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CR_SC12_Séance 2_24/02/2021 Cyrielle Debeir, Lilou Palpied, Alix Teupootahiti 

 
COURS INTRODUCTIF (SUITE) ET DÉBUT DE LA PREMIÈRE PARTIE : L’OBJET SAISI 
 
Introduction 
 
1) Pourquoi étudier le fait technique ? 
 
Il  y  a  un lien originel et très ancien entre l’homme et la technique : l’hominisation s’est faite au travers 
des  techniques.  Ces  dernières  se  développent  elles  même  en  parallèle  de  la condition humaine, c’est ce qu’on 
appelle  ​coévolution​.  Au  siècle  des  Lumières,  Rousseau  imagine  un  homme  nu,  sans  techniques,  un  homme 
qui  ne  pourrait  pas  chasser,  se  chauffer  ou  cultiver​1​.  Il  se  rend  ainsi  compte  qu’un  tel  paradigme  est 
inconcevable  dans  les  faits  :  être  humain  c’est  précisément  être  doté,  par  essence,  d’un  grand  ​système 
technico-culturel  nous  permettant  d’exister​2​.  Ainsi  comme le précisait Simondon, à l’ère de l’anthropocène​3​, 
il  est  nécessaire  de  développer  notre  ​culture  technique  et  ne  pas  oublier  qu’agir  politiquement, 
économiquement ou encore socialement, c’est avant tout agir techniquement.  
Considérer,  comme  Stiegler,  la  technique  comme  ​anthropologiquement  constitutive  ​permet  de 
sortir  de  la  dichotomie entre culture et technique classiquement établie. Les outils et leurs savoir-faire associés 
conditionnent  notre  ​être  au monde ​(penser, mémoriser, interagir, calculer ou même percevoir)​4​… De ce fait, 
l’étude  des  ​technologies  cognitives  ​apparaît  particulièrement  pertinente  pour  saisir  le  processus  de 
connaissance et d’intelligence humaine. Face à la complexité de celui-ci, nous pouvons nous questionner sur la 
possibilité ou non d’inventer des «​ ​machines pensantes ». 
 
2) Un dispositif de suppléance perceptive comme fil rouge 
 
La  première  idée  d’un  dispositif  de  suppléance  perceptive  apparaît  dans  les  années  1960  avec  le 
Tactile  Vision Substitution Systems (TVSS) développé par le neuroscientifique américain Paul Bach-y-Rita. 
L’idée  est  simple  :  concevoir  un  système  capable  de  fournir  aux  personnes  aveugles  une  substitution  à  la 
vision  en  utilisant  leur  perception  tactile.  Le  but  du  dispositif  est  de  remplacer  les  yeux par une caméra et de 
transformer  l’image  captée  par  la  caméra en représentation tactile à l’aide d’une matrice de 20x20 petits picots 
pouvant  monter  ou  descendre  suivant  une  image  simplifiée  de 
400  pixels  en noir et blanc. Si le pixel est noir, le picot est levé, s’il 
est  blanc,  il  reste  baissé.  La  matrice  du  stimulateur  tactile  est 
posée  sur  le  dos  de  la  personne  aveugle.  Les  scientifiques  se 
rendent  alors  rapidement  compte  que  c’est  par  la  manipulation 
active  de  la  caméra  (la  déplacer,  jouer  sur  le  zoom)  que  les 
personnes  équipées du dispositif progressent le mieux. C’est grâce 
à  cette  activité  du  sujet  qui  contrôle  les  variations  de  stimuli  que 
les  actions  exploratoires  sont  mises  en  relation  avec  les 
variations  sensorielles​,  ce  qui  permet  des  résultats 
extraordinaires  :  après  entraînement,  les  sujets  sont  capables  de 
reconnaître  des  formes  très  complexes  tels  que des visages ou des objets du quotidien. Mais le plus important 
est  qu’une  perception  distale  se  met  en  place  :  les  sujets  ne  perçoivent plus le système (les stimuli dans leur 
dos), ils perçoivent AVEC celui-ci. La technique est donc pleinement incorporée.  
 
Par  la  suite,  d’autres  systèmes  inspirés  du  TVSS  ont  vu  le jour en version miniaturisée. On peut citer 
le  ​Tongue  Display  Unit  (TDU,  2001)  qui  utilise  la  langue.  Cet  organe,  riche  en  récepteurs  sensoriels,  non 

1
ROUSSEAU Jean-Jacques, « ​Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes​ », 1755 
2
C’est ce qui poussera plus tard Benjamin Franklin à décrire l’homme comme un ​« tool-making animal » 
3
Transformation de la planète par l’humain 
4
Thèse TAC : Technologie Anthropologiquement Constitutive/Constituante, menée par Bernard Stiegler et le 
laboratoire de recherche COSTECH à l’UTC.  
 
doté de pores et disposant d’un conducteur d'électricité naturel (la salive) est un support de choix pour l’image 
tactile.  ​L’Optacon​,  mis  au  point  dans  les  années  1970,  en  est  un  autre  exemple.  Il  permet  aux  personnes 
aveugles  de  lire  des  livres  en  noir,  à  l’aide  d’une  simple  caméra  placée  sous  le  doigt  de  la main qui explore le 
livre, et la transcription en image tactile sous le doigt de la main libre. 

