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RTD Civ.

RTD Civ. 2021 p.105

Infans conceptus et le préjudice moral de l'enfant à naître


(Crim. 10 nov. 2020, n° 19-87.136, D. actu. 15 déc. 2020, obs. M. Recotillet ; D. 2020. 2288 ; AJ fam. 2020.
679, obs. L. Mary ; AJ pénal 2021. 31, note Y. Mayaud ; RCA 2021. Comm. 2, S. Hocquet-Berg)

Anne-Marie Leroyer, Professeure à l'École de droit de la Sorbonne - Université Paris I Panthéon-


Sorbonne

La chambre criminelle de la Cour de cassation se prononce ici pour la première fois sur l'admission du préjudice
moral par ricochet de l'enfant conçu en raison du décès accidentel de son père avant sa naissance. On sait que
la solution avait été admise par un arrêt de principe très commenté de la deuxième chambre civile de la Cour de
cassation (Civ. 2e,14 déc. 2017, n° 16-26.687, D. 2018. 386 , note M. Bacache ; ibid. 2153, obs. A. Guégan
; ibid. 2019. 38, obs. P. Brun ; AJ fam. 2018. 48, obs. M. Saulier ; RDSS 2018. 178, obs. T. Tauran ;
RTD civ. 2018. 72, obs. D. Mazeaud ; ibid. 92, obs. A.-M. Leroyer ; ibid. 126, obs. P. Jourdain ; Gaz. Pal.
30 janv. 2018, p. 62, obs. D. Tapinos ; RCA 2018. Étude 8, S. Hocquet-Berg ; JCP 2018. 204, note J.-R. Binet ;
ibid. 262, obs. Ph. Stoffel-Munck), mais la chambre criminelle n'admettait la réparation du préjudice moral de
l'enfant simplement conçu au moment des faits dommageables que dans le cas d'un enfant né des suites du viol
ou de l'agression de sa mère (Crim. 23 sept. 2010, n° 09-82.438, D. 2011. 35, obs. P. Brun et O. Gout ; ibid.
124, chron. L. Lazerges-Cousquer, A. Leprieur et E. Degorce ; ibid. 2231, obs. J. Pradel ; Just. & cass. 2011.
61, étude P. Chaumont ; ibid. 193, avis D. Boccon-Gibod ; AJ pénal 2011. 27 , étude C. Ambroise-Castérot ;
RTD civ. 2011. 132, obs. P. Jourdain ; Crim. 23 sept. 2010, n° 09-84.108, D. 2010. 2365, obs. M. Léna ; ibid.
2011. 35, obs. P. Brun et O. Gout ; ibid. 124, chron. L. Lazerges-Cousquer, A. Leprieur et E. Degorce ; ibid.
2231, obs. J. Pradel ; ibid. 2565, obs. A. Laude ; Just. & cass. 2011. 61, étude P. Chaumont ; ibid. 182, avis
X. Salvat ; AJ pénal 2011. 27 , étude C. Ambroise-Castérot ; RTD civ. 2011. 132, obs. P. Jourdain ).

La chambre criminelle s'aligne donc sur la deuxième chambre civile, dans une décision dont la motivation est
assez lapidaire, comme si la question ne méritait plus d'être débattue. Elle rejette ainsi le pourvoi formé contre
l'arrêt de la cour d'appel d'Aix-en-Provence ayant admis la réparation du préjudice moral de l'enfant, en
considérant que les juges n'ont pas méconnu les articles 1240 et 1241 du code civil, ni les articles 2 et 3 du code
de procédure pénale, en retenant que « l'absence de S... Q... auprès de son fils G... sera toujours ressentie
douloureusement par l'enfant qui devra se contenter des souvenirs de sa mère et de ceux de ses proches pour
connaître son père et construire son identité, et que G... souffrira de l'absence définitive de son père qu'il ne
connaîtra jamais, toute sa vie ». Les juges « en déduisent que le préjudice moral de l'enfant est caractérisé ainsi
qu'un lien de causalité entre le décès accidentel et ce préjudice ».

