Vous êtes sur la page 1sur 25

DESCRIPTIF DE FRANÇAIS DE LA CLASSE DE PREMIERE ES

Année Académique 2017 – 2018

1
Objet d’étude 1 : Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours

Problématique : Le romancier André Maurois a-t-il raison de dire que " Les plus beaux romans sont des romans
d'apprentissages, et le romanesque est essentiellement le conflit, avec le monde implacable, des espoirs de la
jeunesse » ?

Lectures analytiques : Gustave FLAUBERT, L'Éducation sentimentale (1869).


• Incipit
• Première partie, chapitre I
• Deuxième partie, chapitre VI
• Troisième partie, chapitre I
• Troisième partie, chapitre VI
• Troisième partie, chapitre VI

Histoire des Arts :


Gustave Caillebotte, Rue de Paris, temps de pluie (1877)

Langues et cultures de l’antiquité :


Homère, L'Odyssée (VIIIe siècle av. J.-C.)

Lecture cursive obligatoire : ALAIN-FOURNIER, Le Grand Meaulnes (1922)

Objet d’étude 2: Le texte théâtral et sa représentation, du XVIIe siècle à nos jours

Problématique : Montrez que le théâtre comique est le lieu idéal de la satire sociale.

Lectures analytiques : Molière, Le Bourgeois Gentilhomme (1670)


• Acte I, Scène Première
• Acte II, scène 4
• Acte III, scène 12
• acte IV, scène 3 extrait
• Acte V, Scène Première

Histoire des Arts


Georges de la Tour, Job raillé par sa femme (1625-1650)

Langues et cultures de l’antiquité :


Térence, Les Adelphes (160 av. JC)

Lecture cursive obligatoire :


Molière, George Dandin ou Le Mari confondu (1668)

2
Objet d’étude 3 : Ecriture poétique et quête du sens, du Moyen-Age à nos jours

Problématique : La poésie engagée peut-elle être lyrique ?

Lectures analytiques :
• Paul ELUARD, Poésie et Vérité (1942), « LIBERTE »
• Louis ARAGON, Le Roman inachevé, « Strophes pour se souvenir »
• Robert DESNOS, L’honneur des poètes (1943), Ce cœur qui haïssait la guerre…
• Marianne Cohn (1943), « Je trahirai demain »
• René-Guy CADOU, Pleine Poitrine (1946) « Les Fusillés de Châteaubriant »
• Louis ARAGON, La Diane Française (1944), Celui qui croyait au ciel celui qui n'y croyait pas

Histoire des Arts


Juvénal, les Satires (90-127)

Langues et cultures de l’antiquité :


Pablo Picasso, Amitié (1922)

Lecture cursive obligatoire :


Paul Eluard, Au rendez-vous allemand (1945)

Objet d’étude 4 : La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours

Problématique : La jeunesse est-elle le plus bel âge de la vie ?

Lectures analytiques :
• Savinien Cyrano de Bergerac, (avant 1650), L’Autre Monde : les États et Empires de la Lune.
• Nicolas Boileau, Art poétique (1674), chant III, vers 373-390.
• Émile Zola, Lettre à la jeunesse (1897).
• André Gide, Journal, 26 décembre 1921.
• Pierre Corneille, Le Cid, 1634, acte II scène 2

Histoire des Arts


Jean-Baptiste Greuze, La malédiction du père (1777),

Langues et cultures de l’antiquité :


Eschyle, Prométhée enchaîné

Lecture cursive obligatoire :


Joseph Joffo, Un sac de billes (1973)

3
CORPUS DE TEXTES
OBJET D’ÉTUDE 1 : ROMAN

Texte A : Gustave Flaubert, L'éducation sentimentale (1869), Incipit


Frédéric Moreau, jeune provincial étudiant à Paris, est épris de Mme Arnoux, épouse d'un marchand d'œuvres
d'art.

Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la Ville-de-Montereau, près de partir, fumait à gros tourbillons
devant le quai Saint-Bernard.
Des gens arrivaient hors d’haleine ; des barriques, des câbles, des corbeilles de linge gênaient la circulation ;
les matelots ne répondaient à personne ; on se heurtait ; les colis montaient entre les deux tambours, et le tapage
s’absorbait dans le bruissement de la vapeur, qui, s’échappant par des plaques de tôle, enveloppait tout d’une
nuée blanchâtre, tandis que la cloche, à l’avant, tintait sans discontinuer.
Enfin le navire partit ; et les deux berges, peuplées de magasins, de chantiers et d’usines, filèrent comme
deux larges rubans que l’on déroule.
Un jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux et qui tenait un album sous son bras, restait auprès du
gouvernail, immobile. À travers le brouillard, il contemplait des clochers, des édifices dont il ne savait pas les
noms ; puis il embrassa, dans un dernier coup d’œil, l’île Saint-Louis, la Cité, Notre-Dame ; et bientôt, Paris
disparaissant, il poussa un grand soupir.
M. Frédéric Moreau, nouvellement reçu bachelier, s’en retournait à Nogent-sur-Seine, où il devait languir
pendant deux mois, avant d’aller faire son droit. Sa mère, avec la somme indispensable, l’avait envoyé au Havre
voir un oncle, dont elle espérait, pour lui, l’héritage ; il en était revenu la veille seulement ; et il se
dédommageait de ne pouvoir séjourner dans la capitale, en regagnant sa province par la route la plus longue.

Texte B : Gustave Flaubert, L'Éducation sentimentale(1869), première partie, chapitre I.


Le 15 septembre 1840, sur un bateau, La Ville-de-Montereau, qui descend la Seine depuis Paris jusqu'au
Havre, Frédéric Moreau, un bachelier de dix-huit ans, rencontre une femme...

Ce fut comme une apparition :


Elle était assise, au milieu du banc, toute seule ; ou du moins il ne distingua personne, dans l'éblouissement
que lui envoyèrent ses yeux. En même temps qu'il passait, elle leva la tête ; il fléchit involontairement les
épaules ; et, quand il se fut mis plus loin, du même côté, il la regarda.
Elle avait un large chapeau de paille, avec des rubans roses qui palpitaient au vent derrière elle. Ses bandeaux1
noirs, contournant la pointe de ses grands sourcils, descendaient très bas et semblaient presser amoureusement
l'ovale de sa figure. Sa robe de mousseline claire, tachetée de petits pois, se répandait à plis nombreux. Elle était
en train de broder quelque chose ; et son nez droit, son menton, toute sa personne se découpait sur le fond de
l'air bleu.
Comme elle gardait la même attitude, il fit plusieurs tours de droite et de gauche pour dissimuler sa manœuvre
; puis il se planta tout près de son ombrelle, posée contre le banc, et il affectait d'observer une chaloupe sur la
rivière.
Jamais il n'avait vu cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, ni cette finesse des doigts que la
lumière traversait. Il considérait son panier à ouvrage avec ébahissement, comme une chose extraordinaire.
Quels étaient son nom, sa demeure, sa vie, son passé ? Il souhaitait connaître les meubles de sa chambre, toutes
les robes qu'elle avait portées, les gens qu'elle fréquentait ; et le désir de la possession physique même
disparaissait sous une envie plus profonde, dans une curiosité douloureuse qui n'avait pas de limites.
Une négresse, coiffée d'un foulard, se présenta en tenant par la main une petite fille, déjà grande. L'enfant, dont
les yeux roulaient des larmes, venait de s'éveiller. Elle la prit sur ses genoux. « Mademoiselle n'était pas sage,
4
quoiqu'elle eût sept ans bientôt ; sa mère ne l'aimerait plus ; on lui pardonnait trop ses caprices. » Et Frédéric se
réjouissait d'entendre ces choses, comme s'il eût fait une découverte, une acquisition.
Il la supposait d'origine andalouse, créole peut-être ; elle avait ramené des îles cette négresse avec elle ?
Cependant, un long châle à bandes violettes était placé derrière son dos, sur le bordage de cuivre. Elle avait dû,
bien des fois, au milieu de la mer, durant les soirs humides, en envelopper sa taille, s'en couvrir les pieds,
dormir dedans ! Mais, entraîné par les franges, il glissait peu à peu, il allait tomber dans l'eau ; Frédéric fit un
bond et le rattrapa. Elle lui dit :
– Je vous remercie, Monsieur.
Leurs yeux se rencontrèrent.
– Ma femme, es-tu prête ? cria le sieur Arnoux, apparaissant dans le capot de l'escalier.

