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LA PSYCHOLOGIE

DES PROSTITUÉES

1
Docteur P. DURBAN
Neuro-Psychiatre

LA P S Y C H O L O G I E
DES P R O S T I T U É E S

L I B R A I R I E M A L O I N E S.A.
27, rue de l'École-de-Médecine - PARIS - VI
1969
CHAPITRE I

GÉNÉRALITÉS SUR LA
PROSTITUTION FÉMININE

L
E problème de la prostitution féminine est de la plus
grande complexité et s'étend sur bien des domaines.
Notre livre n'effleurera que son histoire générale,
sans doute enracinée parmi les expressions les plus archaï-
ques de l'humanité — ne l'a-t-on pas appelée « le plus
vieux métier du monde » — pour s'intéresser à ses
facteurs sociaux et surtout psychologiques. Ils ne seront
étudiés que dans le contexte de notre civilisation, et plus
précisément dans la F r a n c e de ce dernier tiers du xxe
siècle. Ainsi les théories dont nous ferons nos conclusions
n'auront qu'une valeur relative, qu'il ne faudrait point
généraliser abusivement aux formes que la prostitution
p e u t présenter à travers temps et espaces. Reconnaissons
que l'étude de la psychologie de la prostituée demeure
élémentaire malgré des efforts sérieux portant sur ces
toutes dernières années. Sans doute l'homme se détourna
longtemps de cette question comme d'un sujet « tabou ».
Plus encore que son conjoint, la femme en général fit
preuve d'une incompréhension ordinaire, forcée, vite agres-
sive, au moins méprisante. D'ailleurs, il faisait partie de
cette atmosphère de « tabou » de tourner en dérision
facile ce que l'on n'osait observer avec rigueur. Certains
croyaient même faire preuve de charité en jouant l'indif-
férence. De telles attitudes paraissaient « complexuelles »
au spécialiste de psychologie. Or, c'est à une figure des
plus abyssales de la femme que nous avons affaire dans
cette étude.
Nous allons envisager de la façon la plus rapide les
avatars de la prostitution féminine dans les civilisations
passées et lointaines. Dès l'aube de l'humanité, il paraît
évident que la femme, surclassée p a r la force musculaire
et la brutalité instinctuelle, hormonale, de son mâle apprit
qu'elle bénéficiait d'une carte maîtresse sur un plan déci-
sif de ses relations avec lui. L'homme assurait sa satis-
faction sexuelle en même temps qu'il affirmait une supré-
matie globale (laquelle devient aléatoire en notre siècle).
Comment la femme n'aurait-elle pas très vite tiré profit
du rôle essentiel — certes — qu'elle prenait dans la dite
satisfaction ? Une tendance à jauger sa propre valeur en
t a n t qu'objet sexuel désirable, source de jouissance excep-
tionnelle, paraît bien l'une des manifestations les plus
élémentaires et profondes de la psychologie de la femme.
Cette racine conditionnera son penchant essentiel à la
coquetterie, à toute démonstrativité sexuelle, qu'elle soit
brute ou sublimée. Nul n'osera nier que bien des traits
de nos compagnes s'intègrent dans un tel faisceau.
L'attirance profonde, plus ou moins consciente et
avouable, plus ou moins ébauchée, vers une forme de
tarification du coït, expression première de la prostitution,
ne paraît pas éloignée de cette source. Ainsi, dès l'aube
de l'humanité la femme dut tenter une adaptation spé-
ciale à sa condition relativement désarmée où la vouait
sa physiologie, avec la ruse et l'habileté que la nature
sait offrir en compensation à tout être fragilisé. Pour le
psychologue junguien, héritier d'un certain platonisme,
l'hypothèse d'innéité d'un tel caractère pourrait être entre-
vue. Nous nous garderons bien d'aborder ici ce plan
psycho-métaphysique.
L'étude de la prostitution féminine dans les sociétés
primitives dépasse les limites de ce livre.
Elle ne semble pas avoir existé chez les anciens
Germains. En Gaule, elle était punie de mort. Les Visigoths
la traitaient p a r la fustigation et l'expulsion. Chez les
Slaves antiques, elle aurait été mieux prisée que la
chasteté ; la virginité était pour eux la chose la plus
méprisable. Dans ces derniers temps, les OULED-NAÏL,
tribu algérienne des Hauts-Plateaux, envoyaient leurs
adolescentes se prostituer dans les quartiers réservés
(« bousbirs ») d'Afrique du Nord. Ces filles, après avoir
quitté leurs campements après la puberté, y revenaient
assez vite, enrichies par cette pratique. Elles se mariaient
alors et devenaient d'excellentes épouses et mères.
Notre coup d'œil sur les sociétés primitives sera parti-
culièrement bref et insuffisant. Il doit cependant mettre
en évidence le fait suivant : Dès le début de l'ère histori-
que, la prostitution était liée aux cultes. En Asie Mineure
le code de HAMMOURABI (XIX siècle av. J.-C.) nous décrit
les prostituées exerçant au temple, mais aussi les filles
de joie résidant dans les palais. De même, en Palestine
existait une prostitution culturelle vouée à ASTARTÉ,
auprès de la prostitution profane. Syriens et Phéniciens
