Vous êtes sur la page 1sur 220

REPERES

Rédactrice en chef: Catherine TAUVERON


Secrétaire de rédaction : Gilbert DUCANCEL
Directeur de publication : Anne-Marie PERRIN-NAFFAKH, directrice de l'INRP

COMITÉ DE RÉDACTION
Jacques COLOMB, Département Didactiques des disciplines, INRP
Michel DABENE, Université Stendhal, Grenoble
Isabelle DELCAMBRE, Université Charles de Gaulle, Lille
Gilbert DUCANCEL, IUFM de Picardie, Centre d'Amiens
Claudine GARCIA-DEBANC, IUFM de Toulouse
Marie-Madeleine de GAULMYN, Université Louis Lumière, Lyon II
Francis GROSSMANN, Université Stendhal, Grenoble
Danièle MANESSE, Université Paris V
Francis MARCOIN, Université d'Artois
Maryvonne MASSELOT, Université de Franche-Comté
Alain NICAISE, Inspection départementale de l'E.N. d'Amiens I
Sylvie PLANE, IUFM de Poitiers
Yves REUTER, Université Charles de Gaulle, Lille
Hélène ROMIAN (rédactrice en chef de 1971 à 1993)
Catherine TAUVERON, INRP, Didactique des disciplines, Équipes Français École
Jacques TREIGNIER, Inspection départementale de l'E.N. de Barentin, 76
Gilbert TURCO, IUFM de Rennes

COMITÉ DE LECTURE
Suzanne ALLAIRE, Université de Rennes
Alain BOUCHEZ, Inspection générale de la Formation des Maitres
Jean-Paul BRONCKART, Université de Genève
Michel BROSSARD, Université de Bordeaux II
Jean-Louis CHISS, ENS de Fontenay-Saint-Cloud
Jacques DAVID, IUFM de Versailles, Centre de Cergy-Pontoise
Régine DELAMOTTE-LEGRAND, Université de Haute Normandie
Francette DELAGE, Inspection départementale de l'E.N. de Rezé
Simone DELESALLE, Université Paris VIII
Claudine FABRE, IUFM de Grenoble
Jacques FIJALKOW, Université de Toulouse-Le Mirail
Michel FRANCARD, Faculté de Philosophie et Lettres, Louvain-la-Neuve
Frédéric FRANCOIS, Université Paris V
Guislaine HAAS, Université de Dijon
Jean-Pierre JAFFRÉ, CNRS
Dominique LAFONTAINE, Université de Liège
Rosine LARTIGUE, IUFM de Créteil, Centre de Melun
Bernadette MOUVET, Université de Liège
Elizabeth NONNON, Université de Lille
Marie-Claude PENLOUP, Université de Haute-Normandie
Micheline PROUILHAC, IUFM de Limoges
Bernard SCHNEUWLY, Université de Genève
Françoise SUBLET, Université de Toulouse Le Mirail
Jacques WEISS, IRDP de Neuchâtel

Rédaction INRP - Département Didactiques des disciplines


29, rue d'Ulm 75230 PARIS CEDEX 05
REPERES n° 21-2000

DIVERSITÉ NARRATIVE
Sommaire

Présentation
Catherine TAUVERON, INRP 3
Récits : Approches didactiques
Narratologie, enseignement du récit et didactique du français
Yves REUTER, THEODILE, Université de Lille 3 7
Ce que le récit oral peut nous dire sur le récit
Elisabeth NONNON, THEODILE, IUFM de Lille 23
La sollicitation de l'imaginaire dans l'écriture des récits : intérêts et problèmes
Patricia LAMMERTYN, THEODILE, Université de Lille 3 53
Récits : Media et cultures
Récits enfantins en situation de contacts de langues et de cultures
Fabienne LECONTE, Université d'Orléans, ESA 6065 Dyalang 79
« IInous faut des preuves ». Compétences de lecteurs
et compétences de spectateurs : l'exemple du récit policier télévisuel
Brigitte CHAIX, François QUET, IUFM de Grenoble-Valence 95
Récits : Projets disciplinaires, projets de formation
Histoire, Géographie, Éducation civique, trois disciplines
aux prises avec la diversité narrative
François AUDIGIER, Université de Genève 121
Le cycle de vie du Cerisier : une narration « scientifique » ?
Elisabeth BAUTIER (ESCOL), Danièle MANESSE (INRP),
Brigitte PETERFALVI (INRP), Anne VERIN (INRP) 143
Sujet et héros du récit biographique. L'exemple des histoires
de vie enseignantes
Régis MALET, Université Lille 3 165
Note de synthèse
Sophie GONNAND, Harriet JISA 185
Actualité de la recherche en didactique du français 191
Notes de lecture
Francis GROSMANN, Isabelle DELCAMBRE,
Gilbert DUCANCEL, Noëlle CORDARY et Jacques DAVID 1 93
Summaries
Nick CROWTHER and Gilbert DUCANCEL 209

Numéro coordonné par Yves REUTER et Catherine TAUVERON


AVERTISSEMENT

Utilisation de l'orthographe rectifiée

Après plusieurs dizaines d'autres revues francophones, REPÈRES applique


dorénavant les « Rectifications de l'orthographe » proposées en 1990 par le
Conseil supérieur de la langue française, enregistrées et recommandées par
l'Académie française dans sa dernière édition. Les nouvelles graphies sont
d'ores et déjà, pour plus de la moitié d'entre elles, prises en compte dans les
dictionnaires courants. Parmi celles qui apparaissent le plus fréquemment dans
les articles de notre revue : maitre, accroitre, connaître, entrainer, événement,...

© INRP, 2000
ISBN : 2-7342-0838-5
PRESENTATION

Catherine TAUVERON, INRP


« Les gamins jouent avec des chevaux de bois, des poupées ou des cerfs-
volants, afin de se familiariser avec les lois physiques et les actions qu'ils
devront un jour accomplir vraiment. De la même manière, lire [écrire] un
récit signifie jouer un jeu par lequel on apprend à donner du sens à l'im¬
mensité des choses qui se sont produites, se produisent et se produiront
dans le monde réel. »
Umberto Eco, Six promenades dans les bois du roman et d'ailleurs,
Grasset, 1996

Ce numéro a quelques points communs avec l'ouvrage intitulé La descrip¬


tion : théories, recherches, formation, enseignement (1) dont il a été rendu
compte ici même (Repères 19) : parenté du projet, parenté des questions qui se
posent sur les objets d'étude, description / narration, si étroitement imbriqués
dans le récit. Ces parentés nous invitent à emprunter aux auteurs un certain
nombre de citations à peine modifiées qui, valant pour la description, valent
aussi pour la narration (on se permet donc la substitution des termes). Un même
constat de départ : les écrits théoriques et didactiques sur la narration (comme
sur la description) « se caractérisent souvent par une approche formelle, par un
centrage sur les textes littéraires, au détriment de la diversité sociale ; par une
réflexion inaboutie sur les fonctions du narratif » ; cette approche formelle peu
ouverte à la diversité des formes et des fonctions ne répond pas précisément
aux difficultés des élèves. Un même projet, ou presque, quoique moins ambi¬
tieux : « repenser la [narration] au travers de quatre entrées, celle de sa définition
(statut, organisation, fonctions...) ; [celle de la pluralité de ses manifestations] ;
celle de sa place et des problèmes qu'elle soulève en formation des
enseignants ; celle de son importance, de ses effets postulés et des difficultés
rencontrées dans les disciplines scolaires, français, histoire, [géographie, éduca¬
tion civique], sciences expérimentales ».

Dans ce projet, « Diversité narrative » est à entendre dans toute sa diver¬


sité.

Diversité tout d'abord d'approches didactiques possibles du récit qui ne se


référeraient pas seulement aux modèles formels de Adam ou Greimas. Yves
Reuter, comme il l'avait fait pour la description, « réinterroge les modes de for¬
malisation du récit les plus couramment retenus comme référence dans les
classes » qui prennent pour axe principal l'analyse « interne ». II se livre « à un
examen critique du passage de la narratologie dans l'espace de renseignement-
apprentissage » et, posant qu'on ne peut penser l'introduction de modèles théo¬
riques sans également repenser l'espace théorique spécifique de la didactique
dans son ensemble, ouvre des pistes pour construire autrement les questions
de l'apprentissage du récit. De manière très voisine, Elisabeth Nonnon montre
comment les descriptions du récit écrit ont oblitéré dans le champ scolaire les
spécificités de la narration orale, sa dimension dialogique, sa polyphonie natu¬
relle, ses enjeux identitaires et affectifs, ses fonctions sociales, culturelles et
REPÈRES N° 21/2000 C. TAUVERON

cognitives, singulièrement dans les interactions scolaires quotidiennes, et com¬


ment les recherches sur le récit oral, dont elle fait la revue, n'ont pas eu l'écho
qu'elles méritaient. Patricia Lammertyn, enfin, en mineur, parce que tel n'est pas
l'objet central de son propos, plaide pour une prise en compte, au-delà des cri¬
tères textuels et linguistiques, de la composante imaginaire, tout en interrogeant
ses effets ainsi que son articulation avec les formes classiques de l'évaluation
scolaire.

Diversité des formes narratives, ensuite, selon le médium qu'elles emprun¬


tent. Récits purement langagiers, écrits ou oraux mais également récits sémioti-
quement mixtes comme l'est le récit de fiction télévisuel et singulièrement le
dessin animé, thème central de l'article de François Quet et Brigitte Chaix.
Diversité qui cache une parenté si l'on veut bien admettre que textes et films
incitent à des démarches interprétatives proches à bien des égards et ont leur
place légitime dans le cadre d'une didactique de la compréhension. Diversité
des formes narratives, selon la culture des sujets et les modes de circulation
familiaux et sociaux aussi, comme le montre Fabienne Leconte à partir de
l'exemple d'enfants de migrants issus de familles africaines où la tradition orale
du contage est prégnante mais revêt des formes variées dont l'école a tout inté¬
rêt à tenir compte. Diversité, enfin, des réactions et des difficultés des élèves
selon que la consigne appelle des formes narratives différentes (récit fictionnel
ou récit de vie), et selon les représentations qu'ils se font de l'écriture, objet cen¬
tral de l'article de Patricia Lammertyn : l'auteur catégorise les productions obte¬
nues en croisant un double ensemble de critères, relevant et de la maitrise des
formes textuelles et du contenu mis en scène et s'interroge à partir des quatre
groupes de textes ainsi identifiés sur les facteurs qui induisent tel ou tel compor¬
tement et sur les représentations de la tâche sous-jacentes à ces comporte¬
ments. On voit en particulier comment les bons élèves issus de milieux
culturellement favorisés, parce qu'ils intègrent les normes scolaires et peuvent
les expliciter, privilégient le pôle formel au détriment de la qualité inventive du
contenu, comme s'ils redoutaient de mettre en scène leur imaginaire ou savaient
que l'école n'attend pas qu'ils le fassent. Les élèves en difficulté ou moyens, à
l'inverse, tout en ne méconnaissant pas les normes scolaires, se représentent
l'imaginaire comme espace d'absolue liberté qu'ils aiment à explorer sans souci
de la forme.

Diversité des fonctions et des valeurs attribuées à la narration selon les dis¬
ciplines ou les situations d'apprentissage, enfin. On soulignait, dans l'ouvrage
cité, à quel point, dans les disciplines scientifiques, chez les chercheurs comme
chez les enseignants dans leur classe ou en formation, était sous estimée la
fonction heuristique de la description, considérée bien souvent comme une
base empirique de données, préalable à d'autres opérations de conceptualisa¬
tion et de raisonnement ultérieures, de plus haut niveau. Et l'un des enjeux
majeurs des auteurs (deux d'entre eux, François Audigier et Anne Vérin, sont à
nouveau sollicités dans le numéro) avait été de montrer, à rencontre des idées
reçues, que la description, loin de seulement « permettre à l'explication, à l'argu¬
mentation de se développer, de se concrétiser », loin de seulement « faciliter la
compréhension et la crédibilisation », dans la mesure où elle construit un ordre
par le travail énonciatif, aide à la construction du savoir. Ainsi conçue, la des-
Présentation

cription a pu être définie comme « une opération de schématisation faite par le


langage pour donner forme à des objets du discours de sorte que cette forme
ait une signification pour le locuteur lui-même et son interlocuteur », « opération
très voisine de l'interprétation ». Dès qu'il est question de parler du réel, la narra¬
tion inspire la même méfiance épistémologique, à laquelle peuvent être répon¬
dus les mêmes arguments. On trouve l'écho de cette méfiance dans les
conduites scripturales et les discours des enfants étudiés par Patricia
Lammertyn : en situation de devoir raconter un épisode marquant de leur exis¬
tence, les enfants se sentent contraints et brimés par les données factuelles qui
appellent, dans leur représentation, le strict respect ; ils n'envisagent en aucune
manière devoir se livrer à un travail d'interprétation / fictionnalisation, rendu
pourtant nécessaire par le simple fait que la réalité est mais ne signifie pas et
que la raconter c'est lui donner une signification, par le simple fait que « la
mémoire, c'est déjà une forme de l'imagination, une forme de la fiction » (2) ;
inféodés aux faits, ils ne s'investissent pas en tant que sujets dans la tâche,
quand, comme le montre Régis Mallet, « ce qui est réalisé dans l'espace du récit
de vie, c'est tout autant un acte performatif qu'une présence performative », qui
suppose la construction du sujet énonçant. Du côté des enseignants, dans les
disciplines scientifiques, la narration est également perçue comme le fruit d'une
opération cognitive primaire d'enregistrement de faits attestables et, à ce titre,
dévalorisée par rapport à l'explication. François Audigier le souligne avec force,
la position, attestée en Géographie ou en Éducation civique, est particulièrement
paradoxale dans la discipline Histoire qui se méfie autant ou plus que les autres
de l'histoire. Si l'Histoire scolaire se méfie de l'histoire, alors qu'il conviendrait,
dans les classes, de les réconcilier, c'est parce que la narration, embourbée
dans le réel et le factuel, ne saurait se comparer, sur le plan de la valeur intellec¬
tuelle, à la prise de distance et de hauteur, à l'obligation d'abstraction et de
conceptualisation qu'incarne l'explication. Peu importe au demeurant que les
grandes explications du monde et de l'homme dans le monde aient transité par
des histoires appelées cosmogonies et mythes, que les religions révélées s'ap¬
puient toutes sur des récits paraboliques qui valent explication et argumenta¬
tion, ou ne doit-on pas plutôt voir là précisément l'origine de la représentation ?
Le récit n'est qu'une pré ou infra-théorisation, une enfance de la pensée explica¬
tive. De là à penser qu'elle est une pensée explicative de l'enfance, il n'y a qu'un
pas que franchissent, d'une autre manière paradoxale, certains enseignants de
français invités à réagir aux nouvelles instructions pour le lycée et dont L'école
des lettres (« 100 points de vue de lecteurs sur la réforme », numéro spécial,
15 mars 2000) rapporte les propos : l'introduction des écrits d'invention est ainsi
pointée par quelques-uns, parmi les « dispositions jugées les plus rétrogrades »,
comme « aveu que le lycée n'est plus qu'un prolongement du collège (vive le
rédac !) », ou pire comme une « régression au primaire » (« l'invention n'est pas
le fait des adolescents mais des enfants »), une volonté « d'abaissement du
niveau d'exigence », étant entendu que « les jeux créatifs de la rédaction ne
sauraient remplacer les exigences plus abstraites d'une écriture fondée sur
l'analyse et la synthèse des effets stylistiques dans telle ou telle oeuvre ».
Contradiction, là aussi, d'une discipline, le Français, qui fait des récits des écri¬
vains son fonds de commerce prestigieux, qui survalorise la narration littéraire et
ses auteurs et qui, dans le même temps, les renvoie avec mépris aux amuse¬
ments de la petite enfance. A propos du cycle de vie du cerisier, c'est-à-dire
REPÈRES N° 21/2000 C. TAUVERON

d'un fait scientifique inscrit dans la temporalité, Anne Vérin, Elisabeth Bautier,
Danièle Manesse et Brigitte Peterfalvi étudient précisément à quelles conditions
et sous quelles formes, la narration peut apporter sa contribution à une
démarche explicative en sciences expérimentales ou à l'inverse l'entraver. Enfin,
Régis Malet, après avoir étudié le statut du récit et du narrateur-héros dans le
discours biographique oral adressé, fait le bilan des recherches qui se préoccu¬
pent de comprendre les ressorts de l'activité enseignante à partir de l'expé¬
rience enseignante même, telle qu'elle est rapportée par les sujets dans
l'histoire de leur vie professionnelle, puis interroge la pertinence du transfert de
la pratique du récit de vie dans la formation.

NOTES

(1) Yves Reuter (éd.), (1998), Presses Universitaires du Septentrion,


(2) J.-L. Borges, in Jean Montalbetti, « Entretiens avec Jorge-Luis Borges », Le maga¬
zine littéraire, n° 148, mai 1979
NARRATOLOGIE, ENSEIGNEMENT DU RÉCIT
ET DIDACTIQUE DU FRANÇAIS
Yves REUTER
Équipe THÉODILE - EA 1764
Université Charles-de-Gaulle - Lille III

Résumé : Cet article propose une réflexion critique sur le passage de la narrato-
logie dans le champ de la didactique du français. Après un retour sur le contexte
de son introduction et les espoirs qu'elle a suscités, il étudie les transformations
qu'elle a subies et propose un bilan hypothétique de ses effets. Il élabore enfin
un programme de recherche portant sur l'enseignement-apprentissage du récit
dans un cadre proprement didactique qui ne réduit donc pas ses questions à
celles des applications possibles d'une théorie élaborée dans un autre champ
scientifique.

Depuis quelques années, les critiques se sont multipliées à l'encontre de la


narratologie et de ses utilisations dans le champ de la didactique aussi bien de
la part de théoriciens (1) que de formateurs ou d'enseignants. D'une certaine
manière, ce numéro de Repères en constitue un écho. Serait-ce à dire qu'après
une période d'enthousiasme, il serait urgent de jeter le bébé avec l'eau du bain ?
Cela me paraîtrait pour le moins hâtif. C'est donc à un examen critique du pas¬
sage de la narratologie dans l'espace de l'enseignement-apprentissage que j'in¬
vite le lecteur en me proposant d'étudier les problèmes que cela soulève avant
d'évoquer, de manière prospective, la possibilité de construire autrement les
questions de l'apprentissage du récit dans un contexte didactique qui me
semble en profonde mutation.

1. DE L'ENGOUEMENT AU FIGEMENT

1.1. L'engouement initial : la volonté rénovatrice

II n'est sans doute pas inutile de rappeler que, dans les années 70-80, la
narratologie a suscité un enthousiasme certain, aussi bien dans le champ des
théories littéraires (voir les revues Littérature, Poétique...) que dans celui de l'in¬
tervention didactique et de la réflexion sur celle-ci (2) à une époque où la didac¬
tique (qui ne s'appelait pas encore ainsi) était en quête d'identité.

Cet engouement se fondait sans nul doute sur des dimensions cognitive,
pédagogique, politique, institutionnelle... inextricablement mêlées. Ainsi, et pour
ne mentionner que quelques éléments de l'état d'esprit de l'époque (3), je note¬
rai :

- un sentiment de convergence avec des configurations épistémologiques


et politiques (structuralisme, marxisme...), voire des disciplines (sociolo-
REPÈRES N° 21/2000 Y. REUTER

gie, psychanalyse, sémiotique, linguistique...) ou des pratiques artistiques


(Nouveau Roman...) qui avaient le vent en poupe ;
- un sentiment de convergence avec des théoriciens ou d'autres rénova¬
teurs critiquant l'appareil scolaire, ses contenus et ses formes de trans¬
mission (voir les travaux d'Althusser ou ceux de Bourdieu et Passeron...)
ou, plus précisément, l'enseignement du français (et notamment l'histoire
littéraire, la rédaction...) ;
- des convictions militantes qui établissaient des parallèles très forts entre
espaces politique, théorique et pédagogique (pour le dire d'une façon qui
apparaît aujourd'hui caricaturale), dominaient des idées selon lesquelles
les « avancées » sur chacun de ces terrains pouvaient être bénéfiques, de
manière homologique, pour les autres : ainsi le progrès scientifique était
conçu comme l'allié des forces progressistes dans les espaces politique
et scolaire et, sur ce dernier terrain, de « meilleurs » contenus auraient dû
permettre un « meilleur » enseignement qui aurait dû lui-même permettre
un « meilleur » apprentissage ;
- un sentiment de solidarité, au sein même de l'école, avec d'autres mili¬
tants, centrés sur d'autres objets (pédagogie, jeux poétiques...) ;
- des espoirs d'opérationalisation de la narratologie pour lutter contre
l'échec, socialement marqué, grâce à la mise en uvre d'un discours
moins légitimant (4) et plus précis sur l'organisation des textes (5), d'une
ouverture des referents textuels (contes, fantastique, Nouveau Roman...)
ainsi que des exercices possibles...

1.2. Les formes du figement

La volonté rénovatrice évoquée précédemment a dû - comme c'est majori¬


tairement le cas dans les institutions - composer avec d'autres forces, d'autres
courants et d'autres instances. Cela s'est effectué à différents moments pendant
ces vingt dernières années ce qui a sans doute fait subir plusieurs torsions -
outre les dérives déjà inscrites au départ (cf. 1 .3) - au projet initial. Je m'arrêterai
ici, de manière sélective et de façon trop succincte, sur trois de ces dimensions :
l'intégration dans des cadres traditionnels, les compromis institutionnels
(accompagnés de confusions entre les espaces didactiques) et les renforce¬
ments dus à des recherches ultérieures.

1.2.1. L'intégration dans des cadres traditionnels

Nombre d'éléments de la narratologie ont été en effet - même au prix de


simplifications et de confusions (cf. 1 .3) - récupérés dans des cadres tradition¬
nels : assimilation du schéma quinaire au plan traditionnel préconisé pour la
rédaction (6), transformation de notions qui étaient des outils d'analyse en outils
normatifs, activités d'étiquetage sur le modèle de la grammaire, utilisation des
concepts dans un but évaluatif (réinstaurant les valeurs anciennes pour dépré¬
cier les formes narratives paralittéraires ou orales...), cloisonnement maintenu
entre types de textes, entre approche des textes et des phrases, et occultation
des récits courants ou d'autres disciplines...
Narratologie, enseignement du récit et didactique du français

On pourrait ici se poser deux questions complémentaires qui mériteraient,


sans nul doute, des études approfondies. La première consisterait à se deman¬
der ce qui, au sein même de la narratologie (comme mode de questionnement
et type d'approche) était susceptible de favoriser cette forme d'intégration. Je
pense, par exemple, au caractère décontextualisé, abstrait, formel et distancié
de l'objet, sans doute proche par certains aspects de tendances scolaires et de
l'idéologie lettrée, évacuant dans un même mouvement les dimensions pragma¬
tiques du récit, certainement plus éloignées de ces types de pensées, sans
doute aussi plus difficilement didactisables, voire potentiellement mieux articu-
lables à des courants novateurs en pédagogie. La seconde question consisterait
à se demander, sur le modèle de ce que ChevaUard (1 985) écrivait à propos de
la réforme des mathématiques modernes, si la narratologie - avec les caracté¬
ristiques que nous avons mentionnées précédemment ainsi que son origine
« scientifique » et son aura de nouveauté (7) - n'a pas permis de réinstaurer une
« bonne » distance entre savoirs scolaires, savoirs courants et savoirs savants et
de réévaluer par là même l'autorité (cognitive) des enseignants sur le récit.

1.2.2. Les compromis institutionnels

II me semble aussi que ces « rencontres » entre volonté novatrice et poids


des traditions ont engendré une dialectique complexe entre diverses formes de
compromis sur le terrain des pratiques et à différents niveaux de l'institution :
instructions officielles, manuels, voire même formation des enseignants.

II y avait sans doute là des bénéfices de modernité réalisables à peu de


frais, puisque cela ne remettait pas forcément en cause - ce qui est, économi¬
quement et institutionneUement, extrêmement coûteux - les démarches pédago¬
giques et que, de surcroît, cela pouvait s'articuler, à certaines conditions, aux
valeurs les plus classiques (cf. 1.2.1).

Dans cette perspective, les questions liées à la transposition didactique


étaient implicitement résolues sur le mode de la transférabilité directe : les for¬
mateurs et les prescripteurs divers « simplifiant » les savoirs savants pour les
enseignants qui, eux-mêmes, les « simplifiaient » pour les élèves (8). En fait,
dans la mesure où des questions telles que « Quels savoirs pour qui
(chercheurs ? formateurs ? enseignants ? élèves ?) et pour quoi ? » (9) n'étaient
pas réellement explicitées, les contenus de la narratologie ont été simplifiés,
dilués, détournés... dans une confusion entre didactiques - recherches didac¬
tiques, didactique de la didactique (10), pratiques didactiques - sur laquelle Eli¬
sabeth Nonnon (1994, 1998) met l'accent à juste titre et qui perdure encore.

1.2.3. L'étayage par des recherches ultérieures

La situation que je viens d'évoquer a encore été renforcée par des phéno¬
mènes d'étayage liés à différents courants de la recherche, par exemple la psy¬
chologie cognitive (voir Denhière et Legros 1987 ou Fayol 1985) ou les travaux
autour des typologies de textes (sur ce point, voir aussi Nonnon 1994 : 151-
152).
REPÈRES N° 21/2000 Y. REUTER

Le premier courant, étudiant les performances des sujets en production et


en réception ou l'évolution de ces performances selon l'âge, a repris - sans for¬
cément les interroger (1 1) - des notions issues des théories textuelles en général
et de la narratologie en particulier et, ce faisant, les a en quelque sorte naturali¬
sées (12).

Quant au second courant (voir notamment les travaux de Jean-Michel


Adam) - évacuant aussi les dimensions pragmatiques et posant la formalisation
du récit provenant de la narratologie en référence (13) -, il a aussi conforté, voire
naturalisé, ce modèle en rejetant en position dominée narration et mise en texte
et en rigidifiant les cloisonnements entre types (14)...

1.3. Les modalités du transfert de la narratologie

Si l'on veut cependant ne pas en rester à des oppositions qui risqueraient


de tourner à la caricature entre novateurs et traditionnalistes, il convient sans
doute de concevoir que ce que j'ai appelé le figement était inscrit en germes y
compris dans les modalités de reprise de la narratologie chez ses promoteurs
dans le champ de l'enseignement, même s'il a été accentué par la suite. Je me
contenterai de mentionner ici six de ces modalités déjà bien explorées : l'occul¬
tation des débats externes, l'occultation des débats internes, la simplification du
réfèrent, l'accentuation de certains de ses pôles, sa dogmatisation, certaines
confusions notionnelles.

Ainsi, les débats entre approches théoriques du récit (narratologie ef autres


(15)) ont été en quelque sorte évacués, hypostasiant ainsi un réfèrent théorique
posé conséquemment comme unique (16). II en a été de même pour les débats
théoriques internes à la narratologie, occultant divergences synchroniques (voir
les débats entre Brémond et Greimas autour du poids respectif des actions et
des acteurs) et évolutions diachroniques (voir l'histoire des débats sur la notion
de point de vue (17)). Complémentairement, le réfèrent théorique choisi a été
simplifié, non seulement en raison des explications notionnelles destinées à un
autre public que celui des chercheurs mais aussi par toute une série d'opéra¬
tions éliminant tendancieUement les dimensions cognitive ou argumentative des
récits (voir les travaux de Greimas) ainsi que des notions importantes telle que
celle de rôle thématique (18), ou encore minorant d'autres concepts pourtant
pertinents pour l'analyse des récits courants ou scolaires tels ceux de scènes ou
de sommaire (Reuter 1994a).

A ces simplifications se sont ajoutées, dans nombre de manuels et parfois


en formation, des confusions déjà maintes fois relevées entre fiction et narration,
voix et perspective ou encore actants et acteurs... De surcroît, certains pôles
des recherches narratologiques ont été accentués au détriment d'autres. II en
est ainsi des modèles les plus généraux (le schéma quinaire ou le schéma
actantiel...) au détriment des modèles génériques plus spécifiques (19).

Enfin et fondamentalement, la narratologie - exportée sur une autre scène


que la scène théorique - a été dogmatisée. Le transfert a ainsi érigé en lois et
instruments de prescription, de proscription et de normalisation, ce qui avait à

10
Narratologie, enseignement du récit et didactique du français

l'origine, comme tout concept, le statut d'outil heuristique. A des pratiques d'in¬
vestigation ont donc succédé, dans un espace social différent (20), des pra¬
tiques applicationnistes et d'étiquetage.

Ainsi naturalisée et fétichisée, la narratologie est devenue tendancieUement


à l'école - à rencontre du projet de ses fondateurs - te modèle emblématique
du récit, occultant ainsi ses spécificités : clôture et centrage sur l'objet au détri¬
ment des pratiques de lecture et d'écriture, du rapport au contexte et aux fonc¬
tions, des questions de réussite et d'effets (Labov 1978), du poids du réfèrent
sur son fonctionnement (voir Clanché 1988 et 1992, Kaïci 1992 ou Lammertin ici
même) ou des variations selon les espaces sociaux, les disciplines, et les
genres...

2. UN BILAN À QUESTIONNER

Entre engouement et figement, novation et tradition, transfert initial et ins¬


tallation sur la durée, est-il possible d'établir un bilan des usages de la narratolo¬
gie et de ses effets dans l'espace scolaire ? Rien n'est moins sûr...

2.1. Un hypothétique état des lieux

En premier lieu, il convient de noter, me semble-t-il, que l'état des lieux est
particulièrement difficile à dresser. II s'agit là d'un problème qui n'a rien de spé¬
cifique au récit et que l'on rencontre en didactique quelle que soit la question
prise en considération. On ne peut que le regretter en souhaitant que plus de
programmes de recherches y soient consacrés. A partir de ce manque, on
conviendra donc que ce qui concerne les pratiques effectives dans les points
suivants (2.2 et 2.3) est parcellaire et hypothétique.

2.2. Des bénéfices indéniables

Malgré les analyses précédentes, il me semblerait absurde de ne pas rele¬


ver toute une série d'apports issus de la narratologie (21) (cf. 1.1) même s'ils se
sont sans doute, quantitativement et qualitativement, inégalement réalisés :

- des analyses plus précises (22) des textes donnés à lire, écrire et analyser
aux élèves, ce qui a engendré, potentiellement, de meilleures articulations
dans l'enseignement de certaines pratiques : la production narrative, en
général (Ruellan 2000) ou à partir d'une entrée spécifique (par exemple, à
partir du personnage, voir Glaudes et Reuter 1 996 et surtout Tauveron
1995), la lecture (23), le commentaire des textes, l'évaluation des écrits
(Reuter 1994b et 1998 et les travaux du groupe EVA) ;

- l'explicitation possible des notions adoptées, sans commune mesure


avec celles utilisées antérieurement (24) ;

- des possibilités de décloisonnement entre analyse des textes et analyse


des phrases ;

11
REPÈRES N° 21/2000 Y. REUTER

- la prise en compte de textes auparavant minorés (contes, fantastique,


paralittératures...) au sein d'un discours analytique potentiellement indé¬
pendant d'une imposition de valeurs ;

- l'ouverture des exercices possibles par la reprise ou la création d'activités


renouvelant les pratiques d'apprentissage du récit : complètements,
puzzles, choix dans la construction fictionnelle, variations dans les voix ou
dans les perspectives, parodies...

- la mise en relation - à partir de l'image du meccano : le texte que l'on


démonte et que l'on remonte - du récit, et des opérations de lecture et
d'écriture ce qui, à l'époque, non seulement n'avait rien d'évident mais
encore permettait de faire passer les élèves de l'imitation - admiration
imposée de textes modèles à l'utilisation - appropriation de textes
sources...

Comme on peut s'en rendre compte, ces apports sont potentiellement


énormes, hier comme aujourd'hui...

2.3. Des limites certaines


Les limites de la narratologie dans l'enseignement sont non moins cer¬
taines (25). Sans vouloir m'attacher à la tâche impossible de toutes les relever, je
mentionnerai d'un côté les problèmes structurellement hors du champ de la nar¬
ratologie (26) mais néanmoins importants dans l'espace didactique (les relations
à la lecture et à l'écriture, les questions liées au réfèrent, à la fiction, à la créati¬
vité...) et de l'autre, ceux qui sont potentiellement produits par la narratologie
elle-même, au moins dans un usage tendancieUement applicationniste de celle-
ci par exemple, en production, la stéréotypie ou la sous-estimation des ques¬
tions de mise en texte ; par exemple, en réception, la volonté de « retrouver » ce
qui est constitutif des hypothèses de la narratologie (schéma quinaire, schéma
actantiel...) au détriment de leur mise en heuristique (pour comprendre et
spécifier l'organisation des récits) et de leur mise à l'épreuve (27).

2.4. Retour sur quelques questions didactiques


Que penser de cet hypothétique état des lieux dans une perspective didac¬
tique ? J'avancerais volontiers qu'il est tributaire - entre autres facteurs - de la
configuration de pensée d'une époque « pré-didactique » où l'importation d'un
modèle issu d'un autre espace théorique, sans repenser l'espace théorique spé¬
cifique de la didactique (Reuter 1 994 et 2000), ne pouvait qu'engendrer majori¬
tairement de l'applicationnisme. II s'agissait, en simplifiant toujours à l'extrême,
de transférer sur des objets d'enseignement - apprentissage « classiques » des
théories récentes sur ces objets, indépendamment de leurs relations à l'ensei¬
gnement - apprentissage et sans réfléchir au cadre didactique lui-même, aux
problèmes rencontrés par les élèves, aux objectifs possibles, aux démarches...
Comme je l'écrivais au début de cet article, on a sans doute fonctionné à cette
époque sur l'illusion qu'une « meilleure » théorie engendrerait un meilleur ensei¬
gnement qui, lui-même engendrerait un meilleur apprentissage. Les mécanismes

12
Narratologie, enseignement du récit et didactique du français

de la transposition didactique ont donc fonctionné sur le mode (inconscient) de


la didactisation d'une théorie avec une question implicite qui était sans doute
« Comment didactiser le récit ? » et non « Quels modèles didactiques du récit
pour quel enseignement - apprentissage du récit au sein de quelle didactique
du français ? »

Est-il possible, maintenant que la théorisation didactique s'est autonomisée


et construite, de déplacer le questionnement ?

3. PENSER DIDACTIQUEMENT L'ENSEIGNEMENT -


APPRENTISSAGE DU RÉCIT ?

Je poserai d'emblée, en tant que corollaire des analyses précédentes, qu'il


s'agit d'abord d'éviter l'écueil qui consisterait à rejeter la narratologie en bloc en
recherchant dans l'espace théorique extra-didactique une meilleure théorie. Ce
serait à mon sens reconduire les mêmes erreurs en se contentant de changer de
réponse tout en conservant la même question, tout aussi inadéquate qu'aupara¬
vant.

Or, comme j'ai essayé de le montrer ailleurs (Reuter 2000), la didactique


s'est autonomisée et construite, devenant consciente de nombre de phéno¬
mènes et tentant conséquemment de penser la transposition didactique (28) et
de produire ses propres questions. Qu'est-ce que cela peut signifier en l'occur¬
rence ? Quel programme de recherches peut-on tracer pour penser l'enseigne¬
ment - apprentissage du récit dans ces nouveaux cadres ? Je proposerai, dans
cette perspective, toujours provisoirement et trop succinctement, six directions
de travail (29) tout à fait complémentaires dans mon esprit.

3.1. Quel état des lieux ?

La première direction, en relation avec mes analyses antérieures (cf. 2.1),


consiste à dresser un état des lieux des pratiques d'enseignement du récit,
qu'elles impliquent ou non la narratologie, afin de pouvoir élaborer une cartogra¬
phie de ces pratiques, des effets qu'elles provoquent, des problèmes qu'elles
permettent de résoudre et de ceux sur lesquels elles achoppent.

En l'absence d'un tel instrument, nombre de débats me paraissent


condamnés à rester en grande partie spéculatifs. De même, cela condamne les
décisions de changement ou d'absence de changement à être prises indépen¬
damment d'une véritable analyse des intérêts des élèves.

3.2. Quelles pratiques narratives ont les élèves ?

De la même manière, il me semble urgent d'avancer dans la connaissance


des pratiques (et des représentations) des élèves, même s'il s'agit d'un chantier
encore plus important, en tenant compte, autant que faire se peut, de deux
types de données complémentaires, au moins :

13
REPÈRES N° 21/2000 Y. REUTER

- l'évolution de leurs pratiques, hors école, selon âge, sexe, catégorie


socio-professionnelle des parents et selon le type de réfèrent et le type de
situations ;

- l'évolution de leurs pratiques, à l'école, selon les mêmes critères et selon


le type d'enseignement - apprentissage (cf. 3.1) en n'évacuant pas, pour
des raisons de commodité méthodologique, ce qui se passe dans des
modes de travail pédagogico-didactiques qui impliquent, par exemple,
projet et multiples réécritures (Ruellan 2000).

L'enjeu est ici double : penser les écarts entre ces deux séries de pratiques
et, conséquemment, ce qui serait susceptible de les aider à s'étayer mutuelle¬
ment ; penser les lieux les plus féconds de l'intervention didactique en précisant
d'éventuels palliers de progression et lieux de résistance.

3.3. Penser le récit au sein de la didactique du français

II me parait aussi constitutif de la nouvelle configuration disciplinaire que


j'évoquais de penser ce qui a trait à l'enseignement - apprentissage du récit au
sein d'une conception d'ensemble de la didactique du français (30) qui effectue,
plus ou moins consciemment, des choix primordiaux quant aux contenus, quant
à l'articulation entre savoirs et valeurs, quant aux relations entre savoirs et
savoir-faire, quant aux relations entre « français » et autres disciplines, quant au
niveau d'exigence, quant aux finalités, quant aux conditions de l'enseignement
et de l'apprentissage, etc. II en va non seulement de la cohérence d'ensemble
de l'enseignement - apprentissage du français mais aussi de l'autonomie de la
didactique. En effet, faute de pouvoir théoriser ce cadre général, elle s'expose à
produire des variations sur des objets qui lui sont imposés sans véritablement
se donner les moyens d'objectiver les effets de cette imposition.

3.4. Objectifs et outils

C'est, à mon sens, dans ce cadre global - encore insuffisamment théorisé


et débattu - qu'il est possible de construire, de manière spécifiquement didac¬
tique, les objectifs et les outils dévolus, selon les cas, à l'enseignement -
apprentissage du récit « en tant que tel » ou à l'enseignement - apprentissage
du récit au service d'autres objectifs.

En effet, et pourvu qu'on soumette à un examen critique les objets d'ensei¬


gnement que la tradition scolaire nous a légués, « enseigner le récit » n'a rien de
naturel ou d'évident. S'agit-il de se centrer sur des objets (textuels) ou sur des
pratiques (31) ? S'agit-il d'apprendre à raconter (par écrit ? par oral ? tous les
genres ou certains seulement ?) ou encore à écouter, à lire, à comprendre, à
analyser, à interpréter des récits (auquel cas ces compétences sont relativement
autonomisées ?) ou s'agit-il d'apprendre à dire, écouter, produire, lire, écouter,
analyser, interpréter des discours (auquel cas le narratif est posé comme (sous)
composante de savoir-faire (ou d'objets) plus généraux) ?

14
Narratologie, enseignement du récit et didactique du français

Mais on peut aussi viser, w'a les récits, à développer les capacités à gérer
des referents imaginaires ou réels, à stimuler la créativité, à récapituler le vécu,
voire les aptitudes à la métacognition, à la résolution de problèmes ou aux
démarches heuristiques...

S'agit-il encore d'intervenir sur des difficultés tributaires de l'âge (voir les
analyses de Clanché, 1988 et 1992, sur les positions éthiques des jeunes
enfants réticents devant le « mentir-vrai » de la fiction réaliste) ou liées au niveau
scolaire ou à la catégorie sociale d'appartenance (voir les problèmes de dissy¬
métrie entre force de l'investissement et qualités formelles de l'écrit soulevées
par Kaïci 1992 ou ceux du rapport au langage et aux situations de communica¬
tion soulevées par Bautier et Rochex 1998 ou Lahire 1993) ?

A-t-on comme objectif de donner le goût de lire (ou d'écrire) ou d'introduire


aux questions de légitimité littéraire ?

S'agit-il enfin (et la clôture est ici arbitraire) de viser la réalisation de récits
« bien formés » d'un point de vue structurel et / ou correctement écrits (au
regard des normes grammaticales) et / ou contextuellement pertinents et / ou
intéressants (et pour qui ?) ? On conviendra qu'il s'agit là de choix cruciaux
mais complexes sur lesquels les décisions se prennent en général implicitement.
On conviendra encore que, bien souvent, la plupart de ces objectifs sont pré¬
sents mais reliés et hiérarchisés sous des formes différentes assez peu objecti¬
vées, explicitées et justifiées. On conviendra enfin que, selon les objectifs, les
choix concernant la progression, les démarches, les situations de travail, les
textes ressources, eto. seront sans doute fort différents. Et qu'il ne peut en être
que de même pour les théories de référence...

3.5. Les referents théoriques

En effet, selon les questions traitées, il n'est pas possible de faire appel aux
mêmes paradigmes théoriques - ou au moins selon les mêmes modalités (32) -
et pour chacune de ces questions, au sein d'un même paradigme, différentes
théories sont généralement en concurrence, voire en conflit.

Pour toutes ces questions de surcroit - puisqu'on est dans le champ de la


didactique - plusieurs types de referents théoriques doivent être convoqués en
même temps pour articuler les trois pôles en jeu : celui qui concerne les sujets
(leurs pratiques, leurs représentations, leurs opérations mentales...), celui qui
concerne l'objet visé (savoirs ou savoir-faire), celui qui concerne l'enseignement
- apprentissage qui les met en relation.
II convient encore de remarquer que, sur chacun de ces pôles et plus parti¬
culièrement ici pour ce qui touche au récit, les referents théoriques n'apparais¬
sent pas également didactisables, au moins du point de vue économique (33).

Conséquemment - et toujours en fonction du cadre didactique global et


des objectifs retenus - certaines théories seront sélectionnées ou privilégiées,
au moins en partie, transformées pour être appropriates et articulables avec
d'autres (sur le même pôle ou sur les deux autres), travail complexe qui se situe

15
REPÈRES N° 21/2000 Y. REUTER

inéluctablement dans la pluralité et non dans l'unicité référentielle et qui - au


moins en recherche - ne peut faire l'économie de la formalisation de la com¬
plexité aussi bien pour des raisons de connaissance que de transférabilité ou
d'efficacité (éviter, par exemple, les dissonances voire les contradictions à pro¬
pos d'un même objet).

II en va de même de la résolution de problèmes très concrets pour l'inter¬


vention didactique tels que la sélection des contenus et des notions, la progres¬
sion envisagée, les genres et les textes - sources travaillés, les questions
posées, l'évaluation des écrits des élèves et leur acceptabilité... On conviendra
ainsi, à titre d'exemple quelque peu ludique, que les différentes définitions du
récit que je rappelle dans les lignes suivantes, n'ont pas la même pertinence
face aux problèmes évoqués et sont susceptibles de s'articuler à des choix
pédagogiques fort différents :
« La notion de récit minimal pose un problème de définition qui n'est pas
mince. [...] Pour moi, dès qu'il y a acte ou événement, fût-il unique, il y a
histoire car il y a transformation, passage d'un état antérieur à un état ulté¬
rieur et résultant. [...] une histoire n'a pas besoin d'intéresser pour être une
histoire. » (Genette, 1983, 14)
« Nous définirons le récit comme étant une méthode de récapitulation de
l'expérience consistant à faire correspondre à une suite d'événements
(supposés) réels une suite identique de propositions verbales. [...] Le récit
n'est donc qu'un moyen parmi d'autres de récapituler l'expérience passée.
Ce qui le caractérise, c'est que les propositions y sont ordonnées tempo¬
rellement, en sorte que toute inversion modifie l'ordre des événements tel
qu'on peut l'interpréter [...] » (Labov, 1978, 295-6)
« Je me suis attardé sur ce sujet [...] pour montrer que l'une des formes les
plus universelles et les plus puissantes du discours dans la communication
humaine est le récrt. La structure du récit est même inhérente à la praxis de
l'interaction sociale avant qu'elle ne parvienne à son expression linguis¬
tique. Je voudrais maintenant avancer une proposition plus radicale
encore, en affirmant qu'il existe une « impulsion » vers la construction de
récits, qui détermine l'ordre de priorité dans lequel les formes grammati¬
cales sont maîtrisées par le jeune enfant.
Comme nous l'avons vu dans le chapitre précédent, le récit exige quatre
composantes grammaticales pour être effectivement mis en éuvre. II
requiert d'abord un moyen de mettre en lumière l'action de l'individu ; c'est
l'« agentivité » (une action dirigée vers un but, contrôlée par des agents). II
faut ensuite qu'un ordre séquentiel soit établi et maintenu (les événements
et les états doivent être « linéarisés » selon certains standards).
Troisièmement, il faut une sensibilité à ce qui est « normal » et à ce qui ne
l'est pas dans l'interaction humaine. Enfin, le récit a besoin de la perspec¬
tive du narrateur : dans le jargon des spécialistes de la narration, il ne peut
être « sans voix ». » (Bruner, 1991 , 89)
« Un texte narratif relate simplement une séquence temporelle d'événe¬
ments ; un récit relate une séquence causale d'événements pertinents par
rapport à un protagoniste qui poursuit un but ou résoud un problème. »
(Black et Bower 1980, 279)

16
Narratologie, enseignement du récit et didactique du français

« Nous croyons que les récits décrivent des problèmes ainsi que les plans
des personnages pour les résoudre. » (idem, 286)
« Si les récits sont des traces des activités de résolution de problèmes
mises en uvre par les personnages, alors la représentation de la structure
des récits doivent être similaires à la représentation de la résolution des
problèmes. » (ibidem, 292)
« On peut affirmer que le récit - le texte narratif - possède une structure
globale hiérarchique qui confère aux différents événements (même si leur
ordonnancement chronologique est déconstruit) une certaine valeur diffé¬
rentielle que traduit le schéma de la « super-structure narrative » :

Schéma 1 séquence narrative

Résumé Orientation Complication Action Résolution Chute


ou entrée Situation ou ou
préface initiale Évaluation Situation Morale
finale
(PnO) (Pn1) (Pn2) (Pn3) (Pn4)

(Adam 1987,4)
« Somme toute, nouer une intrigue, c'est introduire un événement singulier
qui déclenche l'action (et / ou l'évaluation) et permet de sortir de la situa¬
tion initiale que celle-ci soit problématique ou non. En ce sens, « nouer »
doit être compris comme désignant une opération spécifiquement narrative
de mise en texte, indépendamment de toute dimension sémantique.
L'ultime critère du récit est donc la présence, dans un texte d'action, d'un
N et d'un Dénouement. » (Revaz 1997, 195)

3.6. Distinguer les espaces didactiques

II me semble que ce programme doit impérativement être complété,


comme je le signalais précédemment (1 .2.2) par des recherches visant à distin¬
guer et à spécifier les espaces des recherches en didactique, de la didactique
de la didactique (en tant que discipline de formation des enseignants) et des
pratiques didactiques (en tant que discipline scolaire), cela afin d'éviter toute
réalisation caricaturale de la transposition didactique les mélangeant (Nonnon
1998 : 166) et de réfléchir aux besoins spécifiques de chacun de ces espaces,
aux savoirs nécessaires pour les chercheurs et / ou pour les formateurs et / ou
pour les maîtres et / ou pour les élèves en fonction des objectifs visés, des com¬
pétences en place, des difficultés rencontrées...

Pour conclure cet article, certainement décevant aux yeux de certains dans
la mesure où il pose plus de questions qu'il n'apporte de solutions, je dirais

17
REPÈRES N° 21/2000 Y. REUTER

volontiers que la communauté des didacticiens n'a sans doute pas encore pris
la mesure des déplacements de la pensée qu'impose la didactique et qu'elle
construit pourtant avec ténacité. Le cas du récit en est un bon exemple dans la
mesure où l'on voit encore comment des propositions théoriques très intéres¬
santes ou des propositions pratiques très judicieuses peuvent être construites
dans un rapport aveugle à l'héritage d'objets scolaires. Le cas de la narratologie
est complémentairement éclairant quant aux zones de confusion entre espaces
didactiques et aux difficultés à se situer dans une configuration proprement
didactique en « s'accrochant » à des modes de pensée antérieurs liés à une
époque où celle-ci n'était pas autonomisée. Reste maintenant à travailler pour
que des recherches didactiques spécifiques (sur le récit, l'orthographe...) soient
cohérentes avec le projet didactique global qu'elles spécifient en retour...

NOTES

(1) Parmi les critiques les plus intéressantes, voir les analyses de Nonnon 1994 et 1998,
auxquelles cet article est très fortement redevable.
(2) Voir, notamment les numéros 1 -2 (1 974) à 1 4 (1 977) delà revue Pratiques.
(3) Je recommande aux plus jeunes lecteurs, entre autres, la lecture de l'éditorial du
n° 1-2 de Pratiques, suivie de (l'introduction de) l'article initial « Essai d'analyse
structurale du « Chat Noir » d'E. A. Poe. Pour une application pédagogique ».
(4) La narratologie - on l'oublie parfois - ne traite pas des questions de légitimité (ou de
valeurs) accordée aux récits qui, pour elle, relèvent de la sociologie ou de l'ethnolo¬
gie culturelle.
(5) Structures du récit et de la description, « dépassement » de la dichotomie floue entre
fond et forme, déplacement des questions du < pourquoi ? » au « comment ? » des
faits textuels...
(6) Et notamment de l'état initial avec l'introduction et de l'état final avec la conclusion.
(7) Due, au moins en partie, au retard dans les traductions de Propp en France et à la
sous-estimation de travaux tels ceux de Souriau.
(8) Je prie le lecteur de bien vouloir m'excuser pour la simplification extrême à laquelle
je me livre moi-même pour tenter de présenter plus clairement certains problèmes.
(9) Et sous quelles formes ?
(10) Ou didactique de la formation disciplinaire (cf. Brassart et Reuter 1992).
(11) Au moins dans un premier temps.
(12) Cela pose d'ailleurs de véritables problèmes d'articulation entre théories du texte et
théories du sujet auxquels la didactique ne peut éviter de se confronter, pas plus
d'ailleurs que les théories du texte ou les théories du sujet...
(13) Pour de multiples raisons parmi lesquelles un effet d'antériorité ou une impression de
plus grande adéquation aux cadres théoriques mis en place.
(14) Même au corps défendant de ses promoteurs.
(15) Pour avoir une idée d'autres approches possibles, voir - entre autres - Black et
Bower 1984, Bruner 1991, Debray et Pachoud 1992, Jolies 1930/1972, Labov 1978,
les travaux de Richur ainsi que les articles de Nonnon 1994 et 2000 et de Brassart
1993.
(16) Or la sélection d'un réfèrent théorique parmi d'autres possibles est une opération
fondamentale.

18
Narratologie, enseignement du récit et didactique du français

(1 7) Voir les travaux de Rabatel 1 997 et 1 998.


(1 8) Sur l'intérêt de cette notion, voir Glaudes et Reuter 1 996 et 1 998.
(19) On peut se demander, ici encore, si certains de ces choix centrés sur la narrativité
« pré-textuelle » la plus abstraite et la plus générale sont les plus pertinents du point
de vue des pratiques didactiques et de leurs objectifs...
(20) Même si on a pu retrouver aussi, dans certaines publications universitaires, ces
mêmes dérives.
(21) Pour une première approche, voir Reuter 1996 : 28-31 .
(22) Cela concerne plus particulièrement l'organisation de la fiction (actions, person¬
nages...), les distinctions et relations entre fiction et narration (voix, perspectives,
ordre...) et mise en texte (jeux des temps, des désignateurs...)...
(23) Avec, par exemple, pour l'enseignant, des moyens plus précis de justifier le choix
des textes par rapport à ses objectifs et aux difficultés des élèves (voir, sur ce point,
le travail de Catherine Tauveron sur les textes « résistants », Tauveron 1999).
(24) Ce qui permet d'en favoriser la construction par les élèves eux-mêmes. La « clarté »
des notions n'a donc pas seulement des valeurs scientifique ou magistrale (rendre le
discours du maître plus accessible / plus adaptable), elle est aussi une condition
importante pour changer les démarches pédagogiques en rendant possible la
construction des savoirs par les élèves.
(25) Ce qui est normal dans la mesure où non seulement ce n'est pas sa vocation pre¬
mière mais encore où, comme pour toute autre théorie, cela la distingue de l'idéolo¬
gie qui ne connaît pas de limites...
(26) Même si on peut articuler certains de ses apports avec des problématiques qui pren¬
nent en compte, centralement, ces questions (cf. 2.1 et la note 32).
(27) Ce qui est d'ailleurs un travers très fréquent, quelle que soit la théorie retenue pour
l'approche des textes. Combien d'étudiants, voire de critiques, sont émerveillés dans
le cadre d'une approche psychanalytique des textes, de retrouver des fantasmes ori¬
ginaires sous-jacents ou, dans le cadre d'une approche marxiste, de retrouver des
« traces » des conflits socio-politiques ?

(28) Ce qui ne l'empêche nullement, de continuer à produire nombre de ses effets à l'insu
des acteurs éducatifs.
(29) Ici encore en très forte convergence avec Nonnon 1 994 et 1 998.
(30) Ce qui pose de rudes problèmes pour la pratique didactique et aussi pour la
recherche didactique en raison non seulement de la spécialisation des chercheurs
mais encore des frontières entre recherche et idéologie.
(31) « Le texte n'est pas seulement l'objet d'un corpus de savoirs, de connaissances à
posséder, il renvoie à un ensemble de pratiques, de savoir-faire à mettre en auvre
(lecture - écriture), et la relation entre les deux ordres de maîtrise ne va pas de soi
[...]» (Nonnon 1998: 154).
(32) Ainsi la question de l'intérêt produit n'est pas au cÑur des préoccupations de la nar¬
ratologie - contrairement à l'approche de William Labov - mais on peut parfaitement
s'en servir pour tenter de rendre compte d'un certain nombre d'effets de lecture.
(33) Elisabeth Nonnon (1998 : 157) remarque à juste titre qu'a priori les réflexions de
RicRur, Veyne ou Bruner ne donnent lieu, immédiatement, à aucun savoir appre-
nable sur le récit et à aucun exercice.

19
REPÈRES N° 21/2000 Y. REUTER

BIBLIOGRAPHIE

ADAM J. M. (1987) : « Approche linguistique de la séquence descriptive »,


Pratiques, 55, Les textes descriptifs, septembre.
ADAM J. M. (1992) : Les textes : types et prototypes, Paris, Nathan.
BAUDET S. (1986) : « La mémorisation du récit chez l'enfant : origine sociale et
accès à l'information en mémoire », L'année psychologique.
BAUTIER É. et ROCHEX J. Y. (1998) : L'expérience scolaire des nouveaux
lycéens. Démocratisation ou massification ? Paris, A. Colin.
BLACK J. B. et BOWER G. H. (1984) : « La compréhension des récits considérée
comme une activité de résolution de problèmes », dans Denhière G. (éd.) : //
était une fois... Compréhension et souvenir de récits, Lille, PUL.
BRASSART D. G. et REUTER Y. (1992) : « Former des maîtres en français : élé¬
ments pour une didactique de la didactique du français », Études de lin¬
guistique appliquée, 87, Recherches en didactique du français et formation
des enseignants, juin-septembre.
BRASSART D. G. (1993) : « Les stratégies de compréhension des textes narra¬
tifs. Unicité ou diversité », Spirale, 9, Littérature enfantine I de jeunesse,
Lille, mai.
BRÉMOND C. (1973) : Logique du récit, Paris, Seuil.
BRUNER J. S. (1991) : ...Car la culture donne forme à l'esprit. De la révolution
cognitive à la psychologie culturelle, Paris, ESHEL.
CHEVALLARD Y. (1985) : La transposition didactique, Grenoble, La pensée sau¬
vage.
CLANCHÉ P. (1992) : « L'enfant de neuf ans, le réel et l'imaginaire », Cahiers
Binet-Simon, 632, Lire et écrire l'imaginaire à l'école, Toulouse, ERES.
CLANCHÉ P. (1988) : L'enfant écrivain. Génétique et symbolique du texte libre,
Paris, Centurion.
DEBRAY Q. et PACHOUD B., éds. (1993) : Le récit. Aspects philosophiques,
cognitifs et pathologiques, Paris, Masson.
DENHIÈRE G. et LEGROS D. (1987) : « L'interaction Narration - Description dans
le récit. Étude de la mémorisation de différents types de séquences des¬
criptives. », L'année psychologique, 87.
EVA (1991) : Évaluer les écrits à l'école primaire, Paris, Hachette.
EVA (1996) : De l'évaluation à la réécriture, Paris, Hachette.
FAYOL M. (1985) : Le récit et sa constmction, une approche de la psychologie

cognitive, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé.


GENETTE G. (1983) : Nouveau discours du récit, Paris, Seuil.
GLAUDES P. et REUTER Y. (1996) : Personnage et didactique du récit, Metz,
Centre d'analyse syntaxique de l'Université de Metz, diffusion
CRESEF-Pratiques.
GLAUDES P. et REUTER Y. (1998) : Le personnage, Paris, PUF, collection Que
sais-je ?
GREIMAS A. J. (1966) : Sémantique structurale, Paris, Larousse.

20
Narratologie, enseignement du récit et didactique du français

GREIMAS A. J. (1970) : Du sens, Paris, Seuil.


GREIMAS A. J. (1983) : Du sens II, Paris, Seuil.
JOLLES A. (1930/1972) : Formes simples, Paris, Seuil.
KAÏCI A. (1992) : « L'histoire d'un enfant perdu », Cahiers Binet-Simon, 632, Lire

et écrire l'imaginaire à l'école, Toulouse, ERES.


LABOV W. (1978) : « La transformation du vécu à travers la syntaxe narrative »,
dans Le parler ordinaire, Paris, Minuit, tome 1 .
LAHIRE B. (1993) : Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de « l'échec
scolaire » à l'école primaire, Lyon, PUL.
NONNON É. (1 994) : « Ordre de l'homogène et cohérences dans la diversité :
niveaux de cohérence dans les pratiques didactiques du récit au collège »,
Recherches, 20, Enseignement et cohérences, 1 er semestre.
NONNON É. (1998) : « Quelle transposition des théories du texte en formation
des enseignants ? », Pratiques, 97-98, La transposition didactique en fran¬
çais, juin.
NONNON É. (2000) : « Ce que le récit oral peut nous dire sur le récit », Repères,
21 , Diversité narrative.
PROPP V. (1928/1965) : Morphologie du conte, Paris, Seuil.
RABATEL A. (1997) : Une histoire de point de vue, Metz, Université de Metz, dif¬

fusion Klincksieck.
RABATEL A. (1 998) : La construction textuelle du point de vue, Lausanne - Paris,
Delachaux et Niestlé.
REUTER Y. (1994a) : « La notion de scène : construction théorique et intérêts
didactiques », Pratiques, 81 , Scènes romanesques, mars.
REUTER (1 994b) : « A propos des relations dysfonctionnements - causes -
remédiations dans l'évaluation », Recherches, 21 , Pratiques d'évaluation, 2e
semestre.
REUTER Y. (1 994c) : « La didactique du français : Propositions », Inforec, 1 6,
octobre.
REUTER Y. (1 996) : Enseigner et apprendre à écrire, Paris, ESF.
REUTER Y. (1 998) : « La question des valeurs dans la didactique de l'écriture »,
Spirale, 22, Les valeurs en éducation et en formation, octobre.
REUTER Y. (2000) Éléments de réflexion à propos de l'élaboration concep¬
: «
tuelle en didactique du français » à paraître dans Marquillo M., éd. :
Questions d'épistémologie en didactique du français.
RICuUR P. (1983, 1984, 1985) : Temps et récit, Paris, Seuil (3 tomes).
RICUR P. (1990) : Soi même comme un autre, Paris, Seuil.
RUELLAN F. (2000) : Un mode de travail didactique pour l'enseignement -
apprentissage de l'écriture au cycle 3 de l'enseignement primaire, Thèse de
Doctorat Nouveau Régime, Université Charles-de-Gaulle - Lille III.
SOURIAU E. (1950) : Les deux cent mille situations dramatiques, Paris,
Flammarion.

21
REPÈRES N° 21/2000 Y. REUTER

TAUVERON C. (1995) : Le personnage. Une clef pour la didactique du récit à

l'école élémentaire, Neufchâtel, Delachaux et Niestlé.


TAUVERON C. (1999) : « Comprendre et interpréter à l'école : du texte réticent
au texte proliférant », Repères, 19, Comprendre et interpréter à l'école.
VEYNE P. (1978) : Comment on écrit Thistoire ? Seuil, rééd. Points.

22
CE QUE LE RECIT ORAL PEUT NOUS DIRE
SUR LE RÉCIT

Elisabeth NONNON
Théodile Lille III. IUFM de Lille

Résumé : Le récit oral est un grand absent des discours sur le récit dans le cadre
scolaire alors qu'il est omniprésent dans les interactions de la vie sociale, de la
vie d'une classe notamment, et qu'il est depuis longtemps un objet d'investiga¬
tion dans d'autres champs. A certains égards, son étude confronte à une altérité
par rapport à ce qu'on dit à l'école des récits écrits : altérité constitutive du sup¬
port émotionnel et analogique de la voix et du rythme, caractère de performance
dans l'instant et la communication partagée ; mais aussi altérité simplement due
au fait qu'il a été étudié à partir d'autres questionnements, mettant l'accent sur
ses fonctions identitaires, sociales et axiologiques, sur son hétérogénéité et sa
variété. Mais beaucoup d'aspects mis en lumière pour les récits oraux valent en
fait pour tout récit (le ton, la littérarité notamment) et son étude est comme un
révélateur.

Paradoxalement, alors que la bibliographie du récit est immense, très


variée dans ses questionnements et ses champs d'application, le spectre des
références mobilisées en didactique reste étroit et homogène, et laisse de côté
des pans entiers de la réflexion existante sur le récit, produisant des effets d'hé¬
gémonie et de généralisation indue d'approches partielles. C'est un domaine où
apparait de façon frappante la logique sélective des phénomènes de transposi¬
tion didactique : les principes de cette sélection sont à interroger, car ils ren¬
voient à des choix épistémologiques et idéologiques plus généraux de la
didactique du français, comme j'avais tenté de le montrer à propos de la didac¬
tique du récit au collège (1).

Un des exemples en est la quasi-absence de références au récit oral.


Beaucoup de modèles largement vulgarisés en didactique, présentés comme
modèles du récit en général, valent en fait pour les textes écrits, souvent pour
des catégories très spécifiques de textes écrits (les contes, notamment, dont on
prend peu en compte la dimension sociale et orale de contage). Pourtant, la nar¬
ration est à l'oral une des formes les plus primitives, fréquentes et significatives
de l'interaction sociale entre les hommes, comme l'ont montré nombre de tra¬
vaux en anthropologie, en sociologie ou en ethnométhodologie (2). Dans le
monde scolaire plus spécifiquement, le récit était jusqu'il y a peu la conduite
discursive la plus couramment sollicitée sous forme orale, d'ailleurs souvent
dans des conduites mixtes mêlant l'oral et l'écrit, chez l'enseignant lors de la
lecture d'histoires comme chez les élèves, qu'il s'agisse de bribes de récits de
vie dans les entretiens du matin, de narrations s'appuyant sur la lecture

23
REPÈRES N° 21/2000 E. NONNON

d'images séquentielles et d'albums, ou de la restitution d'histoires racontées.


Ces dernières situations ont constitué longtemps la source privilégiée de recueil
de données pour évaluer le langage des élèves, ce qui brouille les cartes comme
le montre Blanche-Benveniste, la complexité cognitive des opérations mises en
jeu dans la compréhension et la mise en mots de récits empêchant de situer le
lieu des difficultés de langage (3).

Cette généralisation et cette exclusion renvoient à plusieurs tendances


caractéristiques en didactique du français, du moins si on se place au niveau
des références les plus vulgarisées et d'une bonne part des manuels et outils
didactiques en usage dans les classes (séquences, grilles d'évaluation, savoirs
mis en jeu).

La première est la méconnaissance générale des discours oraux, qui se


vérifiait jusque ces dernières années dans leur statut peu légitime comme objet
de connaissance, aussi bien dans les champs théoriques des sciences du lan¬
gage que dans les pratiques en classe. C'est un des indices d'une difficulté de
la didactique du français (du moins sous ses formes prescripfives) à se confron¬
ter à des domaines de travail où l'explicitation des normes et la définition des
enseignables, non garanties par une longue tradition scolaire, sont moins sécuri¬
santes pour elle.

L'élimination des références à la narration orale renvoie aussi à des dimen¬


sions qui ne sont pas spécifiques à l'oral, et dont il est simplement un révélateur.
Ainsi la prédominance de modèles axés sur les structures formelles, au détri¬
ment d'approches privilégiant, dans l'activité narrative, les aspects fonctionnels,
culturels, identitaires et la référence à des valeurs communes limite les outils de
compréhension des narrations, à l'écrit aussi bien qu'à l'oral.

En troisième lieu, le postulat implicite d'une quasi-symétrie des opérations


de lecture et de production laisse penser que les schémas décrivant les caracté¬
ristiques structurelles des textes terminés peuvent être transposés pour guider
la production : cela vaut pour les récits écrits, mais aussi pour d'autres discours,
comme l'argumentation. Or, on peut faire l'hypothèse qu'il faut, pour expliciter
ou aider la dynamique d'engendrement de la narration, recourir à d'autres outils.
Cette dimension d'engendrement apparait plus nettement dans le récit oral, qui
garde toujours quelque chose d'un événement et d'une dimension processuelle.

Parler de récit oral, surtout au singulier, en l'opposant au récit écrit rejoint la


question plus générale du statut à donner à l'opposition entre oral et écrit.

Historiquement, la nécessité pour les linguistes ou les sociolinguistes de


légitimer l'étude de l'oral face à la prédominance de l'écrit a amené à le consti¬
tuer en territoire autonome, en affirmant sa dignité comme objet d'étude à part
entière, et la spécificité de ses fonctionnements. Au delà des histoires et straté¬
gies internes aux champs théoriques, on doit admettre d'importantes diffé¬
rences sur le plan anthropologique, psycholinguistique, linguistique, ce qui peut
amener à opposer l'ordre du scriptural et l'ordre de l'oral. Mais, en même temps,
les linguistes qui ont le plus montré l'originalité des fonctionnements oraux,
comme Culioli, Blanche-Benveniste ou Gadet (4), refusent la dichotomie écrit-

24
Ce que le récit oral peut nous dire sur le récit

oral et le terme même de langue orale (parlant plutôt de français parlé), opposé
à celui de langue écrite : ils montrent qu'il n'y a qu'un système, mis en uvre
selon des régimes différents entraînant des façons différentes de faire sens
(linéarité temporelle ou spatiale, matériau intonatif et paraverbal opposé à l'abs¬
traction du matériau graphique), dans des conditions d'énonciation différentes,
ce qui amène notamment une organisation de l'information différente (par
exemple en ce qui concerne la thématisation).

On peut se poser les mêmes questions quand on réfléchit sur la notion de


récit oral : où faire passer la frontière entre ce qui serait spécifiquement oral
dans la narration orale (le rôle de la voix et du corps, par exemple), et ce qui
relève de la narration en général, réalisée ici dans des conditions enonciatives et
contextuelles particulières, qui permettent un éclairage différent sur des fonc¬
tionnements beaucoup plus généraux du récit ?

Les analyses du récit oral peuvent apparaitre comme spécifiques par rap¬
port à celles du récit écrit. II a été érigé en objet d'étude dans des champs dis¬
tincts de ceux qui s'intéressaient aux récits écrits : l'anthropologie, la
psychanalyse et la pathologie, avec les récits de rêve et les entretiens cliniques
(5), la sociolinguistique avec des analyses d'entretiens ou de récits de vie (6).
Les histoires disciplinaires ont ainsi amené à accentuer son altérité par rapport
aux pratiques que nous jugeons légitimes dans nos propres cadres culturels : on
le voit comme apanage de sociétés primitives ou de cultures traditionnelles, de
malades mentaux ou de locuteurs de milieu populaire, sur lesquels se sont cen¬
trées beaucoup d'analyses d'entretiens ou de récits de vie (7). Et en même
temps, on voit bien qu'une approche anthropologique ou clinique de récits écrits
(récits de rêves, journaux intimes.) mettrait en évidence des parentés, autant
que des différences.

La frontière établie entre discours oraux et discours écrits recouvre égale¬


ment une séparation la plupart du temps abusivement figée entre des genres de
discours : on identifie oral et genres du discours quotidien (ce que Bakhtine
appelle des genres premiers, constitués dans divers contextes d'échange en
situation), et discours écrit et genres seconds, institutionnalisés (qui selon lui
« absorbent et transmutent les genres premiers de toutes sortes ») (8). En
admettant l'hypothèse d'une telle dichotomie entre ces deux pôles, on voit bien
cependant que l'écrit et l'oral peuvent se trouver des deux côtés, et que des
discours écrits et des discours oraux mis en euvre dans des « genres
premiers » peuvent partager un certain nombre de caractéristiques, qui n'appar¬
tiennent pas en propre à l'oral.

Par ailleurs, la majorité des situations scolaires de récit, comme la plupart


des situations professionnelles actuelles, sont à la fois orales et scripturales,
langagières et iconiques : restitution de textes lus, contes mémorisés et mimés,
commentaires d'écrits, avec tout un continuum de pratiques, depuis la lecture
jusqu'à l'improvisation. Ces interférences constantes et complexes entre les
deux ordres, dans les pratiques ordinaires de notre société lettrée, interroge
également la partition dichotomique entre oral et écrit.

25
REPÈRES N° 21/2000 E. NONNON

La narration orale peut, par certains côtés, présenter des caractéristiques


spécifiques par rapport à l'écrit. Elles tiennent à trois facteurs principalement :
ses caractéristiques enonciatives, en particulier sa dimension interiocutive
d'événement de parole, puisqu'elle s'inscrit dans un dialogue, même si elle est
monologale ; son fonctionnement en face à face porté par la voix, le jeu des
regards, et tout ce que le langage peut avoir d'engagement corporel ; enfin ses
fonctions et enjeux dans l'interaction, la façon dont elle émerge d'autres
conduites, puisqu'elle présente rarement un effet de clôture et d'isolement
homogène comme le récit écrit. Mais, là aussi, on peut penser que ces caracté¬
ristiques valent aussi dans une certaine mesure pour le récit écrit, et qu'elles
n'ont été minimisées en didactique que par la prééminence d'approches forma¬
listes. En ce sens, les discours oraux sont des révélateurs de fonctionnements
plus généraux du discours, comme on a pu le voir par exemple pour l'argumen¬
tation, et s'intéresser à la narration orale peut aider à éclairer l'approche des
narrations écrites.

1. LA DIMENSION DIALOGIQUE DE LA NARRATION ORALE

Les spécificités du récit oral tiennent d'abord à ses caractéristiques enon¬


ciatives, liées à la situation d'interlocution où il émerge.

Sauf dans une situation comme celle du conteur (9), où le droit d'occuper
la scène interiocutive est garanti par un rôle institutionnel, ou de genres seconds
comme le récit radiophonique, le récit advient à l'oral dans un contexte interac¬
tionnel de dialogue, et le plus souvent à partir d'autres conduites discursives. Ce
rapport immédiat au contexte existant et au réel des énoncés d'autrui serait,
pour Bakhtine, une des caractéristiques des genres premiers (10). II est donc
important, pour l'étude du récit lui-même, d'analyser, comme le dit Charaudeau,
« comment s'institue une parole de récit dans une situation de communication
donnée » (11), en fonction de quoi elle impose le silence, comment elle s'orga¬
nise en fonction de l'intrusion possible, et comment cet ancrage dialogique
marque le fonctionnement même de la narration orale. D'autre part, voir com¬
ment le récit émerge de contextes marqués par l'hétérogénéité discursive oblige
à interroger ses relations avec d'autres formes de discours, argumentation ou
explication, et les formes de passage de l'un à l'autre, par exemple dans les
entretiens. Cela amène à s'interroger sur les rôles divers que les narrations
jouent dans l'interlocution.

1.1. La narration dans le dialogue


La référence majeure est ici Labov, qui dans un chapitre célèbre du Parier
ordinaire analyse « la structuration du vécu à travers la syntaxe narrative » à par¬
tir de narrations orales de jeunes noirs des ghettos, en mettant l'accent à la fois
sur la dimension interactionnelle, et sur la fonctionnalité identitaire et culturelle
du récit.

L'organisation, les caractéristiques linguistiques du récit sont pour lui fon¬


damentalement dialogiques : il s'agit, en contexte conversationnel, d'imposer
une prise de parole monologale, de garder la parole en prévenant les irruptions

26
Ce que le récit oral peut nous dire sur le récit

et en régulant l'attention des auditeurs, de s'acheminer sans équivoque vers la


clôture pour maitriser la restitution de la parole à autrui. Cette performativité
explique l'importance, dans le récit oral, des unités de discours charnières, qui
ancrent la narration dans le flux de l'interaction : l'ouverture, qui justifie la prise
de parole par une annonce résumant l'événement comme digne d'attention, ou
par une négociation pour rendre acceptable la transgression de l'alternance des
tours ; la clôture, qui marque la complétude de la narration et le retour au pré¬
sent de renonciation par une chute, un bilan, et qui indique que le locuteur cède
la parole pour revenir au dialogue.

Mais, à l'intérieur même de la narration, l'altérité est aussi sans cesse pré¬
sente, de deux façons. Ce qui pour Labov commande la structure narrative est
la tension face aux questions possibles de l'interlocuteur, qu'il s'agit d'anticiper
et d'intégrer au récit, même quand il s'impose comme monologue : c'est cette
tension dialogique qui constitue la force d'engendrement de la narration.
Certaines de ces questions commandent les étapes de la présentation de la
fable, et rejoignent les descriptions traditionnelles (de quoi parle-t-on ? Et
après ? Comment cela a-t-il fini ?), même si, à la différence des structures du
récit des écoles structuralistes, les parties qu'il distingue (résumé, indications,
développement, conclusion, chute) renvoient moins à l'organisation du contenu
qu'à des types de discours différents (12).

Par contre, la question centrale à prévenir prioritairement, qui concerne


l'enjeu et l'intérêt du récit (« so what ? » et alors ?) touche à un ensemble beau¬
coup plus neuf de phénomènes discursifs, que Labov regroupe derrière le terme
d'évaluation (notion centrale dans son système théorique, avec une acception
beaucoup plus large), sur lesquels repose la qualité narrative et la différence
entre bons narrateurs et narrateurs quelconques ; cet aspect de la compétence
narrative distingue aussi les narrateurs selon l'âge. Pour la narration, la compé¬
tence d'évaluation correspond à la capacité de rendre sensible la pointe, la
dignité narrative du récit, sa dimension d'inédit et sa signification pour le narra¬
teur : c'est montrer pourquoi on raconte cela, en quoi cela vaut la peine d'être
raconté. L'évaluation peut correspondre à des segments de discours centrés sur
l'interlocuteur, des décrochages énonciatifs introduisant un commentaire axiolo¬
gique explicite du récit : par exemple une morale, qui en dégage à la fin le
topique. Mais elle est aussi présente au cur de la narration, dont elle sous-
tend la dramatisation et la complexité. Selon Labov, la complexité ne vient pas
des unités proprement narratives (qui relèvent de la simple successivité, d'où
l'auditeur infère normalement des relations consécutives sans qu'elles soient
explicitées), mais de conduites discursives hétérogènes, inscrites dans l'organi¬
sation narrative elle-même : ruptures et va-et-vient temporels, anticipations et
rétroactions, comparaisons et négations, évocation de ce qui aurait pu avoir
lieu, pauses explicatives, discours rapporté et monologue intérieur. La tension
evaluative et dialogique, sur laquelle repose la signification du récit, tient aussi à
la suspension de l'action et à la dramatisation, qui régule l'attention de l'auditeur
par des moyens linguistiques et paraverbaux : jeu avec la durée (retardements,
ellipses), techniques d'intensification (répétition, comparaisons, accumulation,
jeux sonores). La compétence narrative ainsi décrite est indépendante de la cor-

27
REPÈRES N" 21/2000 E. NONNON

rection linguistique, les narrateurs de Labov racontant en langue « non-


standard ».

Un des intérêts du travail de Labov pour la didactique, outre sa mise en


lumière de la dimension interactionnelle et significative du récit, est que tout en
se dégageant de la norme unique de correction linguistique de la langue stan¬
dard, il cherche à définir de façon fonctionnelle ce que pourraient être des
indices de qualité, de réussite pour une conduite discursive donnée, et à donner
un statut, à côté des facteurs d'intelligibilité du récit, à ce qu'on peut appeler
des facteurs d'intérêt. C'est une préoccupation assez rare dans les descriptions
du français oral, dont la force est justement d'être non normatives, mais qui, de
ce fait, laissent de côté la question de la qualité ou du progrès, dont les ensei¬
gnants ne peuvent faire l'économie. La notion d'évaluation narrative est de ce
point de vue opératoire dans un travail sur la narration (et au delà, sur d'autres
conduites discursives, comme je l'avais montré pour les conduites d'exposition,
dans l'exposé (13)).

1.2. La narration comme interaction


Nombre d'études du récit oral se situent plus ou moins dans le prolonge¬
ment de cette perspective, en donnant toute son importance à la dimension
interactionnelle que Labov, selon Brès, aurait mise en lumière sans suffisamment
l'exploiter, en restant trop tributaire d'une approche monologique centrée sur
l'organisation des événements racontés (14). Elles développent cette dimension
dialogique du récit oral dans deux directions. II s'agit, d'une part, de mieux
dégager le fonctionnement dialogique interne au récit lui-même, la polyphonie
qui en est constitutive, en analysant par exemple l'alternance du récit et du
commentaire, sensible dans un usage des temps verbaux plus subtil et instable
que dans une dichotomie monde relaté / monde commenté (1 5), ou le fonction¬
nement du discours rapporté.

Surtout, alors que les récits étudiés par Labov restaient en un sens proches
du récit canonique (récits monologiques homogènes en réponse à un thème
proposé, du type la bagarre la plus mémorable), beaucoup d'études récentes se
situent au croisement de l'analyse du récit et l'analyse conversationnelle,
domaines restés longtemps distincts (16), pour étudier le récit conversationnel
comme une véritable construction interactive entre interlocuteurs engagés dans
une même activité.