1. coiffure qui sépare les cheveux au milieu du front, les ramenant sur les côtés du visage.

Texte C : Gustave Flaubert, L'Éducation sentimentale (1869), II, chapitre 6


Tandis que la révolution gronde dans la ville de Paris, le jeune Frédéric Moreau rencontre Mme
Arnoux, une femme mariée donc il est désespérément amoureux.

— « Mille pardons ! » dit Frédéric, en lui saisissant la taille dans les deux mains.
— « Comment ? que fais-tu ? » balbutia la Maréchale, à la fois surprise et égayée par ces manières.
Il répondit :
— « Je suis la mode, je me réforme. »
Elle se laissa renverser sur le divan, et continuait à rire sous ses baisers.
Ils passèrent l’après-midi à regarder, de leur fenêtre, le peuple dans la rue. Puis il l’emmena dîner aux Trois
Frères Provençaux. Le repas fut long, délicat. ils s’en revinrent à pied, faute de voiture.
A la nouvelle d’un changement de ministère, Paris avait changé. Tout le monde était en joie ; des promeneurs
circulaient, et des lampions à chaque étage faisaient une clarté comme en plein jour. Les soldats regagnaient
lentement leurs casernes, harassés, l’air triste. On les saluait, en criant : « Vive la ligne ! » Ils continuaient sans
répondre. Dans la garde nationale, au contraire, les officiers, rouges d’enthousiasme, brandissaient leur sabre en
vociférant : « Vive la réforme ! » et ce mot-là, chaque fois, faisait rire les deux amants. Frédéric blaguait, était
très gai.
Par la rue Duphot, ils atteignirent les boulevards. Des lanternes vénitiennes, suspendues aux maisons, formaient
des guirlandes de feux. Un fourmillement confus s’agitait en dessous ; au milieu de cette ombre, par endroits,
brillaient des blancheurs de baïonnettes. Un grand brouhaha s’élevait. La foule était trop compacte, le retour
direct impossible ; et ils entraient dans la rue Caumartin, quand, tout à coup, éclata derrière eux un bruit, pareil
au craquement d’une immense pièce de soie que l’on déchire. C’était la fusillade du boulevard des Capucines.
— « Ah ! on casse quelques bourgeois », dit Frédéric tranquillement, car il y a des situations où l’homme le
moins cruel est si détaché des autres, qu’il verrait périr le genre humain sans un battement de cœur.
La Maréchale, cramponnée à son bras, claquait des dents. Elle se déclara incapable de faire vingt pas de plus.
Alors, par un raffinement de haine, pour mieux outrager en son âme Mme Arnoux, il l’emmena jusqu’à l’hôtel
de la rue Tronchet, dons le logement préparé pour l’autre.
Les fleurs n’étaient pas flétries. La guipure s’étalait sur le lit. Il tira de l’armoire les petites pantoufles.
Rosanette trouva ces prévenances fort délicates.
Vers une heure, elle fut réveillée par des roulements lointains ; et elle le vit qui sanglotait, la tête enfoncée dans
l’oreiller.
— « Qu’as-tu donc, cher amour ? »
— « C’est excès de bonheur », dit Frédéric. « Il y avait trop longtemps que je te désirais ! »

5
Texte D : Gustave Flaubert, L'Éducation sentimentale (1869), 3ème partie, I.
Frédéric, le héros de l’Éducation sentimentale, assiste avec son ami Hussonnet au saccage du Palais des
Tuileries, au cours de la Révolution de 1848.

Tout à coup la Marseillaise retentit. Hussonnet et Frédéric se penchèrent sur la rampe. C’était le peuple. Il se
précipita dans l’escalier, en secouant à flots vertigineux des têtes nues, des casques, des bonnets rouges, des
baïonnettes et des épaules, si impétueusement, que des gens disparaissaient dans cette masse grouillante qui
montait toujours, comme un fleuve refoulé par une marée d’équinoxe, avec un long mugissement, sous une
impulsion irrésistible. En haut, elle se répandit, et le chant tomba.
On n’entendait plus que les piétinements de tous les souliers, avec le clapotement des voix. La foule
inoffensive se contentait de regarder. Mais, de temps à autre, un coude trop à l’étroit enfonçait une vitre ; ou
bien un vase, une statuette déroulait d’une console, par terre. Les boiseries pressées craquaient. Tous les visages
étaient rouges ; la sueur en coulait à larges gouttes ; Hussonnet fit cette remarque :
- « Les héros ne sentent pas bon ! »
- « Ah ! vous êtes agaçant », reprit Frédéric.
Et poussés malgré eux, ils entrèrent dans un appartement où s’étendait, au plafond, un dais de velours rouge.
Sur le trône, en dessous, était assis un prolétaire à barbe noire, la chemise entr’ouverte, l’air hilare et stupide
comme un magot1. D’autres gravissaient l’estrade pour s’asseoir à sa place.
- « Quel mythe ! » dit Hussonnet. « Voilà le peuple souverain ! »
Le fauteuil fut enlevé à bout de bras, et traversa toute la salle en se balançant.
- « Saprelotte ! comme il chaloupe ! Le vaisseau de l’État est ballotté sur une mer orageuse ! Cancane-t-il2 !
Cancane-t-il ! »
On l’avait approché d’une fenêtre, et, au milieu des sifflets, on le lança.
- « Pauvre vieux ! » dit Hussonnet en le voyant tomber dans le jardin, où il fut repris vivement pour être
promené ensuite jusqu’à la Bastille, et brûlé.
Alors, une joie frénétique éclata, comme si, à la place du trône, un avenir de bonheur illimité avait paru ; et le
peuple, moins par vengeance que pour affirmer sa possession, brisa, lacéra les glaces et les rideaux, les lustres,
les flambeaux, les tables, les chaises, les tabourets, tous les meubles, jusqu’à des albums de dessins, jusqu’à des
corbeilles de tapisserie. Puisqu’on était victorieux, ne fallait-il pas s’amuser ! La canaille s’affubla ironiquement
de dentelles et de cachemires. Des crépines3 d’or s’enroulèrent aux manches des blouses, des chapeaux à
plumes d’autruche ornaient la tête des forgerons, des rubans de la Légion d’honneur firent des ceintures aux
prostituées. Chacun satisfaisait son caprice ; les uns dansaient, d’autres buvaient. Dans la chambre de la reine,
une femme lustrait ses bandeaux avec de la pommade ; derrière un paravent, deux amateurs jouaient aux cartes ;
Hussonnet montra à Frédéric un individu qui fumait son brûle-gueule4 accoudé sur un balcon ; et le délire
redoublait au tintamarre continu des porcelaines brisées et des morceaux de cristal qui sonnaient, en
rebondissant, comme des lames d’harmonica.

1. Singe ; figurine chinoise grotesque en porcelaine. Au sens figuré : homme très laid.
2. Danse le cancan, une danse excentrique.
3. Franges de tissu à fonction décorative.
4. Pipe à tuyau très court .

Texte E : Gustave Flaubert, L'Éducation sentimentale (1869), troisième partie, chapitre VI.
Presque trente ans après leur rencontre sur un bateau et une histoire d’amour malheureuse, Mme Arnoux rend
visite à Frédéric Moreau. Le jeune homme de 18 ans est devenu un avocat et un homme du monde.

Il voyagea.

6
Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des
ruines, l’amertume des sympathies interrompues.

Il revint.

Il fréquenta le monde, et il eut d’autres amours, encore. Mais le souvenir continuel du premier les lui rendait
insipides ; et puis la véhémence du désir, la fleur même de la sensation était perdue. Ses ambitions d’esprit
avaient également diminué. Des années passèrent ; et il supportait le désœuvrement de son intelligence et
l’inertie de son cœur.

Vers la fin de mars 1867, à la nuit tombante, comme il était seul dans son cabinet, une femme entra.

