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Étienne Bimbenet : «L'homme est infiniment plus

qu'un animal»
FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Alors que la «cause animale» semble être
devenue le dernier combat progressiste à la mode, Étienne Bimbenet met en garde
contre un zoocentrisme trompeur, qui tendrait à ne plus regarder l'humain qu'au
prisme des sciences naturelles. Au risque de ne plus voir en l'homme qu'un animal
comme les autres...

Par Paul Sugy
Publié le 06/04/2018 à 18:39

Le philosophe Étienne Bimbenet. E. Marchadour


Seuil.

Étienne Bimbenet est professeur de philosophie contemporaine à l'université


Bordeaux Montaigne. Il vient de publier Le Complexe des trois singes. Essai sur
l'animalité humaine (éd. du Seuil, 2017).

FIGAROVOX.- Vous affirmez dans votre livre que notre rapport à l'animal est en
train de changer, sous l'effet d'un «zoocentrisme» que vous dénoncez. En fait,
vous vous en prenez aux «antispécistes»?

Étienne BIMBENET.- L'antispécisme n'est pas qu'une idéologie: c'est d'abord un


combat qui, malgré sa radicalité et ses outrances, va dans le bon sens, celui d'une
prise de conscience salutaire concernant l'indignité de certaines méthodes
industrielles d'élevage. C'est un militantisme qui consiste à prendre en considération
les souffrances animales pour les atténuer. Mais sous-jacent à ce combat, en
revanche, on trouve souvent une thèse beaucoup plus contestable: nous serions,
humains, des animaux comme les autres.

Bien sûr, la plupart des animaux sont doués comme nous d'une sensibilité (d'une
«sentience», comme disent les éthiques animales), qui exige que nous prenions en
considération leurs souffrances, comme nous le faisons entre humains. Sauf qu'on
glisse souvent, implicitement, de cette égalité morale à une égalité réelle, ou d'une
égalité de considération à une égalité de condition. Nous serions plus
fondamentalement animaux qu'humains, ou plus fondamentalement vivants que
parlants ou rationnels. D'eux à nous, la différence serait moins importante que les
points communs. Or ce «zoocentrisme» est discutable. Je le discute dans mon livre,
en considérant qu'il en dit long sur notre époque, et sur l'état de notre sensibilité
aujourd'hui.

Selon vous, le zoocentrisme repose premièrement sur un «pari naturaliste»…

Oui, on peut apercevoir plusieurs types de distorsions ou d'aveuglements qui


motivent cette nouvelle proximité avec les animaux, et qui font qu'elle est la plupart du
temps très sincère. Une première distorsion regarde notre rapport à la science. Nous
vivons un moment fortement «naturaliste» de notre savoir, dans lequel la priorité est
donnée aux sciences de la vie et de la nature pour expliquer la réalité, au détriment
de tout ce que nous apportent les sciences humaines. La théorie synthétique de
l'évolution, l'éthologie, la primatologie, les neurosciences, exercent un monopole sur
les discours qui s'intéressent à l'homme et à l'animal.
Il ne s'agit pas, bien entendu, de contester chacune de ces sciences. Mais je crois
que les sciences sociales, la psychologie de l'enfant et de l'apprentissage verbal, les
sciences politiques, pour ne citer qu'elles, ont aussi des choses essentielles à nous
apprendre sur notre humanité, que la biologie ne peut pas nous dire. Lorsque vous
considérez l'être humain en biologiste, vous ne le regardez qu'en tant qu'animal: il est
donc normal, comme le dit le philosophe Francis Wolff, de conclure que l'homme est
un animal. Il est vrai par exemple que l'homme partage 98,6 % de ses gènes avec le
chimpanzé ; mais conclure à partir de là que l'homme est un «troisième chimpanzé»,
c'est juste oublier que la génétique n'est pas tout. C'est le problème que pose à mon
sens la pensée de Frans de Waal, le fameux primatologue néerlandais. S'il y a bien
du «singe en nous», comme il ne cesse de nous le rappeler, si les grandes
caractéristiques humaines ont des «précurseurs» dans les comportements des
chimpanzés, cela ne signifie pas que la morale ou la politique, par exemple, ont le
même sens chez eux et chez nous.