Quasthoff notamment considère « chaque interaction comme une tâche de


structuration que les participants ont à résoudre ensemble », et « le fait de
raconter comme une tâche interactive commune au narrateur et à l'auditeur »,
réalisée selon des modalités particulières dans le cas d'interactions inégales,
entre adulte et enfant par exemple. Elle le montre en analysant comment se réa¬
lisent dans l'interaction trois dimensions des activités narratives, où la compé¬
tence varie selon l'âge des élèves. La première, l'unité narrative, répond toujours
à une contrainte globale apparue dans le cours de la dynamique interactive :
une annonce du narrateur provoque, par exemple, une question ou une relance
de l'interlocuteur, qui suscitent à leur tour un enchaînement, soit par une unité

28
Ce que le récit oral peut nous dire sur le récit

narrative minimale, soit par une justification du refus de raconter. La deuxième


dimension, la cohérence sémantique dans la construction du contenu, suppose
une structure relationnelle entre un événement qui fait rupture, et l'adaptation du
comportement des protagonistes : en ce sens, comme l'avait déjà montré
Bruner (17), la narration s'organise autour de diverses réactions humaines pour
surmonter un problème et réintégrer le non-régulier dans un ordre. Enfin, la troi¬
sième dimension concerne les modes narratifs : un même événement peut être
verbalisé dans plusieurs formes globales, soit sous forme de rapport (une
« récapitulation de l'événement, considéré comme achevé du point de vue du
maintenant de la situation de parole »), soit sous forme de récit scénique (une
« verbalisation de l'événement du point de vue du vécu d'une des personnes
impliquées dans l'événement »). Selon elle, « c'est de cette mise en perspective
que procèdent les moyens linguistiques propres au récit scénique : discours
direct, présent historique, atomisation du continuum événementiel » (18).
Comparant sur ce point les narrations d'un incident produites par des enfants
d'âge différent dans des cadres interactionnels scolaires différents, elle montre
que les plus jeunes (5 ans) différencient peu ces modes narratifs, qu'à partir de 7
ans ils travaillent à les différencier de façon stéréotypée selon le guidage
d'adultes (des questions sur les personnages, leurs réactions et leurs paroles,
par exemple), et que les plus âgés (10 ans) peuvent les utiliser sans appui de
l'adulte. Mais l'entrée dans l'un des modes narratifs et son développement
dépendent fortement des interventions de l'interlocuteur. C'est l'interaction qui
fait découvrir le potentiel scénique de la représentation d'un événement : un nar¬
rateur qui a commencé par une annonce de nouvelle ou un simple rapport de
faits, peut être amené à développer un véritable récit scénique en fonction du
comportement évaluatif de l'interlocuteur, auquel le modèle de discours narratif
et les caractéristiques linguistiques mis en ouvre se trouvent donc étroitement
liés (19). Les structures des narrations (au sens de processus interactifs structu¬
rés, fonctionnellement fondés), leur degré d'élaboration diffèrent beaucoup
selon les types de narration, leur fonction, les critères pragmatiques et situation-
nels. Ces travaux rejoignent les travaux sur l'acquisition, dont Quasthoff montre
qu'elle est à penser dans une perspective interactionnelle.

D'autres travaux analysent les modalités de réalisation interactive de l'éva¬


luation, les interlocuteurs pouvant collaborer dans la formulation de jugements
axiologiques ou de la morale : cela apparait notamment dans les récits de confi¬
dence ou les séquences narratives de la conversation familière analysées par
Traverso, où on peut avoir une véritable partition à deux voix, et pas simplement
des interventions de régulation ou des questions de la part du partenaire (20).
De Gaulmyn analyse une des modalités de ce travail de co-énonciation chez de
jeunes enfants, quand les reformulations et reprises d'un interlocuteur à un autre
sont explicitement métalinguistiques ou metadiscursives, en montrant leur rôle
dans la genèse de la narration. Les enfants savent, selon elle, organiser des acti¬
vités langagières de contrôle relatives aux tours de parole et à la gestion théma¬
tique, mais ont besoin d'interventions de l'adulte pour réguler la formulation
négociée des termes de l'énoncé et les rôles des partenaires ; l'échange doit
souvent être médiatisé et relayé par l'adulte pour que la reformulation d'un
enfant par un autre soit possible et permette de réaliser en collaboration une
tâche d'organisation du discours narratif au départ impossible pour eux (21).

29
REPÈRES N° 21/2000 E- NONNON

Cette gestion à plusieurs voix de la narration apparait en particulier dans


les interactions à visée d'apprentissage. S'attachant à une des situations
mixtes, fréquentes à l'école, d'oral ancré dans l'écrit, précédemment évoquées,
Rosat analyse des interactions d'aide à des élèves de maternelle en difficulté
autour de la restitution de contes, « formats interactionnels caractérisés par le
fait qu'enfant et adulte co-construisent un conte dialogué, selon une répartition
des places enonciatives oscillant en fonction des capacités / difficultés de l'en¬
fant en cours de production ». Les interventions étayantes de l'interlocutrice
adulte concernent selon elle principalement trois domaines : le cadrage de la
situation et l'aide pour s'engager dans la place énonciative du conteur, la planifi¬
cation des phases (souvent anticipatrice, par focalisation sur le devenir d'un per¬
sonnage par exemple, mais aussi rétroactive, par reformulation, demande
d'élucidation), et le maintien d'un monde de fiction constant (en s'ajustant aux
fréquents changements de monde de l'enfant). Ces interventions interviennent
comme véritable aide à la construction narrative, quand le format interactionnel
réussit à être modulable selon les moments et les degrés de difficulté, mais
deviennent un contre-étayage « quand elles empêchent l'enfant d'occuper la
place énonciative qui lui est assignée par la situation de communication » (22).
Dans la même situation de restitution orale de conte, dont elle montre les enjeux
cognitifs et psychiques pour de jeunes enfants, Delamotte-Legrand étudie aussi
« quelques figures de l'action langagière engagée par les participants », en parti¬
culier les modalités de commentaire, de reformulation et de guidage de l'adulte
et leurs effets sur le récit de l'enfant, ainsi que les décalages interprétatifs et
interactionnels entre interlocuteurs (23). On trouve aussi des analyses de ce type
à propos de récits conversationnels d'expérience entre natifs et non-natifs. On
rejoint ici une réflexion plus générale sur la notion d'étayage langagier dans le
dialogue inégal, chez Hudelot notamment (24).

2. LA NARRATION COMME PERFORMANCE ET DRAMATURGIE,


ET LA DIMENSION D'ORALITÉ
La narration orale relève toujours de l'événement, de la performance,
comme le dit Zumthor : « c'est le propre de la situation orale que transmission et
réception y constituent un acte unique de participation avec co-présence, celle-
ci engendrant le plaisir : cet acte unique, c'est la performance » (25). Ce partage
est pour une grande part d'ordre sensible et émotionnel, lié à la qualité de la
voix, à la présence corporelle. II suppose des modes de construction des signifi¬
cations portés par la qualité spécifique de l'oral comme matériau analogique,
faisant appel au souffle et à la modulation de la voix (26). Cela devrait amener à
étudier les caractéristiques narratives, comme les formes de structuration tem¬
porelle, de mise en relief et de dramatisation, la construction des personnages,
la cohérence, à partir d'une prise en compte des phénomènes prosodiques
(intonatifs, mélodiques, rythmiques, accentuels).

2.1. Les éléments prosodiques dans l'organisation du récit oral


Les phénomènes prosodiques, dont l'importance est grande pour l'appré¬
hension des discours oraux, recouvrent un ensemble complexe et hétérogène

30
Ce que le récit oral peut nous dire sur le récit

d'éléments aux fonctions diverses, à la fois organisationnelles et expressives.


Ce n'est pas le lieu de présenter précisément les divers aspects de cette notion
complexe, qui relève de plusieurs définitions selon les théories, comme le
montre Rossi (27). Pour montrer l'étendue des phénomènes concernés, on peut
reprendre les éléments distingués par Gumperz derrière le terme de prosodie :
« l'intonation (niveau des tons mis sur les syllabes et les courbes qu'ils compo¬
sent), les changements d'intensité, l'accent (trait de perception qui comprend
généralement des variations dans le ton, l'intensité et la durée), les variations de
longueur des voyelles, le rythme (segmentation de l'énoncé par des pauses),
accélérations et décélérations (qui s'inscrivent dans des segments ou les traver¬
sent) et les modifications d'ensemble dans le registre de parole » (28). L'analyse
précise de ces différents paramètres a été longtemps freinée par des raisons
techniques et méthodologiques : ce n'est que récemment, à la suite d'une
longue évolution technologique, qu'on est en mesure de donner des descrip¬
tions rigoureuses et non intuitives sur des corpus plus longs qu'un ou deux
énoncés.

Cependant, même s'il subsiste beaucoup de points mal connus, on com¬


mence à mieux connaître les relations des divers paramètres de l'intonation et
les modalités précises de ses diverses fonctions : sa fonction expressive, étu¬
diée par Fonagy notamment (transmettre sur le mode analogique une informa¬
tion de nature expressive, qui peut être plus ou moins concordante avec le
contenu explicitement exprimé et créer, en cas de décalage, un effet d'« irration-
nalité contextuelle »), et surtout sa fonction organisatrice. La fonction organisa¬
trice a été étudiée d'abord sur le plan syntaxique, dans le cadre de l'énoncé,
pour la démarcation d'unités significatives et l'interprétation de leur statut : on
peut maintenant parler d'une « grammaire de l'intonation », pour reprendre l'ex¬
pression de Morel (29). Elle joue un rôle fondamental dans la cohérence et le
guidage de la compréhension, mais aussi dans l'ajustement des partenaires et
la co-énonciation, comme le montre Morel : en signalant la hiérarchie des cadres
et des thèmes, les éléments présupposés, connus ou nouveaux, focalisés ou
laissés en arrière-plan, elle permet une cohérence des enchaînements d'un
interlocuteur à l'autre. II s'agit là, selon Rossi, de fonctions structurantes (démar-
cative, thématisante, distinctive, intégrante), qui relèvent de la compétence lin¬
guistique.

Mais même si le rôle démarcatif et hiérarchisant de la prosodie joue aussi à


l'échelle d'unités significatives plus grandes (ouverture, épisodes, charnières
narratives), ces analyses n'ont encore pu trouver que peu d'équivalent au niveau
de discours plus longs. Dans un article ancien analysant les éléments organisa¬
teurs d'un récit oral, Fillol et Mouchon avaient déjà montré que les changement
de débit (accélération, ralentissement) et la longueur des pauses avaient effecti¬
vement un rôle démarcatif en lien avec d'autres éléments organisateurs du récit
(temps verbaux, répétitions.) : les séquences délimitées par des pauses longues
correspondent selon eux presque toujours à des unités narratologiques (30).
Mais leur approche, assez technique, ne faisait pas intervenir le travail d'inter¬
prétation de l'interlocuteur. Ce sont surtout les travaux en analyse conversation¬
nelle et en ethnographie de la communication qui ont mis en lumière
l'importance de la prosodie, entre autres indices de contextualisation, pour

31
REPÈRES N° 21/2000 E. NONNON

l'ajustement des interlocuteurs et leur convergence dans la façon de scander les


séquences du discours. Gumperz souligne « le rôle que jouent les mécanismes
prosodiques, comme les contours d'intonation, la position de l'accent et l'as¬
pect mélodique, dans la segmentation du flux de paroles, le signalement des
connexions thématiques et la communication d'informations quant à l'activité en
cours », et pour « déterminer les points privilégiés, distinguer l'information anté¬
rieure de celle qui est produite à l'instant même, l'essentiel de l'information sub¬
sidiaire portant sur ce qui a déjà été dit » (31). Gulich montre, par exemple à
propos d'exposés oraux, comment les locuteurs usent de tels marqueurs de
structuration et de variations de « style prosodique », ayant pour double fonction
de signaler la continuité et la discontinuité (32). Mais relativement peu d'ana¬
lyses conduites dans cette perspective sont encore disponibles pour le récit
oral.

S'il est difficilement pensable actuellement, pour des enseignants, de s'en¬


gager dans une analyse très précise de ces phénomènes, qui nécessite un
appareillage important et une grande technicité, on peut au moins tirer de ces
études la conviction que les phénomènes intonatifs, loin d'être un résidu affectif
échappant à toute connaissance objective, font partie à part entière des appren¬
tissages linguistiques et discursifs : ils sont des éléments d'organisation des dis¬
cours oraux qui n'ont pas à être dévalorisés par rapport aux marqueurs de
structuration et aux indicateurs de cohérence décalqués du fonctionnement de
textes écrits, qui figurent dans beaucoup de grilles d'évaluation des récits. La
meilleure connaissance de la complexité de ces phénomènes devrait aider à ne
pas disqualifier de façon trop hâtive le recours aux éléments paraverbaux pour
construire la cohérence du discours et l'intercomprehension, en en faisant une
caractéristique des locuteurs non experts ou du langage populaire (33).

2.2. Dramaturgie et polyphonie dans la narration orale


Une autre fonction de la prosodie dans l'élaboration des significations du
récit oral a été plus invoquée, sinon étudiée précisément : il s'agit de sa dimen¬
sion expressive, mimétique et axiologique, qui relève directement de la perfor¬
mance. Bakhtine a souligné le rôle, dans la signification, des accents et de
l'intonation, vecteurs privilégiés de l'évaluation, à la frontière entre individuel et
social (34) ; mais, chez lui, voix a plutôt un sens métaphorique, en ce qu'il s'est
surtout préoccupé des discours écrits. La narration à l'écrit peut en ce sens être
polyphonique, mais à l'oral cette caractéristique se marque par la voix et les
accents au sens propre, dans leur dimension sonore et charnelle. En cela la nar¬
ration orale relève de la dramaturgie de la parole décrite par Goffman (35).
L'intonation est un vecteur privilégié de la polyphonie dans le récit oral, au
double sens que le terme a dans les écrits de Bakhtine, d'intégration de la
parole de locuteurs multiples (comme personnages du récit) et de multiplicité
d'énonciateurs de la narrration.

32
Ce que le récit oral peut nous dire sur le récit

2.2.1. La narration comme mise en scène d'interactions


sociales
Une fonction importante du récit oral quotidien est de « portraiturer des
interactions ». La parole des uns et des autres, les rapports de force interper¬
sonnels dans les situations relatées sont un noyau de la narration : « la mimésis
d'autres locuteurs est chose courante dans le récit oral, véritable arène de
figures que le narrateur fait parler de leurs propres voix » (36). Du moins chez les
adultes, le récit oral se situerait plus du côté du « récit de paroles » que du
« récit d'événements », selon la distinction opérée par Genette (37) : dans cer¬
tains récits oraux quotidiens, cette dimension de mimésis, d'évocation stylisée
et théâtralisée de scènes sociales à travers la parole des protagonistes relègue
au second plan la diégèse qui en fournit l'occasion. Cette fonction de stylisation
du social par la description et la catégorisation des acteurs a été soulignée en
ethnométhodologie et en analyse de la conversation, qui y voient un savoir,
commun aux membres d'un groupe culturel, sur le fonctionnement des interac¬
tions et du langage. Goffman parle d'imitation de façons de parler ou d'accents,
« clichés intonatifs » témoignant de fonctions catégorisantes et dramaturgiques,
on pourrait dire métacommunicatives, du récit oral (38).

Ce fonctionnement du discours rapporté dans le récit oral a été bien étudié


chez les adultes. Pour les enfants, on dit souvent que la compétence à entrer
dans un mode narratif scénique, comme dit Quasthoff, est assez tardive, et le
recours au discours rapporté de personnages dans la narration apparait comme
marque de complexité. Pour Bruner au contraire, cette fonction dramaturgique
et polyphonique est d'emblée fondamentale dans la genèse du récit chez les
petits enfants : touchant de près à la prise de rôles et à l'exploration des signifi¬
cations subjectives, qui sont pour lui un fondement de la narration, « un récit ne
peut être sans voix ». Mais, dans la première parole, cette mise en perspectives
multiples d'un événement à travers les réactions de plusieurs participants est
« principalement réalisée par le cri et autres expressions affectives, par le niveau
d'accentuation et autres figures prosodiques, plutôt que par des moyens lexi¬
caux ou grammaticaux », comme il l'évoque à propos des interjections, change¬
ments vocaux et imitations dans les soliloques d'une petite fille, suivie dans
l'évolution de ses récits spontanés (39). Pour Goffman, cette pratique très pré¬
coce d'enchâssement de voix multiples appartenant à « toute une ménagerie »
de figures qui ne sont pas moi, mise en jeu sous forme ludique dans l'interaction
avec les adultes, permettrait ensuite de pouvoir raconter sa propre expérience
passée, et le dédoublement que suppose le récit (40). François montre aussi,
dans des analyses de récits oraux de jeunes enfants, que cette polyvocité est
très précoce (41).

2.2.2. Variations de cadre énonciatif et de position du narrateur


dans le récit oral
Dans un deuxième sens du terme, la polyphonie renvoie moins à la multipli¬
cité des locuteurs mis en scène qu'à la pluralité des positions adoptées par le
narrateur, et aux changements de cadre communicatif au cours de la narration

33
REPÈRES N° 21/2000 E. NONNON

(42). Selon Gumperz « la prosodie permet de signaler et négocier les modifica¬


tions d'activité, ou les transitions de l'une à l'autre » (43). Elle est un des
« taquets » indiquant les incessants changements de perspective et de distance
du locuteur par rapport à ce qu'il dit et à l'interlocuteur. Revendiquant l'analogie
avec la pratique musicale, Goffman parle de « mode » pour évoquer ce pouvoir
des moyens prosodiques de transformer la façon de cadrer l'activité langagière
en cours (44). Cette modalisation par la voix (le locuteur, dit Goffman, « hausse
ses sourcils vocaux »), touche aussi aux variations entre les moments où il prend
en charge, en son nom, la narration d'événements particuliers attestés (par
exemple dans le témoignage), ceux où il les commente, ceux où il relaie une
parole gnomique générale, où il instaure un rapport ludique etc.. Cette dimen¬
sion de la polyphonie comme pluralité des positions enonciatives du même
locuteur est celle qui a fait l'objet de l'analyse linguistique de Ducrot, même si
celle-ci porte plus sur de petites unités que sur des mouvements discursifs de
plus grande portée à l'intérieur de conduites comme le récit (45).

Ces variations de prise en charge, de statut d'énonciateur, et leur signale¬


ment par la prosodie existent aussi dans la lecture à voix haute de récits écrits :
les changements intonatifs signalent si l'énonciateur se soumet à une lecture lit¬
térale du texte, quel degré de distance ou de liberté il prend avec lui, quand il
raconte en son propre nom. Les enseignantes de maternelle, notamment, racon¬
tent ou lisent souvent aux élèves des contes, qu'elles transposent spontané¬
ment pour les rendre accessibles à l'écoute, en utilisant toutes sortes de
régulateurs de l'attention. Morel et Nacar ont étudié les moyens prosodiques uti¬
lisés dans deux situations (raconter et lire à voix haute un même conte), en se
centrant sur la thématisation contrastive (Cendrillon par rapport à ses s par
exemple), la focalisation, le discours rapporté. Elles montrent les phénomènes
communs aux deux pratiques (« autonomisation des séquences discursives par
la baisse de mélodie, emphatisation d'éléments importants, explicitation des
referents, économie d'adverbes d'intensité ou de modalité appréciative, grâce à
la focalisation intonative »), et les modifications apportées spontanément au
texte écrit par la lecture expressive (déplacements dans l'agencement théma¬
tique, recours constant à et pour assurer la liaison et la cohérence du récit,
donné à une grande hauteur intonative après une finale basse, plutôt qu'à des
pauses pour marquer les points et virgules du texte). II s'agit de « capter le
contenu de mots clefs d'un énoncé, pour les restituer de façon plus frappante et
maintenir l'attention des enfants » (46). Étudiant ces transpositions parmi diffé¬
rentes pratiques de restitution de contes chez des enseignantes de maternelle,
depuis la lecture littérale jusqu'aux techniques du conteur centrées sur le
contact avec l'auditoire, Grosmann observe « à quel point les jeunes auditeurs
sont sensibles au marquage prosodique qui signale le moment où on passe de
la lecture proprement dite à une lecture reconstruite et non littérale ». Pour lui,
cette forme spécifique d'adaptation d'un texte écrit au cours de l'interaction ver¬
bale, peu étudiée malgré sa fréquence et ses enjeux discursifs, « joue un rôle
capital dans l'accès au texte écrit, parce qu'elle permet de régler ponctuelle¬
ment des problèmes liés à l'ordre scriptural concernant la continuité thématique
et la construction de la référence, et parce qu'elle assure une fonction de recon¬
textualisation : commentaires et explicitations permettent de préciser l'orienta¬
tion argumentative qui est donnée, ici et maintenant, au texte lu » (47). Cette

34
Ce que le récit oral peut nous dire sur le récit

dimension de contextualisation, fondamentale selon Gumperz dans l'engendre-


ment des discours et leur sens d'événement pour les sujets, est souvent scoto-
misée à l'école : la priorité y est donnée aux genres seconds et
décontextualisés, souvent abordés presque d'emblée, sans toujours prendre le
temps d'un réel ancrage dans l'expérience et dans la parole vive.

2.3. Le rythme et les modes analogiques d'engendrement


des significations
Ces différences dans le matériau narratif et dans les conditions de contact
qui caractérisent les formes orales et écrites de narration ne jouent pas seule¬
ment pour des réorganisations ponctuelles du discours. Elles touchent à ses
formes d'engendrement et de structuration, plus musicales (comme dans le
contage (48)), associatives ou portées par la force des signifiants (parentés
sonores, rythmiques, expressivité des mots).

Bruner souligne que l'efficacité du récit pour l'enfant dépend de sa littéra¬


rité (49). Dans beaucoup de genres oraux, contes ou récits de rêves, l'associa¬
tion est un organisateur du discours. Les associations (rapprochements formels,
symétries, glissements de proche en proche, par contiguité ou ressemblance)
sous-tendent un fil thématique lâche, balisé par des « répétitions à divers
niveaux structurels, qui s'organisent autour de séries », et opèrent comme ponc¬
tuation rythmique du récit (50).

Au delà, ces différences touchent au mode de construction de la significa¬


tion dans le récit oral, plus analogique et proche du poétique. Selon Zumthor,
« les glissements de registre, les mouvements latéraux du langage, les ambiguï¬
tés participant à la construction progressive du discours » amènent « une
impossibilité de se maintenir au niveau du littéral, une ouverture constante sur
les résonances analogiques » (51). Le déroulement même du récit oral met en
jeu des modes de construction des significations non dénotatifs, que François
essaie de cerner à l'aide de plusieurs notions, comme celles de « significations
dessinées » et « atmosphériques » (par opposition à analytiques et dénotatives).
Une partie des significations que porte le récit ne sont pas localisables en un
point précis du discours, ni attribuables à une unité linguistique particulière, elles
tiennent à son fempo, son rythme, sa gestion de la temporalité particulière de la
narration, et sont montrées par l'ordre de son déroulement, sans être directe¬
ment traductibles (lenteur, déroulement sinueux ou circulaire, ruptures et sauts
thématiques rapides, piétinement) (52) ; elles suscitent une tonalité, une « atmo¬
sphère », et participent ainsi à Paccordage affectif (53).

Analyser les conduites langagières orales oblige en effet à prendre en


compte la dimension souvent occultée de l'expérience émotionnelle, qu'Auchlin
tente de cerner à travers des notions comme accord intérieur, calibrage, réso¬
nance (54). D'où l'importance aussi, dans la narration orale, de cette autre méta¬
phore musicale qu'est le ton. Bakhtine avait déjà insisté sur « le rôle
exceptionnel du ton, l'aspect le moins étudié de la vie verbale », « lié au rapport
du locuteur à la personne de son partenaire » (55) ; ce point a été développé par
Maingueneau, pour qui « le genre discursif, versant typologique, formel du mode

35
REPÈRES N° 21/2000 E. NONNON

d'énonciation, n'est que le pendant d'un autre, moins souvent appréhendé, le


ton ». Le ton, « qui ne se donne jamais à voir, mais est partout présent, dissé¬
miné sur tous les plans discursifs, par lequel le contenu du discours prend corps
partout grâce au mode d'énonciation », s'appuie sur une double figure de
l'énonciateur, « un caractère inséparable d'une corporalité, d'une certaine
manière d'habiter son corps » (56). On rejoint par là l'éthos des rhétoriciens,
« enonciation tendue vers le coénonciateur, qu'il faut mobiliser pour le faire
adhérer physiquement à un certain univers de sens », indissociable de la façon
dont le locuteur se montre à travers la manière de dire, « de la scénographie où
la voix de l'énonciateur s'associe à une certaine détermination du corps » (57),
dans une certaine énergie de la parole, une contagion communicative (58). La
narration orale, avec cette part de performance liée à l'engagement du narrateur,
à la particularité sensible de sa présence et de sa parole, met donc en évidence
l'importance de ce en quoi un récit est non traductible, non réductible à ses
invariants et à son appartenance générique.

Cependant, ces dimensions n'apparaissent spécifiques au récit oral que


parce que les approches dominantes ne les ont pas vraiment prises en compte
dans l'analyse des récits écrits : c'est dans le cadre d'une conception formaliste
rigide du récit qu'on peut raisonner en termes d'oppositions binaires entre écrit
et oral (59).

Ainsi on peut dire que tout ce qui relève de la voix, des significations analo¬
giques s'impose pour comprendre le fonctionnement du récit à l'oral, mais que
cette dimension est fondamentale aussi pour le récit écrit, particulièrement les
récits littéraires : selon Maingueneau, « l'éthos met particulièrement en évidence
la dimension analogique de la communication littéraire » (60), qui rejoint sur ce
point le fonctionnement de l'oral. Selon Meschonnic, la question, pour l'écrit
aussi, est de savoir « comment se fait la signification d'un texte, et comment elle
se fait chaque fois spécifiquement » (61). Se référant à Benveniste, et par oppo¬
sition à l'organisation fixe de formes régulières qu'est le schéma, il définit le dis¬
cours comme rythme, et le rythme comme organisation par un sujet du
mouvement dans le langage (62). C'est pourquoi il distingue à côté de l'opposi¬
tion binaire écrit / parlé, « un troisième mode de signification que masquait le
dualisme du signe », l'oral, caractérisé selon lui par un primat de la prosodie
dans le mouvement du sens : avec l'oralité, c'est de « l'organisation du mouve¬
ment d'une parole dans le langage qu'il s'agit » (63). Meschonnic peut dire en ce
sens que « le paradoxe de la littérature est d'être le lieu où s'accomplit au maxi¬
mum cette oralité » (ce qui est différent de l'imitation du parlé comme chez
Céline). Les écrits élaborés reprennent et transposent ainsi les carcatéristiques
de l'oralité, comme le dialogisme et la dimension émergente, dynamique de la
parole, de même que les oraux sont structurés, nourris par les organisations
écrites.

Le récit oral, par l'importance qu'y ont la prosodie et l'intonation, et à tra¬


vers elles l'engagement du narrateur, est en ce sens un révélateur, qui signale la
nécessité de prendre en compte dans la construction de la signification la dyna¬
mique même de la prose, son énergie, et la présence du dire d'un sujet dans
l'écrire. II faudrait bien sûr accepter d'écouter, ou de lire les récits d'enfants avec

36
Ce que le récit oral peut nous dire sur le récit

cette qualité d'accueil, comme une voix qui cherche à se faire entendre dans sa
qualité particulière, même à travers la banalité ou l'incohérence des choses
dites : avoir, comme le dit François, une vision esthétique des récits d'enfants,
en interrogeant l'expérience particulière de la production narrative, même balbu¬
tiante et de son écoute, même professionnelle, comme une expérience esthé¬
tique (64).

3. LA NARRATION ORALE COMME ACTIVITÉ SIGNIFIANTE


ET SES FONCTIONS

Comme le rappelle Zumthor, « le texte oral répugne plus que le texte écrit à
toute analyse qui le dissocierait de sa fonction sociale et de la place qu'elle lui
confère dans la communauté réelle ; de la tradition dont peut-être il se réclame,
explicitement ou de manière implicite ; des circonstances où il se fait entendre.
Le texte oral tient par là aux conditions et aux traits linguistiques déterminant
toute communauté orale » (65). L'ancrage des études du récit oral dans un
champ anthropologique, clinique ou sociologique a amené à mettre au premier
plan la question de ses fonctions sociales et épistémiques et de sa dimension
actionnelle. Pourquoi raconte-t-on, que fait-on en racontant ? En quoi le récit
est-il porteur de connaissances, comment participe-t-il à la régulation des rela¬
tions sociales et à la construction des identités ?

3.1. Les enjeux épistémiques et identitaires du récit oral


Dans une perspective anthropologique, on peut dire que, pour les membres
d'une société donnée, la pratique orale de récits lors de rassemblements com¬
munautaires ou de séances d'arbitrage où est rendue la justice « apprend la vie,
les règles du groupe, la logique des événements, les manières de vivre, le prévi¬
sible et l'imprévisible. Les récits ont pour fonction d'assurer la transmission des
règles et des modalités de leur application, permettent de juger du degré d'ex¬
ception ou de familiarité du délit, fournissent des critères pour l'appréciation de
la gravité » (66). Ces fonctions épistémiques et régulatrices sont amplement
soulignées dans la description des sociétés traditionnelles ; elles sont parfois
évoquées dans les marges de notre culture, pour l'étude des faits-divers par
exemple. Mais, paradoxalement, elles ne sont pas souvent mises au premier
plan dans la littérature didactique, mais aussi dans les pratiques scolaires pour
les récits écrits, même ceux dont la fonction patrimoniale est importante : le
récit n'y est pas abordé explicitement d'abord comme lieu de transmission de
connaissances ou de structuration de l'expérience (en dehors de la référence à
Bettelheim pour les contes de fées, qui fait effectivement partie de la culture
enseignante). Même quand on travaille le conte, où pourtant ces fonctions d'ap¬
prentissage et d'intégration aux catégories d'une culture commune sont si
importantes, son rôle dans la connaissance du monde, la construction de caté¬
gories de jugement et l'intégration des règles sociales chez les jeunes enfants,
est assez peu thématisé dans les discours didactiques sur l'apprentissage du
récit, par rapport aux apprentissages liés à la structuration de la trame narrative
(le schéma narratif reste la référence explicite prioritaire). Cette quasi-absence
de thématisation dans les discours didactiques explicites ne veut pas dire que

37
REPÈRES N° 21/2000 E. NONNON

ces aspects ne soient pas pris en charge implicitement, par la pratique intuitive
des enseignants, et ne suscitent pas des apprentissages incidents, à travers la
fréquentation régulière d'albums notamment.
Ce qui est souligné en anthropologie comme fonction épistémique explicite
des récits codifiés de la tradition (mythes et sagas, cas de la jurisprudence, évé¬
nements mémorables, paraboles) l'est aussi dans les études micro-sociolo¬
giques et ethnométhodologiques des multiples récits qu'appellent les situations
d'interaction plus ou moins codifiées de la vie sociale : plaintes ou audiences au
tribunal, entretiens médicaux, biographiques (67). Elle l'est aussi des récits infor¬
mels qui nourrissent les interactions quotidiennes (témoignages, anecdotes,
confidences), par lesquels les membres d'une communauté ajustent et confor¬
tent leurs catégories d'appréhension de l'expérience, leurs valeurs, leurs filia¬
tions. Cette fonction catégorisante et structurante des récits apparait, quoique
de façon très différente, dans les pratiques ritualisées de récits appartenant à la
culture commune (récits de fiction ou mémoire appartenant à l'histoire du
groupe d'appartenance) et dans ce grand versant de la narrativité que sont les
récits d'expérience personnelle, notamment à travers les narrations conversa¬
tionnelles.
II faudrait donc étudier chez l'enfant, non seulement les réalisations linguis¬
tiques des récits et leurs transformations, mais aussi les fonctions interactives et
cognitives mises en uvre dans ses pratiques narratives en situation, aux diffé¬
rents moments de son évolution. L'analyse des conduites narratives du jeune
enfant chez Bruner a l'intérêt de présenter l'apprentissage du récit comme
entrée dans un « jeu de langage » au sens d'action partagée, avec l'intrication
des dimensions cognitives, interpersonnelles et discursives. II aborde la narra¬
tion par les fonctions sociales, culturelles et cognitives qu'elle remplit en situa¬
tion dans l'environnement social de l'enfant. A travers les multiples récits
transmis par la tradition culturelle ou improvisés par son entourage pour com¬
menter et rendre lisibles les expériences quotidiennes, il apprend à négocier le
sens à donner aux conduites et à s'accorder sur leur interprétation : ainsi le récit
d'excuse peut changer la valeur d'une conduite, par la mise en séquence des
actions à l'intérieur d'ordres différents où elles trouvent place dans un réseau de
relations (de cause à conséquence, but à moyen) et par la mise en scène de l'in¬
tentionnalité. Les récits sont ainsi un lieu privilégié pour la construction de rela¬
tions logiques et la compréhension des règles : on peut penser, à la suite de
Luria, que les récits constituent « des interprétants précoces pour les proposi¬
tions logiques, avant que l'enfant dispose de l'équipement mental pour les
manipuler en ayant recours aux calculs logiques qui se développent plus tard »
(68). Cette analyse de la pratique précoce du récit renvoie, chez Bruner comme
chez Vygotski, à une conception plus large du développement de l'intelligence
et des connaissances à travers les formes culturelles et les uvres esthétiques.
Bruner souligne la pluralité des modes d'élaboration du sens, dont certains, for¬
tement contextualisés, gardent une autonomie par rapport aux exigences de
vérifiabilité ou de justification logique : ainsi les modes de signification liés aux
relations intersubjectives, ceux qui concernent les liens entre événements, actes
et paroles, et les modes normatifs, qui intègrent les événements dans des
contextes définis par des obligations, des déviations et des conformités. Ces

38
Ce que le récit oral peut nous dire sur le récit

modes primitifs sont ensuite incorporés au sein du mode narratif ou de la pen¬


sée propositionnelle : « le récit est une des formes de niveau plus élevé, permet¬
tant d'introduire de la cohérence dans les trois premiers ordres d'élaboration du
sens ». Sa richesse spécifique est de leur donner une portée d'extériorisation de
la mémoire et d'appréhension logique plus générale, tout en gardant l'ancrage
dans des contextes particuliers (69).

Apprendre la pratique du récit, c'est donc pour un enfant faire ces par¬
cours, en explorant successivement ses usages pour une investigation sur le
monde et les relations sociales, en fonction des questions qu'il peut se poser.
Bruner cite ainsi dans son ouvrage et s'appuie sur les observations de Nelson,
qui a suivi les narrations orales spontanées d'un fillette en notant leur évolution
fonctionnelle : elle utilise tour à tour le récit pour apprendre à séquentialiser les
actions, pour explorer les liens entre intentions et moyens, causes et effets, pour
réintégrer dans un ordre les infractions à la loi ou la régularité, pour confronter
une pluralité de perspectives intersubjectives sur une action. Ancré dans l'intérêt
pour le problème de la transgression et de la réintégration dans un ordre à tra¬
vers l'activité discursive, le récit est très précocement une exploration des
modalités et des logiques normatives dont a parlé Greimas. De même, à travers
la curiosité pour les réactions de protagonistes différents à un même événe¬
ment, il est très précocement polyphonique et centré sur la confrontation de
subjectivités, à travers la prise de rôles et le jeu sur les voix. Ce sont pour lui ces
enjeux prioritaires, qui fondent les fonctionnements narratifs privilégiés par l'en¬
fant aux divers moments de son histoire personnelle.

Cette fonction organisatrice et exploratoire du récit s'accompagne d'enjeux


identitaires et de construction de l'image de soi, particulièrement nets dans les
récits d'expérience personnelle. Labov parle de « structuration du vécu à travers
la syntaxe narrative », montrant le rôle que joue le récit dans la construction de
l'identité et la maitrise de l'expérience : c'est particulièrement important pour
des enfants ou des adolescents à l'identité en devenir, au carrefour de systèmes
de catégorisation multiples et instables, comme le montre Bachmann à partir du
récit par un jeune délinquant d'un épisode marquant de son expérience (70).
Cette fonction identitaire a particulièrement étudiée dans des récits liés à l'immi¬
gration (71), des entretiens biographiques et des récits de vie (72). Elle rejoint les
analyses de Ricoeur sur l'identité narrative et le récit comme réponse de
concordance à une expérience de discordance temporelle et à l'aporie du temps
(73).

La narration orale est aussi souvent source de plaisir, qu'il s'agisse du plai¬
sir de conter, dont Zumthor parle comme d'un « plaisir de domination, associé
au sentiment de piéger celui qui écoute, capté de façon narcissique dans l'es¬
pace d'une parole apparemment objectivée » (74), ou plus largement, d'une
expérience esthétique partagée par celui qui raconte et celui qui écoute, qu'il
s'agisse d'invention, de mensonge ou d'expérience stylisée. François développe
cette approche dans l'analyse de narrations d'enfants, en reprenant les trois
aspects que Jauss a isolés à l'intérieur de l'expérience esthétique (75) : plaisir
de la poesis, celui de faire et de jouer librement du mélange des mondes, de la
trangression des interdits ou des impossibles dans un espace de jeu caractérisé

39
REPÈRES N° 21/2000 E. NONNON

à la fois par sa fermeture et son ouverture ; plaisir de Yaisthesis, du ressenti et


de l'accordage affectif ; plaisir de la catharsis : (Jauss parle d'identification
cathartique), de la régulation des affects, liée à la prise de rôle et à la découverte
d'une existence d'autres en nous (76).

3.2. Les fonctions discursives de la narration


dans l'interaction
Si l'on s'attache aux récits effectivement produits en situation « naturelle »,
on se heurte forcément à la question de l'hétérogénéité. Comme je l'avais mon¬
tré en parlant de la dimension dialogique du récit, chez Labov notamment, et du
fait qu'il intègre diverses séquences discursives liées à l'évaluation (commen¬
taires, explications, discours intérieur.), on peut dire que l'hétérogénéité est
constitutive de la narration, même quand elle se présente sous forme relative¬
ment identifiable par rapport à son environnement dialogal, comme dans les
récits étudiés par Labov.

Mais il est rare que le récit à l'oral se présente sous forme close, isolée,
sauf dans certaines situations institutionnelles, et le plus souvent on a à faire
avec des récits intégrés à d'autres conduites discursives, par rapport auxquelles
la narration assume différentes fonctions. Lacoste analyse ainsi ces « situations
d'hétérogénéité discursive, où le narratif fait irruption dans du non-narratif », par
exemple dans une situation d'entretien. II s'agit pour elle de « rompre avec une
attitude taxinomique, pour en venir à l'analyse des processus internes de
construction », notamment des formes de narrativisation du discours, ou, au
delà d'une dichotomie entre récit fonctionnel et récit non-fonctionnel, de repérer
les processus de fonctionnalisation et de défonctionnalisation des séquences
narratives par rapport au contexte discursif (77). On a ici à faire, non pas à des
récits au sens où l'entend Labov, c'est à dire des conduites sociales riches et
différenciées, unifiées par l'évaluation, mais à « du récit », qui prend souvent
place dans un environnement argumentatif, en jouant comme témoignage,
moyen de susciter une vraisemblance, explication, preuve, et de façon plus
générale, établissement ou confirmation d'un savoir d'arrière-plan commun avec
l'interlocuteur. II s'agit plutôt de bribes étroitement mêlées au commentaire, où
on passe incessamment du générique au déictique, d'un système de catégori¬
sation à un autre, et où l'opposition présent / imparfait / passé composé est
remplacée par une combinatoire plus souple d'adverbes, de locutions, d'expres¬
sions générales. Comme d'autres conduites orales, la narration orale apparait
comme le domaine de l'hétérogène et de la variation et fait éclater les typologies
trop rigides. Mais ici encore, elle ne fait qu'éclairer un aspect du fonctionnement
des récits écrits, que masquent les formes scolaires quand elles sont trop rigi¬
dement codifiées.

On voit donc que la pratique sociale réelle du récit correspond à des


formes très variées, dont le récit construit, tel que l'a décrit Labov, avec l'impor¬
tance centrale de l'évaluation, n'est qu'une manifestation. Barberis rappelle que
tous les récits ne sont pas évalués : l'activité narrative consiste souvent plutôt à
relater, résumer, rappeler, pratiques qui ont aussi des fonctionnalités sociales
multiples (78). S'agit-il encore de récits ? Dans cette perspective, il est plus inté-

40
Ce que le récit oral peut nous dire sur le récit

ressant d'observer et de structurer ce continuum de pratiques, ses fonctions


sociales et intellectuelles et ses fonctionnements que d'appliquer un modèle
unique a priori du récit. Les travaux qui ont pris en compte la variété des genres
narratifs oraux formels ou informels (récit radiophonique, témoignages, blagues
et histoires drôles, confidences, récits de rêve ou de mensonge, résumés d'his¬
toires lues ou de films (79)) ont montré des variations importantes de la forme
narrative, qui incitent à se méfier de tout modèle rigide et uniforme de la produc¬
tion d'un récit.

II faudrait mieux reconnaître, et connaître, dans leur diversité fonctionnelle


et leurs fonctionnements, la gamme des conduites narratives orales mises en
Îuvre dans les interactions scolaires quotidiennes, depuis les ouvertures de
cours, où l'enseignant demande de réactualiser l'expérience vécue en commun
(sortie, tâche intellectuelle menée ensemble) à des fins de socialisation et de
construction d'une culture commune, de relater le travail du cours précédent, ou
de faire le bilan de la démarche en fin de séance, jusqu'aux séances ritualisées
de restitution d'histoires patrimoniales faisant partie de la culture scolaire. Entre
ces deux pôles, la narration se pratique sans cesse à travers toutes les
conduites de paraphrase de textes pour mieux les comprendre, de résumé ou
de description d'expériences pour les structurer et les mémoriser, et par les
récits d'expérience personnelle intervenant sous forme ritualisée à visée de
sociabilité (entretiens du matin), ou comme bribes dans le tissu des échanges
discursifs (à titre de justification, d'accordage affectif, d'exemple etc). Pour les
raisons évoquées précédemment, méthodologiques et techniques, mais sans
doute aussi par suite de choix théoriques, cette description de la sociabilité nar¬
rative ordinaire à l'école n'a pas pu être encore réellement engagée, ou l'a été
de manière partielle (en se centrant sur les fonctions littéraires et culturelles des
échanges autour des albums, par exemple) (80). II faudrait ainsi observer les
variations d'un type de narration à l'autre, et dégager des catégories permettant
de les comparer : récits situationnels / décontextualisés, restitution / invention,
s'appuyant sur un support verbal homogène / sur un support multisémiotique
(album en images), récits faisant appel à l'expérience partagée ou une connais¬
sance commune (en situation de rappel, notamment) / récits à fonction informa¬
tive construisant verbalement une référence inconnue. Prendre en compte cette
variété permettrait d'éviter une approche trop modélisante et restrictive, et de
travailler avec leurs critères propres et leur fonctionnalité, sans idée préconçue,
les multiples occasions de relater ou de raconter qui se présentent en classe. En
ce sens aussi, les études sur le récit oral éclairent des dimensions qui valent
pour tout récit, même écrit. Elles nous incitent à nous méfier des dichotomies et
des schémas rigides a priori, pour accepter la diversité des pratiques sociales
réelles et la complexité des modes de construction des significations.

CONCLUSION
Par la nature de son objet, par les traditions scientifiques dans lesquelles
elle a pris naissance, l'analyse de récits oraux pose à la narratologie des ques¬
tions épistémologiques plus générales sur le statut des concepts génériques et
des événements de parole, qui n'en sont jamais une application. Elle confronte à
la question de la spécificité et de l'hétérogénéité de conduites discursives en

41
REPÈRES N° 21/2000 E. NONNON

situation, fortement tributaires d'un contexte, d'une dynamique interiocutive,


d'une multitude de facteurs intriqués qui entrent dans sa dimension de perfor¬
mance non complètement réitérable et prévisible, et à celle de modes de géné¬
ralisation ajustés à cette spécificité, qui n'achètent pas la généralité et
l'invariance au prix d'une réduction des récits au plus petit commun dénomina¬
teur (81). Au même titre que l'analyse de récits écrits, mais de façon plus évi¬
dente, elle s'attache à des pratiques discursives qui sont des pratiques sociales,
ancrées dans des enjeux pragmatiques, culturels et identitaires, des fonctions
de partage de connaissances et de valeurs, et qui sont intriquées à d'autres sys¬
tèmes sémiotiques intriqués en interférences avec elles (gestes et habitus cor¬
porels, action partagée, écrits et dessins) : elles confrontent aux limites
d'approches seulement formalistes. On ne peut ainsi s'intéresser aux narrations
orales en situation sans se poser, d'emblée et au premier chef, la question :
pourquoi raconte-t-on, que fait-on en racontant ? Cette question n'est certes
pas spécifique au récit oral, mais on peut penser qu'une certaine tradition sco¬
laire formaliste, centrée sur les genres écrits comme objets d'enseignements,
susceptibles d'un apprentissage en quelque sorte auto-centré, l'a souvent relé¬
guée au second plan.

Par ailleurs, l'analyse de conduites discursives comme le récit montre les


limites d'une approche dichotomique, reposant sur une partition stricte entre
pratiques orales et pratiques écrites. Du point de vue de la description des pra¬
tiques sociales orales effectives, d'abord, cette partition se révèle indéfendable :
dans notre société lettrée, la plupart des situations professionnelles et scolaires
mêlent l'oral et l'écrit, le langagier et l'iconique, selon des configurations variées
et complexes qui demandent des compétences spécifiques (commentaire narra¬
tif d'images, traces écrites à partir d'une narration orale, narration s'appuyant
sur un canevas écrit, gloses et reformulations portant sur un texte écrit, selon
tous les degrés de paraphrase et de distance.). Du point de vue de l'analyse des
discours, également, prendre en compte l'originalité des fonctionnements des
narrations orales renvoie sur bien des points, comme on l'a vu, à des caractéris¬
tiques des narrations en général, qu'elles soient orales ou écrites, pour les¬
quelles l'oral joue comme un révélateur : ainsi la dimension interiocutive et
configurationnelle, la polyphonie et la variété des positions enonciatives, la litté-
ralité et l'importance des significations non dénotatives, l'hétérogénéité et la plu¬
ralité des fonctions pragmatiques (expliquer, témoigner, exemplifier, réfuter.), la
dimension de partage de connaissances, de catégories de jugement et de
valeurs. On peut dire que les pratiques écrites élaborées intègrent, transposent,
stylisent certaines dimensions de la parole orale, comme le dialogisme, la sou¬
plesse des positions enonciatives, la figuration d'une dynamique d'engendre¬
ment, la tension evaluative ; inversement, les oraux élaborés se nourrissent des
modes d'organisation et de réflexivité de l'écrit.

Pour des enseignants, s'engager dans une connaissance technique et


détaillée des caractéristiques linguistiques et discursives des récits oraux,
notamment dans le domaine des phénomènes prosodiques, est sans doute
actuellement difficile, et nécessiterait du temps, un lourd appui technologique.
Prendre connaissance de travaux sur les récits oraux pourrait au moins per-

42
Ce que le récit oral peut nous dire sur le récit

mettre, en revanche, d'apprendre, ou réapprendre à écouter les narrations des


élèves, sans se décourager et se fixer sur des objectifs inatteignables.

Pratiquer réellement la narration à l'oral dans la classe pose de multiples


problèmes : de temps, de technique, de socialisation des différences sociales et
culturelles entre élèves, qui risquent ainsi de devenir plus publiques et de mena¬
cer l'espace neutre de la classe. II est difficile aussi, en dehors des petites
classes, de concevoir en quoi raconter à l'oral peut être un travail scolaire, diffé¬
rent de ce qu'on fait quand on raconte en contexte extra-scolaire : d'où le
recours à des consignes plus ou moins strictement codifiées, et à des normes
qui cherchent à juste titre à dessiner un espace d'apprentissage scolaire et à le
légitimer, mais qui sont souvent décalquées de l'écrit, et donc décalées et peu
opératoires. Prendre connaissance de travaux sur le récit oral peut aider à
renoncer à des normes décalées, à se centrer sur des axes de travail plus opé¬
ratoires : ainsi le travail sur l'évaluation et l'élucidation des raisons de raconter, la
prise en compte de l'interlocution, du questionnement de l'interlocuteur, pour
lequel on peut s'appuyer sur les analyses de Labov. Ces travaux peuvent aider
notamment à ne pas méconnaître l'importance des éléments paraverbaux dans
les conduites narratives, à favoriser leur développement, leur prise de
conscience et leur contrôle par les élèves, en relativisant des modèles de la
cohérence et de la complexité narrative inspirés des récits écrits. Ces travaux
peuvent ainsi avoir une fonction de légitimation des narrations orales déjà pré¬
sentes dans la classe, en en montrant l'importance et l'intérêt.

Cette importance et cet intérêt peuvent concerner les multiples pratiques


narratives non canoniques inscrites dans les échanges ordinaires de la classe,
qui assument des fonctions centrales dans la constitution d'une culture com¬
mune et la construction intellectuelle : comptes rendus d'expériences partagées,
de démarches menées en commun, analyses de situations problématiques, rap¬
pels de découvertes, résumés structurant des acquis ou la mémoire du groupe,
restitution de lectures. Les enseignants les pratiquent intuitivement, en les
considérant souvent plus comme des formes de régulation liées à la gestion de
classe, que comme des situations à part entière d'exercice et de développe¬
ment de conduites narratives. Pourtant, l'observation montre qu'y sont mises en
jeu des compétences qui peuvent se développer, progresser, se complexifier
(dans la catégorisation des actants, l'explicitation des relations, des change¬
ments de niveau comme le passage du témoignage au commentaire), et donc
des axes de travail à expliciter pour l'enseignant. Mais cela suppose de renon¬
cer à l'image de conduites discursives à l'état pur et stable, bien identifiables
comme récit ou comme description, ou explication, pour exploiter sans modèle
unique a priori les séquences hétérogènes, polyvalentes et instables inscrites
dans les discours en situation.

Cet intérêt concerne aussi les narrations plus facilement identifiables


comme récits, récits d'expérience ou récits de fiction, plus ou moins directe¬
ment paraphrasés de récits lus ou entendus. A l'oral, en situation ordinaire, l'en¬
gagement personnel du narrateur dans sa narration, l'investissement émotionnel
de l'auditeur dans l'écoute font qu'on est plus facilement porté à y entendre
l'expression d'une voix singulière qui cherche à se faire entendre, à partager une

43
REPÈRES N° 21/2000 E. NONNON

certaine qualité d'expérience ou un certain rapport au monde, non un répertoire


de savoir-faire. La lecture de récits écrits d'élèves aussi pourrait être, au moins
partiellement, une telle expérience interprétative, et pas seulement une vérifica¬
tion d'acquis ou de savoir-faire non maitrises. Elle l'est certainement, dans bien
des cas, à l'école, intuitivement, pour les enseignants, mais sans que l'expé¬
rience d'intérêt, ou d'émotion, ait des mots pour s'expliciter et devenir un objet
de travail légitimé par des savoirs. De même, dans la pratique intuitive d'ensei¬
gnants lors de narrations en coopération, avec des enfants jeunes notamment,
sont mis en des étayages subtils, des régulations portant sur des facettes
différentes de l'activité narrative, comme ceux qui ont été décrits par les cher¬
cheurs précédemment cités ayant observé ce type d'interactions. Ces pratiques
orales d'interaction intuitive en situation, mettant en jeu des savoirs implicites
des enseignants, sont sans doute plus riches que les critères et savoirs expli¬
cites qui sont objets d'enseignement dans beaucoup de classes. Un des
apports des travaux sur le récit oral est peut-être de contribuer à légitimer, expli¬
citer et mieux contrôler ces pratiques et ces savoirs implicites.

NOTES

(1) NONNON (1994).


(2) « Le récit oral, qu'on rencontre dans toutes les interactions de la vie quotidienne,
principalement mais non exclusivement la conversation, apparaît comme une des
principales pratiques langagières humaines ; à travers lui est appréhendé le monde
et mise en forme l'interaction sociale » BRES (1994), p. 9.
(3) BLANCHE-BENVENISTE, PALLAUD (1994).
(4) CULIOLI (1 973 ; 1 983 ; 1 999) : BLANCHE- BENVENISTE (1 997) ; GADET (1 989)

(5) Par exemple, ZLOTOWICZ (1 978)


(6) Par exemple, BOURDIEU (19), DEMAZIERE et DUBAR (1997). Sur les récits de vie,
voir CHISS (1985)
(7) Comme le disait en 1983 Zumthor de la poésie orale, « toute oralité nous apparaît
plus ou moins comme survivance, réémergence d'un avant, d'un commencement :
d'où souvent chez les auteurs qui étudient les formes orales l'idée sous-jacente mais
gratuite qu'elles véhiculent des stéréotypes primitifs. Ces caractérisations som¬
maires présupposent pour l'analyste la conviction que la poésie orale est pour lui
autre, alors que l'écrit lui est propre : autre dans le temps ou l'espace pour l'ethno¬
logue, autre qualitativement pour le sociologue. Le trait commun qui justifie qu'on
conjoigne les qualificatifs d'oral et de populaire reste en revanche curieusement
occulté » ZUMTHOR (1983), p. 26 et 27. Cette représentation commence sans doute
à être battue en brèche.
(8) BAKHTINE (1 984), p. 267.
(9) Mais on pourrait évoquer bien d'autres situations légitimes de droit à la parole narra¬
tive orale, dans le cadre religieux (les sermons, les paraboles) et juridique notamment
(avocats, témoins, plaintes au commissariat, à des assistantes sociales, comme les
témoignages qu'a étudiés de GAULMYN (1994, 1995), encore que dans ce cas,

44
Ce que le récit oral peut nous dire sur le récit

comme elle le montre, le témoin ne bénéficie pas d'emblée d'une légitimité, il doit la
mériter discursivement et interactivement).
(1 0) BAKHTINE (1 984), p. 267.

(11) CHARAUDEAU (1984).


(1 comme le rappelle FRANÇOIS (1 993), p. 1 60.
2)
(13) NONNON (1997)
(14) BRES(1994)
(15) BRES(1999)
(16) comme le montre notamment GULICH (1994), p. 155.
(17) BRUNER (1991)
(18) QUASTHOFF (1994), p. 113. On rejoint ici les travaux de Y. REUTER et de l'équipe
Théodile sur la notion de scène dans le récit, mais qui portaient sur les récits écrits.
Voir Pratiques n° 81 (1994)
(19) QUASTHOFF (1985).
(20) TRAVERSO (1994).
(21) DE GAULMYN (1986), p. 1 14.
(22) ROSAT (1996).
(23) DELAMOTTE-LEGRAND (1997).
(24) HUDELOT (1997).
(25) ZUMTHOR, cité par GROSMANN (1 996 a).
(26) «La spécificité linguistique de toute communication vocale est en effet qu'elle com¬
porte, en tant même que vocale, de la part de deux sujets au moins, locuteur et
auditeur, le même mais non identique investissement d'énergie psychique, de
valeurs mythiques, de socialite et de langage. Radicalement sociale autant qu'indivi¬
duelle, la voix signale la manière dont l'homme se situe dans le monde et à l'égard
de l'autre. Parler implique une écoute, démarche double où des interlocuteurs rati¬
fient en commun des présupposés fondés sur une entente, en général tacite mais
toujours active > ZUMTHOR (1983), p. 31.
(27) ROSSI (1999), 1° chapitre.
(28) GUMPERZ (1989 a), p. 101.
(29) MOREL, DANON-BOILEAU (1998). Ce qui ne veut pas dire que l'intonation double¬
rait de façon régulière une division de la phrase en constituants : pauses et accents
ne correspondent pas forcément aux frontières des groupes syntaxiques. Plusieurs
chercheurs pensent que ni la notion de phrase, ni l'analyse en constituants ne cor¬
respondent au fonctionnement de la langue orale et ont proposé d'autres unités
d'analyse, en termes de période notamment, cf. ROSSI (1999), p. 40.
(30) FILLOL, MOUCHON (1977)
(31) GUMPERZ (1989 b), p. 43 et 53.
(32) GULICH (1999), p. 33.
(33) Pour BERNSTEIN, entre autres, le recours aux éléments paraverbaux et intonatifs
plutôt qu'aux outils purement verbaux pour assurer l'intercomprehension, la hiérar¬
chisation entre les énoncés et l'expressivité du discours serait une caractéristique
des codes restreints. LABOV, au contraire, revendique pour les éléments intonatifs
une place à part entière dans la compétence discursive.
(34) « L'évaluation détermine le choix même des mots et la forme de la totalité verbale :
quant à son expression la plus pure, elle la trouve dans l'intonation. L'intonation éta¬
blit une relation étroite entre le discours et le contexte extra-verbal », BAKHTINE, in
TODOROV (1981), p. 193.

45
REPÈRES N° 21/2000 E. NONNON

(35) « Parler ce n'est pas livrer une information à un destinataire, c'est présenter un
drame devant un public. Nous passons notre temps non à communiquer des infor¬
mations, mais à présenter des spectacles. Lorsqu'il arrive à quelqu'un de dire
quelque chose, ce n'est jamais une simple exposition de faits qu'il nous propose en
son nom propre. II raconte. II dirige une séquence d'événements pour engager l'au¬
ditoire auquel il s'adresse ; le narrateur doit faire en sorte que ceux qui l'écoutent
reviennent avec lui à l'horizon qui était le sien ce jour là. II n'est pas étonnant dans
ces conditions qu'il passe librement et soudainement de la tension du passé à la
tension du présent » GOFFMAN (1991) p. 499.
(36) MULLER (1994), p. 422.
(37) GENETTE (1972), p. 189.
(38) « On peut songer aux voix ou registres, aux accents stéréotypés qui nous permettent
d'attribuer un trait à une figure autre que le locuteur et qu'on définit par sa catégorie
plus que par sa biographie singulière. Plutôt que de résumer le personnage, le locu¬
teur transmet certains de ses traits en reproduisant des fragments ou aspects du
discours. Le sens du message se dévoile par ces traits phonologiques et grammati¬
caux, ce souci de reproduire les idiomes régionaux » GOFFMAN (1991), p. 527.
(39) BRUNER (1991), p. 91.
(40) « En socialisant linguistiquement les enfants, en leur faisant connaître le monde des
mots et des énonciations, on leur apprend très tôt à utiliser la parole sur ce mode
distancié et imaginatif. Ainsi, en même temps qu'il apprend à parler, l'enfant apprend
à parler pour, au nom de figures qui ne seront jamais ou ne sont pas encore le moi. II
apprend aussi et tout aussi tôt à enchâsser les tics et énoncés de toute une ménage¬
rie dans son propre comportement verbal. On peut soutenir que c'est précisément
ce modèle qui permettra plus tard à l'enfant de décrire ses propres actions passées,
qu'il ne ressent plus comme le caractérisant » GOFFMAN (1987), p. 160.
(41) FRANÇOIS (1993), chap. 5 : L'enfant et les récits.
(42) « Le narrateur en train de raconter son histoire va la commenter au fur et à mesure et
briser sans cesse le cadre narratif, pour fournir un arrière-plan dont l'importance
n'est que maintenant évidente, ou avertir qu'un événement critique est imminent.
Grâce à ces procédés, il change brièvement sa position par rapport à tout son texte,
et approche l'auditeur sous un angle légèrement différent » GOFFMAN (1987),
p. 180.
(43) GUMPERZ (1989 a), p. 102.
(44) « Par mode j'entends un ensemble de conventions par lesquelles une activité don¬
née, déjà pourvue d'un sens par l'application d'un cadre primaire, se transforme en
une autre activité qui prend la première pour modèle mais que les participants consi¬
dèrent comme sensiblement différente » GOFFMAN (1991), p. 52.
(45) DUCROT O. (1 984) : Esquisse d'une théorie polyphonique de l'énonciation
(46) NACAR et MOREL(1 994), p. 99.

(47) GROSMANN (1996 a), p. 99 et 92.


(48) DEZUTTER(1997)
(49) BRUNER (1991), p. 72.
(50) POUDER (1987), p. 7.
(51) ZUMTHOR (1983), p. 31 .
(52) « Les aspects d'attendu ou de surprise, de rupture ou de répétition qui conditionnent
largement le plaisir ou l'ennui du texte ne sont pas des caractéristiques secondaires,
accidentelles. Mais on peut, quand on le résume, ne pas tenir compte de sa signifi¬
cation dessinée en tant qu'elle n'est pas separable de la matérialité textuelle : qu'on
songe à l'irréductibilité du tempo des textes » FRANÇOIS (1993), p. 35.

46
Ce que le récit oral peut nous dire sur le récit

(53) FRANÇOIS (1993), p. 23 ; pour la notion de signification atmosphérique, il se réfère à


TELLENBACH et à BATESON.
(54) AUCHLIN (1995, 1997).
(55) TODOROV (1981), p. 83.
(56) MAINGUENEAU (1984), p. 98 et 100.
(57) MAINGUENEAU (1993), p. 138.
(58) « La performance propose un texte qui durant le moment qu'il existe ne peut com¬
porter ni grattage ni repentir. L'art consiste à assumer cette instantanéité, l'intégrer
dans la forme du discours. La forme va mimer la parole, styliser l'élan, d'où les
bonds, les faux départs, les répétitions : d'où l'impression que l'aspect verbal de
l'uvre orale est moins soigné que son aspect prosodique ou musical » ZUMTHOR
(1983), p. 126 et 127.
(59) La focalisation des études de récit sur les structures narratives a eu deux consé¬
«
quences regrettables. La première est la réduction des textes de récit à la situation
narrative et aux catégories qu'elle implique : temps, espace, protagonistes de l'his¬
toire (personnages) et de la communication (narrateur et narrataire), d'où la difficulté
à analyser ce qui fait qu'un texte est ce qu'il est et non un autre texte. La deuxième
est l'oubli du rythme, qui a maintenu l'opposition traditionnelle entre poésie et récit ».
« La rhétorique des genres, relayée par la rhétorique des formes, n'a été une bonne
affaire ni pour le vers, pensé à partir du mètre, ni pour la prose, ramenée au récit, ce
qui fait que dans les études sur le roman ou le conte on a oublié la prose : la stmc¬
ture ne faisant entendre qu'elle-même, la narratologie comme théorie du récit s'est
construite sur une surdité au rythme » DESSONS, MESCHONNIC (1998), p. 5 et 200.
(60) MAINGUENEAU (1993), p. 153.
(61) DESSONS, MESCHONNIC (1998) p. 5.
(62) BENVENISTE (1951), cité par MESCHONNIC, p 26. On retrouve cette idée de mou¬
vement, opposé aux schémas et aux genres figés, chez Zumthor : « Une forme n'est
qu'exceptionnellement stable et fixe : elle comporte une mobilité, provenant d'une
énergie qui lui est propre : à la limite, forme égale force. La forme n'est pas un
scheme, elle est règle sans cesse recrée, rythme » ZUMTHOR (1983), p. 79.
(63) DESSONS, MESCHONNIC (1998), p. 45. Zumthor fait aussi cette distinction, rappe¬
lant « le dédoublement signalé dans les études sur les traditions orales, qui distin¬
guent dans la pratique vocale le parlé (toute enonciation proférée de bouche) et l'oral
(enonciation formalisée de manière spécifique). Socialement la voix réalise deux ora-
lités : l'une entée sur l'expérience immédiate de chacun, l'autre sur une connais¬
sance en partie au moins médiatisée par une tradition » ZUMTHOR (1983), p. 33.
(64) FRANÇOIS (1 993), p. 1 72 et suivantes.
(65) ZUMTHOR (1983), p. 39.
(66) TABOURET-KELLER A., in BRES (1994), p. 20.
(67) STEMPEL (1980), DE FORNEL (1988), COLETTA (1994), DULONG (1986), DE GAUL¬
MYN (1994).
(68) BRUNER (1991) p. 92.
(69) BRUNER (1995), p. 78.
(70) BACHMANN (1977), p. 94.
(71) GIACOMI (1994) et (1995), BRES (1983), VERONIQUE (1994), VARRO (1994) entre
autres-
(72) CHANFRAULT- DUCHET (1988), BERTIAUX (19), DEMAZIERE et DUBAR (1997)
(73) RICOEUR (1 983) et (1 990).

(74) ZUMTHOR (1983), p. 53.

47
REPÈRES N° 21/2000 E. NONNON

(75) JAUSS (1978)


(76) FRANÇOIS (1 993), p 1 76 et suivantes.
(77) LACOSTE (1986), p 51.
(78) BARBERIS M.-J. (1989)
(79) Ainsi FRANÇOIS (1993) qui compare restitution de conte entendu, récit d'expérience,
récit de mensonge et récit de rêve, ou BRES (1994)
(80) Voir cependant GAJO, KOCH, MONDADA (1995).
(81) FRANÇOIS (1988)

BIBLIOGRAPHIE

AUCHLIN A. (1995) : Le bonheur conversationnel : émotion et cognition dans le


discours et dans l'analyse de discours, in VERONIQUE D., VION R. ed. :
Modèles de l'interaction verbale PU Provence
AUCHLIN A. (1997) : L'analyse pragmatique du discours et la qualité du
dialogue : arguments pour une approche systémique de la compétence
discursive, in LUZATTI D., BEACCO J.-C. ed. : Le dialogique : colloque sur
les formes philosophiques, linguistiques, littéraires, cognitives du dialogue
P. Lang.

BACHMANN C. (1977) : « Alors il les a dit devant lui il n'avait pas peur » : ana¬
lyse de conversation Pratiques n° 17 : L'oral.
BAKHTINE M. (Éd française 1984) : Esthétique de la création verbale. Gallimard.
BARBERIS M.-J. (1989) : Deixis et balisage du parcours narratif Langages n° 93.
BENVENISTE E. (1951) : La notion de rythme dans son expression linguistique in
(1966) : Problèmes de linguistique générale. Gallimard.
BERGMANN J. (1994) : Authentication et fictionnalisation dans les conversa¬
tions quotidiennes, in TROGNON A. et alii : La construction interactive du
quotidien. PU Nancy.
BERTIAUX : Les récits de vie.
BLANCHE -BENVENISTE C, PALLAUD B. (1994) : Le récit oral en situation sco¬
laire avec des enfants de 5 à 6 ans in BRES J. Ed.
BLANCHE -BENVENISTE C. (1997) : Approches de la langue pariée en français.
Ophrys.
BONU B. (1998) : Narration et interaction in DESGOUTTE J.-P. ed. : Figures du
sujet en sciences humaines. L'Harmattan.
BOURDIEU P. (1993) : La misère du monde. Seuil.
BRES J. (1993) : Alors raconte ! La négociation du récit dans l'interaction de l'in¬
terview, in L'analyse des interactions PU Provence.
BRES J. (1993) : Récit oral et production d'identité sociale. Praxiling Montpellier.
BRES J. et alii (1994) : Le récit oral; questions de narrativité. Praxiling PU de
Montpellier.
BRES J. (1994) : La narrativité. Duculot.

48
Ce que le récit oral peut nous dire sur le récit

BRES J. (1999) : Textualité narrative orale, genre du discours et temps verbal in


BARBERIS J.-M. : Le français parlé : variété et discours. Praxiling
Montpellier.
BRUNER J. (1991) : Caria culture donne forme à l'esprit. ESHEL. Paris.
BRUNER J. (1995) : Y a-t-il une fin aux révolutions cognitives Revue française de
pédagogie n° 1 1 1 .
Cahiers du Calap n° 1 (1 987) : La construction du récit de conte.
Cahiers du Calap n° 2 (1987) : L'association.
Cahiers du Calap n" 3 (1988) : Genèse du récit comique.
Cahiers du Calap n° 14 (1997) : Le langage à l'école maternelle.
Cahiers de littérature orale (2, rue de Lille Paris)
Centre de littérature orale (CLIO) Musée de Chartres.
CHANFRAULT- DUCHET M.R (1988) : Le prologue de récit de vie oral in COS-
NIER et alii : Échanges sur la conversation CNRS.
CHARAUDEAU (1984) : L'acte narratif dans les interlocutions, in BRES J. ed
CHISS J.-L. (1985) : Raconter et témoigner : le vécu à la croisée du théorique et
du politique Pratiques n° 45 : Les récits de vie.
CICOUREL F. (1991) : L'identité discursive d'un apprenant en langue in
RUSSIER C, VERONIQUE D. : Interactions en langue étrangère PU
Université de Provence.
COLETTA J.-M. (1994) : Des récits dialogiques : les auditions de mineurs au tri¬
bunal in BRES J. ed.
COLETTA J.-M. (1995) : Qui parle, et pourquoi ? Langage et société n° 73
CULIOLI A. (1983) : Pourquoi le français parlé est-il si peu étudié ? Recherches
sur le français parié n° 5.
CULIOLI A. (1973, ed 1999) : Sur quelques contradictions en linguistique, in
Pour une linguistique de l'énonciation tome 2. Ophrys.
DE CRUYENAERE J.-R, DEZUTTER O. (1990) : chapitre 5 L'oralité, in Le conte,

vademecum du professeur de français Didier Hatier.


DEBRAY Q., PACHOUD B. (1992): Le récit: aspects philosophiques, cognitifs
psychopathologiques Masson.
DELAMOTTE-LEGRAND R. (1997): Reprises, impositions, résistances et autres
inventions : enfants de quatre ans et adultes face au récit. Cahiers du Calap
n°14.
DELSAUT Y. (1975) : L'économie du langage populaire Actes de la recherche en
sciences sociales n° 4.
DEMAZIERES D., DUBAR C. (1997) : Analyser les entretiens biographiques : les
récits d'insertion. Nathan.
DESSONS G., MESCHONNIC H. (1998) : Critique du rythme. Dunod.
DEZUTTER O. (1997) : Redécouvrir le conte par les oreilles et la bouche Enjeux
n° 39/40 : Vers une didactique de l'oral ? CEDOCEF, Namur.

49
REPÈRES N° 21/2000 E. NONNON

DUCROT O. (1984) : Esquisse d'une théorie polyphonique de renonciation, in Le


dire et le dit. Minuit
DULONG R. (1986) : Vous vous rendrez compte ? Étude du format d'un récit de
victime Lexique n° 5 : Lexique et faits sociaux.
FILLOL F., MOUCHON J. (1977) : Les éléments organisateurs du récit oral
Pratiques n° 1 7 : L'oral.
DE FORNEL M. (1986) : Remarques sur l'organisation thématique et les
séquences d'action dans la conversation Lexique n° 5.
DE FORNEL M. (1988) : Socio-pragmatique de la conversation : production,
réception et séquentialisation des récits de plainte Cahiers du français des
années quatre-vingt Credit n° 3.
FRANÇOIS F, HUDELOT C, SABEAU-JOUANET E. (1984) : Conduites linguis¬
tiques chez lejeune enfant. Puf.
FRANÇOIS F. (1988) : Le récit et ses normes, in SCHOENI G., BRONCKART J.-
R, PERRENOUD P. : La langue française est-elle gouvernable ? Delachaux
et Niestlé.
FRANÇOIS F. (1993) : Pratiques de l'oral : dialogue, jeu et variations des figures
du sens. Nathan.
GADET F. (1989) : Le français ordinaire. Colin.
DE GAULMYN M.M. (1986) : Reformulation métadiscursive et genèse du récit
Études de linguistique appliquée n° 62.
DE GAULMYN M.M. (1994) : Effets en retour du discours rapporté dans le récit
oral de témoignage in BRES J. Ed.
DE GAULMYN M. M (1995) : Appels téléphoniques d'urgence sociale : le rôle
des voisines in VERONIQUE D., VION R. : Des savoirs faire communication¬
nels. L'analyse des interactions. PU Provence.
GIACOMI A., VION R. (1986) : Conduite du récit et acquisition d'une langue
étrangère Langue française n° 71 .
GIACOMI A. (1994) : Récits de migration et construction d'images identitaires in
BRES J. ed.
GIACOMI A. (1 995) : Construction de l'image identitaire et élaboration de récits
biographiques, in VERONIQUE D., VION R. : Des savoirs faire communica¬
tionnels. L'analyse des interactions. PU Provence.
GOFFMAN E. (1987) : Façons de parler. Minuit.
GOFFMAN E. (1991) : Les cadres de l'expérience. Minuit.
GOJO L., KOCH P., MONDADA L. (1995) : Variété des activités narratives dans
des contextes scolaires et extrascolaires Langage et société n° 72.
GROSMANN F. (1 996 a) : Que devient la littérature enfantine quand on la lit aux
enfants d'école maternelle ? Repères n° 13. INRP.
GROSMANN F. (1996 b) : Enfances de la lecture : manières de faire, manières de
lire à la maternelle. P. Lang. Berne.
GUILLAUME G. (1951/1964) : La représentation du temps dans la langue fran¬
çaise, in Langage et science du langage Nizet.

50
Ce que le récit oral peut nous dire sur le récit

GULICH E. (1994) : Récit conversationnel et reconstruction interactive d'un évé¬


nement in TROGNON A. et alii : La construction interactive du quotidien.
PU Nancy.
GULICH E. (1 999) : Les activités de structuration dans l'interaction verbale, in
BARBERIS M.-J. ed. : Le français parlé, variété et discours. Praxiling RU.
Montpellier.
GUMPERZ J. (1989 a) : L'intonation dans la conversation, chap 5 in
Sociolinguistique interactionnelle : une approche interprétative.
L'Harmattan.
GUMPERZ J. (1989 b) : Engager la conversation. Minuit.
HUDELOT C. (1994) : Modalités de l'étayage langagier dans la restitution de
récits d'enfants présentant des difficultés de langage, in BRES ed.
HUDELOT C. (1997) : Modalités d'intervention de l'adulte dans la gestion d'un

petit groupe d'enfants de moyenne section de maternelle Cahiers du Calap


n°14.
JAUSS H.R. (1974, ed 1978) : Petite apologie de l'expérience esthétique, in Pour
une esthétique de la réception. Gallimard.
LABOV W. (1 978) : La transformation du vécu à travers la syntaxe narrative in Le
parler ordinaire. Minuit.
LACOSTE M. (1986) : La narrativisation dans une situation d'interview Études de
linguistique appliquée n° 63.
Langue française n° 56 (1 982) : Le rythme et le discours.
Le français aujourd'hui n° 68
LEONARD J.-L, PINHEIRO M.B. (1993) : Enonciation et non-verbal : aspects de
la cohésion linguistique dans un récit oral poitevin Langage et société
n°65.
MAINGUENEAU D. (1984) : Genèses du discours. Mardaga.
MAINGUENEAU D. (1993) : Le contexte de l'ceuvre littéraire Bordas.
MAURY - ROUAN C, VION R. (1994) : Raconter sa souffrance, in BRES J. ed.
MONTELLE E. (1 993) : Conter pour mieux écrire Pratiques n° 78 : Didactique du
récit.
MOREL M.A., DANON-BOILEAU L. (1998) : Grammaire de l'intonation. Ophrys.
MULLER F. (1994) : L'oral du récit oral : un point de vue polyphonique in BRES
J. ed.
NONNON E. (1994) : Ordre de l'homogène et cohérence dans la diversité :
niveaux de cohérence dans les pratiques didactiques du récit au collège
Recherches n° 20. AFEF, Lille.
NONNON (1997) : Situations intégrées d'interaction en classe : lieu et objet
d'apprentissage, moteur de réflexion sur le langage, in DOLZ J., MEYER J.-
C. dir. : Activités métalangagières et enseignement du français. P. Lang.
NACAR N., MOREL M.A. (1994): Hiérarchie intonative dans un conte raconté
aux enfants in BRES ed.

51
REPÈRES N° 21/2000 E. NONNON

POUDER M.C. (1987) : Conter ou s'en laisser conter : niveaux d'organisation

dans deux pratiques d'oralité contemporaine (conte séance d'analyse)


Cahiers du Calap n° 2 : L'association.
Pratiques n° 45 : Les récits de vie.
QUASTHOFF U. (1983) : Kindliches Erzâhlen : zum Zusammenhang von erzàh-
lendem Diskursmuster und Zuhôreraktivitàten, in BOUEKE KLEIN ed :
Untersuchungen zur Dialogfàhigkeit von Kindern. Tubingen.
QUASTHOFF U. (1985) : Modèles de discours enfantin dans la représentation
événementielle : savoir social, procédure interactive ? Bulletin de psycholo¬
gie n° 38 : Psycholinguistique textuelle.
QUASTHOFF U. (1994) : L'élaboration sociale de l'âge par le langage dans l'in¬
teraction, in TROGNON et alii : La construction interactive du quotidien. PU
de Nancy.
RICOEUR P. (1983) : Temps et récit 3 volumes Seuil.
RICOEUR P. (1990) : Le soi et l'identité narrative, in Soi-même comme un autre
Seuil.
ROSAT M.C. (1 996) : Formes et fonctions des étayages dans un conte oral Le
français aujourd'hui n° 1 13 : Interactions : dialoguer, communiquer.
ROSSI M. (1999) : L'intonation : description et modélisation. Orphys.
SANTACROCE M. (1994) : Le récit de rêve : aspects énonciatifs in BRES J. ed.
STEMPEL W. (1980) : Alltagsfiktion in EHLICH K. Ed. : Erzâhlen im Alltag.
Frankfurt/Main.
Traverses (novembre 1 980) : La voix, l'écoute.
TODOROV T. (1981) : Mikhaïl Bakhtine, le principe dialogique. Seuil.
TRAVERSO V. (1996) : La conversation familière. PU Lyon.
TRAVERSO V. (1994) : Les récits de confidence, in BRES J. ed.
VARRO G. (1994) : L'élaboration du roman personnel à travers le récit sur le pré¬
nom in Brès
VERONIQUE D. (1994) : Raconter et se raconter en langue étrangère in BRES
J. ed.
VUILLEMOT B. (1985) : La genèse de l'histoire de vie : de l'enquête au texte
Pratiques n° 45 : Les récits de vie.
ZLOTOWICZ M. (1978) : Les cauchemars de l'enfant. Puf.
ZUMTHOR P. (1 983) : Présence de la voix : introduction à la poésie orale. Seuil.

52
LA SOLLICITATION DE L'IMAGINAIRE
DANS L'ÉCRITURE DES RÉCITS :
INTÉRÊTS ET PROBLÈMES

Patricia LAMMERTYN, École Michelet-Lille


THEODILE, Université de Lille 3

Résumé : Cet article rend compte d'une recherche portant sur les problèmes que
peuvent rencontrer des élèves de C.M.2. lors de la production de récits sollici¬
tant l'imaginaire. Afin de mieux comprendre leurs spécificités, on a comparé ces
récits à d'autres histoires sollicitant l'expérience vécue et on a fait passer des
entretiens à certains de ces jeunes scripteurs. Les résultats, en ce qui concerne
les récits « imaginaires », font apparaitre quatre catégories de textes au regard
des relations entre maitrise formelle et contenus mis en scène. Les différences
observées peuvent être mises en relation avec les interprétations de la consigne
et les représentations de l'évaluation. Dans le cas des récits « expérienciels »,
ces différences sont en quelque sorte réduites dans la mesure où la majeure par¬
tie des élèves développe peu les textes par souci de respecter la vérité des événe¬
ments. Ces premiers résultats permettent d'ouvrir quelques pistes de réflexion
quant aux effets produits par les consignes, à leur prise en compte dans l'évalua¬
tion et aux objectifs de l'enseignement de l'écriture du récit.

La maitrise de l'écriture est une des clés de la réussite scolaire et sociale.


