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Philippe Ariès [Éditeur intellectuel] André Béjin [Éditeur intellectuel]

Présentation [liminaire] 1
Philippe Ariès André Béjin

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Les conditions de l'évolution sexuelle [article] 2 - 14


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Deux Anglaises du XVIIe siècle [article] 92 - 101


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Le mariage indissoluble [article] 123 - 137


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Le mariage extra-conjugal d'aujourd'hui [article] 138 - 146


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André Béjin

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Communications

Présentation
Philippe Ariès, André Béjin

Citer ce document / Cite this document :

Ariès Philippe, Béjin André. Présentation. In: Communications, 35, 1982. Sexualités occidentales. Contribution à l'histoire et à
la sociologie de la sexualité. p. 1;

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1982_num_35_1_1516

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Présentation

estLe
issu,
présent
pour l'essentiel,
numéro dedu Communications,
séminaire 1979-1980
dont André
de Philippe
Béjin proposa
Ariès à l'École
l'idée,
des hautes études en sciences sociales '. Au cours de ce séminaire, nous
avons étudié la sexualité occidentale sous différents aspects : indissolubilité
du mariage, homosexualité, passivité, autoérotisme, etc. Ces perspectives
correspondaient à l'intérêt particulier et à la compétence des participants. Il
faut donc écarter toute prétention à l'exhaustivité, et c'est à notre propre
étonnement que nous avons constaté, en réunissant ces textes, une réelle
cohérence. Celle-ci apparaît peut-être plus précisément en ce qui concerne
le mariage et l'homosexualité.
S'il était permis de retenir seulement quelques-unes des idées ici
exposées, nous dirions que nous avons été frappés par :
1. La complexité des origines du modèle occidental du mariage.
2. L'importance de la distinction entre l'amour dans le mariage et
l'amour hors du mariage.
3. La place de l'autoérotisme, dans les doctrines d'abord, et dans les
mœurs ensuite.
4. L'importance actuelle de l'homosexualité, en particulier quant à
l'image qu'elle diffuse de la masculinité.

Philippe Ariês et André Bêjin

1. Nous tenons & remercier Daniel Percheron et le secrétariat du CETSAS pour l'aide
précieuse qu'ils nous ont apportée dans la préparation de ce numéro.
Communications

Les conditions de l'évolution sexuelle


Robin Fox

Citer ce document / Cite this document :

Fox Robin. Les conditions de l'évolution sexuelle. In: Communications, 35, 1982. Sexualités occidentales. Contribution à
l'histoire et à la sociologie de la sexualité. pp. 2-14;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1517

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1982_num_35_1_1517

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Robin Fox

Les conditions de l'évolution sexuelle

On peut envisager l'évolution du comportement sexuel à différents


niveaux, celui de tous les organismes à reproduction sexuée (y compris les
plantes) aussi bien cjue celui d'une espèce ou d'une sous-espèce particulière.
En prenant en considération telle espèce ou sous-espèce, on ne peut ignorer
les problèmes plus généraux de la reproduction sexuée, et, pour commencer,
la question de savoir pourquoi elle existe. Théoriquement, les organismes à
reproduction sexuée, placés dans une situation de concurrence avec des
organismes à reproduction asexuée, devraient disparaître au profit de
ceux-ci. Si l'on admet qu'à l'origine la reproduction est asexuée, il faut
expliquer comment la reproduction sexuée a pu apparaître, pour autant que
toute mutation favorable dans un organisme asexué peut être reproduite
immédiatement et rapidement, alors que son concurrent sexué doit diluer,
par la fécondation, l'effet de cette mutation sur les générations suivantes.
Même l'accouplement entre consanguins (inbreeding) ne s'avérera guère
utile aux concurrents sexués, puisqu il s'agit d'une reproduction plus lente
que celle des organismes non sexués, qui, de surcroît, produira des
homozygotes létaux.
La conclusion qui s'impose est que l'unique avantage de la reproduction
sexuée - l'accroissement de la variation génétique - a dû être si
considérable dans certaines circonstances que ce mode de reproduction a
fini par devenir le partenaire dominant dans une stratégie évolutionnai-
rement stable (dominant partner in an evolutionarily stable strategy). Cette
conclusion soulève encore quelques problèmes théoriques, mais on peut
voir que le mélange des caractères parentaux pourrait, dans certaines
conditions marginales, bel et bien l'emporter sur la simple mutation et la
mitose. On invoque souvent, à ce propos, un « environnement à
changements très rapides » bien que cela aussi soit vague.
Quelle que soit la façon dont elle a commencé et le niveau où elle est
apparue, la reproduction sexuée pose certaines conditions. Peut-être la seule
exigence absolue est-elle que les deux sexes doivent avoir des contacts
suffisants pour échanger le matériel génétique. La reproduction
hermaphrodite remplit cette condition pour autant que le même organisme
possède les deux « sexes ». Plus cet échange devient compliqué, plus les
relations entre les sexes sont complexes. Chez certains organismes
primitifs, il n'existe pas de distinction bien déterminée des sexes. De deux
organismes, celui qui se déplace le plus rapidement devient « mâle » parce
que sa vitesse légèrement supérieure lui permet d'implanter de la matière
chez le plus lent. Mais ceci est relatif. Chez les organismes supérieurs, la
Les conditions de l'évolution sexuelle

division se stabilise. Le principe, cependant, reste le même : le sperme est


plus rapide que l'ovule.
Il ne suffît pas que l'échange ait lieu, il faut encore qu'un « sexe » assume
la responsabilité de la gestation. Après quoi, la progéniture sera prise en
charge, selon la trajectoire évolutionnaire adoptée par l'organisme, par un
sexe, les deux ou aucun d'entre eux. De façon habituelle c'est la « femelle »
qui s'occupe de la gestation, et c'est soit la femelle seule, la femelle de
concert avec d'autres femelles, la femelle et le mâle inséminateur, soit
encore des groupes de mâles et de femelles, sans compter d'autres
combinaisons possibles, qui assument les soins apportés à la progéniture. Il
n'est pas nécessaire ici de préciser les nombreuses formes que ceci peut
prendre chez les différentes espèces à reproduction sexuée. Il convient
simplement de souligner leur variété.
Parvenant aux mammifères, nous trouvons aussi une grande diversité,
limitée toutefois par les caractéristiques mêmes de l'adaptation propre à
cette classe: sang chaud, viviparité, allaitement des petits, gestation
interne, etc. On aura exprimé une grande partie de ce qui peut être dit au
sujet de la sexualité humaine en affirmant qu'elle correspond à ce que l'on
peut attendre d'un mammifère omnivore, de grande taille, doté d'un gros
cerveau, caractérisé par un dimorphisme sexuel modéré, susceptible de se
reproduire tout au long de l'année, sur un rythme lent. Ce qui ne signifie
pas qu'on doive s'attendre à un modèle unique de comportement sexuel :
mais ceci définit les limites à l'intérieur desquelles la variation se produira.
Le mieux pour comprendre cette variation est de nous demander quelles
sont les variables, ce qui ne va pas sans difficultés, car nous risquons de
prédéterminer la réponse par la façon même dont nous posons cette
question. Plutôt que de partir de catégories culturelles d universalité
douteuse telles que « famille nucléaire » et « mariage », il vaut mieux
adopter comme point de départ une unité objective qui est, par définition,
universelle chez les mammifères et ainsi non contaminée par les catégories
culturelles. L'unité évidente est celle que constituent la mère et sa
progéniture dépendante.
Cnez les mammifères — par définition — les petits naissent vivants et sont
allaités par la mère. Ce qui varie c'est : a) le montant de ce crue la mère
investit, au-delà du minimum nécessaire, dans sa progéniture; b) le degré et
la nature de l'attachement d'un ou de plusieurs mâles à cette unité
fondamentale (et les relations des unités entre elles).
Un résultat intéressant du développement de la culture par l'homme est
que nous reproduisons à l'intérieur de notre propre espèce toutes les
variations que l'on peut découvrir à travers les ordres des mammifères —
mais nous reviendrons sur ce point. Pour le moment, considérons quelques
cas extrêmes dans cette classe, à titre d'illustration. Le hamster vit dans des
terriers solitaires, et le contact des mâles et des femelles se limite à une
rencontre furtive au cours d'une brève saison des amours, un mâle
pénétrant dans le terrier d'une femelle et y copulant. Après une courte
période de gestation, la femelle allaite ses jeunes pendant quelques semaines
au terme desquelles ceux-ci se dispersent et creusent leurs propres terriers.
Voilà en gros la limite inférieure de l'organisation des relations sexuelles
Robin Fox

chez les mammifères. Considérons maintenant certains ongulés tels que les
gazelles, les zèbres, les cervidés, etc. Ils diffèrent considérablement quant
au mode d'organisation de leurs troupeaux, mais fondamentalement le
noyau permanent de ces groupements est constitué par les femelles et les
jeunes. Les mâles sont solitaires pour la plus grande partie de Tannée ou
bien ils se regroupent en bandes errantes constituées uniquement de mâles.
Au cours de la saison des amours (l'automne), les mâles entrent en
compétition les uns avec les autres, et les vainqueurs s'accouplent aux
femelles réunies en troupeaux, puis s'éloignent. Les femelles mettent bas
(au printemps) et allaitent des jeunes précoces qui sont bientôt capables de
suivre leurs mères. Au bout d'un an, les mâles se dispersent. Considérons
maintenant une bande de chiens de chasse ou de hyènes. Mâles et femelles
demeurent ensemble tout au long de l'année, qu'il y ait ou non une saison
des amours. Il existe une hiérarchie complexe d'accouplement. Les femelles
mettent bas des jeunes à maturation lente. Les mâles comme les femelles
s'occupent de la progéniture de diverses façons, en particulier en
régurgitant la viande des animaux qu'ils ont tués, etc.
Nous sommes ainsi passés d'une absence quasi complète de contacts entre
mâles et femelles hormis les quatre-vingt-dix secondes nécessaires, à un
contact saisonnier, puis à un contact permanent. Nous sommes également
passés de soins parentaux absolument minimaux, à des soins assumés par la
mère et les femelles du troupeau, puis à une prise en charge par tous les
mâles et toutes les femelles d'une bande à organisation complexe. Il y a de
nombreuses variations sur ces thèmes, telle la constitution, sur des
territoires bien délimités, de couples monogames (monogamous territorial
pair-bonding) (chez les gibbons, par exemple), ou encore les grandes
troupes de mâles et de femelles (chez les singes hurleurs) - mais les
variables ici considérées sont effectivement les plus importantes. Ces
variables sont affectées par les circonstances de l'adaptation de telle sorte
que, selon les cas, les mâles sont plus ou moins impliqués dans les affaires
des femelles et des jeunes. Fondamentalement, l'intervention des mâles
dans ces affaires n'est pas nécessaire. Si la femelle n'a plus aucun besoin du
mâle une fois que celui-ci Ta fécondée, alors elle se dispense habituellement
de sa présence. Cependant, plus la vie de l'animal est complexe, plus il est
probable que le mâle remplira quelque autre fonction, avant tout celle de
défendre, mais également, chez certains carnivores dont le rvthme de
développement est relativement lent, celles de fournir de la viande aux
petits et de leur « enseigner » (en faisant appel à leurs capacités d'imitation)
l'art de la chasse. Les femelles différeront aussi quant au degré auquel elles
ont besoin les unes des autres : solitaires chez les hamsters, elles vivent en
la seule compagnie de leurs partenaires sexuels chez les gibbons, se
rassemblent en troupeaux chez les ongulés, etc.
Une chose est à peu près certaine : quand des femelles se rassemblent à
leur avantage mutuel, elles sont probablement reliées génétiquement. La
même chose peut être vraie des mâles, mais la probabilité est moindre en ce
cas. Pour comprendre ce phénomène, et par conséquent pour en
comprendre la variante humaine — ce que nous appelons les « systèmes de parenté
(consanguine) et d'alliance » (systems of kinship and marriage) -, il est
Les conditions de revolution sexuelle

nécessaire de considérer le processus que Darwin baptisa « sélection


sexuelle » (sexual selection) et son processus subsidiaire auquel on a donné
récemment le nom de « sélection parentale » (kin selection).
Fondamentalement, la sélection sexuelle est une variante de la sélection
naturelle, mais qui consiste moins en une lutte dirigée contre ce que
Darwin appelait les « forces hostiles de la nature », qu'en une lutte des sexes
pour l'avantage reproductif. Cette sélection implique la compétition entre
les animaux d'un sexe — habituellement les mâles — pour s'approprier les
partenaires de l'autre sexe, et le choix par cet autre sexe — habituellement les
femelles -, parmi les vainqueurs, des partenaires qui leur conviennent.
Nous pouvons voir que ceci résulte des conditions nécessaires
d'adaptation discutées précédemment : les femelles ont besoin des mâles au moins
pour l'insémination, mais aussi pour la protection et, éventuellement, la
nourriture; par conséquent, elles choisissent, parmi eux, ceux que le succès
dans la compétition désigne comme les plus capables. Cette compétition
peut revêtir de nombreuses formes, et Darwin s'intéressait à elle surtout
dans la mesure où elle expliquait des développements anatomiques
extraordinaires tels que les bois du cerf, ou la pince énorme du crabe
appelant. Mais, bien entendu, les développements peuvent être purement
comportementaux, et impliquer des parades de combat « ritualisées » par
exemple. Ce qui est exigé des mâles différera selon l'espèce. Dans le cas des
ongulés et des mammifères marins, chez lesquels l'association mâle-femelle
est saisonnière et orientée uniquement vers l'accouplement, manifester une
force supérieure suffit. Là où les mâles et les femelles vivent ensemble de
façon permanente, d'autres qualités peuvent s'avérer plus importantes — la
capacité de s'élever dans la hiérarchie des mâles, par exemple, qui peut
mettre en jeu bien d'autres choses que la seule force.
Ce qu'il faut cependant souligner à propos de la sélection sexuelle, c'est
que, quel que soit le critère adopté (force, vitesse, occupation d'un territoire,
manifestations de parade, etc.), seule une minorité des mâles parvient à se
reproduire alors que, généralement, toutes les femelles réussissent à le faire
au moins une fois. On voit facilement pourquoi : un mâle peut féconder un
grand nombre de femelles, alors qu'une femelle, une fois gravide, doit
porter le fœtus pour une période pouvant atteindre un an et, de surcroît,
bien souvent doit allaiter et élever l'enfant. Les « stratégies » des deux sexes,
par conséquent, ne peuvent que différer de façon marquée. Du point de vue
de la reproduction, le mâle a avantage à s'accoupler avec autant de femelles
que possible, alors que la femelle - qui n'a qu'une chance par an — doit
essayer d'obtenir les « meilleurs » gènes pour elle. Du fait de la « sélection
parentale », la femelle a intérêt à réaliser cet investissement en
collaboration avec des femelles qui lui sont reliées génétiquement — et nous devons
explorer pour quelle raison. Mais remarquons d'abord que les « stratégies »
susmentionnées seront sensiblement modifiées pour peu que, du point de
vue de la reproduction, le mâle ait intérêt à investir dans sa progéniture. Là
où n'existe pas un tel avantage — notamment chez la plupart des ongulés et
des mammifères marins - l'impitoyable concurrence dont nous avons
discuté semble prévaloir. Lorsque les mâles doivent investir dans leur
descendance pour assurer sa survie, la concurrence existe encore mais
Robin Fox

devient plus subtile et plus compliquée, et le mâle doit prêter une attention
accrue à un nombre moins grand de femelles. Ceci devient plus important
chez les primates, les carnivores sociaux, et en particulier chez l'homme. Il
en résulte, par exemple, un dimorphisme sexuel beaucoup moins marqué et
une absence de ces traits anatomiques hautement spécialisés qui amenèrent
Darwin à entreprendre des recherches sur ce mode de sélection.
Mais il nous faut revenir à la question du degré d'apparentement
génétique (relatedness) ou de la parenté consanguine (kinship), pour autant
qu'elle concerne les gènes, c'est-à-dire ce sur quoi opère la sélection. Si je
parle ici de « stratégies » des gènes, ou des animaux, il va sans dire que cette
expression ne se réfère pas à des stratégies conscientes. (Il semble que ce
point échappe encore à certains.) Il est simplement, quelquefois, plus facile
d'utiliser la métaphore des « intentions » que de formuler son
raisonnement dans le langage correct de la théorie de la « sélection ». A proprement
parler, le seul but des gènes est de produire des copies d'eux-mêmes. Les
organismes sont leurs agents. Cependant, les gènes identiques ne sont pas
confinés dans un organisme, mais sont partagés par les organismes
apparentés génétiquement, le nombre des gènes communs étant d'autant
plus grand que le degré d'apparentement est plus élevé. Il y a toujours, par
conséquent, un groupe d'organismes étroitement reliés génétiquement qui
partagent un grand nombre de copies de gènes identiques : une espèce de
petit pool génétique. Parents et enfants sont les plus proches
génétiquement, au même degré que les frères et sœurs. Or, les « groupes de femelles »
que nous avons évoqués sont presque toujours des familles étendues
mères-filles, des groupes de parenté utérine (groups of female kin)
étroitement liés en termes génétiques. Si nous considérons ces groupes
comme des petits pools de gènes identiques cherchant à se reproduire, nous
pouvons voir comment, dans certaines circonstances de l'évolution, il leur
est profitable d'agir de concert plutôt que seuls, et plus profitable encore de
choisir les gènes des mâles « supérieurs » pour produire, combinés aux
leurs, une nouvelle génération.
Les premiers travaux portant sur la sélection sexuelle mettaient l'accent
sur la concurrence entre mâles (male competition) et, effectivement, la
sélection semble fonctionner de façon beaucoup plus spectaculaire en ce cas.
Mais on s'est rendu compte, plus récemment, que le choix par les femelles
(female choice) constitue peut-être le déterminant ultime de la trajectoire de
l'évolution. Les mâles, en quelque sorte, s'épuisent à lutter les uns contre les
autres, ensuite les groupes de femelles s'adjugent les vainqueurs qui leur
servent d'étalons. Si l'on se rend compte qu'il peut apparaître de la sorte,
entre les groupes de femelles, des différences considérables en succès
reproductif, on peut comprendre toute la dynamique du système.
La stratégie des femelles consiste nécessairement à choisir le « meilleur »
mâle, quels que soient les critères d'évaluation. Si les femelles d'un groupe
peuvent être inséminées par les gènes d'un mâle supérieur, non seulement
leur progéniture femelle en tire immédiatement profit, mais la chance
qu'ont leurs « fils » de féconder de nombreux groupes de femelles elle-même
s'accroît. Ainsi, les gènes du groupe de parenté utérine d'origine se
répandront dans la population totale avec beaucoup plus de succès que ceux
Les conditions de l'évolution sexuelle

des groupes rivaux. En paraphrasant la formule célèbre de Samuel Butler


(un poussin est la manière pour un œuf de produire un autre œuf) et en
disant qu'un mâle est la manière pour des femelles de produire plus de
femelles (ou encore qu'un mâle est la manière pour un groupe de parenté
utérine de produire un autre groupe de parenté utérine), nous nous
rapprochons de ce qu'il y a de plus essentiel dans le processus de sélection
sexuelle. Mais nous devons considérer cela, en dernière analyse, comme le
résultat de la stratégie d'autoréplication des gènes.
Nous ne pouvons pas ici explorer toutes les conditions qui déterminent
un tel comportement de « coalition entre consanguins » (kin-coalition) et le
mode de sélection intéressant qui en résulte. En fait, ces conditions ne sont
pas toutes connues, bien qu'il soit plausible de considérer que les avantages
en matière d'obtention de la nourriture qui résultèrent d'un tel
comportement ont dû jouer un rôle décisif. Il suffit qu'elles soient produites, et ceci
est très important pour nous car les primates, notre propre ordre,
manifestent de fortes tendances en cette direction chez de nombreuses
espèces, y compris la nôtre. Les primates, cependant, à la différence des
ongulés, vivent en groupes caractérisés par un contact permanent entre
mâles et femelles. Ce facteur — partagé, par exemple, par les carnivores
sociaux - exerce une influence profonde. Il ne neutralise pas les processus de
sélection sexuelle ou de sélection parentale mais il les modifie, et cette
modification est le premier pas sur la voie conduisant au comportement
sexuel de l'homme.
Tout se passe comme si les femelles, chez les ongulés, au lieu de
rencontrer les mâles victorieux un bref moment pendant la saison des
amours, avaient décidé de les incorporer de façon permanente au groupe, et
de surcroît, de réunir plusieurs groupes de parenté utérine en un groupe
plus large. Les raisons pour lesquelles cette fusion se produit chez certaines
espèces (comme les primates) sont diverses : les plus importantes sont
probablement le succès dans la recherche des aliments, le besoin de défense
des femelles, et, chez les carnivores, le besoin que les jeunes — qui se
développent de façon relativement lente - ont de se faire approvisionner par
les mâles. Les primates supérieurs sont végétariens (les babouins et les
chimpanzés ne chassent que sporadiquement) et n'approvisionnent pas
leurs petits, ceux-ci devant trouver eux-mêmes leur nourriture une fois
sevrés. La protection semble, par conséquent, la raison la plus probable.
Mais les nombres et les types de combinaisons des mâles incorporés et les
modes d'organisation sociale qui en résultent varient considérablement
selon les espèces, et nous ne pouvons ici que proposer une esquisse de
quelques traits extrêmement généraux. A un extrême, un seul mâle est
incorporé dans un groupe de femelles; à l'autre extrême, de nombreux
mâles sont incorporés à un nombre également grand de familles de
femelles. On peut considérer les couples monogames — que l'on trouve chez
les gibbons, par exemple — comme un cas limite : pour des raisons
écologiques, un territoire suffit aux besoins de seulement une femelle et un
mâle. Chez les orangs-outangs, les femelles établissent des domaines et les
mâles essaient de monopoliser plusieurs de ces femelles sans rester de façon
permanente avec aucune d'entre elles. Chez les chimpanzés, les groupes de
Robin Fox