répandirent la forme sacrée dans toute la Méditerranée.
En Lydie les femmes se prostituaient au temple, et comme
à Babylone, elles remettaient aux prêtres l'argent reçu.
Aux Indes, la prostitution sacrée paraissait limitée aux
actes sexuels entre prêtres et bayadères dont les danses
voluptueuses symbolisaient le coït.
La prostitution au temple existait aussi au Japon,
mais semble avoir été absente de l'ancienne Chine. Au
Mexique, elle prospérait sous l'égide de XOCHIQUETZAL,
déesse de l'amour, alors qu'une prostitution profane était
réservée a u x soldats.
Une civilisation archaïque nous propose u n fonde-
ment tantôt patriarcal tantôt matriarcal.
En contexte patriarcal surtout nous voyons apparaî-
tre très tôt les premières formes de proxénétisme fami-
lial, « hospitalier », social, rituel. La femme et la jouissan-
ce que le mâle peut en tirer prend ici figure d'offrande
choisie en l'honneur des étrangers, des dieux... Les proto-
babyloniens considéraient la féminité comme seulement
vouée à la reproduction et au plaisir ; une mythologie de
la fécondité obligeait toute femme à se sacrifier au moins
une fois à la prostitution sacrée. De tels rites furent cou-
rants dans la Mésopotamie antique, qui honora bien des
divinités p a r ces pratiques mystico-prostitutionnelles. De
même, la Chaldée connut une forme « hospitalière » où
pères, maris, frères, maîtres absolus des choses et gens
de la maison, offraient femmes et filles du foyer aux
visiteurs de choix. Nous retrouverions ces m œ u r s chez
les Esquimaux actuels. Le mariage des anciens ne tenait
point compte des sentiments et pulsions sexuelles ; ses
buts principaux étaient la préservation de l'intégrité de la
race et de la fortune, dans la classe riche. Ces principes
faisaient le lit de la prostitution — émonctoire et le r u t
tarifié des professionnelles drainait l'ensemble des époux
médiocrement attirés p a r une couche conjugale aux attraits
relatifs.
Mais la prostitution s'affirmait aussi dans u n contexte
matriarcal que nous pouvons soupçonner, dès l'âge paléo-
lithique, dans une fresque vieille de vingt mille ans, où
l'on voit un homme prosterné devant une femme riche-
m e n t parée, de haute stature, aux zones sexuelles forte-
m e n t mises en valeur.
Il est vrai que l'homme préhistorique ignora long-
temps le rapport de cause à effet unissant coït, féconda-
tion, reproduction. Peut-être réagissait-il devant de tels
mystères en sublimant un m y t h e de la féminité dont sa
compagne dut bénéficier. Mais lorsque le mâle sut enfin
percer quelques secrets de la procréation, il paraît logique
d'admettre qu'il profita de ces premiers éléments de
connaissance pour démythifier son image de la femme et
accroître sa dure domination sur elle, comme en Babylonie
antique.
Pourtant, proche de cette dernière, nous voyons
l'Egypte accorder une place privilégiée à l'élément fémi-
nin. Rappelons ici nos différents travaux, parus, en parti-
culier, aux Annales Médico-Psychologiques, poursuivis
avec M A. TEILLARD, psychanalyste jungienne. L a
psychanalyse de Jung, sur laquelle nous nous étendrons
prochainement, soutiendrait le caractère « anima » de
cette brillante civilisation pharaonique.
En serait-il de même avec le « miracle grec », lequel
d'ailleurs doit tellement à l'Egypte ? Depuis Solon, la
Grèce eut ses dictérions, où le déshonneur des prostituées
p a r u t moins écrasant qu'ailleurs. Les grandes hétaïres de
la Grèce jouirent d'une indiscutable considération.
DEMOSTHÈNE nous décrit comme suit la vie affectivo-
sexuelle des Athéniens : « tout d'abord l'épouse qui fait
« des enfants, les élève, entretient la maison », ensuite
« ... des amies hétaïres pour la satisfaction de l'esprit, des
« pallaques pour la satisfaction des sens, entre les deux ;
« des joueuses de flûtes et des danseuses pour la joie de
« l'ouïe et de la vue ».
Notons que le Japon récent connaissait une construc-
tion du même ordre, avec ses geishas, analogues aux
hétaïres.
Mais arrivons en à Rome, qui affirme devant l'histoire
la toute puissance de « l'animus », âme viriloïde opposée
à la féminité de l'anima ». Les Romains attachèrent à la
prostitution une notion d'infamie particulière. L'homme
lui-même en était éclaboussé : avant d'entrer dans un
lupanar, il se voilait la face en signe d'opprobre. C'est avec
des femmes punies de prison qu'était alimenté le quartier
spécial de Suburre. Le terme de « lupas » (louves) réservé
aux prostituées nous paraît significatif de l'horreur — à
fondement d'ailleurs magique — qui écrasait les malheu-
reuses « pallaques » romaines.
C'est dans ce monde brutal que naquit vraiment le
proxénétisme et la traite des « filles de joie ». Il fallut
attendre Théodore le Grand (379-395) pour envoyer en
exil les pères, époux, et maîtres qui prostituaient leurs
