qu'un animal»
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Alors que la «cause animale» semble être
devenue le dernier combat progressiste à la mode, Étienne Bimbenet met en garde
contre un zoocentrisme trompeur, qui tendrait à ne plus regarder l'humain qu'au
prisme des sciences naturelles. Au risque de ne plus voir en l'homme qu'un animal
comme les autres...
Par Paul Sugy
Publié le 06/04/2018 à 18:39
FIGAROVOX.- Vous affirmez dans votre livre que notre rapport à l'animal est en
train de changer, sous l'effet d'un «zoocentrisme» que vous dénoncez. En fait,
vous vous en prenez aux «antispécistes»?
Bien sûr, la plupart des animaux sont doués comme nous d'une sensibilité (d'une
«sentience», comme disent les éthiques animales), qui exige que nous prenions en
considération leurs souffrances, comme nous le faisons entre humains. Sauf qu'on
glisse souvent, implicitement, de cette égalité morale à une égalité réelle, ou d'une
égalité de considération à une égalité de condition. Nous serions plus
fondamentalement animaux qu'humains, ou plus fondamentalement vivants que
parlants ou rationnels. D'eux à nous, la différence serait moins importante que les
points communs. Or ce «zoocentrisme» est discutable. Je le discute dans mon livre,
en considérant qu'il en dit long sur notre époque, et sur l'état de notre sensibilité
aujourd'hui.
Une morale humaine ne se réduit pas à une simple capacité d'empathie. C'est une
institution, une éducation longue, un corps de règles qui cultivent et systématisent
l'empathie, et lui donnent un sens inédit dans l'ordre des comportements animaux.
Une fois encore, rien de ce qu'affirment ces sciences n'est faux en soi ; mais, entendu
de façon unilatérale comme l'unique discours possible sur l'homme, cela pose
problème.
Le propre des sciences de la nature est d'avoir un pouvoir de conviction très fort: elles
nous obligent à remettre en cause des évidences que nous pensions indéracinables.
Nous vivons sur une Terre plate, c'est ce que nous pensons spontanément, et
pourtant la science moderne nous a appris un jour qu'en réalité la Terre était ronde!
Oui, c'est une autre distorsion: une forme de moralisme. Le raisonnement est simple,
même s'il est là encore contestable: ce qui pendant des siècles a autorisé la
maltraitance des animaux, c'est de les avoir considérés comme différents de nous.
C'est donc, pensons-nous, cette distinction entre l'homme et l'animal qui est
coupable. Comme bien d'autres différences fortes, celle-ci nous gêne, elle nous paraît
discriminante, nous ne l'assumons plus. Or il y a deux façons d'affronter ce type de
différences. Soit, comme c'est souvent le cas aujourd'hui, nous nous en
débarrassons, nous les dénions, comme nulles et non avenues. C'est une étrange
stratégie, à laquelle je ne pense pas que nous ayons beaucoup à gagner dans nos
relations avec les animaux. Soit au contraire nous regardons en face cette différence
entre eux et nous, nous l'assumons ; et nous décidons alors de respecter les
animaux, au-delà de tout ce qui nous sépare d'eux. C'est ce que j'appellerai, par
opposition au déni, un «respect de vérité». Autrement dit respecter leur mystère, leur
exotisme, les aimer à distance, sans projeter en eux des sentiments humains, trop
humains…
Le zoocentrisme vous a donc inspiré cette comparaison avec les trois singes
de la sagesse, qui refusent de voir, d'entendre et de parler…
Oui, je reprends cette fameuse figure héritée de Confucius puis du bouddhisme: trois
singes dont la sagesse est de refuser de voir le mal en face, de l'entendre, et de le
répéter. Le zoocentrisme, en criminalisant la différence entre l'homme et l'animal,
refuse de voir qu'elle existe, et par conséquent ne veut plus l'entendre et encore
moins la dire. Comme si c'était offenser les animaux que de les penser différents de
nous!
Les trois singes de la sagesse (sculpture de Hidari Jingoro, au sanctuaire de Toshogu, au Japon). Wikimedia commons -
CC
Cet aveuglement est d'autant plus pernicieux qu'il se présente sous les traits d'un
progressisme. Écouter ce que disent les scientifiques naturalistes, c'est faire preuve
d'ouverture d'esprit ; écouter les souffrances des animaux, c'est faire preuve de
générosité ; refuser toute définition métaphysique de l'humain, c'est jouer les esprits
forts. Qui oserait lutter contre cela? Sauf qu'à mon avis on peut mieux faire, être plus
précis, plus fidèles à ce que vivent concrètement les hommes et les animaux.
