour
des produits d’une même famille [Fernez-Walch, Triomphe, 2004]. L’approche plateforme
est centrale au domaine de l’automobile, sur lequel nous basons notre étude.
Les travaux que nous présenterons par la suite sur l’intrusivité des d’innovations sont
très étroitement liée aux concepts de plateforme et modules, qui peuvent avoir des
impacts élevés en fonction de la nature des modifications réalisées. Le concept de
plateforme renvoie au principe d’architecture modulaire. La plateforme est une forme
avancée de gestion de la modularité d’un produit, c’est un « dispositif physique d’accueil de
modules » qui « sert de base au développement, dans des conditions économiques intéressantes, de
produits dérivés » [Fernez-Walch, Triomphe, 2004]. La plateforme ne peut exister seule, sans
les modules. Selon [Huang, Kusiak, 1999], le concept de module est relatif à l’utilisation
d’unités communes pour créer une variété de produits. [Mikkola, Gassmann, 2003]
considère que la stratégie modulaire se rapporte à une stratégie de développement d’un
nouveau produit, dans laquelle des interfaces sont partagées par tous les composants de
l’architecture du produit donné, et standardisées pour permettre une meilleure
substitution de ces composants à travers une famille de produits. [Gawer, Cusumano,
2002] définissent le terme module comme : « Une partie du produit dont les éléments sont
puissamment connectés entre eux et relativement peu connectés aux éléments des autres parties ».
Cette approche, qui s’applique aux composants physiques, mais également aux logiciels
permet différentes stratégies, dont des stratégies d’innovation basées sur l’évolution de
certains modules de la plateforme.

La gestion des relations entre projets s’est progressivement complexifiée du fait du


nombre de projets à traiter et l’émergence d’approches diverses liées à la réalité de
l’entreprise.
Dans le domaine automobile, les concepts de plateforme et de module sont
prédominants et structurants. Les concepts de portefeuille et de trajectoire sont
également associés fortement à l’automobile, même s’ils s’appliquent aussi à d’autres
secteurs.

22
I.4. L’interdépendance entre projets d’innovation et projets véhicules
Les chercheurs ont montré que l'intégration efficace de technologies dans de nouveaux
produits est liée à plusieurs caractéristiques : capacités de direction (leadership) et
stratégie [White, 1977], structures organisationnelles [Lawrence, Lorsch,1967 ; Allen, 1986 ;
Iansiti, 1995 ; Ianisiti, 1997 ; Beaume et al., 2009], intégration transversale [Katz, Allen,
1985 ; Clark, Fujimoto, 1989 ; Clark, Fujimoto, 1991 ; Clark, Fujimoto, 1992],
communication interne [Allen et al., 1980 ; Roussel et al., 1991], processus de décision
[Beaume et al., 2009] et technologies de communication [Allen, Hauptman, 1987]),
coopération avec les fournisseurs [Beaume et al., 2009 ; Midler et al., 2012], « corpus de
connaissance structurée » [Freeman, 1988] et connaissance technologique [Abernathy,
Utterback, 1978 ; Von Hippel, 1990] aussi bien que « tacite » [Kline, Rosenberg, 1986], en
relation étroite avec le contexte [Von Hippel, 1994] et « connaissance de système »
[Henderson, Clark, 1990 ; Christensen, 1995 ; Iansiti, 1995 ; Iansiti, 1997]. Quelques auteurs
ont étudié le transfert technologique, comme [Rebentisch, Ferretti, 1995] qui présente un
modèle simple. Le périmètre de transfert répond à la question « de ce qui est transféré » en
ce qui concerne la largeur technologique et la profondeur : quelle connaissance et quelle
complexité (d’une simple antenne à un groupe moto propulseur). Iansiti (1995) a analysé
le processus d'intégration technologique et montré que les innovations à forte valeur
ajoutée étaient liées à des décisions prises dans les premières étapes du projet, bien avant
les taches de conception traditionnelles. Ces décisions ont nécessité un accès à des
informations contextuelles riches. Cependant, l’approche de Iansiti porte seulement sur un
type d’innovations (les innovations technologiques). Or, de plus en plus d’innovations
dans l’industrie sont soit centrées sur les services [Williams, 2007], soit « hybrides »
(combinant technologie et services), avec une problématique liée à l’usage de plus en plus
forte. Les innovations à intégrer doivent donc être prises au sens large.
Chez tous les grands constructeurs automobiles, une distinction importante existe
entre le management des projets appelés « projets d’innovations » du management des
projets véhicules qui peuvent eux aussi être innovants. Ces entreprises distinguent les
projets d’innovations (« lightweight », [Clark, Fujimoto, 1991], risqués, imprévisibles avec
un degré d’incertitude élevé et uniques) des projets véhicules (« heivyweight », [Clark ,
Fujimoto, 1991], plus contrôlés et prévisibles, restant toujours en mouvement mais avec
une certaine inertie). Cette distinction conduit à la problématique d’atterrissage que nous
avons décrite.
Les projets d'innovation dits « légers » sont en général caractérisés par des ressources
limitées, des budgets faibles par rapport aux projets véhicules (le « ticket d’entrée » est
d’environ 100 fois supérieur pour un projet véhicule que pour un projet d’innovation). Si
chaque projet (innovation ou véhicule) est par définition « unique », ce caractère
« unique » est particulièrement vrai pour les projets d’innovations. Les projets
d’innovations sont par ailleurs beaucoup plus nombreux que les projets véhicules (le
risque d’échec est plus facilement accepté) et ne sont généralement pas pilotés
individuellement, mais au sein d’un portefeuille de projets. Ils sont en général connectés

23
au processus amont des projets véhicules. Par ailleurs, le processus de management d’un
projet d'innovation implique beaucoup de diversité, par exemple le temps de
développement diffère énormément d'un projet d'innovation à un autre (de 6 mois pour
les logiciels à plus de 4 ans), contrairement aux projets véhicules pour lesquels le temps de
développement est très proche d'un projet à un autre (autour de 4 à 5 ans). La façon de
manager les projets est également généralement différente. Les projets d’innovation sont
pilotés selon le régime de conception innovante plus ouvert et plus souple [Le Masson et
al., 2006], alors que les projets véhicules bénéficient d’un régime de conception réglée
appliquant de façon systématique des processus très formalisés [Le Masson et al., 2006].
Au-delà de ces généralités, il existe quelques exceptions avec des projets d'innovation très
importants, comme par exemple le développement de piles à combustible ou des
technologies « full » hybrides. Dans ce cas, le temps de développement de ces innovations
est généralement plus important que le développement du véhicule lui-même.
Chaque projet d'innovation dispose d’un ensemble de caractéristiques, comme la
maturité technologique, le domaine d'application, l'impact sur le projet de véhicule (en
termes d'architecture, d'électronique, etc), le temps de développement ou le bilan
économique. Les profils des acteurs et par conséquent les équipes dédiées aux projets
d’innovations sont différents de celles des projets véhicules. Chez les grands constructeurs
automobiles, une organisation spécifique est mise en place pour gérer les projets
d’innovations avec des modes de management, des processus, des jalons et des
référentiels adaptés à leurs spécificités [Clark, Fujimoto, 1991].
Cette réalité est partagée par quasiment tous les grands constructeurs automobiles. La
dichotomie entre Ingénierie Amont et Aval est liée à la taille des constructeurs
automobiles, à leur organisation, à leur histoire. Cette séparation entre Ingénierie Amont
et Aval [Maniak et al., 2014] offre par ailleurs certains avantages : spécialisation des
métiers, avec des domaines d’expertise bien identifiés, subsistance d’une activité de
recherche qui n’est pas forcément toujours tirée par le marché, profil et formation
différents des ressources humaines dédiées, degré d’autonomie et flexibilité des processus
pour identifier et accompagner des solutions innovantes [Benner, Tushman, 2003 ;
O’Reilly, Tushman, 2004]. Elle peut cependant être parfois préjudiciable à
l’accompagnement de certains projets d’innovations : difficulté à assurer le transfert vers
les projets véhicules et donc d’arriver jusqu’au client final. L’entreprise doit être en mesure
de trouver des modes d’organisation pour faire cohabiter ces deux types de
fonctionnement, ce que [O’Reilly, Tushman, 2004] ou [Ben Mahmoud-Jouani et al., 2007]
qualifient d’ « ambidextrous organization ».
Les projets d’innovations chez les constructeurs se réfèrent à toutes les technologies ou
services innovants qui sont intégrés dans les projets véhicules, qu’ils soient actuels, en
développement ou en gestation. Les projets d’innovation n’arrivent jamais en tant que tel
jusqu’au marché: ils y arrivent par l’intermédiaire des projets véhicules dans lesquels ils
sont intégrés (Chapitre I.1.), à l’exception des projets d’innovations qui arrivent sur le
marché via l’après-vente.

24
Depuis le début des années 1990, le nombre de lancement de projets véhicules et
d’innovations n’a cessé d’augmenter chez tous les grands constructeurs automobiles
mondiaux [Beaume et al., 2009], ce qui rend d’autant plus prégnante cette problématique
liée à l’intégration des projets d’innovations dans les projets véhicules. Cette
augmentation a généré une approche différente entre le management des innovations et le
flux régulier de projets de développement basés sur des compétences existantes.
La gestion différenciée entre les projets d’innovations et les nouveaux projets véhicules
est également liée à la taille de ces entreprises : on ne gère pas un portefeuille de projets de
la même manière chez un équipementier automobile ou aéronautique de 3ème rang que
chez un grand constructeur automobile de plusieurs dizaines de milliers de personnes.
De manière synthétique, nous pouvons distinguer 3 dimensions fondamentales
lorsqu’un nouveau projet véhicule doit être lancé sur le marché :
- L’exploration conceptuelle, fonctionnelle. Nous sommes à ce stade dans une
approche stratégique, tournée vers le concept, l’architecture globale de la voiture.
C’est principalement le domaine du Product Planning (ou marketing avancé) qui
définit les éléments structurants du futur véhicule, d’un point de vue client (en
réponse à ses attentes) et architectural (« package » de la voiture : éléments
dimensionnels structurants,…). Le Product Planning se fonde sur de nombreux
input pour formuler son cahier des charges : études clientèles, analyse de la
concurrence, tendances de fond sur les marchés où le véhicule doit être lancé,
contraintes techniques.
- L’approche coût / optimisation, avec les concepts de plateformes / modules /
interfaces / carry over / carry accross qui constituent des éléments clés dans le
monde automobile moderne.
- Les nouvelles technologies ou services devant être introduites dans les projets
véhicules. C’est ce 3ème point que nous nommerons dans notre recherche les projets
d’innovations. Ces innovations incluent par ailleurs tous les nouveaux usages que
certains projets véhicules induisent. Par exemple, dans le cas des véhicules
électriques, il s’agit d’intégrer tous les services permettant d’assurer au mieux
l’autonomie du véhicule (conditions et lieux de recharge,…) et de tenir compte des
conditions d’usages spécifiques de ces véhicules (plus centrées sur le bien être que
sur la sportivité par exemple).
Le Centre de Recherche en Gestion de l’Ecole Polytechnique a beaucoup travaillé sur
cette problématique d’intégration des projets d’innovations dans les projets véhicules.
[Beaume et al., 2009] ont proposé un cadre décrivant l'interaction entre des « innovative
features » et de nouveaux produits. Ils démontrent que : « it is not a linear process which
begins with ‘‘research” and ends with ‘‘development”, but an interplay between product
development projects and knowledge activities (from early preparation to standardized application
on vehicles).» Ils insistent sur les limites de la métaphore de l’innovation sur étagère, le
besoin d’une stratégie d'innovation spécifique et : « the importance of learning and
adaptability capabilities within the vehicle development process ». L’interdépendance entre

25
projets ou « interplay » définit le mode de management entre les « innovations features »
et les nouveaux produits. Comme expliqué par [Beaume et al., 2009] : « innovation
management no longer deals with introducing radically and totally new products, but more likely
with applying innovative features within a stream of new products and platforms. » [Beaume et
al., 2009] a proposé un cadre analytique basé sur le concept de management du cycle de
vie d'innovation. Ce cadre décrit l'interaction entre des caractéristiques d'innovation et de
nouveaux produits en identifiant 4 phases.

Figure 2: The innovation life-cycle, [Beaume et al., 2009]

Nos travaux de recherche sont centrés sur la phase d’intégration (d’atterrissage) des
projets innovations dans les projets véhicules, qu’il convient de préparer en amont pour
que cet atterrissage soit un succès, en anticipant les conséquences générées par cet
atterrissage et en mettant en œuvre les plans d’actions associés. Dès la phase amont, la
sélection des projets d’innovations est capitale pour la viabilité économique et technique
des innovations dont le développement sera poussé jusqu’à leur atterrissage dans un ou
plusieurs projet(s) véhicule(s). Nous nous appuierons sur ce concept d’interdépendance
entre projets qui constituera notre cadre de référence. Dans notre recherche, un des
objectifs est d’optimiser (en nombre et surtout en valeur ajoutée) les innovations présentes
au final dans les projets véhicules. Pour y arriver, la stratégie retenue par les constructeurs
automobiles [Midler et al., 2012] consiste à avoir en permanence un flux important de
projets d’innovations potentiellement intégrables dans les projets véhicules. Il s’agit donc
de manager au mieux les interdépendances (« interplay ») entre ces projets. Notre
recherche propose des concepts et des outils pour soutenir de premières décisions (phases
d’exploration et de contextualisation) qui faciliteront plus tard l'intégration d'innovations
dans un nouveau produit (phase de développement) et leur déploiement sur une gamme
de produits (phase de déploiement).

Beaucoup de publications portent sur l’intégration de nouvelles technologies dans


un produit. Ces travaux présentent d’une part les nombreuses caractéristiques qui
influencent ce processus et d’autre part l’importance de gérer ce processus très en
amont. Dans le cadre de notre recherche, nous nous nous appuyons sur ces travaux tout

26
en élargissant le périmètre d’étude à l’ensemble des innovations produits ou services
basées ou non sur de nouvelles technologies.
Nous distinguons dans nos travaux les « projets d’innovations » (qui se réfèrent au
management de projets portant sur la conception et le développement de nouvelles
technologies ou de nouveaux services) des « projets véhicules » qui peuvent être eux
aussi innovants.
Enfin, nous utiliserons comme cadre de notre recherche le principe
d’interdépendance (interplay) entre les projets d’innovation et leur intégration dans
une gamme de produits décrits par [Beaume et al., 2009].

I.5. Secteur automobile : Champ d’application de la thèse


Le champ d’application (« terrain ») de la thèse se situe dans le secteur automobile, et
plus particulièrement Renault. C’est dans cette entreprise que toutes les expérimentations
ont été menées. D’après [Zapata, Nieuwenhuis, 2009], le secteur automobile est l’un des
plus dynamiques en ce qui concerne les innovations technologiques. Ce dynamisme est lié
à l’offre de très nombreux produits dans un marché de plus en plus saturé, ce qui conduit
à un besoin de se différencier [Abernathy, Utterback, 1978 ; Dougherty, Hardy, 1996]. Les
innovations liées à l’environnement seront plus particulièrement analysées dans le cadre
de cette thèse. En effet, l’évolution des normes et des contraintes environnementales
forcent les ingénieurs à se concentrer notamment sur le développement de technologies
pointues permettant la vente de voitures « plus propres ». Un des autres axes de recherche
concerne ce qui touche à la vie à bord et notamment toutes les technologies et services qui
se réfèrent à la connectivité, qui constituent un marché très prometteur pour les
constructeurs.

27
Chapitre II. Les particularités du secteur automobile dans le domaine de
l’innovation
Dans ce chapitre, nous expliquons en quoi le marché automobile est spécifique par
rapport à d’autres secteurs industriels (II.1) et en quoi ces spécificités impactent la façon de
manager les innovations (II.2). Nous terminons ce chapitre en donnant un aperçu de la
diversité des innovations proposées et en précisant quel est le périmètre des innovations
prises en compte dans notre recherche (II.3).

II.1. Les éléments structurants du secteur automobile


Le secteur automobile cumule de nombreuses contraintes que l’on peut trouver
isolément dans d’autres secteurs industriels. Comme écrit par [Maniak et al., 2014] : « […]
it must deal with a uniquely concentrated set of constraints (high volume, capital intensity, quality
requirements, complexity). » Compte tenu du contexte du marché automobile et du fait que
la voiture s’adresse au client final, nous pouvons identifier des spécificités liées au marché
(II.1.1.), au produit (II.1.2.) et à l’organisation (II.1.3.) que nous présentons ci-après.
Ces trois composantes nécessitent d’anticiper le plus possible les évolutions (II.1.4.).

II.1.1. Spécificités du marché automobile

La diversité des attentes et des marchés conduit à des stratégies de différenciation qui
induisent des rythmes et des cycles d’innovation courts. Dans un secteur comme
l’automobile où l’image des marques est un élément clé (lié à une concurrence très forte),
les innovations sont un facteur permettant de les différencier et d’asseoir leur « territoire »
de légitimité. Une proportion importante d’innovations proposées par les constructeurs
automobiles doit pouvoir être valorisée et valorisable. Il convient de mentionner par
ailleurs, qu’une innovation prise isolément peut présenter moins d’intérêt (de valeur) pour
le client qu’un ensemble d’innovations qui contribuent de façon cohérente et
complémentaire à offrir une prestation d’ensemble (cas de la vie à bord ou de la
consommation de carburant par exemple).
Un constructeur automobile d’envergure mondiale doit gérer des attentes, parfois
contradictoires entre les marchés « matures » et les marchés « émergents ». C’est le cas
notamment dans le domaine environnemental. Cependant, en dehors de quelques
adaptations locales, il est souvent nécessaire de concevoir un produit répondant le plus
possible aux attentes de l’ensemble de ces marchés pour des raisons économiques. Cette
contrainte imposée par le marché implique un rythme d’innovation soutenu. Les cycles de
développement et de mise sur le marché des nouveaux produits et des innovations sont
relativement courts par rapport à des secteurs comme l’aéronautique ou le nucléaire
(même s’ils peuvent paraître très longs par rapport à des secteurs comme celui de la
grande distribution : agroalimentaire, cosmétique,…). Le marché induit aussi des volumes
de ventes et par conséquent des investissements importants pour des rentabilités

28
incertaines. Il est complexe de prévoir l’évolution future des marchés dans le secteur
automobile. La crise démarrée en Europe en 2008 le montre : les hypothèses de volumes et
de profitabilité se sont trouvées balayées rapidement. C’est encore plus vrai sur des
marchés «émergents» comme le Brésil, où la situation peut changer brutalement. Cette
variabilité des marchés entraine toute une série de contraintes à gérer, liées à la flexibilité
de l’outil industriel, la capacité à absorber des coûts non prévus (liés à la réduction des
volumes), etc. Les équations économiques, tant pour les projets véhicules que pour les
projets d’innovations, doivent pouvoir tenir compte de cette gestion de l’incertitude. Ceci
d’autant plus que la pression sur les coûts s’exerce en permanence chez un constructeur
généraliste. Elle se traduit tant au sein de l’entreprise que vis-à-vis des fournisseurs, dans
un contexte de concurrence très forte. Cette pression est également liée au budget que peut
consacrer un client dans l’achat d’une automobile et des prestations associées pour assurer
sa mobilité. Dans les marchés « émergents », cette capacité d’offrir aux clients des
véhicules à bas coût peut être un élément majeur de réussite pour certains constructeurs.
La pression sur les coûts peut avoir des effets bénéfiques (offrir des véhicules et des
innovations au plus grand nombre), mais aussi pervers (prise de risque difficile lorsque
l’équation économique est incertaine, ou que le constructeur manque de références : pour
des innovations de rupture par exemple). Ceci rend d’autant plus difficile la prise de
décision. La flexibilité devient le maître mot et est nécessaire pour absorber des évolutions
très rapides à la baisse comme à la hausse (les sorties de crise se caractérisant parfois par
un accroissement très rapide des volumes auquel il faut faire face : cas des Etats-Unis par
exemple).

II.1.2. Spécificités du produit automobile

Le produit automobile est par nature complexe, du fait du nombre de pièces


concernées, du processus d’industrialisation, de l’implication de partenaires
(fournisseurs,…) et de toutes les contraintes réglementaires qui l’entourent. Cette
complexité ne concerne pas uniquement le produit, mais aussi le service, défini en interne
Renault de la manière suivante : « Un service est une offre immatérielle régie par un contrat, qui
peut nécessiter un support matériel. Un service du groupe RENAULT se définit comme : 1/ un
droit à l’usage ou une délégation 2/ qui répond à un besoin émotionnel et/ou fonctionnel 3/ pour
une durée finie choisie par le client (particulier, professionnel et/ou partenaire). » Ainsi : « Pour les
clients, il accompagne l’expérience automobile avant, pendant et après l’achat du véhicule pour
optimiser ou améliorer son usage ou développer une mobilité durable. » Produit et Service sont
intimement liés pour le client qui conserve généralement plusieurs années son véhicule.
C’est la combinaison des deux qui génère un niveau de satisfaction plus ou moins élevé, ce
qui aura un impact important sur sa fidélisation. Par ailleurs, les constructeurs vendent de
plus en plus une prestation de mobilité, qui peut prendre plusieurs formes (vente,
location, auto-partage), avec tous les services associés. Le rapport à la voiture s’en trouve
changé. L’évolution assez régulière des réglementations nécessite également d’apporter
des réponses innovantes pour pouvoir y répondre.

29
Le niveau de fiabilité est essentiel pour un constructeur automobile, au vu des risques
(financiers, image de marque,…) que peuvent provoquer des défaillances pour le
conducteur et ses passagers. Les moyens mis en œuvre pour assurer cette fiabilité sont très
importants.
Quant aux réglementations qui peuvent être perçues comme des opportunités
d’innovations car elles obligent à trouver des solutions nouvelles sans augmenter le coût
du véhicule (les clients en général n’acceptent pas de payer plus cher parce que la
réglementation change), elles sont très nombreuses et touchent de nombreux domaines
(Sécurité, Environnement,…). Elles sont par ailleurs rarement mondiales, ce qui rend
d’autant plus difficile la capacité d’un constructeur d’y répondre pour des projets
véhicules ou d’innovations qui sont conçus en général pour le monde entier.
L’anticipation des évolutions réglementaires est un élément clé de succès (cas des
réglementations environnementales en Europe par exemple).

II.1.3. Spécificités des organisations automobiles

La taille des entreprises automobiles généralistes1 augmente le niveau de complexité :


de nombreux secteurs sont impliqués, pour gérer l’amont et l’aval des innovations, le
management des projets est réalisé de façon matricielle, la prise de décision doit être
comprise et déployée, la répartition des taches est complexe, avec de nombreuses
interfaces (relation client – fournisseur). Par ailleurs, comme pour toute entreprise, il est
difficile de gérer en même temps le court terme et le long terme. Or, la gestion du long
terme est primordiale dans l’industrie automobile. Ceci amène à identifier le plus en
amont possible les risques inhérents à cette activité et à les gérer en conséquence [Le Ray,
2006]. Il convient également de noter que le paradigme théorique dominant de
l’innovation correspond à une intégration très forte entre amont et aval, la mise en place
de réseaux internes et externes ainsi que des boucles de rétroaction, une implication forte
de tous les acteurs,… La réalité industrielle est tout autre : il faut gérer une multitude de «
projets » différents qui n’ont en commun que le nom de projet tel que défini par la norme
ISO [ISO 9000, 2005]. Tout ne peut se faire en même temps. La gestion entre « l’amont » et
« l’aval » n’est pas aisée, du fait des personnes concernées (dont le profil, le mode de
gestion et les objectifs sont généralement différents), des processus associés (pilotés
différemment entre la phase exploratoire et la phase d’industrialisation) et de la pression
exercée par l’entreprise (généralement plus forte en aval qu’en amont). Les entreprises
recherchent en permanence l’équilibre idéal entre amont et aval, en favorisant le plus
possible les relations entre les acteurs par des allers / retours réguliers permettant de
mieux comprendre les contraintes de chacun.