filles, compagnes ou esclaves. Cet empereur tenta aussi
de traquer les divers proxénètes professionnels qui emplis-
saient la Rome décadente. TIBÈRE avait déjà interdit à
ses chevaliers de livrer leurs filles à la prostitution.
JUSTINIEN et son épouse, la fameuse THÉODORA,
créèrent le premier foyer connu de réadaptation sociale.
Déjà les conciles d'Elvire et d'Aix avaient osé exprimer
les notions du p a r d o n à accorder aux prostituées, et de
l e u r reclassement p a r le travail et le mariage.
Ainsi, les dernières manifestations de l'esprit romain
m a r q u e n t une heureuse évolution humaine, laquelle ne
se retrouve certes point lors de ses origines. N'oublions
pas, en effet, que c'est deux siècles avant notre ère que
fut posé le principe de la réglementation p a r la « licencia
stupri », qui frappait d'indignité et d'infamie jusqu'à la
mort. Esclave légale, la prostituée demeurait attachée au
lunapar toute sa vie.
Rome et son « animus » portent une tache plus vile :
le proxénétisme d'état » • CALIGULA avait frappé d'impôt
la prostitution • THÉODOSE voulut l'abolir, mais cette taxe
f u t rétablie après lui.
Même les plus g r a n d s esprits du monde romain ont
admis la nécessité des prostituées de façon simpliste ;
« Elles sont dans la cité ce q u ' u n cloaque est dans le
« palais. Supprimez ce cloaque et le palais deviendra u n
« lieu infect » écrit Saint-AUGUSTIN.
Cette opinion i m p r è g n e r a le Moyen Age, où nous
voyons Saint-THOMAS d'AQUIN t r a i t e r « d ' œ u v r e méritoi-
re » l'organisation d ' u n bordel p a r les moines de Perpi-
gnan.
De façon générale, les m o n a r q u e s de type « a n i m u s »
— comme CHARLEMAGNE — v o u l u r e n t organiser la régle-
mentation de la prostitution, avec u n soupçon de nostal-
gie romaine. Ainsi, entre autres exemples, Philippe
AUGUSTE décida de placer les maisons et quartiers
spéciaux sous l'autorité d ' u n « roi des ribauds ». A u t o u r
de ce personnage p r i t corps la « grande t r u a n d e r i e »
parisienne. Mais voyons l'attitude d ' u n prince moins
brutal : Saint-LOUIS. Chez lui, « animus » et « anima »
s'harmonisent de façon plus adaptée. Certes, il voulut
réglementer la prostitution, conçue comme u n mal néces-
saire. Ainsi, lors de ses croisades, son administration
s'occupait de l'entretien de milliers de « dames » à
l'usage du corps expéditionnaire. P a r contre, il créait
aussi en 1255 une œ u v r e de réadaptation et de reclasse-
ment des prostituées. Elle se maintint quelque temps et
s'appela « couvent des filles-Dieu » sous CHARLES V.
La complexité psychologique de Louis XIV lui fit
adopter une attitude ambivalente : en 1665, il créait u n
centre de redressement appelé « refuge » ; vingt ans plus
tard, le règlement LETELLIER apportait la répression vio-
lente p a r l'internement à la Salpétrière.
Ainsi l'incohérence m a r q u a de son sceau l'attitude
royale vis-à-vis de la prostitution et de ses problèmes.
A v a n t de quitter l'ancien régime, signalons que, en
1360, JEANNE, reine des Deux Siciles et Comtesse de
Provence, p a r u t être la première à tenter un essai de
« sanitarisme ». P o u r satisfaire ses besoins d'argent, elle
créa un bordel en Avignon et en confia la direction à
une abbesse ; celà n'avait rien d'original. Mais le règle-
m e n t stipulait que les filles devaient se soumettre une
fois par semaine, le samedi, à la visite d ' u n médecin.
Voilà qui est a n t é r i e u r de deux siècles à la première
règlementation sanitaire officielle du royaume de France,
d a t a n t des E t a t s d'Orléans.
Quelle figure historique le clergé prend-il d e v a n t ces
problèmes ? Nous le voyons très souvent avide de profits
de la prostitution, tel cet évêque de Genève qui savait
si bien administrer « tous les bordiaux de ses terres »
(nous dit le bon VOLTAIRE).
P o u r t a n t certains prêtres édifiaient des centres d'ac-
cueil pour le reclassement des repenties, efforts velléitai-
res et sans lendemain.
L'ancien régime avait fini sur une note réglemen-
tariste foncière ; « L ' e n c o u r a g e m e n t a u bordel public
« non seulement p r é v i e n d r a la p l u p a r t des mauvais effets
« du vice mais d i m i n u e r a aussi la q u a n t i t é de libertinage
« en général et la réduira a u x limites les plus étroites
« qu'on puisse lui assigner » écrivait MANDEVILLE en
1724.
L a surpuissance « a n i m u s » de Napoléon 1er ne
pouvait que s'inspirer de tels travaux. Il institua l'enre-
gistrement, l'inspection et la régularisation des prosti-
tuées (1805). Un v e n t romain soufflait-il s u r la F r a n c e ?
A u x t r a v a u x de MANDEVILLE doit faire p e n d a n t l'ironie
du vieux classique : « Un h o m m e sortait d ' u n lunapar.
« Courage, lui cria CATON, à la divine sagesse. Car, dès