Elle constitue un des objectifs prioritaires de l'école élémentaire. Dans cette
perspective, les élèves de cycle III sont amenés à produire différents types de
textes ; en fin de C.M.2, ils doivent être capables, entre autres, comme le
demandent les Instructions officielles, d'écrire un récit imaginaire entier.

Exerçant pour la première fois dans une classe de C.M.2. relativement


hétérogène, j'avais constaté de manière empirique que la production d'un tel
récit posait problème à la plupart des élèves. En effet, à une consigne sollicitant
l'imaginaire de l'élève, j'obtenais tendancieUement deux types de récits : cer¬
tains récits étaient bien développés sur le plan des images et des idées mais
devenaient, au fil du texte, de plus en plus incohérents, comme si l'imagination
de l'enfant tournait « en roue libre ». D'autres récits étaient au contraire moins
longs, plus proches de la réalité, du quotidien, moins originaux mais mieux réus¬
sis sur le plan formel.

Ce constat était resté en l'état et la maitrise que j'ai effectuée en Sciences


de l'éducation (Lammertyn, 1999) a été l'occasion de mener une recherche à
partir du récit imaginaire. Mon interrogation première a été la suivante : l'écriture
d'un récit sollicitant fortement l'imaginaire entraine-t-elle des difficultés particu-

53
REPÈRES N° 21/2000 R LAMMERTYN

Hères et, si c'est le cas, quelles sont-elles ? Cette question présente, il me


semble, un double intérêt : d'une part, la question de l'imaginaire est encore
insuffisamment théorisée ; la didactique du français s'est essentiellement inté¬
ressée aux aspects formels et structurels des textes ; elle a porté également son
attention sur le sujet écrivant mais surtout sur le plan des opérations mentales
mises en uvre. En revanche, le contenu psycho-affectif convoqué par l'imagi¬
naire est beaucoup moins pris en compte. D'autre part, mieux connaître les diffi¬
cultés rencontrées dans l'écriture d'un récit imaginaire permettrait de mieux les
prendre en compte dans les choix d'enseignement-apprentissage. Je propose
donc, dans cet article, d'exposer les grandes lignes de cette recherche dont les
résultats ont dépassé le cadre strict du récit imaginaire puisqu'on a comparé ce
dernier avec un récit faisant davantage référence au réel et plus précisément à
une expérience de vie.

Mon parcours sera donc le suivant : après avoir précisé les principaux
concepts que j'ai utilisés, j'interrogerai les positions théoriques de P. Clanché
(1992) et d'A. Kaici (1992), qui se sont particulièrement intéressés à l'écriture
des récits sollicitant l'imaginaire. Puis je présenterai la recherche menée et j'en
exposerai les principaux résultats.

1. IMAGINAIRE ET RÉCIT

1.1. Première approche de l'imaginaire

L'imaginaire demeure un concept difficile à circonscrire. II recouvre en effet


des significations diverses qui sont loin d'être consensuelles. Ainsi il renvoie
souvent à deux notions proches, imagination et créativité, et on constate bien
souvent, tant chez les enseignants que chez certains théoriciens, un glissement
entre ces trois concepts. Pour les besoins de ma recherche, j'ai donc cherché à
en proposer des définitions opératoires sans chercher à dissimuler leur carac¬
tère discutable et sans doute provisoire.

En référence à Bachelard (1943) qui parle de l'imaginaire comme d'un


monde lointain, fait de multiples combinaisons d'images, aux travaux de
M. Eliade (1963, 1969) et G. Durand (1969) qui voient dans l'imaginaire une lec¬
ture parabolique du monde, en référence enfin à la psychanalyse (Burgos, 1 982)
qui voit l'imaginaire comme « le lieu des réponses cherchées dans l'espace aux
angoisses de l'être devant la temporalité », je propose de considérer l'imaginaire
comme produit et source de l'imagination, monde d'images, monde non réa¬
liste, réservoir des productions humaines culturelles individuelles et collectives,
exprimant les multiples interprétations du monde. Ce « réservoir » fournit à l'in¬
fini images et scénarios, permettant à l'homme d'exprimer, consciemment ou
non, ses désirs, ses angoisses, sa relation au monde à travers des thèmes uni¬
versels comme la vie et la mort, le pouvoir, la beauté...

Ce concept se différencie de celui d'imagination entendu comme la faculté


de se détacher du réel, de l'environnement immédiat, pour envisager d'autres
possibles et mettre en jeu l'imaginaire grâce à des processus créatifs. C'est ce
que Kant (1781) a appelé l'imagination créatrice. Si l'activité imaginatrice

54
La sollicitation de l'imaginaire dans l'écriture des récits

débouche sur une création esthétique ou scientifique, on parlera alors d'imagi¬


nation constructive. Ces deux facettes se retrouvent d'ailleurs dans la définition
du concept de créativité élaborée par O. Dosnon (1996). Pour elle, la créativité
est « l'ensemble des mécanismes qui conduisent à des créations, à la réalisation
de produits nouveaux et originaux dont la valeur est reconnue dans le champ
social ».

Par ailleurs, plusieurs courants de pensée (voir O. Dosnon p. 11 à 21) qui


se sont intéressés aux mécanismes en jeu dans le processus de la créativité
s'accordent sur le fait que ce processus comporte deux phases : la première
met en uvre la pensée divergente ; cette phase de génération, combinaison
d'images et d'idées, est propice à l'expression de l'imaginaire ; la seconde
phase met en uvre la pensée convergente qui permet d'intégrer les éléments
de la réalité ; cela nécessite un certain contrôle par le sujet (ces mécanismes
étant plus ou moins conscients).

1.2. Le récit

Pour définir ce concept, je me suis appuyée sur la définition d'Yves Reuter


(1997) selon lequel : « un consensus existe pour considérer que le récit raconte
une histoire, une intrigue, c'est à dire un ensemble organisé d'actions. » Ecrire
un récit implique que l'on mette en fiction et narration, ces deux pôles
étant articulés par une mise en texte. La fiction, toujours selon Y. Reuter,
« désigne l'univers mis en scène par le texte » : l'histoire, les personnages, l'es-
pace-temps. Appelée aussi « diégèse », elle renvoie aux contenus. La notion de
fiction est un concept théorique qui s'applique aussi bien à une histoire vraie
que fausse, réelle ou imaginaire. Toute construction d'un récit implique donc une
mise en scène, une fictionnalisation. On peut alors se demander si les difficultés
repérées empiriquement lors de la production de récits sollicitant l'imaginaire
dans le cadre scolaire, sont spécifiques à ce type de récit, ce qui explique la
comparaison avec des récits renvoyant au vécu.

2. IMAGINAIRE ET ÉCRITURE SCOLAIRE

2.1. L'imaginaire à l'école, un paradoxe ?

La place et la prise en compte de l'imaginaire dans les productions écrites


à l'école pose un certain nombre de problèmes. Du côté des pratiques, on peut
sans doute relever deux types de fonctionnement dominants chez les ensei¬
gnants.

Le premier type se caractérise par une résistance qui s'appuie sur une
vision négative de l'imaginaire à l'école que B. Duborgel (1992) a très bien
décrite dans ses recherches ; il montre par exemple que certains enseignants
n'intègrent pas la dimension de l'imaginaire dans leurs activités de lecture-écri¬
ture par peur d'une dérive psychanalisante qu'ils ne pourraient pas gérer ;
d'autres attribuent à l'imaginaire un caractère infantilisant. A ce propos, Y.
Reuter (1996 p 29) évoquant les critiques émanant du champ de la didactique
indique que « pour certains didacticiens, travailler l'imaginaire et la créativité

55
REPÈRES N° 21/2000 P- LAMMERTYN

serait intéressant pour les petites classes, pour les élèves jeunes, voire très
jeunes, mais à limiter dans la suite de la scolarité ».

Le second type de pratiques repose davantage sur un paradoxe, repéré


depuis longtemps déjà par J.-F. Halte (1981, 1984) et Y. Reuter (1996, p. 31) : on
fait fonctionner l'imaginaire à partir de consignes d'écriture le sollicitant forte¬
ment mais les réponses évaluatives ne portent que sur les aspects formels du
texte, les notations évaluatives l'indiquant de manière forte. Le contenu imagi¬
naire est mis à distance et la forme du texte valorisée. La réussite des élèves est
ainsi construite presque uniquement à partir de la prise en compte de la maitrise
des pôles formels. Ce type de pratiques s'appuie selon moi sur plusieurs posi¬
tions :
- la première repose sur la priorité donnée aux règles formelles d'écriture ;
- la seconde véhicule l'idée reçue que l'imagination, l'imaginaire, la créati¬
vité relèveraient d'un don individuel sur lequel on ne peut agir ;
- la troisième position est d'ordre éthique : intervenir sur le contenu imagi¬
naire entraverait la liberté d'expression ;
- enfin, le manque d'outils didactiques prenant en compte l'imaginaire justi¬
fie en partie la non-intervention.

D'une certaine manière, l'école reconnaît implicitement que la sollicitation


de l'imaginaire génère des difficultés lors de l'écriture d'un récit mais elle ne veut
ou ne peut les gérer.

2.2. Les problèmes rencontrés par les élèves


P. Clanché (1992), qui s'est attaché à l'étude des textes libres, constate lui
aussi que l'écrit imaginaire (qu'il appelle à d'autres moments récit de fiction)
pose problème ; il remarque une contradiction entre le discours des élèves de
C.M.2. et leurs productions : les récits qu'ils produisent baissent en quantité et
en qualité à partir du C.M.1. et pourtant les élèves déclarent préférer les his¬
toires inventées. Dans les entretiens, les élèves justifient leur préférence pour les
histoires inventées car elles sont plus faciles à écrire que les histoires réelles.
Selon eux, lorsqu'ils écrivent un « récit réel », ils doivent respecter la stricte
vérité des événements, ce qui les oblige à un effort important de mémorisation.
P. Clanché fait alors l'hypothèse que les enfants s'arrangeraient pour que les
textes inventés soient vraiment « faux », « non crédibles » car ils seraient inca¬
pables, pour des raisons éthiques, de feindre ou de mentir littérairement. Pour
eux en effet, une histoire est soit inventée soit réelle. Mais cette position mérite
réflexion : en effet, tout récit suppose une « fictionnalisation », une mise en
scène. On peut encore se demander si tous les élèves opèrent aussi nettement
une distinction entre réel et imaginaire, ce qui me semble discutable notamment
au regard des travaux d'A. Kaici (1992).

Cet auteur a étudié comment des élèves du cycle d'observation laissent


transparaître leur imaginaire dans les récits de fiction à partir d'un sujet induc¬
teur (lié à la théorie freudienne du roman familial, 1909) : « C'est l'histoire d'un
enfant perdu ». Les résultats qu'il obtient confirment son hypothèse de départ :
80 % des « bons » élèves donnent à « perdu » le sens de « égaré » ; leurs textes

56
La sollicitation de l'imaginaire dans l'écriture des récits

sont plutôt réalistes, vraisemblables, peu investis personnellement ; on y trouve


peu de traces d'imaginaire et ils peuvent, selon Kaici, être apparentés aux textes
« domestiques ». En revanche, ces textes sont assez bien réussis en surface. En
ce qui concerne les « mauvais » élèves, 75 % d'entre eux donnent à « perdu »
un sens plus marqué affectivement, plus symbolique. Ils écrivent des récits plus
originaux, plus riches en imaginaire mais comportant de nombreux problèmes
de surface. Kaici en donne l'interprétation suivante : une consigne d'écriture
mettant en jeu l'imaginaire ne provoque pas le même écho selon que l'on est
« bon » ou « mauvais » élève. Les « bons » élèves réfréneraient leur imaginaire,
étant plus soucieux des attentes scolaires qu'ils décrypteraient mieux ; les
« mauvais » élèves seraient plus spontanés et laisseraient leur imaginaire s'ex¬
primer plus facilement car ils ne connaîtraient pas bien les attentes scolaires.
Tous les élèves n'opéreraient donc pas aussi nettement une distinction
« réel / imaginaire » et le regard évaluateur serait différemment pris en compte.

Avant d'aller plus avant, j'aimerais formuler quelques remarques quant aux
concepts utilisés car il me semble qu'il existe un certain flou autour des types de
récits. En effet, les concepts utilisés sont généralement maniés selon des oppo¬
sitions tranchées : d'un côté le récit « imaginaire », de l'autre, le récit expérientiel
ou « récit de vie » mais on ne sait pas bien sur quels éléments repose réellement
cette opposition et jusqu'à quel point elle est fonctionnelle. Une partie de mes
investigations actuelles porte d'ailleurs sur ces questions. Pour la recherche pré¬
sentée ici, les termes de « récit imaginaire » et « récit expérientiel » seront diffé¬
renciés provisoirement par le contenu des consignes d'écriture données aux
élèves (même si cela reste encore très insatisfaisant).

2.3. Trois objectifs pour cette recherche

En fonction de ce parcours théorique, j'ai mené ma recherche autour de


trois objectifs. Le premier a consisté à étudier les difficultés des élèves lors de la
production de récits imaginaires et à vérifier les clivages observés empirique¬
ment dans ma classe et présents dans l'étude de Kaici. II s'agissait de savoir si
certains élèves se laissent entrainer, submerger par leur imaginaire et perdent de
vue le contrôle de leur texte (contrôle pourtant nécessaire car le récit doit être
signifiant et communicable à l'enseignant) alors que d'autres prennent davan¬
tage en compte le pôle formel du texte.

Le second objectif a été de savoir si ces clivages se retrouvent spécifique¬


ment dans les récits référant à l'imaginaire. La deuxième hypothèse était donc
que cette répartition ne devait pas se retrouver de manière aussi marquée dans
le cas d'un récit renvoyant au réel : pour l'écriture de ce dernier, les élèves, ayant
à s'éloigner moins nettement de la réalité, s'attacheraient davantage à l'organi¬
sation de leurs récits (mais cela n'exclut pas la présence d'autres difficultés).

À supposer que nous obtenions les résultats attendus, encore fallait-il four¬
nir quelques éléments d'explicitation complémentaires. Cela a constitué le troi¬
sième objectif de la recherche. Les travaux de Clanché et Kaici montrent que le
regard évaluateur est pris en compte et pèse sur les stratégies des élèves mais
les raisons diffèrent selon ces auteurs : pour Clanché, les élèves rechignent à

57
REPÈRES N° 21/2000 P. LAMMERTYN

faire croire au lecteur à un texte faux, ce qui suppose chez tous les élèves une
dichotomie nette entre réel et imaginaire ; pour Kaici, c'est la perception diffé¬
rente des attentes scolaires qui expliquerait les deux types de productions obte¬
nues. Cela n'exclut pas, à la différence de la thèse de Clanché, une confusion
possible entre réel et imaginaire pour certains élèves. La troisième hypothèse a
donc été la suivante : les choix des élèves pourraient être déterminés ou accen¬
tués par des interprétations différentes des types de réponses attendues à
l'école : certains élèves prendraient la consigne sollicitant l'imaginaire au pied de
la lettre ; d'autres feraient leurs choix en fonction des attentes institutionnelles et
des habitudes scolaires.

Kaici met de surcroit en relation les stratégies avec le profil scolaire des
élèves. Sur ce point, j'ai adopté une perspective explicative quelque peu diffé¬
rente car ces fortes tendances référentes à deux catégories d'élèves ne recou¬
paient pas aussi nettement mes premières observations empiriques : certains
« bons » élèves ne semblaient pas réfréner leur imaginaire et se laissaient aller à
certaines incohérences. Ma dernière hypothèse a donc été que le facteur « profil
scolaire » n'est pas seul en jeu, les variations pouvant aussi être rapportées aux
milieux sociaux (au sens de socio-culturel) au sein desquels peuvent être
construits des discours et des attitudes différentes par rapport à la réussite sco¬
laire.

3. LA DÉMARCHE ADOPTÉE
J'ai d'abord fait écrire un récit référant à l'imaginaire et un récit renvoyant
au réel et procédé ensuite à quelques entretiens. Ces investigations ont été
menées dans deux classes de C.M.2. issues de deux écoles de Villeneuve
d'Ascq (1) que j'ai appelées A et B, en retenant comme critère de choix les
résultats des tests d'entrée en sixième sur plusieurs années. L'école A accueille
plutôt des « bons » élèves et l'école B plutôt des élèves « en difficulté ». II s'est
avéré que les deux écoles se différenciaient aussi par le niveau social des
familles, l'école A étant la plus favorisée.

Pour l'écriture du texte « imaginaire », il a fallu trouver une consigne (2) suf¬
fisamment ouverte pour que chaque élève puisse y trouver une motivation à
l'écriture. Elle devait également être un bon déclencheur d'imaginaire (3), sus¬
ceptible de « bousculer » l'enfant et de générer des images fortes afin que les
textes produits éclairent la manière dont les élèves gèrent cette situation. La
consigne suivante a été retenue :

C'esf /e soir. Comme d'habitude, un enfant se couche et lit, attendant que


son père vienne l'embrasser. Mais il tarde à venir. Soudain la porte s'ouvre. Une
créature monstrueuse apparait...

L'élaboration de la consigne du récit référant à une expérience vécue a de


son côté généré deux difficultés : il fallait motiver les élèves qui souvent, à cet
âge, n'aiment pas écrire ce type de textes et il fallait également trouver un réfè¬
rent commun tout en restant très général pour que chaque élève ait quelque
chose à raconter. J'ai finalement opté pour l'évocation d'un moment vécu à la

58
La sollicitation de l'imaginaire dans l'écriture des récits

maison le soir. Pour limiter le manque d'investissement possible par une


consigne trop banale, la consigne a été proposée en ces termes :

Raconte une soirée que tu as réellement vécue et qui t'a laissé un souvenir
marquant.

Les activités d'écriture des textes se sont déroulées entre fin janvier et
début février pour les deux classes. Les deux textes ont été produits à une
semaine d'intervalle en commençant par la production du récit référant au réel.

Pour chaque recueil, la consigne a été lue oralement puis écrite au tableau.
Le temps accordé à l'écriture a été de une heure trente (4). II a été également
demandé aux élèves de ne pas recourir à l'aide de l'adulte. Par contre, ils ont pu
utiliser leurs outils habituels : dictionnaires, cahiers de règles...

L'analyse des récits imaginaires et des récits faisant référence au réel a été
menée à partir de deux séries de critères (5) : les uns permettant d'analyser les
données sur le pôle formel, les autres sur le pôle imaginaire.

Pour apprécier si les récits les plus développés sur le plan de l'imaginaire
étaient également les plus originaux, - le critère d'originalité étant fort discutable
-, j'ai soumis les textes referents à l'imaginaire au jugement de trois lecteurs
experts, la consigne étant simplement de classer les textes en trois catégories :
les textes originaux, peu ou pas originaux et moyennement originaux.

Le recueil de textes a donc constitué la première étape de mon investiga¬


tion. Mais les textes ne sont que la trace observable de stratégies supposées
chez les élèves. L'analyse textuelle ne suffit pas pour donner des éléments expli¬
catifs intéressants quant aux processus d'actions. Or je cherchais à connaître
les pôles d'attention de l'élève pendant l'écriture de son récit imaginaire, postu¬
lant que l'élève s'attache soit au contenu soit aux aspects formels du texte (ces
choix pouvant être effectués en fonction de la prise en compte ou non par
l'élève des attentes et des habitudes scolaires). Faire parler les élèves sur leurs
difficultés, leurs stratégies, leurs actions était nécessaire. À partir d'un guide
d'entretien, j'ai interviewé cinq élèves dans chaque classe. Afin de limiter les
problèmes de mémorisation, les entretiens ont eu lieu deux jours après l'écriture
du second texte.

II est temps maintenant d'en arriver à l'exposition des résultats obtenus.

4. LES RÉCITS RÉPONDANT À LA CONSIGNE


SOLLICITANT L'IMAGINAIRE
La première hypothèse était que la sollicitation de l'imaginaire dans l'écri¬
ture d'un récit entraînerait des types de difficultés répartissant les textes en
deux catégories. Les résultats ne le confirment que partiellement. En effet, on
obtient les deux catégories attendues mais également deux autres catégories.
Quels sont donc ces types de récits ?

59
REPÈRES N° 21/2000 P. LAMMERTYN

Sur les 50 textes, on trouve une première série de 1 5 textes, que j'ai appe¬
lés textes 1 , pour lesquels le pôle formel est bien réalisé mais au détriment de
l'imaginaire. La deuxième série contient également 15 textes, (textes 2) dans
lesquels le pôle imaginaire est plus présent mais au détriment du pôle formel.
Ces deux familles correspondent aux catégories obtenues dans l'étude de Kaici.
Une troisième catégorie comprend 5 textes (textes 3) dans lesquels les deux
pôles sont bien investis. Enfin, on trouve les textes 4 au nombre de 15 pour les¬
quels aucun des deux pôles n'est réellement satisfaisant.

Par ailleurs, le jugement des experts remet en question les relations « déve¬
loppement de l'imaginaire / originalité » et « expression limitée de l'imaginaire /
stéréotypie » utilisées par Kaici puisque 12 récits sur 15 de type 1 (réussis sur le
pôle formel) ont été jugés « moyennement originaux » et 7 récits de type 2 (réus¬
sis sur le pôle imaginaire) ont été jugés « pas originaux ». En revanche, sur 1 5
récits de type 4 (aucun pôle réussi), aucun n'a été jugé « original ». Seuls les
récits de type 3 (réussite sur les deux pôles) ont été jugés très originaux ou
moyennement originaux. II semble donc que l'expression de l'imaginaire dans
un récit ne soit pas un critère suffisant pour le catégoriser comme texte original.

Sur la base de cette répartition en quatre « familles » de récits sollicitant


l'imaginaire, j'ai procédé à une analyse plus fine de chacune d'entre elles afin
d'en cerner les caractéristiques et d'identifier leurs problèmes spécifiques.

4.1. Les textes 1 : réussite sur le pôle formel


Ces textes indiquent une bonne maitrise de la structure globale du récit :
on n'observe pas de contradiction entre les séquences principales, l'univers fic¬
tionnel d'ensemble est cohérent. Les aspects micro-structurels comme la
concordance des temps, la ponctuation ne posent pas de problème majeur
compte tenu de ce que l'on peut attendre d'élèves de C.M.2. Ce sont des textes
plutôt courts (entre 13 et 16 lignes), pauvres en imaginaire, assez proches de
l'univers quotidien, dans lesquels l'intrigue est très peu développée.

À la lecture de ces récits, il semble que l'imaginaire soit mis à distance car
les élèves élaborent des scénarios qui évitent le développement d'une dyna¬
mique conséquente. Dans ces scénarios, il s'agit le plus souvent d'un rêve de
l'enfant ou d'une blague que lui fait un de ses parents (en se déguisant par
exemple). On repère des tentatives d'investissement ou de projections, mais
celles-ci avortent très vite en raison du choix du scénario. Ainsi Marine écrit :
Alix avait eu très peur mais c'était une blague. C'était sa maman qui avait
mis un masque ou encore Anaïs : J'ai dû faire un mauvais rêve. Les person¬
nages servent en quelque sorte l'absence de l'intrigue : ainsi, la créature mons¬
trueuse est parfois annoncée comme pouvant faire peur mais la solution du rêve
ou du déguisement vient annuler cette caractéristique. Du coup, la créature agit
très peu dans l'histoire (entre 0 et 4 actions) et quand elle agit un peu, elle est
plutôt caractérisée comme « gentille », « non dangereuse » pour le personnage
de l'enfant.

60
La sollicitation de l'imaginaire dans l'écriture des récits

Ces textes montrent que les élèves ont des difficultés, dans le cadre de
l'écriture scolaire, à activer l'imaginaire. En restant très proches de la réalité, ces
élèves se gardent peut-être de se faire peur et de faire peur et s'attachent à gar¬
der le contrôle de leur récit. On pourrait peut-être parler de « stratégies d'évite¬
ment ».

4.2. Les textes 2 : réussite sur le pôle de l'imaginaire

Contrairement aux textes 1 , ces récits sont assez longs. Ils comportent des
incohérences dans la construction de l'univers fictionnel et/ou des contradic¬
tions entre les différentes scènes (celles-ci se rajoutant parfois les unes aux
autres sans qu'il y ait toujours des liens entre elles). La maitrise des aspects for¬
mels est moins bien assurée que pour le groupe précédent mais il existe des dif¬
férences entre élèves : certains ponctuent mal leurs textes et cela s'accentue
lors des passages où les thèmes imaginaires forts dominent le récit. Quand la
ponctuation est présente, il s'agit de textes moins longs.

Ces textes contiennent aussi de nombreuses phrases complexes (nous


avions utilisé ce critère comme marque d'une bonne maitrise grammaticale),
mais ces phrases ne sont pas toujours bien construites et elles sont surtout utili¬
sées par manque de vocabulaire adapté (ces phrases remplacent souvent des
adjectifs ou des comparaisons).

Le pôle imaginaire est en revanche très présent dans ce type de récits : les
élèves montrent leur capacité à générer de nombreuses idées et images.
L'intrigue y est développée longuement et on trouve une succession d'actions
peu hiérarchisées qui s'accumulent sans être toujours utiles à l'histoire comme
si l'écriture se déroulait sans temps d'arrêt : J'ai pris un rocher je l'ai lancé sur
lui. J'ai pris la télé je lui ai balancé j'ai pris ma calculatrice... Ces actions
sont cristallisées autour du thème de la lutte et de la poursuite (thèmes absents
des textes 1). En ce qui concerne la caractérisation des personnages, la créa¬
ture monstrueuse est investie d'un rôle important : c'est un monstre dévoreur
qui met l'enfant en danger. Mais ce dernier garde souvent le statut de héros qui
triomphe à l'issue de l'histoire. L'implication et l'investissement de l'élève sont
accentués par le fait que les élèves se mettent eux-mêmes en scène dans l'his¬
toire, sans protection et dans un monde où tout semble possible.

Alors que dans la première famille de textes, les parents du personnage


« enfant » assurent un rôle protecteur, les scripteurs des textes 2 leur octroient
un rôle de parents indignes, abandonnant bien souvent l'enfant à son triste sort :
...tes parents ont entendu du bruit mais ne se levèrent pas... L'enfant se
retrouve « seul au monde » mais doté d'une force et d'une ruse à toute épreuve.
Le thème de l'abandon, repéré par Kaici, est donc également très présent dans
ces récits. On note d'ailleurs que les « parents » réapparaissent de manière
magique à la fin du récit ce qui peut montrer que dans le récit imaginaire, pour
ces élèves, tout est possible et l'on ne sent pas réellement le souci de rendre le
texte vraisemblable.

61
REPÈRES N° 21/2000 P- LAMMERTYN

Les élèves qui ont écrit ce type de récit se focalisent essentiellement sur
les contenus. La sollicitation de l'imaginaire par le biais de la créature mons¬
trueuse génère des images fortes articulées autour de thèmes symboliques forts
et il semble que les élèves ont du mal à arrêter leur histoire comme s'ils étaient
captés par l'imaginaire. En revanche, les aspects formels sont moins bien réali¬
sés. Mais l'analyse textuelle ne permet pas d'affirmer qu'il y a absence totale de
contrôle sur le texte.

4.3. Les textes 3 : réussite sur les deux pôles


Les cinq textes 3 ont été produits exclusivement dans l'école la plus favori¬
sée. Ces textes présentent une bonne maitrise de la structure du récit et les
aspects micro-structurels sont bien assurés. Les phrases complexes sont nom¬
breuses mais, contrairement aux textes 2, leur utilisation est pertinente. Les
récits sont également bien développés quant à l'imaginaire, riches en idées et
en images : c'est exclusivement dans ces récits que nous trouvons des méta¬
phores ou des comparaisons. Les actions des personnages sont nombreuses et
bien équilibrées entre l'enfant et la créature monstrueuse ; les idées sont mises
au service d'une construction dramatisante de la dynamique.

Quatre récits sur cinq sont construits autour du thème de la bataille et de la


lutte. Mais on ne trouve pas de traces de violence. Le thème de la lutte est traité
plutôt de manière humoristique comme dans ces deux extraits :

Le monstre, lui, n'était pas sans défense, il était armé d'une


mitrailleuse (en fait, il crachait comme une mitrailleuse tous les boutons de
caleçons qu'il avait stocké ces dernières années.).
II s'avance vers moi prêt à m'engloutir comme une saucisse. Je me rue
hors de mon lit effectuant une roulade lui glissant entre les mains et le lais¬
sant fou de rage.
Le personnage de la créature monstrueuse est donc bien investi comme
représentant un danger mais la rencontre avec l'enfant est traitée soit, comme
on vient de le voir, avec humour, soit par le thème du déguisement mais, dans ce
second cas, l'issue n'est pas dévoilée tout de suite, contrairement aux textes 1 .

On trouve, comme pour les textes 2, les traces d'un investissement per¬
sonnel mais les élèves marquent une certaine distance ; ils semblent avoir des
stratégies pour se protéger, comme Nathan, par exemple, qui écrit à la première
personne tout en se mettant dans la peau d'une fille portant le même prénom
que sa mère.
Pour cette catégorie de récits, les deux pôles sont donc bien représentés.
Les élèves s'investissent dans leur histoire tout en s'assurant une certaine pro¬
tection par des stratégies appropriées, notamment le détournement de la situa¬
tion critique par l'humour...

62
La sollicitation de l'imaginaire dans l'écriture des récits

4.4. Les textes 4 : les dysfonctionnements sur les deux pôles


Dans ces textes sont réunis les deux types de difficultés : la maitrise des
aspects formels est limitée et le développement de l'imaginaire est faible.

Ces textes sont très courts et contiennent de nombreuses incohérences ; il


manque des informations nécessaires à la compréhension de l'histoire ; dans
certains textes, les grandes étapes du récit sont absentes, les personnages sont
peu fonctionnalisés ; leurs actions sont inexistantes ou incohérentes. Les
aspects plus formels de l'écrit sont tout aussi défaillants et ces textes témoi¬
gnent de lacunes réelles sur ce point : pas de ponctuation ; la cohérence tempo¬
relle n'est pas du tout assurée ; le vocabulaire utilisé reste très limité.

Ces récits restent très proches de l'univers quotidien. Pourtant, on perçoit


la présence de bribes imaginaires sous forme d'un potentiel qui n'est pas déve¬
loppé. Les actions des personnages sont violentes et annoncées de manière
abrupte ce qui donne l'impression d'un certain détachement de l'élève (mais on
peut supposer que l'élève ne ressent pas le besoin d'en raconter davantage).
Enfin, dans ces textes, la frontière entre réalité et imaginaire semble très floue
comme dans la fin de l'histoire de Vincent : Et il ne fit plus de cauchemar de
toute sa vie et s'il devait voir ce monstre, ce serait dans la réalité.
Pour ces élèves, il y a donc une double difficulté : la gestion des aspects
formels du récit et le développement des idées.

4.5. Types de récits et catégories d'élèves

Cette répartition en 4 familles de textes ne s'opère pas de la même manière


dans les deux écoles.

École A : (plus favorisée)


Types de textes Nombre de textes
1 9 (31 %)
2 8 (27,6 %)
3 5(17,25%)
4 7 (24,15 %)

École B : (moins favorisée)


Types de textes Nombre de textes
1 6 (28,5 %)
2 7 (33,33 %)
3 0
4 8 (8,1 %)

Si l'on s'attarde sur ces données, on remarque que l'on trouve plus de
textes 1 dans l'école A et plus de textes 2 dans l'école B. Mais il fallait vérifier
que ces textes 1 avaient bien été produits par les « bons » élèves et les textes 2
par les élèves « en difficulté » dans la mesure où chaque classe comporte ces

63
REPERES N" 21/2000 P. LAMMERTYN

deux catégories d'élèves. II fallait également regarder qui avait produit les textes
3 et 4 qui n'étaient pas attendus. J'ai donc mis en relation les catégories de
textes et les profils scolaires.

Profil scolaire (6) / types de textes produits- École A


Bons élèves Elèves moyens Élèves en dfficulté
(Total : 16) (total : 5) (total : 8)
Types de textes Nombre Nombre Nombre
1 (formel +) 7 (43,75 %) 1 (20 %) 1 (12,5 %)
2 (imaginaire +) 1 (6,25 %) 1 (20 %) 6 (75 %)
3 (formel/imaginaire +) 5(31,25%) 0 0
4 ( formel/ imaginaire -) 3(18,75%) 3 (60 %) 1 (12,5 %)

Profil scolaire / types de textes- Ecole B


Bons élèves Elèves moyens Élèves en difficulté
(Total : 8) (total : 5) (total : 8)
Types de textes Nombre Nombre Nombre
1 (formel +) 5 (62,5 %) 0 1 (12,5 %)
2 (imaginaire +) 3 (37,5 %) 2 (40 %) 2 (25 %)
3 (formel/imaginaire +) 0 0 0
4 ( formel/ imaginaire -) 0 3 (60 %) 5 (62,5 %)

Si l'on regarde les résultats pour chaque école, on s'aperçoit que les
« bons » élèves produisent plus de textes 1 que les autres types de textes, et si
l'on réunit le total des deux écoles, on constate alors que sur 24 « bons » élèves,
12 ont produit un texte 1. Si l'on additionne le nombre d'élèves en « difficulté »
des deux écoles, on voit aussi que les textes 2 sont produits par la moitié de
ces élèves. Les tendances ne sont pas aussi marquées que celles qu'avait rele¬
vées Kaici mais les pourcentages indiquent malgré tout que le texte 1 est le
texte le plus produit par les « bons » élèves et le texte 2 le plus produit par les
élèves « en difficulté ».

Mais la seule variable « profil scolaire » n'explique pas tout car c'est dans
l'école la plus favorisée que les élèves « en difficulté » produisent 75 % de
textes 2. Par contre, dans l'école B, ce texte n'est produit que par 25 % des
élèves « en difficulté », les autres produisant des textes 4 (62,5 %). Enfin, on
remarque que les textes 3 ont été produits par de « très bons » élèves (selon les
propos de l'enseignante) et cela uniquement dans l'école la plus favorisée socia¬
lement.

J'ai alors cherché à mettre en relation les types de textes produits et les
C.S.R (7) auxquelles appartiennent les parents. Pour l'ensemble des C.S.P des
deux classes, les résultats indiquent que l'on produit plus de textes 1 dans les
C.S.P. favorisées (61,1 %). 58,8 % des textes 2 sont produits dans les C.S.P.
moyennes. Les textes 3 ne se trouvent que dans les C.S.P. favorisées et les
textes 4 dans les C.S.P. faibles (66,6 %).

64
La sollicitation de l'imaginaire dans l'écriture des récits

J'ai ensuite conjugué les deux variables : niveau scolaire et C.S.P. pour les
deux classes réunies :
Niveau / C.S.P. 1 2 3 4
C.S.P. +/ Bons élèves = 14 10 1 5 0
C.S.P. +/ lèves moyens = 2 1 1 0 0
C.S.P.+/ Elèves
0 1 0 1
en difficulté = 2

C.S.P. M / Bons élèves = 7 2 2 0 1

C.S.P. M / Élèves
0 0 0 2
moyens = 2
C.S.P. M / Élèves
en difficulté = 6 0 5 0 1

C.S.P. - / Bons élèves == 4 0 1 0 3


C.S.P. - / Élèves
moyens = 5 0 2 0 3

C.S.P. - / Élèves
en difficulté = 8 2 2 0 4

L'échantillon étudié est bien sûr insuffisant pour que l'on puisse en tirer des
conclusions fiables. Néanmoins, quelques tendances peuvent être dégagées :
- la conjugaison des deux variables « bon élève » et C.S.P. favorisée
engendre un plus fort pourcentage de textes 1 : 71 ,4 % qu'avec la seule
variable « profil scolaire » ;
- la conjugaison des deux variables « élève en difficulté ou élève moyen » et
C.S.P. moyenne engendre un plus fort pourcentage des textes 2, 83,3 %
qu'avec la seule variable « profil scolaire » ;
- la prise en compte de la variable C.S.P. défavorisée augmente le nombre
de textes 4 quel que soit le profil scolaire des élèves ;
- la conjugaison des variables « profil scolaire » et « C.S.P. » ne change pas
le pourcentage de textes 3 ;
Ces résultats (qui restent à vérifier sur un échantillon plus important) sem¬
blent confirmer que les choix textuels des élèves tiennent au moins à deux fac¬
teurs conjugués : les C.S.P. et le profil scolaire (ce qui mérite d'être expliqué).

5. LES RÉCITS RÉPONDANT À LA CONSIGNE SOLLICITANT


LE RÉEL

L'analyse des récits « réels » devait me permettre de vérifier la validité de la


seconde hypothèse selon laquelle la bipolarisation (pôle formel / pôle imaginaire)
a bien à voir avec une consigne sollicitant l'imaginaire. Le postulat était que
l'écriture d'un récit référant davantage à une expérience réellement vécue facili¬
terait la focalisation sur les aspects plus formels du texte dans la mesure où les
éléments racontés n'ont pas à être inventés : l'élève risque donc moins de se
laisser entraîner par son imagination. L'amélioration de ces aspects devait être
visible dans tous les textes.

65
REPÈRES N° 21/2000 P. LAMMERTYN

Contrairement aux récits « imaginaires », on obtient une certaine uniformi¬


sation pour ce type de textes qui peuvent être rangés globalement dans une
seule catégorie : il existe des variations internes mais qui sont peu marquées.
Ces résultats se vérifient dans les deux écoles :

- pour l'école A, plus favorisée, sur 28 élèves, 26 ont privilégié le pôle for-
mel : ces 26 textes manifestent une meilleure maitrise de la cohérence
d'ensemble et des aspects micro-structurels. Parmi ces textes, 5 mettent
en évidence la capacité des élèves à produire un effet humoristique mais
les récits restent très réalistes. Pour 2 élèves sur les 28, les aspects for¬
mels ne sont pas plus investis que dans les récits imaginaires : la struc¬
ture reste minimale et la cohérence temporelle n'est pas assurée.
- pour l'école B, on voit la même tendance à l'uniformisation : 18 élèves sur
21 semblent avoir pris davantage en compte les aspects formels ; des
améliorations (par rapport à leur récit imaginaire) sur ce point sont mar¬
quées à des degrés différents selon les élèves. On remarque également
qu'aucun n'introduit de jeu avec la réalité et ne cherche à produire un effet
particulier. II y a quelques traces d'investissement personnel mais l'ex¬
pression en reste très limitée. 3 élèves n'ont pas davantage pris en
compte les aspects formels que dans leur récit imaginaire. II s'agit égale¬
ment d'élèves en grande difficulté ayant produit eux aussi des textes ima¬
ginaires de la catégorie 4.

D'autre part, sur l'ensemble des 49 textes, 36 comportent moins de 15


lignes (73,5 %) alors que seulement 5 textes imaginaires étaient aussi réduits.

La majorité des textes évoquent des situations banales, quotidiennes dont


les actions suivent la chronologie des événements tels qu'ils ont été vécus par
l'enfant. Cela limite les informations contradictoires et donne des textes plus
cohérents que les récits imaginaires. On pourrait plutôt apparenter ces textes à
des « pseudo-récits » car la plupart se réduisent à une succession d'actions ; ils
ne comportent pas d'élément déclencheur d'histoire ce qui donne des textes
peu vivants, ressemblant plus à des comptes - rendus qu'à une histoire : Un
jeudi soir après l'école, je suis rentré chez moi. J'ai attendu jusque sept
heures. Ensuite je suis parti chez ma tante faire la fête... Le début et la fin
des récits sont déterminés par le début et la fin des événements eux-mêmes.

II me semble également, à la lecture de ces récits, que les élèves ont


d'abord cherché à retrouver la stricte vérité des événements qu'ils racontent car
les détails donnés sont très réalistes. Nous avons mangé une bûche au cho¬
colat. Ensuite, mes parents ont bu du champagne et moi, ma suur et mon
frère, du coca. Les informations sont claires, très précises comme dans le texte
de Mickaël : Cette histoire s'est réellement passée : Jour: vendredi, mois :
décembre, date exacte : 31 décembre 1998 ; ou encore : Un soir à 17 heures
précises... à vingt et une heure vingt- neuf...
Pour l'ensemble de ces récits expérientiels, le poids du réel est donc très
marqué et le souci de restituer la vérité apparait très pregnant ; les élèves n'intè¬
grent pas d'éléments susceptibles de mettre en doute (ou de jouer) avec cette
vérité.

66
La sollicitation de l'imaginaire dans l'écriture des récits

Globalement, l'investissement affectif des élèves dans ce type d'écrits est


faiblement marqué. Peu d'élèves montrent que l'événement qu'ils racontent a
compté pour eux ; on trouve peu de traces de l'expression de leurs émotions et,
quand cette expression est présente, elle reste très peu développée. L'ensemble
des textes donne plutôt l'impression d'une distance entre l'élève et le contenu ;
certes, on trouve certains jugements évaluatifs en terme de bien ou mal mais
l'émotion est peu mise en jeu : Ce jour là, on s'est vraiment bien amusé ;
C'était le plus beau réveillon de ma vie.
Enfin, les textes référant au réel indiquent dans l'ensemble un meilleur
contrôle : la cohérence temporelle est meilleure, la ponctuation est mieux res¬
pectée. On note également que l'écriture manuscrite et la présentation de ces
textes sont plus soignées que pour les récits imaginaires.

Les résultats de cette analyse semblent donc confirmer la seconde hypo¬


thèse car on ne retrouve pas la bipolarisation présente dans les récits imagi¬
naires. Le rapport éthique à ce type de texte semble fortement inscrit chez les
élèves et cela sera confirmé par les entretiens.

6. LES ENTRETIENS : L'INTERPRÉTATION DE LA TÂCHE


PAR LES ÉLÈVES

La visée des entretiens était de savoir si les catégories de textes étaient en


relation avec des choix stratégiques et des interprétations des réponses atten¬
dues par le maitre, certains élèves prenant la consigne au pied de la lettre,
d'autres s'ajustant aux attentes scolaires traditionnelles.

Dix élèves ont été interrogés : parmi eux, quatre avaient écrit un récit imagi¬
naire 1 et six avaient produit un récit imaginaire 2. L'essentiel des données
recueillies porte essentiellement sur ces récits imaginaires. Les quelques ques¬
tions concernant le récit « réel » ont permis d'éclairer davantage l'analyse que
j'avais effectuée mais elles demeurent insuffisantes (8).

6.1. Entretiens portant sur les récits imaginaires

Lors des entretiens, neuf des dix élèves déclarent aimer écrire des récits
imaginaires. Ils définissent ce type de récit comme un espace de liberté où tout
est possible ; il est aussi perçu comme source de plaisir contrairement au récit
expérienciel ressenti comme une contrainte. La représentation première est
« positive » pour la majorité des enfants interrogés et un seul élève évoque le
manque d'idées comme difficulté (9).

Ces éléments sont les seuls points communs à l'ensemble des élèves. Les
difficultés, les stratégies et le regard qu'ils portent sur l'écriture d'un récit imagi¬
naire révèlent en revanche des oppositions marquées entre les élèves ayant écrit
un récit de type 1 et les élèves ayant écrit un récit de type 2.

Qu'en est-il pour les élèves qui ont produit les récits 1 (réussite sur le pôle
formel) ? Trois thèmes communs se dégagent de leurs discours :

67
REPÈRES N° 21/2000 P. LAMMERTYN

- ils manifestent une certaine aisance pour expliciter et analyser leur


activité ;
- ils confirment que l'écriture du récit imaginaire génère des difficultés à la
fois scolaires et psychologiques ;
- leurs stratégies sont orientées vers la réussite scolaire dont la maitrise for¬
melle de l'écrit est un vecteur.

Sur le premier point, les quatre entretiens montrent la capacité pour ces
élèves de parler de leur récit de manière distanciée. Pour eux, le récit imaginaire
est considéré comme d'autres écrits, c'est à dire un objet scolaire. Ils montrent
qu'ils ont construit un certain nombre de connaissances sur la manière dont est
traité l'écrit à l'école et produisent un discours « scolaire » pour analyser leur
activité ; ils explicitent peu leur histoire par le contenu comme le font les élèves
du groupe 2 mais se centrent sur l'aspect formel. L'emploi de termes comme :
consigne, lecteur, organisation du texte, dialogues... est récurrent.

Quelles sont les difficultés que ces élèves ont rencontrées ? Ils en évoquent
plusieurs : certaines sont liées aux aspects plus formels et sont bien explicitées ;
d'autres sont liées à la consigne ; un dernier type de difficultés est lié au
contenu de l'imaginaire et fait écho à des aspects psychologiques. Ces difficul¬
tés sont évoquées de manière plus implicite et les enfants n'en identifient pas
clairement les sources.

Les difficultés de type formel portent sur des aspects micro- structurels
comme l'orthographe, la syntaxe, la conjugaison. Mais c'est surtout la configu¬
ration du texte et l'organisation des informations qui posent problème. Les
élèves tiennent à garder la cohérence de leur récit et s'attachent à cette ques¬
tion. Ils sont conscients que l'imaginaire peut perturber la cohérence de leurs
textes et qu'ils risquent d'en perdre le contrôle. Face à cette difficulté, ils déve¬
loppent en quelque sorte des stratégies d'évitement ; leurs propos confirment
qu'ils ont choisi un scénario évitant un trop grand nombre d'informations à
gérer.

Trois élèves sur les six interrogés, évoquent la consigne comme source de
difficultés : le personnage de la créature monstrueuse les gêne. Maud par

exemple explique qu'elle aurait préféré écrire ce qu'elle voulait. Elle oppose
l'imaginaire à l'idée de contrainte : pour elle imaginer, c'est écrire ce que l'on
veut : Moi j'aurais préféré écrire ce que je voulais, quelque chose de vraiment
imaginaire, ce qu'on veut quoi, son rêve, des trucs comme ça.

En fait, cette position est modulée un peu plus loin dans l'entretien : ce
n'est pas la consigne en tant que telle qui la gêne mais son contenu
particulier qui impose le personnage de la créature monstrueuse :
Sur la créature monstrueuse, tu avais envie de dire des choses ?
- Pas tellement.
- Tu peux m'expliquer ?
- J'aurais préféré écrire ce que je voulais.
- Qu'est-ce-qui ne te plaisait pas dans la créature monstrueuse ?
- Ben, je sais pas.
- Ca te faisait peur ?

68
La sollicitation de l'imaginaire dans l'écriture des récits

- Non mais j'aime pas les monstres.


- Les quels ?
- J'aime pas parler des monstres.

On voit que Maud a du mal à expliquer sa difficulté mais, un peu plus loin,
on s'aperçoit que c'est l'irruption d'un tel personnage dans un monde réel qui lui
fait peur. Cette difficulté est amplifiée par le fait que Maud tient à respecter la
consigne donnée ; pour elle, c'est un aspect auquel elle donne de l'importance.
Le respect de la consigne revient aussi dans les propos de Yann :
- J'aime mieux quand on peut choisir son personnage ; là, on était obligé de
prendre une créature monstrueuse.
Ca t'a posé problème ?
- Au début, je savais pas quoi choisir ; après j'ai pensé à un extra terrestre ;
ça pouvait aller pour le monstre.
Tu tenais à bien respecter la consigne ?
Oui, on est obligé.

La consigne pour ces élèves génère donc des difficultés : ils doivent la res¬
pecter tout en étant gênés par le personnage imposé. On peut penser que les
raisons « scolaires » invoquées par les élèves sont réelles mais on remarque
aussi une mise à distance d'un contenu imaginaire qui leur fait peur. Les élèves
interrogés cherchent à s'en protéger et ne tiennent pas à l'explorer. Ils mettent
également une barrière nette entre réel et imaginaire : pour eux, l'imaginaire est
un autre monde, qui ne peut pénétrer la vie réelle.

Le troisième point de l'analyse concerne les stratégies mises en oeuvre par


les élèves de ce groupe. Tout d'abord, ils confirment qu'ils caractérisent la créa¬
ture monstrueuse de telle sorte qu'ils puissent mettre sur pied un scénario court,
gérable sur le plan des informations afin d'assurer la cohérence du texte, élé¬
ment très important à leurs yeux. Anaïs déclare par exemple : J'ai pas voulu
écrire trop à la fois, y aurait eu beaucoup de choses ; il est pas très long mon
texte et si j'avais mis de l'action au milieu, ça aurait fait beaucoup parce
qu'après, on sait plus ce qui se passe, on mélange et même pour le lecteur. On
voit bien que ce type de stratégies permet à ces élèves de centrer leur attention
essentiellement sur des aspects formels du récit, qu'ils privilégient au détriment
de l'expression de l'imaginaire.

On remarque également que ces stratégies sont orientées vers la réussite


scolaire. Plusieurs éléments l'indiquent :
- les élèves adoptent une attitude distanciée vis à vis de leur récit, prennent
le temps de réfléchir après la présentation de la consigne ; l'écriture n'est pas
immédiate ; ils essaient d'anticiper, de choisir les procédés les moins risqués. Ils
s'arrêtent en cours d'écriture pour vérifier la cohérence des informations et sont
plus préoccupés par le « comment faire » :
J'ai d'abord réfléchi à ce que j'allais écrire ; parce que si je commence et
qu'après il faut écrire autre chose, je préfère voir l'histoire dans ma tête. (Anaïs)

Cette attention portée aux aspects formels est commune aux quatre élèves
qui déclarent faire toujours attention à la compréhension de la consigne, à la
cohérence du récit et aux aspects grammaticaux :

69
REPÈRES N° 21/2000 P- LAMMERTYN

- ils connaissent et respectent les critères de leur enseignant. Ceux-ci sont


importants à leurs yeux et leur prise en compte est considérée comme un
moyen d'assurer leur réussite. Pour Anaïs, c'est un moyen de se distin¬
guer aux yeux du lecteur et donc de son enseignante.

- tous ont une connaissance de leurs propres capacités et ils s'y canton¬
nent ; ils ne prennent aucun risque qui puisse mettre leur réussite en péril.
Mais, en même temps, ces élèves ne se montrent pas sûrs d'eux : ils ne
savent pas bien ce qu'ils ont réussi dans leur texte. Ils expriment une cer¬
taine insécurité dans le cadre scolaire.

On peut penser, à partir de cette analyse, que la réussite représente un


enjeu fort pour ce groupe d'élèves et que cela les empêche de mettre en scène
leur imaginaire (celui- ci représentant un danger pour leur réussite). Mais cette
interprétation est insuffisante. En effet, trois élèves sur les quatre n'écrivent pas
non plus d'histoires imaginaires chez eux. Cela pourrait indiquer une certaine
réticence à se frotter à un imaginaire suscitant des émotions fortes.

Ces élèves appartenant à un milieu favorisé et étant d'un bon niveau sco¬
laire, ne pourrait-on pas penser alors que, dans ces familles, on apprendrait
mieux à maitriser ses émotions, à se contrôler ? On mettrait, dans ces familles,
l'imaginaire à distance et cela en conformité avec les stratégies scolaires. II y
aurait, en quelque sorte, une « proximité » de valeurs, voire de stratégies entre
l'école et la famille. La maitrise des pôles formels de l'écrit correspondrait globa¬
lement aux attentes scolaires et aux attentes parentales qui y verraient un gage
de réussite scolaire.

Pour les élèves ayant écrit un récit imaginaire de type 2 (réussite sur le pôle
imaginaire), quatre points importants ont été retenus des entretiens :
- ces élèves évoquent peu de difficultés à écrire un récit imaginaire ;
- la pregnance du monde imaginaire est très marquée dans leur discours ;
- il existe une réelle difficulté pour eux à établir une frontière entre monde
réel et monde imaginaire ;
- ils privilégient dans leurs stratégies les contenus par rapport aux formes.

Sur le premier point, on remarque en effet une faible conscience des diffi¬
cultés. Les six enfants parlent de l'écriture de leur récit comme de quelque
chose de facile. Cette facilité apparente peut s'expliquer par la représentation
qu'ils ont de l'imaginaire : pour eux il est synonyme de liberté, de non contrainte.
Ils l'évoquent comme un monde où tout est possible et qui les délivre de tout
souci de plausibilité. Mais cette position peut s'expliquer également par une
moindre conscience de l'évaluation.

Ils disent n'avoir aucun mal à trouver des idées. L'idée de départ suffit à
engendrer la suite du récit. Quand je leur demande en début d'entretien de par¬
ler de l'histoire imaginaire qu'ils ont écrite, aucun n'évoque un aspect de la
situation scolaire. Tous entrent directement dans le contenu de leur histoire, en
racontant le début, en résumant brièvement l'histoire ou en présentant la créa¬
ture monstrueuse qu'ils ont choisie : Ça parlait d'un loup-garou il attaque l'en¬
fant et le père il est furieux. . . (Eddy).

70
La sollicitation de l'imaginaire dans l'écriture des récits

Aucun élève ne parle des difficultés de gestion de la cohérence des infor¬


mations et du contenu, difficultés repérées pourtant dans l'analyse de leurs
récits. Cinq élèves sur six n'évoquent aucun problème lié à la gestion micro¬
structurelle du récit imaginaire. Un seul insiste sur l'orthographe.

La consigne qui met en scène l'irruption d'une créature monstrueuse dans


un monde pouvant être réel ne gêne aucun de ces élèves contrairement à ceux
du premier groupe. La consigne déclenche l'envie et le plaisir d'écrire, fait écho
immédiatement à des thèmes imaginaires forts comme la souffrance, le pouvoir,
l'abandon, la mort et suscite des émotions fortes. Tous évoquent leur goût pour
ces thèmes et cela sans réticence pendant notre entretien.

Le second point concerne la forte pregnance de l'imaginaire repérée dans


l'analyse des écrits. Elle apparait dans le contenu du discours des élèves et
dans la manière dont ils parlent de leur activité d'écriture. Ils ne regardent pas
leur texte comme objet scolaire comme le font les élèves du premier groupe.
Vincent dit, par exemple, aimer faire peur et avoir peur :
Dès que vous avez dit la consigne, j'ai pensé à un dinosaure mais dans un
pays réel. En fait, je voulais faire peur; c'est pour ça que j'ai pensé' à on dino¬
saure mais dans une vraie ville ; j'aime bien les histoires comme ça ; on sait pas ,v

si c'est vrai ou pas.


-... Tu aimes les histoires qui font peur ?
- J'adore, comme à la télé : « Fais- moi peur » ; c'est toujours quelque
chose d'imaginaire mais dans la réalité.

II provoque ces émotions à travers son récit. II aime particulièrement les


impressions d'envahissement dans un monde où l'homme n'a que peu de pou¬
voir. II apprécie aussi les situations énigmatiques où l'on est dominé par des
événements inexplicables. Guillaume dit encore son attirance pour les événe¬
ments étranges, énigmatiques qui suscitent l'inquiétude et la peur.

Certains problèmes sont malgré cela exprimés par quatre élèves. Leur pré¬
occupation n'est pas de type formel mais attachée au contenu, au sens de leur
histoire. Trois enfants parlent aussi de difficultés liées à la clôture du récit.
Thomas, par exemple, explique qu'il aurait aimé développer davantage son his¬
toire mais la peur de ne pas avoir assez de temps l'en a empêché :
Pour la fin, j'avais pas assez de temps pour la bataille avec les Arabes.
Sinon, tu aurais écrit plus ?
Oui j'aurais écrit toute la bataille.

Reste une difficulté importante dont les élèves n'ont pas conscience et qui
est sous-jacente à leur discours : dans quatre entretiens en effet, on remarque
qu'il existe une difficulté à distinguer le réel de l'imaginaire. Ainsi Laëticia choisit
comme scénario du récit imaginaire un événement qu'elle tient pour vrai : une
dame habillée de blanc qui étrangle des enfants à Hellemmes. Elle reprend aussi
l'interprétation de l'événement par les habitants, rumeur devenue croyance col¬
lective : la Dame Blanche est un fantôme. Laëticia dit qu'elle croit à cette inter¬
prétation :
J'ai écrit l'histoire de la dame blanche qui étrangle les enfants. J'ai choisi ça
pour la créature monstrueuse parce qu'en fait, c'est un fantôme... En fait, c'est

71
REPÈRES N° 21/2000 P. LAMMERTYN

une histoire vraie, c'est ma voisine... elle nous a raconté que c'est une dame
blanche qui a étranglé des enfants à Hellemmes mais la dame blanche, c'est un
fantôme.

En ce qui concerne les stratégies mises en uvre par ces élèves, je remar¬
querai que les six élèves ont du mal à développer un discours réflexif sur les
choix qu'ils opèrent quand ils écrivent un récit imaginaire. Mon questionnement
a été fortement incitatif mais, malgré cela, leur discours reste très descriptif.
Tout d'abord, les six élèves déclarent écrire immédiatement dès que la consigne
est donnée. Ils puisent aussitôt dans leurs connaissances du monde l'idée de
départ. Cette idée est toujours centrée sur un personnage, ici en l'occurrence la
créature monstrueuse et c'est le type de personnage qui engendre la suite du
récit. II n'y a pas de réel moment de « planification » avant d'écrire. La consigne
est prise au pied de la lettre, immédiatement interprétée par l'enfant en fonction
de son attirance personnelle pour tel ou tel thème :
Comment tu as ton idée pour commencer ?
-je sais. Au début, c'est l'enfant qui se fait attaquer mais après Olaf il
trouve sa femme morte alors il décide de se venger... J'ai mes idées
comme ça.
- Tu réfléchis avant d'écrire ton texte ?
- Non, je trouve mes idées comme ça, quand j'écris. (Thomas)

Pendant la phase d'écriture, cinq élèves sur six disent privilégier clairement
le contenu et les idées par rapport aux autres pôles plus formels de l'écriture. Ils
écrivent alors sans s'arrêter afin de ne pas perdre le fil de leur récit et de pouvoir
exprimer ce qu'ils ont envie de dire. Ils s'attachent donc clairement au contenu
mais certains enfants n'évoquent pas de stratégie délibérée. Ils seraient en
quelque sorte dominés et dépassés par leur imaginaire pendant l'écriture.
D'autres, tout en privilégiant le contenu, indiquent qu'ils sont capables à cer¬
tains moments d'opérer une distance avec leur histoire. Ils cherchent par
exemple à se distinguer aux yeux d'un lecteur « potentiel » et à rendre leur his¬
toire intéressante en jouant avec le réel et l'imaginaire. En même temps, on voit
au sein de leur discours qu'eux-mêmes ne délimitent pas clairement de frontière
nette entre ces deux mondes et, du coup, on ne sait pas bien ce qui relève
d'une véritable stratégie.
Un dernier point me parait intéressant à mentionner : contrairement à mes
attentes, ces élèves n'ignorent pas les critères d'évaluation de leurs ensei¬
gnants. Ils font même plutôt preuve de clairvoyance à ce sujet. Ces critères por¬
tent essentiellement sur l'organisation des informations et sur les marques de
surface. Les élèves considèrent ces points comme importants mais cinq élèves
sur six n'en tiennent pas réellement compte pendant l'écriture. Ces pôles for¬
mels passent au second plan, après le contenu.
- A quoi la maitresse fait attention quand elle corrige les récits imaginaires ?
- Aux fautes, aux idées si c'est dans l'ordre.
- Et tu y penses quand tu es en train d'écrire ?
- Non, je pense à mon histoire plutôt. (Thomas)

II semblerait donc que la perspective de l'évaluation ne soit pas présente


pendant qu'ils écrivent. En même temps, tous pensent avoir réussi leurs textes

72
La sollicitation de l'imaginaire dans l'écriture des récits

et cette « réussite » est liée au contenu de leur histoire qu'ils jugent intéressant.
On peut alors imaginer qu'au moment où l'enseignant donne la consigne, ces
élèves y lisent une certaine attente de l'enseignant sur le contenu : leur histoire
pourrait lui plaire même si, ensuite, il évalue des aspects plus formels, plus sco¬
laires. On pourrait dire alors qu'ils ne renoncent pas à réussir car pour eux, cette
réussite est liée en grande partie au contenu de leur histoire (10). Une autre
hypothèse non contradictoire serait que ces élèves ne tiendraient pas compte
des aspects formels, conscients que, sur ce point, ils ne peuvent réussir.

Les enfants ayant produit des récits de types 3 et 4 n'ont pas pu être inter¬
rogés. Néanmoins, quelques hypothèses peuvent être tirées de l'analyse des
textes en relation avec le profil scolaire et les C.S.P.

Les élèves ayant produit des textes 3 sont de très bons élèves issus de
C.S.P. favorisées. On sait également par l'enseignante de la classe que, dans les
familles de ce groupe d'élèves, l'apport culturel est très riche. On pourrait alors
supposer que, pour ces élèves, la réussite scolaire étant bien assurée, elle ne
serait pas source d'insécurité et ne représenterait pas un enjeu majeur. Ils pour¬
raient alors donner libre cours à leur imagination avec une certaine recherche
d'originalité, forme de distinction valorisée par les parents.

Les élèves ayant produit un texte 4 sont presque tous en difficulté scolaire
et issus de C.S.P. défavorisées. On peut se demander ici si la faible expression
de l'imaginaire ne serait pas due à des difficultés cognitives et/ou culturelles :
ces élèves manqueraient d'outils textuels pour exprimer leur imaginaire et/ou ne
percevraient pas la nécessité d'en dire beaucoup. Une autre hypothèse serait
qu'ils écrivent peu pour limiter le risque d'erreurs.

6.2. Analyse des entretiens sur le récit référant


à l'expérience vécue

Les consignes sollicitant une histoire vécue ont provoqué tendancieUement,


comme je l'ai montré, une uniformisation des textes produits. Cette tendance se
confirme dans les entretiens. En effet, deux thèmes principaux ressortent de
l'analyse :

- les élèves sont peu motivés par l'écriture d'un texte « réel » ;
- la pregnance de la vérité est très marquée.

Huit élèves déclarent ainsi ne pas aimer écrire une histoire réelle et disent
préférer écrire un récit imaginaire. Les élèves expliquent leur manque d'intérêt
par le fait que l'écriture d'un texte réel est pour eux source de difficultés.
Remarquons au passage que les élèves du groupe 2 n'analysaient pas aussi
clairement leurs difficultés au sujet de leur récit imaginaire.

La difficulté la plus souvent invoquée est l'obligation de restituer la stricte


vérité dans les récits réels. Ce souci les contraint à un gros effort de mémorisa¬
tion et d'organisation des informations. Anaïs dit par exemple :

73
REPÈRES N° 21/2000 P. LAMMERTYN

...je trouve que c'est un peu plus facile à raconter... c'est plus marrant ; on
peut mettre plein de choses, beaucoup de personnages alors que dans les his¬
toires réelles, on se rappelle plus de tout ce qui s'est passé, ce qu'ils ont dit
alors que dans une histoire imaginaire, on peut gérer ce qu'ils vont dire. Pour
autant, elle n'a pas écrit un récit imaginaire développé. Quand je lui ai demandé
ce qui est important pour elle dans les histoires « réelles », elle a déclaré :
Ben, dire la vérité et quelquefois, ils parlent en même temps ou il y a plu¬
sieurs choses qui se passent en même temps donc il faut rien oublier... Dans
une histoire imaginaire, on peut organiser comme on veut.

Le discours de Guillaume indique de manière plus précise l'importance du


jugement du lecteur, celui-ci pouvant être l'enseignant ou/et les parents. II est
« présent » pendant l'écriture et semble d'ailleurs être perçu comme
« censeur » :
Dans les histoires réelles, on se souvient plus bien et si c'est pas vrai, ma
mère elle dit : « T'as inventé Guillaume ». Ca va pas. Moi, dans l'imaginaire, on
peut dire ce qu'on veut.

Quatre élèves ajoutent qu'ils n'aiment pas parler d'eux et de leur vie privée.
Ils ont peur de s'exposer :

J'aime pas trop parler de moi, raconter ma vie, je préfère garder ça pour
moi. (Maud)

II semble bien que les élèves du groupe 2 prennent mieux en compte le


regard du lecteur- évaluateur que dans le cadre des récits imaginaires et ils l'in¬
tègrent dans leurs stratégies : ils déclarent qu'ils sélectionnent ce qu'ils ont
envie de dire.

Quatre élèves disent aussi moins aimer écrire une histoire réelle car ils
n'ont rien à raconter. Deux d'entre eux précisent même que cela a pour effet la
production d'un texte court et que cela les gêne :
Quelquefois, on n'a rien à dire et ça fait un petit texte. (Vivien)
Ben quelquefois j'ai rien à dire alors je sais pas quoi écrire, je raconte un
petit truc. (Eddy)
On peut percevoir ici, au moins en partie, leur représentation de ce qu'est
une histoire réussie : elle doit être longue ; si elle ne l'est pas, ils ont l'impression
de ne pas réussir leurs textes. Or, écrire un texte référant au réel ne leur permet
pas d'écrire longuement car le respect de la vérité les pousse en quelque sorte à
en dire le moins possible.

Alors que le récit imaginaire est défini comme un espace de liberté, le texte
réel, vécu, est perçu en terme de contrainte. II semble que la consigne soit plus
transparente aux yeux des élèves ; l'enjeu est perçu plus clairement et de
manière identique par la majorité d'entre eux : pour eux, écrire un récit vécu
consiste à dire la vérité. Ils sont plus attentifs à la cohérence et à la réalité des
événements qu'ils racontent. L'écriture devient alors moins spontanée. Cela
expliquerait en partie l'attention plus marquée portée au pôle formel.

74
La sollicitation de l'imaginaire dans l'écriture des récits

Pour conclure sur les entretiens, je retiendrai l'idée qu'il y a bien un traite¬
ment différent de la consigne lors de l'écriture d'un récit imaginaire : les bons
élèves se méfient davantage de l'imagination et déploient des stratégies pour
contenir en quelque sorte leur imaginaire ; ce choix est en grande partie lié à la
volonté de réussir à l'école.

En ce qui concerne les récits référant davantage au réel, le traitement de la


consigne est plus uniforme ; mais ce récit n'est pas plus facile à écrire que le
récit imaginaire car il génère une difficulté majeure chez tous les élèves interro¬
gés : la croyance qu'il faut respecter la vérité et que le récit doit être conforme à
la réalité. Cette croyance empêche les élèves de fictionnaliser le réel et donc de
construire un véritable récit expérienciel. II serait tout à fait intéressant et utile de
savoir comment et où est construit le rapport « éthique » à ce type de récit, cela
notamment afin de pouvoir construire une représentation plus opératoire de
l'écriture du récit avec les élèves.

CONCLUSION
Les éléments de réponses construits au travers de cette recherche incitent
à explorer des pistes complémentaires. La première consiste à vérifier ces pre¬
miers résultats sur un échantillon plus important d'élèves et à approfondir
davantage les entretiens afin de mieux comprendre la manière dont les élèves se
posent les problèmes quand ils écrivent, réécrivent et se représentent les types
de récits. Mais, pour cela, un travail de clarification des catégories employées
autour de la notion de récit s'avère indispensable. On a en effet fait fonctionner
deux grandes catégories, récit « imaginaire » et récit « réel » selon une opposi¬
tion tranchée. II y a, certes, un traitement textuel différent par les élèves selon
que la consigne sollicite plutôt l'imaginaire ou plutôt le réel mais, en même
temps, la subjectivité de l'élève est mise en jeu dans les deux types de
consignes. On peut donc se demander jusqu'où cette opposition est opératoire
et s'il ne faut pas réorganiser les catégories en tenant compte d'autres termes,
tels inconscient et investissement, auxquels on est sans cesse confronté.

J'aimerais enfin souligner trois enjeux de cette recherche qui me paraissent


particulièrement importants pour l'intervention didactique. Le premier consiste à
appréhender l'effet parfois paradoxal des consignes que l'on donne en espérant
modifier les fonctionnements scolaires classiques et aider ainsi les élèves en dif¬
ficulté. Or, si l'évaluation n'est pas changée et si aucun dispositif d'aide n'est
mis en place, on risque au contraire d'accroître certaines difficultés. Le second
consiste à préciser ce que l'on vise à développer et ce que l'on attend selon le
type de récit que l'on sollicite. Le troisième enjeu consiste à réfléchir à ce que
l'on apprend de différent sous le nom de récit et, conséquemment, aux diffé¬
rents outils que l'on doit mettre en place selon le genre de récit convoqué par
l'écriture.

75
REPÈRES N° 21/2000 P. LAMMERTYN

NOTES

(1) Je remercie les enseignants des écoles Louise de Bettignie et Verhaeren pour leur
accueil et leur disponobilité ainsi que M. Lagache, inspecteur de la circonscription de
Villeneuve d'Ascq qui m'a autorisée à intervenir dans ces écoles pour cette
recherche.
(2) Cette consigne doit être lue comme l'énoncé d'une thématique et ne constitue pas
forcément la situation initiale du récit.
(3) J'ai postulé que cette consigne était un bon déclencheur d'imaginaire car d'une part,
la créature monstrueuse suscite en général l'adhésion des élèves de cet âge et on
s'attend avec ce genre de personnage à un développement d'une dynamique de
récit articulée autour du thème de la lutte, du combat, du pouvoir. Ces thèmes facili¬
tent l'expression de l'imaginaire, l'enfant pouvant projeter ses conflits internes et ses
émotions. D'autre part, dans cette consigne, le père est momentanément
absent alors que l'enfant est « en danger » ; l'élève peut alors investir affectivement
le personnage du père sur le mode imaginaire
(4) II fallait un temps assez long afin que ce facteur n'engendre pas des difficultés spéci¬
fiques.
(5) Voici quelques exemples des critères utilisés (dont le caractère discutable ne
m'échappe pas).
Pôle formel :
- cohérence superstructurelle : ce critère indique la présence des grandes étapes du
schéma quinaire. La cohérence est présente si on trouve un début, un problème,
une dynamique et une fin.
- non contradiction séquentielle : ce critère indique le respect de la logique et de la
chronologie des actions.
- respect de la ponctuation : nous prenons en compte les points de fin de phrases et
les virgules. Une absence marquée de ponctuation peut révéler une succession
rapide et incontrôlée d'images ou d'idées survenant à la conscience de l'enfant.
Une marge de trois erreurs est acceptée.
- cohérence temporelle : ce critère indique le respect de la concordance des temps
utilisés.
Pôle imaginaire :
- implication potentiellement inconsciente : expression dans les textes de thèmes
psycho- affectifs personnels que l'élève développe par les voies de l'imaginaire
dans son récit. J'ai retenu cinq thèmes : l'abandon, l'enlèvement, la mort, le pou¬
voir, la peur.
- pregnance du monde imaginaire : ce critère sert à indiquer si le monde imaginaire
est présent partout dans le texte ou s'il est cadré ; en d'autres termes il doit indi¬
quer si l'enfant fait la différence entre le réel et l'imaginaire.
- nombre d'actions de l'enfant : nombre d'actions différentes du personnage
« enfant » à partir de l'arrivée de la créature monstrueuse dans le texte.
- nombre d'actions de la créature monstrueuse : nombre d'actions différentes de la
créature monstrueuse de son arrivée à sa disparition dans le texte.
(6) « En difficulté » indique que l'élève avait déjà du retard dans les classes précédentes
et que ses notes se situent généralement sous la moyenne.
(7) Plusieurs familles de l'échantillon sont mono parentales. Afin d'éviter un déséquilibre
entre familles monoparentales et les autres, j'ai choisi pour les couples de ne prendre
en considération qu'une seule profession sur les deux. La profession la plus élevée a
été retenue sur le plan économique faisant le pari que dans les couples, les profes¬
sions de chacun des membres sont relativement proches. Trois catégories ont été
constituées :

76
La sollicitation de l'imaginaire dans l'écriture des récits

- les C.S.P. favorisées : professions libérales, enseignants, cadres ;


- les C.S.P. moyennes : employés, ouvriers qualifiés ;
- les C.S.P. défavorisées : ouvriers non qualifiés, chômeurs, au foyer.
(8) C'est une des pistes de travail que je poursuis actuellement dans le cadre d'un
D.E.A.
(9) Ces éléments peuvent remettre en question les jugements quant au manque sup¬
posé d'imagination chez certains enfants.
(10) Cette interprétation diffère donc sensiblement de celle de Kaici selon qui cette caté¬
gorie d'élèves « renoncerait » en quelque sorte à la réussite scolaire.

BIBLIOGRAPHIE

BACHELARD G. (1943) : L'air et les songes, Paris, Corti.


BURGOS J. (1 982) : Pour une pratique de l'imaginaire, Paris, Seuil.
CLANCHE P. (1988) : L'enfant écrivain, Paidos/Le Centurion
(1992) : L'enfant de neuf ans, le réel et l'imaginaire, Cahiers Binet-
Simon n° 632.
DOSNON O. (1996) : Imaginaire et créativité : éléments pour un bilan critique,
Pratiques nc 89.
DUBORGEL B. (1992) : Imaginaire et pédagogie, Toulouse, Privât.
DURAND G. (1969) : Les structures anthropologiques de l'imaginaire, Paris,
Bordas.
ELIADE M. (1963) : Aspects du mythe, Paris, Gallimard.
(1 969) : Le sacré et le profane, Paris, Gallimard.

FREUD S. (1 909) : Le roman familial des névrosés rééd. dans Névrose, psychose
et perversion, Paris, P.U.F., 1973.
KAICI A. (1992) : L'histoire d'un enfant perdu, Cahiers Binet- Simon n° 632.
KANT E. (1781) : Critique de la raison pure, Paris, P.U.F.
LAMMERTYN P. (1999) : Écrire un récit imaginaire au C.M.2., analyse des diffi¬
cultés et des stratégies des élèves, mémoire sous la direction d'Y. Reuter,
Lille III.
REUTER Y. (1996) : Imaginaire, créativité et didactique de l'écriture, Pratiques
n°89.
(1997) : L'analyse du récit, Paris, Dunod.

77
RÉCITS ENFANTINS EN SITUATION
DE CONTACTS DE LANGUES ET DE CULTURES

Fabienne LECONTE
Université d'Orléans et ESA 6065 Dyalang

Résumé : Les enfants de migrants scolarisés en France sont socialisés dans des
cultures différentes. Toutefois la culture scolaire française et les cultures d'ori¬
gine font une large place au récit, bien que sous des formes et avec des fonctions
divergentes. A partir de l'exemple des familles africaines en France, on présen¬
tera les pratiques langagières familiales et les évolutions des pratiques narratives
causées par la migration. En outre, les enfants confrontés à des modèles divers
se les approprient pour développer leur propre compétence de narrateurs. Leurs
narrations portent alors la trace de ces différents modèles linguistiques, interac¬
tionnels et culturels. Leurs choix s'orientent vers des contes dont le contenu thé¬
matique est à rapprocher de ceux circulant dans leur culture d'origine. Lorsque
les récits ont une structure formelle caractéristique de l'oralité celle-ci facilite le
rappel pour des enfants dont le français n'est pas la langue première.

Le récit oral occupe une place importante dans toutes les cultures sans
revêtir ni les mêmes formes ni les mêmes fonctions selon les sociétés. Le plaisir
d'écouter et de raconter est commun à tous, l'imaginaire véhiculé par les contes
distille sa part de merveilleux quelles que soient les latitudes. Mais les enfants
de migrants scolarisés en France sont confrontés à des cultures du récit très dif¬
férentes : culture léguée par la famille et culture scolaire française laquelle tient
une large place dans le développement des capacités langagières des enfants.

Ainsi, l'école - et singulièrement l'école maternelle - accorde une place


centrale aux contes et récits non seulement parce qu'ils nourrissent l'imaginaire
et développent la faculté de représentation mais aussi parce que la pratique nar¬
rative favorise la structuration temporelle, l'emploi de l'anaphore et, plus globa¬
lement, l'usage décontextualisé du langage. Le conte permet de manier le
discours rapporté et le discours indirect, premiers pas vers la syntaxe spécifique
de l'écrit. Les contes et histoires comportent, en milieu scolaire, souvent une
forme écrite à laquelle on peut se référer et qui modèle la langue utilisée. Dès
lors la pratique du récit en classe, qui consiste encore souvent à privilégier la
lecture d'albums, propose avant tout des modèles de langue écrite. Dans ce
cadre, le livre a une fonction d'étayage importante pour les enfants qui com¬
mencent à raconter en français car l'ordre des illustrations des albums destinés
aux plus jeunes découpe souvent le récit en séquences selon l'ordre du récit. Le
livre est alors une aide précieuse lorsque les mots manquent ou que la mémoire
fait défaut. Les plus jeunes enfants et ceux qui sont en cours d'apprentissage
du français commentent d'abord les images avant de rappeler plus ou moins

79
REPÈRES N° 21/2000 F. LECONTE

fidèlement le texte avec lequel ils auront été familiarisés. Cette fonction de la
narration comme aide à l'apprentissage de la lecture et à la conduite autonome
de récits est reconnue par les familles appartenant aux classes sociales culturel¬
lement les plus proches de l'école qui racontent une histoire à leur(s) jeune(s)
enfantfs), le plus souvent à l'aide d'albums, avant de s'endormir. La valorisation
et le développement de cette pratique est relativement récente à l'échelle histo¬
rique et loin de concerner toutes les couches sociales.

La pratique du récit destinée d'abord aux enfants et ayant un lien intrin¬


sèque avec le livre peut être opposée à la pratique narrative traditionnelle en
Afrique noire, qui s'adresse à toute la population en ce qu'elle est l'expression
des désirs et pulsions subjectives refoulés par l'ordre culturel (la place des
jeunes et des femmes par exemple). La littérature orale est, selon la définition de
J. Derive [1975] : « Le secteur de la parole qui est consigné dans un patrimoine
sous forme de trames mnémoniques et de modèles canoniques et qui se produit
en énoncés institutionnels et reconnus ». On distingue alors la « parole
ancienne » - celle qui est inscrite dans une tradition - de la « parole claire » ou
quotidienne. Cette opposition entre claire et ancienne montre que le sens pro¬
fond des textes de littérature orale est accessible uniquement aux personnes ini¬
tiées à un certain nombre de codes culturels. Les contes instruisent sur ce qu'il
ne faut pas faire dans un ordre culturel avant tout rural dont la pérennité reste
une valeur centrale. Les enfants sont auditeurs de ces contes, qui ne leur sont
pas spécifiquement destinés, dans des veillées qui réunissent toutes les généra¬
tions et ne sont pas censés accéder à leur symbolisme profond, lequel ne peut
être compréhensible que par les personnes ayant le plus d'expérience et de
connaissances, à savoir les plus âgés. Le conte a toujours une double significa¬
tion apparente et réelle, la signification réelle n'étant accessible qu'au cours de
l'existence. Le « vrai » sens ne se donne pas à voir d'emblée. Néanmoins, les
contes qui comportent des récits d'initiation font plutôt partie du patrimoine
enfantin. Le voyage symbolise l'initiation en ce qu'il est passage d'un monde à
l'autre.

II va sans dire que, s'agissant de cultures de l'oralité, la forme écrite est


rarissime et fréquemment imprimée en France ou dans d'autres métropoles
européennes à destination d'un public très minoritaire de lettrés ou
d'Européens. La fixation devant se passer à la fois d'image et d'écriture est
assurée par une formalisation particulière qui concerne à la fois l'organisation
textuelle - par des répétitions, parallélismes ou chiasmes divers - et sonore par
des assonances, marques rythmiques et prosodiques.