Une morale humaine ne se réduit pas à une simple capacité d'empathie. C'est une
institution, une éducation longue, un corps de règles qui cultivent et systématisent
l'empathie, et lui donnent un sens inédit dans l'ordre des comportements animaux.
Une fois encore, rien de ce qu'affirment ces sciences n'est faux en soi ; mais, entendu
de façon unilatérale comme l'unique discours possible sur l'homme, cela pose
problème.

Mais alors, les sciences naturelles sont coupables de cet aveuglement?

Le propre des sciences de la nature est d'avoir un pouvoir de conviction très fort: elles
nous obligent à remettre en cause des évidences que nous pensions indéracinables.
Nous vivons sur une Terre plate, c'est ce que nous pensons spontanément, et
pourtant la science moderne nous a appris un jour qu'en réalité la Terre était ronde!

Les sciences de la nature nous obligent à remettre en


cause des évidences que nous pensions indéracinables.

C'est ce qu'on appelle en philosophie la «suspension de l'incrédulité»: tout ce que


nous tenions jusqu'ici pour vrai, nos convictions les plus élémentaires, est susceptible
d'être un jour démenti par la connaissance scientifique. Or je pense que ce crédit
donné aux sciences de la nature est l'un des moteurs fondamentaux du
zoocentrisme. C'est là que nous avons besoin des sciences humaines pour retrouver
une forme d'équilibre, plus proche de ce que nous vivons et faisons tous les jours,
comme êtres humains. On ne sait pas grand-chose d'un billet de banque si on se
contente de connaître sa composition matérielle. Au-delà du savoir strictement
physique, il y a tout ce que les économistes, les historiens ou les sociologues peuvent
nous dire sur lui, comme convention ou comme institution. De même la génétique ou
le fonctionnement cérébral ne représentent qu'un point de vue très restreint sur ce
que je fais chaque jour comme être humain: les rites de politesse, les paroles
échangées, les convictions morales ou politiques, les curiosités scientifiques ou
artistiques…

Et par-dessus cette vision tronquée de la réalité, se greffe une nouvelle morale?

Oui, c'est une autre distorsion: une forme de moralisme. Le raisonnement est simple,
même s'il est là encore contestable: ce qui pendant des siècles a autorisé la
maltraitance des animaux, c'est de les avoir considérés comme différents de nous.
C'est donc, pensons-nous, cette distinction entre l'homme et l'animal qui est
coupable. Comme bien d'autres différences fortes, celle-ci nous gêne, elle nous paraît
discriminante, nous ne l'assumons plus. Or il y a deux façons d'affronter ce type de
différences. Soit, comme c'est souvent le cas aujourd'hui, nous nous en
débarrassons, nous les dénions, comme nulles et non avenues. C'est une étrange
stratégie, à laquelle je ne pense pas que nous ayons beaucoup à gagner dans nos
relations avec les animaux. Soit au contraire nous regardons en face cette différence
entre eux et nous, nous l'assumons ; et nous décidons alors de respecter les
animaux, au-delà de tout ce qui nous sépare d'eux. C'est ce que j'appellerai, par
opposition au déni, un «respect de vérité». Autrement dit respecter leur mystère, leur
exotisme, les aimer à distance, sans projeter en eux des sentiments humains, trop
humains…

Le zoocentrisme vous a donc inspiré cette comparaison avec les trois singes
de la sagesse, qui refusent de voir, d'entendre et de parler…

