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Objet d’étude 1 : Le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours
Problématique : Le romancier André Maurois a-t-il raison de dire que " Les plus beaux romans sont des romans
d'apprentissages, et le romanesque est essentiellement le conflit, avec le monde implacable, des espoirs de la
jeunesse » ?
Problématique : Montrez que le théâtre comique est le lieu idéal de la satire sociale.
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Objet d’étude 3 : Ecriture poétique et quête du sens, du Moyen-Age à nos jours
Lectures analytiques :
• Paul ELUARD, Poésie et Vérité (1942), « LIBERTE »
• Louis ARAGON, Le Roman inachevé, « Strophes pour se souvenir »
• Robert DESNOS, L’honneur des poètes (1943), Ce cœur qui haïssait la guerre…
• Marianne Cohn (1943), « Je trahirai demain »
• René-Guy CADOU, Pleine Poitrine (1946) « Les Fusillés de Châteaubriant »
• Louis ARAGON, La Diane Française (1944), Celui qui croyait au ciel celui qui n'y croyait pas
Objet d’étude 4 : La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du XVIe siècle à nos jours
Lectures analytiques :
• Savinien Cyrano de Bergerac, (avant 1650), L’Autre Monde : les États et Empires de la Lune.
• Nicolas Boileau, Art poétique (1674), chant III, vers 373-390.
• Émile Zola, Lettre à la jeunesse (1897).
• André Gide, Journal, 26 décembre 1921.
• Pierre Corneille, Le Cid, 1634, acte II scène 2
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CORPUS DE TEXTES
OBJET D’ÉTUDE 1 : ROMAN
Le 15 septembre 1840, vers six heures du matin, la Ville-de-Montereau, près de partir, fumait à gros tourbillons
devant le quai Saint-Bernard.
Des gens arrivaient hors d’haleine ; des barriques, des câbles, des corbeilles de linge gênaient la circulation ;
les matelots ne répondaient à personne ; on se heurtait ; les colis montaient entre les deux tambours, et le tapage
s’absorbait dans le bruissement de la vapeur, qui, s’échappant par des plaques de tôle, enveloppait tout d’une
nuée blanchâtre, tandis que la cloche, à l’avant, tintait sans discontinuer.
Enfin le navire partit ; et les deux berges, peuplées de magasins, de chantiers et d’usines, filèrent comme
deux larges rubans que l’on déroule.
Un jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux et qui tenait un album sous son bras, restait auprès du
gouvernail, immobile. À travers le brouillard, il contemplait des clochers, des édifices dont il ne savait pas les
noms ; puis il embrassa, dans un dernier coup d’œil, l’île Saint-Louis, la Cité, Notre-Dame ; et bientôt, Paris
disparaissant, il poussa un grand soupir.
M. Frédéric Moreau, nouvellement reçu bachelier, s’en retournait à Nogent-sur-Seine, où il devait languir
pendant deux mois, avant d’aller faire son droit. Sa mère, avec la somme indispensable, l’avait envoyé au Havre
voir un oncle, dont elle espérait, pour lui, l’héritage ; il en était revenu la veille seulement ; et il se
dédommageait de ne pouvoir séjourner dans la capitale, en regagnant sa province par la route la plus longue.
1. coiffure qui sépare les cheveux au milieu du front, les ramenant sur les côtés du visage.
— « Mille pardons ! » dit Frédéric, en lui saisissant la taille dans les deux mains.
— « Comment ? que fais-tu ? » balbutia la Maréchale, à la fois surprise et égayée par ces manières.
Il répondit :
— « Je suis la mode, je me réforme. »
Elle se laissa renverser sur le divan, et continuait à rire sous ses baisers.
Ils passèrent l’après-midi à regarder, de leur fenêtre, le peuple dans la rue. Puis il l’emmena dîner aux Trois
Frères Provençaux. Le repas fut long, délicat. ils s’en revinrent à pied, faute de voiture.
A la nouvelle d’un changement de ministère, Paris avait changé. Tout le monde était en joie ; des promeneurs
circulaient, et des lampions à chaque étage faisaient une clarté comme en plein jour. Les soldats regagnaient
lentement leurs casernes, harassés, l’air triste. On les saluait, en criant : « Vive la ligne ! » Ils continuaient sans
répondre. Dans la garde nationale, au contraire, les officiers, rouges d’enthousiasme, brandissaient leur sabre en
vociférant : « Vive la réforme ! » et ce mot-là, chaque fois, faisait rire les deux amants. Frédéric blaguait, était
très gai.
Par la rue Duphot, ils atteignirent les boulevards. Des lanternes vénitiennes, suspendues aux maisons, formaient
des guirlandes de feux. Un fourmillement confus s’agitait en dessous ; au milieu de cette ombre, par endroits,
brillaient des blancheurs de baïonnettes. Un grand brouhaha s’élevait. La foule était trop compacte, le retour
direct impossible ; et ils entraient dans la rue Caumartin, quand, tout à coup, éclata derrière eux un bruit, pareil
au craquement d’une immense pièce de soie que l’on déchire. C’était la fusillade du boulevard des Capucines.
— « Ah ! on casse quelques bourgeois », dit Frédéric tranquillement, car il y a des situations où l’homme le
moins cruel est si détaché des autres, qu’il verrait périr le genre humain sans un battement de cœur.
La Maréchale, cramponnée à son bras, claquait des dents. Elle se déclara incapable de faire vingt pas de plus.
Alors, par un raffinement de haine, pour mieux outrager en son âme Mme Arnoux, il l’emmena jusqu’à l’hôtel
de la rue Tronchet, dons le logement préparé pour l’autre.
