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Communications, 4, 1964. Recherches << Retour à la liste des numéros

sémiologiques.
Présentation [liminaire] 1-3

Le message narratif [article] 4 - 32


Claude Bremond

La description de la signification en littérature [article] 33 - 39


Tzvetan Todorov

Rhétorique de l'image [article] 40 - 51


Roland Barthes

Le cinéma : langue ou langage ? [article] 52 - 90


Christian Metz

Éléments de sémiologie [article] 91 - 135


Roland Barthes

Bibliographie critique [note bibliographique] 136 - 144

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Présentation
In: Communications, 4, 1964. pp. 1-3.

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Présentation. In: Communications, 4, 1964. pp. 1-3.

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Présentation

Voilà un certain temps déjà que quelques chercheurs du Centre d'études du


communications de masse se sont orientés vers l'analyse des significationa.
Communications leur donne aujourd'hui la parole : c'est donc un numéro
« sémiologique » que nous présentons aux lecteurs.

Sémiologie : le mot est proposé ici dans un esprit de confiance, mais aussi
de retenue. Dans son sens actuel et du moins pour nous, européens, il date de
Saussure : « On peut concevoir une science qui étudie la vie des signes au
Il)sein de la vie sociale ... ; nous la nommerons sémiologie. » Prospectivement -
~~ puisqu'elle n'est pas encore constituée - la sémiologie a donc pour objet tout
m8 système de signes, quelle qu'en soit la substance, quelles qu'en soient les limites:
uu

@ les images, les gestes, les sons mélodiques, les objets et les complexes de ces
@ substances que l'on retrouve dans des rites, des protocoks ou des spectacles
constituent, sinon des « langages », du moins des systèmes de signification.
@ Il est certain que le développement des communications de masse donne aujour-
d'hui une très grande actualité à ce champ immense de la signification (encore
qu'il ne faille pas confondre communication et signification}, au moment
même où le succès de disciplines comme la linguistique, la théorie de l'infor-
mation, la logique formelle et l'anthropologie structurale fournit à l'analyse
sémantique des moyens nouveaux. Il y a aujourd'hui une sollicitation sémio-
logique, issue, non de la fantaisie de quelques chercheurs, mais de l'histoire
même du monde moderne.
Cependant, le mot n'est pas sans inconfort, celui-là même d'un projet
qu'on affirme sans cesse et qu'on accomplit difficilement : il y a beaucoup de
danger à programmer une science avant qu'elle soit constituée, c'est-à-dire
en somme, enseignée; et c'est un fait, la sémiologie se cherche lentement.
La raison en est peut-être simple. Saussure, repris par les principa.ux sémio-
logues, pensait que la linguistique n'était qu'une partie de la science générale
des signes. Or il n'est pas du tout sûr qu'il existe dans la vie sociale de notre
temps des systèmes de signes d'une certaine ampleur, autres que le langage
humain. La sémiologie n'a eu jusqu'ici à traiter que de codes d'intérêt déri-
soire, tels le code routier; dès que l'on passe à des ensembles doués d'une

i
Pré&entation

véritable profondeur sociologique, on rencontre de nouPeau le langage. Certes,


objets, images, comportements peuYent signifier, et ils le font abondamment,
mais ce n'est jamais d'une façon autonome; tout système sémiologique se mêle
de langage. La substance Pisuelle, par exemple, confirme ses significations
en se faisant doubler par un message linguistique (c'est le cas du cinéma,
de la publicité, des comics, de la photographie de presse, etc.), en sorte qu'au
moins une partie du message iconique est dans un rapport structural de redon-
dance où de relèPe aYec le système de la langue; quant aux ensembles d'objets
(vêtement, nourriture), ils n'accèdent au statut de systèmes qu'en passant
par le relai de la langue, qui en découpe les signifiants (sous forme de nomen-
clatures) et en nomme les signifiés (sous forme d'usages ou de raisons) :
nous sommes, bien plus qu'autrefois et en dépit de l' enPahissement des images,
une ciPilisation de l'écriture. Enfin d'une manière beaucoup plus générale,
il parait de plus en plus diffecile de concePoir un système d'images ou d'objets
dont les signifiés puissent exister en dehors du langage : percevoir ce qu'une
8Ubstance signifie, c'est fatalement recourir au découpage de la langue: il n'y a
de sens que nommé, et le monde des signifiés n'est autre que celui du langage.
Ainsi, quoique traYaillant au départ sur des substances non-linguistique~,
le sémiologue des sociétés contemporaines (pour nous en tenir au champ des
communications de masse) est appelé à trouPer tôt ou tard le langage (le
« Yrai ») sur son chemin, non seulement à titre de modèle, mais aussi à titre
de composant, de relai ou de signifié. Toutefois, ce langage-là n'est plus
tout à fait celui des linguistes : c'est un langage second, dont les unités ne sont
plus les monèmes ou les phonèmes, mais des fra,gments plus étendus du discours
renvoyant à des objets ou des épisodes qui signifient sous le langage, mais
jamais sans lui. La sémiologie est donc peut-être appelée à s'absorber dans
une trans-linguistique, dont la matière sera tantôt le mythe, le récit, l'article
de presse, bref tous les ensembles signifiants dont la substance première est le
langage articulé, tantôt les objets de notre civilisation, pour autant qu:ils sont
parlés (à traYers la presse, le prospectus, l'interYiew, la com,.ersation et peut-
être même le langage intérieur, d'ordre fantasmatique). Il faut en somme
admeUre dès maintenant la possibilité de renverser un jour la proposition de
Saussure: la linguistique n'est pas une partie, même priPilégiée, de la science
générale des signes, c" est la sémiologie qui est une partie de la linguistique :
très précisément cette partie qui prendrait en charge les grandes unités signi-
fiantes du discours; de la sorte apparaîtrait l'unité des recherches qui se
mènent actuellement en anthropologie, en sociologie, en psychanalyse et en
stylistique autour du concept de signification.

Bien qu.e chaque chercheur se trouPe en face de diffecultés particulières,


cet aPenir de la sémiologie se dessine déjà à travers deux directions de recherches
2
Présentation.

qui ne peuPent trouver leur unité qu'au sein de cette linguistique seconde dont
on vient de parler; l'une, d'ordre syntagmatique, est l'analyse structurale du
message narratif; l'autre, d'ordre paradigmatique, est le classement des
unités de connotation : le message- ( œuvre ou objet) est toujours à la croisée
de ces deux grands axes, reconnus autrefois par Saussure. Cependant, noua
sommes encore loin de ceUe unité; il nous faut d'abord lever un certain nombre
d'hypothèques, décider sous quelles conditions le sens est possible. Consacré
à cette exploration préliminaire, ce numéro de Communications est essentielle-
ment un numéro de travail, pour la raison très simple que les textes qui le
composent s'appuient sur des recherches en cours dont on donne ici, en quelque
6orte, le préalable. Nous sommes encore peu 11ombreux, nos moyens sont
modestes, chacun doit souvent faire face à plusieurs tâches à la fois. En exposant
nos diffecultés et nos espoirs, en mettant la sémiologie à l' épreuye au moment
même où nous acceptons son vocabulaire et ses méthodes, nous souhaitons
mettre à jour les raisons de san retard et les Poie~ de son progrès - voire,
comme on l'a dit, de sa transformation. Ceci n'est, si l'on peut dire, qu'un bilan
de départ; progressant désormais dans des travaux concrets, nous espérons
élargir peu à peu l'étude des communications de masse, rejoindre d'autres
recherches, contribuer ayec elles à développer une analyse générale de l'intel-
ligible humain.
R. B.
Claude Bremond

Le message narratif
In: Communications, 4, 1964. pp. 4-32.

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Bremond Claude. Le message narratif. In: Communications, 4, 1964. pp. 4-32.

doi : 10.3406/comm.1964.1025

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Claude Bremond

Le message narratif

Le nom de Propp commence à n'être plus tout à fait inconnu en France.


La traduction -américaine 1 de son ouvrage sur la Morphologie du conte populaire
russe 2, l'article de C. Lév.i-Strauss sur la Structure et la Forme 8 , les mentions
et les cours de divers chercheurs 4 ont attiré l'attention sur une œuvre qui, faute
sans doute d'un climat favorable, n'eut pas en son temps, ni surtout en son pays,
le retentissement qu'elle méritait.
Après le~ ethnologues et les linguistes, le tour des sociologues semble venu :
prenant no-t e de la faillite des méthodes d'analyse de contenu traditionnelles -
faillite dûe à l'incapacité d'isoler les éléments constituants des messages et de
faire autre chose qu'additionner sans fin des résidus non signifiants - , nous
® voudrions nous interroger sur les chances d'une analyse formelle, inspirée de
@ celle de Propp, et s'ap·pliquant à toute espèce de message narratif. Propp, il est
vrai, a conçu sa recherche en fonction d'un objet défini, le conte populaire russe.
© Mais la méthode qu'il emploie nous paraît pouvoir être étendue à d'autres genres
littéraires ou artistiques. Ce que Propp étudie dans le conte russe, nous le verrons,
c'est une couche de signification autonome, dotée d'une structure qui peut être
isolée de l'ensemble du message : le récit. Par suite, toute espèce de message
narratif, quel que soit le procédé d'expression qu'il emploie, relève de la même
approche à ce même niveau. Il faut et il suffit qu'il raconte une histoire. La struc-
ture de celle-ci est indépendante des techniques qui la prennent en charge. Elle
se laisse transposer de l'une à l'autre sans rien perdre de ses propriétés essen-
tielles : le sujet d'un conte peut servir d'argument pour un ballet, celui d'un
roman peut être porté à la scène ou à l'écran, on peut raconter un film à ceux qui
ne l'ont pas vu. Ce sont des mots qu'on lit, ce sont des images qu'on voit, ce sont
des gestes qu'o.n déchiffre, mais à travers eux, c'est une histoire qu'on suit; et ce
peut être la même histoire. Le raconté a ses signifiants propres, ses racontants :
ceux-ci ne sont pas des mots, des images ou des gestes, mais les événements,
les situations et les conduites signifiés par ces mots, ces images, ces gestes. Dès

t. Morphology of the Folktale, Publication Ten of the Indiana University, Research


Center in Anthropology, Folklore and Linguistics, pp. x + 134, October 1958.
2. Morfologija Skazki (Leningrad 19~8).
3. Cahiers de l'Institut de Science Economique Appliquée, n° 99, mars 1960, (série M,
no 7) pp. 3-36.
4. Cf. notamment, A. J. GREIMAS, Cours de sémantique donné à l'Institut Henri
Poincaré durant l'année 1963-1964, Chapitres v1 et vn (ronéoté).
Le message narratif

lors, à côté des sémiologies spécifiques de la fable, de l'épopée, du roman, du


théâtre, du mime, du ballet, du film, des bandes dessinées, il y a place pour une
sémiologie autonome du récit. Celle-ci est-elle dès à présent possible ? C'est ce:
que nous voudrions examiner, en partant d'une réflexion sur les principes de la.
recherche de Propp.
Il suffira pour notre objet de rappeler les premières démarches de celle-ci.
Dans la préface à la Morphologie du conte populaire, Propp s'explique ainsi
sur le titre de son livre et sur le but poursuivi : « le mot morphologie désigne
l'étude des formes. En botanique, la morphologie est l'étude des composants
d'une plante, de leurs relations de l'une à l'autre, et de la relation des parties à
l'ensemble. En d'autres termes, c'est l'étude de la structure d'une plante» (p. 1).
En va-t-il des formes de la littérature populaire comme des plantes et des ani-
maux ? Ont-elles une structure ? Comment l'isoler ? En général, les folkloristes,
les historiens de la littérature, les mythologues, etc., ne se posent pas ce genre de
problèmes. Il ne leur paraît pas nécessaire de procéder à une description préa-
lable de l'objet étudié. Dans leur obsession de résoudre les questions de filiation
génétique, ils oublient que Darwin n'est possible qu'après Linné. Le résultat,
c'est qu'ils accumulent des matériaux dans l'espoir chimérique que quelque
chose comme un ordre finira bien par émerger du chaos. Mais l'abondance même
de leur documentation les submerge. Bien loin de pouvoir dire comment les formes
qu'ils recensent sont nées les unes des autres, ils ne savent même pas sur quelles
bases on pourrait les comparer.
Propp remarque qu'il existe cependant quelques essais de classement. Ils
partent du sujet des intrigues ou des thèmes mis en œuvre. On distingue, par
exemple, les contes de fées, les contes d'animaux, les contes de la vie quotidienne ;
ou bien les contes qui traitent tel ou tel thème (la persécution injuste, le tueur de
dragons, la femme infidèle, etc.). Ces tentatives se heurtent toujours aux mêmes
difficultés: d'une part, elles obligent à multiplier à l'infini les classes mixtes pour
tenir compte des récits qui cumulent les caractères des classes qu'on a d'abord
séparées; d'autre part, elles conduisent à séparer des contes dont la parenté est
évidente : d'après le premier système de classement (pour donner un exemple
qui n'est pas de Propp) la fable .du lféron serait un conte d'animaux, tandis que
la variante qui lui fait suite dans La Fontaine(« Certaine fille un peu trop fière ... »)
serait un conte de la vie quotidienne.
Les tentatives de classement génétiqu~ ne nous avancent guère plus. Certes,
Aarne et son école ont accompli un travail considérable en s'efforçant de dégager
un certain nombre d'intrigues-mères et d'établir la carte de diffusion géogra-
phique de leurs variantes. Mais là encore, que d'incertitudes : comment garantir
la << pureté » du type originel auquel on prétend remonter ? Le plus souvent,
le folkloriste est la dupe de ses préférences. Le récit qu'il juge le plus
pur est celui dont l'art lui paraît le plus achevé. Et comment tracer la
ligne de partage entre deux intrigues ? On ne sait où un conte finit, où un autre
commence : « là où un chercheur voit une nouvelle intrigue, l'autre verra une
simple variante et vice versa )>; ~nfin, il reste dans le recueil d' Aarne un bon
nombre d'intrigues qu'on ne sait à 1uel type référer : 20 à 25 %, ce qui paraît
beaucoup.
De ces échecs, on doit conclure qu'un classement des contes populaires n'est
pas possible au niveau où on le tente. Ils n'ont pas le type d'unité qu'on leur prête.
Les intrigues ne sont pas des êtres simples, mais des corps composés. La première

6
Claude Bremond
tAche est de remonter aux éléments. Mais comment concevoir ceux-ci ? Deux
chercheurs, Veselovsky et Bédier ont, chacun de leur côté, eu l'intuition de cette
structure composée des récits populaires.
Dans son livre sur le~ Fabliaux, Bédier décrit le récit populaire comme une
chaîne de termes invariants et de variables. La lettre {} symbolisant l'invariant,
le schéma de tel fabliau s'écrirait: U + a+ b +
c, celui de tel autre 0 + a+ b
+ c + d + u; celui d'un troisième: n + m + l + n. Mais Bédier ne tire aucune
conséquence pratique de son pressentiment.
Veselovsky définit l'intrigue comme une mosaïque de« motifs»:« Une intrigue
est une série de motifs. Un motif se développe dans le cadre d'une intrigue.
Les intrigues varient : plusieurs motifs se combinent à l'intérieur d'une intrigue,
ou encore les intrigues se combinent l'une avec l'autre; par intrigue, j'entends
un thème dans lequel diverses situations, divers motifs sont impliqués)> (p. 11).
Autrement dit, la véritable unité, l'atome narratif, c'est le motif. L'intrigue est
une création secondaire.
Mais une difficulté nouvelle surgit. Soit un motif du genre de ceux que Vese-
lovsky propose: «Un dragon enlève la fille du roi.» Propp objecte que ce motif
n'est nullement un élément premier. Il se désagrège à l'analyse : on peut le
diviser en quatre éléments - dragon, enlèvement, fille, roi - dont chacun est
susceptible de varier : le dragon peut être remplacé par le diable ; l'enlèvement
par un envoûtement ; la fille par Ùne sœur ; le roi par un riche paysan, etc.
L'atome narratif, s'il reste figé dans un contenu, aura toujours cette vulnéra-
bilité.
La découverte des invariants fondamentaux reste donc à faire. L'échec de
Veselovsky nous ayant montré qu'il est vain de les chercher dans les contenus,
il nous reste à explorer les formes. Comparons les quatre segments de récits
suivants :
t - Un roi donne un aigle à un héros. L'aigle emporte le héros dans un autre royaume.
2 - Un vieillard donne un cheval à Suçenko. Le cheval emporte Suçenko dans un
autre royaume.
3 - Un sorcier donne une barque à Ivan. La barque emporte Ivan dans un autre
royaume.
4 - Une princesse donne à Ivan un anneau. De l'anneau sortent des jeunes gens qui
emportent Ivan dans un autre royaume.

La parenté formelle de ces quatre segments narratifs saute aux yeux : « les
noms des personnages changent, de même que leurs attributs respectifs, mais
ni les actions ni les fonctions ne changent » (p. 18). Dans rexemple choisi, nous
avons, quatre fois répétées, deux actions qui se succèdent en vue d'un résultat
identique : un don et un transfert, le don introduisant le transfert et le transfert
introduisant à son tour un épisode indiqué dans la suite du conte. Du même
coup, nous saisissons le principe qui va nous permettre de séparer l'invariant du
variable. L'invariant, c'est la fonction que tel ou tel événement, en venant à se
produire, remplit dans le cours du récit ; le variable, c'est l'affabulation mise en
œuvre dans la production et les circonstances de cet événement. Ce qui compte,
c'est donc de savoir ce que fait un personnage, quelle fonction il remplit ; quant
à la question de savoir par qui la chose est faite (homme, animal, être surnaturel,
objet), quels moyens cet agent utilise pour la faire (persuasion, duperie, violence,
magie, etc ... ) et dans quelle intention il la fait (pour nuire, rendre service,

6
Le message narratif

s'amuser, etc ... ), elle tombe, nous dit Propp,« dans le domaine de l'étude acces-
soire » (p. 19).
L'invariant est donc une action dont la fonction est d'introduire une autre
action qui assumera à son tour la même fonction par rapport à une autre action.
Par exemple, l' lnterdiction ouvre une possibilité de Transgression; le Méfait ouvre
une possibilité d'action justicière (Châtiment, Réparation du Méfait), etc. Il
s'ensuit qu'une action ne peut être reconnue comme remplissant telle ou telle
fonction que compte tenu de sa place dans le processus narratif. Dans tel conte,
le héros reçoit de son père cent roubles qui lui permettent d'acheter un cheval,
et ce cheval lui permettra d'accomplir de grands exploits ; dans tel autre, le héros,
en récompense de ses exploits, reçoit une somme d'argent. Ces deux dons, assimi-
lables dans leur contenu, sont fonctionnellement différents. Inversement, les cent
roubles pourraient avoir été, non pas donnés, mais volês, gagnés au jeu, obtenus
par contrainte, etc ... : le fait de servir à acquérir l'auxiliaire magique dont le héros
a besoin établit une équivalence fonctionnelle entre ces divers actes. Ainsi une
même action peut accomplir deux fonctions distinctes, et deux actions dis-
tinctes peuvent accomplir une même fonction : « La fonction, dit Propp, doit
être comprise comme un acte des personnages, défini du point de vue de sa
signification pour le déroulement de l'action du conte considéré comme un tout•
(p. 20).
L'enchaînement des fonctions l'une à l'autre dans le cours du récit peut-il être
libre ? De ce qui précède, et contrairement à l'opinion de V eselovsky, il résulte
que non. La solidarité organique de l'ensemble régit l'ordre de succession des
parties. Sous peine d'incohérence, celles-ci doivent se grouper en séquences
stables : « le vol ne peut avoir lieu avant qu'on ait brisé la serrure » (p. 20).
Cette contrainte, entraînant de proche en proche les fonctions à s'ordonner en
une chaîne unique, conduit à poser en principe que « la séquence de fonctions
est toujours identique » (p. 20).
Cela ne veut cependant pas dire que toutes les fonctions qui composent la
séquence soient données dans chaque conte : il y a des lacunes. Mais celles-ci
ne brisent pas la chaîne et ne changent en rien la position des fonctions subsis-
tantes. Soit la séquence : Retour du héros, Poursuite, Secours, Arrivée du hérœ
chez lui. On voit aussitôt que les deux fonctions médianes peuvent faire défaut
sans empêcher la dernière (Arrivée) de s'enchaîner à la première (Retour). Le
récit fait alors l'économie d'une péripétie; si celle-ci est donnée, elle ne peut être
placée qu'entre les deux fonctions Rerour et Arrivée ; de plus, l'ordre des fonctions
dans les deux couples est irréversible : l' Arrivée ne peut précéder le Retour, le
Secours ne peut précéder la Poursuite.
Diverses séquences pourront donc, malgré leurs lacunes, être considérées
comme appartenant à un même· type que leur juxtaposition permet de rétablir.
Soit les séquences suivantes :
conte A F1~F2 F4~
conte B - - F2 -+ F3-+ F4-+ F5
conte C Ft -+ F2 F4 -+ F5
Elles relèvent toutes du même type structural
Ft F2 F3 F4 F5
qui peut être considéré comme r archétype dont elles relèvent. Ainsi les séquences
« prises une par une réalisent une forme imparfaite du modèle fondamental.

7
Claude Bremond
L'une ou l'autre des fonctions est absente dans tous les contes populaires. Mais
si une fonction est absente, cela ne perturbe en rien l'ordre du récit. Les fonctions
restantes demeurent à leur place » (p. 98).
Pouvons-nous, en analysant le matériel fourni par les contes populaires, isoler.
des chaînes de fonctions assez longues, assez fréquentes, assez faciles à repérer
pour servir à classer les contes ? Si oui, pense Propp,« un index de contes pourrait
être établi, ne s'appuyant pas sur les caractères de l'intrigue, qui sont essentielle-
ment vagues et diffus, mais sur des caractères structuraux précis » (p. 21). Une
typologie se constituerait alors dont le principe serait la présence ou l'absence
dans c;tJ.aque conte de fonctions mutuellement exclusives l'une de l'autre (ou les
unes des autres). Supposons qu'un couple de fonctions v-x se révèle incompatible
avec un autre couple u-y, de telle sorte qu'on ait, dans la même séquence :
tantôt : t ~ . ~ V __. W ~ X ~ • -+ Z
tantôt : . . . t ~ u ~ . ~ w -+ . ~ y -+ z
mais jamais : . . . t -+ u ~ v ~ w -+ x ~ y -+ z

Deux types de récits se dégagent : les récits « en v - x » et les récits« en u - y »,


s'opposant comme en zoologie, par exemple, le groupe des porcins à celui des
ruminants dans le sous-ordre des artiodactyles 1 • Ces fonctions incompatibles
introduiraient dans le cours de l'action un système d'aiguillage chargé de diriger
le récit, soit dans une voie, soit dans une autre, en excluant les classes mixtes :
pour relier le point de départ au point d'arrivée, le conte aurait alors le choix
entre plusieurs itinéraires, chacun de ceux-ci pouvant à son tour se ramifier, en
sorte que chaque bifurcation servirait à définir une sous-catégorie nouvelle.
Tel est l'objectif. Pour le réaliser, Propp se donne un corpus de 100 contes
russes (les n°s 50 à 150 du recueil d' Afanasyev). Il transcrit chaque récit sous
forme d'une liste de fonctions correspondant, point par point, aux différentes
phases du récit. La fonction est généralement exprimée par un substantif d'action
(Interdiction, Transgression, etc ... ) ou une locution équivalente. Elle est figurée,
en code, par une lettre de l'alphabet grec ou latin. Divers signes indiciels
(A1 , F9, G', etc.) indiquent ses variétés. Propp prévoit enfin la notation de
fonctions négatives (E 1 neg., Fneg., etc.) correspondant à la négation - et non
à la simple absence - de la fonction dans le récit.
Au terme de son travail, Propp aboutit à une liste de 31 fonctions qui
suffisent, nous dit-il, à rendre un compte exhaustif de l'action de tous les contes
analysés. De plus, ces fonctions s'enchaînent l'une à l'autre pour ne former
qu'une seule séquence, qui peut être considérée comme le schéma idéal du conte
russe.
Voici cette séquence :
ex - Prologue qui définit la situation initiale (ce n'est pas encore une fonction).
~ - Un des membres d'une famille est absent du foyer (désignation abrégée de cette
fonction : Absence)
y - Une interdiction est adressée au héros (Interdiction}
8 - L'interdiction est violée !Transgression)
e - Le méchant cherche à se renseigner (Demande de renseignement)
l; - Le méchant reçoit l'information relative à sa future victime (Renseignement
obtenu)

1. Cf. p. 91. A noter ici que la discipline qui sert de référence à Propp n'est pas -
et pour cause - la linguistique structurale, mais la zoologie et la botanique linnéennes.

8
Le message narratif
T4 - Le méchant tente de tromper sa victime pour s'emparer de lui ou de ses biens
(Duperie)
6 - La victime tombe dans le panneau et par là aide involontairement son ennemi
(Complicité involontaire)

Ces sept premières fonctions constituent dans r économie du conte une section
préparatoire. L'action proprement dite se noue avec la huitième qui revêt dès
lors une importance capitale :
A Le méchant cause un dommage à un membre de la famille (Méfait}
B On apprend l'infortune survenue. Le héros est prié ou commandé de la réparer
(Appel ou Envoi au secours)
c Le héros accepte ou décide de redresser le tort causé (Entreprise réparatrice)
t Le héros quitte la maison (Départ)
D Le héros est soumis à une épreuve préparatoîre à la réception d'un auxiliaire
magique (Première fonction du donateur)
E Le héros réagit aux actions du futur donateur (Réaction du héros)
F Un auxiliaire magique est mis à la disposition du héros (Transmission)
G Le héros arrive aux abords de l'objet de sa recherche (Transfert d'un royaume
dans un autre).
H Le héros et le méchant s'affrontent dans une bataille en règle (Lutte)
J Le héros reçoit une marque ou un stigmate (Marque}
1 Le méchant est vaincu (Victoire)
K Le méfait est réparé (Réparation)
.i Retour du héros
Pr- Le héros est poursuivi (Poursuite)
Rs- Le héros est secouru (Secours)
0 Le héros incognito gagne une autre contrée ou rentre chez lui (Arrivée incognito)
L Un faux héros prétend être l'auteur de l'exploit (Imposture)
M Une tâche difficile est proposée au héros {Tâche difficile)
N La tâche difficile est accomplie par le héros (Accomplissement)
Q Le héros est reconnu (Reconnaissance)
Ex- Le faux héros ou le méchant est démasqué (Découverte)
T - Le héros reçoit une nouvelle apparence {Transfiguration)
U- Le faux héros ou le méchant est puni (Châtiment)
W- Le héros se marie et/ou monte sur le trône (Mariage)

En parcourant cette liste, on s'aperçoit que les fonctions s'ordonnent selon


un plan qui pourrait être celui d'un conte réel. Ce groupement en une seule et
unique séquence (celle qui, partant de A, aboutit à W en passant par B, C, D,
etc ... } permet de conclure que tous les contes analysés, si on les prend à un
certain niveau d'abstraction, relèvent d'un même type structural. Ils obéissent
à un même plan d'organisation qui peut être défini comme leur modèle arché-
typique. Ce premier résultat est par lui-même remarquable. Toutefois, le succès
n'est pas complet. Nous avons obtenu, non une classification, mais le point de
départ d'une classification. Pour mener sa tâche à son terme, Propp doit encore,
comme le botaniste ou le zoologiste, redescendre du genre aux espèces et des
espèces aux variétés. Pour ce faire, nous avons vu qu'il comptait sur l'exclusion
de certaines fonctions par d'autres. Mais nous avons également constaté qu'aucune
des fonctions relevées par Propp n'est incompatible avec aucune autre. Rien
n'empêche un conte de contenir toute la liste des fonctions de oc à W. Il n'y
a pas de bifurcations, d'alternatives, de « fonctions-pivot ». Le conteur russe
est comparable à un voyageur qui suit toujours le même chemin, et qui garde
Claude Bremond
toujours la liberté de s'arrêter à tous les points de halte : ce n'est pas parce qu'il
se sera restauré à midi au point X qu'il lui sera interdit de s'arrêter pour dîner
au point Y. Par suite, pas de spécification possible 1 •
Propp revient à plusieurs reprises sur l'étonnement que lui procura cette
découverte : cc si nous entreprenons d'aller plus avant et de comparer les types
structuraux entre eux, nous sommes conduits au phénomène suivant, com-
plètement inattendu : les fonctions ne peuvent pas se distribuer sur la base de
points pivots s'excluant mutuellement ... si nous désignons par la lettre A une
fonction partout présente et par B la fonction qui, si elle est donnée, suit toujours
A, toutes les fonctions présentes dans les contes populaires suivront le modèle d'un
seul conte sans aucune exception à l'ordre prévu et sans aucune contradiction.
Ceci est, bien sûr, une conclusion entièrement inattendue. Naturellement, nous
nous serions attendu à ce que, là où se trouve une certaine fonction A, on ne
puisse trouver certaines autres fonctions appartenant à d'autres contes. Dans
cette hypothèse, nous aurions été conduit à distinguer plusieurs éléments-pivots ...
A première vue, notre conclusion peut sembler absurde, ou peut-être même
barbare; cependant, on peut la prouver rigoureusement» (p. 21).

Nous arrêterons là cet exposé. Nous disposons à présent des éléments néces-
saires à la position de notre problème. Propp les résume en quatre points (pages
20-21) :
« 1 - Les fonctions agissent comme les éléments stables et constants des
contes populaires ; elles sont indépendantes de celui qui les remplit et de la
manière dont elles sont remplies. Elles constituent les éléments composants du
conte populaire.
2 Le nombre des fonctions données dans le conte populaire est limité.
3 - La séquence des fonctions est toujours identique.
4 - Tous les contes de fées, envisagés dans leur structure, appartiennent
à un seul et même type. »
Nous examinerons plus particulièrement les points 3 et 4. L'interprétation
de ces thèses commande en effet la possibilité de généraliser la méthode de Propp.
Toutes deux se ramènent en dernière analyse à l'absence de« fonctions-pivots»,
d'aiguillages permettant de changer le cours du récit. Mais nous savons d'avance
que d'autres types narratifs, dans d'autres traditions culturelles, n'ont pas
cette uniformité. Leur cours est jalonné de bifurcations et, à chacune, le conteur
a réellement la liberté de choisir sa voie. Dès lors, la carte des itinéraires pos-
sibles, au lieu de se réduire à un trajet unilinéaire, multiplie les croisements et les
ramifications. Pouvons-nous faire fonds sur la méthode de Propp pour construire
de tels réseaux ? Si une adaptation est nécessaire, quel sera son coût ? Si elle ne

1. Nous négligerons le fait que Propp s'efforce, à la fin de son ouvrage (pp. 93-95)
de réintroduire un principe de classification en quatre sous-catégories, sur la base de la
a presque» incompatibilité de deux couples de fonctions: H 1 (Lutte - Victoire) et MN
(Tâch4' diffecil.6 - Accomplissement de cette tâche). Sur cette tentative c aussi fragile
qu'ingénieuse », cf. C. Lévi-Strauss, art. cit., pp. 23-24).

to
Le mess'!ge narratif

l'est pas, faut-il penser ql}e le succès de Propp n'est en somme qu'un heureux
hasard, dû au choix d'un matériel exceptionnellement favorable ?
Deux hypothèses permettraient d'expliquer les résultats surprenants de
cette analyse des contes russes :
A - ou bien, comme Propp le suppose, sa méthode lui permet de mettre en
évidence, à partir d'un matériel qui s'y prêterait, des« fonctions-pivots» : c'est
bien l'absence de telles fonctions dans le conte populaire russe qui conduit au
résultat constaté;
B - ou bien la méthode de Propp est telle qu'elle ne permet pas d'en ren-
contrer. Dans ce cas, nouvelle alternative :
a) ou bien le conte populaire russe ne comporte pas de fonctions-pivots, si bien
que la méthode de Propp lui est adaptée, mais ne s'appliquerait pas telle quelle
à d'autres matériels;
b) ou bien le conte populaire russe comporte en réalité des fonctions-pivots,
au moins à l'état embryonnaire, et c'est la méthode suivie par Propp qui entraîne
leur élimination.
Nous croyons que l'hypothèse B, et l'option b, sont les bonnes.

Commençons par l'examen de la proposition selon laquelle« l'ordre des fonctions


est toujours identique ». Sans parler du fait, sur lequel nous reviendrons, que
cette règle tolère en pratique bon nombre d'exceptions, moins faciles à justifier
que Propp ne le dit, on peut se demander ce qui oblige ainsi les fonctions à se
succéder toujours dans le même ordre : s'agit-il d'une routine, d'un choix esthé-
tique, d'une contrainte logique ? Propp s'émerveille, mais ne s'explique guère :
(< Si nous parcourons la liste des fonctions l'une après l'autre, nous nous aper-

cevons rapidement qu'une fonction procède de l'autre avec une nécessité à la


fois logique et artistique» (p. 58). Admettons qu'il en aille ainsi. Cela signifierait
que la séquence est régie, selon un ordre chronologique très strict, par une double
causalité, à la fois mécanique et finale : c'est parce que le méchant a commis
un méfait qu'il est puni, et c'est pour pouvoir punir le méchant que le récit fait
commettre un méfait. Selon Propp, un tel rapport d'implication mutuelle s'étend
de fonction en fonction, comme d'un maillon à l'autre, d'un bout à l'autre du
récit. Plus précisément, il s'étend, non du début à la fin, mais de la fin au début
de ce récit : on s'aperçoit vite que la finalité qui, selon Propp, commande en der-
nier ressort la mise en place des fonctions est une finalité temporelle : Le conte
russe serait organisé en fonction de ce qui en est-chronologiquement-le terme:
c'est pour introduire D qu'on pose C, et pour introduire C qu'on pose B. Comme
rexplique Propp, « il est toujours possible de se régler sur le principe qu'une
fonction se définit par ses conséquences » (p. 60).
De là, que résulte-t-il ? Selon nous, l'impossibilité de concevoir qu'une fonction
puisse ouvrir une alternative : puisqu'elle se définit par ses conséquences, on ne
voit pas comment des conséquences opposées pourraient en sortir. Propp nous
dit que A est A parce que B s'ensuit. Si donc A entraîne B', A n'est plus A mais A'.
Imaginons une fonction Tentation. Peut-elle donner lieu à des fonctions-pivots,
introduire un système d'aiguillage à partir duquel les héros s'engageront, soit
dans la voie de la vertu, soit dans celle du vice ? C'est impossible d'après le
principe ci-dessus. Si on l'applique, la fonction « Tentation-devant-entraîner-la-

11
Claude Bremond
faute », comme dans le mythe d'Adam, n'a plus rien de commun avec la fonction
« Tentation-devant-servir-à-manifester-la-vertu », comme dans l'histoire de
Joseph, et le même contenu (la Tentation) renvoie à des fonctions différentes.
Faut-il souligner l'absurdité de cette conclusion? En se privant d'une fonction
Tentation et des termes alternatifs qu'elle introduit (Résistance et Chute), on
escamote une opposition essentielle au récit. Prenons par exemple la fonction H
(Lutte) qui, selon Propp, ne peut introduire que la fonction 1 (Victoire du héros) ;
s'il arrive, comme dans le conte 74, qu'un personnage qui essaie de délivrer la
princesse captive échoue dans son entreprise et soit à son tour fait prisonnier
par le dragon, Propp ne code pas H (puisque H ne peut introduire que 1), mais A
(Méfait) ou F neg (punition après échec à un test). C'est au héros qui viendra
ensuite, exactement dans les mêmes conditions, s'attaquer au dragon et le vaincre
qu'il appartiendra de remplir la fonction H. Étonnons-nous après cela de ne
pas trouver de cas où la lutte tourne à l'avantage du méchant : il suffit de ne
considérer comme Luttes que les luttes suivies de victoires. Ce qui devient sur-
prenant, ce n'est pas l'absence de bifurcation, c'est la surprise de Propp de n'en
pas découvrir !
Admettons pourtant cette subordination des fonctions à la suite qu'elles
introduisent. Cela ne suffit pas à prouver que le conteur russe, qui s'accorde
tant de fantaisies lorsqu'il s'agit de varier les « attributs » des personnages,
ne commette jamais la moindre escapade en dehors du sentier battu du récit.
A tout le moins, il doit de temps à autre feindre de s'engager sur la mauvaise
route. Même si le héros triomphe toujours, même si l'auditeur le sait d'avance
et l'exige, cette victoire n'a d'intérêt dramatique qu'autant que les chances d'un
échec, entrant en concurrence avec la forte finalisation du récit, réussissent à le
tenir en haleine jusqu'à la fin du combat : la lutte présentera des alternances
d'avantages et de revers qui feront tour à tour craindre le succès du méchant et
espérer celui du héros ; ou bien on croira, sur la foi d'une fausse nouvelle ou d'une
ruse du héros, que celui-ci a succombé dans la lutte, etc. De fait, de tels moments
sont fréquents dans le conte russe. Ce sont autant de bras morts en marge du
récit : l'action s'y engage, hutte sur un cul-de-sac, rebrousse chemin et rentre
dans son lit. Si ces amorces d'alternative restent en dehors du schéma de Propp,
c'est que sa méthode les élimine. La raison qu'il en donne est qu'elles ne jouent
pas un rôle structural : au lieu de faire avancer l'action vers son dénouement,
elles se"t"vent à la retarder. Ce sont, pour ainsi dire, des antifonctions. Propp· les
assimile aux procédés rhétoriques de« triplication »(le héros doit successivement
accomplir trois tâches de difficulté croissante, etc.), destinés à tenir l'auditoire
en baleine. Seul compterait le dernier épisode, parce que lui seul fait progresser
l'action.
Mais cette conception finaliste de la« structure» est irrecevable. Propp confond,
sous la rubrique « triplication », deux phénomènes différents. Tantôt, il s'agit
simplement de la répétition de la même série de fonctions avec, éventuellement,
un effet de crescendo: le roi, par exemple, impose au héros trois tâches de diffi-
culté croissante avant de lui accorder sa fille ; et le héros satisfait successivement
aux trois épreuves. Tantôt, au contraire, il y a une opposition entre la dernière
série de fonctions et les deµx premières : par exemple, le roi institue une compé-
tition entre trois jeunes gens qui prétendent à la main de sa fille : les deux pre-
miers échouent, le troisième réussit. Dans un cas comme celui-ci, le système de
Propp le conduit à négliger les deux tentatives infructueuses. Avec elles, c'est

12
Le message narratif

l'opposition signifiante entre les personnages qui échouent et celui qui réussit
qui disparaît. Or, supposons qu'il ne s'agisse plus simplement de raconter une
histoire, mais de raconter rhistoire de quelqu'un. Impossible d'éluder l' oppo-
sition entre ce qui arrive et ce qui aurait pu arriver. Impossible de raconter
l'histoire d'Hercule à la croisée des chemins sans le laisser explorer en imagi-
nation l'une et l'autre voie. De même lorsque le récit compare les destinées
parallèles de deux héros, ou deux étapes de la vie du même héros. Ces oppositions
font partie intégrante de la structure du message. On perd l'information en les
supprimant.
Cet inconvénient n'est sans doute pas très grave dans le conte russe, où les
personnages sont plutôt les moyens que les fins du récit. C'est ce qui permet
à la tentative de Propp de conserver sa validité pratique. Disparaît-il complète-
ment ? On peut en douter. Voici un exemple, emprunté à un conte que Propp
analyse en détail {pp. 87-88-89).
Dans le conte 64, une petite fille partie à la recherche de son jeune frère enlevé
par les oies sauvages rencontre successivement un four, un pommier, une rivière,
et leur demande s'ils ont vu son frère. Au lieu de répondre, ceux-ci prient la
petite fille de manger ou de boire de leur produit (une galette de seigle, une pomme,
de l'eau). La petite fille refuse avec arrogance ces mets qu'elle juge vulgaires,
et elle n'obtient pas le renseignement désiré. Elle continue sa route, rencontre un
hérisson qui lui indique la direction sans rien demander en échange. Selon le code
de Propp, cette phase se transcrit comme suit :
' [D E neg. F neg] ~ G'
1

t d7 E7 F• j

La ligne supérieure correspond aux trois premières rencontres (cas de triple-


ment de la fonction) : ·
D : rencontre avec le donateur éventuel
E 1 neg : passation d'un test avec résultat négatif
F neg : non transmission de l'auxiliaire magique.

La ligne inférieure correspond à la quatrième rencontre


d7 situation critique du donateur sans imploration (le hérisson est en danger d'être
bousculé par la petite fille qui le -trouve en travers de son chemin).
E7 secours, grâce accordée {la petite fille, ayant peur de se blesser aux piquants du
hérisson, a soin de l'éviter).
F9 le donateur offre ses services.
G4 indication de la route à suivre.

Les réactions négatives de la petite fille aux offres des premiers « donateurs »
engageaient l'action dans une sorte de bras mort. C'est ce que Propp indique en
plaçant la ligne supérieure entre braquets. On peut supprimer ces trois épisodes
sans empêcher le récit de suivre son cours. L'épisode du hérisson, au contraire,
est indispensable à la poursuite du récit. C'est lui qui permet d'introduire les
fonctions suivantes. Les trois premiers épisodes sont - selon Prôpp - purement
<< rhétoriques », ils n'ont qu'une valeur de retardement. Ils tiennent l'~uditeur
en haleine en différant la transmission du renseignement.
Nous avons dit combien ce parti est arbitrai.·e: il est essentiel dans le récit de
signifier que la petite fille est indigne de l'auxiliaire magique dont elle a besoin

13
Claude Bremond
pour mener à bien sa mission. Elle ne le reçoit que par erreur (le hérisson lui ayant
prêté des intentions généreuses qu'elle n'avait pas). De tout cela, rien ne passe
dans le codage de Propp. Sans doute assure-t-il que les motivations n'ont pas
d'importance pour la structure du récit, mais c'est justement cette assertion
qu'on peut contester 1 : ce n'est pas parce que les motivations sont indifférentes
au progrès de l'action (une bonne ou une mauvaise intention peuvent servir
à introduire les mêmes conséquences) qu'il faut les exclure de la structure du
récit, dès lors que celle-ci n'est plus conçue comme uniquement subordonnée à
une loi de finalité temporelle.
Mais voyons la suite. La petite fille délivre son frère, puis ils sont pris en
chasse par les oies sauvages sur le chemin du retour. Ils rencontrent de nouveau,
dans l'ordre inverse, la rivière, le pommier, le four. Cette fois, la petite fille
acquiesce gracieusement à leur offre, et ils acceptent de la cacher avec son frère.
Le hérisson, désormais inutile, ne réapparaît pas. Et la petite fille arrive saine
et sauve à la maison avec son frère :

soit :
Pr1 poursuite
D1 Test
E1 Succès au test
F9 le donateur se met au service du héros.
Rs, le héros échappe à ses poursuivants en se cachant.

Cette nouvelle série de tests n'est pas prévue par ie schéma canonique du
conte russe. Celui-ci comporte normalement : Poursuite du héros - SauPetage
du héros. L'insertion entre ces deux fonctions d'un groupe D E F, déjà présent
plus haut à sa place ordinaire, est considérée par Propp comme un caprice
qui n'a pas à être expliqué : cela traduirait simplement la tendance du conteur
à répéter les mêmes motifs, lorsque l'opportunité 1ui en est offerte. Mais l'examen
du tableau de codage montre que l'opportunité de placer le groupe D E F entre
Pr et Rs est constamment offerte, tandis que les occasions où le conte en profite
sont rarissimes. C'est donc que cette insertion est commandée dans le cas du
conte 64 par l'obligation de combler une déficience. Cette déficience, c'est évidem-
ment les conditions irrégulières dans lesquelles la petite fille a obtenu un ren-
seignement dont elle n'était pas digne. Il lui faut repasser l'examen auquel elle
a été reçue par erreur.
Ainsi le conte que nous venons d'examiner suppose une structuration plus
complexe qu'il ne semblait d'abord : d'une part, au niveau de la simple finalité
temporelle, il se conforme au schéma dégagé par Propp, et il en a les caracté-
ristiques (par exemple, indifférence aux motivations du héros : peu importe la
raison pour laquelle la petite fille épargne le hérisson, ce qui compte, c'est qu'il
ren remercie en lui donnant le renseignement nécessaire) ; d'autre part, à un
niveau où le récit jongle assez librement avec les fonctions de base (exploration
des possibilités opposées à ces fonctions, transfert des fonctions hors de leur
position ordinaire), il relate la chute et la réhabilitation d'une petite fille déso-
béissante, qui est allée jouer au lieu de garder son petit frère, mais qui réussit

1. Cf. C. Lévi-Strauss, art. eit., pp. 31-32.

t4
Le message narratif
à le ramener sain et sauf à la maison ; qui se prive de concours précieux par sa
morgue, mais qui apprend ensuite qu'il ne faut mépriser l'aide de personne, etc.
Cela signifie que la séquence peut, jusqu'à un certain point, se défaire et se
réorganiser pour manifester l'évolution psychologique ou morale d'un personnage.
Le héros n'est donc pas un simple instrument au service de l'action. Il est à la
fois fin et moyen du récit.
Pour nous, qui cherchons les conditions d'une généralisation de la méthode
de Propp, l'existence de ces bifurcations embryonnaires, et l'importance stru-
cturale qu'elles revêtent jusque dans le conte russe, nous conduisent à une pre-
mière conclusion : la nécessité de ne jamais poser une fonction sans poser en
même temps la possibilité d'une option contradictoire. Cela équivaut à la répu-
diation du postulat finaliste de Propp. Chez lui, la fonction Lutte aYec le méchant,
par exemple, rend possible la fonction Victoire du héros sur le méchant, mais non
pas la fonction Echec du héros deYant le méchant. Cette absence s'explique fort
bien dans sa perspective: il cherche à rendre compte d'un état de fait: l'exclusion
par le conte russe des options qui ne s'accordent_ pas avec sa finalité propre. La
fonction Lutte étant introduite pour amener la fonction Victoire, les autres possi-
bilités logiques (Défaite, Victoire et défaite, Ni victoire ni défaite) restent inex-
ploitées. Mais si, du point de vue de la parole, qui joue sur des contraintes finales
(la fin de la phase commandant le choix des premiers mots), nous passons au
point de vue-de la langue (le début de la phase commandant sa fin), l'ordre des
implications s'inverse. C'est à partir du terminus a quo, qui ouvre dans la langue
générale des récits le réseau des possibles, et non plus à partir du terminus ad
quem, en vue duquel la parole particulière du conte russe opère sa sélection
entre les possibles, que nous devons construire nos séquences de fonctions. L'im-
plication de Lutte par Victoire est une exigence logique ; l'implication de Victoire
par Lutte est un stéréotype culturel.

Reprenons sur un autre point l'examen des conséquences entraînées par les
présuppositions de la méthode de Propp. Nous avons vu qu'il reprochait à
certains de ses devanciers de prendre pour hase de comparaison des contes
l'intrigue considérée comme un tout. Mais ce reproche peut en un sens lui être
retourné. Dès lors que 1' agencement des fonctions n'est pas libre, ou relativement
libre, mais fixé une fois pour toutes, la véritable unité de base, l'atome narratif,
ce n'est plus la fonction, mais la série. Qu'est-ce que la séquence qu'il dégage,
sinon le schéma formel d'une intrigue-type, la matrice dont tous les contes russes
sont supposés être issus? N'a-t-il pas à son tour laissé perdre la leçon de Vese-
lovsky, expliquant que l'intrigue n'est pas une unité indécomposable, mais
un assemblage d'éléments, de « motifs » préexistants qu'on retrouve, diverse-
ment combinés, dans d'autres récits? Certes, en passant du motif à la fonction,
Propp réalise un gain décisif : alors que le motif, fermé sur lui-même, ne doit
sa signification qu'à son contenu, la fonction, ouverte sur le contexte, prend
son sens par référence aux fonctions qui la précèdent et qui la suivent. Mais
cet avantage, Propp le paie cher. Trop cher selon nous. Ses fonctions ont perdu
la mobilité des motifs de Veselovsky. Que l'une d'elles quitte sa place ordinale
dans la série, elle n'est plus: E, entre 0 et Q, n'est plus E mais P. Du jeu de
mécano dans lequel le tout n'est que l'assemblage des parties, on est passé à

15
Claude Bremond
une conception finaliste qui sacrifie les parties au tout. La tyrannie de la série
r
succède à autarcie des motifs.
Sans doute Propp a-t-il raison d'objecter à Veselovsky que la combinaison
des éléments premiers ne peut être entièrement libre : « le vol ne peut avoir lieu
avant qu'on ait brisé la serrure ». Mais ce principe ordonnateur ne peut étendre
son règne à toute la série. Il règle la position d'une fonction par rapport à deux
ou trois autres, mais il laisse libre cette position par rapport au reste. Soit la
fonction F (Transmission de l'auxiliaire magique). Le héros doit avoir reçu
l'auxiliaire magique nécessaire à la victoire avant le moment où il aura à s'en
servir: cela situe F avant H (LuUe aYec I.e Méchant). Cette condition en entraîne
à son tour deux ou trois autres : les fonctions nécessairement antérieures à F
(D ~t Epar exemple) seront nécessairement antérieures à H. Mais cela ne permet
pas de situer les autres fonctions dans la série : on peut imaginer que le héros
reçoive l'auxiliaire magique juste avant d'engager le combat, mais aussi bien
à sa naissance, au cours d'un épisode antérieur au début du conte, au moment
où il quitte la maison paternelle, etc. : la position de F reste libre par rapport
à A, B, Cet t.
Il faudrait donc distinguer deux plans: sur le premier, Propp a raison contre
V eselovsky : les fonctions se groupent en séquences chronologiques selon un
ordre qui échappe à la fantaisie du conteur. Sur le second, Veselovsky a raison
contre Propp : les groupes de fonctions sont susceptibles d'agencement variés,
et c'est cette liberté de combinaison qui assure à l'artiste la possibilité d'une
création originale. La règle de succession des fonctions n'est pas « une nécessité
à la fois logique et artistique », elle est tantôt une nécessité logique, tantôt une
convenance esthétique.
Comment distinguer ces deux types de liaison? Propp lui-même nous l'in-
dique. Entre l'unité élémentaire de la fonction ~t l'unité totale de la série, il
signale l'existence de fonctions associées par groupes de deux ou de trois : si
l'une est donnée, la probabilité de rencontrer l'autre, ou les deux autres, est
très grande. Ainsi le groupe de fonctions D E F (Rencontre d'un donateur -
Réaction du héros - Transmission d'un auxiliaire magique) : non seulement
ces trois fonctions sont rarement présentes l'une sans l'autre, mais surtout il
arrive très souvent (une fois sur cinq environ) qu'elles soient déplacées de leur
lieu ordinaire (entre t et G) et rejetées, toutes trois d'un seul bloc, en tête du
récit. Il faut en conclure qu'elles dépendent très fortement l'une de l'autre, mais
fort peu des fonctions qui les précèdent ordinairement (puisqu'elles n'en ont
pas besoin pour s'introduire dans le récit). Cette solidarité, jointe à cette mobi-
lité, atteste l'exi~tence d'une structure autonome, intermédiaire entre la fonction
et la série. Or toutes les fonctions sont susceptibles de tels regroupements. Propp
indique« qu'un grand nombre de fonctions sont arrangées par paires (Interdiction
- Transgression, Lutte - Victoire, etc.). D'autres fonctions peuvent être grou-
pées par trois ou par·quatre: (Méfait, Em1oi en mission, Décision de répliquer au
Méfait, Départ de la maison [AB C t] constituant par exemple un démarrage
de l'intrigue) » (p. 58}.
A dire vrai, les arrangements que Propp suggère ici ne peuvent nous satisfaire.
Ce sont des associations purement empiriques que l'expérience elle-même se
charge de détruire en multipliant les exceptions. Ainsi, dans un certain nombre
de contes, le héros quitte sa maison et part en voyage sans qu'aucun méfait ait
encore été commis. C'est sur la route qu'il est témoin d'un méfait et qu'il décide

f6
Le message narratif

d'en obtenir réparation. Aucune contrainte logique n'oblige le Départ de la maison


à suivre plutôt qu'à précéder le Méfait. Propp, qui a fort bien aperçu la possi-
bilité, sinon la nécessité, d'un regroupement des fonctions dans des ensembles
plus petits que la série complète, nous laisse le soin de dégager le principe de ces
regroupements.
Un exemple va nous y aider. Dans le schéma de Propp, la fonction J (le héros
reçoit une marque) se situe entre la fonction H (Lutte entre le héros et li" méchant)
et la fonction 1 (Victoire du héros sur le méchant). La fonction J n'est cependant
pas fonctionnellen1ent liée aux fonctions H et 1 : il n'est pas nécessaire qu'il y ait
L1ttte pour qu'il y ait Marque, ni qu'il y ait Marque pour qu'il y ait Victoire.
Dans l'économie du récit, la marque permet au héros d'être plui:; tard reconnu
comme le véritable auteur de l'exploit. Elle est le premier terme d'une séquence
dont les termes successifs sont : le héros reçoit une marque - le héros disparaît
- le héros réapparaît incognito - le héros est reconnu grâce à la marque reçue.
Cet ordre chronologique ne peut être changé. Aucun effort d'imaginatioh ne
peut faire reconnaître le héros à une marque qu'il n'a pas encore reçue. En
revanche, la localisation de J entre H et I n'est que facultative. Vn coup d'œil
au tableau des contes codés par Propp le montre assez : le héros peut être marqué
avant le combat (la princesse lui donne une bague au moment où il va affronter
le méchant); pendant le combat (une blessure reçue laissera une cicatrice grâce
à laquelle la princesse reconnaîtra son libérateur) ; après la victoire (la princesse
donne au héros une bague en gage de gratitude et d'amour). Il e~t facile au
conteur« d'accrocher» en ces points du. récit un épisode qui permettra de faire
rebondir l'action, en intercalant entre l'exploit du héros et sa récompense finale
la séquence « Marque - Reconnaissance». Rien pourtant n'y oblige, et rien ne
détermine avec rigueur le point d'accrochage de l'épir.ode nouveau. Si J se trouve
souvent entre H et I, ou immédiatement après 1, c'est l'effet d'une simple com-
modité: le héros sera reconnu avec une certitude d'autant plus grande qu'iJ aura
été « marqué » plus près du moment de son exploit.
De là, qu~ conclure ? Qu'il existe bien deux types de liaison entre fonctions.
Certaines se présupposent l'une l'autre selon une nécessité qui n'est pas seule-
ment de fait, mais de droit, et qui règle de façon intangible leur ordre de succes-
sion dans la série ; d'autres sont liées par des rapports de fréquence probabili-
taire, s'expliquant soit par des commodités de fait, soit par des routines cultu-
relles. Par exemple, la fonction ArriPée présuppose logiquement une fonction
Voyage, qui présuppose logiquement une fonction Départ ; Sauvetage présuppose
l ntervention protectrice, qui présuppose Péril ; Châtiment présuppose Action
Justicière, qui présuppose Méfait. En revanche, il n'y a entre Châtiment et Sauf'-:•
tage, ou même entre Sauvetage et Manifestation de gratitude qu'un lien de simple
probabilité : si élevée soit-eUe, une fréquence n'est pas une obligation, et surtout,
elle ne décide pas de J' ordre de succession des termes associés : le héros peut
délivrer la princesse, puis châtier le ravisseur, ou châtjer le ravisseur, puis dé1i-
vrer la prince$Se. Les groupements probabilitaires admettent des suppressions
ou des permutations de fonctions, sans que la signification des éléments subsis-
tants en soit altérée. En revanche, les groupements qui résultent d'une contrainte
logique n'admettent ni suppression 1 ni permutatiori. Impossible d'arriver sans

1. Nous ne tenons pas compte ici des cas - très fréquents bien sûr - où par suite
d'une aberration, la fonction conséquente est donnée sans que la fonction antécédente

i7
Claude Bremond
être parti, impossible d'arriver avant de partir. Ce sont les seuls sur lesquels nous
puissions faire fonds pour définir, comme le veut Propp, les fonctions par leur
situation dans un contexte, c'est-à-dire par leurs tenants et/ou aboutissants
nécessaires.
Nous devons donc réarticuler le schéma de Propp autour d'unités plus petites
que la série, mais plus grandes que la fonction. Ces unités sont les véritables
« fils» de l'intrigue, les éléments constitutifs dont c'est l'art du récit que de nouer,
d'embrouiller et de défaire l'écheveau. Chaque« fil» est une séquence de fonctions
qui s'impliquent néces~airement selon le principe posé par Propp (le vol ne peut
avoir lieu avant qu'on ait brisé la serrure) ; leur entrelacement conduit à inter-
calE.r, selon des disposition~ variables, les éléments d'une séquence parmi ceux
d'une autre : d'où )a mobilité de certaines fonctions par rapport à d'autres dans
le schéma de Propp ; il ne peut cependant changer l'ordre de succession des
fonctions d'une même séquence : d'où la constance de certains groupements
dans ce même schéma.
Au lieu de figurer la structure du récit sous forme d'une chaîne unilinéaire
de termes se succédant selon un ordre constant, nous l'imaginerons comme la
juxtapositoin d'un certain nombre de séquences qui se superposent, se nouent,
s'entrecroisent, s'anastomosent à la façon des fibres musculaires ou des brins
d'une tresse. Au long de chaque séquence, la position des fonctions est rigou-
reusement fixe. D'une séquence à celle qui lui est associée, au contraire, les
fonctions sont en principe indépendantes : tout peut se combiner à tout, tout
peut suivre de tout. c· est même l'intérêt du récit que de ménager de telles
surprises. Mais cette liberté théorique est limitée dans les faits : entre les
séquences, un jeu d'affinités et de répulsions s'institue, comparable à celui qui
règle en chimie la combinaison des corps simples ; son eff el est de rendre certains
rapprochements très probables, et de tendre à exclure certains autres. Les
séquences élémentaires s'agglutinent ainsi en ensembles plus vastes, doués d'une
stabilité relative, et de plus en plus fragiles au fur et à mesure qu'ils croissent
en complexité.
C'est en jouant sur l'existence de tels ensembles que Propp a pu construire
sa chaîne de fonctions. Tout se pacise comme s'il écrasait la tresse des séquences
élémentaires, et amenait à figurer sur la même hgne en ordre de succession des
fonctions qui se répartiraient normalement sur des lignes différentes, sans se
précéder ou se suivre obligatoirement. Où plusieurs séquences progressent de
front, telles que :
A .... B .......•..... . ........ .. .. G . . . . ....... ~
. ... . ..... C ...... . ....... . . F . . . . ...... H . .... ~
.. . . . ........... D .. .. E . .... .. . . ...... . ..... I ~

il transcrira :
A .... B .. .. C .... D . . .. E .. .. F .. . . G .. . . H ..... 1-+

qu'elle implique logiquement ait été réellement posée : erreur judiciaire, secours à
contre-temps, etc. Mais ces dérogations sont posées comme des anomalies par le récit
lui-même, et c'est en tant que telles qu'il les valorise dans une tonalité comique outra-
gique. Il y a intervention justicière comme si un méfait avait été commis, protection
comme si une personne était en danger, etc.

18
Le message narratif

Bien entendu, cette réduction à une chatne unique n'est possible qu'en sacri-
fiant les cas particuliers les plus originaux, traités comme des « écarts acci-
dentels» 1 • Ces menues perturbations n'ont pas d'inconvénient dans sa perspective
puisqu'elles ne r ont pas empêché de construire un schéma du conte russe dont
la validité pratique semble établie. Pour être opérant, ce schéma doit serrer au
plus près, stéréotyper de la façon la plus rigide possible les habitudes spécifiques
du conte russe. Son modèle correspond à une parole moyenne, une image géné-
rique dans laquelle les traits superposés s'accentuent, tandis que les écarts sont
gommés.
Notre but nous impose une démarche inverse. Nous ne cherchons pas à typer
un groupe de messages particuliers, mais à rétablir dans sa généralité le système
linguistique sur lequel ces messages sont prélevés. Par delà les option:-: préféren-
tielles d'une culture, nous avons à ouvrir l'éventail des possibilités théorique-
ment offertes au conteur. Il nous faut donc restituer leur mobilité et leur varia-
bilité maximum aux syntagmes figés qui servent de matériau au conte russe.
Dès lors, aucune dérogation à l'ordr~ habituel des fonctions ne peut être négligée.
Chaque exception atteste une virtualité qui n'existe ici qu'à r état embryonnaire
ou résiduel mais qui, dans une autre tradition culturelle, a pu ou pourrait se
développer jusqu'à constituer la norme.
D'un point de vue pratique, au lieu d'écrire, comme Propp, toutes nos fonctions
sur la même ligne, nous les répartirons dans des colonnes correspondant aux
séquences, comme dans une partition musicale les notes exécutées par chaque
instrument •. Ainsi, en première approximation, l'exemple donné plus haut
pourrait s'écrire :

1. Cf. R. Barthes, « Éléments de Sémiologie » ni-2-5.


2. Cette disposition en colonnes évoque celle que préconise C. Lévi-Strauss. Elle s'en
écarte cependant sur un point. Alors que pour C. Lévi-Strau&s « l'ordre de succession
chronologique se résorbe dans une structure matricielle atemporelle » (art. cit., p. 29),
nous maintenons avec Propp qu'il est très important d'ordonner les fonctions de
chaque séquence selon la loi de leur succession chronologique. Cette divergence s'ex-
plique vraisemblablement par une différence d'objectifs: la recherche de C. Lévi-Strauss
est orientée vers la structuration des thèmes mythiques pris en charge par la technique
du récit, tandis que c'est la structuration de cette technique elle-même qui est notre
but. Nous tendons vers la constitution d'une typologie des rôles indépendante des
contextes culturels dans lesquels ces rôles reçoivent leurs u attributs» (au sens de Propp}.
Pour donner un exemple, il est indifférent, dans notre perspective, que Caïn s'oppose
à son frère Abel, dans la Genèse, comme le Laboureur au Pasteur. Toute autre espèce
d'opposition {blond/brun; bâtard/fils légitime, etc.) ferait l'affaire. En revanche, il
nous importe que le schéma de leurs rôles les oppose comme« Séducteur éconduit qui se
venge de son rival• à« Séducteur heureux victime de son rival». Un archétype drama-
tique surgit ici.