Ces  différents  systèmes  sont  principalement  de  gros  succès  expérimentaux  mais  des  échecs 
socio-économiques  :  même si des recherches sont toujours menées sur le TDU,  ils ne sont pratiquement pas 
utilisés  par  les  personnes  aveugles.  Il  sera  alors  intéressant  d’étudier  ​pourquoi  ces  innovations techniques 
n’ont pas été acceptées et intégrées à la société​. 

Ainsi, ces systèmes de suppléance perceptive (notamment le TVSS) serviront de ​fil conducteur ​entre les trois 
parties  du  cours  ce  semestre.  Dans  un  premier  temps  nous  nous  questionnerons  sur  ​l’outil  saisi  ​: comment, en tant 
que  médiateur  technique,  transforme-t-il  notre  façon  de  percevoir  le  monde  ?  Ensuite  nous  nous  pencherons sur les 
environnements  techniques  ​:  dans  quelle  mesure  la  disposition  d’objets  autour  de  nous  impacte-t-elle  notre 
reconnaissance  des  formes  ?  Enfin,  nous  élargirons notre étude aux ​relations interindividuelles, ​avec la question de 
l’adoption  sociale  ​:  en  tant  que  ​support  ​de  nos  interactions,  en  quoi  l’outil  interroge-t-il  les  valeurs  esthétiques  et 
émotionnelles et joue-t-il un rôle dans la constitution des communautés et ethnies ?   

I) L’outil saisi : médiation technique 


 
Avant  tout,  il  convient  de  souligner  notre  méthode  de  recherche.  L’analyse  au travers du TVSS peut 
s’appuyer  sur  une  méthodologie ​psycho-physiologique​, plutôt objective : « que ressent le sujet ? » (troisième 
personne).  Mais  cette  démarche  n’a  de  sens  que  si  nous  l’associons  à  une  expérience  à la première personne, 
subjective,  telle  que  la  ​phénoménologie  expérimentale​5​.  Il  s’agira  donc  de  dégager  les  opérations 
constitutives  de  la  conscience  en  s’appuyant  sur  ces  deux  points  de  vue  complémentaires,  et  en  utilisant  le 
mode ​minimaliste​6​. 
La  compréhension  de  l'espace  environnant  et  la  cognition  seront  étudiées  sous  deux  approches:  le 
représentationnalisme ​et ​l’énactivisme​.  
 
1) Le représentationnalisme 
 
Nous  allons  tout  d’abord  chercher  à  comprendre  le  fonctionnement  du  système  visuel  humain  :  les 
rayons  lumineux  se  réverbèrent  sur  les  objets  et  pénètrent  dans  l'œil  pour  aller  activer  les  ​cellules 
photosensibles  de  la  rétine.  Une  cascade  de  réactions 
chimiques  avec  transferts  d’ions  entraînent  une 
dépolarisation de la membrane des ​neurones bipolaires​, 
qui  vont  transmettre  ce  signal  électrique  à  d’autres 
neurones aux longs ​axones​, permettant une transmission 
de  proche  en  proche  jusqu’aux  ​aires  visuelles 
primaires  cérébrales.  Mais  à  mieux  y  réfléchir, 
l’anatomie  de  l'œil  ne  semble  pas  optimale  :  la  zone  de 
réception  de  la  lumière  est  placée  à  l’arrière  du  système 
de  transmission  !  Cette  disposition  implique  la  présence 
d’un  point  aveugle  (point  de  départ  du  nerf  optique)  au 
sein  de  chaque  œil,  ainsi  qu’un  «​   ​demi-tour  »  de  l’information  perçue  par  la  rétine.  Autre  particularité  :  il  se 
produit  au  niveau  du  chiasme  optique  une  séparation  de  l’information  provenant  du  champ  visuel  droit  et 
gauche, chacune destinée à rejoindre l’aire visuelle de l’hémisphère opposé.

5
Étude de la conscience telle qu’elle se présente à nous, en se soustrayant du monde environnant. Pour en savoir plus, se 
référer aux travaux des philosophes Husserl, Heidegger ou encore Merleau-Ponty dans « La phénoménologie de la 
perception », 1945. 
6
Méthode consistant en la prise d’un point de départ le plus simple possible pour la description des contenus de 
l’expérience, puis une complexification progressive. 

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