Oui, je reprends cette fameuse figure héritée de Confucius puis du bouddhisme: trois
singes dont la sagesse est de refuser de voir le mal en face, de l'entendre, et de le
répéter. Le zoocentrisme, en criminalisant la différence entre l'homme et l'animal,
refuse de voir qu'elle existe, et par conséquent ne veut plus l'entendre et encore
moins la dire. Comme si c'était offenser les animaux que de les penser différents de
nous!
Les trois singes de la sagesse (sculpture de Hidari Jingoro, au sanctuaire de Toshogu, au Japon). Wikimedia commons -
CC

Cet aveuglement est d'autant plus pernicieux qu'il se présente sous les traits d'un
progressisme. Écouter ce que disent les scientifiques naturalistes, c'est faire preuve
d'ouverture d'esprit ; écouter les souffrances des animaux, c'est faire preuve de
générosité ; refuser toute définition métaphysique de l'humain, c'est jouer les esprits
forts. Qui oserait lutter contre cela? Sauf qu'à mon avis on peut mieux faire, être plus
précis, plus fidèles à ce que vivent concrètement les hommes et les animaux.

En fait, je crois que notre époque a un problème avec la différence, ou plus largement
avec le donné. Parce que nous y voyons une source possible de discriminations,
nous préférons réfuter l'idée même de différence, comme le fait par exemple le
féminisme queer à l'égard de la distinction biologique entre les sexes. Pourtant cette
attitude n'est pas satisfaisante: autant on peut mettre en évidence la construction
sociale des comportements sexués (ce qu'on appelle la construction des «genres»),
autant je ne crois pas que nous puissions douter un seul instant de la différence des
«sexes» chez les mammifères que nous sommes. Rien n'interdit d'imaginer une
reconnaissance de cette différence sexuelle, au plan biologique, couplée avec un
profond respect pour les tenants de l'un et l'autre sexe, au plan social, et un refus
absolu de toute forme d'inégalité.

N'y a-t-il pas cependant un paradoxe entre le zoocentrisme et la théorie queer:


l'un réduit la réalité au naturalisme, tandis que la seconde prive les sciences
naturelles de tout discours sur l'humain pour ne s'intéresser qu'aux sciences
sociales?

C'est vrai: d'un côté les théories queer s'appuient sur un constructivisme fort, de
l'autre le zoocentrisme s'en remet à un naturalisme exacerbé. Mais les deux se
rejoignent pourtant dans un commun refus des différences (biologiques pour les uns,
sociales et culturelles pour les autres), dès lors que celles-ci sont vécues comme
imposées. Comme si, pour être libre, il fallait oublier ces différences, refuser de
prendre en compte ce qui nous est donné. Or je pense que la meilleure manière
d'être libre n'est pas de dénier ou de refuser de voir ce qui est, mais au contraire de
l'affronter, et de construire sa liberté en connaissance de cause.

D'accord, mais comment?

Notre époque a un problème avec la différence, ou plus


largement avec le donné.

En considérant par exemple, si l'on revient aux animaux, à quel point prendre
conscience de nos différences nous rend responsables. C'est à nous, en particulier,
qu'il appartient de construire une philosophie des droits qui soit plus inclusive et
englobante. Car seul l'homme est capable d'inventer le droit, de changer
radicalement ses mœurs pour mieux prendre en compte la considération que nous
devons avoir pour l'ensemble du vivant. L'animal, lui, n'est qu'un patient moral: il est
incapable d'une telle construction.

Je propose ainsi un «anthropocentrisme élargi», qui part de la différence homme-


animal pour justifier un plus grand respect de l'animal. Ce qu'on aperçoit chez le
vivant humain, c'est une formidable capacité de décentrement à l'égard de soi, une
étonnante capacité à prendre en compte d'autres intérêts, parfois très lointains,
comme la souffrance des animaux, comme le sort des générations futures, comme la
préservation d'un écosystème menacé, ou d'un vallon, ou d'une forêt… Ces
décentrements, ces lignes de fuite, partent de nous, et peuvent aller très loin. Si donc
nous voulons une amélioration du sort des animaux, cela ne peut venir que de
l'humain: la responsabilité nous en incombe.