19
Claude Bremond
H : Combat

J •
Marque du héros

1 : Victoire


Disparition


Rechei'ches

L •
Prétention d'un
imposteur

0 Réapparition
incognito

Ex L'imposteur est
démasqué
--~~~~~~~~~~~~~-'l
Q ReconnaiHance
du héros

U : Punition de
l'imposteur
l
W Récompense
du héros

Ce n'est là qu'une première réduction. En réalité, chacune de ces trois séries


de fonctions est déjà une tresse composée de plusieurs brins. Le rôle de l' Im-
posteur, par exemple, combine les rôles plus élémentaires du Trompeur et du
Malfaiteur. Il sera démasqué (en tant que trompeur) et puni (en tant que mal-
faiteur) 1 • Notre analyse doit s'efforcer d'aller aussi loin que possible dans cette
recherche des éléments premiers du récit. Mais comment savoir où s'arrêter?
Il faut à la fois être sûr que ce qu'on prend pour une séquence élémentaire n'est
pas en réalité u·n combiné de plusieurs séquences, et il faut aussi ne pas dépasser
le point à partir duquel on ne peut plus supprimer une fonction sans entraîner
)a désagrégation de toute la séquence. Pour éviter ce double danger, essayons de
définir un modèle de séquence élémentaire. Quelles sont les conditions minimales
requises pour qu'un segment temporel quelconque (un événement, une relation,
un comportement, etc.) puisse être donné in extenso dans un récit? On s'aperçoit
vite qu'il faut et qu'il suffit que soient données les modalités de son origine,
celles de son développement, celles de son achèvement. De plus, il s'agit d'un
processus orienté, d'une virtualité qui s'actualise et tend vers un certain terme

1. Cf. infra, page 30.

20
Le message narratif

connu d'avance {que ce terme soit d'ordre final, comme dans les conduites déli-
bérées, ou d'ordre mécanique, comme dans les événements naturels). La séquence
élémentaire, qui reproduit ce processus, s'articulera typiquement en troia
moments principaux, chacun donnant lieu à une alternative :
- une situation qui« ouvre• la possibilité d'un comportement ou d'un événe-
ment (sous réserve que cette virtualité s'actualise) ;
- Le passage à l'acte de cette virtualité (par exemple, le comportement qui
répond à l'incitation contenue dans la situation « ouvrante ») ;
- L'aboutissement de cette action, qui « clôt » le processus par un sùccès ou
un échec.

Nous aurons le schéma dichotomique suivant


~ Succès
Situation ouvrant J Actualisation-de la possibilité ( Échec
une possibilité ~ Possibilité non actualisée

Appliqué à diverses situations, ce schéma deviendra, par exemple


( Châtiment
~ Intervention justicière
Méfait { Impunité
t Pas d'intervention justicière

Conduite de séduction ?~ Succès


Échec
Désir de plaire { Abstension ou empêchement
Ordre exécuté
( Conduite d'obéissance Ordre non exécuté
Ordre reçu
t Non obéissance
Péril écarté
l
~
Action de défe nse ou
de protection Péril non écarté
P éril connu
Absence de défense ou
de protection

Nous avons ainsi affaire à une série d'options dichotomiques. On peut s'en
étonner. Comment se fait-il que la série des choix offerts à chaque instant, au
lieu de s'éparpiller entre une infinité de possibles, se réduise à une alternative ?
Et, qui plus est, une alternative particulièrement rudimentaire entre être possible
ou ne pas être possible, passer à l'acte ou rester ~irtuel, atteindre son but ou le
manquer? Cette simplicité n'est cependant pas un artifice de méthode, c'est
une propriété du message narratif. Le processus pris en charge par la séquence
élémentaire n'est pas amorphe. Il a déjà sa structure propre, qui est celle d'un
vecteur. Il suit sa pente comme un cours d'eau descendant vers la mer. Quand
le narrateur s'en empare pour en faire la matière première de son récit, cette
vectorialité s'impose à lui. Il peut installer un barrage ou une dérivation, il ne
peut annuler la destination première. On pourrait comparer la séquence élémen-
taire aux phases d'un tir à l'arc. La situation initiale est créée lorsque la flèche,
placée sur l'arc tendu, est prête à être lâchée. L'alternative est alors de la retenir
ou de la laisser partir; si on choisit de la laisser partir, l'alternative est de la
laisser atteindre la cible ou de faire qu'elle la manque. Certes, divers incidents
peuvent perturber la trajectoire : la flèche peut d'abord être déviée par le vent,

21
Claude Bremond
puis ricocher sur un obstacle qui la ramène au but. Ces péripéties jouent un rôle
« retardateur». Elles ne changent rien à la nécessité finale de réussir ou d'échouer.
La binarité des oppositions dans la séquence élémentaire n'est donc pas un mys-
tère : elle dérive de l'unidimensionalité des segments temporels dont le faisceau
compose le récit.
Les séquences élémentaires sont susceptibles de se combiner entre elles de
diverses manières. Sans entrer dans le détail de ces agencements multiples,
nous signalerons deux types de liaison particulièrement intéressants

a) le « bout à bout » :
En touchant à son terme, la séquence élémentaire cree une situation neuve,
qui devient elle-même le point de départ d'une autre séquence, s'enchaînant
« bout à bout » à la première :
Intervention ~ Châtiment
~ Méfait accompli justicière t Méfait impuni
Malfaisance ) Absence d'inter-
vention justicière
Malveillance ) ? Méfait évité
Pas de mal-
faisance

b) l'enclave :
Il arrive aussi très fréquemment qu'une séquence élémentaire, pour arriver
à son terme, ait besoin de passer par la médiation d'une ou de plusieurs autres
séquences. On a alors affaire à une succession d'emboitements ; dans l'enquête
policière ou la recherche scientifique, on aura, par exemple :
Enigme
+
Activité· d'élucidation
(Enquête)

+
Examen des données,
Observations

hypothèse -

Elaboration d'une
Déduction

Instituti±n d ' un test


.{,
Passation du test
.{,
Test probant
---~~~~~~~~~~~~-'
Hypothèse vérifiée

Enigme élucidée

Par ce jeu d'enchaînements et d'enclaves, les séquences élémentaires s'orga-


nisent en séries de fonctions analogues à celles que dégage Propp. Elles engendrent

22
Le musage narratif
alors ce qu'on pourra nommer une 3équence complexe. Celle-ci correspond, soit
à des situations et à des conduites archétypiques, soit à des stéréotypes culturels.
Lorsque nous voudrons comparer les divers types de rôles correspondant, dans
diverses cultures par exemple, à la même. situation, ce sont les séquences com-
plexes qui nous fourniront les termes de comparaison requis.
Ce sont elles également qui nous permettront d'aborder les problèmes de
classification. Reprenons notre exemple d' «enclave». Nous pouvons considérer
que chaque nouvelle séquence enclavée est une spécification de la séquence qui
renglobe : dans « Activité d'élucidation d'une énigme par élaboration d'une
hypothèse vérifiée par un test », trois séquences s'ordonnent selon un rapport
d'inclusion hiérarchique analogue à celui qui peut exister en zoologie entre le
genre, l'espèce et la sous-espèce. Le cas de l'enclave est sans doute privilégié,
mais d'autres configurations de séquences donneraient également prise, sous
réserve de quelques aménagements, à une classification fonctionnant selon le
même principe. Notons encore au passage que la majorité des oppositions de
rôles et de situations se constitueront au niveau des espèces d'un même genre :
il y aura, par exemple, opposition entre deux espèces de séducteurs, selon les
moyens qu'ils mettent en œuvre pour faire leur cour ; cette opposition pourra
elle-même se combiner avec une autre (par exemple le succès ou r échec de l'en-
treprise de séduction) pour donner, non plus deux, mais quatre espèces, etc.
On échappe ainsi à un des inconvénients les plus graves du formalisme. Celui-
ci, après avoir commencé par opposer l'intelligibilité de la forme à rinsignifiance
du contenu, se trouve dans l'incapacité de retrouver la diversité typologique des
objets dont il n'a retenu que les caractères communs. C'est pourquoi Propp,
qui a si heureusement su mettre en évidence la forme générique des contes russes,
échoue si complètement lorsqu'il s'agit de les différencier, sauf à réintroduire
subrepticement, comme C. Lévi-Strauss le lui reproche 1 , ces mêmes contenus
bruts d'abord éliminés. Au contraire, le principe de classification que nous sug-
gérons revient à spécifier une séquence par une autre séquence. Les caractères
des espèces restent donc, non seulement homogènes, mais même identiques à
ceux des genres. Ce sont les mêmes éléments qui, entrant en combinaison selon
des configurations multiples, engendrent la diversité des situations et des rôles.

Cette articulation nouvelle des éléments du récit nous permet de faire face à
diverses difficultés plus ou moins laissées en suspens par Propp :

1. Lu fonctions manquantes:
Propp a pris grand soin de nous avertir que nous ne devons pas nous attendre
à trouver la série complète des fonctions présentes dans chaque conte. En fait,
nous dit-il, tous ceux qu'il analyse présentent des lacunes, mais cela n'altère
en rien le principe selon lequel la série des fonctions est toujours identique :
il suffit que les fonctions restantes se succèdent selon l'ordre habituel.
Qu'il en aille ainsi, un coup d' œil sur le tableau des contes codés nous en

t. Art. cii., p. 22 sqq.


23
Claude Bremond
convainc. Mais Propp ne passe-t-il pas un peu vite sur la légitimation théorique
de cet état de fait? Est-il même compatible avec ses principes ? S'il est vrai
que la raison d'être d'une fonction dépend de son contexte, et en particulier de la
suite qu'elle permet d'introduire, l'omission d'une fonction devrait, d'une part,
entraîner l'inutilité de la fonction précédente et, d'autre part, rendre impossible
l'introduction de la fonction suivante. Cette double annulation, s'étendant de
proche en proche, entraînerait le désagrégation de la série entière. Comment
Propp peut-il donc enlever des maillons à sa chaîne sans la briser ?
Nous distinguerons ici plusieurs cas. Les uns semblent impossibles à justifier,
et leur présence de facto dans le tableau de codage de Propp ne peut guère s'ex-
pliquer que par une inconséquence du codeur. D'autres se comprennent sans
difficulté, mais à condition de renoncer à l'idée d'une série unilinéaire de fonctions:
a) Paraissent rebelles à tout essai de légitimation les cas où, de deux fonctions
dont l'une implique logiquement l'autre, seule la première est donnée. En voici
un exemple, emprunté au codage du conte 74 tel que Propp le commente lui-
même : << Pokatibnosek est né. Sa mère lui raconte le malheur arrivé jadis (B4).
Quête du héros (C t ). Rencontre des bergers et du dragon, comme précédemment
(D1 E 1 ) ce test demeurant sans conséquence pour la suite du récit. Bataille
avec le dragon et victoire (H 1 11). Délivrance de la sœur et des frères (K4 ).
Retour ( i- ). » (p. 115). Comment Propp peut-il considérer comme« donateurs»
les bergers et le dragon alors que ceux-ci, en cas de succès à l'épreuve qu'ils
imposent, ne donnent rien au héros? Soit encore le couple Lutte-Victoire (H - 1).
On n'imagine pas de victoire sans lutte, ou du moins sans équivalent fonctionnel
de la lutte : si le héros surprend le dragon endormi et le tue, il y a épreuve de
forces (le vigilant contre le dormant) au même titre que dans un corps à corps
(le fort contre le faible) ; de même, si l'un des combattants s'enfuit au moment
d'engager le combat, l'équivalent fonctionnel d'un affrontement est donné (le
vaillant contre le lâche). Propp, qui admet à juste titre qu'une partie de cartes
ou un concours de poids sont des formes de lutte, manque à ses principes lorsqu'il
considère (p. 48) qu'il y a des cas de victoire sans combat. La présence dans le
tableau de codage, ici et là, de fonctions 1 erratiques, privées de leur antécédent
obligé, est un pur illogisme.
En revanche, l'absence complète d'un ensemble de fonctions solidaires ne
pose aucun problème. Le groupe D E F (Rencontre d'un donateur - Test -
Transmission de l'auxiliaire magique) peut disparaître sans briser la chaîne :
on a alors affaire à un conte dans lequel le héros n'a besoin que de ses seules
forces pour triompher. La réarticulation de la série des fonctions en séquences
élémentaires correspond à la possibilité de telles suppressions. Dans la séquence
élémentaire, aucune lacune n'est normalement concevable : si une fonction est
donnée, les autres sont au moins implicitement présentes. Mais la séquence
élémentaire dans son ensemble peut faire défaut sans que cette absence rende
impossible la continuation du récit. Celui-ci a simplement pris une autre voie.

2. Fonctions « en trop ».
C'est le cas inverse et complémentaire du précédent. Dans le conte n° 64,
par exemple, la rencontre du donateur, le test, la transmission de l'auxiliaire
magique (D E F) s'effectuent, une première fois à leur place ordinaire (entre t

24
Le message narratif

et G), et une seconde fois, entre Pr (Poursuite du héros), et Rs (Le héros échappe
à ses poursuiYants). L'auxiliaire aide ici le héros, non à vaincre, mais à se sauver.
Malgré le déplacement, Propp considère (avec raison mais contre ses principes)
que ce sont bien les mêmes fonctions D E F que celles qu'on trouve habituelle-
ment avant la lutte avec le méchant. Dans les deux cas, il y a péril, et la fonction
de r auxiliaire magique est de mettre le héros en mesure de se tirer d'affaire.
Toute situation précaire ouvre la possibilité d'une intervention protectrice.
Pourquoi le narrateur n'en userait-il pas? L'exception qui dérange le schéma de
Propp n'en est pas une pour nous : il suffit qu'à un moment quelconque une
fonction « Situation précaire ou périlleuse » soit donnée pour qu'une fonction
« Intervention protectrice » puisse suivre, celle-ci à son tour, pouvant enclaver
le groupe de fonctions D E F (test destiné à décider si le héros mérite d'être
aidé). Que le conte russe, d'ordinaire, ne fasse intervenir l'aide au héros qu'avant
l'affrontement du méchant, c'est une option de fait qui doit être expliquée comme
telle, non une obligation logique.
D'où vient qu'il y ait ici une difficulté pour Propp ? Simplement, de ce que
l'archétype qu'il dégage représente à ses yeux, dans un sens historique, la forme
primitive dont dérivent tous les contes de son recueil. Nous retrouvons ici l'ins-
piration d'ensemble de son travail, dont la référence n'est pas la linguistique
structurale, mais la botanique et la zoologie. L'analyse morphologique n'est qu'une
étape descriptive préparatoire ; la véritable << explication », qui vient ensuite,
demeure de type évolutionniste. Elle consiste à montrer comment, par différen-
ciations progressives, les diverses formes connues du conte russe sont sorties
d'une même matrice, et comment, dans des cas particuliers, des déplacements
de fonctions se produisent, certaines d'entre elles venant se greffer en parasites
sur d'autres et compromettant la «pureté» du modèle originel.
r
Mais cette projection de archétype dans le temps des origines n'est nullement
nécessaire à la compréhension du système du conte russe. Nous pouvons aussi
bien interpréter le modèle de Propp comme l'agencement le plus économique
vers lequel tend, comme vers son état d'équilibre parfait, la combinaison des
« motifs » mis à la disposition des conteurs. La séquence des fonctions est la
« bonne forme» des contes russes plutôt que leur ancêtre. D'autres combinaisons
de ces mêmes motifs sont possibles, bien que moins probables. Elles donnent lieu
à des créations individuellement plus originales mais aussi plus fragiles, plus
difficiles à construire en série, donc génétiquement moins « viables ».

3. La double fonction morphologique.

Nous avons vu qu'une même action change de fonction selon sa place dans
la série. Ainsi, une reine demande au héros de construire un palais magique.
C'est un cas typique de tâche difficile. Mais il peut aussi arriver que le héros,
ayant accompli ses tâches et atteint tous ses buts, se construise un palais magique :
nous n'avons plus alors affaire à la fonction Tâche difficile, mais à la fonction
Transfiguration. Une forme, nous dit Propp, a été assimilée par une autre, si bien
que les deux fonctions ne peuvent plus être distinguées que par référence à leur
contexte.
Ce que Propp nomme la « double fonction morphologique » exploite cette
possibilité, pour une même action, de remplir deux fonctions distinctes. Il suffit

25
Claude Bremond
qu'une action, intervenant à un point du récit, cumule les deux fonctions par
rapport à la suite du récit. Reprenons l'exemple précédent : il y aura double
fonction morphologique si le héros, tout en bâtissant le palais pour exécuter la
tâche prescrite, construit le cadre dans lequel il s'installera après son accession
au trône. Mais c'est une nouvelle violation au principe du système : M et T se
trouvant données en même temps, T passe avant N, Q et Ex, qui normalement
le précèdent.
La difficulté s'évanouit si l'on conçoit le récit, non comme un enchaînement
unilinéaire, mais comme un entrelacement de séquences. Dans ce cas, en effet,
la même action peut jouer simultanément un rôle fonctionnel différent dans
chacune des séquences que le récit fait avancer de front.
Soit l'exemple, donné par Propp, du conte n° i48. Le prince part en voyage
en recommandant à son épouse de ne pas quitter la maison. Une vieille femme se
présente : << Pourquoi n'allez-vous pas donner un coup d'œil au monde du Bon
Dieu ? Si seulement vous alliez faire un tour au jardin, etc. ». La princesse cède
aux sollicitations du méchant et se rend au jardin : ce faisant, tout à la fois elle
transgresse l'interdiction (fonction 8) et elle tombe dans le piège du méchant
(fonction 6), en contradiction avec le schéma canonique. Dans celui-ci la fonction 3
vient chronologiquement avant 6, qu'elle introduit; la future victime transgresse
spontanément l'interdiction, et ce n'est qu'ensuite que le méchant, ayant le
champ libre, se présente. Autrement dit, dans le cas du conte russe type, nous
avons deux séquences élémentaires qui s'enchaînent« bout à bout» :

Interdiction (y)

•+
Transgression (o)

Interdiction violée

i-
Manœuvre de tromperie (7l)
...
La dupe tombe dans Je panneau (6 )
...
Succès de la tromperie

Dans le cas du conte no 148, nous avons ces mêmes séquences élémentaires,
mais disposées autrement :
Interdiction (y)
1

-t
Manœuvre de tromperie (T1)
~
Transgression (8) La dupe tombe dans le panneau (6)
Interdiction violée •
Succès de la tromperie

Cette faculté de tenir compte des fonctions multiples d'un même acte présente
une grande importance pour notre entreprise. Les doubles, triples, quadruples
fonctions - que Propp considère comme des cas exceptionnels, et qui le sont
peut-être dans son matériel - sont constantes dans d'autres récits. Elles
deviennent par exemple la règle dans la littérature et le théâtre bourgeois, qui

26
Le mesaage narratif
établissent un réseau de rapports interpersonnels très dense, conçu sur le modèle
d'un système d'alliances en équilibre, si bien que tout changement provoque
une crise généralisée. Soit la situation banale du trio : Paul séduit Jeanne, la
femme de son ami Pierre. Nous aurons à suivre parallèlement les séquences
suivantes :

Rapports Rapports Rapports Rappôrts


Pierre-Jeanne Pierre-Paul Paul-Jeanne (1) Paul-Jeanne (II)
~liés par un pacte (liés par un pacte (Séducteur- (liés par un pacte
eonjugalité) amitié) séduit) liaison amoureuse)

Désir de plaire
Épreuve pour le Épreuve pour le
t
Conduite de
pacte pacte séduction
t
Infldélitî au pacte •
fofldélit1 du pacte
t
Succès de Séduction

.i
Pacte d'alliance
Rupture (ou main- Rupture (ou main-
t
etc
tien) du pacte. _tien) du pacte.

Revenons à la liste des fonctions dressée par Propp, et essayons de voir com-
ment on peut transcrire ce schéma dans le code que nous proposons. Pour être
bref, nous ne considérerons qu'un des deux sous-types distingués par Propp 1 ,
celui qui passe par la ligne supérieure :

ex ~ ï t e ~ "'l 8 AB C t H J 1K
D E F G L MJ N K
t t
Pr Rs OL
Pr Rs Q Ex T U W

De plus nous éliminerons le groupe D E F : les dénominations de ces fonctions


chez Propp (D : première fonction du donateur - E: Réaction du héros - F :
Possession d'un agent magique) sont trop imprécises pour pouvoir être recodées
telles quelles ; et il serait trop long d'examiner toutes les possibilités concrètes
qu'elles recouvrent.
Reste donc une série de 26 fonctions. Si nous éliminons ex (situation initiale)
qui n'est pas par elle-même une fonction, nous avons :
~ : Absence: cette fonction signifie qu'une protection vient à manquer. Elle
ouvre donc une situation de péril virtuel.
y : Interdiction: cette fonction s'enchaîne à la précédente comme un essai de
protection contre le danger représenté par l'absence. En même temps, elle pose
un ordre, et par là ouvre une possibilité de désobéissance.
3: Transgression: cette fonction pose à la fois la désobéissance à l'ordre donné
en y et l'échec de la tentative faite pour se protéger du danger ouvert par ~-

1. Cf. Note page 10.

27
Claude Bremond
On peut également considérer que la fonction (3 comporte (exprimée ou tacite
dans le texte du conte) l'indication d'un ennemi virtuel. Une fonction MalPeil-
lance est donc au moins implicitement présente.
Ce début peut se schématiser ainsi :

~ Péril (virtuel) Malveillance

y Protection
+
Interdiction
+
Désobéissance

~chec de la Interdiction
8
protection "'
violée

Les deux fonctions suivantes, e: et ~' ont pour effet de nouer ou de resserrer les
relations entre le méchant et le héros, donc d'actualiser le péril jusque là virtuel.
Sous la forme la plus simple nous avons :
e Tentative du Méchant d'obtenir une information concernant le héros
~ : Le méchant reçoit une information concernant le héros.

Le renseignement obtenu permettra à la Mal"eillance de s'actualiser en Mal-


faisance, généralement sous forme d'un piège tendu au héros. Nous aurons donc
ensuite :
Y, Tromperie, piège tendu par le méchant au hiros
9 : Le héros tombe dans le piège.

La fonction "lj, en même temps qu'une manœuvre de tromperie, correspond


à l'actualisation du péril et de la malfaisance virtuellement posés en (3. Le succès
de la Tromperie entraîne la position de la fonction A (Méfait accompli et Dommage
subi). Cette phase peut se transcrire :
P éril Malveillance
(virtuel)

f;
:l Besoin d'information
~
Recherche d'information
+
~ Information reçue

lj Péril Malfaisance
+
Manœuvre
(actualisé) de tromperie
6 +
La dupe tombe dans
le piège
+
Succès de
la tromperie

A Dommage Méfait accompli


subi

28
Le message narratif

En posant un Dommage subi et un Méfait, la fonction A ouvre la possibilité


d'une action réparatrice et d'une intervention justicière. Celles-ci peuvent passer
par l'intermédiaire des fonctions de « connection » suivantes :
B : Appel ou enYoi au secours.
C : Conaenk~nt à Urk' mission tk a«:our•.

Les fonctions B et C peuvent se présenter sous diverses formes : tantôt un


appel auquel le héros répond spontanément, tantôt un ordre auquel le héros obéit.
La fonction C (Consentement à la mission) inaugure la phase de réparatiOn du
dommage et d'action justicière. Cette décision entraîne la fonction Départ ( t)
implicitement suivie d'une fonction Voyage, puis explicitement de la fonction G :
ArriYée (sous-entendu: au but du voyage).
L'action réparatrice et justicière prend la forme d'une lutte avec le Méchant
(fonction H) ; rissue victorieuse de cette lutte (fonction 1) équivaut à un châ-
timent et introduit la possibilité d'une réparation du dommage (fonction K).
Cette phase (dont nous écartons provisoirement la fonction J) peut s'écrire :

A : Dommage subi + Méfait accompli Information Faveur à


à transmettre dema.n der


1
Information

~
transmise
B: ~ .
Information
reçue + Requ~te
t
C Action répa- Action jus- Hostilité Requête
ratrice ticière agréée

+
Départ
t
Voyage
t
G: Arrivée
à desti-
nation .
. - - - - - - - - - - - - - - - -''
H: Affrontement
i
1 : Châtiment Victoire d'un
des adversaires

K : Dommage réparé

La réalisation du but du voyage entraîne le retour du héros. On a de nouveau


une fonction Départ ( +)
et une fonction Arrivée à destination (0) . Mais le voyage
peut ne pas s'effectuer sans encombre. Dans le schéma type, les fonctions Pr
(Poursuite) et Rs (Sauvetage) qui s'intercalent entre +
et 0 correspondent à un
nouveau péril et à une protection efficace. Cet épisode s'écrira :

29
Claude Bremond
Départ


Voyage
1
Pr :
+
Péril
~
Protection


Péril écarté
1
-l'
0: Arrivée
La fonction 0, chez Propp, n'est pas seulement Arrivée, mais Arrivée incognito.
Le héros risque de n'être pas reconnu pour l'auteur de l'exploit. C'est la marque
reçue (J) qui servira à prouver sa qualité. Une séquence Fait douteux. Epreuve
probatoire. Vérité prouvée correspond donc aux trois fonctions 0 (Incognito du
héros), J (Marque reçue) et Q (Reconnai.saance du héros). Sans doute, selon la chro-
nologie des faits, J (La Marque) précède-t-elle 0 (L• Incognito). Mais J n'entre
en fonction qu'après O. Ce n'est pas la réception, mais la monstration de la marque
qui joue un rôle fonctionnel :
J : Entrée en poBSession
d'une garantie

0 •
Fait à prouver


1
Production
de la garantie - Action probatoire
Q
{
Garantie ~connue - Preuve faite
La fonction 0 ouvre la possibilité d'une péripétie supplémentaire : un impos-
teur peut profiter de l'incognito du héros pour usurper sa qualité. La fonction L
(Prétentiona d'un faux héroa) représente à la fois une manœuvre de tromperie,
une malfaisance, et la mise en circulation d'une contrevérité. Mais la reconnais-
sance du héros (fonction Q) entraîne la réfutation de l'idée fausse et la confusion
de l'imposteur (fonction Ex). Le méfait projeté ne sera pas commis et la mal-
faisance sera punie (fonction U)
Mensonge Tromperie = Malfaisance
et/ou erreur

La dupe tombe dans
le panneau
1
i'
Réfutation


Vérité rétablie

Ex Echec de la tromperie Méfait non accompli


Action justicière


Chltiment

30 ·
Le message narratif

Les fonctions T (Tramfiguration) et W (Mariage et accession au trône) s'en-


chatnent à la reconnaissance du véritable auteur de l'exploit. La valeur dont le
héros a fait la preuve appelle une récompense, même si elle n'a pas été explicite-
ment promise, selon un schéma qui couvre tout le déroulement du conte et qui
en résume la signification :

A Méfait accompli Dommage subi Occasion de montrer

H
l
Action justicière Action réparatrice
sa valeur

1 •
Chltiment Conduite méritoire

K Dom.mage réparé

TW Récompense

La réinterprétation des résultats de l'analyse de Propp dans les termes d'un


système plus général, susceptible de s'appliquer à toute espèce de message
narratif, peut donc s'effectuer sans qu'aucune perte d'information en résulte.
Cette généralisation n'entraîne pas, comme on pourrait le craindre, l'évanouisse-
ment du contenu dans des formes de plus en plus vides. Au contraire, elle corres-
pond à un gain de détermination concrète, à un renforcement de nos prises sur
l'objet étudié. Elle montre qu'il est sans doute possible, en combinant un nombre
limité d'éléments aisément repérables (les fonctions, groupées en triades) de
construire des modèles de situations et de conduites d'une complexité indéfini-
ment croissante, capables de constituer ces u simulacres » des événements et des
personnages (dramatis personae, actants, rôles, comme on voudra les nommer)
dont l'analyse sémiologique du récit a besoin.
Deux grandes directions de recherche s'ouvrent alors : la première prendrait
pour objet l'étude comparée des structures du récit à travers tous les messages
qui comportent une couche de narrativité : formes littéraires et artistiques,
techniques se servant du mot, de l'image ou du geste. Dans cette voie, la première
tâche serait, comme Propp l'a lumineusement montré, de procéder à un travail
de classification, s'appuyant sur des caractères différentiels précis, selon des
principes analogues à ceux de la botanique de Linné. Sans doute les formes du
récit semblent-elles à première vue innombrables. Pas plus cependant que celles
des plantes, et nous croyons avoir montré que l'idée d'un classement hiérarchique
par subsomption d'espèces mutuellement exclusives sous des classes plus géné-
rales n'est pas une chimère. Une science autonome du récit se constituerait
ainsi, à partir de laquelle les problèmes d'analyse comparée des formes narra-
tives (à travers diverses cultures, divers media, divers auteurs, etc.) se pose-
.raient en termes neufs : ces formes se trouvant ramenées à autant de paroles
relevant d'une même langue, leur comparaison aurait enfin une base et un sens.
L'autre direction de recherche consisterait à mettre en relation, non les
formes de récit entre elles, mais la couche narrative d'un message avec les autres
couches de signification. En particulier, nous avons vu au début de cet article
que le récit, bien qu'existant comme stru~ture signifiante autonome, n'est corn-

3i
Claude Bremond
municable que sous condition d'être relayé par une technique de récit, celle-ci
utilisant le système de signes qui lui est propre. C'est dire que les éléments
signifiants du récit (les racontants) deviennent les signifiés de la technique qui les
prend en charge. Dès lors, nous pouvons faire un pas en direction des problèmes
posés par la sémiologie de ces techniques, pour autant du moins qu'elles sont
techniques de récit. Christian Metz montre par ailleurs que la sémiologie du film
ne peut commencer avant que soit résolu le problème de son découpage en unités
de sens. Mais il semble résulter de son analyse que l'absence dans le film d' élé-
ments répétitifs identiques, comparables aux mots du langage verbalt rende
extrêmement arduet sinon impraticable, cette opération sur le plan des signifiants.
Resterait donc à interroger les signifiés. Or, sur ce plan, un principe de découpage
nous est fourni par la sémiologie du récit. Les unités de sens sont les fonctions.
Partant de ces signifiés, nous pourrions nous mettre en quête de leurs signifiants.
Non point que nous puissions escompter un système de correspondance « terme à
terme » affectant telle expression physionomique, tel geste, tel éclairage, tel
cadrage, tel type de montage, etc., à telle situation, telle intention, telle conduite,
tel aboutissement. Ces naïfs essais de mise en rapport ponctuelle se heurteront
toujours à une ambiguïté des signes. Le photogramme ou même le plan, isolés
de leur contexte, participent de la polysémie de rimage non légendée. Mais cette
polysémie se réduit dans la mesure où, à travers rimage, c'est une histoire que
lon suit : dans l'expérience de Koulechov (dont il serait intéressant de préciser
la parenté avec l'inspiration formaliste de Propp), le visage en gros plan de
Mosjoukine assume tour à tour diverses fonctions signifiantes selon que son
signifié {les sentiments de Mosjoukine) entre dans telle ou telle séquence: conduite
de désir avec l'assiette de soupe fumante, d'attendrissement avec le bébé qui joue,
de deuil avec la veillée funèbre. Comme chez Propp, le même contenu reçoit des
fonctions différentes selon le contexte où il s'insère. Parmi les significations
multiples dont un segment de film est virtuellement chargé, seules sont élues
celles qui peuvent se nouer à un des fils de l'intrigue.
Si l'on accepte cette interprétation, il faut en tirer une conséquence qui a
son importance pour le programme des recherches à venir : dans l'ordre chrono-
logique, la sémiologie du récit devrait précéder, et non pas suivre, celle des tech-
niques narratives: des deux, en effet, celle qui conditionne l'autre n'est pas, malgré
certaines apparences, celle qui sert de relai pour la transmission de l'autre. Si le
récit se visualise en devenant film, s'il se verbalise en devenant roman, s'il se
gestualise en devenant mime, etc., ces transpositions n'affectent pas la structure
du récit, dont les signifiants demeurent identiques dans chaque cas (des situa-
tions, des comportements, etc.). En revanche, si le langage verbal, l'image
mobile ou immobile, le geste se « narrativisent », s'ils servent à raconter une
histoire, ils doivent plier leur système d'expression à une structure temporelle,
se donner un jeu d'articulations qui reproduise, phase après phase, une chrono-
logie. Un même découpage s'applique alors aux processus qui servent de matière
au récit, au récit lui-même, et aux techniques qui racontent le récit. ·

CLAUDE BREMOND
École Pratique des Hautes Études, Paris.
Tzvetan Todorov

La description de la signification en littérature


In: Communications, 4, 1964. pp. 33-39.

Citer ce document / Cite this document :

Todorov Tzvetan. La description de la signification en littérature. In: Communications, 4, 1964. pp. 33-39.

doi : 10.3406/comm.1964.1026

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1964_num_4_1_1026
Tzvetan Todorov

La description de la signification
en littérature

Les problèmes de signification qui sont parmi les plus difficiles en linguistique
ou en philosophie se compliquent encore en analyse littéraire. L' œuvre littéraire
contient plusieurs plans difiérents qui n'obtiennent leur signification définitive
qu'unis dans un récit particulier. Néanmoins, pour présenter un schéma intel
ligible de ces significations, nous les distinguerons d'abord les unes des autres.
Le premier plan de description est celui des sons. L'expression peut devenir
Il) contenu en littérature grâce à la mise en valeur du signe linguistique, produite
g,?6 par une convention. Ces phénomènes qui ont toujours provoqué beaucoup de
:o::=E
m8 discussions, peuvent être répartis en trois groupes sans que ces groupes aient des
uu limites nettes entre eux. Le premier et le mieux connu en linguistique c'est
@ l'onomatopée, où l'expression du signe reproduit les sons qu'il désigne. C'est en
CJ:\ même temps le cas où le contenu intervient obligatoirement pour la compré-
ll.:;J hension - les onomatopées sont différentes même dans les langues très proches.
@ Le groupe voisin peut être désigné comme « illustration sonore ». Ce sont les cas
où les mots, sans être des onomatopées, évoquent chez nous l'impression auditive
que nous aurions du phénomène décrit (grâce à la synesthésie on étend cette
illustration sonore aussi sur les autres sens). Le contenu importe moins ici, mais
sa connaissance est quand même très utile comme le montrent des exemples où
un changement minimal du sens détruit« l'illustration»; c'est pourquoi on peut
considérer ces deux cas ct>mme figures du langage. Le troisième groupe, c'est ce
qu'on a appelé « le symbolisme sonore » et que nous pourrions désigner plus
simplement comme la « distribution phonématique » (le plan du contenu ici
n'intervient pas). Il faut se garder (comme partout d'ailleurs en analyse sémio-
logique) de déchiffrer la signification de cette distribution 1 , mais cela ne doit pas
nous empêcher de la décrire et de comparer son schéma avec les autres répar-
titions dans le modèle de l' œuvre. Les recherches de Th. A. Sebeok 2 qui décrit
le plan phonématique en traits distinctifs sont révélatrices en ce sens. Il obtient,
par conséquent, trois cas difJérents ( +, -, 0), dont la distribution est confrontée
avec le plan du contenu.

1. 1. F6nagy répète dans un article récent que les grands échantillons de textes litté-
raires prouvent statistiquement « l'agressivité » des phonèmes /k/, /t/, /r/ etc. Cf. 1.
F6nagy « Informationsgestalt von Wort und Laut in der Dichtung », Poetics. Poetyka.
Poetika, Warszawa, PWN, 1961.
2. Cf. p. ex. Th. A. Sebeok « Sound and Meaning in a Cheremis Folksong Text •,
For Roman Jakobson, The Hague, 1956.

33
Tzvetan TodoroP
Un autre plan, propre surtout à la poésie, c'est le plan prosodique. On ne peut
pas le considérer comme lié uniquement à l'expression, parce que le rythme est le
résultat de la superposition du mètre et de rintonation propositionnelle qui relève
du contenu du texte. « En accord avec les vues que nous adoptons, la métrique
est une sorte de superstructure, fondée sur les deux types d'analyse glottique,
celle du matériel sonore et celle de l'aspect sémiotique,» précise Sebeok 1 • Outre
le schéma général nous devons indiquer et comparer la signification des mor-
phèmes mis en positions prosodiques parallèles, mis en rime, en enjambement etc.
Le système des rimes nous donne très souvent des indications précieuses sur
la construction du poème 2 • C'est plutôt là le rôle significatif du mètre en poésie,
qui autrement ne serait qu'un indice du genre et n'aurait rien de poétique« en
soi». - Le rythme de la prose devrait être décrit en termes de séquences intona-
tionnelles et, par conséquent, sur le plan grammatical.
Le plan grammatical (ou le plan de la forme du contenu) joue un rôle encore
plus important pour la signification en littérature. La signification gramma-
ticale, étant obligatoire et inévitable, est effacée dans la langue parlée, mais en
littérature (en prose aussi bien qu'en poésie), où tous les plans du système lin-
guistique sont « actualisés» et mis en valeur, elle retrouve son sens premier. Il
ne s'agit pas d'un emploi irrégulier ou représentant un écart statistique - la
distribution des catégories grammaticales, soumise aux rapports structuraux
dans le récit, apporte une signification supplémentaire importante. Depuis long-
temps les écrivains - plus que les critiques littéraires - se sont aperçus de la
signification accrue des catégories grammaticales en littérature 3 ; mais c'est
surtout la linguistique descriptive qui a montré leur rôle véritable, grâce à la
description formelle et précise. Les recherches de Th. A. Sebeok, de S. Levin '
ont montré que ce rôle important était dû à la possibilité de rapprocher des signes
au contenu différent mais comparable grâce à une forme identique. Ces catégories
seraient, de cette manière, un des moyens fondamentaux, servant à créer des
« couplages » sur les différents niveaux.
Le plan de la substance du contenu est traité en linguistique par la sémantique.
Ce domaine peu« structuré» est considéré en analyse littéraire très souvent en
termes de rhétorique, à travers les « images ». Les classifications des rhétoriques
proposées jusqu'à ce jour, recouvren't en général le classement des changements
du sens établi par la sémantique traditionnelle. On peut le suivre sur les deux
plans substantiels (de l'expression et du éontenu} et sur les deux axes, de choix
(ressemblance} et de contiguïté. Cette classification tient compte de l'origine des
tropes, mais non pas de leurs rapports dans le texte. Nous ne pouvons pas dis-
tinguer la métaphore (ressemblance du contenu) et la métonymie (contiguïté
du contenu) dans un texte donné, où toutes les deux entrent dans les mêmes
rapports logiques 6 • C'est pourquoi, pour aller dans ce sens, il vaut mieux suivre

1. Sebeok, op. cit.


2. Cf. p. ex. R. Jakobson« Grammatika poezii i poezija grammatiki », Poetics ...
3. M. Proust appelle Flaubert c un homme qui par l'usage entièrement nouveau et
personnel qu'il a fait du passé défini, du passé indéfini, du participe présent, de certains
pronoms et de certaiqes prépositions, a renouvelé presqu'autant notre vision des choses
que Kant, avec ses Catégories, les théories de la Connaissance et de la Réalité du monde
extérieur. » M. Proust, Chroniques, Paris, 1949.
4. S. Levin, Linguistic Strudures in Poetry, 'a-Gravenhage, 1962.
5. Cf. J. Pelc, « Analysis of the Concept of Metaphor •, Poetica•••

34
La description de la signification en littérature
la distinction faite par Th. A. Sebeok 1 entre figures de substitution et figures
d'addition.
Quelque importante que soit une classification des tropes pour la description
de la connotation, elle ne doit pas être cependant surestimée. Le caractère
« imagé » de l'œuvre littéraire ne vient pas de l'emploi des figures, mais du
caractère imaginaire de toute œuvre d'art. L'image en littérature ne coïncide
pas avec l'image dans la langue parlée. Comme l'ont montré M. Riffaterre 1
et surtout V. V. Vinogradov 3 un trope peut être employé dans le récit sans qu'il
soit perçu comme tel ; inversement, des signes essentiellement dénotatifs peuvent
avoir fonction de figures grâce à un contexte convenable. Il est vrai que la
littérature fait un emploi plus fréquent de la connotation que la langue parlée
et on est souvent tenté de présenter ce phénomène comme sa differentia specifica 4
on peut en effet dire que la littérature se construit à partir de l'image ; mais alors
on donne à ce mot un sens différent de celui qu'il a en rhétorique, c'est une conno-
tation d'un autre degré que celle du langage. Nous ne pouvons pas pour l'instant
établir une répartition générale du contenu; cependant, sa substance peut être
étudiée dans le cadre d'une œuvre (surtout d'un poème) ou dans la totalité des
œuvres d'un auteur. Les analyses de Sebeok 6 , Jakobson et Levi-Strauss 6 ,
N. Ruwet 7 nous donnent l'exemple de l'analyse sémantique d'un poème; les
travaux des formalist.es russes nous fournissent de nombreuses indications en
ce sens pour les œuvres de prose. Même en linguistique l'analyse sémantique
devrait peut-être commencer par des textes littéraires, où la distribution des
mots est beaucoup plus déterminée que dans la langue parlée, où cette distri-
bution est presque entièrement probabiliste.
Il n'y a pas une limite nette entre le contenu de l' œuvre elle-même et l'inter-
prétation qui lui est donnée au cours des différentes lectures. Le message litté-
raire est mis hors de tout contexte extra-linguistique et cela le rend ambigu
dans sa nature même. L'interprétation d'une image dans la conscience du lecteur
est nécessaire et elle peut ne jamais prendre fin. Mais malgré l'existence inévi-
table d'une signification ajoutée par le lecteur, il nous semble que l'analyse
littéraire ne peut pas l'inclure dans son champ d'investigation. R. Jakobson nous
préserve du « binarisme simpliste » qui identifie l'exemple d'une exécution avec
l'exemple d'une interprétation 8 • Il sera plus pertinent pour notre analyse de
découvrir l'appartenance de chaque élément à des relations fonctionnelles entre
lui et les autres signes plutôt que de révéler l'existence d'une réaction

1. Ta. A. SEBEOK « The Structure and Content of Cheremis Charms », Anthropos,


48 (1953).
2. M. R1FFATERRE « Criteria for Style Analysis », Word, v. 15, n. 1 (1959}.
3. V. V. VINOGRADOV, Stilistika. Teorija poeticheskoj rechi. Poetika, Moskva, 1963.
4. Cf. p. ex. Ch. F. HocKETT, A Course in Modern Linguistics, N. Y., 1958: « Proba-
blement une meilleure définition fondamentale du discours poétique sera que les asso-
ciations secondaires des formes qui représentent des morphèmes sont utilisées au maxi-
mum comme moyen do renforcement de l'obscure signification littérale des mots. »
5. Th. A. SEBEOK, op. cit.; id.,« Decoding a Text: Levels and Aspects in a Cheremis
Sonnet », Style in Language, MIT, 1960.
6. R . .JAKOBSON, CL. LÉv1-STRAuss «Les Chats» de Charles Beaudelaire », L'Homme,
t. II, NO 1 (1962).
7. N. RuwET « L'analyse structurale de la poésie », Linguistics, 2 (déc. 1963) ; id.,
« Analy~ structurale d'un poème français », ibid., 3 (janvier 1964).
8. R . .JAKOBSON, « Linguistique et poétique », Essais de linguistique générale, P.,
1963.

35
Tzvetan Todoroç
« moyenne » des lecteurs, ni de découvrir, à travers les différences, des images
communes cachées dans- le subconscient collectif. Ce principe nous permettra,
semble-t-il, d'accomplir la description d'un texte sans faire intervenir des juge-
ments de valeur.
Nous retrouvons dans l'œuvre littéraire des traces d'autres systèmes signifi-
catifs qui n'appartiennent pas au langage articulé, mais dont la littérature se
sert très fréquemment. Ces systèmes dérivent de la vie sociale, de la culture et
des traditions nationales. C'est, par exemple, l'emploi d'allusions ou de péri-
phrases conventionnelles; la symbolisation d'un concept par un objet, etc.
L'existence de ces systèmes seconds dans le langage est bien illustrée par cet
exemple emprunté à M. Proust : « Elle m'avait lancé ... ce message ... : « Il serait
possible que j'aille demain chez les Verdurin, je ne sais pas du tout si j'irai, je
n'en ai guère envie. » Anagramme enfantin de cet aveu : « J'irai demain chez
les V erdurin, c'est absolument certain, car j'y attache une extrême importance. »
L'auteur nous fait tout de suite connaître la règle d'encodage : « Albertine
employait toujours le .ton dubitatif pour les résolutions irrévocables 1 • »L'étude
de ces systèmes reste évidemment hors de r analyse littéraire proprement dite.
La plupart des études stylistiques traitent des phénomènes que nous venons
d'énumérer rapidement. Mais elles ne tiennent presque jamais compte des
rapports qui lient un élément particulier aux autres ou à l' œuvre entière.
Ce sont ces rapports qui déterminent la signification concrète de tel procédé
stylistique, de telle forme grammaticale ou de tel trope. Rien n'est apporté
à la compréhension d'une œuvre par la simple énumération des tropes et des
sensations qu'on y retrouve, ni même par un classement logique ou psycholo-
gique. L' œuvre est l'unité principale du système littéraire et la signification
complète n'est obtenue que dans son cadre 2 • V. V. Vinogradov 3 nous fournit
de nombreux exemples qui montrent qu'un même procédé, utilisé dans des con-
textes différents, prend une signification différente.
Ces rapports sont nombreux et c'est par leur identification que commence
notre travail de reconstitution. L'unité première est le « couplage », c'est-à-dire
un couple d'équivalence selon l'un des axes du langage. La distinction entre
les types comparables (ex. « les chats puissants et doux ») et les types parallèles
(ex. « les amoureux fervents et les savants austères ») faite par S. Levin 4 , se
montre très utile. Comme l'a montré N. Ruwet 5 ces équivalences peuvent être
également découvertes sur tous les plans d'analyse. Les études de Th. A. Sebeok
prouvent que le folklore surtout possède un grand nombre de tels couples où les
éléments sont en oppositions, en gradations, en répétition, etc. (Il est probable
qu'à un niveau plus profond on peut découvrir les mêmes relations dans tout
récit.) Cependant ces études tendent vers une simplification inutile des résultats
- ces rapports ne servent pas uniquement à affirmer l'existence d'une structure
ou à unifier des éléments distincts, mais ils apportent aussi une nouvelle signi-
fication, en rapprochant les éléments séparés. Comme le précise N. Ruwet,

1. M. PROUST, La prisonnière, p. 91, Bibl. de la Pléiade, P., 1963.


2. Ce principe a été depuis assez longtemps un des raisonnements essentiels d'un
courant d'études littéraires en Allemagne et en Suisse. Cf. p. ex. W. Kayser, Das sprach-
liche Kunstwerk, K. IX, 6 : « Stil ais Werkstil ». 5 Aufl., Bern und München, 1959.
3. V. V. VINOGRADOV, op. cit.
4. S. LEVIN, op. cit.
5. N. RuwET, « L'analyse structurale de la poésie », loc. cil.

36
La description de la signification en littérature
« c'est dans des relations sémantiques de cet ordre que résiderait une bonne part
du message propre du poème» 1 •
L'œuvre de prose présentera les mêmes rapports dans des dimensions beau-
coup plus grandes - là nous trouverons des oppositions de personnages, des
situations, de « topôi », etc. Leur emploi dépend de la tradition littéraire active,
qui, pour un certain temps agit comme un code commun. En même temps avec
la description des rapports sur un plan se pose aussi le problème des relations
entre les différents plans. W. Clemen a montré par exemple que dans les pièces
de Shakespeare l'apparition d'une certaine classe de tropes obéit à l'apparition
d'un nouveau personnage ou à un changement dans la situation dramaturgique 2 •
R. Jakobson a remarqué que la répartition de deux aspects du verbe (perfectif
et imperfectif) dans le « Cavalier de bronze » de Pouchkine suit les deux person-
nages principaux du poème, en les opposant l'un à l'autre.
La dernière démarche dans l'analyse de la signification sera la reconstitution
du modèle de l' œuvre. Le modèle rend compte, quoique d'une manière schéma-
tique, des rapports structuraux à l'intérieur de l' œuvre et de la manière dont ils
sont liés. Cette notion de modèle se rapporte à la disposition concrète des diffé-
rents rapports appartenant au système; c'est la réalisation du système dans un
texte particulier. Par conséquent, il restera des rapports qui, ne se trouvant pas
au niveau de l' œuvre, n'appartiennent pas au modèle. Cette distinction sera une
des premières tâches de l'investigateur dans le classement des traits perçus.
« Certaines de nos affirmations se situeront à un niveau élevé de généralisation :
elles seront vraies pour tout échantillon linguistique, soit de la langue parlée(« non-
marqué »), soit poétique (« marqué ») ; soit dit (codé une fois), soit chanté (codé
deux fois). D'autres affirmations s'appliqueront au discours poétique ... , mais
certaines d'entre elles seront restreintes à ce genre seulement. D'autres encore
peuvent caractériser uniquement un certain groupe de chansons, p. ex. le type
que nous appellerons le sonnet. Et, enfin, certaines de nos affirmations ne con-
cerneront que le message individuel et nul autre» 3 • L'état de nos connaissances
nous impose une démarche allant du message particulier vers le code' et nous
n'essayons pas pour l'instant de commencer par la description d'un code, commun
à plusieurs œuvres ou auteurs.
Nous essayerons d'illustrer les principes exposés jusqu'ici à l'aide d'un
exemple, sans pourtant prétendre satisfaire les exigences posées auparavant,
et sans nous arrêter à tous les détails que présente une analyse. Cet exemple est
un poème bulgare écrit en 1916 par D. Débélyanov; il nous a attiré par ce qui
semble - du moins au premier abord - un manque frappant de tout caractère
« structural». Pour faciliter la lecture nous nous limitons à une traduction pro-
saïque et approximative du poème.

Chanson orpheline
Si je tombe à la guerre,/ douleur n'affligera personne - /j'ai perdu ma mère,
de femme /je n'ai pas trouvé et je n'ai pas d'amis non plus.

1. N. RuwET, op. cit.


2. W. CLEMEN, Th6 Development of Shakespeare'a lmagery, Cambridge, Mass., 1951.
3. Tu. A. SEBEOK, « Decoding a text ..• », Style in Language,. ..
lj,. Cf. Tu. A. SEBEOK, V. J. ZEPs, Concordance and Thesaurus of Cheremis Poe tic
Language, 's-Gravenhage, 1961 (l'introduction}.

37
TzPetan TodoroP
Mais mon cœur ne souffre pas - / L'orphelin a vécu infortuné/ et comme
consolation peut-être / sa mort attendra la victoire.
Je connais mon chemin sans joie,/ mes richesses sont en moi,/ car je suis riche
en souffrances / et en joies non-partagées.
Je m,en irai du monde/ comme je suis venu - sans foyer/, calme comme la
chanson, / apportant un souvenir inutile. 1

Le plan de l'expression (phonique} montre une différence dans la distribution


des voyelles et des consonnes. Le nombre d'apparitions d,une voyelle dans les
strophes suit une ligne constante qui descend ou monte pour les différentes
voyelles. - p. ex. /a/ (15, 11, 10, 9), /e/ (4, 8, 8, 10) etc. Les consonnes les plus
fréquentes suivent un autre schéma qui oppose I et IV à II et III - p. ex. /n/
(8, 3, 5, 8}, /s/ (0, 4, 9, 6), /r/ (3, 5, 3, 0). Les voyelles accentuées dominantes sont
au nombre de deux dans II et IV, une seule dans I et I 1l. Le modèle métrique
utilisé est le plus répandu dans la poésie bulgare, le vers binaire à quatre mesures.
Dans la distribution des rimes on peut remarquer que les verbes disparaissent
complètement de la rime dans la deuxième moitié du poème.
Le nombre de verbes est décroissant, suivant les strophes (5, 3, 3, 2) ; cela
est souligné par la diminution parallèle des verbes transitifs (4, 1, 1, 0). L'absence
de verbes est surtout sensible dans les deux dernières lignes du poème, où il n'y a
pas de forme verbale conjuguée. Dans I et IV apparaissent des verbes unique-
ment d'aspect perfectif, dans II et III, d'aspect imperfectif. La forme de condi-
tionnel par laquelle débute le poème et r adverbe (( peut-être )) mettent sous
condition toute l'action du poème. Dans l'emploi des temps le présent absolu
alterne avec le futur et le passé, ces deux derniers situant l'action dans un
moment concret, relatif - nous avons la suite R/A/R/A/R. Il est à noter la
relation de détermination qui lie les formes du présent avec les formes du pluriel
des substantifs. La première personne du singulier est la plus fréquente dans le
poème ; une autre détermination existe entre le changement de personne dans
les verbes qui désignent le narrateur et rapparition des tropes.
Les formes sans article (l'article est postposé aux substantifs ou aux adjectifs}
suivent la même tendance décroissante que les verbes, avec un nombre égal
dans II et III (5, 3, 3, 1). Les substantifs féminins qui sont les plus nombreux dans
le poème (et qui sont doublement marqués en bulgare) décroissent aussi (4, 3, 2, 1).
Par contre, les adjectifs et les participes deviennent de plus en plus nombreux:
les« non-thèmes» sont au nombre de 1, 3, 3, 7. Le groupe verbal domine dans
les trois premières strophes; dans la première le sujet n'est pas présent. Ce n'est
que dans IV qu'apparaît un groupe nominal élargi. Chaque strophe contient une
phrase avec un nombre décroissant de propositions (5, 3, 3, 2).
A première vue le poème est pauvre en « images » ; celles qu'on y trouve ne
dérivent pas des perceptions sensitives et elles ne sont pas des trouvailles du
poète. On peut noter dans 1 trois substantifs concrets, liés parallèlement aux trois
verbes « synonymes ». Dans II le narrateur est désigné par une synecdoque,
puis par une antonomasie (déterminés par le changement de personne dans le
verbe}. Dans III notre attention est attirée par le couple« souffrances - joies»,
qui rappelle le couple de I «mère - femme». Dans 1 le héros déclare l'absence
des objets exprimés par des substantifs féminins, singuliers, dans III - la pré-

1. Noua allons noter les strophes avec les chiffres romains (1, II, III, IV).

38
La description de la signification en littérature
sence d'objets désignés par des substantifs féminins, pluriels. Le contraste se
situe aussi sur l'axe « concret - abstrait ». La comparaison dans IV est moins
conventionnelle que les autres tropes. Elle nous fournit l'exemple de cc l'image
en abîme ». De cette manière nous possédons aussi l'appréciation de l'auteur sur
le « sens » de cette chanson.
Sur le plan des unités sémantiques I et IV forment un cadre pour le reste du
poème. Ce couple décrit un avenir, supposé au début, certain à la fin ; il décrit
des événements réels, comme vus de l'extérieur. Le centre formé par II et III,
traite d'un présent qui a une valeur absolue, il décrit des qualités qui sont hors du
temps ; les sentiments du héros sont présentés d'une manière déclarative. Tout
le poème est emprunt d'ironie, présentant de nombreuses réalisations concrètes
et qui est surtout perceptible dans les contrastes créés entre les couples de lignes
à l'intérieur de chaque strophe.
Si nous essayons maintenant de grouper, de systématiser les répétitions, les
oppositions, les gradations énumérées (sans prétendre les avoir épuisées), nous
verrons qu'elles se répartissent sur deux axes. Pour les nommer nous utiliserons
des mots d'un même langage que celui du poème; mais ces mots nous servent
pour une description et non pas pour une traduction (les guillemets indiqueront
partout ce métalangage). Le premier axe peut être appelé« dynamique~ sta-
tique » ; la flèche doit désigner le mouvement continuel, nous n'avons pas une
opposition de qualité, mais de quantité. D'après cet axe se distribuent les éléments
suivants : les voyelles, les verbes, les verbes transitifs, le nombre des propositions
par phrase, les formes sans article, les substantifs féminins (qui pour le héros
désignent le monde extérieur), les groupes prédicats, thèmes opposés aux non-
thèmes.
Le deuxième axe unit la première et la quatrième strophe en les opposant aux
deux autres. D'après cet axe se distribuent : les consonnes, !'aspects des verbes;
l'action de I et IV se passe dans le temps et ce sont des événements perceptibles ;
II et III sont hors du temps et ce qu'elles décrivent est imperceptible. On peut
appeler cet axe « essence - phénomènes ». - De plus faut-il ajouter l'ironie
qui caractérise l'image du narrateur et peut être découverte à travers tout autre
unité.
On peut dresser un schéma qui nous présente cette distribution d'une manière
plus claire et plus pauvre.
I II III IV
1

: « phénomènes » cc essence » « phén. » •


« dynamique » « statique »
(« irome »)

On peut remarquer que certains traits relevés dans cette analyse qui pourtant
n'est pas exhaustive, ne trouvent pas place dans le modèle, comme p. ex. la
succession d'une ou plusieurs voyeJles accentuées, le changement de point de
vue sur le héros, etc. Il est à supposer que ces traits se rapportent à d'autres
niveaux (selon Sebeok) de la structure littéraire; mais peut-être une autre
analyse, plus approfondie, pourrait relever des rapports non aperçus jusqu'ici.
TZVETAN Tonoaov
Université de Sofia.
Roland Barthes

Rhétorique de l'image
In: Communications, 4, 1964. pp. 40-51.

Citer ce document / Cite this document :

Barthes Roland. Rhétorique de l'image. In: Communications, 4, 1964. pp. 40-51.

doi : 10.3406/comm.1964.1027

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1964_num_4_1_1027
Roland Barthes

Rhétorique de l'image

Selon une étymologie ancienne, le mot image devrait être rattaché à la racine
de imitari. Nous voici tout de suite au cœur du problème le plus important qui
puisse se poser à la sémiologie des images : la représentation analogique (la
« copie») peut-elle produire de véritables systèmes de signes et non plus seule-
ment de simples agglutinations de symboles ? Un« code » analogique - et non
plus digital - est-il concevable ? On sait que les linguistes renvoient hors du
langage toute communication par analogie, du «langage» des abeilles au « lan-
gage » par gestes, du moment que ces communications ne sont pas doublement
articulées, c'est-à-dire fondées en définitive sur une combinatoire d'unités digi-
® tales, comme le sont les phonèmes. Les linguistes ne sont pas seuls à suspecter
la nature linguistique de l'image ; l'opinion commune elle aussi tient obscurément
@ l'image pour un lieu de résistance au sens, au nom d'une certaine idée mythique
© de la Vie : l'image est re-présentation, c'est-à-dire en définitiye résurrection,
et l'on sait que l'intelligible est réputé antipathique au vécu. Ainsi, des deux
côtés, l'analogie est sentie comme un sens pauvre : les uns pensent que l'image
est un système très rudimentaire par rapport à la langue, et les autres que la
signification ne peut épuiser la richesse ineffable de l'image. Or, même et surtout
si l'image est d'une certaine façon limite du sens, c'est à une véritable ontologie
de la signification qu'elle permet de revenir. Comment le sens vient-il à l'image?
Où le sens finit-il ? et s'il finit, qu'y a-t-il au-delà ? C'est la question que l'on
voudrait poser ici en soumettant l'image à une an,ilyse spectrale des messages
qu'elle peut contenir. On se donnera au départ une facilité - considérable :
on n'étudiera que l'image publicitaire. Pourquoi ? Parce qu'en publicité, la
signification de l'image est assurément intentionnelle : ce sont certains attributs
du produit qui forment a priori les signifiés du message publicitaire et ces signifiés
doivent être transmis aussi clairement que possible ; si l'image contient des
signes, on est donc certain qu'en publicité ces signes sont pleins, formés en vue
de la meilleure lecture : l'image publicitaire est franche, ou du moins emphatique.