La motivation est plus explicite et riche sur la notion de préjudice, que sur l'existence du lien de causalité qui est
simplement affirmé. Sur ce dernier point, on se souviendra de l'embarras des spécialistes à justifier la solution
tant au regard de la causalité adéquate que de l'équivalence des conditions (spéc. P. Jourdain, préc.).

Il ne s'agit pas de revenir sur le fait que l'enfant était simplement conçu au jour de l'accident et ni sur l'ensemble
des arguments qui ont pu s'inviter dans le débat à ce propos, qui sont maintenant bien connus, en particulier le
jeu de l'adage infans conceptus (D. Galbois, Quand infans conceptus vient au secours de la responsabilité civile,
Dr. fam. 2018. Comm. 165). Il est désormais admis que l'absence de personnalité juridique de l'enfant conçu ne
fait pas obstacle à ce que cet enfant puisse, une fois né, demander la réparation d'un dommage provenant d'un
fait survenu pendant la grossesse.

Plus intéressante dans cette chronique de droit des personnes et de la famille, nous paraît être la façon dont la
chambre criminelle caractérise le préjudice moral de l'enfant. Ce préjudice résulte ainsi de l'absence d'un père,

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étant affirmé que cette absence « sera toujours ressentie douloureusement » et que l'enfant en « souffrira » «
toute sa vie ». Les spécialistes de responsabilité civile avaient déjà finement montré, à propos de la solution
dégagée par la deuxième chambre civile en 2017, que le préjudice moral retenu n'est pas un préjudice
d'affection, qui consiste dans la peine éprouvée par la perte d'un être cher, dès lors que l'enfant n'a jamais connu
le parent victime directe, mais un préjudice moral spécifique (P. Jourdain, Le préjudice moral de l'enfant né après
le décès de la victime directe d'un accident est désormais réparable, revirement de jurisprudence, RTD civ. 2018.
126 ; M. Bacache, Nouveau préjudice moral pour l'enfant conçu au jour du décès accidentel de son père, D.
2018. 386 ).

Ainsi, la chambre criminelle confirme l'existence d'un nouveau poste de préjudice moral sui generis résultant de
la perte d'un parent avant la naissance. Elle vient en outre préciser les éléments permettant de caractériser
l'existence spécifique d'un tel préjudice, qui est apprécié in abstracto au regard de la souffrance considérée par
les juges comme perpétuelle et résultant de l'absence pour l'enfant d'un parent qu'il ne connaîtra jamais,
absence à laquelle il devra faire face pour construire son identité. Sur le plan de la réparation, on ne peut que se
réjouir, dans la ligne des positions adoptées par la doctrine à la suite de l'arrêt de 2017, de l'opportunité de ces
solutions jurisprudentielles, qui permettent d'accroître le montant de l'indemnisation octroyée à l'enfant (J.-R.
Binet, Le préjudice de l'enfant conçu privé de son père, JCP 2018. 204). Sur le plan des principes, on pourrait en
revanche, avec d'autres, rester perplexe sur la façon dont ce nouveau chef de préjudice est caractérisé (v., not.,
J. Knetsch, La désintégration du préjudice moral, D. 2015. 443 ), de manière si catégorique et par l'affirmation
abstraite de l'existence d'une souffrance perpétuelle et par une référence à la construction de l'identité de l'enfant
relativement discutable. Que les juges affirment que la perte accidentelle d'un parent est à l'origine d'une
souffrance morale pour un enfant, même s'il ne l'a pas connu, est une chose, qu'ils considèrent en outre que
c'est une souffrance qui durera toute la vie et qui aura une répercussion sur la construction de son identité est
autre chose. Ces précisions, issues d'une motivation des juges du fond que la Cour de cassation reprend, ne
paraissaient pas vraiment nécessaires, et fragilisent le dispositif parce qu'elles viennent interroger la situation
concrète de l'enfant. Le premier volet du raisonnement n'est guère discutable, même s'il induit une appréciation
abstraite du préjudice ; le second l'est en revanche parce qu'il appelle un contre-argument sur la réalité de cette
souffrance perpétuelle et sur son incidence sur l'identité de l'enfant. S'agit-il alors simplement d'une façon de
rejoindre une nomenclature connue des préjudices en qualifiant le préjudice de permanent ? Ces précisions
traduisent-elles davantage l'empathie des juges pour un enfant orphelin de père à la suite d'un accident causé
par une personne irresponsable conduisant sous l'emprise d'un état alcoolique ? Ou bien permettent-elles aux
magistrats d'influencer l'évaluation de l'indemnité donnée à l'enfant, puisqu'il ne faudra pas seulement
indemniser une souffrance, mais aussi une souffrance perpétuelle ?