« que l'âcre l u x u r e court dans leurs veines, voilà où ils
« doivent tous aller, a u lieu de courir après les femmes
« des autres ».
Notons, entre temps, et à titre de curiosité, la ten-
dance à la rebellion des prostituées lors de la première
Révolution. Sans doute éveillées aux « Droits de l'hom-
me », elles adressaient en 1790 à l'assemblée nationale
u n e pétition d e m a n d a n t l'abolition des titres déshono-
r a n t s (tels que « toupies, maquerelles, garces, putains,
etc... »).
Nos Républiques suivirent l o n g u e m e n t la législation
napoléonienne. E n 1903, la loi avait fait p r e n d r e à la
réglementation une forme décisive. Mais les textes du
13 avril 1946 abolissent les maisons et o u v r e n t en F r a n c e
l'ère « abolitionniste ».
Ces généralités historiques, évidemment très insuffi-
santes, nous d o n n e n t cependant u n vague aperçu de la
complexité et de l'étendue du problème de la prostitution.
Notre tâche personnelle, des plus ardues, recherchera la
figure psychologique de la prostituée, une des plus diffi-
ciles à comprendre p a r m i les possibilités infinies de la
présentation de la Femme. Voilà pourquoi nous propo-
sons m a i n t e n a n t u n chapitre de définitions préalables,
indispensables devant les difficultés prévues.
Le plus élémentaire divisera le sens du verbe prosti-
t u e r en deux plans :
1° Livrer à la débauche.
2° Au figuré : avilir et dégrader.
Ne sous-estimons point cette deuxième notion, elle
est la plus valable dans sa généralité, la plus primitive
et profonde. C'est dans cet esprit que nous envisageons,
a u dernier chapitre de ce livre, le « mythe de la prosti-
tuée », vu en psychanalyse de JUNG. La Bible emploie ce
terme dans u n tel sens, p a r exemple, lorsqu'elle nous
décrit le Créateur fulminant contre la race humaine en
lui r e p r o c h a n t la « prostitution de son c œ u r oublieux ».
Cependant, il importe m a i n t e n a n t de nous intéresser
à la notion courante du dictionnaire, celle de débauche
dont la traduction ordinaire serait : « dérèglement dans
les moeurs ».
Mais tout de suite, nous voyons l'insuffisance de cette
dernière définition.
Dire que la prostituée est une « débauchée » sonne
creux. Sera-t-il valable de la définir comme « femme
livrée à la débauche » ou tout au moins aux « mœurs.
déréglées » ?
Cette t e n t a t i v e p a r a î t r a i t vite erronée, s'adressant
plutôt à ceux qui la r e c h e r c h e n t pour leurs plaisirs pro-
pres. L a « femme du monde » et non seulement celle du
« demi-monde » serait aussi justiciable, dans quelques
cas, de pareille appellation ; évitons, à ce sujet, de citer
les littérateurs m o n d i a u x de tous les âges, au j u g e m e n t
desquels nous aimerions nous référer ici. De même, à
l'heure actuelle, les filles de type « b e a t n i k » a u x « m œ u r s
déréglées » ne sont point de vraies prostituées.
L a langue vulgaire semblerait étendre le t e r m e de
prostituée à toute femme qui vend ses charmes, souli-
g n a n t ainsi u n des éléments les plus importants de la
prostitution : la vénalité.
Mais cette définition reste bien trop large. Elle
couvrirait, loin des limites de notre sujet, le fourmille-
m e n t des cas de « para-prostitution » auxquels nous
allons r é s e r v e r plusieurs études.
Bien que ni la loi, ni la jurisprudence, n'aient réelle-
m e n t déterminé les éléments constitutifs de ce problème,
la formule française en la matière, qui découle des
Instructions du Ministère de l ' I n t é r i e u r ( 1 juin 1919) et
s'identifie avec les lois romaines (Digeste) n o m m e « pros-
« tituée toute fille ou femme qui habituellement et sans
« choix fait commerce de son corps dans u n intérêt mer-
cenaire ». Cette formule consacrée n'a soulevé d'objec-
tion ni de la p a r t de l'opinion, ni de la part des tribunaux
(d'après M. BOIRON). Notons que la formule allemande,
sans doute m i e u x adoptée, tient à remplacer « toute
fille ou femme » p a r « toute personne »...
Seul, le lecteur non averti t r o u v e r a i t claires de telles
notions.
E n réalité, ces termes m û r e m e n t choisis et pesés
d e m a n d e n t c h a c u n une discussion qui nous servira à
délimiter « prostitution » et « para-prostitution », dans
la m e s u r e du possible. Cette limite est souvent subtile.
Schématisons donc les divers éléments de la défini-
tion : « Commerce du corps », « intérêt mercenaire »,
« h a b i t u d e », « absence de choix ». Nous allons y ajou-
ter l'élément s u i v a n t — plus sous entendu qu'absent
dans le texte lapidaire officiel — : « inhibition des fac-
teurs affectifs, émotionnels, voluptueux, qui dans la nor-
male, président à l'acte sexuel ».
Nous voilà devant a u t a n t de têtes de chapitres, que
nous allons envisager de la façon la plus objective et
p r a t i q u e m e n t expérimentale.