Lu trois messages.
Voici une publicité Panzani : des paquets de pâtes, une boîte, un sachet, des
tomates, des oignons, des poivrons, un champignon, le tout sortant d'un filet

40
Rhétorique de l'image
à demi ouvert, dans des teintes jaunes et vertes sur fond rouge 1 • Essayons
d' « écrémer » les différents messages qu'elle peut contenir.
L'image livre tout de suite un premier message, dont la substance est linguis-
tique ; les supports en sont la légende, marginale, et les étiquettes, qui, elles,
sont insérées dans le naturel de la scène, comme « en abyme » ; le code dans lequel
est prélevé ce message n'est autre que celui de la langue française ; pour être
déchiffré, ce message n'exige d'autre savoir que la connaissance de l'écriture
et du français. A vrai dire, ce message lui-même peut encore se décomposer,
car le signe Panzani ne livre pas seulement le nom de la firme, mais aussi, par son
assonance, un signifié supplémentaire qui est, si l'on veut, l' « italianité » ; le
message linguistique est donc double (du moins dans cette image): de dénotation
et de connotation ; toutefois, comme il n'y a ici qu'un seul signe typique 2 , à
savoir celui du langage articulé (écrit), on ne comptera qu'un seul message.
Le message linguistique mis de côté, il reste l'image pure (même si les éti-
quettes en font partie à titre anecdotique). Cette image livre aussitôt une série
de signes discontinus. Voici d'abord (cet ordre est indifférent, car ces signes ne
sont pas linéaires), l'idée qu'il s'agit, dans la scène représentée, d'un retour du
marché ; ce signifié implique lui-même deux valeurs euphoriques : celle de la
fraîcheur des produits et celle de la préparation purement ménagère à laquelle
ils sont destinés; son signifiant est le filet entrouvert qui laisse s'épandre les
provisions sur la table, comme « au déballé ». Pour lire ce premier signe, il suffit
d'un savoir en quelque sorte implanté dans les usages d'une civilisation très
large, où « faire soi-même son marché >> s'oppose à l'approvisionnement expéditif
(conserves, frigidaires) d'une civilisation plus « mécanique ». Un second signe
est à peu près aussi évident; son signifiant est la réunion de la tomate, du poivron
et de la teinte tricolore {jaune, vert, rouge) de l'affiche ; son signifié est l'Italie,
ou plutôt l' italianité ; ce signe est dans un rapport de redondance avec le signe
connoté du message linguistique (l'assonance italienne du nom Panzani); le
savoir mobilisé par ce signe est déjà plus particulier : c'est un savoir proprement
« français » {les Italiens ne pourraient guère percevoir la connot&tion du nom
propre, non plus probablement que l'italianité de la tomate et du poivron},
fondé sur une connaissance de certains stéréotypes touristiques. Continuant
d'explorer l'image (ce qui ne veut pas dire qu'elle ne soit entièrement claire du
premier coup), on y découvre sans peine au moins deux autres signes ; dans l'un,
le rassemblement serré d'objets différents transmet l'idée d'un service culinaire
total, comme si d'une part Panzani fournissait tout ce qui est nécessaire à un
plat composé, et comme si d'autre part le concentré de la boite égalait les pro-
duits naturels qui l'entourent, la scène faisant le pont en quelque sorte entre
l'origine des produits et leur dernier état; dans l'autre signe, la composition,
évoquant le souvenir de tant de peintures alimentaires renvoie à un signifié
esthétique : c'est la « nature morte », ou comme il est mieux dit dans d'autres
langues, le « still living » 3 ; le savoir nécessaire est ici fortement culturel. On

1. La description de la photographie est donnée ici avec prudence, car elle constitue
déjà un méta-langage. On voudra bien se reporter à la reproduction de la p. 48.
2. On appelera signe typique le signe d'un système, dans la mesure où il est défini
suffisamment par sa substance : le signe verbal, le signe iconique, le signe gestuel sont
autant de signes typiques.
3. En français, l'expression• nature morte» se réfère à la présence originelle d'objets
funèbres, tels un crâne, dans certains tableaux.

41
Roland Barthes
pourrait suggérer qu'à ces quatre signes, s'ajoute une dernière information :
celle-là même qui nous dit qu'il s'agit ici d'une publicité, et qui provient à la fois
de la place de l'image dans la revue et de l'insistance des étiquettes Panzani
(sans parler de la légende); mais cette dernière information est extensive à la
scène ; elle échappe en quelque sorte à la signification, dans la mesure où la
nature publicitaire de l'image est essentiellement fonctionnelle : proférer quelque
chose ne veut pas dire forcément : je parle, s~uf dans des systèmes délibérément
réflexifs comme la littérature.
Voilà donc pour cette image quatre signes, dont on présumera qu'ils forment
un ensemble cohérent, car ils sont tous discontinus, obligent à un savoir générale-
ment culturel et renvoient à des signifiés dont chacun est global (par exemple,
l'italianité), pénétré de valeurs euphoriques; on y verra donc, succédant au
message linguistique, un second message, de nature iconique~ Est-ce tout ? Si l'on
retire tous ces signes de l'image, il y reste encore une certaine matière informa-
tionnelle; privé de tout savoir, je continue à « lire » l'image, à « comprendre »
qu'elle réunit dans un même espace un certain nombre d'objets identifiables
(nommables), et non seulement des formes et des couleurs. Les signifiés de ce
troisième message sont formés par les objets réels de la scène, les signifiants par
ces mêmes objets photographiés, car il est évident que dans la représentation
analogique le rapport de la chose signifiée et de l'image signifiante n'étant plus
« arbitraire» (comme il l'est dans la langue), il n'est plus nécessaire de ménager
le relai d'un troisième terme sous les espèces de l'image psychique de l'objet.
Ce qui spécifie ce troisième message, c'est en effet que le rapport du signifié
et du signifiant est quasi-tautologique ; sans doute la photographie implique
un certain aménagement de la scène (cadrage, réduction, aplatissement), mais
ce passage n'est pas une transformation (comme peut l'être un codage) ; il y a ici
perte de l'équivalence (propre aux vrais systèmes de signes) et position d'une
quasi-identité. Autrement dit, le signe de ce message n'est plus puisé dans une
ré~erve institutionnelle, il n'est pas codé, et l'on a affaire à ce paradoxe {sur lequel
on reviendra) d'un message sans code 1 • Cette particularité se retrouve au niveau
du savoir investi dans la lecture du message : pour « lire » ce dernier (ou ce pre-
mier) niveau de l'image, nous n'avons besoin d'autre savoir que celui qui est
attaché à notre perception : il n'est pas nul, car il nous faut savoir ce qu'est une
image (les enfants ne le savent que vers quatre ans) et ce que sont une tomate,
un filet, un paquet de pâtes: il s'agit pourtant d'un savoir presque anthropolo-
gique. Ce message correspond en quelque sorte à la lettre de l'image, et l'on con-
viendra de rappeler message littéral, par opposition au message précédent, qui
est un message « symbolique ».
Si notre lecture est satisfaisante, la photographie analysée nous propose donc
trois messages : un message linguistique, un message iconique codé et un message
iconique non-codé. Le message linguistique se laisse facilement séparer des deux
autres messages; mais ces messages-là ayant la même substance (iconique),
dans quelle mesure a-t-on le droit de les distinguer ? Il est certain que la dis-
tinction des deux messages iconiques ne se fait pas spontanément au niveau de la
lecture courante: le spectateur de l'image reçoit en même temps le message per-
ceptif et le message culturel, et l'on verra plus tard que cette confusion de lecture
correspond à la fonction de l'image de masse (dont on s'occupe ici). La distinction

1. Cf.• Le message photographique», in Communications, t, p. 127.


,2
Rhétorique de l'image
a cependant une validité opératoire, analogue à celle qui permet de distinguer
dans le signe linguistique un signifiant et un signifié, bien qu'en fait jamais
personne ne puisse séparer le « mot >) de son sens, sauf à recourir au métalangage
d'une définition : si la distinction permet de décrire la structure de l'image d'une
façon cohérente et simple et que la description ainsi menée prépare une expli-
cation du rôle de l'image dans la société, nous la tiendrons pour justifiée. Il faut
donc revenir sur chaque type de message de façon à l'explorer dans sa généralité,
sans perdre de vue que nous cherchons à comprendre la structure de l'image dans
son ensemble, c'est-à-dire le rapport final des trois messages entre eux. Toutefois,
puisqu'il ne s'agit plus d'une analyse« naïve» mais d'une description structurale 1 ,
on modifiera un peu l'ordre des messages, en intervertissant le message culturel
et le message littéral ; des deux messages iconiques, le premier est en quelque sorte
imprimé sur le second: le message littéral apparait comme le support du message
« symbolique ». Or nous savons qu'un système qui prend en charge les signes
d'un autre système pour en faire ses signifiants est un système de connotation 2;
on dira donc tout de suite que l'image littérale est dénotée et l'image symbolique
connotée. On étudiera donc successivement le message linguistique, l'image
dénotée et l'image connôtée.

Le message linguistique.
Le message linguistique est-il constant ? Y a-t-il toujours du texte dans,
sous ou alentour l'image ? Pour retrouver des images données sans paroles,
il faut sans doute remonter à des sociétés partiellement analphabètes, c'est-à-
dire à une sorte d'état pictographique de l'image; en fait dès l'apparition du
livre, la liaison du texte et de l'image est fréquente; cette liaison semble avoir
été peu étudiée d'un point de vue structural; quelle est la structure signifiante
de l' << illustration » ? L'image double-t-elle certaines informations du texte, par
un phénomène de redondance, ou le texte ajoute-t-il une information inédite à
l'image ? Le problème pourrait être posé historiquement à propos de l'époque
classique, qui a eu une passion pour les livres à figures (on ne pouvait concevoir,
au xv111e siècle, que les Fables de la Fontaine ne fussent pas illustrées), et où
certains auteurs comme le P. Ménestrier se sont interrogés sur les rapports de la
figure et du discursif 3 • Aujourd'hui, au niveau des communications de masse,
il semble bien que le message linguistique soit présent dans toutes les images :
comme titre, comme légende, comme article de presse, comme dialogue de film,
comme fumetto; on voit par là qu'il n'est pas très juste de parler d'une civili-
sation de l'image : nous sommes encore et plus que jamais une civilisation de
l'écriture', parce que récriture et la parole sont toujours des termes pleins de la
structure informationnelle. En fait, seule la présence du message linguistique

1. L'analyse « naïve » est un dénombrement d'éléments, la description structurale


veut saisir le rapport de ces éléments en vertu du principe de solidarité des termes d'une
structure : si un terme change, les autres aussi.
2. Cf. infra, Eléments ... , p. 130.
3. L'art des emblèmes, 1684.
4. L'image sans parole se rencontre sans doute, mais à titre paradoxal, dans cer-
tains dessins humoristiques; l'absence de parole recouvre toujours une intention énig-
matique.

.43
Roland Barthes
compte, car ni sa place ni sa longueur ne semblent pertinentes (un texte long peut
ne comporter qu'un signifié global, grâce à la connotation, et c'est ce signifié
qui est 'mis en rapport avec l'image). Quelles sont les fonctions du message lin-
guistique par rapport au message iconique (double) ? Il semble qu'il y en ait
deux : d'ancrage et de relais.
Comme on le verra mieux à l'instant, toute image est polysémique, elle implique,
sous-jacente à ses signifiants, une « chaîne flottante » de signifiés, dont le lecteur
peut choisir certains et ignorer les autres. La polysémie produit une interrogation
sur le sens; or cette interrogation apparait toujours comme une dysfonction,
même si cette dysfonction est récupérée par la société sous forme de jeu tra-
gique (Dieu muet ne permet pas de choisir entre les signes) ou poétique (c'est le
« frisson du sens» - panique - des anciens Grecs); au cinéma même, les images
traumatiques sont liées à une incertitude (à une inquiétude) sur le sens des objets
ou des attitudes. Aussi, se développent dans toute société des techniques diverses
destinées à fixer la chaîne flottante des signifiés, de façon à combattre la terreur
des signes incertains : le message linguistique est l'une de ces techniques. Au
niveau du message littéral, la parole répond, d'une façon plus ou moins directe,
plus ou moins partielle, à la question : qu'est-ce que c'est fi Elle aide à identifier
purement et simplement les éléments de la scène et la scène elle-même: il s'agit
d'une description dénotée de l'image (description souvent partielle), ou, dans la
terminologie de Hjelmslev, d'une opération (opposée à la connotation) 1 • La
fonction dénominative correspond bien à un ancrage de tous les sens possibles
(dénotés) de l'objet, par le recours à une nomenclature; devant un plat (publicité
Amieux), je puis hésiter à identifier les formes et les volumes; la légende (« riz
et thon aux champignons») m'aide à choisir le bon niveau de perception; elle me
permet d'accommoder non seulement mon regard, mais encore mon intellection.
Au niveau du message « symbolique », le message linguistique guide non plus
l'identification, mais l'interprétation, il constitue une sorte d'étau qui empêche
les sens connotés de proliférer soit vers des régions trop individuelles (c'est-à-dire
qu'il limite le pouvoir projectif de l'image), soit vers des valeurs dysphoriques;
une publicité (conserves d' Arcy) présente quelques menus fruits répandus autour
d'une échelle ; la légende(« comme si vous m~iez fait le tour de votre jardin») éloigne
un signifié possible (parcimonie, pauvreté de la récolte) parce qu'il serait déplai-
sant et oriente la lecture vers un signifié flatteur (caractère naturel et personnel
des fruits du jardin privé); la légende agit ici comme un contre-tabou, elle
combat le mythe ingrat de rartificiel, ordinairement attaché aux conserves.
Bien entendu, ailleurs que dans la publicité, l'ancrage peut être idéologique, et
c'est même, sans doute, sa fonction principale ; le texte dirige le lecteur entre
les signifiés de l'image, lui en fait éviter certains et en recevoir d'autres; à travers
un dispatching souvent subtil, il le téléguide vers un sens choisi à r avance. Dans
tous ces cas d'ancrage, le langage a évidemment une fonction d'élucidation,
mais cette élucidation est sélective; il s'agit d'un méta-langage appliqué non
à la totalité du message iconique, mais seulement à certains de ses signes; le texte
est vraiment le droit de regard du créateur (et donc de la société) sur l'image :
l'ancrage est un contrôle, il détient une responsabilité, face à la p~issance pro-
jective des figures, sur l'usage du message; par rapport à la liberté des signifiés

1. Cf. infra, Élémen.18••• , IV, pp. 131-132.


Rhétorique de l'image

de l'image, le texte a une valeur répressiçe 1 , et l'on comprend que ce soit à son
niveau que s'investissent surtout la morale et l'idéologie d'une société.
L'ancrage est la fonction la plus fréquente du message linguistique; on la
retrouve communément dans la photographie de presse et la publicité. La fonction
de relais est plus rare {du moins en ce qui concerne l'image fixe); on 1a trouve
surtout dans les dessins humoristiques et les bandes dessinées. Ici la parole
(le plus souvent un morceau de dialogue) et l'image sont dans un rapport complé-
mentaire ; les paroles sont alors des fragments d'un syntagme plus général, au
même titre que les images, et l'unité du message se fait à un niveau supérieur :
celui de l'histoire, de l'anecdote, de la diégèse (ce qui confirme bien que la diégèse
doit être traitée comme un système autonome 2 ). Rare dans l'image fixe, cette
parole-relais devient très importante au cinéma, où le dialogue n'a pas une fonction
simple d'élucidation mais où elle fait véritablement avancer l'action en disposant
dans la suite des messages, des sens qui ne se trouvent pas dans l'image. Les deux
fonctions du message linguistique peuvent évidemment coexister dans un même
ensemble iconique, mais la dominance de l'une ou de l'autre n'est certainement
pas indifférente à l'économie générale de l' œuvre ; lorsque la parole a une valeur
diégétique de relais, l'information est plus coûteuse, puisqu'elle nécessite l'appren-
tissage d'un code digital {la langue); lorsqu'elle a une valeur substitutive (d'an-
crage, de contrôle), c'est l'image qui détient la charge informative, et, comme
l'image est analogique, l'information est en quelque sorte plus « paresseuse » :
dans certaines bandes dessinées, destinées à une lecture « hâtive », la diégèse est
surtout confiée à la parole, l'image recueillant les informations attributives,
d'ordre paradigmatique (statut stéréotypé des personnages) : on fait coïncider
le message coûteux et le message discursif, de façon à éviter au lecteur pressé
l'ennui des « descriptions » verbales, confiées ici à l'image, c'est-à-dire à un
système moins « laborieux ».

L'image dénotée.

On a vu que dans l'image proprement dite, la distinction du message littéral


et du message symbolique était opératoire; on ne rencontre jamais (du moins
en publicité) une image littérale à l'état pur; quand bien même accomplirait-on
une image entièrement « naïve », elle rejoindrait aussitôt le signe de la naïveté
et se compléterait d'un troisième message, symbolique. Les caractères du message
littéral ne peuvent donc être substantiels, mais seulement relationnels; c'est
d'abord, si l'on veut, un message privatif, constitué par ce qui reste dans l'image
lorsqu'on efface (mentalement) les signes de connotation (les ôter réellement ne
serait pas possible, car ils peuvent imprégner toute l'image, comme dans le cas

1. Ceci se voit bien dans le cas paradoxal où l'image est construite d'après le texte,
et où, par conséquent, le contrôle semblerait inutile. Une publicité qui veut faire entendre
que dans tel café l'arôme est« prisonnier» du produit en poudre, et donc qu'on le retrou-
vera tout entier à l'usage, figure au-dessus de la proposition une boîte de café entourée
d'une chaîne et d'un cadenas; ici la métaphore linguistique («prisonnier») est prise à la
lettre (procédé poétique bien connu) ; mais en fait, c'est l'image qui est lue la première
et le texte qui l'a formée devient pour finir le simple choix d'un signifié parmi d'autres :
la répression se retrouve dans le circuit sous forme d'une banalisation du message.
2. Cf. supra l'article de Claude Bremond.

45
Roland Barthes
de la« composition en nature morte») ; cet état privatif correspond naturellement
à une plénitude de virtualités : il s'agit d'une absence de sens pleine de tous les
sens; c'est ensuite (et ceci ne contredit pas cela) un message suffisant, car il a au
moins un sens au niveau de l'identification de la scène représentée; la lettre de
l'image correspond en somme au premier degré de l'intelligible (en deçà de ce
degré, le lecteur ne {>ercevrait que des lignes, des formes et des couleurs}, mais cet
intelligible reste virtuel en raison de sa pauvreté même, car n'importe qui, issu
d'une société réelle, dispose toujours d'un savoir supérieur au savoir anthropolo-
gique et perçoit plus que la lettre; à la fois privatif et suffisant, on comprend
que dans une perspective esthétique le message dénoté puisse apparaître comme
une sorte d'état adamique de l'image ; débarrassée utopiquement de ses conno-
tations, l'image deviendrait radicalement objective, c'est-à-dire en fin de compte
innocente.
Ce caractère utopique de la dénotation est considérablement renforcé par le
paradoxe qu'on a déjà énoncé et qui fait que la photographie (dans son état
littéral}, en raison de sa nature absolument analogique, semble bien constituer
un message sans code. Cependant l'analyse structurale de l'image doit ici se
spécifier, car de toutes les images, seule la photographie possède le pouvoir de
transmettre l'information (littérale) sans la former à l'aide de signes discontinus
et de règles de transformation. Il faut donc opposer la photographie, message
sans code, au dessin, qui, même dénoté, est un message codé. La nature codée
du dessin apparaît à trois niveaux : d'abord, reproduire un objet ou une scène
par le dessin oblige à un ensemble de transpositions réglées; il n'existe pas une
nature de la copie picturale, et les codes de transposition sont historiques (notam-
ment en ce qui concerne la perspective); ensuite l'opération du dessin (le codage)
oblige tout de suite à un certain partage entre le signifiant et l'insignifiant :
le dessin ne reproduit pas tout, et souvent même fort peu de choses, sans cesser
cependant d'être un message fort, alors que la photographie, si elle peut choisir
son sujet, son cadre et son angle, ne peut intervenir à l'intérieur de l'objet (sauf
truquage); autrement dit, la dénotation du dessin est moins pure que la déno-
tation photographique, car il n'y a jamais de dessin sans style ; enfin, comme
tous les codes, le dessin exige un apprentissage (Saussure attribuait une grande
importance à ce fait sémiologique). Le codage du message dénoté a-t-il des consé-
quences sur le message connoté ? Il est certain que le codage de la lettre prépare
et facilite la connotation, puisqu'il dispose déjà un certain discontinu dans
l'image : la << facture» d'un dessin constitue déjà une connotation ; mais en même
temps, dans la mesure où le dessin affiche son codage, le rapport des deux mes-
sages se trouve profondément modifié; ce n'est plus le rapport d'une nature et
d'une culture (comme dans le cas de la photographie), c'est le rapport de deux
cultures : la « morale » du dessin n'est pas celle de la photographie.
Dans la photographie, en effet - du moins au niveau du message littéral - ,
le rapport des signifiés et des signifiants n'est pas de « transformation » mais
d' « enregistrement », et l'absence de code renforce évidemment le mythe du
« naturel » photographique : la scène est là, captée mécaniquement, mais non
humainement (le mécanique est ici gage d'objectivité); les interventions de
l'homme sur la photographie (cadrage, distance, lumière, flou, filé, etc.) appar-
tiennent toutes en effet au plan de connotation ; tout se passe comme s'il y avait
au départ (même utopique) une photographie brute (frontale et nette), sur
laquelle l'homme disposerait, grâce à certaines techniques, les signes issus du code
Rhétorique de l'image
culturel. Seule l'opposition du code culturel et du non-code naturel peut, semble-
t-il, rendre compte du caractère spécifique de la photographie et permettre de
mesurer la révolution anthropologique qu'elle représente dans l'histoire de
l'homme, car le type de conscience qu'elle implique est véritablement sans pré-
cédent ; la photographie installe en effet, non pas une conscience de l'être-là
de la chose (que toute copie pourrait provoquer), mais une conscience de l'avoir-
été-là. Il s'agit donc d'une catégorie nouvelle de l'espace-temps: locale immédiate
et temporelle antérieure; dans la photographie il se produit une conjonction illo-
gique entre l'ici et !'autrefois. C'est donc au niveau de ce message dénoté ou
message sans code que l'on peut comprendre pleinement l'irréalité réelle de la
photographie; son irréalité est celle de l'ici, car la photographie n'est jamais
vécue comme une illusion, elle n'est nullement une présence, et il faut en rabattre
sur le caractère magique de l'image photographique ; et sa réalité est celle de
l'avoir-été-là, car il y a dans toute photographie l'évidence toujours stupéfiante
du : cela s'est passé ainsi : nous possédons alors, miracle précieux, une réalité
dont nous sommes à l'abri. Cette sorte de pondération temporelle (avoir-été-là)
diminue probablement le pouvoir projectif de l'image (très peu de tests psycho-
logiques recourent à la photographie, beaucoup recourent au dessin) : le cela a été
bat en brêche le c'est moi. Si ces remarques ont quelque justesse, il faudrait donc
rattacher la photographie à une pure conscience spectatorielle, et non à la cons-
cience fictionnelle, plus projective, plus « magique », dont dépendrait en gros le
cinéma ; on serait ainsi autorisé à voir entre le cinéma et la photographie non plus
une simple différence de degré mais une opposition radicale : le cinéma ne serait
pas de la photographie animée ; en lui l'avoir-été-là disparaîtrait au profit d'un
être-là de la chose ; ceci expliquerait qu'il puisse y avoir une histoire du cinéma,
sans rupture véritable avec les arts antérieurs de la fiction, alors que la photo-
graphie échapperait d'une certaine manière à l'histoire (en dépit de l'évolution
des techniques et des ambitions de l'art photographique) et représenterait un
fait anthropologique « mat », à la fois absolument nouveau et définitivement
indépassable ; pour la première fois dans son histoire, l'humanité connaîtrait des
messages sans code; la photographie ne serait donc pas le dernier terme (amélioré)
de la grande famille des images, mais correspondrait à une mutation capitale des
économies d'information.
En tout cas l'image dénotée, dans la mesure où elle n'implique aucun code
(c'est le cas de la photographie publicitaire) joue dans la structure générale du
messat:te iconique un rôle particulier que l'on peut commencer à préciser (on
reviendra sur cette question lorsque l'on aura parlé du troisième message) :
l'image dénotée naturalise le message symbolique, elle innocente l'artifice séman-
tique, très dense (surtout en publicité), de la connotation; bien que l'affiche
Panzani soit pleine de « symboles », il reste cependant dans la photographie une
sorte d'être-là naturel des objets, dans la mesure où le message littéral est suffi-
sant : la nature semble produire spontanément la scène représentée ; à la simple
validité des systèmes ouvertement sémantiques, se substitue subrepticement
une pseudo-vérité; l'absence de code désintellectualise le message parce qu'il
parait fonder en nature les signes de la culture. C'est là sans doute un paradoxe
historique important : plus la technique développe la diffusion des informations
(et notamment des images), plus elle fournit les moyens de masquer le sens cons-
truit sous l'apparence du sens donné.

''
Roland Barthes

Rhétorique de l'image.
On a vu que les signes du troisième message {message« symbolique», culturel
ou connoté) étaient discontinus; même lorsque le signifiant semble étendu à
toute l'image, il n'en est pas moins un signe séparé des autres : la « composition »
emporte un signifié esthétique, à peu près comme l'intonation, quoique supra-
segmentale, est un signifiant isolé du langage; on a donc affaire ici à un système
normal, dont les signes sont puisés dans un code culturel (même si la liaison des
éléments du signe apparaît plus ou moins analogique). Ce qui fait l'originalité
de ce système, c'est que le nombre des lectures d'une même lexie (d'une même
image) est variable selon les individus : dans la publicité Panzani qui a été
analysée, nous avons repéré quatre signes de connotation ; il y en a probablement
d'autres (le filet peut par exemple signifier la pêche miraculeuse, l'abondance,
etc.). Cependant la variation des lectures n'est pas anarchique, elle dépend des
différents savoirs investis dans l'image (savoirs pratique, national, culturel,
esthétique) et ces savoirs peuvent se classer, rejoindre une typologie; tout se
passe comme si l'image se donnait à lire à plusieurs hommes et ces hommes
peuvent très bien coexister en un seul individu : une même lexie mobilise des
lexiques différents. Qu'est-ce qu'un lexique? C'est une portion du plan symbo-
lique (du langage) qui correspond à un corps de pratiques et de techniques 1 ;
c'est bien le cas pour les différentes lectures de l'image : chaque signe correspond
à un corps d' «attitudes»: le tourisme, le ménage, la connaissance de l'art, dont
certaines peuvent évidemment manquer au niveau d'un individu. Il y a une
pluralité et une coexistence des lexiques dans un même homme ; le nombre et
l'identité de ces lexiques forment en quelque sorte l'idiolecte de chacun 3 • L'image,
dans sa connotation, serait ainsi constituée par une architecture de signes tirés
d'une profondeur variable de lexiques (d'idiolectes), chaque lexique, si« profond»
soit-il, restant codé, si, comme on le pense maintenant, la psychè elle-même est
articulée comme un langage ; mieux encore : plus on « descend » dans la pro-
fondeur psychique d'un individu, plus les signes se raréfient et deviennent
classables : quoi de plus systématique que les lectures du Rorschach? La varia-
bilité des lectures ne peut donc menacer la << langue » de l'image, si l'on admet
que cette langue est composée d'idiolectes, lexiques ou sous-codes : l'image est
entièrement traversée par le système du sens, exactement comme l'homme
s'articule jusqu'au fond de lui-même en langages distincts. La langue de l'image,
ce n'est pas seulement l'ensemble des paroles émises (par exemple au niveau
du combinateur des signes ou créateur du message), c'est aussi l'ensemble des
paroles reçues 3 : la langue doit inclure les « surprises » du sens.
Une autre difficulté attachée à l'analyse de la connotation, c'est qu'à la parti-

1. Cf. A. J. GREIMAS : « Les problèmes de la description mécanographique », in :


Cahiers de Lexicologie, Besançon, 1, 1959, p. 63.
2. Cf. infra, Éléments ... p. 96.
3. Dans la perspective saussurienne, la parole est surtout ce qui est émis, puisé dans
la langue (et la constituant en retour). Il faut aujourd'hui élargir la notion de langue,
surtout du point de vue sémantique : la langue est « l'abstraction totalisante » des
messages émis et reçus.

48
Rhétorique de l'image
eu~'). :-ité de ses signifiés ne correspond pas un langage analytique particulier ;
c<'-r11. nent nommer les signifiés de connotation ? Pour l'un d'eux, on a risqué le
t~.rL:.~ d'italianité, mais les autres ne peuvent être désignés que par des vocables
'! --')tlS du langage courant (préparation-culinaire, nature-morte, abondance) :
7

le: ~.1éita-langage qui doit les prendre en charge au moment de l'analyse n'est pas
s 1 ··~~:si. C'est là un embarras, car ces signifiés ont une nature sémantique parti-
e:.:!!.:.t..1 ~;comme sème de connotation,« l'abondance» ne recouvre pas exactement
..• b.)ndance », au sens dénoté ; le signifiant de connotation (ici la profusion
.;t la ~ ondensation des produits) est comme le chiffre essentiel de toutes les abon-
.:ancP~ possibles, ou mieux encore de l'idée la plus pure de l'abondance; le mot
di.not<l, lui, ne renvoie jamais à une essence, car il est toujours pris dans une
p~ role contingente, un syntagme continu (celui du discours verbal), orienté vers
u~ .e c rtaine transitivité pratique du langage ; le sème « abondance », au con-
traire, est un concept à l'état pur, coupé de tout syntagme, privé de tout con-
texte; il correspond à une sorte d'état théâtral du sens, ou mieux encore (puis-
qu'il s'agit d'un signe sans syntagme), à un sens exposé. Pour rendre ces sèmes de
connotation, il faudrait donc un méta-langage particulier; nous avons risqué
italiani.té ; ce sont des barbarismes de ce genre qui pourraient le mieux rendre
compte des signifiés de connotation, car le suffixe -tas (indo-européen, * -tà)
servait à tirer de l'adjectif un substantif abstrait: l'italianité, ce n'est pas l'Italie,
c'est l'essence condensée de tout ce qui peut être italien, des spaghetti à la pein-
ture. En acceptant de régler artificiellement - et au besoin d'une façon barbare
- la '"lOmination des sèmes de connotation, on faciliterait l'analyse de leur
forme, ; ces sèmes s'organisent évidemment en champs associatifs, en articula-
tions {'aradigmatiques, peut-être ~ême en oppositions, selon certains parcours,
ou comme dit A. J. Greimas, selon certains axes sémiques s : italianité appartient
à un certain axe des nationalités, aux côtés de la francité, de la germanité ou de
l'hispanité. La reconstitution de ces axes - qui peuvent d'ailleurs par la suite
s'opposer entre eux - ne sera évidemment possible que lorsqu'on aura procédé
à un inventaire massif des systèm.es de connotation, non seulement celui de
l'image, mais encore ceux d'autres substances, car si la connotation a des signi-
fiants typiques selon les substances utilisées (image, parole, objets, comporte-
ments}, elle met tous ses signifiés en commun : ce sont les mêmes signifiés que
r on retrouvera dans la presse écrite, l'image ou le geste du comédien (ce pour
quoi la sémiologie n'est concevable que dans un cadre pour -ainsi dire total);
ce domaine commun des signifiés de connotation, c'est celui de l'idéologie, qui ne
saurait être qu'unique pour une société et une histoire données, quels que soient
l~s sign.t fiants de connotation auxquels elle recourt.
· A ri : ?.ologie générale, correspondent en effet des signifiants de connotation
qui se Sfêcifient selon la substance choisie. On appellera ces signifiants des conno-
tateurs et l'ensemble des connotateurs une rhétorique : la rhétorique apparaît
ainsi con.me la face signifiante de l'idéologie. Les rhétoriques varient fatalement
par leur substance (ici le son articulé, là l'image, le geste, etc.), mais non forcé-
ment par leur forme ; il est même probable qu'il existe une seule forme rhéto-

1. Forme, ~u sens précis que lui donne Hjelmslev (cf. Éléments, ... p. 105}, comme
organisation fonctionnelle des signifiés entre eux.
2. A. J. GREIMAS, Cours de Sémantique, 1964, cahiers ronéotypés par l'École Normale
supérieure de Saint-Cloud.

49
Roland. Barthes
rique, commune par exemple au rêve, à la littérature et à l'image 1 • Ainsi la
rhétorique de l'image (c'est-à-dire le classement de ses connotateurs) est spéci-
fique dans la mesure où elle est soumise aux contraintes physiques de la vision
(différentes des contraintes phonatoires, par exemple), mais générale dans la
mesure où les « figures » ne sont jamais que des rapports formels d'éléments.
Cette rhétorique ne pourra être constituée qu'à partir d'un inventaire assez
large, mais on peut prévoir dès maintenant qu'on y retrouvera quelques unes
des figures repérées autrefois par les Anciens et les Classiques 2 ; ainsi, la tomate
signifie l'italianité par métonymie ; ailleurs, la séquence de trois scènes (café en
grain, café en poudre, café humé) dégage par simple juxtaposition un certain
rapport logique de la même façon qu'une asyndète. Il est en effet probable
que parmi les métaboles (ou figures de substitution d'un signifiant à un autre 3 ),
c'est la métonymie qui fournit à l'image le plus grand nombre de ses connotateurs;
et parmi les parataxes {ou figures du syntagme), c'est rasyndète qui domine.
Le plus important toutefois - du moins pour le moment - ce n'est pas
d'inventorier les connotateurs, c'est de comprendre qu'ils constituent dans l'image
totale des traits discontinus ou mieux encore : erratiques. Les connotateurs ne
remplissent pas toute la lexie, leur lecture ne l'épuise pas. Autrement dit encore
(et ceci serait une proposition valable pour la sémiologie en général) tous les
éléments de la lexie ne peuvent être transformés en connotateurs, il reste toujours
dans le discours une certaine dénotation, sans laquelle précisément le discours
ne serait pas possible. Ceci nous ramène au message 2, ou image dénotée. Dans la
publicité Panzani, les légumes méditerranéens, la couleur, la composition, la
profusion même surgissent comme des blocs erratiques, à la fois isolés et sertis
dans une scène générale qui a son espace propre et, comme on l'a vu, son « sens » :
ils sont <( pris » dans un syntagme qui n'est pas le leur et qui est celui de la déno-
tation. C'est là une proposition importante, car elle nous permet de fonder (rétro-
activement) la distinction structurale du message 2 ou littéral, et du message 3
ou symbolique, et de préciser la fonction naturalisante de la dénotation par rap-
port à la connotation ; nous savons maintenant que c'est très exactement le syn-
tagme du message dénoté qui « naturalise » le système du message connoté. Ou encore :
la connotation n'est que système, elle ne peut se définir qu'en termes de para-
digme ; la dénotation iconique n'est que syntagme, elle associe des éléments sans
système : les connotateurs discontinus sont liés, actualisés, « parlés » à travers
le syntagme de la dénotation : le monde discontinu des symboles plonge dans
l'histoire de la scène dénotée comme dans un bain lustral d'innocence.
On voit par là que dans le système total de l'image, les fonctions structurales
sont polarisées; il y a d'une part une sorte de condensation paradigmatique
au niveau des connotateurs (c'est-à-dire en gros des « symboles »), qui sont des

1. Cf. E. BENVENISTE : « Remarques .sur la fonction du langage dans la découverte


freudienne », in : La Psychanalyse, 1, 1956, pp. 3-16.
2. La rhétorique classique devra être repensée en termes structuraux (c'est l'objet
d'un travail en cours), et il sera peut-être alors possible d'établir une rhétorique
générale ou linguistique des signifiants de connotation, valable pour le son articulé,
l'image, le geste, etc.
3. On préfèrera éluder ici l'opposition de .Jakobson entre la métaphore et 1a méto-
nymie, car si la métonymie est une figure de la contiguïté par son origine, elle n'en
fonctionne pas moins finalement comme un substitut du signifiant, c'est-à-dire comme
une métaphore.

50
Rhétorique de l'image
signes forts, erratiques et l'on pourrait dire «réifiés>, et d'autre part « coulée •
syntagmatique au niveau de la dénotation; on n'oubliera pas que le syntagme
est toujours très proche de la parole, et c'est bien le« discours» iconique qui natu-
ralise ses symboles. Sans vouloir inférer trop tôt de l'image à la sémiologie géné-
rale, on peut cependant risquer que le monde du sens total est déchiré d'une
façon interne (structurale) entre le système comme culture et le syntagme
comme nature : les œuvres des communications de masse conjuguent toutes,
à travers des dialectiques diverses et diversement réussies, la fascination d'une
Lature, qui est celle du récit, de la diégèse, du syntagme, et l'intelligibilité d'une
culture, réfugiée dans quelques symboles discontinus, que les hommes « décli-
nent » à l'abri de leur parole vivante.

ROLAND BARTHES
École Pratique de& Hautes Études, Paria.
Christian Metz

Le cinéma : langue ou langage ?


In: Communications, 4, 1964. Recherches sémiologiques. pp. 52-90.

Citer ce document / Cite this document :

Metz Christian. Le cinéma : langue ou langage ?. In: Communications, 4, 1964. Recherches sémiologiques. pp. 52-90.

doi : 10.3406/comm.1964.1028

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1964_num_4_1_1028
Christian Metz

Le cinéllla •• langue ou langage ?

Une époque du .cinéma : le « montage-roi ».


En avril 1959, au cours d'un des célèbres « Entretiens » organisés par les
Cahiers du ci~ma, Roberto Rossellini 1 , évoquant entre autres sujets le problème
du montage, exprimait une opinion qui n'était pas nouvelle mais à laquelle il
donnait à la fin du passage un tour plus personnel. Au départ, une constatation
banale : le montage ne joue plus dans le cinéma moderne le même rôle qu'à la
grande époque 1925-1930 ; il demeure bien sûr une phase indispensable de la
création filmique : il faut bien choisir ce que l'on filme et mettre bout à bout
ce que l'on a filmé. Et puisqu'on doit découper et ajuster, comment ne pas
® vouloir le faire le mieux possible, comment ne pas chercher à « couper » au bon
endroit ? Mais le montage, continuait l'auteur de Païsa, n'est plus compris
@ aujourd'hui comme une manipulation toute-puissante. Cette formule, qui figure
© presque dans les propos du cinéaste italien, résume en tout cas ce qu'ils avaient
de plus suggestif.
Le montage comme agencement souverain ... N'est-ce pas ce montage-là qui
prétendit durant la grande époque à un pouvoir persuasif considéré en quelque
façon comme absolu, et que cautionnaient « scientifiquement » les fameuses expé-
riences de Koulechov ? N'est-ce pas ce montage qui par son efficacité - peut-
être surestimée, à coup sûr bien réelle - frappa si vivement le jeune Eisenstein ?
D'abord effrayé par l'énormité presque malhonnête de l'efficience i qu'on lui
mettait entre les mains, Eisenstein se laissait bientôt conquérir en esprit par le
désir de conquérir les esprits et devenait le chef de file de tous les théoriciens du
« montage-roi» 8 • Ce fut un grand feu d'artifice. Avec Poudovkine, Alexandrov,
Dziga-Vertov, Koulechov, Bela Balazs, Renato May, Rudolf Arnheim, Raymond
J. Spottiswoode, André Levinson, Abel Gance, Jean Epstein, - et combien
d'autres! - le montage, à travers l'exploitation ardente et ingénieuse de toutes

1. Cahiers du cinéma, n° 94, avril 1959. Entretien mené par F. Hoveyda et J'. Rivette.
2. Le mot est pris ici au sens défini par G. Cohen-Séat : ce n'est pas l'efficacité d'une
démarche particulière ou d'un acte précis, mais le pouvoir qui appartient en propre à un
moyen d'expression.
3. J'. Carta a bien analysé cette conversion d'Eisenstein à ses débuts. Cf. « L'huma-
nisme commence au langage », in Esprit, juin 1960, pp. 1113-1132, plus spécialement
pp. 1111*-1116.

52
Le cinéma : langue ou langage P
les combinaisons qu•il autorise, à travers pages et pages écrites à sa gloire dans
livres et revues, devenait quasiment coextensif au cinéma lui-même.
Le bon Poudovkine, plus direct que les autres, ne croyait pas si bien dire
lorsqu'il déclarait avec aplomb 1 que la notion de montage, par delà tous les sens
particuliers qu'on lui donne parfois (collage bout à bout, montage accéléré,
principe purement rythmique, etc.) est en réalité le tout de la création filmique:
le« plan» isolé n'est même pas un petit morceau de cinéma; il n'est que matière
première, photographie du monde réel. On ne dépasse la photo pour le cinéma,
le décalque pour l'art, que par le montage. Largement défini, il se confond tout
simplement avec la composition même de l'œuvre 2 •
Des grands recueils théoriques d'Eisenstein, Film Form et The Film Senae,
se dégage pour le lecteur moderne ce qu'il faut bien appeler un fanatisme du
montage. R. Micha observe à juste titre que le cinéaste soviétique, obsédé par
cette maîtresse-notion, en arrive à la retrouver partout et à étirer démesurément
ses contours 3 • L'histoire de la littérature et celle de la peinture, généreusement
conviées à une sorte de levée en masse, ne lui sont pas de trop pour fournir des
exemples de montage avant la lettre. Il suffit que Dickens, Léonard de Vinci ou
vingt autres aient rapproché deux thèmes, deux idées, deux couleurs pour
qu'Eisenstein crie au montage : la juxtaposition la plus évidemment picturale,
l'effet de composition le plus admis en littérature deviennent à l'entendre prophé-
tiquement précinématographiques. Tout est montage. Il y a quelque chose
d'acharné, de presque gênant parfois, dans la façon dont Eisenstein refuse la
plus petite part aux coulées créatrices continues : il ne voit partout qu'éléments
pré-découpés qu'une ingénieuse manipulation viendrait ensuite « monter ».
Aussi la manière dont il décrit le travail créateur de tous ceux qu'il traite de force
comme ses devanciers ne laisse-t-elle pas, en tel ou tel passage vraiment bien peu
probable, de venir contredire aux vraisemblances minimum de toute psycho-
genèse de la création'·
Même acharnement à refuser catégoriquement toute forme de réalisme des-
criptif au cinéma. Eisenstein n'admet pas qu'on puisse tourner une scène en
continuité, il n'a que mépris pour ce qu'il appelle selon les passages le« natura-
lisme », la « représentation purement objective », le récit simplement « infor-
matif» (par opposition à « pathétique » ou à « organique », c'est-à-dire en dernière
analyse découpé et monté). Il n'envisage même pas que l'enregistrement continu
d'une courte scène elle-même composée ·et jouée puisse être un choix parmi
d'autres. Non, on doit morceler, isoler des gros plans, puis re-monter le tout.
Le spectacle filmé pourrait avoir sa beauté propre? Il ne faut pas que ce soit
dit. Comme s'il voulait sans cesse se réassurer, ce grand artiste que son génie
et sa gloire auraient pu assurer mille fois s'arrange à tout coup pour que la beauté,

1. In Cinéa-Ciné pour tous, ter janvier 1924. Repris dans l'anthologie de PIERRE
LeERMINIER, L'art du cinéma (Seghers, 1960), pp. 189-200.
2. Ibid., p. 190 dans la pagination Lherminier.
3. R. M1cBA, « Le cinéma, art du montage? •, in Critique, août-septembre 1951,
nos 51-52, pp. 710-724. Pour l'idée qui nous occupe, pp. 723-724.
4. Voir en particulier le rapprochement entre Dickens et Griffith, in « Dickens,
Griffith and the film to-day », contribution d'Eisenstein à Amerikanskaya kinemato-
grafyia : D. U. Griffit {Moscou, 1944). Repris dans l'édition JAY LEYDA de Film Form
couplé avec The Film Sense (New York, Harcourt-Brace et Meridian Books), 1957,
pp. 195-255.

53
Christian Metz
impitoyablement refusée à toute instance profilmique 1 surgisse sans malentendu
possible du filmage et de lui seul. Plus encore : du montage et de lui seul. Car
au niveau de chaque ((plan» il y a déjà filmage, donc composition. Mais Eisenstein
ne manque pas une occasion de dévaloriser au profit des soucis d'agencement
séquentiel tout l'art qui a pu s'investir dans le modelage des segments agencés.

L'esprit manipulateur.
Un rapprochement s'impose - et il mériterait plus que les brèves remarques
.qui vont suivre - entre cette obsession du découpage et du montage et certaines
tendances de l'esprit et de la civilisation «modernes». Dans ses moments d'ou-
trance, lorsque l'inspiration le désertait, le cinéma de montage (ailleurs que dans
les films d'Eisenstein) fut parfois bien près de devenir une sorte de jeu de
mecano - dans un monde où le mecano, le vrai, n'est pas le seul des
jouets syntagmatiques qui ravissent nos enfants. Ils acquièrent en jouant un
goût de la manipulation qui, s'ils deviennent plus tard ingénieurs, cyberné-
ticiens, voire ethnographes ou linguistes, risque de se prolonger en toute une
attitude opératoire dont l'excellence de principe sera ici plus évidente qu'au
cinéma. Et certes, on sait du reste que l'esprit de quelques uns ne définit pas une
époque, de même que le montage-roi ne définit pas tout le cinéma. Si tel est
cybernéticien, tel autre est agriculteur ou balayeur ; si tel film est << monté »,
tel autre se déroule par larges pans. Mais une époque est formée par tout ce qui
s'y manifeste. Celui qui a choisi d'en souligner un aspect se voit trop souvent
reprocher de n'avoir pas dans le même temps choisi d'en souligner les autres :
le défaut d'ubiquité devient péché contre l'esprit. Renonçons pourtant à traiter,
en même temps que notre sujet, tout ce qui n'est pas lui.
A l'époque de Citizen Kane, Orson· Welles, à qui les producteurs de la R.K.O.
avaient donné une liberté et des moyens peu communs, s'extasiait à en croire
son biographe 2 devant tout cet appareillage dont on le faisait maître : « Voilà
bien le plus beau jouet électrique qu'on ait jamais offert à un jeune garçon! ».
Mecano, train électrique : jouets à montage. Les grands magasins vendent les
trains électriques par éléments séparés : un nouveau paquet de rails, acheté après
coup, permet au petit garçon de « monter » autrement l'aiguillage qu'il avait
déjà ; tout s'emboîte. Les prospectus énumèrent (en les classant par «fonctions »
dans la chaîne) ]es différents « éléments » dont on peut disposer « : Aiguillage
droite, aiguillage gauche, croisement quatre-vingt dix degrés, croisement vingt-
deux degrés ... 3 ». Ne dirait-on pas les parties du discours vues par un J. Kury-
lowicz, ou encore quelque «texte » débité par tel Américain fanatique d'analyse
distributionnelle ? Encore les jouets ne sont-ils qu'un exemple... amusant.
Il y a aussi les photo-montages, les « collages », l'importance des papiers découpés
dans les dessins animés de Borowczyk et Lenica ou de tel « expérimental » des
équipes de recherche de la R.T.F. Il y a surtout la cybernétique et la théorie de

1. Au sens défini par E. Souriau. Est profilmique tout ce que l'on met devant la
caméra ou devant quoi on la met pour qu'elle le« prenne».
2. R. A. FowLER, « Les débuts d'O. Welles à Hollywood •, in RePue du cinéma
2e série, n° 3, décembre 1946. p. 13.
3. Trains électriques de marque c Gégé •, au Bon Marché.
Le cinéma : langue ou langage P

l'information, qui sont venues déborder sur sa gauche 1 la linguistique la plus


structurale : la langue humaine est déjà passablement organisée, beaucoup plus
en tout cas que bien d'autres « langages » comme la politesse, l'art, les usages ;
le langage verbal est riche d'une paradigmatique assez stricte promettant et
permettant les agencements syntagmatiques les plus variés. Mais aux yeux de
certaines tendances modernes, il traîne encore trop de « substance » avec lui, il
n'est pas totalement organisable. Sa double substantialité, phonique et séman-
tique (c'est-à-dire deux fois humaine, par le corps et par l'esprit) résiste à l'ex-
haustivité de la mise en grilles. Aussi le langage que nous parlons est-il devenu
- fort paradoxalement sil' on y songe - ce que tels logiciens américains appellent
le langage« naturel» ou« ordinaire» - alors qu'aucun adjectif n'est à leurs yeux
requis lorsqu'ils parlent du langage de leurs machines, plus parfaitement binaire
que les meilleures analyses de R. Jakobson. La machine a désossé le langage
humain, l'a débité en tranches bien nettoyées où plus aucune chair n'adhère.
Ces« binary digits», segments parfaits, n'ont plus qu'à être·montés (programmés)
dans l'ordre requis. C'est dans la transmission du message que triomphe et
s'achève la perfection du code. C'est une grande fête pour l'esprit syntagmatique.
Des exemples pourraient être pris ailleurs. La prothèse est à la jambe ce que
le message cybernétique est à la phrase humaine. Et pourquoi ne pas parler -
pour s'amuser un peu et nous changer du mecano - du lait en poudre et du
Nescafé? Et des robots de toutes sortes? La machine linguistique, au carrefour
de tant de préoccupations modernes, reste cependant l'exemple privilégié.
La démarche qui conçoit et fabrique tous ces produits est largement la même :
l'objet naturel (langage de l'homme ou lait de la vache) est considéré comme un
simple point de départ. On l'analyse, au propre ou au figuré, on isole ses éléments
constitutifs, c'est le moment du découpage, comme au cinéma. Puis ces éléments
sont réparties en catégories isofonctionnelles 2: d'un côté les rails droits, de l'autre
les rails courbes. C'est le moment de la paradigmatique. Mais tout cela n'est que
préparatif, comme l'était pour Eisenstein le tournage séparé de chaque « plan ».
Le grand moment, celui que l'on attend, celui auquel on pensait depuis le début,
c'est le moment syntagmatique. On reconstitue un double de l'objet initial, un
double totalement pensable puisque pur produit de la pensée : c'est l'intelligibilité
de l'objet devenue elle-même un objet.
Et l'on ne considère nullement que l'objet naturel a servi de modèle. Bien au
contraire, c'est l'objet construit qui est un objet-modèle, l'objet naturel n'a qu'à
bien se tenir. C'est ainsi que le linguiste 3 essaiera d'appliquer au langage humain
les données de la théorie de rinformation - et que lethnographe appellera
« modèle » non point la réalité qu'il a étudiée mais la formalisation qu'il en a
établie : Cl. Lévi-Strauss est particulièrement net sur ce point 4 • On insistera
sur la différence entre l'objet naturel et son modèle reconstruit et cette différence

1. Faut-il dire que ce mot, ici, n'est pas pris dans son sens politique ?
2. Notion prise ici dans un sens élargi, mais empruntée à J. Kurylowicz, « Linguis-
tique et théorie du signe », in Journ. de Psych. norm. et patlwl., t. XLII, 1949, p. 175.
Du reste, l'idée chère à cet auteur de subordonner la morphologie à la syntaxe va dans le
même sens.
3. Qui est d'ailleurs partagé et parfois réticent sur ces problèmes (voir l'attitude
d' A. Martinet). Mais un P. Guiraud et un R . .Jakobson sont plus favorables.
4. Cf. « La notion de structure en ethnologie », communication au symposium Social
atrueture (New York, 1952). Repris dans Anthropologie structurak, pp. 303 à 351.

55
Christian Met:
sera en quelque sorte au passif du réel, on l'appellera - par exemple - «non-
pertinente » s'il s'agit en phonologie des variantes facultatives ou individuelles
dans la réalisation articulatoire des phonèmes. Comme le souligne R.,. Barthes,
cette reconstruction n'a pas pour but de représenter le réel, ce n'est pas une
reproduction, elle n'essaie pas d'imiter le visage concret de l'objet initial, elle
n'est pas« poiésis »ou« pseudo-physis »; c'est une simulation, un produit de la
c téchné » 1 • En somme : le résultat d'une manipulation. Squelette structural de
l'objet érigé en un second objet, c'est toujours une sorte de prothèse.
Voilà ce qu'Eisenstein aurait voulu faire, voilà ce dont il a rêvé sans cesse :
donner à Yoir la leçon des événements, parvenir grâce au découpage et au montage
à ce que cette leçon devienne elle-même un événement sensible. De là procède
son horreur du (( naturalisme ». A Rossellini qui s'écriait : « Les choses sont là.
Pourquoi les manipuler ? », le Soviétique aurait pu répondre : « Les choses sont là.
Il faut les manipuler. » Ce n'est jamais le cours du monde que nous montre
Eisenstein, mais toujours, comme il dit, le cours du monde réfracté à travers un
« point de vue idéologique », entièrement pensé, signifiant de part en part. Le
sens ne suffit plus, il faut en plus Ja signification.
Qu'on nous entende bien, il n'est pas question ici de politique. Il ne s'agit
pas d'opposer aux options politiques d'Eisenstein je ne sais quelle objectivité;
il ne s'agit pas non plus, comme le faisait A. Bazin 2 , plus subtil que ceux qui
reprochent à Eisenstein d'être communiste, d'opposer à ses« parti-pris» simple-
ment narratifs (et non plus politiques) la possibilité de quelque lecture directe
et mystérieusement fidèle du sens profond des choses. Il ne s'agit que de sémio-
logie : ce que nous appelons le « sens » de l'événement narré par le cinéaste aurait
été de toutes façons un sens pour quelqu'un (il n'en existe pas d'autres). Mais on
peut distinguer, du point de vue des mécanismes expressifs, le sens c naturel»
des choses et des êtres (continu, global, sans signifiant distinct : ainsi la joie
qui se lit sur le visage de l'enfant) - et la signification délibérée. Cette dernière
serait inconcevable si nous ne vivions déjà dans un monde du sens, mais elle
n'est concevable que comme un acte organisatoire distinct par quoi le sens est
redistribué : la signification aime découper avec précision des signifiés discon-
tinus correspondant à autant de signifiants discrets. Elle consiste par définition
à informer un sémantisme amorphe. Dans Le cuirassé Potemkine, trois statues
de lion différentes et filmées séparément formeront, mises bout à bout, un magni-
fique syntagme, on croira que l'animal statufié se dresse, on sera supposé y voir
en toute univocité le symbole de la révolte ouvrière. Il ne suffisait pas à Eisenstein
d'avoir composé là une séquence splendide, il entendait de plus que ce fût un fait
de langue.
Jusqu'où pourrait aller le goût de l'agencement, l'une des trois formes de ce
que R. Barthes appelle« l'imagination du signe» 3 ? A. Moles n'envisage-t-il pas
un « art permutationnel » dans lequel la poésie, enfin réconciliée avec la science,
renoncerait à se draper dans le mystère pudique de l'inspiration, avouerait au
grand jour la part de manipulation qu'elle a toujours comportée et finirait par

1. R. BARTHES, «L'activité structuraliste », in Lettres nouvelles, février 1963, pp. 71-


81.
2. Tome III de Qu'est-ce que le cinémaP, pp. 172-173 (dans un passage de La cyber-
nétique d'André Cayatte•, article repris des Cahiers du cinéma, n° 36, 1954).
3. In Arguments, n 08 27-28, 3e et 4e trimestres 1962, pp. 118-120.

56
Le cinéma : langue ou !angage ?

s'adresser à des ordinatrices ? Le« poète» programmerait·la machine, lui fixerait


un certain nombre d'éléments et de contraintes, la machine explorerait toutes les
combinaisons possibles et le« créateur», à la sortie, ferait son choix 1 • Utopie ?
Prophétisme? Mais rauteur ne dit pas que c'est pour demain et il n'est pas
interdit d'extrapoler à partir des données d'aujourd'hui. Les prophéties se
réalisent rarement sous la forme indiquée, mais certaines n'en sont pas moins
indicatives. Ce travail procède tout entier de la conviction que la manipulation-
souveraine n'est pas une voie féconde pour le cinéma (ni d'ailleurs pour la poésie).
Mais encore faut-il bien voir que de telles orientations sont tout à fait dans la
ligne d'une certaine modernité qui, lorsqu'elle se porte ailleurs que sur la création
esthétique, lorsqu'elle se nomme cybernétique ou science structurale, donne des
résultats beaucoup moins contestables.
Ainsi le montage-roi est jusqu'à un certain point solidaire d'une forme d'esprit
propre à « l'homme structural » 2 • Mais ce rapprochement, aussitôt esquissé,
appelle deux réserves qui pourraient bien n'en faire qu'une. Et d'abord l'apogée
du montage est venue bien aPant la vague del' esprit syntagmatique. Ce dernier ne
s'affirme vraiment que depuis la Libération, et c'est justement quand il s'affirme
que le montage, du moins sous sa forme souveraine (1925-1930), est de plus en
plus critiqué et abandonné par les cinéastes et les théoriciens du cinéma 3 • D'autre
part, n'est-il pas paradoxal que le cinéma soit au nombre des domaines dans
lesquels l'esprit manipulateur a commencé sa carrière? Cette idée d'un réel
reconstruit et qui ne cherche pas la ressemblance littérale, n'est-elle pas à l' évi-
dence contraire à r essentielle vocation du cinéma ? Le propre de la caméra n'est-
il pas de nous restituer l'objet dans sa quasi littéralité perceptive, même si ce
qu'on lui donne à filmer n'est que le fragment prédécoupé d'une situation glo-
bale ? Le gros plan lui-même, arme absolue des théoriciens du montage dans
leur lutte contre le naturalisme visuel, n'est-il pas, à plus petite échelle, tout
aussi respectueux du visage de l'objet que le plan d'ensemble 4 ? Le cinéma
n'est-il pas le triomphe de cette « pseudo-physis »que l'esprit manipulateur,
justement, refuse ? N'est-il pas fondé tout entier sur cette fameuse « impres-
sion de réalité » que nul ne conteste, que beaucoup ont étudiée et à laquelle il
doit tout à la fois ses pentes « réalistes » et son aptitude à réaliser le merveil-
leux 6 ? · ·
Deux réserves, en fait une seule : à r époque où une certaine forme d'intellect-
agent commence à se connaître et devient plus sûre d'elle, il est normal qu'elle
tende à déserter les domaines, comme le cinéma, où son entreprise ne pourrait
se déployer toute entière, et qu'elle groupe plus utilement ses forces ailleurs.

1. A. MoLES, •Poésie expérimentale, poétique et art permutationnel •,in Arguments,


noe 27-28, 3e et 4e trimestres 1962, pp. 93-97.
2. Expression de R. Barthes.
3. Voir l'ensemble du développement historique ci-après : • De la ciné-langue au
cinéma-langage •.
4. En fait, non, pas tout à fait ; isolé et grossi, le fragment est parfois méconnaissable.
On l'a déjà dit, et avec raison. Mais cette nuance, qu'il faudra étudier séparément, peut
être négligée provisoirement dans un exposé d'ensemble.
5. L'impression ·de réalité est un facteur commun au réalisme et au merveilleux des
contenus filmiques. Bien des théoriciens du cinéma l'ont senti, suggéré, à moitié dit
avant qu'E. Morin ne l'établisse de façon fort solide dans Le cinéma ou l'homme ima-
ginaire.

57
Christian Metz
Inversement, il fallait qu'elle en fût à ses débuts et qu'elle tatonnât quelque peu
pour avoir eu l'idée de se porter en part notable sur le cinéma.