mâles, d'une part, et les groupes de parenté utérine, d'autre part, forment
une « bande » de forêt : les mâles sont ainsi beaucoup plus étroitement
associés au groupe, mais ils continuent de constituer un « bloc » séparé dans
le système social. Chez les babouins et les macaques communs, deux
hiérarchies coexistent, celle des unités de parenté utérine, d'une part, et
celle des mâles individuels, d'autre part. Chez les babouins hamadryas et
geladas, les troupeaux sont composés de « harems », chacun de ceux-ci étant
placé sous le contrôle d'un mâle. Les gorilles vivent en bandes composées
d'un mâle dominant, de quelques mâles plus jeunes et de femelles avec leurs
petits.
La « loi du mâle facultatif» (law of the dispensable male) joue ici. Dans
certaines conditions extrêmes, par exemple, les groupes de macaques « se
débarrassent » de leurs mâles jusqu'à ce qu'il n'en reste plus qu'un, alors
qu'en période plus favorable il peut y avoir dans le groupe un grand nombre
de mâles. Ces espèces caractérisées par des « groupes unimâles » (one-male
groups) ou harems présentent, pour la plupart, des points communs avec les
ongulés : les mâles entrent en compétition de diverses façons et seuls
quelques-uns parviennent à se constituer des harems. Dans les « groupes
multimâles » (multimale groups) la situation est différente : la concurrence
entre les mâles est présente, mais, comme ils doivent coexister, il leur faut,
pour limiter les coûts de la compétition, établir entre eux un ordre
hiérarchique. De façon similaire, les familles de femelles sont
hiérarchiquement organisées, les familles dominantes attirant à elles plus
fréquemment les mâles de haut rang. Les « fils » de ces familles, à leur tour, ont plus
de chances que les autres d'occuper un haut rang et contribuent ainsi à
perpétuer ce processus. Nous pouvons donc voir comment le modèle
« saisonnier » des ongulés a été ici, en quelque sorte, « déformé », pour faire
place à une collaboration permanente et hiérarchiquement organisée de
mâles et de familles de femelles.
La principale modification que cette organisation produit dans le
processus de sélection sexuelle a trait aux critères de définition des
« meilleurs gènes » chez les mâles. Les espèces caractérisées par des groupes
unimâles se rapprochent, pour la plupart, des ongulés avec, notamment, un
plus grand dimorphisme sexuel et des traits anatomiques particuliers chez
le mâle (la crinière et la « cape » des hamadryas, par exemple). Les espèces
chez lesquelles les groupes comportent plusieurs mâles se caractérisent par
un moindre dimorphisme et une moindre spécialisation des sexes, et ce sont
les capacités de vie en commun et d'organisation qui sont sélectionnées
plutôt que la simple force, l'endurance ou le comportement de parade.
Souvent, par exemple, les groupes de femelles de haut rang ne tolèrent pas
les mâles trop agressifs et trop batailleurs, et ceux-ci doivent quitter le
groupe et mener une vie solitaire.
Y a-t-il, cependant, dans ce large spectre de systèmes de relations
sexuelles/sociales, un modèle primatique fondamental (basic primate
pattern)1? Il est important d'établir ce point car il s'agirait du modèle qui a
caractérisé nos propres ancêtres jusqu'à l'achèvement de leur « hominisa-
tion » (transition to humanity). Ce modèle serait la matière première de la
société des hominiens : de ce système de relations sexuelles serait sorti le
Les conditions de Vévolution sexuelle

« système social ». Je pense qu'on peut dégager, chez tous les primates qui
vivent en groupe, un modèle pan-primatique {pan-primate pattern) des
relations, ou de ce que nous avons appelé des « stratégies », qui s'établissent
entre les trois principaux « blocs » (blocks) ou groupes d'intérêt du système :
a) les mâles « établis » (established) ; b) les femelles et les jeunes; c) les mâles
périphériques ou prétendants (peripheral or aspirant) l. Les mâles «
établis » sont ceux qui ont accès aux femelles en œstrus pour s'être constitué
des harems, avoir progressé dans la hiérarchie du groupe, s'être assuré le
contrôle de territoires - ou pour avoir satisfait à toute autre condition
indispensable. Contre eux se dressent les mâles — d'ordinaire plus jeunes —
qui aspirent au statut de procréateur. Les femelles s'intercalent entre ces
deux blocs : elles « fournissent » des jeunes mâles aux groupes
périphériques, et se procurent chez les mâles parvenus à la maturité les « meilleurs
gènes ». Les combinaisons possibles sont nombreuses, mais le schéma de
base est bien celui-là. Il ne diffère pas fondamentalement du modèle propre
aux autres mammifères vivant en groupes, si ce n'est que, chez les primates,
les mâles sont incorporés de manière permanente — ce qui, nous l'avons vu,
influe fortement sur les critères de définition du « meilleur mâle ».
S'il s'agit donc bien du modèle fondamental caractérisant les primates
végétariens, nous avons maintenant à nous demander de quel changement
crucial procèdent la lignée des hominiens et finalement nous-mêmes. Nos
ancêtres semblent avoir été des primates végétariens et avoir observé une
variante du modèle envisagé. Étant donné la relation génétique étroite avec
le chimpanzé, d'une part, et, d'autre part, la similitude entre le type
d'adaptation à l'environnement qui fut celui de nos ancêtres et l'adaptation
que réalisent les babouins et les macaques communs, la variante en
question a très probablement été une version du système « groupe
multimâle avec groupe de parenté utérine » (« multi-male group with female
kin-group » system). Ce que l'on ne saurait plus contester aujourd'hui,
compte tenu des données recueillies en Afrique de l'Est, c'est que cet
ancêtre, il y a de cela entre deux et trois millions d'années, se mit à chasser
et à se nourrir d'animaux morts (hunting and scavenging) sur une large
échelle. Il était déjà bipède, mais le passage d'une consommation
sporadique d'aliments carnés à un régime composé pour la moitié de viande
a représenté un changement radical dans les relations entre les sexes et
entre les vieux et les jeunes mâles. Ce sont ces transformations qui créèrent
l'homme tel que nous le connaissons, car lorsque apparut Homo erectus le
changement irréversible s'était déjà produit — ce que permettent d'établir
les mesures de stature et de taille du cerveau. Et ceci est le fait crucial : la
rapidité, sans précédent, de l'évolution du cerveau des hominiens (dont le
volume a triplé en deux millions d'années) s'est produite exactement dans la
période au cours de laquelle l'échelle de la chasse s'est accrue — et en
proportion de cet accroissement. En d'autres termes, le volume et la
complexité du cerveau ont augmenté exactement parallèlement à la taille et
à la quantité des proies.
Les facteurs déterminants ne sont pas trop difficiles à cerner, mais les
conséquences sur le processus interne de la sélection sexuelle se laissent
moins aisément circonscrire. Prenons le problème du point de vue des
Robin Fox

mâles. Dans le type de compétition où le vainqueur emporte tout, c'est la


force brute qui compte; dans la concurrence « hiérarchique » des primates,
l'autorité et le calcul prévalent; dans la situation de chasse, c'est bien
évidemment la capacité de se procurer de la viande, afin d'approvisionner
les femelles et les petits, qui joue le principal rôle. Mais les choses sont
beaucoup plus complexes : la force, l'autorité et les capacités de chasseur ne
suffisent pas dans une société pratiquant la chasse de manière coopérative.
L'aptitude à commander, à organiser, mais aussi des talents en éclosion tels
que l'éloquence, les savoirs chamanistiques, etc. peuvent finir par
constituer les atouts essentiels pour accéder aux positions dominantes et en
conséquence aux femmes fécondables. Ceci est d'une importance
particulière pour l'évolution des hominiens car ces derniers n'avaient pas des
millions d'années d'expérience de vie carnivore dans leurs gènes comme
c'était le cas pour les carnivores sociaux. Ils ne pouvaient pas, par exemple,
utiliser, pour chasser, leurs armes naturelles mais il leur fallait inventer
des armes; ils ne pouvaient pas nourrir les jeunes en régurgitant la
nourriture mais ils devaient ramener celle-ci à leur base — le bipédisme et la
libération des mains sont ici d'une grande importance. Mais surtout, les
mâles devaient inventer des solutions intelligentes au défi polymorphe que
signifiait la chasse : l'avantage sélectif le plus important était, par
conséquent, attaché à l'intelligence plutôt qu'aux autres capacités.
Du point de vue des femelles, la transformation essentielle résida dans la
division du travail imposée par ce nouveau mode de vie, la chasse. Pour
l'essentiel, les hominiennes produisaient la nourriture végétale — destinée
au régime omnivore - et elles dépendaient des mâles pour la viande. De leur
côté, les mâles dépendaient des femelles pour deux services essentiels
absents au départ chez les primates : le rassemblement et la préparation de
la nourriture végétale, les soins à donner aux enfants (ces derniers se
développant plus lentement du fait de la néoténie progressive entraînée par
le bipédisme, le caractère relativement prématuré du nouveau-né humain
et la nécessité pour le cerveau, devenu plus grand, d'effectuer une grande
partie de sa croissance hors du corps de la mère).
Il découle de tout ceci que les mâles devaient beaucoup plus « investir »
dans leur progéniture, alors que chez les autres primates les jeunes, une fois
sevrés, se débrouillaient seuls. La stratégie des groupes de parenté utérine,
par conséquent, a dû consister non seulement à acquérir les « meilleurs
gènes » (ce qui signifiait alors les « meilleurs chasseurs »), mais à retenir les
mâles afin qu'ils continuent d'approvisionner leurs enfants en viande,
nourriture désormais nécessaire.
Mais surtout, ce que cela signifiait, pour le système de relations
sexuelles/sociales des hominiens, en cette période cruciale allant de — 2,5 à —
1 million d'années, c'était un bouleversement des relations entre les trois
« blocs » du système, même si l'ancien fondement était conservé. Nous
devons comprendre qu'une nouvelle créature se forgeait là dans le creuset
des sélections naturelle et sexuelle : un homme-singe chasseur (hunting
ape-man). Et ce fut, en termes d'évolution, un changement rapide. Par
conséquent, les tensions entre le modèle fondamental et les exigences
nouvelles de cette nouvelle créature sont au cœur de la condition humaine

10
Les conditions de révolution sexuelle

présente. Les trois blocs devaient encore s'accommoder les uns aux autres,
se tirailler les uns les autres, mais ceci dans des circonstances qui ne
cessaient de se modifier. Le changement principal, nous l'avons vu, fut à
l'origine de la division du travail entre les sexes, qui révolutionna non
seulement les rapports entre les deux sexes, mais aussi les relations à
l'intérieur des groupes sexuels.
Ce furent surtout les mâles jeunes ou périphériques — comme c'est
toujours le cas avec la sélection sexuelle — qui portèrent le poids de ce
changement. Les conditions dans lesquelles ils pouvaient monter dans la
hiérarchie et devenir des procréateurs effectifs étaient sans cesse rendues
plus complexes. De leur côté, les mâles établis, plus âgés, devaient faire face
à des jeunes bien armés et capables. Ainsi la lutte à l'intérieur du groupe des
mâles, entre ceux qui étaient établis et ceux qui aspiraient à le devenir, a dû
être intensifiée au moment même où les femelles exigeaient des mâles qu'ils
participassent à l'approvisionnement des jeunes de manière
permanente.
La réponse révolutionnaire apportée à ce défi, si l'on en juge d'après le
résultat final - c'est-à-dire le système de relations sexuelles/sociales d'//bmo
sapiens - fut la double invention de l'initiation et de l'alliance. Une fois
parvenue à ce stade, il était inconcevable que la compétition des mâles
continuât d'être ouverte à tous. Par ailleurs, le cerveau n'aurait pu évoluer
si rapidement sans un système de relations sexuelles hautement sélectif tel
que seuls les « meilleurs gènes » soient transférés aux générations
ultérieures. Il fallait, par conséquent, que le système satisfît à deux conditions :
le contrôle de l'accès des jeunes mâles aux femelles en œstrus et le contrôle de
l'attribution des partenaires par les vieux mâles.
On saisit immédiatement le rôle des systèmes d'initiation. Ce sont des
systèmes directs de contrainte et de sélection, par lesquels se réalise la
fonction psychologique d' « identification à l'agresseur » (Freud), en
l'occurrence l'identification des jeunes mâles à leurs aînés. Comme l'accès
aux femelles en œstrus n'est habituellement permis qu'après l'initiation, et
même parfois seulement après avoir servi comme guerrier, un « pool » de
jeunes femelles est assuré aux vieux polygynes. Les jeunes mâles essaient,
bien entendu, de se soustraire à ces contraintes en entretenant des relations
sexuelles illicites. Plus l'âge au mariage des mâles est retardé, et plus les
femelles se fiancent tôt, plus la polygynie a de chances de se développer. Le
modèle d'alliance {marriage pattern) le plus répandu dans les sociétés
humaines (75 % de celles-ci) est la « polygynie des puissants », et, même
dans celles qui sont monogames officiellement ou pour des raisons
« écologiques », les puissants jouissent habituellement d'une possibilité
accrue d'accès sexuel aux jeunes femelles ou au moins s'en réservent le
monopole en matière d'alliance.
Demeure parfois inaperçu le fait que les systèmes de parenté
(consanguine) chez l'homme — qui dérivent de la sélection parentale déjà existante
— constituent également une réponse au contrôle des jeunes mâles par les
mâles plus âgés et/ou plus puissants. (A l'origine, cela devait donner une
pure gérontocratie. Avec l'apparition des stratifications sociales par ordres
et par classes, ce fut le pouvoir plutôt que simplement l'âge qui compta, bien

11
Robin Fox

qu'à l'intérieur des classes l'opposition entre les jeunes et les vieux ne
s'effaçât pas.) Il était de toute évidence impossible que, dans les nouvelles
conditions de division sexuelle du travail et de chasse en coopération,
l'ancien système de relations sexuelles, fondé sur le principe « le vainqueur
prend tout », se maintînt. La vision freudienne d'une horde primitive
parricide (et peut-être fratricide) n'est probablement pas très éloignée de la
vérité. Un adoucissement avait déjà dû être apporté à cette situation par
l'influence sélective des groupes de parenté utérine et ceci avait dû être, en
outre, modifié par le besoin qu'avaient les mâles de conclure des alliances à
la fois dans et entre les bandes, ainsi que par ledésir des femelles de vivre en
toute sécurité avec les mâles qu'elles avaient choisis. Chez les primates,
aussi bien l'alliance (alliance) — c'est-à-dire la constitution de couples
permanents — que la consanguinité (kinship) — au sens de groupes fondés
sur une filiation commune (common descent) — existaient; mais pas dans le
même système. L'innovation apportée par les hommes consista à combiner
ces deux éléments en un seul système, ceci en utilisant la définition de
V apparentement génétique pour définir les possibilités d'alliance. (Il ne
s'agissait pas du tabou de l'inceste. Les humains, comme la plupart des
espèces à reproduction sexuée, évitent de toute façon l'excès de rapports
sexuels entre parents consanguins. Le tabou est simplement une
confirmation de cet évitement, avec quelques ingrédients propres à l'espèce
humaine.)
Ainsi, les systèmes de « parenté (consanguine) et d'alliance » (kinship and
marriage) se constituèrent par suite de la nécessité de redéfinir les rapports
et les stratégies des trois blocs. L'innovation majeure consista en ce que la
consanguinité non seulement lia ensemble les membres des trois blocs,
mais fut utilisée pour définir le mode â? attribution des épouses : c'est-à-dire,
en fait, la distribution des jeunes femelles entre les mâles. C'est donc
l'exogamie — conçue à juste titre par Lévi-Strauss comme un système positif
d'échange — qui constitue la véritable innovation humaine. Ce qu'on ne
perçoit pas habituellement, c'est que les systèmes de parenté n'assurent pas
simplement l'échange des épouses, mais qu'ils sont « disposés » de façon à ce
que le choix des partenaires disponibles pour les mâles de la jeune génération
dépende des choix effectués par les mâles plus âgést c'est-à-dire que ce soient
les règles elles-mêmes qui contrôlent 1 accès des jeunes aux femelles. La
responsabilité du contrôle incombe, par conséquent, à la collectivité, et les
représentations collectives font fonction de « contraintes » à l'égard du
comportement des jeunes. Là où le système de parenté n'opère pas ce
contrôle par ses règles, les mâles les plus âgés (ou les plus puissants) doivent
intervenir directement sur les marges de choix, et les choix matrimoniaux
des jeunes. J'ai insisté sur les mâles, mais bien sûr les groupes de parenté
utérine fondés sur la coopération ont leur mot à dire sur le problème de
savoir avec qui leurs membres vont avoir des rapports sexuels. Ces groupes,
comme le modèle de base permet de le prévoir, exercent souvent une
influence considérable bien que cette dernière puisse varier de façon
importante. Il est très rare cjue les intérêts de ces groupes coïncident, et la
lutte qui s'ensuit est à l'origine de la dynamique et de la grande variabilité
des systèmes de relations sexuelles et de relations sociales chez l'homme.

12
Les conditions de l'évolution sexuelle

Bien d'autres éléments interviennent, qui sont autant de nouveaux défis à la


configuration de base : des facteurs d'ordre écologique, économique,
politique, des considérations de classe, de pouvoir, ainsi que des éléments
d'ordre idéologique et technologique (la pilule, par exemple). Mais, aussi
longtemps que la production des générations futures dépend d'un contrôle
des relations sexuelles, le modèle de base doit être respecté et les conditions
nouvelles doivent s'accorder à lui. La « famille nucléaire » tant vantée, par
exemple, n'est qu'une forme d'accommodation parmi d'autres, forme
avérée, comme le modèle permet de le prévoir, dans certaines sociétés. Elle
ne constitue certainement pas la configuration de base, contrairement à ce
qui a souvent été affirmé par les chercheurs en sciences sociales.
Cette perspective évolutionnaire nous permet, ainsi, de considérer de
façon nouvelle les transformations historiques des relations entre les sexes.
L'une des principales leçons que nous pouvons en tirer est qu'il faut
envisager ces processus du point de vue des rapports entre trois blocs : celui
des mâles établis, celui des femelles et des jeunes, celui, enfin, des mâles
prétendants. A l'heure actuelle, les jeunes femmes disposent d'une liberté de
choix plus grande que jamais; du fait de la pilule, le contrôle exercé par les
adultes s'est considérablement amenuisé. Il sera intéressant de voir dans
quelle mesure le modèle de base peut réapparaître. Je crois que bien des
éléments — les taux de grossesses chez les adolescentes, l'augmentation des
taux de divorces, les mouvements de solidarité entre femmes, etc. — sont
probablement des signes que le modèle se réaffirme plutôt que des
manifestations pathologiques ou les résultats d'une prise de conscience (ce
qu'ils seraient si l'on considérait la « famille nucléaire » comme un point de
départ, ce qu'elle n'est pas).
Les historiens et les anthropologues pourront reconsidérer, je crois, avec
intérêt leurs données à la lumière de ce schéma. Les travaux, par exemple,
de Lévi-Strauss et d'Ariès prennent bien sens dans ce cadre d'analyse; ces
deux auteurs traitent, en fait, d'aspects du modèle fondamental. Ce qui ne
veut pas dire que cette configuration ne pourra jamais être remise en
question - mais elle est la cause de notre comportement actuel : elle est ce
qui nous a produits et, comme Freud le vit bien, ce que nous sommes voués
à reproduire. Notre cerveau, notre physiologie et notre comportement
constituent la mémoire vivante de son évolution; nos sociétés sont les
résultats divers des possibilités qu'elle offre. Nous pourrions nous
affranchir complètement de ce modèle — et le danger est grand que nous
fassions ainsi. Mais il est douteux que ce qui en résulterait puisse encore être
appelé la « société humaine » — ou que cela puisse durer \

Traduit de l'anglais par André BÉJIN Robin FOX


(traduction revue par l'auteur) Université Rutgers

13
Robin Fox

NOTES

1. Les « prétendants » sont les jeunes mâles qui aspirent à occuper des positions
dominantes et donc à pouvoir se reproduire (NdT).
2. Les références complètes à toutes les données sur lesquelles reposent les analyses ici
résumées figurent dans mon livre The Red Lamp of Incest (New York, Dutton, 1980;
Londres, Hutchinson, 1981). Une édition française de cet ouvrage devrait être bientôt
disponible.
Communications

Le combat de la chasteté
Michel Foucault

Citer ce document / Cite this document :

Foucault Michel. Le combat de la chasteté. In: Communications, 35, 1982. Sexualités occidentales. Contribution à l'histoire et à
la sociologie de la sexualité. pp. 15-25;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1518

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1982_num_35_1_1518

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Michel Foucault

Le combat de la chasteté

Ce texte est extrait du troisième volume de /'Histoire de la sexualité. Après


avoir consulté Philippe Ariès sur l'orientation générale du présent recueil,j'ai
pensé que ce texte consonait avec les autres études. Il nous semble en effet que
Vidée qu'on sefait d'ordinaire d'une éthique sexuelle chrétienne est à réviser
profondément; et que d'autre part la valeur centrale de la question de la
masturbation a une tout autre origine que la campagne des médecins aux
XVIir-XW siècles.

Le combat de la chasteté est analysé par Cassien dans le sixième chapitre


des Institutions « De l'esprit de fornication », et dans plusieurs des
Conférences : la quatrième sur « La concupiscence de la chair et de
l'esprit », la cinquième sur les « Huit principaux vices », la douzième sur « la
Chasteté » et la vingt-deuxième sur les « Illusions nocturnes ». Il figure en
seconde position sur une liste de huit combats1, sous la forme d'une lutte
contre l'esprit de fornication. Quant à cette fornication, elle se subdivise
elle-même en trois sous-catégories 2. Tableau d'apparence très peu juridique
si on le rapproche des catalogues de fautes comme on en trouvera lorsque
l'Église médiévale aura organisé le sacrement de pénitence sur le modèle
d'une juridiction. Mais les spécifications proposées par Cassien ont sans
doute un autre sens.