J'ai insisté sur la profonde altérité des fonctions sociales et partant des cir¬
constances de renonciation des contes traditionnels (ou non) dans chacune des
cultures car la similarité de leur structure ou la récurrence de certains person¬
nages du nord au sud de la Méditerranée et du Sahara a été maintes fois souli¬
gnée (D. Paulme 1976, N. Decourt et M. Raynaud 1999). Mais un conte ne se
limite pas à sa structure textuelle analysable par des linguistes ou des sémioti-
ciens : il reste vivant lorsqu'il est raconté devant un public dans des circons¬
tances qui sont toujours singulières. La similarité structurelle est fréquemment
utilisée dans des classes pluriculturelles en ZEP, que ce soit pour mener un tra-

80
Récits enfantins en situation de contacts de langues et de cultures

vail comparatif ou/et créer une culture commune en valorisant celle de chacun.
Dès lors, le conte africain utilisé dans une classe française perd en même temps
que son lien avec l'environnement immédiat et la culture qui l'a fait naitre une
partie de ses fonctions et de sa signification pour en accueillir de nouvelles : le
lien avec les familles, la reconnaissance de l'Autre.

Cependant, les termes d'histoires, de récit ou de narration sont fortement


polysémiques en français. « Raconter une histoire » ce peut être relater un évé¬
nement particulier qui s'est déroulé dans la journée, un rêve, l'histoire de sa
famille ou une histoire inventée et créée par soi seul. Ce peut être aussi lire un
conte - ici la référence à la forme écrite est centrale - mais aussi dire un conte
ou conter. L'activité de narration est diverse et polymorphe dans toutes les cul¬
tures et concerne aussi bien la « parole claire » que la « parole ancienne ». Là
encore, selon son groupe social d'origine, selon la langue ou la variété utilisée,
on choisira ce qui mérite d'être relaté, quel aspect de l'événement doit être mis
en valeur, les circonstances dans lesquelles il convient de le faire.

Une didactique soucieuse de la prise en compte de l'hétérogénéité linguis¬


tique et culturelle des élèves a tout intérêt à connaître les pratiques du récit dans
les familles afin de pouvoir s'appuyer sur les acquisitions langagières de la mai¬
son, y compris dans d'autres langues que le français. Un enfant, même lorsqu'il
est scolarisé en France dès l'âge de deux ou trois ans, est déjà enculturé dans
une culture première qui peut être fort différente de celle de l'école. Des
recherches récentes (1) ont montré que l'enfant est d'autant plus à même de
bénéficier des avantages d'un bilinguisme précoce que les différentes langues
et cultures dans lesquelles il est socialisé sont valorisées dans son entourage
immédiat, famille, école, réseaux sociaux. II peut aisément réinvestir les acquisi¬
tions et apprentissages effectués dans « l'autre » instance de socialisation
lorsque la famille d'un côté, l'école de l'autre, valorisent ce qui a été appris dans
l'autre univers.

Les réflexions qui suivent sont issues d'une recherche sur l'activité narra¬
tive orale de l'enfant (2) menée par l'ESA CNRS 6065. Le cadre de ce travail est
constitué par la notion de « socialisation langagière » qui est opératoire pour
expliquer comment l'enfant s'approprie les modèles langagiers de son environ¬
nement immédiat et comment il les modifie. Pour mener à bien cette recherche,
notre équipe a recueilli des récits auprès d'une population d'enfants diversifiée
tant socialement que par le type de récits recueillis et les circonstances du
recueil. Pour ma part, je me limiterai, dans le cadre de cet article, à la situation
particulière des enfants d'origine africaine ou maghrébine en France et aux pra¬
tiques narratives dans les familles en m'appuyant sur une enquête menée dans
une école maternelle de la région rouennaise comportant une majorité d'enfants
d'origine étrangère, sur des recherches antérieures menées auprès des familles
africaines en France et sur une expérience passée d'enseignante de maternelle
ayant travaillé une quinzaine d'années en ZEP. Dans le cadre de notre étude, j'ai
interrogé une trentaine d'enfants sur les pratiques narratives dans leurs familles
et leur ai demandé de me raconter l'histoire de leur choix. En premier lieu, je
présenterai les pratiques narratives dans les familles africaines, d'une part parce
que ce sont celles que je connais le mieux pour avoir étudié les pratiques et les

81
REPÈRES N° 21/2000 F. LECONTE

attitudes langagières de la deuxième génération originaire d'Afrique noire (3) et,


d'autre part, parce que l'opposition entre cultures de l'oralité et de l'écriture y
est particulièrement exemplifiée. Dans un second temps, on s'arrêtera sur les
contes choisis par des enfants d'origine étrangère toutes nationalités confon¬
dues. Enfin, les enfants d'origine africaine sont scolarisés comme tous les petits
Français dès l'âge de deux ou trois ans. Leurs récits, dont nous analyserons un
extrait ci-après, rendent compte de cette rencontre entre deux univers linguis¬
tiques, culturels, énonciatifs...

1. LES PRATIQUES NARRATIVES DANS LES FAMILLES

1.1. Dans une situation inégalitaire de contact de langues

On ne peut aborder les pratiques narratives dans les familles africaines en


France sans savoir dans quelle(s) langue(s) elles s'actualisent. C'est pourquoi je
m'arrêterai brièvement sur la transmission des langues africaines aux enfants
dans un contexte où elles sont particulièrement minorées. C'est que ces
langues sont parlées par des populations socialement défavorisées et politique¬
ment marginalisées qui ne peuvent s'appuyer sur le statut de langue officielle
dans les pays d'origine pour les promouvoir. Le point commun à l'ensemble des
pays d'origine des migrants africains en France est d'avoir promu, après les
indépendances, la langue de l'ancien colonisateur au rang de langue officielle
unique. Les langues locales ont au mieux le statut de langue nationale, ce statut
pouvant regrouper des situations fort diverses selon les pays. Le français, dans
les pays où il est langue officielle, jouit d'un statut sans commune mesure avec
le nombre réel de ses locuteurs (4) puisqu'il est à la fois la langue du pouvoir et
des médias, de la scolarisation et de l'accès au travail salarié. II bénéficie d'un
prestige d'autant plus important qu'il est la langue de l'élite et de l'accès à la
modernité. Cette situation résulte, entre autres, de la politique linguistique de
l'état français qui a lutté pendant plusieurs siècles pour asseoir la domination
d'une seule langue sur le territoire français, l'unité linguistique ayant été confon¬
due avec l'unité nationale. La politique prônant un monolinguisme idéel s'est
prolongée dans les colonies. Comme en métropole, les langues locales furent
qualifiées de dialectes et de patois, le port du « symbole » (5) généralisé dans
les écoles.

La situation de dévalorisation, redoublée en France, est perçue par les


parents qui vont mettre en place de véritables politiques linguistiques familiales,
choisissant de transmettre leurs langues premières à leurs enfants ou au
contraire de privilégier le français. Ces politiques linguistiques familiales dépen¬
dent de critères sociaux référant autant à ce qui se passe en France qu'en
Afrique, comme l'importance de la communauté linguistique et culturelle en
France, son degré de structuration, son origine rurale ou urbaine et ses liens
entretenus avec le pays d'origine, le degré de francophonie avant la migra¬
tion (6)... En outre, les Africains noirs ne sont pas les seuls à mettre en place
des stratégies destinées à maintenir leurs langues et cultures en situation de
migration ; les mêmes phénomènes sont observés chez d'autres catégories de
migrants (Deprez 1 994).

82
Récits enfantins en situation de contacts de langues et de cultures

Malgré la pression francophone très forte, les stratégies de résistance lin¬


guistique et culturelle peuvent aller jusqu'à l'interdiction du français à la maison
devant les adultes. Elles concernent surtout les personnes originaires du Sahel
(Guinée Bissau, Mali, Mauritanie, Sénégal), majoritaires dans l'immigration afri¬
caine en France. A l'inverse, une minorité de familles originaires d'Afrique cen¬
trale et du golfe de Guinée privilégient le français qui apparait comme une
langue de promotion sociale pour leurs enfants. La majorité des familles se
situent entre ces deux pôles et mettent en place des glottopolitiques destinées à
transmettre leurs langues premières à leurs enfants sans que celles-ci ne soient
très strictes.

Toutefois, si stratégie de résistance il y a, il faut aussi composer avec le


présent et l'avenir ici, alors que la réussite scolaire et, partant, l'espoir d'un ave¬
nir meilleur pour les enfants passe avant tout par la maitrise du français écrit.
C'est dans cette tension entre l'attachement au pays d'origine médiatisé par la
transmission de la langue et de la culture et l'inscription dans la société fran¬
çaise que se situent les pratiques narratives dans les familles. Tension dans
laquelle il faut inscrire la confrontation entre cultures de l'oralité (dévalorisées) et
culture écrite (valorisée). Rappelons que l'écrit en français est particulièrement
prestigieux chez des personnes qui n'ont pas eu la chance d'être scolarisées
étant enfant alors qu'y compris dans le pays d'origine, la scolarisation s'effectue
en français. De plus, sa non maitrise représente, dans la société française
actuelle, un handicap tant au quotidien que pour les possibilités de promotion
professionnelle.

1.2. Des pratiques narratives bouleversées par la migration

Dans une situation de minoration linguistique importante, le récit en langue


première, en tant que pratique langagière majeure dans les cultures de l'oralité,
peut prendre toute sa place dans la transmission des valeurs de la commu¬
nauté, des informations jugées essentielles dans l'histoire familiale et sociale. On
ne saurait cependant calquer les pratiques familiales en France sur celles en
vigueur dans les régions d'origine. Nous avons vu plus haut que la pratique tra¬
ditionnelle du conte ne prenait tout son sens qu'en référence avec l'environne¬
ment immédiat et l'ordre culturel traditionnel. Celle-ci se trouve en quelque sorte
déracinée lors de la transplantation en France. II est peu probable que le coq
puisse continuer à symboliser la case et le chat être doté des fétiches les plus
puissants au milieu des barres et des tours. Si les personnages des récits tradi¬
tionnels peuvent encore faire rêver et distiller leur part de merveilleux, les refe¬
rents deviennent complètement étrangers au quotidien. Et que dire de la
généalogie prestigieuse de la famille si ce n'est qu'elle ne peut être transmise de
la même façon dans une société qui prétend ignorer l'appartenance à une lignée
pour se focaliser sur la réussite individuelle.

Au delà des bouleversements causés par la transplantation, le patrimoine


culturel de la famille ne se limite plus à la culture traditionnelle du pays d'origine.
Toute migration implique une rupture, les raisons pouvant en être plus ou moins
douloureuses, que l'on songe aux réfugiés politiques ou, plus fréquemment, à la
dégradation de la situation économique sur place qui ne laissent que l'exil

83
REPÈRES N° 21/2000 F. LECONTE

comme seule issue à la survie. Dans cette situation, la nécessaire transmission


aux enfants peut être beaucoup plus marquée par l'histoire récente de la famille
que par le patrimoine traditionnel. Certains parents vont préférer raconter aux
enfants la vie de la famille dans le pays d'origine pour maintenir le lien. II en est
ainsi pour nombre de familles d'ethnie poular, manjak ou soninké qui, apparte¬
nant à des communautés structurées, choisissent de transmettre leur langue à
leurs enfants afin que ceux-ci continuent d'appartenir au groupe ethnique et cul¬
turel ici et là-bas.

Le choix de transmission linguistique et culturelle ne concerne pas la seule


famille au sens européen du terme mais l'ensemble du groupe en France ou
dans le pays d'origine pour qui la pratique de la langue ancestrale signe l'appar¬
tenance au groupe ethnique. Les raisons données par les parents pour justifier
les choix de transmission réfèrent fréquemment à la nécessité de ne pas couper
l'enfant de son groupe ethnique d'origine et de lui transmettre les valeurs cultu¬
relles véhiculées par la langue. Les enfants doivent pouvoir communiquer avec
la famille restée au pays, respecter les règles d'interaction qui commandent de
ne pas s'adresser à une personne plus âgée (donc que l'on respecte) en fran¬
çais. Dans ce contexte, les parents privilégient d'expliquer à leurs enfants la vie
quotidienne en Afrique, y compris sous forme de narration d'événements passés
ou présents. Par exemple, un enfant soninké de dix ans m'a relaté que son père
ne lui racontait pas « d'histoires » mais lui parlait des vaches qu'il avait en
Afrique. Un père de famille manjak m'a dit préférer raconter et expliquer à ses
enfants ce qui se passait réellement dans sa région d'origine plutôt que de leur
transmettre des contes traditionnels alors qu'il était un conteur particulièrement
habile et reconnu dans son village. Cette position s'explique aisément pour des
familles nombreuses ayant des revenus très modestes car les possibilités d'em¬
mener les enfants au pays sont faibles. II s'agit alors de donner aux enfants une
image de l'Afrique plus proche de la réalité que celle véhiculée par les médias
français qui en présentent les aspects négatifs : sida, guerre, pauvreté, etc.

En revanche, les parents qui privilégient la transmission du patrimoine tra¬


ditionnel sous forme de contes, comptines, devinettes entretiennent générale¬
ment des relations plus distantes avec la communauté ethnique en France et en
Afrique et sont moins exigeants sur les compétences en langue d'origine de
leurs enfants. II s'agit souvent de personnes ayant fréquenté l'école au delà de
la scolarité primaire et plus sensibles de ce fait à la culture littéraire qu'elle soit
écrite ou orale. Le patrimoine littéraire vient dans ce cas suppléer les liens dis¬
tendus avec le groupe d'origine. II s'agit là de tendances générales observés
lors d'une série d'enquêtes (7) menées auprès de migrants africains et de leurs
enfants depuis 1993 qu'il ne faut en aucun cas considérer comme règle absolue.

Enfin, la famille connait une profonde restructuration lors de la migration.


En Afrique de l'ouest, les parents sont avant tout investis d'un rôle d'autorité
alors que les oncles et tantes ont un rôle affectif important auprès de l'enfant. A
la campagne, les familles ne vivent pas sur le modèle nucléaire européen mais
dans des concessions (8) regroupant une vingtaine de personnes. Dans ce
cadre, ce sont rarement le père ou la mère qui racontent des histoires aux
enfants mais les grands-parents, à moins qu'un membre de la famille ou du

84
Récits enfantins en situation de contacts de langues et de cultures

groupe ne soit spécialisé dans cette tâche vu ses compétences. Or, en France,
la famille se rapproche du modèle nucléaire européen et perd ainsi la référence à
la mémoire que transmettent les personnes plus âgées et les membres de la
famille élargie.

1.3. La répartition des rôles au sein de la famille

Les recherches sur les pratiques langagières dans les familles migrantes
(africaines ou autres) ont montré l'existence d'une répartition des rôles au sein
de la famille dans les apprentissages langagiers. Les parents transmettent la
langue première alors que les aines servent de médiateurs linguistiques et cultu¬
rels entre la famille et les institutions françaises et se chargent d'apprendre le
français à leurs frères et sAurs plus jeunes et quelquefois à leurs parents. Le
rôle des aines dans l'acquisition langagière des cadets ne se limite pas à l'ap¬
prentissage de la langue stricto sensu car ils racontent volontiers des histoires
aux cadets, cette activité étant surtout assumée par les filles. En revanche,
lorsque les parents racontent, c'est la langue première qui est employée et ce,
que le récit appartienne au patrimoine traditionnel ou concerne l'histoire de la
famille. Les histoires choisies par les aines, selon les témoignages recueillis
auprès de jeunes enfants, sont surtout des contes traditionnels appartenant au
patrimoine français, la pratique du conte africain en langue africaine par des
aines étant beaucoup plus rare. On peut supposer que la pratique du conte en
français est considérée par les aines comme une part importante de la compé¬
tence dans cette langue pour qu'ils s'y adonnent si volontiers. Ils reproduisent
une pratique qu'ils ont aimée quand ils étaient plus jeunes et qu'ils considèrent
comme un bon moyen d'apprendre le français ou de s'initier à la lecture. Leur
vécu scolaire n'y est certainement pas étranger.

La pratique narrative auprès des enfants, assumée en Afrique (ou au


Maghreb) par la famille élargie, ne disparait pas en France ; elle est désormais
assurée par les aines qui racontent, le plus souvent en français, des contes du
patrimoine traditionnel européen. On peut aussi y voir une volonté peut être
inconsciente d'acculturation. Ceci montre l'importance que les enfants accor¬
dent au récit d'histoire et le plaisir qu'ils y trouvent. Raconter aux petits est
perçu comme une activité emblématique de l'école maternelle.

2. LES RAPPELS PAR LES ENFANTS

J'ai demandé à une trentaine d'enfants de grande section de maternelle de


me raconter l'histoire de leur choix. L'enquête a été effectuée dans une école de
la banlieue rouennaise comportant 90 % d'enfants d'origine étrangère (9), origi¬
naires surtout du Maghreb et d'Afrique noire souvent non francophones avant
leur scolarisation. Certains enfants ont choisi de me relater un événement heu¬
reux ou angoissant qui les avait marqué, d'autres de me traduire une histoire
racontée en langue première dans la famille ou de me rappeler un conte entendu
et travaillé en classe. Notons que les enseignantes de cette école avaient entre¬
pris l'année de l'enquête une action spécifique sur le récit. Les élèves, dont la
majorité étaient non francophones avant leur scolarisation, éprouvaient de

85
REPÈRES N° 21/2000 F. LECONTE

grandes difficultés à relater un événement, qu'il se soit déroulé à la maison,


dans le quartier ou dans l'école, de manière compréhensible par l'interlocuteur.
Le travail effectué en classe a porté surtout sur l'organisation des récits et leur
cohérence.

2.1. Le choix des contes


Le choix des contes que les enfants ont souhaité raconter est intéressant à
considérer parce qu'il nous éclaire sur le goût des enfants. Le « Petit Chaperon
Rouge » arrive en tête du palmarès, talonné de près par « Les Trois petits
cochons » et « La Chèvre de Monsieur Seguin » pour ce qui concerne les his¬
toires non traduites de la langue première. Ces trois récits, présents dans les
classes parmi beaucoup d'autres, sont en outre fréquemment cités comme his¬
toires racontées par les aines à la maison.

On peut proposer plusieurs explications à ces choix. La première est


d'ordre banalement économique et social. Les albums sont disponibles au
supermarché du quartier à un prix modique alors que les familles ne fréquentent
jamais les librairies du centre ville où le choix est beaucoup plus vaste... et les
prix plus élevés. II serait alors logique que les enfants préfèrent raconter le seul
album disponible à la maison. Cependant, d'autres albums sont accessibles
dans les mêmes conditions. Blanche Neige est curieusement absente du palma¬
rès, y compris pour les filles, de même que Cendrillon. Pourtant, les histoires de
sorcières sont présentes dans les différentes cultures quand bien même au sud
du Sahara les sorcières préfèrent sucer le sang de leur victime plutôt que les
empoisonner. Si ces contes ne font pas recette, c'est peut être que ces histoires
sont trop éloignées du vécu des enfants qui sont loin de vivre dans un univers
surprotégé où la préoccupation essentielle serait la rivalité de la fille unique avec
la mère.

Les trois contes préférés ont en commun de confronter des personnages


anthropomorphes avec un loup qui représente le danger suprême, celui de la
mort. Ce sentiment de vivre dans un univers potentiellement dangereux permet
d'expliquer le succès des Trois Petits Cochons qui apparait à première vue inso¬
lite chez les enfants de culture musulmane. Mais, dans ce conte, les cochons,
représentant les enfants, doivent se débrouiller seuls, sans aucune aide, pour
parer le danger et assurer leur survie. Ici, on ne peut compter sur une bonne fée,
des nains, ou quelque chasseur pour se sortir d'un mauvais pas ou réparer une
erreur ; seule la solidarité entre pairs peut protéger. II est d'ailleurs remarquable
que ce conte arrive en tête des histoires racontées par les aines quelle que soit
l'origine ethnique ou culturelle. Au-delà du vécu quotidien, on peut avancer des
explications se référant aux cultures d'origine des enfants. La Chèvre de mon¬
sieur Seguin ayant pour thème la désobéissance, son contenu thématique est à
rapprocher des contes traditionnels africains qui alertent leurs auditeurs sur ce
qu'il ne faut pas faire. Quant au Petit Chaperon rouge, il peut être comparé aux
récits initiatiques avant tout destinés aux enfants. Dans ceux-ci, le héros doit
entreprendre un voyage jalonné d'épreuves au cours duquel il rencontrera adju¬
vants et opposants se présentant souvent sous forme d'animaux. En outre, un

86
Récits enfantins en situation de contacts de langues et de cultures

des contes récents souvent choisi par les enfants de cette école est « Chien
Bleu » qui peut être assimilé à un récit initiatique par son contenu thématique.

Surtout, qu'ils aient été élaborés directement à l'oral ou à l'écrit, les trois
contes préférés comportent une organisation formelle caractéristique des textes
oraux, telle qu'on l'a définie ci-dessus : répétitions, parallélismes, formules
rituelles, etc. Les enfants dont le français n'est pas la langue première retiennent
plus facilement des récits qui ont conservé leur organisation formelle de texte
oral ou qui s'en rapprochent par leur structure car ils peuvent s'appuyer sur ces
marques pour les rappeler. La scène du loup soufflant et tapant sur la maison
des cochons se répète trois fois, par exemple. II est d'ailleurs remarquable que
lors d'étayages entre enfants, l'intervention aidante ou réfutante du camarade se
focalise sur la structure du récit : non d'abord la maison en paille alors que le
contenu d'une réplique est rarement contesté. Pour les enfants, l'ordre des
séquences doit être respecté, ce qui maintient la cohérence du récit, la variation
individuelle étant permise à l'intérieur de ce cadre. De même, les formules
rituelles émaillant le récit du Petit Chaperon rouge sont vite retenues et resti¬
tuées à leur place exacte quand bien même les enfants n'ont pas accès au
sens, comme pour la célèbre chevillette qui fait choir la bobinette. Or, les procé¬
dés rhétoriques caractéristiques de l'oralité sont atténués voire disparaissent
dans la plupart des albums pour enfants de confection plus récente qui ont été
directement élaborés à l'écrit. II ne faut plus dès lors s'étonner de voir préférer
dans certaines écoles de banlieue des livres au graphisme désuet, en mauvais
état à force d'être manipulés, à des albums flambant neuf aux illustrations
attrayantes... mais si difficiles quand on veut les raconter tout seul.

La narration de Bodri, que nous allons analyser ci-après, est un bon


exemple de l'effet facilitant des caractéristiques formelles des textes oraux.

2.2. Bodri : Et puis le loup a disa : « Comment ça va ? »


Bodri a six ans, est originaire du Congo-Kinshasa et parle lingala et français
chez lui. II éprouve visiblement un grand plaisir à raconter des histoires bien qu'il
affirme que personne à la maison ne lui en raconte. C'est donc un conte
entendu en classe : le Petit Chaperon rouge, qu'il choisira de rappeler d'abord.
Le rappel de Bodri n'omet aucune séquence importante de l'histoire alors qu'il
apparait comme un conteur habile dont la performance n'a rien à envier à celle
d'enfants de même âge monolingues en français. Bodri s'est manifestement
approprié l'histoire sans que sa spécificité d'enfant bilingue et biculturel ne dis¬
paraisse derrière un modèle. On analysera ci-après les marques d'interlangue et
d'interculture présentes dans son récit.

L'interiangue est un système intermédiaire créé par les apprenants d'une


langue seconde au cours de leur apprentissage en s'appuyant sur leur connais¬
sance de leur(s) langue(s) première(s) et sur les hypothèses qu'ils font sur le
fonctionnement de la langue cible. Ce système instable, en évolution constante
au cours de l'acquisition, tend à se rapprocher de la langue à acquérir. Les
caractéristiques principales en sont les interférences avec les langues acquises
antérieurement et les simplifications, qui concernent essentiellement les zones

87
REPÈRES N° 21/2000 F. LECONTE

les plus fragiles du français. Par exemple, la forme « que » est employée pour
tous les pronoms relatifs alors que les déclinaisons ont pratiquement disparu du
français. Pour les interférences, elles sont plus fréquentes chez les personnes
qui acquièrent une seconde langue à l'âge adulte ou lorsqu'il s'agit de langues
génétiquement proches (comme le français et le portugais). Simplifications et
interférences touchent tous les niveaux de l'organisation du discours, rhéto¬
rique, sémantique, énonciatif, morpho-syntaxique, lexical ou phonologique. II ne
s'agit pas de « fautes » qu'il faut à tout prix sanctionner avant qu'elles ne s'ins¬
tallent définitivement mais de marques perceptibles dans le discours d'un tra¬
vail actif de l'apprenant sur son acquisition.
Pour des enfants qui apprennent le français comme langue seconde dès
l'âge de deux ou trois ans, il peut être malaisé de faire la part des simplifications
qui sont communes à tous les enfants en cours d'apprentissage du français, de
ce qui est spécifique aux enfants bilingues. II s'agit souvent des mêmes phéno¬
mènes même si l'on observe un décalage dans le temps. On doit alors analyser
les écarts par rapport aux usages avec une grande circonspection, surtout lors¬
qu'il s'agit d'une transcription, car ceux-ci ressortissent de phénomènes de plu¬
sieurs ordres. Lorsque le Petit Chaperon Rouge apporte une canette et un petit
coup de beurre à sa grand-mère, comme nous l'a rappelé un des élèves, il est
préférable d'y voir l'influence du quartier plutôt que celle de la langue première.
De même la réalisation [i] ou [iz] pour /7s selon qu'il soit devant voyelle ou
consonne est une marque typique de l'oral quelle que soit la langue première du
locuteur, comme les hésitations, les répétitions et les reprises.

Malgré la prudence qu'il convient d'observer, on peut noter quelques


marques d'interlangue dans la restitution de Bodri dont voici un extrait (10).

Les conventions de transcription sont les suivantes :

/pause brève, II, pause plus longue


bonjour, soulignement, segment prononcé avec une intensité forte
xx, segment incompréhensible
i ou is, il ou ils prononcé p]
B1 II était une fois une petite fille qu'habitait loin de la forêt I à sa maman un
jour la disa I je je crois que la grand-mère est malade I i faut l'am(e)ner I un petit
peu de beurre et I et quoi encore ensuite

E1 et une galette
B2 et une galette I et puis euh dépêche toi avant /ajournée de ta nuit I alors
lày disait alors là il était i partit et puis I il avait entendu ting ting I c'était la voix
du loup I et puis i a disa comment ça va I et là a disa euh ça va bien et puis et
après al dit (. . .) et puis a dit et pis le lou disa u 'est-ce ue tu fais ans la forêt
et pis où vas-tu d'abord I sij'veux I bon sij'veux (. . .)

B3 j'y vais j'y vais loin de la forêt chez ma grand-mère I et puis I et puis I le
loup disa as d n e chemin là et moi è asserai dan hemin là I et c'est
moi et en c'est toi qui va arriver premier I alors I is étaient partis partis partis
après I c'était le loup qu'étaient i arrivé

88
Récits enfantins en situation de contacts de langues et de cultures

E2 en premier

B4 en premier et puis i peut toc toc toc Itoc toc toc I qui est là II c'est
c'était moi votre petit chaperon rouge II et puis il est et puis I il le loup disa à la
voix du petit chaperon rouge I c'est moi votre petit chaperon rouge I tirez la che-
villette et la chère cherra I et puis le loup ouvra la porte et puis trouva la vieille
dame couchée dans son lit après II

E3 Qu'est-ce qui fait qu'est-ce qui fait à la vieille dame le loup

B5 il se jetta sur elle et let ça xx tout partout

Une des erreurs récurrentes dans les récits d'enfants en cours d'acquisition
du français langue seconde concerne le maniement des prépositions dont la dif¬
ficulté est bien connue de tous les enseignants de français langue étrangère
quel que soit leur public. Les plus fréquentes, à et de, sont suremployées,
comme dans à la voix du petit chaperon rouge (B3) pour avec la voix alors que
l'expression de la localisation induit de fréquentes erreurs vu sa complexité : il
faut utiliser par pour un chemin mais dans pour la forêt. De même lorsqu'il s'agit
d'exprimer la manière dont le loup dévore ses victimes, Bodri emploie d'abord
l'expression sur une seule bouchée puis en dans une seule bouchée. Ces refor¬
mulations divergentes du texte original montrent que son système est instable et
évolue sous la pression des modèles de langue auxquels il est exposé. Certains
segments du récit sont retenus globalement alors que d'autres font l'objet d'un
rappel en fonction de ses hypothèses sur le fonctionnement du français. Les
erreurs concernant les pronoms personnels ressortissent des mêmes phéno¬
mènes. S'agissant des rares formes, avec les pronoms relatifs, qui se déclinent
encore en français contemporain, l'opposition complément direct vs indirect et
l'absence de forme spécifique au féminin pour le datif est difficile à acquérir (sa
maman la disa, il faut l'amener) car elle fait figure d'exception.

Au niveau énonciatif, on note une conduite du loup bien particulière devant


son interlocutrice. Il n'oublie pas de la saluer en lui demandant de ses
nouvelles : comment ça va. Elle répond alors en petite fille bien élevée : euh ça
va bien. Cette incursion d'un trait culturel spécifiquement africain dans le récit
montre que l'enfant s'est approprié l'histoire pour en faire une restitution person¬
nelle, y compris en y incluant une marque typique de sa culture première. II ne
faut cependant pas oublier que nous sommes dans une cité française. Les salu¬
tations tournent court rapidement et le Petit Chaperon rouge commence par se
rebeller, défie l'autorité quand le loup s'enquiert des raisons de sa présence en
ce lieu. Pareil manquement aux règles de politesse est impensable en Afrique
chez un enfant de cet âge. L'interculturel se joue dès la première rencontre... En
revanche, le système phonologique de Bodri est celui d'un francophone de cet
âge puisque le seul écart perceptible par rapport à la norme concerne la réalisa¬
tion de [a] ou [al] pour e//e, caractéristique de Rouen et de sa région. II est bien
connu que les enfants de la deuxième génération adoptent rapidement l'accent
de la région où ils vivent jusqu'à fréquemment se faire railler sur leur « accent
français » lorsqu'ils se rendent dans leur pays d'origine.

89
REPÈRES N° 21/2000 F. LECONTE

Au niveau rhétorique, le récit, très détaillé, de Bodri apparait conforme à la


version entendue en classe. Aucun événement important n'est omis, l'ensemble
ne manquant ni de cohérence ni de cohésion. Bodri use des temps verbaux
pour organiser sa narration. Le passé simple a été identifié comme temps du
récit lorsqu'il s'agit de rappeler la « parole ancienne » et est amplement usité en
opposition avec le présent des dialogues et l'imparfait comme temps de l'his¬
toire (cf. A1). II intègre l'équivalence entre passé simple et passé composé pour
exprimer l'achèvement d'un événement se déroulant dans le passé.
L'équivalence est remarquable dans son discours par la présence, non systéma¬
tique, de l'auxiliaire « avoir » devant une forme radical + a (/e loup a disa). Au
demeurant, les écarts par rapport aux usages concernant la formation du passé
simple des verbes irréguliers sont communs à tous les enfants francophones à
.un moment donné de leur acquisition. Ils assimilent l'usage qu'il convient de
faire de ce temps jamais entendu à l'oral dans une conversation quotidienne et
la règle de formation pour les verbes du premier groupe, les plus fréquents. Les
exceptions viendront après. Pour Bodri, lorsque le verbe est au premier groupe,
le passé simple est réalisé conformément à la morphologie, comme le montre
l'extrait suivant :

A7 non non tout d'abord i trouva euh I une I dans l'armoire a i trouva un
pyjama (1 1) d'Ia grand-mère I après a i s'habilla avec le pyjama et puis mmh et
puis se coucha I dans le lit

L'utilisation d'une forme emblématique du passé simple, si elle n'est pas


toujours conforme à la réalisation attendue comme pour le verbe dire, permet à
Bodri de structurer son récit. C'est que le verbe « dire » est identique à l'oral au
présent, au passé simple et au participe passé [di]. Comment dès lors exprimer
la spécificité du conte en tant que genre ? Comment faire ressortir l'opposition
entre la voix du narrateur et celle de chacun des personnages ?

C'est que les voix des personnages ont une grande importance pour notre
conteur. II a bien compris l'importance que celles-ci revêtaient dans la progres¬
sion du récit puisque c'est en travestissant sa voix que le loup peut berner la
grand-mère et la dévorer, séquence qu'il restitue (B4). Ainsi, chaque personnage
est joué avec une intonation particulière. Le loup, lorsqu'il rencontre le Petit
Chaperon Rouge, parle avec une voix grave et une intensité forte qu'il abandon¬
nera pour leurrer ses victimes. A l'inverse, la Grand-mère est rendue avec une
voix chevrotante et le Petit chaperon rouge une voix aiguë, Bodri réservant son
intonation habituelle à la narration proprement dite. Mais, d'un point de vue
strictement sonore, le narrateur est facilement identifiable grâce à la présence
récurrente de la voyelle [a] à la fin des verbes. Les jeux sur les temps et les voix
font sens en se renforçant mutuellement et permettent de produire un récit
fidèle, long, et beaucoup plus élaboré que celui de nombre d'enfants de cet âge
qui se limitent à l'emploi des temps verbaux les plus fréquents, les séquences
n'étant reliés entre elles que par les « et puis », « après » caractéristiques des
récits des jeunes enfants.

Ainsi, sa performance ressemble à celle d'un conteur « professionnel » qui


sait tenir son auditoire en haleine. II est remarquable qu'un enfant dont l'encultu-
ration première a été effectuée dans une culture de l'oralité use des divers pro-

90
Récits enfantins en situation de contacts de langues et de cultures

cédés formels propres à la littérature orale - qu'ils concernent l'organisation tex¬


tuelle ou sonore - pour raconter une histoire.

CONCLUSION
Raconter des histoires, le plus souvent à l'aide d'albums, apparait, pour les
enfants issus de l'immigration, comme une activité emblématique de l'école
maternelle et de la petite enfance. La pratique narrative en français remplit ses
fonctions de développement des capacités langagières globales des élèves.
L'école a dès lors tout à gagner à s'appuyer sur l'intérêt et le plaisir qu'éprou¬
vent les enfants à fréquenter des récits, que ce soit en production ou en récep¬
tion. Dans ce contexte, les contes du patrimoine traditionnel français
représentent cette activité d'acculturation et de premiers pas vers l'écrit, au
point d'être appropriés par les aines bien que l'école maternelle offre un choix
nettement diversifié. La proximité culturelle entre les histoires que l'on préfère
raconter et celles circulant dans les cultures d'origine est confirmée par les
récits récents qui remportent un succès particulier à cet âge. II s'agit soit de
récits d'initiation, comme Chien Bleu par exemple où une petite fille est perdue
dans la forêt ; soit d'histoires mettant en scène des sorcières ou certains ani¬
maux. Dans une perspective interculturelle d'échange et de reconnaissance de
l'Autre, il est important de varier le choix des textes en faisant appel, non seule¬
ment à des récits véhiculant des valeurs particulièrement appréciées par les
enfants - comme la solidarité - mais aussi aux contes du patrimoine appartenant
aux cultures représentées dans le quartier. En outre, la pratique sociale du conte
oral connait un important regain d'intérêt depuis une décennie dans de nom¬
breuses couches de la société. Les banlieues ne sont pas en reste : des asso¬
ciations, bibliothèques, établissements scolaires, etc., invitent en partenariat des
conteurs Africains et Maghrébins dans les cités.

Au delà du contenu thématique, l'organisation formelle des textes semble


primordiale. Les contes du patrimoine traditionnel, grâce à leur structure, per¬
mettent aux enfants dont le français n'est pas la langue première de pallier au
mieux le décalage existant entre leur développement intellectuel et affectif et
leurs compétences en français. Les caractéristiques propres au texte oral ont un
effet facilitant lorsqu'il s'agit de conduire un récit sans l'étayage d'un album,
d'un adulte ou d'un pair. La narration de Bodri n'est qu'un exemple parmi beau¬
coup d'autres récits recueillis de l'aide que peuvent représenter les dimensions
récurrentes caractéristiques de l'oralité.

Mon propos n'est pas de limiter le choix des contes offerts aux enfants de
migrants aux seuls contes traditionnels, ce qui reviendrait à ne proposer qu'une
sous-culture, caricaturale par sa stéréotypie, dans les écoles de banlieue. Je n'ai
pas demandé aux enfants quelles étaient les histoires qu'ils préféraient entendre
mais celles qu'ils voulaient me raconter. Toutefois, si on veut aider les élèves qui
apprennent le français notamment à l'école à produire des récits d'une manière
autonome, il semble important de leur offrir des modèles de texte oral acces¬
sibles et facilitants, qu'ils soient traditionnels ou non. Le récit directement éla¬
boré à l'écrit présente rarement ces caractéristiques et remplit une autre

91
REPÈRES N" 21/2000 F. LECONTE

fonction didactique, celle de familiarisation avec la langue écrite. II ne peut à lui


seul remplir les deux rôles.

NOTES

(1) Voir les travaux de J. Hamers et J. Blanc 1990, 1992 et F. Leconte 1999
(2) IIs'agit de l'opération de recherche « L'activité narrative de l'enfant » dirigée par
R. Delamotte-Legrand par l'équipe ESA CNRS 6065 dynamiques sociolangagières.
(3) Voir F. Leconte, 1 996, 1 997.
(4) Le nombre de locuteurs du français en Afrique est très variable selon les pays. II est
estimé à 10 % au Sénégal et au Mali mais à plus de 60 % au Congo-Brazzaville.
(5) Le symbole était un objet honteux, sabot, bouteille ou veille chaussure que les
enfants étaient obligés de porter lorsqu'ils laissaient échapper en classe voire dans
la cour un mot dans leurs langues premières. L'enfant devait conserver le symbole
jusqu'à ce qu'un de ses camarades fasse de même et récupère l'objet. A la fin de la
journée, celui qui conservait le symbole était sévèrement battu ou puni. Cette pra¬
tique fut d'abord employée dans les régions françaises (Bretagne, etc.) avant d'être
exportée dans les colonies. Au Sénégal, la pratique du symbole a perduré jusqu'à la
fin des années soixante.
(6) Pour une synthèse concernant le maintien des langues africaines en France, voir
F. Leconte 2000.

(7) Voir F. Leconte, 1996 et passim.


(8) En Afrique, le terme concession désigne une aire dans laquelle est regroupée la
famille élargie. Dans les sociétés patrilinéaires, elle se compose généralement du
chef de famille et de sa ou ses épouse(s), de ses fils et de leurs épouses et des
enfants. Chaque femme réside, avec ses propres enfants, dans une maison ou une
case personnelle.
(9) Je tiens à remercier ici les enseignantes de l'école maternelle Henri Wallon à Saint-
Étienne du Rouvray pour la qualité de leur accueil et leur collaboration.
(10) Conventions de transcription :
(11) On remarquera que nous avons affaire à une grand-mère moderne qui revêt non une
chemise de nuit mais un pyjama pour dormir.

BIBLIOGRAPHIE

BAKHTINE M. (1984) : Esthétique de la création verbale, Paris, Gallimard.


CASTELLOTTI V. et MOORE D. (coord.) (1999) : Alternances des langues et
construction des savoirs, Cahiers du français contemporain N° 5, Paris,
ENS éditions.
DECOURT N. et RAYNAUD M. (1999) : Contes et diversité des cultures, CRDP
de l'Académie de Lyon, Lyon.
DELAMOTTE-LEGRAND R. et HUDELOT C. (1997) Le langage à l'école mater¬
nelle, Cahiers d'Acquisition et de Pathologie du Langage, Université
Descartes, Paris.

92
Récits enfantins en situation de contacts de langues et de cultures

DEPREZ C. (1994) : Les enfants bilingues. Langues et familles, Paris, CREDIF -


Didier Hatier.
DERIVE J. (1975) : Collecte et production des littératures orales, Paris, Selaf.
GADET F. (1989) : Le français ordinaire, Paris, A. Colin.
HAMPATE Bâ A. (1995) : Petit Bodiel et autres contes de la savane, Paris, Stock.
LECONTE F. (1996) : Ils parlent en black. Pratiques et attitudes langagières des
enfants originaires d'Afrique noire, Thèse de doctorat, Rouen, Université de
Rouen.
LECONTE F. (1 997) : La famille et les langues. Une étude sociolinguistique de la
deuxième génération africaine, Paris, L'Harmattan.
LECONTE F. (1999) : Le discours des enfants sur l'alternance codique. Étude de
cas de deux enfants d'origine sénégalaise, dans les Cahiers du français
contemporain N° 5, Paris, ENS éditions, pp. 167-180.
PAULME D. (1976) : La mère dévorante, essai sur la morphologie du conte afri¬
cain, Paris, Gallimard.

93
IL NOUS FAUT DES PREUVES »
«
COMPÉTENCES DE LECTEURS
ET COMPÉTENCES DE SPECTATEURS :
L'EXEMPLE DU RÉCIT POLICIER TÉLÉVISUEL
Brigitte CHAIX, François QUET
IUFM de Grenoble - Valence

Résumé : Il n'y a pas d'homologie stricte entre les systèmes de représentation


du récit filmé d'une part et de la narration verbale d'autre part. Cependant, la
compréhension des films et celle des textes présentent suffisamment d'analogies
pour que l'approche des fictions télévisuelles à l'école puisse être conduite dans
le cadre plus large d'une didactique de la compréhension-interprétation. Les tra¬
vaux et les réflexions présentés dans cet article sont issus principalement d'un
travail de formation (un « atelier-mémoire » en 2e année d'IUFM). Dans une
première partie, on s'est efforcé de montrer que la réception des récits télévi¬
suels ne peut être explorée avec les seules ressources de la narratologie ou dans
le but de « retrouver » les constantes d'un « code ». Au contraire, la diversité des
indices et les multiples manières de les mettre en relation favorisent l'ambiguïté,
le débat interprétatif et la justification argumentée de la compréhension. Dans la
deuxième partie, la restitution orale, par des élèves de Cycle 2, d'un dessin
animé policier (Fennec) permet de présenter quelques unes des difficultés des
élèves pour comprendre les ressorts d'une fiction qui leur est pourtant adressée,
mais elle permet aussi de mettre en valeur quelques unes des stratégies de com¬
préhension dont disposent ces jeunes spectateurs.

« Quelque opposés que puissent paraitre les domaines dans lesquels


toutes ces sphères semblent se mouvoir, elles se rencontrent dans l'analo¬
gie et l'unité finale d'une méthode. » (S. M. Eisenstein, Le film : sa forme/son
sens, p. 250)

« Qu'apprennent les enfants quand ils regardent la télévision ? Poser la


question en ces termes revient à postuler que « regarder la télévision » (la téle¬
spection) est une activité où se construisent des savoirs » (Masselot-Girard
1996, p. 5). Cette hypothèse ne va pas de soi, il semble même que les discours
les plus répandus en la matière restent prudents : la télévision n'aurait finale¬
ment droit d'entrée à l'école qu'en tant que véhicule de savoirs disciplinaires
légitimes ou pour être soumise à un examen critique dont l'enfant, futur citoyen,
a nécessairement besoin pour ne pas être victime de la séduction d'un média
dont on continue à se méfier (1). Pour les Instructions Officielles de 1995 l'enfant
« dès son plus jeune âge doit être mis en présence d'un grand nombre
d'images » mais « il est important de les préparer à recevoir cette abondance

95
REPÈRES N° 21/2000 B. CHAIX et F. QUET

d'images : ils les perçoivent d'abord en fonction de leur sensibilité, de leur his¬
toire, de leur milieu culturel : ils sont amenés progressivement à les percevoir en
fonction de leur intelligence, en s'exerçant à faire des choix » (p. 29).

On voudrait, au cours des lignes qui suivent, présenter un parti pris qui va à
l'encontre de ces précautions en développant l'idée que la position de téléspec¬
tateur rend familières des formes narratives élaborées et dont la réception est
rien moins que passive. S'il est admis que la télévision peut être pour l'école un
« partenaire cognitif » (G. Jacquinot-Delaunay), on voudrait montrer que c'est au
moins parce qu'elle lui fournit un grand nombre de récits extrêmement com¬
plexes : l'exploration de ces histoires qui, avec les élèves de l'école primaire,
passera nécessairement par la reformulation et la mise en débat des interpréta¬
tions, constitue à notre avis mieux qu'un prétexte au développement d'une
réflexion métatextuelle ou metacognitive, le modèle d'un travail sur le sens en
lecture.

1. RÉCIT FILMIQUE, LANGAGE CINÉMATOGRAPHIQUE

1.1. Comprendre un film

Essayons de poser quelques-uns des aspects constitutifs de la compré¬


hension / interprétation des récits filmés. II nous semble, - on verra un peu plus
loin que nous nous inspirons largement du modèle proposé par Panofsky -,
qu'on pourrait distinguer trois types d'opérations complémentaires, dont la réali¬
sation plus ou moins aboutie peut conduire à des erreurs ou, en tous cas, à des
interprétations divergentes.

A. Des opérations perceptives : le spectateur est censé voir des objets,


des gestes ou des corps, ou du moins leur représentation sur un écran. Cette
opération, en principe, ne devrait pas poser de problèmes. Elle est cependant
dépendante d'un certain nombre de variables :
- la bonne volonté du réalisateur qui peut souligner la présence d'une
ombre, d'un personnage, d'un détail ou au contraire s'efforcer de mas¬
quer l'information qui ne sera perçue que des happy few ;
- l'attention du spectateur qui peut être plus ou moins flottante pour des
raisons indépendantes de sa volonté, mais aussi parce qu'il a décidé que
tel ou tel récit (que tel ou tel moment du film) méritait ou ne méritait pas
toute sa concentration ;
- la qualité du support audiovisuel : une vieille copie 16 mm d'un film en
cinémascope, un téléviseur 63 cm n'offrent pas les mêmes qualités de
reproduction qu'une diffusion en salle sur copie neuve.

Ainsi, on peut ne pas voir tel détail pourtant important dès les premiers
plans d'un film parce qu'on n'a pas encore fini de s'installer (Hitchcock préten¬
dait laisser le temps à ses spectateurs d'entrer dans le film et ne délivrer aucun
indice essentiel avant les quelques minutes nécessaires à l'accommodation du
spectateur), parce qu'on est attentif à tout autre chose, parce que la netteté de
l'image ne permet pas d'identifier tel ou tel objet, ou parce que, dans le cas du
dessin animé, le mode de représentation est d'une lisibilité contestable (dans

96
II nous faut des preuves »..

l'épisode de Fennec dont il sera question plus loin, certains enfants croient
reconnaître des loups quand il s'agit de rats ou confondent l'image d'un piment
(du poivre) avec celle d'une carotte : ce qui les conduit à élaborer un scénario
assez fantaisiste).

B. Des opérations de reconnaissance : le fait de voir les objets ou les


formes ne suffit pas. Encore faut-il être capable de les reconnaître ou d'en infé¬
rer la fonction (permanente ou occasionnelle) : le geste de frotter une allumette
sur la semelle ou sur la manche d'un vêtement n'est pas nécessairement com¬
pris par un spectateur contemporain et la porte ouverte d'une cuisinière ne
désigne pas obligatoirement un suicide par le gaz à l'âge du tout électrique. La
reconnaissance suppose, on le voit, la mobilisation de connaissances
- sur le monde et l'époque de référence (le quotidien contemporain d'une
fiction américaine ou japonaise, l'avenir improbable mais doté d'une
cohérence relative dans telle série de science-fiction, etc.) ;
- sur les conventions liées à la représentation (Qu'un personnage ait du
mal à introduire une clef dans une serrure signifie plus souvent l'ébriété
que la myopie, convention classique ; que la tête d'un pingouin puisse se
détacher et s'élever de quelques centimètres au-dessus du corps de
l'animal signifie la stupeur ou l'excitation, convention de genre liée au
dessin animé).

C. Des opérations de mise en relation, dont la plus évidente aurait à voir


avec la reconstruction par le spectateur d'un espace ou d'une temporalité. Si
une série d'images présente l'intérieur d'un appartement, une autre une scène
de rue devant une maison, une autre encore, mais celle-ci explicitement reliée à
la précédente, une montée d'escalier dans un immeuble, la coopération du
spectateur est fortement sollicitée pour qu'il établisse un rapport entre la pre¬
mière série d'images et les deux autres. La relation entre l'extérieur et l'intérieur,
si elle n'est pas explicitée par le déplacement d'un personnage ou celui de la
caméra (qui peut, par exemple, conduire le regard jusqu'à une fenêtre) ne va pas
de soi. Seul un spectateur averti peut supposer qu'ici on est devant la maison
de Winnie l'ourson et que là on est à l'intérieur de la même maison.

D. Des opérations d'anticipation grâce auxquelles le spectateur participe


véritablement au jeu que lui propose le réalisateur. Ainsi, au début de l'épisode
de Fennec dont on parlera dans la deuxième partie de cet article, des salières
sont volées dans un bar, un savant annonce une recrudescence d'allergie aux
pollens et deux personnages peu sympathiques ouvrent une fabrique de fleurs
artificielles.

Erwin Panofsky, dans un texte célèbre (2), distingue trois catégories d'opé¬
rations interprétatives dans l'analyse de la signification des uvres d'art gra¬
phique. Les significations primaires dépendent de l'expérience pratique du
spectateur, de sa capacité à reconnaître les objets ou les événements représen¬
tés ; affecter à telle ou telle manifestation physique une valeur conventionnelle
(que signifient un froncement de sourcil ? un serrement de main ? ou, plus com¬
pliqué : comment expliquer ce que fait Pingu avec un bâton pour « serrer » la
main de son grand père malade ?) relève d'un processus secondaire, qui néces¬
site l'intervention de « l'entendement ». L'analyse du « contenu » ou de la « signi-

97
REPÈRES N° 21/2000 B. CHAIX et F. QUET

fication intrinsèque »constitue une troisième catégorie, élaboration à partir de


l'uvre d'une symbolique générale révélatrice de la « mentalité de base »
d'une période, d'une classe sociale « particularisée inconsciemment par la per¬
sonnalité propre à l'artiste » (p. 20).

On confond bien souvent le travail d'interprétation des uvres et cette troi¬


sième étape, en méconnaissant à quel point les deux premières sont complexes
dès lors qu'elles concernent la réception de formes narratives organisées elles
mêmes de façon complexe. Or, c'est justement l'intervention de
« l'entendement » dans la production de la signification qui nous intéresse :
comment la développer ? comment la rendre sensible pour le spectateur de
l'iuvre et pour l'enseignant de lecture de textes et d'images.

1.2. Le code cinématographique :


un concept qui pourrait devenir encombrant
L'analyse a, dans ce cas, pour principale fonction de conduire à une déna¬
turalisation de la représentation cinématographique : la production du sens
relève aussi bien de « l'assemblage » et de la « juxtaposition » de détails (3) que
de la déduction « quasi automatique de conclusions et de généralisations sté¬
réotypées » (4). L'exemple développé ci-dessus permet en effet de poser
quelques principes simples nécessaires à la compréhension de la compré¬
hension active mise en uvre par le spectateur d'images animées. Nous nous
attacherons à décrire deux d'entre eux.

1.2.1. Dire que « l'écriture filmique repose toujours sur une segmentation
plus ou moins absolue » (Marie, & Collet Jean, 1976, p. 72) c'est affirmer qu'en
premier lieu, la réalisation suppose un découpage de l'espace qui sert de décor
à la représentation et une fragmentation du temps représenté. La multiplication
des plans amplifie et complique le nécessaire travail de montage. Eisenstein
décrit, non sans humour, cette alternance de fragmentations et d'assemblages
qui caractérise le travail du cinéaste : « condamnés à travailler sur des morceaux
de longueur donnée, nous devons à l'occasion rattacher un morceau à un
autre » (5). En effet, dans la narration cinématographique classique, il s'agit de
dissimuler le découpage initial et de faire en sorte qu'un matériau obligatoire¬
ment discontinu puisse donner l'illusion d'une continuité. L'analyse « plan après
plan » reconstitue le découpage du film, met à plat « sa structure interne, son
principe d'agencement ». On appellera donc « découpage » deux activités
symétriques et dont les objectifs sont assez différents :
- pour le cinéaste, il s'agit de constituer puis de réunir des fragments pour
produire une cohérence.
- pour l'analyste, il s'agit de dissocier à nouveau ces éléments que du sens
a réunis, pour mettre en évidence les « signifiants spécifiques » du
film (Michel Marie).

Plusieurs raisons pourraient justifier l'intérêt que nous accordons à une


approche du découpage filmique dans le cadre d'un enseignement explicite de
la compréhension :

98
I nous faut des preuves ».

1) le montage est un lieu privilégié de la construction du sens du film


par le spectateur : la fragmentation systématique des corps dans telle
scène d'action d'un dessin animé d'aventure (visages ou parties du
visage, poings, gros plans sur des bottes, sur un détail d'uniforme, sur
le canon d'une arme à feu, etc.) évoque le mouvement, l'extrême vio¬
lence d'un affrontement, mais permet-elle de comprendre ce qui se
passe effectivement ? Le découpage d'un décor permet-il de localiser
les différents personnages présents ? et que faire de l'insertion à ce
moment-là du récit d'un personnage en principe absent de la scène ?
Omniscience du narrateur qui transporte son spectateur dans un autre
lieu ? Réminiscence focalisée sur l'un des personnages présents ? etc.
L'hétérogénéité du matériau filmique nous parait fournir suffisamment
de situations résistantes pour que s'installent dans la classe de véri¬
tables débats d'interprétation (6).
2) le repérage de la succession des plans, parce qu'il casse le continuum
de la représentation, dénaturalise le code cinématographique en favo¬
risant l'identification d'unités signifiantes ou d'opérations simples
comme le découpage ou le collage. La segmentation de la chaine fil¬
mée, qu'il n'est pas utile de rapprocher de la segmentation de la
chaine orale, permet en tous cas de façon très simple l'introduction
d'une réflexion qu'on appellera métalinguistique faute de mieux.

1.2.2. Cependant, s'il est possible de « découper » la continuité filmique en


plans, voire en séquences (ce qui est plus difficile, particulièrement quand il
s'agit de décrire des dessins animés, ou les épisodes de séries très courtes
destinées à des jeunes enfants), il ne parait pas possible de dégager, pour les
langages audiovisuels, des unités fondamentales ou un « système spécifique
d'articulations » (Christian Metz). Dans un passage de Langage et Cinéma, dont
la pertinence dans le cadre d'une analyse de la compréhension des spectacles
audiovisuels, nous parait aujourd'hui remarquable, Christian Metz (1976) avan¬
çait :
« II n'y a pas de signe cinématographique. Cette notion, comme celle de
« signe pictural », « signe musical », etc., relève d'une classification naïve qui
procède par unités matérielles (langages) et non par unités de pertinence
(codes) : fanatisme des spécificités qui ne va pas sans quelque métaphysique
(...). II n'existe pas au cinéma (ni ailleurs) de code souverain qui viendrait impo¬
ser ses unités minimales, toujours les mêmes, à toutes les parties de tous les
films : ces films, au contraire, offrent une surface textuelle temporelle et spa¬
tiale à la fois , un tissu dans lequel des codes multiples viennent découper,
chacun pour soi, leurs unités minimales qui, tout au long du discours filmique,
se superposent, s'imbriquent et se chevauchent sans que leurs frontières coïnci¬
dent forcément entre elles » (p. 146).

En opposant « codes » et « langages », Metz s'efforce de dissocier la pro¬


duction de modèles pour l'analyse de « systèmes abstraits » (les codes) et l'in¬
terprétation de la « matière de l'expression » qui mobilise une multiplicité de
codes (7). Ce texte, trop peu connu sans doute, défend l'idée d'un dispositif
sémiotique cinématographique disséminé et libre de tout systématisme. Le

99
REPÈRES N° 21/2000 B. CHAIX et F. QUET

matériau filmique, grâce à cette hétérogénéité, garantit les hiérarchisations


divergentes et les interprétations conflictuelles. La lecture scolaire des films
conduira donc plutôt à une initiation à la complexité des interprétations - et au
repérage des multiples opérations mises en uvre pour produire du sens - plu¬
tôt qu'à l'étude d'une hypothétique grammaire du récit audio-visuel.

1.3. Lectures de films, lectures de textes

Ces mécanismes ne sont pas spécifiques de la lecture de films et si on veut


bien admettre que « l'image livre d'emblée une foule d'informations » alors que
« le mot sélectionne » (Vanoye, 1989, p. 82), on sait aussi qu'on ne lit jamais des
mots isolés, que toute lecture suppose des « savoirs multiples » et « des opéra¬
tions multiples et complexes » dont la mobilisation et l'activation déterminent la
part fondamentale du lecteur dans la construction du sens (Reuter 1992, p. 12).
Ainsi, loin de considérer l'hétérogénéité du langage cinématographique comme
la marque d'une différence radicale avec la langue naturelle (8), on propose que
la complexité des récits audiovisuels, en raison même de sa banalité dans la
culture ordinaire des jeunes élèves, soit envisagée comme un « dispositif inter¬
prétable » (H. Parret) prototypique de toute lecture. En effet, on peut distinguer
entre lecture de film (ou de téléfilm) et lecture de récits un réseau suffisant
d'analogies pour qu'une didactique de la compréhension / interprétation puisse
emprunter à l'un et à l'autre des situations métacognitives pertinentes.

La plus élémentaire des séries télévisées pour enfant suppose par exemple
la mise en uvre d'une compétence narrative. Au cours d'un des premiers épi¬
sodes de la série Babar, le héros raconte un épisode de sa propre enfance :
Panalepse intervient quasiment au début de l'épisode, au moment où Babar
évoque le souvenir de sa mère, tuée par un chasseur. Le retour en arrière est ici
souligné par des indices visuels (l'image devient floue) et auditifs (présence
d'une petite musique à laquelle s'ajoutent les propos de Babar, devenu
narrateur : « II y a longtemps, très longtemps. C'était du temps où je n'étais pas
encore roi, du temps où Célesteville n'existait pas, du temps de votre grand-
mère, de ma mère »). Babar apparait physiquement très différent des toutes pre¬
mières images du dessin animé (où il porte son costume vert...). Les seuls
indices qui nous permettent alors de l'identifier sont auditifs : Babar bébé, pro¬
nonce plusieurs fois son prénom, et les autres personnages du dessin animé le
nomment à différentes reprises. Comment les spectateurs les plus jeunes s'y
retrouvent-ils ? Mais aussi quelles compétences spécifiques construisent-ils peu
à peu grâce à la fréquentation régulière de narrations qui jouent avec la chrono¬
logie, avec les plans d'énonciation, avec la mise en espace de la fiction ?

Mais la mise en relation des procédés narratologiques dans le récit verbal


et le récit filmique, qui a donné lieu à d'abondantes publications, ne nous parait
être ni la seule ni la meilleure raison de commenter des films ou des épisodes de
séries télévisées à l'école. Jean-Marie Schaeffer (9) distingue deux versions de
la thèse selon laquelle les récits audio-visuels pourraient être analysés « à l'aide
des catégories mises au point pour analyser le langage », ce qui revient à consi¬
dérer un film comme un « acte discursif » : « Selon la version forte (de cette
thèse) la structuration de l'auvre cinématographique est strictement homologue

100
' II nous faut des preuves »...

à celle du discours verbal. Selon la version faible, la fiction cinématographique


est organisée selon les mêmes catégories que le récit verbal, ce qui la rend
accessible aux méthodes d'analyse qui ont fait leur preuve dans le domaine de
celui-là. ». La version faible de cette thèse correspond en gros à ce que nous
venons d'exposer : elle se fonde sur « la pertinence pour l'analyse de la fiction
cinématographique de bon nombre des distinctions élaborées par la narratolo¬
gie » et, pour Jean-Marie Schaeffer, si elle ne donne pas véritablement lieu à dis¬
cussion, c'est parce que ces deux modes de fiction s'appuient sur un
fondement commun, la logique actantielle. Ce qui distingue en revanche de
façon tout à fait radicale pour Jean-Marie Schaeffer le récit verbal de la fiction
audio-visuelle, - et ce qui invalide à ses yeux la thèse forte -, c'est « le vecteur
et la posture d'immersion » (p. 304). Dans le cas du récit cinématographique, il
ne peut y avoir d'acte narratif, puisqu'il n'y a pas à proprement parler d'acte de
parole. Au cinéma, la « logique du semblant » suscite une immersion perceptive
sans commune mesure avec la réception des narrations verbales : « Le cinéma
offre une configuration quasi inverse de celle du récit écrit : tandis que pour ce
dernier la parole est une réalité langagière et le voir une métaphore, le récit fil¬
mique montre réellement, mais raconte métaphoriquement » (Gardiès, 1993,
p. 102) Conclure à l'irréductibilité de ces deux modes de récit, comme le font
J-M. Schaeffer et A. Gardiès, conduirait, dans un contexte scolaire, soit à limiter
les rapprochements au seul domaine de la narratologie, soit à envisager de
manière totalement indépendante la pratique scolaire des récits verbaux et des
récits audiovisuels.

II nous semble au contraire que le spectateur de film, comme le lecteur de


récits, doit rétablir des liens logiques et se les formuler mentalement pour
reconstituer l'histoire, repérer et réunir des indices dont la mise en relation déter¬
mine de nouvelles significations et que l'immersion perceptive (Schaeffer) n'est
qu'un des aspects de la réception des récits en image. Rapprocher l'identifica¬
tion de signaux perceptifs et l'interprétation de leurs signifiés conventionnels -
qui peut être déterminée par des stéréotypes culturels ou par des effets discur¬
sifs de cohérence (1 0) - de l'identification de séquences de mots écrits et des
processus interprétatifs qui lui sont nécessairement associés (11) nous parait à
la fois possible et nécessaire dans le cadre d'une didactique de la compréhen¬
sion. Dans ce contexte, les supports narratifs n'occupent qu'une place relative
(mais privilégiée) et les récits filmiques permettent au même titre que les récits
verbaux de développer des hypothèses de signification à travers des activités
de raisonnement : « ce qui passe par le rétablissement des informations non
explicites (inferences, etc.), et fait intervenir les connaissances préalables du lec¬
teur (sur l'organisation du monde, sur les textes et leur fonctionnement, sur la
connaissance des genres, sur les relations logiques entre les événements, etc.) »
(12).

En effet,
a. lamise en relation des plans (ou des séquences) permet de « construire
une représentation unique, qui intègre tous les éléments de représenta¬
tion » (13) donnés au fur et à mesure de la vision du film : la continuité
entre les plans par exemple ne peut être inférée qu'à condition de consi¬
dérer des éléments appartenant à des plans successifs comme entrete-

101
REPÈRES N° 21/2000 B. CHAIX et F. QUET

nant une relation spatiale, temporelle, ou symbolique. II s'agit donc bien


de prêter plus ou moins consciemment attention à des éléments de
reprise (qui peuvent d'ailleurs être ambigus).
b.La sélection des « idées principales » et leur mise en cohérence par la
construction de scénarios successifs permet d'avancer dans la compré¬
hension de l'intrigue. Se configurer des lieux, identifier le rôle des per¬
sonnages principaux, envisager les enjeux des différentes actions
engagées, toutes ces opérations permettent d'anticiper, de coopérer
avec le ou les auteurs du spectacle.
c. quant à l'élaboration « qui consiste à donner sens au texte en le reliant à
des savoirs, des expériences qui sont les savoirs et les expériences per¬
sonnels du lecteur », on ne voit pas très bien pourquoi cette opération
serait différente pour un lecteur de roman et pour un spectateur de récits
fictionnels !
Notre propos n'est certainement pas de prétendre réduire tout mécanisme
de compréhension / interprétation (qu'il s'agisse d'écrits narratifs ou non ,
de récits pluricodes comme le cinéma ou la BD ou de suite d'événements
réels quotidiens ou exceptionnels) à un même schéma mais de voir en quoi le
raisonnement sur des séquences narratives permet de développer des disposi¬
tifs attentionnels, une vigilance, la connaissance et la maitrise de procédures
(que les élèves mettent parfois en 1uvre sans en mesurer l'efficacité) (14).

1.4. Une revue de questions


« Tout exercice est bon à prendre qui aide l'élève à briser la représentation
que la lecture est magique, que la réception est passive et que la compréhen¬
sion relève d'une intelligence déjà là. Tout exercice est bon à prendre qui donne
à l'élève à mettre en suvre, par le moyen du discours, des stratégies de lecture
perçues par l'élève comme actives » (Daunay, 1996, p. 219). C'est un présup¬
posé de ce genre qui est à l'origine de l'exploration que nous avons voulu
mettre en uvre, à l'IUFM de Grenoble, dans le cadre d'un atelier mémoire pro¬
fessionnel sur la compréhension / interprétation des récits filmiques (télévisuels
pour la plupart) par les élèves de l'école maternelle et élémentaire. Notre hypo¬
thèse de départ (1997) s'appuyait sur ce que Jean-Marie Schaeffer considère
comme la thèse faible (mais acceptable) de l'analogie entre récit écrit et récit fil¬
mique. Dès les premiers travaux conduits avec les étudiants, il nous a semblé au
contraire qu'adopter la « thèse forte » pouvait être théoriquement incertain mais
fécond sur le plan didactique. En effet, l'approche explicite des procédés narra¬
tifs (répertoriés dans les ouvrages de narratologie) ne permet pas, avec les
élèves les plus jeunes en tous cas, une analyse effective et assez complète des
processus de compréhension mis en uvre par le spectateur. C'est pourquoi on
a retenu de façon assez systématique d'une part une revue de questions sus¬
ceptibles de donner une meilleure connaissance des compétences spectatrices
des élèves (et des moyens de l'améliorer) et, d'autre part, une méthodologie et
un protocole pour le recueil de données qui tiennent compte des recherches
que nous conduisions par ailleurs sur la lecture et l'évaluation de la lecture (15).

102
« II nous faut des preuves »...

1.4. 1. Deux types d'entrées ont ainsi été retenus pour travailler
avec les élèves sur leur compréhension des récits
filmiques
La première porte principalement sur le/les personnage/s comme
marques de cohérence « supra-segmentale » (C. Metz). Inspirées par l'ou¬
vrage de C. Tauveron (16), les enquêtes conduites par les étudiants ont porté sur
la typologie des personnages (représentation des « héros » ou des
« méchants »), sur la différenciation des personnages secondaires (par exemple
dans Le Livre de la Jungle - version Disney - ou dans plusieurs épisodes d'une
série télévisée - Winnie l'ourson -). II s'agit de réunir les informations qui définis¬
sent le personnage (but et plan, mais aussi traits physiques et attributs acces¬
soires, actions, propos) : les indices visuels ou sonores sont systématiquement
rassemblés, la mémoire est sollicitée, des extraits sont visionnés à plusieurs
reprises, plusieurs épisodes d'une même série permettent de construire un juge¬
ment sur le personnage :
Un premier épisode de Winnie l'ourson montre Porcinet impuissant face
à une inondation ; la situation est telle que la peur du personnage se jus¬
tifie, notamment pour « un si petit animal ». Les élèves (CP) ont pourtant
relevé que ce dernier tremblait tout le temps. Un second passage, extrait
d'un autre épisode, présente le même Porcinet terrorisé aux côtés d'un
Winnie serein. Dans une troisième séquence, Porcinet entend un bruit
(produit par l'estomac de Winnie) et s'inquiète en bégayant. La caractéri¬
sation du personnage (Porcinet = peureux) nait de la mise en relation de
son comportement avec des contextes différents, dans des films qui ne
sont pas faits pour être vus « à la suite ». L'objectif de séances de ce
genre est de conduire à un jugement globalisant appuyé sur des indices
précis et collectivement repérés.

La deuxième entrée présuppose une réflexion plus manifeste sur le


matériau filmique proprement dit (explicitation des ellipses ou des analepses,
description de la pseudolangue dans Les aventures de Pingu, anticipations du
récit probable à partir d'une bande annonce, explication de détails a priori mys¬
térieux en cours de projection : les petites lumières rouges de ET) : ici encore, il
s'agit de confronter des hypothèses de sens à des procédés spécifiques, à des
signaux plus ou moins polysémiques. En formation, l'objectif est clair : se rendre
attentif aux prises d'indices et aux processus de construction de sens des
élèves ; dans la classe, l'objectif n'est pas moins clair : formuler des proposi¬
tions, les confronter, les argumenter.

1.4.2. Dans un article déjà ancien, Francis Grossmann (1993)


proposait quelques pistes pour prendre en compte
« l'hétérogénéité interprétative au sein de la classe » :

- « un travail visant le développement des capacités métatextuelles :


apprendre à mettre en attente, à différer des interprétations, à intégrer de nou¬
velles représentations, à changer de point de vue. »
- « des outils didactiques proposant de véritables "problèmes de lecture" ».

103
REPÈRES N" 21/2000 B. CHAIX et F. QUET

En effet, ajoutait F. Grossmann : « le jeune lecteur doit accepter la « prise


de risque » inférentielle, mais aussi savoir revenir rapidement sur une interpréta¬
tion. Cette capacité n'est pas innée : elle se travaille. Elle n'est pas réductible à
un savoir-faire technique même si ce dernier peut jouer un rôle important. Les
enfants sont peu habitués à se reporter à des endroits différents du texte pour
répondre à une même question » (p. 59).

« La mise en commun et l'échange favorisent l'objectivation du sens et des


stratégies qui l'ont construit » (17), c'est du moins le point de vue que nous
défendons en matière d'évaluation de la lecture. « Les expériences sur l'évalua¬
tion de la compréhension en lecture tendent à montrer que l'utilisation de ques¬
tions, qui est la technique la plus répandue, n'est probablement pas la plus
pertinente. La situation de rappel semble préférable même si elle pose aussi des
problèmes et si d'autres procédures restent à inventer » (Lusetti 1996, p. 25).
C'est donc le plus souvent sous forme de rappels écrits (et/ou oraux), en
groupes restreints ou en classe complète, que nous avons proposé de faire tra¬
vailler le sens des séquences filmiques proposées aux élèves : les divergences
interprétatives sont évidemment très nombreuses et les échanges, s'ils ne per¬
mettent pas la levée de tous les obstacles, facilitent l'explicitation des prises
d'indices et des « raisonnements abductifs » (1 8).

2. FENNEC EN CYCLE 2

2.1. La situation
On voudrait maintenant proposer, à titre d'exemple, quelques éléments
d'une situation mise en place par des professeurs des écoles stagiaires dans un
CP et dans un CE1 (19). Les élèves des deux classes avaient été mélangés puis
réunis par groupe de six pour assister à la projection d'un épisode de la série
télévisée Fennec (20). À certains groupes, on a proposé la projection complète
de l'épisode, puis on leur a demandé de raconter le film à un enseignant qui
n'avait pas assisté à la projection. Avec les autres groupes, la projection a été
interrompue à plusieurs reprises et à chaque fois on a demandé aux élèves de
proposer la suite la plus probable en tenant compte de l'extrait qu'ils venaient
de voir. On ne fera pas de différence, dans le cadre de cet article, entre les pro¬
ductions orales des deux types de groupes dans la mesure où il ne s'agit pas
tant d'établir des distinctions entre deux situations, pertinentes l'une et l'autre,
que de montrer en quoi les interactions verbales permettent d'évaluer et d'amé¬
liorer (de mettre en valeur) des compétences narratives.

2.2. Le film
Croquiville, la nuit,
Bernié, le coq est réveillé en sursaut par du bruit, il se penche à la fenêtre
et voit une voiture rouge s'enfuir. II crie : « à moi, au secours, au voleur,
au voleur ! »
Fondu au noir.
Dans le bar du coq, le lendemain matin.

104
« II nous faut des preuves »...

Fennec et son associé enquêtent. Fennec ramasse un objet violet par


terre : « ah ah ! un morceau de plastique, bizarre... », Bernié pleure : « II a
pris toutes les salières que mon père m'avait données pour l'ouverture du
restaurant ! », Fennec sort, son associé Achille pense tout haut « c'est
quand même bizarre ça, un voleur qui ne vole que des salières. » Une
voiture passe, un haut-parleur annonce « attention attention, c'est votre
maire qui vous parle, rendez-vous tous au square immédiatement. »
Au square.
Le maire : (des gouttes de sueur coulent de son front, il s'essuie avec son
mouchoir)
« vu l'urgence de la situation je passe la parole au professeur CC de pas¬
sage dans notre ville »
Le professeur : grosses lunettes, grosse tignasse orange et moustache, il
zézaie
« Citoyens de C, j'ai beaucoup étudié les effets de la chaleur sur les
plantes et j'ai une bien mauvaise nouvelle à vous annoncer, une allergie
va s'abattre sur notre ville, elle est causée par le pollen des fleurs. »
Question d'un habitant : « pourquoi ? » Le professeur hésite, gouttes de
sueur au front « ...heu ! parce qu'il fait trop chaud ... d'après mes calculs
l'allergie tombera sur C exactement cette nuit et j'ai bien peur mes chers
amis, que vous ne soyez obligés d'enlever toutes les plantes à fleurs et
même toutes les plantes de C. »
Le public se sépare affolé, F et son ami restent seuls.
Achille : « par quoi on commence Fennec ? » « Je n'en ai aucune idée »
« moi je sais, en posant des questions. »

'ri 'n r n montre le dévelo ement de l'aller ied n I ville.


Bureau de Fennec.
Un appel téléphonique, Fennec répond et se lève : « habille-toi, le maire
organise une autre réunion au garage de Basile et Georges »
Au garage : le coq « Fennec, tu as retrouvé mes salières ? » « non pas
encore mais ne t'inquiète pas, on y travaille Bernié »
Basile : « mes bons amis, j'ai beaucoup réfléchi, et j'ai découvert que la
seule solution possible est de remplacer les plantes de C par des plantes
en plastique, enlevez vos masques et inspirez, vous voyez, ici on respire
beaucoup mieux qu'ailleurs dans la ville, pourquoi ? » Georges : « parce
qu'ici, il n'y a que des fleurs en plastique. »
« exactement, et pour vous rendre un service, moi, Basile Brutal et mon
cousin Georges Grosdos nous ouvrons justement une fabrique de fleurs
en plastique, à vous monsieur le maire... » II tend le ciseau au maire qui
coupe le ruban, la bâche tombe, découvrant la façade de la fabrique de
fleurs. Le public applaudit.
Basile : « mettez-vous en file et entrez voir mes magnifiques plantes ! »
Fondu enchaine sur bureau de Fennec. Achille fait les 1 00 pas :
Fennec : « pourquoi tu bougonnes Achille ? »
« ça fait deux jours qu'on enquête et on n'a rien, rien, rien trouvé. »
Fennec : « on a quand même deux indices. »
Achille : « On a ça, un petit bout de plastique bizarre oublié chez Bernié
par le voleur » gros plan sur le triangle de plastique violet.

105
REPÈRES N° 21/2000 B. CHAIX et F. QUET

Fennec ajoute : « et on sait que c'est quelqu'un qui aime les salières »
« pas tant que ça, il n'a volé que celles de Bernié »
« 1 5, c'est déjà pas mal non ? »
« Ouais, ça dépend pour qui ! »
« Exact, qui peut bien avoir besoin de tant de salières ? »
« Quelqu'un qui achète beaucoup de sel ? »
« tu es un très grand détective » conclut Fennec

Fennec et Achille partent en voiture à travers la ville, on croise beaucoup de


gens qui éternuent.
Au magasin de Jack : quelqu'un charge avec peine des sacs sur une voi¬
ture rouge, Fennec propose son aide. On s'approche du toit de la voiture,
un piment est dessiné sur chaque sac. Gros plan sur la dame qui va par¬
tir, Achille s'avance : « madame, est ce que quelqu'un vous a volé des
salières ? » '
« Des sa... ! Oh ! non... non... non..., quelle drôle de question jeune
homme ! » Elle part.
Dans le magasin :
Fennec : « Jack, est-ce qu'il y a quelqu'un qui t'a acheté beaucoup de
sel dernièrement ? »
« Non, mais il y a quelqu'un qui a acheté assez de poivre pour poivrer
toutes les tomates de la région pendant au moins 20 ans ! »
« Du poivre ! mais pourquoi du poivre, qui achète autant de poivre ?
- La vieille dame à qui tu viens d'ouvrir la portière de l'auto »
Fennec : « les 2 grands sacs sur son auto, c'était du poivre !
- Oui, et elle en avait acheté autant la semaine dernière. »
D n I ru avec le facteur :
Fennec sort du magasin, ils rencontrent Chris, elle porte un bouquet de
fleurs violettes, des fleurs en plastiques.
« Tu arrives de chez le fleuriste ? »
« Oui, ça va très bien pour les affaires de Basile et Georges », une fleur
tombe de son bouquet, Fennec la ramasse et ajoute : « l'allergie ne fait
pas que des malheureux ! »
Chris : « ah ! j'oubliais, j'ai rencontré Jeanne Tisane tout à l'heure devant
votre bureau, elle vous cherchait. »
Dans la voiture de Fennec
« J'ai l'impression que cette fleur me rappelle quelque chose... », il
arrache un pétale à la fleur de Chris, « Achille passe moi notre indice ! »
« Qu'est-ce que-tu as découvert Fennec » « prête-moi ta loupe ! regarde
ça il place les deux morceaux sous la loupe » « ils sont pareils » « ça veut
dire que notre indice est un pétale de fleur et qu'il vient de chez Basile et
Georges » A : « c'est impossible, la nuit du vol, la fabrique n'existait pas
encore !» F : « si l'on a trouvé le pétale, c'est que la fabrique existait
déjà » A : « la bâche ! mais oui, c'est pour ça qu'il y avait une bâche sur
leur garage depuis une semaine. »
II arriv nt h z Jeanne Tisane la harmacienne.
A : « ça veut dire que ce sont eux qui ont volé les salières de Bernié »
F : « probablement »

106
I nous faut des preuves »...

A : « mais Fennec, quel rapport entre les salières et les fleurs en


plastique ? »
Jeanne arrive, elle s'assure que personne ne les a vus.
« Fennec, Achille, entrez vite, j'ai quelque chose à vous montrer. »
Gros plan, un cercle blanc, au centre l'image floue devient lisible, on voit
des grains blancs.
Fennec observe au microscope, Jeanne demande : « alors, qu'en penses-
tu Fennec ? »
« Depuis le début, je trouvais que cette allergie était bizarre, maintenant,
j'ai la preuve qu'elle n'est pas naturelle » II prend une fleur et la fait sentir
à Achille : « ça sent bon »
maintenant, ferme tes yeux dit Fennec, il répand sur la fleur la poudre
observée au microscope, et la fait sentir à Achille qui éternue : « elle rend
allergique ! » « Tu vois, il suffit d'un peu de poivre et d'un peu de vent. »
« J'ai trouvé du poivre sur presque toutes les plantes que j'ai
examinées » ajoute Jeanne.
Achille : « qui a bien pu faire ça ? » Fennec : « ceux à qui profite cette
allergie : Basile et Georges ! »
Achille en colère : « on les tient, en plus ils ont volé les salières de Bernié,
vite Fennec, j'ai deux mots à leur dire ! »
Fennec : « pas tout de suite, il nous faut des preuves, écoutez-moi bien,
je pense que je sais comment les coincer... »
Fondu enchaine s r le ara e de Basile et eor es.
Georges dort, Basile lit le journal et réveille son frère : « eh ! le paresseux,
écoute ça, édition spéciale, l'allergie de C arrive à sa fin, Jeanne Tisane
est complètement guérie de ses allergies et elle invite tous les habitants
dans son jardin demain matin pour constater par eux mêmes ; tu sais ce
que ça veut dire ça, le mollasson ? encore une longue nuit de travail pour
nous deux ! »
Jardin de Jeanne, la nuit. Basile et Georges se faufilent, un foulard sur le
visage.
Ils commencent à poivrer les plantes, une batterie de projecteurs s'al¬
lume.
« Trop de poivre, c'est mauvais pour la santé ça peut causer des
allergies ! En avant Achille » Achille et Fennec sautent depuis une fenêtre.
Tous les habitants arrivent « on les tient ! »
Bernié retrouve ses salières dans un sac renversé.
Fennec : « voyons qui se cache sous ce masque ? Basile ! et Georges !
voilà les responsables de l'allergie »
La souris : « II faudrait aussi retrouver ce fameux professeur »
Jack, l'épicier : « et la vieille dame qui a acheté le poivre ! »
Georges : « je t'avais bien dit Basile, personne ne m'a reconnu ! »
Souris : « c'était toi le professeur Cousinus ? »
Georges : « et la vieille dame aussi ! »
Achille : « moi, il y a une chose que je ne comprends pas, pourquoi vous
avez volé les salières de Bernié et pas ses poivrières ? »
Basile et Georges : « je ne dis plus rien, moi non plus »

107
REPÈRES N° 21/2000 B. CHAIX et F. QUET

Fennec : « la réponse est simple Achille, c'est parce que les trous des
salières sont plus grands et ça poivre plus vite » Georges acquiesce.
Basile et Georges sont condamnés à nettoyer toutes les plantes de
Croquiville et à replacer de vraies plantes à la place de celles en plas¬
tique.