Si nous avons insisté sur cette motivation, c'est parce que cette façon d'appréhender le préjudice pourrait avoir
des conséquences en droit de la famille. Certains ont voulu y voir la reconnaissance de l'importance du père
dans la famille à l'heure de l'ouverture de l'AMP aux lesbiennes. Le raccourci est tout de même un peu rapide,
car le raisonnement des juges n'est ainsi absolument pas genré et l'analogie est hors sujet : ce qui compte est la
réparation du préjudice résultant de la perte accidentelle d'un parent.

En revanche, il faudrait envisager les conséquences de ces décisions dans le contentieux de la filiation. Les
actions en contestation de filiation et spécialement de paternité peuvent en effet aboutir à priver un enfant de
père. Dès lors, l'idée de transposer l'analyse tenue en matière d'accident serait envisageable, la difficulté étant
alors d'établir une faute à l'origine du préjudice. Si la faute ne peut résulter du seul exercice légitime d'une voie
de droit, elle peut résulter tout de même des circonstances dans lesquelles les actions sont exercées. Il n'est
donc pas impossible que la force du préjudice, du préjudice de l'enfant, emporte peu ou prou dans son sillage les
autres conditions de la responsabilité permettant d'indemniser un enfant qui aurait été privé d'un parent par une
action en contestation. En ce sens, la jurisprudence admet déjà la réparation du préjudice matériel et moral de
l'enfant, sur le fondement de la responsabilité civile pour faute, lorsqu'un homme a sciemment fait une
reconnaissance mensongère qu'il a ensuite contestée (D. Huet-Weiller et J. Hauser, Traité de droit civil, La
famille, LGDJ, 2e éd., 1993, nos 757 s. ; F. Granet-Lambrechts, Action en contestation de la filiation, in P. Murat
[dir.], Droit de la famille, Dalloz Action, 2020-2021, spéc. § 215.52). La faute vient que de ce que cet homme ait
pu faire croire qu'il subviendrait aux besoins de l'enfant et qu'il a rompu son engagement de se comporter

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comme un père (Civ. 1re, 21 juill. 1987, n° 85-16.887, Defrénois 1988. I. 313 ; D. 1988. 225, note J. Massip ;
Gaz. Pal. 1987. 2, pan. jurispr. p. 267 ; Civ. 1re, 6 déc. 1988, n° 86-16.763, D. 1989. 317, note J. Massip ; Civ.
1re, 10 juill. 1990, n° 88-15.105, GAJC, 12e éd., n° 48 ; D. 1990. 517 , note D. Huet-Weiller ; RTD civ. 1991.
119, obs. P. Jourdain ; ibid. 311, obs. J. Hauser ; ibid. 512, obs. D. Huet-Weiller ; Defrénois 1990. 958,
obs. J. Massip ; Paris, 28 sept. 2006, AJ fam. 2006. 426 , obs. F. Chénedé). Ces solutions jurisprudentielles ont
pu être critiquées parce qu'elles viennent porter atteinte au caractère discrétionnaire et non susceptible de faire
l'objet d'un abus de la reconnaissance et que la faute des prétendus pères est davantage affirmée qu'établie.

En définitive, on voit comment la volonté de réparer le préjudice de l'enfant va entraîner dans son sillage la mise
en oeuvre des autres conditions de la responsabilité civile : dans le cas du décès accidentel du père, les juges
fleurètent avec l'absence de causalité, dans celui du contentieux de la filiation avec l'absence de faute. Mais
l'essentiel est le préjudice. À quand la réparation automatique des préjudices causés à l'enfant en raison de la
perte d'un parent ?

Mots clés :
RESPONSABILITE CIVILE * Réparation du préjudice * Victime par ricochet * Préjudice moral * Enfant conçu *
Décès du père

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