Examinons d'abord la place de la fornication parmi les autres esprits du


mal.
Cassien complète le tableau des huit esprits du mal par des
regroupements internes. Il établit des couples de vices qui ont entre eux des rapports
particuliers d' « alliance » et de « communauté J » : Orgueil et vaine gloire,
paresse et acédie, avarice et colère. La fornication fait couple avec la
gourmandise. Pour plusieurs raisons : parce que ce sont deux vices
« naturels », qui sont innés en nous et dont il nous est par conséquent très
difficile de nous défaire; parce que ce sont deux vices qui impliquent la
participation du corps non seulement pour se former mais pour accomplir
leur objectif; parce que enfin il y a entre eux des liens de causalité très
directe : c'est l'excès de nourriture qui allume dans le corps le désir de la
fornication *. Et, soit parce qu'il est ainsi fortement associé à la
gourmandise, soit au contraire par sa nature propre, l'esprit de fornication
joue, par rapport aux autres vices dont il fait partie, un rôle privilégié.

15
Michel Foucault

D'abord sur la chaîne causale. Cassien souligne le fait que les vices ne
sont pas indépendants les uns des autres, même si chaque individu peut être
attaqué, de façon plus particulière, par l'un ou l'autre *. Un vecteur causal
les relie l'un à l'autre : il commence avec la gourmandise, qui naît avec le
corps et allume la fornication; puis ce premier couple engendre l'avarice,
entendue comme attachement aux biens terrestres; laquelle fait naître les
rivalités, les disputes et la colère; d'où se produit l'abattement de la
tristesse, qui provoque le dégoût de la vie monastique tout entière et
l'acédie. Un tel enchaînement suppose qu'on ne pourra jamais vaincre un
vice si on n'a pas triomphé de celui sur lequel il prend appui. « La défaite du
premier apaise celui qui le suit; celui-là vaincu, celui-ci s'alanguit sans plus
de labeur. » Au principe des autres, le couple gourmandise-fornication,
comme « un arbre géant qui étend au loin son ombre », doit être déraciné.
De là l'importance ascétique du jeûne comme moyen de vaincre la
gourmandise et de couper court à la fornication. Là est la base de l'exercice
ascétique, car là est le commencement de la chaîne causale.
L'esprit de fornication est aussi dans une position dialectique singulière
par rapport aux derniers vices et surtout à l'orgueil. En effet, pour Cassien,
orgueil et vaine gloire n'appartiennent pas à la chaîne causale des autres
vices. Loin d'être engendrés par ceux-ci, ils sont provoqués par la victoire
qu'on remporte sur eux ' : orgueil « charnel » vis-à-vis des autres par
1 étalage que l'on fait de ses jeûnes, de sa chasteté, de sa pauvreté, etc.;
orgueil « spirituel » qui fait croire qu'on ne doit ce progrès qu'à ses seuls
mérites 7. Vice de la défaite des vices auquel fait suite une chute d'autant
plus lourde qu'elle vient de plus haut. Et la fornication, le plus honteux de
tous les vices, celui qui fait le plus rougir, constitue la conséquence de
l'orgueil - châtiment mais aussi tentation, épreuve que Dieu envoie au
présomptueux pour lui rappeler que la faiblesse de la chair le menace
toujours si la grâce ne vient pas à son secours. « Parce que quelqu'un a joui
longtemps de la pureté du cœur et du corps, par une suite naturelle, [...] tout
au fond de lui-même, il se glorifie dans une certaine mesure (...]. Aussi le
Seigneur fait-il mieux, pour son bien, de l'abandonner : la pureté qui lui
donnait tant d'assurance commence de le troubler; au milieu de la
prospérité spirituelle, il se voit chanceler 8. » Dans le grand cycle des
combats, au moment où l'âme n'a plus à lutter que contre soi, les
aiguillons de la chair se font sentir à nouveau, marquant ainsi
l'inachèvement nécessaire de cette lutte et la menaçant d'un perpétuel
recommencement.
Enfin, la fornication a par rapport aux autres vices un certain privilège
ontologique, qui lui confère une importance ascétique particulière. Elle a,
en effet, comme la gourmandise, ses racines dans le corps. Impossible de la
vaincre sans le soumettre à des macérations; alors que la colère ou la
tristesse se combattent « par la seule industrie de l'âme », elle ne peut être
déracinée sans « la mortification corporelle, les veilles, les jeûnes, le travail
qui brise le corps ' ». Ce qui n'exclut pas, au contraire, le combat que l'âme
doit livrer contre elle-même, puisque la fornication peut naître de pensées,
d'images, de souvenirs : « Lorsque le démon, par sa ruse subtile, a insinué
dans notre cœur le souvenir de la femme, en commençant par notre mère,

16
Le combat de la chasteté

nos sœurs, nos parents ou certaines femmes pieuses, nous devons le plus vite
possible chasser ces souvenirs de nous-même, de peur que si nous nous y
attardons trop, le tentateur n'en prenne occasion pour nous faire
insensiblement ensuite penser à d'autres femmes I0. » Cependant, la
fornication présente avec la gourmandise une différence capitale. Le
combat contre celle-ci doit être mené avec mesure puisqu'on ne saurait
renoncer à toute nourriture : « II faut pourvoir aux exigences de la vie... de
peur que le corps, épuisé par notre faute, ne puisse plus s'acquitter des
exercices spirituels nécessaires ". » Ce penchant naturel à la nourriture,
nous avons à le tenir à distance, à le prendre sans passion, nous n'avons pas
à l'arracher; il a une légitimité naturelle; le nier totalement, c'est-à-dire
jusqu'à la mort, serait charger son âme d'un crime. En revanche, il n'y a
pas de limite dans la lutte contre l'esprit de fornication; tout ce qui peut
nous y porter doit être extirpé et aucune exigence naturelle ne saurait
justifier, en ce domaine, la satisfaction d'un besoin. Il s'agit donc de faire
mourir entièrement un penchant dont la suppression n entraîne pas la
mort de notre corps. La fornication est parmi les huit vices le seul qui soit à
la fois inné, naturel, corporel dans son origine et qu'il faille détruire
entièrement comme il faut le faire pour ces vices de l'âme que sont l'avarice
ou l'orgueil. Mortification radicale par conséquent qui nous laisse vivre
dans notre corps en nous affranchissant de la chair. « Sortir de la chair tout
en demeurant dans le corps ". » C'est à cet au-delà de la nature, dans
l'existence terrestre, que la lutte contre la fornication nous donne accès.
Elle nous « arrache à la fange terrestre ». Elle nous fait vivre en ce monde
une vie qui n'est pas de ce monde. Parce qu'elle est la plus radicale, c'est
cette mortification qui nous apporte, dès ici-bas, la plus haute promesse :
« dans la chair parasite », elle confère « la citoyenneté que les saints ont
la promesse de posséder une fois délivrés de la corruptibilité
charnelle "».
On voit donc comment la fornication, tout en étant un des huit éléments
du tableau des vices, se trouve par rapport aux autres dans une position
particulière : en tête de l'enchaînement causal, au principe du
recommencement des chutes et du combat, en un des points les plus difficiles et les
plus décisifs du combat ascétique.

Cassien, dans la V* Conférence, divise le vice de fornication en trois


espèces. La première consiste dans la « conjonction des deux sexes »
(commixtio sexus utriusque); la seconde s'accomplit « sans contact avec la
femme » (absque femineo tactu) — ce qui a valu à Onan sa condamnation ; la
troisième est « conçue par l'esprit et la pensée M ». Presque la même
distinction est reprise dans la XII* Conférence: la conjonction charnelle
(carnalis commixtio) à laquelle Cassien donne ici le nom defornicatio au
sens restreint; puis l'impureté, immunditia, qui se produit sans contact avec
une femme, lorsqu'on dort ou qu'on veille : elle est due à « l'incurie d'un
esprit sans circonspection »; enfin la libido qui se développe dans les « replis
de l'âme », et sans qu'il y ait de « passion corporelle » (sine passione
corporis) ". Cette spécification est importante, parce qu'elle seule permet de
comprendre ce que Cassien entend par le terme général defornicatio, auquel

17
Michel Foucault

il ne donne par ailleurs aucune définition d'ensemble. Mais elle est


importante surtout par l'usage qu'il fait de ces trois catégories et qui est si
différent de ce qu'on pourrait trouver dans bien des textes antérieurs.
Il existait en effet une trilogie traditionnelle des péchés de la chair :
l'adultère, la fornication (qui désignait les rapports sexuels hors mariage) et
la « corruption d'enfants ». Ce sont ces trois catégories, en tout cas, qu'on
trouve dans la Didaché : « Tu ne commettras pas l'adultère, tu ne
commettras pas de fornication, tu ne séduiras pas de jeunes garçons ". » Ce
sont elles qu'on retrouve dans la lettre de Barnabe : « Ne commets ni
fornication ni adultère, ne corromps pas les enfants ". » II est arrivé souvent
par la suite que les deux premiers termes seulement soient retenus — la
fornication désignant toutes les fautes sexuelles en général, et l'adultère,
celles qui transgressent l'obligation de fidélité dans le mariage ". Mais, de
toute façon, il était tout à fait habituel d'assortir cette enumeration de
préceptes concernant la convoitise de pensée ou de regards, ou tout ce qui
peut conduire à la consommation d'un acte sexuel interdit : « Ne sois pas
convoiteur, car la convoitise mène à la fornication, garde-toi des propos
obscènes et des regards effrontés car tout cela engendre des
adultères ".»
L'analyse de Cassien a ces deux particularités, de ne pas faire un sort
particulier à l'adultère, qui entre dans la catégorie de fornication au sens
étroit, et surtout de ne porter attention qu'aux deux autres catégories. Nulle
part, dans les différents textes où il évoque le combat de la chasteté, il ne
parle des relations sexuelles proprement dites. Nulle part ne sont envisagés
les différents « péchés » possibles selon l'acte commis, le partenaire avec
lequel on le commet, son âge, son sexe, les relations de parenté qu'on
pourrait avoir avec lui. Aucune des catégories qui constitueront au Moyen
Age la grande codification des péchés de luxure n'apparaît ici. Sans doute,
Cassien, s'adressant à des moines, qui avaient fait vœu de renoncer à toute
relation sexuelle, n'avait pas à revenir explicitement sur ce préalable. Il faut
pourtant noter que sur un point important de la cénobie, et qui avait suscité
chez Basile de Césarée ou chez Chrysostome des recommandations
précises M, Cassien se contente d'allusions furtives : « Que personne surtout
parmi les jeunes ne reste avec un autre, même un peu de temps, ou ne se
retire avec lui ou qu'ils ne se prennent par la main ". » Tout se passe comme
si Cassien ne s'intéressait qu'aux deux derniers termes de sa subdivision
(concernant ce qui se passe sans rapport sexuel et sans passion du corps),
comme s'il élidait la fornication comme conjonction entre deux individus,
et n'accordait d'importance qu'à des éléments dont la condamnation
n'avait auparavant qu'une valeur d'accompagnement par rapport à celle des
actes sexuels proprement dits.
Mais si les analyses de Cassien omettent la relation sexuelle, si elles se
déploient dans un monde si solitaire et sur une scène si intérieure, la raison
n'en est pas simplement négative. C'est que l'essentiel du combat de la
chasteté porte sur une cible qui n'est pas de l'ordre de l'acte ou de la
relation; il concerne une autre réalité que celle du rapport sexuel entre deux
individus. Un passage de la XI? Conférence permet d'apercevoir ce qu'est
cette réalité. Cassien y caractérise les six étapes qui marquent le progrès

18
Le combat de la chasteté

dans la chasteté. Or, comme il s'agit dans cette caractérisation non de


montrer la chasteté elle-même, mais de relever les signes négatifs auxquels
on peut reconnaître qu'elle progresse - les différentes traces d'impureté qui
tour à tour disparaissent -, on a là l'indication de ce contre quoi il faut se
battre dans le combat de la chasteté.
Première marque de ce progrès : le moine, quand il est éveillé, n'est pas
« brisé * par une « attaque de la chair » — impugnatione carnali non eliditur.
Donc plus d'irruption dans l'âme de mouvements qui emportent la volonté.
Deuxième étape : si des « pensées voluptueuses » (voluptariae cogitationes)
se produisent dans l'esprit, il ne s'y « attarde » pas. Il ne pense pas à ce que,
involontairement et malgré lui, il se trouve penser".
On est au troisième stade lorsqu'une perception qui vient du monde
extérieur n'est plus en état de provoquer la concupiscence : on peut croiser
une femme du regard sans aucune convoitise.
A la quatrième étape, on n'éprouve plus, au cours de la veille, même le
mouvement de la chair le plus innocent. Cassien veut-il dire qu'il ne se
produit plus aucun mouvement dans la chair? Et qu'on exerce alors sur son
propre corps une maîtrise totale ? C'est peu vraisemblable puisqu'il insiste
par ailleurs souvent sur la permanence des mouvements involontaires du
corps. Le terme qu'il utilise —perferre - se rapporte sans doute au fait que
ces mouvements ne sont pas susceptibles d'affecter l'âme et que celle-ci n'a
pas à les endurer.
Cinquième degré : « Si le sujet d'une conférence ou la suite nécessaire
d'une lecture amène l'idée de la génération humaine, l'esprit ne se laisse pas
effleurer par le plus subtil consentement à l'acte voluptueux, mais le
considère d'un regard tranquille et pur, comme une œuvre toute simple, un
ministère nécessaire attribué au genre humain et ne sort pas plus affecté de
son souvenir que s'il songeait â la fabrication des briques ou à l'exercice de
quelque autre métier. »
Enfin, on a atteint le dernier stade lorsque « la séduction du fantôme
féminin ne cause point d'illusion pendant le sommeil. Encore que nous ne
croyions pas cette tromperie coupable de péché, elle est cependant l'indice
d'une convoitise qui se cache encore dans les moelles M ».
Dans cette désignation des différents traits de l'esprit de fornication,
s'effaçant à mesure que progresse la chasteté, il n'y a donc aucune relation
avec un autre, aucun acte, et pas même l'intention d'en commettre. Pas de
fornication au sens étroit du terme. De ce microcosme de la solitude sont
absents les deux éléments majeurs autour desquels tournait l'éthique
sexuelle non seulement des philosophes anciens, mais d'un chrétien comme
Clément d'Alexandrie - au moins dans la lettre II du Pédagogue: la
conjonction de deux individus (sunousia) et les plaisirs de l'acte (aphro-
disia). Les éléments mis en jeu sont les mouvements du corps et ceux de
l'âme, les images, les perceptions, les souvenirs, les figures du rêve, le cours
spontané de la pensée, le consentement de la volonté, Ta veille et le sommeil.
Et deux pôles s'y dessinent dont il faut bien voir qu'ils ne coïncident pas avec
le corps et l'âme : le pôle involontaire qui est celui soit des mouvements
physiques, soit des perceptions qui s'inspirent des souvenirs et des images
qui surviennent, et qui, se propageant dans l'esprit, investissent, appellent

19
Michel Foucault

et attirent la volonté; et le pôle de la volonté elle-même qui accepte ou


repousse, se détourne ou se laisse captiver, s'attarde, consent. D'un côté,
donc, une mécanique du corps et de la pensée qui, circonvenant l'âme, se
charge d'impureté et peut conduire jusqu'à la pollution ; et de l'autre un jeu
de la pensée avec elle-même. On retrouve là les deux formes de
« fornication » au sens large que Cassien avait définies à côté de la
conjonction des sexes et auxquelles il a réservé toute son analyse :
Yimmunditia qui, dans la veille ou le sommeil, surprend une âme inapte à se
surveiller et mène, hors de tout contact avec l'autre, à la pollution; et la
libido qui se déroule dans les profondeurs de l'âme et à propos de laquelle
Cassien rappelle la parenté des mots libido — libet u.
Le travail du combat spirituel et les progrès de la chasteté dont Cassien
décrit les six étapes peuvent alors se comprendre comme une tâche de
dissociation. On est très loin de l'économie des plaisirs et de leur limitation
stricte aux actes permis; loin également de l'idée d'une séparation aussi
radicale que possible entre l'âme et le corps. Il s'agit d'un perpétuel labeur
sur le mouvement de la pensée (soit qu'il prolonge et répercute ceux du
corps, soit qu'il les induise), sur ses formes les plus rudimentaires, sur les
éléments qui peuvent le déclencher, de façon que le sujet n'y soit jamais
impliqué, même par la forme la plus obscure et la plus apparemment
« involontaire » de volonté. Les six degrés à travers lesquels, on l'a vu,
progresse la chasteté représentent six étapes dans ce processus qui doit
dénouer l'implication de la volonté. Défaire l'implication dans les
mouvements du corps, c'est le premier degré. Puis défaire l'implication
imaginative (ne pas s'attarder à ce qu'on a dans l'esprit). Puis défaire
l'implication sensible (ne plus éprouver les mouvements du corps). Puis
défaire l'implication représentative (ne plus penser aux objets comme objets
de désir possible). Et finalement défaire l'implication onirique (ce qu'il
peut y avoir de désir dans les images pourtant involontaires du rêve). A
cette implication, dont l'acte volontaire ou la volonté explicite de
commettre un acte sont la forme la plus visible, Cassien donne le nom de
concupiscence. C'est contre elle qu'est tourné le combat spirituel, et l'effort
de dissociation, de désimplication, qu'il poursuit.

Ainsi s'explique le fait que, tout au long de cette lutte contre l'esprit de
« fornication » et pour la chasteté, le problème fondamental, et pour ainsi
dire unique, soit celui de la pollution — depuis ses aspects volontaires ou les
complaisances qui l'appellent, jusqu'aux formes involontaires dans le
sommeil ou dans le rêve. Importance si grande que Cassien fera de l'absence
de rêves erotiques et de pollution nocturne le signe qu'on est parvenu au
plus haut stade de la chasteté. Il revient souvent sur ce thème : « La preuve
qu'on a atteint cette pureté sera que nulle image ne nous trompe lorsque
nous sommes en repos et détendus dans le sommeil " », ou encore : « Telle
est la fin de l'intégrité et la preuve définitive : qu'aucune excitation
voluptueuse ne nous survienne pendant notre sommeil et que nous ne
soyons pas conscients des pollutions auxquelles nous contraint la
nature **. » Toute la XXI? Conference est consacrée à la question des « pollutions
de la nuit », et à la nécessité de « tendre toute notre force pour en être

20
Le combat de la chasteté

délivrés ». Et, à plusieurs reprises, Cassien évoque quelques saints


personnages comme Serenus qui étaient parvenus à un si haut degré de
vertu qu'ils n'étaient jamais exposés à de pareils inconvénients ".
On dira que, dans une règle de vie où le renoncement à toute relation
sexuelle était fondamentale, il est tout à fait logique que ce thème devienne
aussi important. On rappellera aussi la valeur accordée, dans des groupes
inspirés plus ou moins directement par le pythagorisme, aux phénomènes
du sommeil et du rêve comme révélateurs de la qualité de l'existence et aux
purifications qui doivent garantir sa sérénité. Enfin et surtout, il faut
penser que la pollution de la nuit faisait problème en termes de pureté
rituelle; et c'est précisément ce problème qui est l'occasion de la XXIIe
Conférence : peut-on approcher des « saints autels » et participer au
« banquet salutaire », lorsque la nuit on s'est souillé M? Mais si toutes ces
raisons peuvent expliquer l'existence de cette préoccupation chez les
théoriciens de la vie monastique, elles ne peuvent rendre compte de la place
exactement centrale que la question de la pollution volontaire-involontaire
a occupée dans toute l'analyse des combats de la chasteté. La pollution n'est
pas simplement l'objet d'un interdit plus intense que les autres, ou plus
difficile à observer. Elle est un « analyseur » de la concupiscence, dans la
mesure où il était possible de déterminer, tout au long de ce qui la rend
possible, la prépare, l'incite et finalement la déclenche, quelle est, au milieu
des images, des perceptions, des souvenirs dans l'âme, la part du volontaire
et de l'involontaire. Tout le travail du moine sur lui-même consiste
à ne jamais laisser engager sa volonté dans ce mouvement qui va du corps
à l'âme et de l'âme au corps et sur lequel cette volonté peut avoir prise,
pour le favoriser ou pour l'arrêter, à travers le mouvement de la pensée. Les
cinq premières étapes des progrès de la chasteté constituent les
désengagements successifs et de plus en plus subtils de la volonté par rapport aux
mouvements de plus en plus ténus qui peuvent conduire à cette
pollution.
Reste alors la dernière étape. Celle que la sainteté peut atteindre :
l'absence de ces pollutions « absolument » involontaires qui ont lieu
pendant le sommeil. Encore Cassien fait-il remarquer que, pour se produire
ainsi, elles ne sont pas forcément toutes involontaires. Un excès
d'alimentation, des pensées impures dans la journée sont pour elles une sorte de
consentement, sinon de préparation. Il distingue aussi la nature du rêve qui
l'accompagne. Et le degré d'impureté des images. Il aurait tort, celui qui est
ainsi surpris, d'en rejeter la cause sur le corps et le sommeil : « C'est le signe
d'un mal qui couvait intérieurement, auquel l'heure de la nuit n'a pas
donné naissance, mais que, enfoui au plus profond de l'âme, le repos du
sommeil fait apparaître à la surface, révélant la fièvre cachée des passions
que nous avons contractées en nous repaissant à longueur de journées des
passions malsaines w. » Et, finalement, reste la pollution sans aucune trace
de complicité, sans ce plaisir qui prouve qu on y consent, sans même
l'accompagnement de la moindre image onirique. C'est là, sans doute, le
point auquel peut arriver un ascète qui s'exerce suffisamment; la pollution
n'est plus qu un « reste » où le sujet n'a plus aucune part. « II faut nous
efforcer de réprimer les mouvements de l'âme et les passions de la chair

21
Michel Foucault

jusqu'à ce que la chair satisfasse aux exigences de la nature sans susciter de


volupté, se débarrassant de la surabondance de ses humeurs sans aucune
démangeaison malsaine et sans susciter de combat pour la chasteté M. »
Puisque ce n'est plus là qu'un phénomène de nature, seule la puissance qui
est plus forte que la nature peut nous en affranchir : c'est la grâce. C'est
pourquoi la non-pollution est marque de la sainteté, sceau de la plus haute
chasteté possible, bienfait qu'on peut espérer, non acquérir.
Pour sa part l'homme ne doit rien de moins que rester par rapport à
soi-même dans un état de perpétuelle vigilance quant aux moindres
mouvements qui peuvent se produire dans son corps ou dans son âme.
Veiller nuit et jour, la nuit pour le jour et le jour en pensant au soir qui
vient. « Comme la pureté et la vigilance durant la journée disposent à être
chaste durant la nuit, de même la vigilance nocturne affermit le cœur et lui
prépare des forces pour observer la chasteté durant le jour31.» Cette
vigilance, c'est la mise en œuvre de la « discrimination » dont on sait qu'elle
est au centre de la technologie de soi-même, telle qu'elle est développée dans
la spiritualité d'inspiration évagrienne. Le travail du meunier qui trie les
grains, du centenier qui répartit les soldats, du changeur qui pèse, pour les
accepter ou refuser, les pièces de monnaie - c'est celui-là que le moine doit
faire sans cesse sur ses propres pensées pour reconnaître celles qui sont
porteuses de tentations. Un tel travail lui permettra de trier les pensées
selon leur origine, de les distinguer selon leur qualité propre, et de dissocier
l'objet qui y est représenté du plaisir qu'il pourrait évoquer. Tâche de
l'analyse permanente qu'il faut mener sur soi-même et, par le devoir
d'aveu, en relation avec les autres M. Ni la conception d'ensemble que
Cassien se fait de la chasteté et de la « fornication », ni la manière dont il les
analyse, ni les différents éléments qu'il y fait apparaître et qu'il met en
relation les uns avec les autres (pollution, libido, concupiscence) ne peuvent
se comprendre sans référence aux technologies de soi par lesquelles il
caractérise la vie monastique et le combat spirituel qui la traverse.