Les fleurs n’étaient pas flétries. La guipure s’étalait sur le lit. Il tira de l’armoire les petites pantoufles.
Rosanette trouva ces prévenances fort délicates.
Vers une heure, elle fut réveillée par des roulements lointains ; et elle le vit qui sanglotait, la tête enfoncée dans
l’oreiller.
— « Qu’as-tu donc, cher amour ? »
— « C’est excès de bonheur », dit Frédéric. « Il y avait trop longtemps que je te désirais ! »
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Texte D : Gustave Flaubert, L'Éducation sentimentale (1869), 3ème partie, I.
Frédéric, le héros de l’Éducation sentimentale, assiste avec son ami Hussonnet au saccage du Palais des
Tuileries, au cours de la Révolution de 1848.
Tout à coup la Marseillaise retentit. Hussonnet et Frédéric se penchèrent sur la rampe. C’était le peuple. Il se
précipita dans l’escalier, en secouant à flots vertigineux des têtes nues, des casques, des bonnets rouges, des
baïonnettes et des épaules, si impétueusement, que des gens disparaissaient dans cette masse grouillante qui
montait toujours, comme un fleuve refoulé par une marée d’équinoxe, avec un long mugissement, sous une
impulsion irrésistible. En haut, elle se répandit, et le chant tomba.
On n’entendait plus que les piétinements de tous les souliers, avec le clapotement des voix. La foule
inoffensive se contentait de regarder. Mais, de temps à autre, un coude trop à l’étroit enfonçait une vitre ; ou
bien un vase, une statuette déroulait d’une console, par terre. Les boiseries pressées craquaient. Tous les visages
étaient rouges ; la sueur en coulait à larges gouttes ; Hussonnet fit cette remarque :
- « Les héros ne sentent pas bon ! »
- « Ah ! vous êtes agaçant », reprit Frédéric.
Et poussés malgré eux, ils entrèrent dans un appartement où s’étendait, au plafond, un dais de velours rouge.
Sur le trône, en dessous, était assis un prolétaire à barbe noire, la chemise entr’ouverte, l’air hilare et stupide
comme un magot1. D’autres gravissaient l’estrade pour s’asseoir à sa place.
- « Quel mythe ! » dit Hussonnet. « Voilà le peuple souverain ! »
Le fauteuil fut enlevé à bout de bras, et traversa toute la salle en se balançant.
- « Saprelotte ! comme il chaloupe ! Le vaisseau de l’État est ballotté sur une mer orageuse ! Cancane-t-il2 !
Cancane-t-il ! »
On l’avait approché d’une fenêtre, et, au milieu des sifflets, on le lança.
- « Pauvre vieux ! » dit Hussonnet en le voyant tomber dans le jardin, où il fut repris vivement pour être
promené ensuite jusqu’à la Bastille, et brûlé.
Alors, une joie frénétique éclata, comme si, à la place du trône, un avenir de bonheur illimité avait paru ; et le
peuple, moins par vengeance que pour affirmer sa possession, brisa, lacéra les glaces et les rideaux, les lustres,
les flambeaux, les tables, les chaises, les tabourets, tous les meubles, jusqu’à des albums de dessins, jusqu’à des
corbeilles de tapisserie. Puisqu’on était victorieux, ne fallait-il pas s’amuser ! La canaille s’affubla ironiquement
de dentelles et de cachemires. Des crépines3 d’or s’enroulèrent aux manches des blouses, des chapeaux à
plumes d’autruche ornaient la tête des forgerons, des rubans de la Légion d’honneur firent des ceintures aux
prostituées. Chacun satisfaisait son caprice ; les uns dansaient, d’autres buvaient. Dans la chambre de la reine,
une femme lustrait ses bandeaux avec de la pommade ; derrière un paravent, deux amateurs jouaient aux cartes ;
Hussonnet montra à Frédéric un individu qui fumait son brûle-gueule4 accoudé sur un balcon ; et le délire
redoublait au tintamarre continu des porcelaines brisées et des morceaux de cristal qui sonnaient, en
rebondissant, comme des lames d’harmonica.
1. Singe ; figurine chinoise grotesque en porcelaine. Au sens figuré : homme très laid.
2. Danse le cancan, une danse excentrique.
3. Franges de tissu à fonction décorative.
4. Pipe à tuyau très court .
Texte E : Gustave Flaubert, L'Éducation sentimentale (1869), troisième partie, chapitre VI.
Presque trente ans après leur rencontre sur un bateau et une histoire d’amour malheureuse, Mme Arnoux rend
visite à Frédéric Moreau. Le jeune homme de 18 ans est devenu un avocat et un homme du monde.
Il voyagea.
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Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des
ruines, l’amertume des sympathies interrompues.
Il revint.
Il fréquenta le monde, et il eut d’autres amours, encore. Mais le souvenir continuel du premier les lui rendait
insipides ; et puis la véhémence du désir, la fleur même de la sensation était perdue. Ses ambitions d’esprit
avaient également diminué. Des années passèrent ; et il supportait le désœuvrement de son intelligence et
l’inertie de son cœur.
Vers la fin de mars 1867, à la nuit tombante, comme il était seul dans son cabinet, une femme entra.
— « Madame Arnoux ! »
— « Frédéric ! »
Elle le saisit par les mains, l’attira doucement vers la fenêtre, et elle le considérait tout en répétant :
Dans la pénombre du crépuscule, il n’apercevait que ses yeux sous la voilette de dentelle noire qui masquait
sa figure.
Quand elle eut déposé au bord de la cheminée un petit portefeuille de velours grenat, elle s’assit. Tous deux
restèrent sans pouvoir parler, se souriant l’un à l’autre.