1
Seuls quelques autres secteurs industriels comme l’aéronautique et le ferroviaire ont des dimensions
pouvant s’en approcher.

30
II.1.4. L’anticipation comme principe

Un constructeur automobile est obligé d’anticiper en permanence, vu le temps de


développement d’un projet véhicule et les autres contraintes qui doivent être gérées en
parallèle (figure 3). Même si ce délai s’est fortement réduit dans les dernières décennies, il
reste très élevé (environ 4 ans entre l’indentification du concept et la mise sur le marché). Il
faut donc anticiper en continu les évolutions des marchés, des besoins des clients, de la
réglementation, de la concurrence,…Il faut également être capable de hiérarchiser,
pondérer, tant la quantité d’informations pouvant impacter les décisions est grande.
L’anticipation et les prises de décisions associées induisent le risque de se tromper qu’il
faut minimiser le plus possible, tout en l’acceptant comme principe. Il est cependant plus
facile d’anticiper l’évolution des réglementations qui sont en général prévisibles: on peut
anticiper les travaux et tester les innovations les plus pertinentes pour les satisfaire à iso
coût. Il est à l’inverse plus difficile d’anticiper les attentes des clients qui par effet de mode
ou l’arrivée de l’offre d’un concurrent peuvent évoluer très vite: il faut alors avoir la
réactivité suffisante pour réagir vite.

Risques
Cycles courts
Concurrence
Capacité
Coûts industrielle

Clients Contraintes
Complexité Anticipation
organisationnelles

Volumes
Couverture
internationale
Réglementations

Sécurité

Figure 3: Eléments structurants dans le secteur automobile

Le secteur automobile est caractérisé par :


- Un marché mature très compétitif, avec des marges faibles, très sensible aux
variations de contexte économique.
- Des cycles de développement relativement courts, le secteur informatique pouvant
servir de benchmark.

31
- Un niveau de sécurité / fiabilité élevé, moins contraignant que l’aéronautique et le
nucléaire mais nécessitant néanmoins une vigilance importante.
- Des exigences de rentabilité fortes, dans un marché fluctuant et globalisé.
- Des réglementations très diverses et variables en fonction des pays, comme le
secteur du BTP (bâtiment et travaux publics).
Toutes ces contraintes influent sur la manière dont sont gérées les innovations. Leur
impact sur l’innovation peut être positif (stimulant, la meilleure réponse à donner étant
d’innover) ou négatif (contraignant, freinant des innovations dont les effets peuvent se
ressentir sur le long terme par exemple).

II.2. Le management de projets chez les constructeurs automobiles


La tendance de fond observée chez les grands constructeurs automobiles a été de
séparer l’Ingénierie dite « Amont » de l’Ingénierie dite « Aval » [Maniak et al., 2014].
L’objectif principal des Ingénieries Amont [Midler et al., 2012] est de préparer tous les
projets véhicules et une grande partie des projets d’innovations, avant transfert vers l’aval.
La plupart des grands groupes ont également à traiter les notions de plateformes
partagées, de modules, de carry over de pièces, de co-développement et doivent
régulièrement innover pour rester compétitifs. Ils sont de plus soumis aux mêmes types de
réglementations (sécurité, environnement,…) sur les marchés où ils sont présents
ensemble et aux mêmes évolutions sociétales (liées à la mobilité,…).
Le management des projets et l’application des règles de conception réglée /
conception innovante sont assez proches d’une entreprise à l’autre. Ces entreprises sont
amenées à traiter les projets véhicules et les projets d’innovations différemment et à gérer
l’articulation entre ces deux types de projets.
Pour structurer et suivre leurs innovations, les entreprises disposent de processus
formalisés, d’une stratégie d’innovation, d’un plan Technologique, d’une politique de
gestion de compétences [Roulet et al., 2010] et de méthodes de suivi de leurs innovations.
La maturité des innovations a été analysée notamment par [Eldred, McGrath, 1997] ;
[Eldred, McGrath, 1997]) qui ont introduit le Technology Feasibility Point (TFP)
permettant en particulier de définir le moment où la technologie est suffisamment mature
(TRL « Technology Readiness Level ») pour être intégrée dans un produit. Cette
démarche, initiée dans l’aéronautique, est généralement appliquée maintenant dans
beaucoup de grands groupes automobiles. Une des évolutions fortes de la dernière
décennie initialisée par les constructeurs Japonais pour réduire la durée de
développement des projets véhicules et donc les coûts a été la suppression des vagues de
prototypes dans la phase de développement qui a rendu l’introduction des innovations
plus problématique. En effet, le droit à l’erreur qui était encore possible auparavant ne
l’est plus aujourd’hui. Si un problème intervient sur une innovation lors des essais sur les

32
véhicules de présérie, alors il sera difficile de le résoudre sans mettre en péril la sortie en
série du véhicule.
Malgré tout ce dispositif, les 10 dernières années de recherche notamment sur l’Open
Innovation et le Design Thinking montrent qu’un processus d’innovation piloté
exclusivement avec un plan technologique et des outils de suivi type TRL n’est plus
suffisant. Les projets d’innovations, de par leur nature, nécessitent souvent de disposer de
processus plus souples, plus flexibles que les projets véhicules. Les interactions entre les
projets issus du Plan Technologique, les projets véhicules, les partenaires permettent des
rétroactions intéressantes au fur et à mesure.

II.3. Périmètre des innovations prises en compte dans notre recherche


Le secteur automobile chaque année génère de très nombreuses innovations issues de
domaines très variés (Energie/Environnement, Vie à Bord, Performance dynamique,
Sécurité). Ce foisonnement d’innovations est lié aux éléments caractérisants ce secteur et
présentés chapitre II.1 : marchés très divers, concurrence très forte, exigences des clients,
réglementations. Il s’explique également par le fait que l’automobile est influencée par de
nombreux secteurs : le logement, les hautes technologies, la mode,… L’automobile est une
expression de soi qui se traduit par des demandes de personnalisation de plus en plus
fortes.
Par rapport aux défis à relever et à l’émergence de nouveaux marchés, nous avons
structuré les innovations auxquelles nous nous intéresserons dans notre recherche selon
trois grandes thématiques. Entre ces dernières, des contradictions peuvent apparaître
(exemple de l’amélioration du confort qui alourdit le poids du véhicule, donc sa
consommation et son niveau d’émissions de CO2) qu’il faudra gérer au travers d’une
stratégie claire et d’un processus de décision robuste. D’où l’importance de disposer d’un
plan technologique et de service pour avoir une vision d’ensemble des innovations.
Les trois thématiques que nous avons choisies sont les suivantes :
- Les innovations liées à l’environnement. Il s’agit rarement d’innovations isolées,
mais plutôt d’un « bouquet » d’innovations à développer pour répondre aux enjeux
environnementaux et aux réglementations associées. L’objectif est de pouvoir
répondre aux différents éléments qui impactent notamment les émissions de CO2:
l’allègement du véhicule, son aérodynamisme,…Il s’agit souvent d’avoir une vision
systémique pour apporter des réponses pertinentes à cette thématique complexe.
- Les innovations liées à la « vie à bord ». Avant d’être un plaisir, l'automobile
répond à un besoin de mobilité de se déplacer d'un point A à un point B.
Cependant, il faut aussi offrir la possibilité au conducteur comme à ses passagers
d’utiliser au mieux leur temps. Il s’agit de pouvoir apporter des réponses aux
besoins formulés dans les pays « matures » (et dans une moindre mesure les pays
« émergents ») de faire évoluer la voiture vers un objet de mobilité permettant au
conducteur et ses passagers de profiter pleinement du voyage au travers de

33
prestations spécifiques comme les moyens de communication mis à leur
disposition.
- Les innovations « abordables », « accessibles au plus grand nombre ». Il s’agit
d’apporter une réponse précise aux demandes formulées dans les pays
« émergents » comme dans les marchés « matures » de proposer toute une série de
prestations jugées incontournables, à un niveau de prix abordable. Ces innovations
sont appelées par [Bower, Christensen, 1991] « disruptive low cost innovations » et
sont qualifiées comme ayant des niveaux de performance inférieurs sur des
attributs traditionnels mais avec des niveaux de coûts très compétitifs. Ces
innovations concernent les « basiques » (sécurité,…), mais aussi les innovations
portant sur la connectivité par exemple (le rythme de croissance dans ce domaine
dans certains pays dits « émergents » étant similaire à celui observé dans les pays
« matures » : cas du Brésil par exemple).
La stratégie de l’entreprise et sa politique d’innovation constituent bien évidemment
des points d’entrée indispensables pour définir les thématiques de recherche à explorer.
Une entreprise comme Porsche s’occupera sans doute moins des innovations
« abordables », mais sera confrontée comme les autres constructeurs automobiles aux
attentes des marchés et des consommateurs dans les domaines liés à l’environnement, la
vie à bord et au plaisir de conduite. Tout ceci ne signifie pas que des thématiques plus
traditionnelles comme la sécurité (qui constitue un dû dans de nombreux marchés) et la
performance sont abandonnées. Ces thématiques sont simplement perçues comme moins
prégnantes et clivantes que par le passé. Ceci est vrai en particulier pour les marchés
« matures » (c’est moins le cas pour les marchés « émergents »).

Si le besoin de flexibilité, d’adaptation aux contextes locaux est nécessaire, la mise


en place d’une politique d’innovation transversale (commune à l’ensemble des
marchés) est indispensable aux constructeurs pour définir leurs priorités.
Le « bouquet » d’innovations qu’un constructeur peut offrir est indispensable pour
asseoir son image, à condition que ces innovations soient cohérentes avec l’image de
marque et les valeurs que l’entreprise veut déployer auprès de ses clients.
C’est ce que nous verrons dans le chapitre suivant appliqué au constructeur
automobile Renault.

34
Chapitre III. Renault et l’Innovation
Dans ce chapitre, nous expliquons les raisons qui poussent l’entreprise Renault à
innover en permanence (III.1). Puis, nous détaillons la stratégie d’innovation propre à
l’entreprise et le contenu de son plan Technologique (III.2). Le système de conception
global de Renault est présenté (III.3) puis management des projets d’innovations (III.3) et
le management des innovations du point de vue des projets (III.4), notamment le
processus de convergence entre projets d’innovations et projets véhicules.

III.1. Les enjeux stratégiques de l’innovation pour Renault


Renault a inscrit l’innovation comme un des leviers majeurs de sa stratégie « Renault
2016, Drive the Change ». Cette stratégie s’appuie sur six thématiques de recherche (figure
4) :
- 3 thématiques liées au patrimoine de Renault : architecture innovante (ex : R16,
Espace), technologie écologique et économique (objectif : être parmi les leaders
en matière de CO2), innovations à coût abordable (démocratiser les technologies
pour les offrir au plus grand nombre : de la commande à distance sur R18 au
badge main libre sur Laguna 2, Carminat Tom Tom et R-Link déployé sur la
gamme à partir de Clio IV)
- 3 thématiques « nouvelles » : véhicules électriques et leur écosystème, bien être à
bord pour tous les occupants du véhicule, nouveaux services associés à la
connectivité.

Figure 4: Thématiques de Recherche de Renault

Pour la deuxième partie du Plan Drive the Change (2013-2016), la stratégie


d’innovations est structurée par rapport aux points suivants :

35
- La contribution à l’image de marque (« brand paths »). Les innovations contribuant
à renforcer l’image de marque (donc potentiellement les ventes et la marge du
groupe) peuvent être regroupées par rapport aux « piliers » de la marque. Parmi,
ces innovations figurent les « brand boosters » qui ont potentiellement le plus
d’impact sur l’image.
- Les innovations à l’international (pour rappel, la part de marché de Renault hors
Europe est passée de 17% en 2000, 27% en 2005, 37% en 2010, à plus de 50% en
2013). Il est essentiel d’identifier des innovations permettant de contribuer à
l’internationalisation du Groupe, notamment pour les marchés les plus porteurs
pour Renault : Brésil, Russie, Inde et Chine (BRIC). La difficulté pour l’entreprise
est de pouvoir répondre à des besoins qui peuvent être très distincts entre ces
différents marchés.
- Le développement de concepts innovants, emblématiques.
Depuis 2010, Renault considère qu’une nouvelle brique technique est une innovation
produit s’il s’agit d’une première application mondiale qui génère un nouveau business
visible par le client et contribue à la performance ou une innovation qui permet une
réduction significative des coûts (-30%). Cette définition est cohérente avec celles trouvées
dans la littérature telles que [Cusumano, Nobeaka, 1999] ou [Beaume et al., 2009] “We
define an innovative feature as a technical solution providing a new functionality which is not
included in any existing products of the brand.”
Seules les innovations répondant à ces critères sont prises en compte dans la mesure de
la performance du processus d’innovation (KPI : Key Performance Indicator). Les
propositions qui ne répondent pas à ces critères sont considérées comme des
améliorations. L’objectif est de proposer 15 innovations par an qui seront présentées aux
clients par l’intermédiaire des projets véhicules. Ce chiffre de 15 innovations par an est
lissé sur 2 ans, car il est dépendant du lancement de véhicules sur le marché.

III.2. La stratégie d’innovations et le Plan Technologique


La finalité des thématiques de recherche stratégiques présentées précédemment est
de capter des idées, les prioriser et les concrétiser. Cela se fait au travers du plan de
recherche [R] et du plan technologique [T] qui regroupe l’ensemble des projets de
Recherche et d’Etudes Avancées identifiés comme stratégiques et prioritaires pour
Renault.
La maturation des innovations stratégiques se décompose en deux grandes phases
caractérisées par des activités Research (Phase d’exploration : documentation et tri des
pistes identifiées) & Advanced Engineering (Phase de convergence : levée des risques
pilotée en Qualité Coût Délais). Ces phases sont ponctuées par des jalons, qui garantissent
un niveau de maturité de l’innovation et confirment son potentiel pour l’entreprise. Le
Plan de Recherche [R] se trouve en amont du Plan Technologique [T] et prépare Renault
aux enjeux à long terme, avec un horizon de 10 et 20 ans. Les besoins en connaissances

36
scientifiques et techniques sont traduits dans des road maps. Cette vision à long terme
permet un développement cohérent d’ensembles (package) d’innovations. Par exemple,
un ensemble d’innovations est développée dans le cadre de la road map CO2 qui touche
l’allègement des véhicules, l’aérodynamique, l’électrification des véhicules, la réduction de
la taille des moteurs.
Emergence
Development
Final Readiness

Innovation Pre-Commitment [T] Commitment [T] Implementation Agreement

Creativity
Exploration Convergence
Development
Investigation of innovative ideas Investigation & selection of scenarios Risks Minimization & Convergence Advanced Project / Engineering dev.
& preliminary assessments (solutions, applications, business scenario in QCD* Management
case…)

S0 S1 S2 S3

TRL 1 TRL 2 TRL 3 TRL 4 TRL 5 TRL 6 TRL 7 TRL 8 TRL 9


[V] & [U]
System Development

[T]
Product development

[R] Production
Basic Research
Technology Development
Concept Concept
Full Scale Engineering Development
Definition Demonstration

Figure 5: Articulation des plans recherche [R], technologique [T], véhicule [V] et GMP [U], source Renault SAS

La figure 5 permet de bien visualiser l’articulation entre les plans Recherche [R],
Technologique [T], Véhicule [V], GMP – Groupe Moto-Propulseur [U].
La mesure globale de la performance du processus d’innovation est réalisée par le taux
de transfert des innovations dans les projets (plateformes, véhicules, GMP), ainsi que par
des KPI (Key Performance Indicators) orientés clients. En effet, les innovations acheminées
au travers des projets véhicules jusqu’au client final doivent pouvoir répondre à trois
critères : Notoriété, Attractivité et Satisfaction.
Une tendance actuelle est l’innovation ouverte [Chesbrough, 2006]) : ouverture en
interne par la confrontation constructive et organisée d’idées multi-métiers (le Laboratoire
Coopératif d’Innovation et Renault Creative People ont notamment cet objectif) ;
ouverture par les partenariats : les fournisseurs (co-innovation), l’Alliance Renault-Nissan,
les partenariats stratégiques (AvtoVAZ, Daimler, CEA : Commissariat à l’Energie
Atomique pour le Véhicule Electrique) ; ouverture sur le monde avec la mise en place
d’antennes à l’international (exemple de l’antenne de recherche dans la Silicon Valley,
chargée notamment d’anticiper toutes les évolutions dans le domaine de la connectivité) et
l’organisation d’une communauté d’innovation hors automobile (avec le monde
académique et des entreprises type EDF, RATP, Air Liquide).

37
Une autre évolution importante concerne les modèles économiques des innovations,
notamment dans le domaine de la connectivité : par exemple Carminat Tom Tom, avec la
vente de mise à jour de cartographie ou R-Link avec la vente d’applications
téléchargeables.
Enfin, certaines innovations récentes se centrent plus sur les usages en cherchant
d’autres manières de voir la mobilité. Un véhicule tel que Twizy et son éco-système en est
l’illustration.

III.3. Le Système de Conception Renault (SCR)


Depuis quinze ans, l’ingénierie a construit le Système de Conception Renault (SCR)
s’appuyant sur des invariants qui traversent les évolutions organisationnelles : une
logique de développement des véhicules et organes mécaniques ; des règles de conception
produit et process ; des politiques et des standards métiers ; des processus formalisés et
audités dans le cadre du Système de Management de la Qualité (SMQ) ; des livrables
clairement définis ; des méthodes d’ingénierie et des outils.
Ce système de conception est défini par différents standards internes2, portant sur
l’organisation et le jalonnement des projets d’innovations, des projets véhicules et des
projets mécaniques.
Ce système de conception est en perpétuelle amélioration. Le processus V3P (Value
Up, Product, Process, Program) mis en place en 2011 en s’appuyant sur l’expérience
Nissan en est l’illustration actuelle 3 . La démarche V3P définit 4 typologies de projets
véhicules (tableau 1). Les temps de développement sont fonction de l’ampleur des
modifications du projet véhicule : Grand Mother et Mother Vehicle (63 semaines), Brother
Vehicle (de 48 à 58 semaines) et Child Vehicule ( 13 semaines).

2
Référentiel de fonctionnement SCR Système de Conception Renault de l’Amont Renault; Référentiel SCR
Système de Conception Renault, Logique de développement Projets Organes Mécaniques, Renault;
Jalonnement Recherche & Advanced Engineering des projets DE-I (Processus R&AE), Renault; Jalonnement
Renault Qualité Projets Véhicules JQPV, Renault; Jalonnement Renault Qualité Projets Organes Mécaniques
JPOM, Renault; Jalonnement Renault Qualité Projets Innovations Mécaniques JPIM, Renault.
3Ce processus vise à améliorer la réactivité par rapport au marché et à l’évolution des besoins des clients
(Réduire le time to market des projets véhicules de 4 à 6 mois), maîtriser les coûts (Réduire de 30% le Ticket
d’Entrée Ingénierie) et l’adaptation à un marché en pleine mutation (aspiration des clients à une mobilité
abordable, à des demandes personnalisées et au respect de l’environnement).

38
Tableau 1: Typologie des Projets Véhicules selon la typologie V3P

Renault affirme sa volonté d’avoir un recours accru et prioritaire aux plateformes, aux
modules et aux pièces standardisées, en saisissant toutes les opportunités de synergies
rentables au sein de l’Alliance Renault-Nissan et avec ses partenaires (Daimler, General
Motors,…). Une plateforme concerne les éléments associés à la base roulante définis par
des cotes clés. Un module est un ensemble générique de pièces (par exemple tous les
volants incluant les airbags) qui a plusieurs variantes majeures et mineures (incluant
quelques pièces adaptatives) et qui couvre au moins 80 % de la production de l’entreprise,
des véhicules bas de gamme jusqu’aux véhicules haut de gamme4.
La plateforme a une vocation purement industrielle (limiter les investissements et
améliorer la compétitivité), alors qu’un module a plus une vocation architecturale
(Groupage de Pièces Ouvrées à l’Extérieur).
Les Groupes Moto-Propulseurs (GMP) intègrent les moteurs, boîtes de vitesse et
transmissions. Les projets GMP sont des projets souvent aussi « lourds » que les projets
véhicules eux-mêmes (en particuliers les projets moteurs). Il y a donc une stratégie long
terme de GMP pour faire en sorte que chacun des moteurs puisse atterrir dans le
maximum de projets véhicules. Les projets GMP ne sont pas pris en compte dans nos
recherches. Nous ne les avons analysés qu’à titre de comparaison par rapport aux projets
véhicules.

4
Le déploiement complet de la stratégie de modules est prévu en 2016 : autour de 90 modules pour couvrir
2/3 du contenu des véhicules (contre 1/3 en 2013). Cela concerne environ 60 véhicules et environ 30 groupes
motopropulseur. Dans le cadre de l’Alliance avec Nissan, l’objectif est également d’avoir le plus possible de
« Common Module Family » (CMF). Le C (Common) signifie commun Renault / Nissan. Un CMF comprend
des « grands » modules qui concernent des zones d’architecture standards. Il y a quatre grands modules
d'architecture physique (compartiment moteur, dessous de caisse avant, dessous de caisse arrière, cockpit) et
un grand module d’architecture électrique / électronique d’interconnexion entre les composants (mais qui
n'inclut pas de composants physiques qui sont dans les 4 grands modules physiques).

39
III.4. Le management des projets d’innovation chez Renault
Le pilotage des projets d’innovation est assuré par le chef de projet innovation. Il est
chargé de définir l’opportunité économique de l’innovation et piloter sa rentabilité
économique. Cela le conduit à établir la valeur client en relation avec le prix de vente
client, le prix de revient de fabrication de l’innovation, son ticket d’entrée, les volumes
associés. Le chef de projet doit aussi identifier et mettre en place les compétences métiers
nécessaires à la réalisation du projet innovation et assurer le transfert des compétences
Research and Advanced Engineering vers les métiers repreneurs. C’est aussi lui qui
construit et gère le planning en cohérence avec les jalons de la 1ère cible véhicule
identifiée. Il vérifie enfin que les livrables attendus aux jalons respectent les exigences
qualité.
Des revues sont réalisées lors des jalons innovation : S0, S1, S2, S3. Les livrables
attendus aux jalons sont indiqués succinctement sur la figure 6. Ces revues ont pour
objectif de valider le niveau de maturité de l’innovation en développement, confirmer la
valeur ajoutée pour l’entreprise et s’assurer de la convergence entre l’innovation et les
véhicules cibles. Le TRL (Technology Readiness Level), inspiré du secteur aéronautique,
permet de qualifier le niveau de maturité des innovations à chacune des étapes.