LE COMMERCE DU CORPS

La prostituée livre son corps, voilà qui est essentiel


et évident. C'est plutôt dans la « para-prostitution » que
nous trouverions exception à cette règle. Voici, p a r exem-
ple, un cas étudié par nous il y a bien des années. Il
s'agit d'une grande névrosée à moralité douteuse, parfaite-
ment extérieure par rapport aux limites de la prostitution
vraie : nous le soulignons bien.
Issue d'un milieu familial très déficient, représenté par
la mère et une sœur, elle projetait sur ces personnes une
ambivalence tragique. La mère, fille abandonnée, déchue,
misérable, mythomane, débordante de vanité prétentieuse,
hantée p a r une distinction passée alléguée, affirmait ces
surcompensations ridicules en contre partie de sa nullité
pragmatique totale. La s œ u r exhibait une névrose accu-
sée, longtemps centrée sur un complexe de « Diane »
virginale, sadique et castratrice, d'ailleurs accompagné
d'un vif dynamisme intellectuel et de beaux succès scolai-
res. Elle connut d'importantes tribulations affectives et
sexuelles, p a r la suite. Revenons au principal sujet de
notre observation dont l'intelligence était aussi vive ; sa
forme névrotique paralysait l'utilisation de ses capacités,
au lieu de les sublimer comme chez sa sœur. Longtemps elle
vécut sur u n plan supérieur à son très médiocre gagne-
pain, e n t r e t e n a n t même en partie sa mère fort consen-
tante, grâce aux divers cadeaux et soutiens qu'elle savait
d e m a n d e r à de n o m b r e u x jeunes gens papillonnant autour
d'elle, attirés p a r sa beauté et son brillant. Certes, quel-
ques-uns de ces personnages masculins n'étaient point telle-
m e n t jeunes...