De Tertullien à Cassien faut-il voir un renforcement des « interdits », une


valorisation plus accentuée de la continence complète, une disqualification
croissante de l'acte sexuel ? Ce n'est sans doute pas dans ces termes qu'il faut
poser le problème.
L'organisation de l'institution monastique et le dimorphisme qui
s'établit ainsi entre la vie des moines et celle des laïcs ont introduit, dans le
problème du renoncement aux rapports sexuels, des changements
importants. Ils ont amené, de façon corrélative, le développement de technologies
de soi fort complexes. Ainsi sont apparus dans cette pratique du
renoncement une règle de vie et un mode d'analyse qui, en dépit de
continuités visibles, marquent avec le passé des différences importantes.
Chez Tertullien, l'état de virginité impliquait une attitude extérieure et
intérieure de renoncement au monde, que complétaient des règles de tenue,
de conduite, de manière d'être. Dans la mystique de la virginité qui se
développe à partir du ni* siècle, la rigueur du renoncement (sur le thème,
déjà présent chez Tertullien, de l'union avec le Christ) retourne la forme
négative de la continence, en promesse de mariage spirituel. Chez Cassien,

22
Le combat de la chasteté

qui est témoin beaucoup plus qu'inventeur, il se produit comme un


dédoublement, une sorte de retraite qui dégage toute la profondeur d'une
scène intérieure.
Il ne s'agit pas du tout de l'intériorisation d'un catalogue d'interdits,
substituant à la prohibition de l'acte celle de l'intention. Il s'agit de
l'ouverture d'un domaine (dont des textes comme ceux de Grégoire de Nysse
ou surtout de Basile d'Ancyre soulignaient déjà l'importance) qui est celui
de la pensée, avec son cours irrégulier et spontané, avec ses images, ses
souvenirs, ses perceptions, avec les mouvements et les impressions qui se
communiquent du corps à l'âme et de l'âme au corps. Ce qui est enjeu alors,
ce n'est pas un code d actes permis ou défendus, c'est toute une technique
pour analyser et diagnostiquer la pensée, ses origines, ses qualités, ses*
dangers, ses puissances de séduction, et toutes les forces obscures qui
peuvent se cacher sous l'aspect qu'elle présente. Et, si l'objectif est bien
finalement d'expulser tout ce qui est impur ou inducteur d'impureté, il ne
peut être atteint que par une vigilance qui ne désarme jamais, un soupçon
qu'on doit porter partout et à chaque instant contre soi-même. Il faut que la
question soit toujours posée de façon à débusquer tout ce qui peut se cacher
de « fornication » secrète dans les replis les plus profonds de l'âme.
Dans cette ascèse de la chasteté, on peut reconnaître un processus de
« subjectivation », qui relègue au loin une éthique sexuelle qui était centrée
sur l'économie des actes. Mais il faut aussitôt souligner deux choses. Cette
subjectivation est indissociable d'un processus de connaissance qui fait de
l'obligation de chercher et de dire la vérité de soi-même une condition
indispensable et permanente de cette éthique; si subjectivation il y a, elle
implique une objectivation indéfinie de soi par soi — indéfinie en ce sens
que, n'étant jamais acquise une fois pour toutes, elle n'a pas de terme dans
le temps; et en ce sens qu'il faut toujours pousser aussi loin que possible
l'examen des mouvements de pensée, pour ténus et innocents qu ils puissent
paraître. Par ailleurs, cette subjectivation en forme de quête de la vérité de
soi s'effectue à travers de complexes rapports à l'autre. Et de plusieurs
façons : parce qu'il s'agit de débusquer en soi la puissance de l'Autre, de
l'Ennemi, qui s'y cache sous les apparences de soi-même; parce qu'il s'agit
de mener contre cet Autre un combat incessant dont on ne saurait être
vainqueur sans le secours de la Toute-Puissance, qui est plus puissante que
lui; parce que, enfin, l'aveu aux autres, la soumission à leurs conseils,
l'obéissance permanente aux directeurs, est indispensable à ce combat.
Les modalités nouvelles prises sur l'éthique sexuelle dans la vie
monastique, la constitution d'un nouveau rapport entre le sujet et la vérité,
la mise en place de relations complexes d'obéissance à l'autre font donc
partie d'un ensemble, dont la cohérence apparaît bien dans le texte de
Cassien. Il ne s'agit pas de voir en lui un point de départ. A remonter dans le
temps, et bien en deçà du christianisme, on trouverait plusieurs de ces
éléments en voie de formation, et même parfois déjà constitués dans la
pensée ancienne (chez les stoïciens ou les néo-platoniciens). D'autre part,
Cassien lui-même présente de manière systématique (la question de son
apport personnel est d'ailleurs à voir, mais ce n'est pas de cela qu'il est
question) une expérience qu'il affirme être celle du monachisme oriental.

23
Michel Foucault

En tout cas, il semble bien que l'étude d'un texte comme celui-ci confirme
qu'il n'y a guère de sens à parler d'une « morale chrétienne de la sexualité »,
encore moins d'une « morale judéo-chrétienne ». En ce qui concerne la
réflexion sur les conduites sexuelles, des processus très complexes se sont
déroulés depuis l'époque hellénistique jusqu'à saint Augustin. Certains
temps forts s'y remarquent facilement : dans la direction de conscience
stoïco-cynique, dans l'organisation du monachisme. Bien d'autres aussi
sont déchiffrables. En revanche, l'avènement du christianisme, en général,
comme principe impérieux d'une autre morale sexuelle, en rupture massive
avec celles qui l'ont précédée, ne se laisse guère apercevoir. Comme le dit P.
Brown, à propos du christianisme dans la lecture de l'Antiquité massive, la
cartographie du partage des eaux est difficile à établir.

Michel Foucault
Paris, Collège de France

NOTES

1. Les sept autres sont la gourmandise, l'avarice, la colère, la paresse, l'acédie, la vaine
gloire et l'orgueil.
2. Cf. infra, p. 17.
3. Conférences, V. 10. J'ai suivi l'édition et la traduction des Institutions et des Conférences
telles qu elles ont été publiées par les Sources chrétiennes.
4. Institutions, V, et Conferences, V.
5. Conférences, V, 13-14.
6. Conférences, V, 10.
7. Institutions, XII, 2.
8. Conférences, XII, 6. Voir des exemples de la chute dans l'esprit de fornication, dans
l'orgueil et la présomption in Conférences, II, 13; et surtout dans Institutions, XII, 20 et 21,
où les fautes contre l'humilité sont sanctionnées par les tentations les plus humiliantes, celle
d'un désir contra usum naturae.
9. Conférences, V, 4.
10. Institutions, VI, 13.
11. Institutions, V, 8.
12. Institutions, VI, 6.
13. Institutions, VI, 6.
14. Conférences, V, 11.
15. Conférences, XII, 2. Cassien appuie sa tripartition sur un passage de l'Épître aux
Colossiens 3, 5.
16. Didaché, II, 2.
17. Lettre de Barnabe, XIX, 4. Un peu plus haut, à propos des interdits alimentaires, le
même texte interprète la défense de manger de la hyène comme prohibition de l'adultère;
celle de manger du lièvre, comme prohibition de la séduction d'enfants ; celle de manger de
la belette, comme condamnation des rapports buccaux.
18. Ainsi saint Augustin, Sermon, 56.
19. Didaché, III, 3.
20. Basile de Césarée, Exhortation à renoncer au monde, 5 : « Évite tout commerce, toute
relation avec les jeunes confrères de ton âge. Fuis-les comme le feu. Nombreux, hélas, sont
ceux que par leur intermédiaire l'ennemi a incendiés et livrés aux flammes éternelles. » Cf.
les précautions indiquées dans les Grandes Règles (34) et les Règles brèves (220). Voir
également Jean Chrysostome, Adversus oppugnatores vitae monasticae.

24
Le combat de la chasteté

21. Institutions, II, 15. Ceux qui enfreignent cette loi commettent une faute grave et sont
soupçonnés * conjurationis pratique consilii». Ces mots sont-ils une manière allusive de
désigner un comportement amoureux ou visent-ils le danger de relations privilégiées entre
membres de la même communauté? Mêmes recommandations dans Institutions, TV, 16.
22. Le terme utilisé par Cassien pour désigner le fait que l'esprit s'attarde à ces pensées est
immorari. La delectatio morosa sera, dans la suite, une des catégories importantes dans
l'éthique sexuelle du Moyen Age.
23. Conférences, XII, 7.
24. Conférences, V, 11; et XII, 2. Cf. supra.
25. Institutions, VI, 10.
26. Institutions, VI, 20.
27. Conférences, VII, 1; XII, 7. D'autres allusions à ce thème dans Institutions, H,
13.
28. Conferences, XXII, 5.
29. Institutions, VI, 11.
30. Institutions, VI, 22.
31. Institutions, VI, 23.
32. Cf., dans la XXII* Conférence (6), l'exemple d'une « consultation » i propos d'un moine
qui chaque fois qu'il se présentait à la communion était victime d'une illusion nocturne, et
n'osait donc pas prendre part aux saints mystères. Les « médecins spirituels », après
interrogatoire et discussions, diagnostiquent que c'est le diable qui envoie ces illusions pour
empêcher le moine de parvenir à la communion qu'il désire. S abstenir était donc tomber
dans le piège du diable. Communier malgré tout était le vaincre. Cette décision une fois
prise, le diable n'est plus réapparu.
Communications

L'homosexualité à Rome
Paul Veyne

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Veyne Paul. L'homosexualité à Rome. In: Communications, 35, 1982. Sexualités occidentales. Contribution à l'histoire et à la
sociologie de la sexualité. pp. 26-33;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1519

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Paul Veyne

L'homosexualité à Rome

àdes
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chacun
Plotin,
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Vers
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qu'on
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l'homosexualité
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l'Antiquité
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mystique,
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qu'ils
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l'autre
leurs
les
ne
et

yeux) et la liberté de mœurs.


S'ils blâmaient l'homophilie, ils ne la blâmaient pas autrement que
l'amour, les courtisanes et les liaisons extra-conjugales - du moins tant
qu'il s'agissait d'homosexualité active. Ils avaient trois repères qui n'ont
rien à voir avec les nôtres : liberté amoureuse ou conjugalité exclusive,
activité ou passivité, homme libre ou esclave; sabrer son esclave était
innocent et même les censeurs sévères ne se mêlaient guère d'une question
aussi subalterne 2; en revanche, il était monstrueux, de la part d'un citoyen,
d'avoir des complaisances servilement passives.
Apulée qualifie d'antinaturelles certaines complaisances infâmes entre
hommes *; il n'en stigmatise pas par là le caractère homosexuel, mais la
servilité et aussi la sophistication. Car, lorsqu'un Ancien dit qu'une chose
n'est pas naturelle, il n'entend pas qu'elle est monstrueuse, mais qu'elle
n'est pas conforme aux règles sociales, ou encore qu'elle est faussée,
artificielle : la nature était soit la société, soit une sorte d'idéal écologique,
visant à la maîtrise de soi et à l'autarcie; il fallait savoir se contenter du peu
que la nature exige. D'où deux positions devant l'homophilie : la majorité
indulgente la trouvait normale et les moralistes politiques la trouvaient
parfois artificielle, au même titre, du reste, que tout plaisir
amoureux.
Bon représentant de la majorité indulgente, Artémidore 4 distingue les
« relations conformes à la norme » (ce sont ses mots) : avec l'épouse, avec
une maîtresse, avec « l'esclave, homme ou femme »; toutefois, « être pénétré
par son esclave n'est pas bon : c'est une atteinte et cela indique du mépris de
la part de l'esclave ». Les relations contraires à la norme sont incestueuses.
Celles qui sont contraires à la nature comprennent la bestialité, la
nécrophilie et les unions avec les divinités.
Quant aux penseurs politiques, il leur arrivait d'être puritains parce que
toute passion amoureuse, homophile ou pas, est incontrôlable et qu'elle
amollit le citoyen-soldat Leur idéal était la victoire sur le plaisir, quel qu'il

26
L'homosexualité à Rome

soit $. Platon a tracé les lois d'une cité utopique d'où il bannit la pédérastie,
qu'il dit non conforme à la nature, puisque les animaux (croit-il) ne
s'unissent jamais à leur propre sexe. Mais qu'on relise ses textes ' : pour lui,
la pédérastie est moins contre nature qu'elle ne va au-delà de ce que la
nature exige. Elle est un geste trop libertin et peu naturel : la sodomisation.
Platon milite contre la mollesse et l'égarement passionnel, la nature n'étant
pour lui qu'un argument supplémentaire. Son dessein n'est pas de ramener
la passion à la droite nature, en ne permettant d'aimer que les femmes,
mais de supprimer toute passion en n'autorisant que la sexualité de
reproduction (l'idée qu'on puisse être amoureux d'une femme ne lui a pas
effleuré l'esprit, en effet). Il ne raisonnerait pas autrement s'il avait
entrepris de condamner la gastronomie comme amollissante : la nature,
dirait-il, nous enseigne par l'exemple des animaux qu'il faut manger pour
vivre et non pas vivre pour manger. Ce qui est antinaturel dans la
pédérastie est moins l'erreur sur le sexe que la complication du plaisir : la
pédérastie n'est pas pour lui une anormalité digne du bûcher, mais un geste
abusif, à la façon des « positions ». Elle demeure interdite, mais au même
titre que l'union avec toute femme qui n'est pas l'épouse légitime.
Il ne suffit donc pas de trouver dans les textes les mots de « contre
nature » : il faut encore comprendre en quel sens l'Antiquité les prenait.
Pour Platon, ce n'était pas l'homosexuel qui était contre nature, mais
seulement le geste qu'il accomplissait. La nuance est de taille : un pédéraste
n'était pas un monstre, membre de quelque race aux pulsions
incompréhensibles - c'était tout simplement un libertin, mû par l'instinct universel
du plaisir, qui allait jusqu'à faire un geste, celui de la sodomie, que les
animaux ne font pas. L'horreur sacrée du pédéraste n'existait pas.
Aussi l'homophilie active est-elle partout présente dans les textes grecs et
aussi romains. Catulle se vante de ses prouesses et Cicéron a chanté les
baisers qu'il cueillait sur les lèvres de son esclave-secrétaire 7. Selon ses
goûts, chacun optait pour les femmes, les garçons ou les unes et les autres;
Virgile avait le goût exclusif des garçons *, l'empereur Claude, celui des
femmes ; Horace répète qu'il adore les deux sexes. Les poètes chantaient le
mignon du redoutable empereur Domitien aussi librement que les écrivains
du xviir siècle célébreront la Pompadour, et l'on sait qu'Antinoos, mignon
de l'empereur Hadrien, reçut souvent un culte officiel après sa mort
précoce '. Pour plaire à tout leur public, les poètes latins, quels que fussent
leurs goûts personnels, chantaient l'un et l'autre amour; un des thèmes
consacrés de la littérature légère était de mettre en parallèle les deux
amours et de comparer leurs agréments respectifs 10. En cette société où les
censeurs les plus sévères ne voyaient dans la sodomie qu'un geste libertin,
l'homophilie active ne se cachait pas et ceux qui s'adonnaient aux garçons
étaient aussi nombreux que les amateurs de femmes; ce qui en dit long sur
la nature peu... naturelle de la sexualité humaine.
Un auteur antique se permet des allusions à l'homophilie dans l'exacte
mesure où il se permet des allusions légères en général. Il n'y a pas à
distinguer entre auteurs grecs et auteurs latins et l'amour qu'on dit grec
pourrait aussi légitimement être dit romain. Faut-il croire que Rome a
appris cet amour des Grecs, qui furent ses maîtres en tant de domaines ? Si

27
Paul Veyne

la réponse est oui, on en inférera que rhomophilie est une perversion si rare
qu'un peuple ne peut l'avoir apprise que d'un autre peuple qui lui aura
donné le mauvais exemple; s il apparaît, au contraire, qu à Rome la
pédérastie était indigène, on en conclura que l'étonnant n'est pas qu'une
société connaisse rhomophilie, mais qu elle l'ignore : ce qui mérite
explication n'est pas la tolérance romaine, mais l'intolérance des
modernes.
La seconde réponse est la bonne : Rome n'a pas attendu l'hellénisation
pour avoir de l'indulgence envers une certaine forme d'amours masculines.
Le monument le plus ancien que nous ayons' conservé des lettres latines, le
théâtre de Plaute, qui est immédiatement antérieur à la grécomanie, est
plein d'allusions homophiles d'une saveur très indigène; la façon habituelle
de taquiner un esclave est de lui rappeler quel office son maître attend de lui
et pour lequel l'esclave doit se mettre à quatre pattes. Dans le calendrier de
l'État romain qu'on appelle Fastes de Préneste, le 25 avril est la fête des
prostitués masculins, le lendemain de la fête des courtisanes, et Plaute nous
parle de ces prostitués qui attendaient le client dans la rue Toscane ". Les
poésies de Catulle sont pleines d'injures rituelles et juvéniles par lesquelles
le poète menace ses ennemis de les sabrer pour marquer son triomphe sur
eux; nous sommes dans un monde de bravades folkloriques d'une saveur
très méditerranéenne, où l'important est d'être le sabreur : peu importe le
sexe de la victime. La Grèce avait exactement les mêmes principes; mais, en
outre, elle tolérait et même admirait une pratique romanesque que les
Latins avaient en horreur : elle était indulgente pour les amours censément
platoniques des adultes pour les éphèbes de naissance libre qui
fréquentaient l'école ou plutôt le gymnase, où leurs amants allaient les voir
s'entraîner nus. A Rome, l'éphèbe de naissance libre était remplacé par
l'esclave qui servait de mignon. Ce qui prouvait que le maître avait un
tempérament débordant et était tellement porté sur le sexe que ses servantes
ne lui suffisaient pas " : il lui fallait sabrer aussi ses petits esclaves; il allait
plus loin que les limites naturelles. Ce dont les honnêtes gens souriaient
avec indulgence.
L'important demeurait de respecter les femmes mariées, les vierges et les
adolescents de naissance libre : la prétendue répression légale de
l'homosexualité visait en réalité à empêcher qu'un citoyen soit sabré comme un
esclave. La loi Scantinia, qui date de 149 avant notre ère, est confirmée par
la vraie législation en la matière, qui est augustéenne : elle protège
l'adolescent libre au même titre que la vierge de naissance libre. Le sexe, on
le voit, ne fait rien à l'affaire. Ce qui compte est de n'être pas esclave, et de
n'être pas passif. Le législateur ne songe nullement à empêcher l'homo-
philie. Il veut seulement protéger le jeune citoyen contre les entreprises
actives.
Voilà donc un monde où l'on spécifiait dans les contrats de dot que le
futur époux ne prendrait « ni concubine, ni mignon » et où Marc Aurèle
s'applaudit dans son Journal d'avoir résisté à l'attirance qu'il éprouvait
pour son domestique Theodotos et sa servante Benedicta ; en ce monde, on
ne classait pas les conduites d'après le sexe, amour des femmes ou des
garçons, mais en activité ou passivité : être actif, c'est être un mâle, quel que