[T] Plan
AE in AE out

Exploration Convergence

Investigation & selection of scenarios Risks Minimization & Convergence


(solutions, applications, business case…) scenario in QCD* Management
level # 3

Project Start S0 S1 S2 S3
[T] Innovation Innovation Frost of Implemantation
Pre-Commitment Commitment Implementation Strategy Agreement

The project is online The customer The technico- The scenario of The transfer of the
with the Renault expectations & the economical implementation is innovation is decided
needs, identified as economic opportunities configuration is chosen frozen and the and what has to be
strategic and are defined; different and the strategy convergence plan is done is accepted by
prioritized technical scenarios are partnership / Alliance is shared with the downstream
proposed defined downstream actors actors

TRL3 TRL 4 TRL 5 TRL 6

Figure 6 : Attendus aux jalons des projets d’innovation, source Renault SAS

Plusieurs comités viennent compléter ce dispositif. Le Comité Identité de Marque qui


se déroule avant le Jalon S2 des projets d’innovations a pour objectif de s’assurer que les
innovations proposées sont en phase avec l’Identité de Marque de Renault et contribuent à
la renforcer. Le Comité Vendabilité se déroule autour du jalon S2 des projets
d’innovations, après le Comité Identité de Marque. En s’appuyant sur des prototypes
physiques ou numériques, ce comité s’assure que les innovations proposées répondent à
des besoins non satisfaits des clients et permettent d’offrir des prestations différenciantes
qui assureront une bonne capacité de vente (innovations facilement appropriables, visibles
pour le client). Ce comité valide aussi que le niveau de prix est compatible avec la

40
rentabilité attendue sur la base des volumes estimés. Ce Comité réunit des représentants
de la Direction Engineering Innovation, de la Vente, du Marketing et du Produit.
Enfin, le Comité Stratégique Innovation (COSIN), alimenté par les Comités Identité de
Marque, Vendabilité et les instances techniques va prendre les décisions conduisant à
l’arrêt ou non des projets d’innovation. Cette instance entérine également (ou non) la
décision d’intégration dans une gamme véhicule permettant le déploiement de
l’innovation. Les participants à ce comité sont des membres du Top Management
représentatifs des fonctions Ingénierie, Achats, Fabrication, Programmes, Product
Planning et Design.
D’autres instances peuvent être mobilisées. C’est le cas notamment du Comité Produit
Technique Amont (CPTA) et du Comité Produit Projets (CPP), instances Direction
Générale qui peuvent être sollicitées si des arbitrages sont nécessaires.

III.5. Le management des innovations vu par les projets véhicules chez


Renault
Comme nous venons de le voir, chaque projet d’innovation a son propre cycle de vie,
rythmé par ses jalons. Les véhicules sont planifiés indépendamment des cycles de vie
d'innovations. L’intégration des innovations consiste à identifier celles qui répondent au
contenu souhaité pour un véhicule 5 et à organiser la convergence et l’atterrissage
(figure 7).
Les innovations pilotées par la Direction Engineering Innovation (DE-I) sont intégrées
aux projets véhicules en suivant le processus d'innovation décrit dans les standards de
l’entreprise. Les équipes « métiers » (véhicule, mécanique, systèmes, expertise) sont les
acteurs de ce processus. Elles évaluent les impacts et anticipent les risques d’introduction
des innovations.
Pour chaque projet véhicule, la DE-I prépare l’intégration des innovations dans les
projets en participant aux jalons des projets d’innovation (S0 à S3). L’objectif est de
s’assurer que le jalon S3 du projet d’innovation peut être atteint avant le passage du jalon
Figeage de Concept du véhicule : c’est une règle de l’entreprise qui a pour objectif de
minimiser les risques. Le processus d’innovation se termine théoriquement au jalon
Figeage de Concept véhicule (Concept Freeze) lorsque l’innovation est intégrée dans le
projet véhicule. A ce moment, le pilotage du projet d’innovation est transféré aux équipes
chargées du développement véhicule. Le processus prévoit un jalon de rebouclage, le jalon
S4, qui permet de s’assurer que toutes les conditions ont été mises en place pour assurer ce
transfert. Cependant, ce jalon est rarement réalisé.

5
Nous utilisons pour simplifier le terme véhicule : en réalité les projets d’innovations peuvent être intégrés
soit dans la plateforme réalisée pour accueillir plusieurs projets véhicules, soit dans un ou plusieurs groupe
motopropulseur, soit dans un ou plusieurs véhicules (figure 7).

41
[T] Développement de l’innovation

S0 S1 S2 S3

Convergence

Atterrissage
Groupe Motopropulseur [U] [Pré-C] [CF] [VPC] [TGA] [MA]

Plateforme [V] [Int] [Pré-C] [CF] [OPF]

Projet Véhicule [V] [Int] [Pré-C] [CF] [VPC] [TGA] [SOS]

[U] & [V] Développement des GMP, Plateformes et Véhicules


Figure 7: Intégration des projets d’innovation dans les projets véhicules, Renault SAS6

La sélection des innovations pour un projet véhicule peut être découpée en quatre
grandes étapes que nous présentons dans les quatre paragraphes ci-après.
Les ateliers de différenciation 7 se déroulent peu de temps après le jalon Intention
Véhicule et sont pilotés par le CPA véhicule ou le Chef de Produit véhicule. Ils ont pour
objectif de définir la liste des nouvelles innovations spécifiques au véhicule. Un travail de
priorisation est aussi effectué en fonction de la valeur client et du potentiel de
différenciation.
La phase « Harvest » permet l’établissement du besoin en innovations. Elle est menée
entre le jalon Intention et le jalon Pré-Concept du projet véhicule. Cette phase est pilotée
par le Chef de Projet Amont (CPA) Innovation ou CPA Véhicule. Elle permet d’identifier
les innovations déjà travaillées dans l’entreprise et qui permettent de différencier le
véhicule. Une bonne partie des innovations provient de VESTA (Vivier des Evolutions
Systèmes et Technologies Amont).
La synthèse des besoins en innovations est un processus itératif entre les demandes du
produit mises en valeur par les propositions techniques (innovations candidates) et les
propositions Design formulées entre les jalons Pré-Concept et Figeage de Concept. La
validation de la liste sélectionnée des innovations à documenter en boucle courte est
réalisée par les DPA de la DE-I et le Projet Véhicule.
La liste des innovations retenues est validée en Comité Programme Véhicule. Il est
possible de réintroduire des idées non retenues dans les viviers transversaux.

6
Jalons véhicules: [Int] Intention ; [Pré-C] Pré-Concept ; [CF] Concept Freeze; [VPC] Pré-Contrat ; [TGA]
Tool Go Ahead ; [MA] Manufacturing Approval ; [SOS] Start Of Sales
7 Anciennement appelé Séminaire Innovation

42
Philippe Doublet (Directeur de la Créativité et de la Performance Innovation) a
synthétisé le processus d ‘innovation au travers d’un schéma qu’il a baptisé « Innovation
Valley » (figure 8).

Figure 8: Renault Innovation Valley (selon Philippe Doublet, Renault SAS)

Ce schéma permet de visualiser le flux d’innovation jusqu’au client. En entrée, nous


retrouvons les 6 thématiques de recherche de Renault (6 axes stratégiques), les orientations
stratégiques ainsi que les demandes du Product Planning. Ces éléments permettent de
filtrer et pousser les idées de la « Cloud Factory ». Cette usine à idées est alimentée par de
nombreux canaux (Communauté d’innovation, recherche collaborative, etc.). Pendant
cette phase, la dynamique Concept / Knowledge [Le Masson et al., 2006] joue pleinement
son rôle avec un enrichissement mutuel des concepts et des connaissances. Les concepts
les plus prometteurs, structurés autour de « Target Values » qui définissent les ruptures à
réaliser sur des domaines jugés prioritaires par l’entreprise, permettent d’alimenter le plan
technologique [T]. Les innovations sélectionnées vont suivre un processus projet
(« Innovation Channel »). Les projets véhicules cibles sont progressivement identifiés et
définitivement intégrés au véhicule lors du Concept Freeze (CF). Le développement se
poursuit selon un mode « réglé » jusqu’à sa rencontre avec le marché et les clients.

43
Chapitre IV. Synthèse de la Partie A
Cette première partie nous a permis de définir le cadre général de notre recherche. Le
management multi-projet et l’interdépendance entre les projets constitue un domaine qui
reste encore à explorer.
Nous avons dans cette partie volontairement utilisé un vocabulaire spécifique pour
différencier les projets véhicules - qui peuvent constituer des innovations en eux-mêmes
mais suivent généralement des processus réglés – des projets d’innovations dont le mode
de management peut être très varié, vu la diversité des innovations concernées.
C’est le lien entre ces deux types de projets que nous allons approfondir plus
particulièrement.
Pour [Maniak et al., 2014] :
“the automotive sector is particularly relevant for studying the linkages between exploration and
NPD” (NPD = New Product Development).
Cette pertinence est liée notamment aux modes de pilotage très différents appliqués
d’une part aux projets véhicules et d’autre part aux projets d’innovations.
Contrairement à ce qui est affirmé par le courant dominant, les processus d’innovation
ne sont pas fluides et continus. Cet état de fait, ce mode d’organisation, cette séparation
entre des communautés, entraine un certain nombre de problèmes que nous allons
préciser dans la partie suivante, problématique.

44
PARTIE B : De la difficulté de faire atterrir des projets
d’innovations dans des projets véhicules
L’objectif de cette deuxième partie est de formuler la problématique et de définir la
question et les propositions de recherche qui structureront nos travaux.
Pour atteindre ces objectifs, nous commencerons par décrire les situations
problématiques associées au processus d’atterrissage des innovations dans les projets
véhicules (Partie B, Chapitre I), en partant de la métaphore de l’atterrissage de l’avion puis
en décrivant l’atterrissage avec un focus sur les acteurs.
Au chapitre II de la partie B, nous présentons le diagnostic sur l’atterrissage réalisé à
partir d’entretiens de quarante personnes et de l’étude de cinq cas d’innovation. Ce
diagnostic a permis de préciser et quantifier les situations problématiques. En particulier,
il a mis en évidence les pertes importantes d’innovations lors de phases où celles-ci
devraient se stabiliser et a confirmé l’importance du processus d’atterrissage.
Les concepts clés permettant d’appréhender ce processus d’atterrissage sont présentés
au Chapitre III de la partie B. En dehors du Concept d’Atterrissage (III.1), nous définirons
les Concept d’Intrusivité (III.2) et de Profilage (III.3).
A partir des situations problématiques et des concepts présentés précédemment, la
question de recherche et les propositions associées sont formulées au Chapitre IV de la
partie B.

Chapitre I. Le contexte de la Recherche


Dans ce chapitre, nous présentons une métaphore de l’atterrissage des avions sur un
porte-avions pour illustrer les principaux problèmes rencontrés (I.1.1.) puis nous
détaillons le processus d’atterrissage pour mettre en évidence sa complexité et ses
faiblesses (I.1.2.) et les acteurs clés concernés par ce processus (I.1.3.). Ensuite, nous
présentons le déroulement de la recherche (I.2) et commençons à introduire l’approche
méthodologique suivie (I.3).

I.1. Situations problématiques liées à l’atterrissage

I.1.1. Métaphore de l’atterrissage sur un porte-avions

La métaphore entre l’intégration des innovations dans des projets véhicules et


l’atterrissage d’avions sur des porte-avions nous est parue pertinente sur le plan
conceptuel pour rendre compte de la complexité du sujet, après discussions avec d’
anciens pilotes de l’aéronautique et de l’aéronavale. Elle permet aussi de mettre en avant
les principales situations problématiques.
Dans cette métaphore, l’avion représente les projets d’innovations qui doivent atterrir,
et les porte-avions les projets véhicules qui sont en mouvement perpétuel (c’est la raison

45
pour laquelle nous avons choisi d’associer le projet véhicule avec un porte-avions et non
une piste d’atterrissage classique, figure 9).

Figure 9: Atterrissage d’un avion sur un porte-avions

Pour que l’atterrissage soit réussi, il faut prendre en compte de multiples données (qui
peuvent varier dans le temps) à la fois sur l’innovation/avion et sur le véhicule/porte-
avions. Cette métaphore de l’atterrissage rend bien compte de la multiplicité des critères à
intégrer pour qu’un avion se pose correctement sur un porte-avions. Elle permet aussi
d’imager les risques inhérents à l’appontage.
L’appontage d’un avion sur un porte-avions doit se faire face au vent. Or, un porte-
avions est particulièrement vulnérable dans le vent. En particulier, il peut être mal orienté
par rapport à la houle et surtout suivre un cap qui l'éloigne de sa trajectoire et donc de son
but. Il faut donc faire apponter un avion très rapidement (en trente secondes environ).
Dans le cas de l’atterrissage d’une innovation dans un projet véhicule, la fenêtre
d’atterrissage est elle aussi limitée. L’innovation doit atterrir ni trop tôt (car le projet
véhicule est n’est pas suffisamment mûr pour accueillir l’innovation), ni trop tard (car une
intégration tardive de l’innovation peut entraîner des risques qualité,…). Par ailleurs,
l’innovation atterrit dans un projet véhicule qui est en développement, donc n’est pas figé
comme une piste d’atterrissage classique. Il faut composer avec toutes les contraintes de
développement en cours. Tout n’est pas lié uniquement au projet d’innovation. La
vulnérabilité d’un projet véhicule est très importante, vu les enjeux stratégiques et
financiers que peut amener l’arrêt tardif d’un projet véhicule. De la même manière qu’un
porte-avions coulé entraine avec lui tous ses avions au fond de la mer, si le projet véhicule
échoue, il entraine dans cet échec tous les projets d’innovations qui lui sont déjà intégrés.
L’appontage ne se limite pas à l’accrochage proprement dit. La décision d’atterrissage
se prépare à l’avance et il existe une procédure d’approche spécifique. Les avions arrivent
en patrouille au-dessus du porte-avions avant l’appontage : ils se présentent sur l’axe
d’appontage, avec le bon timing (sans perte de temps). Le pilote qui fait atterrir son avion

46
doit maintenir une vitesse et une altitude précise. Un instrument a été développé à partir
des années 50 pour gérer les interactions entre le pilote et le porte-avions, c’est le miroir
d’appontage. Un code visuel indique au pilote s’il est trop haut ou trop bas. Cette
instrumentation a permis de fiabiliser l’appontage. De la même manière, la formalisation
et l’application de processus précis et la mise en place de systèmes de communication
performants entre Projets d’Innovations et Projets Véhicules semblent, à l’image de la
complexité de l’appontage, extrêmement importants.
Les manœuvres d’appontage (et de décollage) se font dans un temps et un espace
extrêmement réduit. Il s’agit généralement de faire atterrir ou décoller plusieurs avions en
un temps réduit. Il en est de même pour les innovations et les projets véhicules : plusieurs
innovations doivent souvent atterrir de manière quasi simultanée dans un ou plusieurs
projets véhicules.
Sur un porte-avions, jusqu’à 40 ou 50 avions peuvent être entreposés ce qui nécessite
des processus, une organisation et des ressources adéquates. Pour gérer ces opérations les
rôles et les responsabilités sont bien identifiés entre les officiers de catapultage,
d'appontage, à la vigie, à l'approche ainsi que les chefs des opérations et des services
aviation à la vigie. Sur un porte-avions important, ces manœuvres impliquent une
coordination de quatre à cinq cents personnes. Il semble également crucial d’avoir un très
bon niveau de coordination entre les personnes chargées des Innovations et celles
responsables des Projets Véhicules, avec des missions définies, permettant de préciser
clairement le rôle de chacun. Comme dans l’aéronavale, ces personnes doivent être
capables de s’adapter en fonction de l’évolution du contexte, des contraintes et être très
réactives. Il est nécessaire de maîtriser de nombreux paramètres liés à la complexité du
produit automobile, de s’adapter à un environnement toujours en changement (évolutions
réglementaires, des attentes clients, de la concurrence), d’anticiper au maximum ces
changements et de réagir rapidement face aux aléas. Par ailleurs, un système de
management favorisant la prise de décision doit être mis en place. L’atterrissage des
avions suppose une prise de risque, qui est le plus possible maîtrisée ; cette prise de risque
est également nécessaire si l’on souhaite faire atterrir un projet d’innovation.
L’appontage d’un avion est extrêmement délicat pour les pilotes, qui, en plus de leur
formation, sont très entrainés de manière continue (via des simulateurs, ainsi que via le
visionnage régulier de leurs décollages et atterrissages). Cette formation, cette aide à
l’atterrissage apparaît également importante pour les personnes chargées des innovations.
On pourrait par analogie imaginer de constituer un outil de simulation, d’aide à
l’atterrissage des innovations (comme pour les pilotes d’avions). Nous verrons que cette
piste a été suivie, comme expliqué dans le chapitre III de la partie C.
L’atterrissage fait partie de la préparation d’une mission pour un pilote. Ainsi,
l’atterrissage est pensé avant le décollage. Il est d’ailleurs précisé quels sont les lieux de
déroutement possibles en cas de problème, avec les consignes associées. Comme pour
l’atterrissage d’un avion, l’intégration d’une innovation pourrait être pensée très en
amont. S’il s’avère qu’une innovation jugée primordiale par l’entreprise ne peut

47
finalement atterrir sur un projet véhicule cible, il faut pouvoir envisager qu’elle puisse être
intégrée sur d’autres projets véhicules.
Le nombre d’avions pouvant décoller et atterrir rapidement sur un porte-avions est
crucial pour la réussite d’une opération d’envergure. Les avions de retour d’une mission
sont captés par le radar du contrôleur à environ 200 kilomètres du porte-avions. Les
avions de chasse mettront environ 10 minutes pour faire ce trajet. Le contrôleur doit
diriger les avions non pas sur la position où se trouve le porte-avions lorsque les avions
sont détectés, mais sur la position où le porte-avions sera 10 minutes plus tard. Entre les
projets d’innovations et les projets véhicules, la situation est comparable. Un projet
véhicule étant toujours « en mouvement », il faut pouvoir anticiper le moment où le
projet d’innovation sera intégré dans le projet véhicule dans un contexte où les
évolutions du marché créent de l’incertitude sur l’état d’avancement du projet à un instant
T.
Comme les avions qui appontent sur un porte-avions (chasseurs, avions d’attaque
légers,…), chaque innovation est unique et possède des caractéristiques propres. Cette
variabilité entraine aujourd’hui des modifications sur les porte-avions telles que
l’allongement de la piste oblique et le renforcement du pont afin de pouvoir recevoir des
avions plus lourds, l’augmentation de la puissance des catapultes pour s’adapter à ce type
d’avions, l’amélioration des systèmes de détection et d'information, notamment pour
guider les avions et faciliter les manœuvres sur le porte-avions. En effet, s’il est possible
d’agir sur les projets d’innovation (pour les rendre moins intrusifs par exemple), il est
également possible d’améliorer les projets véhicules pour faire en sorte qu’ils intègrent
plus facilement des innovations. Il semble nécessaire, dès la conception du véhicule, de
prévoir cette capacité d’adaptation, pouvant aller jusqu’à modifier des éléments très
structurants si le besoin d’intégration d’une innovation clé s’impose. Réciproquement, les
chefs de projets d’innovations doivent chercher à limiter l’intrusivité des innovations dont
ils ont la charge. Nous qualifierons cette notion d’intrusivité des innovations (essentielle
pour notre projet de recherche) dans la partie B, chapitre III.2.
Il y a plusieurs limites à cette métaphore. Une première est liée à l’appontage
proprement dit, qui a lieu très rapidement : l’avion s’arrête en moins de deux secondes
passant d’une vitesse d’environ 240 km/h à une vitesse nulle. Dans le cas de l’intégration
d’une Innovation dans un Projet Véhicule, le temps de contact (d’accrochage) est plus
long (la phase d’intégration peut durer de quelques semaines à plus d’un an, en fonction
du type d’innovations à intégrer). Par ailleurs, contrairement à un avion, on ne sait pas
immédiatement si l’intégration d’une innovation est réussie. Une autre limite est relative
au statut du porte-avions : contrairement au porte-avions, le projet véhicule est
généralement toujours en développement. Le projet d’innovations atterrit donc sur un
porte-avions « en construction » et la finalisation du développement de ce projet
d’innovation se termine dans le projet véhicule (le porte-avions en construction et non
uniquement en déplacement). Enfin une dernière limite concerne la cible : un avion est
destiné théoriquement à atterrir sur un porte-avions spécifique alors qu’un projet

48
d’innovations peut atterrir sur un grand nombre de projets véhicules. Cependant, dans
des « opérations » de grande envergure, un type d’avion donné peut atterrir sur différents
porte-avions.

I.1.2. Les situations problématiques du processus d’atterrissage des innovations dans les
projets véhicules

Comme nous l’avons présenté en première partie, dans le secteur automobile, les
entreprises distinguent les projets d’innovations (« lightweight », [Clark, Fujimoto, 1991],
risqués, imprévisibles avec un degré d’incertitude élevé et uniques) des projets véhicules
(« heivyweight », [Clark, Fujimoto, 1991] plus contrôlés et prévisibles, restant toujours en
mouvement mais avec une certaine inertie 8). Cette distinction conduit à la problématique
d’atterrissage que nous avons décrite. Notre définition du terme atterrissage désigne
l’ensemble du processus et non pas le moment unique de l’accrochage au projet véhicule.
La distinction entre projets véhicules et projets d’innovations n’est pas liée uniquement
aux spécificités intrinsèques à ces projets. Elle est aussi le fait de l’historique, des
contingences matérielles, des problèmes de gestion des ressources humaines et des choix
organisationnels évoqués précédemment. Par exemple, le profil des acteurs, la taille des
équipes, l’utilisation d’outils spécifiques amène à manager différemment les projets
d’innovations par rapport aux projets véhicules.
Comment concilier ces deux régimes de conception et proposer des processus intégrant
leurs spécificités ? Comment gérer l’approche RID (Recherche, Innovation,
Développement) pour accompagner des projets d’innovations jusqu’à leur intégration
définitive sur un produit ? Que peut-on mettre à disposition des différentes entités
concernées pour faciliter le transfert des innovations ? Autant de questions fondamentales
auxquelles nous tenterons d’apporter une réponse dans cette thèse.
Le processus de synchronisation entre plusieurs projets d’innovations et un projet
véhicule est représenté figure 10 [Gidel et al., 2014].

8
Les choix de développement des projets véhicules sont des décisions effectuées par la direction stratégique
de l’entreprise en cohérence le plus souvent avec les lignées déjà construites au sein des gammes véhicules.
En dehors de projets spécifiques type Scénic, Twingo, Logan, la plus grande partie des nouveaux véhicules
viennent en remplacement de véhicules existants.