— « Madame Arnoux ! »

— « Frédéric ! »

Elle le saisit par les mains, l’attira doucement vers la fenêtre, et elle le considérait tout en répétant :

— « C’est lui ! C’est donc lui ! »

Dans la pénombre du crépuscule, il n’apercevait que ses yeux sous la voilette de dentelle noire qui masquait
sa figure.

Quand elle eut déposé au bord de la cheminée un petit portefeuille de velours grenat, elle s’assit. Tous deux
restèrent sans pouvoir parler, se souriant l’un à l’autre.

Texte F : Gustave Flaubert, L'Éducation sentimentale (1869), III, chapitre 6


Frédéric Moreau reverra Mme Arnoux, éprise de lui, mais leur union n'aura pas lieu. Vers la fin de mars 1867,
des années après leur dernière rencontre, elle revient voir Frédéric chez lui. La scène se passe au retour d'une
promenade.

Quand ils rentrèrent, Mme Arnoux ôta son chapeau. La lampe, posée sur une console1, éclaira ses cheveux
blancs. Ce fut comme un heurt en pleine poitrine.
Pour lui cacher cette déception, il se posa par terre à ses genoux, et, prenant ses mains, se mit à lui dire des
tendresses.
– Votre personne, vos moindres mouvements me semblaient avoir dans le monde une importance
extrahumaine. Mon cœur, comme de la poussière, se soulevait derrière vos pas. Vous me faisiez l'effet d'un clair
de lune par une nuit d'été, quand tout est parfums, ombres douces, blancheurs, infini ; et les délices de la chair et
de l'âme étaient contenues pour moi dans votre nom que je me répétais, en tâchant de le baiser sur mes lèvres. Je
n'imaginais rien au-delà. C'était Mme Arnoux telle que vous étiez, avec ses deux enfants, tendre, sérieuse, belle
à éblouir et si bonne ! Cette image-là effaçait toutes les autres. Est-ce que j'y pensais, seulement ! puisque
j'avais toujours au fond de moi-même la musique de votre voix et la splendeur de vos yeux !
Elle acceptait avec ravissement ces adorations pour la femme qu'elle n'était plus. Frédéric, se grisant par ses
paroles, arrivait à croire ce qu'il disait. Mme Arnoux, le dos tourné à la lumière, se penchait vers lui. Il sentait
sur son front la caresse de son haleine, à travers ses vêtements le contact indécis de tout son corps. Leurs mains
se serrèrent ; la pointe de sa bottine s'avançait un peu sous sa robe, et il lui dit, presque défaillant :
– La vue de votre pied me trouble.
Un mouvement de pudeur la fit se lever. Puis, immobile, et avec l'intonation singulière des somnambules :

7
– A mon âge ! lui ! Frédéric !... Aucune n'a jamais été aimée comme moi ! Non, non, à quoi sert d'être jeune ?
Je m'en moque bien ! je les méprise, toutes celles qui viennent ici !
– Oh ! il n'en vient guère ! reprit-il complaisamment.
Son visage s'épanouit, et elle voulut savoir s'il se marierait.
Il jura que non.
– Bien sûr ? pourquoi ?
– A cause de vous, dit Frédéric en la serrant dans ses bras.
Elle y restait, la taille en arrière, la bouche entrouverte, les yeux levés. Tout à coup, elle le repoussa avec un air
de désespoir ; et, comme il la suppliait de lui répondre, elle dit en baissant la tête :
– J'aurais voulu vous rendre heureux.
Frédéric soupçonna Mme Arnoux d'être venue pour s'offrir ; et il était repris par une convoitise plus forte que
jamais, furieuse, enragée. Cependant, il sentait quelque chose d'inexprimable, une répulsion, et comme l'effroi
d'un inceste. Une autre crainte l'arrêta, celle d'en avoir dégoût plus tard. D'ailleurs, quel embarras ce serait ! —
et tout à la fois par prudence et pour ne pas dégrader son idéal, il tourna sur ses talons et se mit à faire une
cigarette.
Elle le contemplait, tout émerveillée.
– Comme vous êtes délicat ! Il n'y a que vous ! Il n'y a que vous !
Onze heures sonnèrent.
– Déjà ! dit-elle ; au quart, je m'en irai.
Elle se rassit ; mais elle observait la pendule, et il continuait à marcher en fumant. Tous les deux ne trouvaient
plus rien à se dire. Il y a un moment dans les séparations, où la personne aimée n'est déjà plus avec nous.
Enfin, l'aiguille ayant dépassé les vingt-cinq minutes, elle prit son chapeau par les brides, lentement.
– Adieu, mon ami, mon cher ami. Je ne vous reverrai jamais ! C'était ma dernière démarche de femme. Mon
âme ne vous quittera pas. Que toutes les bénédictions du ciel soient sur vous !
Et elle le baisa au front, comme une mère.
Mais elle parut chercher quelque chose, et lui demanda des ciseaux.
Elle défit son peigne ; tous ses cheveux blancs tombèrent.
Elle s'en coupa, brutalement, à la racine, une longue mèche.
– Gardez-les ! adieu !
Quand elle fut sortie, Frédéric ouvrit sa fenêtre. Mme Arnoux, sur le trottoir, fit signe d'avancer à un fiacre2
qui passait. Elle monta dedans. La voiture disparut.
Et ce fut tout.

1. petit support, généralement petite table appuyée à un mur.


2. voiture de louage tirée par un cheval et conduite par un cocher.

OBJET D’ÉTUDE 2 : THÉÂTRE

Texte A : Molière, Le Bourgeois Gentilhomme (1670), Acte I, Scène Première


M. Jourdain est un riche bourgeois dont l'obsession est d'appartenir à la noblesse. Il s'efforce pour y parvenir
d'acquérir les manières et la culture nécessaires en multipliant les leçons particulières (musique, danse,
escrime, philosophie)

La scène est à Paris.


L’ouverture se fait par un grand assemblage d’instruments ; et dans le milieu du théâtre on voit un élève du
Maître de musique, qui compose sur une table un air que le Bourgeois a demandé pour une sérénade.