Quand ils rentrèrent, Mme Arnoux ôta son chapeau. La lampe, posée sur une console1, éclaira ses cheveux
blancs. Ce fut comme un heurt en pleine poitrine.
Pour lui cacher cette déception, il se posa par terre à ses genoux, et, prenant ses mains, se mit à lui dire des
tendresses.
– Votre personne, vos moindres mouvements me semblaient avoir dans le monde une importance
extrahumaine. Mon cœur, comme de la poussière, se soulevait derrière vos pas. Vous me faisiez l'effet d'un clair
de lune par une nuit d'été, quand tout est parfums, ombres douces, blancheurs, infini ; et les délices de la chair et
de l'âme étaient contenues pour moi dans votre nom que je me répétais, en tâchant de le baiser sur mes lèvres. Je
n'imaginais rien au-delà. C'était Mme Arnoux telle que vous étiez, avec ses deux enfants, tendre, sérieuse, belle
à éblouir et si bonne ! Cette image-là effaçait toutes les autres. Est-ce que j'y pensais, seulement ! puisque
j'avais toujours au fond de moi-même la musique de votre voix et la splendeur de vos yeux !
Elle acceptait avec ravissement ces adorations pour la femme qu'elle n'était plus. Frédéric, se grisant par ses
paroles, arrivait à croire ce qu'il disait. Mme Arnoux, le dos tourné à la lumière, se penchait vers lui. Il sentait
sur son front la caresse de son haleine, à travers ses vêtements le contact indécis de tout son corps. Leurs mains
se serrèrent ; la pointe de sa bottine s'avançait un peu sous sa robe, et il lui dit, presque défaillant :
– La vue de votre pied me trouble.
Un mouvement de pudeur la fit se lever. Puis, immobile, et avec l'intonation singulière des somnambules :
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– A mon âge ! lui ! Frédéric !... Aucune n'a jamais été aimée comme moi ! Non, non, à quoi sert d'être jeune ?
Je m'en moque bien ! je les méprise, toutes celles qui viennent ici !
– Oh ! il n'en vient guère ! reprit-il complaisamment.
Son visage s'épanouit, et elle voulut savoir s'il se marierait.
Il jura que non.
– Bien sûr ? pourquoi ?
– A cause de vous, dit Frédéric en la serrant dans ses bras.
Elle y restait, la taille en arrière, la bouche entrouverte, les yeux levés. Tout à coup, elle le repoussa avec un air
de désespoir ; et, comme il la suppliait de lui répondre, elle dit en baissant la tête :
– J'aurais voulu vous rendre heureux.
Frédéric soupçonna Mme Arnoux d'être venue pour s'offrir ; et il était repris par une convoitise plus forte que
jamais, furieuse, enragée. Cependant, il sentait quelque chose d'inexprimable, une répulsion, et comme l'effroi
d'un inceste. Une autre crainte l'arrêta, celle d'en avoir dégoût plus tard. D'ailleurs, quel embarras ce serait ! —
et tout à la fois par prudence et pour ne pas dégrader son idéal, il tourna sur ses talons et se mit à faire une
cigarette.
Elle le contemplait, tout émerveillée.
– Comme vous êtes délicat ! Il n'y a que vous ! Il n'y a que vous !
Onze heures sonnèrent.
– Déjà ! dit-elle ; au quart, je m'en irai.
Elle se rassit ; mais elle observait la pendule, et il continuait à marcher en fumant. Tous les deux ne trouvaient
plus rien à se dire. Il y a un moment dans les séparations, où la personne aimée n'est déjà plus avec nous.
Enfin, l'aiguille ayant dépassé les vingt-cinq minutes, elle prit son chapeau par les brides, lentement.
– Adieu, mon ami, mon cher ami. Je ne vous reverrai jamais ! C'était ma dernière démarche de femme. Mon
âme ne vous quittera pas. Que toutes les bénédictions du ciel soient sur vous !
Et elle le baisa au front, comme une mère.
Mais elle parut chercher quelque chose, et lui demanda des ciseaux.
Elle défit son peigne ; tous ses cheveux blancs tombèrent.
Elle s'en coupa, brutalement, à la racine, une longue mèche.
– Gardez-les ! adieu !
Quand elle fut sortie, Frédéric ouvrit sa fenêtre. Mme Arnoux, sur le trottoir, fit signe d'avancer à un fiacre2
qui passait. Elle monta dedans. La voiture disparut.
Et ce fut tout.
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MAÎTRE DE MUSIQUE, MAÎTRE À DANSER, TROIS MUSICIENS, DEUX VIOLONS, QUATRE
DANSEURS.
MAÎTRE DE MUSIQUE, parlant à ses Musiciens.- Venez, entrez dans cette salle, et vous reposez là, en
attendant qu’il vienne.
MAÎTRE À DANSER, parlant aux Danseurs.- Et vous aussi, de ce côté.
MAÎTRE DE MUSIQUE, à l’Élève.- Est-ce fait ?
L’ÉLÈVE.- Oui.
MAÎTRE DE MUSIQUE.- Voyons... Voilà qui est bien.
MAÎTRE À DANSER.- Est-ce quelque chose de nouveau ?
MAÎTRE DE MUSIQUE.- Oui, c’est un air pour une sérénade, que je lui ai fait composer ici, en attendant que
notre homme fût éveillé.
MAÎTRE À DANSER.- Peut-on voir ce que c’est ?
MAÎTRE DE MUSIQUE.- Vous l’allez entendre, avec le dialogue, quand il viendra. Il ne tardera guère.
MAÎTRE À DANSER.- Nos occupations, à vous, et à moi, ne sont pas petites maintenant.