49
Figure 10: Intégration des projets d’innovations dans les projets véhicules (schéma théorique initial)

Pendant les phases de créativité et d'exploration, les idées et les projets d'innovation
possibles sont triés. Pendant ces phases, des projets d’innovation sont lancés, parfois
arrêtés, voire « repêchés » (cas de projets d’innovations jugés non pertinents à un moment
donné, puis repris du fait de l’évolution du contexte réglementaire ou concurrentiel). A ce
stade de maturation des projets d’innovations, peu de contacts sont actuellement établis
avec les projets véhicules, bien que l’entreprise souhaiterait que des liens soient établis très
en amont. Dès le début de la phase d'intégration, le processus de synchronisation permet
d'identifier le nombre et la pertinence des projets d'innovation potentiels par rapport au
projet véhicule cible. Ainsi, le processus de synchronisation permet d’assurer la transition
d'une logique d'entonnoir vers une logique de « pipe », les innovations passant alors en
conception réglée avec peu d’évolution du cahier des charges.
Le résultat d'un processus de synchronisation standard est un atterrissage « en
douceur », menant à l'intégration de projets d'innovations dans un ou plusieurs
véhicule(s) qui amènera ces projets d’innovations jusqu’au marché. Nous verrons
cependant plus loin dans l’analyse que ce schéma théorique construit sur la base des
standards de l’entreprise, ne reflète pas la réalité.
Comme abordé dans la Partie A, Chapitre I et contrairement à la métaphore de l’avion
atterrissant sur un porte-avion, l’intégration du projet d’innovation continue une fois que
celui-ci a « accroché » le ou les projets véhicules cibles. Il y a bien une phase amont de
l’atterrissage, pendant laquelle le projet d’innovation peut être piloté de manière
autonome par rapport au(x) projet(s) véhicule(s) cible(s), une phase transitoire (juste avant
l’accrochage) durant laquelle la convergence doit être traitée avec le plus grand soin, une
phase d’intégration pendant laquelle tout est mis en œuvre pour que l’intégration au
véhicule soit assurée conformément aux engagements QCD et une phase de déploiement

50
durant laquelle le projet d’innovation est susceptible d’atterrir dans d’autres projets
véhicules.
Les liens organisationnels entre les technologies et les produits auxquels ils sont
destinés ont été débattus à maintes reprises dans la littérature [Ben Mahmoud-Jouini et al.,
2007 ; Benner, Tuhsman, 2003 ; O’Reilly, Tushman, 2004 ; Taylor, Helfat, 2009].
Nous pouvons néanmoins souligner que, étant donné que la finalité des projets
d’innovations est d’être intégrée aux projets véhicules, le management des projets
d’innovations, s’il peut être piloté en amont de manière autonome, doit intégrer très tôt
dans le processus tous les prérequis exigés par le ou les projet(s) véhicule(s) cible(s) (ses
« clients internes ») en matière de QCD. En cela, le projet d’innovation ne peut être conduit
comme un projet de recherche ayant des objectifs totalement indépendants des projets
véhicules (sauf dans le cas particulier de projets d’innovations très long terme n’ayant pas
de cibles véhicules spécifiques). Les objectifs d’un projet d’innovation doivent donc être
construits de manière à être compatibles avec les projets véhicules auxquels il est destiné.
Comme nous le verrons dans la suite de nos travaux, de moins en moins de projets
d’innovations sont développés sans projets véhicules « clients » cibles. L’objectif est
dorénavant d’identifier au plus tôt le ou les projet(s) véhicule(s) cible(s) dans lesquels ils
seront intégrés. A partir des travaux de recherche réalisés dans l’entreprise, nous
proposons dans un premier temps de présenter la synchronisation d’un seul projet
d’innovation avec un projet véhicule selon la figure suivante:

Figure 11: Synchronisation des projets d'innovation dans les projets véhicules (source : Renault SAS)

Le Plan Innovation et le Plan Gamme se chevauchent, jusqu’à l’atterrissage des projets


d’innovation ayant franchi le jalon S3 dans les projets véhicules au jalon CF (Concept
Freeze ou Figeage de Concept). Le jalon Concept Freeze est identifié dans les processus de
l’entreprise comme le dernier jalon possible pour intégrer un projet d’innovation dans un
projet véhicule. Il est rendu obligatoire par une règle inscrite dans le processus de
développement V3P. Le positionnement de ce jalon a été choisi par retour d’expériences

51
passées : il permet de minimiser les risques de perturbation du développement du projet
véhicule par les projets d’innovations. Ceci a été motivé en particulier par les problèmes
qualité que pouvaient générer une intégration tardive d’innovations. La règle
d’atterrissage consistant à faire atterrir les projets d’innovations au maximum au jalon
Concept Freeze des projets véhicules résulte en partie du traumatisme vécu par
l’entreprise au moment du lancement de Laguna II (nombreux problèmes qualité
rencontrés liés au lancement d’innovations) : la prise de conscience tardive du Projet
chargé de Laguna II d’un manque d’innovations dans le véhicule a conduit à intégrer de
nouvelles idées très tardivement. Comme par ailleurs, il s’agissait de solutions très
innovantes nécessitant des validations poussées qui n’ont pu avoir lieu avant le Start of
Sales du véhicule en 2001 (Système de Surveillance de la Pression des Pneus, carte mains
libres,…), le résultat a été catastrophique et a fortement marqué l’entreprise qui a refusé
systématiquement d’autres prises de risque.
Malgré cette règle édictée par l’entreprise, on constate que certaines innovations
atterrissent néanmoins dans les véhicules après le jalon Concept Freeze véhicule. Si des
innovations dans le passé ont été intégrées trop tard, avec des problèmes qualité
importants lors du lancement du véhicule, à l’inverse, l’entreprise peut prendre la décision
de ne pas intégrer des innovations lorsque l’atterrissage de celles-ci est prévu après le
jalon Concept Freeze du ou des véhicules considérés, alors que cette intégration ne pose
potentiellement pas de problèmes réels d’intégration. Cette situation peut amener à un
risque d’obsolescence : introduire des innovations à valeur ajoutée trop tardivement par
rapport aux attentes des clients, à la position des concurrents ou à l’évolution des
réglementations.
Il est important de noter à ce stade du document de recherche que cette vision de
l’atterrissage ne représente que partiellement la réalité au sein de l’entreprise telle que
nous l’avons analysée. Nous verrons dans la Partie C que l’atterrissage est beaucoup plus
complexe et ne se limite pas à un moment unique (caractérisé ici par le jalon véhicule
Concept Freeze), mais à des plages d’atterrissage prenant en compte différents jalons en
fonction des spécificités des innovations.
En figeant cette règle d’atterrissage d’une innovation d’un projet d’innovation au jalon
Concept Freeze d’un projet véhicule, l’entreprise se préserve de risques qualité pouvant
apparaître lors du lancement d’un projet véhicule, mais peut se priver d’opportunités très
importantes d’introduction d’innovations impactant peu le véhicule et générant des
risques qualité potentiellement faibles.
Enfin, bien que plusieurs auteurs aient étudié l'intégration d'innovations dans le
développement de nouveaux produits, très peu d'études détaillent en même temps
comment intégrer un projet d'innovation unique dans plusieurs nouveaux produits
différents et comment intégrer des projets d'innovation multiples dans un nouveau
produit unique. Notre proposition voit le processus d'intégration comme un processus
continu (qui s’applique durablement) et bidirectionnel (entre projet(s) véhicule(s) et
projet(s) d’innovation(s)) qui nécessite une forte capacité d’anticipation et de décision.

52
Le principe d’atterrissage des innovations des projets véhicules, s’il a partiellement
été étudié par certains auteurs comme [Maniak et al., 2014], reste encore à explorer.
En dehors de l’aspect académique, son traitement au sein de l’entreprise où nous
avons mené notre recherche peut être remis en cause. C’est le cas notamment pour la
règle qui consiste à interdire tout atterrissage d’innovations dans un projet véhicule au-
delà du jalon Figeage de Concept. Cette remise en cause constituera un des points clés
de notre recherche.

I.1.3. Les situations problématiques liées à l’organisation et aux acteurs clés

Les acteurs clés sont identifiés figure 12. La complexité du sujet et la taille de
l’entreprise nous ont conduit à ne représenter que partiellement les interactions existant
entre les acteurs. Ces acteurs sont soit impliqués principalement dans le « monde » de
l’innovation ou dans le « monde » du véhicule, soit sont concernés par le processus global
sans être spécifiquement intégrés à un de ces deux « mondes ».
Chaque acteur est aussi attaché à un « métier » (C’est à dire une direction ou un service
de l’entreprise) : Programme, Produit (Product Planning), Ingénierie9 Amont (Advanced
Engineering) et Aval. Ces quatre directions qui jouent un rôle majeur dans l’expression
des besoins d’innovations, dans le management des projets d’innovations et des projets
véhicules et dans le développement de ces projets, sont rapidement présentées dans les
quatre paragraphes suivant.

9
La Direction de l’Ingénierie assure d’une part le cadrage amont des projets d’innovation ainsi que leur
développement et d’autre part le pilotage des projets véhicules en apportant les compétences métiers et en
assurant les tests (essais) de validation. Nous pouvons y distinguer deux entités : l’Ingénierie « Amont »
(Research et Advanced Engineering) et l’Ingénierie « Aval ». La Direction Ingénierie est en constante
évolution. La réorganisation des Ingénieries Renault et Nissan mise en place en avril 2014 pour favoriser les
synergies en est un exemple.

53
Piloter l’innovation
Produit Ingénierie Amont Ingénierie Aval
Chef Projet Innovation Chef Projet Véhicule
Chef Produit Prospective Chef Projet Amont Pilote GSFA
Chef Produit Véhicule Chef AVP transversal Pilote Prestations Clients
Chef Produit Transversal Pilote Innovation Métier Développement
Expert Leader Fournisseurs / Achats

Programme
Légende Fonctions supports

« Monde » de l’Innovation Ingénieur Assurance Qualité (Q)


Programme Véhicule Contrôleur Performance Economique (C)
« Monde » du Véhicule
Programme Transversal Ingénieur Planification Projet (D)
Autres acteurs clés

Figure 12: Innovation et Véhicule : deux mondes, de nombreux acteurs

La Direction du Produit (ou Product Planning) a pour mission principale de définir les
cahiers des charges des futurs véhicules. Cette direction est composée de 3 entités
distinctes chargées de la gestion du portefeuille de produits existants (Directions de
Gamme Produit), des Prestations Transversales et de la Prospective Produit. Ces trois
entités peuvent être incarnées par trois acteurs:
- Les Chefs de Produit Véhicule dont le rôle est de promouvoir et soutenir le produit
pendant sa phase de conception et son cycle de vie. Ils assurent le passage de relais
(avec les Chefs de Produit Prospective) entre amont et développement véhicule.
- Les Chefs de Produit Transversaux dont la mission principale est d’identifier les
futures prestations clés à commercialiser dans les véhicules. Il y a un chef de
produit transversal par périmètre : sécurité, environnement, vie à bord,... Ces
acteurs définissent les prestations, participent à l’élaboration du plan
Technologique [T] et pilotent les Avant Projets Transversaux, en coordonnant
Ingénieries et Programmes. C’est principalement dans cette direction que sont
proposées les pistes d’innovations à intégrer aux futurs véhicules.
- Les Chefs de Produit Prospective qui identifient les besoins clients à long terme,
c’est à dire 5 ans avant le lancement d’un nouveau produit soit potentiellement 13
ans avant son achat si l’on considère une durée de vie produit de 8 ans. Les besoins
clients sont formalisés sous la forme de propositions Produit pour le plan Véhicule
[V] (avant le jalon Intention), en lien avec les Avant Projets véhicules (Ingénierie), la
Stratégie Industrielle, le Design, les Régions et les Programmes. Même si ce n’est
pas leur mission première, ces propositions Produit peuvent être associées à des

54
propositions technologiques ou de services, en lien avec les Chefs de Produit
Transversaux.
L’Ingénierie Amont assure les avant-projets, le développement des projets
d’innovation et l’expertise métier. Ces missions sont pilotées par quatre acteurs clés :
- Les Chefs de Projet d’Innovations qui assurent le pilotage des projets d’innovation
à partir du jalon S0 et jusqu’au jalon S3 ainsi que l’intégration dans les projets
véhicules au CF.
- Les Chefs de Projet Amont qui animent fonctionnellement le cadrage des équipes
amont Métiers.
- Les Chefs de Projets Avant-Projet transversaux dont le rôle est de faciliter
l’intégration des projets d’innovation venant de la DE-I et des Métiers.
- Les Experts Leaders qui assurent la définition de la road map stratégique dans leur
domaine d’expertise. Les experts leaders sont consultés pour définir les innovations
à intégrer dans les projets véhicules.
L’Ingénierie Aval assure la conception et le développement des projets véhicules. Ces
missions sont coordonnées par cinq acteurs clés:
- Les Chefs de Projets Véhicule dont le rôle est de piloter en QCD (Qualité, Coût,
Délais) le ou les projet(s) véhicule(s) qui leur sont affectés et de faire converger les
Métiers pour garantir la tenue des jalons projets véhicules. Ils sont assistés par des
ICA (Ingénieurs en Chefs adjoint), des IST (Ingénieurs Synthèse Technique), des
ISP (Ingénieurs Synthèse Prestation) qui ont chacun des équipes dédiées exerçant
leurs responsabilités dans leurs domaines respectifs. C’est le cas en particulier des
PFE (Pilotes Fonctions Elémentaires).
- Les pilotes GSFA (Groupe Stratégie Fonction Amont) qui ont notamment pour
mission de construire les road maps technico-économiques pour faire rentrer les
innovations dans les Métiers. Ils sont en contact très étroit avec les fournisseurs et
jouent un rôle important dans l’application de la stratégie Modules.
- Les PPC (Pilotes Prestations Clients) sont responsables de la définition et de
l'atteinte de la cible prestation pour un projet véhicule donné. Ils analysent la
pertinence des innovations proposées et leur apport par rapport à la cible prestation
pour le projet véhicule dont ils ont la charge.
- Les Métiers chargés du développement. Ce sont eux qui dans leurs périmètres
respectifs assurent le développement des Projets Véhicules et des Innovations dont
ils ont la charge.
- Les Fournisseurs via la Direction des Achats et notamment le secteur chargé de la
co-innovation proposent des innovations. Cela passe par des TIMM (Top
Innovation Management Meeting) ; ces réunions permettent d’impliquer le
management pour décider des sujets de co-innovation et de s’engager de façon
contractuelle et souvent exclusive sur le développement d’innovations.

55
Les Directions de Programme Véhicules ont pour mission principale d’assurer la
profitabilité des véhicules (en incluant les innovations qui leur sont intégrées), depuis
l’amont des projets jusqu’à leur fin de vie. Elles sont structurées en fonction des Gammes
de Véhicules dont elles ont la responsabilité10. En dehors des Directions de Programme
Véhicules, la Direction de Programme Transversal est chargée d’optimiser la profitabilité
des prestations mécaniques et des prestations liées à la mobilité et aux services (services
connectés, multimédia).
De nombreux autres acteurs jouent un rôle important dans le pilotage des innovations
et des véhicules, mais leur mission s’apparente plus à une fonction support par rapport
aux acteurs clés décrits ci-dessus. Nous les avons regroupés sous le thème fonctions
supports transversales et identifié trois acteurs clés les concernant :
- Les Ingénieurs Assurance Qualité (IAQ) Projets Véhicules et Projets d’Innovations
doivent réaliser la synthèse qualité des projets dont ils ont la charge. Cela suppose
notamment de s’assurer de la cohérence et de la robustesse des accords et avis
délivrés. L’avis des IAQ est fondamental lors du passage des jalons. C’est l’IAQ
Innovation qui donne un avis Qualité pour le jalon S3, avant que les innovations
soient intégrées aux projets véhicules préalablement au jalon Figeage de Concept.
- Les Contrôleurs Performance Economique (CPE) qui analysent la performance
économique tant des projets véhicules que des projets d’innovations pour leur
périmètre de responsabilité.
- Les Ingénieurs Planification Projet (IPP) qui construisent et pilotent les plannings
des projets de leur périmètre. Ils ont un rôle support vis-à-vis des Chefs de projet
Véhicule ou Innovation, en donnant au bon moment les informations relatives au
planning, pour vérifier si le projet est ou non sur la trajectoire. Ils ont aussi un rôle
d’interface pour assurer la cohérence entre la planification des projets d’innovations
et celle des projets véhicules ou GMP.
Compte tenu de la taille de l’entreprise et de la diversité des compétences nécessaires
pour concevoir un véhicule, les directions Métiers participent également à l’identification
et au pilotage des innovations. Elles disposent de leur propre système de management des
innovations. Les « Correspondants Innovations » sont en lien étroit avec la DE-I : il s’agit
en général de Chefs de Service Cadrage Amont dont une des missions est d’assurer la
synthèse des innovations qui émergent dans leurs directions respectives. Les « Pilotes
d’Innovations » sont des opérationnels dans les Métiers qui sont chargés d’identifier et de
coordonner les innovations proposées par leurs secteurs d’appartenance. Contrairement
aux « Correspondants Innovations », ils sont dédiés à 100% à cette mission. Enfin, la
Direction du Design contribue fortement pour les concepts innovants. Elle est souvent

10
Gamme Entry, Gamme A / B ou I1 / I2 : petites voitures, Gamme C ou M1 : voitures moyenne gamme
inférieure, Gamme D ou M2S : moyenne gamme supérieure, Gamme VE : Véhicules Electriques, Gamme
VU : véhicules utilitaires, scindés en deux entre les fourgonnettes et les fourgons.

56
inspiratrice et /ou contributrice du développement de certaines innovations dès lors que
celles-ci permettent de traduire une expression conceptuelle ou fonctionnelle.
Situations problématiques:
Nous constatons que les innovations peuvent être initiées par la Direction de
l’Ingénierie, dans une logique de « techno-push », mais sont aussi développées pour une
grande partie à la demande de la Direction du Produit, parfois des Programmes, et dans
de très rares cas des Régions (pour répondre à des besoins locaux). Elles sont rarement
développées à la demande de la Direction du Marketing ou du Commerce qui sont plus
focalisées sur des enjeux court et moyen terme, sauf lorsqu’il s’agit de rattraper un retard
sur les concurrents. Cette situation est à la fois une force dans la mesure où de nombreux
canaux permettent d’aboutir à une proposition d’innovation. Cela peut aussi devenir une
faiblesse si aucune des directions ne considère l’innovation comme une priorité. Comme
nous l’avons évoqué précédemment, il existe deux « mondes » très différents dans
l’entreprise : le monde de l’innovation et le monde du véhicule (Figure 12).
Pour le « monde » de l’innovation, il y a théoriquement une motivation très forte de
voir les innovations intégrées dans les projets véhicules. En effet, c’est le seul moyen de
voir leurs innovations arriver sur le marché. La réalité semble sensiblement différente,
car, les « mondes » de l’innovation et du véhicule sont relativement étanches. Par exemple,
il est très rare qu’un chef de projet d’innovation soit en relation directe avec un chef de
projet véhicule ou une direction de programme qui sont pourtant ses « clients » naturels.
Les chefs de projets d’innovation sont avant tout en relation avec les Métiers de
l’Ingénierie et les Avant Projets. D’autre part, certains chefs de projet d’innovation se
satisfont de concevoir leurs projets d’innovation, sans que l’intégration dans un ou des
projet(s) véhicule(s) constitue une priorité. Les projets d’innovations sont conçus,
développés, mis en avant vis-à-vis des Métiers de l’Ingénierie (notamment via les Innov
Days), mais la jonction avec les « vrais » clients de ces innovations n’est pas toujours
naturelle. Ces Chefs de Projet Innovation sont identifiés comme des acteurs clés, jouant un
rôle pivot au niveau de l’atterrissage. Ils conduisent leur projet d’innovation à partir du
jalon S0 et sont censés l’accompagner jusqu’au jalon S3 Innovation / Figeage de Concept
Véhicule et théoriquement (depuis leur redéfinition de mission en 2013) jusqu’à
l’intégration complète au niveau du véhicule. Cependant, contrairement aux chefs de
projet véhicules, ils n’ont pas d’équipe dédiée et en réalité, la mission d’intégration est
rarement assurée. Par ailleurs, d’un point de vue organisationnel, les liens qui peuvent
exister entre eux et les directions métiers ne sont pas structurés formellement.
Pour le « monde » du véhicule, l’intégration d’innovations dans un projet véhicule est
souvent perçue comme une contrainte, qui génère des problèmes supplémentaires. Le
« monde » du véhicule est soumis à une pression énorme au regard des enjeux techniques,
économiques et de délais. Cette situation concerne plus les Chefs de Projets Véhicules que
les Directions de Programme Véhicules qui peuvent associer une valeur (donc un
accroissement potentiel de leur marge) à une innovation donnée. Les Directions de
Programme Véhicules doivent s’assurer avec la direction du Produit que les Innovations

57
proposées répondent bien aux USP (Unique Selling Points) des projets véhicules dont elles
ont la responsabilité et que ces innovations, intégrées à leurs projets véhicules, permettent
de dégager une rentabilité satisfaisante. Cependant, les Directions de Programme
Véhicules ont aussi énormément de contraintes à gérer et l’intégration d’innovations dans
leur projet ne constitue pas aujourd’hui leur priorité principale. Cela conduit parfois les
Directions de Programme à adopter une attitude attentiste vis-à-vis des innovations : la
preuve doit leur être faite que l’innovation proposée ne bousculera pas trop leurs projets
véhicules et qu’elle apportera de façon quasi-certaine une valeur client additionnelle forte
aux projets véhicules. La prise de risque associée à l’intégration dans un projet véhicule
(déjà difficile à gérer par lui-même) sont autant de freins pour faire atterrir une
innovation. Voici quelques attitudes qui peuvent conduire à l’échec d’une innovation :
Pour la direction de l’Ingénierie, dire dès le début que ce n’est pas faisable et travailler
dans le seul but d’argumenter cette intuition d’expert ; dire que le prototype n’a pas la
qualité suffisante pour être implanté tel que en série ; si la rupture est dans l’usage, dire
que c’est dangereux (prise de risque très élevée) ; si la rupture est dans le coût, refuser la
baisse de prestation. Pour la Direction de Programme, dire que l’on a déjà atteint le [PRF,
TE, nombre de pièces, etc] maximal. Nous pouvons noter également que, historiquement,
un des freins à l’innovation, était que le premier véhicule porteur supportait aussi le Ticket
d’Entrée du développement. Ceci a changé récemment avec la mutualisation des coûts de
développement des innovations de la même manière que pour les organes mécaniques. La
figure 13 illustre le poids relatifs des « mondes » de l’Innovation et des Véhicules. Le
monde des projets d’innovations est très petit par rapport à celui des projets véhicules, ce
qui explique la différence de moyens qui leur sont alloués. Les Chefs de Projet Véhicules
disposent d’une équipe dédiée et de nombreux Métiers leur rapportent fonctionnellement.
Les Chefs de Projet Innovations ont chacun plusieurs projets d’innovations à gérer et se
sentent souvent isolés pour piloter leurs projets. Le poids entre innovation et véhicule est
bien évidemment à mettre en relation avec les enjeux (beaucoup plus forts coté véhicule
que innovation), mais les chefs de projets d’innovation se sentent souvent démunis pour
piloter leurs projets. Ce poids relatif est valable également pour les fonctions supports11.
Par exemple, un seul Ingénieur Planification Projet (IPP) assure la planification de
l’intégralité des projets d’innovation, alors que le « monde » du Véhicule dispose de
nombreux IPP.

11
Nous retrouvons cette distinction, de manière moins marquée, entre Programmes Véhicules et Programme
Transversal. Les Programmes Véhicules qui sont impliqués dans les instances de décision et disposent d’un
pouvoir important, alors que le Programme Transversal (focalisé, comme les Programmes Véhicules, sur la
rentabilité des projets) ne dispose pas d’un accès aussi facilité aux instances de décision. Par ailleurs, le
Programme Transversal ne représente pas toutes les innovations proposées par l’entreprise, mais
principalement celles liées au GMP et au multimédia/services connectés.