De la « ciné-langue » au cinéma-langage.
La vue cavalière qui précède ne prétend pas tout expliquer. Elle a valeur
d'hypothèse. Elle débouche sur une constatation négative, et même doublement :
le cinéma ne se prêtait pas tellement à la manipulation; l'esprit manipulateur
ne se connaissait pas tellement. Reste à rendre compte d'un fait positif : le
cinéma - qui n'est pas le seul des domaines où la manipulation soit impar-
faitement concevable - a été, de préférence à d'autres, choisi (et avec quelle
ardeur !) par certains théoriciens de l'agencement.
Certes, à la même époque, le montage s'affirmait aussi ailleurs qu'à l'écran;
il y avait les arts mécaniques, les techniques d'ingénieurs, le théâtre constru-
ctiviste. Eisenstein a été formé à !'École des Travaux Publics de Petrograd,
avant 1917. Il déclare lui-même 1 que sa théorie du « montage des attractions »
lui a été suggérée par le montage des éléments tubulaires à quoi se livrent cer-
tains ingénieurs, ainsi que par les techniques de juxtaposition en usage dans les
cirques et les music-halls. Il a participé au mouvement << constructiviste » du
jeune théâtre soviétique, il a admiré le théâtre Kabuki, qu'il considérait comme
un pur produit du montage, il a écrit dans Le(, la revue de Maïakovski, mis en
scène du Tretiakov, travaillé pour le Proletkult (Théâtre du peuple), pour le
Théâtre libre expérimental, pour le théâtre de Meyerhold, etc. Mais tout ce jeu
d'influences et de contagions 2 ne dispense pas une étude proprement cinéma-
tographique de s'interroger sur tout ce qui, dans la nature du cinéma lui-même,
a pu autoriser, fût-ce par un demi-malentendu, les entreprises spécifiquement
filmiques de l'esprit manipulateur.
Car l'erreur était tentante; vu sous un certain angle, le cinéma a toutes les
apparences de ce qu'il n'est pas 3 • Il est, à l'évidence une sorte de langage;
on y a vu une langue 4 • Il autorise, il nécessite même un découpage et un mon-
tage: on a cru que son organisation, si manifestement syntagmatique, ne pouvait
procéder que d'une paradigmatique préalable, fût-elle présentée comme encore

1. Dans son manifeste sur le Montage des attractions (in Le(, mai 1923, Moscou).
L'idée qui nous occupe ici a été reprise par son auteur dans Comment je suis devenu
metteur en scè~ ? (in Réflexions d'un cinéaste, Moscou, 1958, Éditions en langues étran-
gères; pp. 11 à 19, et plus spécialement p. 18).
2. Que reflètent bien les confi_dences d'Eisenstein (passim) ainsi que les travaux de
Jay Leyda et B. Amengual.
3. Par-delà des maladresses de semi-autodidacte qui déparent ses livres mais non
point ses films, Eisenstein demeure à notre sens un des très grands théoriciens du cinéma.
Ses écrits· sont bourrés d'idées. Il faudrait cependant repenser en termes de langage
tout ce qu'il a pensé (en dépit de sa terminologie exubérante et floue) en termes de
langue.
4. Une langue est un code fortement organisé. Le langage recouvre une zone beau-
coup plus vaste : Saussure disait que le langage est la somme de la langue et de la
parole. La notion de « fait de langage • chez Charles Bally va dans le même sens. Si l'on
veut défil)ir des choses et non des mots, on dira que le langage, dans sa réalité la plus
vaste, se manifeste toutes les fois que quelque chose est dit avec l'intention de le dire
(voir Charles Bally, «Qu'est-ce qu'un signe?• in Journal. de psychologie normale el patho-
logique, tome 36, 1939, noe 3-4, pp. 161 à 174, particulièrement p. 165). Bien entendu la

58
Le cinéma : langue ou langage ?

peu consciente d'elle-même. Le film est trop clairement un message pour qu'on
ne lui suppose pas un code.
Et d'ailleurs tout message, pourvu qu'il soit souvent répété et avec assez
de variantes - n'est-ce pas le cas du cinéma ? - finit par devenir pareil à un
grand fleuve aux bras toujours mouvants, qui çà et là dépose dans son lit, en
forme d'archipel, les éléments disjoints d'un code au moins partiel. Peut-être
ces îlots, qui à peine se distinguent de la masse liquide, sont-ils trop fragiles et
épars pour résister aux poussées ultérieures du courant qui leur a donné naissance
et auquel en retour ils demeurent toujours vulnérables. Il reste que certains
« procédés de syntaxe », après emploi fréquent en fonction de parole, ont fini
par figurer dans des films ultérieurs en fonction de langue : ils sont en quelque
mesure devenus conventionnels. Aussi, bien des esprits ont-ils été tentés par
une sorte d'anticipation à rebours, ils ont antidaté la langue; ils ont pensé qu'on
comprenait le film à cause de sa syntaxe, alors qu'on comprend la syntaxe du
film parce qu'on a compris le film et seulement quand on ra compris. L'intelli-
gibilité propre du fondu-enchaîné ou de la surimpression n'éclairera jamais
l'intrigue d'un film, si ce n'est p.our le spectateur qui a déjà vu d'autres films où
figuraient intelligiblement un fondu-enchaîné ou une surimpression. Mais le
dynamisme narratif d'une intrigue que nous comprendrons toujours trop bien,
puisqu'elle nous parle en images du monde et de nous-mêmes, nous amènera
comme de force à comprendre le fondu-enchaîné ou la surimpression, sinon au
premier film où nous les verrons, du moins au troisième ou au quatrième. Comme
le dit G. Cohen-Séat, le langage du film aura toujours pour lui d'être« tout inscrit
déjà en actions et en passions qui nous importent 1 ». C'est ce que tendent à
prouver toutes les expériences de filmologie relatives à l'intellection filmique.
Les travaux de B. et R. Zazzo, d'A. Ombredane, de J. Maddison, de L. Van
Bever, de G. Mialaret et M. G. Mélies, de J. Lajeunesse et R. Rossi, de M. Rébeil-
lard, etc ... convergent en ridée que seuls les procédés de syntaxe devenus trop
conventionnels provoquent des difficultés d'intellection chez les enfants ou les
« primitifs », à moins que l'intrigue du film et l'univers de la diégèse, toujours
compréhensibles en l'absence de tels procédés, n'en arrivent à faire comprendre
ces procédés eux-mêmes.
Revenons-en après ces quelques détours à l'interview de R. Rossellini dont
nous sommes partis. << Les choses sont là, disait-il, pourquoi les manipuler ? ».
Il ne songeait évidemment pas aux techniques d'agencement dan~ leur extension
la plus vaste ; il visait uniquement - mais explicitement - la théorie proprement
cinématographique du montage-souverain. Il faisait ainsi écho (pour la plus
grande joie des Cahiers du cinéma, qui ne l'interviewaient pas innocemment)
à toute une tendance que ces Cahiers avaient abritée, couvée, quasiment incarnée.
L'italien parlait, mais on songeait aux Français. N'était-ce pas à propos des
films de R. Rossellini 2 qu' A. Bazin avait élaboré ses célèbres théories sur le

distinction entre le langage verbal (langage proprement dit) et les autres « sémies •
(dites parfois • langages au sens figuré ») s'impose à l'esprit et ne doit pas être brouillée.
Mais il est normal que la sémiologie s'occupe de tous les« langages», sans préjuger au
départ de l'extension et des liinites du domaine sémique. La sémiologie peut et doit
s'appuyer fortement sur la linguistique, mais elle ne se confond pas avec elle.
1. Essai sur lu principes d'une philo8ophû du cinéma, éd. remaniée de 1958, P.U.F.,
p. 13.
2. Et aussi à propos du néo-réalisme italien en général, et de certains aspects d'Orson
Welles, de W. Wyler, de J. Renoir, de Stroheim, de Murnau etc...

59
Christian Metz
plan-séquence, la profondeur de champ, le tournage en continuité 1 ? Et ne
voulaient-ils pas en venir au même point, tous ces amis, tous ces compères qui
pressentaient la mort d'une certaine conception du cinéma - disons : le cinéma-
mécano? Si le cinéma veut être un vrai langage, pensaient-ils, qu'il renonce
d'abord à en être une caricature. Le film doit dire quelque chose? Qu'il le dise!
Mais qu'il le dise sans se croire obligé de manier les images « comme des mots »
et de les ajuster selon les règles d'une pseudo-syntaxe dont l'évidence contrai-
gnante frappait de moins en moins des esprits mûrs pour ce que l'on appelle
- par-delà la« Nouvelle Vague» au sens étroit - le cinéma« moderne»? On
n'en était plus à la « ciné-phrase » ou à la « ciné-langue » de Dziga Vertov 2 !
Ainsi, A. Bazin n'était pas le seul. Il y avait R. Leenhardt 3 , il y avait J. Renoir
qui multipliait les déclarations en faveur du plan-séquence 4 , il y avait - pour
nous en tenir à ceux des cinéastes qui sont aussi théoriciens - A. Astruc dont
la célèbre« caméra-stylo• 6 , en dépit des apparences, était tout à l'opposé de la
vieille notion de ciné-langue. Un stylo n'écrit jamais que ce qu'on lui fait écrire.
Astruc voulait un cinéma aussi libre, aussi personnel, aussi aigu que le sont
certains romans, mais il avait soin de préciser 6 que son « vocabulaire » serait
constitué par les aspects mêmes des choses, « la pâte du monde ». Le montage-roi
consistait au contraire à démanteler le sens immanent pour le débiter en tronçons
qui devenaient de simples signes corvéables à merci. A la même époque, dans un
ouvrage dont le titre même faisait du cinéma un langage 7 , M. Martin remarquait
au passsage 8 qu'il n'y fallait pas chercher un système strict de signes. Et à la
suite de la conférence de M. Merleau-Ponty sur « Le cinéma et la nouvelle psy-
chologie»•, le film se voyait çà et là défini, ou du moins abordé, sous un angle
que l'on a appelé « phénoménologique » : une séquence de cinéma, comme un
spectacle de la vie, porte son sens en elle-même, le signifiant n'y est que malai-
sément distinct du signifié.« C'est le bonheur de l'art que de montrer comment
quelque chose se met à signifier, non par allusion à des idées déjà formées ou
acquises, mais p~r l'arrangement temporel et spatial des éléments... » 1o. Voilà

1. Bazin en parle partout. Son exposé _le plus fondamental sur ce sujet est« L"évolu-
tion du langage cinématographique» (refonte et unification de trois articles antérieurs)
in Qu'est-ce que le cinéma P, t. 1, pp. 131-148.
2. Ces termes de D. Vertov (qui résument à merveille les conceptions du montage-
roi) se trouvent, le premier dans « Kinoki-Perevorot •, manifeste du« Soviet Tronkh »
( = • groupe des trois », animé par Vertov), texte paru dans Le( (revue de Maïakovski),
mai-juin 1923 (le même numéro publiait le manifeste d'Eisentein). Repris par les soins
de G. Sadoul in Cahiers du cinéma, n° 144 (juin 1963) et 146 (août 1963). Le passage ici
concerné se trouve à )a p. 33 du no 144. - Le deuxième terme («ciné-langue») se trouve
dans Ciné-œil (Moscou, 1924), repris dans l'anthologie de M. Lapierre (Anthologie du
cinéma), pp. 207-209.
3. « Ambiguité du cinéma», conférence du 2 septembre 1957, reproduite en Cahiers
du cinéma, n° 100, octobre 1959, pp. 27-38.
4. In Radio-cinéma-télévision, 22 novembre 1959, et Cahiers du cinéma, n° 100,
octobre 1959, et dans les « propos » qu'il égrène partout. Chose plus notable, il avait
dit la même chose dès 1938, dans Point (n° de décembre).
5. Manifeste paru dans L'écran fra~is, 30 mars 1948.
6. Dans Ciné-Digest, n° 1, 1949.
7. Le langage cinématographique, éd. du Cerf, tre éd. 1955.
8. Ibid., pp. 236-237.
9. Conférence à l'I.D.H.E.C., 13 mars 1945. Reprise dans Sens et non-sens.
10. Ibid.

60
Le cinéma : langue ou langage P

une toute autre conception de l'agencement. Le cinéma, art <~ phénoménologique »


par excellence, le signifiant coextensif à l'ensemble du signifié, le spectacle qui se
signifie lui-même, court-circuitant ainsi le signe proprement dit... voilà ce qu'ont
dit - en substance - E. Souriau, M. Soriano, R. Blanchard, G. Marcel, G. Cohen-
Seat, A. Bazin, M. Martin, A. Ayfre, G. A. Astre, A. J. Cauliez, B. Dort, R. Vail-
land, D. Marion, A. Robbe-Grillet, B. et R. Zazzo, et bien d'autres, au détour de
tel ou tel article. Il est possible, que r on ait été trop loin dans cette voie, prohal;.le
même : le cinéma n'est tout de même pas la vie, c'est un spectacle composé "l.
Mais laissons pour l'heure ces réserves. Constatons simplement une convergence
de fait dans l'évolution historique des idées sur le film.
Les propos de R. Rossellini, pour peu « philosophiques » qu'ils soient, n'en
vont pas moins dans le même sens. Ecoutons-en la suite : le cinéma, disent-ils,
est un langage si l'on entend par là langage poétique. Mais les théoriciens du
cinéma muet y ont vu un véritable véhicule spécifique (le mot est du cinéaste)
sur lequel, aujourd'hui, on est beaucoup plus sceptique. Pour l'auteur de Rome,
ville ouverte, qui comme il est normal n'a cure de sémiologie, c'était là une sorte
de conclusion. Elle s'exprimait un peu au hasard (dans le choix des termes), tout
de go, en fait avec un grand bonheur : il n'est pas fréquent qu'un homme de
métier, ailleurs que dans ses films, suggère tant de choses en si peu de mots.

Un langage sans langue ; la narrativité du film.


Pour qui aborde le cinéma sous l'angle linguistique, il est bien malaisé de ne
pas être renvoyé sans cesse de l'une à l'autre des évidences entre quoi se par-
tagent les esprits : le cinéma est un langage ; le cinéma est infiniment différent
du langage verbal. Va et vient que l'on n'esquive pas facilement, ni peut-être
impunément.
G. Cohen-Séat, analysant le« logomorphisme,, 2 du film, concluait provisoire-
ment qu'il fallait du moins venir à bout de la tentation de copsidérer le cinéma
comme un langage 8 • Le film nous conte des histoires suivies ; il nous « dit » bien
des choses que l'on pourrait confier aussi au langage des mots; il les dit autre-

1. Dans Esthétique el psychoWgie du ciMma, tome 1, éd. universitaires, 1963, Jean


Mitry remet les choses au point avec beaucoup de vigueur : après avoir été tout, le
montage tend à n'être plus rien, du moins dans certaines théories. Or le cinéma est
inconcevable sans un minimum de montage, qui s'insère lui-même dans un ensemble
plus vaste de phénomènes de langage (pp. 10-11). L'analogie pure et la quasi-fusion du
signifiant et du signifié ne défmissent pas tout le film, mais seulement une de ses ins-
tances, le matériau photographique, qui n'est qu'un point de départ. Un film est fait
de plusieurs images qui prennent leur sens les unes par rapport aux autres, par tout
un jeu d'implications réciproques, de symboles, d'ellipses, etc. Le signifiant et le signifié
prennent ici plus de distance et il y a bien un c langage cinématographique » (voir en
particulier pp. 119-123). Pour notre part, nous avons voulu insister sur la différence
entre ce langage et une langue : les partisans de ce qu'on a parfois appelé le « non-
montage » (tendance André Bazin), même s'ils se sont parfois laissés aller à des affirma-
tions trop exclusives quant à l'esthétique du film, ont eu du moins le mérite - au niveau
d'une sorte de sémiologie intuitive et spontanée - de refuser toute conception du cinéma
comme langue et d'affirmer l'existence d'un langage cinématographique.
2. Essai sur les principes... , op. cit.t p. 128.
3. Ibid., p. 119.

61
Christian Metz
ment : la possibilité en même temps que la nécessité des • adaptations • n•a pas
d'autre origine.
Certes, on a souvent observé 1 , et non sans raison, que si le cinéma a' est engagé
dans la voie narrative, dans. ce que R. Ricci appelle la « voie romanesque B »,
si le long-métrage de fiction qui n'était que run des« genres» concevables en est
arrivé à accaparer le plus clair de la production totale, c'était là le résultat d'une
évolution positive qu'atteste rhistoire du cinéma, et singulièrement le grand
tournant qui mène de Lumière à Méliès, du « cinématographe » au cinéma 8 •
Rien d'inévitable dans tout cela, rien de spécialement« naturel». Mais ceux-là
mêmes qui soulignent rhistoricité de la chose n'en ont jamais conclu à son
insignifiance ni au rôle du hasard. Il a fallu que cela arrive, mais il a aussi fallu
des raisons, il a fallu que la nature du cinéma rende une telle évolution sinon
fatale, du moins possible, peut-être probable.
Il y a eu les besoins des spectateurs, la demarule en somme. C'est ridée centrale
des analyses d'E. Morin, qu'il serait superflu de reprendre avec moins de talent.
Si la demande spectatorielle, précisait-il plus récemment', est impuissante à
modeler le contenu particulier de chaque film, eJle est parfaitement de taille
à peser sur ce que nous appellerions pour notre part la formule du spectacle.
Le grand film d'une heure et demie, avec ses à-côtés (documentaire etc... ) d'une
moindre narrativité, c'est une formule. Elle ne durera peut-être pas, mais pour
l'heure elle plaît assez, elle est acceptée. Il y en a eu d'autres, par exemple deux
« grands films » par séance. Mais ce ne sont que des variantes. La formule de
base, qui n'a jamais changé, c'est celle qui consiste à appeler « film • une
grande unité qui nous conte une histoire; et« aller au cinéma•, c'est aller voir
cette histoire.
Or le cinéma est éminemment apte à prendre ce visage ; la demande la plus
forte aurait été incapable de l'infléchir durablement dans une voie que son
mécanisme sémiologique intime eût rendue improbable. Il fallait que le cinéma
fût bien bon raconteur, qu'il eût la narrativité bien chevillée au corps, pour
que les choses en soient venues si vite, et soient restées depuis, là où nous les
voyons : c'est un trait vraiment frappant et singulier que cet envahissement
absolu du cinéma par la fiction romanesque, alors que le film aurait tant d'autres
emplois possibles, qui sont à peine exploités dans une société pourtant à ratlût
de toute technographie nouvelle.
r
Le règne de « histoire » va si loin que l'image, instance que l'on dit consti-
tutive du cinéma, s'efface à en croire certaines analyses 6 derrière l'intrigue
qu'elle a elle-même tissée, et que le. cinéma n'est plus qu'en théorie art des
images. Le film, que lon croirait susceptible de donner lieu à une lecture trans-
versale, par l'exploration à loisir du contenu visuel de chaque « plan », est pres-

1. Surtout E. Moa1n, Le cinAma ou l"homme imaginaire, Éd. de Minuit, 1956, pp. 55 à


90 (i.e. r ensemble du chap. 3).
2. F. R1cc1, • Le cinéma entre l'imagination et la réalité », in Rev. intern. de Film.,
n° 2, sept.-oct. 1947, pp. 161-163.
3. Idée et terminologie d"E. Morin, op. cit.
4. Dans « Le rôle du cinéma •, in Esprit, t. 38, juin 1960, pp. 1069 à 1079. Pour le
point ici envisagé, p. 1071.
5. Voir surtout L. SàvE, «Cinéma et méthode», in Rev. intern. de Filmol., n° 1 (juill.-
août 1947), n° 2 (sept.-oct. 1947) et nos 3-4 (oct. 1948). Pour le point considéré : n° 2,
pp. 172-174.

62
Le cinéma : langue ou langage P

qu'à tout coup robjet d'une lecture longitudinale, précipitée, déphasée vers
l'avant et anxieuse de la « suite ». La séquence n'additionne pas les « plans »,
elle les supprime. Les expériences filmologiques sur la mémoire du film - que
ce soit celles de D. J. Bruce, de P. Fraisse et G. de Montmollin, de M. Rébeillard
ou de D. Romano et C. Botson - aboutissent toutes par des voies diverses à
l'idée qu'on ne retient d'un film que son intrigue et au mieux quelques images.
L'expérience quotidienne le confirme, sauf bien entendu pour ceux qui, voyant
très peu de films, les retiennent entièrement (ainsi de r enfant pour le premier
film de sa vie, du paysan pour l'unique film de l'année. Et encore ... ). Sur un tout
autre plan, D. Dreyfus fait observer 1 que les prétentions à un certain« langage»
propres à tel cinéma moderne (Antonioni, Godard, etc ... ) en arrivent parfois à
créer dans le film un surcroît embarrassant, encore que talentueux, du fait que
la bande elle-même raconte toujours-déjà quelque chose.
Logomorphisme, narrativité ... Tout se passe comme si une sorte de courant
d'induction 2 reliait quoi qu'on fasse les images entre elles, comme s'il était
au-dessus des forces de l'esprit humain (celui du spectateur comme celui du
cinéaste) de refuser un « fil» dès lors que deux images se succèdent.
Car la photographie - proche parente du cinéma ou très vieille et très vague
cousine de Bretagne? - n'eut jamais le projet de conter des histoires. Quand
elle le fait, c'est qu'elle imite le cinéma : elle étale dans r espace la successivité
que le film aurait déployée dans le temps, et sur la page du « roman-photos »
le regard épèle dans l'ordre voulu les photogrammes qui dans ce même ordre
auraient défilé sur l'écran. Le roman-photos est très souvent employé à raconter
l'intrigue d'un film préexistant: conséquence d'une ressemblance plus profonde,
qui découle elle-même d'une fondamentale dissemblance : la photo est si inapte
à raconter que quand elle veut le faire elle devient cinéma. Le roman-photos
n'est pas un dérivé de la photo mais du cinéma. Une photo isolée ne peut rien
raconter ; bien sûr ! Mais pourquoi faut-il que par un étrange corollaire deux
photos juxtaposées soient forcées de raconter quelque chose ? Passer d'une
image à deux images, c'est passer de l'image au langage.
Les expériences de Koulechov, nous l'avons dit plus haut, ont été considérées
pendant de longues années comme la garantie « scientifique » de la toute-puis-
sance du montage. Mais on n'a pas assez pris garde qu'il a existé, en pleine
époque du montage-roi, une autre interprétation de ces fameuses expériences
qui livraient avec tant d'évidence une vérité si obscure. Interprétation, qui,
venant en &.pparence grossir le chœur des thuriféraires de la manipulation, y
tenait en fait (avec plus de modestie qu'il n'aurait convenu) une partie discrète-
ment dissonante que l'avenir seul pouvait éclairer. Il s'agit d'un passage de Bela
Balazs dans Der Geist des Films (1930) 3 • Le théoricien hongrois, avec une sorte
d'astuce qui lui est propre, constatait que le montage de cinéma, s'il était so:.ive-
rain, l'était en somme par force: même dans deux images juxtaposées strictement
au hasard, le spectateur découvrirait une « suite ». C'est cela et rien d'autre
que démontrent les expériences de Koulechov. Eyidemment, les cinéastes

1. « Cinéma et langage », in Diogène, n° 35, juill.-sept. 1961.


2. L'expression est de Bela Balazs (cf. plus loin).
3. Le passage est repris (en traduction française) par P. Lherminier dans son antho-
logie (L'art du cinéma») à la page 208 pour l'idée qui nous occupe - et d'après l'édition
de 1949, intitulée Der Film (Vienne, Globus Verl.) où l'auteur a réuni et condensé Der
Geist des Films et Der sichtbare Mensch oder die Kultur des Films.

63
Christian Metz
l'ont compris, et ils ont décidé que cette « suite » serait leur chose, qu'ils la machi-
neraient à leur gré. Mais au départ, ils ont eu la main forcée par le spectateur,
ou plutôt par certaines structures de r esprit humain, ce diachroniste impénitent.
Ecoutons le Hongrois : « On suppose a priori une intention..• Le spectateur com-
prend ce qu'il croit que le montage veut lui faire comprendre. Les images...
sont... liées les unes aux autres... intérieurement, par l'induction inévitable
d'un courant de signification ... La force (du montage) existe et agit qu'on le
veuille ou non. Il faut l'utiliser consciemment». Dans son« Esthétique et psycho-
logie du cinéma » (déjà citée), Jean Mitry développe avec beaucoup plus de
détails une interprétation de l'effet Koulechov qui va pour l'essentiel dans le
sens de Bela Balazs. Du paragraphe intitulé « Conséquences de l'effet Koulechov »
(pp. 283-285), il résulte que les célèbres expériences n'autorisent nullement les
théories du montage-roi (pour lesquelles les effets de montage se développent en
marge de la diégèse et tendent à constituer un raisonnement abstrait ou un
morceau d'éloquence, séparé du film lui-même) mais prouvent simplement la
réalité d'une« logique d'implication» par quoi l'image devient langage, et qui
ne fait qu'un avec la narrativité du film.
Ainsi le montage du cinéma, triomphant hier ou plus modeste aujourd'hui -
la narrativité du cinéma, triomphante aujourd'hui comme hier, ne sont que les
conséquences de ce courant d'induction qui se refuse à ne pas passer dès que deux
pôles sont suffisamment rapprochés, et parfois lorsqu'ils sont passablement
éloignés : le cinéma est langage par-delà tout effet particulier de montage. Ce n'est
pas parce que le cinéma est un langage qu'il peut nous conter de si belles histoires,
c'est parce qu'il nous en a contées de si belles qu'il est devenu un langage.
Parmi les théoriciens et les cinéastes qui ont éloigné le cinéma du spectacle
pour le rapprocher d'une écriture romanesque capable de tout dire - de dire
son auteur comme de dire le monde - de doubler et parfois de remplacer le roman
dans cette sorte de tâche qu'il avait assumée depuis le x1xe siècle 1 , nous retrou-
vons justement, et il n'y a là nul hasard, bon nombre de ceux qui se soucient
le moins de la « syntaxe cinématographique », et qui, non sans talent parfois,
l'ont dit dans leurs articles (un Bazin, un Leenhardt, un Astruc, un Truffaut)
ou montré dans leurs films (un Antonioni, un Visconti, un Godard, un Truffaut).
Il y a des cas d'espèce, bien sûr: chez Alain Resnais, c'est tout un montage qui
réapparaît, avec un sens nouveau ; Orson Welles, le génial, fait du cinéma par-
delà toute option : superbe dans la manipulation de choc, il aura s'il le faut des
continuités de caméra aussi enveloppantes qu'une phrase de Proust. Mais si les
styles d'auteurs sont une chose, l'évolution sémiologique du cinéma en est une
autre, différente non point par sa substance (car ce sont les cinéastes qui font le
cinéma) mais par l'échelle de grandeur de la vue qu'on en prend : là, il faudrait
quarante chapitres; ici, deux suffisent, du moins pour l'instant : la ciné-langue,
puis le cinéma-langage. Si nous avons mentionné Antonioni, Visconti, Godard
et Truffaut, c'est parce qu'ils nous paraissent, parmi les auteurs ayant un style,
être de surcroît ceux à travers lesquels se lit le plus clairement le passage de la
volonté de langue au désir du langage. Ils utilisent souvent le plan-séquence là
où les partisans du montage auraient disloqué et reconstruit ; ils ont recours à
ce qu'on appelle faute de mieux le « pano-travelling » (et qui n'est rien d'autre

1. Voir F. R. BASTIDE, • Le roman à l'échafaud •, in Esprit, tome, 28, juin 1960,


pp. 1133 à 1141. Sur le point considéré : p. 1139.
Le cinéma : langue ou langage P
qu'une mobilité non-codifiée de la caméra, un mouvement vraiment libre 1 )
là où les traditionnelles syntaxes distinguent le « travelling avant », le « tra-
velling arrière », le « panoramique horizontal », le « panoramique vertical », etc ... 2
Ainsi, ce que la langue perd vient grossir le langage. Les deux mouvements
n'en font qu'un. Tout se passe, au cinéma, comme si la richesse signifiante du
code et celle du message étaient unies entre elles - ou plutôt désunies - par
Je rapport obscurément rigoureux d'une sorte de proportionnalité inverse : le
code, quand il existe, est grossier ; ceux qui y ont cru, quand ils furent de grands
cinéastes, ront été malgré lui; le message, quand il s'affine, contourne le code;
le code, à tout moment, pourra changer ou disparaître ; le message, à tout
moment, trouvera le moyen de se signifier autrement.

La ciné-langue et les vraies langues :


Le paradoxe du cinéma parlant.

Au temps où Je cinéma se considérait comme une véritable langue, il éprou-


vait pour les langues véritables une sorte d'horreur sacrée. Il redoutait de leur
part une concurrence que lui seul avait rendue possible en se plaçant sur le même
plan qu'elles. On pourrait croire qu'avant 1930 le mutisme même du film lui
aurait assuré une protection automatique ~ontre le verbal exécré. Comme les
sourds qui peuvent dormir en paix puisque nul bruit ne les dérange, le cinéma
muet, penserait-on, se rassul'ant par sa faiblesse, mènerait une vie tranquille et
silencieuse. Eh bien, pas du tout! Nulle époque ne fut plus bavarde que celle
du muet. Ce n'étaient que manifestes, vociférations, invectives, proclamations,
vaticinations, et toujours contre le même et fantômatique adversaire: la parole.
La parole radicalement absente - et pour cause - du film lui-même, et qui
finissait par ne plus exister (doublement : comme pourfendue et comme pour-
fendeuse) que dans les discours que l'on faisait contre elle. Le jeune J. Epstein,
le jeune René Clair, Louis Delluc qui n'eut pas le temps de vieillir, la cohorte du
« cinéma pur » avec Germaine Dulac, impétueuse égérie, et bien sûr la troupe
aux rangs serrés des pionniers soviétiques, Bela Balazs, Charlie Chaplin: autant
de contempteurs du verbe. Encore n'avons-nous cité que les plus sonores.
Et certes, il est facile de sourire. Dans ces anathèmes paradoxaux, il y avait
plus de vérité qu'il n'apparaît d'abord. Les vieilles structures verbales, officielle-
ment absentes du film, ne le hantaient pas moins. L'assaut ri' était pas sans objet:
il y avait évidemment les intertitres ; il y avait - surtout - toute une gesti-
culation dans le jeu de l'acteur, dont la véritable raison - il faudra y revenir 8
- n'était pas, comme on l'a dit à tort, dans l'infirmité de l'image muette ni dans
des habitudes mécaniquement héritées du théâtre (comment expliquer alors que
certains films muets ne gesticulent point ?) - mais dans une tentative incons-
ciente pour parler sans paroles, pour dire sans le langage verbal non seulement
ce que ron aurait dit par lui (opération jamais tout à fait impossible), mais

1. lJn exemple très réussi : la séquence de r agence de voyages dans A bout de aoutpe
de .J. L. Godard.
2. Ce ~hénomène a été bien analysé par F. Chevassu, dans Le langage cinématogra-
phique (Ed. Ligue française de !'Enseignement, 1962), pp. 36-37.
3. Étude en cours.

65
Christian Metz
pou~ le dire sans lui de la même façon qu'on l'aurait dit par lui. U s'est ainsi créé
une manière de charabia silencieux, à la fois surexcité et pétrifié, un exubérant
bredouillage où chaque geste et chaque mimique démarquent avec une scru-
puleuse et maladroite littéralité une unité linguistique, presque toujours une
phrase, dont l'absence (qui n'aurait pas été catastrophique) le devenait sura-
bondamment dès que la décalcomanie gestuelle la soulignait de façon si cruelle.
Mais il suffira qu'un Stroheim 1 , réduit comme ses pairs aux images muettes
et comme eux désireux de pourtant beaucoup dire, s'avise de le dire en contour-
nant la parole (au lieu de lui livrer un assaut furieux doublé d'un plagiat honteux)
pour que le film s'enrichisse et s'apaise, pour que les significations naguère mala-
droitement localisées se fassent plus discrètes et laissent apparaître un sens com-
plexe et coulant d'abondance.
Ils n'avaient donc pas entièrement tort, tous ceux pour qui le cinéma mue ..
était encore trop parlant. Pourtant, s'ils ont pressenti beaucoup de vérités,
c'était dans la foulée d'un mouvement de pensée plus vaste, plus obscur, plus
profondément motivé en eux. Ils avaient presque peur du langage verbal, car
dans le moment même où ils définissaient le cinéma comme un langage non verbal,
c'est encore un mécanisme pseudo-verbal qu'ils imaginaient confusément à
l'œuvre dans le film. Confusément, mais assez nettement pour que le langage
des mots leur apparaisse comme un puissant rival toujours sur le point d'en
entreprendre trop. Un dépouillement des écrits théoriques de cette époque 2
ferait aisément apparaître une surprenante convergence dans les conceptions :
l'image est comme un mot, la séquence est comme une phrase, une séquence se
construit d'images comme une phrase de mots, etc ... En se plaçant sur ce terrain,
le cinéma, proclamant sa supériorité, se condamnait à une éternelle infériorité.
En face d'un langage fi.n (le langage verbal), il se définissait lui-même, sans le
savoir, comme un double plus grossier. Il ne lui restait plus qu'à arborer crâne-
ment sa roture (beaucoup d'articles de Marcel L'Herbier n'avaient pas d'autre
objet) dans la terreur secrète d'un aîné plus racé.
On voit que le paradoxe du cinéma parlant s'enracinait en plein cœur du muet.
Mais le plus paradoxal restait à venir : l'avènement du cinéma parlant, qui
aurait dû changer non seulement les films mais les théories que r on faisait sur
eux, ne modifia en rien ces dernières, du moins pendant plusieurs années. Les
films parlaient, mais on parlait d'eux comme s'ils ne parlaient pas. Exception :
une tendance profondément nouvelle, et que l'on a injustement méprisée avant
que Bazin ne commence à la réhabiliter 3 , se développa à travers les écrits de
Marcel Pagnol. Tendance venue d'ailleurs que du cinéma, qui ne prenait pas ses
racines dans les difficultés d'existence du cinéma muet (d'où la fureur de ses
adversaires), tendance qui, fort significativement, ne commença à se mani-
fester qu'avec l'arrivée du cinéma parlant 4 • Elle échappe à ce que nous appelons
le paradoxe du cinéma parlant : laissons-la de côté pour l'instant.
Autour d'elle, l'apparition de la parole dans le film n'a pas modifié substan-
tiellement les positions théoriques en présence. On sait que maint amant de la

1. Que l'on songe à la magnifique scène de séduction de la MARCHE NUPTIALE (1927)


entièrement bâtie sur d'imperceptibles jeux de visage de l'acteur-cinéaste. Aucun geste.
Mais que d'expression!
2. Travail en cours.
3. c Le cas Pagnol », in Qu'est-ce que le cinéma ? , op. cit., t. Il, pp. 119-125.
4. Premier manifeste de M. Pagnol : 1930. Deuxième manifeste : 1933.

66
Le cinéma : langue ou langage fi

pureté cinémato~aphique se fit un peu prier avant d'admettre la nouvelle venue


dans l'univers filmique. On assura çà et là qu'on ne l'utiliserait pas, ou le moins
possible, et en tout cas jamais en fonction réaliste, que du reste la mode en passe·
rait bien vite ... Il y eut aussi une véritable opération - diversion et retardement
à la fois - qui consista à jouer le « sonore» contre le «parlant » : on acceptait
les bruits réels, la musique, mais non la parole qui, seule de tous les sons du
monde au nombre desquels elle figure pourtant, demeurait frappée - en théorie
- d'un mystérieux et- spécifique interdit : ce fut« le film parlant sans paroles,
le film réticent, le film orné de bruits de porte et de tintements de cuiller, le
film gémissant, criant, riant, soupirant, sanglotant mais jamais parlant » qu'a
épinglé avec tant de verve le dramaturge du Midi 1 • Mais tout' cela n'était
qu' épisode. Ce vaste débat sur l'admission statutaire de la parole dans le film
fut largement platonique : on ne pouvait connaître que de son inscription dans
la théorie du film. Les films eux-mêmes lutent parlants, ils le furent très vite,
ils le furent presque tous, ils le restèrent.
Aussi le moindre aspect du paradoxe n'est-il pâs la déconcertante facilité avec
laquelle la parole se glissa en fait dans les films de tous ceux dont les déclarations
avaient indissolublement lié la survie de l'art du film à la permanence de sa
mutité 2 • Admise par le fait, la parole ne le fut pas en droit. On s'acharna à
expliquer qu'elle ne changeait rien d'essentiel - opinion un peu forte! - et que
les lois de la langue cinématographique restaient les mêmes que par le passé.
A. Arnoux résume une opinion alors fort courante en affirmant 3 que les bons
films parlants sont bons pour les mêmes raisons que les bons films muets, et que
le parlant n'aura été après tout qu'un perfectionnement parmi d'autres, moins
important à tout prendre que le gros plan, « inventé » bien avant.
Avec le recul, on ne peut qu'être surpris par cette obstination à ne pas voir
que passer à la parole était un avénement capital, et à tout le moins un événement
digne de recevoir une place dans la théorie, et partant de déplacer les positions
respectives des éléments plus anciennement reçus. On sait que tout changement
vrai - les linguistes l'ont dit en diachronique et Proust l'a dit des sentiments -
est à cette condition. Mais la parole s'est simplement ajoutée (et encore ... ) à la
théorie du cinéma, comme en surnombre, nouvelle adhérente réduite au stra-
pontin - et ce, lors même que le cinéma muet, sans parler du << sonore », infirme
volontaire et enfant mort-né, disparaissait totalement des écrans.
Ce refus de voir, ou plutôt d'entendre, on le retrouve même, sous une forme
moins stérile et caricaturale, chez ceux qui eurent à la naissance du parlant la
réaction la plus féconde et la plus riche, M. Pagnol mis à part. Le célèbre« Mani-
feste du contrepoint orchestral », d'Eisenstein, Alexandrov et Poudovkine'
admet de grand cœur la bande sonore, à défaut de la parole. L'esprit est positif.
Il y est question, et avec force, d'enrichir le contrepoint visuel d'une dimension
auditive, de multiplier l'ancien cinéma par le nouveau. Mais aussi- et justement

1. Dans son deuxième manifeste, « Cinématurgie de Paris », in Les cahiers du Film,


15 décembre 1933.
2. La chose a été notée par R. Leenhardt dans « Ambiguïté du cinéma » (op. cil.}.
Pour cette remarque : p. 28 du n° 100 des Cahiers du cinéma.
3. Dans un article ultérieurement repris dans Du muet au parlant (La nouvelle édition,
1946) et qui est ici mentionné d'après l'anthologie de P. Lherminier (op. cit.} où il est
reproduit sans référence.
4. In Zhizn lskusslYo (Leningrad), n° 32, 5 août 1928.

67
Christian Metz
parce qu'une réaction intelligente et saine, encadrant plus rièhement ses lacunes,
nous les fait mieux regretter - on remarque qu'à aucun moment les trois Sovié-
tiques ne prennent en. considération la parole : à leurs yeux, le cinéma sonore
est un cinéma au carré ; s'il se multiplie par lui-même, ce n'est que par lui-même
qu'il se multiplie. Les auteurs du Manifeste songent au bruit, à la musique :
Je film reste pour eux un discours proféré. Qu'un élément proférant, la parole,
puisse s'y glisser, voilà ce qu'ils n'envisagent pas, ce qu'ils repoussent même.
Il n'y a pas lieu de leur en faire grief : il était plus difficile d'aborder ces sujets
en 1929 qu'en 1964. Mais il n'est pas interdit de mettre à profit ce recul pour
constater que l'apparition de la parole dans le film devait en un sens rapprocher
fatalement le cinéma du théâtre, contrairement à une opinion trop répandue,
et en dépit des nombreuses analyses, (souvent justes à leur plan), qui ont depuis
1930 souligné les différences entre la parole théâtrale et la parole cinémato-
graphique. Analyses largement convergentes : toutes suggèrent à leur façon
que le Yerbe du théâtre est souverain, et constituant de l'univers représenté,
alors que la parole du film est sujette, et constituée par l'univers diégétique.
Différence importante, peu contestable. Pourtant, plus profondément, toute
parole, souveraine ou non, a pour nature de d'abord nous dire quelque chose,
alors que l'image, le bruit et la-musique, lors même qu'ils nous en« disent» beau-
coup doivent d'abord être produits.
Rien ne peut faire que la distribution du versant actif et du versant passif
s'opère de la même façon dans le langage verbal, lié depuis toujours à l'homme
agent et à la signification délibérée, et dans des « langages » comme l'image, le
bruit ou même la musique, trop liés pour leur part à la patience du monde et à la
malléabilité des choses. Un dialogue de film, quoi qu'on en ait dit, n'est jamais
tout à fait diégétique. Même si l'on néglige les « commentaires de récitants »,
qui nous donneraient trop facilement raison (encore faut-il noter qu'ils existent),
l'élément verbal a du mal à s"engloutir totalement dans le film. Il dépasse forcé-
ment. La parole est toujours un peu porte-parole. Elle n'est jamais toute entière
dans le film, toujours un peu deYant lui. Au contraire, les compositions musicales
ou imagées qui s'affirment avec le plus d'éclat ne se placent pourtant pas entre
le film et nous; on les éprouve comme formant la chair du film: matières riche-
ment ouvrées, matières cependant.
Par delà tout ce qu'il y avait de contestable dans les idées de M. Pagnol sur le
théâtre filmé, le dramaturge était sans doute celui qui s'était le moins trompé,
au cours de ces années 1927-1933 1 où il était bien difficile de ne pas se tromper
du tout. Certains ont refusé le son. D'autres l'ont admis à contre-cœur. D'autres
encore, de grand cœur. Certains même - comme ces maîtresses de maison qui,
désireuses d'avoir à leur table le grand musicien, convient également l'épouse
trop bavarde, dans l'espoir improbable que le travers tant redouté pourrait
bien, après tout, n'être pas redoutable - ont envisagé, dans un beau mouvement
de courageuse acceptation, que quelques paroles viennent s'ajouter au bruit tant
désiré. M. Pagnol, seul ou à peu près, a admis le cinéma parlant, c'est-à-dire le
cinéma qui parle.
Essayons à présent, après ces quelques mots d'histoire, de définir formellement
ce paradoxe du cinéma parlant, auquel échappa le seul Pagnol. Quand le cinéma
était muet, on lui reprochait de trop parler. Quand il se mit à parler, on déclara

1. ~tude en cours.

68
Le cinéma : langue ou langage P
que pour l'essentiel il restait muet et devait le rester. Quoi d'étonnant, dès lors,
si l'on affirmait que l'avénement du _parlant n'avait rien changé ? Et de fait pour
un certain cinéma, il n' apait rien changé. Avant 1930, les films étaient muettement
bavards (gesticulation pseudo-verbale). Après 1930 ils furent bavardement
muets : flots de paroles surajoutés à une construction d'images qui restait fidèle
à ses anciennes lois. La ciné-langue ne pouvait pas être parlante, elle ne l'a jamais
été. Ce n'est pas en 1930 que le cinéma est devenu parlant, mais à partir de 1940
environ quand le film a peu à peu décidé de se changer lui-même pour accueillir
la parole qui, déjà présente, restait pourtant comme à la porte.
Pourtant, dira-t-on, les premiers films parlants parlaient trop, c'est connu.
Certes. Mais si on le remarque tant, c'est aussi parce qu'ils ne parlaient pas vrai-
ment. Aujourd'hui, au contraire, la parole dans le film ne nous choque plus :
elle est moins abondante ? Pas toujours. Mais enfin, admettons. L'essentiel est
de toutes façons ailleurs : le film parle mieux, la parole n'y détonne pas, du moins
en règle générale. Entendons que le film parle mieux pour un film. Ce n'est pas
que le texte soit devenu forcément meilleur, c'est qu'il s'accorde mieux au film.
Pour un cinéma qui se déclarait langage mais se pensait comme une langue
(universelle et non conventionnelle, certes; mais langue tout de même, puisque
voulant former un système assez strict et logiquement antérieur à tout message),
les vraies langues ne pouvaient apporter au film que malheureux surcroît et riva-
lité intempestive : on ne pouvait songer sérieusement à les intégrer dans le jeu
des images, encore moins à les y fondre, à peine à les y accorder.
Le cinéma ne devint parlant que lorsqu'il se conçut comme un langage souple,
jamais fixé d'avance, suffisamment sûr de lui pour se dispenser de monter devant
ses propres portes une garde permanente et hargneuse, suffisamment riche pour
que la richesse d'autrui l'enrichisse. Le« plan-séquence» a plus fait pour le cinéma
parlant que l'avénement du cinéma parlant. Comme le disait E. Souriau à un
autre propos 1 , une invention technique ne peut pas résoudre un problème d'art,
elle ne peut que le poser - avant qu'une deuxième invention, proprement esthé-
tique, vienne à son tour le résoudre. C'est la dialectique bien connue du progrès
à long terme et de la régression dans l'immédiat.
Pour mieux comprendre le cinéma parlant, il faudrait étudier une certaine
sorte de films« modernes» 2, notamment ceux d'Alain.Resnais, Chris Marker et
Agnès Varda, les trois inséparables. L'élément verbal, voire ouvertement
« littéraire», y pèse d'un grand poids dans une composition d'ensemble pourtant
plus authentiquement« filmique» que jamais. Dans L'année dernière à Marien-
bad, l'image et le texte jouent à cache-cache et en profitent pour se caresser
au passage. La partie est égale ; le texte fait image, l'image se fait texte ; c'est
tout ce jeu de contextes qui fait la contexture du film.
On retrouverait ainsi le fameux problème de la « spécificité cinématogra-
phique », sur lequel A. Bazin, presque à chacun de ses articles, glissait une ou deux

1. A propos des «techniques nouvelles »du cinéma {cinémascope etc.} : Intervention


au Symposium sur les effets du film en fonction des techniques nouvelles (dans le cadre
du 2e Congr. intern. de Film., Sorbonne, février 1955). Repris in Rev. intern. de Film.,
n 08 20-24 (année 1955), pp. 92-95. Passage considéré : p. 94.
2. Le travail a été commencé çà et là : par B. P1NGAUD et J. R1cARDOU à propos
d'Alain Resnais (Premier Plan, no 18, oct. 1961); par .J. CARTA à propos d'Alain Resnais,
Agnès Varda et Chris Marker (Esprit, juin 1960); par R. BELLOUR à propos de ces mêmes
cinéastes {Artsept, n° 1, premier trimestre 1963).

69
Christian Metz
phrases fort éclairantes. L'auto-affirmation explicite d'une forte personnalité n'est
pas toujours le fait de ceux qui ont la personnalité la plus forte: ainsi d'un certain
cinéma d'hier.

Un état, une étape :


Essai de jugement sur la « ciné-langue ».
On lui pardonne tout, à ce cinéma d'hier, parce qu'il nous a donné Eisenstein
et quelques autres. Mais c'est au génie que l'on pardonne. La ciné-langue formait
tout un corps théorique, on peut l'évaluer comme telle; le distinguo est d'impor-
tance : les perspectives du critique ou de l'historien ne coïncident pas ici avec
celles du théoricien. Il est des impasses somptueuses. Des conceptions qui n'ont
pas survécu nous ont valu, tant qu'elles ont vécu, quelques-uns des plus grands
chefs d'œuvre de l'écran.
Et puis, s'il exista un cinéma-mecano, il n'exista jamais de film-mecano.
La tendance commune à beaucoup de films de cette époque ne fut hypostasiée
que dans les écrits et les manifestes .Elle ne s'investit jamais toute entière dans
un film particulier, si ce n'est dans telle ou telle production d'un Dziga Vertov à
la limite du cinéma normal et de l'expérimentation pure : c'est même en revoyant
aujourd'hui de tels films que l'on se prend à ressentir les autres comme « nor-
maux ». Laissons au critique le soin de souligner tout ce que ces derniers ont
apporté.
Quant à l'historien, il aura raison de remarquer que c'est seulement à travers
des outrances - théoriques ou pratiques - que le cinéma pouvait commencer
à prendre conscience de lui-même. La ciné-langue, c'est aussi la naissance comme
art, du cinéma tout court, quelque temps après l'invention toute technique du
cinématographe ; c'est ce qu'André Bazin disait de r« Avant-Garde » au sens
strict 1 • On peut l'étendre à une bonne partie du cinéma de la même époque.
Laissons donc l'historien étudier tout ce qu'il y avait de positif - et c'est beau-
coup - dans cette crise d'originalité juvénile.
La ciné-langue, au sens large où nous l'entendons, fut de très loin ce que l'époque
offrit de meilleur en matière de cinéma ; c'est à travers elle que quelque chose
s'est joué qui touche à l'art et au langage. C'est pourquoi nous n'avons parlé que
d'elle. Mais les perspectives ne doivent pas s'en trouver obscurcies : pour un film
de cette tendance, il sortait, comme il est de \oujours, dix films quelconques qui
tous échappèrent- mais par le bas- aux difficultés d'existence du cinéma muet
comme au paradoxe du cinéma parlant ; avant 1930, le nave~ photographiait
des éléphants d'Afrique, après 1930, il enregistra des numéros de music-hall,
paroles et musique comprises. La parole ni son absence ne pouvaient gêner ce
sans-gêne.
Il y eut aussi un autre cinéma, ni ciné-langue, ni navet. En pleine époque
du montage-roi, un Stroheim, un Murnau annoncent le cinéma moderne. Affaire
de talent et d'individualités. Car ce cinéma n'eut pas sa théorie, il ne fit pas

i. In « L'avant-garde nouvel1e • {dans FesliYal du film maudit, plaquette de luxe à


tirage réduit publiée en 1949 à l'occasion dudit Festival}. Repris in Cahiers du cinéma,
n° 10, mars 1952, pp. 16-17.

70
Le cinéma : langue ou langagB ?

école sur le moment. Idéologiquement, la manipulation seule régnait. C, est


normal : les étapes sont faites pour n'être brûlées que par une minorité 1 •

Une notion-gigogne : la spécificité cinématographique.


Ainsi le cinéma, comme disait Rossellini, est-il langage d'art plutôt que véhi-
cule spécifique. Né de l'union de plusieurs formes d'expression préexistantes
qui ne perdent pas entièrement leurs lois propres (l'image, la parole, la musique,
les bruits même), le cinéma, d'emblée, est obligé de composer, à tous les sens du
mot. II est d'entrée de jeu un art, sous peine de n'être rien du tout. Sa force
ou sa faiblesse est d'englober des expressivités antérieures : certaines sont pleine-
ment des langages (l'élément verbal), d'-autres ne le sont qu'à des sens plus ou
moins figurés (la musique, l'image, les bruits).
Pourtant, tous ces « langages » ne sont pas, face au cinéma, sur le même plan :
le film s'est annexé après coup la parole, le bruit, la musique ; il a apporté avec
lui en naissant le discours imagé. Aussi une véritable définition de la « spécificité
cinématographique » ne peut-elle être qu'à deux niveaux : discours filmique et
discours imagé.
En tant que totalité, c'est par sa composition que le discours filmique est
spécifique. Rassemblant des« langages» premiers, le film, instance supérieure, se
trouve de force projeté vers le haut, dans la sphère de l'art- quitte à redevenir
un langage spécifique au sein même de son enveloppement dans l'art. Le film-
totalité ne peut être langage que s'il est déjà art.
Mais au sein de cette totalité, il y a un noyau plus spécifique encore, et qui,
contrairement aux autres éléments constitutifs de l'univers filmique, n'existe
pas à l'état séparé dans d'autres arts : le discours imagé. Ici, la perspective s'in-
verse : la suite des images est d'abord un langage. Langage au sens figuré, car
vraiment trop différent du langage qu'on parle? Soit. Mais langage tout de même,
en ce sens que l'intuition de Rossellini (qui portait évidemment sur le film comme
totalité). ne s'applique pas à lui. Le discours imagé est un véhicule spécifique :
il n'existait pas avant le cinéma; jusqu'en 1930 il a tout seul suffi à définir le film.
Dans les films technographiques ou chirurgicaux, il assume exclusivement la
fonction véhiculaire, aucune recherche de totalisation artistique ne vient se
joindre à lui. Au contraire, dans les films de fiction, ce langage de rimage tend à
devenir un art (au sein d'un art plus vaste) - de même que le langage verbal,

1. Nous n'avons rien dit de la période antérieure à 1920, qui est pourtant capitale
pour la genèse du langage cinématographique (voir Griffith en particulier). Mais lee
problèmes qu'elle pose sont étrangers au propos de ces quelques pages, qui n'ont nulle
prétention historique. Il est bien évident qu'un Feuillade, pour prendre ce seul exemple,
- il y en aurait beaucoup d'autres - est exempt des excès que nous reprochons à la
« ciné-langue ». La question qui nous intéresse {langage ou langue?) n'a pu commencer
à se poser qu'à partir du moment où sont apparues les premières théories du film, c'est-à-
dire à partir de 1920 à peu près. Auparavant, le cinéma devait d'abord se faire. Lumière
a inventé le cinématographe, il n'a pas inventé le« film» que nous connaissons aujour-
d'hui (ensemble narratif complexe de dimensions notables). Les grands pionniers
d'avant 1920 ont inventé le cinéma (voir JEAN MITRY, Esthétiql.16 et psychologie du cinAma
op. cit., pp. 267 à 285). Il fallait d'abord que le cinéma existe, et qu'il commence à se
penser en termes de théorie, pour que les problèmes de sémiologie évoqués ici aient
seulement un sens et un objet. La sémiologie du cinéma est une sémiologie du cinéma.

71
Christian. Metz
susceptible de mille emplois utilitaires, ne s'interdit pas de devenir incantation,
poésie, théâtre, roman.
La « spécificité » du cinéma, c'est la présence d'un langage qui veut se faire
art au cœur d'un art qui veut se faire langage.
Deux choses, donc. Mais non pas trois. Car il y aurait aussi la langue. Or ni
le discours imagé, ni le discours filmique ne sont des langues. Langage ou art,
le discours imagé est un système ouvert, malaisément codifiable, avec ses unités
non discrètes, son intelligibilité trop naturelle, son défaut de distance du signi-
fiant au signifié. Art ou langage, le film composé est un système plus ouvert
encore, avec les pans entiers de sens qu'il nous livre directement.
Le film tel que nous le connaissons n'est pas un mélange instable : c'est que
ses éléments ne sont pas incompatibles. Et s'ils ne le sont pas, c'est qu'aucun
d'eux n'est une langue. On ne peut guère user de deux langues en même temps;
qui s'adresse à moi en Anglais ne le fait pas en Allemand. Les langages, en revan-
che, tolèrent mieux ces sortes de superpositions, du moins dans certaines limites:
qui s'adresse à moi par le moyen du langage verbal (Anglais ou Allemand) peut
en même temps me·faire des gestes. Quant aux arts, ils sont superposables dans
des limites plus larges encore, témoins r opéra, le ballet, la poésie chantée. Si le
cinéma donne cette impression - parfois trompeuse, d'ailleurs - de rendre
tout compatible avec tout, c'est parce que le plus clair de lui se joue, à bonne
distance de la langue, entre langage et art. Le cinéma que nous connaissons -
il y en aura peut-être d'autres, certains se dessinent déjà dans tel spectacle de
cinerama - est une« formule» à bonheurs multiples: il marie durablement des
arts et des langages consentants en une union où les pouvoirs de chacun tendent
à devenir interchangeables. e est la communauté des biens, en plus de l'amour.

Cinéma et linguistique.

Mais alors, est-ce à dire que l'étude du cinéma ne peut pas comporter de
dimension linguistique, à l'époque où la linguistique proprement dite, fidèle
dans l'ensemble à l'enseignement saussurien 1 , s'intéresse principalement à la
langue?
Non. Nous sommes persuadés au contraire que l'entreprise« filmolinguistique »
se justifie pleinement, et qu'elle doit être pleinement linguistique, c'est-à-dire
solidement adossée à la linguistique tout court. Comment l'entendre, si le
cinéma n'est pas une langue? C'est ce que nous voudrions à présent tenter
d'éclaircir.
L'étude du film est deux fois concernée par la linguistique : à deux moments
différents de sa démarche, et, dans le deuxième, pas tout à fait par la même
linguistique que dans le premier.
C'est Saussure, on le sait, qui a donné comme objet à la linguistique l'étude
de la langue 2 • Mais c'est aussi Saussure qui a jeté les bases d'une science plus
large, la sémiologie, dont la linguistique serait un secteur particulier encore que

1. Il va de soi que nous songeons uniquement à la linguistique générale. La linguis-


tique des« domaines• ne peut guère intéresser le cinéma qu'à titre exceptionnel.
2. Cours ~ linguisliqru GénArale, p. 25.

72
Le cinéma : langue ou langage P

particulièrement important 1. Et inversement, ceux qui ici et là ont commencé


à étudier le mécanisme interne des systèmes non-verbaux (le code de la route,
la cartographie, les numéros, les gestes de politesse ... ) ou des systèmes trans-
verbaux (les paroles de politesse, la poésie, les contes, les mythes ... ) ou encore
de tel système à cheval sur le verbal et le non-verbal (la parenté telle que la
conçoit Cl. LéVi-Strauss 2 , avec sa double organisation des « appellations » et
des« attitudes») - ne sont-ils pas presque tous des lecteurs assidus, des admira-
teurs, et parfois des disciples fort directs du maître genevois? Nous reviendrons
sur ce point. Mais remarquons déjà un trait assez frappant: en droit, la linguis-
tique n'est qu'un secteur de la sémiologie ; en fait, la sémiologie se construit
à partir de la linguistique. C'est en un sens très normal : la sémiologie, pour
l'essentiel, reste à faire, alors que la linguistique est déjà bien avancée. Il y a là
pourtant comme un petit renversement. Les post-saussuriens sont plus saussuriens
que Saussure: cette sémiologie dont rêvait le linguiste, ils la bâtissent carrément
comme une translinguistique. Et c'est fort bien ainsi : l'aîné doit aider le cadet,
et non l'inverse. Il nous paraît assez naturel d'appeler « filmolinguistique » une
sémiologie du cinéma. D'ailleurs, un passage de Saussure lui-même laisse entrevoir
ce chassé-croisé : la linguistique, dit-il, pourrait aider beaucoup la sémiologie si
elle devenait elle-même plus sémiologique 3 • Or, depuis Saussure et grâce à lui,
elle l'est devenue surabondamment.
La linguistique proprement dite, concentrant ses forces sur la langue humaine,
est arrivée à connaître son objet avec une rigueur qu'on lui envie bien souvent 4 •
Elle a projeté sur lui une vive lumière qui a abouti (ce n'est pas paradoxal) à
éclairer aussi les alentours. Ainsi, dans un premier moment, de très larges aspects
du discours imagé que tisse le film deviennent-ils compréhensibles, ou du moins
plus compréhensibles, si on les envisage par différence avec la langue. Com-
prendre ce que le film n'est pas, c'est gagner du temps, et non en perdre, dans
l'effort pour saisir ce qu'il est. Ce dernier objectif définit le deuxième moment
de l'étude du cinéma. Dans la pratique, les deux temps ne sont pas séparables,
à chaque instant l'un mène à l'autre; si nous appelons« premier» l'un des deux,
c'est parce qu'il a pour lui l'acquis de la linguistique : on est donc incité à com-
mencer par lui. Le « deuxième » est proprement sémiologique, translinguistique ;
il peut moins se permettre de s'appuyer sur du déjà-fait; loin de se faire aider,
il devrait au contraire aider - s'il le peut - à faire du nouveau ; il est donc voué
à l'inconfort de toute la sémiologie actuelle.
Quelques exemples sont ici nécessaires.

Le discours imagé par rapport à la langue ;


le problème de la « syntaxe » cinématographique.
DEUXIÈME ARTICULATION : Le cinéma n'a rien en lui qui corresponde à la deu-
xième articulation, fût-ce par métaphore. Cette articulation opère au plan du

1. Cours de Linguistique Générale, p. 33.


2. « L'analyse structurale en linguistique et en anthropologie », in Word (N. Y.),
août 1945. Repris dans Anthropologie structurale, pp. 37-62. Passage ici considéré :
pp. 44-45.
3. Cours de Linguistique Générale, p. 34.
4. Voir les nombreuses remarques de Cl. Lévi-Strauss à ce sujet, sa collaboration
avec R . .Jakobson, etc ...

73
Christian Metz
signifiant, mais non du signifié : le phonème, et a fortiori le « trait », sont des
unités distinctives sans signification propre. Leur seule existence implique une
grande distance entre« contenu» et« expression». Au cinéma, la distance est trop
courte. Le signifiant est une image, le signifié est ce-que-représente-l'image.
De plus, la fidélité photographique fait que l'image est ici particulièrement
ressemblante, et les mécanismes psychologiques de participation, assurant la
fameuse « impression de réalité », achèvent de raccourcir la distance : dès lors, il
devient impossible de découper le signifiant sans que le signifié soit lui-même
débité en tronçons isomorphes: d'où l'impossibilité de la deuxième articulation.
Le cinéma constitue une « sémie » beaucoup trop « intrinsèque », pour parler
comme E. Buyssens. Si une image représente trois chiens et si je « coupe » le
troisième, je ne peux que couper en même temps le signifiant et le signifié« troi-
sième chien ». Le logicien-linguiste américain G. Ryle se moque d'une certaine
conception naïve de la langue (que condamnait déjà Saussure), et qu'il baptise
ironiquement « the FIDO-fide theory » : au chien Fido correspond rigoureuse-
ment le nom.FIDO. Les mots nomment après coup, chacun à chacùn, des choses
en nombre égal et strictement préexistantes : cette façon de voir, complètement
fausse en linguistique, l'est beaucoup moins au cinéma ; il y a autant de « choses »
dans l'image filmique qu'il y en avait dans le spectacle filmé.
Les théoriciens du film muet aimaient à parler du cinéma comme d'un« espe-
ranto ». Rien n'est plus faux. Certes, l'esperanto diffère des langues ordinaires,
mais c'est parce qu'il réalise à la perfection ce vers quoi elles ne font que tendre:
un système totalement conventionnel, codifié et organisé. Le cinéma diffère aussi
des langues, mais dans le sens contraire. Il serait plus juste de dire que les langues
sont comme coincées entre deux esperantos : l'un, le vrai (ou l'ido, ou le novial,
peu importe) est un« esperanto »par excès de linguisticité; l'autre, le cinéma, par
défaut.
En somme, l'universalité du cinéma est un phénomène à deux faces. Face
positive : le cinéma est universel parce que la perception visuelle est à peu près
la même dans le monde entier. Face négative: le cinéma est universel parce qu'il
échappe à la deuxième articulation. Il faut insister sur la solidarité des deux
constatations : un spectacle visuel entraîne une adhérence du signifiant au
signifié qui elle-même rend impossible leur décrochage à quelque moment, donc
l'existence d'une deuxième articulation.
L'esperanto proprement dit est fabriqué, c'est un après de la langue. L' « espe-
ranto visuel» est donné, c'est un avant de la langue. Dans cette notion d'espe-
ranto filmique, il y a tout de même quelque chose de vrai : c'est par la deuxième
articulation que les langues diffèrent le plus radicalement entre elles et que les
hommes ne se comprennent pas. La phrase est toujours à peu près traduisible
comme le remarque R. Jakobson 1 . C'est qu'elle correspond à un mouvement
réel de la pensée et non à une unité de code. Le mot donne encore lieu à des
équivalences interlinguistiques, bien imparfaites mais suffisantes pour rendre
possibles les dictionnaires. Le phonème est radicalement intraduisible, puis-
qu' exhaustivement défini par sa position sur la grille phonologique de chaque
langue. On ne saurait traduire une absence de sens. On en revient ainsi à l'idée

1. In « Aspects linguistiques de la traduction ». Paru dans On translation de R. A.


Brower (Harv. Univ. Press, 1959). Repris dans les Essais de linguistique générale, pp. 78-
86. Passage considéré : pp. 79-82.