2.3. Comprendre Fennec


Dans cet épisode, l'enquête de Fennec piétine, il ne dispose que d'un
indice insuffisant pour faire progresser l'enquête : un petit morceau de plastique
sans rapport apparent avec le vol des salières. D'autre part, conformément aux
usages du genre, l'enquête des deux détectives se déroule dans un contexte
particulier (l'allergie) sans lien apparent lui non plus avec l'intrigue policière. Les
deux coquins de la série, Basile et Georges, ouvrent cependant assez opportu¬
nément un magasin de fleurs artificielles au moment où l'allergie aux pollens
frappe la ville de plein fouet. Les motivations des « méchants » de l'histoire ne
sont pas explicitées : le rapport entre « l'allergie » - dont on se doute bien qu'elle
est liée aux agissements de Basile et Georges - et le commerce des fleurs reste
implicite. De la même manière, le « plan » de Fennec (« II nous faut des
preuves » s'exclame-t-il dans chaque épisode) n'est pas exposé au spectateur, il
est immédiatement mis en uvre : au spectateur averti de deviner qu'il s'agit
d'un piège tendu aux deux gredins. J. Dolz et B. Schneuwly (1998) proposent
une description assez efficace des compétences attendues d'un lecteur de récit
policier : « Comprendre la résolution d'une énigme et saisir la culpabilité d'un
des personnages du récit suppose, de la part du lecteur, la capacité de coder
certains indices textuels et de les mettre en relation. Cela lui demande égale¬
ment la capacité de contourner les pièges, les mensonges, les fausses preuves
et les indices dissimulés, et l'effort est parfois proche du décryptage. II lui faut
surtout l'aptitude de vérifier des hypothèses successives pour écarter les sus¬
pects les moins probables et finalement trouver le coupable par déduction
logique. En fait il lui faut comprendre les motifs individuels du responsable du
méfait » (p. 1 13-132). On passera sur le fait que les trames narratives envisagées
par Dolz et Schneuwly s'adressent à des lecteurs plus âgés et sont donc néces¬
sairement plus complexes : le codage et la mise en relation de « certains
indices » (les sacs de poivre montrés en gros plan, les déguisements assez
grossiers du « professeur » et de la vieille dame, les deux morceaux de plas¬
tique, etc....), le « contournement » de la mise en scène trompeuse du récit (la
juxtaposition des deux fils de l'intrigue - celui des salières, et celui de l'allergie -)
et l'interprétation des « plans » successifs des « criminels » et du détective sup¬
posent l'émission et la validation d'hypothèses successives que l'interruption de
la projection peut permettre d'expliciter mais qu'une confrontation des
« lectures » permettra de toutes façons d'actualiser.

2.4. Un récit, plusieurs voix


Et : Ça commence par une poule, je sais pas comment elle s'appelle, je
m'en rappelle plus. Et heu... la poule elle a... elle avait un bar et on lui

108
« II nous faut des preuves >

avait volé des salières. Et après elle disa à Fennec et à son associé... heu
de retrouver le voleur qui lui avait volé les salières. . .
E2 : Après, heu...
E3 : Après y a eu le maire, il était dans la voiture, il a dit qu'y avait un ren¬
dez-vous au parc, puis y'avait un faux professeur, c'était pas un vrai pro¬
fesseur, c'étaient deux rats, c'était un des deux rats qui volaient des
salières et ben il avait fait le professeur et après il avait dit qu'il y avait eu
une allergie qui allait tomber sur la ville. Alors euh. . . y'a eu tout le monde
ils ont eu peur... et avec son frère, ils ont tous les deux mis du sel et... ou
du poivre dans toutes les fleurs de la ville. Puis après y avait Fennec il
comprenait rien, il avait trouvé un indice chez la poule, c'était un pétale
de fleur. Et à un moment y'avait eu le canard qui était le facteur, il avait
tombé une fleur en plastique, puis Fennec avait vu qu'il y avait deux...
elles se ressemblaient les deux pétales de fleur.
E4 : Après les rats... en fait Fennec avait trouvé que c'étaient les rats qui
avaient volé les salières. Et puis après euh... Quand il l'a su il a dit à tout
le monde que c'était eux et il avait une idée comment les attraper la nuit.
Après ils avaient mis du poivre la nuit et ils l'ont attrapé, tous les rats, là.
E5 : Eh ben parce qu'à ce moment y'a une dame qui passe, je sais plus
comment elle s'appelle... eh ben elle donne une fleura... elle avait tombé
une fleur, alors II la ramasse...
E3: .. .c'est le canard ! C'est le canard. En fait c'est le facteur qui avait fait
tomber une fleur.
E5 : oui, qui avait acheté des fleurs, des fausses fleurs. Et après quand
Fennec Ta prise dans ses bras et ben, elle Ta donnée et puis après ils
sont partis dans la voiture, il a arraché un pétale de fleur et puis il a pris. . .
il a demandé la loupe à son copain et il a vu que c'était les deux mêmes,
alors il a eu un plan et après c'est ce que Mathilde a raconté (E4).
PE2 : Tu peux préciser un peu ce plan ?
E5 : Ben en fait, ils se cachaient dans une fenêtre ouverte et quand ils
amvaient, quand ils les entendaient, ils allumaient les lampes et puis ils
sautaient ils avaient un tissu sur la bouche... sur le nez, pour pas qu'ils
sentent le poivre et puis après, Fennec il a enlevé le masque pour pas
qu'il tousse, au voleur quoi. Et puis ils ont vu que c'étaient les rats, qui
mettaient du poivre sur les fleurs.
E2 : Et ben, avant, y avait le monde... je veux dire plein de gens qui fai¬
saient Atchoum ! Et ils avaient tous des serviettes... euh... des trucs je
sais pas comment ça s'appelle...
PE2 : des foulards ?
E2 : Ouais des foulards ! Mais... y'avait aussi des casques et même
quand y'avait les deux rats dans le garage... et ben l'autre il dormait et H
lisait son journal. Après il l'a réveillé et alors il a li le journal et après il a
redormi, l'autre, comme ça ! Après, il y'avait les fleurs... (Rires) Après
quand ils sontaient en voiture, eh ben il a touché. ..il a dit à lui qui conduit
la voiture, il a donné la pétale qui était cassée là ! Et après... et ben...
après il a pris sa loupe, les deux dans sa main, après il a regardé et après
lui qui conduisait, il a vu, il a dit « C'esf les mêmes » et après euh. . .
E4 : A un moment le maire il a demandé une réunion.
PE2 : Pourquoi ?

109
REPÈRES N° 21 /2000 B. CHAIX et F. QUET

E4 : Basile et Georges, ils avaient remplacé des autres fleurs en plastique,


parce que les autres ça faisait une allergie parce qu'ils avaient mis du
poivre.
PE2 : Ils les donnaient ces fleurs, Basile et Georges ?
(silence)
E3 : Le plan de Fennec, c'était qu'il fallait passer une fausse annonce au
journal, pour heu... que l'allergie, elle finit et heu Basile et Georges ils ont
remis du poivre. Après ça c'est allumé, puis y a eu Fennec et son copain,
ils ont sauté du toit, ils ont piégé Basile et Georges.
El : On a oublié quelque chose. Après le professeur, il a dit euh euh après
y'a une dame qui se réveillait qui allait arroser ses plantes, sans mettre un
foulard ici (geste) et elle était allergique après. Et euh elle a dit « j'aurais
dû suivre ce qu'a dit le professeur ». Après y avait le facteur qui pas mis
le foulard et euh... il était vers les fleurs et il était allergique et après le
facteur et euh il tomba dans les fleurs et après... ça arriva à tout le
monde, tout le monde devait suivre ce qu'avait dit le professeur de mettre
le foulard et ils l'ont pas mis alors euh... beaucoup de gens ils étaient
allergiques
E5 : Au début aussi, y'avait une poule qui dormait dans son lit. Elle avait
entendu du bruit et puis alors elle s'est réveillée et après elle a dit. . . elle a
crié « Au voleur » par-dessus la fenêtre.
E2 : Non. Elle a dit « Ils m'ont réveillé »...
E5 : ...par-dessus la fenêtre, et après le lendemain matin Fennec et son
copain ils sont venus et puis euh... après ils ont vu par terre un pétale de
fleur... euh... voilà. Après y'a l'oiseau qui a pleuré, la poule elle a pleuré
parce qu'on lui avait volé toutes ses salières. Et puis à la fin aussi...
Fennec euh le copain de Fennec il dit : « Mais pourquoi ils ont volé toutes
les salières ? » Alors Fennec il a dit « Parce qu'elles ont des plus gros
trous alors ça poivre plus vite. »

De ce récit polyphonique, on retiendra quatre éléments de réflexion :


A. La tension entre plusieurs projets énonciatifs : d'une part, le respect
d'une trame narrative exposée sans aucune distance appréciative ou reflexive,
et d'autre part l'expression d'une « intelligence » des faits et des comporte¬
ments, la recherche d'une causalité. Ainsi, on distinguera
- la reconstitution d'une chronologie, engagée par le premier locuteur : Ça
commence par et relancée à plusieurs reprises : Après il y a eu..., Après
les rats. Cette reconstitution n'est cependant pas linéaire, elle est corri¬
gée par des retours en arrière qui visent à l'exhaustivité : on a oublié
quelque chose, avant, y'avait. ..,Au début aussi, Et puis à la fin aussi. Etc.
- et la manifestation, à travers la relation des faits, d'une connaissance
construite après coup ou déduite d'indices non explicites. Quand E3
explique qu'il y avait un faux professeur, elle intègre au début de sa nar¬
ration une information qui n'est explicitement donnée qu'à la fin de l'épi¬
sode à moins qu'elle n'ait deviné dès l'apparition du professeur qu'il
s'agit d'un déguisement parce que celui-ci, comme le dira un autre élève
dans un autre groupe, a des gouttes qui tombaient, et ça voulait dire qu'il
savait plus ce qu'il fallait dire pour répondre à une dame. E5 complète
l'intervention de Mathilde par le récit d'un épisode situé auparavant en

110
< II nous faut des preuves >

l'introduisant avec un parce que qui va au-delà du rétablissement pur et


simple d'une omission. De même pour E3, dire de Fennec qu'il ne com¬
prenait rien, alors qu'il avait trouvé un indice suppose une distance
reflexive par rapport au personnage, une appréhension globale de l'in¬
trigue que E3 reformule ultérieurement sous la forme suivante : ils cher¬
chent un autre indice, ils ont déjà trouvé une pétale de fleur, mais ils le
savent pas, alors ils continuent, ils essayent de trouver un autre indice.
C'est encore E3 qui, dans un récit très synthétique, affirme d'entrée de
jeu que ce sont les deux rats qui ont volé les salières pour mettre du
sel... ou du poivre dans toutes les fleurs de la ville. La chronologie racon¬
tée est ici celle des faits supposés (de la diégèse) et non celle explicite¬
ment véhiculée par le récit filmique.

B. L'évolution de la représentation au fil de la discussion. La compré¬


hension des plans des personnages nécessite une explicitation dans la mesure
où ni les motivations des criminels, ni les réflexions du héros ne sont livrées aux
spectateurs, ce qui relève du plus élémentaire respect des conventions du genre
(une élève : ils vont pas dire au début ce qui va se passer dans le film). Au cours
de cette séance, on a cependant peu ou pas de verbalisations concernant les
intérêts réels des deux rats dans leur entreprise d'intoxication de Croquiville, La
question de l'enseignant : Ils les donnaient ces fleurs en plastique ? reste sans
réponse et on verra plus loin que les motivations (ou le mobile) des deux rats
n'ont que rarement été comprises. Examinons plutôt ce qui est dit du plan de
Fennec :
- pour E4, le détective avait une idée comment les attraper la nuit mais
l'élève ne développe pas cette idée et se contente de dire : Après ils
avaient mis du poivre la nuit et ils l'ont attrapé, tous les rats, là.
- ce récit elliptique est développé un peu plus tard par E5, à la demande
de l'enseignant qui souhaite voir préciser le plan de Fennec. Mais ce sont
les aspects spectaculaires de l'épisode qui sont retenus par E5 :
cachette, effet de surprise, malfaiteurs démasqués.
- E2 évoque ensuite la lecture du journal par l'un des deux rats mais uni¬
quement pour souligner un effet comique et sans le relier au plan des
« méchants ».
- C'est seulement un peu plus tard que E3 parle d'une fausse annonce
dans le journal avant de raconter à nouveau comment Fennec a piégé les
deux brigands.
Le rôle de cette élève est sans doute déterminant dans le groupe, mais on
ignore si son argumentation est convaincante pour tout le monde. En revanche
on retiendra que ses interventions permettent de manipuler - d'entendre - des
arguments dans le cadre d'une relation entre enfants, de « creuser » une situa¬
tion qui fait de la télé dans la classe de langue, l'instrument de production de
« zones de proximité » (21).

C. L'importance de l'épisode du « pétale » en plastique raconté à plu¬


sieurs reprises (E3, E5, E2) : l'utilisation de la loupe est soulignée par deux
élèves qui montrent à quel point c'est à ce moment-là du récit que Fennec
acquiert la conviction que Basile et Georges sont les coupables. Or cet épisode,
au moment de la préparation de la séquence par les PE2, était perçu comme

111
REPÈRES N° 21/2000 B. CHAIX et F. QUET

« lourd » ou excessivement « insistant ». Pour les élèves de Cycle 2, il s'agit d'un


moment tout à fait nécessaire de la fiction, l'instant t de l'explicitation, de la
révélation de la clé de l'énigme. II ne permet pas de découvrir qui sont les cou¬
pables (puisqu'ils le savent déjà). C'est donc plutôt le plaisir de la démonstration
qui est sollicité avec ses fétiches (la loupe, un peu plus tard le microscope), ses
stéréotypes logiques (l'analogie) et narratifs (la confirmation de la fonction indi¬
cielle du petit morceau de plastique). Loin d'être superflu, l'épisode explicite et
spectacularise la résolution de l'énigme par le personnage au point de favoriser
une jouissance toute particulière des spectateurs qui décrivent précisément la
scène à plusieurs reprises.

D. La différence entre les élèves est une autre des observations que l'on
peut conduire au cours de l'analyse d'une séquence de ce genre. N'entrons pas
dans les détails (22) : E1 , silencieux la plupart du temps, énumère des actions
sans aucune distance, restitue le déroulement d'événements dont il a été le
témoin. E3 au contraire établit des relations, utilise le plus-que-parfait, anticipe
sur la suite du récit, double sa narration d'une perspective explicative qui mani¬
feste une distance et une réflexion dont les autres élèves ne semblent pas
capables à ce moment-là. Plus loin on verra comment des enfants se satisfont
d'un niveau de compréhension que d'autres souhaitent dépasser en soulignant
ce qui leur apparait provisoirement incohérent.

2.5. Quelques éléments d'enquête


Si l'on s'intéresse maintenant aux arguments développés par les élèves à la
suite de la projection (ou pendant celle-ci), on verra que leurs indices sont
variés, presque toujours pertinents, et qu'ils témoignent d'une vigilance certaine.
Comment expliquer, dans ces conditions, que leurs interprétations soient si sou¬
vent incomplètes ou parfois même erronées ? On se contentera de présenter les
divergences entre leurs représentations de trois éléments de l'histoire : la recon¬
naissance des coupables, le plan des voleurs, celui de Fennec.

2.5. 1. Les hypothèses des enfants sur l'identité des coupables


pendant la projection du film sont de deux ordres :
- pour certains d'entre eux, le « méchant » se définit par différents
attributs : Le voleur, moi je crois que c'est le gros rat. On les voit jamais,
c'est eux qui ont ouvert le magasin, ils savent tout. Ou encore : Les deux
loups, c'est eux les méchants parce qu'ils habitent tout seuls dans une
usine, c'est eux qui ont pris tout le poivre pour le mettre dans les fleurs.
Ce n'est sans doute pas un hasard si les deux rats sont pris pour des
loups, archétypes du méchant dans les récits dont ils ont le plus l'habi¬
tude en situation scolaire. Repérer les déguisements ne fait pas avancer
l'enquête du spectateur, c'est seulement une marque de plus de la qua¬
lité de « méchant » : // fait ça parce que c'est un méchant, parce que c'est
lui le voleur, il s'est déguisé pour pas que le monde entier sache que c'est
lui qui les a créées... parce que quand il avait des gouttes qui tombaient,
ça voulait dire qu'il ne savait plus ce qu'il fallait dire. Cette accumulation

112
« II nous faut des preuves »..

de signes favorise la caractérisation des coupables bien mieux que la


compréhension de l'enquête dont elle peut à la rigueur dispenser le
spectateur. D'autant que l'ancrage systématique des personnages dans
des rôles préfixés (les rats sont les opposants dans tous les épisodes de
Fennec) renforce ce mouvement de désignation par des indices qui tien¬
nent davantage à l'être qu'au faire (c'est normal que c'est eux parce que
tout le temps on les voit dans les dessins animés, c'est tout le temps
eux). Et quand une élève s'interroge sur les raisons qui ont poussé les
deux rats à créer cette allergie, on ne s'étonnera pas qu'un autre élève
puisse ainsi lui répondre (et se satisfaire de cette raison) : parce que c'est
les méchants.
- Mais d'autres raisonnements sont développés qui manifestent une
recherche plus complexe des causes, la volonté de décrypter des com¬
portements dans le cadre singulier de cette aventure : c'est eux qui ont
mis le pollen sur les plantes qui fait de l'allergie, ils savent, donc c'est eux
qui l'ont mis sinon ils le sauraient pas, dit par exemple un élève au
moment de la conférence du faux savant. Et à la fin du film, un élève
devine que Georges et Basile sont bien les coupables parce qu'ils ont
dit : encore une nuit de travail pour qu'ils éternuent (or ce n'est pas exac¬
tement ce que dit le personnage. II dit : « encore une nuit de travail pour
nous deux »).

2.5.2. La compréhension du stratagème imaginé


par les deux rats ne va pas de soi
Voici par exemple un extrait d'une discussion où la plupart des élèves ont
l'impression d'avoir tout compris :
E1 : Mais moi ily a une chose que j'ai pas compris, c'est pourquoi ils ont
voulu faire une allergie, ça sert à rien.
E2 : ben c'est des voleurs, ils ont voulu faire une chose méchante.
E1 : oui mais eux aussi ils ont éternué !
E3 : oui mais tous les voleurs ils sont méchants ils ont voulu faire une
bêtise.
E1 : oui mais c'est pas ma question, je veux savoir pourquoi ils ont fait ça.
E3 : ben parce qu'ils sont méchants.
Et : oui mais ça on le sait mais je voudrais savoir pourquoi.
E2 : ben y a rien autrement ils l'auraient dit au début pourquoi.

En effet, pour la majorité des élèves, la question ne se pose pas, et


Corentine (E1) fait ici figure d'exception. Si des explications sont proposées,
c'est pour répondre à des questions de l'enseignant. Basile et Georges ont ainsi
fabriqué des fausses fleurs pour décorer leur garage, pour faire eternuer les
autres, pour devenir riches, pour pas que les autres éternuent, pour être récom¬
pensé, parce qu'il a trouvé le remède, pour faire partir les gens et après rentrer
dans les maisons et prendre leur argent. L'échange entre Fennec et Chris le fac¬
teur (« ça va très bien pour les affaires de Basile et Georges. - l'allergie ne fait
pas que des malheureux ! ») est ainsi complètement passé sous silence et l'ex¬
plication du méfait semble ici encore relever davantage d'une méchanceté

113
REPÈRES N° 21/2000 B. CHAIX et F. QUET

archétypale que d'une analyse des informations données par le film. Deux
élèves seulement ont signalé que cette allergie leur permettait de vendre les
fleurs artificielles.

2.5.3. Le piège de Fennec présente d'autres difficultés :


La fonction de l'article de journal, l'explication de la présence de tous les
personnages dans le jardin au milieu de la nuit ne semblent pas avoir été claire¬
ment perçus par un grand nombre d'enfants. Comparons par exemple :
E1 : peut-être les méchants ils ont su qu'ils savent un petit peu parce que
comme ils ont dit dans le journal que la poule allait avertir. . . inviter tout le
monde dans son jardin pour montrer que la fleur en premier, il n'y a pas
de poivre et après ils vont mettre du poivre et après ils vont montrer et
après ils vont eternuer parce que peut-être aussi les méchants ils vont
venir pour voir si c'est bien ça et après ils vont pouvoir les arrêter. Parce
que c'est eux, ils savent que c'est les méchants et la poule aussi parce
qu'elle le leur a dit.

Et
E2 : En fait c'est le lendemain matin que les gens devaient venir pour la
réunion. Ça aurait empêché la réunion parce que tout le monde aurait
toussé. Eux ils savaient qu'ils allaient mettre du poivre, les détectives.
Alors ils ont prévenu tout le monde et le soir, ils se sont tous cachés.

Ce que semble imaginer E1 , c'est que Fennec va reproduire, le lendemain


matin, devant tout le village, l'expérience réalisée dans la boutique. Comme tout
le monde est là, certains enfants pensent que la scène se passe effectivement le
matin : Basile et Georges sont revenus mettre du poivre, Fennec et Achille vont
communiquer leurs conclusions et on punira les coupables. Mais cette interpré¬
tation ne retient pas l'idée du piège.

Pour E2 au contraire, qui répond à une demande d'explicitation de l'ensei¬


gnant, la chronologie est marquée avec insistance (le lendemain matin vs le
soir), le lexique et les modalisations marquent le double point de vue des enquê¬
teurs et des gredins (devaient venir I ça aurait empêché I ils savaient qu'ils
allaient I prévenir I cacher etc.). La relation la plus satisfaisante de la fin de cet
épisode de Fennec doit en effet passer par la prise en compte de changements
de point de vue. La ruse d'une part et la mystification d'une autre apparaissent
par exemple très clairement (malgré l'ambiguïté des reprises anaphoriques) dans
les propos suivants : /Vs ont demandé aux journalistes de faire une farce dans le
journal. Après ils ont cru de qui était dans le journal. Ils ont dit : il faut aller tra¬
vailler.

114
« II nous faut des preuves >

CONCLUSION
II faudrait, pour conclure, s'interroger sur le double régime de la significa¬
tion mise en uvre par le récit filmique dans cet épisode. L'intrigue avance en
effet à partir d'indices dont dispose le détective : un petit morceau de plastique,
la découverte de poivre dans les fleurs. Ses réflexions à haute voix devraient
elles aussi alimenter les hypothèses du spectateur, comme la constatation de
coïncidences remarquables (l'épidémie et l'inauguration du magasin de Basile et
Georges). Curieusement, seuls quelques-uns de ces indices font sens pour la
plupart des jeunes téléspectateurs. Ceux-ci disposent d'autre part d'une variété
d'indices plus grande encore, indices qui passent inaperçus de Fennec ou dont
celui-ci ne parait faire aucun cas. Le spectateur seul peut voir l'image d'un
piment collée au sac de poivre placé sur le toit de la voiture, ou remarquer que
l'auto qui s'enfuit avec les salières est la même que celle que conduit la vieille
dame. Quant à la ressemblance des rats avec le savant ou la vieille dame, les
détectives n'en font aucun cas. Les élèves, eux, sont très sensibles à ces
indices perceptifs à partir desquels ils echafaudent du sens : ce qu'ils prennent
pour une carotte équivaut à une fausse indication destinée à égarer les enquê¬
teurs ; le visage peu amène du maire (c'est un bouledogue, qui transpire lui
aussi, et dont les apparitions précèdent les malheurs de la cité) en fait un coquin
en puissance, etc. Mais la mise en relation de ces indices sur l'ensemble de la
fiction, la mise en uvre systématique des règles de non-contradiction à
l'échelle du récit continuent à faire défaut à bon nombre d'entre eux. On dira
que c'est normal dans la mesure où une grande partie des productions audiovi¬
suelles qui leur sont destinées ne sont qu'une suite de scènes faiblement inté¬
grées dans un récit cohérent. Les enfants suivent cette série chez eux, mais ils
semblent arriver à des degrés d'interprétation variés : la restitution des événe¬
ments présentés à l'écran, l'insistance sur le spectaculaire peuvent tenir lieu de
résumé du film pour certains d'entre eux, alors que d'autres paraphrasent les
démonstrations du détective, ou que d'autres encore s'efforcent de combler les
ellipses narratives.

Le débat permet de rendre visible, surtout pour ceux qui donnent l'impres¬
sion de ne pas participer, l'intimité du travail cognitif qui, habituellement, est tou¬
jours caché : la compréhension des récits télévisuels ne relève pas de la magie,
elle se construit peu à peu dans une pratique domestique, mais elle s'améliore
ou s'approfondit à travers les échanges raisonnes qu'une situation scolaire peut
offrir. Avoir à argumenter et défendre un point de vue par des commentaires
explicites permet la mise à distance des impressions subjectives, organise les
tris et la pensée, permet de se rendre compte de ses erreurs. Les élèves éprou¬
vent alors le besoin de revenir à leur problème pour avancer en fonction des
pistes qui s'ouvrent à eux. On remarque que, dès qu'on suscite un débat, les
enfants souhaitent revenir au film pour en faire une deuxième lecture plus
« active » : ils découvrent qu'il y des choses à comprendre.

En écoutant les remarques des autres, en repérant comment ils s'y sont
pris pour arriver à telle conclusion... en notant sur quel type d'indices les uns ou
les autres s'appuient, ce qu'ils en font... c'est une compétence de lecteur de
film que l'on construit. L'argumentation des élèves de cycle 2 s'appuie encore

115
REPÈRES N° 21/2000 B. CHAIX et F. QUET

assez peu sur les indices spécifiques du récit cinématographique (aucune réfé¬
rence à la musique, aux cadrages, au montage...), mais la conversion d'une cul¬
ture domestique en terrain d'investigation, parce qu'elle conduit à adopter une
posture plus « active » donne les moyens d'aller vers un « autre niveau de lec¬
ture », une lecture à la fois plus vigilante et plus consciente.

NOTES

(1) « Tout a été dit et continue d'être répété : le bien, le mal et le neutre. Énumérons un
peu : la télévision « fenêtre sur le monde » et « aliénation des masses » (...), facteur
d'émancipation sociale et source d'inégalité, cause de comportements violents ou
assumant une fonction cathartique de l'agressivité... » (Geneviève Jacquinot-
Delaunay, « La télévision partenaire cognitif », ELA 117, Janvier-Mars 2000) ou
encore : « Un travail en cours sur la représentation télévisuelle de la violence, en col¬
laboration avec le CSA, nous a montré qu'il est encore très difficile d'amener l'élève
à une prise de distance génératrice de réflexion. Nous posons l'hypothèse que l'em¬
pathie manifestée par les élèves ne relève pas seulement des thèmes traités ou du
monde représenté, mais de la substance même des discours télévisuels, substance
visuelle et sonore. Le discours télévisuel est marqué par une gamme chromatique,
un rythme de succession des plans, une outrance sonore parfois, qui modèlent litté¬
ralement la construction du sens, a fortiori l'activité evaluative. » Maryvonne
Masselot-Girard, (1996), p. 24.
(2) L'introduction aux Essais d'iconologie (p. 13-31).
(3) S.M. Eisenstein (1 976), p. 21 4.
(4) id. p. 233.
(5) S.M. Eisenstein (1976), p. 213.
(6) La difficulté du matériau cinématographique n'est évidemment pas incompatible
avec des situations ordinaires de télespection qui invitent au contraire le jeune télé¬
spectateur à se conformer à un modèle hypercoopératif de réception. L'opposition
entre textes « résistants » et textes « collaborationnistes » développée par Catherine
Tauveron (Repères n" 19, « Comprendre et interpréter le littéraire à l'école : Du texte
réticent au texte proliférant ») a sans doute une valeur intrinsèque mais elle se prête
aussi à la description des situations de réception des textes ou des films. Dans le
cas présent, on défendra l'idée qu'une situation didactique adaptée permet de valo¬
riser la part d'opacité de tel ou tel fragment fictionnel, et de s'appuyer sur cette
résistance « restaurée » pour construire collectivement ou individuellement des hypo¬
thèses de sens.
(7) Plus loin C. Metz distingue une catégorie « segmentale » (qui relève effectivement du
découpage de la continuité filmique), et une catégorie « suprasegmentale » - cou¬
leurs, mouvements d'appareil, présence de formes ou d'objets à l'écran etc. - qu'il
identifie à des exposants « qui viennent affecter sélectivement (...) un segment fil¬
mique déterminé ». (id. p. 152).
(8) « Le récit est l'énoncé dans sa matérialité, le texte narratif qui prend en charge l'his¬
toire à raconter. Mais cet énoncé, qui n'est formé dans le roman que de la langue,
comprend au cinéma des images, des paroles, des mentions décrites, des bruits et
de la musique, ce qui rend déjà l'organisation du récit filmique plus complexe »
Jacques Aumont, Esthétique du film, Nathan-Université 1993, p. 75.
(9) Jean-Marie Schaeffer (1 999), p. 298-305.

116
« II nous faut des preuves »..

(10) est évident que, dans le cas de l'analyse d'une


II « action filmée » le mot discursif est
nécessairement métaphorique.
(11) Sur ce point, notre position est très proche de celle développée par Catherine
Tauveron (1999).
(12) Martine Rémond (1999), p. 207.
(13) Voir Fayol M. (1992b). Dans les quelques pages qu'il consacre dans cet article, à la
psychologie de la compréhension inférentielle (p. 173-177), Michel Fayol s'intéresse
bien sûr à la lecture. II nous semble que les opérations qu'il décrit (intégration, extra¬
ction des idées principales, élaboration) correspondent avec d'autres variables à l'in¬
terprétation par un spectateur de suites d'actions dont il pourrait être le témoin, que
ces séquences soient « réelles » ou fictives (cf. Schaeffer ci-dessus et note 1 1).
(14) Encore que de nombreuses recherches tendent à montrer que la compréhension en
lecture pourrait bien n'être que la compréhension en général. Fayol (1992a) cite
Gemsbacher (1988) pour qui « certains mécanismes de base » se trouvent à l'uvre
aussi bien dans la lecture d'un texte quez dans celle d'une BD. (p. 104).
(15) Recherches exposées en particulier dans Dabène M. et Quet F. (1999), La compré¬
hension des textes au collège, Delagrave-CRDP de Grenoble.
(16) voir Tauveron, 1995. En particulier, le chapitre « Les conceptions des élèves » fournit
un cadre théorique pertinent pour l'étude des représentations des élèves.
(17) Pour la présentation d'une séquence de débats interprétatif, voir notre article
« Apprendre à comprendre : problèmes, enjeux, variation », in Cahiers du français
contemporain n° 7.
(18) « Quand il y a raisonnement abductif, il n'y a pas de sens pré-établi, mais seulement
un dispositif interprétatif. II n'y a pas un système à décoder, seulement un réseau de
chemins permettant des homologies, des transcodages, des traductions. » (Herman
Parret, 1999). Parler d'abduction pour l'activité inférentielle, nous parait tout à fait
essentiel dans la mesure où l'abduction reste sensible à « l'individuation qualitative
du phénomène observé », dans la mesure où respectueuse de « ce trou noir de toute
épistémologie et de toute théorie de la science : l'élaboration de l'hypothèse », elle
ne vise à élaborer ni loi, ni procédures généralisatrice de construction du sens.
(1 9) II s'agit de l'école Jean de La Fontaine à Valence.

(20) Atchoum ! Atchoum ! Atchoum ! Un épisode de la série « Fennec » réalisé par


Raymond Lebrun (d'après Antoon Kings et Alexis Lecaye) - Coproduction : Cactus
Animation Inc. / Ellipse Animation pour Radio-Canada et France 3.
(21) voir le numéro 117 des ELA, Classes de langue-télé : zones de proximité.
L'expression doit se lire comme le « palimpseste » d'un incontournable concept
vygotskien : En collaboration, avec l'aide de l'écran, l'apprenant et l'enseignant peu¬
vent sans doute faire plus et résoudre plus que lorsqu'ils agissent seuls, et aller plus
loin dans leur développement Clara Ferrao Tavares janvier-mars 2000.
(22) Pour des esquisses de classifications, voir Dabène M. et Quet F. (1999), La compré¬
hension des textes au collège, Delagrave-CRDP de Grenoble.

117
REPÈRES N° 21/2000 B. CHAIX et F. QUET

BIBLIOGRAPHIE

AUMONT, J. (dir.) (1983, 1994) : Esthétique du film. Paris, Nathan-Université.


CHAILLEY M. (1997) : Jeunes téléspectateurs en maternelle, Paris, Hachette-
Éducation.
CHAILLEY M. et CHARLES M.-C. (1993), La télévision pour lire et pour écrire,
Paris, Hachette-Éducation.
DABÈNE M. et QUET F. (1999) : La compréhension des textes au collège,
Delagrave-CRDP de Grenoble.
DAUNAY, B. (1996) : Les questions de compréhension : un outil ou un obstacle
pour l'apprentissage de la compréhension ? Lille, Recherches, 30.
DOLZ J. et SCHNEUWLY, B. (1998) : A la recherche du coupable. Métalangage
des élèves dans la rédaction d'un récit d'énigme. Lille, Recherches 28/29.
EISENSTEIN, S.M. (1976) : Montage 1938, in EISENSTEIN, S.M. (1976), Le film:
sa forme/son sens. Paris, Christian Bourgois.
FAYOL, M. (1992a) : Comprendre ce qu'on lit : de l'automatisme au contrôle. In
FAYOL, M. (1992) (dir.) : Psychologie cognitive de la lecture. Paris, PUF.
FAYOL, M. (1992b) : Lecture et psychologie cognitive. In BUTLEN, M. et
HEBRARD, J. (1992) : La culture et les réseaux de formation, Créteil, CRDP
de Créteil.
FERRAO TAVARES C. (Dir) (2000) : Classes de langue-télé : zones de proximité,
Paris, Didier, ELA n° 117
GARDIES, A. (1993) : Le récit filmique, Paris, Hachette.
GROSSMAN, F. (1993) : L'hétérogénéité interprétative : un problème
didactique ? in PARET M-C. et LEBRUN M. : L'hétérogénéité des appre¬
nants, Neuchâtel-Paris, Delachaux et Niestlé.
JACQUINOT-DELAUNAY, G. (2000) : La télévision partenaire cognitif. Paris,
Didier, ELA 11 7.
LUSETTI, M. : Lecture. Questionnaire. Questionnement. Lille, Recherches 25.
MARIE M., et COLLET J. (eds.). (1976) : Lectures du film, Paris, Éditions
Albatros.
MASSELOT-GIRARD, M. (1996) : Écrans du quotidien, école d'aujourd'hui, in
Les cahiers du Creslef, L'enfant la télévision et l'école, n° 41-42.
METZ, C. (1977) : Langage et Cinéma. Paris, Édition Albatros, 1977.
PANOVSKY, E. (1967) : Essais d'iconologie. Paris, Gallimard.
PARRET, H. (1999) : L'esthétique de la communication, L'au-delà de la pragma¬
tique, OUSIA.
REMOND M. (en collaboration avec F. QUET) : Apprendre à comprendre l'écrit.
Psycholinguistique et métacognition : l'exemple du CM2. Paris, INRP
Repères n" 19.
REUTER, Y. (1992) : Comprendre, interpréter, expliquer des textes en situation
scolaire, Metz, Pratiques n° 76.
SCHAEFFER, J.-M. (1999) : Pourquoi la fiction ? Paris, Le Seuil.

118
II nous faut des preuves >

TAUVERON C. (1999) : Comprendre et interpréter le littéraire à l'école : Du texte


réticent au texte proliférant, Paris, INRP, Repères n° 19.
TAUVERON, C. (1 995) : Le personnage, une clef pour la didactique du récit à
l'école élémentaire, Neuchâtel-Paris, Delachaux et Niestlé.
VANOYE, F. (1989) : Récit écrit, récit filmique, Nathan.

119
HISTOIRE, GÉOGRAPHIE, ÉDUCATION
CIVIQUE : TROIS DISCIPLINES AUX PRISES
AVEC LA DIVERSITÉ NARRATIVE

François AUDIGIER
Université de Genève (1)

Résumé : L'histoire, la géographie et l'éducation civique ont pour objet l'étude


des sociétés présentes et passées. A ce titre, elles traitent de l'expérience
humaine et sont donc intimement liées à la narration sous toutes ses formes.
Pourtant, de présence en éclipse, d'éclipsé en retour, le récit reste toujours mar¬
qué du sceau de l'incomplétude. Bon pour les enfants, il est incapable d'expli¬
quer, alors qu'expliquer est l'horizon légitime et légitimant de ces disciplines.
Dans ce texte, l'auteur examine quelques points de repères concernant chacune
des disciplines, affirmant ainsi l'importance de la mise en perspective temporelle
de l'expérience humaine comme condition de son intelligibilité. Cette affirma¬
tion énoncée, une sorte de paradoxe scolaire veut que la narration, quelle que
soit la forme dans laquelle elle se livre, n'est que rarement l'objet d'un travail
explicite, ainsi que le montrent divers matériaux : des entretiens avec des ensei¬
gnants, des observations de classes, quelques manuels ou encore les textes offi¬
ciels. Cette méfiance s'inscrit dans une forme scolaire qui impose ses contraintes
et qui est, aujourd'hui, déstabilisée par des conflits de finalités. Les études
actuelles sur la compréhension de textes et le lien entre expérience humaine et
narration invitent à faire de celle-ci un objet explicite de travail avec les élèves,
notamment à travers l'écriture. Cette orientation est aussi un moyen heuristique
important pour travailler sur le lien entre la forme et le fond, le point de vue et
l'exigence de vérité.

// reste que l'histoire-récit est à mes yeux un cadavre qu'il ne faut pas res¬
susciter car il faudrait le tuer une seconde fois. Cette histoire-récit dissimule et
se dissimule des options idéologiques et des démarches méthodologiques qui
doivent être au contraire clairement énoncées. II faut réduire l'histoire-récit à
n'être qu'un moyen parmi d'autres de la pédagogie dans l'enseignement scolaire
et de la vulgarisation.

J. Le Goff, La nouvelle histoire, Ed. Complexe, préface, p. 16. 1978.

En histoire,je préfère l'approche événementielle. C'est un peu ringard


dirons-nous. Et je sais qu'à certains moments, dans la classe, quand je me
mets à raconter l'histoire, c'est-à-dire que c'est moi qui raconte Thistoire,
eh bien, les gamins accrochent beaucoup plus que s'ils ont des docu¬
ments, parce qu'il faut une aptitude à la lecture et à la recherche pour faire

121
REPÈRES N° 21/2000 F. AUDIGIER

ce genre de travail. II faut une maturité d'esprit que certains n'ont pas. Les
meilleurs, les meilleurs lecteurs l'ont. Mais les enfants en difficulté...
Institutrice, Périgueux, entretien hiver 1998, recherche INRP à paraitre.

Au cycle 3, l'enseignement s'appuiera principalement sur des récits, illus¬


trés de documents, mettant en scène des personnages et des événements
typiques ou exemplaires d'une époque, car c'est l'idée d'époque comme
combinaison d'éléments qu'il faut avant tout faire comprendre à ce stade...
Recourir au récit présente l'avantage de frapper l'imagination des élèves et
de favoriser la saisie intuitive des rapports entre personnages, situations et
événements. Mais privilégier le récit n'interdit pas l'analyse et la réflexion
sur le sens d'une époque.
Projet de documents d'application des programmes de l'école élémentaire,
B.O. N° 7, 26 août 1999, p.41.

L'histoire est récit d'événements : tout le reste en découle.


P. Veyne, Comment on écrit l'histoire, p. 14, Seuil, 1971.

La place du récit a beaucoup diminué, et ce fut sans doute une bonne


chose... Pourtant, ce fut peut-être aller trop loin ; il faudra retrouver et resti¬
tuer une part de récit dans la géographie, pour dire et raconter d'autres
choses, plus humaines en effet - mais assurées et vérifiées.
R. Brunet (dir.), Les mots de la géographie, p. 378, Reclus - La
Documentation française, 1992.

Comme on l'a déjà mentionné, le texte scientifique met en jeu tout un caléi-
doscope de moyens de persuasion ; il est mise en spectacle (theoria) où
personnalités, expériences, critiques s'entrecroisent dans une chorégraphie
complexe. Le but est de mener le lecteur d'un état initial de méconnais¬
sance à un état ultime où il doit adhérer aux mêmes conclusions que l'au¬
teur. La forme narrative est ainsi inhérente à la démarche...
V. Berdoulay, Des mots et des lieux, la dynamique du discours géogra¬
phique, p. 26, éd. CNRS, 1988.

Quelques citations en exergue, qui plus est décontextualisées, ne sauraient


évidemment tenir lieu d'argumentaire complet. Pourtant, leur rapprochement
annonce d'emblée la présence et la complexité du récit et de la narration (2)
dans le champ des sciences sociales, plus précisément, pour ce qui nous
occupe ici, dans l'enseignement de l'histoire, de la géographie et de l'éducation
civique. Le lecteur n'est pas surpris de trouver l'histoire, mais il attend sans
doute moins la géographie et encore moins l'éducation civique, celle-ci étant
encore plus rarement approchée que les deux autres par les formes, notamment
textuelles, dans lesquelles elle se présente à l'École (3). De fait, nous les rencon¬
trons toutes les trois aux prises avec la narration selon des intensités variables.
Autonomes mais traditionnellement associées, ces trois disciplines (4) ont un
objet d'étude commun : les sociétés présentes et passées ; elles étudient et
nous disent le monde, nos manières de vivre ensemble, les actions humaines...,
le monde et son devenir, un devenir humain personnel et collectif qui est le sup-

122
Histoire, géographie, éducation civique...

port et l'enjeu de la matière enseignée. Elles se présentent, pour l'essentiel,


sous forme de textes, tissus d'énoncés nécessairement composites et mul¬
tiples, croisant et mêlant différentes formes, mais qui toutes sont sous la dépen¬
dance de la narration et du récit. Plus largement, toute expression de
l'expérience humaine s'inscrit nécessairement dans le mouvement même du
temps et, par là, la forme narrative lui est consubstantielle (5).

L'objet de cet article est d'explorer différents modes de présence de la


dimension narrative dans l'univers de ces trois disciplines et sa prise en compte
dans l'enseignement, principalement à l'école élémentaire et au collège.
Lorsqu'elle s'offre, elle n'est jamais ni seule, ni simple, ni uniquement linéaire.
Des notions telles celles d'intrigue ou de synthèse de l'hétérogène, sont suffi¬
samment répandues pour être considérées ici comme partagées entre l'auteur
et le lecteur. Précisons simplement que si elles ont été travaillées à propos de
l'histoire, elles commencent à intéresser aussi quelques géographes qui étu¬
dient les formes dans lesquelles se construit, s'exprime et se transmet le savoir
géographique. Les apports de certains linguistes et didacticiens du français
langue maternelle sont sous jacents à nombre de nos réflexions et analyses, par
exemple sur les typologies textuelles en ne les faisant pas sombrer dans des
classifications rigides, ou les travaux sur la construction et la compréhension
des récits, plus largement des textes pour ne citer que ces exemples. Nous
reconnaissons évidemment les détournements que nous avons opérés pour les
soumettre à nos particularités disciplinaires.

Sur ce fond commun, nous faisons deux hypothèses dont nous cherchons
à fonder la pertinence dans le cadre de cet article :
- la première souligne l'importance des savoirs factuels, déclaratifs, des
savoirs que..., des connaissances sur... Ce qui compte en premier lieu dans
l'enseignement des trois disciplines est d'acquérir des connaissances sur les
sociétés présentes et passées. Même l'éducation civique, dont les buts affirmés
sont pour une grande part aujourd'hui d'ordre comportemental, est prise dans
cette logique. La connaissance du réfèrent, du monde dont on parle commande
le fonctionnement des disciplines. Cela a pour conséquence le fait que la
dimension narrative ne saurait être un objet central, plus généralement que
l'étude des formes dans lesquelles se donnent et s'expriment les connaissances
dans ces disciplines est généralement mise de côté. Quelques approches à ten¬
dance méthodologique n'effacent pas cette puissante tendance ;
- la seconde prolonge la première en mettant en avant un « conflit de finali¬
tés ». Le discours de légitimation de ces disciplines insiste sur leur contribution
à la formation intellectuelle et critique des élèves ; c'est autour de ce thème que
s'énoncent les finalités les plus nobles de la discipline. Dans ce cadre, un travail
sur récriture et les manières dont les textes sont produits et construits s'impose.
Mais cette finalité et les travaux qu'elle appelle entrent en conflit avec les savoirs
factuels dont nous avons dit le poids. Ce qui est déclaré important n'est pas
seulement de savoir mais aussi de comprendre ; la narration apparait alors
comme trop « facile » pour être vraiment intéressante. Le renvoi du récit vers les
plus petits des élèves, renvoi qu'exprime Le Goff dans la citation placée en
exergue, est largement partagé. Tout converge pour que le récit, plus largement
toutes les formes d'écriture s'avancent masqués, cachés. Du récit partout, du

123
REPÈRES N" 21/2000 F. AUDIGIER

récit toujours, du récit plaisir, du récit soupçon, du récit enfantin... mais l'ensei¬
gnement a des visées plus nobles, celle de la formation de l'intelligence et de la
raison ; seule l'explication tiendrait ce rôle. Le récit est alors insuffisant, tout
juste une petite machine nécessaire, trop simple pour être honnête, trop évi¬
dente pour être un objet explicite d'apprentissage. C'est ainsi que certains rejet¬
tent le récit. Les choix didactiques sont alors sous la double commande des
finalités politiques et civiques qui appellent la construction d'un monde commun
et des connaissances « encyclopédiques » si fortement présentes dans ces dis¬
ciplines. Les deux commandes s'épaulent pour mettre de côté un travail sur les
formes et l'écriture, en dehors de l'apprentissage des modèles canoniques qui
sont ceux de l'évaluation.

Pour traiter de ces hypothèses, les didactiques de nos disciplines n'ont


malheureusement pas encore engrangé de moissons suffisantes pour constituer
des corpus de données et de résultats d'ampleur satisfaisante. Cette relative
minceur de travaux systématiques nous conduit à avoir, dans cet article, une
position plus générale, tentant de construire quelques-unes des interrogations
qui concernent nos didactiques, dès lors que l'on leur soumet la question de la
diversité narrative, question totalement mêlée à celle des formes d'expression et
d'écriture des savoirs dans les trois disciplines. Une première partie parcourt
très brièvement quelques références nécessaires à la réflexion didactique, d'une
part vers les travaux qui étudient la construction et la compréhension de textes
en soulignant les caractères spécifiques de nos disciplines, d'autre part vers les
sciences de référence et les réflexions épistémologiques qui étudient leur
construction et leur écriture. Dans un second temps nous convoquons quelques
matériaux pour préciser et nourrir nos hypothèses.

1. NARRATION ET HISTOIRE, GÉOGRAPHIE,


ÉDUCATION CIVIQUE : QUELQUES POINTS DE REPÈRES

1.1. L'histoire, la géographie et l'éducation civique,


comme textes qui disent des choses sur les mondes
présents et passés, comme textes à comprendre
Dire les sociétés présentes et passées, les étudier, c'est toujours produire,
rencontrer et étudier des textes qui expriment les expériences que les humains
ont de ces sociétés et les multiples reconstructions dont ces expériences sont
l'objet. Les textes présents à l'École ont une configuration particulière construite
par leur fonction qui est l'apprentissage et par les contraintes propres de la cul¬
ture scolaire. Ce sont donc, en premier lieu, des textes scolaires, construits
selon les modalités propres à tout savoir scolaire (6) : être enseignable, appre-
nable, évaluable. Dans le quotidien des classes, « le texte scolaire est l'objet
d'un travail constant de déconstruction et de reconstruction, de décomposition
et de recomposition. Un jeu constant s'instaure entre le texte, les enseignants et
les élèves, jeu qui torture le texte, au sens où il lui ôte sa continuité, voire sa flui¬
dité, sa construction d'origine, pour le mettre en relation avec d'autres énon¬
cés... (censés) rapprocher le monde du texte du monde des élèves ». II ne s'agit

124
Histoire, géographie, éducation civique...

pas là de travailler sur la construction du texte mais de le rendre plus proche,


plus assimilable. En second lieu, ces textes sont hétérogènes. Ils mêlent les
« manières innombrables » de dire les sociétés et les activités humaines. La
dépendance de ce second caractère avec le premier fait que l'on « repère aisé¬
ment une multiplication de petits récits d'action et de courtes descriptions, de
brefs éléments d'explication, enchâssés les uns dans les autres, hiérarchisés ou
simplement juxtaposés, liés de façon explicite ou non ». Enfin, « ces textes fonc¬
tionnent avec des langages variés, langage verbal ou non verbal, structurés à
partir d'unités discrètes conventionnelles (les signes langagiers, les symboles
mathématiques) ou des figures analogiques complexes (plan filmique par
exemple), inscrites à partir d'une logique linéaire (l'écriture, le discours oral) ou
rayonnante (la graphique), etc. ». C'est sous ces contraintes, dans cette diver¬
sité et dans ces configurations propres aux textes scolaires que s'avancent les
récits et les narrations. Ces éléments construits à propos de l'histoire et de la
géographie sont aisément extensibles à l'éducation civique.

Scolaires, hétérogènes, aux langages variés, les textes d'histoire, de géo¬


graphie et d'éducation civique scolaires, ont ainsi leurs caractères fondamen¬
taux. II n'est que d'ouvrir n'importe quel manuel en usage dans ces trois
disciplines pour constater la multiplicité des formes dans lesquelles se présen¬
tent les savoirs et ce qui les entoure : cartes, images, textes, graphiques, jeux
typographiques sur les titres, les couleurs, les mises en page, etc. Les manuels
ne sont évidemment pas l'enseignement, mais ils disent à leur façon le kaléido¬
scope présent dans les classes. C'est au sein de cet univers que s'offre la narra¬
tion et qu'elle s'invite dans et par le travail mené en classe.

Un dernier caractère mérite d'être mentionné. Lui aussi contraint la narra¬


tion dans ces disciplines : les contenus enseignés sont sous le contrôle des
faits. II s'y enseigne des faits, des faits qui renvoient à des actes, à des événe¬
ments qui se sont « réellement » passés. Même si les faits sont construits,
même si il n'y a ni fait brut, ni fait que l'on pourrait apporter en classe comme
une expérience reproductible, il y a toujours, qu'elle qu'en soit la modalité, la
présence des sources, des documents, qui, sous des formes elles aussi extrê¬
mement variées, témoignent et attestent de ce « réellement » passés.

Les principaux caractères et déterminants de ces textes scolaires briève¬


ment posés, l'étude de leur réception par les élèves appelle d'autres références,
en particulier les travaux qui portent sur la compréhension de textes. La ques¬
tion de la narration est ainsi replacée dans un contexte plus large. Par exemple,
Denhière (1990, p. 79) nous propose une formulation synthétique des conditions
de compréhension des textes. Tout individu traite l'information apportée par un
texte selon trois composantes, il « ... fait appel à des représentations types de la
structure du texte mais aussi à des connaissances qui portent sur le domaine
que représente le texte et sur la situation de communication ». L'enseignement
des trois disciplines étant essentiellement préoccupé par la transmission et l'ap¬
prentissage de connaissances sur le monde présent et passé, la deuxième com¬
posante domine de tout son poids tandis que les deux autres sont fortement
négligées.

125
REPÈRES N° 21/2000 F. AUDIGIER

1.2. Vers les sciences homonymes


Comme toutes les disciplines d'enseignement, les trois qui nous occupent
ici sont confrontées à la question de leur référence. Dans notre tradition scolaire,
la référence privilégiée, voire souvent pensée comme unique, est celle d'une
science homonyme censée légitimer et inspirer les disciplines scolaires. Nous
nous intéressons ici à quelques aspects des réflexions menées sur l'écriture
dans ces sciences et la place qu'y tient la narration. Mais la position de chaque
discipline est quelque peu différente tant sur la question de la référence que sur
celle du récit, ce qui nous conduit à les traiter ici séparément. Ainsi, si l'histoire
et la géographie se réclament d'une relation privilégiée avec des sciences
homonymes, ce n'est pas le cas pour l'éducation civique qui obéit aussi à
d'autres logiques.

1.2. 1. L'éducation civique et l'absence de science homonyme


Avec l'éducation civique, nous interrogeons un domaine qui est à la fois
une discipline scolaire au sens strict du terme, et un ensemble de pratiques et
d'expériences sociales qui sont tout ensemble objet, support et horizon des
apprentissages. Même si la formation du citoyen est la légitimité essentielle et la
finalité la plus noble de l'histoire et de la géographie scolaires, l'éducation
civique a une place singulière : elle se différencie de ses deux consurs par
l'absence de science de référence clairement identifiée. Cette absence la rend
éloignée, voire étrangère à tout un ensemble de réflexions produites dans le
cadre des sciences de références, sur sa mise en forme et son écriture, et sus¬
ceptibles d'inspirer les didactiques correspondantes. Plus profondément, l'édu¬
cation civique ne s'exprime pas, et lorsqu'elle est réussie, ne s'évalue pas par,
ou dans des capacités d'écriture comme l'histoire et la géographie, mais par
des comportements et des attitudes sociales, non seulement aujourd'hui mais
aussi cinq, dix, vingt années après le passage à l'École.

Aimantée vers l'apprentissage de comportements conformes et s'éloignant


de celui des organigrammes politiques, elle regarde plus ou moins explicitement
vers des pratiques plus « orales » liées au débat démocratique, à la résolution
de conflits, à des modèles empruntés au judiciaire. Dans ce cadre là, nous y
rencontrons alors aussi du narratif, mais un narratif en position seconde, intime¬
ment lié à l'argumentation et tendu vers la décision, vers l'action. Les cas étu¬
diés, les expériences vécues ou simplement racontées, les petits récits à
tendance morale sont des supports ; la narration y est présente sous diverses
formes mais elle ne s'invite pas comme objet de travail. La référence à une ou
des sciences homonymes s'efface devant les impératifs de l'enseignement.

1.2.2. La géographie, du mixte vidalien à la modélisation


et à la conceptuaUsation

La géographie scolaire française a longtemps été pensée dans le cadre du


paradigme traditionnel de la géographie française tel qu'il a été formalisé par
Vidal de la Blache à la fin du siècle dernier. Selon Robic (1991), la géographie de

126
Histoire, géographie, éducation civique...

ce temps se constitue autour de ce qu'elle nomme le « mixte vidalien », mixte


bâti sur deux piliers, la description et l'explication. Le projet scientifique de cette
géographie est une « description raisonnée » de la surface de la Terre, plus lar¬
gement des manières dont les hommes et les sociétés l'ont mise en valeur.
Cette description raisonnée emporte avec elle, dans le jeu même de l'écriture,
l'explication, en utilisant des concepts tels que milieu ou genre de vie. En décri¬
vant le lien qu'une collectivité humaine entretient avec son milieu, on explique
son genre de vie par les caractéristiques de ce milieu. Cette façon de procéder,
véritable mode de connaissance, privilégie l'observation inductive, la comparai¬
son et la généralisation ; elle s'attache à rendre compte de la spécificité des
lieux. La priorité donnée aux lieux, à leurs caractères et à leurs distributions sur
la surface de la Terre a concentré les réflexions sur l'écriture géographique dans
deux directions : du côté de la description comme nous venons de le voir et du
côté de la carte souvent présentée comme l'outil emblématique de la géogra¬
phie. La carte censée figurer un état d'un territoire à un moment donné inscrit
alors la pensée dans la synchronie. II n'y a théoriquement pas de place pour la
durée. Cependant, nombre de phénomènes représentés sur une carte s'inscri¬
vent dans la durée, voire sont des phénomènes qui relèvent du temps, tels les
flux ou les déplacements. Sans être explicitement rapportée à une quelconque
dimension narrative, la lecture de la carte appelle souvent des « mini-récits »
avec des acteurs, des actions, un début, une fin (7). D'un autre côté, l'écriture
canonique des dissertations universitaires, mode d'expression qui n'est pas
celui d'une production scientifique mais qui reste très pregnant dans les pra¬
tiques, fait une place au récit sous couvert de l'explication. Expliquer une confi¬
guration spatiale, c'est au moins en partie rendre compte de sa genèse et donc
raconter un début et une histoire. Mais le récit est alors discontinu et contraint
par l'explication de la situation présente.

Depuis quelques courtes décennies, l'écriture géographique est devenue


une interrogation pour certains chercheurs. Par exemple, Berdoulay, cité en
exergue, cherche «... à suggérer, c'est que celles-ci (les formes du savoir), au-
delà des modalités discursives déjà étudiées, se déploient toutes de façon nar¬
rative et peuvent ainsi faire voir du nouveau. Aux équivalences précédentes
entre voyager, lire et écrire, on pourrait ajouter le terme raconter ». D'autres
chercheurs utilisent les concepts d'intrigue ou de synthèse de l'hétérogène pour
rendre compte des productions géographiques soulignant ainsi la force des
liens entre les expériences du monde que relate la géographie et la narration.
Cependant, quel que soit l'intérêt de ces études, elles restent assez marginales
dans une science où la dimension synchronique est si importante et où les cou¬
rants les plus modernes sont d'abord préoccupés par les constructions de
modèles d'analyse spatiale ou par l'introduction des technologies numériques.
Les effets sur l'enseignement à l'école primaire et au collège sont très limités.

1.2.3. L'histoire « ultimement narrative »

En ouvrant le paragraphe histoire, nous rencontrons bien évidemment récit


et narration. Après un temps d'éclipsé voire de rejet au sein de la partie la plus
dynamique des historiens, celle communément rangée sous l'emblème des
Annales, le récit est revenu au premier plan depuis une vingtaine d'années. Ce

127
REPÈRES N° 21/2000 F. AUDIGIER

n'est pas un retour à l'identique, selon la métaphore erronée et trompeuse du


pendule, mais une reprise sur le fond, soutenue par des travaux comme ceux de
Ricoeur (1983-1985) ou, un peu antérieurement, de de Certeau (1975). L'histoire-
récit mise en cause par Le Goff n'invalide pas la réflexion sur la place du récit en
histoire ; sa mise en question porte plutôt sur une forme d'exposition qui se
donne pour le réel, voire en fabrique, en masquant les conditions sociales, insti¬
tutionnelles et intellectuelles de sa production. Dans sa configuration narrative,
le récit d'histoire emporte avec lui l'explication des événements, des change¬
ments et des permanences. II n'y a pas d'un côté la narration et d'un autre l'ex¬
plication, mais un texte qui construit et délivre ces deux dimensions dans son
mouvement même.

La référence aux Annales dans l'éclipsé de récit pourrait laisser penser que
celle-ci est relativement récente. Le temps plus ou moins long pour qu'une posi¬
tion élaborée dans l'univers scientifique percole jusque dans l'enseignement
conduirait à énoncer l'hypothèse d'un déclin du récit à l'École dans les années
cinquante. Ajoutons à cela que notre imaginaire est habité par l'histoire « à la
Lavisse » comme référence privilégiée de l'enseignement à l'école primaire, et
donc par le récit qui lui est accolé ; ce récit a donné lieu à nombre d'analyses
critiques l'associant généralement sans autre forme de procès aux contenus
nationaux voire nationalistes qu'il emporte avec lui. Pourtant l'affaire n'est pas
aussi simple pour au moins deux raisons. La première est liée à la finalité identi¬
taire et culturelle de l'histoire et de son enseignement. Le récit scolaire a pour
fonction d'inscrire les jeunes générations dans le grand récit collectif de la
Nation. Sa mise en cause affecte profondément cette finalité, à moins que ce ne
soit la mise en cause de ce grand récit qui n'emporte avec lui l'idée même de
narration. La deuxième relève d'une longue tradition de suspicion à son égard,
une suspicion double : le récit est attractif, mais cette attraction, voire ce plaisir
est aussi un adversaire de la raison que l'on cherche à développer ; le récit est
pris en flagrant délit d'insuffisance, il n'explique pas, du moins pas
suffisamment ; il faut alors soumettre le récit à divers traitements. Les caractères
du texte scolaire énoncés précédemment sont la traduction de ce soupçon ; le
récit d'histoire s'inscrit dans la fragmentation du travail scolaire.

Ainsi, quelles que soient leurs spécificités, les trois disciplines s'intéressent
au devenir humain, un devenir passé, un devenir présent. La mise en perspec¬
tive temporelle est une condition même de l'intelligibilité de ce devenir et de la
production de sens. Même les tableaux, les présentations synchroniques, les
visons « arrêtées » de ces sociétés qui existent à des titres divers dans les trois
disciplines n'ont de sens que, d'une part, lorsqu'elles sont replacées dans le
grand mouvement du temps, d'autre part parce qu'elles incluent de nombreux
mini-récits comme autant de parcours diversifiés à l'intérieur du tableau. Par
exemple, la société féodale se présente comme un « tout » dans lequel l'étude
des relations suzerain-vassal constitue une sorte de structure stable, mais elle
ne se comprend que si ces relations sont remises en récit ; de l'adoubement du
chevalier à la division du travail au sein de la seigneurie, le texte d'histoire est
constamment pris et vivifié par ces narrations partielles. Certes, dès lors qu'il est
consubstantiel à l'expression de l'expérience humaine, le récit n'a jamais « dis-

128
Histoire, géographie, éducation civique..

paru » de l'enseignement ; il a toujours été présent, même si le lourd soupçon


qui pèse sur lui en fait un passager clandestin ou transparent de ces disciplines.

A l'autre bout de la chaine, nous avons, in fine, la réception que les élèves
en font, leur capacité à construire une relation entre leur histoire personnelle et
l'histoire collective, les histoires collectives, plus largement leur capacité à rai¬
sonner leur présence au monde comme celle d'une personne dans une société
où les relations aux autres sont constantes et infiniment multiples, où ces rela¬
tions construisent leurs identités. En classe, c'est toujours une dimension col¬
lective qui est étudiée, mais le sens que les savoirs prennent pour les élèves,
pour chacun d'entre eux, condition même de l'apprentissage, reste l'objet d'une
alchimie intime où la capacité à se penser comme sujet et acteur d'histoire est
essentielle (8). Nous savons également que les modes de relation au passé sont
multiples, ce qui multiplie à la fois les chances d'une rencontre entre chaque
élève et les textes qu'il étudie mais aussi les difficultés pour mettre en scène les
conditions de cette rencontre dans une classe.

Le récit, présenté par un grand nombre d'auteurs comme la forme privilé¬


giée d'expression de l'expérience que chacun fait du monde, est alors loin de la
réduction que suggère la brève citation de Le Goff qui semble l'associer à une
forme infantile d'expression. Argumenter, convaincre, persuader, juger, moraliser,
représenter, etc., les fonctions de la narration sont multiples et inscrites au plus
profond de chacun et de chaque culture, invitant à lui attribuer une autre force
que celle de la seule construction de l'imaginaire enfantin ou de la vulgarisation
historique télévisuelle.

2. L'HISTOIRE ET LA GÉOGRAPHIE À L'ÉCOLE : À LA RECHERCHE


DE LA NARRATION SOUS TOUTES SES FORMES

Dans cette seconde partie, nous entrons plus avant dans quelques compo¬
santes de l'enseignement, dans ce que nous avons nommé ailleurs un « modèle
disciplinaire » (Audigier 1 995, 1 997), pour y traquer différents aspects de la pré¬
sence de la narration. Nous y étudions principalement l'histoire et à la géogra¬
phie ; les spécificités de l'éducation civique, en particulier le lien avec la vie
scolaire, plus largement avec l'expérience, demanderaient des développements
particuliers, aussi seules quelques évocations de cette discipline sont ici pré¬
sentes. Pour cet examen nous convoquons plusieurs sources : des enquêtes
auprès d'enseignants et quelques incursions dans des classes, principalement
au collège, de rapides visites de manuels comme moyens d'enseignement
expressions de coutumes didactiques, et enfin des textes officiels comme
expressions des attentes de l'institution et donc d'un cadre premier dans lequel
s'exercent la pensée et l'action des enseignants.

2.1. Du côté des enseignants et des classes

Deux enquêtes complémentaires ont été conduites en 1997-1998 auprès


d'enseignants de l'école primaire dans le cadre d'une recherche INRP ayant
pour but de construire un état des lieux de l'histoire, de la géographie et de

129
REPÈRES N° 21/2000 F. AUDIGIER

l'éducation civique à l'école élémentaire. L'une est qualitative et s'est traduite


par quarante-six entretiens, l'autre quantitative avec 712 questionnaires rensei¬
gnés à travers la France. L'extrait d'un des entretiens cité en exergue contient la
principale idée exprimée à l'égard du récit et du fait de raconter des histoires :
un mélange de plaisir et sinon de honte, du moins de quelque chose d'in¬
avouable ! La situation d'enseignement la plus fréquemment citée en histoire,
mais aussi en géographie, celle qui semble être la plus légitime aux yeux des
enseignants, est celle qui demande aux élèves d'étudier des « documents »
sans que le sens de ce dernier mot ne soit précisé. Étudier des documents,
c'est répondre à des questions qui sont posées par le maitre, questions d'identi¬
fication des informations « contenues » dans les documents, réponses sous
forme de mots prenant place dans des phrases à trous, parfois dans une écri¬
ture plus longue. C'est, plus rarement encore, confronter les documents entre
eux et les réponses données par les élèves et ainsi construire un peu d'esprit
critique. C'est, plus souvent, écrire un résumé conçu de façon collective sous la
direction du maitre, etc. Cela ne renvoie pas, du moins dans les propos des
enseignants interrogés, à des activités portant sur la narration ou le récit. Les
relations avec d'autres disciplines, principalement le français, sont très rarement
évoquées. II s'agit de construire une connaissance de l'objet étudié ; la
construction de cette connaissance n'aurait pas de relations avec la forme par
et dans laquelle elle est elle-même construite. Lorsqu'il est évoqué dans les
entretiens, le récit reste à la marge : un moment de plaisir, plaisir de conter rap¬
porté par certains maitres, plaisir des élèves pour des moments où l'on souffle
un peu dans un monde primaire sous tension permanente du lire-écrire-
compter ! Cette relation discrète au récit est confirmée dans l'enquête quantita¬
tive. Parmi seize propositions sur les manières d'enseigner l'histoire, les
enseignants devaient en choisir trois avec lesquelles ils étaient le plus en accord
et trois le plus en désaccord. « Vous racontez ce qui s'est passé » est choisi par
15,5 % des répondants et rejeté par 14 % d'entre eux ; un bel équilibre pour
exprimer un doute. Mais, sous une autre forme de questionnements, échelle
d'attitude en cinq positions de « tout à fait d'accord » à « pas du tout d'accord »
« le récit doit tenir une grande place dans l'enseignement de l'histoire » recueille
1 7,5 de « tout à fait d'accord » et 42,5 de « plutôt d'accord » ; il y a bien conni¬

vence étroite entre le récit et l'histoire enseignée, mais une connivence qui n'ose
pas pleinement s'affirmer.

Prolongeant notre exploration vers le collège, nous empruntons quelques


éclairages au travail de Nicole Tutiaux-Guillon (1 998) qui a observé et disséqué
plusieurs dizaines de cours d'histoire en classe de quatrième pour étudier com¬
ment est enseignée la « société », celle d'Ancien régime surtout, celle du
XIXe siècle pour quelques cours. La conclusion prolonge ce que nous avons
relevé pour l'école élémentaire et, surtout, nous apporte un éclairage complé¬
mentaire qui nous met en alerte sur le contenu même de ce qui est enseigné. La
société est d'abord décrite, c'est à dire, au sens le plus étroit du terme, qu'elle
est l'objet d'une étude qui en énumère les différentes composantes et leurs rela¬
tions. Étudier la société d'Ancien régime, celle du XVIIIe siècle principalement, ce
n'est pas étudier un changement, une évolution, une « histoire », mais préparer
l'histoire qui vient, celle de la Révolution. II s'agit de montrer la force des opposi¬
tions qui traversent la société française de ce temps pour annoncer et, de fait,

130
Histoire, géographie, éducation civique...

« expliquer » la Révolution française. La société française au XVIIIe siècle est un


« état », état traversé de tellement de tensions qu'elles ne peuvent se résoudre
que dans une explosion, autrement dit la Révolution. Si récit il y a, celui-ci dis¬
parait donc derrière la puissance d'une vision téléologique, vision qui est elle-
même un « récit supérieur » mais un récit qui ne se donne pas comme tel dans
la quotidienneté de la classe. Cet effacement de la dimension narrative est
accentué par le fait que ni les consignes de travail, ni les questions posées aux
élèves durant ces cours ne renvoient à un quelconque aspect narratif de l'his¬
toire. Identifier les personnages, le contexte, les enjeux, expliquer, rendre
compte... ; derrière tout cela, le récit de l'histoire est constamment présent,
comme une sorte de rhizome qui court tout au long de l'heure et des heures de
cours, que l'on ne voit pas et sur lequel se greffent comme autant de surgisse-
ments, de petits récits d'actions mêlés à bien d'autres choses, descriptions et
autres moyens de faire venir en classe ce monde du XVIIIe que l'on étudie et
dont il s'agit de construire une représentation suffisamment dense pour qu'elle
serve d'appui à ce qui va suivre.

En revanche, la période suivante, la Révolution française, est riche de


récits ; d'autres recherches le soulignent. Ici les événements se bousculent
emportant, pour leur étude, des moments forts de narration. Les acteurs indivi¬
duels sont alors très nombreux et très présents sur la scène et l'occupent pour
des périodes plus ou moins longues. Aucun autre moment de l'histoire ensei¬
gnée ne présente autant d'acteurs et autant d'actions dans une chronologie
aussi serrée. Mais nous changeons d'échelle de temps. A une sorte de stabilité
supposée ou d'évolution lente, très lente, accolée à l'étude de l'Ancien Régime,
succède un temps d'événements qui s'enchainent rapidement les uns aux
autres. La narration prend ici toute sa place ; elle est nécessaire pour présenter
ces événements que sont la prise de la Bastille ou la nuit du 4 août. Le récit
n'est pas ici honteux ou caché. II se moule aisément dans ces morceaux de vie
individuelle et collective si étroitement imbriqués dans une échelle de temps
court et qui doivent marquer l'aurore de notre moderne identité politique. La
République, et nous aujourd'hui, sommes les enfants de ce peuple qui prit la
Bastille et de ces héros qui furent ses porte-parole et ses meneurs ; cela vaut
bien des récits détaillés qui permettent une identification autant qu'une explica¬
tion.

La géographie et l'éducation civique se tiennent plus à distance de telles


approches. Les moments de narration ne sont pas désignés comme tels. Un
exemple dans chaque discipline précise le sens de cette présence à la fois
constante et ignorée. En géographie, l'étude des paysages, objet fort répandu
en particulier à l'école primaire, donne principalement lieu à des activités de
description et de classement ; à celles-ci s'ajoutent fréquemment des interroga¬
tions sur les « traces du passé » ou le paysage comme « héritage » d'une
construction qui a demandé du temps. Mais cet « appel au passé et au temps »
ne se donne pas nécessairement sous forme narrative. Dans le premier cas, il
peut s'agir d'introduire un questionnement d'ordre historique qui appelle un tra¬
vail plus explicite dans cette discipline. II peut aussi s'agir d'une simple réfé¬
rence permettant de caractériser les objets enseignés en leur attribuant une
place dans le temps. Ainsi, identifier une église gothique permet d'énoncer l'idée

131
REPÈRES N° 21/2000 F. AUDIGIER

que la ville où elle se trouve existait aux Xlle-Xllle siècles, mais n'appelle pas en
soi une narration. Dans le second cas, la dimension narrative tend à être plus
explicite et associée à l'idée d'une genèse du paysage ; les différents quartiers
d'une ville sont les témoins d'une histoire dont la connaissance explique les
aspects variés de ces quartiers.

En éducation civique nous observons des hésitations semblables. Les insti¬


tutions politiques sont rarement présentées sans que leur genèse ne soit évo¬
quée, mais celle-ci, sauf à être liée à la leçon d'histoire, n'est pas l'objectif
d'apprentissage privilégié. En revanche, l'importance croissante des études de
cas (9) dans la perspective d'une initiation au droit introduit, au niveau des col¬
lèges, de nombreuses situations où le travail sur un récit est présent. Le récit
remplit alors une autre fonction que celles qui lui sont dévolues dans les deux
autres disciplines. II introduit un travail sur l'argumentation ; le cas raconte une
histoire singulière dans laquelle il y a un problème à résoudre, un conflit à
dénouer, une décision à prendre. Lorsque les élèves prennent connaissance de
l'histoire de Vanessa, jeune fille embauchée sans contrat pendant l'été et qui,
victime d'un accident du travail, se trouve en conflit avec son employeur, le récit
qui est fait ne se clôt pas sur le retour de la jeune fille chez ses parents ; dans
une perspective d'éducation civique et d'initiation juridique, le conflit rebondit
vers une institution, en l'occurrence les Prud'hommes, et le texte de l'histoire
devient un répertoire d'arguments qu'il faut identifier et énoncer pour rendre un
jugement possible, autrement dit une décision et une action qui débordent l'his¬
toire elle-même ou apportent le dénouement de son intrigue.

2.2. Du côté des manuels et des moyens d'enseignement


Avec ce second volet, nous restons dans l'enseignement primaire et limi¬
tons l'examen à deux manuels utilisés en France. Récit et narration sont pré¬
sents à toutes les pages. Nous nous intéressons d'une part aux présentations et
mises en scène graphiques et intellectuelles de cette dimension narrative,
d'autre part aux consignes de travail proposées ; celles-ci permettent de ques¬
tionner un mode de relation à cette dimension tel qu'il est proposé aux élèves.

Les deux manuels étudiés sont ceux édités pour le cycle 3, CM2, par les
éditions Hatier en 1998, et pour le cycle 3, niveau 2, par les éditions Hachette en
1996. Celui d'Hatier traite de l'histoire et de la géographie, celui d'Hachette de la
seule histoire. Ils correspondent donc aux derniers programmes publiés en
1995. Laissant de côté une présentation approfondie de la maquette et du
découpage de la matière, remarquons l'abondance des illustrations, générale¬
ment en couleur et l'aspect « magazine » de la mise en page. Pour notre propos,
cela signifie que l'on ne rencontre guère de textes longs.

La présentation des chapitres et le texte des auteurs des manuels s'organi¬


sent selon une structure hiérarchique qui demande un moment d'attention. Ce
texte est censé présenter un « état du savoir » tel que celui-ci est estimé perti¬
nent pour les élèves de cet âge. Sa construction est une indication forte du type
de mise en forme du savoir historique et géographique que les habitudes disci¬
plinaires ont établi. Certes, cette structure est imposée par les contraintes édito-

132
Histoire, géographie, éducation civique..

riales, mais elle présente les textes d'histoire et de géographie comme un


ensemble de textes et de contenus emboités. les uns dans les autres. Soit un
exemple extrait du manuel Hatier, chapitre 3 titré « D'un régime à l'autre, 1815-
1870 », titre suivi d'une courte mise en perspective de la période comme
« période de bouleversements, aussi bien dans le domaine politique que dans le
domaine économique » ; le reste de la page est occupé par une illustration.
L'idée générale est annoncée ; admettons qu'elle a pour fonction de donner au
lecteur une clé de lecture de ce qui suit. Ce n'est pas un récit au sens plein du
terme, mais ce titre indique les domaines de la vie qui vont changer ; « boulever¬
sement », voilà bien de quoi constituer une intrigue. La référence aux « acquis
de la Révolution » semble donner un sens, celui des progrès qui, malgré
l'Empire et la Restauration, poussent l'histoire, le devenir humain, dans une cer¬
taine direction puisque « les Français sont profondément attachés à ses prin¬
cipes ». Au sein des limites chronologiques annoncées, les doubles pages
obéissent à une autre logique, une logique thématique : la politique « Vers la
démocratie » (deux doubles pages), puis « La révolution industrielle », « La
société française au XIXe siècle » et « Paris sous le second Empire », chacun
pour une double page. Si les deux premiers titres indiquent un changement, un
mouvement dans l'histoire, les deux derniers sont plutôt du type tableau. Le
texte qui figure sous l'annonce « Vers la démocratie » est divisé en trois parties
selon une suite rigoureusement chronologique : la monarchie, la IIe république, le
Second Empire, avec les dates correspondantes. Chaque partie est construite
avec des paragraphes qui respectent scrupuleusement cet ordre du temps dont
nous avons dit la force. Le « grand récit », titre du chapitre, contient un plus petit
récit qui, dans le domaine politique, lui donne sens, lui même construit par
d'autres plus petits récits qui, correspondant chacun à un moment de l'histoire
politique de la France, peuvent être lus de manière autonome les uns des autres.
Ce n'est pas une succession causale même si certains événements plus limités
sont, eux, placés de façon à suggérer une telle relation ; par exemple : « A sa
mort, son frère Charles X, très conservateur, lui succéda. II renforça le pouvoir
royal, ce qui le rendit impopulaire. En 1830, la population parisienne se révolta
et, à l'issue de trois jours de combat (les Trois Glorieuses), obligea Charles X à
abdiquer ». Cela s'exprime par un schéma linéaire : conservatisme -> renforce¬
ment du pouvoir royal » impopularité révolution, sous réserve que le lecteur
conserve à l'esprit l'idée exprimée dans la page titre du chapitre, l'attachement
des Français (de tous les Français ?) aux principes de la révolution, celle de
1789, probablement pas de 1793 mais ceci est une autre affaire (10)... Ces
emboitements de sens et ces nécessaires aller-retour dans le temps pour qu'il y
ait compréhension, viennent singulièrement complexifier ce qui se donne
comme un récit continu. Puis l'on passe à un autre roi et à une autre séquence.