58
Innovation Vehicule

Très peu d'échanges

CHEF PROJET INNOVATION


CHEF PROJET VEHICULE

INGENIEUR PLANIFICATION INGENIEUR PLANIFICATION INGENIEUR PLANIFICATION INGENIEUR PLANIFICATION


PROJET INNOVATION PROJET VEHICULE PROJET VEHICULE PROJET VEHICULE
Fortes interactions

Figure 13: Poids du « monde » de l’Innovation vs « monde » du Véhicule

Le profil des personnes appartenant à chacun de ces « mondes » est assez spécifique.
Très orienté réalisation, exécution, business pour le monde du véhicule, beaucoup plus
orienté créativité, recherche pour le monde de l’innovation. Cela crée parfois des
incompréhensions entre ces deux mondes, dont les motivations sont différentes
[Friedberg, 1988]. Les contraintes QCD sont vécues différemment, ainsi que la relation au
court et long terme.
La mise en relation entre les mondes de l’innovation et du véhicule se fait
principalement par l’intermédiaire des Avant Projets Transversaux et Véhicules (Advanced
Engineering). L’advanced engineering joue un rôle décisif dans la mise en relation entre
l’amont et l’aval (« l’overlap »). Les personnes qui gèrent l’articulation entre projets
innovations et projets véhicules font principalement partie de l’Advanced Engineering
telle que définie par [Maniak et al., 2014] comme : « people from a given business unit who
were assigned, partially or fully, to the preparation of Ifs. » IF = Innovation Feature. Nous
notons cependant que les personnes attachées à l’avanced engineering sont plus tirées par le
monde du véhicule que par celui de l’innovation. Ce qui est logique au regard des enjeux
et objectifs. Seuls les experts leaders ont une capacité de recul qui leur permet d’échapper
en partie au « rouleau compresseur » des véhicules. Ils ont aussi dans leur mission
l’identification et le sponsoring des innovations de rupture dans leur domaine d’expertise.
En synthèse, nous constatons que l’intégration entre l’amont et l’aval, entre les mondes
de l’innovation et du véhicule est problématique. Les causes principales de ce décalage
sont liées au profil des personnes ainsi qu’aux objectifs et modes de gouvernance

59
spécifiques à chacun de ces mondes. Partant de ces situations problématiques, nous
proposons des modèles et concepts pour mieux les comprendre afin de pouvoir améliorer
les interactions entre ces mondes.

I.2. Notre approche : Recherche Action en conception


Cette recherche a pour objectif de proposer des modèles et des définitions qui
alimenteront la réflexion des industriels sur la conduite des processus d’innovation, et en
particulier la gestion des interdépendances entre projets d’innovation et projets véhicules.
Ces connaissances nouvelles doivent permettre à moyen terme d’optimiser le
processus d’atterrissage tout en le rendant plus robuste au sens de [Chalupnick et al.,
2007 ; Taguchi et al., 2000 ; Cherfi, 2002]. Le principal enjeu de manager l’interdépendance
entre projets d’innovations et projets véhicules pour les entreprises est d’augmenter le
nombre et la valeur des innovations qui sont intégrées dans les projets véhicules. En
d’autres termes, il s’agit d’augmenter le nombre d’innovations valorisantes pour le client
qui arrivent jusqu’au marché au travers des véhicules, indépendamment des contraintes
inhérentes au marché ainsi qu’aux variabilités et imprévus inhérents au processus.
A long terme, ces connaissances nouvelles mises en application doivent permettre
d’améliorer le taux de transfert des innovations dans les projets véhicules, l’objectif étant
de tendre vers un objectif de 100% de taux de transfert lorsque la cible (le ou les projets
véhicules, mécaniques, plateformes) a été confirmée.
L’approche que nous avons suivie pendant cette recherche nous a permis de confronter
en continu les apports théoriques (scientifiques) et les apports issus de l’analyse du terrain.
Notre recherche s’inscrit dans la dynamique de « recherche action », définie par [Pascal,
2012] de la manière suivante : « La recherche action vise à résoudre des problèmes réels tout en
développant des connaissances scientifiques. Contrairement aux autres méthodes de recherche où le
chercheur étudie les phénomènes organisationnels sans les changer, le chercheur d’action se
préoccupe de créer des changements organisationnels et d’étudier simultanément le processus. La
recherche action est ainsi fortement orientée vers la collaboration et le changement impliquant à la
fois les chercheurs et le sujet. Typiquement, elle est un processus de recherche itératif qui capitalise
sur l’apprentissage par les chercheurs et les sujets en contexte. A ce titre, la recherche-action peut
être qualifiée de méthode clinique pragmatique qui met les chercheurs dans un rôle d’aide aux
praticiens ».
Le champ de notre recherche était très large : nous ne pouvions nous contenter
d’analyses partielles, vues avec un prisme spécifique. Il convenait d’approfondir ce sujet
avec des angles très différents :
- Vision globale de l’atterrissage par l’entreprise
- Vision de l’atterrissage par les projets véhicules
- Vision de l’atterrissage par les projets d’innovations
- Gestion des interfaces : transfert entre l’amont et l’aval, entre innovations et
véhicules

60
- Gestion des interactions entre les acteurs
Il convenait également de prendre en compte tous les éléments constitutifs de
l’atterrissage pour bien comprendre les mécanismes, d’où l’utilisation de modèles
systémiques (voir parties C et D). Notre travail porte sur les processus, le jalonnement, les
ressources, les instances de décisions, les acteurs clés. Nous avons suivi différentes
étapes (figure 14).

Recommandations pour l’atterrissage


 Approche empirique et recherche action

1) Analyse systémique de l’atterrissage : Validation finale de l’Utilité des travaux


3 cas d’atterrissage analysés, 15 entretiens 25 entretiens pour valider l’utilité de :
2) Système de recommandations : 20 entretiens • 3 Concepts clés : Atterrissage, Intrusivité, Profilage
3) Apports scientifiques • Recommandations
• Outils de synchronisation et de profilage

Recommandation 4:
Cahier des Charges

Diagnostic Recommandation 4 (liée au processus adaptatif)


 Définition des besoins de  Première réponse aux besoins liés à la  Réponse finale aux besoins liés à la
l’entreprise recommandation 4 recommandation 4
1) Revue de la littérature 1) Construction d’un outil Synchronizator 1) Construction de l’outil Profilor
2) Diagnostic initial : 40 entretiens 2) 15 entretiens (CPI, Métiers) Questionnaire sur l’intrusivité
3) 5 projets véhicules analysés : 20 3) 6 innovations étudiées (passées : EcoHatch, 2) 20 entretiens (CPI, Métiers)
entretiens EasyMat, futurs : EcoRun, EcoKick Gen 1&2, 3) 11 innovations étudiées (EcoLowRun Gen 1&2,
4) Apports scientifiques EcoSmart+) EcoSmart+, EcoKick2, EasyShare, EasyConnect,
4) Construction de la grille d’analyse de résultats EasyInfo, EasyFlex, EasyJust briques 1&2,
EasyMotion)
5) Apports scientifiques
4) Construction de la grille d’analyse de résultats
5) Apports scientifiques
Question de Recherche  Phasage PI/PV

 Formalisation de l’intrusivité
 Phasage PI/PV
Hypothèses de Analyse des REX  Plages d’atterrissages recommandées
Recherche Nouveau Cahier des Charges

Figure 14: Déroulement de la recherche

Dans un premier temps, nous avons réalisé un diagnostic de l’existant qui reposait
sur une phase d’entretiens approfondis menés sur 40 personnes (soit 80 heures
d’entretien) représentant les différents Métiers concernés par l’atterrissage, puis nous
avons réalisé une analyse détaillée de la façon dont des projets d’innovations avaient
atterri dans 5 projets véhicules. Cette analyse détaillée a nécessité 20 entretiens
supplémentaires. Ceci nous a permis de poser la base de notre problématique et la
question de recherche.
Le protocole détaillé utilisé pour la mise en œuvre de cette approche sera expliqué
dans la partie suivante.

61
Chapitre II. Le diagnostic sur l’atterrissage
Quarante personnes représentatives des différents métiers et fonctions concernés par
l’atterrissage des innovations dans les projets véhicules ont été interrogées de septembre à
décembre 2008, soit 80 heures d’entretiens au total. Ces entretiens ont été complétés par
l’analyse approfondie de l’atterrissage d’innovations dans cinq projets véhicules. Ce
diagnostic a été mené par l’auteur avec l’aide de trois étudiants de l’Université de
Technologie de Compiègne. Ce diagnostic constitue la phase exploratoire de notre
recherche, en complément des recherches bibliographiques que nous avons menées.
Après avoir présenté les objectifs du diagnostic (II.1), puis le guide d’entretien ainsi
que la méthodologie utilisée pour les interviews et l’analyse des cas (II.2), nous
détaillerons les résultats obtenus (II.3). Ce travail a permis de faire ressortir quatre
éléments clés pour lesquels des contradictions apparaissent. Nous verrons que, s’il est
logique de constater une forte réduction du nombre d’innovations lors de la phase
exploratoire, ce nombre d’innovations devrait se stabiliser lors du passage en mode projet.
Or, lorsque l’on compare le nombre initial de projets d'innovation choisis au lancement
d'un projet véhicule par rapport au nombre final d’innovations qui seront réellement
intégrés dans ce véhicule lors de sa mise sur le marché, nous constatons des écarts
importants. Une des causes de ce faible taux d’innovations réellement « intégrées » dans
les projets véhicules est liée au manque d’efficacité du transfert des innovations dans les
projets véhicules. Plus précisément, nous constatons que le processus d’atterrissage (ou
intégration) des projets d’innovations dans les projets véhicules, élément charnière, pose
problème. C’est la raison pour laquelle nous nous sommes particulièrement intéressés à
cet élément clé de l’atterrissage qui contribue largement à expliquer le faible nombre
d’innovations réellement intégrées au final dans les projets véhicules.

II.1. Objectifs du diagnostic de l’atterrissage


Les objectifs sur le plan opérationnel étaient de faire l’état des lieux de l’atterrissage
des innovations dans les projets véhicules afin d’identifier les points forts et les
opportunités d’amélioration.
Sur le plan scientifique, il s’agit de mieux cerner les problèmes et de commencer à
analyser le processus actuel d’atterrissage des innovations dans les projets véhicules.
L’objectif était de s'approcher de la pratique réelle tout en mettant en exergue les
décalages entre le discours officiel et les perceptions locales. Nous souhaitions aussi mettre
en évidence ce qui semble être un des facteurs clés de succès ou d’échec dans un contexte
donné (en fonction notamment du type d’innovations à intégrer). Cela devait nous
permettre de construire une ébauche d’un modèle descriptif, faisant ressortir les invariants
du processus d’atterrissage et les spécificités liées à différents facteurs (type d’innovations,
impact sur le véhicule, logique d’innovation : technology push, market pull, policy driven
– réglementations).

62
II.2. Méthodologie pour les entretiens et les études de cas
La phase de diagnostic est conduite à partir d’un référentiel que nous avons construit
spécifiquement. Ce référentiel sur l’atterrissage est directement dérivé d’un référentiel
générique sur le management des innovations développé par l’UTC : « Référentiel du
Management de l’Innovation » déjà utilisé dans plusieurs études [Gidel, Romon, 2003 ;
Fernez-Walch et al., 2004 ; Fernez-Walch et al., 2006].
40 entretiens semi-directifs ont dans un premier temps été effectués avec les personnes
clés du cadre de l’étude. Nous avons mis en évidence leur « vision » de l’atterrissage.
Pour cela, nous avons réalisé » des comptes rendus fidèles des entretiens en se gardant de
toute interprétation. Les comptes rendus suivent au mieux le guide d’entretien prédéfini à
partir du référentiel. Les premiers entretiens réalisés nous ont permis de vérifier la
pertinence du référentiel générique de l’UTC sur la problématique spécifique de
l’atterrissage des innovations et d’affiner notre guide d’entretien. Nous avons décrit des
pratiques d’atterrissage sans présupposé quant à la définition et au contenu de ces
pratiques. Nous n’avons pas non plus cherché à expliquer les pratiques mais à recueillir
des faits (dans cette approche, l’opinion d’un manager est considérée comme un fait) en
vue de les analyser pour mettre en évidence des facteurs clés de succès.
Le guide d’entretien tient compte du fait que le retour d’expérience des personnes
interrogées doit être mis à profit. Différents acteurs possèdent un savoir sur les
dysfonctionnements de l’atterrissage : ils ont leurs propres méthodes pour y remédier. Ce
savoir est constitué de cas exemplaires, qui font partie des connaissances communes ou
des connaissances locales. S’il n’y a pas d’idéal mais des pratiques satisfaisantes, adaptées
à un contexte, on peut malgré tout essayer de dégager des invariants d’un projet à l’autre.
Les entretiens ont été menés de manière semi-directive selon le guide d’entretien
présenté en annexe II.
Il est structuré de la manière suivante :
- le management de l’innovation chez le constructeur tel qu’il est perçu par les
personnes interrogées;
- l’analyse du processus actuel d’atterrissage des innovations dans les projets
véhicules (points forts, opportunités de progrès);
- le retour d’expérience sur quelques cas concrets d’atterrissage d’innovations vécus
par les personnes interrogées.
La durée moyenne d’un entretien a été de 2 heures. Les 40 personnes interrogées ont
eu un rôle dans le processus d’atterrissage : Chefs de Projets d’Innovations, Chefs de
Projets Amont (Avant-Projets), Chefs de Projets Ingénierie Véhicules, Chefs de Projets
Economiques, responsables Métiers Ingénierie (architecture véhicule, électronique,…),
représentants du Produit et du Marketing. Des décideurs de haut niveau ont également
été interrogés. La liste des personnes interrogées figure en annexe III.

63
Dans le cadre de ce diagnostic, l’intégration de projets d’innovations dans cinq projets
véhicules a également été étudiée de manière approfondie pour disposer d’éléments
factuels et mesurables, utiles pour la suite de notre recherche. Le concept "d'atterrissage"
ou l'intégration d'innovations dans des projets de développement de véhicules a été
analysé dans un premier temps du point de vue du projet véhicule en traçant la présence
d'innovations (introduction, suppression) pendant tout le processus de conception et de
développement du véhicule. Notre étude a été conduite sur cinq projets de
développement de véhicule récents (dont un seul avait été lancé au moment de l’étude et
un a été arrêté au moment du jalon Contrat). Ces projets ont été choisis pour être
représentatifs des projets véhicules où sont introduits des innovations. En effet, une
grande partie des innovations est introduite à l’occasion de la sortie de nouveaux
véhicules et non de projets dérivés ou de phase 2. Il s’agissait de projets majeurs pour
l’entreprise, représentatifs de différents segments de gamme. Projets retenus et étudiés :
 L47 : Projet de véhicule haut de gamme qui comporte un nombre important
d’innovations dont certaines sont intrusives.
 L43 : Projet suffisamment avancé pour ne pas remettre en cause les innovations,
il a atteint sa phase de vie série et c’est le seul de notre étude qui avait atteint la
vie série pendant notre analyse.
 J96 : Projet de véhicule familial. Le premier à avoir bénéficié du nouveau
processus projet incluant formellement le séminaire d’innovations. Ce projet
véhicule a été arrêté au jalon Contrat.
 B10 : Projet très innovant du fait de son concept (c’est un véhicule électrique,
conçu dès le départ comme tel – et non un véhicule électrique issu du
thermique) et au travers des innovations qu’il intègre.
 B98 : Projet au cœur de la gamme Renault et qui bénéficie de volumes
importants.
Les innovations inscrites au début des projets de développement de véhicule ont été
enregistrées. Nous avons alors suivi le flux d'innovations (l'arrêt de certaines, l'arrivée de
nouvelles innovations) pendant les phases de conception, d’avant-projet et de
développement de chacun de ces projets véhicules. Nous avons analysé plus
particulièrement trois projets véhicules en traçant les innovations depuis le Séminaire
d'Innovation (renommé depuis Atelier de Différenciation), qui se tient au moment du
jalon « Intention ». Ce Séminaire d’Innovation aspire à redéfinir et donner la priorité aux
innovations potentielles à intégrer dans les projets véhicules. Nous avons suivi ces
innovations jusqu’au jalon « Contrat » qui marque le début effectif de la phase de
développement et qui est suivi par l'industrialisation. Nous avons choisi également le
jalon Contrat Véhicule comme le jalon de référence, parce que, à partir cette étape, le
contenu du véhicule est théoriquement totalement gelé jusqu'à sa phase de lancement. Le
temps moyen entre le Jalon Intention du Véhicule et le jalon Contrat Véhicule est un an et
demi; le jalon Contrat marque l'engagement ferme du fabricant au projet en ce qui

64
concerne la qualité, les coûts et la durée. Pour mener à bien cette analyse de cas, 20
personnes ont été interrogées.
Synthèse des points clés
L’analyse de cas basée sur cinq projets véhicules et leurs innovations associées a révélé
que, en moyenne, seulement 30% d'innovations identifiées à la fin du séminaire
d'innovation (après sélection) sont maintenues dans le projet véhicule au niveau du jalon
Contrat. Ce résultat ne correspond pas aux attentes de l’entreprise qui après une phase
« normale » de sélection des innovations (entonnoir), peut s’attendre à ce que 100% des
innovations retenues arrivent jusqu’au marché (tuyau ou pipe). Cependant, ceci ne signifie
pas que le véhicule aura un nombre d'innovation faible quand il sera lancé. En effet, bien
que certaines innovations soient éliminées pendant la phase d'avant-projet, d'autres sont
intégrées en cours de route. De plus, il arrive que des innovations soient abandonnées en
cours de développement avant d’être « relancées » plus tard sur le même projet.

METIERS
3 Innovations
SEMINAIRE INNOVATION
35 Innovations 17 Innovations 5 Innovations 8 Innovations
proposées retenues sur Véhicule

Identification
Choix des Apport par les
des Innovations
Innovations après Développement Métiers d’
Innovations à retenues dans le
priorisation (suite des Innovations innovations
partir du [T], Véhicule au Jalon
au Séminaire [T] par les Métiers complémentaires
Métiers, Contrat
Innovation) à celles du [T]
Concurrence

35 17 5 3 8
Tableau 2: évolution du nombre d’innovations entre le choix pour le [T] et la commercialisation du projet L43

Le tableau 2 présente l’analyse du flux d’innovations pour le projet véhicule L43. Ce


tableau montre l’importance d’analyser en détail le processus d'intégration des
innovations. Cette analyse fine nous permet de constater qu’une partie des innovations
qui atterrissent dans les projets véhicules n'ont pas suivi le processus d'innovation prévu
par l’entreprise puisque sur les 17 innovations retenues suite au séminaire innovation et
devant être incorporées au véhicule, seules 5 sont encore présentes un an et demi plus
tard au jalon Contrat. Par contre, 3 nouvelles innovations ont été introduites, ce qui n’est
pas théoriquement recommandé car l’entreprise considère que cela peut provoquer des
perturbations importantes pour le projet véhicule.

65
Il convient de mentionner qu’une des spécificités de L43 était que ce projet ciblait les
clients Coréens et le séminaire Innovation a été réalisé en Corée avec les acteurs Coréens
du Projet. Il en est sorti des attentes clients très spécifiques.
Cette analyse des cinq projets véhicules et le diagnostic initial réalisé nous ont amené à
proposer une modélisation du flux des innovations dans les projets véhicules présentée
figure 15.

Figure 15: Intégration des projets d’innovations dans les projets véhicules (représentatif de la réalité)

Les entretiens ont aussi permis de préciser les facteurs qui conduisent à cette situation.
Ces facteurs peuvent être d’origine interne à l’entreprise tels que les contraintes
techniques liées à l’intégration de certaines innovations, l’augmentation du temps de
développement de l'innovation ne permettant plus d’intégrer cette innovation sans risques
qualité, un manque d'appui du management pour développer l’innovation, l'incapacité à
anticiper les exigences en amont (ex. : évolution des contraintes de production), un retour
sur investissement jugé trop faible suite à une réévaluation des coûts, des volumes, de la
valeur potentielle pour le client, etc. Ces facteurs peuvent aussi être d’origine externe à
l’entreprise tels que l’évolution soudaine du marché, des réglementations (environnement,
sécurité) ou en cas de co-innovation suite à une modification du niveau d’engagement des
partenaires (ou leur disparition).
Pour les personnes interrogées, le processus d’atterrissage doit se référer aux
standards de conception / développement de l’entreprise, sans être excessivement rigide.

66
Une standardisation excessive est perçue comme un obstacle à l'innovation, empêchant la
prise en compte d’opportunités. Les personnes interviewées souhaitent que le processus
propose un guide intégrant de la flexibilité souvent exprimée comme une capacité
d’adaptation aux différents types d'innovations. L’analyse des cas a montré que très peu
de projets d’innovation suivent le processus standard formalisé par l’entreprise.
Un autre sujet souvent évoqué par les personnes interrogées concerne la
problématique de l’évaluation et des critères de décision conduisant à la sélection des
innovations. Tout d’abord, il convient de noter de nombreuses réticences des personnes
interrogées concernant une trop forte instrumentation de l’évaluation des innovations, qui
sont par nature uniques et dont l’évaluation est difficilement quantifiable. L'avantage du
critère coût /valeur qui est largement utilisé dans l’entreprise pour décider si une
innovation doit être intégrée dans un véhicule est que celui-ci est consensuel et facile
d'appropriation, notamment depuis que les méthodes de calcul pour le coût et la valeur
ont été améliorées. Cependant, la rentabilité révèle ses limites dans certains cas et doit
parfois être complétée par des critères complémentaires touchant à l'impact sur l'image, la
contribution à la stratégie de l’entreprise, le besoin de respecter les règlementations ou
d’être en phase avec le marché (évolution des attentes clients et de la concurrence).
Plusieurs critères d’évaluation ont été proposés dans le cadre du diagnostic, dont certains
spécifiques à l’Energie / Environnement (au cœur des préoccupations au moment du
diagnostic). Un point très structurant dans la décision et la « rentabilité » est la stratégie
d’application des innovations dans les véhicules (en base sur tous les modèles, sur
certaines versions seulement ou en option) : ce choix appartient le plus souvent à la
Direction du Produit ou la Direction de Programme. Un mauvais choix effectué par
prudence économique peut fortement atténuer l’impact d’une innovation.
Les entretiens font aussi apparaître certaines contradictions. Concernant la
formalisation des exigences ou de la demande, certaines personnes interrogées
considèrent que la formalisation du besoin devrait être relativement large, fournissant un
simple cadre pour la spécification d'innovations et ne restreignant pas le domaine
d'investigation. Alors que d'autres pensent que la formalisation du besoin doit être très
précise, limitant ainsi le domaine d'investigation dès le début du processus pour
maximiser ses chances de succès. Les interviewés s’accordent néanmoins sur le fait que
toutes les innovations ne sont pas issues d’une demande formelle; beaucoup surgissent
spontanément (propositions venant des Métiers et des fournisseurs), voire de manière
inattendue (suivant le principe de sérendipité : [Pina e Cunha et al., 2010].
Concernant les personnes associées à l’atterrissage ou réseau d’atterrissage, des
contradictions apparaissent en particulier sur le positionnement des équipes responsables
de la conception des innovations (préparation) d’une part et celles responsables de
l’intégration des innovations au véhicule d’autre part (développement). Pour certaines
personnes, il est nécessaire que ces équipes ne soient pas les mêmes. Elles justifient cette
position en soulignant qu’il est préférable que les personnes travaillant dans les phases
amont, où l'apport créatif est élevé, soient différentes de celles travaillant en aval, où le but

67
final est très concret : industrialiser les innovations. Pour d'autres, le point sensible du
processus d'atterrissage est la rupture entre les phases amont et aval : elles estiment qu'il
est essentiel de maintenir la même équipe (ou au moins certains des membres de l'équipe)
pendant toute la phase de conception de l’innovation et la phase de développement (de
mise au point). Au-delà de cette problématique de différenciation ou non entre les équipes
travaillant en amont et en aval des innovations, l’état des lieux partagé par les acteurs des
différentes directions (hors DE-I : Direction Engineering Innovation) lors du diagnostic
(fin 2008) révèle un manque d’articulation entre les directions impliquées dans
l’intégration des innovations dans les projets véhicules (figure 16). Ce manque
d’articulation est perçu comme étant une des causes conduisant à limiter le nombre
d’innovations réellement intégrées dans les véhicules. Dans cette figure 16, les Directions
de Programmes n’apparaissent pas car celles-ci ne sont, selon la plupart des personnes
interrogées, sollicitées que très tardivement. Les projets véhicules représentent la partie
technique.