'14
Le cinéma : langue ou langage P
que si le discours imagé se passe de toute traduction, c'est parce que, échappant
à la deuxième articulation, il est d'avance traduit en toutes langues : le comble
du traduisible, c'est le partout-identique.
A. Martinet estime 1 qu'on ne peut parler de langue au sens strict que là où
il y a double articulation. De fait, le cinéma n'est pas une langue mais un langage
d'art. Le mot « langage » a de nombreux sens, stricts ou moins stricts, et tous
sont en quelque façon justifiés. Ce foisonnement polysémique s'opère - sous nos
yeux - dans deux directions : tels « systèmes » (et même les plus inhumains)
seront dits « langages » si leur structure formelle ressemble à celle de nos langues :
ainsi du langage des échecs (qui intéressait tant Saussure), du langage binaire
qu'utilisent les machines. A rautre pôle, tout ce qui parle à l'homme de l'homme
(fût-ce de la façon la moins organisée et la moins linguistique) est ressenti comme
« langage » : c'est alors le langage des fleurs, celui de la peinture, celui même
du silence. Le champ sémantique du mot « langage » semble s'ordonner autour
de ces deux axes. Or, c'est dans le « langage » au sens le plus propre qui soit (le
langage phonique humain) que prennent naissance ces deux vecteurs d'expansion
métaphorique : le langage verbal sert à communiquer entre hommes ; il est
très fortement organisé. Les deux groupes de sens figurés sont déjà là. C'est en
tenant compte de cet état des usages, qui ne permet pas toujours de s'en tenir
aux sens que l'on voudrait stricts, qu'il nous paraît convenable de regarder le
cinéma comme un langage sans langue.

PREMIÈRE ARTICULATION : Si le cinéma n'a pas de phonèmes, il n'a pas non


plus, quoi qu'on ait dit, de « mots ». Il n'obéit pas non plus - sinon par moments
et en quelque sorte par hasard - à la première articulation. Il faudrait montrer 2
que les embarras quasi-insurmontables dans lesquels se lancent les « syntaxes »
du cinéma tiennent pour bonne part à une confusion initiale : l'image y est
définie comme un mot, la séquence comme une phrase. Or l'image (du moins
celle du cinéma) équivaut à une ou à plusieurs phrases, et la séquence est un
énoncé complexe.
Bien entendu, le terme de« phrase», ici et dans la suite de ces lignes, désigne
la phrase orale et non la phrase écrite des grammairiens (énoncé complexe à
assertions multiples compris entre deux ponctuations fortes). Il s'agit ici de la
phrase des linguistes. Dans le célèbre exemple de J. Vendryes 3 , destiné précisé-
ment à distinguer ces deux sortes de phrases, l'auteur considère qu'il y a cinq
phrases (au sens qui nous intéresse) dans l'énoncé suivant : « Vous voyez bien
cet homme /là-bas/ il est assis sur le sable/ eh bien, je l'ai rencontré hier/ il était
à la gare.» Il n'est pas question de prétendre qu'une séquence filmique de même
contenu aurait exactement ces cinq phrases (ces cinq « plans »). Simplement
l'image de cinéma est une sorte d' « équivalent » de la phrase parlée, non de la
phrase écrite. Il n'est pas exclu - mais c'est un autre problème - que certains
<< plans» ou groupes de plans puissent correspondre de surcroît à des phrases de
type « écrit ». A maint égard 4 le cinéma évoque l'expression écrite bien plus que le

t. « Arbitraire linguistique et double articulation •, in Cahiers F. tk Saussure, 15,


1957, p. 109.
2. Étude en cours.
3. In Le langage, introduction linguistique à l'histoire, Éd. Renaissance du livre,
1921.
4. Voir plus loin, à propos de • Cinéma el littérature ».

75
Christian Metz
langage parlé. Mais à un certain moment du découpage des unités, le plan,« énoncé
assertif fini » comme dirait E. Benveniste 1 , équivaut à une phrase orale.
R. Jakobson rapporte 2 que Shimkin, dans son travail sur les proverbes, a été
amené à poser que dans le proverbe, « la plus haute unité linguistique codée
fonctionne en même temps comme le plus petit tout poétique ». Supprimons
<( codée », car nous sommes au cinéma, secteur non-verbal (le proverbe, lui, est
du trans-verbal). Il reste que· le« plan», phrase et non mot (comme le proverbe)
est bien le plus petit tout« poétique».
Comment comprendre cette « correspondance » entre l'image filmique et la
phrase? Tout d'abord, le« plan», par son contenu sémantique, par ce qu'E. Buys-
sens appellerait sa « substance » 3 , est plus proche à tout prendre d'une phrase
que d'un mot. L'image montre-t-elle un homme qui marche dans la rue? Elle
équivaut à la phrase : «Un homme marche dans la rue». Equivalence grossière,
certes, et sur laquelle il y aurait beaucoup à dire 4 • Mais enfin cette même image
filmique ne correspond absolument pas au mot« homme» ou« marche» ou« rue»
et encore moins à l'article « la » ou au morphème zéro du verbe « marche ». Au
niveau de la phrase, on peut se poser des questions, ouvrir une discussion. Au
niveau du mot, l'erreur est trop massive, la réflexion devient impossible.
Plus encore que par sa quantité de sens (notion trop difficile à manier, surtout
au cinéma où le degré discret fait défaut), l'image est phrase par son statut assertif.
L'image est toujours actualisée. Aussi, même les images- assez rares d'ailleurs -
qui correspondraient par le contenu à un mot, sont encore des phrases. C'est un
cas particulier, particulièrement éclairant. Un gros plan de revolver ne signifie
pas « revolver » (unité lexicale purement virtuelle) - mais signifie au moins,
et sans parler des connotations, « Voici un revolver ». Il emporte avec lui son
actualisation, une sorte de « voici » (ce mot qui justement est considéré par
A. Martinet 5 comme un pur indice d'actualisation.) Même quand le (C plan »
est un mot, c'est encore un mot-phrase, comme dans certaines langues.

Cinéma et syntaxe.

L'image, ainsi, est toujours parole, jamais unité de langue. Il n'est pas étonnant
que les auteurs de« grammaires cinématographiques» se soient engagés dans une
impasse. Ils prétendaient écrire la syntaxe du cinéma et ils songeaient en fait,
avec leur image-mot, à quelque chose d'intermédiaire entre le lexique et la
morphologie. Voilà qui n,a de nom dans aucune langue, ou plutôt qui n'a deux
noms que dans les langues. Le cinéma est autre chose.
Il y a une syntaxe du cinéma, mais elle reste à faire, et ne pourra l'être que

1. « La phrase nominale », in B.S.L.P., 1950, t. XL VI.


2. In « Le langage commun des linguistes et des anthropologues », intervention-
conclusion de la Conférence des Anthropologues et linguistes (Univ. d'Indiana, 1952).
Repris dans les Essais de linguistique générale, pp. 25 à 42. Passage cité: p. 31.
3. Les langages et l6 discours, éd. Office de publicité, Bruxelles 1943. Chap. 11, § A,
pp. 8-12.
4. Étude en cours.
5. ÉUments de linguistique générale, 3e éd., A. Colin, 1963, p. 125.

76
Le cinéma : langue ou langage P
sur des bases syntaxiques et non morphologiques 1 ; Saussure remarquait 2 que
la syntaxe n'était qu'un aspect de la dimension syntagmatique du langage, mais
que toute syntaxe était syntagmatique. La syntagmatique est une instance plus
large, plus intégrante, que la syntaxe: idée à méditer pour qui s'occupe de cinéma.
Le « plan » est la plus petite unité syntagmatique du film, c'est le « taxème »,
au sens de L. Hjelmslev 3 , la séquence est un grand ensemble syntagmatique.
Il faudra étudier la richesse, l'exubérance même, des agencements syntagma-
tiques que le film autorise (on retrouvera ainsi, éclairé autrement, le problème
du montage) et l'opposer à la surprenante pauvreté des ressources paradigma-
tiques du cinéma.

La paradigmaiique du film.

Dans les écrits des théoriciens, le mot << montage » pris au sens large englobe
souvent le découpage, mais l'inverse n'a jamais lieu. Au cinéma le moment de
l'agencement (montage) est en quelque façon plus essentiel - linguistiquement
du moins -que le moment du choix (découpage), sans doute parce que ce choix,
trop ouvert, n'en est pas mais plutôt un acte décisoire, une sorte de création.
C'est pourquoi, sur le plan artistique, le contenu de chaque « plan » isolé est de
grande importance, même si l'agencement est lui aussi un art. Au niveau du
« plan » il y a de l'art (s'il y a quelque chose). Au niveau de la séquence, il y a
de l'art et du langage. D'où la condamnation des « belles photographies » au
cinéma.
Le paradigme cinématographique est fragile, approximatif, souvent mort-né,
aisément modifiable, toujours contournable. C'est seulement dans une très faible
mesure que Je segment filmique prend son sens par rapport aux autres segments
qui auraient pu apparaître au même point de la chaîne. Ces derniers ne sont pas
dénombrables, leur inventaire serait sinon illimité, du moins plus « ouvert >> que
l'inventaire linguistique le plus ouvert. Rien n'équivaut ici à ce dévidement
« péribolique >>dont G. Guillaume 4 a souligné l'importance dans le langage verbal.
Ch. Bally 5 remarquait que certaines unités qui s' << opposent » à un nombre
illimité et indéfinissable de termes dépendant uniquement du contexte, des locu-
teurs, des associations d'idées, finissent par ne plus s'opposer vraiment à aucun :
c'est un peu le cas de l'image filmique.
Dans le film, tout est présent : d'où révidence du film, d'où aussi son opacité.
L'éclairement des unités présentes par les unités absentes joue ici beaucoup moins

1. De ce point de vue, le livre de JEAN M1TRY {Esthétique et psychologie du cinéma,


éd. universitaires, 1963, tome 1), représente un progrès considérable par rapport à tous
les ouvrages antérieurs de théorie du cinéma.
2. Cours de Linguistique Générale, p. 188.
3. La stratification du langage, in Word, (U.S.A.), 10, 1954, repris in Essais linguia-
tiquu, (Copenhague, 1959, Nordisk Sprog og Kulturforlag); sur le taxème, pp. t*O et 58
(pagination Essais linguistiquu).
4. « Observation et explication dans les sciences du langage », in Etudes philoso-
phiques, 1958, pp. 446-462. Passage considéré : .pp. 446-447.
5. Sur la motivation des signes linguistiques, in Bulletin de la Société de Linguistique
de Paris, 1940, t. XLI, p. 75 sqq. Passage considéré : p. 87.

77
Christian Metz
que dans le langage verbal. Les rapports in praesentia sont d'une richesse qui rend
à la fois superflue et impossible la stricte organisation des rapports in absentia.
C'est parce que le film est facile à comprendre qu'il est difficile à expliquer.
L'image s'impose, elle « bouche » tout ce qui n'est pas elle.
Message riche à code pauvre, texte riche à système pauvre, le cinéma est d'abord
parole. Tout y est assertion. Le mot, unité de langue, fait défaut ; la phrase, unité
de parole, est souveraine. Le cinéma ne sait parler que par néologismes, toute
image est un « apax ». On y chercherait en vain de véritables séries associatives
ou des champs sémantiques stricts. Même le structuralisme souple et prudent
d'un St. Ullmann 1 n'y a pas sa place car il est lexicologique, et un structuralisme
filmolinguistique ne peut être que syntaxique.
Il existe une paradigmatique - partielle - du film. Mais les unités commu-
tables sont de grandes unités signifiantes, elles sont déjà syntaxiques. C'est ainsi
que les travaux érudits de J. L. Rieupeyrout sur l'histoire du western nous
apprennent qu'il fut une époque où le « bon » cow-boy était désigné par son vête-
ment blanc, et le « mauvais » par son vêtement noir. Le public, paraît-il, ne s'y
trompait jamais. Voilà qui autorise une sorte de commutation rudimentaire, et,
comme il est de règle, tant au plan des signifiants (blanc/noir} qu'à celui des
signifiés («bon»/« mauvais»}. Commutation par grandes masses : les deux cou-
leurs sont déjà prédiquées {puisqu'attribuées à un vêtement présent}, et les deux
qualités aussi (puisque c'est le cow-boy de l'image qui est« bon» ou« mauvais»)
avant que la commutation puisse avoir lieu : différence essentielle avec une
commutation lexicale et a fortiori phonologique. Mais ce n'est pas tout : ce
« paradigme », peut-être précisément parce que trop engagé dans la parole,
est Ülstable et fragile; la« convention» du cow-boy blanc ou noir n'a duré qu'un
temps. C'était presque fatal: comment éviter qu'un beau jour tel cinéaste ennemi
de la routine ait l'idée d'habiller son cavalier de gris, ou alors d'une chemise
blanche et d'un pantalon noir : adieu le paradigme! Sa pauvreté est la contre-
partie d'une richesse distribuée ailleurs: le cinéaste, différent en cela du locuteur,
peut s'exprimer en nous montrant directement la variété du monde; aussi le
paradigme est-il bien vite débordé : c'est un autre aspect de cette sorte de lutte
qui oppose au cinéma le code et le message. Les grands cinéastes (or il est puéril
de toujours dire que le cinéma, ce n'est pas eux, car alors, qui est-ce?) ont évité
le paradigme.
Le « type » cow-boy blanc/cow-boy noir ne définit qu'une sorte de paradigme
filmique. Syntaxique par l'étendue syntagmatique des segments commutables
et par leur statut assertif, une telle opposition porte cependant, par son contenu,
sur des « impressions » (« Le cow-boy e~t bon ») qui gardent quelque chose de
lexical. D'autres « oppositions » filmiques, à peu près commutables elles aussi,
sont encore plus engagées dans le discours et portent sur des espèces de mor-
phèmes 2 • Beaucoup de « mouvements d'appareil » (Travelling A V/ Trav. AR)
ou de « procédés de ponctuation » (Fondu/montage sec; c'est-à-dire : Fondu/
degré zéro) peuvent être envisagés dans cette perspective. C'est ici un rapport
qui s'oppose à un autre rapport. Il y a toujours, en plus de ce qui est commutable,

1. Voir pp. 341-343 du Journ. de Psych. norm. et pathol., 1958, in Orientations nou-
velles en sémantique, et passim dans le Précis de sémantique française.
2. Le mot est pris ici dans l'acception où il s'oppose à l'ex-« sémantème » devenu
« lexème », et non point au sens d'unité minimum ayant une signification en propre.

78
Le cinéma : langue ou langage P

une sorte de support 1 idéalement invariant. Le travellig avant et le travellig arrière


correspondent à deux intentionnalités du regard, mais ce regard a toujours un
objet, celui dont la camera s'approche ou s'éloigne. C-est donc ici la théorie
des termes syncatégorématiques qui pourrait nous aider : de même que le mot
« mais » n'exprime jamais l'idée adversative comme telle, mais toujours un
rapport adversatif entre deux unités réalisées, de même le travelling avant exprime
une concentration de l'attention qui ne se porte jamais sur elle-même mais tou-
jours sur un objet.
Cette dualité du support et du rapport, dans un langage qui admet la simul-
tanéité visuelle de plusieurs perçus, explique ce que de tels procédés peuvent
avoir de suprasegmental : le support et le rapport sont bien souvent perçus en
même temps. Il y a plus: le« rapport» au cinéma ne fait souvent qu'un avec le
regard que la camera (et le spectateur) posent sur l'objet-support: un travelling
avant sur un visage, c'est une façon de regarder ce visage. C'est pourquoi tant
de procédés filmiques matériellement invraisemblables sont psychologiquement
vraisemblables, comme on l'a remarqué çà et là 2 • Par exemple le travelling avant
rapide, qui fait grossir l'objet sous nos yeux, ou les cadrages obliques, ou certains
très gros plans : autant de cas où le visage de l'objet n'est guère «ressemblant »,
Mais l'aspect suprasegmental du couple support/rapport a cette conséquence
que la« vraisemblance» filmique est à chercher au niveau du dynamisme vivant
et constructeur de la perception, et non à celui des données objectives de la
situation perçue, car le film enveloppe dans le même segment une instance perçue
et une ipstance percevante. Bien des mouvements d'appareil consistent à livrer
un objet invraisemblable à un regard vraisemblable.

L 'intellection filmique. a
Un film se comprend toujours plus ou moins. Si d'aventure il ne se comprend
pas du tout, c'est à cause de son contenu, non de son mécanisme sémiologique.
Bien entendu, le film sibyllin, comme la parole sibylline, le film extraordinaire,
comme le livre extraordinaire, le film trop riche ou trop nouveau, comme l'ex-
posé trop riche ou trop nouveau, peuvent fort bien tourner à l'inintelligible. Mais
le film comme« langage» est toujours compris - sauf par des sujets anormaux,
qui ne comprendraient pas mieux, et souvent beaucoup moins bien, un discours
autre que filmique ; sauf par des sujets aveugles, atteints (comme les sourds pour
la parole) de l'infirmité sélective qui bloque l'accès au signifiant; sauf, enfin,
dans les cas où la substance même dont est faite ce signifiant se trouve maté-
riellement endommagée : la pellicule du vieux film, jaunie, rayée, illisible; ainsi
l'orateur par trop enroué en arrive à ne plus être entendu.
Hors ces cas, le film est toujours compris, mais il l'est toujours plus ou moins,
et ce plus comme ce moins ne sont pas quantifiables, car les degrés discrets les
unités de signification aisément dénombrables font ici largement défaut. Si deux

1. Déjà noté par R. BARTHES in Les unités traumatiques au cinéma» (Rev. intern. de
Film., no 34, juil.-sept. 1960}.
2. Notamment M. Martin, pp. 152-154 du Langage cinématographique, op. cit.
3. Étude en cours. - Nous avons déjà parlé de l'intellection filmique à un autre
propos, ici même, p. 52. Les pages 194-200 du livre d'E. MORIN (Le cinéma ou
l'homme imaginaire, op. cit.) sont fort éclairantes sur ce sujet.

79
Christian Metz
sujets parlent une langue difJérente, les degrés quantitatifs de leur intercompré-
hension pourront être - en principe du moins - facilement décomptés : A connaît
3 mots de la langue parlée par B, et B 6 mots de celle qu'emploie A. Dans telle
phrase, c'est tel mot et non le voisin qui n'a pas été compris ; ou alors, on peut
établir que c'est tel mot qui a par ricochet rendu inintelligible pour l'auditeur
la phrase entière. Une unité linguistique est reconnue ou non par l'auditeur, car
eJle préexistait dans la langue. Le souhait que formulait Marcel Cohen (étudier les
degrés de l'intercompréhension) est réalisable, en dépit de grandes difficultés.
Mais au cinéma les unités - ou mieux, les éléments - de signification co-présents
dans l'image {et que dire de la séquence!) sont trop nombreux et surtout trop
continus : le spectateur le plus intelligent ne les aura pas tous compris. Inverse-
ment, il suffit d'avoir appréhendé globalement les principaux d'entre eux pour
<( tenir» le sens général, approximatif {et pourtant pertinent} de l'ensemble : le
spectateur le plus épais aura à peu près compris. Des expériences assez intéres-
santes ont été faites 1 , qui ont un peu dégagé la nature de ce qui, dans le film, est
facile ou difficile à comprendre. "Mais il ne faut pas en déduire qu'il serait aisé
d'établir le degré de compréhension d'un film du circuit commercial normal par
tel spectateur ou telle catégorie de spectateurs.
Il convient de mettre nettement à part tous les cas - fort nombreux au
cinéma, aussi bien que dans le langage verbal, la littérature ou même la vie
courante - où un message est inintelligible par la nature même de ce qui y est
dit, et sans que le mécanisme sémiologique soit en cause. Beaucoup de films
sont inintelligibles (en tout ou en partie, et pour certains publics) parce que leur
diégèse enveloppe en elle des réalités ou des notions trop subtiles, ou trop
exotiques, ou supposées à tort connues. On n'a pas assez insisté sur le fait que,
dans ces cas, ce n'est pas le film qui est incompréhensible, mais au contraire tout
ce qui n'est pas dans le film. Et si on n'y a pas assez insisté, c'est parce qu'une
mode actuelle veut que tout soit langage, au point que ce dire envahissant ne laisse
plus rien qui soit du dit. C'est d'ailleurs une illusion très courante : l'amoureux
en colère crie à l'infidèle : « Tu ne me comprends pas ». Mais si, elle a très bien
compris. Seulement, elle ne l'aime plus. Le langage, filmique ou verbal, ne peut
pas supprimer le réel; au contraire, il s·enracine en lui. Si les hommes ne se
<< comprennent» pas, ce n'est pas seulement à cause des mots, mais de ce qu'ils
recouvrent. Combien de« malentendus» relèvent en réalité du trop-bien-entendu!
On veut voir incompréhension là où il y a désaccord. Une armée entière de
Korzybskis et de « sémanticiens généraux » (!) n'empêcheront pas le manque
d'amour, l'antagonisme, la désaffection, la souffrance, la sottise l'indifférence.
Le public d'épiciers cannois 2 qui a siffié L'avventura avait compris le film, mais
n'avait pas compris ce dont il parlait, ou alors s'en moquait. L'intellection
filmique n'avait rien à y voir; c'était« la vie» simplement. Il est normal que les
problèmes du couple tels que les pose Antonioni laissent une grande partie du
pubJic indifférent, dérouté et moqueur.

1. Cf. plus haut, p. 52.


2. Ils ont des places gratuites par la municipalité et constituent ce qu'on appelle
un public de Festival.

80
Le cinéma : langue ou langage P

Cinéma et littérature.
Le problème de r expressivité filmique.

Le cinéma n'est pas une langue parce qu'il contrevient triplement à la défi-
nition des langues qui fait l'accord de presque tous les linguistes : une langue
est un système de signes destiné à l'inter-communication. Trois éléments de
définition 1 • Or le cinéma, comme les arts et parce qu'il en est un, est une « com-
munication » à sens unique ; c'est en fait un moyen d'expression beaucoup plus
que de communication. Il n'est que fort peu un système, nous l'avons vu. Enfin,
il n'emploie que fort peu de signes véritables. Certaines images de cinéma, qu'un
long usage préalable en fonction de parole a fini par figer en un sens conventionnel
et stable, deviennent des signes. Mais le cinéma vivant les contourne et demeure
compris : c'est donc que le nerf du mécanisme sémiologique est ailleurs.
L'image est toujours-d'abord une image, elle reproduit dans toute sa litté-
ralité perceptive le spectacle signifié dont elle est le signifiant ; par là, elle est
suffisamment ce qu'elle montre pour ne pas avoir à le signifier, si l'on entend ce
terme au sens de « signum facere », fabriquer spécialement un signe. Bien des
caractères opposent l'image filmique à la forme préférée que prennent les signes
- arbitraire, conventionnelle, codifiée. Ce sont autant de conséquences découlant
de ce que dès l'abord l'image n'est pas l'indication d'autre chose qu'elle-même
mais la pseudo-présence de ce qu'elle-même contient.
Le spectacle filmé par le cinéaste peut être naturel (films « réalistes », tour-
nage dans la rue, cinéma-vérité, etc.) ou agencé (films-opéras d'Eisensteid dans
sa dernière période, Orson Welles et plus généralement tout le cinéma irréaliste
ou fantastique ou expressionniste, etc.). Mais c'est tout un. Le contenu du film
peut être « réaliste » ou pas ; le film, lui, ne montre de toutes façons que ce qu'il
montre. Voici donc un cinéaste, réaliste ou non, qui a filmé quelque chose. Que
va-t-il se produire ? Le spectacle filmé, naturel ou agencé, avait déjà son expres-
sivité propre, puisqu'il était en somme un morceau du monde et que ce dernier a
toujours un sens. Les mots dont part le romancier ont eux aussi un sens pré-
existant, puisqu'ils sont des morceaux de la langue, qui toujours signifie. C'est
un bonheur réservé à la musique et à larchitecture que de pouvoir déployer
d'emblée leur expressivité proprement esthétique - leur style - dans un matériau
(ici la pierre, là le son) purement impressif et qui ne désigne rien 2 • Mais la litté-
rature et le cinéma sont par nature condamnés à la connotation, puisque la déno-
tation vient toujours avant leur entreprise artistique 3 •
Le film, comme le langage verbal, est susceptible d'emplois purement véhi-
culaires d'où tout souci d'art est absent et où la désignation(= dénotation) règne
seule. Aussi l'art du cinéma, comme l'art du verbe, est refoulé d'un cran vers le
haut 4 : c'est en dernière analyse par la richesse des connotations que le roman

1. G. CouEN-SEAT, Essai sur les principes ... , op. cit., pp. 145-146.
2. Cf. La célèbre distinction d'E. Souriau entre arts représentatifs et non-représen-
tatifs. - Une notation allant dans le même sens à propos du cinéma et du son poétique,
in Cinéma et langage de D. Dreyfus, op. cit. et à propos du cinéma, dès 1927, dans
L. Landry:« Formation de la sensibilité» L'art cinématographique, tome 2, p. 60.
3. Ces mots sont pris ici au sens de L. Hjelmslev.
4. Voir Jean M1TRY, Esthétique et psychologie du cinéma, tome 1, éd. universitaires,
1963. L'ensemble du chapitre 4, « Le mot et l'image», pp. 65 à 104.

81
Christian Metz
de Proust se distingue - sémiologiquement parlant - d'un livre de cuisine,
le film de Visconti d'un documentaire chirurgical.
M. Dufrenne considère que dans toute œuvre d'art le monde représenté
(dénoté) n'est jamais l'essentiel de ce que l'auteur« voulait dire». C'est un palier
r
préparatoire ; dans les arts non-représentatifs il fait même défaut : art de la
pierre et l'art du son ne désignent rien. Quand il est présent, il ne sert qu'à mieux
introduire le « monde exprimé » 1 : style de l'artiste, rapport de thèmes et de
valeurs, « accent » reconnaissable, bref univers du connoté.
Il est pourtant à cet égard une différence importante entre la littérature et le
cinéma. L'expressivité esthétique vient se greffer au cinéma sur une expressivité
naturelle, celle du paysage ou du visage que nous montre le film. Dans les arts du
verbe, elle se greffe, non point sur une véritable expressivité première, mais sur
une signification conventionnelle, très largement inexpressive, celle du langage
verbal. Aussi raccès du cinéma à la dimension esthétique - expressivité sur
expressivité- se fait-il en souplesse: art facile, le cinéma est sans cesse en danger
de devenir victime de cette facilité : comme il est aisé de faire de l'effet, quand on
a à sa disposition l'expression naturelle des êtres, des choses, du monde! Art
trop facile, le cinéma est un art difficile : il n'en a jamais fini de remonter la pente
de sa facilité. Il est bien peu de films où il n'y ait un peu d'art, très peu de films
où il y en ait beaucoup. La littérature - la poésie surtout - est un art combien
plus improbable! Comment réussir cette greffe insensée: doter d'une expressivité
esthétique (c'est-à-dire en quelque façon naturelle) les « mots de la tribt,1 » que
vitupérait Mallàrmé et où tous les linguistes s'accordent à reconnaître une faible
dose d'expressivité en face d'une forte part de signification arbitraire, même
si l'on tient compte des petites retouches apportées depuis Saussure à la fameuse
théorie de l' « arbitraire » (présence dans la langue d'une motivation partielle,
phonique, morphologique ou sémantique, mise en lumière par St. Ullmann ;
motivations par le signifiant et aussi « associations implicites » analysées par
Ch. Ball y, etc ... }. Mais quand le poète a réussi cette alchimie première, rendre
expressifs des mots, le principal est fait : art difficile, la littératcire a du moins
cette facilité. Son entreprise est si abrupte qu'elle est moins menacée par ses
pentes. Il est beaucoup de livres où il n'y a aucun art, il en est quelques uns où
il y en a beaucoup.
La notion d' «expression» est prise ici au sens que définit M. Dufrenne. Il y a
expression lorsque un « sens» est en quelque sorte immanent à une chose, se dégage
d'elle directement, se confond avec sa forme même 2 • Certains des« sèmes intrin-
sèques » d'E. Buyssens sont dans ce cas. La « signification », au contraire, relie de
r extérieur un signifiant isolable à un signifié qui est lui-même - on le sait depuis
Saussure 3 - un concept et non pas une chose. Ce sont les « sèmes extrinsèques »
d'E. Buyssens 4 • Un concept se signifie, une chose s'exprime. Etant extrinsèque,
la signification ne peut procéder que d'une convention, elle est obligatoirement
obligatoire, puisque la rendre facultative serait la priver de son seul soutien, le
consensus. On aura reconnu la fameuse « thesis » des philosophes grecs. Entre

1. M. DuFRENNE, Phénoménologie de l'expérience esthétique, Tome 1 (c L'objet esthé-


tique »), p. 240 sq.
2. Gestalt, et non contour graphique.
3. Cours de Linguistique Générale, p. 98.
4. Les langages et le discours {op. cit.). Chap. 5, § B, pp. 44-48.

82
Le cinéma : langue ou langage P.
expression et signification, il y a plus d'une différence: l'une est naturelle, rautre
conventionnelle; l'une est globale, continue, l'autre divisée en unités discrètes;
l'une vient des êtres ou des choses, l'autre des idées.
L'expression naturelle (le paysage, le visage) et rexpression esthétique (la
mélancolie du hautbois wagnérien) obéissent pour l'essentiel au même méca-
nisme sémiologique : le « sens >> se dégage naturellement de l'ensemble du signi-
fiant, sans recours à un code. C'est au niveau du signifiant et de lui seul qu'est
la différence : là, la nature l'a fait (expressivité du monde) ; ici, c'est rhomme
(expressivité de l'art).
C'est pourquoi la littérature est un art à connotation hétérogène (conno-
tation expressive sur dénotation non-expressive), alors que le cinéma est un art à
connotation homogène (connotation expressive sur dénotation expressive). Il
faudrait étudier dans cette perspective le problème de l'expressivité cinémato-
graphique, et ce sera forcément parler de style; donc d'auteur. Il est une célèbre·
image de Que PiYa Mexico d'Eisenstein, représentant les visages torturés et pour-
tant paisibles de trois peones, enterrés jusqu'aux épaules, que les chevaux des
oppresseurs ont piétinés. Belle composition en triangle : signature bien connue
du grand cinéaste. Le rapport dénotatif nous livre ici un signifiant (trois visages)
et un signifié (ils ont souffert, ils sont morts). C'est le «motif», l' «histoire».
Expressivité naturelle : la douleur se lit sur leurs visages, la mort dans leur immo-
bilité. Se superpose ici le rapport connota tif, avec quoi l'art commence : la
noblesse du paysage, structurée par le triangle des visages (=forme de l'image)
exprime ce que l'auteur voulait, par son style, lui faire « dire » : la grandeur du
peuple mexicain, la certitude de sa victoire à terme, un certain amour fou, chez
le nordique, de cette splendeur ensoleillée. Expressivité esthétique, donc. Et
pourtant, naturelle encore : c'est très directement que cette grandeur sauvage et
forte se dégage d'une composition plastique où la douleur se fait beauté. Ce sont
cependant deux langages qui coexistent dans cette image, puisqu'il y a deux
signifiants {là : visages immobiles et souffrants; ici: grandeur d'un paysage informé
par ces trois visages immobiles et souffrants) et deux signifiés (là : souffrance et
mort; ici : grandeur et triomphe). On remarquera, comme il est normal, que
r expression connotée est plus vaste que l'expression dénotée, en même temps
que déboîtée par rapport à elle 1 • On retrouve en fonction de signifiant de la
connotation tout le matériel {signifiant et signifié) de la dénotation : le triomphe
douloureux et grave que connote l'image s'exprime aussi bien par les trois
visages eux-mêmes (signifiants de la dénotation} que par le martyre qui se lit
sur eux (signifié de la dénotation). Le langage esthétique a pour signifiant la
totalité signifiante-signifiée d'un langage premier (l'anecdote, le motif) qui
vient s'emboîter en lui. C'est très exactement la définition de la connotation
chez Hjelmslev ; on sait que ce linguiste n'emploie pas les termes « signifiant »
et « signifié », mais cc expression » et « contenu » (cénématique et plérématique).
Mais pour qui étudie le cinéma, le mot « expression » est beaucoup trop précieux
(par opposition à « signification ») pour qu'on lui donne le sens de « signifiant».
Dans le cas précis, on aboutirait à une collision polysémique intolérable ; dans
notre perspective,« expression» ne désigne donc pas le signifiant, mais le rapport

1. Voir le schéma de R. Barthes dans la conclusion de Mythologies (Seuil, 1957),


p. 222.

83
Christian Metz
entre un signifiant et un signifié, quand ce rapport est « intrinsèque ». Il serait
même possible, dans le cas des sémies intrinsèques, de dire « exprimant » et
« exprimé», en réservant« signifiant» et« signifié» pour les rapports non-expres-
sifs (signification proprement dite). Mais on hésite à abandonner des termes aussi
consacrés, et liés depuis Saussure à autant d'analyses capitales, que le sont
« signifiant » et « signifié ».
On instaure souvent des comparaisons entre le cinéma et« le langage » dans
lesquelles l'identité de ce dernier est incertaine et fluctuante. C'est tantôt la litté-
rature, art du langage, tantôt le langage ordinaire, que l'on oppose au film.
Aussi, dans ce remue-ménage à trois, plus personne ne s'entend. L'art des mots
et r art des images, nous l'avons vu, se retrouvent au même palier sémiologique ;
ce sont des voisins, à l'étage « connotation ». Mais si l'on compare l'art du cinéma
au langage ordinaire, tout change; les deux concurrents ne sont plus cette fois
au même étage~ Le cinéma commence où le langage ordinaire finit : à la phrase,
unité minimum du cinéaste et plus haute unité organisée du langage. Nous
n'avons plus deux arts, mais un art et un langage (en l'espèce le langage). Les lois
proprement linguistiques s'arrêtent ~ l'instance où plus rien n'est obligatoire,
où l'agencement devient libre. Le film commence là. Il est d'emblée là où se
placent les rhétoriques et les poétiques.
Mais alors, comment expliquer une curieuse dissymétrie qui embrouille insi-
dieusement les esprits et rend tant de livres obscurs? Du côté du verbal, les
deux étages se laissent aisément distinguer : langage ordinaire, littérature. Du
côté filmique, on dit toujours « le cinéma ». Certes, on peut distinguer des films
purement « utilitaires » (documentaires pédagogiques par exemple) et des films
« artistiques ». Mais on sent bien qu'il y a quelque chose qui ne va pas, et que
cette distinction n'a pas l'évidence de celle qui oppose le verbe poétique ou
théâtral à la conversation dans la rue. On pourrait plaider, bien sûr, les cas
intermédiaires, qui brouillent les lignes de partage : les films d'un Flaherty,
d'un Murnau, d'un Painlevé, à la fois documentaires (biologiques ou.-ethnogra-
phiques) et œuvres d'art. Mais on trouverait dans l'ordre du verbal maint équi-
valent de ces cas limitrophes. L'essentiel est donc ailleurs: à vrai dire, il n'existe
pas d'emploi totalement« esthétique» du cinéma, car même l'image qui connote
le plus ne peut pas éviter tout à fait d'être désignation photographique. Au
temps où l'on rêvait avec Germaine ·Dulac de « cinéma pur», les films d'avant-
garde les plus irréalistes, les plus voués au souci exclusif de la composition ryth-
mique, représentaient encore quelque chose : nuages aux formes changeantes,
jeux de la lumière sur l'eau, ballet des bielles et des pistons. Il n'existe pas non
plus d'emploi totalement « utilitaire » du cinéma : l'image qui dénote le plus
connote encore un peu. Le documentaire didactique le plus platement expli-
catif n~ peut s'empêcher de cadrer ses· images et d'organiser leur suite avec
quelque chose comme un souci d'art; quand un « langage » n'existe pas
tout à fait, il faut déjà être un peu artiste pour le parler, même mal. Le
parler, c'est l'inventer. Parler la langue de tous les jours, c'est simplement
l'utiliser.
Tout cela vient de ce que le cinéma a une connotation homogène à sa déno-
tation, et comme elle expressive. On passe en lui sans cesse de l'art au non-art,
ou l'inverse. La beauté du film obéit aux mêmes lois que la beauté du spectacle
filmé ; dans certains cas, on ne sait plus lequel des deux est beau (ou laid). Un
film de Fellini diffère d'un film de la marine américaine (destiné à enseigner aux

84
Le cinéma : langue ou langage P
recrues l'art de faire des nœuds) 1 par le talent et par le but, non par ce qu'il y a
de plus intime dans son mécanisme sémiologique. Les films purement véhicu·
!aires 2 sont faits comme les autres, alors qu'une poésie de Hugo n'est pas faite
comme une conversation entre collègues de bureau. D'abord, l'une est écrite,
!"autre orale, tandis que le film est toujours filmé. Mais ce n'est pas l'essentiel.
C'est par le fait de la connotation hétérogène (donner valeur expressive à des
mots par eux-mêmes inexpressifs) que s'est créé ce fossé entre l'emploi véhiculaire
du verbe et son emploi esthétique 3 •
D'où l'impression d'avoir d'un côté deux réalités (langage ordinaire et litté-
rature) et de l'autre une seule,« le cinéma» 4 • D'où aussi la véracité - finalement
- de cette impression. Le langage verbal s'emploie dans la vie de tous les jours,
à chaque instant. La littérature suppose d'abord un homme qui écrive un livre,
acte spécial et coûteux, qui ne se laisse pas diluer dans la quotidienneté. Le film,
qu'il soit« utilitaire » ou « artistique », est toujours comme le livre, jamais comme
la conversation. Il faut toujours le faire. Semblable au livre encore, mais différent
de la phrase parlée, le film ne comporte pas de réponse directe de la part d'un
interlocuteur présent qui puisse répliquer tout de suite et dans le même langage;
c'est aussi en cela que le film est expression plutôt que signification. Il y a un
rapport de solidarité un peu obscur mais essentiel entre la communication (rapport
bilatéral) et la signification conventionnelle; inversement, les messages uni-
latéraux relèvent souvent de l'expression (non conventionnelle), liaison cette
fois plus facile à saisir. Par l'expression, une chose, ou un être livre ce qu'il a de
plus différent : un tel message ne comporte pas de réponse. Même l'amour le plus
harmonieux n'est pas un « dialogue ))' c'est un chant amébée. Ce que Jacques
dit à Nicole, c'est l'amour de Jacques pour Nicole; ce que Nicole dit à Jacques,
c'est l'amour de Nicole pour Jacques. Ils ne parlent donc pas de la m~me chose
et l'on a bien raison de dire que leur amour est « partagé ». Ils ne se répondent
pas, on ne peut pas répondre à qui s'exprime.
Leur amour est partagé en deux amours, qui donnent lieu à deux expressions.
Il a fallu une sorte de coïncidence - d'où la rareté de la chose - et non point
le jeu des influences et des ajustements après-coup par quoi se définit un dialogue
(ou aussi l'entente qui vient après l'amour) pour que, exprimant deux sentiments
différents, ils aient sans le savoir mis en place un chassé-croissé qui est rencontre
et non dialogue et qui n'aspire qu'à la fusion où s'abolira tout dialogue. Comme

1. Il existe des milliers de films de ce genre. Il ne faut pas l'oublier.


2. Comme ceux de la marine américaine, mentionnés à l'instant; ou encore, comme
les T. F. T. de l'Institut de Filmologie. Les documentaires qu'on voit dans les salles
sont autre chose : ce sont déjà des films d'art, du moins en intention ...
3. En fait, même dans l'ordre du verbal, la dénotation pure est un cas assez rare.
Le langage de tous les jours porte souvent de fortes connotations. Dans « le langage
et la vie» (recueil; Paris, Payot, 1926}, Charles Bally analyse longuement l'expressivité
spontanée du langage quotidien ou «populaire• et montre qu'elle n'est pas différente
dans son essence de l'expressivité littéraire ou poétique. Mais ceci est un autre problème,
car le « fossé » dont nous parlons subsiste toujours - dans l'ordre du verbal, non au
cinéma - entre la connotation expressive (qu'elle soit« littéraire » ou « quotidienne »)
et la dénotation pure par le code inexpressif de la langue.
4. Dans« Esthétique et psychologie du cinéma•, tome 1 (op. cit.), Jean Mitry remarque
fort justement (p. 48) que le même mot de « cinéma » désigne trois choses : un moyen
d'enregistrement mécanique qui est en deça de l'art (la photographie animée) ; l'art
cinématographique, qui est aussi langage (fait filmique) ; et enfin un moyen de diffusion
(fait cinématographique).

85
Christian Metz
Jacques· (sans Nicole) ou comme Nicole (sans Jacques), le film et le livre s'ex-
priment, et on ne leur répond pas vraiment. Au contraire, si je demande, usant
du langage verbal ordinaire, « Quelle heure est-il ? » et qu'on me dit : « Huit
heures», je ne me suis pas exprimé, j'ai signifié, j'ai communiqué, c'est pourquoi
on m ' a repon
, d u.
Il est donc bien vrai qu'en- ·face du doublet littérature/langage usuel, nous
trouvons un seul cinéma, et qui ressemble à la littérature beaucoup plus qu'au
langage usuel.

Cinéma et trans-linguistique.
Les grandes unités signifiantes.
Ainsi la linguistique, grâce à son analyse de la langue (pal' opposition à la
« parole»), éclairant au départ ce que le cinéma n'est pas, mène insensiblement
à entrevoir ce qu'il est - dans le même mouvement où elle se couronne elle-même
d'une trans-linguistique (sémiologie) .. Le cinéma ne connaît que la phrase, l'asser-
tion, l'unité actualisée. Comment ne pas faire certains rapprochements ?
Tout un courant de la recherche actuelle, pour une bonne part dans le droit-fil
du projet saussurien, est justement amené à s'occuper des phrases. J. Vendryes 1
remarque que le geste de la main équivaut à une phrase plutôt qu'à un mot.
E. Buyssens fait la même observation 2 à propos des signaux du code de la route,
et plus généralement de tous les « sèmes » non décomposables en « signes ». Cl.
Lévi-Strauss définit la plus petite unité du mythe, le« mythème »,comme l'assi-
gnation d'un prédicat à un sujet, c'est-à-dire l'assertion. Il précise même 3 que
chaque mythème, au moment de la première mise sur fiches, peut être perti-
nemment résumé par une phrase. Et le « grand mythème », à un moment ultérieur
de la formalisation, est encore, dit-il, un paquet de relations prédicatives, bref
un ensemble de phrases à thème récurrent. Shimkin, nous l'avons dit, voit dans
la grande unité linguistique la plus petite unité poétique. V. Propp 4 analyse les
contes russes dans un esprit assez voisin. R. Barthes a défini le mythe moderne
comme unité de parole 6 , et insisté - à propos du cinéma, précisément - sur
les « grandes unités signifiantes » 1 • G. Mounin estime 7 que certains « systèmes

1. «Langage oral et langage par gestes», in Journ. de Psych. norm. el pathol., t. XLIII,
f 950, pp. 7 à 33. Passage considéré : p. 22.
2. Les langages et le discours (op. cit.), chap. 1v, § A, p. 34 à 42. Plus généralement,
tout le « fonctionnalisme » cher à cet auteur va dans ce sens.
3. La structure dea mythes {The structural study of myths). Intervention en symposium
(Myth, a symposium). Repris in Anthropologie structurale, pp. 428-444. Passage consi-
déré : p. 233 {la « grosse unité constitutive »).
4. Morphology of the Folktale in « International Journal of American Linguistics »
{Baltimore), vol. 24, n° 4, octobre 1958. Chacune des « fonctions » entre lesquelles se
répartit le conte est définie par un substantif abstrait (interdiction, violation, poursuite,
etc... ) qui représente en fait la substantivation d'un prédicat de phrase, comme l'a montré
Porzig : Die Leistung der Abstrakta in der Sprache, in Bliitter für deutsche Phiwsophie,
IV, 1930, pp. 66-67.
5. Mythologies (op. cit.), pp. 215-217 (« Le mythe est une parole »).
6. Entretien avec R. Barthes, mené par M. DELA RAYE et J. RIVETTE, in Cahiers du
cinéma; no 147, sept.1963, pp. 22-31. Passage considéré: pp. 23-24- (« macrosémantique »}.
7. « Les systèmes de communication non-linguistiques et leur place dans la vie du
vingtième siècle», in Bulletin de la Société de Linguistique de Paris, T. LIV, 1959 (ensemble
r
de article).

86
Le cinéma : langue ou .langage P

de communication non linguistiques » ont pris dans la société moderne une


importance si grande qu,il serait temps d,entreprendre vraiment la sémiologie
dont rêvait Saussure (c'est déjà ce que disait E. Buyssens dans les premières
lignes de son livre) au lieu de la bâcler en quelques lignes annexées aux manuels
de linguistique. Il y a là tout un mouvement convergent. R. Jakobson pense 1
que la poésie pourrait être étudiée dans un esprit plus linguistique à condition
que la linguistique, en retour, s'intéresse à des ensembles supérieurs à la
phrase.
Les « systèmes non-linguistiques » auxquels pense avant tout G. Mounin 1
sont les numéros (téléphone, sécurité sociale, etc ... ), les signaux routiers, la carto-
graphie, les symboles des guides de tourisme, la publicité imagée. Il ne mentionne
pas le cinéma. Il remarque cependant que l'image, dans le monde moderne, voit
son rôle autrefois décoratif céder de plus en plus le pas à une fonction d'informa-
tion. Surtout, il insiste sur le fait - capital à notre sens - que beaucoup de ces
systèmes non linguistiques obéissent à une articulation unique. « Sémantème
par sémantème, jamais phonème par phonème», dit-il 3 • Il semble pourtant que
c'est par phrases, plutôt que par sémantèmes, que se découpent beaucoup de
systèmes non-linguistiques. Beaucoup, pas tous. Ceux qui autorisent un décou-
page en «mots», et auxquels songe l'auteur, (comme les symboles du tourisme
international signifiant « restaurant », « hôtel » ou « garage ») laissent bien appa-
raître une articulation unique. Ce sont eux qui, comme le dit G. Mounin, justifient
la question posée par A. Martinet ' : peut-il exister un « système idéographique
parfait», un« langage qu'on ne parlerait plus mais qu'on continuerait à écrire»,
un « système où les unités de contenu se confondraient avec celles de l' expres-
sion » - alors que la deuxième articulation divise le discours en unités d•ex-
pression sans contenu correspondant? Au cinéma comme en d'autres systèmes
non-linguistiques, les unités de contenu se confondent aussi avec celles de l'ex-
pression, mais en un autre sens, au niveau de la phrase. Tout signal routier est
une phrase à l'impératif, bien plutôt qu'un sémantème. Le jussif actualise tout
autant que l'énonciatif. (( Défense de doubler » : deux éléments : le sémantème
(notion de« doubler») et le morphème d'impératif, qui en même temps actualise
et fait phrase. Cette double fonction du morphème dans les verbes {indiquer le
« mode» ou le« temps», mais aussi constituer l'énoncé comme tel) a été étudiée
par J. Fourquet 6 à propos du fameux problème des phrases nominales, qui
rejoint tout à fait celui des gros plans au cinéma ou celui de certaines enseignes
ou panonceaux: la croix verte ne veut pas dire« pharmacie» {unité lexicale pure)
mais : « ICI pharmacie». C'est un énoncé qui se suffit, et qui pose l'existence de
quelque chose dans la réalité, c'est donc tout le contraire d'un mot.
Simplement, ce qui peut induire en erreur, c'est que dans des systèmes pauvres
par nature, la division de la <( sémie » en phrases (et par conséquent l'absence,

1. • Closing statements : Linguistics and poetics ». Paru in Style and language (T.
A. Sebeok, éd., N. Y., 1960). Repris dans les Essais de linguistique générale sous le titre
• Linguistique et poétique» pp. 209 à 248. Passage considéré: pp. 212-213. (La poétique
n'est exilable loin de la linguistique que pour ceux qui pensent que la linguistique
s'arrête à la phrase).
2. Les systèmes de communication... (article cité).
3. Ibid., p. 187.
4. Arbitraire linguistique et double articulation (article déjà cité).
5. La notion de verbe, in Journ. de PBych. norm. et pathol. 1950, pp. 74 à 98.

87
Christian Metz
en un sens, de la première articulation elle-même) ne se traduit pas pour autant
par un foisonnement numérique des unités : celles-ci restent en petit nombre,
et à peu près stables: c'est ce qui donne l'impression d'avoir une articulation; et
si l'on veut, on l'a effectivement, puisqu'il est vrai que les unités ne bougent pas
trop et se laissent à peu près décompter. Mais cette discrétion des unités discrètes
ne les empêche pas d'être des phrases. C'est la pauvreté naturelle des choses
signifiées qui assure ici une sorte d'économie automatique rendant inutile la
première articulation, et, qui faisant le même travail que l'articulation, donne le
sentiment que c'est l'articulation qui ra fait, puisqu'aussi bien on ne prête qu'aux
riches, et qu'une fonction d'économie, comme le souligne A. Martinet 1 , est
assurée dans le langage verbal par la première articulation. Dans la sémie des
panonceaux, l'économie est faite d'avance, le nombre des magasins et échoppes
à désigner étant restreint : c'est la nature des choses qui fait ici ce que la première
articulation fait ailleurs. Le langage verbal est une sémie comportant beaucoup
plus de« choses-à-dire», il a donc besoin de la première articulation pour réduire
l'infini foisonnement des phrases à l'abondance contrôlée d'un lexique. Le cinéma,
comine le langage verbal, a beaucoup à dire; mais comme les panonceaux, il
échappe en réalité à la première articulation; il procède par phrases comme le
panonceau, mais ses phrases sont en nombre illimité, comme celles du langage
verbal; seulement, celles du langage verbal admettent un découpage ultérieur
en mots, contrairement à celles du cinéma : le cinéma se laisse tronçonner en
unités syntagmatiques (les« plans»), mais non pas réduire (au sens de R. Jakob-
son) en unités paradigmatiques.
On peut évidemment en conclure que le cinéma n'est pas un langage, ou du
moins qu'il l'est dans un sens beaucoup trop figuré, et que par conséquent la
sémiologie n'a qu'à le laisser de côté. Mais c'est une perspective bien négative,
surtout en face d'une réalité aussi importante que le cinéma. On aboutirait ainsi
à étudier le code de la route parce qu'il a, lui, une paradigmatique peu contes-
table, mais à se désinté!'esser d'un moyen d'expression qui est tout de même d•un
autre poids humain que les panneaux routiers ! Il est une autre attitude, qui
consiste à concevoir l'entreprise sémiologique comme une recherche ouverte,
à qui il n'est pas interdit de revêtir des visages nouveaux; le« langage• (au sens
le plus large) n'est pas une chose simple, et les systèmes à paradigmatique incer-
taine peuvent être étudiés en tant que systèmes à paradigmatique incertaine,
par des méthodes appropriées.
Dans ces conditions - et bien que les noms mêmes des auteurs que nous avons
cités laissent apparaître un héritage saussurien peu discutable - des problèmes
de stricte obédience peuvent évidemment se poser. Mais il suffit de la dire. Bien
entendu, tout ce qui pourrait de près ou de loin ressembler à une linguistique
de la parole s'écarte, semble-t-il, de la pensée du maître de Genève. La difficulté
devait être signalée. Mais elle n'est pas insurmontable, et ce serait une singulière
piété envers le grand linguiste que de bloquer toute recherche sous prétexte qu'on
risque de frôler une étude de la parole. Nous disons: frôler. Car il arrive souvent,
dans l'étude des moyens d'expression non-verbaux, qu'on soit amené par la
nature même du matériel envisagé à pratiquer une «linguistique » qui n'est ni
de la langue, ni vraiment de la parole, mais plutôt du discours, au sens où

1. Élé~nts de linguiatiqiu 1é1-'rale (op. cit.), p. 18.

88
Le cinéma : langue ou langage P
E. Buyssens prenait ce mot 1 dans le passage où il s'efforce précisément d'élargir
la célèbre bipartition saussurienne en vue d'appréhender des « langages » plus
divers. Entre les paroles, purs « sign-events >> comme dit la sémiotique améri-
caine, événements qui se produisent pas deux fois et ne sauraient donner lieu
à une étude scientifique - et la langue (langue humaine ou, plus systématique
encore, langues formalisées des machines), instance organisée où tout se tient -
il y a place pour rétude des (( sign-designs », des schémas de phrase 2 , bref des
.types de parole.

Conclusion.

Il y a eu jusqu'ici quatre façons d'aborder Je cinéma. Nous laisserons de côté


les deux premières (critique de cinéma et histoire du cinéma), trop étrangères
à notre propos, même si certaines de leurs données de base, tombées dans une
sorte de « culture générale cinématographique », sont évidemment indispensables
à quiconque veut parler de cinéma. Il faut voir les films et ne pas trop embrouiller
les dates, bien sûr. - Troisième approche du cinéma : ce que l'on appelle la
« théorie » du cinéma. Elle a ses grands noms : Eisenstein, Bela Balazs, André
Bazin. C'est une réflexion fondamentale sur le cinéma ou sur le film {selon les
cas), dont l'originalité, l'intérêt, la portée et en somme la définition même
tiennent à ce qu'elle est toujours faite de l'intérieur du monde cinématographique:
les « théoriciens >> sont soit des cinéastes, soit des amateurs enthousiastes, soit
des critiques ; or la critique elle-même fait partie de l'institution cinémato-
graphique, on l'a dit 3 • - En quatrième lieu nous trouvons la filmologie, étude
scientifique menée de l'extérieur par des psychologues, des psychiâtres, des socio-
logues, des pédagogues, des biologistes. Leur statut, comme leur démarche, les
placent hors l'institution : c'est le fait cinématographique plus que le cinéma,
le fait filmique 4 plus que le film, qui sont ici envisagée. C'est une perspective
féconde. La filmologie et la théorie du cinéma se complètent en quelque façon.
Il y a même des cas-limites dont certains considérables : qui dira si un Rudolf
Arnheim ou un Jean Epstein étaient plutôt des « filmologues » ou plutôt des
« théoriciens » ? Seuls des critères purement formels et extérieurs permettraient
de trancher. La filmologie proprement dite a aussi ses grands noms : G. Cohen-
Seat, E. Morin. La filmologie et la théorie sont l'une et l'autre indispensables à
l'orientation que nous essayons d'esquisser. Du reste, leur division ne se justifie
que si elle consiste en une réciprocité des perspectives. Si elle tourne à la sépa-
ration, voire à l'hostilité, elle ne peut être que nuisible. Le livre capital que vient
de publier Jean Mitry (Esthétique et Psychologie du cinéma, tome 1) - et qui est
une véritable somme de toute la réflexion à laquelle le cinéma a jusqu'ici donné

1. Les langages ... (op. cit.), chap. ni, § C, pp. 30-33 (« Parole, discours, langue •
tout un programme !)
2. Formulation d'Eric Buyssens.
3. CL. BREMOND, Principes de bibliographie et de documentation, étude de Cl. Bremond
résumée par G. CoaEN-SÉAT, in Prob'Umea actuels du cinéma et de l'information PÎ8uelle,
P.U.F., 1959, vol. 2, pp. 79-88. Passage considéré : p. 79.
4. C'est la célèbre distinction de G. Co&EN-SÉAT, cf. Essai aur les principes ... (op. cit.),
p. 54.

89
Christian Metz
lieu - concilie en profondeur et par r exemple ces deux démarches complémen-
taires. On ne peut que s'en réjouir.
Très à part - malheureusement - de la filmologie comme de la théorie, il
y a la linguistique 1 , avec ses prolongements sémiologiques. C'est une très vieille
dame puisqu'elle a connu Bopp et Rask. Elle se porte à merveille, l'âge lui réussit.
Sa démarche est assurée, donc rassurante. C'est pourquoi on n'a pas hésité à lui
demander quelques petits services ; elle ne se laissera pas surmener pour si peu ;
de toutes façons elle s'occupe de bien d'autres choses que d'aider à l'étude du
film, et on sait que ce sont les personnes les plus occupées qui trouvent toujours
le temps de s'occuper de vous, comme le disait Proust à propos de M. de Norpois.
Ces quelques pages étaient inspirées par la conviction que le moment est venu
de commencer à opérer certaines jonctions : une réflexion qui s'appuierait à
la fois sur les œuvres des grands théoriciens, sur les travaux de la filmologie
et sur l'acquis de la linguistique pourrait aboutir peu à peu - ce sera long - et
singulièrement au niveau des grandes unités signifiantes, à réaliser dans le
domaine du cinéma le beau projet saussurien d'une étude des mécanismes par
lesquels les hommes se transmettent des significations humaines dans des sociétés
humaines.
Le maître de Genève n'a pas vécu assez longtemps pour constater toute l'im-
portance qu'à prise le cinéma dans notre monde. Cette importance n'est con-
testée par personne. Il faut faire la sémiologie du cinéma.

CHRISTIAN METZ
Centre National de la Recherche Scientifique.

1. Dans l'Essai sur les principes... {op. cit.}, G. Cohen-Seat avait fort bien indiqué
l'importance d'une approche linguistique du fait filmique. Mais depuis, les choses
en sont restées là. S'agissant du film, on parle le plus souvent de c langage» en toute
innocence, comme si jamais personne n'avait étudié le langage. Meillet était donc
garagiste ? Trouhetzkoy charcutier ?

90
Roland Barthes

Éléments de sémiologie
In: Communications, 4, 1964. pp. 91-135.

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Barthes Roland. Éléments de sémiologie. In: Communications, 4, 1964. pp. 91-135.

doi : 10.3406/comm.1964.1029

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1964_num_4_1_1029
Roland Barthes
,
Eléments de sémiologie

Introduction. II. 4. 2. Arbitraire et motivation en


linguistique.
1. LANGUE ET PAROLE. II. 4. 3. Arbitraire et motivation en
sémiologie.
1 . 1 . En linguistique.
1 .1.1. Chez Saussure. 11.5. La Valeur.
1. 1 . 2. La Langue. 1 I. 5. 1 . La valeur en linguistique.
1 . 1 . 3 . La Parole. II. 5. 2. L'articulation.
I . 1 . 4. Dialectique de la Langue et de la
Parole. III. SYNTAGME ET SYSTÈME
1 . t . 5 . Chez Hjelmslev.
1. 1 . 6. Problèmes. III. t . Lu tku:i: azu du langage.
1. 1 . 7. L'idiolecte. III .1.1. Rapports syntagmatiques et
1 . 1 . 8 . Structures doubles. associatifs en linguistique.
III. t . 2. Métaphore et Métonymie chez
1. 2. Perspectilles s'miologiquu. Jakobson.
1 . 2 . 1 . Langue, Parole et sciences III .1.3. Perspectives sémiologiques.
humaines.
III. 2. Le ayntaBme..
® I . 2 . 2 . Le vêtement.
1. 2. 3. La nourriture. III. 2. t . Syntagme et Parole.
@ 1.2.4. L'automobile, le mobilier. III. 2. 2. Le discontinu.
1 . 2. 5 . Systèmes complexes. 111.2.3. Vépreuve de commutation.
© 1. 2. 6. Problèmes (1) : origine des sys-
tèmes.
III. 2. 4. Les unités syntagmatiques.
III. 2. 5. Les contraintes combinatoires.
1. 2. 7. Problèmes (II ) : le rapport III. 2. 6. Identité et distance des unités
Langue /Parole. · syntagmatiques.

Il. SIGNIFIANT ET SIGNIFIÉ III. 3. Le système.


II. 1 . Le Signe. III. 3 .1 . Ressemblance et dissemblance;
Ja dif(érence.
Il . 1 . 1 . La classification des signes. 111.3.2. Les oppositions.
II .1. 2. Le signe linguistique. III. 3. 3. Le classement des oppositions.
II .1. 3. Forme et substance. III. 3. 4. Les oppositions sémiologiques.
11 . 1 . 4 . Le signe sémiologique. III. 3. 5. Le binarisme.
II. 2. Le Signifié. 111.3.6. La neutralisation.
II. 2 .1. Nature du signifié. 111.3. 7. Transgressions.
Il. 2. 2. Classement des signifiés lin-
guistiques. IV. DÉNOTATION ET CONNOTA·
11 . 2 . 3 . Les signifiés sémiologiques. TION
11.3. Le Signifuint. IV. 1 . Les systèmes décrochés.
II . 3 .1. Nature du signifiant. IV. 2. La connotation.
Il . 3. 2 . Classement des signifiants. IV. 3. Le méta-langage.
IV. 4. Connotation et méta-langage.
11.4. La Signification.
11. 4 .1 . La corrélation eignificative. Conclusion : la recherche sémiologique.