Or, fait que nous retiendrons, elle était bien loin de


récompenser de ses « faveurs » ces nombreux prétendants.
Au contraire, elle demeurait « sage », entre de rares et
brèves liaisons qui suivirent un premier amour malheu-
reux. Ces liaisons étaient peu de chose comparées à la
masse de soupirants, dont certains semblaient violemment
épris. Mais notre pauvre héroïne démontrait à la quasi
totalité de sa « cour » (qu'elle savait pousser à la généro-
sité avec beaucoup d'entregent) des sentiments pour les-
quels la notion « d'ambivalence » — déjà entrevu — paraî-
trait euphémique. Elle s'affirmait aussi subtile que féroce
et castratrice. Ce sadisme laissait le pas à des retombées
masochistes redoutables, dans un contexte d'insatisfac-
tion angoissée, d'obsession sexuelle refoulée sur fond de
frigidité d'ailleurs habituelle, « d'hystérie » et de narcis-
sisme vaniteux.
Le cas confinait à la psychiatrie p a r des dépressions
cycliques, assez nettes, heureusement très verbalisées,
avec désir de suicide souvent exprimé et assez profond
malgré l'insincérité habituelle.
Cette névrosée grave n'a point évolué vers la prosti-
tution. Nous ne citons son observation que pour éclairer
les limites de notre champ d'évolution. Des cas de cet
ordre ne sont point rares. Mais ils sont extérieurs à la
notion de prostitution, et même à celle, bien plus floue, de
« para-prostitution ».

L'INTERET MERCENAIRE

Nous entrons ici réellement dans le cœur de la discus-


sion.
Toute femme qui recherche un profit matériel dans le
commerce charnel peut-elle être traitée de prostituée ?
Evidemment non.
Comme dans le cas précédent nous n'oserons guère
traiter, raisonnablement du moins, de « para-prostituée »
la fille qui abandonne un amoureux pour épouser un
homme plus riche auquel elle se sent pourtant moins
attachée. Sa décision, éthiquement mauvaise, pourra faire
d'elle une mère de famille féconde, une compagne dévouée
et peut-être finalement aimante : donc, un personnage
non dépourvu de valeur réelle. Le blanc manteau du
mariage viendra rehausser la douteuse héroïne.
Plus grave paraîtrait, au « sens bourgeois », l'absence
de mariage. P o u r t a n t lorsque une fille ou femme devient
la maîtresse d'un homme, sans nulle espérance matrimo-
niale, nous ne l'appellerons « para-prostituée » que si l'in-
térêt pratique est v r a i m e n t le mobile essentiel de son
comportement.
Chez la prostituée authentique, chacun sait que le pro-
fit matériel est la base même du « métier ». Le « petit
cadeau », euphémisme pour une vente durement tarifée, se
discute dès le premier abord. Il est versé avant « l'acte »
lui-même, d'après la bonne règle, laquelle ne souffre
guère d'exception.
Et pourtant, quelques indiscutables prostituées peuvent
se donner sans rechercher le profit matériel. Toute fille
de joie a ses « amis de coeur » et « souteneurs » ; nous
ne croyons point à des exceptions de cette règle. Elle
goûte avec eux le plaisir sexuel, de façon ordinairement
copieuse. Fait plus intéressant : elle offre à ces « partenai-
res spéciaux » : non seulement son corps, mais sa bourse.
A la limite, de rares — mais orthodoxes — prostituées
étendent cette générosité à d'assez nombreux partenaires.
Le « milieu » des filles de joie et des souteneurs leur en
tient le plus grand grief, les considère comme objet de
honte et de scandale, les flagelle du terme de « paillasson »,
u n des plus péjoratifs de l'argot spécial. En effet, il est
à grand peine toléré — dit la « loi du milieu » — de
s'offrir quelques menus plaisirs en clientèle, mais à la
condition essentielle que le client paie, toujours. La grande
opprobre consiste à passer sur cette règle capitale. Le terme
de « paillasson », ou « paillasse » paraît vieillir et être en
voie de remplacement p a r celui de « putain », au sens
évidemment très spécialisé dans l'argot du « milieu ».
L'étude psychologique de ces « prostituées paillassons »
serait difficile. Quels facteurs peuvent expliquer le compor-
tement de la fille de joie qui ne cherche point à faire
payer son client ? Une hypersexualité exigeante que
cet individu va satisfaire ? Mais nous verrons que les
prostituées ne sont pour ainsi dire jamais hypersexuelles.
Emettons, avec précaution, l'hypothèse de travail suivante,
que l'ensemble du présent ouvrage révélera au lecteur :
il s'agirait ici d'un contexte psychologique nettement
masochiste et passif non inhibé par l'agressivité anti-mas-
culine dont nous soulignons déjà le caractère habituel.
Dans son comportement de « paillasson » — mot imagé
très révélateur (objet sur lequel on s'essuie les pieds) —
la prostituée choisirait un client pour « maître », car elle
aurait besoin de ce « transfert » sur un plan profond.
Opérant ainsi, elle se trouve en état d'hérésie grave, de
révolte profonde contre l'emprise du « milieu ». Ce der-
nier ne peut le lui pardonner. Fait plus curieux, ses pro-
pres compagnes, inféodées — et même conditionnées —
à un strict « esprit de corps » poursuivront le « paillas-
son » de leur mépris haineux et de leurs injures.