MAÎTRE DE MUSIQUE.- Il est vrai. Nous avons trouvé ici un homme comme il nous le faut à tous deux. Ce
nous est une douce rente que ce Monsieur Jourdain, avec les visions de noblesse et de galanterie qu’il est allé se
mettre en tête. Et votre danse, et ma musique, auraient à souhaiter que tout le monde lui ressemblât.
MAÎTRE À DANSER.- Non pas entièrement ; et je voudrais pour lui, qu’il se connût mieux qu’il ne fait aux
choses que nous lui donnons.
MAÎTRE DE MUSIQUE.- Il est vrai qu’il les connaît mal, mais il les paye bien ; et c’est de quoi maintenant
nos arts ont plus besoin, que de toute autre chose.
MAÎTRE À DANSER.- Pour moi, je vous l’avoue, je me repais un peu de gloire. Les applaudissements me
touchent ; et je tiens que dans tous les beaux arts, c’est un supplice assez fâcheux, que de se produire à des sots ;
que d’essuyer sur des compositions, la barbarie d’un stupide. Il y a plaisir, ne m’en parlez point, à travailler
pour des personnes qui soient capables de sentir les délicatesses d’un art ; qui sachent faire un doux accueil aux
beautés d’un ouvrage ; et par de chatouillantes approbations, vous régaler [1] de votre travail. Oui, la
récompense la plus agréable qu’on puisse recevoir des choses que l’on fait, c’est de les voir connues ; de les
voir caressées d’un applaudissement qui vous honore. Il n’y a rien, à mon avis, qui nous paye mieux que cela de
toutes nos fatigues ; et ce sont des douceurs exquises, que des louanges éclairées.
MAÎTRE DE MUSIQUE.- J’en demeure d’accord, et je les goûte comme vous. Il n’y a rien assurément qui
chatouille davantage que les applaudissements que vous dites ; mais cet encens ne fait pas vivre. Des louanges
toutes pures, ne mettent point un homme à son aise : il y faut mêler du solide ; et la meilleure façon de louer,
c’est de louer avec les mains [2] . C’est un homme à la vérité dont les lumières sont petites, qui parle à tort et à
travers de toutes choses, et n’applaudit qu’à contre-sens ; mais son argent redresse les jugements de son esprit.
Il a du discernement dans sa bourse. Ses louanges sont monnayées ; et ce bourgeois ignorant, nous vaut mieux,
comme vous voyez, que le grand seigneur éclairé qui nous a introduits ici.
MAÎTRE À DANSER.- Il y a quelque chose de vrai dans ce que vous dites ; mais je trouve que vous appuyez
un peu trop sur l’argent ; et l’intérêt est quelque chose de si bas, qu’il ne faut jamais qu’un honnête homme
montre pour lui de l’attachement.
MAÎTRE DE MUSIQUE.- Vous recevez fort bien pourtant l’argent que notre homme vous donne.
MAÎTRE À DANSER.- Assurément ; mais je n’en fais pas tout mon bonheur, et je voudrais qu’avec son bien, il
eût encore quelque bon goût des choses.
MAÎTRE DE MUSIQUE.- Je le voudrais aussi, et c’est à quoi nous travaillons tous deux autant que nous
pouvons. Mais en tout cas il nous donne moyen de nous faire connaître dans le monde ; et il payera pour les
autres, ce que les autres loueront pour lui.
MAÎTRE À DANSER.- Le voilà qui vient.
MONSIEUR JOURDAIN
Touchez là, Monsieur : ma fille n’est pas pour vous.
CLEONTE
Comment ?
MONSIEUR JOURDAIN
Vous n’êtes point gentilhomme, vous n’aurez pas ma fille.
MADAME JOURDAIN
Que voulez-vous donc dire avec votre gentilhomme ? Est-ce que nous sommes, nous autres, de la côte de saint
Louis ?
MONSIEUR JOURDAIN
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Taisez-vous, ma femme : je vous vois venir.
MADAME JOURDAIN
Descendons-nous tous deux que de bonne bourgeoisie ?
MONSIEUR JOURDAIN
Voilà pas le coup de langue ?
MADAME JOURDAIN
Et votre père n’était-il pas marchand aussi bien que le mien ?
MONSIEUR JOURDAIN
Peste soit de la femme ! Elle n’y a jamais manqué. Si votre père a été marchand, tant pis pour lui ; mais pour le
mien, ce sont des malavisés qui disent cela. Tout ce que j’ai à vous dire, moi, c’est que je veux avoir un gendre
gentilhomme.
MADAME JOURDAIN
Il faut à votre fille un mari qui lui soit propre, et il vaut mieux pour elle un honnête homme riche et bien fait,
qu’un gentilhomme gueux et mal bâti.
NICOLE
Cela est vrai. Nous avons le fils du gentilhomme de notre village, qui est le plus grand malitorne et le plus sot
dadais que j’aie jamais vu.
MONSIEUR JOURDAIN
Taisez-vous, impertinente. Vous vous fourrez toujours dans la conversation. J’ai du bien assez pour ma fille, je
n’ai besoin que d’honneur, et je la veux faire marquise.
MADAME JOURDAIN
Marquise ?
MONSIEUR JOURDAIN
Oui, marquise.
MADAME JOURDAIN
Hélas ! Dieu m’en garde !
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COVIELLE.- Oui. Comme je lui eus répondu que je vous connaissais particulièrement, et que j’avais vu votre
fille : "Ah, me dit-il, marababa sahem" ; c’est-à-dire, "Ah que je suis amoureux d’elle !"
MONSIEUR JOURDAIN.- Marababa sahem veut dire "Ah que je suis amoureux d’elle" ?