91
Roland Barthes

INTRODUCTION

La sémiologie restant à édifier, on conçoit qu'il ne puisse exister aucun manuel


de cette méthode d'analyse; bien plus, en raison de son caractère extensif (puis-
qu'elle sera la science de tous les systèmes de signes), la sémiologie ne pourra être
traitée didactiquement que lorsque ces systèmes auront été reconstitués empiri-
quement. Cependant, pour mener pas à pas ce travail, il est nécessaire de disposer
d'un certain savoir. Cercle vicieux dont il faut sortir par une information prépa-
ratoire qui ne peut être à la fois que timide et téméraire : timide parce que le
savoir sémiologique ne peut être actuellement qu'une copie du savoir linguistique ;
téméraire parce que ce savoir doit déjà s'appliquer, du moins en projet, à des
objets non-linguistiques.
Les Eléments qui sont présentés ici n'ont d'autre but que de dégager de la
linguistique des concepts analytiques 1 dont on pense a priori qu'ils sont suffi-
samment généraux pour permettre d'amorcer la recherche sémiologique. En les
rassemblant, on ne préjuge pas s'ils subsisteront intacts au cours de la recherche;
ni si la sémiologie devra toujours suivre étroitement le modèle linguistique 2.
On se contente de proposer et d'éclairer une terminologie, en souhaitant qu'elle
permette d'introduire un ordre initial (même s'il est provisoire) dans la masse
hétéroclite des faits signifiants: il s'agit en somme ici d'un principe de classement
des questions.
On groupera donc ces Eléments de sémiologie sous quatre grandes rubriques,
issues de la linguistique structurale : 1. Langue et Parole; II. Signifié et Signi-
fiant; III. Système et Syntagme; IV. Dénotation et Connotation. On le voit, ces
rubriques se présentent sous une forme dichotomique ; on notera que le classe-
ment binaire des concepts semble fréquent dans la pensée structurale 3 , comme
si le méta-langage du linguiste reproduisait « en abyme » la structure binaire
du système qu'il décrit; et l'on indiquera, en passant, qu'il serait sans doute
très instructif d'étudier la prééminence du classement binaire dans le discours
des sciences humaines contemporaines: la taxinomie de ces sciences, si elle était
bien connue, renseignerait certainement sur ce que ron pourrait appeler l'ima-
ginaire intellectuel de notre époque.

I. LANGUE ET PAROLE.

1.1. En linguistique.
1.1.t.. Le concept (dichotomique) de Langue/Parole est central chez Saussure
et a certainement constitué une grande nouveauté par rapport à la linguistique

1. c Un conapt, tuBurément, n'ut pas une chose, mais ce n'est pas non plus seulement
la CORBCÛnu d'un conupt. Un conœpl ut un outil et une histoire, c'est-à-dire un faisceau
de pœaibilitû et d'o6Bladea engag' clan.a un monde f.'écu. » (G. G. GRANGER : Méthodologie
&:ionomi.que, p. 23).
2. Danger souligné par CL. LÉVI-STaAuss {Anthropologis atrudurale, p. 58}.
3. Ce trait a été noté (avec suspicion) par M. Co&EN (c Linguistique moderne et idéa-
lisme », in : ~ i~, mai t958, no 7).

92
Éléments de sémiologie
antérieure, préoccupée de chercher les causes du changement historique dans
les glissements de prononciation, les associations spontanées et l'action de l'ana-
logie, et qui était, par conséquent, une linguistique de l'acte individuel. Pour
élaborer cette dichotomie célèbre, Saussure est parti de la nature « multiforme
et hétéroclite » du langage, qui se révèle à première vae comme une réalité
inclassable 1 , dont on ne peut dégager l'unité, puisqu'elle participe à la fois du
physique, du physiologique et du psychique, de l'individuel et du social; or ce
désordre cesse, si, de ce tout hétéroclite, on abstrait un pur objet social, ensemble
systématique des conventions nécessaires à la communication, indifférent à la
matière des signaux qui le composent, et qui est la langue, en face de quoi la
parole recouvre la partie purement individuelle du langage (phonation, réali-
sation des règles et combinaisons contingentes de signes).
1.1.2. La Langue, c'est donc, si l'on veut, le langage moins la Parole: c'est à la
fois une institution sociale et un système de valeurs. Comme institution sociale,
elle n'est nullement un acte, elle échappe à toute préméditation; c'est la partie
sociale du langage; l'individu ne peut à lui seul, ni la créer, ni la modifier; elle
est essentiellement un contrat collectif, auquel, si l'on veut communiquer, il
faut se soumettre en bloc ; de plus, ce produit social est autonome, à la façon
d'un jeu, qui a ses règles, car on ne peut le manier qu'à la suite d'un appren-
tissage. Comme système de valeurs, la Langue est constituée par un certain
nombre d'éléments dont chacun est à la fois un Palant-pour et le terme d'une
fonction plus large où prennent place, di:fférentiellement, d'autres valeurs corré-
latives: du point de vue de la langue, le signe est comme une pièce de monnaie 1:
cette pièce vaut pour un certain bien qu'elle permet d'acheter, mais aussi elle
vaut par rapport à d'autres pièces, de valeur plus forte ou plus faible. L'aspect
institutionnel et r aspect systématique sont évidemment liés : c'est parce que la
langue est un système de valeurs contractuelles (en partie arbitraires, ou, pour
être plus exact, immotivées) qu'elle résiste aux modifications de l'individu seul
et que par conséquent elle est une institution sociale.
1.1.3. Face à la langue, institution et système, la Parole est essentiellement
un acte individuel de sélection et d'actualisation; elle est constituée d'abord
par les « combinaisons grâce auxquelles le sujet parlant peut utiliser le code de la
langue en vue d'exprimer sa pensée personnelle » (on pourrait appeler discours
cette parole étendue), et ensuite par les « mécanismes psycho-physiques qui lui
permettent d'extérioriser ces combinaisons » ; il est certain que la phonation, par
exemple, ne peut être confondue avec la Langue : ni l'institution ni le système
ne sont altérés si l'individu qui y recourt parle à voix haute ou à voix basse,
selon un débit lent ou rapide, etc. L'aspect combinatoire de la Parole est évidem-
ment capital, car il implique que la Parole est constituée par le retour de signes
identiques : c'est parce que les signes se répètent d'un discours à l'autre et dans
un même discours (quoique combinés selon la diversité infinie des paroles) que
chaque signe devient un élément de la Langue ; et c'est parce que la Parole est
essentiellement une combinatoire qu'elle correspond à un acte individuel et non
à une création pure.

1. On notera que la première définition de la langue est d'ordre taxinomique : c'est


un principe de classement.
2. Cf. infra, II, 5, 1.

93
Roland Barthes

1.1.4. Langue et Parole : chacun de ces deux termes ne tire évidemment sa


pleine définition que du procès dialectique qui unit l'un et l'autre: pas de langue
sans parole, et pas de parole en dehors de la langue : c'est dans cet échange que
se situe la véritable praxis linguistique, comme l'a indiqué Maurice Merleau-
Ponty. « La Langue, dit aussi V. Brondal 1 , est une entité purement abstraite,
une norme supériéure auz individus, un ensembk de types essentiels, que réalüe
la parok de façon infiniment Pariabk ». Langue et Parole sont donc dan& un
rapport de compréhension réciproque ; d'une part, la Langue est « le trésor dépo$é
par la pratique de la Parok dans ks sujets appartenant à une même communauté »,
et, parce qu'elle est une somme collective d'empreintes individuelles, elle ne peut
être qu'incomplète au niveau de chaque individu isolé : la Langue n'existe par-
faitement que dans la « masse parlante » ; on ne peut manier une parole que si on
la prélève dans la langue; mais d'autre part, la langue n'est possible qu'à partir
de la parole : historiquement, les faits de parole précèdent toujours les faits de
langue (c'est la parole qui fait évoluer la langue), et génétiquement, la langue se
constitue dans l'individu par l'apprentissage de la parole qui l'entoure {on
n'enseigne pas la grammaire et le vocabulaire, c'est-à-dire en gros la langue,
aux bébés). En somme, la Langue est à la fois le produit et l'instrument de la
parole: il s'agit donc bien d'une véritable dialectique. On notera (fait important
lorsque l'on passera aux perspectives sémiologiques) qu'il ne saurait y avoir
(do moins pour Saussure) une linguistique de la Parole, puisque toute parole,
dès lors qu'elle est saisie comme procès de communication, est déjà de la langue:
il n'y a de science que de la Langue. Ceci écarte d'emblée deux questions : il est
inutile de se demander s'il faut étudier la parole avant la langue : l'alternative
est impossible: on ne peut qu'étudier tout de suite la parole dans ce qu'elle a de
linguistique (de « glottique ») ; il est tout aussi inutile de se demander d'abord
comment séparer la langue et la parole : ce n'est pas là une démarche préalable,
mais bien au contraire r essence même de l'investigation linguistique (et plus
tard sémiologique) : séparer la langue de la parole, c'est du même coup établir le
procès du sens.

1.1.5. Hjelmslev 2 n'a pas bouleversé la conception saussurienne de la Langue/


Parole, mais il en a redistribué les termes d'une façon plus formelle. Dans la
langue elle-même (qui reste toujours opposée à l'acte de parole), Hjelmslev dis-
tingue trois plans: 1) le schéma, qui est la langue comme forme pure (Hjelmslev a
hésité à donner à ce plan le nom de « système », « pattern » ou « charpente ») :
c'est la langue saussurienne, au sens rigoureux du terme; ce sera, par exemple,
le r français, défini phonologiquement par sa place dans une série d'oppositions ;
2) la norme, qui est la langue comme forme matérielle, déjà définie par une
certaine réalisation sociale, mais encore indépendante du détail de cette mani-
festation : ce sera le r du français oral, quelle qu'en soit la prononciation (mais
non celui du français écrit); 3) l'usage, qui est la langue comme ensemble d'habi-
tudes d'une société donnée : ce sera le r de certaines régions. Entre parole, usage,
norme et schéma, les rapports de détermination sont variés : la norme détermine
l'usage et la parole; l'usage détermine la parole mais aussi est déterminé par elle;

1. Acta Linguistica, l, 1, p. 5.
2. L. HJELMSLEV : Essais linguistiques, Copenhague, 1959, p. 69 sq.

9/a
Élément& de sémiologie
le schéma est déterminé à la fois par la parole, l'usage et la norme ; on voit ainsi
apparaître (en fait) deux plans fondamentaux: 1) le schéma, dont la théorie se
confond avec la théorie de la forme 1 et de r'institution; 2) le groupe Norme-
Usage-Parole, dont la théorie se confond avec la théorie de la substance 9 et de
l'exécution; comme - selon Hjelmslev - la norme est une pure abstraction
de méthode et la parole une simple concrétisation (« un document passager•},
on retrouve, pour finir, une nouvelle dichotomie, Schéma/Usage, qui se substitue
au couple Langue/Parole. Le remaniement hjelmslevien n'est cependant pas
indülérent : il formalise radicalement le concept de Langue (sous le nom de
schéma) et élimine la parole concrète au profit d'un concept plus social, r'usage:
formalisation de la langue, socialisation de la parole, ce mouvement permet
de faire passer tout le « positif » et le « substantiel » du côté de la parole, tout le
différentiel du côté de la langue, ce qui a pour avantage, comme on va le voir à
l'instant, de lever l'une des contradictions posées par la distinction saussurienne
de la Langue et de la Parole.

1.1.6. Quelle qu'en soit la richesse, quel qu'en soit le profit, cette distinction
ne va pas, en eflet, sans poser quelques problèmes. On en indiquera ici trois.
Le premier est celui-ci : peut-on identifier la langue avec le code et la parole avec
le message? Cette identification est impossible selon la théorie hjelmslevienne;
P. Guiraud la refuse, car, dit-il, les conventions du code sont explicites et celles
de la langue sont implicites 3 , mais elle est certainement acceptable dans la
perspective saussurienne, et A. Martinet la prend à son compte'· On peut poser
un problème analogue en s'interrogeant sur les rapports de la parole et du syn-
tagme 5 ; la parole, on l'a vu, peut être définie, outre les amplitudes de phonation,
comme une combinaison {variée) de signes (récurrents); cependant, au niveau
de la langue elle-même, il existe déjà certains syntagmes figés (Saussure cite
un mot composé comme magnanimus); le seuil qui sépare la langue de la parole
peut donc être fragile, puisqu'il est ici constitué par« un certain degré de combi-
naison »; voici dès lors introduite l'analyse des syntagmes figés, de nature
cependant linguistique (glottique), puisqu'ils s'offrent en bloc à la variation
paradigmatique (Hjelmslev appelle cette analyse la morpho-syntaxe); Saussure
avait noté ce phénomène de passage : « Il y a aussi probablement toute une série
de phrases qui appartiennent à la langue, que l'individu n'a plus à combiner lui-
même » 8 • Si ces stéréotypes appartiennent à la langue, et non plus à la parole,
et s'il est avéré que de nombreux systèmes sémiologiques en font grand usage,
c'est donc une véritable linguistique du syntagme, qu'il faut prévoir, nécessaire
pour toutes les « écritures » fortement stéréotypées. Enfin le troisième problème
qu'on indiquera ici concerne les rapports de la langue et de la pertinence (c'est-à-
dire de l'élément proprement signifiant de l'unité); on a quelquefois (et Trou-
betskoy lui-même) identifié la pertinence et la langue, rejetant ainsi hors de la

1. Cf. infra, Il, 1, 3.


2. Cf. infra, Il, 1, 3.
3. « La mécanique de l'analyse quantitative en linguistique•, in: Études tk linguis-
tique appliquAe, 2, Didier, p. 37. .
4. A. MARTINET : Él.émenls de Linguilltique générale, Armand Colin, 1960, p. 30.
5. Cf. infra, sur le syntagme, ch. 111.
6. Saussure, in: R. GooEL: Les sources manuscrites du Cours de Linguistique générale,
Droz, Minard, 1957, p. 90.

95
Roland Barthes
langue, tous les traits non-pertinents, c'est-à-dire les variantes combinatoires;
cette identification fait cependant problème, car il existe des variantes combina-
toires (relevant donc, à première vue, de la parole) qui sont néanmoins imposées,
c'est-à-dire « arbitraires » : en français, il est imposé par la langue que le l soit
sourd après une sourde (oncle) et sonore après une sonore (ongle), sans que ces
faits cessent d'appartenir à la simple phonétique (et non à la phonologie}; on
voit la conséquence théorique: faut-il admettre que contrairement à l'affirmation
de Saussure («dans la langue il n'y a que des différences»}, ce qui n'est pas diffé-
renciatif puisse tout de même appartenir à la langue (à l'institution) ? Martinet
le pense; Frei tente d'épargner à Saussure la contradiction en localisant les
différences dans des sub-phonèmes : p ne serait pas, en soi, différentiel, mais
seulement, en lui, les traits consonantique, occlusif, sourd, labial~ etc. Ce n'est
pas le lieu, ici, de prendre parti sur ces problèmes; d'un point de vue sémiolo-
gique, on en retiendra la nécessité d'accepter l'existence de syntagmes et de
variations non-signifiantes qui soient cependant « glottiques », c'est-à-dire qui
appartiennent à la langue; cette linguistique, peu prévue par Saussure, peut
prendre une grande importance partout où règnent les syntagmes figés (ou stéréo-
types), ce qui est sans doute le cas des langages de masse, et chaque fois que des
variations non-signifiantes forment un corps de signifiants seconds ce qui est le
cas des langages à forte connotation 1 : le r roulé est une simple variation combi-
natoire au niveau de la dénotation, mais dans le langage de théâtre, par exemple,
il affiche l'accent paysan et participe par conséquent à un code, sans lequel le
message de « ruralité » ne pourrait être émis ni perçu.

1.1.7. Pour en terminer avec Langue/Parole en linguistique, on indiquera ici


deux concepts annexes, mis à jour depuis Saussure. Le premier est celui d'idio-
lecte 2 • L'idiolecte, c'est« le langage en tant qu'il est parlé par un seul indif>idu »
(Martinet), ou encore<< le jeu entier des habitudes d'un seul individu à un moment
donné» (Ebeling). Jabokson a contesté l'intérêt de cette notion : le langage est
toujours socialisé, même au niveau individuel, car en parlant à quelqu"un on
essaye toujours plus ou moins de parler son langage, notamment son vocabulaire
(« la propriété privée, dans le domaine du langage, ça n'existe pas ») : l'idiolecte
serait donc une notion largement illusoire. On retiendra pourtant que l'idiolecte
peut utilement servir à désigner les réalités suivantes : 1) le langage de l'apha-
sique qui ne comprend pas autrui, ne reçoit pas un message conforme à ses pro-
pres modèles verbaux, ce langage étant alors un idiolecte pur; (Jakobson};
2) ~e « style » d,un écrivain, encore que le style soit toujours imprégné de certains
modèles verbaux issus de la tradition, c'est-à-dire de la collectivité ; 3) on peut
enfin franchement élargir la notion et définir l'idiolecte comme le langage d"une
communauté linguistique, c'est-à-dire d'un groupe de personnes interprêtant
de la même façon tous les énoncés linguistiques; l'idiolecte correspondrait alors
à peu près à ce qu'on a tenté de décrire ailleurs sous le nom d'écriture 3 • D,une

1. Cf. infra, ch. 1v.


2. R . .JAKOBSON : « Deux aspects du langage ... » in : Essais de Linguistique générale,
td. de Minuit, 1963, p. 54. - C. L. EBELING : Linguistic units, Mouton, La Haye,
1960, p. 9. - A. MARTINET : A functional view of language, Oxford, Clarendon Press,
1962, p. 105.
3. Le Degré Zéro de l' Écriture, Seuil, 1953.

96
Éléments de sémiologie
manière générale, les tâtonnements dont témoigne le concept d'idiolecte ne font
que traduire le besoin d'une entité intermédiaire entre la parole et la langue
(comme le prouvait déjà la théorie de l'usage, chez Hjelmslev), ou, si l'on préfère,
d'une parole déjà institutionnalisée, mais non encore radicalement formalisable,
<'Omme }'est la langue.

1. 1.8. Si l'on accepte d'identifier Langue/Parole et Code/Message, il faut men-


tionner ici un second concept annexe, que Jakobson a élaboré sous le nom de
structures doubles (duplex structures) ; on n'y insistera guère, car l'exposé de
Jakobson a été repris dans ses Essais de Linguistique Générale (ch. 9). On indi-
quera seulement que sous le nom de structures doubles, Jakobson étudie certains
cas particuliers du rapport général Code/Message: deux cas de circularité et deux
cas de chevauchement (o9erlapping} : 1} discours rapportés ou messages à l'in-
térieur d'un message (M/M} : c'est le cas général des styles indirects; 2) noms
propres : le nom signifie toute personne à qui ce nom est assigné, et la circularité
du code est évidente (C/C) : Jean signifie une personne nommée Jean; 3) cas d'au-
tonymie {« Rat est une syllabe »} : le mot est ici employé comme sa propre dési-
gnation, le message« chevauche» le code (M/C) ; cette structure est importante,
car elle recouvre les« interprétations élucidantes », c'est-à-dire les circonlocutions,
synonymes et traductions d'une langue à une autre; 4) les shifters (ou« embra-
yeurs »)constituent sans doute la structure double la plus intéressante; l'exemple
le plus accessible du shifter est donné par le pronom personnel (Je, tu),« symbole
indiciel » qui réunit en lui le lien conventionnel et le lien existentiel : Je ne peut
en effet représenter son objet que par une règle conventionnelle {qui fait que Je
devient ego en latin, ich en allemand, etc.), mais d'autre part, en désignant le
proférant, il ne peut que se rapporter existentiellement à la profération {C/M);
Jakobson rappelle que les pronoms personnels ont passé longtemps pour la
couche la plus primitive du langage (Humboldt), mais que, selon lui, il s'agit au
contraire d'un rapport complexe et adulte du Code et du Message : les pronoms
personnels constituent la dernière acquisition du langage enfantin et la première
perte de l'aphasie : ce sont des termes de transfert difficiles à manier. La théorie
des sliifters semble encore peu exploitée ; il est pourtant, a priori, très fécond
d'observer, si l'on peut dire, le code aux prises avec le message {l'inverse étant
beaucoup plus banal); peut-être (ce n'est là qu'une hypothèse de travail), est-ce
du côté des shifters, qui sont, comme on l'a vu, des symboles indiciels, selon la
terminologie de Peirce, qu'il faudrait chercher la définition sémiologique des
messages qui se situent aux frontières du langage, notamment de certaines formes
du discours littéraire.

I.2. Perspectives sémiologi,ques.

1.2.1. La portée sociologique du concept Langue/Parole est évidente. On a


souligné très tôt l'affinité manifeste de la Langue saussurienne et de la conception
durkheimienne de la conscience collective, indépendante de ses manifestations
individuelles; on a même postulé une influence directe de Durkheim sur Saussure;
Saussure aurait suivi de près le débat entre Durkheim et Tarde ; sa conception
de la Langue viendrait de Durkheim et sa conception de la Parole serait une

97
Roland Bcirtb.ea
manière de concession aux idées de Tarde sur l'individuel 1 • Cette hypothèse a
perdu de son actualité parce que la linguistique a surtout développé, dans l'idée
de langue saussurienne, l'aspect de « système de valeurs », ce qui a conduit à
accepter la nécessité d'une analyse immanente de l'institution linguistique :
immanence qui répugne à la recherche sociologique. Ce n'est donc pas, para-
doxalement, du côté de la sociologie, que l'on trouvera le meilleur développement
de la notion Langue/Parole; c'est du côté de la philosophie, avec Merleau-Ponty,
qui est probablement l'un des premiers philosophes français à s'être intéressé
à Saussure, soit qu'il ait repris la distinction saussurienne sous forme d'une
opposition entre parole parlante (intention significative à l'état naissant) et parole
parlée (((fortune acquise» par la langue, qui rappelle bien le« trésor» de Saussure) 2 ,
soit qu'il ait élargi la notion en postulant que tout procès présuppose un sys-
tème 8 : ainsi s'est élaborée une opposition désormais classique entre événement
et structure", dont on connait la fécondité en Histoire 6 • La notion saussurienne
a eu aussi, on le sait, un grand développement du côté de l'anthropologie; la
référence à Saussure est trop explicite dans toute l'œuvre de Cl. Lévi-Strauss,
pour qu'il soit nécessaire d'y insister; on rappelera seulement que l'opposition
du procès et du système (de la Parole et de la Langue) se retrouve concrètement
dans le passage de la communication des femmes aux structures de la parenté;
que pour Lévi-Strauss l'opposition a une valeur épistémologique : l'étude des
faits de langue relève de l'interprétation mécaniste (au sens lévi-straussien,
e' est-à-dire par opposition au statistique) et structurale, et celle des faits de
parole du calcul des probabilités (macro-linguistique) 6 ; enfin que le caractère
inconscient de la langue chez ceux qui y puisent leur parole, postulé explicite-
ment par Saussure 7 , se retrouve dans l'une des positions les plus originales et
les plus fécondes de Cl. Lévi-Strauss, à savoir que ce ne sont pas les contenus
qui sont inconscients (critique des arché-types de Jung), mais les formes, c'est-à-
dire la fonction symbolique : idée proche de celle de Lacan, pour qui le désir lui-
même est articulé comme un système de significations, ce qui entraîne ou devra
entraîner à décrire d'une façon nouvelle l'imaginaire collectif, non par ses
« thèmes», comme on l'a fait jusqu'à présent, mais par ses formes et ses fonctions ;
disons plus grossièrement, mais plus clairement: par ses signifiants plus que par
ses signifiés. On voit par ces indications sommaires combien la notion Langue/
Parolé est riche de développements extra-ou méta-linguistiques. On postulera
donc qu'il existe une catégorie générale Langue/ Parole, extensive à tous les
systèmes de signification ; faute de mieux, on gardera ici les termes de Langue

1. W. DoaoszEwSKI: «Langue et Parole», Odbitka z Prac Filologicznych, XLV, Var-


sovie, 1930, pp. 485-97.
2. M. MERLEAu-PoNTY, Phénoménologie de la Perception, 1945, p. 229.
3. M. MERLEAu-PoNTY, Éloge de la Philosophie, Gallimard, 1953.
4. G. GRANGER, « Événement et structure dans les sciences de l'homme », Cahiers
de l'lnst. de science économique appliquée, n° 55, mai 1957.
5. Voir F. BRAUDEL : Histoire et sciences sociales : la longue durée », in : Annales,
oct.-déc. 1958.
6. Anthropologie structurale, p. 230, et « Les mathématiques de l'homme », in : Esprit,
oct. 1956.
7. c Il n'y a jamais de préméditation, ni ~me de méditation, de réflexion sur les formes.
en dehors de l'acte, de l'occasion de la parole, sauf une activité inconsciente, non créatrice :
l'activité de cla&sement ». (Saussure, in : R. Godel, op. cit., p. 58).

98
Eléments de 8émiologie
et de Parole, même a'ils s'appliquent à des communications dont la substance
n'est pas verbale.

1.2.2. On a vu que la séparation de la Langue et de la Parole constituait l'es-


sentiel de l'analyse linguistique; il serait donc vain de proposer d'emblée cette
séparation pour des systèmes d'objets, d'images ou de comportements qqi n'ont
pas encore été étudiés d'un point de vue sémantique. On peut seulement, pour
quelques-uns de ces systèmes supposés, prévoir que certaines classes de faits
appartiendront à la catégorie Langue et d'autres à la catégorie Parole, en disant
tout de suite que, dans ce passage sémiologique, la distinction saussurienne
risque de subir des modifications, qu'il s'agira précisément de noter. Prenons
le vêtement, par exemple; il faut sans doute distinguer ici trois systèmes diffé-
rents, selon la substance engagée dans la communication. Dans le vêtement
écrit, c'est-à-dire décrit par un journal de Mode à l'aide du langage articulé,
il n'y a pour ainsi dire pas de « parole » : le vêtement qui est « décrit » ne corres-
pond jamais à une exécution individuelle des règles de la Mode, c'est un ensemble
systématique de signes et de règles: c'est une Langue à l'état pur. Selon le schéma
saussurien, une langue sans parole serait impossible ; ce qui rend le fait accep-
table ici, c'est d'une part que la langue de Mode n'émane pas de la« masse par-
lante », mais d'un groupe de décision, qui élabore vofontairement le code, et
d'autre part que l'abstraction inhérente à toute Langue est ici matérialisée
sous forme du langage écrit : le vêtement de mode (écrit) est Langue au niveau
de la communication vestimentaire et Parole au niveau de la communication
verbale. Dans le vêtement photographié (en supposant pour simplifier qu'il n'est
pas doublé par une description verbale), la Langue est toujours issue du fashion-
group mais elle n'est déjà plus donnée dans son abstraction, car le vêtement
photographié est toujours porté par une femme individuelle ; ce qui est donné
par la photographie de mode, c'est un état semi-systématique du vêtement;
car d'une part, la Langue de mode doit être ici inférée d'un vêtement pseudo-
réel; et d'autre part, la porteuse du vêtement (le mannequin photographié) est,
si l'on peut dire, un individu normatif, choisi en fonction de sa généralité cano-
nique, et qui représente par conséquent une« parole» figée, dépourvue de toute
liberté combinatoire. Enfin, dans le vêtement porté (ou réel), comme l'avait
suggéré Troubetskoy 1 , on retrouve la distinction classique de la Langue et de la
Parole; la Langue vestimentaire est constituée: 1) par les oppositions de pièces,
empiècements ou « détails » dont la variation entraîne un changement du sens
(porter un béret ou un chapeau-melon n'a pas le même sens) ; 2) par les règles
qui président à l'association des pièces entre elles, soit le long du corps, soit en
épaisseur; la Parole vestimentaire comprend tous les faits de fabrication anomi-
que (il n'en subsiste plus guère dans notre société) ou de port individuel (taille
du vêtement, degré de propreté, d'usure, manies personnelles, associations libres
de pi~ces) ; quant à la dialectique qui unit ici le costume (Langue) et l'habillement
(Parole), elle ne ressemble pas à celle du langage; certes l'habillement est tou-
jours puisé dans le costume (sauf dans le cas de l'excentricité, qui d'ailleurs a,
elle aussi, ses signes), mais le costume, du moins aujourd'hui, précède l'habille-
ment, puisqu'il vient de la « confection », c'est-à-dire d'un groupe minoritaire
(quoique plus anonyme que dans le cas de la Haute Couture)

1. Principes de Phonologie (trad. J. Cantineau), p. 19.

99
Roland Barthes

1.2.3. Prenons maintenant un autre système de signification : la nourriture.


On y retrouvera sans peine la distinction saussurienne. La Langue alimentaire
est constituée : 1) par les règles d'exclusion (tabous alimentaires) ; 2) par les
oppositions signifiantes d'unités qui restent à déterminer (du type, par exemple :
salé/sucré) ; 3) par les règles d'association, soit simultanée (au niveau d'un mets),
soit successive (au niveau d'un menu) ; 4) par les protocoles d'usage, qui
fonctionnent peut-être comme une sorte de rhétorique alimentaire. Quant à la
« parole» alimentaire, fort riche, elle comprend toutes les variations personnelles
(ou familiales) de préparation et d'association, (on pourrait considérer la cuisine
d'une famille, soumise à un certain nombre d'habitudes, comme un idiolecte).
Le menu, par éxemple, illustre très bien le jeu de la Langue et de la Parole : tout
menu est constitué par référence à un~ structure (nationale ou régionale et
sociale), mais cette structure est remplie différemment selon les jours et les
usagers, tout comme une « forme » linguistique est remplie par les libres variations
et combinaisons dont un locuteur a besoin pour un message particulier. Le
rapport de la Langue et de la Parole serait ici assez proche de celui qu'on trouve
dans le langage : c'est, en gros, rusage, c'est-à-dire une sorte de sédimentation
des paroles, qui fait la langue alimentaire ; toutefois les faits de novation indivi-
duelle (recettes inventées) peuvent y acquérir une valeur institutionnelle; ce
qui manque, en tout cas, et contrairement au système du vêtement, c'est l'action
d'un groupe de décision : la langue alimentaire se constitue seulement à partir
d'un usage largement collectif ou d'une « parole » purement individuelle.

1.2.4. Pour en finir, d'ailleurs arbitrairement, avec les perspectives de la


distinction Langue/Parole, on donnera encore quelques suggestions concernant
deux systèmes d'objets, certes très différents, mais qui ont ceci de commun, de
dépendre tous deux d'un groupe de décision (de fabrication) : J'automobile et le
mobilier. Dans l'automobile, la « langue » est constituée par un ensemble de
formes et de (( détails », dont la structure s'établit différentiellement en compa-
rant les prototypes entre eux (indépendamment du nombre de leurs« copies»);
la« parole» est très réduite, car, à standing égal, la liberté de choix du modèle est
extrêmement étroite : elle ne peut jouer que sur deux ou trois modèles, et à l'in-
térieur d'un modèle sur la couleur ou la garniture; mais peut-être faudrait-il ici
transformer la notion d'objet automobile en notion de fait automobile ; on retrou-
verait alors dans la conduite automobile les variations d'usage de l'objet qui
constituent d'ordinaire le plan de la paro]e; l'usager ne peut en effet, ici, agir
directement sur le modèle pour en combiner les unités; sa liberté d'exécution
porte sur un usage développé dans le temps et à l'intérieur duquel les« formes»
issues de la langue doivent, pour s'actualiser, passer par le relais de certaines pra-
tiques. Enfin, dernier système dont on voudrait dire un mot, le mobilier constitue,
lui aussi, un objet sémantique ; la <( langue » est formée à la fois par les oppositions
de meubles fonctionnellement identiques (deux types d'armoires, deux types de
lits, etc.) et dont chacun, selon son« style» renvoie à un sens différent, et par les
règles d'association des unités différentes au niveau de la pièce (« ameuble-
ment ») ; la << parole » est ici formée, soit par les variations insignifiantes que
l'usager peut apporter à une unité (en bricolant, par exemple, un élément}, soit
par les libertés d'association des meubles entre eux.

100
Éléments de sémiologie
1.2.5. Les systèmes les plus intéressants, ceux du moins qui relèvent de la
sociologie des communications de masse, sont des systèmes complexes, dans
lesquels sont engagées des substances difîérentes ; dans le cinéma, la télévision
et la publicité, les sens sont tributaires d'un concours d'images, de sons et de gra-
phismes ; il est donc prématuré de fixer, pour ces systèmes, la classe des faits de
langue et celle des faits de parole, d'une part tant qu'on n'a pas décidé si la
« langue » de chacun de ces systèmes complexes est originale ou seulement
composée des« langues» subsidiaires qui y participent, et d'autre part tant que ces
langues subsidiaires n'ont pas été analysées (nous connaissons la « langue» lin-
guistique, mais nous ignorons la cc langue » des images ou celle de la musique)~
Quant à la Presse, que lon peut raisonnablement considérer comme un système
de signification autonome, même en se bornant à ses éléments écrits, nous
ignorons encore presque tout d'un phénomène linguistique qui semble y avoir
un rôle capital : la connotation, c'est-à-dire le développement d'un système de
sens seconds, parasite, si l'on peut dire, de la langue proprement dite 1 ; ce
système second est lui aussi une « langue », par rapport à laquelle se développent
des faits de parole, des idiolectes et des structures doubles. Pour ces systèmes
complexes ou connotés (les deux caractères ne sont pas exclusifs), il n'est donc
plus possible de prédéterminer, même d'une façon globale et hypothétique, la
classe des faits de langue et celle des faits de parole.

1.2.6. L'extension sémiologique de la notion Langue/Parole ne va pas sans poser


certains problèmes, qui coïncident évidemment avec les points où le modèle
linguistique ne peut plus être suivi et doit être aménagé. Le premier problème
concerne l'origine du système, c'est-à-dire la dialectique même de la langue et
de la parole. Dans le langage, rien n'entre dans la langue, qui n'ait été essayé par
la parole, mais inversement, aucune parole n'est possible (c'est-à-dire ne répond
à sa fonction de communication) si elle n•est prélevée dans le « trésor » de la
langue. Ce mouvement est encore, du moins partiellement, celui d'un système
comme la nourriture, encore que les faits individuels de novation y puissent
devenir des faits de langue ; mais pour la plupart des autres systèmes sémiolo-
giques, la langue est élaborée, non par la « masse parlante », mais par un groupe
de décision ; en ce sens, on peut dire que dans la plupart des langues sémiolo-
giques, le signe est véritablement« arbitraire» 2, puisqu'il est fondé d'une façon
artificielle par une décision unilatérale ; il s'agit en somme de langages fabriqués,
de << logo-techniques »; l'usager suit ces langages, prélève en eux des messages
(des « paroles»), mais ne participe pas à leur élaboration; le groupe de décision
qui est à l'origine du système (et de ses changements) peut être plus ou moins
étroit ; ce peut être une technocratie hautement qualifiée (Mode, Automobile) ;
ce peut être aussi un groupe plus diffus, plus anonyme (art du mobilier courant,
moyenne confection). Si cependant ce caractère artificiel n'altère pas la nature
institutionnelle de la communication et préserve une certaine dialectique entre le
système et l'usage, c'est que d'une part, pour être subi, le « contrat » signifiant
n'en est pas moins observé par la masse des usagers (sinon, l'usager est marqué
par une certaine asocialité : il ne peut plus communiquer que son excentricité),
et que d•autre part les langues élaborées« par décision» ne sont pas entièrement

1. Cf. infra, ch. 1v.


2. Cf. infra, II, 4, 3.

101
Roland Barthes
libres (« arbitraires ») ; elles subissent la détermination de la collectivité, au
moins par les voies suivantes : 1) lorsque naissent des besoins nouveaux, consé-
cutifs au développement des sociétés (passage à un vêtement semi-européen
dans les pays de l'Afrique contemporaine, naissance de nouveaux protocoles
d'alimentation rapide dans les sociétés industrielles et urbaines) ; 2) lorsque des
impératifs économiques déterminent la disparition ou la promotion de certains
matériaux (tissus artificiels); 3) lorsque ridéologie limite l'invention des formes,
la soumet à des tabous et réduit en quelque sorte les marges du« normal». D'une
manière plus large, on peut dire que les élaborations du groupe de décision,
c'est-à-dire les logotechniques, ne sont elles-mêmes que les termes d'une fonction
toujours plus générale, qui est l'imaginaire collectif de l'époque : la novation
individuelle est ainsi transcendée par une détermination sociologique (de groupes
restreints) et ces déterminations sociologiques renvoient à leur tour à un sens
final, de nature anthropologique.

1.2. 7. Le second problème posé par l'extension sémiologique de la notion


Langue/Parole porte sur le rapport de «volume » que l'on peut établir entre les
« langues» et leurs« paroles». Dans le langage, il y a une très grande disproportion
entre la langue, ensemble fini de règles, et les « paroles » qui viennent se loger
sous ces règles et sont en nombre pratiquement infini. On peut présumer qu'un
système comme la nourriture présente encore un écart important de volumes,
puisqu'à l'intérieur des « formes » culinaires, les modalités et les combinaisons
d'exécution restent en nombre élevé; mais on a vu que dans des systèmes comme
l'automobile ou le mobilier, l'amplitude des variations combinatoires et des
associations libres est faible: il y a peu de marge - du moins reconnue par l'ins-
titution elle-même - entre le modèle et son « exécution » : ce sont des systèmes
où la « parole » est pauvre; dans un système particulier comme la Mode écrite,
cette parole est même à peu près nulle, en sorte qu'on a affaire ici, paradoxale-
ment, à une langue sans parole (ce qui, on l'a vu, n'est possible que parce que
cette langue est« soutenue» par la parole linguistique). Il n'empêche que s'il est
vrai qu'il existe des langues sans paroles ou à parole très pauvre, il faudra
nécessairement réviser la théorie saussurienne qui veut que la langue ne soit
qu'un système de différences (auquel cas, étant entièrement « négative », elle
est insaisissable hors de la parole), et compléter le couple Langue/Parole par un
troisième élément, pré-signifiant, matière ou substance, et qui serait le support
(nécessaire) de la signification: dans une expression comme« une robe longue ou
courte», la« robe» n'est que le support d'un variant (long/court) qui, lui, appartient
pleinement à la langue vestimentaire : distinction qui est inconnue du langage,
où le son étant considéré comme immédiatement signifiant, on ne peut le décom-
poser en un élément inerte et un élément sémantique. On serait ainsi amené
à reconnaître dans les systèmes sémiologiques (non-linguistiques) trois plans
(et non deux) : le plan de la matière, celui de la langue et celui de l'usage; ceci
permet évidemment de rendre compte des systèmes sans « exécution », puisque
le premier élément assure la matérialité de la langue; aménagement d'autant
plus plausible qu'il s'explique génétiquement : si dans ces systèmes, la «langue " a
besoin de « matière » (et non plus de « parole»}, c'est qu'ils ont en général une
origine utilitaire, et non signifiante, contrairement au langage humain.

102
Éléments de sémiologie

II. SIGNIFIÉ ET SIGNIFIANT.

11.1. Le signe.
11.1.1. Le signifié et le signifiant sont, dans la terminologie saussurienne, les
composants du signe. Or ce terme de signe, présent dans des vocabulaires très
différents (de la théologie à la médecine) et dont rhistoire est très riche {de
l'Évangile 1 à la cybernétique), ce terme est par là-même très ambigu; aussi,
avant d'en revenir à l'acception saussurienne, il faut dire un mot du champ
notionnel où il occupe une place, d'ailleurs, comme on va le voir, flottante.
Signe s'insère en effet, au gré des auteurs, dans une série de termes affinitaires et
dissemblables : signal, indice, icône, symbole, allégorie sont les principaux rivaux
du signe. Posons d'abord l'élément commun à tous ces termes: ils renvoient tous
nécessairement à une relation entre deux relata 2 ; ce trait ne saurait donc dis-
tinguer aucun des termes de la série ; pour retrouver une variation de sens, il
faut recourir à d'autres traits, que l'on donnei:a ici sous forme d'une alternative
(présence/absence) : 1) la relation implique, ou n'implique pas, la représentation
psychique de l'un des relata ; 2) la relation implique ou n'implique pas une ana-
logie entre les relata; 3) la liaison entre les deux relata (le stimulus et sa réponse)
est immédiate ou ne l'est pas; 4) les relata coïncident exactement, ou au con-
traire, l'un« déborde» l'autre; 5) la relation implique ou n'implique pas un rap-
port existentiel avec celui qui en use 3 • Selon que ces traits sont positifs ou néga-
tifs (marqués ou non marqués), chaque terme du champ se différencie de ses
voisins ; il faut ajouter que la distribution du champ varie d'un auteur à l'autre,
ce qui entraîne des contradictions terminologiques ; on cernera facilement ces
contradictions en donnant le tableau de rencontre des traits et des termes à
'travers quatre auteurs différents : Hegel, Peirce, Jung et Wallon (la référence à
certains traits, qu'ils soient marqués ou non marqués, peut être absente chez
· certains auteurs) :

1. J. P. CuAaL1za : •La notion de signe (O"rj~fov) dans le IV• évangile », Rw. du


sciencu philos. et IMol., 1959, 43, n° 3, 434-48.
2. Ce qu'a exprimé très clairement Saint Augustin : c Un aigne en une chose qui,
outre l' upèce ingéru par les sens, (ail venir cl' elle-""me à la perYée quelque autre cho•e ».
3. Cf. les •hifter• et symboles indiciels, 8upro, 1, 1 8.1

i03
Roland Barthes

signal indice icône symbole signe allégorie


1
1 1. Re pré- Wallon Wallon Wallon Wallon
sentation - - + +
2. Analogie Hegel + Hegel -

Peirce
WalJon
Peirce
+ Wallon -

+ -
3. lmmé- Wallon Wallon
diateté + -

++
4. Adéqua- Hegel - Hegel
tion Jung - Jung
Wallon - Wallon+
-
5. Existen- Wallon Wallon
tialité + -
Peirce Peirce
+ -
Jung + Jung-
1

On voit que la contradiction terminologique porte essentiellement sur indice


(pour Peirce, l'indice est existentiel, pour Wallon il ne l'est pas) et sur symbole
(pour Hegel et Wallon, il y a un rapport d'analogie - ou de «motivation » -
entre les deux relata du symbole, mais non pour Peirce ; de plus, pour Peirce,
le symbole n'est pas existentiel, il l'est pour Jung. Mais on voit aussi que ces
-contradictions - lisibles ici verticalement - s'expliquent très bien, ou mieux :
se compensent par des translations de termes au niveau d'un même auteur -
translations lisibles ici horizontalement : par exemple, le symbole est analogique
chez Hegel par opposition au signe, qui ne l'est pas; et s'il ne rest pas chez
Peirce, c'est parce que l'icône peut recueillir le trait. Ceci veut dire, pour résumer
et pour parler en termes sémiologiques, ce qui est l'intérêt de cette brève étude
«en abyme», que les mots du champ ne prennent leur sens que par opposition
les uns aux autres (d'ordinaire par couple) et que si ces oppositions sont sauve-
gardées, le sens est sans ambiguïté ; notamment signal et indice, symbole et signe
sont les fonctifs de deux fonctions différentes, qui peuvent elles-mêmes entrer
en opposition générale, comme chez Wallon, dont la terminologie est la plus
complète et la plus claire 1 , icône et allégorie restant confinés au vocabulaire de
Peirce et de Jung. On dira donc, avec Wallon, que le signal et l'indice forment
un groupe de relata dépourvus de représentation psychique, tandis que dans le
groupe adverse, symbole et signe, cette représentation existe ; qu'en outre le
signal est immédiat et existentiel, face à l'indice qui ne l'est pas (il n'est qu'une
trace) ; qu'enfin, dans le symbole, la représentation est analogique et inadéquate
(le christianisme « déborde » la croix), face au signe, dans lequel la relation est

t. H. WALLOl'( : De l'ac~ à la pensée, 1942, pp. 175-250.

f 04
Élémen.ts de sémiologie

immotivée et exacte (pas d'analogie entre le mot bœuf et l'image bœuf, qui est
parfaitement recouverte par son relatum.)

11.1.2. En linguistique, la notion de signe ne provoque pas de compétition entre


des termes voisins. Pour désigner la relation signifiante, Saussure a tout de suite
éliminé symbole (parce que le terme comportait une idée de motivation) au profit
de signe, défini comme l'union d'un signifiant et d'un signifié (à la façon du recto
et du verso d'une feuille de papier), ou encore d'une image acoustique et d'un
concept. Jusqu'à ce que Saussure trouvât les mots de signifiant et de signifié,
signe est pourtant resté ambigu car il avait tendance à se confondre avec le seul
signifiant, ce que Saussure voulait éviter à tout prix ; après avoir hésité entre
sôme et sème, forme et idée, image et concept, Saussure s'est arrêté à signifiant
et signifié, dont l'union forme le signe ; proposition capitale et à laquelle il faut
toujours revenir car on a tendance à prendre signe pour signifiant, alors qu'il
s'agit d'une réalité hi-face; la conséquence (importante) est que, du moins pour
Saussure, Hjelmslev et Frei, les signifiés faisant partie des signes, la sémantique
doit faire partie de la linguistique structurale, tandis que pour les mécanistes
américains, les signifiés sont des substances qui doivent être expulsées de la
linguistique et dirigées vers la psychologie. Depuis Saussure, la théorie du signe
linguistique s'est enrichie du principe de la double articulation, dont Martinet
a montré l'importance, au point d'en faire le critère définitonnel du langage :
parmi les signes linguistiques, il faut en effet séparer les unités significatives,
dont chacune est douée d'un sens (les « mots », ou pour être plus exact, les
« monèmes») et qui forment la première articulation, des unités distinctives, qui
participent à la forme mais n'ont pas directement un sens (les« sons» ou plutôt
les phonèmes), et qui constituent la seconde articulation; c'est la double arti-
culation qui rend compte de l'économie du langage humain; elle constitue en
effet une sorte de démultiplication puissante qui fait, par exemple, que !'Espagnol
d'Amérique, avec seulement 21 unités distinctives peut produire 100 000 unités
significatives.

11.1.3. Le signe est donc composé d'un signifiant et d'un signifié. Le plan des
signifiants constitue le plan d'expression et celui des signifiés le plan de con-
tenu. Dans chacun de ces deux plans, Hjelmslev a introduit une distinction qui
peut être importante pour r étude du signe sémiologique (et non plus seulement
linguistique) ; chaque plan comporte en effet, pour Hjelmslev, deux strata :
la forme et la subs'tance ; il faut insister sur la nouvelle définition de ces deux
termes, car chacun a un lourd passé lexical. La forme, c'est ce qui peut être
décrit exhaustivement, simplement et avec cohérence (critères épistémologiques)
par la linguistique, sans recourir à aucune prémisse extralinguistique ; la subs-
tance, c'est l'ensemble des aspects des phénomènes linguistiques qui ne peuvent
être décrits sans recourir à des prémisses extra-linguistiques. Puisque ces deux
11trata se retrouvent dans le plan de l'expression et dans le plan du contenu,
on aura donc : 1) une substance de l'expression : par exemple, la substance
phonique, articulatoire, non fonctionnelle, dont s'occupe la phonétique et
non la phonologie; 2) une forme de l'expression, constituée par les règles para-
digmatiques et syntaxiques {on notera qu'une même forme peut avoir deux
substances différentes, rune phonique, l'autre graphique); 3) une substance
du contenu: ce sont, par exemple, les aspects émotifs, idéologiques ou simplement

105
Roland Barthes
notionnels du signifié, son sens« positif»; 4) une forme du contenu : c•est l'orga-
nisation formelle des signifiés entre eux, par absence ou présence d'une marque
sémantique 1 ; cette dernière notion est délicate à saisir, en raison de l'impossi-
bilité où nous sommes, devant le langage humain, de séparer les signifiés des
signifiants ; mais par là-même, la subdivision forme/substance peut redevenir
utile et facile à manier, en sémiologie, dans les cas suivants : 1) lorsque nous
nous trouvons devant un système où les signifiés sont substantifiés dans une
autre substance que celle de leur propre système (c'est, on l'a vu, le cas de la
Mode écrite); 2) lorsqu'un système d'objets comporte une substance qui n'est
pas immédiatement et fonctionnellement signifiante, mais peut être, à un certain
niveau, simplement utilitaire : tel mets sert à signifier une situation mais aussi à
se nourrir.

11.1.4. Ceci permet peut-être de prévoir la nature du signe sémiologique par


rapport au signe linguistique. Le signe sémiologique est lui aussi, comme son
modèle, composé d'un signifiant et d'ùn signifié (la couleur d'un feu, par exemple,
est un ordre de circulation, dans le code routier), mais il s'en sépare au niveau
de ses substances. Beaucoup de systèmes sémiologiques (objets, gestes, images 2)
ont une substance de l'expression dont l'être n'est pas dans la signification :
ce sont souvent des objets d'usage, dérivés par la société à des fins de.signification:
le vêtement sert à se protéger, la nourriture sert à se nourrir, quand bien même
ils servent aussi à signifier. On proposera d'appeler ce signes sémiologiques, d'ori-
gine utilitaire, fonctionnelle, des fonctions-signes. La fonction-signe est le témoin
d'un double mouvement qu'il faut analyser. Dans un premier temps (cette décom-
position est purement opératoire et n'implique pas une temporalité réelle), la
fonction se pénètre de sens ; cette sémantisation est fatale : dès qu'il y a société,
tout usage est converti en signe de cet usage : l'usage du manteau de pluie est de
protéger contre la pluie, mais cet usage est indissociable du signe même d'une
certaine situation atmosphérique ; notre société ne produisant que des objets
standardisés, normalisés, ces objets sont fatalement les exécutions d'un modèle,
les paroles d'une langue, les substances d'une forme signifiante; pour retrouver
un objet insignifiant, il faudrait imaginer un ustensile absolument improvisé
et qui ne se rapproche en rien d'un modèle existant (Cl. Lévi-Strauss a montré
combien la bricole est elle-même recherche d'un sens) : hypothèse à peu près
irréalisable dans toute société. Cette sémantisation universelle des usages est
capitale : elle traduit le fait qu'il n'y a de réel qu'intelligible et devrait amener
à confondre finalement sociologie et socio-logique 3 • Mais le signe une fois cons-
titué, la société peut très bien le re-fonctionnaliser, en parler comme d'un objet
d'usage : on traitera d'un manteau de fourrure comme s'il ne servait qu'à se
protéger du froid; cette fonctionnalisation récurrente, qui a besoin d'un langage
second pour exister, n'est nullement la même que la première fonctionnalisation
(d'ailleurs purement idéale) : la fonction qui est re-présentée, elle, correspond à

1. Quoique très rudimentaire, l'analyse donnée ici, supra, II, 1, 1, concerne la formtJ
des signifiés « signe •, « symbole », « indice », « signal. ».
2. A vrai dire, le cas de l'image devrait être réservé, car l'image est tout de suite
« communicante », sinon signifiante.
3. Cf. R. BARTHES:« A propos de deux ouvrages récents de Cl. Lévi-Strauss : Socio-
logie et Socio-Logique », in : Information sur les sciences •ociales (Unesco), Vol. t. n° 4,
déc. 1962, 114-22.

106
Eléments de sémiologie
une seconde institution sémantique (déguisée}, qui est de l'ordre de la conno-
tation. La fonction-signe a donc - probablement - une valeur anthropologique,
puisqu'elle est runité même où se nouent les rapports du technique et du signi-
fiant.

11.2. Le Signifié.
11.2.1. En linguistique, la nature du signifié a donné lieu à des discussions qui
ont surtout porté sur son degré de« réalité»; toutes s'accordent cependant pour
insister sur le fait que le signifié n'est pas « une chose », mais une représentation
psychique de la « chose » ; on a vu que dans la définition du signe par Wallon, ce
caractère représentatif constituait un trait pertinent du signe et du symbole
(par opposition à l'indice et au signal) ; Saussure lui-même a bien marqué la
nature psychique du signifié en l'appelant concept: le signifié du mot bœuf :p'est
pas l'animal bœuf, mais son image psychique (ceci sera important pour suivre la
discussion sur la nature du signe 1 ). Ces discussions restent cependant empreintes
de psychologisme ; on préférera peut-être suivre l'analyse des Stoïciens 2 ; ceux-
ci distinguaient soigneusement la 9avra.ah loy~x~ (la représentation psychique),
le -r:u··rx a.vov (la chose réelle} et le ÀEx-rov (le « di cible ») ; le signifié n'est ni la
rav-;a.ala, ni le ";Uj"f.Ct'IOV, mais bien le ),Ex-rov ; ni acte de conscience ni réalité,
le signifié ne peut être défini qu'à l'intérieur du procès de signification, d'une
manière quasi-tautologique : c'est ce « quelque chose » que celui qui emploie le
signe entend par lui. On en revient ainsi justement à une définition purement
fonctionnelle : le signifié est l'un des deux relata du signe; la seule différence ~ui
l'oppose au signifiant, est que celui-ci est un médiateur. La situation ne saurait
être pour l'essentiel différente en sémiologie, où objets, images, gestes, etc., pour
autant qu'ils soient signifiants, renvoient à quelque chose qui n'est dicible qu'à
travers eux, à cette circonstance près que le signifié sémiologique peut être pris
en charge par les signes de la langue ; on dira, par exemple, que tel sweater
signifie les longues promenades d'automne dans les bois ; dans ce cas, le signifié
n'est pas seulement médiatisé par son signifiant vestimentaire (le sweater), mais
aussi par un fragment de parole (ce qui est un grand avantage pour le manier);
on pourrait donner le nom d'isologie au phénomène par lequel la langue cc colle»
d'une façon indiscernable et indissociable ses signifiants et ses signifiés, de façon
à réserver le cas des systèmes non-isologues (systèmes fatalement complexes),
où le signifié peut être simplement juxtaposé à son signifiant.

11.2.2. Comment classer les signifiés? On sait qu'en sémiologie, cette opération
est fondamentale, puisqu'elle revient à dégager la forme du contenu. En ce qui
concerne les signifiés linguistiques, on peut concevoir deux sortes de classements ;
le premier est externe, il fait appel au contenu « positif » {et non purement diffé-
rentiel) des concepts : c'est le cas des groupements méthodiques de Hallig et
Wartburg 8 , et d'une façon plus convaincante, des champs notionnels de Trier

1. Cf. infra, Il, 4, 2.


2. Discussion reprise par : Borgeaud, Brôcker et Lohmann, in : Âda linguistica,
Ill, 1, 27.
3. R. HALLIG et W. voN W A.RTBUllG : Begriffssysüm als Grundlage für die Le:i:ico-
graphie, Berlin, Akademie Verlag, 1952, 4°, XXV, 140 p.

107
Roland Barthes

et des champs lexicologiques de Matoré 1 ; mais d'un point de vue structural, ces
classements (surtout ceux de Hallig et Wartburg) ont le défaut de porter encore
trop sur la substance (idéologique) de signifiés, non sur leur forme. Pour arriver à
établir un classement vraiment formel, il faudrait arriver à reconstituer des
oppositions de signifiés et à dégager dans chacune d'elles un trait pertinent
(commutable) 2 ; cette méthode a été préconisée par Hjelmslev, Sôrensen, Prieto
et Greimas; Hjelmslev, par exemple, décompose un monème comme« jument»
en deux unités de sens plus petites : « cheval » + « femelle », unités qui peuvent
commuter et servir à reconstituer par conséquent des monènes nouveaux {« porc »
+ « femelle » = « truie », « cheval >> +« mâle » = « étalon) ; Prieto voit dans
vir >> deux traits commutables : «homo» + « masculus » ;. Sôrensen réduit le lexique
de la parenté à une combinaison de « primitifs >> { « père » = parent mâle, « parent »
= ascendant au premier degré). Aucune de ces analyses n'a encore été déve-
loppée. 3 Il faut enfin rappeler que pour certains linguistes, les signifiés ne font
pas partie de la linguistique, qui n'a à s'occuper que des signifiants, et que le
classement sémantique est hors des tâches de la linguistique 4 •

I 1.2.3. La linguistique structurale, si avancée soit-elle, n'a pas encore édifié


une sémantique, c'est-à-dire un classement des formes du signifié verbal. On
imagine donc sans peine qu'on ne puisse actuellement proposer un classement
des signifiés sémiologiques, sauf à recourir à des champs notionnels connus. On
risquera seulement trois remarques. La première concerne le mode d'actualisation
des signifiés sémiologiques ; ceux-ci peuvent se présenter d'une façon isologique
ou non ; dans le second cas, ils sont pris en charge, à travers le langage, articulé,
soit par un mot (week-end), soit par un groupe de mots (longues promenades
à la campagne); ils· sont dès lors plus faciles à manier, puisque l'analyste n'est pas
obligé de leur imposer son propre métalangage, mais aussi plus dangereux, pui~­
qu'ils ramènent sans cesse au classement sémantique de la langue elle-même
{d'ailleurs inconnu), et non à un classement qui aurait son fondement dans le
système observé; les signifiés du vêtement de Mode, même s'ils sont médiatisés
par la parole du journal, ne se distribuent pas forcément comme les signifiés
de la langue, puisqu•aussi bien ils n'ont pas toujours la même « longueur » (ici
un mot, là une phrase); dans le premier cas, celui des systèmes isologiques, le
signifié n'a d'autre matérialisation que son signifiant typique; on ne peut donc
le manier qu'en lui imposant un métalangage; on interrogera par exemple des
sujets sur la signification qu'ils attribuent à un morceau de musique, en leur
soumettant une liste de signifiés verbalisés (angoissé, orageux, sombre, tourmenté,
etc.) 5 ; alors qu'en réalité tous ces signes verbaux forment un seul signifié musical,
qu'on ne devrait désigner que par un chiffre unique, qui n'impliquerait aucun
découpage verbal ni aucun monnayage métaphorique. Ces métalangages, venus
ici de l'analyste et là du système lui-même, sont sans doute inévitables, et c'est

1. On trouvera la bibliographie de Trier et de Matoré dans: P. Gu1RAUD: La Sdman-


tique, P.U.F. (c Que sais-je •), p. 70 sq.
2. C'est ce qu'on a tenté de faire ici pour signe et symbole {supra, II, 1, 1).
3. Exemples donnés par G. MouN1N : c Les analyses sémantiques •, in : Cahw• de
l' lnst. de scienu économique appliquée, mars 1962, no 123.
4. Il serait bon d'adopter dorénavant la distinction proposée par A . .J. Gasr•As :
•émantique = se rapportant au contenu; sémiologique = se rapportant à l'expreuion.
5. Cf. R. FRANCÈs : La perception de la musique, Vrin, 1958, 3e partie.

108
Éléments de sémiologie

ce qui rend encore problématique l'analyse des signifiés ou analyse idéologique ;


il faudra du moins en situer théoriquement la place dans le projet sémiologique.
La seconde remarque concerne l'extension des signifiés sémiologiques ; l'ensemble
des signifiés d'un système (une fois formalisé) constitue une grande fonction;
or il est probable que d'un système à l'autre, les grandes fonctions sémantiques
non seulement communiquent entre elles, mais encore se recouvrent partielle-
ment ; la forme des signifiés du vêtement est sans doute en partie la même que
celle des signifiés du système alimentaire, articulées toutes deux sur la grande
opposition du travail et de la fête, de l'activité et du loisir; il faut donc prévoir
une description idéologique totale, commune à tous les systèmes d'une même
synchronie. Enfin - ce sera la troisième remarque-, on peut considérer qu'à
chaque système de signifiants (lexiques) correspond sur le plan des signifiés un
corps de pratiques et de techniques ; ces corps de signifiés impliquent de la part
des consommateurs de systèmes (c'est-à-dire des « lecteurs ») des savoirs diffé-
rents (selon des différences de « culture »), ce qui explique qu'une même lexie
(ou grande unité de lecture) puisse être déchiffrée différemment selon les indi-
vidus, sans cesser d'appartenir à une certaine « langue » ; plusieurs lexiques -
et partant plusieurs corps de signifiés - peuvent coexister dans un même indi-
vidu, déterminant en chacun des lectures plus ou moins « profondes ».

11.3. Le Signifiant.
11.3.1. La nature du signifiant suggère, en gros, les mêmes remarques que
celle du signifié : c'rst un pur relatum. on ne peut séparer sa définition de celle
du signifié. La seule différence, c'est que le signifiant est un médiateur : la matière
lui est nécessaire; mais d'une part elle ne lui est pas suffisante, et d'autre part,
en sémiologie, le signifié peut être lui aussi relayé par une certaine matière : celle
des mots. Cette matérialité du signifiant oblige une fois de plus à bien distinguer
matière et substance : la substance peut être immatérielle {dans le cas de la subs-
tance du contenu); on peut donc dire seulement que la substance du signifiant
est toujours matérielle (sons, objets, images). En sémiologie, où l'on aura affaire
à des systèmes mixtes engageant des matières différentes (son et image, objet
et écriture, etc.), il serait bon de réunir tous les signes, en tant qu'ils sont portés
par une seule et même matière, sous le concept de signe typique : le signe verbal,
le signe graphique, le signe iconique, le signe gestuel formeraient chacun un signe
typique.

11.3.2. Le classement des signifiants n'est autre que la structuration proprement


dite du système. Il s'agit de découper le message «sans fin» constitué par l'en-
semble des messages émis au niveau du corpus étudié, en unités signifiantes
minimales à l'aide de l'épreuve de commutation 1 , de grouper ces unités en classes
paradigmatiques et de classer les relations syntagmatiques qui relient ces unités.
Ces opérations constituent une part importante de r entreprise sémiologique
dont il sera traité au chapitre 111 ; on ne les cite ici que pour mémoire 2 •

t. Cf. infra, III, 2, 3.


2. Cf. infra, ch. 111 {Système et syntagme).

109
Roland Barthu

11.4. La Signification.
11.4.1. Le 3Îgne est une tranche (hi-face) de sonorité, de visualité, etc. La
aignification peut être conçue comme un procès; c'est l'acte qui unit le signifiant
et le signifié, acte dont le produit est le signe. Cette distinction n'a, bien entendu,
qu'une valeur classificatrice (et non phénoménologique) : d'abord parce que
l'union du signifiant et du signifié, comme on le verra, n'épuise pas l'acte séman-
tique, le signe valant aussi par ses entours ; ensuite, parce que, sans doute, l'esprit
ne procède pas, pour signifier, par conjonction, mais comme on le verra, par
découpage 1 : au vrai, la signification (semiosis) n'unit pas des êtres unilatéraux,
elle ne rapproche pas deux termes, pour la bonne raison que le signifiant et le
signifié sont, chacun à la fois, terme et rapport 2 • Cette ambiguïté embarrasse
la représentation graphique de la signification, pourtant nécessaire au discours
sémiologique. Sur ce p<>lnt, on notera les tentatives suivantes.