La « vue du milieu » de cette psychologie féminine


paraît finalement judicieuse : « paillassonner » est syno-
nyme de se montrer faible, sans défense, incapable de se
faire respecter, de faire respecter le « métier » et l'ensem-
ble grégaire ; de nourrir des velleités d'évasion, donc de
trahison... Ce n'est que très secondairement, et par une
« façon de parler », que le « milieu » traitera de « grande
vicieuse » la pauvre « paillasson » ; pour lui il s'agit essen-
tiellement de « vice psychologique ». Sans trop d'efforts
d'imagination, nous voyons se profiler la possibilité puni-
tive menaçante. Elle peut-être, en effet, réservée au cas
les plus « graves »...
L'HABITUDE (FREQUENCE DES RAPPORTS)
ET
L'ABSENCE DE CHOIX
(VARIABILITE DES PARTENAIRES)

Les prostituées subissent des défilés masculins quel-


quefois effarants. Il est possible que le record, sinistre,
appartienne aux f a m e u x « B M C » des troupes en cam-
pagne, avec cent clients et plus, pour une seule femme
dans une journée de « détente guerrière ». P a r ailleurs,
on connaissait des maisons dites « d'abattage » où une
horde sous alimentée et crasseuse faisait la queue dans
les escaliers, en espérant quelques secondes de « plaisir ».
Notre « civilisation » paraît avoir banni de telles ignomi-
nies, mais depuis peu, et non point dans toutes les régions
du globe...
A l'inverse, un nombre m i n i m u m de partenaires peut
se rencontrer chez des types opposés. Passons vite, évi-
demment, sur les malheureuses infériorisées à force de
laideur, de décrépitude, de dégénérescence alcoolique, voire
de psychopathie. P a r contre ce triste « matériel humain »
était promis aux maisons « d'abattage » à super bon
marché. Mais la rareté de la clientèle est évidemment le
fait de la prostituée de haute classe. Cette dernière sait
vivre largement en parasitant quelques « amis » aussi
généreux que peu nombreux.
Le cas limite est celui de la « femme entretenue »,
plus souvent extérieur à la prostitution vraie, plutôt justi-
ciable des marches, si nuancées, de la « para-prostitution ».
Nous en arrivons à une étape capitale dans ce chapitre
de généralités et de définitions : celle où nous allons divi-
ser en deux catégories les prostituées : Hétaïres et Palla-
ques, terminologie datant de plusieurs millénaires, ce qui
prouve que certaines bases n'ont point tellement changé
dans la prostitution. Le docteur BESANÇON, dans son
excellent « Visage de la Femme », reprit ces deux termes
avec bonheur.
L'hétaïre, belle mais plus encore élégante et racée,
habile, suffisamment psychologue et affinée, hante les
lieux, « chics ». Elle ne va pas y pourchasser le client :
celui-ci venant de lui-même. Tout au contraire, l'hétaïre
le refusera dans de nombreux cas pour des motifs divers
parmi lesquels l'infériorité économique du partenaire doit
figurer en bonne place ; ce « diagnostic » étant vite pres-
senti par un flair professionnel aiguisé. Elle est capable de
fredaines sentimentales. Aussi les « gigolos » qu'attirent
ses larges revenus peuvent avoir la partie belle, ainsi que
des souteneurs de classe.
La pallaque n'a certes point ces capacités de choix.
Elle essaiera pourtant d'éliminer certains individus trop
repoussants ; cela lui devient davantage possible de nos
jours, mais autrefois dans les « maisons closes », elle
était obligée de prendre le « tout venant ». Les pallaques,
prostituées de moyenne et basse condition, sont les plus
nombreuses et surtout les plus typiques de ces femmes.
Dans notre classification prochaine, nous les trouve-
rons sur les trottoirs des villes et dans les bars spéciaux.
Leur « profession », sans atteindre le haut degré de renta-
bilité de celle des hétaïres demeure excellente, dans l'en-
semble, au point de vue économique. Ne nous étonnons
donc point de les voir très entourées de souteneurs et
d'amis.
Notre étude va porter essentiellement sur le milieu
pallaque. Son contact demeure aisé ; il n'était autrefois
que trop facile dans les maisons closes. P a r contre, l'obser-
vation spécialisée de l'hétaïre ne peut qu'être exception-
nelle, pour des raisons évidentes.
Dans les pages qui suivent, nous allons confondre les
termes de pallaque et de prostituée.
Terminons ici notre trop bref contact avec l'hétaïre.
Les exemples de cet état ne m a n q u e n t point dans la
littérature de presque toutes les civilisations, et même dans
l'histoire officielle des peuples. De ce fait, nos observa-
tions personnelles en la matière ne paraissent pas très
bien venues. Nous nous contenterons donc de citer une
ancienne et brève étude, qui fit partie de notre thèse médi-
cale (1951). La « grande bougeoisie hétaïre » qui va y être
entrevue nous intéressera p a r les oppositions faciles à
détecter avec la psychologie pallaque, telle que notre
travail l'exposera prochainement.
Nous avons personnellement connu cette femme, qui
fut d'une beauté très remarquable. Issue d'un milieu fami-
lial désuni, mariée très jeune, séparée presque aussitôt
de son époux, elle affirma très vite de belles capacités
dans la direction d'une affaire commerciale où elle s'enri-
chit. Mais sa réussite économique tint aussi à l'usage
approprié de ses charmes. Voici comment elle reçut u n
huissier venu la saisir : « Payez-vous sur la pièce ». Intel-
ligente et comédienne de haute lignée, elle fut responsable
de ravages sanglants et toujours intéressés dans la bour-
geoisie de sa ville. Une de ses nombreuses victimes, impor-
tante notabilité, se suicida pour elle, après avoir été ruinée
en quelques années, et délaissée. La triste héroïne, sadique,
cynique, exhibitionniste et parfaitement amorale, se
complaisait à raconter sa version, très étudiée certes, de
ce drame, jusque dans les dernières années de sa vie. Nous
l'avons connue septuagénaire, toujours dynamique, mais
présentant encore des stigmates hystériques et mytho-
maniaques.