8
MAÎTRE DE MUSIQUE, MAÎTRE À DANSER, TROIS MUSICIENS, DEUX VIOLONS, QUATRE
DANSEURS.

MAÎTRE DE MUSIQUE, parlant à ses Musiciens.- Venez, entrez dans cette salle, et vous reposez là, en
attendant qu’il vienne.
MAÎTRE À DANSER, parlant aux Danseurs.- Et vous aussi, de ce côté.
MAÎTRE DE MUSIQUE, à l’Élève.- Est-ce fait ?
L’ÉLÈVE.- Oui.
MAÎTRE DE MUSIQUE.- Voyons... Voilà qui est bien.
MAÎTRE À DANSER.- Est-ce quelque chose de nouveau ?
MAÎTRE DE MUSIQUE.- Oui, c’est un air pour une sérénade, que je lui ai fait composer ici, en attendant que
notre homme fût éveillé.
MAÎTRE À DANSER.- Peut-on voir ce que c’est ?
MAÎTRE DE MUSIQUE.- Vous l’allez entendre, avec le dialogue, quand il viendra. Il ne tardera guère.
MAÎTRE À DANSER.- Nos occupations, à vous, et à moi, ne sont pas petites maintenant.
MAÎTRE DE MUSIQUE.- Il est vrai. Nous avons trouvé ici un homme comme il nous le faut à tous deux. Ce
nous est une douce rente que ce Monsieur Jourdain, avec les visions de noblesse et de galanterie qu’il est allé se
mettre en tête. Et votre danse, et ma musique, auraient à souhaiter que tout le monde lui ressemblât.
MAÎTRE À DANSER.- Non pas entièrement ; et je voudrais pour lui, qu’il se connût mieux qu’il ne fait aux
choses que nous lui donnons.
MAÎTRE DE MUSIQUE.- Il est vrai qu’il les connaît mal, mais il les paye bien ; et c’est de quoi maintenant
nos arts ont plus besoin, que de toute autre chose.
MAÎTRE À DANSER.- Pour moi, je vous l’avoue, je me repais un peu de gloire. Les applaudissements me
touchent ; et je tiens que dans tous les beaux arts, c’est un supplice assez fâcheux, que de se produire à des sots ;
que d’essuyer sur des compositions, la barbarie d’un stupide. Il y a plaisir, ne m’en parlez point, à travailler
pour des personnes qui soient capables de sentir les délicatesses d’un art ; qui sachent faire un doux accueil aux
beautés d’un ouvrage ; et par de chatouillantes approbations, vous régaler [1] de votre travail. Oui, la
récompense la plus agréable qu’on puisse recevoir des choses que l’on fait, c’est de les voir connues ; de les
voir caressées d’un applaudissement qui vous honore. Il n’y a rien, à mon avis, qui nous paye mieux que cela de
toutes nos fatigues ; et ce sont des douceurs exquises, que des louanges éclairées.
MAÎTRE DE MUSIQUE.- J’en demeure d’accord, et je les goûte comme vous. Il n’y a rien assurément qui
chatouille davantage que les applaudissements que vous dites ; mais cet encens ne fait pas vivre. Des louanges
toutes pures, ne mettent point un homme à son aise : il y faut mêler du solide ; et la meilleure façon de louer,
c’est de louer avec les mains [2] . C’est un homme à la vérité dont les lumières sont petites, qui parle à tort et à
travers de toutes choses, et n’applaudit qu’à contre-sens ; mais son argent redresse les jugements de son esprit.
Il a du discernement dans sa bourse. Ses louanges sont monnayées ; et ce bourgeois ignorant, nous vaut mieux,
comme vous voyez, que le grand seigneur éclairé qui nous a introduits ici.
MAÎTRE À DANSER.- Il y a quelque chose de vrai dans ce que vous dites ; mais je trouve que vous appuyez
un peu trop sur l’argent ; et l’intérêt est quelque chose de si bas, qu’il ne faut jamais qu’un honnête homme
montre pour lui de l’attachement.
MAÎTRE DE MUSIQUE.- Vous recevez fort bien pourtant l’argent que notre homme vous donne.
MAÎTRE À DANSER.- Assurément ; mais je n’en fais pas tout mon bonheur, et je voudrais qu’avec son bien, il
eût encore quelque bon goût des choses.
MAÎTRE DE MUSIQUE.- Je le voudrais aussi, et c’est à quoi nous travaillons tous deux autant que nous
pouvons. Mais en tout cas il nous donne moyen de nous faire connaître dans le monde ; et il payera pour les
autres, ce que les autres loueront pour lui.
MAÎTRE À DANSER.- Le voilà qui vient.

Texte B : Molière, Le Bourgeois Gentilhomme (1670), Acte II, scène 4.


9
Monsieur Jourdain est un bourgeois enrichi qui rêve d'imiter la noblesse de la cour du roi. Il prend toutes
sortes de leçons.

MAITRE DE PHILOSOPHIE. - Que voulez-vous donc que je vous apprenne ?


MONSIEUR JOURDAIN. - Apprenez-moi l'orthographe.
MAITRE DE PHILOSOPHIE. - Très volontiers.
MONSIEUR JOURDAIN. - Après, vous m'apprendrez l'almanach, pour savoir quand il y a de la lune et quand
il n'y en a point.
MAITRE DE PHILOSOPHIE. - Soit. Pour bien suivre votre pensée et traiter cette matière en philosophe, il faut
commencer selon l'ordre des choses, par une exacte connaissance de la nature des lettres, et de la différente
manière de les prononcer toutes. Et là-dessus j'ai à vous dire que les lettres sont divisées en voyelles, ainsi dites
voyelles parce qu'elles expriment les voix ; et en consonnes, ainsi appelées consonnes parce qu'elles sonnent
avec les voyelles, et ne font que marquer les différentes articulations des voix. Il y a cinq voyelles ou voix : A,
E, I, O, U.
MONSIEUR JOURDAIN. - J'entends tout cela.
MAITRE DE PHILOSOPHIE. - La voix A se forme en ouvrant fort la bouche : A.
MONSIEUR JOURDAIN. - A, A. Oui.
MAITRE DE PHILOSOPHIE. - La voix E se forme en rapprochant la mâchoire d'en bas de celle d'en haut : A,
E.
MONSIEUR JOURDAIN. - A, E, A, E. Ma foi ! oui. Ah ! que cela est beau !
MAITRE DE PHILOSOPHIE. - Et la voix I en rapprochant encore davantage les mâchoires l'une de l'autre, et
écartant les deux coins de la bouche vers les oreilles : A, E, I.
MONSIEUR JOURDAIN. - A, E, I, I, I, I. Cela est vrai. Vive la science !
MAITRE DE PHILOSOPHIE. - La voix O se forme en rouvrant les mâchoires, et rapprochant les lèvres par les
deux coins, le haut et le bas : O.
MONSIEUR JOURDAIN. - O, O. Il n'y a rien de plus juste. A, E, I, O, I, O. Cela est admirable! I, O, I, O.
MAITRE DE PHILOSOPHIE. - L'ouverture de la bouche fait justement comme un petit rond qui représente un
O.
MONSIEUR JOURDAIN. - O, O, O. Vous avez raison, O. Ah ! la belle chose, que de savoir quelque chose !
MAITRE DE PHILOSOPHIE. - La voix U se forme en rapprochant les dents sans les joindre entièrement, et
allongeant les deux lèvres en dehors, les approchant aussi l'une de l'autre sans les joindre tout à fait : U.
MONSIEUR JOURDAIN. - U, U. Il n'y a rien de plus véritable : U.
MAITRE DE PHILOSOPHIE. - Vos deux lèvres s'allongent comme si vous faisiez la moue : d'où vient que si
vous la voulez faire à quelqu'un, et vous moquer de lui, vous ne sauriez lui dire que : U.
MONSIEUR JOURDAIN. - U, U. Cela est vrai. Ah ! que n'ai-je étudié plus tôt, pour savoir tout cela ?
MAITRE DE PHILOSOPHIE. - Demain, nous verrons les autres lettres, qui sont les consonnes.

Texte C : Molière, Le Bourgeois Gentilhomme (1670), Acte III, scène 12

MONSIEUR JOURDAIN
Touchez là, Monsieur : ma fille n’est pas pour vous.
CLEONTE
Comment ?
MONSIEUR JOURDAIN
Vous n’êtes point gentilhomme, vous n’aurez pas ma fille.
MADAME JOURDAIN
Que voulez-vous donc dire avec votre gentilhomme ? Est-ce que nous sommes, nous autres, de la côte de saint
Louis ?
MONSIEUR JOURDAIN
10
Taisez-vous, ma femme : je vous vois venir.
MADAME JOURDAIN
Descendons-nous tous deux que de bonne bourgeoisie ?
MONSIEUR JOURDAIN
Voilà pas le coup de langue ?
MADAME JOURDAIN
Et votre père n’était-il pas marchand aussi bien que le mien ?
MONSIEUR JOURDAIN
Peste soit de la femme ! Elle n’y a jamais manqué. Si votre père a été marchand, tant pis pour lui ; mais pour le
mien, ce sont des malavisés qui disent cela. Tout ce que j’ai à vous dire, moi, c’est que je veux avoir un gendre
gentilhomme.
MADAME JOURDAIN
Il faut à votre fille un mari qui lui soit propre, et il vaut mieux pour elle un honnête homme riche et bien fait,
qu’un gentilhomme gueux et mal bâti.
NICOLE
Cela est vrai. Nous avons le fils du gentilhomme de notre village, qui est le plus grand malitorne et le plus sot
dadais que j’aie jamais vu.
MONSIEUR JOURDAIN
Taisez-vous, impertinente. Vous vous fourrez toujours dans la conversation. J’ai du bien assez pour ma fille, je
n’ai besoin que d’honneur, et je la veux faire marquise.
MADAME JOURDAIN
Marquise ?
MONSIEUR JOURDAIN
Oui, marquise.
MADAME JOURDAIN
Hélas ! Dieu m’en garde !