I) ~;. Chez Saussure, le signe se présente, démonstrativement, comme l'éx-


tension veîtÎcale d'une situation profonde: dans la langue, le signifié est en quel-
que sorte derrière le signifiant et ne peut être atteint qu'à travers lui, encore que
ces métaphores, trop spatiales, manquent d'une part la nature dialectique de la
signification et que d'autre part la clôture du signe ne soit acceptable que pour
les systèmes franchement discontinus, comme la langue.
2). E R C. Hjelmslev a préféré une représentation purement graphique : il y a
relation (R) entre le plan d'expression (E} et le plan de contenu (C). Cette formule
permet de rendre compte économiquement et sans falsification métaphorique
des méta-langages ou systèmes décrochés: E R (ERC}. a
3). ~-
8
Lacan, repris par Laplanche et Leclaire ', utilise un graphisme spatialisé
qui se distingue pourtant de la représentation saussurienne sur deux points :
1) le signifiant (S) est global, constitué par une chaîne à niveaux multiples (chaîne
métaphorique) : signifiant et signifié sont dans un rapport flottant et ne« coïn-
cident » que par certains points d'ancrage; 2) la barre de séparation entre le
signifiant (S) et le signifié (s) a une valeur propre (qu'elle n'avait évidemment
pas chez Saussure) : elle représente le refoulement du signifié.
4). Sa == Sé. Enfin, dans les systèmes non-isologues, (c'est-à-dire dans lesquels
les signifiés sont matérialisés à travers un autre système), il est évidemment
licite d'étendre la relation sous forme d'une équivalence {==), mais non d'une
identité ( = ).

11.4.2. On a vu que tout ce que l'on pouvait dire du signifiant, c'est qu'il était
un médiateur (matériel) du signifié. De quelle nature est cette médiation? En
linguistique, ce problème a donné lieu à discussion : discussion surtout termino-

1.. Cf. infra, II, 5, 2.


2. Cf. R. ÛRTIGUES : Le discours et le symbole, Aubier, (1962).
3. Cf. infra, ch. 1v.
4. J. LAPLANCHE et S. LECLA.JRE : « L'inconscient •, in : Temps Modernes, n° 183,
juillet 1963, p. 81 aq.

110
~léments de •émiologie

logique, car sur le fond les choses sont assez claires (elles ne le seront peut-être
pas autant en sémiologie). Partant du fait que dans le langage humain, le choix
des sons ne nous est pas imposé par le sens lui-même (le bœuf n'oblige en rien au
son bœuf, puisqu'aussi bien ce son est différent dans d'autres langues}, Saussure
avait parlé d'un rapport arbitraire entre le signifiant et le signifié. Benveniste a
contesté le mot 1 ; ce qui est arbitraire, c'est le rapport du signifiant et de la
« chose» signifiée (du son bœuf et de l'animal bœuf); mais on l'a vu, pour Saussure
lui-même, le signifié n'est pas« la chose», mais la représentation psychique de la
chose (concept) ; l'association du son et de la représentation est le fruit d'un
dressage collectif (par exemple de l'apprentissage de la langue française) ; cette
association - qui est la signification - n'est nullement arbitraire (aucun Fran-
çais n'est libre de la modifier), mais bien au contraire nécessaire. On a donc
proposé de dire qu'en linguistique la signification est immotivée; c'est une immoti-
vation d,ailleurs partielle (Saussure parle d'une analogie relative) : du signifié
au signifiant, il y a une certaine motivation dans le cas (restreint) des onoma-
topées, comme on va le voir à l'instant, et chaque fois qu'une série de signes
est établie par la langue par imitation d'un certain prototype de composition
ou de dérivat'ion : c'est le cas des signes dits proportionnels : pommier, poirier,
abricotier, etc., une fois l'immotivation de leur radical et de leur suffixe établie,
présentent une analogie de composition. On dira donc d'une manière générale
que dans la langue le lien du signifiant et du signifié est contractuel dans son
principe, mais que ce contrat est collectif, inscrit dans une temporalité longue
(Saussure dit que « la langue est toujours un héritage »), et par conséquent en
quelque sorte naturalisé ; de la même façon, Cl. Lévi-Strauss précise que le signe
linguistique est arbitraire a-priori mais non arbitraire a-posteriori. Cette dis-
cussion incline à prévoir deux termes différent~, utiles lors de lextension sémio-
logique : on dira qu'un système est arbitraire lorsque ses signes sont fondés
non par contrat mais par décision unilatérale : dans la langue le signe n'est pas
arbitraire mais il l'est dans la Mode; et qu'un signe est motiYé lorsque la relation
de son signifié et de son signifiant est analogique (Buyssens a proposé pour les
signes motivés : sèmes intrinsèques, et pour les signes immotivés : sèmes extrin-
sèques); on pourra donc avoir des systèmes arbitraires et motivés; d'autres,
non-arbitraires et immotivés.

11.4.3. En linguistique, la motivation est circonscrite au plan partiel de la


dérivation ou de la composition ; elle posera au contraire à la sémiologie des
problèmes plus généraux. D'une part il est possible que, hors la langue, on trouve
des systèmes largement motivés, et il faudra alors établir la façon dont l'analogie
est compatible avec le discontinu qui semble jusqu'à présent nécessaire à la
signification ; et ensuite comment peuvent s'établir des séries paradigmatiques
(donc à termes peu nombreux et finis), lorsque les signifiants sont des analoga :
ce sera sans doute le cas des « images », dont la sémiologie, pour ces raisons, est
loin d'être établie; d'autre part, il est infiniment probable que l'inventaire sémio-
logique révélera lexistence de systèmes impurs, comportant ou des motivations
très lâches ou des motivations pénétrées, si l'on peut dire, d'immotivations
secondaires, comme si, souvent, le signe s'offrait à une sorte de conflit entre le
motivé et l'immotivé; c'est déjà un peu le cas de la zone la plus« motivée» de la

1. E. BENVENISTE : «Nature du signe linguistique•, Acta linguistica, 1, 1939.

111
Roland Barthes
langue, la zone des onomatopées ; Martinet a noté 1 que la motivation onoma-
topéique s'accompagnait d'une perte de la double articulation (aïe, qui relève
seulement de la seconde articulation, remplace le syntagme doublement articulé :
ça me fait mal) ; cependant r onomatopée de la douleur n'est pas exactement la
même en français (aïe) et en danois (au), par exemple; c'est qu'en fait la moti-
vation se soumet ici en quelque sorte à des modèles phonologiques, évidemment
différents selon les langues : il y a imprégnation de r analogique par le digital.
Hors la langue, les systèmes problématiques, comme le« langage» des abeilles,
offrent la même ambiguïté : les rondes de butin ont une valeur .vaguement
analogique ; la danse ~ur la planche d'envol est franchement motivée (orien-
tation du butin), mais la danse frétillante en forme de 8 est tout à fait immotivée
(elle renvoie à une distance) 2 • Enfin, dernier exemple de ces« flous 3 •,certaines
marques de fabrique utilisées par la publicité sont constituées par des figures
parfaitement« abstraites » (non-analogiques); elles peuvent cependant c déga-
ger» une certaine impression (par exemple, la « puissance •), qui est dans un
rapport affinitaire avec le signifié: la marque Berliet (un rond lourdement flêché),
ne« copie» en rien la puissance - comment d'ailleurs« copier• la puissance? -
mais cependant la suggère par une analogie latente ; on retrouverait la même
ambiguïté dans les signes de certaines écritures idéographiques (le chinois, par
exemple). La rencontre de l'analogique et du non-analogique parait donc indis-
cutable, au sein même d'un système unique. Cependant, la sémiologie ne pourra
se contenter d'une description qui reconnaîtrait le compromis sans chercher à le
systématiser, car elle ne peut admettre un différentiel continu, le sens, comme
on le verra, étant articulation. Ces problèmes n'ont pas encore été étudiés en
détail et l'on ne saurait en donner une vue générale. L'économie - anthropo-
logique - de la signification, cependant, se devine : dans la langue, par exemple,
la motivation (relative) introduit un certain ordre au niveau de la première
articulation (significative) : le « contrat » est donc ici soutenu par une certaine
naturalisation de cet arbitraire a-priorique dont parle Cl. Lévi-Strauss; d'autres
systèmes, au contraire, peuvent aller de la motivation à l'immotivation : par
exemple, le jeu des figurines rituelles d'initiation des Senoufo, cité par Cl. Lévi-
Strauss dans la Pensée SauPage. Il est donc probable qu'au niveau de la sémio-
logie la plus générale, d'ordre anthropologique, il s'établit une sorte de circularité
entre l'analogique et l'immotivé : il y a double tendance (complémentaire) à
naturaliser l'immotivé et à intellectualiser le motivé {e~est-à-dire à le culturaliser).
Enfin, certains auteurs assurent que le digitalisme lui-même, qui est le rival de
l'analogique, sous sa forme pure, le binarisme, est lui-Inême une « reproduction »
de certains processus physiologiques, s'il est vrai que la vue et l'ouïe fonctionnent
en définitive par sélections alternatives ~.

1. A. MARTINET: Éoonomie des changements phonétiquu, Francke, 1955, 5, 6.


2. Cf. G. MouN1N : Communication linguistique humaine et communication non-
linguistique animale », in : Temps Modernes, avril-mai 1960.
3. Autre exemple : le code routier.
~. Cf. infra, III, 3, 5.

112
~lém.ents de sémiologie

11.5. La Valeur.
11.5.1. On a dit, ou du moins laissé entendre, que c'était une abstraction assez
arbitraire {mais inévitable) que de traiter du signe« en soi», comme seule union
du signifiant et du signifié. Il faut, pour finir, aborder le signe, non plus par sa
« composition ))' mais par ses « entours » : c'est le problème de la valeur. Saussure
n'a pas vu tout de suite l'importance de cette notion, mais dès le second Cours
de Linguistique générale, il lui a accordé une réflexion toujours plus aiguë, et la
valeur est devenue chez lui un concept essentiel, plus important finalement que
celui de signification {qu'il ne recouvre pas). La valeur a un rapport étroit avec la
notion de langue (opposée à parole) ; elle amène à dé-psychologiser la linguistique
et à la rapprocher de l'économie ; elle est donc centrale en linguistique structurale.
Dans la plupart des sciences, observe Saussure 1 , il n'y a pas de dualité entre la
r
diachronie et la synchronie : astronomie est une science synchronique (bien que
les astres changent) ; la géologie est une science diachronique (bien qu'elle puisse
étudier des états fixes) ; l'histoire est surtout diachronique (succession d'événe-
ments), bien qu'elle puisse s'arrêter à certains « tableaux » 2 • Il y a pourtant
une science ou cette dualité s'impose à parts égales : l'économie (l'économie
politique se distingue de l'histoire économique); il en est de même, poursuit
Saussure, pour la linguistique ; c'est que dans les deux cas, on a affaire à un
système d'équivalence entre deux choses différentes: un travail et un salaire, un
signifiant et un signifié (c'est là le phénomène que nous avons appelé jusqu'à
présent signification); cependant, aussi bien en linguistique qu'en économie,
cette équivalence n'est pas solitaire, car si l'on change l'un de ses termes, de
proche en proche tout le système change. Pour qu'il y ait signe (ou « valeur »
économique) il faut donc d'une part pouvoir échanger des choses dissemblables
(un travail et un salaire, un signifiant et un signifié}, et d'autre part comparer
des choses similaires entre elles : on peut échanger un billet de 5 F. contre du
pain, du savon ou du cinéma, mais aussi on peut comparer ce billet avec des
billets de 10 F, de 50 F. etc. ; de même un « mot» peut être « échangé » contre une
idée {c'est-à-dire du dissemblable) mais il peut être comparé avec d'autres
« mots» (c'est-à-dire du similiaire) -: en anglais, mutton ne tire sa valeur que de
sa coexistence avec sheep; le sens n'est vraiment fixé qu'à l'issue de cette double
détermination : signification et valeur. La valeur n'est donc pas la signification;
elle provient, dit Saussure 3 , << de la situation réciproque des pièces de la langue » ;
elle est même plus importante que la signification : « ce qu'il y a d'idée ou de
matière phonique dans un signe importe moins que ce qu'il y a mttour de lui dans
les autres signes>> 4 : phrase prophétique, si l'on songe qu'elle fondait déjà l'homo-
logie lévi-straussienne et le principe des taxinomies. Ayant ainsi bien distingué,

1. SAussuRE, Cours de Linguistique Générale, p. 115.


2. Faut-il rappeler que depuis Saussure, l'Histoire a, elle aussi, découvert l'impor-
tance des structures synchroniques ? Économie, linguistique, ethnologie et histoire
forment actuellement un quadrivium de sciences-pilotes.
3. SAussuRE, in : R. GoDEL, op. cit., p. 90.
4. lb., p. 166. - Saussure pense évidemment à la comparaison des signes, non sur le
plan de la succession syntagmatique, mais sur celui des réserves virtuelles paradigma-
tiques, ou champs associatifs.

113
Roland Barthes
avec Saussure, signification et valeur, on voit tout de suite que si l'on reprend
les strata de Hjelmslev (substance et forme), la signification participe de la subs-
tance du contenu et la valeur de sa forme (mutton et sheep sont dans un rapport
paradigmatique, en tant que signifiés, et non bien entendu en tant que signi-
fiants).

11.5.2. Pour rendre compte du double phénomène de signification et de valeur


Saussure usait de l'image d'une feuille de papier : en la découpant, on obtient
d'une part divers morceaux (A, B, C), dont chacun a une valeur par rapport
à ses voisins, et d'autre part chacun de ces morceaux a un recto et un verso,
qui ont été découpés en même temps (A-A', B-B', C-'C): c'est la signification. Cette
image est précieuse, car elle amène à concevoir la production du sens d'une façon
originale, non plus comme la seule corrélation d'un signifiant et d'un signifié,
mais peut-être plus essentiellement comme un acte de découpage simultané de deux
masses amorphes, de deux « royaumes flottants », comme dit Saussure ; Saussure
imagine en effet qu'à l'origine (toute théorique) du sens, les idées et les sons
forment deux masses flottantes, labiles, continues et parallèles, de substances ;
le sens intervient lorsqu'on découpe en même temps, d'un seul coup, ces deux
masses : les signes (ainsi produits) sont donc des articuli; entre ces deux chaos,
le sens est donc un ordre, mais cet ordre est essentiellement diYision : la langue
est un objet intermédiaire entre le son et la pensée : elle consiste à unir l'un et
l'autre en les décomposant simultanément; et Saussure avance une nouvelle
image : signifié et signifiant sont comme deux nappes superposées, l'une d'air
et l'autre d'eau; lorsque la pression atmosphérique change, la nappe d'eau est
divisée en vagues : de la même façon, le signifiant est divisé en articuli. Ces
images, aussi bien celle de la feuille de papier que celle des vagues, permettent
d'insister sur un fait capital (pour la suite des analyses sémiologiques) : la langue
est le domaine des articulations, et le sens est avant tout découpage. Il s'ensuit
que la tâche future de la sémiologie est beaucoup moins d'établir des lexiques
d'objets que de retrouver les articulations que les hommes font subir au réel; on
dira utopiquement que sémiologie et taxinomie, bien qu'elles ne soient pas encore
nées, sont peut-être appelées à s'absorber un jour dans une science nouvelle,
l' arthrologie ou science des partages.

III. SYNTAGME ET SYSTÈME

111.1. Le$ deus axes du langage.


111.1.t. Pour Saussure 1 les rapports qui unissent les termes linguistiques
peuvent se développer sur deux plans, dont chacun engendre ses valeurs propres ;
ces deux plans correspondent à deux formes d'activité mentale (cette généra-
lisation sera reprise par Jakobson). Le premier plan est celui des syntagmes;
le syntagme est une combinaison de signes, qui a pour support l'étendue ; dans

t. $4ussua11:: Cours ck linguistiqruJ gémraù, p. 170 sq.


114
Éléments de sémiologie
le langage articulé, cette étendue est linéaire et irréversible (c'est la « chaîne
parlée ») : deux éléments ne peuvent être prononcés en même temps (re-tire,
contre wus, la '1Ïe humaine) : chaque terme tire ici sa valeur de son.opposition à ce
qui précède et à ce qui suit ; dans la chaîne de paroles, les termes sont unis réelle-
ment in praesentia; l'activité analytique qui s'applique au syntagme est le
découpage. Le second plan est celui des associations (pour garder encore la termi-
nologie de Saussure) ; « En dehors du discours (plan syntagmatique), les unités
qui ont entre elles quelque chose en commun s'associent dans la mémoire et forment
ainsi des groupes où règnent des rapports divers » : enseignement peut s'associer
par le sens à éducation, apprentissage; par le son à enseigner, renseigner, ou à
armement, chargement ; chaque groupe forme une série mnémonique virtuelle,
un « trésor de mémoire»; dans chaque série, au contraire de ce qui se passe au
niveau au syntagme, les termes sont unis in absentia; l'activité analytique qui
s'applique aux associations est le classement. Le plan syntagmatique et le plan
associatif, sont dans un rapport étroit, que Saussure a exprimé par la compa-
raison suivante: chaque unité linguistique est semblable à la colonne d'un édifice
antique : cette colonne est dans un rapport réel de contiguïté avec d'autres
parties de l'édifice, l'architrave, par exemple (rapport syntagmatique) ; mais si
cette colonne est dorique, elle appelle en nous la comparaison avec d'autres
ordres architecturaux, l'ionique ou" le corinthien ; et c'est là un rapport virtuel
de substitution (rapport associatif} : les deux plans sont liés de telle sorte que le
syntagme ne peut « avancer » que par appels successifs d'unités nouvelles hors du
plan associatif. Depuis Saussure, l'analyse du plan associatif a reçu un dévelop-
pement considérable; son nom même a changé; on parle aujourd'hui, non de plan
associatif, mais de plan paradigmatique 1 ou encore, comme on le fera désormais
ici, de plan systématique : le plan associatif est évidemment lié de très près à la
<c langue » comme système alors que le syntagme est plus proche de la parole.
On peut avoir recours à une terminologie subsidiaire : les rapports syntagma-
tiques sont des relations chez Hjelmslev, des contiguïtés chez Jakobson, des
contrastes chez Martinet ; les rapports systématiques sont des corrélations chez
Hjelmslev, des similarités chez Jakobson, des oppositions chez Martinet.

111.1.2. Saussure pressentait que le syntagmatique et l'associatif (c•est-à-dire


pour nous le systématique) devaient correspondre à deux formes d'activité
mentale, ce qui était déjà sortir de la linguistique. Jakobson, dans un texte
désormais célèbre 2 a repris cette extension, en appliquant l'opposition de la
métaphore {ordre du système) et de la métonymie (ordre du syntagme) à des lan-
gages non-linguistiques : on aura donc des « discours» de type métaphorique et des
« discours » de type métonymique; chaque type n'implique évidemment pas le
recours exclusif à l'un des deux modèles (puisque syntagme et système sont
nécessaires à tout discours), mais seulement la dominance de l'un ou l'autre. A
l'ordre de la métaphore (dominance des associations substitutives) appartien-
draient les chants lyriques russes, les œuvres du romantisme et du symbolisme,
la peinture surréaliste, les films de Charlie Chaplin {les fondus superposés seraient

1. Paradeigma : modèle, tableau des Oexions d'un mot donné comme modèle, décli-
naison.
2. R. JAKOBSON « Deux aspects du langage et deux types d'aphasie », in Temps
Modernes, n° 188, janvier t 962, p. 853 sq., repris dans : Essais de linguistique générale,
éd. de Minuit, (1963), Ch. 2.

115
Roland Barthes
de véritables métaphores filmiques), les symboles freudiens du rêve (par identi-
fication); à l'ordre de la métonymie (dominance des associations syntagmatiques)
appartiendraient les épopées héroïques, les récits de récole réaliste, les films de
Griffith (gros plans, montage et variations des angles de prises de vue), et les pro-
jections oniriques par déplacement ou condensation. A l'énumération de Jakob-
son, on pourrait aj~mter: du côté de la métaphore, les exposés didactiques (mobi-
lisant des définitions substitutives) 1 , la critique littéraire de type thématique,
les discours aphoristiques ; du côté de la métonymie, les romans populaires et les
récits de presse 2 • On retiendra, en suivant une remarque de Jakobson, que l'ana-
lyste (en l' occurence le sémiologue) est mieux armé pour parler de la métaphore
que de la métonymie, car le métalangage dans lequel il doit mener son analyse
est lui-même métaphorique et par conséquent homogène à la métaphore-objet :
il y a en effet une riche littérature sur la métaphore mais à peu près rien sur la
métonymie.

111.1.3. L'ouverture de Jakobson sur les discours à dominance métaphorique


et à dominance métonymique amorce un passage de la linguistique à la sémio-
logie. Les deux plans du langage articulé doivent en effet se retrouver dans les
systèmes de signification aut-res que le langage. Bien que les unités du syntagme,
_résultant d'une opération de découpage, et les listes d'oppositions, résultant d'un
classement, ne puissent être définies a priori, mais seulement au terme d'une
épreuve générale de commutation des signifiants et des signifiés, il est possible
d'indiquer pour quelques systèmes sémiologiques le plan du syntagme et celui
du système, sans préjuger encore des unités syntagmatiques et par conséquent
des variations paradigmatiques auxquelles elles donnent lieu (voir tabl. ci-après).
Tels sont les deux axes du langage, et l'essentiel de l'analyse sémiologique con-
siste à distribuer les faits inventoriés selon chacun de ces axes. Il est logique de
commencer le travail par le découpage syntagmatique puisque en principe c'est
lui qui fournit les unités que lon doit aussi classer en paradigmes ; cependant
devant un système inconnu, il peut être plus commode de partir de quelques
éléments paradigmatiques repérés empiriquement et d'étudier le système avant
le syntagme; mais s'agissant ici d'Eléments théoriques, on observera l'ordre
logique, qui va du syntagme au système.

111.2. Le Syntagme.
IH.2.1. On a vu (I.1.6.) que la parole (au sens saussurien) était de nature
syntagmatique, puisque, outre les amplitudes de phonation, elle peut être définie
comme une combinaison (variée) de signes (récurrents) : la phrase parlée est le
type même du syntagme ; le syntagme est donc à coup sûr très proche de la
parole : or, pour Saussure, il ne peut y avoir une linguistique de la parole; la
linguistique du syntagme est-elle donc impossible ? Saussure a senti la difficulté
et a pris soin de préciser en quoi le syntagme ne pouvait être considéré comme
un fait de parole : d'abord parce qu'il existe des syntagmes figés, auxquels
l'usage interdit de rien changer (à quoi bon P Allez donc!) et qui sont soustraits

1. Il s'agit seulement d'une polarisation très générale, car en fait on ne peut con-
fondre la métaphore et la définition (cf. R. JAKOBSON, Essais ... , p. 220).
2. Cf. R. BARTHES : «L'imagination du signe », in Essais critiques, Seuil, 1964.

116
Éléments de sémiologie

Système Syntagme

Vêtement Groupe des pièces, em- Juxtaposition dans une


piècements ou détails que même tenue d'éléments
l'on ne peut porter en différents :jupe- blouse -
même temps sur un même veste.
point du corps, et dont
la variation correspond à
un changement du sens
vestimentaire : toque/bon-
net/capeline etc.
Nourriture Groupe d'aliments affini- Enchaînement réel des
taires et dissemblables plats choisis le long du
dans lequel on choisit un repas : c'est le menu.
plat en fonction d'un cer-
tain sens : les variétés
d'entrées, de rotis, ou
de desserts.

Le « menu » du restaurant actualise les deux plans : la lec-


ture horizontale des entrées, par exemple, correspond au sys-
tème, la lecture verticale du menu correspond au syntagme.

Mobilier Groupe des variétés « sty- Juxtaposition des meubles


listiques » d'un même différents dans un même
meuble (un lit). espace (lit - armoire -
table etc.).

Architecture Variations de style d'un Enchaînement des détails


même élément d'un édifice, au niveau de l'ensemble de
différentes formes de toi- l'édifice.
tures, de balcons, d'en-
trées, etc.

à la liberté combinatoire de la parole (ces syntagmes stéréotypés deviennent


donc des sortes d'unités paradigmatiques) ; ensuite parce que les syntagmes de
la parole se construisent selon des formes régulières qui appartiennent par là-
même à la langue ( indécolorable sera construit sur impardonnable, infatigable,
etc.) : il y a donc une forme du syntagme (au sens hjelmslevien du mot), dont
s'occupe la syntaxe qui est en quelque sorte la version« glottique» 1 du syntagme.
Il n'empêche que la « proximité » structurale du syntagme et de la parole est un
fait important : parce qu, elle pose sans cesse des problèmes à r analyse, mais aussi
- inversement · - parce qu'elle permet d'expliquer structuralement certains
phénomènes de « naturalisation » des discours connotés. Le rapport étroit du
syntagme et de la parole doit donc être soigneusement gardé en mémoire.

111.2.2. Le syntagme se présente sous une forme « enchaînée » (par exemple


le flux de parole). Or comme on l'a vu (11.5.2.), le sens ne peut naître que d'une
articulation, c'est-à-dire d'une division simultanée de la nappe signifiante et de la
masse signifiée : le langage, c'est en quelque sorte ce qui diYise le réel (par exemple

t. « Glottique • : qui appartient à la langue - par opposition à la Parole.

ti7
Roland Barthes
le spectre continu des couleurs se réduit verbalement à une série de termes dis-
continus). Il y a donc, devant tout syntagme, un problème analytique : le syn-
tagme est à la fois continu {fluent, enchaîné) et cependant il ne peut véhiculer du
sens que s'il est « articulé ». Comment découper le syntagme? Ce problème
renaît devant chaque système de signes : dans le langage articulé, il y a eu d'in-
nombrables discussions sur la nature {c'est-à-dire, en fait, sur les « limites »)
du mot, et pour certains systèmes sémiologiques, on peut prévoir ici des difficultés
importantes : certes, il existe des systèmes rudimentaires de signes fortement
discontinus : signalisations routières par exemple, dont les signes, par raison de
sécurité, doivent être radicalement séparés pour être perceptibles immédiate-
ment ; mais les syntagmes iconiques, fondés sur une représentation plus ou moins
analogique de la scène réelle, sont infiniment plus dilliciles à découper, raison pour
laquelle sans doute ces systèmes sont presque universellement doublés par une
parole articulée (légende d'une photo) qui les dote du discontinu qu'ils n'ont pas.
Malgré ces difficultés, le découpage du syntagme est une opération fondamen-
tale, puisqu'il doit livrer les unités paradigmatiques du système ; c'est en somme
la définition même du syntagme que d'être constitué par une substance qui doit
être découpée 1 • Le syntagme, sous sa forme de parole, se présente comme un
c< texte sans fin» : comment repérer dans ce texte sans fin les unités signifiantes,
c'est-à-dire les limites des signes qui le constituent ?

111.2.3. En linguistique, le découpage du «texte sans fin» se fait au moyen de


l'épreuve de commutation. Ce concept opératoire se trouve déjà chez Troubetskoy
mais il a été consacré sous son nom actuel par Hjelmslev et Uldall, au ve congrès
de Phonétique en 1936. L'épreuve de commutation consiste à introduire artifi-
ciellement un changement dans le plan de l'expression (signifiants) et à observer
si ce changement entraîne une modification corrélative du plan du contenu
(signifiés) ; il s'agit en somme de créer une homologie arbitraire, c'est-à-dire un
double paradigme, sur un point du <<texte sans fin »pour constater si la substi-
tution réciproque de deux signifiants entraîne ipso facto la substitution réciproque
de deux signifiés ; si la commutation des deux signifiants produit une commu-
tation des signifiés, on est assuré de tenir dans le fragment de syntagme soumis
à l'épreuve une unité syntagmatique : le premier signe a été découpé. L'opéra-
tion peut bien entendu se mener réciproquement du point de vue des signifiés :
si, par exemple, dans un substantif grec, on substitue l'idée de << deux » à celle de
<< plusieurs », on obtient un changement de l'expression et r on isole par là-même
l'élément qui change {marque du duel et marque du pluriel). Cependant, certains
changements n'entraînent aucune modification du plan adverse ; aussi Hjelm-
slev 2 , distingue-t-il la commutation, génératrice d'un changement du sens (poison/-
poisson), de la substitution, qui change l'expression, non le contenu, ni réciproque-
ment, (bonjour/bonchour). Il faut noter que la commutation porte ordinairement
d'abord sur le plan des signifiants, puisque c'est le syntagme qu'il s'agit de
découper; le recours aux signifiés existe, mais il reste purement formel : le
signifié n'est pas appelé pour lui-même en vertu de sa << substance », mais comme

1. B. MANDELBROT a pu confronter justement l'évolution de la linguistique et celle


de la théorie des gaz, du point de vue du discontinu {• Linguistique statistique macros-
copique »in : Logique, Langage et Théorie de l'information, P.U.F., 1957).
2. Louis HJELMSLEV, Essais linguistiquu, p. 103.

U.8
Éléments de sémiologis
simple index du signifiant : il situe le signifiant, c'est tout ; autrement dit, dans
l'épreuve de commutation ordinaire, on fait intervenir la forme du signifié (sa
valeur oppositionnelle par rapport à d'autres signifiés), non sa substance : « on
utilise la différence des significatiOns, les significations elles-mêmes étant sans
importance » (Belevitch) 1 • L'épreuve de commutation permet en principe, de
proche en proche, de repérer les unités signifiantes dont est tissé le syntagme,
préparant ainsi le classement de ces unités en paradigmes; elle n'est, bien entendu
possible, dans le langage, que parce que lanalyste a une certaine connaissance
du sens de la langue analysée. En sémiologie, on peut cependant rencontrer des
systèmes dont le sens est inconnu ou incertain : qui peut assurer qu'en passant
du gros pain au pain de mie ou du bonnet à la toque, on passe d'un signifié à un
autre ? Le sémiologue disposera ici le plus souvent d'institutions-relais ou méta-
langages qui lui fourniront les signifiés dont il a besoin pour commuter : r article
gastronomique ou le journal de mode (on retrouve ici l'avantage des systèmes
non-isologiques) ; sinon, il lui faudra observer plus patiemment la constance de
certains changements et de certains retours, comme un linguiste qui se trouverait
devant une langue inconnue.

111.2.4. L'épreuve de commutation fournit en principe 2 des unités signifi-


catives, c'est-à-dire des fragme~ts de syntagmes dotés d'un sens nécessaire;
ce sont encore, pour le moment des unités syntagmatiques, puisqu'on ne les a pas
encore classés: mais il est certain qu'elles sont déjà aussi des unités systématiques,
puisque chacune d'elles fait partie d!tun paradigme virtuel :

syntagIDe~~...,.î a b c etc
a' b' c'
a .. b,, o"
système

Pour le moment, on observera ces unités du seul point de vue syntagmatique.


En linguistique, l'épreuve de commutation fournit un premier type d'unités :
les unités significatives, douées chacune d'une face signifiante et d'une face
signifiée (les monèmes, ou d'un terme plus approximatif, les mots, composés eux-
même de lexèmes et de morphèmes) ; mais en raison de la double articulation du
langage humain, une seconde épreuve de commutation portant cette fois-ci
sur les monèmes fait apparaître un second type d'unités: les unités distinctives
(les phonèmes) 3 • Ces unités n'ont pas de sens en soi, mais elles concourent cepen-
dant au sens, puisque la commutation de l'une d'elles entraîne pour le monème
dont elle fait partie un changement de sens (la commutation de s dur en s doux
entraîne le passage de« poisson», à «poison»)'· En sémiologie, on ne peut pré-
juger des unités syntagmatiques que l'analyse découvrira pour chaque système.
On se contentera ici de prévoir trois sortes de problèmes. Le premier concerne
l'existence de systèmes complexes et partant de syntagmes combinés : un système
d'objets, comme la nourriture ou le vêtement, peut se trouver relayé par un

1. Le Langage du machines et langage humain, Hermann, 1956, p. 91.


2. En principe, car il faut réserver le cas des unités distinctives de la seconde articu-
lation, cf. infra, même paragraphe.
3. Cf. supra 11.1.2.
4. Le problème du découpage syntagmatique des unités significatives a été abordé
d'une façon nouvelle par A. Martinet dans le ch. 1v de ses EUments.

U.9
Roland Barthes
système proprement linguistique (la langue française); on a dans ce cas un syn-
tagme écrit (la chaîne parlée} et un syntagme vestimentaire ou alimentaire "isé
par le syntagme écrit (la tenue ou le menu racontés par la langue) : les unités
des deux syntagmes ne coïncident pas forcément : une unité du syntagme alimen-
taire ou vestimentaire peut être portée par un assemblage d'unités écrites. Le
second problème est posé par l'existence, dans les systèmes sémiologiques, de
fonctions-signes, c'est-à-dire de signes issus d'un usage et en retour rationalisés
par lui 1 ; au contraire du langage humain, dans lequel la substance phonique est
immédiatement signifiante et n'est que signifiante, la plupart des systèmes
sémiologiques, sans doute, comportent une matière qui sert aussi à autre chose
qu'à signifier (le pain sert à nourrir, Je vêtement à protéger) ; on peut donc s'at-
tendre à ce que, dans ces systèmes, l'unité syntagmatique soit composite et con-
tienne au moins un support de la signification et un variant proprement dit
LJupe longue/courte). Enfin, il n'est pas exclu que l'on rencontre des systèmes en
quelque sorte « erratiques », dans lesquels des espaces inertes de matière suppor-
teraient de place en place des signes non seulement discontinus mais encore
séparés : les signaux du code routier « en acte » sont séparés par de longs espaces
insignifiants (fragments de routes ou de rues); on pourrait alors parler de syn-
tagmes (provisoirement) morts 2 •

111.2.5. Les unités syntagmatiques une fois définies pour chaque système, il
reste à retrouver les règles qui président à leur combinaison et à leur agencement
le long du syntagme: les monèmes dans le langage, les pièces du vêtement dans
une tenue, les plats dans un menu, les signaux routiers le long d'une route se suc-
cèdent dans un ordre qui reste soumis à certaines contraintes : la combinaison
des signes est libre, mais la liberté dont ils jouissent, et qui constitue la« parole»
reste une liberté surveillée (ce pour quoi, une fois de plus, il ne faut pas confondre
le syntagme et la syntaxe). En fait, l'agencement est la condition même du
syntagme : « le syntagme est un groupe quelconque de signes hétéro-fonctionnels ;
il est toujours (au moins) binaire et ses deux termes sont dans un rapport de con-
ditionnement réciproque» (Mikus) 3 • On peut imaginer plusieurs modèles de con-
traintes combinatoires (de «logique » du signe); on citera ici à titre d'exemple
les trois types de relations que, selon Hjelmslev, deux unités syntagmatiques
peuvent contracter lorsqu'elles sont contiguës : 1) de solidarité lorsqu'elles
s'impliquent nécessairement l'une l'autre; 2) d'implication simple, lorsque l'une
oblige à l'autre (mais non réciproquement); 3) de combinaison, lorsqu'aucune
n'oblige à l'autre. Les contraintes combinatoires sont fixées par la « langue »,
mais la «parole» les remplit diversement: il subsiste donc une liberté d'associa-
tion des unités syntagmatiques. Pour le langage, Jakobson a fait remarquer que
le locuteur jouit d'une liberté croissante de combinaison des unités linguistiques,
du phonème jusqu'à la phrase: la liberté de construire des paradigmes de pho-
nèmes est nulle car le code est ici établi par la langue; la liberté de réunir des

1. Cf. supra II, 1, 4.


2. C'est peut-être le cas général des signes de connotation (infra, ch. 1v).
3. Pour parler grossièrement, une exclamation (oh) peut sembler constituer un syn-
tagme à une unité simple, mais en fait, la parole doit être ici replacée dans son contexte :
l'exclamation est réponse à un syntagme «silencieux » (cf. K. L. PncE : Language in
Relation to a Uni'fùJd Theory o(IM Structure of Human Behaviour », Glendale, 1951).

120
Éléments de sémiologie
phonèmes en monèmes est limitée, car il y a des « lois » de création des mots ;
la liberté de combiner des « mots » en phrases est réelle, quoique circonscrite par
la syntaxe et éventuellement par la soumission à des stéréotypes ; la liberté de
combiner des phrases est la plus grande qui soit, car il n'y a plus de contraintes
au niveau de la syntaxe (les contraintes de cohérence mentale du discours qui
peuvent subsister ne sont plus d'ordre linguistique). La liberté syntagmatique
est évidemment liée à l'aléatoire: il y a des probabilités de saturation de certaines
formes syntaxiques par certains contenus : le verbe aboyer ne peut être saturé
que par un nombre réduit de sujets; à l'intérieur d'une tenue, la jupe est fatale-
ment cc saturée » par une blouse, un sweater ou une veste, etc.; ce phénomène
de saturation s'appelle la catalyse; on peut imaginer un lexique purement formel
qui donnerait, non le sens de chaque mot, mais l'ensemble des autres mots qui
peuvent le catalyser selon des probabilités évidemment variables, dont la moins
forte correspondrait à une zone « poétique » de la parole (Valle lnclan : « Mal-
heur à celui qui n'a pas le courage d'assembler deux paroles qui n'avaient jamais
été jointes »).

111.2.6. Une remarque de Saussure indique que c'est parce que les signes se
répètent que la langue est possible (cf. Supra 1.1.3.) ; le long de la chaîne syn-
tagmatique, on trouve en effet un certain nombre d'unités identiques; la répé-
tition des signes est toutefois corrigée par des phénomènes de distance entre les
unités identiques. Ce problème introduit à la linguistique statistique ou macro-
linguistique, qui est essentiellement une linguistique du syntagme, sans recours
au sens ; on a vu combien le syntagme était proche de la parole : la linguistique
statistique est une linguistique des paroles (Lévi-Strauss). La distance syntagma-
tique des signes identiques n'est cependant pas seulement un problème de macro-
linguistique; cette distance peut-être appréciée en termes stylistiques (une répé-
tition trop proche étant ou bien esthétiquement interdite ou bien théoriquement
recommandée) et devient alors un élément du code de connotation.

111.3. Le Système.
II 1.3.1. Le système constitue le second axe du langage. Saussure l'a vu sous
forme d'une série de champs associatifs, les uns déterminés par une affinité de son
(enseignement, armement), les autres par une affinité de sens (enseignement, édu-
cation). Chaque champ est une réserve de termes virtuels (puisqu'un seul parmi
eux est actualisé dans le discours présent) : Saussure insiste sur le mot terme
(substitué au mot, unité d'ordre syntagmatique}, car, précise-t-il, dès que nous
disons« terme» au lieu de« mot», l'idée de système est évoquée 1 ; l'attention portée
au système dans l'étude de tout ensemble de signes atteste en effet toujours plus
ou moins une filiation saussurienne ; l'école bloomfieldienne, par exemple, répu-
gne à considérer les rapports associatifs, cependant qu'à l'opposé, A. Martinet
recommande de bien distinguer les contrastes {rapports de contiguïté des unités
syntagmatiques), des oppositions (rapports des termes du champ associatif) 2 •

1. SAussuRE cité par R. GoDEL : Les sources manuscrites du cours de linguistique


g~ndraù de F. de Saussure, Droz-Minard, 1957, p. 90).
2. A. MARTINET, Economie des changements phondtiquu, Berne, Francke, 1955,
p. 22.

121
Roland Barthes
Les termes du champ (ou paradigme) doivent être à la fois semblables et dissem-
blables, comporter un élément commun et un élément variant : c'est le cas, sur
le plan du signifiant, de enseignement et armement, et sur le plan du signifié, de
enseignement et éducation. Cette définition des termes en opposition paraît simple ;
elle soulève cependant un problème théorique important ; l'élément commun
aux termes d'un paradigme (-ment dans enseignement et armement) fait en effet
figure d'élément positif (non différentiel) et ce phénomène semble en contra-
diction avec les déclarations répétées de Saussure sur la nature purement diffé-
rentielle, oppositive de la langue:« Dans la langue il n'y a que des différences sans
termes positifs » ; « Considérer (les sons) non comme des sons ayant une Pa.leur
absolue, mais une valeur purement oppositive, relatiPe, négative ... Dans ceUe cons-
tatation, il faut aller beaucoup plus loin et considérer toute valeur de la langue
comme oppositive et non comme positive, absolue 1 »; et ceci, toujours de Saussure,
qui est encore plus net : (< C'est un trait de la langue, comme tÙ tout système sémio-
logique, en général, qu'il ne puisse y aPoir tÙ différence chez elle entre ce qui
distingue une chose et ce qui la constitue » 2 • Si donc la langue est purement diffé-
rentielle, comment peut elle comporter des éléments non-différents, positifs ?
En fait, ce qui semble l'élément commun d'un paradigme, est lui-même ailleurs,
dans un autre paradigme, c'est-à-dire selon une autre pertinence, un terme pure-
ment différentiel : pour parler grossièrement, dans l'opposition de le et de la,
lest bien un élément commun (positif), mais dans le/ce, il devient un élément
différentiel : c'est donc la pertinence qui, en limitant la déclaration de Sauss'Ure,
lui garde sa justesse 3 : le sens dépend toujours d'un rapport aliud/aliud, qui ne
retient de deux choses que leur différence 4 • Ce dispositif est cependant discutable
(quoi qu'en ait pensé Saussure) dans les systèmes sémiologiques, où la matière
n'est pas originellement signifiante, et où par conséquent les unités comprennent
(probablement} une partie positive (c'est le support de la signification et une
partie différentielle, le variant; dans une robe longue/courte, le sens vestimentaire
imprègne tous les éléments (ce en quoi il s'agit bien d'une unité signifiante), mais
le paradigme ne saisit jamais que l'élément final (long/court), cependant que la
robe (support) reste bien une valeur positive. La nature absolument différentielle
de la langue n'est donc probable que pour le langage articulé; dans les systèmes
secondaires (dérivés d'usages non signifiants), la langue est en quelque sorte
« impure» : elle comprend certes du différentiel (de la« langue» pure) au niveau
des variantes, mais aussi du positif, au niveau des supports.

111.3.2. L~arrangement interne des termes d'un champ associatif ou para-


digme est ordinairement appelé - du moins en linguistique et plus précisément
en phonologie - une opposition ; ce n'est pas une très bonne dénomination, car
d'une part elle préjuge trop fortement du caractère antonymique de la relation
paradigmatique (Cantineau aurait préféré relation, et Hjelmslev corrélation)

1. Saussure, cité par GonEL, op. cit., p. 55.


2. lb., p. 196.
3. Cf. L'analyse de H. Frei des phonèmes en suh-phonèmes, supra II, 1, 2.
4. Le phénomène est clair à l'échelle d'un dictionnaire (monolingue} : le dictionnaire
semble donner d'un mot une définition positive; cependant, comme cette définition
est elle-même composée de mots qui demandent eux aussi à être expliqués, la positivité
est sans cesse renvoyée ailleurs {Cf. J. LAPLANCBE et S. LECLAIRE : l' « Inconscient »
in : Temps Modern.es, no 183, juillet 1961).

t22
Éléments à,e sémiologie

et d'autre part elle semble connoter une relation binaire, dont on n'est pas du
tout sûr qu'elle fonde tous les paradigmes sémiologiques. On gardera cependant le
mot puisqu'il est reçu. Les types d'oppositions sont très variés, comme on va le
voir; mais dans ses rapports avec le plan du contenu, une opposition, quelle
qu'elle soit, présente toujours la figure d'une homologie, comme on ra déjà indi-
qué à propos de l'épreuve de commutation: le« saut» d'un terme de l'opposition
à l'autre accompagne le « saut » d'un signifié à l'autre; c'est pour respecter le
caractère différentiel du système qu'il faut toujours penser le rapport des signi-
fiants et des signifiés en termes, non d'analogie simple, mais d'homologie à (au
moins) quatre termes.
D'autre part, le« saut» d'un terme à l'autre est doublement alternatif: l'oppo-
sition entre bière et pierre, quoiqu'infime (b/p) ne peut être monnayée en états
flous, intermédiaires ; un son approximatif situé entre le b et le p ne peut en rien
renvoyer à une substance intermédiaire entre la bière et la pierre : il y a deux
sauts parallèles : l'opposition est toujours placée sous le régime du tout ou rien :
on retrouve ici le principe de différenee qui fonde les oppositions : c'est ce principe
qui doit inspirer l'analyse de la sphère associative ; traiter des oppositions ne
peut être en effet qu'observer les rapports de ressemblance et de différence qui
peuvent exister entre les termes des oppositions, c'est-à-dire très exactement
les classer.

111.3.3. On sait que le langage humain étant doublement articulé, il comporte


deux sortes d'oppositions : les oppositions distinctives (entre phonèmes) et les
oppositions significatives (entre monèmes). Troubetskoy a proposé un classement
des oppositions distinctives, que J. Cantineau a tenté de reprendre et d'étendre
aux oppositions significatives de la langue. Comme à la première vue les unités
sémiologiques sont plus proches des unités sémantiques de la langue que de ses
unités phonologiques, on donnera ici le classement de Cantineau, car même s'il ne
peut s'appliquer aisément (par la suite) aux oppositions sémiologiques, il a
l'avantage d'amener à l'attention les principaux problèmes posés par la structure
des oppositions 1 • A première vue, dans un système sémantique (et non plus
phonologique), les oppositions sont innombrables, puisque chaque signifiant
semble s'opposer à tous les autres; cependant un principe de classement est
possible, si l'on prend pour guide une typologie des rapports entre l'élément ressem-
blant et l'élément différent de l'opposition. Cantineau obtient ainsi les types d'oppo-
sition suivants - qui d'ailleurs peuvent se combiner 9 •

A. ÛPPOSITIONS CLASSÉES o' APRÈS LEURS RAPPORTS AVEC L'ENSEMBLE DU


SYSTÈME :

A. 1. Oppositions bilatérales et mu/,tilatérales. Dans ces oppos1t1ons, r élément


commun des deux termes, ou « base de comparaison » ne se retrouve dans aucune
des autres oppositions du code (oppositions bilatérales) ou au contraire se retrouve
dans d'autres oppositions du code (oppositions muùilatérales). Soit l'alphabet
latin écrit : l'opposition des figures E /F est bilatéralé parce que r élément commun

1. Cahiers Ferdinand de Saussure, IX, pp. 11-40.


2. Toutes les oppositions données par Cantineau sont binairea.

f.23
Roland Barthes
F ne se retrouve dans aucune autre lettre 1 ; au contraire, l'opposition P /R est
multilatérale car on retrouve la forme P (ou élément commun) dans B.
A. 2. Oppositions proportionnelles et isolées. Dans cès oppositions, la différence
est constituée en une sorte de modèle. Ainsi : Mann/Mi:inner et Land/Lander
sont des oppositions proportionnelles ; de même : {nous) disons/ (vous) dites et
{nous) faisons/(vous) faites. Les oppositions qui ne sont pas proportionnelles
sont isolées ; ce sont évidemment les plus nombreuses ; en sémantique, seules
les oppositions grammaticales {morphologiques) sont proportionnelles; les
oppositions de vocabulaire sont isolées.

B. ÛPPOSITIONS CLASSÉES D'APRÈS LE RAPPORT DES TERMES DE L'OPPOSITION :

B. 1. Opposition privatives. Ce sont les plus connues. L'opposition privative


désigne toute opposition dans laquelle le signifiant d'un terme est caractérisé
par la présence d'un élément significatif ou marque, qui manque au signifiant
de l'autre : il s'agit donc de t>opposition générale : marqué/non marqué : mange
(sans indice de personne ou de nombre): terme non-marqué. mangeons c1re per-
sonne pluriel) : terme marqué. Cette disposition correspond en logique à la rela-
tion d'inclusion. On rattachera ici deux problèmes importants. Le premier con-
cerne la marque. Certains linguistes ont assimilé la marque à l'exceptionnel et ont
fait intervenir un sentiment de normalité pour juger du terme non-marqué;
le non-marqué serait ce qui est fréquent ou banal, ou encore dérivé du marqué
par retranchement subséquent; on aboutit ainsi à l'idée de marque négative
(ce qu'on retranche) : les termes non-marqués sont en effet, dans la langue, plus
fréquents que les termes marqués (Troubetskoy, Zipf) ; Cantineau considère ainsi
que rond est marqué par rapport à ronde qui ne l'est pas; c'est qu'en fait, Canti-
neau fait intervenir le contenu, selon lequel le masculin apparaît comme marqué
par rapport au féminin. Pour Martinet, au contraire, la marque est à la lettre
un élément signifiant en plus ; ceci n'empêche nullement, dans le cas du
masculin/féminin, le parallélisme qui existe normalement entre la marque du
signifiant et celle du signifié : «masculin» correspond en fait à une indifférence
des sexes, à une sorte de généralité abstraite (il fait beau, on est venu) ; en face de
quoi le féminin est bien marqué : marque sémantique et marque formelle vont
en effet de pair : là où on veut dire plus, on ajoute un signe supplémentaire 2 •
Le second problème posé par les oppositions privatives, c'est celui du terme non-
marqué .: on l'appelle degré zéro de l'opposition; le degré zéro n'est donc pas à
proprement parler un néant (contre-sens cependant courant), c'est une absence
qui signifie; on touche ici un état différentiel pur; le degré zéro témoigne du
pouvoir de tout système de signes qui fait ainsi du sens « avec rien » : « la langue
peut se contenter de l'opposition d.e quelque chose avec rien»~. Issu de la phonologie,
le concept de degré zéro est d'une grande richesse d'application; en sémantique,
où l'on connaît des signes-zéros(« on parle de« signe zéro» dans le cas où l'absence
d'un signifiant explicite fonctionne elle-même comme un signifiant 4 ) ; en logique

1. C'est aussi une opposition privative.


2. L'économie linguistique veut qu'il y ait un rapport constant entre la quantité
d'information à transmettre et l'énergie (le temps) nécessaire à cette transmission (A.
MARTINET, Travaux de l' lnstitul de linguistique, 1, p. 11).
3. SA ussuRE. Cours de linguistique générale, p. 124.
4. H. FREI, Cahiua Ferdinand de Saussure, XI, p. 35.

124
Éléments de sémiologie

(«A est dans l'état zéro, c'est-à-dire A n'existe pas effectivement mais sous certaines
conditions on peut le faire apparaître » 1 ) ; en ethnologie, où Claude Lévi-Strauss a
pu lui comparer la notion de mana (« ••• un phonèm8 zéro a pour fonction propre
des' opposer à l'absence du phonème ... On pourrait dire pareillement ... que la fonction
des notions de type« mana» est des' opposer à l'absence de signification sans comporter
par soi-même aucune signification particulière» 2 ) ; enfin en rhétorique, où, porté au
niveau du plan de connotation, le vide des signifiants rhétoriques constitue à
son tour un signifiant stylistique 3 •
B. 2. Oppositions équipollentes. Dans ces oppositions dont le rapport serait en
logique une relation d'extériorité, les deux termes sont équivalents, c'est-à-dire
qu'ils ne peuvent être considérés comme la négation et l'affirmation d'une parti-
cularité (oppositions privatives) : dans f oot-feet, il n'y a ni marque ni absence de
marque. Ces oppositions sont sémantiquement les plus nombreuses, bien que la
langue, par économie, se soucie souvent de remplacer les oppositions équipol-
lentes par des oppositions privatives d'abord parce que dans celles-ci le rapport
de la ressemblance et de la différence est bien équilibré, ensuite parce qu'elles
permettent de construire des séries proportionnelles âne/anesse, comte/comtesse,
etc., alors que étalon/jument, opposition équipollente, est sans dérivation'·

C. ÛPPOSITIONS CLASSÉES D'APRÈS L'ÉTENDUE DE LEUR VALEUR DIFFÉREN-


TIATIVE.

C. 1. Oppositions constantes. C'est le cas des signifiés qui ont toujours des signi-
fiants différents: (je) mange/(nous) mangeons; la première personne du singulier
et celle du pluriel ont des signifiants différents, en Français, dans tous les verbes,
à tous les temps et à tous les modes.
C. 2. Oppositions supprimables ou neutralisables. C'est le cas des signifiés qui
n'ont pas toujours des signifiants différents, de sorte que les deux termes de
r opposition peuvent être parfois idtntiques : à l'opposition sémantique 3e per-
sonne du singulierj3e personne du pluriel, correspondent des signifiants tantôt
différents (finit/finissent), tantôt (phoniquement) identiques (mange/mangent).

111.3.4. Que peuvent devenir ces types d'oppositions en sémiologie ? Il est


naturellement beaucoup trop tôt pour le dire, car le plan paradigmatique d'un
système nouveau ne peut être analysé sans un inventaire large. Rien ne dit que
les types posés par Troubetskoy et repris en partie 6 par Cantineau puissent
concerner des systèmes autres que la langue : de nouveaux types d'oppositions
sont concevables surtout si l'on admet de sortir du modèle binaire. On tentera
cependant d'esquisser ici une confrontation entre les types de Troubetskoy et
Cantineau et ce qu'on peut savoir de deux systèmes sémiologiques très diffé-
rents : le code routier et le système de la Mode. Dans le code routier on trouvera
des oppositions multilatérales proportionnelles (toutes celles, par exemple,

1. DESTOUCHES, Logistique, p. 73.


2. CL. LÉv1 STRAUSS : «Introduction à l'œuvre de M. Mauss», in: M. MA.uss : Socio-
logie et Anthropologie, P.U.F., 1950, L, note.
3. R. BARTHES : Le degré zéro de l'écriture, Seuil, 1953.
4. Dans étalon/jument, l'élément commun est situé sur le plan du signifié.
5. Cantineau n'a pas retenu les oppositions graduelles, postulées par Troubetskoy
{en allemand : u/o et ü/o).

125
Roland Barthes
qui sont construites sur la variation des couleurs à l'intérieur de l'opposition
du disque et du triangle), privatives (lorsqu'une marque ajoutée fait varier, par
exemple, le sens d'un disque) et constantes (les signifiés y ont toujours des signi-
fiants différents), mais on n'en trouvera point d'équipollentes ni de supprimables;
cette économie est compréhensible; le code routier doit être d'une lisibilité
immédiate et sans ambiguïté, sous peine d'accidents; il élimine donc les oppo-
sitions qui exigent le plus long temps d'intellection, soit parce qu'elles échappent
au paradigme proprement dit (oppositions équipollentes), soit parce qu'elles
laissent à choisir deux signifiés sous un seul signifiant (oppositions supprimables).
Dans le système de la Mode 1 qui tend au contraire à la polysémie, on rencontre
tous les types d'oppositions, sauf bien entendu, les oppositions bilatérales et les
oppositions constantes, qui auraient pour effet d'accentuer la particularité et la
rigidité du système. La sémiologie, au sens exact du terme, c'est-à-dire comme
science extensive à tous les systèmes de signes, pourra donc tirer parti de la
distribution générale des types d'oppositions à travers les systèmes : observation
qui restera sans objet au niveau du seul langage. Mais surtout, l'extension de la
recherche sémiologique amènera probablement à étudier - sans pouvoir peut-
être les réduire - des relations paradigmatiques sérielles et non seulement
oppositives, car il n'est pas sûr que devant des objets complexes, très engagés
dans une matière et des usages, on puisse ramener le jeu du sens à l'alternative de
deux éléments polaires ou à ropposition d'une marque et d'un degré zéro. Ceci
amène à rappeler que le problème paradigmatique le plus débattu est celui du
binarisme.

111.3.5. L'importance et la simplicité de l'opposition privative (marqué/non-


marqué), qui est par définition alternative, ont conduit à se demander si lon ne
devait pas ramener toutes les oppositions connues au modèle binaire (par pré-
sence ou absence d'une marque), autrement dit si le binarisme n'était pas un fait
universel ; et d'autre part si, étant universel, il n'était pas fondé en nature. Sur
le premier point, il est certain que le binarisme est un fait très général; c'est un
principe reconnu depuis des siècles que l'information peut être véhiculée par un
code binaire, et la plupart des codes artificiels, inventés par des sociétés très
diverses, ont été binaires, depuis le « bush telegraph » (et notamment le talking
drum des tribus congolaises, à deux notes) jusqu'à l'alphabet morse et aux déve-
loppements actuels du « digitalisme », ou codes alternatifs à « digits », dans la
mécanographie et la cybernétique. Cependant pour quitter le plan des « logo-
techniques » et revenir à celui des systèmes non artificiels, qni nous intéresse
ici, l'universalité du binarisme y apparaît beaucoup plus incertaine. Fait para-
doxal, Saussure lui-même n'a jamais conçu le champ associatif comme binaire;
pour lui, les termes d'un champ ne sont ni en nombre fini ni en ordre déterminé 2 :
« Un terme est comme le centre d'une constellation, le point où con~ergent d'autres

1. Cf. R. BARTHES : Système de la Mode, à paraître aux éditions du Seuil.


2. On n'abordera pas ici la question de l'ordre des termes dans un paradigme; pour
Saussure, cet ordre est indifférent, pour .Jakobson au contraire, dans une flexion, le
nominatif ou cas-zéro est le cas initial (Essais ... , p. 71). Cette question peut devenir
très importante le jour où l'on étudiera par exemple la métaphore comme paradigme de
signifiants et où il faudra décider si l'un des termes de la série métaphorique a une
précellence quelconque. (Cf. R. BARTHES,« La Métaphore de l'œil »,in Critique, 195-196,
août-sept. 1963).

126
Éléments de sémiologie

termes coordonnés, dont la somme est indéfinie» 1 ; la seule restriction apportée par
Saussure concerne les paradigmes de flexion qui sont évidemment des séries
finies. C'est la phonologie qui a appelé l'attention sur le binarisme du langage
(il est vrai au niveau seulement de la seconde articulation) ; ce binarisme est-il
absolu ? Jakobson le pense 2 : d'après lui, les systèmes phonétiques de toutes les
langues pourraient se décrire à raide d'une douzaine de traits distinctifs, tous
binaires, c'est-à-dire présents ou absents (ou éventuellement, non pertinents) ;
cet universalisme binaire a été discuté et nuancé par Martinet 3 : les oppo-
sitions binaires sont la majorité, non la totalité; l'universalité du binarisme
n'est pas certaine. Discuté en phonologie, inexploré en sémantique, le binarisme
est la grande inconnue de la sémiologie, dont on n'a pas encore repéré les types
d'oppositions ; pour rendre compte des oppositions complexes, on peut évidem-
ment recourir au modèle mis à jour par la linguistique et qui consiste en une
alternative« compliquée», ou opposition à quatre termes : deux termes polaires
(ceci ou cela), un texte mixte (ceci et cela) et un terme neutre (ni ceci ni cela) ;
ces oppositions, quoîqu'assouplies par rapport à l'opposition privative, ne dis-
penseront sans doute pas de poser le problème des paradigmes sériels et non plus
seulement oppositîfs : runiversalité du binarisme n'est pas encore fondée. Son
« naturel » non plus (c'est le second point où il offre à discussion) ; il est très
tentant de fonder le binarisme général des codes sur des données physiologiques,
dans la mesure où l'on peut croire que la perception neuro-cérébrale fonctionne,
elle aussi par tout ou rien, la vue et l'ouïe notamment opérant par« balayage»
d'alternative'; ainsi s'édifierait de la nature à la société, une vaste traduction
« digitale», et non plus« analogique)> du monde; mais rien de tout cela n'est sûr.
En fait, et pour conclure brièvement sur le binarisme, on peut se demander s'il
ne s'agit pas là d'une classification à la fois nécessaire et transitoire: le binarisme
serait lui aussi un méta-langage, une taxinomie particulière destinée à être
emportée par l'histoire, dont elle aura été un moment juste.