INHIBITION DES FACTEURS AFFECTIFS,


EMOTIONNELS, VOLUPTUEUX,
DANS L'ACTE SEXUEL

Nous avons tenu à ajouter ce paragraphe, bien qu'il


soit, de toute évidence, moins pathognomonique que les
autres. Il nous servira à compléter les précédents.
En règle générale, la prostituée paraît indifférente
dans ses rapports sexuels professionnels. Le « masque »
que crée son « métier », la cuirasse d'une compensation
obligatoire, nous expliquent suffisamment cette passivité.
Mais nous avons déjà entrevu les complexités que cachent
de telles apparences.
Autrefois, les ilotes de maisons closes pouvaient être
obligées de « monter » avec n'importe qui, ivrognes
vomissants, fous en liberté, atroces vieillards... Malgré leur
abrutissement alcoolisé et masochiste, comment ne pas
penser qu'elles ne souffraient point de pareils contacts ?
L'acte sexuel tarifé habituel n'est pas souvent aussi
« grand-guignolesque », de toute évidence. Mais nous
savons que la fille de joie n'éprouve pour lui qu'une
attirance tout à fait exceptionnelle : les « amis de coeur »
ne sont point des « clients » orthodoxes, et les faits de
« paillassonnage » demeurent rarissimes.
Au début de la profesion, émotivité, pudeur, existent
assez habituellement. Elles ne subsisteront que chez quel-
ques prédisposées. De façon très habituelle, le « masque »
compensé les refoulera vite et sans appel.
Nous verrons que l'hyper sexualité est rarissime chez
ces femmes. Le « milieu » la considère d'ailleurs comme
infirmité périlleuse et rédhibitoire.
P o u r t a n t le comportement voluptueux vis-à-vis des
« amis » et souteneurs ne se trouve point inhibé p a r la
« profession », au contraire même, nous a-t-il le plus
souvent semblé.
Le refus de procréation est un fait évident. Mais il
n'est point exceptionnel qu'une prostituée termine une
grossesse. La statistique prouve cependant que les enfants
des filles de joie ont le plus souvent précédé la chute en
professionnalisme.
Pourrons-nous ébaucher l'ambiance affective où se
m e u t la pallaque ? Nous réserverons de longues études
à ses rapports avec le quasi obligatoire souteneur, dans
de prochains chapitres. Disons dès m a i n t e n a n t quelques
mots relatifs à l'optique de sa clientèle. Nous n'allons point
souligner ici un fait assez évident ; le mépris habituel et
profond dont cette dernière l'accable. Notons, au contraire,
de nombreuses exceptions dans u n tel sentiment, et plus
encore : son ambivalence foncière. En fait, nous avons vu,
au cours de nombreuses observations, ces femmes recher-
chées sur un plan sentimental p a r bien des hommes qui
pouvaient paraître sincères. Cette faune masculine nous
a toujours semblé infériorisée, quelquefois physiquement
(infirmes, contrefaits...), mais bien plus souvent p a r des
facteurs névrotiques. Nous pensons ici à l'immense légion

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