28
L'homosexualité à Rome

soit le sexe du partenaire dit passif. Prendre du plaisir virilement ou en


donner servilement, tout est là. La femme est passive par définition, à
moins d'être un monstre et, en cette affaire, n'a pas voix au chapitre : les
problèmes se traitent du point de vue masculin. Les enfants ne comptent pas
davantage, à la condition que l'adulte ne se mette pas à leur service pour
leur donner du plaisir et qu'il se borne à en prendre; ces enfants sont, à
Rome, des esclaves, qui ne comptent pas, et, en Grèce, des éphèbes, qui ne
sont pas encore citoyens, si bien qu'ils peuvent encore être passifs sans
déshonneur.
Un mépris colossal accablait donc l'adulte mâle et libre qui était
homophile passif ou, comme on disait, impudicus (tel est le sens méconnu
de ce mot) ou diatithemenos. La malice publique soupçonnait certains
stoïciens de camoufler sous une affectation de virilité exagérée une féminité
secrète, et je crois qu'on songeait au philosophe Sénèque, qui préférait les
athlètes aux garçons ". On chassait de l'armée les homophiles passifs, et
l'on a vu l'empereur Claude, un jour qu'il faisait couper des têtes à tour de
bras w, laisser en vie un impudique qui avait des « complaisances de
femme » : un pareil être aurait souillé le glaive du bourreau.
Ce rejet de l'homophile passif ne vise pas son homophilie, mais sa
passivité, car cette dernière relève d'un défaut moral ou plutôt politique qui
était extrêmement grave : la mollesse. L'individu passif n'était pas mou à
cause de sa déviation sexuelle, tout au contraire : sa passivité n'était qu'un
des effets de son manque de virilité et ce manque demeurait un vice capital
en l'absence de toute homophilie. Car cette société ne passait pas son temps
à se demander si les gens étaient homosexuels ou pas; en revanche, elle
prêtait une attention démesurée à d'infimes détails de toilette, de
prononciation, de gestes, de démarche, pour poursuivre de son mépris ceux
qui y trahissaient un manque de virilité, quels que fussent leurs goûts
sexuels. L'État romain a interdit à plusieurs reprises les spectacles d'opéra
(qu'on appelait « pantomime ») parce qu'ils étaient amollissants et peu
virils, à la différence des spectacles de gladiateurs.
Tout cela explique une deuxième obsession, très inattendue : il y avait
bien une conduite sexuelle qui était absolument honteuse, tellement que les
gens passaient la journée à se demander qui « en était » ; cette conduite, qui
occupait dans les médisances la même place que la « pédale » chez nos
chansonniers, était la fellation, puisqu'il faut bien l'appeler par son nom :
l'historien est obligé d'en parler, puisque les textes grecs et latins en parlent
sans cesse et puisque son métier est de donner à la société qui est la sienne le
sentiment de la relativité de ses valeurs. La fellation était l'injure suprême
et l'on citait " des cas de fellateurs honteux qui essayaient, prétendait-on, de
déguiser leur infamie sous une honte moindre en se faisant passer pour
homophiles passifs! Il y a chez Tacite une scène épouvantable : Néron fait
mettre à la torture une esclave de sa femme Octavie, pour lui faire avouer
que l'impératrice était adultère; l'esclave résiste à tous les supplices pour
sauver l'honneur de sa maîtresse et répond au policier : « Le vagin d'Octavie
est plus propre que ta bouche. » Nous imaginerions qu'elle voulait dire que
rien n'est plus souillé que la bouche d'un calomniateur; erreur : elle veut
dire que ce policier est un monstre d'infamie et elle résume toute cette

29
Paul Veyne

infamie dans le geste qui en est l'achèvement , la fellation. Car on se


représentait la fellation sous des couleurs aussi fantasmagoriques que celles
qu'utilisent chez nous tous les racismes; Apulée ou Suétone montrent des
brigands ou bien Néron qui se ruent à la fellation comme on se jette par
perversité sur des actes dont l'infamie fait tout le plaisir. La fellation
n'est-elle pas le comble de l'abaissement, en effet? Elle prend passivement
son plaisir à en donner à autrui et elle ne refuse servilement à autrui la
possession d'aucune partie du corps; le sexe ne fait rien à l'affaire : car il
était une deuxième conduite non moins infâme et qui les obsédait autant : le
cunnilingue... Nous sommes aux antipodes de la culture japonaise, où la
gloire et les délices du samouraï libertin étaient d'infliger aux femmes du
plaisir par tous les moyens.
D'où vient cette étrange cartographie des plaisirs et des infamies? D'au
moins trois causes qu'il ne faut pas confondre. Rome est une société
« machiste », comme tant d'autres, qu'elles aient connu l'esclavage ou
l'aient ignoré; la femme est au service de l'homme, attend son désir, y
prend du plaisir si elle peut et ce plaisir est souvent moralement suspect (si
bien que, contre toute vraisemblance, on tenait les prostituées pour des
femmes mues par le goût du plaisir). Ensuite ce virilisme tient à la partie
cachée de l'iceberg politique des sociétés antiques; recourons à l'analogie
pour faire vite et évoquons la haine de la mollesse dans les groupes
militaristes ou encore dans les sociétés de pionniers qui se sentent au milieu
d'un environnement dangereux. Enfin, Rome est une société esclavagiste où
le maître exerce le droit de cuissage, si bien que les esclaves avaient fait de
nécessité vertu dans un proverbe : « II n'y a pas de honte à faire ce que le
maître commande. »
Société esclavagiste : avant que stoïciens et chrétiens ne protestent que la
morale sexuelle est la même pour tous (plus pour imposer la chasteté aux
maîtres que pour protéger les esclaves), la morale romaine variait selon le
statut social : « L'impudicité (c'est-à-dire la passivité) est une infamie chez
un homme libre », écrit Sénèque le Père; « chez un esclave, c'est son devoir
le plus absolu envers son maître; chez l'affranchi, cela demeure un devoir
moral de complaisance. »
Aussi l'homophilie pour laquelle on avait toutes les indulgences
consistait-elle en relations actives d'un maître avec un jeune esclave, son
mignon. Un noble romain a une épouse (qu'il traite avec des égards, car il
ne tient qu'à elle de divorcer en remportant sa dot), des esclaves qui sont au
besoin ses concubines, des rejetons (mais il les voit peu, pour éviter toute
faiblesse : les domestiques ou le grand-père élèvent durement ces futurs
maîtres); il a aussi un petit esclave qu'il élève, un alumnus, en qui il
épanche ses instincts paternels, s'il en a, et qui est souvent l'enfant qu'il a eu
d une esclave (mais il était absolument interdit à quiconque d'aller le
supposer, y compris au père lui-même). Enfin il a un mignon, ou tout un
bataillon de mignons; Madame en est jalouse, Monsieur proteste qu'il ne
fait rien de mal avec eux, personne n'est dupe, mais personne n'a le droit de
manifester quelque scepticisme. Madame n'est soulagée que le jour où le
mignon commence à avoir de la moustache : c'est la date où les convenances
voulaient que le maître cessât d'infliger au mignon un traitement indigne

30
L'homosexualité à Rome

d'un mâle. Certains maîtres poussaient le libertinage jusqu'à continuer : ce


mignon trop grand était un exoletus, ce qui veut dire qu'il n'était plus un
ad-olescens, et les honnêtes gens le trouvaient répugnant; Sénèque, qui veut
qu'on suive en tout la nature, s'indigne que certains libertins prétendent
foire épiler leur mignon devenu grand, bien que l'âge naturel des
complaisances soit passé pour lui.
On aurait tort de regarder l'Antiquité comme le paradis de la
non-répression et de s'imaginer qu'elle n'avait pas de principes;
simplement que ses principes nous semblent ahurissants, ce qui devrait nous faire
soupçonner que nos plus fortes convictions ne valent pas mieux.
L'homophilie devait-elle se cacher? Était-elle permise? Distinguons. Il y avait des
liaisons illégitimes, mais moralement admises, à la manière de l'adultère,
chez nous, dans la bonne société, ou, récemment encore, de l'union libre.
En pareil cas, la règle est la suivante : la littérature a le droit d'en parler
sans blâme, mais les intéressés, en ce qui concerne leur cas personnel,
doivent avoir la discrétion de ne rien avouer : chacun affectera de ne rien
deviner. Tel était le traitement que Rome concédait aux relations avec les
mignons et la Grèce aux relations avec les éphèbes.
D'autres relations étaient moralement aussi suspectes qu'illégitimes, et
elles étaient nombreuses. Car la plus grande partie de l'homophilie était
tenue pour blâmable, mais pas selon notre morale à nous. Sentaient ainsi le
faisandé les relations avec les exoleti, les ménages d'hommes, les relations
homosexuelles qui étaient tolérées dans le monde fermé qu'était l'armée (il
faut attendre Salvien et l'époque des grandes invasions pour en apprendre
l'existence), enfin la prostitution des adolescents de bonne famille.
Prostitution est d'ailleurs un bien grand mot, car, à Rome, les outils sexuels,
femmes ou garçons, étaient tellement tenus pour des outils passifs qu'on
proposait carrément de l'argent à ces petites créatures et qu'une honnête
matrone ou un bon jeune homme, si on lui offrait un prix pour ses faveurs,
ne devait pas en conclure qu'on le tenait pour vénal ; à Rome, faire sa cour
consistait à offrir une somme. Si bien qu'un problème, pour les parents
d'élève du temps, était de connaître une école où les mœurs de leurs fils
soient à l'abri des tentations; le professeur Quintilien, pour rassurer sa
clientèle, manifestait dans ses livres beaucoup d'horreur pour les amours
éphébiques.
Il y avait enfin les relations illégitimes, immorales et, qui plus est,
infâmes. Elles étaient plus qu'un acte coupable qui avait échappé à leur
auteur : l'horreur de l'acte remontait jusqu'à l'auteur lui-même et prouvait
que, pour avoir fait une chose pareille, il fallait qu'il fût monstrueux. On
passait alors de la condamnation morale au rejet que nous dirions raciste. Il
en était ainsi de la passivité chez les hommes libres, des complaisances
infâmes pour les femmes, du cunnilingue, et enfin de l'homophilie
féminine, surtout à l'endroit de l'amante active; une femme qui se prend
pour un homme, c'est le monde renversé. Horreur égale à celle des femmes
qui « chevauchent » les hommes, dit Sénèque.
Tout cela aboutissait à une vision de l'homophilie qui n'était pas moins
mythique que la nôtre, mais différemment. Elle réduisait toutes les
homophilies à un cas tenu pour typique : la relation de l'adulte avec un

31
Paul Veyne

adolescent qui n'y prend pas de plaisir. On voulait croire que c'était le cas
général, parce que cette relation active et sans mollesse tranquillisait, où les
orages et la servilité de la passion étaient, disait-on, inconnus; « Je souhaite
à mes ennemis d'aimer les femmes et à mes amis, les garçons », écrivait le
poète Properce en un jour d'amertume, car la pédérastie « est un fleuve
paisible et sans naufrage : quel mal redouter en un espace aussi étroit "? ».
L'homophilie romaine, avec toutes ses bizarreries, ses étroitesses
déconcertantes, est la conséquence d'un puritanisme, dont les racines sont
politiques. C'est un irresponsable, le poète Ovide, qui fait l'éloge des femmes
en expliquant que le charme de l'hétérosexualité est dans le plaisir de la
partenaire, alors que les garçons, assure-t-il, n'éprouvent jamais de
plaisir.
Notre lecteur se demande peut-être, pour finir, comment il se fait que
l'homophilie ait été si répandue; faut-il penser qu'une particularité de la
société antique, par exemple le mépris de la femme, y multipliait
artificiellement les homophiles, ou qu'au contraire une répression
différente, mais moindre au total, laissait se manifester une homophilie qui
serait l'état normal de la sexualité humaine? La seconde réponse est
incontestablement la bonne. Ici, il faut être net, au risque de surprendre.
Vivre avec un homme, préférer les garçons aux femmes, est une chose : c'est
une question de caractère, de complexe d'Œdipe et de tout ce qu'on voudra
et ce n'est sûrement pas le cas majoritaire, ni d'ailleurs très minoritaire. En
revanche, à peu près tout le monde peut avoir des relations physiques avec
son propre sexe, et avec plaisir; ajoutons : en éprouvant exactement le même
plaisir qu'avec le sexe opposé; si bien que la plus grande surprise qu'éprouve
un hétérosexuel qui fait l'expérience pour voir est de constater qu'il n'y a
pas de différence et que le voyage est décevant... Durant l'été 1979, on a
entendu sur ce point des témoignages instructifs au congrès international
du mouvement homophile « Arcadie ». Précisons que les hétérosexuels qui
ont fait cette constatation n'avaient jamais songé à avoir des relations avec
un garçon, ne réprimaient pas de frustration à ce sujet, n'y songeaient guère
et supposaient que, s'ils s'y risquaient, ils n'auraient que dégoût. Ils
n'eurent aucun dégoût et tout marcha très bien. Sauf qu'ils s'en tinrent là :
ils ne renouvelèrent pas l'expérience, car, à leur goût, les femmes étaient
plus intéressantes à long terme et, dans notre société, il était plus facile
d'avoir des relations avec elles.
Alors tout s'éclaire. Qu'on se donne une société où les relations
homophiles soient tolérées, si bien que les garçons ne se gendarment pas et
que les amants ne soient pas gênés de leur faire la cour; qu'on suppose que,
dans cette société, le mariage n'occupe pas la place centrale qu'il a dans la
nôtre et qu'on y sépare les relations épidermiques ou passionnelles, d'une
part, et le sérieux de la vie, de l'autre, c'est-à-dire les rapports conjugaux :
Rome autrefois et le Japon, encore aujourd'hui, en sont des exemples. Dans
ces sociétés, il y aura bien, comme chez nous, une minorité consistante qui
aura le goût passionné des seuls garçons; mais la majorité elle-même
appréciera à l'occasion les amours masculines, ouvertes à tous, puisque les
amours épidermiques y seront admises et que personne ne sera gêné de s'y
livrer par des interdits sociaux. Les hommes ne sont pas des animaux et

32
L'homosexualité à Rome

l'amour physique n'est pas chez eux dominé par la distinction des sexes :
comme disait Elisabeth Mathiot-Ravel, les conduites sexuelles ne sont pas
sexuées.

Paul Veyne
Paris, Collège de France

NOTES

1. Plotin, Ennéades, II, 9, 17.


2. Voir cependant Musonius, XII, 6-7; cf. Quintilien, V, 11, 34.
3. Apulée, Métamorphoses, VIII, 29.
4. Onirocritique, p. 88-89 Pack.
5. Cf. Platon, Lois, 840 C.
6. Lois, 636 B-D et 836 B s.\ cf. Banquet, 211 B, 219 CD; Phèdre, 249 A; République,
403 B.
7. Cicéron, cité par Pline le Jeune, VII, 4, 3-6.
8. D'après les Vitae vergilianae.
9. D'après sa biographie par Suétone.
10. Voir l'étonnante Comparaison des amours par Lucien ou le pseudo Lucien.
11. Plaute, Curculio, 482; pour les complaisances servîtes (puerile officium), cf.
Cistellaria, 657, et bien d'autres textes. Sur la sexualité servile, voir l'étude fondamentale de
R. Martin, La Vie sexuelle des esclaves, dans J. Collard et alii : Varron, Grammaire antique et
Stylistique latine, Paris, 1978, p. 113*.
12. Sénèque, Questions naturelles, I, 16; Pétrone, XLIII, 8.
13. Dion Cassius, LXI, 10, 3-4. Pour la mollesse secrète des stoïciens, outre Martial et
Juvénal, voir Quintilien, I, praef., 15.
14. D'après Tacite, lors du procès des amants de Messaline.
15. D'après Martial.
16. Properce, II, 4.

BIBLIOGRAPHIE

En attendant le grand livre de Michel Foucault sur les Aphrodisia, à paraître aux Éditions
du Seuil au printemps 1983, on lira le premier chapitre du livre de John Boswell,
Christianity, Social Tolerance and Homosexuality, Chicago, 1980. Pour l'homosexualité
grecque, l'étude fondamentale est celle de K. J. Dover, Greek Homosexuality, Londres, 1978;
beaucoup de textes sont utilement et agréablement rassemblés par F. Buffière, La Pédérastie
dans la Grèce antique, Paris, Éditions Guillaume Budé, 1980. Je n'ai pu lire la thèse de 3'
cycle de F. Gonfroy, Un fait de civilisation méconnu : V homosexualité masculine à Rome,
Poitiers, 1972, que je connais â travers Georges Fabre, Libertus : patrons et affranchis à
Rome, 1981, p. 258 sq.
Communications

Saint Paul et la chair


Philippe Ariès

Citer ce document / Cite this document :

Ariès Philippe. Saint Paul et la chair. In: Communications, 35, 1982. Sexualités occidentales. Contribution à l'histoire et à la
sociologie de la sexualité. pp. 34-36;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1520

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1982_num_35_1_1520

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Philippe Ariès

Saint Paul et la chair

A deux reprises (I Cor 6, 9-10, 1 Tim 1, 9-10), saint Paul nous donne une
liste de péchés dans un ordre qui paraît suivre une hiérarchie. Il dévoile une
conception du mal où se rejoignent et se combinent le judaïsme et
Thellénisme de son temps, où apparaissent les grandes tendances de ce qui
deviendra la morale chrétienne, mais qui était déjà une morale païenne en
formation. La place qu'y occupe la sexualité est très intéressante.
Les péchés se répartissent, dans ces deux textes, en cinq grandes
catégories : les péchés contre Dieu, contre la vie de l'homme, contre son
corps, contre les biens et les choses, enfin ceux de la parole. Pèchent contre
Dieu, d'abord les idolâtres, cela va de soi, puis ceux qui s'opposent à la
Justitia, les insoumis, ceux qui désobéissent aux commandements et ne
respectent pas la Pietas (nous dirions le sacré), les sacrilèges, les
profanateurs, les impies. Pèchent contre l'homme les meurtriers : les
parricides, les matricides, puis tous les homicides. Ensuite viennent ceux
qui pèchent contre leur corps, que saint Paul définit comme le temple de
1 Esprit de Dieu, donc un lieu sacré où l'on ne fait pas n'importe quoi : on
disait hier les péchés de la chair, nous dirions aujourd'hui les délits sexuels I
Le groupe des pécheurs de la chair est à son tour réparti en quatre
sous-groupes, et il faut ici faire très attention au sens des mots, même si
quelques-uns sont pris dans un sens général et vague (fornication). Il est
bien possible qu'on aille crescendo d'un groupe à l'autre. Le premier
sous-groupe est constitué par les prostitués ifornicarii (en grec : pornol). Le
second est celui des adultères, c'est-à-dire ceux qui séduisent la femme d'un
autre - et les femmes qui se laissent séduire. L'origine étymologique
(adulteratio) suggère l'idée d' « altération », plutôt <jue celle d acte sexuel.
Le troisième groupe est celui des molles (malakoï) : il est particulièrement
intéressant pour nous, et il révèle quelque chose d'important et de nouveau
(c'est aussi l'opinion de Michel Foucault telle qu'il l'a clairement exposée à
notre séminaire). Qu'est-ce que la mollitiesi II est remarquable que les
expressions utilisées pour désigner finalement des activités sexuelles
comme la fornication, l'adultère, ne se réfèrent ni à des organes ni à des
gestes. Ce n'est pas vraiment par pudeur, car ni le grec ni le latin n'avaient
peur des mots - et, un peu plus loin, saint Paul se permet une sorte de
plaisanterie sur le prépuce des circoncis. Je verrais plutôt dans cette réserve
la survivance d'un temps du langage où la sexualité en tant que telle n'était
pas objet d'analyse ni de réglementation, et où par conséquent les seules
catégories retenues par l'usage étaient celles de la prostitution et du mariage
en général, et non pas de ce qu'on faisait précisément dans l'antre (fornix)

34
Saint Paul et la chair

de la prostituée ou dans le lit conjugal - étant entendu qu'on n'avait jamais


le droit de coucher avec la femme d'un autre. A l'heure où notre culture
attribue aux choses sexuelles une large place dans le langage, on ne peut pas
ne pas être frappé par l'apparente discrétion des latins; le choix des
signifiants se faisait selon a autres critères que ceux de la biologie - ou
même du plaisir.
Avec l'apparition de la mollities, un changement intervient. Le terme est
péjoratif et se rapproche de celui de « passivité » où, selon Dover et Paul
Veyne, les Romains voyaient un avilissement de l'homme, un déshonneur,
une pratique indigne, condamnable. Il importait à l'homme romain — et
aussi japonais, ajoute Paul Veyne - de ne pas jouer dans l'amour un rôle
passif, que cet amour fût homo ou hétérosexuel. La réprobation s'étendait à
certains comportements sexuels parce qu'ils étaient passifs. Michel
Foucault doit nous éclairer sur les variations de la mollities — qui finira par
désigner la masturbation dans le néolatin. Sous le mot mollities, équivoque
et qui n'est pas plus que les autres de nature sexuelle (il y a d'autre mollesse
que sexuelle 1), se cachait l'érotisme, c'est-à-dire un ensemble de pratiques
qui retardent le coït, quand elles ne l'évitent pas, dans le but de jouir mieux
et plus longtemps : exclusivement le plaisir. Cela, bien entendu, saint Paul
ne l'admet pas et y voit le péché contre le corps : in corpus suum peccat.
Peut-être la mollities est-elle une grande invention de l'époque stoïco-
chrétienne.
Après les fornicarii, les adulteri, les molles, saint Paul nomme encore les
masculorum concubitores, les hommes qui couchent ensemble. Il est
remarquable que saint Paul ne parle pas des femmes, alors que, dans le cas
des crimes violents, il avait bien cité les matricides à côté des parricides - il
est vrai que la femme était alors la victime et non pas l'auteur du crime! On
a le sentiment que les vrais pécheurs sont les hommes parce qu'ils ont le
pouvoir et sont responsables. Cela semble en contradiction avec l'opinion
courante, et en gros vraie, que l'Église considérait la femme comme
l'instrument du diable. Ailleurs, saint Paul dit bien que c'est la femme, et
non l'homme, qui a introduit le péché dans le monde. Toutefois, chose
curieuse, le « machisme » de l'apôtre n'apparaît pas dans ce texte-ci, plus
moral que théologique. Il se pourrait qu'au Moyen Age la méfiance à l'égard
de la femme ait augmenté chez les hommes et surtout chez les clercs par une
sorte de réaction de défense, dans la mesure où la femme avait pris de
l'importance. Il existe une relation entre la castration d'Abélard et la
notoriété d'Héloïse. En tout cas c'est l'homosexualité virile qui est
dénoncée.
Voila pour la sexualité. Viennent ensuite, dans la liste des pécheurs de
saint Paul, ceux qui vendent les hommes libres comme esclaves, les voleurs,
ceux qui convoitent avec trop de passion les choses de ce monde — les avari—
ou qui les acquièrent avec trop de brutalité - les rapaces — ou en jouissent
avec excès — les ivrognes. La liste se termine par les pécheurs de la parole,
qui comptaient beaucoup dans des sociétés où la culture orale persistait
malgré les progrès de l'écriture: les médisants ou maudissants, les
menteurs, les parjures.
On le voit, les péchés sexuels viennent en bonne place, juste après les