Texte D : Molière, Le Bourgeois Gentilhomme (1670), acte IV, scène 3 extrait


Afin d’aider son maître Cléonte à obtenir la main de Lucille Jourdain en mariage, son valet, Covielle, se fait
passer pour un voyageur qui veut présenter le fils du Grand Turc à M. Jourdain. Covielle en profite pour
apprendre quelques mots de turc à son hôte.

COVIELLE, déguisé en voyageur, MONSIEUR JOURDAIN, LAQUAIS.

COVIELLE.- Vous savez que le fils du Grand Turc est ici ?


MONSIEUR JOURDAIN.- Moi ? Non.
COVIELLE.- Comment ! Il a un train tout à fait magnifique ; tout le monde le va voir, et il a été reçu en ce pays
comme un seigneur d’importance.
MONSIEUR JOURDAIN.- Par ma foi, je ne savais pas cela.
COVIELLE.- Ce qu’il y a d’avantageux pour vous, c’est qu’il est amoureux de votre fille.
MONSIEUR JOURDAIN.- Le fils du Grand Turc ?
COVIELLE.- Oui ; et il veut être votre gendre.
MONSIEUR JOURDAIN.- Mon gendre, le fils du Grand Turc !
COVIELLE.- Le fils du Grand Turc votre gendre. Comme je le fus voir, et que j’entends parfaitement sa
langue, il s’entretint avec moi ; et après quelques autres discours, il me dit. Acciam croc soler ouch alla
moustaph gidelum amanahem varahini oussere carbulath, c’est-à-dire ; "N’as-tu point vu une jeune belle
personne, qui est la fille de Monsieur Jourdain, gentilhomme parisien [9] ?"
MONSIEUR JOURDAIN.- Le fils du Grand Turc dit cela de moi ?

11
COVIELLE.- Oui. Comme je lui eus répondu que je vous connaissais particulièrement, et que j’avais vu votre
fille : "Ah, me dit-il, marababa sahem" ; c’est-à-dire, "Ah que je suis amoureux d’elle !"
MONSIEUR JOURDAIN.- Marababa sahem veut dire "Ah que je suis amoureux d’elle" ?
COVIELLE.- Oui.
MONSIEUR JOURDAIN.- Par ma foi, vous faites bien de me le dire, car pour moi je n’aurais jamais cru que
marababa sahem eût voulu dire, "Ah que je suis amoureux d’elle !" Voilà une langue admirable, que ce turc !
COVIELLE.- Plus admirable qu’on ne peut croire. Savez-vous bien ce que veut dire cacaracamouchen ?
MONSIEUR JOURDAIN.- Cacaracamouchen ? Non.
COVIELLE.- C’est-à-dire, "Ma chère âme."
MONSIEUR JOURDAIN.- Cacaracamouchen veut dire, "ma chère âme" ?
COVIELLE.- Oui.
MONSIEUR JOURDAIN.- Voilà qui est merveilleux ! Cacaracamouchen, "Ma chère âme." Dirait-on jamais
cela ? Voilà qui me confond.
COVIELLE.- Enfin, pour achever mon ambassade, il vient vous demander votre fille en mariage ; et pour avoir
un beau-père qui soit digne de lui, il veut vous faire mamamouchi, qui est une certaine grande dignité de son
pays.
MONSIEUR JOURDAIN.- Mamamouchi ?
COVIELLE.- Oui, Mamamouchi : c’est-à-dire en notre langue, paladin [10] . Paladin, ce sont de ces anciens...
Paladin enfin. Il n’y a rien de plus noble que cela dans le monde ; et vous irez de pair avec les plus grands
seigneurs de la terre.

Texte E : Molière, Le Bourgeois Gentilhomme (1670), Acte V, Scène Première


Madame Jourdain découvre son mari habillé en Turc. Monsieur Jourdain, récemment initié Mamamouchi à coups de
bâton par Cléonte déguisé en mufti, lui apprend son nouveau titre de noblesse.

MADAME JOURDAIN, MONSIEUR JOURDAIN.

MADAME JOURDAIN.- Ah mon Dieu, miséricorde ! Qu’est-ce que c’est donc que cela ? Quelle figure ! Est-
ce un momon que vous allez porter ; et est-il temps d’aller en masque ? Parlez donc, qu’est-ce que c’est que ceci
? Qui vous a fagoté comme cela ?
MONSIEUR JOURDAIN.- Voyez l’impertinente, de parler de la sorte à un Mamamouchi !
MADAME JOURDAIN.- Comment donc ?
MONSIEUR JOURDAIN.- Oui, il me faut porter du respect maintenant, et l’on vient de me faire Mamamouchi.
MADAME JOURDAIN.- Que voulez-vous dire avec votre Mamamouchi ?
MONSIEUR JOURDAIN.- Mamamouchi, vous dis-je. Je suis Mamamouchi.
MADAME JOURDAIN.- Quelle bête est-ce là ?
MONSIEUR JOURDAIN.- Mamamouchi, c’est-à-dire en notre langue, Paladin.
MADAME JOURDAIN.- Baladin ! Êtes-vous en âge de danser des ballets ?
MONSIEUR JOURDAIN.- Quelle ignorante ! Je dis Paladin ; c’est une dignité dont on vient de me faire la
cérémonie.
MADAME JOURDAIN.- Quelle cérémonie donc ?
MONSIEUR JOURDAIN.- Mahameta per Iordina.
MADAME JOURDAIN.- Qu’est-ce que cela veut dire ?
MONSIEUR JOURDAIN.- Iordina, c’est-à-dire Jourdain.
MADAME JOURDAIN.- Hé bien quoi, Jourdain ?
MONSIEUR JOURDAIN.- Voler far un Paladina de Iordina.
MADAME JOURDAIN.- Comment ?
MONSIEUR JOURDAIN.- Dar turbanta con galera.
MADAME JOURDAIN.- Qu’est-ce à dire cela ?
12
MONSIEUR JOURDAIN.- Per deffender Palestina.
MADAME JOURDAIN.- Que voulez-vous donc dire ?
MONSIEUR JOURDAIN.- Dara dara bastonara.
MADAME JOURDAIN.- Qu’est-ce donc que ce jargon-là ?
MONSIEUR JOURDAIN.- Non tener honta questa star l’ultima affronta.
MADAME JOURDAIN.- Qu’est-ce que c’est donc que tout cela ?
MONSIEUR JOURDAIN danse et chante.- Hou la ba ba la chou ba la ba ba la da [2] .
MADAME JOURDAIN.- Hélas, mon Dieu, mon mari est devenu fou.
MONSIEUR JOURDAIN, sortant [3] .- Paix, insolente, portez respect à Monsieur le Mamamouchi.
MADAME JOURDAIN.- Où est-ce qu’il a donc perdu l’esprit ? Courons l’empêcher de sortir. Ah, ah, voici
justement le reste de notre écu. Je ne vois que chagrin de tous côtés.

Elle sort.

OBJET D’ÉTUDE 3 : POÉSIE

Texte A : Paul ELUARD, Poésie et Vérité (1942), « LIBERTE »


Né en 1895, Paul Eluard, de son vrai nom Eugène Grindel, est le co-fondateur du Surréalisme. Pendant la
deuxième guerre mondiale, il fait partie de la Résistance et a secrètement distribué des poèmes politiques, en
particulier ce poème, parachuté en 1942 à des milliers d'exemplaires par des avions britanniques de la Royal
Air Force au-dessus du sol français.