Lorsque nous sommes dans une structure de tableau, par exemple la


double page sur « La société française au XIXe siècle », une autre structure de
texte l'emporte. La société est divisée en trois groupes : La société rurale, Les
ouvriers, La bourgeoisie. Chaque groupe a droit à un paragraphe autonome ; ils
ne sont pas reliés entre eux. Puis, dans chaque paragraphe, on retrouve une
construction en récit, qui semble hésiter entre des généralités considérées
comme valides sur l'ensemble de la période et des formules indiquant un chan¬
gement ; par exemple : « La grande bourgeoisie d'affaires, constituée des

133
REPÈRES N° 21/2000 F. AUDIGIER

familles de banquiers, d'industriels et d'hommes d'affaires, menait une exis¬


tence luxueuse » ne nous indique rien sur l'évolution de cette classe sociale et
laisse supposer une continuité de son mode de vie entre 1 81 5 et 1 870, tandis
que l'énoncé « Favorisé par le développement des transports, l'exode rural ne
cessa de progresser au XIXe siècle » indique un changement pour le monde de
la campagne.

Une telle construction du texte se retrouve dans les chapitres consacrés à


la géographie, mais la place du temps y est plus discrète bien que permanente.
Une différence essentielle vient de la discontinuité constante dans laquelle sont
convoqués les éléments relatifs au passé et présentés sous une forme narrative.
Les exemples abondent ; ainsi, le Chapitre « Europe », comporte une double
page numérotée « 6 Le réseau de transports » ; le texte des auteurs est divisé en
trois parties ; la première intitulée « Les grands axes régionaux » invite le passé
pour dire un changement de la façon suivante : « Depuis l'Antiquité, les hommes
ont utilisé les axes naturels : ....De nos jours, les autoroutes et les voies ferrées
empruntent toujours ces axes ». Diachronie et synchronie se mêlent ici et tradui¬
sent les deux types d'explications les plus fréquentes en géographie : pourquoi
le monde est ce qu'il est ? pourquoi les espaces sont organisés de telle ou telle
manière ? D'une part en raison de conditions « naturelles », d'autre part en rai¬
son des changements apportés par l'histoire. Ici, les données naturelles se pré¬
sentent comme des contraintes et des atouts permanents que les sociétés
humaines utilisent selon leurs possibilités techniques, leurs besoins, etc. Autre
exemple qui concerne les villes en Europe : « Trois Européens sur quatre habi¬
tent dans des villes. En effet, il y a un siècle, l'exode rural était très important.
Les vieilles villes d'Europe ont alors beaucoup grossi ». Le constat est suivi
d'une explication d'ordre historique qui renvoie à un fait d'histoire et introduit
par là même une dimension narrative. Mais ici l'exode rural semble être un phé¬
nomène qui a plus de cent ans et qui se serait arrêté depuis !

Le second regard sur ces manuels porte sur les orientations de travail pro¬
posées aux élèves. Même si un « texte du savoir » existe avec les caractères
que nous avons relevés, la plus grande partie du livre est occupée par les
« documents » et autres compléments, tous auxiliaires de ce texte du savoir,
presque tous accompagnés de questions pour les élèves. Quels mots sont
employés et quelles consignes sont formulées pour conduire leur travail, leurs
activités, les tâches qu'ils ont à accomplir, etc. ? La moisson est abondante :
questions qui renvoient à un seul document, « Combien... ? Comment... ?
Quels sont... ? Qui sont... ? Observe... ? A quoi vois-tu... ?... » ; questions qui
appellent le secours d'un autre document, « Situe... ? De quand date... ?
Compare... ?... » ; questions qui demandent un peu plus de mobilisation intel¬
lectuelle, « Pourquoi... ? Explique... ?... » Pour l'essentiel les activités propo¬
sées sont des activités de prises d'informations, d'identifications, de
reproduction (11). Nulle référence à l'idée de raconter ou de construire un récit,
voire un texte un peu plus complexe ; les réponses attendues sont, pour la plu¬
part, supposées courtes.

Le manuel Hachette comporte également quelques doubles pages à orien¬


tation méthodologique. L'une d'entre elles a pour titre : « Écrire un texte histo-

134
Histoire, géographie, éducation civique...

rique ». Elle comporte trois « documents » au sens strict du terme, trois images
datant de 1816, 1 848 et 1 945, et en complément, des informations, une frise
chronologique et une batterie de questions portant sur chaque document.
L'écriture du texte historique est conduite comme la réunion, sur un objet
donné, de documents divers qui apportent des informations qu'il convient de
« classer dans l'ordre chronologique » avant d'« écrire pour chacun d'eux l'infor¬
mation recueillie », ensemble d'actes qui précèdent l'écriture du texte lui-même :
« organiser toutes ces informations dans un texte ». Notre observation devient
quelque peu monotone : nulle référence à une quelconque idée de récit ou de
narration. Plus encore, l'écriture d'un texte d'histoire est réduite à la formulation
d'une succession d'informations sur un objet ; l'exemple étudié ici gomme les
acteurs, les contextes, les tensions. Les trois documents choisis invitent à écrire
cette histoire en trois moments : suffrage censitaire, suffrage universel masculin,
suffrage universel ; le sens de l'histoire est marqué par trois périodes elles-
mêmes inaugurées par trois dates, ce que confirme une petite frise chronolo¬
gique. Les consignes de lecture pour chaque document sont de même nature
que toutes celles observées dans le corps de l'ouvrage : il s'agit de s'assurer
que l'élève est capable d'imaginer un minimum la réalité à laquelle se réfère
l'image, le monde qu'elle « re-présente ». La construction du texte d'histoire est
soumise à cette capacité ; plus encore il apparait comme une suite évidente,
normale, qui n'appelle aucune position intellectuelle différente, aucune problé¬
matisation ou thèse à défendre ; sans doute ces derniers termes sont-ils jugés
trop difficiles pour de jeunes élèves, mais l'absence de ce qu'ils impliquent,
même pour des élèves de 10-11 ans, réduit l'écriture de l'histoire à la mise par
écrit d'une suite chronologique d'énoncés. II y a bien succession, unité théma¬
tique, transformation d'une situation, mais les acteurs et les actions sont dis¬
sous et la causalité narrative totalement absente au profit d'une vague vision
téléologique puisque personne ne saurait contester que le suffrage universel est
un progrès démocratique par rapport au suffrage censitaire.

Une brève analyse d'une autre double page « étudier un événement histo¬
rique » confirme ces absences et cette mise en scène pédagogique. Étudier un
événement, c'est « situer l'événement dans l'espace », « ordonner les faits dans
le temps », « trouver des causes et des conséquences à l'événement ». II est vrai
que cette double page n'invite pas à une écriture, mais nous y trouvons cette
position implicite permanente qui consiste à réduire la construction du texte de
l'histoire à une lecture méthodique et chronologiquement ordonnée de « docu¬
ments ». L'examen fragmenté de ces derniers qui informent et l'écriture se
confondent ; celle-ci n'est pas un acte singulier dont il conviendrait de travailler
les caractères. Au-delà de ce contre-sens sur l'acte même d'écrire, une telle
activité ne peut que renforcer une représentation courante de l'histoire chez les
élèves dont le schéma principal est celui-ci : des témoins ont vu et éventuelle¬
ment participé à des événements, ils ont consigné ces observations ou ces
expériences dans des textes écrits, des livres, puis les historiens arrivent, effec¬
tuent éventuellement un travail critique pour s'assurer que ces textes sont
authentiques et cousent ensemble ces différents textes. C'est une opération peu
différente qui est ici proposée aux élèves.

135
REPÈRES N° 21/2000 F. AUDIGIER

Ce que nous n'avons pas rencontré dans les manuels d'histoire n'existe a
fortiori pas dans ceux de géographie. La priorité est attribuée à des activités de
description, de mise en correspondance d'images et de cartes par exemple. La
France, l'Europe et le monde sont étudiés dans leur état actuel. Ici ou là, une
phrase ou un paragraphe rappellent quelques brefs éléments d'histoire comme
pour la construction européenne, la croissance des villes ou l'étude de la pyra¬
mide des âges. Cela n'empêche pas les textes des auteurs des manuels d'être
habités de références au passé qui inviteraient à dire une histoire ou des actions
humaines qui ont elles aussi un caractère narratif. Nulle perspective temporelle
d'ensemble ne vient troubler cette mise en tableau. La discontinuité précédem¬
ment notée interdit à ces éléments et à ces références de s'inscrire dans une
telle perspective.

Dans les deux disciplines, nous avons alors une tension entre le sens de ce
qui est étudié, sens qui ne peut être que général, et le travail de lecture et
d'étude qui est proposé, travail qui fragmente à l'extrême les textes d'histoire et
de géographie, les réduisant de fait à une suite d'informations mises bout à
bout. Les titres généraux des chapitres, ceux des pages et des paragraphes,
énoncent ce sens général, celui au sein duquel les informations précises, celles
que comportent les documents selon une lecture très inductive, doivent se ran¬
ger. Les consignes, qui privilégient une lecture décomposée et invitent très peu
à se référer à d'autres textes, notamment au texte des auteurs, accentuent ce
côté fragmentaire. Nous retrouvons un tel schéma dans ce que nous pouvons
connaître des pratiques d'enseignement, notamment à l'école primaire.

2.3. Du côté des textes officiels


La troisième étape de ce parcours conduit vers les textes officiels de l'école
élémentaire. Ces textes fixent les contenus d'enseignement, balisent les
méthodes pertinentes et impertinentes, définissent le cadre d'actions des ensei¬
gnants, c'est-à-dire aussi bien les exigences qu'ils doivent respecter que les
libertés qui leur sont laissées. Notre seconde hypothèse affirmait que, depuis
plus d'un siècle et quel que soit l'ordre d'enseignement, l'histoire et la géogra¬
phie sont écartelées entre deux exigences théoriquement complémentaires et
souvent contradictoires dans la pratique : l'apprentissage et la mémorisation
d'un ensemble de connaissances d'un côté, la formation intellectuelle et critique
de l'autre. Dans cette perspective, il fut régulièrement recommandé aux ensei¬
gnants du primaire de tenir l'équilibre entre ces deux exigences, plus encore de
mettre la première au service de la seconde. Apprendre et mémoriser ne sont
que des moyens au service d'une cause autrement plus noble, développer l'in¬
telligence, former à la raison. La difficulté était évidemment que le moyen ne
devînt pas la fin ! Des années 1880 aux années 1950, les textes officiels usèrent,
pour qualifier l'enseignement, de termes tels que « pratique » et « intuitif », et
qualifièrent les méthodes pédagogiques recommandées d'« intuitive » et
d'« inductive »... Comme diverses études l'ont déjà remarqué, l'importance des
méthodes dites actives fut constamment rappelée. Pour nos disciplines, cela
donna des insistances sur le local, sur tout ce qui pouvait être apporté en classe
comme témoin du monde étudié, qu'il soit passé ou actuel, proche ou lointain.
Mais ces approches ne devaient pas se faire au détriment d'apprentissages plus

136
Histoire, géographie, éducation civique...

systématiques, perspective dans laquelle un minimum de faits, de dates, de


vocabulaire et de nomenclature devait être acquis. Dans ce cadre, la référence
au récit n'était pas absente ; mais c'était surtout, voire uniquement, pour dési¬
gner le récit du maitre ou celui du manuel.

Pourtant, ce récit en tant que tel est insuffisant (12), il ne saurait être à lui
seul la leçon d'histoire. L'histoire est une matière qui s'explique car elle
explique ; sa légitimité scientifique fonde sa légitimité civique et politique. Ce qui
est important est la compréhension et non un apprentissage qui relèverait du
psittacisme. Aussi le maitre doit constamment s'assurer que ses élèves ont
compris, c'est-à-dire qu'ils sont eux-mêmes capables de reprendre les explica¬
tions du maitre ou du manuel. Le soupçon que les historiens ont fait pesé sur le
récit est ici bien anticipé.

En géographie, le primat de l'observation, des choses vues et observées,


des méthodes inductives, tout cela constituait un ensemble assez facilement
« scolarisable », c'est-à-dire propice à renforcer des pratiques scolaires plus
anciennes, à en légitimer une partie et à les faire évoluer. Mais, les conditions
même de la scolarisation ont évacué ce qui relevait de l'enquête, du questionne¬
ment, de la construction des catégories descriptives, de l'écriture complexe de
cette géographie, au profit d'une présentation de résultats, d'un parcours systé¬
matique de régions ou d'espaces prédécoupés selon le plan à tiroirs maintes
fois répété (1 3). II resterait pour nous à analyser la part importante de narration
dans ces procédures descriptives ; nous y avons fait quelques allusions. Plus
profondément, certains auteurs vont jusqu'à considérer que ces descriptions
s'apparentent à une narration des territoires. Le paysage est ainsi raconté, non
pas son histoire, mais il est mis en histoire ; l'intrigue est celle de sa production
actuelle par les hommes et les sociétés.

L'ordre du temps qui est intrinsèque à l'histoire et à son enseignement ne


s'impose pas de la même manière aux deux autres disciplines plus centrées sur
le temps présent. Cela leur confère un caractère encore plus composite. Même
si la géographie et l'éducation civique incluent de nombreux moments où la nar¬
ration est présente sous diverses formes, celle-ci est liée en priorité à la descrip¬
tion pour la première et à l'argumentation pour la seconde. Dans les trois
disciplines, l'explication demeure la dimension essentielle du texte du savoir.
Expliquer et comprendre, expliquer pour comprendre, comprendre en expli¬
quant... Étudiant les sociétés présentes et passées, qui plus est, - cela est
constamment rappelé comme un autre horizon de légitimation -, dans leur com¬
plexité, les trois disciplines multiplient les types d'acteurs et les actions, les per¬
sonnages et les quasi-personnages, emboitent les temporalités et les échelles,
diluant les idées de progression ou de dynamisme communicatif (Adam 1 985)
dans une pensée cumulative qu'accentue le découpage scolaire du temps et du
savoir.

3. CONCLUSION

Partant d'une interrogation sur les modes de présence de la narration et du


récit dans l'enseignement de l'histoire, de la géographie, de l'éducation civique,

137
REPÈRES N° 21/2000 F. AUDIGIER

nous les avons placés sous la double contrainte des finalités politiques et
civiques et de l'importance des connaissances encyclopédiques. Cela nous a
conduit à soumettre narration et récit, quelle qu'en soit la forme, à cette exi¬
gence constamment affirmée dans ces disciplines : expliquer. Apprendre n'est
pas seulement accumuler des informations, mais être capable de les mettre
dans la double perspective de l'explication et de la compréhension. Nous avons
également interrogé les consignes et les modalités de travail et, par là, la ques¬
tion de l'écriture. II est une manière assez simple d'entendre récit et narration,
celle exprimée par l'enseignante citée en exergue, celle mise en cause dans la
citation de Le Goff : raconter des histoires comme nous les avons entendues
dans notre enfance. Le plaisir entre en conflit avec les exigences intellectuelles
de l'explication et la réalité des sociétés pensées comme complexes. Cette
manière n'a rien d'indigne ; nombre de travaux insistent sur la puissance du
récit, puissance pour construire des imaginaires, puissance pour fabriquer du
réel et y faire croire (14), puissance pour construire et légitimer des identités col¬
lectives, des combats... Dans cette perspective, étudier le récit dans l'enseigne¬
ment de nos disciplines n'est pas seulement étudier un type de texte, une forme
textuelle ; c'est surtout étudier un objet dont l'introduction dans l'enseignement
avait pour finalité la construction d'une représentation partagée de la mémoire,
du territoire et du pouvoir. Décrire, raconter, expliquer comment s'est constituée
la collectivité nationale, comment elle a mis en valeur le territoire et comment
elle a mis en place des institutions politiques démocratiques et républicaines,
telles étaient, rapidement formulées, les finalités premières et fondamentales de
nos disciplines. II s'agissait d'inscrire le devenir de chacun dans un grand récit
collectif, une histoire dans laquelle il avait à prendre place.

En revanche, nous n'avons guère rencontré la narration comme intention


ou projet de construction orale ou d'écriture. Surtout avec les plus jeunes, savoir
sa leçon c'est être capable de répondre à quelques questions simples, de « réci¬
ter », voire d'être capable d'expliquer pour montrer que l'on a compris.
L'écriture, pas plus que l'oral envisagé comme une construction suffisamment
longue, ne sont vraiment pensés comme une activité heuristique ou ayant des
qualités intrinsèques. Elle apparait comme la transcription de l'oral. Hormis
quelques conseils de méthode et un rapport très simplifié à l'espace et au
temps, les écrits en histoire, en géographie, en éducation civique ne sont guères
conçus dans leur spécificité ; seules les cartes en géographie échappent à cette
dénégation. Des contenus et des méthodes, pas de formes d'expression, pas
d'écriture des savoirs comme production et condition de leur intelligibilité,
comme moyen, pour les élèves, d'entrer en histoire, en géographie, en éduca¬
tion civique. Centré sur ce qui est le noyau dur de ces trois disciplines scolaires,
cet article n'a pas traité de la fécondité d'orientations didactiques qui, bien que
peu répandues, inspirent d'intéressants travaux parfois présents dans les
classes, par exemple : la mise en @uvre raisonnée de situations de fabrications
de textes, oraux ou écrits, textes ayant nécessairement un socle narratif. De
telles pratiques, dont le lien avec la didactique du français est évident, invitent
les élèves à réaliser des tâches complexes ; elles sont des moyens privilégiés
d'étude et de compréhension de ces trois disciplines, du monde dont elles par¬
lent, de la prise en compte effective de leur finalité civique, culturelle et intellec¬
tuelle. Elles sont aussi le levier d'une construction de l'esprit critique,

138
Histoire, géographie, éducation civique...

notamment à partir de l'idée de point de vue. Enfin, élargissant notre propos et


revenant au conflit de finalités posé en introduction, une dernière interrogation
surgit : Qu'en est-il aujourd'hui, et qu'en sera-t-il demain, du grand récit collectif
intrinsèquement lié à la culture scolaire, singulièrement à nos trois disciplines et
à leurs dimensions narratives, dans un monde où nos institutions et nos formes
politiques sont si fortement déstabilisées, où nos relations avec notre passé et
notre mémoire, où les manières de penser les territoires, se sont tant diversifiées
et modifiées ? La fonction culturelle des récits dans l'enseignement des trois
disciplines est en train de se modifier profondément ; les pratiques scolaires
sont appelées à suivre.

NOTES

(1) Nommé en novembre 1998 à l'Université de Genève et antérieurement chercheur à


l'INRP, nous nous appuyons principalement sur des travaux concernant l'École fran¬
çaise ; à notre connaissance et pour diverses raisons, il n'y a pas, en Suisse,
d'études équivalentes à celles auxquelles nous nous référons et nous n'avons pas
encore suffisamment d'expériences pour traiter de l'enseignement de nos disciplines
dans ce contexte ; dans la mesure du possible, nous utilisons quelques matériaux
disponibles dont la mise en perspective avec la situation française nous apparait
éclairante.
(2) Récit, narration, diversité narrative... nous ne consacrons pas de développement à la
discussion de ces termes. Dans nos disciplines et dans les sciences homonymes ou
inspiratrices, récit et narration sont très largement confondus. L'examen des verbes
pourraient nous livrer un écart : réciter n'est pas narrer. Quoi qu'il en soit, restant
dans un sens commun qui n'apparait pas ici comme un obstacle, nous retenons,
avec le Dictionnaire historique de la langue française (éd. Robert), d'une part que
« Le déverbal RECIT n. m., d'abord resit (1498), puis récit (1531), désigne la narration
d'événements réels ou imaginaires, de vive voix ou par écrit », et enfin que
« narration » « ... signifie « récit »,... ». Quant à la diversité narrative, qui est le thème
de ce numéro, nous l'approchons à partir d'un autre sens commun qui est celui de
nos coutumes disciplinaires, au sens de la diversité de récits proposés à l'étude, et
suggérons quelques extensions en relation avec les consignes de travail et les auxi¬
liaires (cartes, textes complémentaires, images, etc.) proposés aux élèves.
(3) École avec une majuscule désigne l'institution scolaire dans son ensemble, école
avec une minuscule, l'école primaire.
(4) Le terme de discipline est employé ici au sens de discipline scolaire ; pour désigner
les références savantes et sans débattre ici du sens de ces dénominations, nous
employons le terme de science.
(5) Voir par exemple, Lepetit 1995 ou Bruner 1991 . Ce point de vue soutient l'ensemble
de cet article, le lecteur ne s'étonnera donc pas de son rappel.
(6) Voir INRP 1998, chapitre 1 , dont nous reprenons ici quelques formules.
(7) Les cartes d'histoire, de par leur croisement espace-temps, mériteraient un dévelop¬
pement particulier.
(8) Voir les travaux de Lautier 1 997 et l'enquête de Tutiaux-Guillon et Mousseau 1 998.
(9) Par exemple, Audigier et Lagelée 1 996.
(1 0) Une autre affaire, la dimension affective de ce qui est mémorisé, la capacité à s'iden¬
tifier aux personnages ou quasi-personnages d'une histoire ; que faire avec les révo-

139
REPÈRES N° 21/2000 F. AUDIGIER

lutionnaires pendant la Terreur ? Être « contre » eux, c'est se prononcer contre les
idéaux de la Révolution ; être « avec » eux, c'est passer pour cruel et partisan de
fonnes d'exercice du pouvoir qui sont condamnées aujourd'hui... Mieux vaut ne pas
trop s'en souvenir et gommer cela de la mémoire comme le montrent quelques
enquêtes sur ce que des élèves ont retenu de la Révolution française.
(11) Pour quelques précisions sur ces catégories, voir la recherche CM2-6", INRP 1987,
p. 20.
(12) Nous passons volontairement au présent pour marquer la permanence de cette
conception et reglissons vers un temps passé pour citer des textes plus anciens.
(1 3) Pour une histoire de la géographie dans l'enseignement secondaire, voir Lefort 1 992.

(1 4) Voir par exemple de Certeau 1 983.

BIBLIOGRAPHIE

ADAM, J.-M. (1985) : Le fexfe narratif. Paris, Nathan.


AUDIGIER, F. (1995) : Histoire et géographie : des savoirs scolaires en question ;
entre les définitions officielles et les constructions des élèves, Spirales, oct
94-juin95, p. 61-89.
AUDIGIER, F. (1 997) : Histoire et géographie, un modèle disciplinaire pour pen¬
ser l'identité professionnelle. Recherche et Formation. 25, pp. 9-21.135
AUDIGIER, F., LAGELE, G. (1996) : Education civique et initiation juridique. Paris,
INRP.
BRUNER, J. (1990) : ...car la culture donne forme à l'esprit. Paris, esHel
(trad.1991).
CERTEAU, M. de. (1975) : L'écriture de l'histoire. Paris, Gallimard.
CERTEAU, M. de. (1983) : L'histoire, science et fiction. La vérité, Le genre
humain 7-8, p. 147-169.
COMBETTES, B. (1 986) : Perspective fonctionnelle de la phrase et compréhen¬
sion de textes : lectures de manuels scolaires. Enjeux, n° 9.
DENHIERE, G. (1990) : Compréhension de textes à visée épistémique. In
RICHARD, J.-F, BONNET, C. et GHIGLIONE, R. Traité de psychologie
cognitive 2. Paris, Dunod.
I.N.R.P. (1987c) : Les enseignements en Cm2 et en 6°, ruptures et continuités.
Rapport de recherche n° 1 1 . Paris, INRP.
I.N.R.P. (1998) : Contributions à l'étude de la causalité et des productions des
élèves. Paris, INRP.
LAUTIER, N. (1997) : A la rencontre de Thistoire. Lille, Presses Universitaires du
Septentrion.
LEFORT, I. (1992) : La lettre et l'esprit. Paris, Editions du CNRS.
LEPETIT, B. (dir.). (1995) : Les formes de l'expérience. Paris, Albin Michel.
PASSERON J.-C. (1991) : Le raisonnement sociologique, L'espace non-poppé-
rien du raisonnement naturel. Paris, Nathan.
RICOEUR, P. (1983-1985) : Temps et récit. Paris, Seuil.

140
Histoire, géographie, éducation civique...

ROBIC, M.-C. (1991) : La stratégie épistémologique du mixte : le dossier vida-


lien. EspacesTemps 47148, p. 53-66.
TUTIAUX-GUILLON, N., MOUSSEAU, M.-J. (1998) : Les jeunes et Thistoire,
Identités, valeurs, conscience historique. Paris, INRP.
TUTIAUX-GUILLON, N. (1998) : L'enseignement et la compréhension de l'histoire
sociale au collège et au lycée, l'exemple de la société d'Ancien régime et
de la société du XIXe siècle. Thèse, Université Paris VII.

141
LE CYCLE DE VIE DU CERISIER :
UNE NARRATION SCIENTIFIQUE ?

Elisabeth BAUTIER, ESCOL, Paris 8.


Danièle MANESSE, INRP, Didactiques des disciplines.
Brigitte PETERFALVI et Anne VERIN, INRP, Équipes sciences.

Résumé : Dans le contexte d'une recherche sur les formes et les fonctions des
écrits en sciences, ce texte propose d'observer les conduites d'écriture que met¬
tent spontanément en uvre des élèves de 6e, répondant à une consigne de type
scientifique hors de la classe de sciences.
L'occasion nous en a été fournie par l'évaluation nationale, effectuée chaque
année auprès des élèves de 6e, laquelle comportait, en 1997, un item consistant à
traduire en texte un schéma obéissant à une logique chronologique. Les élèves
étaient ainsi invités à produire une sorte de « narration scientifique » dont les
différentes étapes devaient être mises en relation.
Nous examinons en premier lieu les difficultés et les ambiguïtés de la tâche, les
critères auxquels doit satisfaire une production d'élève « réussie » scientifique¬
ment, qui la démarquent d'une narration de type classique, telle que les élèves
en produisent en classe de français. Ensuite, l'examen attentif des productions
des élèves d'une classe de ZEP, dont l'essentiel figure dans cet article, permet de
repérer différentes conduite d'écriture reflétant des « postures » différentes dans
le rapport au savoir scientifique.

Ce texte correspond à un moment d'une recherche en didactique des


sciences (1) qui vise à comprendre le rôle que peuvent prendre les écrits dans
l'élaboration de la pensée et de l'activité scientifique des élèves puis à
construire des situations d'écriture scolaire participant de cette élaboration. En
effet, compte tenu des développements actuels de la place de l'écrit dans l'en¬
seignement des sciences à l'école, il s'agissait de se démarquer d'une vision
naïve selon laquelle il suffirait d'écrire en classe pour construire du savoir scien¬
tifique (Astolfi et al., 1998).

Un premier moment du travail a conduit à regarder ce que les élèves pro¬


duisent dans une situation peu contraignante scientifiquement, puisqu'il s'agit
de l'épreuve de français faisant partie de l'évaluation nationale annuelle de tous
les élèves entrant en sixième (2). Cependant, l'exercice dont l'objectif consistait
à « transcrire un schéma en texte » conduisait les élèves à rédiger un texte sur
un contenu scientifique puisque le schéma, extrait d'un manuel de sciences,
portait sur le cycle de vie du Cerisier.

L'exercice pouvait ainsi se prêter à une analyse mettant en relation science


et usage de la langue, et permettait de poser les questions suivantes :

143
REPÈRES N° 21/2000 E. BAUTIER, D. MANESSE, B. PETERFALVI et A. VERIN

- quelles relations y a-t-il entre les formes des textes produits et la com¬
préhension conceptuelle ?
- quelles compétences d'écriture les élèves mettent-ils en euvre ?
- comment les interpréter en termes de modèles de référence des écrits en
sciences ?
Nous avons constitué un corpus, composé des productions des élèves
d'une classe de sixième de ZEP en 1997, qui fera l'objet de notre analyse.

L'épreuve nationale d'évaluation des élèves à l'entrée en sixième en fran¬


çais a pour fonction principale de faire le bilan de la maitrise qu'a chacun des
apprentissages fondamentaux : lire ou construire du sens ; écrire ou avoir la
maitrise de normes linguistiques, enonciatives et discursives. Dans l'esprit des
nouveaux programmes, qui visent à développer les compétences langagières à
travers l'ensemble des disciplines scolaires (3), l'épreuve proposée en français
en 1 997 porte sur des contenus variés et, plus particulièrement dans cet exer¬
cice, sur un contenu biologique.

En ce qui concerne cet exercice, les choix de codage des productions des
élèves témoignent de ce que les concepteurs de l'épreuve se limitent, à propos
de récriture scientifique, à un point de vue essentiellement normatif prenant en
compte l'usage de la langue (orthographe et morphologie, mise en page, calli¬
graphie, syntaxe) pour évaluer les textes produits. L'objectif annoncé par les
concepteurs de l'épreuve ne laisse aucun doute à ce sujet : il s'agit de « savoir
écrire : lisibilité, présentation, mise en page ». Notre analyse est donc décalée
par rapport à l'intention qui a présidé à la production de cet exercice. Mais,
d'une part, l'intérêt de l'étude d'écrits répondant à une consigne aussi complexe
que celle-ci, au plan cognitif comme au plan langagier et textuel, réside dans le
fait que cette consigne permet des interprétations de la part des élèves. D'autre
part, dans la mesure où cette consigne ne définit pas véritablement un genre
textuel (elle utilise le mot « expliquer » mais les spécifications (« le plus complè¬
tement possible » « les différentes étapes ») renvoient plutôt à un texte narratif),
on peut étudier ce que les élèves choisissent de faire avec le langage dans une
telle situation, les conduites discursives qui sont privilégiées, ce qui fait diffé¬
rence et homogénéité.

En effet, compte tenu de la pregnance du narratif dans l'enseignement pri¬


maire, au moins quand il s'agit des textes offerts lors des activités de lecture et
dont on peut faire l'hypothèse qu'ils permettent aux élèves de se construire des
exemples (des modèles ?) de formes discursives dans lesquels ils peuvent pui¬
ser pour écrire, de la pregnance encore du récit dans les pratiques langagières
familiales de lecture, il semblait également intéressant de voir comment les
élèves sont ou ne sont pas influencés par ce genre, comment ils s'en démar¬
quent ou s'en inspirent pour répondre à cette consigne. La forme discursive sol¬
licitée est complexe et faiblement identifiable et si on peut la qualifier de
« narration scientifique », elle n'est sans doute pas sans présenter des difficultés
aux élèves. II s'agit d'un écrit qui pour satisfaire une logique chronologique ne
relève pas pour autant du genre « récit ». De plus, si raconter est une des pre¬
mières formes discursives auxquelles les enfants sont le plus souvent confron¬
tés, il s'agit également le plus souvent de récits d'événements, d'actions

144
Le cycle de vie du cerisier : une narration scientifique ?

successives dont les mises en relation ne sont pas facilement accessibles aux
jeunes enfants. Or, dans le cas de la « narration scientifique », la pertinence du
récit passe nécessairement par une telle mise en relation qui garantit la compré¬
hension des processus en cause. On verra lors des analyses que les difficultés
dans ce domaine ont été réelles.

Notre intérêt pour cette consigne était guidé par une autre question tra¬
vaillée dans la recherche évoquée, celle des formes dans lesquelles les élèves
produisent des écrits intermédiaires (des « vrais » brouillons non préfigurés par
la forme de l'écrit achevé, abouti, canonique des écrits de la discipline), lorsque
des enseignants utilisent ce type d'écrit en classe. À un moment où se dévelop¬
pent des pratiques d'écriture pour soi (le cahier d'expériences dans « La main à
la pâte », par exemple) et pour apprendre dans des disciplines comme l'histoire
ou les sciences, cette question est une piste d'analyse de l'activité que dévelop¬
pent les élèves à cette occasion.

1. ANALYSE DE LA TÂCHE PROPOSÉE AUX ÉLÈVES

L'exercice est construit à partir d'un schéma représentant, sous une forme
circulaire symbolisant l'idée de « cycle », les étapes successives de la vie du
Cerisier. Ce schéma est accompagné d'une consigne demandant aux élèves de
produire un texte.
_...* Cerisier en /teurs
Quelques années ..---"
plus tard...
j»- .-'^-<

/ > ---* -V:-

v :m %
Les jeunes plants

Le cyde de vie du cerisier


S.SÏ
\ "Sa
- -" ' i v
Les graines
dans le sol. ^__ Chaque noyau de cerise
^""~"~"- contient une çrmine. "m

Voici un schéma pris dans un livre de sciences. II manque le texte qui Tac-
compagne. Explique de la façon la plus complète possible, dans le cadre ci-des¬
sous, les différentes étapes du cycle de vie du cerisier. Soigne la présentation.
LE CYCLE DE VIE DU CERISIER

145
REPÈRES N° 21/2000 E. BAUTIER, D. MANESSE, B. PETERFALVI et A. VERIN

1.1. Une tâche plus complexe qu'il n'y parait

L'écriture du texte s'inscrit dans une double fiction :


- malgré l'intention probable de chercher à créer des conditions fonction¬
nelles d'écriture, le statut de l'écrit demandé diffère de celui des écrits de
référence : un tel schéma ne s'accompagnerait pas dans un livre scienti¬
fique d'un texte redondant rédigé comme une narration, mais d'un texte
complémentaire apportant d'autres informations. Le texte accompagnant
le schéma d'origine met ainsi l'accent sur la reproduction ;
- la situation réelle dans laquelle l'élève écrit est une épreuve de français,
qu'il identifie bien comme telle. L'injonction à soigner la présentation lui
confirme qu'il doit se situer dans l'espace bien connu de la rédaction en
français, alors même que le sujet est une connaissance scientifique.

Indépendamment de ces références multiples, la tâche est déterminée par


la consigne écrite et le matériau même qui est proposé comme support de l'ac¬
tivité.

Examinons la consigne écrite. On y mentionne l'origine du schéma (un livre


de sciences), ce qui oriente vers un genre auquel les élèves sont accoutumés.
On indique ensuite qu'il manque le texte qui l'accompagne. Cela signifie-t-il
pour les élèves que leur tâche consiste à rétablir le texte qui figurait à l'origine
dans le livre dont le schéma est extrait ? Le texte attendu doit-il être redondant
avec les informations données par le schéma ou au contraire attend-on des
compléments qui n'y figurent pas ? Par ailleurs la consigne demande explicite¬
ment d'« expliquer » le cycle de vie. Mais le statut de cette « explication » est lui
aussi ambigu car on précise qu'il s'agit d'expliquer « /e plus complètement pos¬
sible » les « différentes étapes » de ce cycle. Cela signifie-t-il qu'on demande
d'énoncer, dans l'ordre chronologique, et sans en oublier, les étapes figurant sur
le schéma ? Mais en ce cas, en quoi s'agit-il d'une « explication », ne s'agit-il
pas plutôt d'une sorte de narration ? Et si la tâche consiste à déployer sous une
forme linéaire discursive ce qui figure de façon spatiale et imagée sur le schéma,
en détruisant l'organisation circulaire de l'ensemble, en quoi cela concerne-t-il le
concept de cycle ?

Étant donné ces incertitudes, les élèves peuvent interpréter qu'on leur
demande soit de transcrire en texte français les informations données dans le
schéma, soit de donner des informations ou explications manquant dans le
schéma, soit de restituer des connaissances acquises par ailleurs en biologie,
soit enfin de comprendre quelque chose de nouveau en biologie à propos de cet
exercice. Ces remarques ne sont pas spécifiques, nous semble-t-il, à cette
situation précise : consignes écrites et lectures de schémas en sciences sont
dans les manuels chargées d'ambiguïtés et donc soumises à interprétations dif¬
férenciées de la part des élèves.

146
Le cycle de vie du cerisier : une narration scientifique ?

1.2. Le schéma tel qu'il est présenté dans l'exercice


et les problèmes de lecture
Autour d'un dessin de Cerisier en fleurs figurant au centre se succèdent,
dans le sens des aiguilles d'une montre et reliés par des flèches, une série de
dessins et de séquences verbales supposés figurer les étapes successives du
« Cycle de vie du Cerisier », ce qu'indiquent le titre général du schéma et la
forme circulaire de l'ensemble. Le système sémiotique correspondant à la figu¬
ration des différentes étapes n'est pas homogène : on a une succession d'élé¬
ments verbaux seuls (« Quelques années plus tard »), de dessins légendes soit
avec un titre (« les jeunes plants ») soit avec une phrase complète (« Chaque
noyau de cerise contient une graine ») et de dessins sans légende (les fleurs).

Notons que, dans le schéma original du livre dont est extrait celui de l'exer¬
cice, les légendes sont pour la plupart de petites phrases. Or « tes graines ger¬
ment dans le sol », du livre d'origine, devient sur le schéma de l'exercice « tes
graines dans le sol », « les jeunes plants se développent » devient « tes jeunes
plants », « tes cerises mûrissent » devient « tes cerises ». Quant à la proposition
« la fleur se fane, une cerise se forme », elle disparait complètement. Ce sont
essentiellement les verbes désignant des transformations qui sont effacés. Ces
modifications indiquent-elles que ce qui est attendu des élèves, c'est justement
de produire des énoncés sur ces transformations disparues des légendes ?

Au symbolisme abstrait circulaire du schéma, correspondant au concept de


cycle, se superpose un symbolisme réaliste de l'espace. Par exemple, les
graines qui germent dans le sol figurent en bas, comme le sol dans la réalité. Si
cela peut aider, dans une certaine mesure, la lecture, cela peut aussi, dans cer¬
tains cas, la brouiller. La fleur qui se fane, par exemple, figure à droite sous la
fleur accrochée à sa branche. La flèche qui les relie peut aussi bien être lue
comme figurant une chute de la fleur vers le sol - ce qu'ont fait bien des élèves -
que comme une simple succession dans le temps. On comprend mal, si on
adopte plus ou moins consciemment une telle lecture, comment, de la fleur
tombée (vers le sol) peut se développer le fruit. La relation fonctionnelle entre
ces deux organes de la plante s'en trouve plus difficile à concevoir. Cette super¬
position de deux conceptions de l'espace, fréquente dans les schémas, crée
une ambiguïté dont on sent bien que le discours verbal peut permettre de sortir,
par l'explicitation que lui seul permet.

II existe dans le schéma des incohérences qui sont également susceptibles


de brouiller la lecture. À la fleur unique qui se fane succèdent trois cerises, avec
trois pédoncules : que figure exactement cette succession ? Une seule fleur
peut-elle se transformer en plusieurs fruits ? Quelles sont les unités à
envisager ? Ce problème est lié à celui de l'ambiguïté, ici aussi, du degré de
généralité de ce qui est figuré dans le schéma. Figure-t-on un cerisier, un indi¬
vidu dont on suit l'histoire ou l'espèce Cerisier (écrit en biologie conventionnelle-
ment avec une majuscule) ? Le mot est d'ailleurs écrit une fois avec majuscule
et une fois avec minuscule dans le schéma proposé. Figure-t-on une fleur ou le
concept de fleur (auquel cas le nombre de fleurs représentées n'a pas d'impor¬
tance) ? Un problème conceptuel central est ici en jeu, car le concept de cycle

147
REPÈRES N° 21/2000 E. BAUTIER, D. MANESSE, B. PETERFALVI et A. VERIN

n'a de sens que si l'on se réfère à l'espèce et à sa perpétuation par la reproduc¬


tion. Si l'on considère l'histoire d'un individu qui nait, croit, devient capable de
reproduction, donne naissance à de nouveaux individus, il serait plus approprié
de parler des étapes de la vie du cerisier.

1 .3. La réponse à la consigne : transcodage


d'un schéma en texte ?
Les systèmes de représentation schématique et discursif diffèrent.
Examinons les opérations intellectuelles que nécessite le passage de l'un à
l'autre.

La forme circulaire du schéma, qui exprime quelque chose de l'idée de


cycle, ne peut pas être traduite directement sous une forme textuelle, nécessai¬
rement linéaire. Pour que l'idée de cycle soit présente, le texte doit donner des
indications du type « et ça recommence dans le même ordre à chaque fois » ou
« ça tourne » ; car la succession complète des différentes étapes dans l'ordre
chronologique et sans recouvrement ne suffit pas à manifester une compréhen¬
sion de l'idée de cycle.

Au contraire d'un schéma, un texte comporte nécessairement un début et


une fin. Ici le choix peut être déterminé par des facteurs spatiaux (début en haut
à gauche, comme dans la lecture d'un texte) ou par la compréhension que l'on a
de l'ensemble. Si l'on conçoit le problème comme celui de la « narration » de la
vie d'un individu, on aura tendance à commencer avec la graine qui germe ou
les jeunes plants qui poussent (en bas à gauche sur le schéma). Si on le conçoit
comme celui de l'exposé du cycle correspondant à la perpétuation de l'espèce,
le lieu de la coupure est relativement indifférent. On peut aussi bien partir de
l'arbre, du fruit ou de la graine. Cependant, la fleur comme appareil reproducteur
a une place privilégiée (c'est l'option choisie par le commentaire du document
source). Si le problème est conçu de façon anthropocentrique et utilitariste,
c'est la cerise qui constitue le point de départ ou le point d'arrivée. La façon
dont les élèves procèdent à cette coupure dans la linéarisation peut de ce fait
servir d'indice sur le point de vue qu'ils adoptent.

La dimension linguistique de la tâche concerne les éléments qui relèvent de


la correction normée de la langue, comme pour n'importe quel texte : ortho¬
graphe, syntaxe, présentation - que l'on demande d'ailleurs spécifiquement de
soigner.

Certains éléments pourraient correspondre à des normes plus spécifiques


à l'usage du système linguistique en sciences mais ils ne peuvent pas être
déterminés a priori car ils dépendent du type de tâche et de ce qu'en fait l'élève.
On peut cependant admettre que des domaines sont plus généralement concer¬
nés : il s'agit des temps des verbes, du lexique, des marques de subjectivité et
de généricité versus spécificité (décontextualisation - généralisation). On attend
ici, par exemple, une formulation en termes génériques ; une spécification de la
nature, générale ou contextualisée, des énoncés.

148
Le cycle de vie du cerisier : une narration scientifique ?

1.4. Les niveaux de réussite dans la compréhension


d'un phénomène biologique
Pour comprendre l'idée de cycle de vie, il est nécessaire de se défaire d'un
point de vue centré sur la vie de l'individu (pour lequel la succession serait :
naissance, croissance, mort), pour passer à un point de vue sur la perpétuation
de l'espèce. Cela demande de faire abstraction de la dernière étape de la vie
individuelle (mort) et de faire le lien entre les individus d'une même espèce par la
formation d'organes reproducteurs et le processus de reproduction : la notion
d'espèce est liée à la notion de reproduction. Notons que les manuels de l'école
primaire eux-mêmes n'explicitent pas toujours clairement le saut entre le point
de vue centré sur l'individu et le point de vue centré sur l'espèce. II n'est pas
étonnant que les élèves manifestent rarement ce dernier niveau de compréhen¬
sion.
Plusieurs critères peuvent être définis pour situer le degré de compréhen¬
sion de la notion de cycle de vie par les élèves.
Succession, transformation ou cycle
On peut repérer quatre niveaux de réussite : la succession chronologique
est correcte, toutes les étapes sont citées et correctement ordonnées, mais
comme une succession temporelle simplement ; une signification biologique
plus générale est donnée à la succession, avec les idées de transformation (de
la fleur au fruit) et de mécanisme (fécondation, germination), des verbes de
transformation sont utilisés ; la fermeture du cycle est indiquée par le fait que le
point d'arrivée est le même que le point de départ ; elle peut être explicitement
signalée « et ça repartira », « viennent les... ». (« et ça repartira », « viennent
les... »).
Vie d'un individu ou cycle de vie d'une espèce
II s'agit de repérer si l'élève a compris le principe du schéma (à partir de
graines issues d'un individu, développement de nouveaux individus) et le fait
qu'il ne représente pas la vie d'un individu mais la perpétuation d'une espèce
(détachement de l'individu, pour passer à un point de vue général concernant la
reproduction de l'espèce).
Le choix du point de départ est un indicateur : si le point de vue adopté est
celui de raconter la vie d'un individu, ou la façon de produire des cerises ou un
cerisier, le point de départ, c'est la graine ; si c'est celui de la perpétuation de
l'espèce, le point de départ serait plutôt la fleur. Le bouclage en est un autre : le
point d'arrivée est le même que le point de départ, une phrase indique que le
schéma se lit en boucle, le processus repart.
Anthropocentrisme
L'homme peut être présent de trois façons : l'explication peut être insérée
dans un projet de l'homme (obtenir un cerisier, des cerises) ; un acteur humain
est présent ; des jugements de valeur sont exprimés (les fleurs sont jolies, les
cerises sont bonnes à manger). Ce registre anthropomorphique organise tout le
texte, ou est ajouté comme une rupture assumée avec un registre plus scienti¬
fique.

149
REPÈRES N° 21/2000 E. BAUTIER, D. MANESSE, B. PETERFALVI et A. VERIN

2. COMMENT CES DIFFÉRENTES COMPOSANTES DE LA TÂCHE


SE RETROUVENT-ELLES DANS LES TEXTES DES ÉLÈVES ?

Si l'on s'autorise, compte tenu des réserves exprimées, à étudier ce que les
élèves écrivent dans ce contexte, cela nous donne des indications sur la com¬
préhension de la notion de développement végétal et de cycle de vie ainsi que
ce que les élèves entendent par « écrire en sciences ».

Les analyses qui suivent s'appuient sur un certain nombre d'extraits du


corpus constitué (voir les transcriptions en annexe), qu'elles ne visent en aucun
cas à épuiser.

Nous proposons de centrer l'analyse sur trois dimensions qui se combinent


différemment selon les productions des élèves : dimension linguistique (normes
du système de la langue, orthographe, syntaxe, anaphores...), dimension prag-
matico-langagière (prise en compte de la situation, des visées de l'acte de lan¬
gage...), dimension conceptuelle (anthropocentrisme, causalité, notions
d'espèce et de cycle...). A ces trois dimensions vient s'ajouter la manière dont
l'élève réélabore les données du schéma de départ (ajout d'éléments explicatifs,
réorganisation), manière qui indique que l'écriture est pour lui -ou non- l'occa¬
sion d'une réelle activité intellectuelle et lui sert ou non d'outil pour formaliser
une pensée.

2.1. Des caractéristiques communes à tous les textes


Tous les élèves, et bien que ce soit une évaluation de français, ont produit
un texte qui a certaines des caractéristiques d'un texte « scientifique » : temps
présent ou futur de généralisation, effacement de l'énonciateur, sujet indéter¬
miné (« on » ou « ça »), texte très majoritairement homogène (ne relevant que
d'un seul genre, d'une seule logique, d'un seul type d'écriture).

L'organisation des textes repose sur la chronologie, sur les différentes


étapes soit vécues comme évidentes dans l'interprétation du schéma (flèches,
forme circulaire), soit vécues comme contraintes organisatrices.

Quelque chose comme une notion de processus de transformation pro¬


gressive semble être exprimé (le terme « devenir » est souvent utilisé) sans tou¬
tefois que, pour la plupart des élèves, le processus du passage du cerisier en
fleurs aux cerises soit très clair : celui-ci est traduit par le simple passage du
temps (texte 3), accompagné par une forme d'apparition (texte 4 : « un peu plus
tard, voici des cerises ») ou une production (texte 2 : « les cerisiers en fleurs
poussent et forment des cerises »). Sans doute les élèves ont-ils déjà vu, à
l'école en particulier, le passage de la graine à la plante ; il est plus rare d'obser¬
ver le passage de la fleur au fruit. C'est par ailleurs un phénomène plus com¬
plexe.

En général, les élèves ne se situent pas véritablement dans le registre de


l'explication du processus, probablement parce que la réalité de celui-ci leur est
opaque. C'est la succession des moments dans le temps qui tient lieu d'explica-

150
Le cycle de vie du cerisier : une narration scientifique ?

tion : les flèches sont traduites par des expressions temporelles, lesquelles figu¬
rent déjà à certains endroits du schéma d'ailleurs. II serait intéressant de savoir
s'il y a là une conception du monde : le seul processus de transformation auquel
les enfants ont accès étant celui auquel ils se sentent soumis : le temps conduit
à grandir, à changer. On rejoint ici la conception première de la causalité
« linéaire » repérée très régulièrement dans les études des conceptions en phy¬
sique, où la succession chronologique des événements est interprétée comme
un enchaînement linéaire d'une cause suivie d'un effet, etc.

La reprise des légendes du schéma conduit les élèves à produire un texte


qui est en fait une succession de phrases très courtes correspondant chacune à
une légende. II faut cependant noter que cette reprise de mots et expressions
du schéma est le seul moyen pour les élèves, qui ne disposent pas du vocabu¬
laire nécessaire, d'avoir des mots pour en dire quelque chose. La reprise est
d'ailleurs souvent partielle et semble correspondre à ce qui est compris - ainsi
« le cycle de vie du Cerisier » (espèce) devient « la vie du cerisier » (individu).

2.2. Mais différentes façons d'écrire « scientifique »

Trois types de textes peuvent être identifiés qui correspondent sans doute
à des manières privilégiées d'écrire chez les élèves quand ils veulent se situer
dans le registre scientifique. Des exemples en seront donnés dans le para¬
graphe suivant.

Le premier type est un texte rédigé à partir des reprises des énoncés du
schéma dans une structure chronologique, texte homogène « scientifique » au
sens qu'il organise une succession d'informations, avec un point de vue neutre,
sans implication personnelle. Dans ce cas, écrire un texte en biologie, c'est
raconter la vie d'un animal ou d'une plante. Faire de la biologie, c'est recueillir
des informations et les ordonner. Les textes sociaux de référence sont la mono¬
graphie ou le documentaire (texte 3).

Dans le second type, les élèves donnent l'impression d'être obligés de pas¬
ser par un geste « pratique » ou tout au moins d'avoir un « acteur » qui initie le
processus. Ils transforment implicitement la consigne qui devient : « comment
obtenir, faire, fabriquer des cerises ou un cerisier », et parfois l'explicitent :
« Pour faire des cerises, on prend..., ça fait. ». Pour ces élèves, écrire un texte
de biologie, c'est parler du vivant avec une représentation de la vie qui n'existe
qu'en relation avec une intervention humaine. Dans ce cas, décrire le processus
qui permet au jardinier de faire pousser des fruits. Faire de la biologie, c'est
comprendre la succession des opérations techniques nécessaires pour que
l'Homme tire partie du vivant. L'écrit social de référence, c'est le manuel de
savoir-faire pratique (textes 1 et 11).

Mais cette action humaine orientée peut aussi être réduite à la succession
des actions : écrire un texte en biologie, c'est alors donner un mode d'emploi
qui permet à un élève d'obtenir un phénomène. Faire de la biologie, c'est mani¬
puler. La référence sociale, c'est peut-être le journal pour enfants ou l'activité de
club, tous deux se référant au jardinage, ou l'activité de classe (on peut penser

151
REPÈRES N° 21/2000 E. BAUTIER, D. MANESSE, B. PETERFALVI et A. VERIN

que « tu l'arroses tous les jours », « tu vois des jeunes plants » renvoie à une
expérience de plantation de radis ou de haricots en classe). Pour mieux coller au
genre « mode d'emploi », les élèves rajoutent parfois des indications temporelles
qu'ils inventent ou des actions supplémentaires, comme l'arrosage (texte 6).

Un troisième type correspond à des textes complexes, hétérogènes, dans


lesquels il y a un point de vue organisateur (le cycle de vie) et où les élèves sem¬
blent davantage énonciateurs que dans le type 1 . Le point de départ du cycle
n'est pas systématiquement dans le noyau, mais dans les fleurs ou les cerises.
Les indications de durée et les légendes du schéma ne sont pas toujours repro¬
duites ; l'idée que le phénomène est cyclique est exprimée. Écrire un texte en
biologie, c'est énoncer une connaissance générale, et éventuellement le faire de
façon amusante pour intéresser le lecteur. Faire de la biologie, c'est établir des
connaissances. La référence sociale, c'est l'ouvrage de vulgarisation ou l'ency¬
clopédie (textes 7 et 14).

Ces options dans l'écriture sont sans véritable rapport avec la justesse des
connaissances biologiques énoncées. Certes, le premier type de texte en est
souvent le plus proche, mais c'est parce qu'il est en grande partie constitué de
reprises du document-source, en général partielles d'ailleurs.

On peut tenter des interprétations de ces réponses en terme des caracté¬


ristiques qu'elles attribuent au langage de la discipline Biologie.

La science, c'est raconter un phénomène dans le premier cas. C'est faire,


dans le deuxième cas. C'est trouver une explication dans le dernier cas.

Le point de départ de l'exercice, un schéma modélisant et une consigne


orientée vers l'explication, tend à exclure les formes de discours apparentées à
la résolution de problèmes - que l'on s'attendrait à trouver dans d'autres
contextes et qui constitueraient alors un quatrième type de conception du dis¬
cours scientifique et de la science.

2.3. Des exemples


Les exemples suivants illustrent les différentes façons d'écrire en biologie
que nous venons de proposer. Le titre donné à chaque texte d'élève fait réfé¬
rence à la conception sous-jacente de l'écriture scientifique, et l'analyse précise
le niveau de compréhension du phénomène biologique. Nous prenons ici le parti
de restaurer l'orthographe. Les caractères romains indiquent les termes repris
des légendes du schéma.

Texte 3. Documentaire sur le cerisier. La vie du cerisier »


«

En premier chaque noyau de cerise contient une graine.


Puis après on plante les graines dans le sol.
Ensuite, des jours passent, les jeunes plants ont poussé.
Quelques années plus tard, te cerisier a des fleurs
Et ensuite, quelques mois passent le cerisier a des cerises

152
Le cycle de vie du cerisier : une narration scientifique ?

Le texte est organisé chronologiquement. Chaque phrase débute par une


indication de l'ordre chronologique : « en premier », « puis après », « ensuite ».
La disposition spatiale avec passage à la ligne pour chaque étape renforce cette
organisation. Par imitation avec le « quelques années plus tard » repris d'une
légende du schéma, deux autres indications de durée sont ajoutées.

Toutes les étapes figurent, mais elles sont simplement juxtaposées, comme
des états successifs : le cerisier a des fleurs, puis il a des cerises, sans qu'une
idée de transformation soit exprimée. Seule l'étape où les graines du noyau vont
dans le sol ne peut être comprise par l'élève que comme le résultat d'une action
de l'homme (on plante) ; pour le reste, la rédaction est neutre : pratiquement
toutes les légendes sont reprises, les seuls ajouts sont les indications chronolo¬
giques et les verbes « a » et « ont poussé ». Le souci semble être de rester
objectif en science, même si le propos est limité par l'absence de compréhen¬
sion des transformations et de l'aspect cyclique du phénomène.

Texte 1. Le processus de croissance des cerisiers du point de vue du


« Le jardinier fait pousser un cerisier »
jardinier.
Le jardinper ?] veut avoir un cerisier, alors ils font planter les graines dans
le sol. Plus tard les jeunes plants poussent. Quelques années plus tard...
II y a les cerisiers en fleurs, les cerisiers en fleurs tombent. Plus tard il y a
des cerises ef chaque noyau de cerise contient une graine.

Le cycle de vie d'un individu, partant de la graine et se terminant à la


« graine dans noyau », est rapporté de façon complète, en partant de l'étape de
plantation, première action du jardinier qui veut obtenir un cerisier. Toutes les
étapes du schéma sont reprises, mais il s'agit d'une juxtaposition d'états qui se
suivent sans transformation.

Là aussi la description du processus biologique est orientée par le projet de


l'homme. La première phrase motive l'intérêt du processus décrit pour l'homme.
La suite du texte est une reprise des légendes du schéma avec ajout de mots de
liaison (« plus tard », « il y a ») et de verbes (« poussent », « tombent »).

Texte 11. Mode d'emploi pour obtenir des cerises. « Comment faire
pour obtenir des cerises »
Comment former un cerisier ? // faut planter des graines dans le sol, ef
laisser grandir. Quelques années plus tard... ça formera des fleurs
blanches et ensuite les fleurs s'enlèveront une par une. et. formera des
cerises toutes rouges et seront bonnes à manger.

Les étapes se succèdent et sont juxtaposées, la succession est indiquée


par l'emploi du futur. Cependant plusieurs étapes sont omises (jeunes plants,
cerisier en fleur, noyau), et en particulier l'étape noyau, ce qui fait que partant
des graines, on s'arrête aux cerises, le cycle ne boucle pas. C'est le projet d'ob¬
tenir des cerises qui gouverne le texte, motive les sélections ; le processus bio¬
logique n'intéresse que dans la mesure où il produit quelque chose d'intéressant
pour l'homme. Les ajouts renforcent cette valorisation : « blanches », « rouges »,
« bonnes à manger », ils n'apportent rien sur le plan biologique.

153
REPÈRES N° 21/2000 E. BAUTIER, D. MANESSE, B. PETERFALVI et A. VERIN

Texte 6 : Mode d'emploi pour enfants. « Amuse-toi à faire pousser des


cerises »
tu vas acheter des cerises tu veux un cerisier tu prends un noyau de
cerise tu le plantes dans la terre tu l'arroses tous les jours, tu vois des
jeunes plants, quelques années plus tard, tu vois les cerises en fleurs ; 5
mois plus, tu vois les cerises qui commencent à pousser (ils sont verts) 3
mois plus tard tu vois le grosse cerise rouge, tu les manges, et en donnes
à ton voisin.

On a ici un texte assez voisin du texte 1 1 sur le plan de la compréhension


du processus. Mais ce qui tranche, c'est le style adopté : langage familier, for¬
mat mode d'emploi, qui justifie les indications de durée (fantaisistes) ajoutées :
un mode d'emploi doit indiquer les durées de chaque étape ; observation juste
(les cerises sont d'abord vertes) mais qui n'ont de pertinence ici que par rapport
a l'attente de celui qui veut manger les cerises. En résumé, un texte réussi sur le
plan de l'expression, mais qui rend compte de façon tout aussi partielle que le
texte 1 1 du phénomène biologique.

Texte 7 : Exposé d'un processus biologique. « La naissance des


arbres»
Chaque noyau de cerise contient une graine. La graine esf dans le sol
pour que plus tard II y ait de jeunes plants. Ff bien des années plus tard
ces jeunes plants formeront un cerisier en fleurs au printemps qui en été
donneront des cerises. Ef dans ces cerises il y a un noyau qui contient
des graines qui plus tard ces graines formeront de jeunes plants. . .

La succession des étapes est complète, il est possible qu'il y ait une idée
de transformation : le mot « formeront » peut l'indiquer. Le cycle tourne, partant
de noyau pour aboutir à jeune plant : un premier individu donne naissance à de
nouveaux individus. Bien que le discours prenne la forme d'un exposé général,
l'expression « pour que plus tard » renvoie à une action humaine, qui motiverait
donc cet exposé, malgré l'apparente neutralité de l'énonciation. Les ajouts par
rapport aux légendes indiquent une connaissance du phénomène situé dans les
saisons (printemps, été).

2.4. Des postures d'écriture manifestant des différences


dans le rapport à l'école
Ces éléments d'interprétation ne peuvent laisser de côté le fait que les
textes ne sont sans doute pas indépendants du rapport à l'école des élèves ; il
est possible de les analyser de ce point de vue.

Trois postures sont identifiables, sur un continuum qui va de la soumission


prudente à la consigne jusqu'à une tentative d'appropriation du savoir :
- une posture « scolaire », au sens où l'élève est au plus près du texte ini¬
tial, jusqu'à la copie, ce qui ne dit pas grand chose de sa compréhension du
processus biologique ;
- une posture de narration, dans la mesure où l'élève situe le cycle de vie
comme dépendant de l'action d'un agent extérieur humain qui plante et arrose ;

154
Le cycle de vie du cerisier : une narration scientifique ?

ces textes sont également ceux qui présentent le plus grand nombre de
remarques subjectives d'évaluation des cerises (leur couleur, leur forme, leur
goût) ;

- une posture d'appropriation de la situation, dans la mesure où l'élève


construit un « cycle de vie » avec ses propres mots, ses propres conceptions
(pas forcément justes !).

Si le maniement linguistique n'a que peu à voir avec la nature de la réponse


à la consigne - les « fautes » diverses sont très nombreuses chez tous les élèves
- en revanche, c'est la posture d'écriture que prend l'élève qui va faire la diffé¬
rence : semblent entrer en ligne de compte le rapport de l'élève à l'activité et à
l'inscription scolaire de celle-ci. Ainsi les textes qui paraissent manifester la
compréhension du processus ne sont pas pour autant les mieux construits, les
mieux écrits, les plus élaborés.

2.5. Deux consignes et leurs effets : narration « scientifique »


et récit
L'épreuve d'évaluation s'achève par la composition d'un texte, lequel doit
être rédigé en une heure et demie au maximum. En cette année 1 997, les élèves
devaient raconter une histoire, dans laquelle [ils introduiraient] la phrase
suivante : A ce moment-là, un bruit étrange lui signala qu'il (elle) n'était pas
seul(e) dans la maison. L'occasion nous était donc offerte de voir si les élèves,
clairement invités à produire un texte narratif, adoptaient la même stratégie
d'écriture que celle qu'ils avaient mise en uvre lors de l'exercice « Cerisier ».
On traitera ici deux exemples contrastés, celui de l'élève 14 et celui de l'élève
17, dont les deux productions sont données ci-après, dans leur forme originale,
pour pouvoir, cette fois, mettre en relation la dimension linguistique avec les
autres.

Texte du Cerisier de l'élève 14


Le cerisier au débuts est une graine mais aubous de quelques semaines
la graine jerme cette graine qui a jermé va devenir un arbuste et cette
arbuste aubous de quelques années va devenir un arbre formet et il va
avoir des feuilles et après des fleurs ef c'esf fleurs vont faner aux prin¬
temps et c'est fleurs vont avoir des ovules et c'est ovules après 2 ou 3
mois vont faire des cerises qui contiaine des pépins c'est pépins vont
tomber et vont aller dans la terre et ca recomance.

Texte du Cerisier de l'élève 17


Dès le début du cycle, chaque noyau de cerise contient une graine. Les
graines sont cachées dans le sol. Puis vient les jeunes plants qui pous¬
sent et quelques années plus tard, viennent enfin les petites graines du
cerisier. Les graines poussent et deviennent de véritables et belles fleurs.
Celles-ci fanent et tombes jusqu'au jours où poussent les jolies et bonnes
cerises rouges.
Bon Appétit !

155
REPÈRES N° 21/2000 E. BAUTIER, D. MANESSE, B. PETERFALVI et A. VERIN

Les deux textes que nous avons choisis s'opposent dans chacune des
dimensions que nous nous proposons d'envisager :
- Le texte 14 est imparfait du point de vue linguistique (orthographe,
notamment grammaticale, ponctuation). C'est, en revanche, un texte
satisfaisant du point de vue langagier - la consigne est respectée, le type
de texte correspond à ce qui était demandé - comme du point de vue
conceptuel : la notion de cycle est explicite, il y a des éléments explica¬
tifs non redondants par rapport au schéma, et on ne trouve pas de trace
d'anthropomorphisme.
- A l'inverse du précédent, le texte 17 est satisfaisant du point de vue de la
maitrise de la norme - peu d'erreurs linguistiques d'orthographe et de
morphologie-. Mais il est bien moins convaincant du point de vue langa¬
gier : comme on l'a dit plus haut, pour le texte 1 1 analysé ci-dessus, « le
processus biologique n'intéresse que dans la mesure où il produit
quelque chose d'intéressant pour l'homme », qui mange les cerises avec
« appétit » ; et cette chute du texte, combinée avec l'emploi des adjectifs
évaluatifs véritables, belles, jolies contribue à transformer le projet du
texte, à le tirer du côté de la rédaction « fleurie » ; Enfin, le concept de
cycle, dont on ne saurait dire qu'il n'est pas compris, n'est en tout cas
pas explicite.

Les textes qu'on va à présent, pour chacun de ces deux élèves, mettre en
regard du texte « cerisier », correspondent, selon la présentation de l'épreuve
d'évaluation destinée aux professeurs à « l'activité » suivante : Composer un
récit, c'est-à-dire respecter le libellé et la consigne ; assurer la cohérence tex¬
tuelle ; respecter les contraintes de la langue.

Ce faisant, les deux élèves sont mis dans la situation de produire un récit
du type de ceux qu'ils ont lus et produits en grande quantité depuis leurs débuts
dans l'écrit. Les contraintes de la structure narrative leur sont familières, et l'un
et l'autre réussissent à traiter ce type de texte pour lequel ils ont subi un entrai¬
nement constant. L'un et l'autre parviennent à intégrer, après avoir exposé la
« situation initiale » de manière pertinente, l'élément perturbateur, de dégrada¬
tion de la situation initiale, qui leur est proposé dans la consigne, et l'un et
l'autre vont au terme d'un récit, jusqu'à la résolution, maîtrisant au passage les
modes d'organisation du récit.

Est-ce à dire que les deux récits se valent, pour le professeur de français ?
Certes, on peut faire l'hypothèse que le professeur de français préférera l'inspi¬
ration plus plaisante du second texte, mais il s'agirait alors de références à une
norme qui n'a rien à voir avec la maitrise linguistique ou celle du texte.
Indépendamment donc de ce dernier point, évidemment les deux textes ne se
valent pas, car, si les contraintes textuelles (étapes du récit, chronologie, cohé¬
rence), ainsi que la dimension langagière (type de texte, prises en compte de la
consigne) sont satisfaites dans les deux cas, la fragilité linguistique de l'élève
1 4, dont on ne pourrait espérer qu'elle ne se manifeste pas dans ce texte aussi,

perturbe le niveau textuel. Outre les difficultés patentes évidemment dans l'or¬
thographe, la ponctuation et la morphologie verbale, les indices de cohérence
textuels sont mal dominés : pronoms à référence ambiguë, ou même impossible

156
Le cycle de vie du cerisier : une narration scientifique ?

à établir (mais l'emploi de elle est peut-être un lapsus), valeur anaphorique de


l'article (par exemple, devant chambre en fin de texte) non maîtrisée, indicateurs
de lieu et d'espace chaotiques enfin, qui ne parviennent pas à assurer la cohé¬
sion du texte. Ainsi apparaissent interdépendantes dans ce dernier texte, les
dimensions linguistiques et conceptuelles. A la différence, le récit 1 7, produit par
un élève dont on a vu qu'il avait domestiqué suffisamment la norme linguistique,
récit riche et fleuri d'adjectifs, témoigne sans surprise de sa bonne maitrise des
contraintes narratives, déjà mise en Xuvre - à contre-emploi - dans le texte
« cerisier ».

Dans ces deux exemples, et il faudrait certes analyser la totalité du cor¬


pus pour fonder une telle interprétation , la dimension linguistique est indé¬
pendante des deux autres dimensions, langagière et conceptuelle, qui
apparaissent alors comme les deux faces étroitement dépendantes du projet
d'écriture ; la disponibilité de ce que les instructions officielles en vigueur pour le
collège nomment « les outils de la langue » : la maitrise de la norme écrite,
conçue dans un sens étroit, ne donne aucune garantie de la maitrise langagière
et conceptuelle.

Narration de l'élève 14 :
La maison antée
Paul avait prévue de passé c'est vacances en Transilvanie et donc il loua
une maison très grand. Deux jour plus tard, Paul arrive dans la maison Le soir, il
ceux couche a 11 h et a 11 h 30, il dorre, et à ce moment-l ' n it 'tran e lui
i n I 'il n'était as seul dans la m i n . Le lendemain il alla au parc, et le
lendemain, il y avait du sang sur les marche Paul monta la dernière marche et
trouva un homme décapité avec une tronssonneuse taché de sang, et toup d'un
coup, un homme surgie de la chambre et li dit : « Tu va mourire » Paul prie la
tronçonneuse et lui coupa la tête, et a se monentlà, Paul sortie de la maison et
elle disparu, et on ne sue jamais ce qui amva à Paul.

Narration de l'élève 17 :
// était une fois au Nord de la France, dans une très grande maison, une
jeune dame qui attendait son très cher époux. Cette nuit là, elle était seule. Son
chat c'était enfui et son mari lui avait confirmé qu'il devrait rentrer tard à cause
du travail. Elle l'attendait en regardant la télévision, tout en espérant qu'il ne lui
anivera rien. La jeune dame finit tout de même à s'endormir, en laissant la télé
allumait.
A un moment donné, elle entendit des bruits de pas. Elle crue que c'était
son mari, alors elle se leva et elle alla vérifier dans le couloir. Mais ce n'était pas
lui. Alors la jeune fame se mit à avoir peur. Elle alla voir dans la cuisine, et à ce
m ment-là un i ' n I isi nala u'ellen'ét it s seule d n I m i n.
Elle demanda à toute voix « qui est là » ! personne ne répondit, alors elle
retourna dans la salle à manger et attendit sur son canapé. Après quelques
minutes, elle vit son petit chat noir. Elle était heureuse de le revoir, et savait que
c'était lui le responsable de tous ces bmits. Deux heures après, quelqu'un frappa
à la porte, la dame ouvra et vit son mari. II rentra et tous le monde alla se cou¬
cher car il était tous très fatigués. FIN

157
REPÈRES N° 21/2000 E. BAUTIER, D. MANESSE, B. PETERFALVI et A. VERIN

3. NARRATIVITÉ ET ENSEIGNEMENT SCIENTIFIQUE


Nous avons vu que la tâche demandée dans cet exercice présente certains
caractères de la narration : il s'agit d'ordonner une certaine réalité concernant le
cerisier selon une structure chronologique. A quelles conditions est-on dans le
récit narratif ou dans l'explicatif ? Dans quelle mesure la reprise de la chronolo¬
gie des événements constitue-t-elle une explication ? L'explication signifie-t-elle
qu'on doive introduire des éléments de l'ordre des processus (absents dans le
schéma), par exemple sur la fécondation, qui relèvent d'un ordre différent de
celui de la chronologie des événements ?

Peut-on s'autoriser le terme de « narration scientifique » que nous avons


utilisé au début de cet article ? Les écrits des élèves présentent souvent un
caractère narratif, dans la mesure où ils racontent ou présentent une chronolo¬
gie d'événements successifs. C'est souvent le cas pour les phénomènes pré¬
sentant une dimension temporelle. La chronologie du discours et celle du
phénomène se superposent. II nous semble qu'à certaines conditions, on peut
amener les élèves à écrire des textes narratifs qui entreraient dans le registre
scientifique, soit comme passage vers le texte explicatif, soit comme aboutisse¬
ment dans certains domaines du savoir où la dimension temporelle est détermi¬
nante.

On se trouve ainsi amené à discuter de la place de la narration dans le dis¬


cours scientifique, très controversée en didactique des sciences. Nous tente¬
rons de poser les termes du débat et de faire quelques propositions. II ne faut
pas lire ce qui suit comme des réponses établies mais comme des pistes propo¬
sées à une réflexion en cours d'élaboration.

Très généralement, on trouve une méfiance vis-à-vis de la narration consi¬


dérée comme antinomique du discours scientifique, et qui serait la traduction
d'une forme première de la représentation sur la science, dans laquelle il suffirait
de raconter de façon ordonnée ce que l'on voit, ce que la nature nous donne à
voir, pour entrer dans le discours scientifique. L'éducation scientifique doit per¬
mettre une rupture avec cette représentation de la science et du discours scien¬
tifique et permettre de s'approprier la démarche scientifique et ses exigences :
s'émanciper de la subjectivité pour viser une objectivation (ce qui va de pair
avec l'effacement du locuteur), dépasser le local pour viser le général, énoncer
des propositions vérifiables, ne pas assimiler la succession ou la juxtaposition à
des causes mais, au contraire, établir des relations qui ne soient pas linéaires
pour comprendre les processus.

D'un autre côté, on trouve exprimée la conscience du risque que ce souci


d'objectivité renforce l'épistémologie naïve contre quoi justement on veut lutter.
Le discours explicatif peut être reçu comme une vérité non discutable et non
problématisée : la science nous révélerait des réalités absolues. Ogborn et Millar
(1998), à la suite de Bruner (1996), relèvent les analogies entre le récit et l'expli¬
cation scientifique : un ensemble de « personnages » avec leurs capacités
propres ; une série d'événements problématiques auxquels réagissent les « per¬
sonnages » ; les conséquences de ces événements et de ces actions. Donner
une place au récit dans l'enseignement scientifique aurait plusieurs fonctions :

158
Le cycle de vie du cerisier : une narration scientifique ?

situer la recherche du sens par rapport à la résolution de l'événement inattendu


et donc problématique, dans une « heuristique narrative » ; retrouver la notion de
point de vue (comme le narrateur, le scientifique construit les faits selon un cer¬
tain point de vue).

Mais le récit dont il s'agit a une visée explicative de type théorique - ces
auteurs utilisent le terme de « récit explicatif »-. II attribue à chaque « person¬
nage » un caractère prototypique, représentant non pas un individu mais une
classe d'objets, et a une validité externe (c'est parce que les mises en relations
ont été validées par d'autres moyens que l'on peut attribuer un caractère d'inva¬
riant au déroulement de l'histoire racontée).

L'intérêt de cette démarche, c'est de ne pas perdre de vue dans l'enseigne¬


ment la visée explicative, souvent noyée sous une masse de détails enseignée
sous une forme descriptive comme des attributs d'un objet, sans problème ni
explication en réponse à ce problème. Le risque serait de ne pas faire com¬
prendre le statut de la narration secondaire, c'est-à-dire son statut de discours
théorique, et que, pour les élèves, ces explications aient le même statut que les
contes et légendes. En particulier, il est important d'amener les élèves à penser
la science comme une construction collective humaine, avec des processus de
négociations et de ruptures, et à accepter le caractère provisoire et les limites de
validité de l'explication.

Ne pourrait-on pas trouver une issue à la controverse en introduisant des


différenciations ?

II n'existerait pas un discours scientifique mais plusieurs : plusieurs dis¬


cours selon les domaines scientifiques relevant d'épistémologies différentes ;
plusieurs discours selon le degré de proximité à la science (scientifiques ou
citoyen).

II n'existerait pas une seule forme de discours « scientifique » initial mais


plusieurs. Par analogie avec les représentations initiales, terme indiquant que
l'on veut prendre en compte les idées des élèves sur le monde pour les transfor¬
mer avec continuités et ruptures, on peut considérer que les élèves disposent
d'idées sur le langage et l'écriture scientifiques. Ils les traduisent sous la forme
de textes qu'on appellera premiers (antérieurs à l'apprentissage).

Nous avons repéré, dans les textes sur le Cerisier, plusieurs conceptions du
discours scientifique et de la science : raconter une suite d'événements, obtenir
un résultat de façon raisonnée, et expliquer un processus. Plus généralement,
on pourrait distinguer trois grands types d'écrits premiers, correspondant à des
visées enonciatives différentes. Ils pourraient constituer des points d'appui vers
l'appropriation des discours scientifiques dans leur variété :
Le premier, monographie ou carte d'identité, relevant d'une pensée par
attributs, met en jeu la spatialisation et la tabularisation ; il peut évoluer
vers un discours scientifique descriptif ; les progrès à réaliser sont le res¬
pect des données (complétude) et la construction d'un point de vue.

159
REPÈRES N° 21/2000 E. BAUTIER, D. MANESSE, B. PETERFALVI et A. VERIN

Le récit, l'histoire, organisés par une chronologie déroulante, mettent en


jeu la temporalité, la causalité et conduisent à un discours scientifique
explicatif ; les progrès visés sont la mise en relation (lois empiriques,
fonctions...) et la construction d'un problème ou d'un modèle.
Le témoignage ou le jugement de valeur, avec une visée de persuasion
où la projection personnelle est dominante, sont les précurseurs d'un dis¬
cours scientifique argumentatif ; les progrès visés sont la validation réfu-
tatrice (recherche de preuve) et l'évaluation critique (exercice du
soupçon).

Les élèves qui réussissent à l'école sont ceux qui sont capables de circuler
entre plusieurs visées, plusieurs postures cognitives et langagières (Bucheton,
1997 ; Bautier, Rochex, 1998). L'enjeu de ces propositions, qui ne sont encore
que des esquisses, est de chercher les moyens didactiques de favoriser cette
mobilité dans le domaine de l'apprentissage scientifique.

NOTES

(1) « Pratiques d'écriture dans l'enseignement des sciences expérimentales », recherche


conduite en association coordonnée par l'équipe de didactique des sciences expéri¬
mentales, Institut National de Recherche Pédagogique. Le groupe de travail ayant
conduit cette analyse comprenait, outre les auteurs, Jean-Pierre Astolfi, Martine
Szterenbarg, Sophie Ceylon et Marie-Françoise Garreau.
(2) Évaluation à l'entrée en 6", français, Ministère de l'éducation nationale, de la
recherche et de la technologie, 1997.
(3) Voir « La maîtrise de la langue au collège », Paris, CNDP, 1997, publication officielle
du Ministère de l'Education Nationale.

BIBLIOGRAPHIE

ASTOLFI, J.-R, PETERFALVI, B. & VÉRIN, A. (1998) : Comment les enfants


apprennent les sciences. Paris, Retz, chapitre 4.
BAUTIER, E. & ROCHEIX, Y. (1998) : L'expérience scolaire des nouveaux lycéens.
Massification ou démocratisation. Paris, A. Colin.
BRUNER, J. S. (1996) : L'éducation, entrée dans la culture. Paris, Retz.
BUCHETON, D., avec la collab. de E. BAUTIER (1997) : Conduites d'écriture
chez les collégiens. Versailles, CRDP.
OGBORN, J. & MILLAR R. (1998) : Beyond science : Science education for the
future. London, King's College.

160
Le cycle de vie du cerisier : une narration scientifique ?

ANNEXE

LE CERISIER

Textes des élèves d'une classe de sixième d'un collège en ZEP

Nous reproduisons ci-dessous les réponses de tous les élèves d'une classe
de sixième en ZEP à la question sur le cycle de vie du Cerisier de l'épreuve
d'évaluation nationale des élèves entrant en sixième de 1 997. Pour faciliter la
lecture, ces textes ne sont pas reproduits dans l'écriture manuscrite, mais saisis
en caractères d'imprimerie. L'orthographe a été rétablie parce que l'analyse se
centre sur le sens du texte plus que sur sa forme. La ponctuation a été respec¬
tée et la disposition spatiale aussi dans les cas où elle paraissait avoir une signi¬
fication.
Les caractères romains indiquent les termes repris du schéma.

1. Osman
Le jardinper ?] veut avoir un cerisier, alors ils font e» plantes les graines
dans le sol. Plus tard les jeunes plants poussent. Quelques années plus tard... //
y a les cerisiers en fleurs, tes cerisiers en fleurs tombent. Plus tard il y a des
cerises ef chaque noyau de cerise contient une graine.

2. Vincent
On met des noyaux dans la terre. Chaque noyau de cerise contient une
graine. Après les graines poussent et forment des jeunes plants et quelques
années plus tard... ça forme un cerisier en fleurs. Et le cerisier en fleurs pousse
et forme de belles cerises bien rouges.