35
Philippe Ariès

homicides et avant les péchés contre la propriété, si l'on admet, comme cela
paraît probable, que rénumération de saint Paul est bien graduée. Il y avait
désormais une morale sexuelle, des péchés contre le corps, dus à l'usage ou à
l'abus des inclinations sexuelles, on dira de la concupiscence. Il y avait des
actes sexuels mauvais et défendus, presque aussi mauvais que l'homicide.
Certes, ils sont toujours désignés par des noms étrangers à la physiologie du
sexe, mais la mollities introduit, elle, une notion nouvelle. En outre,
l'homosexualité, répandue dans le monde hellénistique et considérée
comme normale, devenait un acte abominable et défendu. C'est même le
seul des délits sexuels dont le nom évoque carrément une attitude physique :
masculorum concubitores.
En même temps que le code des actes défendus devient plus précis, un
idéal nouveau est opposé à l'usage, même admis et légitime, de la sexualité
dans le mariage, celui de la virginité masculine aussi bien que féminine :
bonum est homini mulierem non tangere. L'idée épicurienne est rejetée, qu'il
faut céder à la concupiscence comme le ventre doit céder à la faim : si la
faim est admise, la concupiscence, elle, est suspecte et soigneusement
contrôlée.
Désormais, les idéologies sont donc en place. Il n'y aura plus qu'à codifier
et développer. Toutefois il faut bien préciser que cette morale est antérieure
au christianisme. Toutes les transformations de la sexualité, nous dit Paul
Veyne, dans son article éblouissant sur l'amour à Rome, sont antérieures au
christianisme. Les deux principales, ajoute-t-il, font passer d'une
bisexualité de sabrage (c'est-à-dire où l'homme revendique un rôle actif, le
contraire de la mollities) à une hétérosexualité de reproduction, et d'une
société où le mariage n'est nullement une institution à une société où il va
de soi que le mariage est une institution fondamentale de toutes les sociétés
(croit-on) et de la société tout entière. Sans doute saint Paul ne met-il pas ici
en avant la procréation. Il était trop persuadé de la proximité de la fin des
temps pour s'en préoccuper. Le mariage est à ses yeux un moyen légitime,
mais dont il préfère qu'on se passe quand on peut, de satisfaire une
concupiscence qu'on ne parvient pas à maîtriser : mieux vaut se marier que
brûler. Il n'empêche que la procréation est bientôt devenue dans la société
chrétienne ce qu'elle était déjà dans la morale des stoïciens, l'une des deux
raisons d'être de la sexualité.
Ainsi Paul Veyne et sans doute Michel Foucault sont-ils amenés à définir
les trois piliers sur lesquels les sociétés occidentales, depuis le H* siècle, vont
organiser leur nouveau système sexuel : les attitudes devant
l'homosexualité, le mariage et la mollities. Le changement a commencé dès les premiers
siècles de notre ère, l'une des époques capitales dans la mise en place des
caractères fondamentaux de notre fonds culturel.

Philippe Ariès
Paris, École des hautes études en sciences sociales
Communications

L'homosexualité masculine, ou le bonheur dans le ghetto ?


Monsieur Michael Pollak

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Pollak Michael. L'homosexualité masculine, ou le bonheur dans le ghetto ?. In: Communications, 35, 1982. Sexualités
occidentales. Contribution à l'histoire et à la sociologie de la sexualité. pp. 37-55;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1521

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Michael Pollak

L'homosexualité masculine,
ou : le bonheur dans le ghetto?

Affiche
mani
<r festati
1979.Not on « Gay
all
portée
Pride
boyspar
Parade
dream
un travesti
»of
à New
being
à laa marine!
York, le 24 juin
»

Un des effets les plus spectaculaires de la libéralisation sexuelle des deux


dernières décennies est que l'homosexualité est sortie de l'ombre du
domaine du non-dit. On est bien loin du Dr Tardieu qui écrivait : « Que ne
puis-je éviter de salir ma plume de l'infâme turpitude des pédérastes '! »
Surtout depuis quinze ans, on assiste à une explosion discursive sur ce sujet
et à une reformulation complète de l'image de l'homosexualité.
Tout regard « scientifique » sur l'homosexualité pose problème. La
définition même de l'homosexualité est à l'origine d'un conflit ayant pour
effet la polarisation des hypothèses avancées. En gros, on peut distinguer
des théories qui érigent l'hétérosexualité en norme absolue de la normalité
et d'autres qui traitent toutes les manifestations sexuelles au même niveau.
Les premières voient dans les comportements non hétérosexuels des
déviations, voire des perversions, tandis que les secondes les
considèrent comme des voies différentes, mais non hiérarchisées, vers
l'orgasme.
Dans la vision psychiatrique dominante, la* classification de
l'homosexualité parmi les perversions, établie à la fin du siècle dernier par R. von
Krafft-Ebling et A. von Schrenck-Notzing, a gardé toute sa force sociale
jusque vers les années 1960 *. La décision, en 1974, de l'Association
psychiatrique américaine de ne plus considérer l'homosexualité comme un
trouble mental {mental disease) est un acte symbolique qui marque le
renversement des rapports de force entre les différentes théories de la
sexualité. Mais ce renversement s'est opéré en faveur d'une vision qui, elle
aussi, a naturalisé le phénomène homosexuel. Enfermés dans le cercle
vicieux condamnation/justification, les auteurs qui se sont opposés au
classement de l'homosexualité parmi les perversions ont fait preuve de
courage politique plutôt que d'esprit novateur. Ainsi la théorie de
1*« homosexualité constitutionnelle * » de I. Bloch, élaborée vers 1900, et les
travaux de H. M. Hirschfeld ne sont compréhensibles que si l'on prend en
considération leur fonction d'arme politique dans la lutte contre un code
pénal interdisant l'homosexualité comme un acte contre nature. A
l'inclusion officielle de l'homosexualité parmi les perversions qu'il faut

37
Michael Pollak

traiter et combattre, seul l'argument du caractère constitutionnel de cette


pratique semblait pouvoir être opposé 4.
Pris dans le piège d'une vision naturalisée de l'homosexualité, ces auteurs
ne pouvaient que, soit affirmer que l'homosexuel ne diffère en rien de
l'hétérosexuel, mis à part son choix d'objet, soit parler d'une nature
homosexuelle complètement différente, d'une sorte de « troisième sexe ».
Après ceux de I. Bloch, les travaux de A. C. Kinsey et de H. Giese s'inscrivent
dans la première logique. Politiquement cette position scientifique se
traduisait, la plupart du temps, par une position « libérale » qui réduisait la
discrimination sociale des homosexuels à ses aspects juridiques. Les auteurs
qui mettaient en avant une nature homosexuelle complètement différente
ne faisaient souvent que donner un habit scientifique à des visions
courantes du fait homosexuel. Ainsi C. H. Ulrich, abondamment cité par
Hirschfeld, écrivait vers 1860 que la nature homosexuelle contenait des
traits féminins, ce qui se manifeste dans l'attirance que les homosexuels
ressentent pour les hommes virils. Il systématisait cette analyse dans sa
conception d'un « troisième sexe ». H. M. Hirschfeld va plus loin dans cette
systématisation en assignant aux homosexuels des traits physiologiques
spécifiques observables, qui expriment la base biologique d'une psychologie
différente. Comme il s'agit d'un phénomène naturel, il affirme également
que le pourcentage des homosexuels par rapport à la population globale est
constant dans l'espace et dans le temps \
Conçue pour une lutte contre le code pénal allemand, la théorie de H. M.
Hirschfeld contient tous les éléments qui la prêteraient également à une
utilisation opposée aux intentions de l'auteur : en suivant ces catégories on
pourrait, en effet, reconstruire presque tous les clichés, stéréotypes et
images caricaturales qu'on peut trouver dans les discours sociaux sur
l'homosexualité. La nouveauté de la vision de l'homosexualité qu'on trouve
dans les ouvrages des quinze dernières années ne tient pas à ce qu'ils en
donnent une nouvelle explication, mais à ce qu'ils abandonnent le
problème même de la classification et de l'explication, et à ce qu'ils
déplacent la problématique vers la question : « Comment les homosexuels
vivent-ils?'». Beaucoup d'auteurs soulignent que leur objectif est de
contribuer à l'amélioration de la condition sociale des homosexuels. Les
deux plus grandes enquêtes sur l'homosexualité en Allemagne et aux
États-Unis ont d'ailleurs été effectuées chacune par deux auteurs dont un
homosexuel affirmé \
Dans cet article, je vais essayer de montrer que cet intérêt pour les styles
de vie homosexuels et ce changement d'approche de l'homosexualité
peuvent — en partie au moins — s'expliquer par le caractère de modèle que la
vie homosexuelle tend à prendre à un moment de libéralisation générale
des mœurs sexuelles. Cette libéralisation s'inscrit dans un double
mouvement tendanciel d'autonomisation relative et de rationalisation de la
sexualité. Les conditions de cette libéralisation sont la différenciation de
l'intérêt sexuel et de la procréation et le fait que les pratiques sexuelles
autonomisées soient rendues mesurables, c'est-à-dire qu'elles puissent
donner prise à des calculs « rationnels en finalité », reposant sur une
comptabilité du plaisir qui a l'orgasme comme unité de compte*.

38
L* homosexualité masculine

La première de ces conditions, la séparation de l'intérêt sexuel de la


procréation, est remplie par la définition même de l'homosexualité. De
plus, l'interdit de l'homosexualité a certainement renforcé et accéléré la
séparation de la sexualité des tendances affectives. L'interdit a aussi
contribué à soumettre la vie homosexuelle à un calcul rationnel. Toute
activité clandestine est contrainte à une organisation qui minimise les
risques tout en optimisant l'efficacité. Dans le cas de l'homosexualité, il en
résulte l'isolement de l'acte sexuel dans le temps et dans l'espace, la
restriction à un minimum des rites de préparation de l'acte sexuel, la
dissolution de la relation immédiatement après l'acte, le développement
d'un système de communication qui permette cette minimisation des1
investissements tout en maximisant les rendements orgasmiques. Il n'est
pas étonnant qu'un marché sexuel affranchi des contraintes « non
sexuelles » se soit développé d'abord dans les sexualités marginales
reléguées dans la quasi-clandestinité, et tout d'abord dans l'homosexualité.
Mais ce n'est pas seulement ce rôle d' « avant-garde » de l'homosexualité
dans le processus de rationalisation de la sexualité qui explique l'intérêt
croissant qu'on lui accorde actuellement. La « culture homosexuelle »
propose en même temps des structures qui permettent une gestion de la vie
affective et sociale en dehors des contraintes de relations stables et durables.
Ce qui est fascinant dans l'observation du milieu homosexuel, c'est
l'épanouissement de styles de vie très diversifiés en fonction de désirs
sexuels et affectifs de plus en plus spécialisés. C'est parce qu'il semble
donner des réponses pratiques à un questionnement plus général que le
milieu homosexuel est actuellement courtisé et sollicité par ceux qui créent
et diffusent les modes culturelles : comment combiner la satisfaction de
besoins sexuels et affectifs sans pour autant payer le prix des contraintes
souvent inhérentes à des relations de couple? Une analyse du
fonctionnement du milieu homosexuel, telle qu'elle peut être reconstruite à partir
d'enquêtes sociographiques, devrait permettre de questionner d'une façon
plus précise ce phénomène d'une homosexualité érigée en mode culturelle :
s'agit-il d'un désir d'imitation de nouveaux styles de vie, d'une tolérance
jusqu'ici inconnue ou — tout simplement — d'un malentendu?

CARRIÈRE ET MARCHÉ SEXUELS.

On ne naît pas homosexuel, on apprend à l'être. La carrière homosexuelle


commence par la reconnaissance de désirs sexuels spécifiques et par
l'apprentissage des lieux et des façons de rencontrer des partenaires. Ce
coming out se situe le plus souvent entre seize et trente ans (voir tableau 1).
La plupart des homosexuels sont convaincus de leur préférence sexuelle
bien avant de passer à l'acte. Le processus qui va du premier sentiment
homosexuel au premier contact et au moment où l'homosexuel assume
pleinement son orientation s'étale presque toujours sur plusieurs années et
dure dans de nombreux cas jusqu'à l'âge de trente ans '.
Une fois qu'il a accepté sa différence sexuelle, l'homosexuel entre sur le

39
Michael Pollak

marché des échanges sexuels. Parmi toutes les sexualités, l'homosexualité


masculine est sans doute celle dont le fonctionnement rappelle le plus
l'image d'un marché où — à la limite — il n'y a que des « trocs orgasme
contre orgasme ». Les institutions clés de la vie homosexuelle sont tout
d'abord les lieux de drague : bars, saunas, cinémas et restaurants
spécialisés, parcs. Avec, en moyenne, plusieurs dizaines de partenaires par
année (voir tableau 2) et quelques centaines de partenaires au cours d'une
vie (voir tableau 3), la vie sexuelle de 1' « homosexuel moyen * est très
intense entre vingt et trente-huit à quarante ans et marquée par une
fréquence des rapports sexuels très élevée, une forte promiscuité et une
diversification en même temps qu'une spécialisation des pratiques. La
diversification des pratiques va de pair avec la spécialisation :
l'organisation des lieux de drague et la subtilité de l'affichage des goûts du moment
permettent d'anticiper le déroulement de l'acte sexuel; mais l'individu peut
changer d'endroits et de présentation de soi.
La drague homosexuelle traduit une recherche d'efficacité et d'économie
comportant, à la fois, la maximisation du « rendement » quantitativement
exprimée (en nombre de partenaires et d'orgasmes) et la minimisation du
« coût » (la perte de temps et le risque de refus opposés aux avances).
Certains endroits sont connus pour la clientèle particulière et la
consommation immédiate : tels les bars « cuirs » qui disposent souvent d'une pièce
réservée à la consommation sexuelle sur place {back-room), des saunas et des
parcs. Ces endroits permettent souvent la satisfaction simultanée de désirs
différents : de l'exhibitionnisme et du voyeurisme en même temps que de
toute activité à deux ou en groupe. Mais même en des endroits moins
spécialisés qui ne permettent pas la consommation sur place, on peut
observer la recherche de l'efficacité. Plus un individu est affirmé
sexuellement, moins il accepte de se tromper. Moins il accepte donc
d'approcher une personne globale. On comprend alors l'importance des
signaux de reconnaissance et des mises en scène. La subtilité de la
communication pendant la drague indique moins la recherche de la
quantité que la sélectivité et l'angoisse du refus 10. La non-réponse à un
regard furtif ou un sourire caché entraîne souvent la fin d'une tentative
d'approche. Des signes extérieurs indiquent les goûts sexuels du moment.
Par exemple, le jeu de clés; les clés portées au-dessus de la poche arrière de
gauche d'un jean indiquent une préférence pour un rôle actif, à droite pour
un rôle passif. Il en est de même d'un mouchoir qui sort d'une des poches
arrière du pantalon. Outre le rôle actif ou passif indiqué par le côté, la
couleur du mouchoir symbolise l'activité recherchée : le bleu clair les
pratiques orales, le bleu foncé la sodomisation, le rouge vif la pénétration
par le poing, etc. ". Dans la mesure où l'homosexualité sort de l'ombre et où
des techniques d'affichage sont diffusées comme des modes en dehors du
milieu, elles sont soumises à une forte inflation et perdent souvent leur
signification initiale. Un exemple en est la petite boucle d'oreille dorée
portée à gauche devenue un bijou courant.
A la limite, les secteurs les plus affranchis de toute contrainte externe au
marché sexuel répondent à deux règles de fonctionnement. D'abord le
signalement exact du désir sexuel en termes d'objets partiels (anus, bouche,

40
L'homosexualité masculine

etc.) et en termes d'activité recherchée (active, passive, SM, c'est-à-dire


sado-masochiste, etc.). Il faut signaler son choix sexuel, sans tromperie,
sans jeu ni hésitation, ni séduction. Aucune ambiguïté. Le jeu, c'est l'acte
sexuel. Deuxièmement : l'anonymat. Le silence est une règle d'honneur
dans des espaces eux-mêmes anonymes (parcs, saunas, toilettes) et découpés,
spécialisés en fonction de leurs possibilités d'isolement (à deux ou à
plusieurs) et de moindres risques (risques d'être surpris par des agents de
police ou des voyous). Souvent, le prénom chuchoté après l'acte est la seule
communication verbale avant que les partenaires ne se quittent.
La signalisation du désir n'indique pas que l'homosexuel se spécialise
dans sa sexualité. Tout au contraire, on constate une relative
indifférenciation des rôles actif et passif joués par l'individu. La logique homosexuelle
répond, en effet, à un double mouvement. La spécialisation : on sait de
mieux en mieux ce qu'on veut à tel moment; et la différenciation : on
recherche des pratiques de plus en plus différenciées. On constate parmi les
homosexuels que ceux qui ont les plus nombreux rapports sexuels sont aussi
ceux qui multiplient leurs pratiques et leurs espaces. Bien évidemment,
même le marché homosexuel reste « impur », c'est-à-dire influencé par des
contraintes exogènes. Contraintes esthétiques par exemple : le mythe de la
jeunesse entraîne une chute brutale de l'activité sexuelle après trente-huit /
quarante-deux ans (voir tableau 4). Des critères ethniques structurent
également le marché sexuel. Ainsi, aux États-Unis, on trouve à côté
d endroits mixtes d'autres lieux qui sont presque exclusivement fréquentés
par des Blancs ou des Noirs. L'argot homosexuel américain nomme snow
queens ceux qui ne font l'amour qu'avec des Blancs et chocolate queens ceux
qui ne font l'amour qu'avec des Noirs ". Des intérêts financiers (dans la
prostitution), des intérêts de sécurité affective (la recherche du couple)
s'ajoutent à ces influences exogènes qui structurent le marché
homosexuel.
Le degré de participation au marché sexuel et les réactions émotionnelles
à ses règles, après tout assez contraignantes, divisent le milieu en
sous-groupes qui vivent leur destin homosexuel d'une façon très différente.
Rares sont ceux qui réussissent à s'affranchir de la socialisation subie au
cours de l'enfance, socialisation exclusivement orientée vers une vie
hétérosexuelle : de là des complexes de culpabilité et de haine de soi. Et
même une fois libérés des modèles de vie hétérosexuelle intériorisés
pendant l'enfance, peu d'homosexuels acceptent facilement les contraintes
de productivisme sexuel qui régnent dans le milieu. En un mot, les
conditions du « coming out » ne sont que rarement remplies : à savoir,
l'intégration dans le milieu homosexuel et l'affirmation sans angoisse de
l'homosexualité vers l'extérieur. La plupart des homosexuels restent soumis
à une gestion schizophrène de leur vie. L'habitus homosexuel qui guide la
façon de vivre résulte de la socialisation antérieure au coming out et du
degré d'intériorisation des règles du milieu. Bell et Weinberg ont construit
quatre types d'homosexuels qui diffèrent selon ces deux dimensions (voir
schéma 1). Cette classification permet de cerner le milieu homosexuel
comme un univers très diversifié en fonction du rapport que l'individu
entretient avec toutes les règles qui façonnent les rapports sociosexuels.

41
SCHÉMA 1
CATÉGORIES D'HOMOSEXUELS
SELON BELL-WEINBERG
dosed coupled open coupled functi
(quasi-mariage) (mariage libre) (adaptés au
du march
nombre de bas élevé élev
partenaires
. fréquence de
l'activité forte forte for
sexuelle
drague peu beaucoup beauc
problèmes OUI
non no
sexuels (avec partenaire)
regrets d'être non non no
homosexuel
A - Indicateurs de l'acceptation et de l'intériorisation des règles du milieu h
B — Indicateurs de l'importance de la socialisation antérieure au * coming out
L* homosexualité masculine

Mais elle a tous les inconvénients d'une démarche caractéristique de la


sexologie behavioriste à la fois empiriste et très normative. Ce genre
d'analyse, dont on ne sait jamais si elle décrit ou prescrit, méconnaît toute
la force des contraintes qu'imposent les règles du milieu homosexuel.

qui ressort des termes de l'analyse tels que «fonctionals » et « dysfui


nais »), normes dont la genèse et les principes de légitimité ne sont jamais
mis en question; ainsi la profonde complicité qui lie ce nouvel ordre sexuel
à l'ancienne répression se trouve-t-elle sous-estimée. Né de la simple
négation et de l'affirmation du contraire, ce nouvel ordre reste imprégné de
l'ancien. En enfermant la minorité qu'il prétend libérer dans un nouveau
cercle vicieux de « l'adaptation », cette fois-ci aux normes du milieu,
l'empirisme sexologique renforce les tendances à l'autoségrêgation sociale
d'une minorité à peine sortie de l'ombre et n'ouvre finalement que des
portes déjà ouvertes.

HOMOSEXUALITÉ ET CONDITION DE CLASSE.