Ainsi, vous partagez avec les zoocentristes le combat pour une meilleure
considération de l'animal, en luttant par exemple contre les élevages en
batterie…

Absolument! L'association L214 a par exemple le mérite, comme lanceur d'alerte, de


faire évoluer les sensibilités, et de nous mettre en face de nos responsabilités. On
peut ne pas partager leur radicalité et ne pas être, comme eux, «abolitionnistes» ; il
n'empêche qu'ils sont efficaces et que leurs images, parce qu'elles ont été
massivement relayées, ont largement contribué à informer l'opinion.

Pensez-vous que les animaux ont des droits?

On pose souvent cette question en ce moment, mais je pense qu'il faut la formuler
autrement. Les animaux n'ont aucun droit. Pas plus du reste que les humains. Ce
qu'il faut dire en revanche, c'est que les hommes ont été capables de se donner à
eux-mêmes des droits, c'est-à-dire un statut qu'ils n'avaient pas naturellement, et
qu'ils ont inventé. De la même façon, il est parfaitement envisageable de construire
des droits pour les animaux: droit de sécurité, de survie, de bien-être, etc. La bonne
question serait donc plutôt: «Voulons-nous inventer des droits pour les animaux?».

Or cette question regarde d'abord nos sensibilités, et la manière dont nous nous
voyons les uns les autres. Il se trouve que nous nous voyons, entre humains, comme
sacrés les uns pour les autres, car nous avons appris à le faire. Une longue éducation
nous a appris à considérer le meurtre de l'autre homme comme un acte criminel, ou
en tout cas exceptionnel. Il est tout à fait opportun de réaliser un travail semblable
avec les animaux. Vivre avec eux, les voir en face, mais aussi imaginer leurs
conditions d'élevage, le plus concrètement possible, toutes ces pratiques peuvent
faire évoluer notre relation avec eux. De plus en plus, nous les verrons non plus
comme une simple matière à notre disposition, mais au contraire comme des vivants
ou des sujets, appelant de notre part une certaine considération. Un enfant ne
mangerait pas son hamster. Car il le voit comme un compagnon, et non comme un
morceau de viande ou un objet à sa merci.

À ce stade où chacun vit sa vie comme il l'entend, toutes


les vies se valent et il n'y a aucune raison de faire la
différence entre un homme et un animal.

L'animal peut-il être en quelque sorte le «miroir de l'homme», au sens où voir


l'animal dans l'homme nous dit quelque chose de nous-même?

Oui, je crois que cette animalisation de l'homme nous dit quelque chose d'essentiel
sur nous-mêmes, aujourd'hui. C'est au fond une affaire politique. Elle regarde une
forme d'illusion qui guette de plus en plus nos démocraties. On peut considérer que
vivre ensemble c'est délibérer, construire en commun, projeter ensemble l'avenir de
notre communauté. Mais on peut croire inversement que l'important, c'est plutôt de se
préserver de toute atteinte, ou de tout jugement, de la part d'autrui. Dans une telle
conception appauvrie du vivre ensemble, nous serions d'abord et avant tout des
individus vivants et seulement vivants, cherchant chacun à s'assurer de ses droits, et
à préserver son autarcie. À ce stade où chacun vit sa vie comme il l'entend, toutes les
vies se valent et il n'y a aucune raison de faire la différence entre un homme et un
animal.

Or cette politique «immunitaire», cette politique de la «vie nue», c'est bien sûr une
illusion, et nous le savons bien: il n'y a pas de «liberté naturelle», la liberté de vivre sa
vie est le fruit d'une longue conquête historique et politique, cela suppose des
institutions précises, une éducation, parfois du courage... Nous vivons ensemble
parce que nous l'avons décidé et construit, et non par le seul fait de vivre. Nous
sommes des vivants parlants et politiques, et non de «simples» vivants.

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