COVIELLE.- Oui.
MONSIEUR JOURDAIN.- Par ma foi, vous faites bien de me le dire, car pour moi je n’aurais jamais cru que
marababa sahem eût voulu dire, "Ah que je suis amoureux d’elle !" Voilà une langue admirable, que ce turc !
COVIELLE.- Plus admirable qu’on ne peut croire. Savez-vous bien ce que veut dire cacaracamouchen ?
MONSIEUR JOURDAIN.- Cacaracamouchen ? Non.
COVIELLE.- C’est-à-dire, "Ma chère âme."
MONSIEUR JOURDAIN.- Cacaracamouchen veut dire, "ma chère âme" ?
COVIELLE.- Oui.
MONSIEUR JOURDAIN.- Voilà qui est merveilleux ! Cacaracamouchen, "Ma chère âme." Dirait-on jamais
cela ? Voilà qui me confond.
COVIELLE.- Enfin, pour achever mon ambassade, il vient vous demander votre fille en mariage ; et pour avoir
un beau-père qui soit digne de lui, il veut vous faire mamamouchi, qui est une certaine grande dignité de son
pays.
MONSIEUR JOURDAIN.- Mamamouchi ?
COVIELLE.- Oui, Mamamouchi : c’est-à-dire en notre langue, paladin [10] . Paladin, ce sont de ces anciens...
Paladin enfin. Il n’y a rien de plus noble que cela dans le monde ; et vous irez de pair avec les plus grands
seigneurs de la terre.
MADAME JOURDAIN.- Ah mon Dieu, miséricorde ! Qu’est-ce que c’est donc que cela ? Quelle figure ! Est-
ce un momon que vous allez porter ; et est-il temps d’aller en masque ? Parlez donc, qu’est-ce que c’est que ceci
? Qui vous a fagoté comme cela ?
MONSIEUR JOURDAIN.- Voyez l’impertinente, de parler de la sorte à un Mamamouchi !
MADAME JOURDAIN.- Comment donc ?
MONSIEUR JOURDAIN.- Oui, il me faut porter du respect maintenant, et l’on vient de me faire Mamamouchi.
MADAME JOURDAIN.- Que voulez-vous dire avec votre Mamamouchi ?
MONSIEUR JOURDAIN.- Mamamouchi, vous dis-je. Je suis Mamamouchi.
MADAME JOURDAIN.- Quelle bête est-ce là ?
MONSIEUR JOURDAIN.- Mamamouchi, c’est-à-dire en notre langue, Paladin.
MADAME JOURDAIN.- Baladin ! Êtes-vous en âge de danser des ballets ?
MONSIEUR JOURDAIN.- Quelle ignorante ! Je dis Paladin ; c’est une dignité dont on vient de me faire la
cérémonie.
MADAME JOURDAIN.- Quelle cérémonie donc ?
MONSIEUR JOURDAIN.- Mahameta per Iordina.
MADAME JOURDAIN.- Qu’est-ce que cela veut dire ?
MONSIEUR JOURDAIN.- Iordina, c’est-à-dire Jourdain.
MADAME JOURDAIN.- Hé bien quoi, Jourdain ?
MONSIEUR JOURDAIN.- Voler far un Paladina de Iordina.
MADAME JOURDAIN.- Comment ?
MONSIEUR JOURDAIN.- Dar turbanta con galera.
MADAME JOURDAIN.- Qu’est-ce à dire cela ?
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MONSIEUR JOURDAIN.- Per deffender Palestina.
MADAME JOURDAIN.- Que voulez-vous donc dire ?
MONSIEUR JOURDAIN.- Dara dara bastonara.
MADAME JOURDAIN.- Qu’est-ce donc que ce jargon-là ?
MONSIEUR JOURDAIN.- Non tener honta questa star l’ultima affronta.
MADAME JOURDAIN.- Qu’est-ce que c’est donc que tout cela ?
MONSIEUR JOURDAIN danse et chante.- Hou la ba ba la chou ba la ba ba la da [2] .
MADAME JOURDAIN.- Hélas, mon Dieu, mon mari est devenu fou.
MONSIEUR JOURDAIN, sortant [3] .- Paix, insolente, portez respect à Monsieur le Mamamouchi.
MADAME JOURDAIN.- Où est-ce qu’il a donc perdu l’esprit ? Courons l’empêcher de sortir. Ah, ah, voici
justement le reste de notre écu. Je ne vois que chagrin de tous côtés.
Elle sort.
Sur toutes les pages lues Sur les champs sur l'horizon
Sur toutes les pages blanches Sur les ailes des oiseaux
Pierre sang papier ou cendre Et sur le moulin des ombres
J'écris ton nom J'écris ton nom
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Sur mes refuges détruits Sur le risque disparu
Sur mes phares écroulés Sur l'espoir sans souvenir
Sur les murs de mon ennui J'écris ton nom
J'écris ton nom
Et par le pouvoir d'un mot
Sur l'absence sans désirs Je recommence ma vie
Sur la solitude nue Je suis né pour te connaître
Sur les marches de la mort Pour te nommer
J'écris ton nom
Liberté
Sur la santé revenue
Texte C : Robert DESNOS, L’honneur des poètes (1943), Ce cœur qui haïssait la guerre…
Poète et journaliste, un temps rédacteur d’une revue surréaliste, Robert Desnos fait partie d’un réseau
clandestin de résistants quand il est arrêté en 1942. Épuisé par les mauvais traitements et les marches forcées,
il y meurt du typhus le 8 juin 1945, quelques semaines après la libération du camp par les Russes de Terezin en
Tchécoslovaquie.