Bien que le caractère collectif du destin homosexuel atténue la


ségrégation sociale, l'origine et l'appartenance de classe influencent
l'aisance avec laquelle un individu réussit à s'intégrer dans le milieu et à
mener une double vie. L'enquête allemande a démontré que l'origine de
classe affecte différemment le comportement sexuel d'une part, les
sentiments de culpabilité liés à l'homosexualité d'autre part. La fréquence
des contacts sexuels diminue si l'on monte dans la hiérarchie sociale; elle
diminue encore plus fortement avec l'âge dans les classes supérieures que
parmi les ouvriers et les petits employés ". Par contre, il semble que la
différenciation des pratiques sexuelles ne suive pas la même logique, mais la
taille de l'échantillon de la recherche allemande ne permet pas de tirer des
conclusions significatives. Les sentiments de culpabilité, cependant, sont
nettement plus élevés parmi les ouvriers, les petits employés et les
fonctionnaires que parmi les cadres supérieurs et les membres des
professions libérales M. Reiche et Dannecker expliquent ce paradoxe par les
variations qu'on observe d'une classe à l'autre en ce qui concerne les
techniques de socialisation et les attitudes envers l'homosexualité. La
socialisation dans les classes populaires est très rigide et définie en termes
d'interdits et d'exigences relativement clairs. En même temps, les
techniques d'inculcation sont moins subtiles dans les classes populaires que
dans les classes supérieures et les enfants moins surveillés en permanence.
Il s'ensuit que les normes assez strictes propres à la socialisation des classes
populaires sont souvent suivies sans être intériorisées, d'où la moindre
inhibition parmi les jeunes issus de ces classes, cpi leur permet de
commencer une vie sexuelle intense assez tôt. Cette moindre intériorisation
s'applique également aux règles du milieu : ainsi, le mythe de la jeunesse
qui provoque une chute des activités sexuelles vers l'âge de quarante ans est

43
Michael Pollak

nettement moins pregnant parmi les homosexuels des classes populaires


dont la vie sexuelle assez intense se prolonge nettement au-delà de cet
âge.
Selon Reiche et Dannecker, la persistance plus forte de sentiments de
culpabilité — malgré une vie sexuelle satisfaisante - parmi les membres des
classes populaires s'explique par l'hostilité plus marquée envers
l'homosexualité dans ces classes, qui oblige les homosexuels à séparer de façon plus
stricte les différentes sphères de leur vie et à feindre une vie hétérosexuelle
sur leur lieu de travail.
L'étude américaine de Bell et Weinberg n'établit pas de relations
significatives entre comportement sexuel et classes sociales. En revanche,
ces deux auteurs séparent dans l'analyse les populations noire et blanche. Et
les différences qu'ils constatent entre ces deux groupes correspondent aux
différences de classes mises en évidence en Allemagne. Compte tenu de la
corrélation entre origine raciale et condition de classe dans la société
américaine, on peut mettre en parallèle les résultats de ces deux études.
Selon l'enquête américaine, les Noirs commencent leur vie sexuelle plus tôt
que les Blancs, ont une vie sexuelle plus intense et la prolongent plus
longtemps ". L'explication donnée pour le cas allemand (variations dans la
socialisation) vaut, en partie, pour le cas américain. Mais il ne faut pas
oublier des différences culturelles très importantes. Ainsi, l'homosexualité
est traditionnellement bien acceptée dans les milieux noirs pauvres qui sont
le moins influencés par les valeurs de ce middle America. C'est dans ce
milieu qu'une relation homosexuelle s'intègre assez facilement dans la
famille étendue et que les homosexuels ont tendance à ne pas accepter la
séparation entre sexualité et affectivité et l'anonymat qui régnent sur le
marché homosexuel ". Leur souffrance provient du cloisonnement du
milieu homosexuel qui leur interdit de tirer tous les avantages que leur
offre la tolérance de leur milieu d'origine.
Les variations de la tolérance à l'égard de l'homosexualité selon les
milieux professionnels sont à l'origine de stratégies spécifiques. Les
homosexuels d'origine populaire tentent souvent d'échapper à un milieu
qui leur est hostile par un investissement éducatif au-dessus de la moyenne.
Ainsi on observe une disparité marquée quand on compare l'origine sociale
(catégorie socioprofessionnelle du père) et la position sociale : tandis que
l'origine sociale des homosexuels correspond à peu près à la distribution
générale de la population globale en classes sociales, on observe une
surreprésentation des homosexuels dans la nouvelle petite bourgeoisie,
dans les métiers de service (coiffure, gastronomie), et surtout dans des
métiers qui demandent des déplacements fréquents (services de voyages,
compagnies aériennes, représentants de commerce). Une concentration
d'homosexuels s'observe également dans les professions qui valorisent la
maîtrise du jeu social et des capacités diplomatiques que les homosexuels
peuvent acquérir dès la jeunesse, pour autant qu'il leur faut mener une
double vie et changer de rôle selon les publics du moment : les relations
publiques, la vente, la gestion du personnel constituent quelques-unes de
ces professions. En revanche, les homosexuels sont sous-représentés parmi
les ouvriers manuels et les agriculteurs.

44
L'homosexualité masculine

En haut de la hiérarchie sociale, on assiste au phénomène inverse.


L'homosexualité semble plutôt freiner le carriérisme. Forcés de réconcilier
leur préférence homosexuelle avec une vie sociale d'une grande visibilité
difficilement conciliable avec la marginalité sexuelle, et compte tenu du
risque de chantages ou de la nécessité d'accepter un mariage de convenance,
les fils de grands bourgeois préfèrent souvent s'orienter vers des carrières
intellectuelles et artistiques plutôt que vers les affaires et la politique. Ils se
contentent souvent d'un peu moins que ce qu'ils auraient pu espérer
atteindre vu leur origine sociale.
En somme, la concentration d'homosexuels dans certaines catégories
socioprofessionnelles n'a rien à voir avec la mythologie de la sensibilité
naturelle, des dons artistiques innés, d'une espèce d'intelligence ou de
brillant particuliers. C'est la logique sociale et la logique du milieu qui
fabriquent cet empiétement des stratégies sexuelles sur la carrière
professionnelle. Et la sensibilité spécifiquement homosexuelle reflète tout
d'abord une lucidité provenant de ce jeu permanent de rôles, de cette
distanciation par rapport à soi en réponse à une exclusion toujours
ressentie, mais jamais prononcée. Le critère de l'exclusion ressentie n'est, le
plus souvent, connu que par l'exclu qui, faute de vouloir ou de pouvoir se
révolter contre une discrimination implicite, apprend à s'accommoder de la
situation et de son jeu.

LA NOSTALGIE DU COUPLE.

La source de la plupart des souffrances et des problèmes liés à la


condition homosexuelle est la coupure relativement forte entre affectivité et
sexualité, coupure qui résulte du manque de ce ciment social et matériel qui
tend à faire durer les relations hétérosexuelles. Fondée souvent presque
exclusivement sur l'échange sexuel, une relation de couple résiste mal au
temps (voir tableau 5). Rarement prolongée au-delà de deux ans, elle est
souvent compliquée dès le début par des drames, des angoisses, des
infidélités. Surimposé par la norme hétérosexuelle, et faute de modèle de vie
sociale propre, le couple reste l'idéal sentimental malgré des échecs
successifs et presque inévitables. Comment réconcilier les pulsions sexuelles
stimulées par un marché facilement accessible et quasiment inépuisable
avec l'idéal sentimental d'une relation stable? C'est le plus commun des
problèmes que les homosexuels qui contactent des conseillers sexuels ou
psychologiques espèrent résoudre ".
De la contradiction entre l'idée fixe du couple sentimental et l'intensité
du marché sexuel émerge parfois une façon de se vivre très dramatisée,
presque hystérisée. Les ruptures, même après des relations d'une durée
assez courte (quelques mois) sont souvent marquées par des explosions
passionnées, des mises en scène foudroyantes et élaborées. Ces scénarios
dissimulent mal les drames sous la théâtralité.
Surtout pendant la période du coming out apparaissent de nombreux
problèmes psychologiques. Nombre d'homosexuels souffrent de dépres-

45
Michael Pollak

sions, déclarent souhaiter un traitement ou sont tentés par le suicide. Dans


l'enquête allemande, 13 % déclaraient vouloir se laisser traiter
certainement, et 22 % éventuellement, si une méthode confirmée de réorientation
sexuelle existait (voir tableau 6); 13% déclaraient avoir fait une ou
plusieurs tentatives de suicide. Ce taux de tentatives de suicide est deux fois
plus élevé que dans l'ensemble de la population. La quasi-totalité des
tentatives de suicide d'homosexuels se situent entre seize et dix-huit ans;
après vingt et un ans, on n'en voit pratiquement plus. Paradoxalement, les
tentatives de suicide dans l'ensemble de la population se répartissent d'une
façon plus égale entre dix-neuf et quarante ans. Cela indiquerait une
stabilité psychologique plus forte, une plus grande capacité d'assumer leurs
propres contradictions chez les homosexuels, une fois passé le cap du coming
out. Pour les États-Unis, la recherche de Bell et YVeinberg indique les
mêmes tendances : malgré un taux de tentatives de suicide plus élevé parmi
la population homosexuelle comparée à la population en général, ce taux
devient nettement inférieur parmi les homosexuels qui assument
pleinement leur orientation sexuelle w.
La théâtralisation des souffrances dues à un idéal sentimental
difficilement réalisable est à l'origine d'un humour spécifique qui caricature de
façon ironique le milieu propre. Tout comme l'humour de tout autre
groupe minoritaire, tels l'humour juif ou celui des Noirs américains, il
n'est totalement compréhensible qu'aux membres du groupe. Cet humour
emprunte nombre d'images aux comédies sentimentales hollywoodiennes.
D'ailleurs les héroïnes du milieu sont souvent les stars qui symbolisent la
femme objet : cet être apprécié et sollicité pour ses qualités sexuelles tout en
revendiquant d'être compris comme un être humain et fragile. On
comprend que Marilyn Monroe reste une des vedettes les plus chéries des
homosexuels. De là aussi l'admiration pour toutes les représentations
théâtrales qui poussent l'intrigue sexuelle et le faux sentimental « kitsch » à
l'extrême ". Quel homosexuel ne rêve pas de faire rire son auditoire par des
caprices et une présentation de soi exagérément prétentieuse?
D'ailleurs, dans le milieu, ce jeu et cet humour semblent bien compris
par tout le monde. Les ruptures entraînent rarement hostilité ou séparation
complètes. A la limite, on pourrait interpréter la théâtralité d'une rupture
entre homosexuels comme un rite de passage de l'amour vers l'amitié qui —
au fond - indique la stabilisation d'une relation. Une telle stabilisation
entraîne souvent une exclusion du sexuel qui se déplace dans la confiance et
la confidence. Ainsi se tisse un réseau de relations amicales qui procure la
sécurité affective quasiment impossible à réaliser dans le couple. Les petits
groupes d'amis, souvent formés par d'anciens amants qui dans le passé
avaient tous eu des relations sexuelles les uns avec les autres, forment une
sorte de « famille homosexuelle élargie ». D'ailleurs une sorte de tabou de
l'inceste interdit fréquemment le contact sexuel occasionnel dans ces
groupes liés par des sentiments fraternels : « frère » ou « petit frère » est
souvent la dénomination réservée à ceux des anciens amants avec qui, en
plus d'un destin commun, on partage la complicité, les hauts et les bas de la
vie intime.

46
L'homosexualité masculine

DE LA CULTURE AU GHETTO.

La clandestinité a produit les traits les plus saillants de la culture


homosexuelle : le langage et l'humour. Les deux sont fortement liés. Le
dictionnaire de l'argot homosexuel établi aux États-Unis M donne des
centaines d'exemples d'un vocabulaire plein de nuances sur l'amour, la
drague, mais aussi la timidité, l'angoisse et son revers, le cynisme agressif.
L'usage de prénoms féminins et d'adjectifs et de diminutifs « prétentieux »
exprime souvent à la fois le jeu de cache-cache social et l'ironie que
beaucoup d'homosexuels cultivent dans leur présentation de soi. L'image de
la « folle perdue » - qui est à la fois le stéréotype de la représentation que les
hétérosexuels se font de l'homosexualité et la réalité du style de certains
homosexuels — réunit tous les éléments des préjugés anti-homosexuels et de
l'humour du milieu. La « folle perdue », cette image diffusée dans nombre
de blagues et de pièces de boulevard, est le cas limite de l'homosexuel qui a
accepté de tout faire pour correspondre à la caricature que ceux qui
l'oppriment se font de lui. Par ce comportement, il espère adoucir
l'agression qu'il attend de son entourage hétérosexuel en faisant rire et en
satisfaisant toutes les attentes exprimées dans la vision hétérosexuelle de
l'homosexualité. Par ailleurs, une certaine correspondance entre l'image
que la majorité hétérosexuelle se fait de l'homosexualité et le comportement
réel des homosexuels exprime aussi la nécessité pour les homosexuels de
maintenir une identité de groupe dans une situation d'oppression sociale.
En période de répression anti-homosexuelle ouverte et en l'absence d'une
possibilité de concevoir l'élaboration d'une vision homosexuelle de
l'homosexualité, la soumission à la caricature que la majorité impose à la
minorité semble être un des seuls moyens propres à maintenir une identité
de groupe. Mais dans cette identité de groupe qui reflète tout d'abord
l'humiliation s'est formée la solidarité comme condition de l'émancipation
future.
On comprend que, au moment du relâchement de l'oppression, les
militants homosexuels ont tout d'abord tenté de redéfinir l'identité
homosexuelle en la libérant de l'image qui fait de l'homosexuel au mieux un
homme efféminé, au pire une femme ratée. En réaction contre cette
caricature, l'homme « super-viril », le « macho » est devenu le type idéal
dans le milieu homosexuel : cheveux courts, moustache ou barbe, corps
musclé. Et tandis que le thème de l'émancipation des hétérosexuels est
souvent lié à l'indifférenciation des rôles masculins et féminins,
l'émancipation homosexuelle passe actuellement par une phase de définition très
stricte de l'identité sexuelle. Les images mythiques présentées le plus
fréquemment dans la presse homosexuelle et dans les revues
pornographiques spécialisées sont le cow-boy, le conducteur de camion, le sportif. Le
style « macho » domine ". Il en résulte également un certain malaise en face
de la pédérastie et de la bisexualité, souvent ressentie comme une tentative
de cacher l'homosexualité. Cette évolution du milieu homosexuel vers un
style qui met l'accent sur la virilité est souvent accusée d'être sexiste, et

47
Michael Pollak

conduit à marginaliser ceux des homosexuels qui ne se soumettent pas à


cette nouvelle définition de l'identité homosexuelle. Tout en reconnaissant
ces phénomènes d'exclusion, il faut souligner que la recherche d'une telle
identité sexuelle très stricte intervient à un moment où, pour la première
fois, l'occasion est offerte aux homosexuels de construire leur propre image
sociale et de souligner leur masculinité plutôt que des traits féminins. Si
dans un avenir proche la société devenait plus tolérante à l'égard de
l'homosexualité, on pourrait s'attendre à un adoucissement de ce besoin de
construire une image « macho ».
Pendant les années soixante, la libéralisation a tout d'abord provoqué
une explosion de la commercialisation du sexe. A côté de la multiplication
des bars, cinémas et saunas, on observe le développement de la presse
homosexuelle, de la pornographie et d'une industrie de gadgets et
d'adjuvants sexuels allant des jouets en cuir, des anneaux de sexe et des
crèmes jusqu'aux poppers (vaso-dilatateurs utilisés comme
aphrodisiaques). Comme le constatent les militants de la première heure du Gay Lib :
« Est-ce que nous avons fait la révolution pour avoir le droit d'ouvrir sept
cents bars de cuir en plus M? »
L'industrie du tourisme s'est également vite emparée du milieu
homosexuel. La propension à la promiscuité fait que le marché sexuel local
dans les villes petites et moyennes est souvent vite épuisé; se développe alors
toute une logique du voyage et des week-ends. La géographie homosexuelle
se ramifie dans les grands centres urbains. Et certaines villes ont la
réputation bien établie d'être particulièrement gay. En Europe :
Amsterdam, Berlin, Paris, Hambourg, Munich. Aux États-Unis : New York, San
Francisco. Pour les vacances, certaines plages sont connues pour leur
fréquentation spécialisée : l'île de Sylt dans la mer du Nord, Mykonos en
Grèce, Le Touquet et L'Espiguette en France, Key- West et Cap Code aux
États-Unis, etc. A ces buts de vacances s'ajoutent des « événements uniques »
comme, par exemple, le Carnaval de Rio. Cette commercialisation, qui va de
pair avec la libéralisation, tend à renforcer les divisions sociales qui
traversent le milieu et qui — auparavant — restaient relativement invisibles
du fait du sentiment très fort de supporter un même destin. Aujourd'hui
encore, la plupart des homosexuels vivent cette commercialisation plutôt
comme libératrice dans la mesure où elle semble promouvoir une plus
grande tolérance à leur égard.
L'émergence au sein du milieu homosexuel d'une image virile en
opposition à l'image efféminée imposée par la vision hétérosexuelle est à la
base de la formation d'une communauté homosexuelle qui réclame des
droits et s'organise pour les atteindre. Dans cette stratégie, le coming out du
plus grand nombre, la proclamation publique de l'homosexualité, est perçu
comme indispensable. Le développement de lieux de rencontre,
l'organisation d'activités collectives et de soutiens matériels et psychologiques
(services téléphoniques SOS, stations de radio et de télévision, services
médicaux pour le traitement discret des maladies vénériennes, réseaux de
thérapeutes sympathisants, services juridiques pour la défense en cas de
licenciement ou de rupture de bail de location, etc.) ont
pour fonction première de soutenir tous les homosexuels dans leur

48
L'homosexualité masculine

vie quotidienne et de les encourager à faire ce pas du coming out


L'affirmation publique de l'identité homosexuelle et de l'existence d'une
communauté homosexuelle à peine sortie de l'ombre va jusqu'à
l'organisation économique, politique et spatiale. Ceci a mené, dans les grands
centres urbains américains, à la formation de « ghettos » c'est-à-dire, selon
la définition classique de ce terme, de quartiers urbains habités par des
groupes ségrégués du reste de la société, menant une vie économique
relativement autonome et développant une culture propre *\ Cette « ghet-
toïsation » est particulièrement marquée dans le West Village à Manhattan,
le Castro District à San Francisco, le South End à Boston, autour de Dupont
Cercle à Washington, et dans certains quartiers de Chicago et de Los
Angeles. Dans ces quartiers, les homosexuels représentent une majorité de
la population, contrôlent une bonne partie des commerces, en particulier
les bars, le marché immobilier et une partie du marché du travail. En plus,
ils ont parfois réussi à s'organiser en force électorale importante. Cette
tendance à la ghettoïsation peut être observée en Europe, mais d'une façon
nettement moins marquée.
Cette organisation du milieu homosexuel en groupe combatif ne va pas
sans poser des problèmes de relations avec la société environnante. La
constitution plus ou moins officielle de systèmes d'entraide sur le marché
du travail et de l'immobilier posera des problèmes de concurrence que doit
affronter tout groupe social qui se constitue en minorité combative pour sa
promotion sociale.
De tels problèmes sont déjà visibles dans le cas des ghettos américains où
les homosexuels qui veulent s'implanter dans des quartiers spécifiques
entrent souvent en conflit avec des minorités ethniques économiquement
plus faibles ". L'idéologie du front commun de tous les opprimés, qui essaie
de démontrer l'intérêt qu'ont tous les minoritaires dans une société à
s'unir, risque de s'effriter sous l'effet de la réalité concurrentielle.
A cela s'ajoute que la solidarité née dans la clandestinité sera plus
difficile à maintenir dans un groupe socialement plus accepté. Dans un
premier temps, la commercialisation autour de l'homosexualité a contribué
à augmenter sa visibilité sociale et indirectement la cohésion de groupe.
Mais, à la longue, elle va contribuer à faire apparaître les divisions sociales
qui traversent le milieu, par exemple en différenciant les circuits de drague
et de loisirs selon le statut social et le niveau économique. Le sentiment
d'un destin commun qui réunit les homosexuels au-delà des barrières qui
séparent les classes sociales tendra à disparaître.

identité sexuelle et classification sociale.