3. Abdelkader
En premier chaque noyau de cerise contient une graine.
Puis après on plante les graines dans le sol.
Ensuite, des jours passent, les jeunes plants ont poussé.
Quelques années plus tard, te cerisier a des fleurs
Et ensuite, quelques mois passent le cerisier a des cerises

4. Farid
La vie du cerisier se commence par planter les noyaux, et chaque noyau
contient des graines en poussant ils deviennent de jeunes plantes avec leurs
racines. Quelques ans plus tard, te cerisier commence à fleurir à grandir. Un peu
plus tard voici les cerises.

5. Fatima
La vie du cerisier évolue dans chaque noyau de cerise contient une graine
quand les graines dans le sol évoluent ça nous fait des jeunes plants
Quelques années plus tard un cerisier en fleurs ef quelque temps après des
cerises voilà le le de la vie risier

6. Kelly
tu vas acheter des cerises tu veux un cerisier fu prends un noyau de cerise
fu te plantes dans la terre tu l'arroses tous les jours, tu vois des jeunes plants,

161
REPÈRES N° 21/2000 E. BAUTIER, D. MANESSE, B. PETERFALVI et A. VERIN

quelques années plus tard, tu vois les cerises en fleurs ; 5 mois plus, tu vois les
cerises qui commencent à pousser (ils sont verts) 3 mois plus tard tu vois le
grosse cerise rouge, tu les manges, et en donnes à ton voisin.

7. Laïcia
Chaque noyau de cerise contient une graine. La graine est dans le sol pour
que plus tard il y ait de jeunes plants. Et bien des années plus tard ces jeunes
plants formeront un cerisier en fleurs au printemps qui en été donneront des
cerises. Et dans ces cerises il y aun noyau qui contient des graines qui plus tard
ces graines formeront de jeunes plants...

S. Kahina
Tout au début le noyau contient une graine, ef après les graines dans le sol
forment des jeunes plantes. Quelques années plus tard ça devient un cerisier en
fleur ef commence à former une cerise et après il y a plusieurs cerises.

9. Sue Ellen
Tout d'abord nous mettons des graines. Le cerisier petit à petit il grandit
dans le sol. Un peu plus tard il grandit et ça s'appelle les jeunes plants. Après
quelques années plus tard ça devient un grand arbre. La fleur pousse. Après elle
est abimée et plus tard ça devient des cerises.
10. Metin
Le c cl / vie du ceri i r
Plante des graines.
Ils grandissent, quelques années plus tard te cerisier devient en fleur,
deviennent des cerises ef chaque noyau de cerise contient une graine.
Plante-les et ça repartira.

H.Aicha
Comment former un cerisier ? // faut planter des graines dans le sol, ef lais¬
ser grandir. Quelques années plus tard... ça formera des fleurs blanches et
ensuite les fleurs s'enlèveront une par une. et. formera des cerises toutes rouges
et seront bonnes à manger.

12. Sandy
Les graines dans le sol bien planter. Après elle grandit les jeune plante.
Quelque année plus tard cette plante devient un cerisier en fleurs. Les fleurs
sont jolies et peu à peu elles fanent et ça nous fait des cerises dans [la] cerise ily
a un noyau dans ce noyau ily a une graine ef c'esf avec cette graine que l'on fait
pousser tes cerisiers.

13. Muslumé
En début, ils mettent des graines dans le sol ef après ça devient des jeunes
plants que quelques années plus tard ça sort des cerisiers en fleurs, après des
cerises toutes belles.

14. Aurélien
Le cerisier au début est une graine mais au bout de quelques semaines la
graine germe, cette graine qui a germé va devenir un arbuste et cet arbuste au

162
Le cycle de vie du cerisier : une narration scientifique ?

bouf de quelques années va devenir un arbre formé et il va avoir des feuilles et


après des fleurs ef ces fleurs vont faner au printemps et ces fleurs vont avoir des
ovules et ces ovules après 2 ou 3 mois vont faire des cerises qui contiennent des
pépins ces pépins vont tomber et vont aller dans la terre et ça recommence.

15. Jonathan
Chaque noyau de cerise contient une graine
une graine qu'on plante dans le sol
qui deviennent des jeunes plantes
Quelques années plus tard le cerisier fait de jeunes fleurs ef ensuite font
des cerises.

16. Oznan
Le jardinier fait pousser des graines dans le sol.
Les jeunes plants naissent petit à petit. Le cerisier en fleur esf rempli de
feuilles de cerisier il pousse petit à petit et bientôt les cerises seront mangées.
Chaque noyau de cerise contient une graine
te jardinier décide de refaire pousser des arbres de cerises.

17. Sabrina
Dès le début du cycle, chaque noyau de cerise contient une graine. Les
graines sont cachées dans le sol. Puis vient les jeunes plants gu; poussent et
quelques années plus tard, viennent enfin les petites graines du cerisier. Les
graines poussent et deviennent de véritables et belles fleurs. Celles-ci fanent et
tombent jusqu'au jour où poussent les jolies et bonnes cerises rouges.
Bon appétit !

18. Cherazad
Le cycle de vie du cerisier est un arbre spécial, il donne des fleurs qui après
meurent et de belles cerises poussent après eux. Chaque noyau de cerise
contient une graine ef après les graines qui restent au sol commencent tous un
par un et des plantes appelées les jeunes plants. Quelques années plus tard
viennent les...

19. Karim
Au début les cerisiers sont des graines qui deviendront des jeunes plantes
puis quelques années plus tard un cerisier fleuri ensuite sortir des fleurs des
cerises où teurs noyaux contiennent une graine qu'on plantera.

20. Sibel
Pour faire les cerises on prend déjà un noyau de cerise qui contient une
graine quelques semaines plus tard ça fait des jeunes plantes ef quelques
années plus tard = cerisier en fleur, après derrière ses feuilles commencent les
cerises.

21. Marina
Les fleurs des cerisiers poussent et deviennent des cerises. Les noyaux de
ces cerises contiennent des graines. On prend ces graines ef on les plante.
Quelques années plus tard, tes cerisiers sont en fleurs.

163
REPÈRES N° 21/2000 E. BAUTIER, D. MANESSE, B. PETERFALVI et A. VERIN

22. Abdel Khaled


Chaque cerise, contient une graine. Les graines, une fois plantées dans le
sol, // faudra les arroser pendant quelques années. II y aura les jeunes plants qui
pousseront, à une condition que les gens ne les écrasent pas. Une fois les
graines grandies, voilà un arbre, un cerisier qu; fait des cerises, mûres, et
bonnes.

23. Fadil
On prend des graines de noyaux de cerises après on les plante dans le sol
on arrose les graines. Les graines deviennent des plantes et quelques années
plus tard elles deviennent l'arbre de cerisier.

24. Julien
Nous avons planté des noyaux de cerises et au bout de quelques semaines
des jeunes plants ont poussé et quelques années après nous avons obtenu un
cerisier en fleurs. Ses fleurs ont donné des cerises.

164
SUJET ET HEROS DU RECIT BIOGRAPHIQUE
L'EXEMPLE DES HISTOIRES DE VIE
ENSEIGNANTES

Régis MALET
Sciences de l'Éducation, Université Charles de Gaulle - Lille 3

Résumé : Le recours à l'approche biographique recouvre une diversité de pra¬


tiques et des préoccupations de recherche et/ou de formation variées. Articulant
des interrogations d'ordre tiiéorique sur la conception du récit et du sujet dans
l'expérience biographique et d'ordre plus strictement méthodologique et épisté¬
mologique sur l'usage de cette approche en formation d'enseignants, le propos
de cet article est double :
- élucider tout d'abord le statut du récit et de l'histoire à l'uvre dans le discours
biographique, la figure du narrateur-héros mis en intrigue dans l'espace biogra¬
phique et le sujet qu'il promeut. Le récit de vie est travaillé dans sa double
dimension sémantique et pragmatique.
- proposer ensuite une approche des recherches mobilisant les histoires de vie en
formation d'enseignants, en pointant les usages du récit que ces travaux tendent
à valoriser. La variété de ces usages cristallise une interrogation sur les savoirs
enseignants et sur la place qui peut être conférée en formation à ces savoirs nar¬
ratifs élaborés dans le récit de vie de l'enseignant.

INTRODUCTION : LE RECIT DE VIE COMME TEXTE ET COMME


ESPACE SUBJECTIF

Longtemps les sciences de l'homme ne se sont guère intéressées au vécu


singulier, préoccupées qu'elles étaient de légitimer leur statut par des procé¬
dures de recherche démonstratives et objectivantes, en rupture d'avec le sens
commun. « Entrée en contrebande dans l'univers savant » (Bourdieu, 1986 : 69),
la notion d'histoire de vie a de fait été accueillie avec une certaine incrédulité par
les sciences sociales. L'investissement de ces textes du vécu singulier, objets
au statut ambigu et au contenu disparate, a été suspecté de survaloriser les rai¬
sons du sujet et de favoriser l'expression d'une idéologie biographique, leur¬
rante tout autant pour les historiens de leur vie que pour les chercheurs,
complices de cette entreprise négociée de falsification.

Pourtant, sous l'impulsion d'un renouveau des sciences sociales vacillantes


dans leur prétention séculaire à objectiver et légiférer le monde social au prix
d'une expulsion de la figure du sujet, ce dernier a été progressivement réhabilité,
soutenu en cela par la promotion de formes de connaissances moins taraudées

165
REPÈRES N° 21/2000 R- MALET

par le paradigme de la démonstration et de l'objectivité (Lyotard, 1979 ;


Maffesoli, 1990). Les disciplines instituées, à commencer par l'ethnologie, la
sociologie (Ferrarotti, 1983 ; Poirier, ef. al., 1983) et l'histoire (Thompson, 1978 ;
Joutard, 1983), ont progressivement redécouvert le sujet et la valeur signifiante
de ses récits. En sciences de l'éducation, les histoires singulières apparaissent
de plus en plus comme une voie propre à enseigner chercheurs et formateurs
sur les rapports des acteurs de l'éducation à l'école, au savoir, au métier ou
encore sur les processus d'apprentissage à l'uvre dans les situations éduca¬
tives et formatives. Envisagé comme espace potentiel de formation et d'actuali¬
sation de soi par certains (Dominicé, 1990 ; Pineau, 1998), le récit de vie
demeure pour d'autres (Bertaux, 1980 ; Demazière et Dubar, 1997) un moyen
privilégié d'accès au sens incarné des pratiques sociales. Dans tous les cas, son
usage est travaillé par la question de l'identité : personnelle, professionnelle ou
psycho-sociale (Malet, 1998).

Le propos ne sera pas ici de construire des typologies ou de mesurer la


légitimité de l'usage des histoires de vie en sciences anthropo-sociales ;

d'autres auteurs ont exploré cette question selon l'intérêt de connaissance qui
les guide (Bertaux, 1997 ; Finger, 1984 ; Legrand, 1993 ; Pineau et Le Grand,
1996). Je proposerai pour ma part une approche herméneutique du récit de vie,
en envisageant le récit comme texte et comme espace (inter)subjectif, avant de
glisser ensuite vers l'exploration des potentialités de l'usage des histoires de vie
(1) sur un terrain spécifique, celui de la formation des enseignants, ce qui nous
donnera l'occasion d'élargir le questionnement sur le terrain méthodologique et
socio-épistémologique.

Les récits de vie posent frontalement la question anthropologique fonda¬


mentale, celle du sens de la vie, et affrontent le problème qui est de comprendre
comment un sujet peut « se devenir » et se reconnaître tout en changeant conti¬
nûment dans le temps. Cette problématique existentielle, qui est celle de l'iden¬
tité et de sa figuration narrative, peut s'entendre selon deux perspectives,
successivement traitées : sémantique tout d'abord - attentive au texte que
constitue l'histoire de vie et au héros qui la trame -, pragmatique ensuite - intér¬
essée par la figure subjective dévoilée par l'acte narratif même -. Ce qui consti¬
tue donc le propos, c'est d'éclairer te récit de vie comme texte et comme
espace d'émergence du sujet.

Le récit qui nous intéresse ici est le récit oral, qui se déploie dans un acte
de parole tenu à un narrataire. II se distingue donc de toute production biogra¬
phique écrite (autobiographie, journal, mémoires), principalement distincte du
premier en ce qu'elle ne résulte pas d'une situation d'interlocution. Les récits de
vie sont en effet le lieu d'une double rencontre : avec soi-même d'abord, projeté
et différencié sous la figure du « je » dans l'espace narratif ; avec l'autre ensuite,
celui face auquel l'énonciateur « se produit » en se racontant. Espace d'auto-
référenciation, le récit de vie est aussi le lieu intersubjectif où les textes du vécu
sont mis en partage, échangés. Envisager l'histoire de vie comme texte est bien
entendu discutable, dans la mesure où le texte désigne « un discours fixé par
l'écriture » (Ricoeur, 1986 : 154), et que l'histoire de vie est d'abord produite
dans une situation d'échange verbal ; pourtant, par l'écart créateur qu'elle intro-

166
Sujet et héros du récit biographique

duit entre l'expérience vécue et sa mise en intrigue, par la caractérisation d'un


héros et la désignation différée de son auteur qu'elle dessine, l'histoire de vie
opère, nous allons le mesurer, comme un quasi-texte.

1. L'HISTOIRE DE VIE ET SON HÉROS

La première tâche d'une elucidation du récit de vie est de s'intéresser à


l'acte de dire, de se raconter. Le fait majeur du récit, c'est probablement le dis¬
cours lui-même, ou, selon la formule de H. James, « l'histoire de l'histoire »
(1984 : 1309). Pour autant que la spécificité du discours biographique soit de
voir se superposer et se prolonger l'un et l'autre hors du texte, sujet de l'histoire
(le « héros ») et sujet du récit (l'énonciateur) demeurent dans l'espace du récit de
vie distincts. Aussi insaisissable soit-il, le sujet de l'histoire est contenu, circons¬
crit dans l'histoire même qui est son ancrage, son milieu, pendant que l'acte
narratif opère le dévoilement d'un sujet qui, bien qu'initiateur du récit, demeure
atopos. Si l'on envisage ainsi « l'histoire que nous raconte le récit », le(s) person¬
nage^) - et donc en premier lieu son héros, le narrateur - s'y voie(nt) confier une
identité, un caractère stable, homéostatique, car la cohésion caractérise le dis¬
cours pris à son niveau diégétique. En revanche, au niveau extradiégétique de
l'acte narratif, l'identité du sujet n'est pas intrinsèque et circonscrite à un récit
qui demeure un moment de sa vie, mais instituée, exprimée par celui-là même
et éprouvée hors de lui. Ce qu'il convient d'éclairer, c'est donc tout autant la
nature du récit à l'ceuvre dans l'histoire de vie que la figure du sujet promue par
le récit de vie, hors du champ narratif.

II convient donc tout d'abord de prendre la mesure de ce que Ricoeur


nomme « l'opacité du signe » (Ricoeur, 1990 : 57), à savoir le fait que l'acte
d'énonciation entre en interférence avec l'aspiration de transparence propre à la
visée référentielle du discours. Les actes de discours prennent sens dans le
cadre initiateur d'un présent sui-référentiel, c'est-à-dire d'un moment qui
embrasse dans un même mouvement les énoncés et l'acte d'énonciation. C'est
ce que les théoriciens des actes de langage (Austin, 1962 ; Searle, 1972) explici¬
tent en inscrivant la parole dans l'ordre de l'agir, opérant une distinction entre
deux catégories d'énoncés : les performatifs et les constatifs. Les premiers sup¬
posent que l'énoncé réalise, « performe » l'action qu'il formule (« je t'aime »), fai¬
sant coïncider acte diégétique et acte extradiégétique. Les seconds consistent
simplement, comme leur nom l'indique, à constater, à décrire (« il l'aime »).
Toutefois, et même si Searle dépasse déjà la conception austinienne - qui réduit
les énoncés performatifs aux seules affirmations en première personne - en
ouvrant sur des catégories différentes d'actes (les constatifs étant dès lors inté¬
grés comme forme particulière de faire), le caractère performatif de la parole est
élargi à tout acte d'énonciation avec Derrida et Ricoeur.

Que la performance apparaisse comme propriété intrinsèque à tout acte de


discours, voilà qui constitue une armature théorique et épistémologique solide
pour légitimer l'usage du récit de vie comme milieu de création ou d'actualisa¬
tion du sujet du récit et de son histoire, et non simplement de publicisation d'un
vécu disponible et pré-constitué. La reconnaissance du caractère performatif du
discours n'indique cependant pas encore un foyer, un support à cette catégorie

167
REPÈRES N° 21/2000 R. MALET

d'agir qu'est le récit de vie, aussi référentiel soit ce dernier. Les paroles qu'il pro¬
jeté sont comme « en suspens » (Wittgenstein, 1 951 : § 1 98). Certes, celui qui
agit dans le récit de vie, c'est le narrateur, mais pour autant que le héros du récit
soit un miroir du sujet qui l'énonce et le produit, il n'est pas le sujet.

1.1. Caractérisation du narrateur-héros de l'histoire de vie

L'histoire de vie met en forme un personnage central, un héros, unité orga¬


nisatrice du récit, dont il s'agit d'éclairer la singularité de la constitution dans
l'espace diégétique du récit de vie. La première chose qu'il convient de souli¬
gner sur ce thème, c'est que le héros est aussi le narrateur de son histoire.
Autodiégétique, le narrateur-héros de son histoire de vie est également l'objet
du récit, c'est-à-dire que l'action narrée, qui peut mettre en scène d'autres per¬
sonnages, a précisément pour fonction la caractérisation du héros, qui est donc
le sujet de la narrativisation. C'est dire que le héros du récit de vie n'est pas sim¬
plement la figure centrale d'une histoire dont il serait le guide ou le passeur,
mais l'objet même du déploiement de l'histoire est la constitution du héros qui la
porte, du « je » qui la raconte.

La transitivité de la totalité narrative formée par le récit de vie, le fait que


l'histoire proposée ait un « je » comme instance d'ancrage de l'action, font que
le récit produit est chargé de valeurs, de croyances dont l'ensemble caractérise
un point de vue, un « point de vie » (Ricoeur, 1 985 : 398) constitutifs d'un certain
rapport au monde. L'instance à laquelle est rattaché cet ensemble d'attributs,
c'est le personnage central (du latin persona : le masque théâtral) dessinés dans
l'espace narratif par le sujet (sub-jectum : littéralement, ce qui soutient, qui est
jeté-dessous), le dernier n'apparaissant qu'au creux de cette structure intention¬
nelle à l'horizon de laquelle il s'expose. Cette caractérisation du narrateur-héros,
mise en abyme par l'intention configurante qui la guide, participe d'une opacifi¬
cation de la narration à des plans distincts du discours - celui de la diégèse et
celui de la narration dans sa dimension pragmatique - constitutive de l'organisa¬
tion formelle du récit de vie.

Comme toute forme de récit, le discours biographique obéit à des règles


d'organisation et à des exigences de vraisemblance, de lisibilité et de cohésion
qui conditionnent son « acceptabilité interactionnelle » (Adam, 1984 : 12). La
conduite et le portrait du narrateur-héros dessinés dans le récit de vie peuvent
être envisagés en terme de stratégie narrative visant à produire tel ou tel effet, à
valoriser tel caractère, tel attribut ou telle qualité, mais la mise en intrigue du
sujet par lui-même dans cet espace d'autoréférenciation demeure soumise aux
mêmes critères de vraisemblance et de cohésion que pour n'importe quelle
forme de récit. Porté par une intentionnalité méta-structurante dont l'efficacité
se mesure à sa capacité d'effacement derrière la visée référentielle du discours,
le récit de vie se présente au carrefour des intentions du narrateur-héros et des
circonstances et des événements ayant jalonné son existence, événements que
celui-ci agit ou subit, selon le degré d'initiative qu'il juge opportun de s'accorder
par rapport à eux au regard des stratégies qui l'animent. Dans tous les cas, le
narrateur demeure le centre de l'intrigue, celui autour duquel tout ce qui arrive a
pour fonction ultime d'éclairer « celui qui arrive », le héros de l'histoire qu'il est.

168
Sujet et héros du récit biographique

D'autres personnages gravitent bien sûr autour de lui, mais ceux-ci ont la même
fonction dans le récit que l'action elle-même, à savoir la mise au jour du narra¬
teur-héros, qui demeure celui qui agit et figure l'action et la conduite d'autrui,
quel que soit le degré d'initiative qui lui est accordé dans l'histoire narrée, c'est-
à-dire qu'il soit présenté comme le produit de l'histoire ou comme producteur de
celle-ci.

II y a probablement dans cette structuration narrative quelque chose de


spécifique au récit biographique, en ce que l'action narrée y est toute entière
vouée à la constitution du héros et que ce héros est aussi le narrateur, instance
énonçante d'origine (c'est-à-dire prolongée hors du champ narratif par le sujet
énonciateur). De sorte que l'histoire racontée se présente sous la forme singu¬
lière d'une thématisation exclusive d'un caractère et des valeurs dont celui-ci
est porteur (le « je » différencié par le récit) à partir d'un compte-rendu de faits et
d'actions qui ont prétention à la vérité et comme vierges de l'empreinte du sujet.
L'histoire de vie, en tant qu'elle s'adresse à un « tu » invitant au récit, est singu¬
lièrement tout autant uvre d'attestation que d'effacement de soi. L'autonomie
et la vraisemblance du récit repose principalement sur la capacité du narrateur à
rendre diffus son propre pouvoir discrétionnaire et à faire apparaitre le vécu ou
l'événement dans sa vérité nue, irréfutable : « puisque je le dis ! ». Dans ce
contexte, le récit de vie constitue un type de discours dans lequel la force illocu-
tionnaire du narrateur constitue l'élément nodal propre à garantir la légitimité et
la puissance expressive de celui-ci.

La « synthèse de l'hétérogène » dont parle Ricoeur (1985 : 385), c'est-à-


dire la conjugaison dans l'espace narratif des éléments disparates d'une vie
dans une visée configurante est bien entendu impulsée par le sujet énonciateur
de son histoire, mais au niveau intradiégétique, elle est portée par le héros
même de l'histoire, le « je » différencié par le récit, maitre d'nuvre dans l'organi¬
sation et la cohésion du système narratif. C'est lui, le héros, et non le sujet
énonciateur qui a pour vocation de s'effacer, qui assure aux yeux du narrataire
l'authenticité et l'acceptabilité de l'histoire de vie. Tout à la fois travail d'indivi¬
duation et de légitimation d'un rapport au monde, d'une forme de vie, l'histoire
de vie se présente sous la forme d'un ensemble de choix narratifs dans lequel
les actions narrées sont combinées et construites autour de la figure centrale du
héros dont elles ont pour fonction et vocation ultime d'éclairer la singularité et
de légitimer la conduite et le caractère à l'intérieur d'un jeu de langage. « Je »
est tout à la fois l'organisateur et le héros de l'histoire de vie.

1.2. L'histoire de vie en tant qu'uvre commune

A la différence de l'autobiographie, qui ne s'adresse pas à un narrataire


« incarné », mais à une altérité silencieuse et différée, le récit de vie se construit
dans une situation d'échange verbal face à une altérité concrète, le plus souvent
à l'origine même du procès narratif, lequel répond de fait à une invitation spéci¬
fique déterminante dans la nature même du récit et sa structure interactionnelle.
L'interlocuteur qui se tient à l'horizon de l'acte narratif n'est donc pas neutre
dans l'élaboration de l'histoire de vie qu'il ne se contente pas de recueillir, de

169
REPÈRES N° 21/2000 R. MALET

recevoir, mais participe de son élaboration (2). Le sujet ne récite pas sa vie, il la
met en forme en interaction avec le narrataire, quels que soient les motifs et les
attentes de ce tiers médiateur, et compte tenu d'une réserve de connaissances
communes, partagées qui assure la fécondité de la situation interlocutoire. La
notion de periocution désigne cet effet de l'acte de discours, et, en premier lieu,
sur son destinataire ; plus globalement, la periocution désigne tout changement
successif à l'acte de parole dans l'état du monde objectif. La dimension perlo-
cutoire de l'acte narratif renvoie à l'intersubjectivité de la situation locutoire dans
la mesure où elle signale la « circularité d'intentions » (Ricoeur, 1990 : 60) que
commande l'acte narratif pour véritablement accomplir quelque chose.

De ce point de vue, le narrataire, loin de demeurer extérieur à l'histoire pro¬


duite, l'investit de ces propres intentions et représentations, d'autant plus sûre¬
ment qu'il est co-présent à sa création, le récit constituant un « intermonde » qui
rend possible la rencontre de l'altérité et de deux imaginaires. S'il y a bien,
comme l'annonce Merleau-Ponty, un « solipsisme vécu indépassable » (1945 :
407), la parole insère cependant entre « je » et « tu » un entre-deux qui est com¬
mun à chacun, et propre à aucun. L'histoire de vie, espace de reconnaissance
réciproque, est ainsi l'accomplissement co-narratif d'une interaction entre un
énonciateur et un énonciataire qui exercent une responsabilité partagée dans le
récit produit.

Dans l'espace bipolaire du récit de vie, consacré par le dialogue, l'événe¬


ment biographique acquiert en conséquence un statut singulier : la dimension
fictionnelle du récit lui interdit toute propriété objective malgré sa prétention au
vrai, entendue comme fidélité factuelle. Dans le même temps, le caractère com¬
municationnel du récit lui confère une dimension intersubjective, plus encore
que strictement subjective, le locuteur devant produire quelque sens des faits
narrés, passer en somme d'un mode descriptif à un mode argumentatif com¬
mandé par la situation interlocutoire.

Le récit véhicule de fait un certain nombre de valeurs dont le narrateur est


porteur et qu'il insuffle de façon récurrente dans son récit de vie de manière
explicite ou latente. Le narrataire est guidé par le narrateur par l'omniprésence
de quelques thèses structurantes et configurantes que l'histoire racontée aspire
à étayer. Raconter une histoire vise à produire des effets de sens sans lesquels
l'histoire narrée « ne dit rien ». C'est par une certaine redondance du récit entre
d'une part l'action ou les événements narrés et d'autre part l'exégèse distanciée
qu'en propose le narrateur lui-même que se manifeste ce phénomène. Le carac¬
tère transparent des événements relatés est d'une certaine manière attesté, par
contraste, par le positionnement évaluatif du narrateur devenu extradiégétique
qui leur succède, dans lequel l'exégète - et ce faisant le récit lui-même - acquiè¬
rent une certaine autonomie par rapport à l'événement. Cet approfondissement
évaluatif, sorte de réflexivité intranarrative, fait du récit de vie un espace privilé¬
gié d'auto-élucidation et d'auto-compréhension en même temps qu'il participe
par sa visée configurationnelle de la « lisibilité » du récit pour I'énonciataire.

D'un point de vue sémantique, le récit de vie se structure ainsi principale¬


ment autour de ces deux axes du discours, entre la prétention au vrai (mode
narratif et descriptif) dans lequel l'événement joue un rôle central et structurant,

170
Sujet et héros du récit biographique

et l'affirmation négociée d'un point de vue par cette entreprise d'axiologisation


(modes interprétatif et argumentatif), dans lequel c'est à la fois la puissance
expressive et la pertinence éthique qui assure l'acceptabilité interactionnelle du
récit et non plus la conformité événementielle. L'ambivalence de l'histoire de vie,
qui ne peut se comprendre que parce qu'un narrataire y est engagé, se ren¬
contre dans cette triple dimension constitutive, d'assertion, d'expression et
d'évaluation (3).

2. LE SUJET DU RÉCIT
Ce que le sujet donne à connaître en se racontant, c'est aussi bien une his¬
toire que l'acte même de raconter une histoire, « le discours en acte » (Ricoeur,
1 990 : 64). Le récit de vie présente ceci de particulier qu'il implique une auto¬

désignation de principe. Le sujet se racontant n'est pas simplement le locuteur


de ce qu'il dit, il en est aussi l'agent. II prend par lui position dans le monde. Le
sujet du récit de vie se présente sous une figure mixte : intradiégétique en ce
que l'histoire narrée parle de lui, il demeure dans le même temps extradiégé¬
tique en ce qu'il demeure ancré dans un présent d'où tout à la fois il organise et
porte un point de vue sur l'histoire qu'il raconte et qui l'affecte, pendant que
d'une certaine manière, le héros de l'histoire, le « je » narrativisé est contempo¬
rain de l'histoire elle-même, corrélative à elle.

Ce qui est réalisé dans l'espace du récit de vie, c'est donc au moins tout
autant un acte performatif qu'une présence performative. L'enjeu est d'éclairer le
processus de subjectivation à l'uvre dans le récit de soi et l'interaction entre
l'histoire produite et le sujet qui l'énonce. Toute intention discursive signale un
locuteur, et c'est lui, et non les énoncés, qui réfèrent, qui disent quelque chose
sur quelque chose. Pour autant, si l'énonciateur est « réfléchi » dans l'histoire
qu'il raconte, comprendre « qui parle » ne signifie pas mettre en suspens les
énoncés, en espérant trouver derrière, ou dessous pour être épistémologique¬
ment correct, un sujet. Pas plus ne s'agit-il de pencher tantôt du côté de ce qui
est visé (le référentiel), tantôt du côté de « ce » qui vise (le modal). Ce serait glis¬
ser, mais probablement y a t-il quelque attirance à le faire, vers le sujet carté¬
sien, transparent, substantiel et pré-posé. L'intuition théorique du récit de vie est
celle d'un sujet qui se dessine à l'horizon du dire plutôt que d'emblée postulé et
préalable à tout discours. La notion aristotélicienne de mimesis traduit cette refi¬
guration créatrice de l'expérience du sujet à l'guvre dans l'acte narratif.

2.1. Le récit de vie comme mimesis


La narration se caractérise par sa diachronicité (Bruner, 1991), c'est-à-dire
par le fait qu'elle rend compte d'expériences et d'événements qui ont lieu dans
le temps certes, mais à proprement parler dans « un autre temps ». La singula¬
rité du temps narratif consiste en ce qu'il s'affranchit du temps calendaire pour
donner lieu à un temps subjectif. Ce temps confère aux expériences passées
une signification nouvelle, fictionnelle et régie par l'instant présent du récit.
L'espace narratif relève ainsi d'un modèle personnel d'organisation des événe¬
ments opérant le renversement de ce que Ricoeur nomme « l'illusion de la

171
REPÈRES N" 21/2000 R. MALET

séquence » (Ricoeur, 1980 : 169). Le corrolaire de ce renversement n'est pas la


promotion d'un modèle a-chronologique, l'expérience narrative du temps
échappant tout à la fois à la linéarité chronologique et à un modèle a-chronolo¬
gique conséquent de l'abandon du temps calendaire. II y a une « réciprocité
structurelle » (idem) entre temps et narration qui fonde le récit de vie comme
foyer de l'historicité du sujet. Cette intrication de la subjectivité, de la tempora¬
lité et de la narration trouve sa manifestation la plus forte dans la structure de
l'intrigue, élément moteur de la construction narrative par lequel tout événement
occurrent dans le récit se voit confier une fonction singulière dans son dévelop¬
pement (Ricoeur, 1990). Chaque élément du récit est ainsi soumis à une totalité
méta-structurante qui le gouverne et lui donne sens. Dans le récit de vie, cette
sorte de loi interne à l'acte narratif qu'est l'intrigue participe de la cohésion du
système narratif et fait que le sujet de discours « s'y retrouve » dans la diversité
de vécus devenus expérientiels par leur intégration configurante dans l'espace
d'identification et de reconnaissance que constitue le récit.

Envisagé sous cet angle, le processus narratif est mimétique, entendu non
pas seulement comme « imitation », mais aussi « expression », « extériorisa¬
tion », « création ». Le récit de soi ouvre le sujet au monde extérieur, le fait sortir
de soi et lui fait éprouver son extériorité constitutive. C'est en s'abandonnant au
monde que le sujet s'éprouve, fait l'expérience vive de lui-même. Le récit de vie
incarne cette vocation d'extériorisation d'un sujet voué à se chercher et à se
conquérir hors de lui. II dessine une subjectivité condamnée à se perdre dans
l'altérité (et pour commencer dans celle du « je ») pour se trouver.

La parole remplit cette fonction paradoxale d'être à la fois de l'ordre du


propre en même temps que de celui du public, du partagé, du « dehors ». Le
soubassement théorique du récit de vie, adressé par un « je » à un « tu », est
fondamentalement celle-ci ; la raison narrative y apparait comme l'horizon d'an¬
crage d'une subjectivité errante qui resterait, du fait même de son évidence,
insaisissable hors cette fixation, cette attestation par le « dire ». Elle est insépa¬
rable d'une théorie de l'action et de l'identité : le soi n'y apparait pas comme un
contenu prélinguistique disponible et stable, mais désigne la totalité qui se com¬
pose continûment dans l'espace narratif. « Mimesis », « représentation »,
« expression » : la raison narrative à l'uvre dans le récit de soi ne démontre
pas, elle montre. Le récit de vie forme un espace de création, de reconnaissance
et d'attestation de soi par l'inscription de l'action dans un projet (le muthos ;
mouvement qui qualifie la mimesis 2). II opère une boucle entre l'éprouvé - le
sujet engagé, ouvert au monde par son corps, ses sens- et l'expérience reflexive
- le sujet épistémique-. De sorte que la raison narrative, qui embrasse réflexivité
et sensorialité, apparait à mi-chemin entre le rationnel de la réflexion (le télos) et
« l'irrationnel » de l'engagement et de l'action (l'arcné).

Selon cette définition, le sujet promu par le récit l'aura été par la fixation
d'un « je » opéré par le fait même de se dire. Or, se dire, c'est devoir se dire,
c'est-à-dire être dans la nécessité syntagmatique de se désigner et de se recon¬
naître (4). La transitivité et l'insubstituabilité du récit de vie renvoient, par fixa¬
tion, à l'unicité d'un sujet (c'est le miracle du « je », ressort de la subjectivité, mis
en évidence par Benveniste : « est "ego" qui dit "ego" »). La spécificité du récit

172
Sujet et héros du récit biographique

de vie est que le texte narratif trouve un prolongement hors de lui, dans la per¬
sonne même de l'énonciateur. Cette mise en abyme des intentions opère une
différenciation du « je » qui acquiert au niveau diégétique une autonomie par
rapport au sujet qui l'énonce tout en favorisant l'émergence d'un savoir de
« soi ». La mise en forme narrative participe d'une sortie de soi contemporaine
de son dévoilement. Le récit de vie fait sens parce qu'il est ouverture, extériori¬
sation et vu de totalisation, qu'il est indéterminé et que dans le même temps il
se signifie par sa visée de clôture.

L'expérience est vécue, éprouvée, avant d'être dite. Cependant elle ne


parait exister que lorsqu'elle est portée par les mots. La mémoire présente à des
espaces et des temps de vie multiples ; le sujet trouve dans la forme discursive
le milieu privilégié d'initiative, de rassemblement et de redéploiement de son
existence. Le geste narratif met en forme l'expérience. II y a dans la parole,
annonce Merleau-Ponty, « germination de ce qui va avoir été compris » (1 969 :
65). Le récit porte en lui un sens qui échappe en partie à celui qui l'énonce. Le
mouvement rétrograde qu'opère le discours sur le sens de l'expérience vécue
est créateur et échappe en partie à l'initiative de son auteur. Le sujet n'est pas
omniscient dans l'espace autonome du récit de vie ; il est dit par lui au moins
autant qu'il le dit (5). En ce sens peut-on dire que le récit de vie se présente
comme moyen privilégié, non pas de retour sur soi, mais d'accouchement de
soi. « La forme est formante », annonce fermement M. Maffesoli (1 990 : 1 05). La
vitalité de la forme narrative libère de toute conception causaliste du dire. Elle
renverse les perspectives : je ne me raconte pas ainsi parce que c'est ce qui
m'est arrivé, mais arrive ce que je dis : « j'arrive ». L'événement majeur du récit
de vie, c'est bien le discours lui-même.

2.2. L'expérience du temps vécu

Dans le cadre du récit de vie, le sujet racontant son histoire est amené à
projeter des espaces-temps vécus rassemblés et configurés dans le milieu du
récit. Nous avons dit que le récit accouchait d'un temps singulier, affranchi du
modèle chronologique, un temps proprement subjectif articulant les espaces-
temps vécus par le sujet. Le sujet a en quelque sorte une expérience spatiale du
temps, car le temps ne peut être l'objet d'un senti que par sa spatialisation. II ne
saurait en effet y avoir de sensations du changement, de formation même du
sujet, si les expériences ne donnaient lieu à quelque représentation d'espaces
temporels, que traduit bien la métaphore visuelle du « point de vue ». Comme l'a
montré Bachelard, l'espace seul constitue la forme sensible de la durée (6).

C'est cette dimension sensible de l'expérience temporelle qui permet de


comprendre comment le récit peut embrasser tous les temps vécus dans l'unité
complexe d'un « maintenant » et figurer ce faisant la puissance affectante du
temps. Celui-ci retient en lui tous les vécus passés tout en produisant un sens
nouveau. Husserl (1928) désigne par la notion de « modification rétentionnelle »
cet écart entre la rétention de l'expérience dans le moment présent et la sensa¬
tion originaire. L'expérience du passé prend la forme de vécus intentionnels pré-
sentifiés et activés dans l'espace présent du récit. « Temps de l'initiative »
(Ricoeur, 1 985 : 374), le récit invente, initie ainsi bien plus qu'il ne dévoile l'expé-

173
REPÈRES N° 21/2000 R. MALET

rience du sujet. C'est l'Auvre d'auto-temporalisation dans laquelle il est engagé


en se racontant qui le définit comme sujet. Cette prise de pouvoir du sujet sur
ses temps vécus n'est pas transparente, et le présent du récit est toujours « un
présent élargi » (Ricoeur, 1985 : 57) qui n'est pas vierge des rétentions passées.
Le champ de présence au passé qu'ouvre le récit de vie et le pouvoir du sujet
d'agir sur lui est lui-même opacifié par le fait que l'ayant déjà agi dans le passé,
il demeure, dans son mouvement présent vers lui, des traces de cette action
passée, qui se meuvent inexorablement en action sur lui. II y a en quelque sorte
rétro-action des ouvertures passées vers un passé antérieur sur la présente
rétention du sujet. Cette sorte de sédimentation narrative participe des limites
indépassables de l'acte narratif comme mouvement d'affranchissement.

Cette étrangeté relative du sujet à lui-même dans le déploiement configu¬


rant de son histoire de vie est fortement signifiée dans la projection d'espaces-
temps de vie propres au récit dans lesquels le sujet est appelé à se reconnaître.
Entrant en quelque sorte en dialogue avec ses vécus et ses « moi passés », le
sujet peut aller jusqu'à prendre dans le cadre du récit de sa propre histoire la
figure d'un narrateur extradiégétique, projetant sur celle-ci un sens inédit et
révélé par l'histoire elle-même. Par cette sorte d'ubiquité de sa conscience à
l'instant présent en même temps qu'à ses vécus passés, le sujet provoque et
assiste à son propre changement tout en s'assurant une continuité avec lui-
même (7). C'est l'expérience de la durée comme forme qui favorise pour le sujet
la projection de ses vécus dans la totalité narrative. Le récit de vie confère à ses
vécus une tonalité particulière que la forme retentionnelle du temps ne revêt pas
en elle-même. L'espace créateur du récit autorise pour le sujet le redéploiement
de ce dont il émerge ; en ce sens il le produit. II y a pénétration et ré-invention
d'un multiple reçu qui permet de comprendre le récit de vie, et au-delà la forma¬
tion du sujet, comme synthèse passive.

2.3. La raison narrative comme dualité constitutive du sujet


A l'issue de cette tentative d'élucidation théorique du récit de vie dans sa
double dimension sémantique et pragmatique, la raison narrative à l'Ðuvre dans
le récit de vie s'articule autour des deux figures que nous avons tenté d'éclairer :
le héros de l'histoire et le sujet du récit.

Le récit de vie apparait régi par la quête d'un soi, par le fait que se raconter,
c'est aspirer à se signifier. Le pendant du déploiement d'une histoire (« voici ce
dont j'émerge... ») est l'affirmation d'une identité (« ...voici qui je suis »). Le récit
de vie participe d'une procédure identificatoire, significative du caractère mons-
tratif de l'acte narratif : le sujet ne dit pas frontalement ce qu'il est, il le
montre (8).

En somme, la raison narrative à l'uuvre dans le récit de vie opère un


double mouvement autoréférentiel à des plans distincts du discours :
- un mouvement centrifuge, le déploiement d'une histoire, d'espaces-
temps vécus configurés dans le récit de vie. Ce dépliement est contemporain
d'une sortie de soi et d'un effacement du sujet de laquelle il participe. De ce
point de vue, le rapport au monde dessiné dans l'espace narratif présente un

174
Sujet et héros du récit biographique

caractère paradoxal, en ce qu'il opacifie la figure du sujet, instance initiatrice de


l'histoire, au profit du héros qu'il promeut, et dans le même temps cette mise
entre parenthèses est contemporaine d'un dévoilement du sujet.
- un mouvement centripète ensuite, qui voit donc le sujet émerger à l'hori¬
zon du récit, hors-texte, sous forme d'une totalité concrète affectée et auto-pro¬
mue, présente et fragile. Au déploiement succède le rassemblement : ancré
dans le présent, le sujet est pressé de formuler sa propre synthèse. Le sujet
s'éprouve au dehors, mais n'est pas ce « hors-de-soi » qu'est son histoire.
Ces deux catégories de gestes narratifs - arrachement et rattachement -
signifient le double mouvement constitutif du sujet du récit de vie, tendu vers un
ordre fictionnel, celui du récit et du « je » différencié qu'il promeut, et dans le
même temps vers la cohésion pratique d'un « soi ».

3. RÉCIT DE VIE ET FORMATION DES ENSEIGNANTS

Ce second volet vise à rendre compte de l'intérêt de l'usage du récit de vie


sur un terrain spécifique, celui de la formation des enseignants, qui cristallise
des interrogations sur la pertinence de la mobilisation de savoirs praticiens
« autochtones » et sur les limites d'une conception positive et applicationniste
de la connaissance. Cette problématique des savoirs renouvelle considérable¬
ment ce champ de recherche et de formation, en conférant à la réflexivité un
statut prépondérant dans la socialisation de l'enseignant (Schôn, 1996 ; Paquay,
1996) et en substituant à une conception verticale de sa formation une concep¬
tion horizontale, dans laquelle chercheurs, formateurs et praticiens deviennent
partenaires dans la construction du sens de l'activité et des pratiques ensei¬
gnantes. Cette tendance vers une recentration sur les savoirs praticiens et une
reconnaissance de l'autonomie de la pratique s'incarne dans nombre de pays
européens (France, Belgique, Grande-Bretagne) et nord-américains, au travers
d'un renouvellement sensible depuis la dernière décennie des dispositifs de for¬
mation (mémoire professionnel, analyse reflexive, stages, mentorat).

Dans ce contexte, et même si le recours au récit est inhérent aux pratiques


formatives fondées sur la réflexivité, les récits de vie occupent une place à part.
S'inscrivant dans ce renouveau épistémologique de la pratique enseignante, ils
occupent toutefois une position encore marginale dans les pratiques de
recherche et de formation en ce que leur usage est moins guidé par un souci de
mobilisation ou d'actualisation de savoirs et de compétences professionnelles
spécifiques et expertes - perspective instrumentale - que par l'élucidation du
savoir-faire - sens et de l'élaboration identitaire de l'enseignant en devenir -
perspective developpementale - (Elbaz, 1988 ; Malet, 1998 ; Nias, 1988). Ces
deux perspectives - rationaliste et anthropologique - apparaissent néanmoins
complémentaires, la première privilégiant l'exemplarité de l'expertise et de l'ex¬
traordinaire, la seconde la significativité de la singularité et de l'ordinaire.

3.1. Les pionniers du genre

Les liens entre le genre biographique et la recherche sur les enseignants


sont relativement récents, puisque ce n'est qu'au début des années 80 que se

175
REPÈRES N° 21/2000 R. MALET

sont développées les études sur le « devenir enseignant », au travers notam¬


ment des contributions pionnières des sociologues interactionnistes anglo-
saxons, héritiers de l'École de Chicago (Hugues, 1957). Sous l'impulsion du
travail de C. Lacey (1 977), les enquêtes produites à partir de récits de vie (life
stories) et d'observation participante visent à élucider le processus de construc¬
tion de l'identité professionnelle des enseignants, en prêtant notamment atten¬
tion aux stratégies d'adaptation déployées par les praticiens au cours de leur
formation initiale. Les notions de négociation, d'intériorisation ou de résistance
aux valeurs véhiculées par la formation professionnelle et l'institution qui l'as¬
sure, de stratégies d'adaptation (coping strategies), sont récurrentes dans l'ana¬
lyse symbolique interactionniste de la formation de l'enseignant (Pollard, 1982 ;
Woods, 1990).

Exégètes des phénomènes micro-sociaux, les sociologues anglo-saxons


établissent une corrélation décisive entre le niveau local - le sens que les acteurs
éducatifs donnent à leur activité et leurs pratiques - et le niveau structurel des
facteurs liés à la culture dans laquelle ils s'inscrivent (C. Lacey parle de « culture
latente »). La socialisation et la formation de l'enseignant y apparaissent comme
l'acquisition et l'activation négociée de valeurs et d'attitudes propres à un
groupe professionnel (Popkewitz, 1985). La sociologie de l'éducation anglo-
saxonne développe ainsi un modèle stratégique de la socialisation profession¬
nelle, élaborant, dans le prolongement des travaux de H. Becker et de C. Lacey,
des catégories susceptibles de rendre compte des processus transactionnels
favorisant stabilité ou changement institutionnels (Sikes, et. al., 1983 ; Zeichner
et Tabachnik, 1985). L'ensemble de ces contributions met particulièrement l'ac¬
cent sur l'immersion des récits de vie dans un environnement organisationnel et
socio-culturel qui les influence et leur donne sens (Britzman, 1987).

3.2. Une conception élargie du savoir enseignant


Si les sociologues de l'éducation mobilisant la démarche biographique
investissent la question de l'identité enseignante sous un angle exclusivement
socio-professionnel, d'autres travaux, plus récemment, fondent l'intelligibilité de
l'expérience enseignante sur son caractère éminemment sensible, rythmique,
inscrite dans un rapport direct au monde. L'hypothèse de ce courant d'études,
attentif au « langage de la pratique » (Yinger), est d'envisager l'expérience sen¬
sible en tant que syntaxe pratique, signifiante du point de vue d'une sémantique
de l'action (Johnson, 1989 ; Yinger, 1989). La connaissance de l'enseignant ainsi
comprise ne se limite pas à un seul savoir d'expérience lié à la pratique profes¬
sionnelle, mais renvoie à l'inscription de l'enseignant dans un monde physique
et culturel qui l'inscrit dans une communauté de sens (Bullough, 1991 ; Elbaz,
1 988 ; Powell, 1 996). La mise au jour des savoirs de l'enseignant passe par une

prise en compte de ses différentes sphères bio-occupationnelles qui fondent


une forme complexe de rapport au monde, une « esthétique enseignante (...) il
n'est pas simplement question de croyances intériorisées, mais bien plutôt de
champs d'expériences, d'interactions corporelles, de sentiments, d'actions spa-
tio-temporellement orientées. Bref, la connaissance pratique des enseignants
désigne les modalités complexes par lesquelles ceux-ci disposent, hic et nunc,
d'un monde signifiant » (Johnson, 1989 : 363). Pour rendre compte de cette

176
Sujet et héros du récit biographique

forme incorporée, autochtone de savoir, Johnson en appelle à des notions heu¬


ristiques comme celles d'image, de routine, de rythme, de cycle (Clandinin,
1989) (9), qu'on retrouve également dans l'espace francophone (Huberman,
1989 ; Mevel, 1999 ; Perrenoud, 1994).

Préoccupée de la dimension diachronique de la construction d'un savoir


enseignant ne prenant sens que replacé dans le contexte d'une histoire person¬
nelle, la mouvance de recherche narrative formule l'hypothèse que « le savoir
enseignant le plus authentique est enfoui dans le récit autobiographique » (Butt,
et. al., 1988 : 28), la dimension reflexive du récit remplissant une fonction de
structuration et d'explicitation de l'expérience vécue. Rompant avec le para¬
digme rationaliste promoteur du sujet épistémique, fortement rationnel, au détri¬
ment du sujet dialogique (Day et Tappan, 1996 ; Taylor, 1989), éminemment
relationnel et social (10), de nombreuses contributions, principalement anglo-
américaines (Butt et Raymond, 1987 ; Butt, et. al., 1988 ; Elbaz, 1989), avancent
la notion de « voix » (teacher's voice), traduisant bien le souci de réhabiliter le
savoir autochtone des insiders. Cette préoccupation émancipatoire favorise l'ex¬
périmentation d'outils originaux comme l'écriture commune (Butt, 1988) ou la
restitution commune et l'échange des récits (Connely et Clandinin, 1987). En
France, le même type de pratiques se fait jour au travers de dispositifs de for¬
mation innovants permettant de produire et d'échanger des « récits de vie pro¬
fessionnels » (Bliez-Sullerot, 1999 ; Mevel, 1999).

Dans l'ensemble, et même si les formulations varient pour en rendre


compte (J. Clandinin parle d'unité narrative et de connaissance personnelle/pra¬
tique, R. Butt de praxis biographique) ces travaux valorisent une conception du
savoir enseignant qui, loin d'être réduit à un savoir professionnel isolé des autres
sphères de vie du sujet, est envisagé comme la mise à l'épreuve renouvelée des
commerces entretenus par l'enseignant, placé « au centre d'un réseau occupa¬
tionnel » (Clandinin, 1986 : 65). Au delà du réseau dans lequel l'enseignant-sujet
prend position, le récit de vie permet de mettre au jour la formation expérientieUe
de l'enseignant en amont des espaces-temps professionnels et ce faisant
d'éclairer les interactions entre son parcours de vie pré-professionnel, les
savoirs construits au cours de son trajet de pré-formation, de son histoire sco¬
laire ou familiale, et son identité d'enseignant en devenir (Butt, ef. al. , 1 993 ;
Belkàid, 1999 ; Clandinin, 1989 ; Malet, 1999).

3.3. Discussion autour d'un renouveau épistémologique


A l'issue de ce tour d'horizon de la recherche narrative sur les enseignants
et leur formation, il apparait que l'approche biographique fédère une grande
variété de recherches préoccupées de comprendre les ressorts de l'activité
enseignante à partir de l'expérience enseignante même. L'effervescence épisté¬
mologique et méthodologique perceptible dans ce vaste champ de préoccupa¬
tions regroupées sous les dénominations unifiantes de « savoir enseignant » est
l'indication d'une saine tendance à associer dans l'intelligibilité de leur pratique
des enseignants qui restent au demeurant les seuls dépositaires de l'acte d'en¬
seignement, quelles que soient les modifications pouvant intervenir sur le cadre
- et le cadre seulement - de leur activité. L'ambition de cette mouvance de

177
REPÈRES N° 21/2000 R. MALET

recherche, clairement ancrée dans le paradigme interprétatif ouvert par l'ère


poststructuraliste, est donc de réhabiliter l'enseignant en tant que sujet - non
simplement objet - de connaissance, et de signifier le statut décisif du discours
dans la formation du sujet.

La diversité des approches oblige toutefois à quelque prudence sur l'inté¬


gration de l'enseignant-sujet que cette tendance semble augurer. Les pratiques
de formation d'enseignants, avons-nous vu, suggèrent bien souvent implicite¬
ment que le critère de validité du savoir repose sur sa fonctionnalité et sa trans¬
férabilité, autrement dit littéralement sur son autonomie par rapport au sujet qui
l'exprime. Dans cette perspective, c'est la subjectivité même de l'enseignant qui
semble évacuée, singulièrement au nom de sa formation à une expertise ensei¬
gnante, dont les critères de recevabilité sont externement définis et prescrits.
L'expérience enseignante ne saurait dans cette perspective être significative que
dans la mesure où elle revêt quelque qualité d'expertise.

Pour autant que l'on puisse être séduit par « l'entrée de la vie en
formation », et par la spécificité même des récits de vie qui est de suppléer à
ces approches rationalistes et exogènes des démarches anthropologiques
attentives au sens qui habite l'expérience singulière, quel statut conférer à ces
récits du vécu en formation ? Au passage, il convient de remarquer que si
l'usage du récit de vie est très développé dans la recherche sur les enseignants,
en ce qu'il permet de découvrir des problématiques anthropologiques fonda¬
mentales, il demeure en revanche encore assez marginal en formation des
enseignants. Comment donc donner la parole aux enseignants tout en préten¬
dant les former par la production d'un récit de vie sans prendre le risque ou de
le trahir ou de s'enfermer dans la singularité du récit produit ?

Ce qu'il convient d'affronter pour rendre justice à l'usage des récits de vie
en formation, c'est ce que j'appellerai le dégagement du récit, nécessaire et
contemporain d'une ouverture à l'altérité. Ce dépassement du récit par
l'échange et sa soumission à la critique et à l'argumentation permet au sujet de
sortir de son propre récit et d'être en voie de réaliser ce faisant le potentiel for¬
matif de celui-ci. Pour accomplir ce dépassement du récit de vie auquel doit
consentir le sujet pour que le procès de formation ait quelque chance d'aboutir,
il convient d'engager en formation des pratiques visant à l'élucidation des
savoirs et des valeurs dont sont porteurs, individuellement et collectivement, les
enseignants en devenir. Travailler sur le récit de vie des enseignants, c'est en
effet les amener à réfléchir sur ce qui vaut pour eux, tout récit participant nous
l'avons vu d'une entreprise d'axiologisation. La question de la construction des
savoirs enseignants a pour corollaire une nécessaire interrogation sur les valeurs
enseignantes (Bliez-Sullerot et Mevel, 1999).

Le problème que pose l'usage du récit de vie en formation d'enseignants


n'est bien entendu pas la définition collective de « valeurs majuscules », mais
plus probablement l'explicitation et la socialisation de « valeurs minuscules »
(Fath, 1998). Soumises à la discussion et à la force critique du discours, les
images, valeurs, expériences morales de l'enseignant ainsi socialisées sont
désinvesties de leur charge émotionnelle, permettant à l'enseignant une autono¬
mie axiologique. L'éclairage des processus de valorisation singuliers, conquis

178
Sujet et héros du récit biographique

par leur mise en mots et leur échange, n'a pas pour vocation ultime l'émergence
d'un improbable consensus axiologique, mais permet de soumettre de façon
argumentative cette singularité à l'écoute du groupe. C'est précisément ce
changement de perspective et cette superposition des textes du vécu qui peut
être formateur. La reconnaissance réciproque par le biais d'une éthique de la
discussion (Habermas, 1992 ; Ferry, 1996) est tout autant la méthode que la fin
de ces pratiques. II s'agit non pas de démystifier la singularité du récit, mais de
l'intégrer par un travail sur des universalisâmes, c'est-à-dire des visées d'univer¬
salité elles-mêmes soumises à la discussion. C'est dans ce passage de la sin¬
gularité du récit relevant du savoir narratif à la définition d'impératifs moraux
relevant du savoir argumentatif que probablement se joue et s'actualise le
potentiel formatif du récit de vie.

CONCLUSION
« La science est d'origine en conflit avec les récits », annonce J.-F. Lyotard
en ouverture de La Condition postmoderne (1979 : 7). Les sciences humaines,
pour leur bien ou pour leur malheur, abritent des champs disciplinaires à « para¬
digme faible », c'est-à-dire ne pouvant se protéger - bien qu'elles aient long¬
temps uvré à cela - derrière des savoirs « durs » qui les mettraient à l'abri de
toute invasion du vécu et des récits subjectifs, et de leur inachèvement propre.

La vertu de l'approche biographique, au delà de la variété de pratiques que


l'on peut y rencontrer, est d'affronter cette irrésolution constitutive du sujet dans
ce qu'il a de plus intime et de plus incomplet, le récit de sa vie. D'abord utilisée
pour mieux connaître les sociétés sans écriture (Simmons, 1942), l'approche
biographique l'est aujourd'hui pour comprendre les franges de nos sociétés
« sans parole ». Pour autant, elle ne masque pas une nouvelle forme de colonia¬
lisme anthropologique, mais, dans un mouvement épistémologique qui traverse
toutes les sciences sociales, manifeste la fin d'une foi irrésolue dans l'expertise
externe à l'expérience vécue et la réhabilitation du sujet éprouvant, agissant et
connaissant.

Si la voix du sujet mérite d'être entendue, elle ne saurait pour autant être
magnifiée. Prendre en considération la parole du sujet revient à ne pas vider
l'expérience vécue de son historicité propre, mais ce faisant, construire néan¬
moins du sens, un sens qui ne soit pas « commun », mais nécessairement en
rupture d'avec - en même temps qu'instruit par - ce qui est raconté par le sujet :
un sens commun somme toute, c'est-à-dire partagé.

NOTES

(1) Les termes de « récit de vie » et d'« histoire de vie » seront ici utilisés sans exclusive
dans la mesure où ils désignent les deux versants d'une même expérience, qui est
celle de « se raconter ». Pour, autant, l'un et l'autre seront investis de manière diffé¬
renciée. Le récit de vie renvoie explicitement à l'acte narratif et à l'instance d'énon¬
ciation qui est le sujet du récit : le récit y est envisagé dans sa dimension

179
REPÈRES N° 21/2000 R. MALET

pragmatique ; l'histoire de vie fait référence au niveau diégétique de la narration, à la


mise en intrigue de soi dans un espace-temps singulier, celui de l'histoire, qui consti¬
tue un moment du procès narratif.
(2) «La parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui écoute » ; Montaigne (1580 :

1222).
(3) Voir sur ce point les analyses de J.-M. Ferry, 1 991 : 1 21 -1 34.
(4) Le devenir et la singularité du sujet s'affirment dans ce passage nécessaire du vivre
au dire, du réel au symbolique.
(5) «Les choses se trouvent dites et se trouvent pensées par une Parole et par une
Pensée que nous n'avons pas, qui nous ont » ; M. Merleau-Ponty, 1960 : 27.
(6) « On croit parfois se connaître dans le temps, alors qu'on ne connaît qu'une suite de
fixations dans des espaces de la stabilité de l'être, d'un être qui ne veut pas s'écou¬
ler... » ; G. Bachelard, 1957 : 28.
(7) Derrida, dans le prolongement de Husserl et de ses « temporels sentis », offre à pen¬
ser le mouvement rétentionnel et la présence-absence du passé dans l'instant pré¬
sent avec la notion heuristique de « trace » : « Sans réduire l'abîme qui peut en effet
séparer la rétention de la re-présentation, sans se cacher que le problème de leurs
rapports n'est autre que celui de l'histoire de la vie et du devenir conscient de la vie,
on doit pouvoir dire a priori que leur racine commune (...), la trace au sens le plus
universel, est une possibilité qui doit non seulement habiter la pure actualité du
maintenant, mais la constituer par le mouvement même de la différence qu'elle y
introduit » ; J. Derrida, 1967 : 75.
(8) Ainsi, annonce Ricoeur, « répondre à la question « qui ? », c'est raconter l'histoire
d'une vie. L'histoire racontée dit le qui de l'action » ; P. Ricoeur, 1985 : 442.
(9) « Ces cycles ne sont pas éprouvés en tant que cycles imposés objectivement à l'en¬
seignant, mais sont expérimentés rythmiquement. Les enseignants opèrent dans leur
récit une reconstruction de leur expérience à travers une répétition cyclique de la vie
dans l'établissement, et c'est par cette reconstitution que les enseignants en vien¬
nent à « connaître » rythmiquement leur classe » (Clandinin, 1989 : 123).
(10) Les implications dramaturgiques propres à la conception dialogique du soi condui¬
sent à concevoir un sujet moral qui « performerait » devant un public privé
présent/absent ses propres expériences morales tout au long de sa vie. C. Taylor
instruit ainsi le concept de « soi » en tant que « constitué au travers d'un échange
langagier incessant » (1989 : 509) et entrevoit la présence de l'autre en lui dans « les
sources morales hors de lui qui résonnent en lui-même sous forme langagière »
(Ibid : 51).

BIBLIOGRAPHIE

ADAM J.-M. (1984) : Le Récit, PUF, « Que-sais-je ? ».

ADAM J.-M. (1992) : Les Textes : types et prototypes, Paris, Nathan.


ARISTOTE (1980) : Poétique, Paris, Seuil.
AUSTIN (1970 ; 1962) : Quand dire, c'est faire, Paris, Seuil.
BACHELARD G. (1994, 1957) : La Poétique de l'espace, Paris, PUF.
BAKHTINE M. (1977) : Le marxisme et la philosophie du langage. Essai d'appli¬
cation de la méthode sociologique en linguistique, Paris, Minuit.

180
Sujet et héros du récit biographique

BAUDRY F. (et. al.) (1998) : Figures du sujet en sciences humaines, Paris,


L'Harmattan.
BELKAÏD M. (1999) : Formation des enseignants et (auto)biographie éducative,
Spirale, n° 24.
BENVENISTE (1 966) : Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard.
BERTAUX D. (1 983) : L'approche biographique, sa validité méthodologique, ses
potentialités, Cahiers Internationaux de Sociologie, 69, n° 2.
BERTAUX D. (1997) : Les Récits de vie, Paris, Nathan.
BERTHIER P. et DUFOUR D.-N. (coord.) (1996) : Philosophie du langage, esthé¬
tique et éducation, Paris, L'Harmattan.
BLIEZ-SULLEROT N. (1999) : De l'utilisation des récits de vie en formation d'en¬
seignants, Spirale, nc 24.
BOURDIEU P. (1986) : L'illusion biographique, Actes de la Recherche en
Sciences Sociales, n° 62-63.
BREMOND C. (1973) : Logique du récit, Paris, Seuil.
BRITZMAN D. P. (1988) : Cultural myths in the making of a teacher : biographical
and social structure in teacher education, Harvard Educational Review, 56,
n°4.
BRUNER J. S. (1990) : Acts of Meaning, Cambridge MA, Harvard University
Press.
BRUNER (1991) : The narrative construction of reality, Critical Inquiry, 18.
BRUNER J. S. (1996) : L'Éducation, entrée dans la culture, trad. fr. Yves Bonin,
Paris : Retz.
BULLOUGH R. V. (1991) : Exploring personal teaching metaphor in teacher edu¬
cation, Journal of Teacher Education, 42, n° 1 .
BURGOS M. (1979) : Sujet historique ou sujet fictif : le problème de l'histoire de
vie, Information sur les Sciences Sociales, 18, n° 1 .
BUTT, R. & RAYMOND, D. (1987) : Arguments for using qualitative approaches in
understanding teacher thinking : The case for autobiography, Journal of
Curriculum Theorizing, n° 1 .
BUTT, R., RAYMOND, D., YAMAGISHI, L. (1988) : Autobiographic praxis : stu¬
dying the formation of teachers' knowledge, Journal of Curriculum
Theorizing, 7, n° 4.
BUTT, R., RAYMOND, D., YAMAGISHI, L (1993) : Savoirs pré-professionnels et
formation fondamentale. Approche autobiographique, in Gauthier, et. al, Le
Savoir des enseignants : unité et diversité, Montréal, Éditions Logiques.
CLANDININ J. (1986) : Classroom Practices. Teachers' Images in Action,
Barcombe : The Falmer Press.
CLANDININ J. (1989) : Developing rythm in teaching : The narrative study of a
beginning teacher's personal practical knowledge of classrooms,
Curriculum Inquiry, 19, n° 2.
CONNELLY F. M. & CLANDININ D. J. (1987) : On narrative method, biography
unities in the study of teaching, Journal of Educational Thought, n° 3.

181
REPÈRES N° 21/2000 R. MALET

COQUET J.-C. (1996) : La Quête du sens. Le langage en question, Paris, PUF.


COSTANTINI M., DARRAULT-HARRIS I. (coord.) (1996) : Sémiotique, phénomé¬
nologie, discours, Paris, L'Harmattan.
DEMAZIERE D. et DUBAR C. (1997) : Analyser les entretiens biographiques,
Paris, Nathan.
DERRIDA J. (1993, 1967) : La Voix et le phénomène, Paris, PUF.
DOMINICE P. (1990) : L'Histoire de vie comme processus de formation, Paris,
L'Harmattan.
DUCROT O. et ANSCROMBRE J.-C. (1988) : L'Argumentation dans la langue,
Bruxelles, Mardaga.
DUFOUR D. R. (1990) : Les Mystères de la trinité, Paris, Gallimard.
ELBAZ F. (1 988) : The Changing Nature of Self : A Critical Study of the
Autobiographic Discourse, Beckenham, Croom Helm.
ERBEN M. (1999) : The Biographic and the educative : A question of values, in
SCOTT D. (Ed.) Values and Educational Research, London, Institute of
Education.
FATH G. (1998) : Les valeurs en éducation et en formation, Spirale, n° 21.
FERRAROTTI F. (1983) : Histoire et histoire de vie : la méthode biographique
dans les sciences sociales, Paris, Méridiens Klincksieck.
FERRY J.-M. (1991) : Les Puissances de l'expérience, Paris, Cerf, 2 tomes.
FERRY J.-M. (1996) : L'Éthique reconstmctive, Paris, Cerf.
FINGER M. (1989) : L'approche biographique face aux sciences sociales. Le
problème du sujet dans la recherche sociale, Revue Européenne des
Sciences Sociales, 27, n° 83.
GALATANU O. (1996) : Analyse du discours et approche des identités, Education
Permanente, n° 128.
GAUTHIER C, MELLOUKI M. et TARDIF M. (Eds.) (1993) Le Savoir des ensei¬
gnants. Que savent-ils ? Montréal, Éditions Logiques.
GENETTE G. (1983) : Nouveau discours du récit, Paris, Seuil.
GUSDORF G. (1990) : Lignes de vie, 1. 1 : Les Écritures du moi, t. 2 : Auto-bio¬
graphie, Paris, Odile Jacob.
HABERMAS J. (1987, 1983) : Théorie de l'agir communicationnel, Paris, Fayard.
HABERMAS J. (1992, 1991) : De l'Éthique de la discussion, Paris, Cerf.
HUBERMAN M. (1989) : La Vie des enseignants, Neuchâtel, Delachaux et
Niestlé.
HUGUES E. C. (1957) : Men and their Work, New York, Free Press.
HUSSERL E. (1964, 1928) : Leçons pour une phénoménologie de la conscience
intime du temps, Paris, PUF.
JACQUES F. (1985) : L'Espace dialogique de l'interlocution, Paris, PUF.
JAMES H. (1984) : The story of the story, in Literary Criticism, New York, The
Library of America.
JOHNSON M. (1989) : Embodied knowledge, Curriculum Inquiry, n° 4.

182
Sujet et héros du récit biographique

JOUTARD P. (1 983) : Ces Voix qui nous viennent du passé, Paris, Hachette.
KERBRAT-ORECCHIONI C. (1980) : L'Enonciation : de la subjectivité dans le lan¬
gage, Paris, Armand Colin.
LABOV W. (1978 ; 1972) : Le Parler ordinaire, Paris, Minuit.
LAKOFF G. et JOHNSON M. (1987) : Metaphors we live by, Chicago, IL :

University of Chicago Press.


LACEY C. (1 977) : The Socialisation of Teachers, London, Methuen.
LECLERC-OLIVE M. (1997) : Le Dire de l'événement (biographique), Lille,
Presses Universitaires du Septentrion.
LEGRAND M. (1 993) : L'Approche biographique, Paris, Éditions Épi.
LEJEUNE P. (1980) : « Je » est un autre, Paris, Seuil.
LERNER G. H. (1992) : Assisted storytelling : deploying shared knowledge as a
practical manner, Qualitative Sociology, 15, n° 3.
LERAY C. et BOUCHARD C. (2000) : Histoires de vie et dynamique langagière,
Cahiers de Sociolinguistique, n° 5, Presses Universitaires de Rennes.
LYOTARD J.-F. (1979) : La Condition postmoderne, Paris, Minuit.
MAFFESOLI M. (1990) : Au Creux des apparences. Pour une éthique de l'esthé¬
tique, Paris, Pion.
MAFFESOLI M. (1996) : Éloge de la raison sensible, Paris, Grasset.
MALET R., TOMLINSON P. et WILLIAMS R. (1998) : Formation identitaire et rai¬
son narrative. Jalons pour une phénoménologie de la formation, Penser l'ɬ
ducation, n° 5.
MALET R. (1 998) : L'Identité en formation. Phénoménologie du devenir ensei¬
gnant, Paris, L'Harmattan.
MALET R. (1999) : La formation de l'identité enseignante d'un point de vue
anthropologique, Spirale, n° 24.
MALET R. (2000) : Savoir incarné, savoir narratif. Phénoménologie et formation
de l'enseignant-sujet, Revue Française de Pédagogie, n° 1 32.
MERLEAU-PONTY M. (1942) : La Structure du comportement, Paris, PUF.
MERLEAU-PONTY M. (1945) : Phénoménologie de la perception, Paris,
Gallimard.
MERLEAU-PONTY M. (1960) : Signes, Paris, Gallimard.
MERLEAU-PONTY M. (1969) : La Prose du monde, Paris, Gallimard.
MEVEL Y. (1 999) : Définitions et exemples d'utilisation du récit de vie profession¬
nelle en formation d'enseignants, Spirale, n° 24.
MONTAIGNE (1962, 1580) : Essais, volume III, Gallimard, Pléiade.
NIAS J. (1 988) : On Becoming and being a teacher, London, Methuen.
PAQUAY L. (et. al.) (dir.) (1 996) : Former des enseignants. Quelles stratégies ?
Quelles compétences ? Bruxelles, De Boeck.
PERRENOUD P. (1994) : La Formation des enseignants entre la théorie et la pra¬
tique, Paris, L'Harmattan.

183
REPÈRES N° 21/2000 R. MALET

PINEAU G. et JOBERT G. (coord.) (1989) : Histoires de vie, Paris, L'Harmattan, 2


tomes.
PINEAU G. et LEGRAND J.-L. (1993) : Les Histoires de vie, PUF, « Que-sais-
je ? ».
PINEAU G. (1998) : Accompagnement et histoires de vie, Paris, L'Harmattan.
POIRIER J. (et. al.) (1983) : Les Récits de vie, Paris, PUF.
POLLARD A. (1 982) : A model of classroom coping strategies, British Journal of
Sociology, n° 3.
POPKEWITZ T. S. (1985) : Ideology and social formation in teacher education,
Teaching and Teacher Education, n° 2.
RECANATI F. (1979) : La Transparence de renonciation, Paris, Seuil.
RICOEUR P. (1980) : Narrative time, Critical Inquiry, n° 7.
RICOEUR P. (1986) : Du Texte à l'action, Paris, Seuil.
RICOEUR (1983-1984-1985) : Temps et récit, Paris, Seuil, 3 tomes.
P.

RICOEUR (1990) : Soi-même comme un autre, Paris, Seuil.


P.

SCHÔN D. (1 996) : Le Tournant réflexif, Montréal, Éditions Logiques.


SEARLE J. (1 972, 1 969) : Les Actes de langage, Paris, Hermann.
SIKES P. J. (et. al.) (1983) : Teachers carreers, crises and continuities, London,
Routledge and Kegan Paul.
SIMMONS L. (1942) : Sun Chief. The Autobiography of a Hopi Indian, New Have,
Yale University Press ; trad. fr. (1959) Soleil Hopi, Pion.
TAPPAN M. et PACKER M. (Eds) : Narrative and Storytelling : Implications for
Understanding Moral Development, San Francisco, Jossey Bass.
TAYLOR C. (1998 ; 1989) : Les Sources du moi, Paris, Seuil.
THOMPSON P. (1978) : The Voice of the Past: Oral History, Oxford, Oxford
University Press.
TIFFENEAU D. (dir.) (1980) : La Narrativité, Paris, CNRS.
WITTGENSTEIN L. (1961, 1951) : Investigations philosophiques, Paris, Gallimard.
WOODS P. (1990) : L'Ethnographie de l'école, Paris, Armand Colin.
WULF C. (1999) : Anthropologie de l'éducation, Paris, L'Harmattan.
YINGER R. (1 987) : Learning the language of practice, Curriculum Inquiry, n° 3.
ZEICHNER K. et TABACHNIK B. R. (1985) : Social strategies and institutional
control in the socialization of beginning teachers, Journal of Education for
Teaching, 5, n° 1 .

184
NOTE DE SYNTHESE

L'EFFET DE LA DIVERSITÉ NARRATIVE


SUR LES COMPÉTENCES DES ENFANTS
D'ÂGE SCOLAIRE
Sophie GONNAND, Harriet JISA
Laboratoire Dynamique Du Langage
Depuis de nombreuses années, les recherches portant sur le développe¬
ment de la compétence narrative chez l'enfant d'âge scolaire abondent. Parmi
quelques-unes des recherches pionnières, peuvent être cités, entre autres, les
travaux de Fayol (1983, 1985), de Karmiloff-Smith (1981), de Peterson et
McCabe (1 983), de Nelson (1 986) ou, plus récemment, une étude de Berman et
Slobin (1994). Ces nombreux auteurs, même s'il ont travaillé à partir de proto¬
coles expérimentaux bien différents, aboutissent à une même conclusion : la
compétence à passer du dialogue au monologue n'émerge pas d'un seul coup
mais s'étend sur plusieurs années.

Si le processus de production est complexe dans les deux cas (i.e. narra¬
tion dialogique et narration monologique) dans la mesure où il implique diffé¬
rents niveaux de planification (Levelt, 1989 ; Coirier, Gaonac'h et Passerault,
1996 ; Fayol, 1997), la situation monologique se complexifie d'autant plus que
les enfants ne profitent plus d'aucun étayage de la part de l'adulte. Aussi les dif¬
férents niveaux que nous allons décrire sont-ils plus coûteux en contexte mono¬
logique qu'en contexte dialogique. À un premier niveau, les contenus à
communiquer sont récupérés en mémoire à long terme. C'est aussi à ce niveau
que sont activées les structures textuelles (narration vs description par exemple)
et les connaissances relatives à la situation de discours (prise en compte du
destinataire, des buts, etc.). Le niveau suivant a pour tâche de linéariser le plan
issu du niveau antérieur, autrement dit, de transformer une structure concep¬
tuelle en une structure linguistique. À ce niveau, « formulateur » chez Levelt
(1989), deux activités prennent place : la première concerne l'encodage gram¬
matical, la deuxième la sélection lexicale. Dans une dernière étape, Youtput de
ce niveau est traduit en séquences articulatoires ou graphiques selon que la
condition de production est orale ou écrite.

L'objectif de cette note de synthèse est double : d'une part, nous souhai¬
tons montrer que le type textuel narratif est loin d'être monolithique, c'est-à-dire
qu'il existe une grande diversité au sein des narrations, diversité allant de la nar¬
ration personnelle basée sur des expériences vécues à la narration basée sur
des images mobiles, de la narration orale spontanée à la narration écrite plani¬
fiée, etc. D'autre part, nous désirons souligner que cette diversité joue un rôle
non négligeable sur le type de contraintes auxquelles les narrateurs ont à faire
face en situation de production. En effet, les compétences narratives d'un même
enfant peuvent considérablement varier selon la situation de production à
laquelle il est invité par le chercheur et/ou le professeur des écoles.

185
REPÈRES N° 21/2000 S. GONNAND et H. JISA

1. DIVERSITÉ NARRATIVE ET COÛT DE TRAITEMENT

Selon Berman (1994), les tâches auxquelles sont confrontés les narrateurs
diffèrent en fonction du type de narration à produire. Pour définir ces diffé¬
rences, l'auteur distingue quatre types de méthodologies : production d'un
script vs production d'une expérience personnelle vs production d'une histoire
en images vs rappel d'un film muet.

Le type « script », qui répond à une consigne telle que « raconte une fête
d'anniversaire » par exemple, fait appel à la reconstruction et à la verbalisation
d'une suite d'événements qui se succèdent temporellement selon un ordre
connu. Les narrations personnelles prennent appui sur une expérience vécue,
qu'il faut reconstruire verbalement. Dans la plupart de cas, ce sont des narra¬
tions dont la structure épisodique est simple. Le troisième type de narrations est
produit à partir d'une série d'images organisées autour d'une trame narrative.
Dans ce cas là, la tâche des narrateurs est double. D'une part, ils ont pour
contrainte de transformer des données visuelles, statiques et spatiales en don¬
nées verbales, dynamiques et temporelles. D'autre part, les histoires servant de
base à ces narrations sont très souvent des histoires complexes, comprenant de
nombreux personnages interagissant sur plusieurs épisodes, d'où la nécessité
de construire une structure épisodique complexe. Enfin, est mentionné le rappel
de film muet, dans lequel le narrateur fournit un effort de mémoire afin de réali¬
ser une verbalisation de scènes visuelles à structure épisodique complexe. À
partir de ces remarques, Berman (1994) classe ces différents types selon l'ordre
croissant de difficultés suivant :

script < expérience personnelle < histoire en images < rappel de film muet

Néanmoins, l'auteur tempère ses propos en remarquant qu'il est difficile de


définir de manière absolue la difficulté d'une tâche, c'est-à-dire la charge cogni¬
tive qu'elle impose au narrateur puisqu'il existe une multiplicité de facteurs
capables d'augmenter ou, au contraire, de diminuer cette charge cognitive.

Cette tentative de mesurer le coût de traitement d'une tâche rejoint le point


théorique précédemment développé quant aux niveaux de planification impli¬
qués dans une tâche de production orale ou écrite : il est évident que le coût
cognitif requis par les processus de récupération des informations en mémoire
et d'activation des structures appropriées est moins élevé en situation de rappel
d'un film muet qu'en situation de production d'une expérience personnelle.

Cependant, la catégorisation de Berman (1994) reste peu exhaustive et


pourrait être complétée si l'on considère par exemple le rappel de support audi¬
tif, la production d'une narration sur la base d'une seule image fixe, le rappel
d'un conte (structure narrative prototypique), la production d'une narration à
partir d'une manipulation de jouets, la production d'une narration familière, etc.
En effet, de nombreuses études ont comparé des productions narratives obte¬
nues à partir de différents protocoles expérimentaux de manière à montrer qu'il
faut rester prudent quant à l'interprétation des résultats obtenus lors d'une
étude developpementale : si l'âge est un paramètre important, la procédure
adoptée représente une autre variable dont il ne faut pas sous-estimer l'effet.

186
Note de synthèse

Pour rendre compte de ces travaux, seront observés l'utilisation, par des
enfants de 4 à 1 0 ans, de certains outils linguistiques syntaxiques, lexicaux ou
discursifs dans des tâches narratives.

2. INVENTAIRE DES TRAVAUX

2.1. Quelques outils syntaxiques

Au niveau syntaxique, nous pouvons citer les travaux de Gayraud, Jisa et


Viguié (à paraitre) ou de Koch (1995) qui montrent que le taux de subordonnées
non conjugués (i.e. propositions infinitives, participiales et gérondives) est sujet
à l'influence de la modalité de production (orale vs écrite). Ce moyen de
connexion interpropositionnelle requiert des computations importantes de la
part de l'enfant qui, tout en hiérarchisant l'information par l'intégration d'une
proposition dans une autre, doit longtemps garder le topic en mémoire puisque
celui-ci n'est pas rappelé dans la proposition dépendante. Aussi n'est-il pas sur¬
prenant qu'une situation écrite présente significativement plus de subordonnées
non fléchies qu'une situation orale. En effet, par comparaison avec l'oral, la
modalité écrite autorise que plus de temps soit consacré aux opérations de pla¬
nification.