Sur mes cahiers d'écolier Sur tous mes chiffons d'azur


Sur mon pupitre et les arbres Sur l'étang soleil moisi
Sur le sable sur la neige Sur le lac lune vivante
J'écris ton nom J'écris ton nom

Sur toutes les pages lues Sur les champs sur l'horizon
Sur toutes les pages blanches Sur les ailes des oiseaux
Pierre sang papier ou cendre Et sur le moulin des ombres
J'écris ton nom J'écris ton nom

Sur les images dorées Sur chaque bouffée d'aurore


Sur les armes des guerriers Sur la mer sur les bateaux
Sur la couronne des rois Sur la montagne démente
J'écris ton nom J'écris ton nom

Sur la jungle et le désert Sur la mousse des nuages


Sur les nids sur les genêts Sur les sueurs de l'orage
Sur l'écho de mon enfance Sur la pluie épaisse et fade
J'écris ton nom J'écris ton nom

Sur les merveilles des nuits Sur la vitre des surprises


Sur le pain blanc des journées Sur les lèvres attentives
Sur les saisons fiancées Bien au-dessus du silence
J'écris ton nom J'écris ton nom

13
Sur mes refuges détruits Sur le risque disparu
Sur mes phares écroulés Sur l'espoir sans souvenir
Sur les murs de mon ennui J'écris ton nom
J'écris ton nom
Et par le pouvoir d'un mot
Sur l'absence sans désirs Je recommence ma vie
Sur la solitude nue Je suis né pour te connaître
Sur les marches de la mort Pour te nommer
J'écris ton nom
Liberté
Sur la santé revenue

Texte B : Louis ARAGON, Le Roman inachevé, « Strophes pour se souvenir »


Ce poème fut écrit à la mémoire du groupe Manouchian, exécuté par la Gestapo le 21 février 1944. Il s’inspire
de la lettre que Manouchian écrivit à sa femme juste avant de mourir.

Vous n'avez réclamé la gloire ni les larmes


Ni l'orgue ni la prière aux agonisants
Onze ans déjà que cela passe vite onze ans
Vous vous étiez servi simplement de vos armes
La mort n'éblouit pas les yeux des Partisans
Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L'affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu'à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants
Nul ne semblait vous voir français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l'heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE
Et les mornes matins en étaient différents
Tout avait la couleur uniforme du givre
À la fin février pour vos derniers moments
Et c'est alors que l'un de vous dit calmement
Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand
Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses
Adieu la vie adieu la lumière et le vent
Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Erivan
Un grand soleil d'hiver éclaire la colline
Que la nature est belle et que le coeur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline
Et je te dis de vivre et d'avoir un enfant
Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient leur coeur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
14
Vingt et trois qui criaient la France en s'abattant.

Texte C : Robert DESNOS, L’honneur des poètes (1943), Ce cœur qui haïssait la guerre…
Poète et journaliste, un temps rédacteur d’une revue surréaliste, Robert Desnos fait partie d’un réseau
clandestin de résistants quand il est arrêté en 1942. Épuisé par les mauvais traitements et les marches forcées,
il y meurt du typhus le 8 juin 1945, quelques semaines après la libération du camp par les Russes de Terezin en
Tchécoslovaquie.

Ce cœur qui haïssait la guerre voilà qu’il bat pour le combat et la bataille !
Ce cœur qui ne battait qu’au rythme des marées, à celui des saisons, à celui des heures du jour et de la nuit,
Voilà qu’il se gonfle et qu’il envoie dans les veines un sang brûlant de salpêtre et de haine
Et qu’il mène un tel bruit dans la cervelle que les oreilles en sifflent
Et qu’il n’est pas possible que ce bruit ne se répande pas dans la ville et la campagne
Comme le son d’une cloche appelant à l’émeute et au combat.
Écoutez, je l’entends qui me revient renvoyé par les échos.
Mais non, c’est le bruit d’autres cœurs, de millions d’autres cœurs battant comme le mien à travers la France.
Ils battent au même rythme pour la même besogne tous ces cœurs,
Leur bruit est celui de la mer à l’assaut des falaises
Et tout ce sang porte dans des millions de cervelles un même mot d’ordre :
Révolte contre Hitler et mort à ses partisans !
Pourtant ce cœur haïssait la guerre et battait au rythme des saisons,
Mais un seul mot : Liberté a suffi à réveiller les vieilles colères
Et des millions de Français se préparent dans l’ombre à la besogne que l’aube proche leur imposera.
Car ces cœurs qui haïssaient la guerre battaient pour la liberté au rythme même des saisons et des marées,
du jour et de la nuit.

Texte D : Marianne Cohn (1943), « Je trahirai demain »


Entrée dans la résistance à 21 ans, la jeune Marianne, sous le pseudonyme de Colin, elle a pour tâche de faire
passer des enfants juifs vers la Suisse. Arrêtée en 1943, elle est relâchée au bout de trois mois. C’est de cette
période que l’on date – sans en être absolument sûr – la composition du poème « Je trahirai demain ».

Je trahirai demain pas aujourd’hui.


Aujourd’hui, arrachez-moi les ongles,
Je ne trahirai pas.

Vous ne savez pas le bout de mon courage.


Moi je sais.
Vous êtes cinq mains dures avec des bagues.
Vous avez aux pieds des chaussures
Avec des clous.

Je trahirai demain, pas aujourd’hui,


Demain.
Il me faut la nuit pour me résoudre,
Il ne faut pas moins d’une nuit
Pour renier, pour abjurer, pour trahir.

Pour renier mes amis,


Pour abjurer le pain et le vin,
Pour trahir la vie,
15
Pour mourir.

Je trahirai demain, pas aujourd’hui.


La lime est sous le carreau,
La lime n’est pas pour le barreau,
La lime n’est pas pour le bourreau,
La lime est pour mon poignet.

Aujourd’hui je n’ai rien à dire,


Je trahirai demain.

Texte E : René-Guy CADOU, Pleine Poitrine (1946) « Les Fusillés de Châteaubriant »


Durant l’Occupation allemande, cet instituteur ne s’engage pas de façon militante mais ses écrits, notamment
le recueil Pleine poitrine dont est tiré ce poème, témoignent de son soutien à la Résistance et de son désir de
dénoncer la barbarie nazie.

« Les Fusillés de Châteaubriant »

Ils sont appuyés contre le ciel


Ils sont une trentaine appuyés contre le ciel
Avec toute la vie derrière eux
Ils sont pleins d’étonnement pour leur épaule
Qui est un monument d’amour
Ils n’ont pas de recommandations à se faire
Parce qu’ils ne se quitteront jamais plus
L’un d’eux pense à un petit village
Où il allait à l’école
Un autre est assis à sa table
Et ses amis tiennent ses mains
Ils ne sont déjà plus du pays dont ils rêvent
Ils sont bien au-dessus de ces hommes
Qui les regardent mourir
Il y a entre eux la différence du martyre
Parce que le vent est passé là ils chantent
Et leur seul regret est que ceux
Qui vont les tuer n’entendent pas
Le bruit énorme des paroles
Ils sont exacts au rendez-vous
Ils sont même en avance sur les autres
Pourtant ils disent qu’ils ne sont pas des apôtres
Et que tout est simple
Et que la mort surtout est une chose simple
Puisque toute liberté se survit.

Texte F : Louis ARAGON, La Diane Française (1944), Celui qui croyait au ciel celui qui n'y croyait pas
Après avoir participé au mouvement dada, il devient l’un des principaux créateurs du mouvement surréaliste,
Aragon, c’est aussi le poète de la résistance au nazisme, au même titre que Robert Desnos, Paul Eluard, Jean
Prévost ou Jean-Pierre Rosnay.

