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COURS INTRODUCTIF (SUITE) ET DÉBUT DE LA PREMIÈRE PARTIE : L’OBJET SAISI
Introduction
1) Pourquoi étudier le fait technique ?
Il y a un lien originel et très ancien entre l’homme et la technique : l’hominisation s’est faite au travers
des techniques. Ces dernières se développent elles même en parallèle de la condition humaine, c’est ce qu’on
appelle coévolution. Au siècle des Lumières, Rousseau imagine un homme nu, sans techniques, un homme
qui ne pourrait pas chasser, se chauffer ou cultiver1. Il se rend ainsi compte qu’un tel paradigme est
inconcevable dans les faits : être humain c’est précisément être doté, par essence, d’un grand système
technico-culturel nous permettant d’exister2. Ainsi comme le précisait Simondon, à l’ère de l’anthropocène3,
il est nécessaire de développer notre culture technique et ne pas oublier qu’agir politiquement,
économiquement ou encore socialement, c’est avant tout agir techniquement.
Considérer, comme Stiegler, la technique comme anthropologiquement constitutive permet de
sortir de la dichotomie entre culture et technique classiquement établie. Les outils et leurs savoir-faire associés
conditionnent notre être au monde (penser, mémoriser, interagir, calculer ou même percevoir)4… De ce fait,
l’étude des technologies cognitives apparaît particulièrement pertinente pour saisir le processus de
connaissance et d’intelligence humaine. Face à la complexité de celui-ci, nous pouvons nous questionner sur la
possibilité ou non d’inventer des « machines pensantes ».
2) Un dispositif de suppléance perceptive comme fil rouge
La première idée d’un dispositif de suppléance perceptive apparaît dans les années 1960 avec le
Tactile Vision Substitution Systems (TVSS) développé par le neuroscientifique américain Paul Bach-y-Rita.
L’idée est simple : concevoir un système capable de fournir aux personnes aveugles une substitution à la
vision en utilisant leur perception tactile. Le but du dispositif est de remplacer les yeux par une caméra et de
transformer l’image captée par la caméra en représentation tactile à l’aide d’une matrice de 20x20 petits picots
pouvant monter ou descendre suivant une image simplifiée de
400 pixels en noir et blanc. Si le pixel est noir, le picot est levé, s’il
est blanc, il reste baissé. La matrice du stimulateur tactile est
posée sur le dos de la personne aveugle. Les scientifiques se
rendent alors rapidement compte que c’est par la manipulation
active de la caméra (la déplacer, jouer sur le zoom) que les
personnes équipées du dispositif progressent le mieux. C’est grâce
à cette activité du sujet qui contrôle les variations de stimuli que
les actions exploratoires sont mises en relation avec les
variations sensorielles, ce qui permet des résultats
extraordinaires : après entraînement, les sujets sont capables de
reconnaître des formes très complexes tels que des visages ou des objets du quotidien. Mais le plus important
est qu’une perception distale se met en place : les sujets ne perçoivent plus le système (les stimuli dans leur
dos), ils perçoivent AVEC celui-ci. La technique est donc pleinement incorporée.
Par la suite, d’autres systèmes inspirés du TVSS ont vu le jour en version miniaturisée. On peut citer
le Tongue Display Unit (TDU, 2001) qui utilise la langue. Cet organe, riche en récepteurs sensoriels, non
1
ROUSSEAU Jean-Jacques, « Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes », 1755
2
C’est ce qui poussera plus tard Benjamin Franklin à décrire l’homme comme un « tool-making animal »
3
Transformation de la planète par l’humain
4
Thèse TAC : Technologie Anthropologiquement Constitutive/Constituante, menée par Bernard Stiegler et le
laboratoire de recherche COSTECH à l’UTC.
doté de pores et disposant d’un conducteur d'électricité naturel (la salive) est un support de choix pour l’image
tactile. L’Optacon, mis au point dans les années 1970, en est un autre exemple. Il permet aux personnes
aveugles de lire des livres en noir, à l’aide d’une simple caméra placée sous le doigt de la main qui explore le
livre, et la transcription en image tactile sous le doigt de la main libre.
Ces différents systèmes sont principalement de gros succès expérimentaux mais des échecs
socio-économiques : même si des recherches sont toujours menées sur le TDU, ils ne sont pratiquement pas
utilisés par les personnes aveugles. Il sera alors intéressant d’étudier pourquoi ces innovations techniques
n’ont pas été acceptées et intégrées à la société.
Ainsi, ces systèmes de suppléance perceptive (notamment le TVSS) serviront de fil conducteur entre les trois
parties du cours ce semestre. Dans un premier temps nous nous questionnerons sur l’outil saisi : comment, en tant
que médiateur technique, transforme-t-il notre façon de percevoir le monde ? Ensuite nous nous pencherons sur les
environnements techniques : dans quelle mesure la disposition d’objets autour de nous impacte-t-elle notre
reconnaissance des formes ? Enfin, nous élargirons notre étude aux relations interindividuelles, avec la question de
l’adoption sociale : en tant que support de nos interactions, en quoi l’outil interroge-t-il les valeurs esthétiques et
émotionnelles et joue-t-il un rôle dans la constitution des communautés et ethnies ?
5
Étude de la conscience telle qu’elle se présente à nous, en se soustrayant du monde environnant. Pour en savoir plus, se
référer aux travaux des philosophes Husserl, Heidegger ou encore Merleau-Ponty dans « La phénoménologie de la
perception », 1945.
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Méthode consistant en la prise d’un point de départ le plus simple possible pour la description des contenus de
l’expérience, puis une complexification progressive.