Ce cœur qui haïssait la guerre voilà qu’il bat pour le combat et la bataille !
Ce cœur qui ne battait qu’au rythme des marées, à celui des saisons, à celui des heures du jour et de la nuit,
Voilà qu’il se gonfle et qu’il envoie dans les veines un sang brûlant de salpêtre et de haine
Et qu’il mène un tel bruit dans la cervelle que les oreilles en sifflent
Et qu’il n’est pas possible que ce bruit ne se répande pas dans la ville et la campagne
Comme le son d’une cloche appelant à l’émeute et au combat.
Écoutez, je l’entends qui me revient renvoyé par les échos.
Mais non, c’est le bruit d’autres cœurs, de millions d’autres cœurs battant comme le mien à travers la France.
Ils battent au même rythme pour la même besogne tous ces cœurs,
Leur bruit est celui de la mer à l’assaut des falaises
Et tout ce sang porte dans des millions de cervelles un même mot d’ordre :
Révolte contre Hitler et mort à ses partisans !
Pourtant ce cœur haïssait la guerre et battait au rythme des saisons,
Mais un seul mot : Liberté a suffi à réveiller les vieilles colères
Et des millions de Français se préparent dans l’ombre à la besogne que l’aube proche leur imposera.
Car ces cœurs qui haïssaient la guerre battaient pour la liberté au rythme même des saisons et des marées,
du jour et de la nuit.
Texte F : Louis ARAGON, La Diane Française (1944), Celui qui croyait au ciel celui qui n'y croyait pas
Après avoir participé au mouvement dada, il devient l’un des principaux créateurs du mouvement surréaliste,
Aragon, c’est aussi le poète de la résistance au nazisme, au même titre que Robert Desnos, Paul Eluard, Jean
Prévost ou Jean-Pierre Rosnay.
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Tous deux adoraient la belle prisonnière des soldats
Lequel montait à l'échelle et lequel guettait en bas
Texte A : L’Autre Monde : les États et Empires de la Lune, Savinien Cyrano de Bergerac, (avant 1650).
Le narrateur-auteur raconte, dans son livre, le voyage qu’il fait dans la Lune. Conduit par un être qu’il appelle
son « démon », c’est-à-dire son guide - sans aucune nuance maléfique ici -, il découvre un monde inconnu aux
mœurs bien étonnantes pour un « terrien ». Un soir, ils sont invités à dîner avec deux professeurs dans une
famille de Sélénites (habitants de la Lune).
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Les deux professeurs que nous attendions entrèrent presque aussitôt ; nous fûmes tous quatre ensemble dans le
cabinet du souper où nous trouvâmes ce jeune garçon dont il1 m'avait parlé qui mangeait déjà. Ils lui firent de
grandes saluades, et le traitèrent d'un respect aussi profond que d'esclave à seigneur ; j'en demandai la cause à
mon démon, qui me répondit que c'était à cause de son âge, parce qu'en ce 5 monde-là les vieux rendaient toute
sorte d'honneur et de déférence aux jeunes ; bien plus, que les pères obéissaient à leurs enfants aussitôt que, par
l'avis du Sénat des philosophes, ils avaient atteint l'usage de raison.
« Vous vous étonnez, continua-t-il, d'une coutume si contraire à celle de votre pays ? elle ne répugne point
toutefois à la droite raison ; car en conscience, dites-moi, 10 quand un homme jeune et chaud est en force
d'imaginer, de juger et d'exécuter, n'est-il pas plus capable de gouverner une famille qu'un infirme sexagénaire ?
Ce pauvre hébété dont la neige de soixante hivers a glacé l'imagination se conduit sur l'exemple des heureux
succès et cependant c'est la Fortune qui les a rendus tels contre toutes les règles et toute l'économie de la
prudence humaine. […] Pour ce qui est d'exécuter, je ferais tort à votre esprit de m'efforcer à le convaincre de
preuves. Vous savez que la jeunesse seule est propre à l'action ; et si vous n'en êtes pas tout à fait persuadé,
dites-moi, je vous prie, quand vous respectez un homme courageux, n'est-ce pas à cause qu'il vous peut venger
de vos ennemis ou de vos oppresseurs ? Pourquoi donc le considérez-vous encore, si ce n'est par habitude,
quand un bataillon de septante janviers2 a gelé son sang et tué de froid tous les nobles enthousiasmes dont les
jeunes personnes sont échauffées pour la justice ? Lorsque vous déférez3 au fort, n'est-ce pas afin qu'il vous soit
obligé4 d'une victoire que vous ne lui sauriez disputer ? Pourquoi donc vous soumettre à lui, quand la paresse a
fondu ses muscles, débilité ses artères, évaporé ses esprits, et sucé la moelle de ses os ? Si vous adoriez une
femme, n'était-ce pas à cause de sa beauté ? pourquoi donc continuer vos génuflexions après que la vieillesse en
a fait un fantôme à menacer les vivants de la mort ? Enfin lorsque vous honoriez un homme spirituel, c'était à
cause que par la vivacité de son génie il pénétrait une affaire mêlée5 et la débrouillait, qu'il défrayait6 par son
bien-dire l'assemblée du plus haut carat7, qu'il digérait les sciences d'une seule pensée et que jamais une belle
âme ne forma de 30 plus violents désirs que pour lui ressembler. Et cependant vous lui continuez vos
hommages, quand ses organes usés rendent sa tête imbécile et pesante, et lorsqu'en compagnie il ressemble
plutôt par son silence la statue8 d'un dieu foyer qu'un homme capable de raison. Concluez par là, mon fils, qu'il
vaut mieux que les jeunes gens soient pourvus du gouvernement des familles que les vieillards.