16
Tous deux adoraient la belle prisonnière des soldats
Lequel montait à l'échelle et lequel guettait en bas

Celui qui croyait au ciel celui qui n'y croyait pas


Qu'importe comment s'appelle cette clarté sur leur pas
Que l'un fut de la chapelle et l'autre s'y dérobât

Celui qui croyait au ciel celui qui n'y croyait pas


Tous les deux étaient fidèles des lèvres du coeur des bras
Et tous les deux disaient qu'elle vive et qui vivra verra

Celui qui croyait au ciel celui qui n'y croyait pas


Quand les blés sont sous la grêle fou qui fait le délicat
Fou qui songe à ses querelles au cœur du commun combat

Celui qui croyait au ciel celui qui n'y croyait pas


Du haut de la citadelle la sentinelle tira
Par deux fois et l'un chancelle l'autre tombe qui mourra

Celui qui croyait au ciel celui qui n'y croyait pas


Ils sont en prison Lequel a le plus triste grabat
Lequel plus que l'autre gèle lequel préfère les rats

Celui qui croyait au ciel celui qui n'y croyait pas


Un rebelle est un rebelle deux sanglots font un seul glas
Et quand vient l'aube cruelle passent de vie à trépas

Celui qui croyait au ciel celui qui n'y croyait pas


Répétant le nom de celle qu'aucun des deux ne trompa
Et leur sang rouge ruisselle même couleur même éclat

Celui qui croyait au ciel celui qui n'y croyait pas


Il coule, il coule, il se mêle à la terre qu'il aima
Pour qu'à la saison nouvelle mûrisse un raisin muscat

Celui qui croyait au ciel celui qui n'y croyait pas


L'un court et l'autre a des ailes de Bretagne ou du Jura
Et framboise ou mirabelle le grillon rechantera
Dites flûte ou violoncelle le double amour qui brûla
L'alouette et l'hirondelle la rose et le réséda

OBJET D’ÉTUDE 4 : ARGUMENTATION

Texte A : L’Autre Monde : les États et Empires de la Lune, Savinien Cyrano de Bergerac, (avant 1650).
Le narrateur-auteur raconte, dans son livre, le voyage qu’il fait dans la Lune. Conduit par un être qu’il appelle
son « démon », c’est-à-dire son guide - sans aucune nuance maléfique ici -, il découvre un monde inconnu aux
mœurs bien étonnantes pour un « terrien ». Un soir, ils sont invités à dîner avec deux professeurs dans une
famille de Sélénites (habitants de la Lune).
17
Les deux professeurs que nous attendions entrèrent presque aussitôt ; nous fûmes tous quatre ensemble dans le
cabinet du souper où nous trouvâmes ce jeune garçon dont il1 m'avait parlé qui mangeait déjà. Ils lui firent de
grandes saluades, et le traitèrent d'un respect aussi profond que d'esclave à seigneur ; j'en demandai la cause à
mon démon, qui me répondit que c'était à cause de son âge, parce qu'en ce 5 monde-là les vieux rendaient toute
sorte d'honneur et de déférence aux jeunes ; bien plus, que les pères obéissaient à leurs enfants aussitôt que, par
l'avis du Sénat des philosophes, ils avaient atteint l'usage de raison.
« Vous vous étonnez, continua-t-il, d'une coutume si contraire à celle de votre pays ? elle ne répugne point
toutefois à la droite raison ; car en conscience, dites-moi, 10 quand un homme jeune et chaud est en force
d'imaginer, de juger et d'exécuter, n'est-il pas plus capable de gouverner une famille qu'un infirme sexagénaire ?
Ce pauvre hébété dont la neige de soixante hivers a glacé l'imagination se conduit sur l'exemple des heureux
succès et cependant c'est la Fortune qui les a rendus tels contre toutes les règles et toute l'économie de la
prudence humaine. […] Pour ce qui est d'exécuter, je ferais tort à votre esprit de m'efforcer à le convaincre de
preuves. Vous savez que la jeunesse seule est propre à l'action ; et si vous n'en êtes pas tout à fait persuadé,
dites-moi, je vous prie, quand vous respectez un homme courageux, n'est-ce pas à cause qu'il vous peut venger
de vos ennemis ou de vos oppresseurs ? Pourquoi donc le considérez-vous encore, si ce n'est par habitude,
quand un bataillon de septante janviers2 a gelé son sang et tué de froid tous les nobles enthousiasmes dont les
jeunes personnes sont échauffées pour la justice ? Lorsque vous déférez3 au fort, n'est-ce pas afin qu'il vous soit
obligé4 d'une victoire que vous ne lui sauriez disputer ? Pourquoi donc vous soumettre à lui, quand la paresse a
fondu ses muscles, débilité ses artères, évaporé ses esprits, et sucé la moelle de ses os ? Si vous adoriez une
femme, n'était-ce pas à cause de sa beauté ? pourquoi donc continuer vos génuflexions après que la vieillesse en
a fait un fantôme à menacer les vivants de la mort ? Enfin lorsque vous honoriez un homme spirituel, c'était à
cause que par la vivacité de son génie il pénétrait une affaire mêlée5 et la débrouillait, qu'il défrayait6 par son
bien-dire l'assemblée du plus haut carat7, qu'il digérait les sciences d'une seule pensée et que jamais une belle
âme ne forma de 30 plus violents désirs que pour lui ressembler. Et cependant vous lui continuez vos
hommages, quand ses organes usés rendent sa tête imbécile et pesante, et lorsqu'en compagnie il ressemble
plutôt par son silence la statue8 d'un dieu foyer qu'un homme capable de raison. Concluez par là, mon fils, qu'il
vaut mieux que les jeunes gens soient pourvus du gouvernement des familles que les vieillards.
1 Il : le « démon » qui accompagne le narrateur. 2 Un bataillon de septante janviers : soixante-dix ans.
3 Vous déférez : vous obéissez. 4 Obligé : reconnaissant. 5 Il pénétrait une affaire mêlée : il comprenait une
affaire compliquée. 6 Il défrayait : il distrayait. 7 Assemblée du plus haut carat : assemblée d’élite.
8 Il ressemble […] la statue : tournure grammaticale du XVIIème siècle pour « il ressemble à la statue ».

Texte B : Art poétique, chant III, vers 373-390, Nicolas Boileau, 1674.
Dans son Art poétique, Boileau donne des conseils à ceux qui souhaitent écrire des œuvres littéraires. Le livre
III est plus particulièrement adressé aux auteurs de pièces de théâtre. Le Temps, qui change tout, change aussi
nos humeurs.

Chaque Âge a ses plaisirs, son esprit, et ses mœurs. La Vieillesse chagrine incessamment amasse,
Un jeune homme toujours bouillant dans ses Garde, non pas pour soi, les trésors qu'elle entasse,
caprices Marche en tous ses desseins d'un pas lent et glacé,
Est prompt à recevoir l'impression des vices ; Toujours plaint le présent, et vante le passé,
Est vain dans ses discours, volage1 en ses désirs, Inhabile aux plaisirs dont la Jeunesse abuse,
Rétif2 à la censure, et fou dans les plaisirs. Blâme en eux3 les douceurs, que l'âge lui refuse.
L'Âge viril plus mûr, inspire un air plus sage, Ne faites point parler vos Acteurs au hasard,
Se pousse auprès des Grands, s'intrigue, se ménage, Un vieillard en jeune homme, un jeune homme en
Contre les coups du sort songe à se maintenir, vieillard.
Et loin dans le présent regarde l'avenir.

1 Volage : inconstant, changeant. 2 Rétif : qui résiste. 3 En eux : chez les jeunes gens
18
Texte C - Lettre à la jeunesse, Émile Zola, 1897.
Engagé dans le combat pour la démonstration de l’innocence du capitaine Dreyfus, Émile Zola est bouleversé
de voir des jeunes gens parmi les manifestants qui insultent avec violence Dreyfus et ses défenseurs. En
réaction, l’écrivain publie le 14 décembre 1897 la Lettre à la jeunesse dont voici les derniers paragraphes.