Pour continuer sur ces questions de relations interpropositionnelles, nous


pouvons également montrer qu'une narration produite à partir d'une série
d'images entraine une importante utilisation de juxtaposées (Gayraud, Gonnand,
Kern et Viguié, 2000). Comparé à une tâche de narration personnelle, ce type de
production contient significativement plus de propositions juxtaposées. En effet,
le prédécoupage en images mène les enfants de 9/1 0 ans à utiliser une proposi¬
tion par image. Outre ce caractère séquentiel de la tâche à support visuel, les
auteurs évoquent également le paramètre « connaissance partagée », c'est-à-
dire l'absence vs la présence de contexte antérieur commun : dans le cas d'une
narration personnelle, le même enfant de 9/1 0 ans rend davantage explicite les
relations interpropositionnelles de manière à s'assurer une bonne compréhen¬
sion de la part du destinataire du message qui découvre son histoire.

Pour citer un dernier exemple au niveau syntaxique, nous pouvons résumer


les résultats obtenus par Gayraud ef al. (2000) au sujet de la relation forme/fonc¬
tion des marqueurs de connexion interpropositionnels. Les auteurs notent un
contraste entre les tâches narratives à support (i.e. visuel ou auditif) et les
tâches narratives sans support (i.e. expérience personnelle) chez des enfants de
9/10 ans. En effet, les premières manifestent une diversité lexicale beaucoup
plus importante que les secondes qui se satisfont d'un nombre plus limité de
connecteurs. Les chercheurs constatent également que cette diversité formelle
s'accompagne d'une diversité fonctionnelle. Par exemple, si l'on considère les
fonctions qui ont trait à la temporalité, on remarque que les tâches à support
présentent une palette plus large de relations temporelles : quatre (séquentialité,
ponctualité, simultanéité et antériorité) contre deux (séquentialité et ponctualité).
Cette divergence peut une fois de plus s'interpréter par des exigences dues à la
tâche : les tâches à support utilisées par Gayraud ef al. (2000) mettent en scène

187
REPÈRES N° 21/2000 S. GONNAND et H. JISA

plusieurs personnages qui réalisent des actions différentes au même moment,


ce qui nécessite l'expression de la simultanéité.

2.2. Quelques outils lexicaux

Au niveau lexical, nous pouvons prendre l'exemple de la densité lexicale,


autrement dit la proportion de mots lexicaux opposés aux mots grammaticaux.
Gayraud (2000) observe le même enfant (tranches d'âge testées = 7 ans et 9
ans) soumis à deux passations différentes : la production d'une narration à l'oral
et la production d'une narration à l'écrit. L'auteur constate que ce même sujet
utilise plus de mots lexicaux dans la modalité écrite que dans la modalité orale.
Elle attribue cette différence au fait que les items lexicaux sont moins fréquents
que les mots grammaticaux, donc moins fréquemment activés et, par consé¬
quent, plus coûteux cognitivement. Aussi, seule une situation où l'enfant dis¬
pose d'un temps de planification important (i.e. situation écrite) permet-elle la
production de narrations lexicalement denses.

Cette densité lexicale est également fonction du type de tâche ou du type


de supports proposés à l'enfant. En ce qui concerne le type de tâche, Gayraud
(2000) et Gonnand (2000) aboutissent à des conclusions divergentes du fait
qu'elles travaillent à partir de protocoles expérimentaux différents. Si Gayraud
(2000) note une augmentation de densité lexicale entre 7 et 9 ans en situation de
production narrative spontanée, Gonnand (2000), qui examine des rappels
immédiats de supports narratifs auditifs, observe que, dès l'âge de 7 ans, l'en¬
fant est capable d'introduire un nombre important d'items lexicaux au sein de
ces énoncés. Les résultats obtenus avec les 7 ans ne diffèrent pas des taux
relevés pour les 8, les 9, les 10 et les 11 ans. En d'autres termes, l'insertion
d'items lexicaux responsable de la densité lexicale est activée en situation de
rappel d'histoires.

Pour ce qui est des caractéristiques propres des supports manipulés, nous
pouvons également noter une différence significative de densité lexicale selon
que le support soumis à restitution est plus ou moins familier à l'enfant. Par
exemple, sur la base du Petit Chaperon Rouge (i.e. support familier), les enfants,
de 6 à 10 ans, insèrent peu d'items lexicaux, alors qu'en situation de restitution
d'histoire inconnue, les textes de ces mêmes sujets présentent de forts indices
de densité lexicale. Nous pouvons, de nouveau, évoquer le paramètre
« connaissance partagée » : en situation de restitution d'un support [+ connu],
les sujets ne se perdent pas dans les détails, supposant que le lecteur agrémen¬
tera lui-même le contenu restitué. En revanche, dans le cas d'un texte [- connu],
ils prendraient soin d'être précis et de restituer un maximum d'informations afin
que le lecteur comprenne l'histoire du mieux possible (Gonnand, 2000).

2.3. Quelques outils discursifs

Enfin, au niveau discursif, nous pouvons citer l'exemple de l'introduction et


du maintien des referents. De nombreuses études montrent que le type de
méthodologie a un effet sur les formes utilisées pour introduire et réintroduire un
réfèrent. Par exemple, Kail et Hickmann (1992), Hickmann (1995) et Kail et

188
Note de synthèse

Sanchez y Lopez (1997) font produire un récit oral à partir d'images sans texte à
des enfants entre 4 et 10 ans en utilisant deux procédures différentes : dans la
première situation, le récepteur du message oral a les yeux bandés et n'a donc
pas vision de la série d'images que narre l'enfant, et dans la seconde situation,
le récepteur voit les images en même temps que l'enfant construit l'histoire. Les
résultats obtenus montrent que, dans le premier cas (i.e. pas de connaissance
partagée du support visuel), la majorité des introductions se fait par une forme
indéfinie tandis que dans le second (i.e. connaissance partagée du support
visuel), elle se fait au moyen d'une forme définie. Schnieder et Dubé (1 997) par¬
viennent à la même conclusion en opposant la restitution d'un stimulus auditif à
la verbalisation d'un stimulus visuel : les rappels de la bande sonore contiennent
des formes significativement plus appropriées que celles qui ont pu être rele¬
vées dans les productions effectuées à partir d'images. Ici encore, les images
mènent les enfants à un traitement « image par image » qui entraine une attitude
séquentielle. De même, Orsolini et Di Giacinto (1996) obtiennent de meilleurs
résultats lorsqu'ils font restituer une histoire à la superstructure prototypique
« conte » que lorsqu'ils demandent aux enfants d'inventer une histoire en s'ai¬
dant d'une manipulation d'animaux en plastique : dès l'âge de 4 ans, l'enfant,
qui rappelle le conte, introduit et réintroduit les referents de manière appropriée.

3. CONCLUSION

Les différences soulignées par cette note de synthèse suggèrent qu'il est
important de garder à l'esprit, lorsque l'on utilise une seule tâche, que les
conclusions auxquelles on aboutit sont nécessairement partielles. En d'autres
termes, les choix méthodologiques sont extrêmement importants et représen¬
tent donc une variable non négligeable que les chercheurs et/ou les professeurs
des écoles se doivent nécessairement de prendre en compte, de manière à ce
que la mesure des compétences des enfants ne soit pas biaisée par la métho¬
dologie adoptée, c'est-à-dire qu'elles ne soient ni sur-, ni sous-estimées.

BIBLIOGRAPHIE

BERMAN, R.-A. (1994) : Form and function in developing narrative abilities. In :


D.I. Slobin, J. Gerhardt, A. Kyratzis et J. Guo (Éds.), Social interaction,
social context, and language : Essays in honor of Susan Ervin-Tripp.
Hillsdale, New Jersey, Lawrence Erlbaum.
BERMAN, R.-A. et SLOBIN, D.-l. (1986) : Frog story procedures in coding
manual : Temporality in discourse. Institute of Human Development,
University of California at Berkeley.
COIRIER, P., GAONAC'H, D. et PASSERAULT, J.-M. (1996) : Psycholinguistique
textuelle : Approche cognitive de la compréhension et de la production des
textes, Paris, Armand Colin.
FAYOL, M. (1 983) : L'acquisition du récit : un bilan des recherches. Revue fran¬
çaise de pédagogie, 62, pp. 65-82.

189
REPÈRES N° 21/2000 S. GONNAND et H. JISA

FAYOL, M. (1985) : Le récit et sa constmction. Une approche de la psychologie

cognitive. Neuchâtel, Delachaux et Niestlé.


FAYOL, M. (1997) : Des idées au texte : Psychologie cognitive de la production
verbale, orale et écrite. Paris, Presses Universitaires de France.
GAYRAUD, F. (2000) : Le développement de la différenciation oral/écrit vu à tra¬
vers le lexique. Thèse de doctorat de l'Université Lumière Lyon 2.
GAYRAUD, F., JISA, H. et VIGUIÉ, A. (à paraitre) : Le développement de la
subordination non fléchie comme outil de cohésion dans les textes écrits et
oraux. AILE, 12.
GAYRAUD, F, GONNAND, S., KERN, S. et VIGUIÉ, A. (2000) : L'effet de diffé¬
rentes tâches narratives sur la connexion dans des textes d'enfants franco¬
phones de 1 0 ans. Revue gabonaise de psycholinguistique, 1 .
GONNAND, S. (2000) : Effet de familiarité et capacités de restitution dans les
narrations écrites d'enfants de 6 à 11 ans. Thèse de doctorat de l'Université
Lumière Lyon 2.
HICKMANN, M. (1995) : Discourse organization and the development of refe¬
rence to person, space, and time. In : P. Fletcher et B. MacWhinney (Éds.)
Handbook of Language Acquisition, Oxford, Blackwell, pp. 194-218.
KAIL, M. et HICKMANN, M. (1992) : French children's abilyty to introduce refe¬
rents in narratives as a function of mutual knowledge. First Language, 12,
pp. 73-94.
KAIL, M. et SANCHEZ Y LOPEZ, I. (1997) : Referent introduction in Spanish nar¬
ratives as a function of contextual constraints : a cross linguistic perspec¬
tive. First Language, 17, pp. 103-130.
KARMILOFF-SMITH, A. (1981) : The grammatical marking of thematic structure
in the developemnt of language production. In : W. Deutch (Éds.) The child's
construction of language. London Academic press, pp. 221-147.
KOCH, P. (1995) : Subordination, intégration syntaxique et « oralité ». Études
Romanes, 34, pp. 13-43.
LEVELT W.-J.-M. (1989) : Speaking, from intention to articulation, Cambridge
Mass. MIT press.
ORSOLINO, M. et DI GIACINTO, P. (1996) : Use of referential expressions in 4-
year-old children's narratives : invented versus recalled stories. In :
C. Oontecorvo, M. Orsolini, B. Burge et L.-B. Resnick (Éds.) Children's Early
Text Construction. Mahwah, New Jersey, Erlbaum, pp. 67-81 .
PETERSON, C. et McCABE, A. (1983) : Developmental psycholinguistics : three
ways of looking at a child's narrative. New-York, Plenum Press.
SCHNIEDER, P. et DUBÉ, R. (1997) : Effect of pictural versus oral story presen¬
tation on children's use of referring expressions in retell. First Language, 1 7,
pp. 283-302.

190
ACTUALITÉ DE LA RECHERCHE
EN DIDACTIQUE DU FRANÇAIS LANGUE
MATERNELLE

Cette rubrique, ouverte à partir du numéro 12 de REPÈRES, vise à informer nos lec¬
teurs des recherches nouvelles ou en cours en didactique du français langue mater¬
nelle à l'école, ou n'appartenant pas à ce champ mais contribuant à éclairer les
problèmes de l'enseignement du français à l'école. Les fiches descriptives rédigées
par les responsables des recherches sont publiées telles quelles dans l'ordre de leur
arrivée. La longueur souhaitée est de 4000 signes. L'infomiation peut aussi avoir la
forme d'un compte rendu de thèse.
Pour figurer dans cette rubrique, prendre contact avec :
Gilbert Ducancel, secrétaire de rédaction de REPÈRES
INRP, Didactiques des disciplines, 29 rue d'Ulm, F75230 PARIS Cedex 05

POUR UNE ETHNOLINGUISTIQUE


DES ATELIERS D'ÉCRITURE : ANALYSE
DE PRATIQUES SUR PLUSIEURS TERRAINS

Jacqueline LAFONT.
Thèse de doctorat de Lettres modernes,
spécialité Sciences du langage, sous la direction de Nicole Gueunier.
Université F. Rabelais de Tours, 1999.
Longtemps quasi souterraine, la progression des ateliers d'écriture dans de
multiples lieux institutionnels a fait l'objet, depuis le début des années 90, de
diverses études (soigneusement recensées par J. Lafont et auxquelles elle a
elle-même participé dans son DEA) qui ont permis de dégager, peu à peu, au
delà de la diversité des pratiques recensées, la spécificité de la démarche mise
en place et ses effets, en termes de réassurance des scripteurs. Ces études
sont régulièrement assorties de propositions portant sur le transfert du dispositif
dans le contexte scolaire.

Si elles n'ont pas, jusqu'ici, été massivement entendues, c'est en partie


parce qu'elles éludent, faute d'arguments décisifs, une question centrale dans la
perspective scolaire : l'atelier d'écriture permet-il d'apprendre à écrire ? C'est
précisément à cette question difficile et particulièrement cruciale, celle des effets
des ateliers d'écriture sur la compétence scripturale, que s'affronte la thèse de

191
REPÈRES N° 21/2000

J. Lafont marquant, ce faisant, un tournant tout à fait important dans l'approche


de ce dispositif.

Pour la traiter, l'auteur a procédé à une enquête minutieuse dans trois ate¬
liers de type différent : un atelier de loisir, un atelier mis en place dans un lycée,
un atelier en formation continue. L'analyse des discours tenus par les partici¬
pants à ces ateliers vient confirmer les effets positifs, évoqués plus haut, du
« rituel » de l'atelier d'écriture sur le sujet écrivant.

Mais l'intérêt de la thèse tient surtout à l'analyse des textes produits ou


plus exactement à la comparaison minutieuse entre 1 1 premiers jets et leur ver¬
sion réécrite. Les critères de comparaison retenus et explicités dans le détail
portent sur le volume de l'expression, les opérations d'écriture, les niveaux d'in¬
tervention (organisation textuelle, transcription graphique, présentation maté¬
rielle du document écrit, critères pragmatiques). Chaque lot de deux textes fait
l'objet de comparaisons extrêmement fines qui permettent de repérer la nature
des opérations de réécriture ainsi que leurs répercussions sur la qualité des pro¬
ductions.

Au total, malgré des différences sensibles entre les trois types d'ateliers et
entre les scripteurs, J. Lafont conclut dans tous les cas à « un impact globale¬
ment positif de la réécriture » provoquée par l'atelier en ce sens qu'elle induit
une « amélioration » mesurable des qualités linguistiques et pragmatiques du
texte produit. Si l'on considère, par ailleurs, que ces effets sont notables dans
les trois types d'ateliers retenus, quelle que soit leur insertion institutionnelle, on
peut en conclure aussi au caractère transférable de cette démarche d'apprentis¬
sage dans le cadre de l'école.

Ces conclusions appellent bien sûr des compléments d'analyse. On aime¬


rait, en particulier, qu'un travail similaire soit fait sur la réécriture induite dans des
démarches plus scolaires et qu'une comparaison puisse être ainsi effectuée
entre deux types de démarches. En l'état, cependant, la thèse de J. Lafont
apporte au débat sur l'introduction du dispositif des ateliers d'écriture dans la
classe des arguments nouveaux et travaillés avec une grande rigueur. Elle
devrait faire date sur cette question.

Marie-Claude Penloup

192
NOTES DE LECTURE
REVUE... DES REVUES

* ATELIERS
Cahiers de la Maison de la Recherche ; Université Lille 3
- N° 25 : Pratiques de l'écrit et modes d'accès dans l'enseignement
supérieur (2)

* CAHIERS PÉDAGOGIQUES
CRAP
- N° 388-389 : Écrire pour apprendre

* CAHIERS ROBINSON
SPIRALE Supplément, ARRED Lille
- N° 7 : L'enfant des colonies

* ENJEUX
Cedocef ; Facultés universitaires de Namur (Belgique)
- N° 47-48 : La description

* ÉTUDES DE LINGUISTIQUE APPLIQUÉE


Revue de didactologie des langues et cultures ; Didier Érudition
- N° 117 : Classe de langue-télé : zones de proximité
- N° 118 : La crise du français

* LA LETTRE DE LA DFLM
DFLM
- N° 27 : Dossier : Le français hors appareil scolaire

* LE FRANÇAIS AUJOURD'HUI
AFEF
- Nc 129 : Ordinateurs et textes : une nouvelle culture ?
- N° 130 : La vie de l'auteur
- N° 131 : Construire des compétences lexicales

* LIRE, ÉCRIRE A L'ÉCOLE


IUFM et CRDP de Grenoble
- N° 1 1 : Dessins animés

* PRATIQUES
CRESEF
- N° 105-106 : La réécriture

193
REPÈRES N° 21/2000

* RECHERCHES
Revue de didactique et de pédagogie du français ; Lille
- N° 32 : Littérature de jeunesse

* SPIRALE
ARRED Lille
- N° 26 : Culture scientifique et technique à l'école

OUVRAGES REÇUS
AMIGUES R., ZERBATO-POUDOU M.-T. (2000) : Comment l'enfant devient
élève. Les apprentissages à l'école maternelle. Retz
BARRE DE MINIAC C. (2000) : Le rapport à l'écriture. Aspects théoriques et
didactiques. Lille, RU. du Septentrion
BEGUELIN M.-J. (dir.) (2000) : De la phrase aux énoncés. Grammaire scolaire
et descriptions linguistiques. Bruxelles, De Boek-Duculot
CHAUVEAU G. (2000) : Comment réussir en ZEP. Vers des zones d'excellence
pédagogique. Retz
CHISS J.-L., DAVID J. (2000) : Grammaire et orthographe. Le Robert et Nathan
FABRE-COLS C. (dir.) (2000) : Apprendre à lire des textes d'enfants. Bruxelles,
De Boeck-Duculot
GOIGOUX R. (2000) : Les élèves en grande difficulté de lecture et les ensei¬
gnements adaptés. Suresnes, Editions du CNEFEI
LEBRUN M. (2000) : Regards actuels sur les Fables de La Fontaine. Lille, P.U.
du Septentrion
Observatoire national de la lecture (2000) : La lecture dans les trois cycles du
primaire. M.E.N.
PENLOUP M.-C. (2000) : La tentation du littéraire. Essai sur le rapport à l'écri¬
ture littéraire du scripteur « ordinaire ». Didier, collection CREDIF, Essais
POSLANIEK C, HOUYEL C. (2000) : Activités de tecfure à partir de la littéra¬
ture de jeunesse. Hachette Éducation
PROG-INRP (BRIGAUDIOT M., coord.) (2000) : Apprentissages progressifs de
l'écrit à l'école maternelle. INRP et Hachette Éducation, Didactiques
PROG-INRP (BRIGAUDIOT M., coord.) (2000) : Apprentissages progressifs de
l'écrit à l'école maternelle. Fichier photocopiable. INRP et Hachette Education
REUTER Y. (2000) : La description. Des théories à l'enseignement. E.S.F.
ROPE R, BRUCY M. (2000) : Suffit-il de scolariser ? L'atelier
ROSIER J.-M., DUPONT D., REUTER Y. (2000) : S'approprier le champ litté¬
raire. Bruxelles, De Boeck-Duculot

194
Notes de lecture

Yves REUTER (2000) : La description, des théories à l'enseignement-


apprentissage, Paris, ESF.

Yves Reuter a déjà fourni plusieurs contributions importantes sur la des¬


cription et son traitement didactique. L'ouvrage paru aux Éditions ESF en offre à
la fois une synthèse et un prolongement. L'ouvrage comporte neuf chapitres,
clairement définis. L'auteur explique d'abord « pourquoi travailler la description
et rénover son enseignement » (chapitre 1). II propose ensuite des éléments de
définition (chapitre 2) et s'intéresse (chapitre 3) au « faire voir » que semble impli¬
quer la notion même de définition. Les chapitres suivants reprennent plus en
détail certains éléments déjà entrevus dans les chapitres précédents : les élé¬
ments constitutifs de la description (chapitre 4), la notion de parcours descriptif,
qu'accompagne une théorisation très élaborée sur les cadrage et le recadrage
(chapitre 5), le passage de l'organisation à la mise en texte (chapitre 6). De
manière un peu surprenante à première vue, on retrouve ensuite la question des
enjeux de la description (chapitre 7). II ne s'agit pas, cependant, d'un retour aux
problématiques générales du début : pour avancer dans l'analyse, il est néces¬
saire en effet de mettre en évidence la variété des fonctions de la description,
diversité souvent occultée ou sous-estimée. C'est à partir de cette mise à plat
que des propositions plus directement didactiques peuvent être proposées dans
les deux chapitres finaux, le premier centré sur les compétences des élèves en
matière de description, le second sur la construction d'interventions didactiques

En dehors des qualités habituelles de l'auteur (solidité du cadre théorique,


finesse des analyses, richesse des références et des exemples - qui ne va pas
ici parfois sans un certain foisonnement citationnel -, souci de proposer des
pistes concrètes pour la transformation des pratiques), il me semble que cet
ouvrage pose deux questions importantes pour la didactique de l'écriture et de
la lecture.

La première est celle du statut textuel de la description. Le travail sur la


description à l'école a été marqué à la fois par l'importance qu'on lui accorde, et
par le fait qu'elle n'a pas été analysée dans toute la diversité de ses fonctions.
Cette absence de réflexion portant sur les fonctions et les enjeux se traduit par
exemple par des confusions cognitives qui conduisent les pédagogues à penser
que l'observation du réel commande la description : le « voir » occulte le « dire »
(p. 16), ou encore à confondre la description comme type de fonctionnement
textuel aux genres descriptifs : on assimile ainsi description et petite annonce,
recette, liste (p. 22).

La deuxième question concerne le décloisonnement de la description dans


les pratiques d'écriture. Les approches typologiques de la description, en se
fondant essentiellement sur l'étude de textes fictionnels et littéraires, ont conçu
la description comme fondamentalement articulée au narratif, et en position
seconde par rapport à lui. Décloisonner la description consiste donc, sans nier
l'importance de la description dans le récit, à inventorier d'autres aspects,
d'autres fonctions du descriptif.

On voit à quel point les deux aspects, la question du statut, et celle du


décloisonnement ont partie liée. Un problème concerne alors, me semble-t-il,

195
REPERES N° 21/2000 F. GROSSMANN

l'extension donnée à la notion. Si l'on considère que toute spécification, toute


catégorisation relève, d'une certaine façon, du descriptif, n'y a-t-il pas un risque
à étendre la catégorie excessivement, et à lui faire perdre une partie de sa sub¬
stance théorique ? Y. Reuter répond explicitement à cette question (p. 73 et
suiv.), à propos de la distinction entre description et liste, montrant les dangers
qu'il pourrait y avoir à confondre trop aisément les deux concepts. On peut, de
mon point de vue, aller encore plus loin : la liste comme la description elle-
même ne peuvent être convenablement « décrites » que par rapport aux genres
particuliers dans lesquelles elles s'insèrent, aux pratiques langagières qui leur
donnent sens. La description, tout comme la liste, ne sont pas des essences qui
préexistent dans le monde des idées, et ce n'est que par abstraction que l'on
nomme « description » ou « liste » des objets qui appartiennent à des univers
bien différents. C'est bien d'ailleurs ce qu'indique (p. 75) Y. Reuter à propos des
listes, en regrettant que l'on sous-estime leur diversité formelle, et leurs varia¬
tions génériques et textuelles.

La question se pose aussi de savoir si, au plan didactique, la


« description » n'est pas un objet trop vaste, parce qu'il embrasse des phéno¬
mènes très hétérogènes, et qu'il ne conviendrait pas de privilégier plutôt les
genres, au sein desquels on examinerait ensuite le statut changeant du descrip¬
tif. Si l'activité de description est présente dans tous les domaines de la vie
sociale, ainsi que dans la plupart des disciplines scolaires (p. 13), en encore en
tant qu'aspect constitutif de la démarche de recherche (notamment en géomé¬
trie descriptive ou en ethnologie), peut-on réellement subsumer toutes ces
sortes de description dans une même catégorie ? Et y a-t-il un réel intérêt à le
faire, si l'on se place du point de vue des apprentissages ? Y. Reuter répond
(p. 28) à cette question en identifiant la visée spécifique du descriptif :
« Chaque composante textuelle se distingue selon moi par la production
d'une wsée centrale et spécifique, d'un effet dominant. Dans le cas de la
description il s'agir de faire voir (d'une certaine façon), de construire une
image telle que le lecteur a l'impression de pouvoir se représenter,
connaître ou reconnaître, l'objet décrit ».

C'est ce constat qui autorise d'examiner la diversité des phénomènes sous


un angle identique (comment fait-on pour « faire voir » au lecteur l'objet décrit),
mais aussi permet de penser les différences. La capacité pour un objet à devenir
objet de description est rapportée à trois caractéristiques principales, qui consti¬
tuent en quelque sorte le noyau culturel de la description (p. 33) : a) la plus ou
moins grande visibilité de l'objet décrit qui pose aussi la question de la diversité
des moyens linguistiques, textuels ou iconiques pour « faire voir » ; b) le statisme
de l'objet décrit, qui pose des problèmes complexes (cf. les remarques sur les
descriptions d'action) ; c) la catégorisation qui implique une tension entre typifi¬
cation et singularisation.

En ce qui concerne la première caractéristique, qui semble particulièrement


importante, puisque directement liée à la visée même de la description telle
qu'elle a été précédemment définie, Y. Reuter décèle une double tension. D'une
part, lorsque l'objet à décrire entre dans un champ spécialisé, la nature même
de ce champ conditionne la nature de la description, et la rend tributaire de

196
Notes de lecture

codes spécifiques, que le lecteur doit maitriser. D'autre part, lorsque la descrip¬
tion gagne en étendue, elle se plie elle-même à une logique textuelle, logique
qui prend le pas sur la visibilité des objets décrits. Une didactique de la descrip¬
tion doit donc non pas effacer ces tensions, mais les penser dialectiquement.
Alors que certaines approches traditionnelles identifient, on l'a vu, trop rapide¬
ment observation de l'objet et construction de sa visibilité, les approches typo¬
logiques plus récentes ont tendance, à l'inverse, à effacer l'objet ou le réfèrent.
Ces précisions fort utiles sont prolongées dans le chapitre 5 consacré à l'organi¬
sation de la description et aux parcours descriptifs. L'auteur distingue deux
modalités du parcours descriptif. Dans le premier, l'objet à décrire est « posé
d'emblée comme évident » (p. 86), tandis que dans le second, la description est
le fruit d'un processus d'élaboration, qui apparait au travers de questionne¬
ments, de sollicitations du lecteur, de commentaires métatextuels. Cette dimen¬
sion « heuristique-explicative » est manifeste en particulier dans les écrits
scientifiques.

La question de savoir « pourquoi décrire », posée au chapitre 7, conduit à


isoler une série de fonctions, qui permettent de définir la description comme un
« acte pragmatique à part entière » (p. 151). Cette vision des choses apparait
comme particulièrement séduisante, et elle fournit en outre des éléments pré¬
cieux pour l'approche didactique, en offrant à l'apprenti (descripteur des élé¬
ments clés pour conférer du sens à l'activité descriptive. On peut remarquer
qu'il y a parfois des problèmes de frontières, et que ces fonctions ne se situent
pas toutes sur le même plan. Problèmes de frontières, d'ailleurs remarqués par
l'auteur entre la « fonction informative » et la « fonction » « explicative ».
Différences de plans : il me semble qu'il y aurait lieu de distinguer entre des
fonctions liées à des enjeux généraux, correspondant le plus directement à une
définition pragmatique et celles qui relèvent plus directement de l'économie du
texte. Parmi les premières, il faut citer les fonctions informative explicative et
evaluative, ou encore « posîtionnelle », mais cette dernière est-elle vraiment une
fonction, ou ne résulte -t-elle pas de l'inscription obligatoire de tout scripteur
dans un espace discursif, un genre ou un champ (suivant la terminologie que
l'on privilégie) ? Parmi les secondes, on relèvera plus particulièrement celle que
Reuter nomme « régulative-transformationnelle », qui comporte elle-même plu¬
sieurs modalités. Par exemple, sur l'axe temporel, la modalité rétrospective per¬
met de mettre en scène le passé (par exemple dans le cas d'une reconstitution,
dans un roman policier), tandis que la modalité prospective désigne le fait que
« la description programme le futur », les descriptions jouant le rôle de signaux
anticipateurs.

II faut reconnaître que la pensée d'Y Reuter est parfois difficile, en raison
du très grand nombre de types et de catégories qu'elle mobilise, et du re-travail
constant des notions qu'elle effectue. Le lecteur se trouve cependant récom¬
pensé au bout du compte, dans la mesure où les propositions didactiques pré¬
sentées en fin d'ouvrage ne sont pas gratuites, mais prennent appui sur les
différentes distinctions qui ont été progressivement élaborées (et qui ne sont
d'ailleurs pas purement « théoriques », puisqu'elles s'inscrivent déjà directement
dans le projet didactique). Parmi les pistes explorées, on notera en particulier
celles qui, visent à mettre à jour les « tensions » qui sont liées à l'écriture des

197
REPÈRES N° 21/2000 F. GROSSMANN

description (par exemple décrire un objet en rendant difficile son identification),


ou encore celles qui permettent de proposer des cadres pragmatiques ou géné¬
riques pour insérer la description. Abondance de biens ne nuit pas et les ensei¬
gnants apprécieront les nombreuses idées d'exercices proposées. II faut
cependant considérer qu'il s'agit là d'une boite à outils, dans laquelle chacun
pourra puiser. Peut-être, à cet égard, peut-on regretter que l'auteur ne hiérar¬
chise pas les multiples suggestions de travail en fonction d'objectifs prioritaires,
ceux qu'il a justement mis en évidence dans son travail de théorisation. C'est la
seule réserve - avec celle, exprimée précédemment sur le lien avec les genres,
qui aurait pu être plus clairement tracé - que je formulerai sur cet ouvrage qui
apparait comme indispensable, tant pour l'enseignant que pour le formateur.

Francis Grossmann

Anne JORRO (1999) : Le lecteur interprète, PUF, L'éducateur.

Dans ce livre aux dimensions modestes (136 pages, bibliographie et index


compris), A. Jorro propose un nouveau modèle de lecteur en situation scolaire.
Son propos est large et ne convoque que vers la fin de l'ouvrage des situations
didactiques, précieuses, néanmoins, pour aider le lecteur à se représenter des
formes nouvelles d'enseignement/apprentissage de la lecture de textes docu¬
mentaires au cycle 3.
Dans les deux premiers chapitres l'auteur fait une analyse critique des rôles
et des comportements emblématiques de l'élève-lecteur et de l'enseignant-
maitre de lecture tels que l'institution scolaire, ses mouvements et ses traditions
pédagogiques, les ont constitués. Le lecteur-type est un lecteur généraliste, il
doit pouvoir tout lire, avec le même intérêt, et la même soumission au sens du
texte que sa lecture est censée découvrir. C'est aussi un lecteur abstrait, enten¬
dons par là un lecteur qui doit être capable d'abstraction, de métalangage, de
catégorisation. Or, de nombreuses études ont montré les difficultés particulières
de compréhension rencontrées par les élèves face aux textes informatifs.
Le maitre de lecture, quant à lui, est essentiellement centré sur l'objet-texte
(à comprendre, à faire comprendre aux élèves) et non sur les processus de com¬
préhension. Le fonctionnement didactique de l'enseignant, tel qu'on peut le
reconstituer à partir des formes de dialogue instituées autour des textes, des
modalités de questionnement et des pratiques d'évaluation, empêche qu'en
classe on s'interroge sur l'interaction entre le texte et le lecteur. Le maître est le
garant du sens, de sa compréhension, de sa restitution, de son contrôle. Or les
diverses approches des textes documentaires, l'approche essentialiste qui
consiste à condenser/hiérarchiser l'information (distinguer l'essentiel du secon¬
daire), comme l'approche structuraliste qui aboutit ici à identifier l'organisation
thématique du texte documentaire (par exemple, les catégories de la description
biologique) ou encore l'approche technique qui l'interroge selon des
questions-types (qui ? quoi ? où ? comment ? etc.), ne correspondent pas aux
fonnes spontanées d'interrogation des textes mises en uvre par les élèves.
Elles apparaissent donc plus comme des obstacles que comme des aides à la
compréhension. Les questions du maître orientent l'élève vers une tâche d'ana-

198
Notes de lecture

lyse du texte et ne jouent pas le rôle d'une médiation de la compréhension. Elles


ont une fonction de vérification et de contrôle ; elles ne cherchent pas à « aider
les élèves à faire un pas dans leur démarche » (J. Giasson). « Comment ouvrir
l'évaluation à sa dimension processuelle ? » demande A. Jorro. Elle en donnera
des exemples vers la fin de l'ouvrage.
Les chapitres trois et quatre aident à prendre une distance critique et théo¬
rique par rapport aux pratiques courantes reconstituées au début du livre. Le
chapitre trois, un peu hétéroclite à mon sens, convoque les études sociolo-.
giques sur les pratiques culturelles et pose que l'habitus lectural des élèves est
le plus souvent un obstacle à leur entrée dans la culture de l'écrit ; il interroge
ensuite les modes de communication scolaire pour montrer que les principes de
la nouvelle communication permettent de penser l'élaboration de la compréhen¬
sion sur un mode interactif et non plus transmissif ; il se termine sur la mise en
évidence d'une métaphore souvent utilisée dans le monde scolaire, celle de la
compréhension comme « construction du sens » qui privilégie l'objet-texte,
minimise la prise en compte de l'activité du lecteur singulier et justifie l'ingénierie
didactique. Au contraire, l'auteur propose que l'on se centre sur le lecteur singu¬
lier et ses projets de lecture. II revient au maître de se décentrer du texte (du
sens à construire) pour donner la première place au lecteur, à ses errements, à
ses conceptions, à son rapport au monde, et à la façon dont tout cela informe
sa compréhension du texte.
Le chapitre quatre propose différents parcours théoriques pour élaborer le
concept de lecture interprétative : problématiques philosophiques pour com¬
mencer (Husserl, Heidegger, Ricoeur) et recherches cognitives, notamment
celles qui donnent place à ce que le lecteur particulier mobilise de ses connais¬
sances (« la théorie du monde dans la tête » F. Smith) et de ses émotions dans
l'activité de compréhension de texte. La conclusion de ce parcours est qu'il n'y
a pas d'incongruité entre les deux approches qui montrent que « la compréhen¬
sion du lecteur singulier s'appuie sur la mobilité d'une pensée » (p. 65). Mais il
rie faut pas perdre de vue la dimension evaluative. En effet s'il est important que
la lecture interprétative se dégage de la toute-puissance du texte, elle ne doit
pas la remplacer par la toute-puissance du lecteur. II s'agit de redonner place au
lecteur dans l'acte de compréhension mais pas à n'importe quel prix : il ne s'agit
pas de « faire de l'acte de lire un acte de déconstruction textuelle, de fiction gra¬
tuite, d'irrationalité délibérée » (p. 67). L'évaluation, comprise ici comme proces¬
sus d'auto-évaluation et non comme forme de contrôle magistral, doit permettre
au lecteur-interprète de « se poser la question de la pertinence de son interpré¬
tation » (p. 68). De ce fait, à côté des critères classiques d'évaluation (exacti¬
tude, complétude, réalisation et réussite), A. Jorro propose des critères
d'expression et de pertinence qui doivent aider l'élève à percevoir son projet de
lecture et à le contrôler.
Le chapitre cinq apparait donc comme le centre de l'ouvrage : y sont pré¬
sentés les principes, accompagnés de quelques exemples, d'une didactique de
la lecture interprétative, appliquée à la lecture de textes documentaires. II est
d'abord discuté de la non-transparence des textes documentaires, qui justifie
que l'on ne restreigne pas le concept d'interprétation à la lecture littéraire.
Quelques exemples d'interprétations d'élèves de cycle 3 sur un texte intitulé
« Le Guépard » en font foi. Est ensuite présenté un dispositif d'apprentissage
coopératif qui assure la mise en ouvre des processus interprétatifs : en effet, la

199
REPÈRES N° 21/2000 I. DELCAMBRE

compréhension-interprétation du texte ne passe plus par le maître mais est éla¬


borée, discutée, négociée en petits groupes, à l'aide d'une feuille de route qui
en assure la maîtrise et le contrôle par les élèves eux-mêmes. Ainsi des
« actions » leur sont proposées (« je dis ce que je sais à propos du titre ; je lis le
texte ; je compare avec mes idées de départ ; je résume le texte ; je mets mes
idées en ordre ») qui font que ce sont les élèves qui se questionnent et qui régu¬
lent leur rapport au texte, devenant par là ce « lecteur singulier » que l'école
ignore généralement. L'observation menée sur un certain nombre de classes de
cycle 3 permet à A. Jorro de repérer des comportements diversifiés de lecteurs :
le récitant qui restitue le texte sans prise de distance (il est passible de l'accusa¬
tion classique de paraphrase) ; le discutant qui produit par surenchère des inter¬
prétations vite délirantes et typiquement déviantes ; l'interprète qui questionne
le texte à partir de ses propres connaissances. Cette dernière posture est le
signe d'un investissement particulier du lecteur dans la lecture et d'une prise de
distance par rapport au texte. C'est celle que le dispositif didactique vise à faire
prendre à tous les élèves. Ce dispositif suppose enfin une modification des
places respectives du maître et des élèves : le maître devient un simple « pas¬
seur » (Bonniol) qui « s'avance masqué » (Astolfi/Develay) : son rôle est d'ac¬
compagner l'élève et d'abandonner la prérogative du sens. II doit accepter
l'hétérogénéité des interprétations pour mieux guider l'élève vers l'activité de
lecteur interprète autonome.
Ce sont les notions d'intentionnalité et de singularité qui permettent d'as¬
seoir les conclusions de ce travail et de proposer un portrait du lecteur singulier
qui s'oppose presque terme à terme à celui qui est dressé au début du livre :
l'auteur suggère de substituer à la métaphore de la construction du sens des
images comme celles du buisson ou du rhizome, qui rendraient mieux compte
de l'hétérogénénité interprétative et des formes mouvantes de l'émergence du
sens pour chaque lecteur. En termes de dispositif didactique et pédagogique, il
s'agit non plus de se centrer sur le produit mais sur le processus, de privilégier
la lecture à plusieurs contre la lecture solitaire, de modifier le rôle de l'ensei¬
gnant, bref, d'instaurer une relation éducative qui repose moins sur le principe
de la transmission que sur celui de l'autorisation (Ardoino) : faire que l'élève
s'autorise à faire part de son interprétation.
Le propos de ce livre s'inscrit (mais sans y faire référence explicitement)
dans une perspective de recherches en didactique du français bien représen¬
tées par les travaux des équipes ESCOL, DIDAXIS, etc. En témoignent la centra¬
tion sur le sujet-lecteur dans sa singularité, la description des comportements
de lecteur en termes de postures, l'interrogation sur les « gestes
professionnels » de l'enseignant. On y trouvera beaucoup d'éléments de
réflexion, et des références utiles, notamment sur certaines composantes péda¬
gogiques des situations de lecture (l'évaluation, la place du maître, le travail de
groupe, etc.), qui témoignent de la grande culture en Sciences de l'Éducation de
l'auteur.
II est regrettable cependant qu'il ne soit pas davantage fait état des travaux
didactiques sur les relations entre compréhension et interprétation, menés dans
d'autres cadres (cf. Pratiques n° 76 L'interprétation des textes (1992), Repères
n° 1 3 Lecture et écriture littéraire à l'école (1 996), il serait évidemment mal venu
de regretter l'oubli de Repères n° 19 Comprendre et interpréter les textes à
l'école, (1999) qui est paru postérieurement !). Même si ces travaux concernent

200
Notes de lecture

spécifiquement la lecture de textes littéraires, il aurait été intéressant de situer la


problématique du Lecteur Interprète par rapport à ces recherches. Le fait de tra¬
vailler sur des textes non-littéraires produit-il un infléchissement particulier des
questionnements didactiques sur la lecture littéraire à l'école ? ou, au contraire,
les problèmes sont-ils identiques ? Le chapitre 5 laisse entendre que les textes
informatifs sont tout aussi opaques que les textes littéraires, mais les comporte¬
ments interprétatifs sont-ils de même nature ? et les problèmes didactiques
sont-ils posés dans les mêmes termes ? En l'absence de référence à ces
recherches, il est difficile de se situer.
II me semble par ailleurs que le propos théorique des chapitres 3 et 4, qui
prennent la question de l'interprétation de très loin (par rapport aux préoccupa¬
tions de la classe) revient à sous-estimer, d'une certaine façon, l'analyse didac¬
tique. Je reste, en tant que chercheur en didactique du français, sur ma faim
aussi bien en ce qui concerne le début du livre (sur quoi reposent les analyses
de la figure traditionnelle de l'élève-lecteur et de son maître de lecture ? sur
quels manuels, sur quelles séances de lecture se fonde-t-on pour analyser les
effets pernicieux du questionnement magistral ?) que sur le chapitre 5 (qui pour
moi est le plus novateur et le plus intéressant). J'aurais aimé avoir davantage
d'informations sur les résultats du dispositif didactique. A-t-il changé les pos¬
tures de lecteur des élèves ? y a-t-il eu des difficultés de mise en place ? Ainsi
de la feuille de route qui vise à rendre les élèves autonomes dans leur travail
d'interprétation : comment faire pour que les élèves se l'approprient ? suffit-il de
la leur imposer (cf. p. 90) ? Enfin, sur une des questions les plus stimulantes de
ce travail, celle qui concerne « les gestes professionnels » de l'enseignant, com¬
ment la place du maître évolue-t-elle ? cette évolution pose-t-elle des problèmes
aux acteurs eux-mêmes ? lesquels ? quelles conséquences pour la formation
des maîtres ?
Certes, on ne peut pas traiter de tout en si peu de pages, mais il est dom¬
mage que tant de questions demeurent.

Isabelle Delcambre

BROSSARD Michel et FIJALKOW Jacques (dir.) (1998) : Apprendre à


l'école : perspectives piagétiennes et vygotskiennes. Presses universi¬
taires de Bordeaux. Collection Études sur l'éducation

L'ouvrage présente un ensemble de textes issus d'un congrès qui s'est


tenu à Genève et qui a célébré le centenaire de la naissance de J. Piaget et de
L. Vygotski. Ces textes renvoient aux thèmes de deux symposia : « Vygotski,
Piaget et l'école », « L'enfant et l'entrée dans l'écrit ». Nous ferons ici un sort à
ce second thème et - faute de place - nous nous en tiendrons aux textes cen¬
trés sur l'acquisition du système d'écriture.
Dans la préface, M. Brossard et J. Fijaikow résument en quoi Piaget et
Vygotski sont présents dans les recherches et débats sur les apprentissages
scolaires. Pour Piaget, il convient que l'enseignant accorde la plus grande
importance aux manifestations de la reconstruction de ses connaissances par
l'élève qui apprend, « toutes erronées qu'elles puissent paraitre au regard des
connaissances établies ». Ces reconstructions ont à être prises en compte à la
fois comme marques d'un cheminement vers l'assimilation des connaissances

201
REPÈRES N° 21/2000 G. DUCANCEL

établies et comme des constructions dont il faut infléchir le cours pour éviter
qu'elles ne s'ossifient et ne deviennent des obstacles à ce cheminement. Pour
Vygotski, le développement résulte de l'interaction entre les concepts spontanés
et les concepts scientifiques fruits des apprentissages scolaires. Ces derniers
continuent de se développer après et en dehors des apprentissages scolaires et
entrent dans des réseaux complexes de relations avec les concepts spontanés.
L'analyse pédologique doit aider les enseignants à comprendre « comment les
processus se déroulent dans la tête de chaque enfant (...) à découvrir ce réseau
interne, sous-terrain, génétique ». C'est à ce prix que les enseignants peuvent
concevoir de nouveaux apprentissages scolaires susceptibles de réorienter le
développement. M. Brossard et J. Fijaikow soulignent qu'« il serait vain de cher¬
cher à concilier ou à opposer de façon purement formelle ces deux théories ». II
est plus fécond de les interroger à partir de domaines de recherches, ce à quoi
se sont employés les différents auteurs de ce livre. S'agissant de l'entrée dans
l'écrit, c'est bien sûr avant tout Vygotski qui est explicitement interrogé.
M. Brossard se consacre à une « Approche socio-historique des situations
d'apprentissage de l'écrit ». Parmi les connaissances et les outils historiquement
élaborés qu'aucune psychogenèse ne saurait à elle seule réinventer figure le
système d'écriture. La situation de l'apprenti-scripteur est radicalement diffé¬
rente de celle des inventeurs de l'outil. II doit rechercher à la fois les caractéris¬
tiques propres au système constitué et, surtout, découvrir les usages de l'outil. II
ne s'agit donc pas d'un .« savoir de l'outil » mais d'un « savoir se servir de
l'outil ». Se démarquant d'un point de vue piagétien, l'auteur souligne que l'en¬
fant ne peut effectuer ce travail seul. II ne peut l'effectuer que dans des
« contextes sociaux d'apprentissage et en particulier dans les contextes sco¬
laires (grâce aux) apports que réalisent les adultes au travers des situations et
des tâches ». Les situations et les tâches scolaires qui sont de nature à per¬
mettre à l'apprenti scripteur à se servir de l'outil sont des « tâches communica¬
tives - tant en production qu'en compréhension. C'est en effet à partir des
problèmes communicatifs qu'il aura à résoudre (qui parle à qui, dans quel
champ, dans quel but...) que l'élève découvrira la fonctionnalité des conven¬
tions communes et qu'un travail de réflexion et d'appropriation des outils d'écrit
pourra se faire. » M. Brossard y insiste, il ne s'agit pas de situations et de tâches
assurant le développement naturel de l'enfant mais un développement culturel :
« l'éducation restructure de manière fondamentale les processus évolutifs ».
Se centrant sur une approche socio-historique des situations d'apprentis¬
sage de l'écrit, M. Brossard n'insiste pas sur la nature systémique de l'outil et
sur ce qui, de ce point de vue, est fondateur des apprentissages. C'est à ce plan
que se situe, après lui, E. Ferreiro.
Elle entame, à soixante-dix ans de distance, un dialogue avec Luria à pro¬
pos du développement de l'écriture chez l'enfant. (Signalons que le texte de
Luria, traduit pour la première fois en français, figure à la fin de l'ouvrage). Ce
dialogue lui permet d'expliciter son point de vue et d'y apporter des complé¬
ments.
Pour Luria, l'écriture est une technique socio-culturelle historiquement
créée et il s'interroge sur les mécanismes de son appropriation par l'enfant. Pour
Ferreiro, il s'agit d'un objet ayant une existence socio-culturelle et ce qu'elle se
demande, c'est « quelle sorte d'objet est l'écriture pour un enfant en développe¬
ment » et, donc, quelles fonctions il lui attribue.

202
Notes de lecture

Luria décrit une succession d'événements semblables dans l'histoire de


l'écriture et dans celle de son appropriation par l'enfant : gribouillages indifféren¬
ciés, formes et images, signes enfin. Pour Ferreiro, à partir des graphismes indif¬
férenciés initiaux, les enfants développent des représentations iconiques et
d'autres qui ne le sont pas. Les deux systèmes se séparent et se développent
ensuite chacun de leur côté. A partir de là, E. Ferreiro approfondit la notion de
système d'écriture.
Elle demande qu'on distingue marques et système de marques. Les
marques peuvent être d'origine très variées, mais le système en tant que tel est,
dès l'origine, abstrait, tant au plan de sa construction historique qu'à celui de sa
construction chez l'enfant. Elle reprend alors la question de l'introduction du
« social » dans la psychogenèse de l'écriture. Elle souligne que ce sont les pra¬
tiques sociales d'interprétation des marques qui confèrent à celles-ci le statut
d'objets linguistiques et que, au plan du développement de l'enfant, c'est « un
interprétant (qui permet) à l'enfant d'établir les relations complexes de ces
marques et une certaine production linguistique. »
« L'interprétant informe l'enfant, au moment d'effectuer cet acte apparem¬
ment banal que nous appelons « l'acte de lire », que ces marques ont des pou¬
voirs spéciaux : il suffit de les regarder pour avoir du langage. » II l'informe que
ce langage est « très différent de la communication en tête à tête ». II ne le
regarde pas ; il regarde la page. Les mots qu'il dit sont ceux « d'un Autre qui
peut se dédoubler en beaucoup d'« autres », qui viennent d'on ne sait où,
cachés également derrière les marques ». A chaque lecture du même texte, les
mêmes marques sont re-présentées. « Les mêmes mots, d'une fois à l'autre :
une grande partie du mystère repose sur cette possibilité de répétition, de réité¬
ration, de représentation. »
Cependant, « chaque lecture à haute voix est à la fois une interprétation et
une re-présentation ». C'est qu'il faut prendre représentation au sens plein. II ne
s'agit pas de copie, de calque. « L'écriture ne remplace pas le langage. » Le pro¬
cessus de transformation langagière crée « un autre objet ayant sa vie (sociale)
propre. (C'est pourquoi) la représentation représente mais permet de multiples
interprétations et représentations. »
E. Ferreiro exhorte donc les enseignants à être des interprétants et non des
décodeurs qui « réduisent le mystère à un entrainement » et dissolvent les mots
en « composantes qui détruisent le signe linguistique. Où est la magie, le mys¬
tère, le défi à relever, l'objet de connaissance à atteindre ? »
Dans le texte suivant, J. et E. Fijaikow posent avec beaucoup de clarté la
question qui est au centre de leurs travaux : les facteurs pédagogiques sont-ils
susceptibles de « jouer un rôle structurant, d'avoir un effet sur la forme cognitive
même du processus psychogénétique » ? Ils répondent par l'affirmative. La
pédagogie assume ce rôle de deux façons : elle influence la conception qu'a
l'enfant de la langue écrite en attirant son attention sur tel ou tel aspect de celle-
ci ; elle influence l'entrée dans l'écrit par les activités cognitives qu'elle demande
à l'enfant. Quatre expériences réalisées en laboratoire viennent étayer ces
réponses. Avec rigueur, les auteurs en montrent les limites et ouvrent des pers¬
pectives à la fois expérimentales et de terrain.
C'est en utilisant une méthodologie expérimentaliste en situation scolaire
que M. Saada-Robert a étudié l'apprentissage de l'orthographe intégrée en pro¬
duction écrite. Les résultats sont à prendre seulement comme des premières

203
REPÈRES N° 21/2000 G. DUCANCEL

indications, compte tenu de la faiblesse des effectifs des élèves pris en compte :
12 dans le groupe expérimental et 12 dans le groupe témoin (ayant bénéficié de
séances spécifiques d'apprentissage de l'orthographe). Ces premiers résultats,
notons-le, recoupent ceux d'autres recherches. Les élèves du groupe expéri¬
mental ont des résultats inférieurs en situation de dictée. Par contre, leurs per¬
formances sont supérieures en situation des production de textes. Leurs textes
sont plus longs. En cours d'écriture, ils recherchent davantage la graphie de
mots et leurs recherches sont davantage ciblées, plus courtes et davantage
couronnées de succès. Après la production, leurs explications méta-procédu¬
rales sont plus nombreuses et plus élaborées. L'auteur ne dit rien de la manifes¬
tation des compétences propres à la mise en texte ni des stratégies ayant trait à
la gestion des composantes de la tâche.

Ces comptes rendus montrent - nous l'espérons - l'actualité et la richesse


de cet ouvrage. II réussit à lier apports épistémologiques, pédagogiques, didac¬
tiques. Le versant thématique que nous n'avons pas abordé, celui des théories
convocables pour rendre compte des apprentissages scolaires, présente les
mêmes qualités.
Une seule réserve mais qui ne remet pas en cause notre jugement d'en¬
semble. L'ouvrage se termine par une contribution de J.-P. Bernié : « Éléments
théoriques pour une didactique interactionniste de la langue maternelle ». La
gageure est de taille... peut être hors de portée. On regrette cependant que
l'image que l'auteur brosse de la didactique de la langue maternelle soit pour le
moins réductrice : il n'est mentionné que des travaux postérieurs à 1990 et,
parmi ceux-ci, seulement des travaux relevant de la transposition didactique de
nouveaux savoirs sur la langue et les textes (parmi lesquels les travaux EVA dont
on souligne la « réification scolastique »). La solution ? Que la didactique se
centre sur l'activité. Le moyen ? « La conception socio-historique de l'outil »
issue de Vygotski. Dès lors, l'auteur développe des propositions qui relèvent
davantage du vygotskisme appliqué que d'une tentative de faire progresser l'au¬
tonomie d'une didactique dialoguant avec les théories de l'apprentissage.

Gilbert Ducancel

Serge MELEUC et Nicole FAUCHARD (2000) : Didactique de la conjugai¬


son ; le verbe autrement, Ed. CRDP Midi-Pyrénées

Les auteurs partent du constat que, dans les erreurs orthographiques com¬
mises par des scripteurs experts, existent des erreurs de périphérie - celles qui
touchent les zones marginales de notre orthographe - et des erreurs qui portent
sur des zones centrales et mal conceptualisées de la langue. On observe
notamment une répétition des erreurs de ce type sur le verbe puisque, le verbe
étant un élément fléchi, les incertitudes à ce niveau entraînent une multiplication
d'écarts et de difficultés. La conséquence en est un brouillage de la lisibilité des
textes produits par les élèves. Quand, de plus, ces erreurs apparaissent dans
des tapuscrits d'étudiants, voire d'experts, on est en droit de penser que ces
étudiants ou experts, qui ont appris et récité les tableaux de conjugaison, ont

204
Notes de lecture

enfermé ce savoir orthographique dans un savoir scolaire et l'ont coupé du tra¬


vail de production textuelle.

D'où le projet des auteurs dans ce livre : changer les habitudes d'enseigne¬
ment de la conjugaison elles-mêmes calquées sur les habitudes d'apprentis¬
sage des paradigmes latins : a) l'élève récite le paradigme (c'est de
l'apprentissage réflexe) et b) le professeur vérifie l'acquisition d'une nomencla¬
ture. En fait, l'objectif à fixer à l'apprentissage de la morphologie verbale est la
maitrise de l'expression. Pour cela, la conjugaison doit être intégrée dans une
représentation linguistique plus générale qui présente les propriétés morphosyn¬
taxiques du verbe et leurs régularités majeures. Au delà, cette étude doit être
articulée au travail de production d'énoncés qu'il convient de ne pas isoler de
l'apprentissage des paradigmes. Trois parties structurent l'ouvrage et fondent la
démonstration.

Dans la première, les auteurs proposent une analyse linguistique du verbe


français. Ils montrent que les tableaux de conjugaison appris par les écoliers
sont en réalité des modèles analogiques dans lesquels l'infinitif joue le rôle de
classificateur unique de la morphologie verbale. De fait, les élèves ne parvien¬
nent pas à saisir les véritables régularités, puisque, par exemple, la troisième
classe comprend presque autant de paradigmes que de formes d'infinitifs. A cet
effet, le Bescherelle ne propose-t-il pas 80 verbes modèles ! Et il suffit qu'un
verbe se distingue par une seule particularité pour qu'un tableau entier de
conjugaison lui soit consacré. Ces tableaux de conjugaison fonctionnent en fait
comme des répertoires de formes attestées, selon un ordre et une terminologie
convenus. Ils réduisent le verbe à un mot dont l'image est plate, et ne contri¬
buent aucunement à analyser le verbe comme une base lexicale sur laquelle
viennent se greffer des éléments récurrents et organisés en système.

Deuxième difficulté : les tableaux de conjugaison reposent sur un modèle


panchronique implicite qui doit tout à la culture littéraire. On y trouve à la fois les
formes du subjonctif imparfait et plus-que-parfait qui ne sont plus attestées
dans l'usage contemporain et certaines formes de verbes défectifs que l'on ne
rencontre plus que dans la lecture de textes anciens. La présentation en tableau
est donc utile pour la situation de réception, mais non dans une situation de
production ou d'encodage. Or, pour celui qui écrit, deux éléments essentiels
doivent être pris en compte : l'usage contemporain et la distinction entre fran¬
çais parlé et français écrit.

Autre critique portée à ces tableaux : pour chacun, les cellules apparaissent
comme des entités autonomes et spécifiques. On apprend les temps composés
comme s'il s'agissait de formes autonomes. Or, ces cellules sont associables
par couples, chaque forme simple correspondant directement avec une forme
composée. En effet, la formation d'un temps composé se réalise par la flexion
du verbe auxiliaire et la variation du participe passé. Mais cette variation relève
d'un problème de syntaxe, et non de morphologie verbale. De fait, du point de
vue morphologique, la forme du verbe est constituée d'une base lexicale,
variable dans certains verbes et isolable dans la plupart (sauf être et avoir) et
d'une flexion modale, temporelle et personnelle qui est régulière, sauf quand la
base lexicale du verbe n'est pas isolable. Or, parmi les morphèmes constitutifs

205
REPERES N° 21/2000 N. CORDARY et J. DAVID

du verbe, seule la flexion modale et temporelle constitue une marque morpholo¬


gique appartenant en propre au verbe. Les flexions de personne, de nombre et
de genre, quant à elles, mettent en jeu la relation du GN sujet au verbe, et sont
donc de nature syntaxique. II est à remarquer que la flexion en genre concerne
le seul participe. Cela signifie que l'on transfère sur la désinence du verbe des
marques introduite par le GN sujet de la phrase. Les tableaux fonctionnent donc
comme des répertoires de formes attestées aussi bien en diachronie qu'en syn¬
chronie, mais ils représentent le degré zéro de l'analyse morphologique et syn¬
taxique. Pourtant, dans une situation d'apprentissage, il faudrait concevoir avec
les élèves des outils de la langue, c'est-à-dire les penser avec eux pour qu'ils
apprennent véritablement à s'en servir.

C'est cet objectif qui motive la deuxième partie de l'ouvrage. Selon quels
principes pédagogiques et comment peut-on enseigner la conjugaison ? Les
auteurs proposent des activités de structuration des connaissances qui repo¬
sent à la fois sur des pratiques d'écriture diversifiées, des entraînements spéci¬
fiques et une réflexion métalinguistique consistant avant tout à réfléchir sur les
différents actes à accomplir et sur les marques que chaque scripteur doit choi¬
sir. Passons en revue les activités proposées :

1- Tout d'abord, il convient de distinguer formes verbales et formes non


verbales, puis te verbe, i-e le mot qui porte les marques de temps et de per¬
sonne (et non les marques de l'accord puisqu'il n'est pas une propriété intrin¬
sèque du verbe), de l'infinitif, élément neutre ou lexical porteur du sens du
verbe, d'une part, et du participe passé, forme non verbale fonctionnant comme
un adjectif formé sur une base verbale, d'autre part. II convient enfin de distin¬
guer le participe passé en -é, et Vinfinitif en -er, en travaillant sur le sens de la
phrase qui est différent selon l'orthographe donnée (Le bûcheron regarde les
branches tomber I le bûcheron regarde les branches tombées).

2- II faut ensuite étudier Vaccord sujet/verbe en reconsidérant le rôle du


pronom. Afin d'éviter les écueils liés à la présentation des tableaux de conjugai¬
son, les auteurs proposent un ensemble d'activités et des séquences d'appren¬
tissage - toutes expérimentées à l'école primaire et au collège - afin d'aider les
élèves à comprendre que le pronom est une marque distinctive essentielle dans
la différenciation des formes, et qu'il se révèle de fait comme une unité indispen¬
sable à la compréhension des rapports entre pronom et personne d'une part,
pronom et GN sujet d'autre part. En effet, l'accord sujet - verbe est un problème
typique de grammaire ; il relève de la relation pronom (GN) - verbe dans la syn¬
taxe de la phrase et nécessite des exercices de repérage, des exercices trans-
formationnels, des activités de fléchage pour accroître ce mouvement rétroactif
indispensable pour contrôler ou vérifier les accords. Bref, il s'agit d'engager la
réflexion des élèves sur l'analyse des liens entre marques orthographiques et
sens, dans les phrases comme dans les textes.

3- II faut également problématiser le marquage du pluriel et suggérer des


situations de découverte des contraintes entre les mots de la phrase par des
exercices de réécriture Par ce travail essentiel, il convient d'amener les élèves à
réécrire, certes, mais aussi et surtout à expliquer ce qu'ils font pour aboutir à la
transformation demandée. Dans les exercices de réécriture, l'élève apprend à

206
Notes de lecture

connaître les marques spécifiques du verbe en relation avec le GN qui précède.


II apprend également ce retour en arrière nécessaire dans tout acte d'écriture.
Enfin, dans la manipulation phrastique, il apprend à repérer l'absence d'inci¬
dence du féminin sur la désinence verbale.

Bien entendu, les auteurs proposent plusieurs autres séquences d'appren¬


tissage pour aider les élèves à comprendre et mettre en uvre les relations
entre morphologie du verbe et valeurs temporelles.

La troisième et dernière partie de l'ouvrage développe en détail le travail


scolaire sur la morphologie des verbes, forme après forme, selon une organisa¬
tion régulière adaptée aux différentes cellules temporelles ou modales (avec ses
propriétés générales et ses particularités) et divisée en deux parties : la première
consacrée à l'étude de la notion linguistique, augmentée des références linguis¬
tiques indispensables, la seconde réservée à la mise en Auvre didactique
(observation, recherche, classement, bilan). Ce chapitre propose une progres¬
sion qui va des temps-modes fondamentaux ou simples, ceux qui constituent le
système morphologique générateur de l'ensemble, oral et écrit, des verbes fran¬
çais contemporains, vers les formes dérivées par composition, et enfin les
formes périphériques.

Cet ouvrage très bien informé s'adresse donc à tous, enseignants, forma¬
teurs, chercheurs, en ouvrant sur des pistes didactiques concrètes, tout en
offrant des données linguistiques essentielles. L'ensemble est à la fois novateur
et convaincant : nul doute qu'il est dorénavant possible d'apprendre « le verbe
autrement ».

Noëlle Cordary & Jacques David

207
SUMMARIES
Nick CROWTHER and Gilbert DUCANCEL
REPÈRES 21 - 2000

NARRATIVE DIVERSITY

Presentation
Catherine TAUVERON

- Narratology, teaching the narrative and French didactics


Yves REUTER, Théodile, University of Lille 3
This paper puts forward some critical thoughts on how narratology has
been incorporated into the field of French didactics. It first looks back at the
context of its introduction and the hopes that this gave rise to. It then studies
the transformations which have been carried out and offers a hypothetical
appraisal of the effects its introduction has had. Finally, it develops a research
programme on teaching-learning the narrative in a specifically didactic frame¬
work which does not limit its questions to those raised by possible applications
of a theory developed in another scientific field.

- What the spoken narrative can teach us about the narrative


E. Nonnon, Théodile, IUFM of Lille

The spoken narrative is notably absent from discourse ori the narrative
within the school framework whereas it is omnipresent in everyday social inter¬
action, especially in the classroom, and has for a long time been the subject of
investigation in other fields. In certain respects, by studying this area we
confront what is said about written stories in school with an otherness which
constitutes the emotional medium of story telling and is analogical with voice
and rhythm which characterise instant and shared communication; but this
otherness is also simply due to the fact that the spoken narrative has been stu¬
died using different types of reasoning, which place the emphasis on its social
and moral functions and those relating to identity, as well as its heterogeneity
and its diversity. But many of the aspects highlighted for the spoken narrative
apply to any narrative (especially tone and literariness) and studying this genre is
revealing.

- Soliciting the imagination during narrative writing


Patricia Lammertyn, University of Lille 3 and Ecole Michelet
This paper gives an account of research into the problems 10-year-old
pupils (CM2) can encounter when they produce written work which solicits their
imagination. In order to get a better understanding of the specificities of these
stories, we compared them to others which solicit real life experience and we
had further "interviews" with some of the writers. The results for the stories
which solicited the imagination revealed four different categories of texts as

209
REPÈRES N° 21/2000 N. CROWTHER and G. DUCANCEL

regards the link between formal mastery and the content of the stories. The dif¬
ferences noted can be linked to the interpretations of the instructions and the
representations of the evaluation. In the case of the "experience-based" stories,
those differences are in a way reduced insofar as most of the pupils give little
substance to their narratives as their first concern is to recount the events as
they actually happened. The initial results enable us to open up some lines of
reflection, on the one hand with regard to the effects of the instructions and
taking them into account in the evaluation and, on the other hand, as regards
the objectives of the teaching of narrative writing.

- Children's stories: when pupils are in contact with languages and cultures
Fabienne LECONTE, University of Orléans and ESA 6065 Dyalng
Migrant children who are schooled in France are socialised in different cul¬
tures. However, the narrative is extremely important in the French school culture
and the migrant cultures, although the forms it takes and the functions it fulfils
differ. Using the example of African families living in France, we will present the
linguistic practices of these families and the changes in narrative practices as a
result of migration. Moreover, children who are in contact with a range of models
appropriate them so as to develop their own narratological skills. Their narra¬
tions bear the hallmarks of these different linguistic, interactional and cultural
models. Their choices tend towards stories whose thematic content is similar to
that found in their native culture. When the stories have a formal structure res-
sembling an oral narrative, this helps bring back memories for children whose
mother tongue is not French.

- "We need proof. Reader skills and viewer skills: the example of the tv
detective series
Brigitte Chaix, François Quet, Grenoble IUFM, Valence
There is no exact correspondence between representations of the filmed
narrative on the one hand and the spoken narrative on the other hand; however,
the understanding of films and of texts have enough points in common for the
approach to televised fiction at school to be applied to the larger framework of a
didactic method relating to understanding/interpreting. The work and reflection
presented in this article are essentially the result of the activities of a teacher
training class (a "memory workshop" in second-year teacher training). Firstly, we
endeavoured to show that the reception of televised stories cannot be studied
using merely the principles of narratology or with the aim of "finding" the
constants of a "code". On the contrary, the diversity of the clues and the nume¬
rous ways of linking them foster ambiguity, interpretive debate, and reasoned
justifications of understanding. Secondly, an oral reconstruction of a detective
cartoon (Fennec) by second-cycle pupils (six and seven-year-olds) enables us to
present some of the difficulties pupils encounter when trying to understand the
motivation behind a piece of fiction which is nevertheless targeted at them, but it
also enables us to highlight some of the comprehension strategies that these
young viewers possess.

- History, geography and civics: three disciplines grappling with narrative


diversity

210
Summaries

François Audigier, University of Geneva

The aim of history, geography and civics is to study societies past and pre¬
sent. In this respect, they deal with human experience and are thus intimately
linked to narration in all its forms. However, the narrative, which in the past has
repeatedly been embraced then abandoned, still bears the mark of being incom¬
plete. It is good for children, but is incapable of explaining, whereas explana¬
tions are the legitimate and legitimising aims of these disciplines. In this paper,
the author examines a few points of reference with regard to each of these disci¬
plines, thus asserting how putting human experience into a temporal perspec¬
tive is important as a condition of understanding this experience. That said, a
sort of contradiction in the school system has meant that narration, in whatever
form it is presented, figures only rarely as the object of explicit work, as eviden¬
ced by the following: informal interviews with teachers, class observation, some
textbooks or even official ministerial documentation. This mistrust is the result of
a school framework which imposes constraints and which is currently destabili¬
sed by conflicts over objectives. Current studies of textual comprehension and
the link between human experience and narration encourage us to make the lat¬
ter the explicit object of work with pupils, especially through writing. This direc¬
tion is also an important heuristic means of working on the link between form
and content, point of view and the exigency of truth.

- The life cycle of the Cherry tree: a scientific narration?


Elisabeth BAUTIER, ESCOL, Danièle MANESSE, INRP,
Brigitte PERTERFALVI, INRP, Anne VERIN, INRP

Within the context of a piece of research into the forms and functions of
written work in science, this article proposes to observe behavioural patterns in
writing used spontaneously by pupils in 6ème (Year 7) when given a scientific
type instruction in a non-scientific framework.
We were able to do this thanks to the national tests which are given to Year
7 pupils each year. In 1997, this evaluation included an item which required the
pupil to translate a scientific diagram outlining the life cycle of the Cherry tree
into a written account of this same process. The pupils were thus asked to pro¬
duce a sort of "scientific" narration, the different stages of which had to be lin¬
ked together.
Firstly, we examine the difficulties and the ambiguities of the task, the crite¬
ria which must be met in order for work produced by a pupil to be considered a
"success" scientifically speaking, which therefore makes it different from a tradi¬
tional type of narration, such as pupils produce in French. Next, we examined
the work produced by a class of pupils from a school in an Educational Priority
Area, the main elements of which are included in this paper; this enabled us to
identify different behavioural patterns in writing, reflecting different "positions" in
the relationship to scientific knowledge.

211
REPÈRES N° 21/2000 N. CROWTHER and G. DUCANCEL

- Subject and hero of the biographical narrative


The example of teachers' life stories
Régis Malet, University of Lille 3
The use of the biographical approach encompasses a wide range of prac¬
tices and various research and/or training concerns. In formulating theoretical
questions on the concept of the narrative and the subject in the biography and
strictly methodological and epistemological questions on the use of this
approach in teacher training programmes, the aim of the article is twofold:
- firstly to clarify the status of the narrative and the life story, which are present
in biographical discourse, as well as shed light on the narrator-hero figure in
biographical plots and the subject who is placed on a pedestal. Both the
semantic and pragmatic dimensions of the life story are worked on.
- then to put forward a research approach which uses life stories during
teacher training , listing the uses of the narrative that this research tends
to bring out. The variety of these uses shapes the questions about tea¬
chers' knowledge and the status that can be given in teacher training
courses to this narrative knowledge which is developed when the teacher
recounts his/her life story.

212
HACHCm tDOCATtON
Apprentissages
Apprentissages progressifs
progressifs
de l'écrit à de l'écrit à
l'école matemelle
l'école maternelle

PROG INRP
coordonné par Mireille Brigaudiot

0HP

L'équipe de recherche INRP présente ici la démarche PROG d'enseignement


qui vise la réussite de tous les enfants dans leur première conquête de l'écrit. Il
s'agit de progressivité des apprentissages langagiers que le maître induit, encou¬
rage, accompagne, grâce à des dispositifs particulièrement adaptés aux jeunes
enfants.
Cet ouvrage et le fichier photocopiable complémentaire s'adressent aux ensei¬
gnants d'école maternelle désireux de pratiquer une différenciation pédagogi¬
que et de travailler en équipe de cycle, ainsi qu'aux formateurs d'IUFM qui
ont besoin de s'appuyer sur des pratiques théorisées spécifiques à l'école mater¬
nelle.

On trouvera des contributions de l'équipe PROG dans les numéros IS et 20 de Repères.

DANS LA MEME COLLECTION

De l'évaluation à la réécriture, INRP/Groupe EVA,


Préface de H. Romian.
Evaluer les écrits à l'école primaire, INRP/Groupe EVA,
Préface de H. Romian.
Savoir orthographier, coordonné par André Angoujard (INRP / Groupe RESO)
Contribution de N. Catach

Diffusion Hachette
Distribution en librairie, dans les CRDP, CDDP, et à ITNRP
ISBN: 2-01-170621-1
BULLETIN D'ABONNEMENT

REPERES
Recherches en didactiques du français langue matemelle

à retourner à
INRP - Publications
29, rue d'Ulm, 75230 PARIS CEDEX 05

Nom I I l I

ou Établissement L
Adresse I l i I L
I I I I I I L
I I 1 1 I I I

Localité i i i i Code postal

Date Signature
ou cachet

Demande d'attestation de paiement Q oui Q non

Abonnement (2 numéros par an)


tarif valable jusqu'au 31 juillet 2001

France (TVA 5,5 %) 163,00 F 24,85 ¤


Corse, DOM 157,74 F 24,05 ¤
Guyane, TOM 154,50 F 23,55 ¤
Étranger 190,00 F 28,97 ¤
Le numéro (tarif France, TVA 5,5 %) 87,00 F 13,26 ¤

Nb d'abon. Prix Totc

REPERES

Toute commande d'ouvrages doit être accompagnée d'un titre de paiement libellé à
l'ordre de l'Agent comptable de l'INRP.
Cette condition s'applique également aux commandes émanant de services de l'État, des
collectivités territoriales et des établissements publics nationaux et locaux (texte de
référence : Ministère de l'Économie, des Finances et du Budget, Direction de la
Comptabilité publique, Instruction N ° 90-122-B1-M0-M9 du 7 novembre 1990, relative au
paiement à la commande pour l'achat d'ouvrages par les organismes publics).
Une facture pro forma sera émise pour toute demande. Seul, le paiement préalable de son
montant entraînera l'exécution de la commande.
Ne pas utiliser ce bon pour un réabonnement ; une facture pro forma vous sera
adressée à l'échéance.
Impression d'après documents fournis
bialec, nancy
Dépôt légal n° 53872 - avril 2001
REPÈRES
Numéros disponibles
Ancienne série
Tarif :20 F. /ex
n° 60 - Où en sont les sciences du langage, les sciences de l'éducation ? [1983]
n° 61 - Ils sont différents ! - Cultures, usages de la langue et pédagogie [1983]
n° 64 - Langue, images et sons en classe [1984]
n° 65 - Des pratiques langagières aux savoirs (problèmes de Français) [1985]
n° 67 - 71s parlent autrement - Pour une pédagogie de la variation langagière [1985]
n° 69 - Communiquer et expliquer au Collège [1986]
n° 70 - Problèmes langagiers - Quels apprentissages dans quelles pratiques ? [1986]
n° 72 - Discours explicatifs en classe - Quand ? Comment ? Pourquoi ? (Collèges) [1987]
n° 74 - Images et langages. Quels savoirs ? [1988]
n° 75 - Orthographe: quels problèmes? [1988]
n° 76 - Éléments pour une didactique de la variation langagière [1988]
n" 77 - Le discours explicatif- Genres et texte (Collèges) [1989]
n° 78 - Projets d'enseignement des écrits, de la langue [1989]
n° 79 - Décrire les pratiques d 'évaluation des écrits [ 1 989]

Nouvelle série
. Tarif: 87 F. /ex du 1/08/00 au 31/07/01 .
n° Contenus, démarche de formation des maitres et recherche [1990]
1 -
2 - Pratiques de communication, pratiques discursives en maternelle [1990]

n°3 - Articulation oral/écrit [1991]
n° 4 - Savoir écrire, évaluer, réécrire [1991]
n° 5 - Problématique des cycles et recherche [1992]
n° 6 - Langues Vivantes et Français à l'école [1992]
n° 7 - Langage et images [1993]
n° 8 - Pour une didactique des activités lexicales à l'école [1993]
n° 9 - Activités métalinguistiques à l'école [1994]
n° 10 - Écrire, réécrire [1994]
n° 11 - Écriture et traitement de texte [1995]
n° 12 - Apprentissages langagiers, apprentissages scientifiques [1995]
n° 13 - Lecture et écriture littéraires à l'école [1996]
n° 14 - La grammaire à l'école : pourquoi en faire ? Pour quoi faire [1996]
n° 15 - Pratiques langagières et enseignement du français à l'école [1997]
n° 16 - La formation initiale des Professeurs des Écoles en Français [1997]
n° 17 - L'oral pour apprendre [1998]
n° 18 - À la conquête de l'écrit [1998]
n° 19 - Comprendre et interpréter les textes à l'école [1999]
n° 20 - Recherches-actions et didactique du français - Hommage à Hélène Romian [1999]
^"21 - Diversité narrative [2000]

Numéros projetés (thèmes)


Les outils de l'enseignement du français [2000]
Pratiques d'écriture extra-scolaires et enseignement [2001]
Tarifs France (TVA 5,5 96)
REPÈRES numéro 21, nouvelle série
Diversité narrative
La didactique du récit, en se référant massivement aux travaux issus de la narratologie, a
évité de s'intenogei sur la diversité de ses finalités. Elle a aussi peu pris en compte la diveisité
formelle, fonctionnelle et cultuielle de son objet. C'est à cet ensemble de « diversités » que se
consacre le numéro pluralité des références possibles en fonction d'un projet didactique
:

repensé, prise en compte des recherches sur le récit oral, rôle du récit télévisuel dans le
développement de compétences d'interprétation, poids des traditions du contage chez les
enfants de migrants, de la représentation de la tâche d'éciiture dans la redaction de récits de
vie et de lecits d'imagination, fonctions de la narration de vie enseignante dans la formation,
de la nairation factuelle dans les disciplines autres que le français, autant d'entrées différentes
qui devraient ouvrir de nouvelles pistes de réflexion et de travail dans les classes.

Sommaire
Présentation
Catherine TAUVERON, INRP
Récits : Approches didactiques
Narratologie. enseignement du récit et didactique du français
Yves REUTER. THEODILE, Université de Lille 3
Ce que le récit oral peut nous dire sur le récit
Elisabeth NONNON, THEODILE, IUFM de Lille
La sollicitation de l'imaginaire dans l'écriture des récits : intérêts et problèmes
Patricia LAMMERTYN. THEODILE. Université de Lille 3
Récits : Media et cultures
Récits enfantins en situation de contacts de langues et de cultures
Fabienne LECONTE. Université d'Orléans. ESA 6065 Dyalang
> II nous faut des preuves >. Compétences de lecteurs

et compétences de spectateurs l'exemple du récit policier télévisuel


:

Brigitte CHAIX, François QUET. IUFM de Grenoble-Valence


Récits : Projets disciplinaires, projets de formation
Histoire. Géographie. Éducation civique, trois disciplines
aux prises avec la diversité narrative
François AUDIGIER. Université de Genève
Le cycle de vie du Cerisier une narration « scientifique »
: ?
Elisabeth BAUTIER (ESCOL). Danièle MANESSE (INRP).
Brigitte PETERFALVI (INRP), Anne VERIN (INRP)
Sujet et héros du récit biographique. L'exemple des histoires
de vie enseignantes
Régis MALET. Université Lille 3
Note de synthèse
Sophie GONNAND. Harriet JISA
Actualité de la recherche en didactique du français
Notes de lecture
Francis GROSMANN. Isabelle DELCAMBRE. Gilbert DUCANCEL. Noëlle CORDARY
et Jacques DAVID
Summaries
Nick CROWTHER and Gilbert DUCANCEL

9 '782734n208389
INSTITUT NATIONAL DE RECHERCHE PÉDAGOGIQUE
29, rue d'Ulm - 75230 PARIS CEDEX 05 - Tél. 01 46 34 90 00

CODE . RS 021 ISBN . 2-7342-0838-5

Vous aimerez peut-être aussi