1 Il : le « démon » qui accompagne le narrateur. 2 Un bataillon de septante janviers : soixante-dix ans.
3 Vous déférez : vous obéissez. 4 Obligé : reconnaissant. 5 Il pénétrait une affaire mêlée : il comprenait une
affaire compliquée. 6 Il défrayait : il distrayait. 7 Assemblée du plus haut carat : assemblée d’élite.
8 Il ressemble […] la statue : tournure grammaticale du XVIIème siècle pour « il ressemble à la statue ».
Texte B : Art poétique, chant III, vers 373-390, Nicolas Boileau, 1674.
Dans son Art poétique, Boileau donne des conseils à ceux qui souhaitent écrire des œuvres littéraires. Le livre
III est plus particulièrement adressé aux auteurs de pièces de théâtre. Le Temps, qui change tout, change aussi
nos humeurs.
Chaque Âge a ses plaisirs, son esprit, et ses mœurs. La Vieillesse chagrine incessamment amasse,
Un jeune homme toujours bouillant dans ses Garde, non pas pour soi, les trésors qu'elle entasse,
caprices Marche en tous ses desseins d'un pas lent et glacé,
Est prompt à recevoir l'impression des vices ; Toujours plaint le présent, et vante le passé,
Est vain dans ses discours, volage1 en ses désirs, Inhabile aux plaisirs dont la Jeunesse abuse,
Rétif2 à la censure, et fou dans les plaisirs. Blâme en eux3 les douceurs, que l'âge lui refuse.
L'Âge viril plus mûr, inspire un air plus sage, Ne faites point parler vos Acteurs au hasard,
Se pousse auprès des Grands, s'intrigue, se ménage, Un vieillard en jeune homme, un jeune homme en
Contre les coups du sort songe à se maintenir, vieillard.
Et loin dans le présent regarde l'avenir.
1 Volage : inconstant, changeant. 2 Rétif : qui résiste. 3 En eux : chez les jeunes gens
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Texte C - Lettre à la jeunesse, Émile Zola, 1897.
Engagé dans le combat pour la démonstration de l’innocence du capitaine Dreyfus, Émile Zola est bouleversé
de voir des jeunes gens parmi les manifestants qui insultent avec violence Dreyfus et ses défenseurs. En
réaction, l’écrivain publie le 14 décembre 1897 la Lettre à la jeunesse dont voici les derniers paragraphes.
Jeunesse, jeunesse ! souviens-toi des souffrances que tes pères ont endurées, des terribles batailles où ils ont dû
vaincre, pour conquérir la liberté dont tu jouis à cette heure. Si tu te sens indépendante, si tu peux aller et venir à
ton gré, dire dans la presse ce que tu penses, avoir une opinion et l’exprimer publiquement, c’est que tes pères
ont donné de leur intelligence et de leur sang. Tu n’es pas née sous la tyrannie, tu ignores ce que c’est que de se
réveiller chaque matin avec la botte d’un maître sur la poitrine, tu ne t’es pas battue pour échapper au sabre du
dictateur, aux poids faux du mauvais juge. Remercie tes pères, et ne commets pas le crime d’acclamer le
mensonge, de faire campagne avec la force brutale, l’intolérance des fanatiques et la voracité des ambitieux. La
dictature est au bout.
Jeunesse, jeunesse ! sois toujours avec la justice. Si l’idée de justice s’obscurcissait en toi, tu irais à tous les
périls. Et je ne te parle pas de la justice de nos Codes, qui n’est que la garantie des liens sociaux. Certes, il faut
la respecter, mais il est une notion plus haute, la justice, celle qui pose en principe que tout jugement des
hommes est faillible et qui admet l’innocence possible d’un condamné1, sans croire insulter les juges. N’est-ce
donc pas là une aventure qui doive soulever ton enflammée passion du droit ? Qui se lèvera pour exiger que
justice soit faite, si ce n’est toi qui n’es pas dans nos luttes d’intérêts et de personnes, qui n’es encore engagée ni
compromise dans aucune affaire louche, qui peux parler haut, en toute pureté et en toute bonne foi ?
Jeunesse, jeunesse ! sois humaine, sois généreuse. Si même nous nous trompons, sois avec nous, lorsque nous
disons qu’un innocent subit une peine effroyable, et que notre cœur révolté s’en brise d’angoisse. Que l’on
admette un seul instant l’erreur possible, en face d’un châtiment à ce point démesuré, et la poitrine se serre, les
larmes coulent des yeux. Certes, les garde-chiourmes2 restent insensibles, mais toi, toi, qui pleures encore, qui
dois être acquise à toutes les misères, à toutes les pitiés ! Comment ne fais-tu pas ce rêve chevaleresque, s’il est
quelque part un martyr succombant sous la haine, de défendre sa cause et de le délivrer ? Qui donc, si ce n’est
toi, tentera la sublime aventure, se lancera dans une cause dangereuse, et superbe, tiendra tête à un peuple, au
nom de l’idéale justice ? Et n’es-tu pas honteuse, enfin, que ce soient des aînés, des vieux, qui se passionnent,
qui fassent aujourd’hui ta besogne de généreuse folie ?
Où allez-vous, jeunes gens, où allez-vous, étudiants, qui battez les rues, manifestant, jetant au milieu de nos
discordes la bravoure et l’espoir de vos vingt ans ?
— Nous allons à l’humanité, à la vérité, à la justice !
1 L’innocence possible d’un condamné : le capitaine Dreyfus fut condamné injustement au bagne pour
espionnage en 1894. 2 Garde-chiourmes : gardiens de bagnards ou de prisonniers.