Jeunesse, jeunesse ! souviens-toi des souffrances que tes pères ont endurées, des terribles batailles où ils ont dû
vaincre, pour conquérir la liberté dont tu jouis à cette heure. Si tu te sens indépendante, si tu peux aller et venir à
ton gré, dire dans la presse ce que tu penses, avoir une opinion et l’exprimer publiquement, c’est que tes pères
ont donné de leur intelligence et de leur sang. Tu n’es pas née sous la tyrannie, tu ignores ce que c’est que de se
réveiller chaque matin avec la botte d’un maître sur la poitrine, tu ne t’es pas battue pour échapper au sabre du
dictateur, aux poids faux du mauvais juge. Remercie tes pères, et ne commets pas le crime d’acclamer le
mensonge, de faire campagne avec la force brutale, l’intolérance des fanatiques et la voracité des ambitieux. La
dictature est au bout.
Jeunesse, jeunesse ! sois toujours avec la justice. Si l’idée de justice s’obscurcissait en toi, tu irais à tous les
périls. Et je ne te parle pas de la justice de nos Codes, qui n’est que la garantie des liens sociaux. Certes, il faut
la respecter, mais il est une notion plus haute, la justice, celle qui pose en principe que tout jugement des
hommes est faillible et qui admet l’innocence possible d’un condamné1, sans croire insulter les juges. N’est-ce
donc pas là une aventure qui doive soulever ton enflammée passion du droit ? Qui se lèvera pour exiger que
justice soit faite, si ce n’est toi qui n’es pas dans nos luttes d’intérêts et de personnes, qui n’es encore engagée ni
compromise dans aucune affaire louche, qui peux parler haut, en toute pureté et en toute bonne foi ?
Jeunesse, jeunesse ! sois humaine, sois généreuse. Si même nous nous trompons, sois avec nous, lorsque nous
disons qu’un innocent subit une peine effroyable, et que notre cœur révolté s’en brise d’angoisse. Que l’on
admette un seul instant l’erreur possible, en face d’un châtiment à ce point démesuré, et la poitrine se serre, les
larmes coulent des yeux. Certes, les garde-chiourmes2 restent insensibles, mais toi, toi, qui pleures encore, qui
dois être acquise à toutes les misères, à toutes les pitiés ! Comment ne fais-tu pas ce rêve chevaleresque, s’il est
quelque part un martyr succombant sous la haine, de défendre sa cause et de le délivrer ? Qui donc, si ce n’est
toi, tentera la sublime aventure, se lancera dans une cause dangereuse, et superbe, tiendra tête à un peuple, au
nom de l’idéale justice ? Et n’es-tu pas honteuse, enfin, que ce soient des aînés, des vieux, qui se passionnent,
qui fassent aujourd’hui ta besogne de généreuse folie ?
Où allez-vous, jeunes gens, où allez-vous, étudiants, qui battez les rues, manifestant, jetant au milieu de nos
discordes la bravoure et l’espoir de vos vingt ans ?
— Nous allons à l’humanité, à la vérité, à la justice !

1 L’innocence possible d’un condamné : le capitaine Dreyfus fut condamné injustement au bagne pour
espionnage en 1894. 2 Garde-chiourmes : gardiens de bagnards ou de prisonniers.

Texte D - Journal, André Gide, 26 décembre 1921.


Publié pour la première fois en 1939, le Journal d’André Gide, prix Nobel de littérature en 1947, aborde tous
les sujets, de la littérature à la famille en passant par la morale et la politique.

On a dit que je cours après ma jeunesse. Il est vrai. Et pas seulement après la mienne. Plus encore que la beauté,
la jeunesse m'attire, et d'un irrésistible attrait. Je crois que la vérité est en elle ; je crois qu'elle a toujours raison
contre nous. Je crois que, loin de chercher à l'instruire, c'est d'elle que nous, les aînés, devons chercher
l'instruction. Et je sais bien que la jeunesse est capable d'erreurs ; je sais que notre rôle à nous est de la prévenir
de notre mieux ; mais je crois que souvent, en voulant préserver la jeunesse, on l'empêche. Je crois que chaque
génération nouvelle arrive chargée d'un message et qu'elle le doit délivrer ; notre rôle est d'aider à cette
délivrance. Je crois que ce que l'on appelle « expérience » n'est souvent que de la fatigue inavouée, de la
résignation, du déboire. Je crois vraie, tragiquement vraie, cette phrase d'Alfred de Vigny, souvent citée, qui
paraît simple seulement lorsqu'on la cite sans la comprendre : « Une belle vie, c'est une pensée de la jeunesse
19
réalisée dans l'âge mûr. » Peu m'importe du reste que Vigny lui-même n'y ait peut-être point vu toute la
signification que j'y mets ; cette phrase, je la fais mienne.
Il est bien peu de mes contemporains qui soient restés fidèles à leur jeunesse. Ils ont presque tous transigé.
C'est ce qu'ils appellent « se laisser instruire par la vie ».
La vérité qui était en eux, ils l'ont reniée. Les vérités d'emprunt sont celles à quoi l'on se cramponne le plus
fortement, et d'autant plus qu'elles demeurent étrangères à notre être intime. Il faut beaucoup plus de précaution
pour délivrer son propre message, beaucoup plus de hardiesse et de prudence, que pour donner son adhésion et
ajouter sa voix à un parti déjà constitué. De là cette accusation d'indécision, d'incertitude, que certains me jettent
à la tête, précisément parce que j'ai cru que c'est à soi-même surtout qu'il importe de rester fidèle.

Texte E – Pierre Corneille, Le Cid, 1634, acte II scène 2


Pris entre son amour pour Chimène, et son devoir qui l'oblige à venger l'honneur de sa famille en provoquant
le père de celle qu'il considère déjà comme sa fiancée, Rodrigue hésite un instant, mais il se décide pour le
devoir, et va à la recherche du Comte.

LE COMTE, DON RODRIGUE Et pour leurs coups d'essai veulent des coups de
maître.
DON RODRIGUE LE COMTE
À moi, comte, deux mots. Sais-tu bien qui je suis ?
LE COMTE DON RODRIGUE
Parle. Oui ; tout autre que moi
DON RODRIGUE Au seul bruit de ton nom pourrait trembler d'effroi.
Ôte-moi d'un doute. Les palmes dont je vois ta tête si couverte
Connais-tu bien don Diègue ? Semblent porter écrit le destin de ma perte.
LECOMTE J'attaque en téméraire un bras toujours vainqueur,
Oui. Mais j'aurai trop de force, ayant assez de coeur.
DON RODRIGUE À qui venge son père il n'est rien d'impossible.
Parlons bas ; écoute. Ton bras est invaincu, mais non pas invincible.
Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu, LE COMTE
La vaillance et l'honneur de son temps ? le sais-tu ? Ce grand coeur qui paraît aux discours que tu tiens
LE COMTE Par tes yeux, chaque jour, se découvrait aux miens ;
Peut-être. Et croyant voir en toi l'honneur de la Castille,
DON RODRIGUE Mon âme avec plaisir te destinait ma fille.
Cette ardeur que dans les yeux je porte, Je sais ta passion, et suis ravi de voir
Sais-tu que c'est son sang ? le sais-tu ? Que tous ses mouvements cèdent à ton devoir ;
LE COMTE Qu'ils n'ont point affaibli cette ardeur magnanime ;
Que m'importe ? Que ta haute vertu répond à mon estime ;
DON RODRIGUE Et que, voulant pour gendre un cavalier parfait,
À quatre pas d'ici je te le fais savoir. Je ne me trompais point au choix que j'avais fait.
LE COMTE Mais je sens que pour toi ma pitié s'intéresse ;
Jeune présomptueux ! J'admire ton courage, et je plains ta jeunesse.
DON RODRIGUE Ne cherche point à faire un coup d'essai fatal ;
Parle sans t'émouvoir. Dispense ma valeur d'un combat inégal ;
Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées Trop peu d'honneur pour moi suivrait cette victoire :
La valeur n'attend point le nombre des années. À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.
LE COMTE On te croirait toujours abattu sans effort ;
Te mesurer à moi ! qui t'a rendu si vain, Et j'aurais seulement le regret de ta mort.
Toi qu'on n'a jamais vu les armes à la main ! DON RODRIGUE
DON RODRIGUE D'une indigne pitié ton audace est suivie :
Mes pareils à deux fois ne se font point connaître, Qui m'ose ôter l'honneur craint de m'ôter la vie !
20
LE COMTE DON RODRIGUE
Retire-toi d'ici. As-tu peur de mourir ?
DON RODRIGUE LE COMTE
Marchons sans discourir. Viens, tu fais ton devoir et le fils dégénère
LE COMTE Qui survit un moment à l'honneur de son père.
Es-tu si las de vivre ?

21
Images

Georges de La Tour, Job raillé par sa femme (1625-1650), huile sur toile, 145 × 97 cm

22
Jean-Baptiste Greuze, La malédiction du père, 1ère partie du diptyque « Le fils ingrat » (1777), huile sur toile,
130 x 162 cm

23
Gustave Caillebotte, Rue de Paris, temps de pluie (1877), huile sur toile, 212 x 276cm

24
Pablo Picasso, Amitié (1922), huile sur toile, 151,3 x 101,8 cm

25

Vous aimerez peut-être aussi