Le dialogue existe sur des sujets très


avancés (ex : l’environnement)
Produit Travaille parfois sur des sujets
DE-I
décalés (très en amont, partiel)
Problème : amener la technologie à un
stade pré- industriel

Fournisseurs GSFA
Ingénierie très portée sur le véhicule
GFE programmé

Projets Véhicules

En lien avec Ingénierie et Fournisseurs,


car très concret (= industrialisable)
Figure 16 : articulation entre les directions impliquées dans le Management des Innovations

GSFA : Groupe Structure Fonction Amont; GFE : Groupe Fonction Elémentaire

Ce diagnostic a permis de lister de nombreuses causes conduisant à l’intégration d’un


nombre jugé insuffisant d’innovations dans les projets véhicules. Nous avons présenté les
principaux problèmes et détaillé quatre points majeurs : le processus d’atterrissage lui-
même, les critères d’évaluation et de décision, la formalisation de la demande ainsi que
le réseau d’atterrissage. Ces points reflètent les avis des personnes interviewées, laissant
parfois apparaître des contradictions entre les acteurs.
Le diagnostic montre le besoin d’améliorer l’atterrissage des innovations dans les
projets véhicules. Avec un processus « d'atterrissage » plus robuste, il devrait être possible

68
d'augmenter le nombre d’innovations à valeur ajoutée qui peuvent être intégrées dans des
projets véhicules. Un processus robuste induit une capacité d’adaptation ou flexibilité qui
permet la prise en compte des différentes configurations (liées aux innovations et/ou aux
véhicules). Ces premiers travaux nous ont amené à développer le concept d’Intrusivité. Si
les innovations peuvent être développées sur des périodes très courtes et n'être intégrées
qu’à un stade avancé du développement sans risque pour la qualité du projet véhicule,
alors leur niveau d’intrusivité est très faible. Ce critère d’intrusivité vient compléter les
critères de prise de décision actuels principalement basés sur les coûts et la valeur client.
Par ailleurs, ce diagnostic a mis en évidence des faiblesses au niveau du réseau
d’atterrissage et des outils de synchronisation / communication utilisés par les acteurs
appartenant à ce réseau. Le manque de visibilité sur l’atterrissage des innovations
potentielles, l’intérêt d’un outil de synchronisation entre projets d’innovation et projets
véhicules, le nécessaire soutien de la ligne managériale pour l’atterrissage des innovations
ainsi que le besoin de clarification des responsabilités et des rôles des acteurs du réseau
d’atterrissage ont été mis en évidence.

69
Chapitre III. Emergence de trois concepts clés : Atterrissage, Intrusivité et
Profilage
Ce chapitre a pour objectif de clarifier les trois concepts clés qui ont émergés au fur et à
mesure de notre recherche : Atterrissage (III.1), Intrusivité (III.2) et Profilage (III.3). Ces
trois concepts se sont avérés particulièrement pertinents par rapport à notre
problématique, synthétisée dans notre Question de Recherche (chapitre IV). Ils nous ont
permis ensuite de guider nos réflexions et nos axes de travail (parties C et D).

III.1. Le concept d’atterrissage


Dans le cadre de nos travaux, en nous inspirant du modèle proposé par [Beaume et al.,
2009], puis [Maniak et al., 2014] (voir figure 17 ci-après), nous avons identifié quatre
phases pour caractériser le processus d’atterrissage d’un projet d’innovation dans un
projet de développement :

Innovation
Articulation amont - aval

Produit Accrochage Accrochage

Phase 1 Phase 2 Phase 3 Phase 4


Exploration Décision Intégration Déploiement

Innovation

Développement de l’innovation
Développement produit

Figure 17: Concept d’atterrissage, à partir de [Maniak et al., 2014]

1. La phase « exploratoire ». Cette phase est en général menée de manière


relativement autonome et indépendante des projets de développement produit. Elle
part rarement d’une commande (demande) d’un produit. La fin de cette phase
correspond à la préparation de l’atterrissage pendant laquelle les projets
d’innovations recherchent les produits sur lesquels ils sont susceptibles d’atterrir. Il
s’agit de rechercher les projets d’innovations susceptibles de répondre aux
caractéristiques attendues par les produits, dans les délais et les coûts impartis.

70
2. La phase de « décision ». Cette phase correspond à la prise de décision
d’accrochage de l’innovation dans un ou plusieurs projets de développement
produit. Cette phase comporte une étape d’approche avant que la décision
d’accrochage soit effectivement prise. C’est une phase essentielle pendant laquelle
une communication très étroite doit avoir lieu entre les représentants des deux
mondes de l’innovation d’une part et du produit d’autre part. Pendant cette phase
qui ne correspond pas à un moment unique, des échanges d’informations
techniques et économiques ont lieu. Nous verrons par la suite que, plus cette phase
a lieu tôt dans le processus de développement de l’innovation, et plus l’atterrissage
a des chances d’être un succès. En dehors de la décision d’atterrissage, il convient
par ailleurs de valider la fenêtre d’atterrissage idéale pour accueillir le ou les
projet(s) d’innovation(s). Nous avons vu au cours du diagnostic que l’accroche n’est
pas nécessairement synchronisée avec le jalon Figeage Concept Véhicule. Dans le
cadre de notre recherche, nous nous sommes particulièrement intéressés au passage
des projets d’innovations de l’amont (phase exploratoire) à l’aval (phase de
développement). Cette phase de transition entre l’amont et l’aval est
particulièrement critique et mérite d’être examinée avec soin. C’est ce que nous
avons fait notamment en proposant des outils permettant de mieux gérer cette
étape cruciale pour accompagner la prise de décision d’intégrer des projets
d’innovations.
3. La phase d’« intégration ». L’intégration au premier projet de développement
commence au moment de l’accrochage puis se poursuit par un travail d’intégration
des résultats du projet d’innovation. Ce travail implique généralement des
personnes ayant participé au projet d’innovation qui s’associent aux personnes
réalisant le développement du produit. Il permet de poursuivre et terminer le
développement de l’innovation au sein du produit. Cette phase se termine lorsque
l’innovation est totalement intégrée au premier produit ciblé.
Comme expliqué par [Maniak et al., 2014] : “Because a car is a very non modular
product, and because IFs sometimes partially disrupt the classical layout, in most cases,
engineers continued to solve interference problems right until the moment of
industrialization (e.g., physical or magnetic interference between vehicle parts and the
feature’s components; electrical system; software; noise, vibration, and harshness;
durability; or process).” IF = Innovative Feature.
4. La phase de « déploiement » consiste à faire accrocher le projet d’innovation à
d’autres projets de développement de produits. Soit à ceux déjà définis lors de la
phase de décision, soit à d’autres projets de développement complémentaires en
fonction des opportunités. Le déploiement de l’innovation peut se faire soit de
manière simultanée dans plusieurs produits (dans le secteur automobile, c’est
rarement le cas, pour des raisons de plannings – les projets véhicules cibles étant
chacun à des stades de développement distincts - de faisabilité technique et de
gestion du risque), soit de façon concourante (avant d’attendre que l’intégration
dans le projet de développement donné soit terminé, un accrochage dans un autre

71
projet de développement est initié), soit de manière strictement séquentielle (après
que l’innovation soit totalement intégrée dans un projet de développement). Pour
[Beaume et al., 2009] et [Maniak et al., 2014], la phase de déploiement peut consister
également à faire évoluer les caractéristiques des innovations d’un projet véhicule à
l’autre, en proposant de nouvelles générations d’innovations comportant des
améliorations techniques et / ou de coût.
Notre définition du concept d’atterrissage est un donc processus composé de quatre
phases (exploratoire, décision, intégration, déploiement). Ce concept met en relation les
activités d’exploration et de formalisation des innovations avec les activités de
développement de produit qui vont conduire à l’incarnation des innovations, leur
confrontation avec le marché et les utilisateurs. Le concept d’atterrissage, à travers ses
différentes phases, propose aussi une représentation dynamique des flux d’innovations en
allant jusqu’à leur déploiement sur d’autres produits. En tant que représentation abstraite
de la réalité des processus d’innovation dans les grandes entreprises, ce concept
d’atterrissage est fondamental car il donne d’une part un cadre à notre recherche et
d’autre part un cadre propice aux réflexions avec les praticiens.
Les limites de ce concept résident d’une part dans son périmètre d’application et
d’autre part dans les problèmes d’interprétation et de mise en œuvre. Comme nous
l’avons précisé Partie A Chapitre I.4., ce concept est peu pertinent pour les innovations
réalisées dans des petites structures compactes où les innovations sont directement
intégrées au processus de développement des nouveaux produits ou services. Ce concept
est applicable dans des structures dont la taille critique rend nécessaire la différenciation
entre la préparation des innovations (souvent sous la forme de projets d’innovation) et le
développement des produits (souvent sous la forme de projets de développement de
produits). Comme nous l’avons présentée Partie B, Chapitre I.1.3., cette différenciation est
principalement liée à des problématiques de gestion des ressources humaines (profils
différents entre innovation et développement) et de gestion des flux d’innovations
importants.
Lorsque le concept d’atterrissage est évoqué par les personnes interviewées, elles ne
font généralement référence qu’à l’étape d’accrochage, c’est-à-dire la rencontre entre le
projet d’innovation et le projet véhicule, principalement la prise de décision vue comme
un moment unique. Notre définition du concept d’atterrissage est plus large mais la
métaphore de l’atterrissage induit ce biais : même si en réalité, la phase de préparation
d’un atterrissage est tout aussi importante et critique que l’accrochage lui-même, c’est ce
dernier qui est perçu comme tel par la majorité des personnes.

III.2. Le concept d’intrusivité


Nous définissons l’intrusivité comme une mesure représentative d’un niveau de
complexité, à un instant donné, d’une innovation prise dans son environnement. Le
concept d’intrusivité permet d’agréger des éléments hétérogènes pour rendre compte

72
d’une complexité. Cette complexité n’est pas seulement intrinsèque à l’innovation elle-
même mais est aussi évaluée par rapport à l’impact que l’innovation peut générer si elle
est intégrée à un projet de développement. Nous proposons ci-après une caractérisation
détaillée des différentes dimensions du concept d’intrusivité : technique,
organisationnelle, managériale et financière. Cette caractérisation nous permet d’évaluer
un degré d’intrusivité. Cette valeur d’intrusivité est susceptible d’évoluer avec le temps.
Cela pour différentes raisons liées à l’innovation elle-même (fiabilité des données
disponibles, décisions propres aux projets d’innovation, etc.) ou à son environnement
(nombre de projets de développements intéressés par l’innovation, etc.).
Le concept d’intrusivité peut être opérationnalisé de différentes manières. Le travail
d’objectivation des différentes formes d’intrusivité et d’évaluation du degré d’intrusivité
servira principalement de support aux discussions lors de la phase « décisionnelle ». Nous
avons en particulier proposé une application de ce concept pour introduire plus de
flexibilité dans le processus d’atterrissage. Le principe étant que plus un projet
d'innovation est intrusif, plus tôt son atterrissage doit être anticipé. Les outils proposés
permettent aux équipes chargées des projets de mieux identifier les cibles potentielles
(innovations et véhicules) et d’anticiper /adapter les projets pour faciliter le processus
d'intégration.
Le terme « intrusivité » des innovations avait déjà été utilisé par [Maniak, 2011] sous
un angle technique. Au cours de ses travaux de recherche chez Renault, Maniak a initié en
2008 « la construction d’une méthodologie d’anticipation de l’intrusivité des innovations, qui
puisse être déployée sur l’ensemble des projets. […]. Elle repose sur une estimation du nombre de
pièces impactées, et de la gravité des interférences. Elle doit inciter les équipes à diminuer
l’intrusivité des innovations préparées hors-cycle, et à sécuriser les impacts d’architecture
identifiés. »
[Maniak et al., 2014] a reparlé dans un article de l’intrusivité des innovations sous un
angle technique, en citant un directeur de projets amont : « If an innovation is highly
intrusive in terms of vehicle architecture, it needs to be incorporated into the vehicle’s preliminary
planning at a very early stage. If, on the other hand, the feature is relatively plug and-play, it can
even be incorporated after the design freeze. »
Les personnes que nous avons interrogées pendant la phase de diagnostic associaient
également souvent l’intrusivité à une dimension uniquement technique. La majorité
considérait qu’une innovation peut être qualifiée de très intrusive dans la mesure où elle a
un impact sur la plateforme ou les modules. Notre travail empirique nous a amené à
élargir cette vision et à identifier quatre types d’intrusivité : technique, organisationnelle,
managériale et financière que nous allons caractériser ci-après.
L’intrusivité technique est liée au nombre et au type de pièces impactées par
l'innovation. L'aspect quantitatif peut être facilement compris. Ces pièces sont
généralement des pièces d'architecture de produit. Dans l'industrie automobile, l'impact
sur la plate-forme véhicule augmente énormément le niveau d’intrusivité, mais une
innovation peut impacter un module ou seulement un composant. Cette intrusivité peut

73
être aussi liée à la date à laquelle les pièces sont figées. Si on touche à des pièces figées très
tôt dans le standard de développement, l’action est très intrusive vis-à-vis du processus.
Un point qui devient de plus en plus critique est également celui de la compatibilité des
dispositifs électroniques avec les réseaux d’échange de données et de puissance.
L’intrusivité organisationnelle est associée au réseau de personnes impliquées dans le
processus. Elle est caractérisée par le nombre de métiers, de partenaires, de sous-traitants
impliqués et la capacité organisationnelle que déploie l’entreprise pour piloter ces
différents acteurs. Le niveau d’intrusivité organisationnelle peut évoluer en fonction de
choix stratégiques tels que l’internalisation ou au contraire l’externalisation des projets
d’innovation. En particulier, certaines innovations sont écartées car elles sont trop
éloignées de la stratégie Achat sur le long terme qui vise à maintenir une compétition
entre les différents fournisseurs.
L’intrusivité managériale traduit la capacité de l’entreprise à disposer en interne des
compétences clés pour piloter les projets d’innovations. Elle définit également sa capacité
à mobiliser des ressources (humaines et financières) rapidement pour une innovation
donnée, avec le soutien du management et le degré de motivation associé. Cette capacité à
mobiliser des ressources est principalement liée à l’identification très en amont des
directions « clientes » de l’innovation (en particulier les directions de Programmes) et à
une évaluation du déploiement potentiel de l'innovation sur de nombreux produits. D’où
l’importance de la qualité (technique et managériale) et de l’expérience des acteurs clés.
L’intrusivité financière est relative au coût de l’innovation en comparaison à sa valeur
produite (création de valeur). La valeur produite par l’innovation inclut la valeur estimée
pour le client (cette valeur estimée dépendant notamment de la capacité à mettre en scène
l’innovation), les usages induits par l’innovation, l'impact sur l’image de marque,
l’avantage concurrentiel généré, etc. En dehors de la valeur produite, le ticket d’entrée est
également souvent le point critique.
La caractérisation de l’intrusivité se concrétise par un indice que nous avons appelé
degré d’intrusivité. L’intrusivité qualifie ainsi un niveau de complexité, basé sur des
critères techniques, organisationnels, managériaux et financiers. Les composantes de
l’intrusivité sont donc interdépendantes. Par exemple, une innovation apportant beaucoup
de valeur (faible intrusivité financière) et disposant de directions clientes capables de
mobiliser des ressources (faible intrusivité managériale) peut compenser une forte
intrusivité technique ou organisationnelle.
Nous avons identifié plusieurs limites à ce concept. D’abord, l’évolutivité du degré
d’intrusivité. Le degré d’intrusivité repose sur des éléments relativement stables (c’est
souvent le cas pour sa dimension technique: nombre d’interfaces impactées par exemple),
mais aussi sur des éléments qui peuvent évoluer fortement au cours du temps. Le calcul
du degré d’intrusivité n’est donc valable qu’à un instant « t » et la robustesse des prises de
décision peut en être affectée. Cette limite peut cependant être vue comme une force si l’on
considère que ces éléments qui varient au cours du temps sont autant de leviers d’action.

74
III.3. Le concept de profilage
Le concept de profilage consiste pour un projet d’innovation donné d’identifier le «
champ des possibles », c’est-à-dire de cibler très en amont les différents projets de
développement potentiels dans lesquels il peut atterrir. Il s’agit d’un renversement de
point de vue par rapport à l’approche traditionnelle où c’est le projet de développement
qui identifie et fait développer les innovations dont il a besoin.
Une évolution de cette stratégie est l’approche « technologies sur étagère », où pour
réduire les temps de développement, des projets d’innovation sont réalisés à l’avance et
« stockés » dans des rayons où les projets de développement viennent « faire leurs
courses ».
Le concept de profilage permet une stratégie complémentaire où les projets
d’innovations jouent un rôle actif en identifiant puis en adaptant leur contenu aux besoins
des projets de développement ciblés. Ce concept permet d’envisager un accrochage à un
ou plusieurs projets de développement, de manière simultanée ou de manière
séquentielle. A partir de ce concept, nous avons proposé des outils permettant de simuler
les possibilités d’accrochage afin d’augmenter le champ des possibles et in fine la
probabilité d’introduction des innovations. Le fait d’envisager l’accrochage à plusieurs
projets de développement diminuera l’intrusivité de l’innovation en mutualisant les
investissements associés. D’où la nécessité d’avoir une vision long terme, d’avoir une
identité de marque précise (permettant d’identifier les innovations contribuant aux
valeurs de la marque), de définir des stratégies techniques qui permettent d’orienter la
recherche vers les domaines les plus pertinents.
Les limites de ce concept de profilage sont liées à l’objectif de diffusion. Plus un projet
d’innovation cible rapidement un grand nombre de projets de développement, plus
l’intrusivité financière diminue. Cependant, la prise en compte d’un trop grand nombre de
contraintes liées aux spécificités des différents projets de développement peut sur-
contraindre la conception et aboutir à un projet d’innovation infaisable ou dénaturé. De
plus, le fait de cibler un grand nombre de produits augmente potentiellement l’intrusivité
organisationnelle, en particulier au regard de l’augmentation du nombre d’entités
impliquées.

75
Chapitre IV. Question de Recherche et Propositions
Du fait de contingences matérielles, de phénomènes historiques et de problématiques
organisationnelles de répartition du travail entre de nombreux acteurs dont les « profils »
(compétences, parcours professionnels, personnalités,…) sont souvent différents, les
projets d’innovation et les projets véhicules sont gérés de manière séparée. La
problématique consiste à faire converger ces deux types de projets qui ont chacun des
caractéristiques spécifiques.
Le diagnostic initial et l’analyse de l’intégration de projets d’innovations dans 5 projets
véhicules majeurs ont montré que le problème de l’atterrissage est partagé dans
l’entreprise. Ce diagnostic a aussi mis en évidence la complexité du processus
d’atterrissage et les causes multiples pouvant l’affecter.
Le diagnostic a notamment permis de mettre en évidence 4 facteurs d’influence du
processus d’atterrissage:
1. La formalisation de la demande : doit-elle être formulée précisément, ou au
contraire rester très ouverte ? Comment cette demande doit-elle être formulée ? Par
un secteur unique ou de manière co-construite ?
2. Les critères d’évaluation et de décision : faut-il se référer uniquement à des critères
factuels, ou l’évaluation doit-elle être plus globale quitte à induire de la
complexité ?
3. Les personnes associées (réseau d’atterrissage) : qui doit soutenir l’atterrissage ?
Faut-il des personnes distinctes entre l’Amont et l’Aval ?
4. Les règles d’atterrissage : c’est le point qui est apparu le plus critique au regard du
diagnostic. Quel est le meilleur moment pour faire atterrir un projet d’innovation
dans un projet véhicule ? La règle selon laquelle les innovations doivent être
impérativement intégrées aux projets véhicules au maximum au Figeage de concept
doit-elle être respectée dans tous les cas ?
Toutes ces causes peuvent avoir un impact sur l’objectif de l’entreprise de garantir un
nombre minimum d’innovations à proposer aux clients dans les différents véhicules, avec
des variantes plus ou moins fortes en fonction du type de véhicule considéré (certains
véhicules de par leur concept et leur positionnement pouvant justifier plus d’innovations
que d’autres).
Cette analyse nous amène à formuler la Question de Recherche de la manière suivante :

Comment améliorer le processus d’atterrissage des projets d’innovations


dans les projets véhicules et le rendre plus robuste ?
Nous avons lors du diagnostic identifié les multiples causes entrainant des difficultés à
faire atterrir les projets d’innovations dans les projets véhicules. Notre recherche a pour
objectif de proposer un cadre permettant l’analyse du processus d’atterrissage. Cette
modélisation et cette analyse doivent permettre d’identifier les principaux leviers sur
lesquels l’entreprise peut agir pour rendre cet atterrissage plus robuste.

76
Le verbe améliorer se définit selon le dictionnaire Larousse comme « augmenter les
qualités, les capacités, le niveau de quelque chose, de quelqu'un, les rendre meilleurs ». Nous
l’utiliserons pour distinguer la situation initiale (au début de nos travaux) à la situation
finale (à la fin de nos travaux), en tenant compte des améliorations effectives pendant le
temps alloué à la recherche et des améliorations que notre recherche doit pouvoir générer
dans le futur.
Nous définissions le mot « processus » au sens de l’[ISO 9001, 2008 12 ], « Ensemble
d’activités corrélées ou interactives qui transforme des éléments d’entrée en éléments de
sortie ».
Dans le cadre de nos travaux, il s’agit de s’assurer que l’entreprise dispose de tous les
éléments facilitant l’atterrissage des innovations. Il faut donc veiller notamment à ce que
les passages de relais entre les différentes étapes de l’atterrissage (préparation, décision,
intégration, déploiement) se passent au mieux. Ce sont souvent en effet les interfaces qui
sont la source des dysfonctionnements, en particulier la phase de transfert des innovations
vers les projets véhicules.
[Taguchi et al., 2000] explique la robustesse comme « l’état auquel la performance de la
technologie, du produit ou du processus est minimalement sensible aux facteurs qui causent cette
variabilité ». Le diagnostic a mis en évidence des variabilités importantes entre les cas
analysés (véhicules et innovations). Ces variabilités sont notamment liées au fait que :
- Chaque projet est unique. C’est particulièrement le cas pour les projets
d’innovations, dont la durée de développement par exemple est très variable d’un
projet à l’autre.
- L’impact d’un projet d’innovation est plus ou moins fort sur le produit (projet
véhicule). La robustesse sera en particulier associée au concept d’intrusivité qui est
une manière de maîtriser la variabilité de l’atterrissage selon les différents cas
d’innovations à traiter.
Le processus d’atterrissage devra être capable d’absorber, de prendre en compte ces
variabilités. Nous recherchons un processus robuste au sens de [Chalupnik et al., 2007].
La recherche doit nous permettre de produire des connaissances et des concepts
nouveaux qui permettront, selon les situations rencontrées, d’adapter les structures de
gouvernance, les processus de décision, ainsi que les outils de gestion. Ces connaissances
et les concepts qui en découlent auront pour conséquence de contribuer à accroître le
nombre d’Innovations à valeur ajoutée pour le client intégrées dans les Projets Véhicules.
Ces deux critères de Nombre et de Valeur Ajoutée sont essentiels.