En fait, je crois que notre époque a un problème avec la différence, ou plus largement
avec le donné. Parce que nous y voyons une source possible de discriminations,
nous préférons réfuter l'idée même de différence, comme le fait par exemple le
féminisme queer à l'égard de la distinction biologique entre les sexes. Pourtant cette
attitude n'est pas satisfaisante: autant on peut mettre en évidence la construction
sociale des comportements sexués (ce qu'on appelle la construction des «genres»),
autant je ne crois pas que nous puissions douter un seul instant de la différence des
«sexes» chez les mammifères que nous sommes. Rien n'interdit d'imaginer une
reconnaissance de cette différence sexuelle, au plan biologique, couplée avec un
profond respect pour les tenants de l'un et l'autre sexe, au plan social, et un refus
absolu de toute forme d'inégalité.
C'est vrai: d'un côté les théories queer s'appuient sur un constructivisme fort, de
l'autre le zoocentrisme s'en remet à un naturalisme exacerbé. Mais les deux se
rejoignent pourtant dans un commun refus des différences (biologiques pour les uns,
sociales et culturelles pour les autres), dès lors que celles-ci sont vécues comme
imposées. Comme si, pour être libre, il fallait oublier ces différences, refuser de
prendre en compte ce qui nous est donné. Or je pense que la meilleure manière
d'être libre n'est pas de dénier ou de refuser de voir ce qui est, mais au contraire de
l'affronter, et de construire sa liberté en connaissance de cause.
En considérant par exemple, si l'on revient aux animaux, à quel point prendre
conscience de nos différences nous rend responsables. C'est à nous, en particulier,
qu'il appartient de construire une philosophie des droits qui soit plus inclusive et
englobante. Car seul l'homme est capable d'inventer le droit, de changer
radicalement ses mœurs pour mieux prendre en compte la considération que nous
devons avoir pour l'ensemble du vivant. L'animal, lui, n'est qu'un patient moral: il est
incapable d'une telle construction.
Ainsi, vous partagez avec les zoocentristes le combat pour une meilleure
considération de l'animal, en luttant par exemple contre les élevages en
batterie…
On pose souvent cette question en ce moment, mais je pense qu'il faut la formuler
autrement. Les animaux n'ont aucun droit. Pas plus du reste que les humains. Ce
qu'il faut dire en revanche, c'est que les hommes ont été capables de se donner à
eux-mêmes des droits, c'est-à-dire un statut qu'ils n'avaient pas naturellement, et
qu'ils ont inventé. De la même façon, il est parfaitement envisageable de construire
des droits pour les animaux: droit de sécurité, de survie, de bien-être, etc. La bonne
question serait donc plutôt: «Voulons-nous inventer des droits pour les animaux?».
Or cette question regarde d'abord nos sensibilités, et la manière dont nous nous
voyons les uns les autres. Il se trouve que nous nous voyons, entre humains, comme
sacrés les uns pour les autres, car nous avons appris à le faire. Une longue éducation
nous a appris à considérer le meurtre de l'autre homme comme un acte criminel, ou
en tout cas exceptionnel. Il est tout à fait opportun de réaliser un travail semblable
avec les animaux. Vivre avec eux, les voir en face, mais aussi imaginer leurs
conditions d'élevage, le plus concrètement possible, toutes ces pratiques peuvent
faire évoluer notre relation avec eux. De plus en plus, nous les verrons non plus
comme une simple matière à notre disposition, mais au contraire comme des vivants
ou des sujets, appelant de notre part une certaine considération. Un enfant ne
mangerait pas son hamster. Car il le voit comme un compagnon, et non comme un
morceau de viande ou un objet à sa merci.
Oui, je crois que cette animalisation de l'homme nous dit quelque chose d'essentiel
sur nous-mêmes, aujourd'hui. C'est au fond une affaire politique. Elle regarde une
forme d'illusion qui guette de plus en plus nos démocraties. On peut considérer que
vivre ensemble c'est délibérer, construire en commun, projeter ensemble l'avenir de
notre communauté. Mais on peut croire inversement que l'important, c'est plutôt de se
préserver de toute atteinte, ou de tout jugement, de la part d'autrui. Dans une telle
conception appauvrie du vivre ensemble, nous serions d'abord et avant tout des
individus vivants et seulement vivants, cherchant chacun à s'assurer de ses droits, et
à préserver son autarcie. À ce stade où chacun vit sa vie comme il l'entend, toutes les
vies se valent et il n'y a aucune raison de faire la différence entre un homme et un
animal.
Or cette politique «immunitaire», cette politique de la «vie nue», c'est bien sûr une
illusion, et nous le savons bien: il n'y a pas de «liberté naturelle», la liberté de vivre sa
vie est le fruit d'une longue conquête historique et politique, cela suppose des
institutions précises, une éducation, parfois du courage... Nous vivons ensemble
parce que nous l'avons décidé et construit, et non par le seul fait de vivre. Nous
sommes des vivants parlants et politiques, et non de «simples» vivants.