III.3.6. Pour en terminer avec les principaux faits de système, il reste à dire
un mot de la neutralisation ; ce terme désigne en linguistique le phénomène par
lequel une opposition pertinente perd sa pertinence, c'est-à-dire cesse d'être
signifiante. D'une manière générale, la neutralisation d'une opposition systéma-
tique se produit sous l'effet du contexte : c'est donc, en quelque sorte, le syntagme
qui« annule» le système. En phonologie, par exemple, l'opposition de deux pho-
nèmes peut se trouver anéantie par suite de la position de l'un des termes dans la
chaîne parlée: en français, il y a normalement opposition entre é et è quand l'un
de ces termes est à la finale (j'aimai/j'aimais}; cette opposition cesse d'être
pertinente partout ailleurs : elle est neutralisée ; inversement l'opposition perti-
nente 6/o (saute/sotte) est neutralisée à la finale, où l'on n'a plus qu'un son 6
(pot, mot, eau); les deux traits neutralisés sont en effet réunis sous un son unique
qu'on appelle archiphonème, et qu'on écrit par une majuscule: é/è = E; 6/o =
O. En sémantique, la neutralisation n'a été l'objet que de quelques sondages,

1. Cours de Linguistique générale, p. 174.


2. Préliminaries to Speech Analysis, Cambridge, Mass, 1952.
3. Economie des changements phonétiques, 3, 15, p. 73.
4. Les sens plus rudimentaires comme l'odorat et le goût resteraient «analogiques•.
Cf. V. BÉLÉVITCB, Langages des machines et langage humain, pp. 74-75.

f 27
Roland Barthes
puisque le «système» sémantique n'est pas encore établi : G. Dubois 1 observe
qu'une unité sémantique peut perdre ses traits pertinents dans certains syn-
tagmes; vers 1872, dans des expressions comme: émancipation des travailleurs,
émancipation des masses, é.mancipation du prolétariat, on peut commuter une
partie de l'expression sans changer le sens de l'unité sémantique complexe. En
sémiologie, pour esquisser une théorie de la neutralisation, il faut, une fois de
plus, attendre la reconstitution d'un certain nombre de systèmes : certains
excluront peut être radicalement le phénomène : par sa finalité même, qui est
l'intellection immédiate et sans ambiguïté d'un petit nombre de signes, le code
routier ne peut tolérer aucune neutralisation. La Mode, au contraire, avec ses
tendances polysémiques (et même pansémiques) connaît de nombreuses neutra-
lisations : alors qu'ici le chandail renvoie à la mer et le sweater à la montagne, on
parlera là d'un chandail ou d'un sweater pour la mer ; la pertinence sweater/chandail
est perdue 1 : les deux pièces sont absorbées dans une sorte d' « archi-vestème »
du type «lainage ». On peut dire, du moins dans l'hypothèse sémiologique (c'est-à
dire sans tenir compte des problèmes propres à la seconde articulation, celle
des unités purement distinctives), qu'il y a neutralisation lorsque deux signifiants
s'établissent sous la sanction d'un seul signifié ou réciproquement (car il pourra
y avoir des neutralisations de signifiés). Il faut rattacher au phénomène deux
notions utiles : la première est celle de champ de dispersion ou de marge de sécurité ;
le champ de dispersion est constitué par les variétés d'exécution d'une unité
(d'un phonème par exemple) tant que ces variétés n'entraînent pas un change-
ment de sens (c'est-à-dire ne passent au rang de variations pertinentes); les
« bords » du champ de dispersion sont ses marges de sécurité ; c'est là une notion
peu utile lorsque r on a aflaire à un système où la « langue )) est très forte (dans le
système de l'automobile, par exemple), mais qui est très précieuse lorsqu'une
« parole » abondante vient multiplier les occasions d'exécution : en nourriture,
par exemple, on pourra parler du champ de dispersion d'un mets, qui sera cons-
titué par les limites dans lesquelles ce mets reste signifiant, quelles que soient
les « fantaisies » de son exécutant. « Les variétés qui composent le champ de
dispersion sont tantôt des variantes combinatoires, lorsqu'elles dépendent de la
combinaison des signes, c'est-à-dire du contexte immédiat (le d de nada et
celui de fonda ne sont pas identiques, mais la variation est sans incidence sur le
sens), tantôt des variantes individ1U1lles ou facultatiPes (en français par exemple,
que vous soyez Bourguignon ou Parisien, c'est-à-dire que vous exécutiez le
r roulé ou grasseyé, vous vous faites comprendre de la même façon, la variation
de ces deux r n'est pas pertinente). » On a longtemps considéré les variantes
combinatoires comme des faits de parole; elles en sont, certes, très proches, mais.
on les tient maintenant pour des faits de langue, dès lors qu'elles sont « obligées ».
Il est probable qu'en sémiologie, où les études de connotation prendront une
très grande place, les variations combinatoires deviendront une notion centrale :
en effet, les variantes qui sont in-signifiantes sur le plan de la dénotation, {par
exemple, r roulé et r vélaire) peuvent redevenir signifiantes sur le plan de la

1. Cahiers de Lexicologie, 1, 1959 {« Unité sémantique complexe et neutralisation•).


2. C'est évidemment le discours du Journal de Mode qui opère la neutralisation;
celle-ci consiste en somme à passer de la disjonction exclusive de type AUT (chandail
ou bien sweater) à la disjonction inclusive de type VEL {chandail ou indifféremment
sweater).

128
Éléments de sémiologie
connotation, et de variantes combinatoires, r roulé et r vélaire renverront alors
à deux signifiés distincts : dans la langue du théâtre, l'un signifiera « le Bour-
guignon », et l'autre(< le Parisien » sans qu'ils cessent d'être insignifiants dans le
système dénoté. Telles sont les premières implications de la neutralisation.
D'une façon très générale, la neutralisation représente une sorte de pression
du syntagme sur le système et l'on sait que le syntagme, proche de la parole,
est dans une certaine mesure un facteur de « défection » du sens ; les systèmes
les plus forts (comme le code routier) ont des syntagmes pauvres; les grands
complexes syntagmatiques (comme l'image) tendent à rendre le sens ambigu.

111.3.7. Syntagme, Système : tels sont les deux plans du langage. Or, bien
que l'étude en soit à peine indiquée ici et là, il faut prévoir d'explorer un jour à
fond l'ensemble des phénomènes par lesquels .un plan déborde sur l'autre, d'une
façon en quelque « tératotologique » par rapport aux relations normales du
système et du syntagme : le mode d'articulation des deux axes est en effet,
parfois, « perverti », tel paradigme étant par exemple étendu en syntagme : il y a
transgression du partage ordinaire syntagme/système et c'est probablement autour
de cette transgression que se situe un nombre important de phénomènes créatifs,
comme s'il y avait peut-être jonction entre l'esthétique et les défections du
système sémantique. La principale transgression est évidemment l'extension
d'un paradigme sur le plan syntagmatique, puisque normalement un seul terme de
l'opposition est actualisé, l'autre (ou les autres) restant virtuel : c'est ce qui se
passerait, à grossièrement parler, si l'on tentait d'élaborer un discours en mettant
bout à bout tous les termes d'une même déclinaison. La question de ces exten-
sions syntagmatiques s'était déjà posée en phonologie, où Trnka, corrigé forte-
ment par Troubetskoy, avait posé qu'à l'intérieur d'un morphème, deux termes
paradigmatiques d'un couple corrélatif ne peuvent se trouver côte à côte.
Mais c'est évidemment en sémantique que la normalité (à laquelle se réfère en
phonologie la loi de Trnka) et ses transgressions peuvent avoir le plus d'intérêt
puisqu'on est ici sur le plan des unités significatives (et non plus distinctives)
et que le débordement des axes du langage y entraîne une subversion apparente
du sens. Voici, de ce point de vue, trois directions qu'il faudra explorer. En face
des oppositions classiques, dites de présence, J. Tubiana 1 propose de reconnaître
des oppositions d'agencement : deux mots présentent les mêmes traits mais
ragencement de ces traits diffère de run à l'autre : rame/mare; dur/rude;
charme/marche. Ces oppositions forment la plupart des jeux de mots, calembours
et contrepèteries; en somme, partant d'une opposition pertinente (Félibres/
fébrile-s), il suffit de supprimer la barre d'opposition paradigmatique pour obtenir
un syntagme étrange (Félibres fébriles, titrait un article de journal) ; cette sup-
pression soudaine de la barre ressemble assez à la levée d'une sorte de censure
structurale, et on ne peut manquer de rapprocher ce phénomène du rêve comme
producteur ou utilisateur de jeux de mots 2 • Autre direction, d'importance, à
explorer: la rime; la rime forme une sphère associative au niveau du son, c'est-à-
dire des signifiants : il y a des paradigmes de rimes ; par rapport à ces paradigmes,
le discours rimé est évidemment constitué par un frament de système étendu en
syntagme ; la rime coïnciderait en somme avec une transgression de la loi de dis-

1. Cahiers Ferdinand de Saussure, IX, pp. 41-46.


2. Cf. .J. LAPLANCHE et S. LECLAIRE, article cité.

i29
Roland Barthes
tance du syntagme-système (loi de Trnka); elle correspondrait à une tension
volontaire de l' affinitaire et du dissemblable, à une sorte de scandale structural.
Enfin, la rhétorique tout entière sera sans doute le domaine de ces transgressions
créatives; si l'on se rappelle la distinction de Jakobsen, on comprendra que toute
série métaphorique est un paradigme syntagmatisé et toute métonymie un syn-
tagme figé et absorbé dans un système ; dans la métaphore, la sélection devient
contiguïté et dans la métonymie, la contiguïté devient champ de sélection.
C'est donc toujours, semble-t-il aux frontières des deux plans que se joue la
création.

IV. DÉNOTATION ET CONNOTATION

IV.1. On se rappelle que tout système de signification comporte un plan d'ex-


pression (E) et un plan de contenu (C) et que la signification coïncide avec la
relation (R) des deux plans : E R C. On supposera maintenant qu'un tel système
E R C devienne à son tour le simple élément d'un second système, qui lui sera
de la sorte extensif; on aura ainsi affaire à deux systèmes de signification imbri-
qués l'un dans l'autre, mais aussi décrochés l'un par rapport à l'autre. Cepen-
dant le « décrochage » des deux systèmes peut se faire de deux façons entièrement
différentes, selon le point d'insertion du premier système dans le second, donnant
lieu ainsi à deux ensembles opposés. Dans le premier cas, le premier système
(E R C) devient le plan d'expression ou signifiant du second système :
2 E R C
l E R C
ou encore : (E R C ) R C. C'est le cas de ce que Hjelmslev appelle la sémiotique
connotative ; le premier système constitue alors le plan de dénotation et le second
système (extensif au premier) le plan de connotation. On dira donc qu'un système
connoté est un système dont le plan d'expression est constitué lui-même par un
système de signification ; les cas courants de connotation seront évidemment
constitués par les systèmes complexes dont le langage articulé forme le premier
système (c'est par exemple, le cas de la littérature). Dans le second cas (opposé)
de décrochage, le premier système (ER C) devient, non le plan d'expression, comme
dans la connotation, mais le plan de contenu ou signifié du second système:
2 E R c
1 ERC
ou encore : E R (E R C). C'est le cas de tous les méta-langages : un métalangage
est un système dont le plan du contenu est constitué lui-même par un système
de signification; ou encore, c'est une sémiotique qui traite d'une sémiotique. Telles
sont les deux voies d'amplification des systèmes doubles :

Sa Sé Sa Sé

Sa Sé Sa Sé

Connotation. Métalangage.

130
Éléments de sémiologie

IV.2. Les phénomènes de connotation n'ont pas encore été étudiés systéma ..
tiquement (on trouvera quelques indications dans les Prolegomena de Hjelmslev).
Cependant l'avenir est sans doute à une linguistique de la connotation, car la
société développe sans cesse,. à partir du système premier que lui fournit le langage
humain, des systèmes de sens seconds et cette élaboration, tantôt affichée, tantôt
masquée, rationalisée, touche de très près à une véritable anthropologie histo-
rique. La connotation, étant elle même un système, comprend des signifiants,
des signifiés et le procès qui unit les uns aux autres (signification), et c'est l'in-
ventaire de ces trois éléments qu'il faudrait au premier chef entreprendre pour
chaque système. Les signifiants de connotation, que l'on appellera des connota-
teurs, sont constitués par des signes (signifiants et signifiés réunis) du système
dénoté ; naturellement plusieurs signes dénotés peuvent se réunir pour former
un seul connotateur - s'il est pourvu d'un seul signifié de connotation; autre-
ment dit, les unités du système connoté n'ont pas forcément la même taille que
celles du système dénoté; de larges fragments de discours dénoté peuvent cons-
tituer une seule unité du système connoté (c'est le cas, par exemple, pour le ton
d'un texte, fait de mots multiples, mais qui renvoie cependant à un seul signifié).
Quelle que soit la manière dont elle «coiffe» le message dénoté, la connotation ne
l'épuise pas : il reste toujours du « dénoté » (sans quoi le discours ne serait pas
possible) et les connotateurs sont toujours finalement des signes discontinus,
« erratiques », naturalisés par le me.ssage dénoté qui les véhicule. Quant au
signifié de connotation, il a un caractère à la fois général, global et diffus : c'est
si_ron veut, un fragment d'idéologie: l'ensemble des messages français renvoie par
exemple, au signifié « Français » ; une œuvre peut renvoyer au signifié « Litté-
rature»; ces signifiés communiquent étroitement avec la culture, le savoir, l'his-
toire, c'est par eux, si l'on peut dire, que le monde pénètre le système; l'idéologie
serait en somme la forme (au sens hjelmslevien) des signifiés de connotation,
cependant que la rhétorique serait la forme des connotateurs.

IV.3. Dans la sémiotique connotative, les signifiants du second système sont


constitués par les signes du premier; dans le métalangage, c'est l'inverse : ce
·sont les signifiés du second système qui sont constitués par les signes du premier.
Hjelmslev a précisé la notion de métalangage de la façon suivante: étant donné
qu'une opération est une description fondée sur le principe empirique, c'est-à-dire
non-contradictoire (cohérente), exhaustive et simple, la sémiotique scientifique
ou métalangage est une opération, tandis que la sémiotique connotative ne l'est
pas. Il est évident que la sémiologie, par exemple, est un métalangage, puisqu'elle
prend en charge à titre de système second un langage premier (ou langage-objet)
qui est le système étudié; et ce système-objet est signifié à travers le métalangage
de sémiologie. La notion de métalangage ne doit pas être réservée aux langages
scientifiques ; lorsque le langage articulé, dans son état dénoté, prend en charge
un système d'objets signifiants, elle se constitue en« opération», c'est-à-dire en
métalangage : c'est le cas par exemple, du journal de Mode qui « parle » les
significations du vêtement; cas toutefois idéal car le journal ne présente d'ordi-
naire pas un discours purement dénoté; on a donc ici, pour finir, un ensemble
complexe où le langage, à son niveau dénoté, est métalangage, mais ou ce méta-
langage est à son tour saisi dans un procès de connotation:

i31
Roland Barthes

3 Connotation Sa rhétorique Sè idéologie 1


2 Dénotation :
Métalangage Sa
l Sé

f Système réel Sa Sé
1

IV .4. Rien n'interdit en principe qu'un métalangage devienne à son tour Je


langage-objet d'un nouveau métalangage; ce serait le cas de la sémiologie, par
exemple, le jour où elle serait« parlée » par une autre science; si l'on acceptait
de définir les sciences humaines comme des langages cohérents, exhaustifs et
simples (principe empirique de Hjelmslev), c'est-à-dire comme des opérationa,
chaque science nouvell.e apparaîtrait alors comme un métalangage nouveau qui
prendrait pour objet le métalangage qui la précède, tout en visant le réel-objet
qui est au fond de ces « descriptions » ; l'histoire des sciences humaines serait
ainsi, en un certain sens, une diachronie de métalangages, et chaque science,
y compris bien entendu la sémiologie, contiendrait sa propre mort, sous forme
du langage qui la parlera. Cette relativité, intérieure au système général des méta-
langages, permet de rectifier l'image trop assurée que l'on pourrait d'abord avoir
du sémiologue face à la connotation; l'ensemble d'une analyse sémiologique
mobilise à la fois ordinairement, outre le système étudié et la langue (dénotée)
qui le plus souvent le prend en charge, un système de connotation et le méta-
langage de l'analyse qui lui est appJiqué ; on pourrait dire que la société, déten-
trice du plan de connotationt parle les signifiants du système considéré, tandis que
le sémiologue parle ses signifiés ; il semble donc posséder une fonction objective
du déchiffrement (son langage est une opération)face au monde qui naturalise
ou masque les signes du premier système sous les signifiants du second; son
objectivité est cependant rendue provisoire par l'histoire même qui renouvelle
les métalangages.

CONCLUSION : LA RECHERCHE SÉMIOLOGIQUE

Le but de la recherche sémiologique est de reconstituer le fonctionnement


des systèmes de signification autres que la langue selon le projet même de toute
activité structuraliste .qui est de construire un simulacre des objets observés 1 •
Pour entreprendre cette recherche, il est nécessaire d'accepter franchement
dès le départ (et surtout au départ} un principe ]imitatif. Ce principe, issu une fois
de plus de la linguistique, est le principe de pertinence 2 : on décide de ne décrire
les faits rassemblés que d'un seul point de vue et par conséquent de ne retenir
dans la masse hétérogène de ces faits que les traits qui intéressent ce point de vue,
à l'exclusion de tout autre (ces traits sont dits pertinents}; le phonologue, par
exemple, n'interroge les sons que du point de vue du sens qu'ils produisent sans

1. Cf. R. BARTHES, « L'activité structuraliste », in Essais Critiques, Seuil, 1964, p.


2. Formulé par A. MARTINET, Eléments ... , p. 37.

132
Éléments de sémiologie
s'occuper de leur nature physique, articulatoire ; la pertinence choisie par la
recherche sémiologique concerne par définition la signification des objets analysés:
on interroge des objets uniquement sous le rapport du sens qu'ils détiennent sans
faire intervenir du moins prématurément, c'est-à-dire avant que le système soit
reconstitué aussi loin que possible - les autres déterminants (psychologiques,
sociologiques, physiques) de ces objets; on ne doit certes pas nier ces autres
déterminants, qui relèvent chacun d'une autre pertinence; mais on doit les
traiter eux-mêmes en termes sémiologiques, c'est-à-dire situer leur place et leur
fonction dans le système du sens : la Mode, par exemple, a, de toute évidence,
des implications économiques et sociologiques: mais le sémiologue ne traitera ni
de l'économie ni de la sociologie de la Mode : il dira seulement à quel niveau du
système sémantique de la Mode, l'économie et la sociologie rejoignent la perti-
nence sémiologique : au niveau de formation du signe vestimentaire par exemple,
ou à celui. des contraintes associatives (tabous) ou à celui du discours de conno-
tation. Le principe de pertinence entraîne évidemment chez l'analyste une situa-
tion d'immanence, on observe un système donné de l'intérieur. Cependant le sys-
tème recherché n'étant pas connu à l'avance dans ses limites (puisqu'il s'agit
précisément de le reconstituer), l'immanence ne peut porter au début que sur un
ensemble hétéroclite de faits qu'il faudra « traiter» pour en connaître la structure ;
cet ensemble doit être défini par le chercheur antérieurement à la recherche :
c'est le corpus. Le corpus est une collection finie de matériaux, déterminée à
l'avance par l'analyste, selon un certain arbitraire (inévitable) et sur laquelle
il va travailler. Par exemple, si l'on désire reconstituer le système alimentaire
des Français d'aujourd'hui, on devra décider à l'avance sur quel corps de docu-
ments portera l'analyse (menus de journaux, menus de restaurants? menus
réels observés ? menus « racontés» ?) et ce corpus défini, on devra s'y tenir rigou-
reusement: c'est-à-dire d'une part ne rien y ajouter en cours de recherche, mais
aussi en épuiser complètement r analyse, tout fait inclus dans le corpus devant
se retrouver dans le système. Comment choisir le corpus sur lequel on va tra-
vailler? Cela dépend évidemment de la nature des systèmes présumés: un corpus
de faits alimentaires ne peut être soumis aux mêmes critères de choix qu'un
corpus de formes automobiles. On peut seulement ici risquer deux recomman-
dations générales. D'une part, le corpus doit être assez large pour qu'on puisse
raisonnablement espérer que ses éléments saturent un système complet de
ressemblances et de différences ; il est sûr que lorsque l'on dépouille une suite de
matériaux, au bout d'un certain temps, on finit par rencontrer des faits et des
rapports déjà repérés (on a vu que l'identité des signes constituait un fait de
langue) ; ces« retours» sont de plus en plus fréquents, jusqu'à ce qu' Ôn ne découvre
plus aucun matériau nouveau : le corpus est alors saturé. D'autre part, le corpus
doit être aussi homogène que possible; d'abord, homogénéité de la substance;
on a évidemment intérêt à travailler sur des matériaux constitués par une seule
et même substance, à l'instar du linguiste qui n'a affaire qu'à la substance pho-
nique; de même, idéalement un bon corpus alimentaire ne devrait comporter
qu'un seul et même type de documents (par exemple, les menus de restaurants);
la réalité cependant présente le plus communément des substances mêlées ;
par exemple, vêtement et langage écrit dans la Mode; image, musique et parole
dans le cinéma, etc.; on acceptera donc des corpus hétérogènes, mais en ayant
soin, alors, d'étudier soigneusement l'articulation systématique des substances
engagées, (notamment de bien séparer le réel du Jangage qui le prend en change)

133
Roland Barthes
c'est-à-dire de donner à leur hétérogénéité même une interprétation structurale ;
ensuite, homogénéité de la temporalité ; en principe, le corpus doit éliminer au
maximum les éléments diachroniques; il doit coïncider avec un état du système,
une « coupe » de l'histoire. Sans entrer ici dans le débat théorique de la synchronie
et de la diachronie, on dira seulement que, d'un point de vue opératoire, le corpus
doit serrer d'aussi près que possible les ensembles synchroniques; on préférera
donc un corpus varié mais resserré dans le temps à un corpus étroit mais de longue
durée, et par exemple, si l'on étudie des faits de presse, un échantillonnage des
journaux parus à un même moment à la collection d'un même journal paru pen-
dant plusieurs années. Certains systèmes établissent eux-mêmes leur propre
synchronie: la Mode, par exemple, qui change d'année en année; pour les autres,
il faut choisir une temporalité courte, quitte à faire par la suite des sondages
dans la diachronie. Ces choix initiaux sont purement opératoires et ils sont
forcément en partie arbitraires : on ne peut préjuger du rythme de changement
des systèmes puisque le but peut-être essentiel de la recherche sémiologique
(c'est-à-dire ce qui sera trouvé en dernier lieu) est précisément de découvrir le
temps propre des systèmes, l'histoire des formes.

ROLAND BARTHES
École Pratique des Hautes Études, Paris.

INDEX

Agencement (oppositions d'a.) ; 111,3,7. Degré Zéro : 111,3,3.


Analogie : 11,4,2. Dénotation-Connotation : IV.
Aphasie : I,1,7 et 1,1,8. Description : IV1 ,3.
Arbitraire : 1,2,6 et 11,4,2. Diachronie-synchronie : 11,5,1.
Architecture : 111,1,3. Différence : 1,1,6. I,2,7. llI,3,1.
Archiphonème : 111,3,6. Discontinu : 111,2,2.
Articulation: double a., II,1,2 et 111,2,4. Discours : 1,1,3.
- a. du signe : 11,5,2. - a. et syn- Dispersion (champ de d.) : 111,3,6.
tagme : Ill, 2, 2. Distance (entre les signes) : 111,~,6.
Associatif {plan) : 111,1,1 et llI,3,1.
Autonymie : 1,1,8. Ecriture (et idiolecte) : 1,1,7.
Automobile : 1,2,4. Expression : II,1,3.
Evénement (et structure) : 1,2,1.
Binarisme : Intr., 11,4,3. 111,3,5.
Fonction-signe : 11,1,4. III,2,4.
Catalyse : 111,2,5. Forme : 11,1,3.
Code-Message : 1,1,6 et 1,1,8.
Combinaison : (comme contrainte) Glottique : 1,1,4. III, 2,1.
111,2,5. - c. et parole : 1,1,3. Groupe de décision : 1,2,2.
Commutation : 111,2,3.
Connotateurs : IV, 2. Homologie : IIl,2,3. 111,3,2.
Connotation : I,1,6. 1,2,5. 111,3,6. IV.
Contenu : II,1,3. Idéologie : IV,2.
Contiguïté : 111,1,1. Identité (des signes) : 1,1,3. 111,2,6.
Contraintes (syntagmatiques) : 111,2,5. Idiolecte : 1,1,7. 1,2,3.
Contraste : 111,1,1. III,3,1. Immanence : Concl.
Corpus : Concl. lmmotivation : 11,4,2.
Corrélation : III,1,1. Implication : III,2,5.

134
Éléments de sémiologie
lncomcient : 1,2,t. Schéma : l, 1,5.
Indice : 11,1,1. Sécurité (marges de s.) : 111,3,6.
lsologie : 11,2,1. Sémiotique connotatiPe : IV,1. - s.
scientifique : IV,3.
Langage animal : 11,4,3. Sémantique-sémiologique : 11,2,2.
Langue : I, 1,2. Shifters : 1,1,8.
Langue-Parole : 1. Signal : 11,1,1.
Lexie : 11,2,3. Signe : Il,1. 11,4,1. - classification dei
Liberté d'association : 111,2,5. s. : Il, 1,1. - le s. comme pièce de
Linguistique : Intr. monnaie: 1,1,2. - 11,5,1. - s. sémio-
Logo-technique : 1,2,6. logique : Il, 1,4. - s. typique : 11,3,1.
- signe-zéro : 111,3,3.
Macro-linguistique : 1,2,1. 111,2,6. Signifiant : 11,3.
Marque : 111,3,3. Signification : 11,4.
Masse parlante : 1,1,4. Signifié-Signifiant : II.
Méta-langage: IV,1. IV,3. Signifié : 11,2.
Métaphore-métonymie : 111,t,2. 111,3,7. Similarité : 11,1,1.
Mobilier : 1,2,4. 111,1,3. Simulacre : Concl.
MotiPation : 11,4,2 et 3. Solidarité : 111,2,5.
Musique : 11,2,3. Structures doubles : 1,1,8.
Style : 1,1,7.
Neutralisation : lll,3,6. Sub-phonè~ : 1,1,6.
Norl'IW : 1,1,5. Substance : s. et forme : 11,1,3. - a. et
Nourriture : 1,2,3. 111,1, 3. matière : 11,3,1.
Substitution : 111,2,3.
Onomatopées : 11,4,3. Support (de signification) : 1,2,7. 111,3,1.
O~ration : IV, 3. Symbole : 11,1,1.
Oppositions : 111,1,1. 111,3,1. 111,3,2. Synchronie : Concl.
111,3,4. SyntagTM : 111,2. - 8. figés : 1,1,6. -
s. et parole : 1,1,6. 111,2,1. 111,3,6.
Paradigmatique : Ill, 1,1, Syntaxe : 111,2,1.
Parole : I,1,3. - p. et syntagme : I,t,6. Systè~ : 111,3. - 8. complexes : 1,2,5.
111,2,1.
Permutation : 111,3,6. Terme : 111,3,1. - ordre des t. : 111,3,5.
Pertinence (et langue) : 1,1,6. - principe Texte sans fin : 111,2,3.
de p. : Concl.
Primitif : 11,2,2. Unités: u. significatives et distinctive• :
PriPatif (opposition p.) : 111,3,3. 11,1,2. - u. syntagmatiques : 111,2,4.
Proportionnel (opposition p.) : IIl,3,3. Usage : 1,1,5.
Relation : 111,1,1. Valeur : 1,1,2. 11,5.
Rhétorique : 111,3,7. IV,2. Variantes combinatoires 1,1,6. 111,3,6.
Ri~ : 111,3,7. V~tement : 1,2,2. 111,1,3.
Bibliographie critique
In: Communications, 4, 1964. Recherches sémiologiques. pp. 136-144.

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Bibliographie critique. In: Communications, 4, 1964. Recherches sémiologiques. pp. 136-144.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1964_num_4_1_1030
Bibliographie critique

Une bibliographie sémiologique reviendrait actuellement, pour l'essentiel,


à une bibliographie linguistique, dont l'ampleur dépasserait de beaucoup le cadre
de ce numéro. On nous a néanmoins trop souvent demandé « ce qu'il fallait lire »
pour que nous n'essayions pas de proposer ici un premier choix de lectures, de
valeur surtout propédeutique : il s'agit seulement d'une initiation aux concepts,
aux méthodes, aux problèmes de l'analyse sémantique élargie.
De la linguistique structurale proprement dite, nous avons retenu les travaux
suffisamment théoriques pour avoir une portée sémiologique; nous y avons joint
quelques travaux d'ethnologie, de psychanalyse, ou de critique qui se réfèrent
au modèle sémantique.
Outre ce choix, il faut recommander la lecture des revue~ suivantes : Acta
linguistica, Études de linguistique appliquée, l'Homme, International .Tournal of
American Linguistics, Language, Linguistics, Word.

ALLARD (M.), ELzIÈRE (M.), GARDIN (J. C.), HouRs (F.), Analyse conceptuelle du
® Coran sur cartes perforées, Paris, La Haye, Mouton & C 0 , 1963, Tome 1, Code,. 110 p.,
Tome Il, Commentaire, 187 p. - Les auteurs ont décomposé le texte du Coran selon
@ uu index de 430 notions. A chacune de ces notions correspond une carte perforée suscep-

© tible de renvoyer à divers passages du texte coranique. Ces notions sont groupées par
catégories : êtres agissants (Dieu, anges, démons, prophètes), leurs qualités et leurs
comportements (bienveillance, tentation, obéissance), données eschatologiques (résur-
rection, jugement, paradis), etc. La combinaison des cartes selon les règles d'une syn-
taxe définie permet de formuler des thèmes de recherches portant sur les corrélations
entre les notions répertoriées. Le commentaire insiste sur le caractère strictement prag-
matique de rentreprise. L'index est un « instrument » à « dégrossir les recherches
plutôt qu'à les résoudre, et qui fournit moins le compte strict des passages pertinents,
sur un thème donné, qu'une liste des références plus nombreuses, entre lesquelles il
appartient au demandeur de faire son propre choix, sur le vu des textes indiqués ».
(Il, p. 36).
BALLY (Ch.),« Copule zéro et faits connexes», Bull. de la Soc. de Linguistique de Paris,
XXIII, 1922, pp. 1-6 - Définition du statut linguistique du signifiant zéro - Signe
zéro ne doit pas être confondu avec zéro signe. Seule la commutation dans le cadre d'un
système synchronique permet d'identifier un degré zéro de substance signifiante comme
étant un signifiant précis, et de le distinguer de phénomènes étrangers tels que r ellipse
ou la sous-entente. Ex. : En Russe la copule n'est «supprimée» qu'au présent - Tout
autre temps nécessite la présence du verbe « être ». La copule zéro est donc le signifiant
du présent.
BALLY (Ch.), « Qu'est-ce qu'un signe ? », Journal de Psychologie normale et patholo-
gique, tome 36, 1939, n 08 3-4: (avril-juin), pp. 161-174:. - Article de sémiologie générale.
Pose la distinction entre le signe (qui est volontaire et qui est un acte) et l'indice (qui est
involontaire et qui est un fait). - L'indice est signifiant pour celui qui l'interprète, le
signe pour celui qui lemploie.

f36
Bibliographie critique
B.4RTBES (R.), Mythologies, Paris, éd. du Seuil, 1957, 270 p. - Dans la partie théo-
rique de cet ouvrage (« Le mythe aujourd'hui •, pp. 215-268), l'auteur esquisse une
théorie sémiologique des« mythes• contemporains, tels qu'on les trouve dans les com-
munications de masse, et qu'il définit comme des langages connotés : c'est le fonction-
nement de cette connotation et ses ùnplications idéologiques qui sont ici analysés.
BARTRES (R.), « Pour une psycho-sociologie de l'alimentation contemporaine •, in :
Annales, n° 5, sept.-oct. 1961, pp. 977-986. -L'auteur esquisse les tâches d'une psycho-
sociologie de l'alimentation contemporaine soumise à l'analyse sémiologique; reprenant
les suggestions de Cl. Lévi-Strauss sur les« gustèmes •, il donne quelques exemples de
variants probables du sens alimentaire.
BARTHES {R.), « Le bleu est à la mode cette année ; note sur la recherche des unités
signifiantes dans le vêtement de mode•, Revue française de sociologie, 1960, 1, pp. 147-
162. - S'appuyant sur des exemples empruntés à la description du vêtement féminin
dans les journaux de mode, l'auteur étudie les prémisses.méthodologiques d'une analyse
structurale du vêtement de mode ; distinguant dans ce vêtement des signifiants et des
signifiés, il passe en revue les opérations (réductions, commutations, découpages) néces-
saires à l'établissement d'un « lexique » de la mode.
BARTHES (R.), « Le message photographique », Communications 1, 1961, pp. 127-
138. - Comme reproduction entièrement analogiq~ du réel, la photographie semble
à première vue constituer un message paradoxal, un message sans code. Cependant sur
ce message, se développent des significations parasites, appartenant au plan de la
connotation, que l'auteur essaye de classer, en s'appuyant sur l'exemple de quelques
photographies de presse.
BENSE (M.), Theorie der Texte, Eine Einführung in neuere Auffassungen und Methoden,
Verlag Kiepenheuer & Witsch, Koln, 1962, 160 p. - Essai d'intégration de la théorie
littéraire dans le cadre de la théorie de l'information et de la sémiologie.
BENVENISTE (E.), « Nature du signe linguistique », Acta linguistica {Copenhague),
vol. 1, 1939, pp. 23-29. - L'auteur approuve dans son ensemble la théorie saussurienne,
mais désire l'affermir sur un point où il estime que Saussure a manqué de rigueur :
l'arbitraire est entre le signe (signifiant et signifié) et la chose qu'il désigne, mais non pas
entre le signifiant et le signifié, lesquels sont tous deux de nature psychique (concept
et image acoustique) et sont associés dans l'esprit des sujets par les liens d'une véritable
consubstantialité. L'arbitraire est entre la langue et le monde. A l'intérieur de la langue,
les rapports ne sont pas arbitraires mais « nécessaires ». Cet article a provoqué une vaste
et célèbre controverse.
BRESSON (F.), «La signification•, in: Problèmes de psycho-linguistique, Paris, P.U.F.,
1963, pp. 9-45. - Dans un rapport présenté au Symposium de l' Association de
psychologie scientifique de langue française, (Neuchâtel, 1962), l'auteur examine
successivement les liaisons signes-designata et les relations signes-signes. Bibliographie
précieuse.
BRONDAL (Viggo). Essais de linguistique général.e. Copenhague, 1943, Munksgaard,
XII, 172 p. - Recueil posthume des principaux articles de linguistique générale de
l'auteur. La notion saussurienne d'opposition a été approfondie plus souvent à propos
des faits d'expression (phonologie) q,:;.e des faits de contenu. L'auteur a été guidé toute
sa vie par l'idée d'établir les grandès·1 oppositions de contenu sur lesquelles repose le
langage verbal : concepts « génériques • d'objet, relation, qualité et quantité, ainsi que
leurs diverses combinaisons et subdivisions. La linguistique de l'auteur est de caractère
nettement logique : c'es '\ la substance du contenu (instance sémantique} beaucoup
plus que la forme du contenu (organisation syntaxique) qui définit les concepts géné-
riques. Chaque langue est « une cristallisation particulière des possibilités inhérentes
à la logique universelle • {Essais, 61). - Structuralisme, donc, mais structuralisme
substantialiste.

137
Bibliographie critique
BuvssENS (E.), Les langages et le discours, Essai de linguistique fonctionnelle dans k
cadre de la sémiologie. - Bruxelles, 1943, Office de publicité, 97 p. - L'importance de
l'ouvrage vient de ce qu'il constitue l'une des rares tentatives pour donner un début de
réalisation au projet saussurien de sémiologie générale {englobànt la linguistique).
S'appuyant d'une part sur le langage verbal, d'autre part sur divers autres systèmes
sémiologiques (signaux routiers, etc.) l'auteur établit un certain nombre de notions et
de distinctions d'une grande importance méthodologique pour toute sémiologie : sème
et acte sémique, sémies intrinsèques et extrinsèques, sémies directes et substitutives,
sémies systématiques et a-systématiques, les quatre catégories de symboles, valeur et
signification, sème et signe, rapports entre langue, parole, langage et discours. L'inspi-
ration est résolument fonctionnaliste : un système est organisé par sa propre syntaxe.
Ni les caractères substantiels du signifiant, ni les contours propres de la pensée pure ne
sont sémiologiquement pertinents.
CANTINEAU (J.), •Les oppositions significatives •, in : Cahiers F. de Saussure, n° 10,
1959, pp. 11-40- L'auteur reprend le classement des oppositions distinctives (phonèmes)
proposé par Troubetskoy et esquisse à son tour un classement des oppositions signifi-
catives; ces oppositions sont classées par l'auteur.
a) selon leurs rapports avec l'ensemble du système ;
b} selon le rapport existant entre les termes de l'opposition ;
c) selon l'étendue de leur valeur diflérenciative. Du point de vue sémiologique, on
trouvera une explication utile d'oppositions importantes comme les oppositions pri-
vatives {problème de la marque et du degré zéro) et les oppositions équipollentes.
DuB01s (.J.), « Recherches lexicographiques : esquisse d'un dictionnaire structural »,
Etudes de linguistique appliquée, Paris, Didier, n° 1, pp. 43-48. - Dénonçant les contra-
dictions auxquelles aboutit le compromis entre la synchronie et la diachronie dans la
:rédaction des dictionnaires, l'auteur montre qu'il faut prendre pour base la double
définition structurale de l'unité significative. A titre d'exemple il propose un article de
dictionnaire pour le verbe « passer ».
DuB01s (J.), Le vocabulaire politique et social en France de 1869 à 1872, Paris,
Larousse, t 962, XXIX - 460 p. - Ce vaste dépouillement est entrepris selon les
perspectives d'une sémantique structurale ; il s'agit d'un ouvrage important tant
par la période étudiée (la Commune} que par la prise de conscience méthodologique.
ERLICH (V.), Ru.'lsian Formaliam, History - Doctrine, (= Slavistic Printings and
Reprintings, ed. by C. H. V. Schooneveld, Leiden University, IV), Mouton & Co,
S'Gravenhage, 1955, XIV - 276 p. - Étude fondamentale de la théorie littéraire qui
a été développée en Russie de 1915 à 1930 en rapport étroit avec le structuralisme
linguistique : les formalistes russes mettent l'accent sur les lois internes qui régissent la
construction d'une œuvre ou d'un courant littéraire.
GoDEL (R.), L88 sources manuscrites du œura de Linguistique générale de F. de Saussure,
Genève, Droz, Paris, Minard, 1957, 283 p. - Le cours de Saussure que nous connaissons
est une « :reconstruction, une synthèse • élaborée par les disciples de Saussure, Ch. Bally
et A. Sechehaye. L'auteur compare minutieusement cette reconstruction avec les notes
de cours des élèves de Saussure et ses notes personnelles. Ceci l'amène à publier de nom-
breuses citations inédites de Saussure, indispensa~es désormais pour connaître la pensée
du linguiste genevois. De plus, dans le dernier olia.pitre, l'auteur présente une synthèse
des interprétations auxquelles ont donné lieu les principales propositions de Saussure.
GRANGER (G.-G.), Pensée formelle et sciences de l'homme, Paris, Aubier, éd. Montaigne,
1960, 226 p. - Prenant en considération diverses structures 6-difiées par les sciences de
l'homme contemporaines, l'auteur cherche à dégager le fait épistémologique in statu
naacendi. La science est donc saisie comme une pratique ; pratique dont l'outil est un
langage caractérisé par la prédominance d'une syntaxe qui tente d'exprimer non des
« choses », mais une structure d'objet. Les problèmes de découpage des phénomènes

138
Bibliographie critique
et de relation entre cette mise en forme et l'action passent au premier plan. L'obstacle
de la qualité n'est surmontable que par une réduction à la structure, inséparable d'un
effort d'axiomatisation. Le trait original des sciences humaines est précisément que cet
effort d'axiomatisation soit contemporain de la naissance de la science dont il est une
condition. L'intérêt de l'ouvrage est accru par des analyses de quelques démarches
essentielles des sciences du xxe siècle : théorie de l'information, des prises de décision.
des jeux, phonologie, psychologie sociale. Il peut aider à placer les exigences théoriques
d'une sémiologie en train. de se constituer dans le cadre de celles de la science et de
l'épistémologie contemporaines.
GREIMAS (A. J.), c L'actualité du saussurisme •, 1A Fr~ moderne, juillet, 1956,
pp. 181-190. - L'auteur suggère l'extension des méthodes structuralistes à la descrip-
tion de vastes champs de symbolismes culturels et sociaux, recouverts par le signi-
fiant linguistique et saisissables à travers lui. C'est donc une esquisse des acquis et des
problèmes de la sémiologie qui est donnée ici.
GREIMAS (A. J.}, « La description de la signification et la mythologie comparée •,
L'Homme, septembre-décembre, 1963, pp. 51-66. -Prenant comme exemple trois récits
mythiques analysés par Georges Dumézil, l'auteur essaie de voir si ces récits se plient
à la formulation suggérée par Lévi-Strauss : organisation d'un petit nombre d'unités
significatives en un double réseau relationneL Il est amené à définir quatre« unités de
mesure • : sèmes, lexèmes, catégories sémiques, archi-lexèmes.
GREIMAS (A . .J.), •-La linguistique statistique et la linguistique structurale•, Le Fr~ÎA
moderne, Paris, D'Artrey, n° 4, octobre 1962, pp. 241-254, et n° 1, janvier 1963, pp. 55-
68. - A propos du livre de Pierre Guiraud : c Problèmes et méthodes de la statistique
linguistique• (P.U.F., 1960), l'auteur procède à un examen critique de la linguistique
quantitative à Ja lumière de la linguistique structurale.
GREIMAS (A . .J.), Cours de umantique... Fascicules ronéotypés, École Normale Supé-
rieure de Saint-Cloud, Laboratoire de recherches de philologie française, 1964. -
Contribution importante au problème encore peu exploré de la sémantique structurale ;
nombreuses références au domaine trans-lingwstique.
Gu1LLAUME (G.), c Observation et explication dans les sciences du langage•, Etudes
philosophiques (France), 1958, numéro spécial• Le Langage•, pp. 446-462. - Présen-
tation générale de la c linguistique guillaumienne •, qui ne révoque pas la linguistique
mais reprend tout son acquis, quitte à le repenser dans une démarche qui se veut entière-
ment nouvelle. On s'est trop limité jusqu'ici au c physisme de représentation• (Étude
des signifiants, observation c autoptique •de tout ce qui est apparent). Mais la langue
est aussi c mentalisme de signifiance• (organisation de la pensée, par définition inappa-
rente; et plus profondément encore, la pensée-organisante elle-même : • mentalisme de
euh-signifiance •). La méthode c cryptologique •, qui conçoit d'abord (et qui ensuite
voit selon qu'elle conçoit) veut faire provisoirement abstraction des signes pour saisir
à découvert la langue-construite-en-pensée (structure) et même la pensée-qui-construit-
la-langue (architecture). A ce niveau • psycho-systématique • règne nécessairement la
cohérence (accord de la pensée avec elle-même; loi non souple). Au niveau « psycho-
sémiologique » (rapports de la pensée-déjà-organisée avec les signes qu'elle se choisit)
règne la loi beaucoup plus souple de simple convenance. - Il s'agit donc d'une sorte de
structuralisme substantialiste (struct.,ure de la substance sémantique).
Gu1LLAUME (G.), «Psycho-systématique et psycho-sémiologie du langage•, Le Fran-
çais moderne, tome 21, Année 1953, n° 2, pp. 127-136. - Quelques précisions apportées
à la théorie générale de l'auteur (cf.• Observation et explication dans les sciences du
langage •). La distinction entre le système des signes, qui n'est jamais entièrement cohé-
rent (ex. en Français : plusieurs systèmes de désinences pour Je passé simple, qui est un
seul temps), et le système de la pensée (qui par définition est cohérence} se justifie
absolument, du fait que le signe est une « trouvaille •, une manifestation apparente qui
assure la saisie, le port et le transport de ce que la pensée a pensé.

139
Bibliographie critique
Gu1R.&UD (P.), • Étude morpho-sémantique de la racine T. K. », Bull. de la Soc. de
linguistique de Paris, tome 57, 1962, fascicule 1, 103-125. - Au cours d'une recherche
précise, l'auteur rencontre des problèmes de linguistique générale et traite, d'un point
de vue original, de la structuration du lexique, des oppositions synchronie/diachronie,
langue /parole.
HARRIS (Z. S.), Mdlwds in Structural Linguislics, The University of Chicago Press,
Chicago, 1951 : xv +384 p. - Cet ouvrage représente la tendance distributionnaliste
en linguistique structurale. L'exposé est mené à un niveau hautement formaliste.
H.JELillSLEV (L.), Essais linguistiques, Travaux du cercle linguistique de Copenhague,
vol. XII, Copenhague, Nordisk Sprog-og Kulturforlag, 1959, 276 p. - Recueil d'articles
écrits entre 1937 et 1957 qui précisent et développent certains principes de la glossé-
matique et de la sélniotique, liés surtout aux problèmes de signification (La strati"{i.cation
du langage, Pour une sémantique structurale) et de méthode (Linguistique structurale,
Structural Analysis of Language). Bibliographie de l'auteur (pp. 251-271).
HJELMSLEV (L.) Prolegomena to a Theory of Language, Translated by Fr. J. Whitfield,
The University of Wisconsin Press, Madison, 1963, v111 +
144 p. - Cet ouvrage paru
d'abord en 1943, représente une théorie immanente de la langue dans le cadre de la
sémiologie fondée sur les idées de Saussure et de la logique symbolique. Trois thèmes
principaux : les fondements d'une théorie du langage, la spécificité de la théorie linguis-
tique, les rapports entre langage et non-langage. Compte rendu en français par A. Mar-
tinet, Bull. de la Soc. de LinguistiqutJ tù Paris, XLII, pp. 19-42.
HJELMSLEV {L.), ULDALL (H. J.), Outline of Glossematics, A Study in the Methodology
of the Humanistics with Special Reference to Linguistics, Nordisk Sprog-og Kultur-
forlag, Copenhague, 1957: VI, 90 p. - Théorie générale et méthodologie des sciences
humaines dans le cadre de la sémiotique. L'auteur considère les rapports, les fonctions
comme objet unique de la science et développe les principes de toute description scien-
tifique .
. JAKOBSON (R.), Essais de linguistique générale, éd. de Minuit, Paris, 1963, 262 p. -
Recueil d'articles, écrits pendant les quinze dernières années et traitant de problèmes de
la linguistique, de la poétique et de la sélniologie. Un développement important de la
théorie du signe, des lois structurales, des fonctions et des aspects du langage, etc.
On y trouvera le texte célèbre de l'auteur sur la métaphore et la métonylnie.
JAKOBSON (R.), LEVI-STRAUSS (Cl.), « Les chats • de Ch. Baudelaire », L'Homme,
tome Il, 1962, n° 1, pp. 5-21. - Analyse structurale d'un sonnet selon les niveaux
superposés qu'il contient, suivie de la reconstitution de son unité dans un modèle sché-
matique.
KuRYLow1cz {J.), • Dérivation lexicale et dérivation syntaxique, contribution
à la théorie des parties du discours •, Bull. tk la Soc. de Linguistique de Paris, tome
XXXVII, année 1936, pp. 79-92. - Pour chaque partie du discours, l'auteur distingue
une fonction syhtaxique primaire (qui est en accord naturel avec la définition lexicale
de la partie du discours considéré ; ainsi le substantif, qui désigne lexicale ment des
• objets •, sera syntaxiquement sujet ou régime) et des fonctions syntaxiques secon-
daires, obtenues par dérivation syntaxique (ainsi l'adjectif substantivé, qui n'en con-
tinue pas moins à désigner lexicalement une qualité}. La notion de partie du discours
est donc syntaxique (fonction primaire} autant que sémantique (définition lexicale).
Cet article rejoint ainsi les discussions entre partisans de la forme du contenu et parti-
sans de la substance du contenu.
LACAN (J.}, « L'instance de la lettre dans l'inconscient ou la raison depuis Freud •,
La Psychanalyse, n° 3, 1957, pp. 47-81. - Partant du rapport saussurien entre Je signi-
fiant et le signifié, défini par l'algorithme ~, l'auteur définit l'inconscient en termes de
8
métaphore et de métonymie.
Bibliographie critique
LAPLANCBE (J.), LECLAJRE (S.}, • L'inconscient », Temps Modernes, n° 183, juillet
1961, pp. 81-129. - Ce texte est important pour la connaissance de la pensée de J. Lacan.
Le sémiologue y trouvera une explication et une illustration extrêmement claires
de la proposition selon laquelle l'inconscient est structuré comme un langage.
LEv1-STRAuss (Cl.), c Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss •, in : MAuss (M.),
Socwlogie et Anthropologie, Paris, P. U.F., 1950, 389 p. (pp. 1x-Ln). - Présentant l'œuvre
de M. Mauss l'auteur traite des thèmes importants de l'anthropologie structurale :
place de la psychologie face au symbolisme, nature systématique du fait social total,
définitions de l'inconscient et de la notion de mana, en termes de signification.
LÉv1-STRAuss (Cl.),« La Structure et la Forme, réflexions sur un ouvrage de Vladimir
Propp •, Cahiers de l' 1 nstitut de scieru:e ~corwmique appliquée, Paris, n° 99, mars, 1960
(série M, n° 7}, pp. 3-36. - Après avoir présenté et résumé la traduction di.. livre de
V. Propp, Morphology of the Folktale, l'auteur procède à l'examen critique des positions
qui ont inspiré cet ouvrage. Sans nier )a dette du structuralisme à l'égard de l'école
formaliste, il s'attache à souligner les différences qui les séparent : •à l'inverse du forma-
lisme, le structuralisme refuse d'opposer le concret à l'abstrait, et de reconnaître au
second une valeur privilégiée. La forme se définit par opposition à une matière qui lui
est étrangère. Mais )a structure n'a pas de contenu distinct: elle est le contenu même,
appréhendé dans une organisation logique conçue comme propriété du réel. » (p. 3).
LÉv1-STRAuss (Cl.), « La structure des mythes •, in Anthropologi.6 structurale, Paris,
Pion, 1958, pp. 227-255. - L'étude des mythes tend à répéte~ l'erreur des philosophes
du langage, qui cherchaient une correspondance terme à terme entre les sons et les
mots. En réalité, le sens des mythes• ne peut tenir aux éléments isolés qui entrent dans
leur composition,. mais à la manière dont ces éléments se trouvent combinés • (p. 232).
Considéré comme un fait linguistique, le mythe est composé d'éléments relationnels que
l'auteur nomme• grosses unités constitutives• ou« mythèmes •· Ces éléments n'ont pas
par eux-mêmes une fonction signifiante mais ils l'acquièrent par leur regroupement en
« paquets de relations » dont les termes sont dispersés dans le cours du récit. Sur deux
exemples (le mythe d'Œdipe et le mythe zuni d'origine et d'émergence), l'auteur montre
que ces• paquets de relations• se réfèrent à des conceptiong cosmologiques ou sociales
inconciliables; c'est précisément J'objet du mythe que de fournir un modèle logique
propre à résoudre la contradiction.
Linguistics today, New-York, s. n., 1954, 260 p. Publ. of the Linguistic Circle of New-
York, 2 (= Word, vol. 10, nos 2-3, 1954). - Recueil collectif où sont représentés les
grands courants de la linguistique structurale. Article fondamental de L. Hjelmslev,
contributions importantes de H. Frei (critique du distributionnalisme américain},
E. Benveniste (pour une sémantique structurale).
MARTINET (A.), « Économie des changements phonétiques », TraiU de phonologie
diachr{lnique, Berne, A. Francke, 1955, 396 p. (Bibliotheca romanica, Manualia et
commentationes, X). - Du chapitre 1 au chapitre 6, l'auteur définit la méthode et les
premiers instruments d'une théorie structurale de la diachronie; une seconde partie
présente des applications. Ouvrage fondamental où s'est achevée la cohérence du
structuralisme, jusque là peu ouvert aux problèmes de diachronie.
MARTINET (A.), Eléments de linguistique_ général.e, Paris, A. Colin, 1960, 224 p.
Cet ouvrage est actuellement la meiU1~ure initiation à la linguistique structurale. De
plus, le ch. 1v constitue une contribution originale à l'analyse syntagmatique.
MARTINET (A.), • Arbitraire linguistique et double articulation •, Cahiers Ferdinand
de Saussure, tome 15, Année 1957, pp. 105-116. - La recherche de l'expressivité est une
tendance (universellement répandue chez les locuteurs), à déformer le signifiant pour le
rendre plus proche • naturellement » du signifié. Cette tendance aboutirait normalement
à ruiner l'arbitraire du signe, et par conséquent )a réalité même de la langue comme
structure autonome. Ce qui empêche cette tendance d'aboutir à autre chose que des

141
Bibliographie critique
succès de détail, c'est la double articulation, qui consiste à construire les signifiants
avec des éléments (les phonèmes) dépourvus de signifié, indifférents aux pressions du
sens, et solidaires entre eux (systèmes phonologiques). Ainsi sont étroitement liées
les unes aux autres quatre notions fondamentales : r arbitraire, la double articulation,·
le caractère discret des unités, l'existence de la langue comme réalité autonome (protégée
et définie par sa structure). Aussi, du point de vue d'une sémiologie générale, sera-t-il
de bonne méthode de distinguer strictement les langues au sens ordinaire du mot
( = double articulation) de tout le reste du langage verbal, puis de tout le reste des pro-
ductions vocales, enfin et à fortiori de tous les systèmes sémiologiques non-vocaux.
MouNIN (G.), Les probl.èmes thhlriques de la traduction, Paris, Gallimard, 1963, XII,
301 p. (Bibliothèque des Idées). -Outre la théorie linguistique de la traduction, l'auteur
présente les positions diverses des linguistes structuraux sur différents points : structu-
ration du lexique, rapports langue/société, codes non linguistiques, etc. Ouvrage utile
pour compléter une initiation.
MouNIN (G.), c Les analyses sémantiques •, Cahiers de l'Institut de science écorwmiqus
appliquée, série M, no 13, supplément n° 123, mars, 1962, 105-124. - Constatant le
retard de la sémantique structurale sur la phonologie, lauteur dresse un bilan des
recherches sémantiques récentes : il traite successivement des sémantiques formelles,
conceptuelles et artificielles. On trouvera dans ce texte des analyses rapides mais utiles
des tentatives de Cantineau, Trier, Matoré, Hjelmslev, Sôrensen, Prieto, Gardin, Leroy
et Braffort.
MouNIN (G.), c Les systèmes de communication non-linguistiques et leur place dans
la vie du vingtième siècle•. Bull. de la Soc. de Linguistique de Paris, tome LIV, Année
1959, pp. 176-200. - Devant l'iinportance grandissante des systèmes non-verbaux
dans la vie moderne, il convient de donner au projet saussurien de sémiologie générale
au moins un début de réalisation. L'auteur envisage dans cet esprit les enseignes, les
chitlres et symboles logico-mathématiques, la signalisation routière, la cartographie,
les illustrations. A la suite d' A. Martinet, l'auteur estime que tout système de signes
n'ayant pas deux articulations est un fait sémiologique mais non point linguistique.
MORRIS {Ch. W.), SiglV, Language and Beha.Yior, New-York, Prentice-Hall, inc.,
1946, XIII, 365 p. - Le livre se propose d'établir les fondements de la sémiologie,
recherchant les signes dans tous les domaines de l'activité humaine. Essai de synthèse
entre la théorie logique des signes issue de Peirce, et le behaviorisme. Aperçu historique
de l'histoire de la sémiologie et bibliographie (pp. 311-3,3).
MORRIS (Ch. W.),« Foundations of the Theory of Signs •,International Encyclopedia of
Unified Science, IV, n° 2, 1938, University of Chicago Press. - Bref exposé théorique
des fondements de la sémiotique, de ses trois parties {sémantique, syntaxe et pragma-
tique), du caractère général du signe.
Mux:AROVSK.Y (J.), «L'art comme fait sémiologique». Actes du huitième congrès inter-
nationa't de Philosophie à Prague, 2-7 septembre 1934, Comité d'organisation du congrès
à Prague, 1936, pp. 1065-1072. - L'auteur, membre actif du cercle linguistique de
Prague, élabore la théorie de l'œuvre d'art en tant que signe autonome et dénombre ses
différents composants et les différentes fonctions de ce i>Îgne.
N uov A CoRRENTE, Genova, n 08 28 & 29, Priniemps 1963. - Cette revue littéraire
italienne a consacré un numéro spécial aux problèmes de l'esthétique sémantique
principalement centrée sur la Littérature. Outre des textes déjà publiés en d'autres
langues de A. Kaplan, 1. A. Richards, et R. Barthes, on retiendra l'article de G. Scalia:
« Hypothèses pour une théorie informationnelle et sémantique de la littérature ».
PEIRCE (Ch. 5.), Selecled Writings, ed. by ~- Buchlev, Harcourt, Bruce and C0 ,
New-York, London, 1940 : c Logic as Semiotie : the Theory of Signs • - Dans ses écrits
précuneurs su:r la théorie générale des signes, l'auteur utilise pour la première fois
Bibliographie critique
un matériel issu de domaines autres que celui de la linguistique; il étudie les rapports
logiques entre les désignata, les signes et leurs interprétants.
P1KE (K. L.), Language in Relation to a Unified Theory of tM Structure of Human
Behavior, Summer Institute of Linguistics, Glendale, California, 3 fascicules, 1954,
1955, 1960 (170-85-146 p.). - L'auteur tente d'établir une grammaire « inter-sémiolo-
gique »,portant principalement sur les systèmes complexes mêlant des substances com-
plémentaires comme le geste et la parole.
PRIETO (L. J.), «Contribution à l'étude fonctionnelle du contenu», Travaux de l'Ins-
titut de Linguistique, vol. 1., 1956, Paris, Klincksieck, pp. 23-42. - Les essais de struc-
turation du plan des signifiés sont rares. L'auteur présente une série de définitions·
rassemblées autour de la notion de plère ou ensemble des traits pertinents d'un signifié.
PRIETO (L. J.), « D'une assymétrie entre le plan de l'expression et le plan du contenu
de la langue». Bull. de la Soc. de linguistique de Paris, tome Lill, Année 1957-58, fasc. 1,
pp. 86-95. - L'auteur opère au niveau des phrases. La « face signifiante • d'une phrase
se « réalise » dans un segment phonique donné, avec tous ses caractères substantiels ;
la« face signifiée• dans un contenu de conscience donné, avec toutes ses nuances séman-
tiques. Mais ce contenu est impossible à observer (première différence entre contenu et
expression), il faut donc le remplacer par un « équivalent • : la réaction (observable)
provoquée chez l'auditeur. Partant de là, l'auteur veut montrer« qu'une prononciation
donnée ne peut être la« réalisation» que d'une face signifiante déterminée (alors qu')une
réaction donnée chez r auditeur peut être la « réalisation Jt de plusieurs faces signifiées
différentes ». (p. 95) Il n'y a pas parallélisme entre le plan du contenu et celui de l'ex-
pression. Le langage est à sens unique : le signifiant, relativement non-ambigu, est
là par définition pour manifester un signifié qui, incapable de se manifester lui-même,
motive par là r existence même du signifiant.
PROPP (V.), « Morphology of the Folktale, Part III •, International Journal of Ame-
rican Linguistica, vol. 24, n° 4, october 1958, Publication Ten of the Indiana University
Research Center in Anthropology, Folklore and Linguistics, pp. x-134, october 1958.
- L'analyse morphologique de cent contes populaires russes permet de dégager une
structure commune, qui peut être tenue pour l'archétype dont tous ces contes sont
dérivés. (Cf. supra, p. 4 à 32).
RuwET (N.), « L'analyse structurale de la poésie », Linguistica (Mouton & C0 , 2,
décembre 1963, pp. 38-59. - A propos de l'ouvrage de S. Levin, Linguistics S&rueturea
in Poetry, La Haye, 1962, l'auteur discute les possibilités et les procédés d'application
des méthodes de la linguistique structurale à l'analyse littéraire.
RuwET (N.), a: Linguistique et sciences de l'homme», Esprit, novembre 1963, pp. 564-
578. - Article paru dans un numéro spécial de la revue consacrée à l'œuvre de Lévi-
Strauss. L'auteur examine dans quelle m~sure les concepts issus de la linguistique peuvent
être utilisés dans d'autres domaines.
SoLA-PooL (1. de), Trends in Content Analysis, Urbana, University of Illinois Press,
1959, 244 p. - Après vingt années dominées par des tentatives parfois brutales de
quantification d'éléments atomistiques, l'analyse de contenu s'oriente vers les faits de
structure et, tout naturellement, rencontre les modèles linguistiques. La a: contingency
analysis », en particulier, s'efforce d~ conserver l'aspect statistique de l'analyse de
contenu traditionnelle mais 1° ne considère que des éléments structurés; 2° s'intéresse
à la structure elle-même; 3° recense les éléments de signification résiduels. La frontière
entre une linguistique qui ne s'intéresserait qu'au code et une analyse de contenu qui
ne prendrait en considération que le« what •de la communication paraît dépassée.
TROUBETZKOY (N. S.), Principes de phonologie, traduit par J. Cantineau, Klincksieck,
Paris, 1957, tre éd. 1949, XXXIV, 396 p. - Ouvrage classique du fondateur de la
phonologie.

143
Bibliographie critique
VENDRYES (.J.), c Langage oral et langage par gestes•, Journal de psychologie normale
et pathologique, tome XLIII, année 1950, pp. 7-33. - Deux passages retiendront surtout
l'attention du sémiologue : les langages gestuels (sauf ceux qui démarquent après coup
le langage verbal) n'ont rien en eux qui corresponde au mot lexical (p. 13). - mais ils
admettent des énoncés complets qui sont en quelque façon des équivalents de la phrase
verbale (p. 22}.

(Bibliographie établie par R. Barthes, C. Bremond, O. Burgelin, .J. Gritti, Ch. Metz,
.J. C. Milner, M. Tardy, T. Todorov.)

IMP. OFFSET-AUBIN, POITIERS, - D. L., 4e TR. 1964. N°1.655-2(1.695).

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