12
Exigence de la norme: « L’organisme doit: a)identifier et gérer les processus nécessaires au système de
management de la qualité; b)déterminer la séquence et l’interaction de ces processus ; c)déterminer les
critères et les méthodes nécessaires pour assurer le fonctionnement efficace et la maîtrise de ces processus ;
d)assurer la disponibilité des informations nécessaires pour soutenir le fonctionnement et la surveillance de
ces processus; e)mesurer, surveiller et analyser ces processus ; f)mettre en œuvre les actions nécessaires pour
obtenir les résultats planifiés et l’amélioration continue de ces processus. »

77
- Le nombre d’Innovations car il permet de générer un flux d’innovations cohérentes,
et donc un bouquet d’innovations aisément valorisables.
- La valeur ajoutée que nous appellerons la valeur perçue dans la suite de notre
recherche. C’est cette valeur perçue qui contribue à rendre le véhicule attractif pour
le client. Une innovation à forte valeur perçue pour le client peut avoir un impact
élevé sur son acte d’achat. L’innovation doit également être cohérente avec les USP
(Unique Selling Points) des projets véhicules cibles et les valeurs de la marque. Les
USP caractérisent les points remarquables des véhicules que l’entreprise veut
mettre en avant au moment de la vente. Ces USP sont en général peu nombreux (de
4 à 6) pour focaliser les messages sur les points clés du véhicule (éviter de se
disperser).
Vingt innovations, avec une valeur perçue faible pour le client, introduites dans un
véhicule, peuvent avoir impact négligeable pour le client final. De même, l’introduction
dans un véhicule d’une seule innovation ayant une très forte valeur client sera parfois
insuffisante. Concentrer tout sur une seule innovation est parfois risqué, surtout si cette
innovation n’est pas valorisée par l’ensemble des clients potentiels du véhicule. La
proposition d’un bouquet d’innovations à forte valeur ajoutée, cohérentes entre elles et
avec le véhicule, aura un impact d’autant plus élevé pour le client final.
Le diagnostic a mis en évidence que l’échec d’un atterrissage était souvent lié au
manque d’interactions entre les acteurs chargés des innovations et ceux chargés des
véhicules. Il apparaît que, plus cette communication a lieu tôt dans le processus, plus les «
clients » (responsables des projets véhicules) pourront être porteurs des innovations
(aideront au transfert des innovations jusqu’à leur commercialisation via les projets
véhicules).
La première proposition associée à notre question de recherche est formulée comme
suit :
- « Le concept d’atterrissage suppose la mise en œuvre d’interactions régulières et
structurées entre les personnes chargées des innovations et les personnes
chargées des véhicules. Ces interactions contribuent à faciliter l’intégration des
innovations dans les projets véhicules. »
Cette proposition inclut de nombreux éléments spécifiques qui seront présentés dans la
partie C sous la forme de recommandations.
Notre première proposition générique peut être déclinée en plusieurs sous-
propositions :
- La constitution d’un réseau d’atterrissage étendu, chargé notamment de préparer et
d’accompagner la phase de transfert de l’innovation vers les projets véhicules,
permet de mieux gérer l’intégration des innovations.
- Le processus de sélection des innovations à valeur ajoutée doit être partagé entre
les personnes chargées des projets d’innovation et celles chargées des projets
véhicules.

78
- La valorisation des projets d’innovations (via des démonstrateurs, etc.) permet de
faciliter les échanges et la prise de décision entre les membres du réseau d’acteurs
appartenant aux projets d’innovations et aux projets véhicules.
- L’expression et la formalisation du besoin (qu’elle concerne un produit ou un
service) doit impliquer les acteurs chargés des projets d’innovations et ceux chargés
des projets véhicules.
Au cours du diagnostic, nous avons également pu constater que le processus
d’atterrissage tel qu’il est mis en place dans l’entreprise apparaît trop rigide pour les
personnes interviewées et représente imparfaitement la réalité de l’atterrissage.
Il apparaît donc nécessaire d’adapter le processus d’atterrissage par rapport aux
caractéristiques de l’éco-système innovation/projet/organisation. La deuxième
proposition associée à notre question de recherche est donc formulée comme suit :
- « Il est possible de définir une grandeur (nous l’appellerons l’intrusivité) qui
permet de qualifier un projet d’innovation et de préciser sa zone d’atterrissage
dans un projet véhicule. »
Le concept « d’intrusivité » est apparu de plus en plus prometteur pour notre
recherche. C’est une des clés pour associer à un type d’innovation donné des possibilités
d’atterrissage différenciées. La règle d’atterrissage n’est plus dans ce cas figée (identique
pour tous les projets d’innovations), mais variable en fonction du projet d’innovation
concerné.
Nous avons enfin mis en exergue lors du diagnostic que l’articulation (la « mise en
relation ») en amont entre projets d’innovations et projets véhicules constitue également
un élément essentiel pour faciliter l’atterrissage de ces innovations. Des mécanismes
d’ajustement mutuels pouvant se mettre en place entre les projets d’innovation et
véhicules. Par ailleurs, la transversalisation des innovations (la capacité à s’appliquer sur
un grand nombre de projets véhicules) est aussi un élément clé, notamment car elle
permet d’absorber les investissement liés aux projets d’innovations et donc de fournir un
bilan économique favorable (la notion de volumes étant très importante dans le secteur
automobile).
La troisième proposition associée à notre question de recherche est donc formulée
comme suit :
- « Plus un projet d’innovation est confronté tôt à l’ensemble des projets véhicules
sur lesquels il est susceptible d’atterrir, plus cet atterrissage a des chances de
réussir 13 (d’aboutir, au sens d’être intégré effectivement dans les projets
véhicules cibles). Le « profilage » des projets véhicules potentiels pour une
innovation donnée ou le « profilage » des innovations potentielles pour un
véhicule donné favorise et anticipe cette rencontre bidirectionnelle. »

13
Le verbe « réussir » est associé au ratio nombre de projets d’innovations en amont / nombre de projets
intégrés, l’objectif étant de tendre vers 1 (ou 100%).

79
Nous associerons cette troisième proposition au concept de « profilage ».
Les 2 clés du succès dans ce principe sont :
- L’anticipation pour assurer de manière bidirectionnelle cette « rencontre ».
Cette problématique est accentuée par le fait que « au fur et à mesure de
l’écoulement du temps, la capacité d’action sur le projet diminue du fait des
décisions déjà prises (c’est la notion d’irréversibilité), alors que la quantité
d’informations disponibles sur le projet augmente (apprentissage) » [Giard, Midler,
1993). En effet, s’il est coûteux de commencer à intégrer des projets d'innovation
dans un projet véhicule qui seront abandonnés plus tard, il est dans le même temps
coûteux d’intégrer tardivement un projet d'innovation dans un projet véhicule. De
plus, cela perturbe l’organisation du projet véhicule et fait prendre des risques
qualité importants.
- La transversalité ou la capacité à diffuser une innovation donnée dans un très
grand nombre de projets véhicules (pour des raisons essentiellement économiques :
amortissement des coûts).

80
Chapitre V. Synthèse de la partie B
Cette deuxième partie nous a permis de poser la problématique, au travers d’un
diagnostic initial, l’analyse de l’atterrissage d’innovations dans cinq projets véhicules et la
formalisation de trois concepts clés (Atterrissage, Intrusivité et Profilage) qui structureront
notre recherche.
Le premier constat que nous avons réalisé est que une proportion faible (environ 30%)
d’innovations sélectionnées suivant des critères partagés dans l’entreprise est réellement
intégrée aux véhicules. Ce constat est lié à des causes très diverses dont les principales
sont la prise en compte de critères de décision parfois inappropriés (trop réducteurs), un
processus d’atterrissage apparaissant trop rigide, une formalisation de la réponse au
besoin non partagée entre les personnes travaillant en amont et en aval, un réseau
d’atterrissage peu structuré. A l’inverse et contrairement au processus de l’entreprise,
nous remarquons des innovations rajoutées tardivement sans avoir suivi le processus
standard.
Nous pouvons affirmer que le processus d’atterrissage défini dans l’entreprise où nous
avons mené notre recherche représente imparfaitement les différents cas de figure
d’atterrissage. Il s’est avéré nécessaire de voir comment l’améliorer, en le rendant plus
flexible et en phase avec la réalité. A partir de ces éléments, nous avons décrit de manière
plus précise les attendus de notre recherche.
Le processus d’atterrissage, que nous avons décomposé en quatre étapes clés
(exploratoire, décision, intégration et déploiement), doit pouvoir varier en fonction du
degré d’intrusivité des innovations concernées. Nous avons défini de manière empirique
quatre types d’intrusivité : technique, organisationnelle, managériale et financière. C’est le
degré d’intrusivité calculé sur la base de ces quatre composantes qui pourra permettre de
définir le moment idéal de l’intégration d’une innovation dans un ou plusieurs projets
véhicules. Nous avons enfin mis en exergue le principe de Profilage qui propose un
renversement de point de vue : ce ne sont plus uniquement les projets véhicules qui vont
chercher les projets d’innovations dont ils ont besoin pour répondre aux attentes de leurs
clients ; ce sont aussi les projets d’innovations qui très en amont identifient les projets
véhicules cibles sur lesquels ils peuvent atterrir. Une des clés de succès consiste à identifier
le plus possible de projets véhicules cibles (transversalisation des innovations).
La partie C permettra d’établir la méthodologie pour explorer ces trois concepts
(Atterrissage, Intrusivité, Profilage) qui seront mis à l’épreuve en partie D au travers de
multiples expérimentations et d’une série d’entretiens. La partie E permettra de conclure
sur les apports de notre recherche.

81
82
PARTIE C : Méthodologie de recherche pour étudier
l’atterrissage
Dans cette partie, nous expliquons dans le détail la méthodologie de recherche utilisée
pour étudier l’atterrissage des projets d’innovations dans les projets véhicules (Chapitre I).
Cette méthodologie comporte trois phases bien distinctes : une phase exploratoire
(Chapitre II) où nous avons cherché à mieux comprendre le concept d’Atterrissage dans sa
globalité ; une phase expérimentale (Chapitre III), qui nous a permis de confronter les
concepts d’Intrusivité et de Profilage via une série d’expérimentations que nous avons
menées au travers de deux outils (Synchronisator et Profilor). Enfin, une phase de
synthèse (validité de l’utilité des travaux, Chapitre IV) pour nous assurer que les concepts
définis et éprouvés avaient du sens pour les praticiens et le monde académique.
La méthodologie présentée dans cette partie a permis de conduire nos travaux de
recherche dont nous présenterons les résultats en partie D.

Chapitre I. Méthodologie générale


La méthodologie de recherche que nous avons suivie comporte différentes étapes
(figure 18). Il s’agit d’une méthodologie de recherche-action appliquée à l’innovation
construite à partir des travaux de [Blessing, Chakrabarti, 2009] et [Hevner et al., 2004 ;
Hevner et al., 2007]. La démarche nous a permis d’identifier des concepts clés qui
constituent les apports de connaissance de nos travaux de recherche.

Outils Etapes Résultats

Synchronisation entre PI et PV
- 60 entretiens Diagnostic et
- Analyse de 5 Projets Véhicules problématique Concept d’Atterrissage

- Modèle systémique Recommandations


- Application du modèle à 3 cas d’Atterrissage Phase exploratoire Processus adaptatif
- 35 entretiens

Phase expérimentale
- Outil de Synchronisation (« Synchronizator ») Ciblage et Diffusion des PI
- Expérimentation sur 6 Projets d’Innovations Expérimentations 1
- 15 entretiens Concept d’Intrusivité

- Outil de Profilage (« Profilor ») Plages d’atterrissage


- Expérimentation sur 11 Projets d’Innovations Expérimentations 2
- 20 entretiens Concept de Profilage des PV

Validation des Concepts :


- Grille d’analyse des résultats - Atterrissage
Validation de l’utilité
- 25 entretiens - Intrusivité
des travaux
- Profilage

Figure 18: Méthodologie globale de recherche

83
En dehors du diagnostic et de la problématique qui nous ont permis de poser les bases
de notre recherche et de clarifier le concept d’atterrissage, notre méthodologie comportait
3 phases distinctes :
- Une phase exploratoire, où nous avons construit une représentation systémique du
concept d’atterrissage, qui a permis de formaliser des recommandations
contribuant à un atterrissage réussi. Cette première phase avait pour objectif
d’explorer le concept d’atterrissage tel que défini Partie B, chapitre III.1.
- Une phase expérimentale focalisée sur la recommandation liée au processus
adaptatif. En effet, le diagnostic initial et l’analyse de 5 projets véhicules ont montré
que ce processus est essentiel pour l’atterrissage. Cette deuxième phase nous a
permis de nous centrer sur les concepts d’intrusivité et de profilage tels que définis
Partie B, chapitre III.2&3.
- Une phase de synthèse et de validation de l’utilité des travaux.
Pour chacune des étapes, nous avons choisi les outils adaptés aux objectifs et aux
données disponibles. Compte tenu de notre objectif d’améliorer le processus d’atterrissage
et conformément aux préconisations de [Blessing, Chakrabarti, 2009], nos travaux de
recherche sont principalement basés sur des entretiens semi-directifs réalisés à partir de
guides d’entretiens prenant en compte la littérature, la modélisation systémique et les
outils de simulation que nous avons construits spécifiquement. Cette approche nous
permet de confronter cette modélisation (issue de l’analyse de projets véhicules et de
projets d’innovations) au vécu et à l’expertise des principaux acteurs concernés. Notre
recherche s’est ainsi progressivement enrichie, suivant une logique itérative, l’ensemble
des étapes étant imbriquées.
Diagnostic et problématique (octobre 2008 – décembre 2009)
Le diagnostic réalisé à partir de 60 entretiens (diagnostic initial et analyse des cas) et de
l’étude de 5 projets véhicules a montré la difficulté à faire converger les projets
d’innovations et les projets véhicules. Partant d’un problème de synchronisation, nous
avons fait émerger le Concept d’Atterrissage décrit partie B chapitre III.1. Comme nous
l’avons déjà mentionné, ce concept ne traduit pas un moment unique, mais est composé de
différentes phases distinctes.
Phase exploratoire (janvier 2010 – décembre 2011), voir Chapitre II, Partie C
Le Concept d’Atterrissage, pour fonctionner, suppose l’identification et la mise en
œuvre de métarègles [Jolivet, 2003], que nous avons appelées « Recommandations ». En
effet, pour que l’atterrissage soit un succès, de nombreuses conditions doivent être
réunies. Notre recherche à ce stade avait pour objectif d’identifier ces recommandations à
travers la modélisation détaillée (via des modèles systémiques) de cas d’atterrissages de
projets d’innovations dans des projets véhicules. Le contenu détaillé de chacune de ces
recommandations a ensuite été formalisé pour faciliter une compréhension et une
appropriation partagée par les acteurs concernés. Cette étape, que nous avons appelée

84
phase exploratoire, nous a permis d’avoir une vision systémique de l’atterrissage, avant
d’entreprendre la phase expérimentale centrée sur le processus adaptatif.
Phase expérimentale (janvier 2012 – décembre 2013), voir Chapitre III, Partie C
Le diagnostic initial, le retour d’expérience sur les 5 projets véhicules, l’analyse
systémique de l’atterrissage d’innovations dans 3 projets véhicules, les entretiens réalisés
ont révélé l’importance de mettre en place un Processus Adaptatif de l’atterrissage en
fonction des innovations et des projets véhicules concernés. La phase expérimentale a un
double objectif, d’une part de mise à l'épreuve des concepts, modèles et hypothèses, et
d’autre part, d'opérationalisation du processus adaptatif. Dans le cadre de notre
recherche-action, nous avons construit des outils spécifiques pour valider les concepts et
nous avons accompagné leur déploiement. Des cas concrets d’atterrissage de projets
d’innovations dans des projets véhicules ont été simulés en présence des opérationnels.
Expérimentations 1 (janvier 2012 – décembre 2012), voir Chapitre III.3, Partie C
Un premier outil appelé « Synchronisator » a servi de support à cette première
expérimentation. La première étape d’expérimentation a révélé l’importance du Concept
d’Intrusivité dans le cadre de l’atterrissage. Ce Concept d’Intrusivité permet d’envisager
différents schémas d’atterrissage en fonction du degré d’intrusivité des innovations
concernées. Ce concept remet en cause la règle d’atterrissage prévalent dans l’entreprise
selon laquelle toutes les innovations doivent atterrir au même moment dans les projets
véhicules (avant le jalon Figeage de Concept). Nous avons également mis en évidence que
le Ciblage des projets d’innovations par les projets véhicules, ainsi que leur Diffusion
dans le plus possible de projets véhicules (caractère transversal des innovations) étaient
deux points fondamentaux.
Expérimentations 2 (janvier 2013 – décembre 2013), voir Chapitre III.5, Partie C
Un deuxième outil appelé « Profilor» a servi de support à cette deuxième
expérimentation. La deuxième expérimentation nous a permis de rendre opérationnel le
processus adaptatif, en définissant des Plages d’Atterrissage en fonction de l’intrusivité
des innovations. Le second outil, plus élaboré, permet de simuler de manière fine
l’atterrissage des projets d’innovations dans les projets véhicules. L’analyse des cas
réalisés au cours de cette expérimentation a montré l’importance pour les projets
d’innovations d’identifier le plus en amont possible les projets véhicules potentiels dans
lesquels ils peuvent atterrir. C’est ce que nous avons appelé le concept de Profilage.
Validation de l’utilité des travaux (janvier – juin 2014), voir Chapitre IV, Partie C
Au-delà des outils utilisés et des entretiens réalisés pendant la phase expérimentale, il
était important pour nous de faire la « preuve » de « l’utilité » de notre démarche et de nos
concepts (atterrissage, intrusivité, profilage). Nous nous sommes inspirés pour cette étape
des recherches menées par [March, Smith, 1995 ;Hevner et al., 2004 ; Blessing, Chakrabarti,
2009] et avons mené une dernière série d’entretiens avec pour objectif d’évaluer / valider
l’utilité de chacun des concepts.

85
Chapitre II. Phase exploratoire : définition et évaluation du système de
recommandations pour faciliter l’atterrissage
Dans ce chapitre nous détaillons la phase exploratoire. Après avoir présenté les
objectifs et l’approche choisie (II.1), nous présentons chacune des étapes: la phase de
divergence (II.2), la modélisation systémique (II.3), la mise à l’épreuve et la formalisation
(II.4) puis l’évaluation des recommandations (II.5).

II.1. Objectif poursuivi et approche


Avant de démarrer la phase d’expérimentation, nous avons cherché à mieux cerner le
Concept d’Atterrissage dans son ensemble. C’est la raison pour laquelle nous avons
qualifiée cette étape de phase exploratoire qui avait pour but, dans un premier temps,
d’identifier et de caractériser les éléments composant ce concept, avant de focaliser dans
un second temps nos axes de recherche sur les points les plus critiques.
D’un point de vue opérationnel, cette phase exploratoire répondait également aux
attentes de certains managers de disposer d’une « feuille de route » globale afin d’intégrer
l’ensemble des éléments caractérisant la dynamique d’atterrissage. Nous avons donc
cherché à élaborer un ensemble de métarègles que nous avons dénommées
« recommandations pour un atterrissage réussi ». Le nombre de recommandations a
beaucoup fluctué au cours de ce processus. Le nombre de thèmes est passé de 4 à l’origine
(issus du diagnostic), puis à 10 « commandements » issus d’une phase de brainstorming,
avant de se stabiliser à 6 recommandations, ces dernières suscitant l’adhésion des
différentes personnes concernées par l’atterrissage. En complément aux travaux préalables
réalisés (analyse de cas d’atterrissage), ces évolutions sont le fruit d’entretiens avec 20
acteurs clés (Chefs de projet innovation et acteurs métiers) et 10 managers qui ont chacun
apporté leur avis sur les recommandations. Ces recommandations permettent la mise en
place d’une feuille de route pour améliorer durablement le processus d’atterrissage chez
Renault. Elles interagissent entre elles, dans une logique système. La mise en place d’une
recommandation seule peut provoquer quelques améliorations, mais le processus
d’atterrissage peut progresser fortement si l’ensemble de ces recommandations sont
appliquées.
Nous avons organisé notre travail de recherche en plusieurs étapes (figure 19) :
- Phase de divergence : première ébauche de recommandations suivant une logique
créative, par le biais d’un brainstorming qui a débouché sur les « 10
commandements » d’un atterrissage réussi. Ce point s’est avéré nécessaire pour ne
négliger aucune piste (phase de divergence : [Osborn, 1959 ; Robinson, Stern, 2000]
- Modélisation systémique de l’atterrissage de 3 cas d’innovations
- Mise à l’épreuve du système de recommandations
- Evaluation de l’atterrissage des innovations par rapport à ces recommandations.

86
L’ensemble de ce processus constitue une approche empirique. Il s’agissait d’une mise
à l’épreuve, faite d’itérations successives.

Diagnostic et problématique

Outils Phase exploratoire Résultats

- Brainstorming Phase de Les 10 « commandements »


- Réunion de groupe avec 10 managers divergence de l’atterrissage

- Construction d’un modèle systémique


Modélisation Identification des recommandations
- Application à 3 cas d’atterrissage
systémique
- 15 entretiens semi-directifs

- Revue de la littérature Mise à l’épreuve et Formalisation des recommandations


- 20 entretiens semi-directifs Formalisation

- Check-list de critères d’évaluation Evaluation des Sélection d’une recommandation


- Evaluation par 10 top managers recommandations à approfondir

Expérimentations
Validité de l’utilité des travaux

Figure 19: Phase exploratoire : processus suivi

II.2. Phase de divergence


Nous avons choisi de démarrer notre démarche par un entretien de groupe très ouvert
réalisé sous forme de brainstorming. Ce brainstorming a réuni un groupe de 10 personnes
issues du middle management, qui n’avaient pas participé à la phase initiale des travaux
(diagnostic initial et analyse des 5 projets véhicules), pour être dans une démarche
volontairement ouverte (processus de divergence), non influencée par les travaux
antérieurs.
L’objectif qui avait été assigné à ce groupe était de formuler rapidement des
recommandations permettant un atterrissage réussi. Le principe retenu était d’avoir des
idées simples, facilement appropriables et applicables par l’entreprise. Cette phase n’avait
pas vocation à être représentative (ne serait-ce que par la composition du groupe qui ne
reflétait pas l’ensemble des directions impliquées par l’atterrissage), mais de disposer
d’un socle de propositions concrètes permettant de faire réagir le management. Le résultat
de ce brainstorming a été comparé à toutes les données dont nous disposions lors des
phases préliminaires (diagnostic initial et retour d’expérience sur les projets véhicules).
Outre l’avantage de fournir un premier résultat rapide, ce brainstorming avait surtout

87
pour objectif d’ouvrir le champ des possibles par rapport à la démarche très analytique
qui avait été réalisée pendant la phase de diagnostic. Ceci nous a permis de comparer les
idées formulées spontanément par rapport au fruit de notre analyse initiale. Les personnes
interrogées (chefs de projets et managers métiers) provenaient majoritairement de
l’Ingénierie, et plus particulièrement de la Direction Engineering Innovation (DE-I). Deux
heures ont été consacrées à ce brainstorming, incluant le regroupement des idées et leur
formulation finale faite également en groupe suivant le principe d’un diagramme des
affinités [Hosotani, 1992]. Ce travail a été ultérieurement repris en petit groupe pour être
exploité.