On a dit que je cours après ma jeunesse. Il est vrai. Et pas seulement après la mienne. Plus encore que la beauté,
la jeunesse m'attire, et d'un irrésistible attrait. Je crois que la vérité est en elle ; je crois qu'elle a toujours raison
contre nous. Je crois que, loin de chercher à l'instruire, c'est d'elle que nous, les aînés, devons chercher
l'instruction. Et je sais bien que la jeunesse est capable d'erreurs ; je sais que notre rôle à nous est de la prévenir
de notre mieux ; mais je crois que souvent, en voulant préserver la jeunesse, on l'empêche. Je crois que chaque
génération nouvelle arrive chargée d'un message et qu'elle le doit délivrer ; notre rôle est d'aider à cette
délivrance. Je crois que ce que l'on appelle « expérience » n'est souvent que de la fatigue inavouée, de la
résignation, du déboire. Je crois vraie, tragiquement vraie, cette phrase d'Alfred de Vigny, souvent citée, qui
paraît simple seulement lorsqu'on la cite sans la comprendre : « Une belle vie, c'est une pensée de la jeunesse
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réalisée dans l'âge mûr. » Peu m'importe du reste que Vigny lui-même n'y ait peut-être point vu toute la
signification que j'y mets ; cette phrase, je la fais mienne.
Il est bien peu de mes contemporains qui soient restés fidèles à leur jeunesse. Ils ont presque tous transigé.
C'est ce qu'ils appellent « se laisser instruire par la vie ».
La vérité qui était en eux, ils l'ont reniée. Les vérités d'emprunt sont celles à quoi l'on se cramponne le plus
fortement, et d'autant plus qu'elles demeurent étrangères à notre être intime. Il faut beaucoup plus de précaution
pour délivrer son propre message, beaucoup plus de hardiesse et de prudence, que pour donner son adhésion et
ajouter sa voix à un parti déjà constitué. De là cette accusation d'indécision, d'incertitude, que certains me jettent
à la tête, précisément parce que j'ai cru que c'est à soi-même surtout qu'il importe de rester fidèle.
LE COMTE, DON RODRIGUE Et pour leurs coups d'essai veulent des coups de
maître.
DON RODRIGUE LE COMTE
À moi, comte, deux mots. Sais-tu bien qui je suis ?
LE COMTE DON RODRIGUE
Parle. Oui ; tout autre que moi
DON RODRIGUE Au seul bruit de ton nom pourrait trembler d'effroi.
Ôte-moi d'un doute. Les palmes dont je vois ta tête si couverte
Connais-tu bien don Diègue ? Semblent porter écrit le destin de ma perte.
LECOMTE J'attaque en téméraire un bras toujours vainqueur,
Oui. Mais j'aurai trop de force, ayant assez de coeur.
DON RODRIGUE À qui venge son père il n'est rien d'impossible.
Parlons bas ; écoute. Ton bras est invaincu, mais non pas invincible.
Sais-tu que ce vieillard fut la même vertu, LE COMTE
La vaillance et l'honneur de son temps ? le sais-tu ? Ce grand coeur qui paraît aux discours que tu tiens
LE COMTE Par tes yeux, chaque jour, se découvrait aux miens ;
Peut-être. Et croyant voir en toi l'honneur de la Castille,
DON RODRIGUE Mon âme avec plaisir te destinait ma fille.
Cette ardeur que dans les yeux je porte, Je sais ta passion, et suis ravi de voir
Sais-tu que c'est son sang ? le sais-tu ? Que tous ses mouvements cèdent à ton devoir ;
LE COMTE Qu'ils n'ont point affaibli cette ardeur magnanime ;
Que m'importe ? Que ta haute vertu répond à mon estime ;
DON RODRIGUE Et que, voulant pour gendre un cavalier parfait,
À quatre pas d'ici je te le fais savoir. Je ne me trompais point au choix que j'avais fait.
LE COMTE Mais je sens que pour toi ma pitié s'intéresse ;
Jeune présomptueux ! J'admire ton courage, et je plains ta jeunesse.
DON RODRIGUE Ne cherche point à faire un coup d'essai fatal ;
Parle sans t'émouvoir. Dispense ma valeur d'un combat inégal ;
Je suis jeune, il est vrai ; mais aux âmes bien nées Trop peu d'honneur pour moi suivrait cette victoire :
La valeur n'attend point le nombre des années. À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.
LE COMTE On te croirait toujours abattu sans effort ;
Te mesurer à moi ! qui t'a rendu si vain, Et j'aurais seulement le regret de ta mort.
Toi qu'on n'a jamais vu les armes à la main ! DON RODRIGUE
DON RODRIGUE D'une indigne pitié ton audace est suivie :
Mes pareils à deux fois ne se font point connaître, Qui m'ose ôter l'honneur craint de m'ôter la vie !
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LE COMTE DON RODRIGUE
Retire-toi d'ici. As-tu peur de mourir ?
DON RODRIGUE LE COMTE
Marchons sans discourir. Viens, tu fais ton devoir et le fils dégénère
LE COMTE Qui survit un moment à l'honneur de son père.
Es-tu si las de vivre ?
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Images
Georges de La Tour, Job raillé par sa femme (1625-1650), huile sur toile, 145 × 97 cm
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Jean-Baptiste Greuze, La malédiction du père, 1ère partie du diptyque « Le fils ingrat » (1777), huile sur toile,
130 x 162 cm
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Gustave Caillebotte, Rue de Paris, temps de pluie (1877), huile sur toile, 212 x 276cm
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Pablo Picasso, Amitié (1922), huile sur toile, 151,3 x 101,8 cm
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