II.3. Modélisation systémique


Un des éléments clés qui a été réalisé pendant ce processus de travail a été la
modélisation systémique de l’atterrissage d’innovations dans des projets véhicules.
L’approche choisie utilise une posture systémique et son objectif peut se formuler comme
suit :
Proposer un modèle permettant la compréhension détaillée du processus et des
principes d’atterrissage des innovations dans les projets véhicules dans leur contexte
[Gidel, Zonghero, 2006], en étudiant particulièrement trois aspects:
- L’Organisation, c'est-à-dire les mécanismes d’intégration et de différenciation des
tâches
- Le Processus de décision, c'est-à-dire le mode de décision, le circuit de décision et des
systèmes d’information associés : arbitrage des projets, décisions d’avancement,
critères de décision pour alimenter le portefeuille de projets innovants, degré de
standardisation et de formalisation
- L’Instrumentation, c'est-à-dire la nature des outils, leur mode d’application,
l’information produite, le degré de formalisation et de standardisation, leur utilité,
l’adaptation des outils à l’entreprise
Selon [Lemoigne, 1990], dans une organisation, la modélisation systémique permet de
représenter l’ensemble des relations, des personnes qui se mettent en place, ce que ne
permet pas la modélisation analytique : « en pratique, la modélisation analytique s’avère de
plus en plus souvent inadéquate ». Pour [Gidel, 1999], la modélisation systémique est un
« moyen d’obtenir une représentation des processus de conception afin de pouvoir les comprendre ».
Finalité et technique de modélisation.
La modélisation a été réalisée à partir de l’expérience acquise sur trois cas
d’atterrissage d’innovations représentatifs de trois domaines d’innovation importants
pour Renault (sécurité / performance, énergie / environnement, vie à bord). En rendant
intelligible ces processus d’atterrissage, il devenait possible d’agir. L’action a été guidée
par des principes exprimés sous la forme de recommandations venant confirmer, infirmer
ou compléter les principes génériques que nous avions préalablement formulés lors de la
phase exploratoire.

88
Ces modèles ont aussi permis d’identifier des facteurs pouvant contribuer à rendre
l’atterrissage des innovations dans les projets véhicules plus robustes. L’ingénierie robuste
selon [Taguchi, Clausing, 1990] est la capacité d’un système à maintenir ses performances,
malgré des changements dans les conditions d’utilisation ou la présence d’incertitudes
liées à ses paramètres ou à ses composants. Les modèles qui ont été réalisés nous ont
permis d’identifier des facteurs pouvant potentiellement limiter cette variabilité. Au-delà
d’une utilisation à des fins de recherche, ces modélisations ont aussi intéressé les
praticiens, en particulier les Equipes Projet travaillant dans le cadre du plan
Technologique [T].
La modélisation est basée sur les principes théoriques de la modélisation systémique
proposée par [Lemoigne, 1990 ; Gidel, Zonghero, 2006].
Le système modélisé est appelé le « processus d'atterrissage », il inclut :
- Le processus d'atterrissage lui-même,
- Les éléments initiateurs de l’atterrissage et la manière dont est prise en compte leur
évolution,
- Les outils d’évaluation de prise de décision tout au long du processus,
- Les acteurs clés ou groupes d’acteurs ayant des rôles particuliers,
- Le moment le plus adéquat et l'effort exigé pour assurer une intégration réussie.
Les « filtres » utilisés pour la modélisation systémique sont ceux proposés par
[Lemoigne, 1990], à savoir :
- Filtres Opérationnel, Informationnel et Décisionnel (OID)
- Filtres Ontologique, Fonctionnel et Génétique (OFG)

Pôle ONTOLOGIQUE
Résultats
Exigences - Moyens

Pôle FONCTIONNEL Pôle GENETIQUE


Pilotage d’activités et Début – Fin
de ressources - Actions Historique

Figure 20 : présentation du filtre OFG, selon [Lemoigne, 1990]

En utilisant les filtres OID et OFG, nous avons pu faire une analyse complète du
processus d'atterrissage des innovations, selon plusieurs angles de vue, sans oublier des
éléments qui auraient pu sembler mineurs au début de l'étude. Le processus d'atterrissage
implique une organisation complexe incluant plusieurs directions internes. De plus, il
n'est pas limité à l’entreprise, mais a un périmètre plus large, incluant les fournisseurs, les

89
organisations chargées des réglementations, ainsi que d'autres intervenants (partenaires
industriels, milieu académique). De nombreuses instances sont impliquées durant le
processus « d'atterrissage », notamment les Ateliers Différenciation, les Revues Jalons
Innovation et le Comité Stratégie Innovation (COSIN). Le processus « d'atterrissage » est
aussi structuré par rapport à plusieurs standards spécifiques à l’entreprise (portant sur la
conception, le développement, la qualité).
Méthodologie.
Comme expliqué précédemment, il est nécessaire d’étudier, modéliser et comprendre
la manière dont l’atterrissage des projets d’innovations s’effectue dans les projets
véhicules, en rendant compte de la complexité de l’atterrissage sans la simplifier, ni la
dénaturer. L’objectif de cette démarche n’est pas uniquement d’expliquer le processus
d’atterrissage mais également de permettre aux praticiens d’apprendre de leurs
expériences (capitalisation).
La première étape consiste à récolter des informations complémentaires à celles
obtenues lors du diagnostic. Il s’agit d’apprendre d’avantage sur le processus
d’atterrissage actuel des innovations dans les projets véhicules.
Après un effort de synthèse des données collectées et du processus d’atterrissage, nous
nous basons sur des éléments structurants qui vont nous permettre de réaliser les
modélisations. Ces éléments structurants (ou « grille de lecture et d’analyse ») reflètent
l’approche systémique et touchent des points précis élaborés au cours de notre recherche.
Leur définition se précise au fur et à mesure que le sujet est maitrisé. Ces éléments nous
ont permis de définir une première structure de modèle générique de l’atterrissage des
innovations dans les projets véhicules présentée partie D, chapitre I.2.1.
L’interprétation de la réalité à partir de cette structure doit nous permettre de mieux
comprendre la complexité de cette réalité. Trois cas d’innovations concrètes ont en
parallèle été étudiés sur la base de ce modèle générique. La démarche revient à appliquer
ce modèle pour l’analyse de ces innovations et d’aboutir à une modélisation systémique
de l’atterrissage de chacune de ces innovations, dans un processus de construction itératif
(partie D, chapitre I.2.2). Le modèle générique est ainsi également alimenté à posteriori par
l’expérience retirée des cas d’atterrissage d’innovations analysées. Autrement dit, la
modélisation systémique et les études de cas réalisées ont été conduites conjointement et
se sont enrichies mutuellement. Par ces allers retours entre théorie et pratique, la
démarche permet de rester au plus près du terrain.
Résumé de la méthodologie.
- Recherche d’éléments confortant le diagnostic ou le complétant (logique
exploratoire, état des lieux, pistes de travail, intuitions de réponses)
- Proposition d’une première structure de modèle théorique (que nous appellerons
dans la partie D « modèle générique »)

90
- Confrontation du modèle à des cas d’applications réels (« 4 Control », « Carminat
Tom Tom », « Stop and Start ») afin de faire 3 « photos » d’atterrissages dans une
logique descriptive
- Modèle générique amélioré par ces 3 cas descriptifs qui ont pour vocation à mieux
décrire la complexité de l’atterrissage.
Les résultats sont présentés sous la forme de modèles basés sur des filtres. Ces
modèles ont généré une interprétation spécifique pour chacun des cas traités. Ils sont
présentés dans la partie D. Les résultats de cette analyse systémique nous ont permis de
mettre en évidence et de comprendre de manière approfondie et factuelle les éléments
structurant la démarche d’atterrissage. Ils ont fourni une base de réflexion complémentaire
aux propositions issues de la phase de diagnostic et de brainstorming. Il était alors
nécessaire de poursuivre dans cette voie pour disposer d’un ensemble robuste de
recommandations.

II.4. Mise à l’épreuve et reformulation


La « mise à l’épreuve des recommandations » avait pour objectif de confronter la masse
d’informations recueillies (issues du diagnostic, du brainstorming et de l’analyse
systémique) aux personnes les plus impliquées dans le processus d’atterrissage afin de
vérifier la pertinence de notre premier ensemble de recommandations.
Contrairement à la phase de brainstorming où la population était relativement
homogène, les personnes interrogées à ce stade étaient représentatives des différents
métiers concernés par l’atterrissage. Ces entretiens nous ont permis de vérifier la validité
et le caractère concret des recommandations selon une approche fonctionnelle simple, liée
aux besoins des utilisateurs (pouvant être différents en fonction de leur profil, leur métier,
leur niveau hiérarchique : de l’opérationnel aux cadres dirigeants).
En parallèle, un travail de confrontation de ces recommandations à la littérature a été
réalisé, ce qui nous a permis d’affiner notre analyse et aidé à trouver des formulations
appropriées pour chacune d’entre elles. Chaque recommandation représentait un domaine
spécifique : nous avons cherché via des entretiens très ciblés et des apports académiques à
affiner la formulation et l’ordre de présentation des recommandations.
La méthodologie suivie pour la mise à l’épreuve et la formalisation du système de
recommandations porte sur les points principaux suivants :
- 20 entretiens semi-directifs pour mettre à l’épreuve les recommandations
identifiées. Parmi les entretiens semi-directifs réalisés, nous avons fait évaluer le
système de recommandations par 9 Chefs de Projets d’Innovations.
- Confrontation des recommandations à la littérature
- Formalisation finale des recommandations

91
II.5. Evaluation des recommandations
Nous avons évalué le mode d’atterrissage actuel des innovations de Renault par
rapport à ces recommandations. Ce travail nous a permis de confirmer ou d’infirmer
certains points déjà abordés lors du diagnostic initial et l’analyse systémique des cas
d’atterrissage. Cette évaluation a été réalisée au travers de 12 entretiens effectués avec des
chefs de projet innovation, 8 entretiens avec des acteurs Métiers et une séance de
présentation/validation réalisée avec les 8 personnes du comité de direction de la DE-I.
Cette évaluation simplifiée est une photo de la situation à un moment donné et doit être
prise en compte avec des réserves. Elle dresse cependant un premier bilan des points forts
et points faibles de Renault par rapport à ces recommandations et a contribué à orienter
des travaux de recherche ultérieurs.

92
Chapitre III. Protocole pour la phase expérimentale
La phase expérimentale a un double objectif, d’une part de mise à l'épreuve des
concepts, modèles et hypothèses, et d’autre part, d'opérationalisation du processus
adaptatif d’atterrissage (III.1). Dans le cadre de notre recherche-action, nous avons
construit deux outils spécifiques pour valider les concepts d’atterrissage, d’intrusivité et
de profilage. Nous présentons successivement le premier outil support de la première
expérimentation (III.2) puis nous montrons comment cette première expérimentation a fait
évoluer les besoins des acteurs et conduit à un deuxième outil support d’une seconde
expérimentation (III.3).

III.1. Objectifs poursuivis et approche


Objectifs poursuivis : Validation et opérationalisation des concepts.
Nos travaux de recherche visent à améliorer le processus d’atterrissage des projets
d’innovations dans les projets véhicules et le rendre plus robuste. Pour répondre à cette
problématique nous avons formalisé trois propositions associées à trois concepts clés :
l’atterrissage, l’intrusivité et le profilage. L’objectif des expérimentations est
d’opérationnaliser ces concepts pour les valider. Cela passe par l’instrumentation de ces
concepts à l’aide d’outils support. Ces outils doivent permettre d’arriver à un processus
d’atterrissage flexible et robuste. Les objectifs opérationnels sont d’augmenter les
opportunités d’atterrissage de projets d’innovation dans les projets véhicules sans
accroître les risques associés (atterrissage en fonction de l’intrusivité des innovations), de
permette un atterrissage optimal (ni trop tôt, ni trop tard) des projets d’innovations et de
réaliser un meilleur ciblage des projets véhicules (profilage). Nous avons décliné ces
objectifs opérationnels en trois fonctions que les outils doivent satisfaire : Simuler
l’atterrissage potentiel d’un projet d’innovation dans un ou plusieurs projets véhicules ;
Adapter le processus d’atterrissage en fonction de l’intrusivité des innovations ; Identifier
les scénarios d’atterrissage pour l’ensemble des cibles potentielles (plages d’atterrissage,
profilage) et mettre en place si nécessaire des ressources additionnelles pour réussir
l’atterrissage
Processus suivi : 2 boucles d’expérimentation.
Nous avons conduit nos expérimentations en deux étapes pour mieux cerner les
concepts d’atterrissage, d’intrusivité et de profilage. La figure 21 explique la démarche
suivie pour la phase expérimentale réalisée à l’aide de deux outils : « Synchronizator »,
puis « Profilor ». Ces deux outils qui permettent d’instrumenter et valider les concepts
d’atterrissage, intrusivité et profilage ont été développés successivement. Les fonctions
qu’ils doivent satisfaire ont été identifiées à partir de nos travaux de recherche : études
bibliographique, interviews et études de cas. Ces fonctions ont été précisées et complétées
lors de la seconde itération. La construction puis la mise à l’épreuve de ces deux outils
nous ont permis de mieux comprendre la problématique de synchronisation entre projets

93
d’innovations et projets véhicules. Ces outils ont contribué à formaliser et valider les
concepts identifiés lors de la phase de diagnostic (Atterrissage, Intrusivité, Profilage).

Phase exploratoire

Outil Phase expérimentale Résultats


Identification du Cahier des charges de l’outil
- Analyse fonctionnelle du besoin
besoin initial Critères d’évaluation de l’outil

Préparation de Outil Synchronizator


- Plannings des PI et des PV
l’expérimentation 1 Choix des projets d’innovation

- Test de 6 innovations Réalisation de Simulation de l’atterrissage


- 15 entretiens (CPI, Métiers) l’expérimentation 1 Visualisation rapide du résultat

Nouveau cahier des charges:


Reformulation du Intrusivité, Plages d’atterrissage
- Grille d’analyse des résultats besoin Critères d’évaluation de l’outil

- Plannings des PI et des PV Préparation de Outil Profilor


- Questionnaire sur l’Intrusivité l’expérimentation 2 Choix des projets d’innovation

- Test de 11 innovations Réalisation de Calcul de l’Intrusivité


- 20 entretiens (CPI, Métiers) l’expérimentation 2 Ciblage des projets véhicules

Validation de l’utilité des travaux

Figure 21: Phase expérimentale : processus suivi

Le premier outil (Synchronizator) a été développé à partir des règles en vigueur dans
l’entreprise (Atterrissage des innovations au jalon Figeage de Concept véhicule) et des
besoins formulés par les praticiens lors de l’étape d’identification du besoin. Lors de cette
première expérimentation, le concept d’intrusivité n’était pas suffisamment bien établi
pour pouvoir l’opérationnaliser. L’outil Synchronizator permet principalement de simuler
de manière systématique et exhaustive les atterrissages de façon simple, visuelle et rapide.
Cependant, même si le calcul de l’intrusivité n’était pas pris en compte dans le premier
outil, nous avons profité de cette première phase d’expérimentation pour faire évaluer
l’intrusivité des projets d’innovations par les chefs de projet d’innovations eux-mêmes.
Ceci a permis montrer que sans outils, cette évaluation de l’intrusivité est très subjective et
hétérogène. C’est ce qui a fait émerger le besoin de rendre plus robuste l’évaluation de
l’intrusivité et conduit à la mise en œuvre d’un second outil.
Le deuxième outil « Profilor » permet d’évaluer le degré l’intrusivité à l’aide d’une
série de questions. Ces questions guident l’évaluateur et permettent d’objectiver
l’intrusivité en limitant les marges d’interprétation. Des plages d’atterrissage différenciées
sont définies en fonction du degré d’intrusivité. Cela introduit plus de souplesse dans le

94
processus d’atterrissage. Cette évolution a permis de transformer l’outil en complétant les
fonctions de phasage et de synchronisation (présentes dans Synchronizator) par une
fonction de ciblage des projets véhicules (propre à Profilor). En effet, la prise en compte
de la complexité du processus d’atterrissage à l’aide de l’intrusivité permet d’identifier
différents types d’atterrissages avec des plages d’atterrissage plus larges permettant de
mieux cibler les projets véhicules dans lesquels les projets d’innovations sont susceptibles
d’atterrir.

III.2. Préparation et réalisation de l’expérimentation 1 : Synchronisator


Analyse fonctionnelle du « besoin » initial.
Nous avons utilisé l’analyse fonctionnelle pour définir le cahier des charges de l’outil
Synchronizator. Comme évoqué lors du diagnostic, beaucoup de chefs de projets
d’innovations ont une connaissance relativement faible du monde des projets véhicules.
L’outil Synchronizator avait donc pour objectif de les aider à mieux cibler les projets
véhicules potentiels. La fonction principale de cet outil est donc de pouvoir simuler
l’atterrissage des projets d’innovations (PI) dans des projets véhicules (PV) et ainsi
d’augmenter les opportunités d’atterrissage dans le champ de contraintes imposées par
l’entreprise : atterrissage avant le Figeage de Concept Véhicule. Comme son nom
l’indique, il permet de visualiser la synchronisation (l’articulation) entre les PI par rapport
aux PV.
Du point de vue des projets véhicules, l’outil peut également être utilisé pour visualiser
quelles innovations sont susceptibles d’atterrir sur un véhicule donné. Si l’on ajoute un
critère de cohérence par rapport aux USP du véhicule et aux valeurs de la marque, il est
possible de mettre en évidence les innovations que les projets véhicules doivent
privilégier.
Cet outil a été développé début 2012. C’est un outil d’aide à la décision qui a pour
vocation d’aider l’utilisateur à comprendre le mécanisme de l’atterrissage et à lui faire
prendre conscience des paramètres influents. Pour cela, l’outil synchronise le jalonnement
d’un projet d’innovation avec celui d’un ou plusieurs projets véhicules et indique s’il est
conseillé d’atterrir ou non par rapport à la règle de l’entreprise (au maximum au jalon
Figeage de Concept du Véhicule). De plus, l’outil utilise la représentation visuelle pour
avoir un impact plus grand sur l’utilisateur.
Afin de permettre cette simulation, il est nécessaire d’évaluer le délai de l’atterrissage
effectif d’une innovation dans un panel de projets véhicules. Les facteurs influant sur ce
délai d’atterrissage sont les suivants : dates de jalons, durées de développement des
Projets d’Innovations, durées de développement des Projets Véhicules, dates de jalons des
PI (S0, S1, S2, S3) et dates de jalons des PV (KOP, Int, Pré-C, CF, VPC, TGA, MA, SOS 14).

14
Jalons véhicules: KOP = Kick off Project; Int = Intention ; Pré-C = Pré-Concept ; CF = Concept Freeze; VPC = Pré-
Contrat ; TGA = Tool Go Ahead ; MA = Manufacturing Approval ; SOS = Start Of Sales.

95
Le choix du type de PV se fait selon les typologies V3P (Grand Mother, M = Mother, B =
Brother, C = Child).
Critères d’évaluation du premier outil: Synchronizator.
Nous avons formulé les critères suivants pour évaluer la pertinence de l’outil
Synchronizator :
- L’outil permet une évaluation systématique de la synchronisation entre PI et PV (il
permet de suivre l’évolution d’un PI par rapport à plusieurs PV)
- L’outil permet de mieux anticiper l’atterrissage des PI dans les PV
- L’outil permet de standardiser le processus d’évaluation de l’atterrissage (par
rapport aux manières artisanales et hétérogènes d’un Chef de Projet d’Innovation à
l’autre d’évaluer habituellement la convergence entre PI et PV)
- L’outil apporte plus de précision dans l’évaluation de cet atterrissage
- L’outil permet une évaluation (estimation) simple et rapide de l’atterrissage (il est
simple et rapide d’utilisation)
- L’outil favorise la communication entre les personnes chargées de l’atterrissage
des PI dans les PV (il permet d’appréhender la situation de la même façon pour les
différents utilisateurs : côté véhicule et côté innovation)
- L’outil aide à l’identification des PV cibles
- L’outil améliore la synchronisation entre les PI et les PV.
Présentation de l’outil Synchronizator.
L’outil est constitué à partir d’un classeur Excel® composé de trois feuilles : la feuille
de définition, la feuille de résultats et la feuille de calcul (cachée).
La feuille de définition (figure 22) permet à l’utilisateur de renseigner toutes les
informations nécessaires au calcul de synchronisation. Une partie est consacrée aux
informations relatives au PI (nom, durée totale, durée inter jalon, état actuel, etc.). L’autre
partie sert à sélectionner des PV (trois au maximum) parmi une liste de projets en cours et
à les qualifier selon les typologies Renault (qui déterminent la durée standard des PV).

96
Figure 22: Interface de l’outil Synchronizator

La feuille de résultats (figure 23) présente visuellement le PI par rapport aux PV. Un
trait vertical permet de projeter le jalon S3 (moment où l’innovation est prête à atterrir) sur
le jalonnement des PV.

Figure 23: Visualisation des résultats dans l’outil Synchronizator

Trois compteurs indiquent pour chaque projet véhicule si l’atterrissage est


recommandé ou non par rapport à la règle d’atterrissage à l’aide d’un code couleur (vert =
recommandé, orange = risqué, rouge = non recommandé). Cette règle d’atterrissage est
basée sur une fenêtre d’atterrissage (en vert sur la figure 24) qui indique le moment idéal
où le PI doit atterrir.

Figure 24: Fenêtres d’atterrissage

97
Une règle en bas de l’écran permet également de se repérer dans le temps, notamment
grâce à la marque rouge qui représente la date à laquelle la synchronisation est réalisée.
La feuille de calcul contient toutes les informations nécessaires pour synchroniser les
projets. Elle contient notamment les noms et dates de références de tous les projets
véhicules actuels ayant passé le jalon KOP. Le calcul est basé sur la comparaison entre la
date du jalon S3 et la date du jalon CF. Comme expliqué précédemment, on prend comme
référence pour un atterrissage réussi l’atterrissage d’un PI ayant franchi son jalon S3 avant
le jalon CF du projet véhicule. Selon l’écart entre le S3 et le CF, le calcul génère un résultat
spécifique qui affiche la couleur correspondante (vert, orange, rouge) sur chacun des
compteurs. Toutes les informations relatives aux PV sont actuellement renseignées
manuellement par l’Ingénieur Planification Projet Innovation (IPP). Pour des raisons de
confidentialité, elles ne sont pas accessibles automatiquement via la base de données GPS
(Global Planning System). Cette base regroupe toutes les informations relatives aux
plannings véhicules et innovations.
Trois degrés d’intrusivité de l’innovation peuvent être renseignés par l’utilisateur (peu
intrusif, moyennement intrusif, très intrusif). Cependant, lors de cette première
expérimentation, l’intrusivité n’était pas suffisamment définie ; nous avons constaté une
grande variabilité dans son évaluation. Nous avons donc choisi de ne pas intégrer ce
critère au calcul. Le degr