Un grand nombre d'ouvrages récents sur l'homosexualité, et surtout ceux


d'inspiration sociographique, décrivent le coming out, le double processus
d'intégration dans la communauté homosexuelle et d'affirmation de
l'homosexualité vers l'extérieur, non seulement comme l'apprentissage et
l'acceptation de l'homosexualité, mais comme la recherche d'un style de

49
Michael Pollak

vie. En présentant ce processus comme une solution à la souffrance des


homosexuels dans un contexte social qui leur reste hostile, cette littérature
contribue à la réalisation de ce qu'elle décrit: la constitution d'une
communauté et d'une culture homosexuelles qui s'inscrivent dans une
libéralisation plus générale des mœurs. Le conseil implicite que cette
littérature donne et qui ne concerne pas seulement les homosexuels est le
suivant : créez des espaces et des styles de vie en fonction de vos désirs
sexuels I «
La littérature sur l'homosexualité à la fois suit et contribue à formuler les
définitions sociales de l'identité homosexuelle. A la fin du xix' siècle et au
début du xx* siècle, il s'agissait de justifier ou de combattre scientifiquement
les stigmates assignés â un groupe social désigné comme « homosexuel » en
élaborant une géographie sexuelle dont les territoires se définissaient en
fonction de leur rapport avec la nature. Les écrits actuels s'inscrivent dans
les tentatives de transformation du stigmate en critère d'appartenance à un
groupe social en voie d'émancipation. Encourager le coming out, conçu
comme l'acceptation individuelle de l'identité homosexuelle, mais aussi de
l'appartenance à un mouvement social qui rend possible à un grand
nombre cette identification d'une façon positive, contribue à faire
intervenir le critère de l'orientation sexuelle dans la perception et la
définition de tout rapport social25.
On voit que les discours de la science sexologique ne sont pas étrangers
aux objectifs que se fixent les discours militants, qui tendent à réduire toute
l'interprétation de la réalité sociale au critère d'identité sexuelle comme
l'atteste la découverte d'une sensibilité littéraire, d'un art, voire d'une
histoire spécifiquement homosexuels. Dans une certaine mesure, le
discours « scientifique » sur l'homosexualité reste subordonné à des
fonctions pratiques et orienté vers la production d'effets sociaux. Mais on ne
peut pas restreindre le rôle performatif du discours scientifique sur
l'homosexualité à celui d'un compagnon de route du mouvement
d'émancipation homosexuel. Appartenant à l'univers des discours légitimes sur la
sexualité, il n'intervient pas seulement dans la définition sociale de
l'homosexualité, mais il accroît encore l'importance du facteur « sexualité »
pour la classification multidimensionnelle de toute personne.
Dans les descriptions sociosexologiques, le milieu homosexuel semble
préfigurer une vie sociale dans laquelle la sexualité est progressivement
autonomisée par rapport à toutes les contraintes traditionnelles et insérée
dans le graphe complexe de toutes les interactions sociales. Selon cette
interprétation, le milieu homosexuel serait un modèle qui montre qu'on
peut à la fois suivre des désirs sexuels très diversifiés et surmonter la
solitude, qu'on peut satisfaire séparément ses besoins sexuels et affectifs.
L'accroissement de la population adulte qui choisit de vivre seule indique
qu'une partie importante de la population veut expérimenter des styles de
vie combinant des relations sexuelles transitoires et une vie sociale et
affective fondée sur une multitude de relations pas forcément destinées à
durer.
Le dernier livre de Masters et Johnson qui compare les comportements
homo- et hétérosexuel va renforcer cette vision *. Une grande part de ce

50
L'homosexualité masculine

qu'ils disent s'adresse plutôt aux hétérosexuels. Ils leur reprochent de ne pas
consacrer suffisamment de temps aux jeux préparatoires, de méconnaître
les sources de plaisir du partenaire, de rester incapables de communiquer
sur leurs besoins sexuels spécifiques. Selon ce livre, tous ces problèmes sont
moindres dans une relation homosexuelle. L'homosexualité érigée en
modèle? Les homosexuels vivront-ils bientôt dans une société qui non
seulement les tolère, mais qui leur reconnaîtrait des qualités dignes d'être
imitées?
On rencontre les mêmes phénomènes dans d'autres domaines où l'image
de l'homosexualité joue un rôle moteur dans un processus de changement
de styles de vie. Le phénomène « disco » symbolise l'effet de mode que le
milieu homosexuel exerce actuellement sur certains secteurs de la société.
Toute discothèque qui se respecte essaie d'attirer également une clientèle
homosexuelle et de créer un climat ambigu dans lequel tous les goûts se
mélangent. Un grand nombre, sinon la majorité des tubes « disco » qui
viennent des États-Unis font des allusions à l'homosexualité. Un des
groupes qui connaît le plus grand succès, les Village People, s'adresse par
ses chansons exclusivement aux homosexuels : « Macho Man », a In the
Navy », « YMCA » sont nourries de fantasmes homoérotiques et d'images
qui décrivent les lieux d'initiation à l'homosexualité.
Cette apparente promotion de l'homosexualité ne vise ni exclusivement
ni principalement à l'amélioration de la condition homosexuelle. En
traitant au même niveau toutes les manifestations sexuelles et en ne se
souciant que de leur efficacité proprement sexuelle, le discours sexologique
à la Masters et Johnson tend à réunifier les territoires d'une géographie
sexuelle que le discours sur les perversions avait séparés les uns des autres.
Ce faisant, ce discours tend à effacer des stigmates que les classifications
antérieures imposaient à certaines pratiques sexuelles. Dans une première
étape, qui est celle que nous vivons actuellement, ce changement dans la
représentation scientifique de la sexualité, plutôt qu'il n'a aboli les limites
entre différentes expressions de la sexualité, a favorisé la différenciation des
représentations en termes d'identités sexuelles. Ces représentations sont à
l'origine d'autant de « groupes » et de « mouvements » qui revendiquent un
espace social qui leur soit propre et qui permette, au prix de la ségrégation,
l'épanouissement de leur sexualité. Cette logique de différenciation et de
ségrégation tend à affaiblir l'opposition « forte » entre hétérosexuels et
homosexuels. Elle pourrait produire un jeu d'alliances multiples et
changeantes dans la lutte qui porte sur la classification des pratiques
sexuelles acceptables et inacceptables.

Michael Pollak
Paris, Centre national de la recherche scientifique

NOTES

1. Cité dans : J.P. ARON, R. KEMPF, Le Pénis et la Démoralisation de l'Occident, Paris,


Grasset, 1978, p. 51.

51
Michael Pollak

2. R. von Krafft-EbinG, Psychopathia sexualis, mit besonderer Berûcksichtigung der


contrâren Sexucdempfindung; eine klinisch forensische Studie, 3* éd., Stuttgart, F. Enke,
1888; R. von KRAFFT-EBING, Der Contrârsexuale vor dem Strafrichter, 2' éd., Leipzig, F.
Deuticke, 1895; A. SCHRENCK von NOTZING, Die Suggestionstherapie bei krankhaften
Erscheinungen des Geschlechtssinnes mit besonderer Berûcksichtigung der contrâren Sexua-
lempfindung, Stuttgart, F. Encke, 1892.
3. I. Bloch, Das Sexualleben unserer Zeit in seinen Beziehungen zur modernen Kultur,
Berlin, L. Marcus, 1908, p. 534 s.
4. Voir M. Dannecker, Der Homosexuelle und die Homosexualitât, Frankfurt, Syndikat,
p. 42 s.
5. H.M. HlRSCHFELD, « Ursachen und Wesen des Uranismus », in Jahrbuchfùr sexuelle
Zwischenstufen, 5, 1903.
6. Voir l'excellente bibliographie commentée : M.S. Weinberg, A.P. Bell, Homosexuality,
An annoted Bibliography, New York, Harper and Row, 1972.
7. M. Dannecker, R. Reiche, Der gewôhnliche Homosexuelle, Frankfurt, Fischer, 1974;
A.P. Bell, M.S. Weinberg, Homosexualities, A Study of Diversity among Men and Women,
New York, Simon and Schuster, 1978. Une étude comparative sur la situation des
homosexuels dans trois pays, les États-Unis, la Hollande et le Danemark, indique que,
malgré de nombreuses différences quant à la législation et à l'opinion publique, le milieu
homosexuel se ressemble beaucoup et qu'on retrouve partout les mêmes mécanismes du
marché sexuel. M.S. WEINBERG, C.J. WILLIAMS, Male Homosexuals, New York, Oxford
University Press, 1974. Le texte présenté ici essaie de décrire les traits typiques du milieu
homosexuel en Europe occidentale et en Amérique du Nord, sans insister sur les différences
dans la distribution quantitative des phénomènes qui varient d'un pays â l'autre. Un travail
français, entrepris dans le même esprit, manque néanmoins de précision empirique :
J. CORRAZE, Dimensions de l'homosexualité, Toulouse, Privât, 1969. Une grande enquête,
entreprise en France pour le compte de l'association Arcadie, arrive à des résultats
comparables à ceux de Dannecker et Reiche, Bell et Weinberg : M. BON, A. d'Arc, Rapport sur
l'homosexualité de l'homme, Paris, Éditions Universitaires, 1974. Un cadre conceptuel
emprunté à la psychanalyse et le souci de respectabilité sociale du commanditaire limitent,
cependant, considérablement l'intérêt de cette enquête. De surcroît, le matériel statistique
brut n'est pas présenté dans cet ouvrage.
8. Ce cadre théorique est développé dans A. BÊJIN, M. POLLAK, « La rationalisation de la
sexualité », in : Cahiers internationaux de sociologie, LXVII, 1977, p. 105 *.
9. M. Dannecker, R. Reiche, op. cit., p. 23 s.
10. W. Sage, « Inside the colossal closet », in M.P. LEVINE, Gay Men, The Sociology of male
Homosexuality, New York, Harper and Row, 1979, p. 159.
11. De multiples exemples de telles mises en scène sont donnés dans : M. Emory, The Gay
Picturebook, Chicago, Contemporary Books, 1979.
12. J.V. SOARES, « Black and Gay », in M.P. Levine, op. cit., p. 263 s.
13. M. Dannecker, R. Reiche, op. cit., p. 198 s.
14. Ibid., p. 42 s.
15. A.P. Bell, M.S. Weinberg, op. cit., p. 124.
16. Ibid., p. 77; et J.V. Scares, art. cit., p. 264.
17. R. Reece, • Coping with Couplehood », in M.P. Levine, op. cit. p. 211 s.
18. M. Dannecker, R. Reiche, op. cit., p. 359-360, A.P. Bell, M.S. Weinberg, op. cit.,
p. 123 s. et 195 s.
19. V. RUSSO, « Camp », in M.P. LEVINE, op. cit., p. 208 *.
20. B. RODCERS, Gay Talk. The Queens Vernacular, A (sometimes outrageous) dictionary of
gay slang, New York, Paragon Books, 1979.
21. L. HUMPHREYS, « Exodus and identity : the emerging gay culture », in M.P. LEVINE,
op. cit., p. 141 s. Voir également : M. Walter, The nude Male. A new Perspective,
Hammondsworth, Penguin Books, 1979, p. 296-270.
22. R. VON PRAUNHEIM, Armee der Liebenden oder Aufstand der Perversen, Mûnchen,
Trikont, 1979, p. 27.
23. M.P. Levine, « Cay Ghetto », in M.P. Levine, op. cit., p. 182 s.
24. Voir l'article de M. SINGER, « Gay-Black ties fray in post-Milk era », in In these Times,
13-19 juin, 1979, p. 7.

52
L*homosexualité masculine

25. P. BOURDIEU, « L'identité et la représentation » in Actes de la recherche en sciences


sociales, 35, 1980, p. 69.
26. W. H. MASTERS, V.E. JOHNSON, Homosexuality in Perspective, Boston, Little, Brown
and Co., 1979.

ANNEXE STATISTIQUE

Ces quelques tableaux comparatifs tirés de l'enquête américaine de A.P. Bell et


M.S. Weinberg (Homosexualities. A Study of Diversity among Men and Women, New York,
Simon and Schuster, 1978, annexe statistique p. 269-475) et de l'enquête allemande de
M. Dannecker et R. Reiche (Der gewôhnliche Homosexuelle, Frankfurt, Fischer, 1974)
servent plus à illustrer le texte qu'à mettre en évidence les différences de la vie homosexuelle
dans deux contextes nationaux. Les sources d'erreurs statistiques sont nombreuses sur un
terrain d'enquête aussi nouveau, mouvant et difficile d'accès que celui de l'homosexualité.
Les deux enquêtes utilisaient la technique de la « boule de neige » (snow ball) : pour
distribuer les questionnaires, on demande à un nombre restreint de connaissances
homosexuelles de les remettre à leurs amis en les priant de faire de même, et ainsi de suite.
Mais les techniques d'échantillonnage dans les deux enquêtes étaient radicalement
différentes. Aux États-Unis, le choix d'un aire géographique bien précise, San Francisco et sa
banlieue, a été explicitement justifié par le caractère d'avant-garde de cette ville quant à la
tolérance et à la libéralité envers l'homosexualité : « La permissivité sexuelle à San Francisco
préfigure ce qui pourrait bientôt se passer ailleurs dans le pays. C'est une raison importante
dans le choix de San Francisco pour notre enquête » (p. 28). Pour représenter tous les styles
de vie homosexuels, Bell et Weinberg ont approché des homosexuels dans tous les endroits de
rencontre tels que bars, saunas, restaurants, cafés, etc. En revanche, Dannecker et Reiche
ont tenté de parvenir à une représentativité de leur échantillon quant à la taille des villes, à
l'origine sociale et à l'âge des répondants.

53
TABLEAU 1
AGE AU MOMENT DU PREMIER ACTE SEXUEL

USA RFA
Blancs Noirs
-19 31% 43% -20
20-23 33% 40% 21-25
24 + 36% 17% 26 +
100%
N - 574 N=
100%
111

TABLEAU 2
NOMBRE DE PARTENAIRES SEXUELS PENDANT LES DOUZE DERNIERS MOIS

USA RFA
Blancs Noirs
0 3% _ 0 _
1-2 8% 10% 1 6%
3-5 10% 12% 2-5 19%
6-10 12% 14% 6-10 16%
11-19 12% 5% 11-19 22%
20-50 27% 28% 20-50 20%
51 + 28% 32% 51 + 17%
100% 100% 100%

TABLEAU 3
NOMBRE TOTAL DE PARTENAIRES SEXUELS

USA RFA
Blancs Noirs
1-99 25% 41%
100-499 32% 26%
500 + 43% 33%
100% 100%
TABLEAU 4
FRÉQUENCE DE L'ACTIVITÉ SEXUELLE
PAR ANNÉE ET PAR PERSONNE SELON L'ÂGE

18-20 21-25 26-30 31-35 36-40 41-50 51 +


activité hétérosexuelle 6 3 1 3 0 2 3
activité homosexuelle 99 104 116 113 108 78 43
masturbation 153 145 144 117 132 108 70

fréquence sexuelle totale par 258 252 261 233 240 188 130
année et par personne
N*32 N*153 N*2S0 N*141 N*76 N*59 N*57
* RFA uniquement.

TABLEAU 5
DURÉE D'UNE RELATION STABLE AU MOMENT DE L'INTERVIEW
USA RFA
Blancs Noirs
pas de relation stable 42%
relation stable 58%
-3 mois -6 mois 27%
-1 an -1 an 8%
1-3 ans 1-2 ans 16%
3-5 ans 2-5 ans 26%
5 ans + 5 ans + 23%
100%
JV- 459

TABLEAU 6
DÉSIR DE SUBIR UN TRAITEMENT CONTRE L'HOMOSEXUALITÉ
(AU CAS OÙ CELUI-CI SERAIT SÛR)

USA RFA
Blancs Noirs

à la à la
nant * naissance * nant * naissance
oui 14% 28% 13% 23%
peut-être
non 86% 72% 87% 77%
100% 100% 100% 100%

**• Réponse
Question non
poséeprévue
aux USA
dansseulement.
le questionnaire américain.
Communications

Réflexions sur l'histoire de l'homosexualité


Philippe Ariès

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Ariès Philippe. Réflexions sur l'histoire de l'homosexualité. In: Communications, 35, 1982. Sexualités occidentales. Contribution
à l'histoire et à la sociologie de la sexualité. pp. 56-67;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1522

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1982_num_35_1_1522

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Philippe Ariès

Réflexions sur l'histoire de l'homosexualité

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quand
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sexuels
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société
Pollak
aréagit
il
porte
pour
n'est
pris
pas
par
y
été
les
au
dea

durer, voire se renverser, et Gabriel Matzneff lui fait écho dans un article
du Monde (5.1.1980), intitulé « Le Paradis clandestin » - déjà Paradis, mais
encore clandestin. « Nous allons assister au retour de l'ordre moral et à son
triomphe. [Rassurez-vous, ce n'est pas pour demain!] Aussi aurons-nous
plus que jamais besoin de nous masquer. L'avenir est à la
clandestinité. »
L'inquiétude demeure. Il est bien vrai qu'on assiste à une sorte de reprise
en main, visant plus, d'ailleurs, du moins pour l'instant, la sécurité que la
moralité \ Une première étape? Mais la normalisation de la sexualité et de
l'homosexualité a été trop loin pour céder à des pressions de police et de
justice. Il faut bien admettre que la place acquise — ou conquise - par
l'homosexualité n'est pas due seulement à une tolérance, à un laxisme —
« Tout est permis, rien n'a d'importance... » II y a quelque chose de plus
profond, de plus subtil, et sans doute de plus structurel et définitif, au moins
pour une longue période : désormais la société tout entière tend plus ou
moins, avec des résistances, à s'adapter au modèle de l'homosexualité. C'est
l'une des thèses qui m'a le plus frappé de l'exposé de Michael Pollak : les

56
Réflexions sur l'histoire de l'homosexualité

modèles de la société globale se rapprochent des représentations d'eux-


mêmes par les homosexuels, rapprochement dû à une déformation des
images et des rôles.
Je reprends la thèse. Le modèle dominant de l'homosexuel, à partir du
moment où celui-ci commence à prendre conscience de sa spécificité et à la
reconnaître, le plus souvent encore, comme une maladie ou une perversion
- c'est-à-dire depuis le xvm* et le début du xix* siècle jusqu'au début du
xx* siècle —, est un type efféminé : le travesti, à la voix placée très haut. On
peut y voir une adaptation de l'homosexuel au modèle dominant : les
nommes qu'il aime ont l'air de femmes, et c'est, dans un sens, rassurant
pour la société. Ils peuvent aussi aimer les enfants ou les très jeunes gens (la
pédérastie) : une relation très ancienne, que nous pouvons dire classique,
car elle vient de l'Antiquité gréco-romaine et elle perdure dans le monde
musulman, malgré l'ayatollah Khomeiny et son bourreau. Elle correspond
à une pratique traditionnelle d'éducation ou d'initiation qui peut d'ailleurs
prendre des formes dégradées et furtives : des amitiés particulières frisent
l'homosexualité sans que celle-ci soit consciente ou reconnue.
Or, d'après Michael Pollak, la vulgate homosexuelle d'aujourd'hui écarte
et repousse souvent les deux modèles antérieurs, le type efféminé et le tvpe
pédophile, et elle les remplace par une image machiste, sportive,
supervirile, même si elle conserve certains traits de l'adolescence, comme la
taille étroite, par opposition au gros dur de la peinture mexico-américaine
des années vingt à trente ou de l'art soviétique : le type physique du motard
moulé dans son habit de cuir, la boucle à l'oreille, type devenu commun à
toute une classe d'âge - sans distinction, d'ailleurs, de sexualité -, type
d'adolescent dont d'ailleurs la femme elle-même incline à se rapprocher.
C'est un fait d'expérience qu'on ne sait pas toujours à qui on a affaire : à lui
ou à elle?
L'effacement de la différence apparente entre les sexes, chez les
adolescents, n'est-il pas l'un des traits originaux majeurs de notre société,
une société unisexel Les rôles sont interchangeables, ceux du père et de la
mère, ceux aussi des partenaires sexuels. Chose curieuse, le modèle unique
est viril. La silhouette de la jeune femme s'est rapprochée de celle du gars.
Elle a perdu les formes enveloppées qu'aimaient les artistes du xvT au
XIX* siècle et qui sont encore recherchées dans les sociétés musulmanes,
peut-être parce qu'elles sont liées à une évocation de la maternité. Personne
aujourd'hui ne s'amuserait à plaisanter la maigreur d'une fille sur le ton de
ce poète du siècle dernier :
Qu'importe la maigreur, 0 mon objet aimé!
On est plus près du cœur quand la poitrine est plate.
Si l'on remonte un peu plus haut dans le temps, peut-être trouverait-on
les indices, seulement passagers, d'une autre société à faible tendance
unisexe, dans l'Italie du Quattrocento, mais alors, le modèle serait moins
viril qu'aujourd'hui et tendrait vers l'androgyne.
L'adoption par toute la jeunesse d'un modèle physique d'origine sans
doute homosexuelle explique peut-être sa curiosité souvent sympathique à
l'égard de l'homosexualité, à qui elle emprunte quelques traits, dont elle

57
Philippe Ariès

recherche
L' « homo la
» est
présence,
devenudans
l'unles
deslieux
personnages
de réunion,
de de
la rencontres,
comédie nouvelle.
de plaisir.
Si mon analyse est exacte, la mode unisexe serait donc un indicateur très
sûr d'un changement général de société : la tolérance à l'égard de
l'homosexualité proviendrait d'un changement de représentation des sexes,
non pas seulement de leurs fonctions, de leurs rôles dans la profession, dans
la famille, mais de leurs images symboliques.

Nous essayons de saisir ce <jui est en train de se passer sous nos yeux :
mais pouvons-nous avoir une idée des attitudes plus anciennes, autrement
cjue par les interdits littéraux de l'Église? Il y a là un vaste domaine
inexploré. On s'en tiendra à quelques impressions qui pourraient devenir
des pistes de recherches.
Des livres ont paru, dans les dernières années, qui suggèrent que
l'homosexualité serait une invention du XIXe siècle. Dans la discussion qui a
suivi son exposé, Michael Pollak a exprimé sa réserve. Le problème paraît
cependant intéressant. Entendons-nous : cela ne veut pas dire qu'il n'y avait
pas auparavant d'homosexuels - hypothèse ridicule. Mais on connaissait
seulement des comportements homosexuels, liés à certains âges de la vie ou
à certaines circonstances, qui n'excluaient pas chez les mêmes individus des
pratiques hétérosexuelles concurrentes. Comme le fait remarquer Paul
Veyne, ce que nous savons de l'Antiquité classique témoigne non pas d'une
homosexualité opposée à une hétérosexualité, mais d'une bisexualité dont
les manifestations paraissent commandées par le hasard des rencontres
plutôt que par des déterminismes biologiques.
Sans doute, l'apparition d'une morale sexuelle rigoureuse, appuyée sur
une conception philosophique du monde, telle que le christianisme l'a
développée et maintenue jusqu'à nos jours, a favorisé une définition plus
stricte de la « sodomie » : mais ce terme, dicté par le comportement des
hommes de Sodome dans la Bible, désignait autant un accouplement dit
contre nature (more canum) que le masculorum concubitus, également
considéré comme contre nature. L'homosexualité était alors bien séparée de
l'hétérosexualité, seule pratique normale et admise, mais elle était en même
temps rejetée et noyée dans le vaste arsenal des perversités; Yars erotica
occidentale est un catalogue de perversités toutes peccamineuses. Il se créait
ainsi une catégorie de pervers, ou, comme on disait, de luxurieux, d'où
l'homosexualité avait de la peine à se détacher. Certes, la situation est plus
subtile que ce résumé trop brutal ne le laisse entendre. Nous allons revenir,
dans un moment, à un exemple de cette subtilité qui tourne à l'ambiguïté
chez Dante. L'homosexuel médiéval et d'Ancien Régime était, admettons-le,
un pervers.
A la fin du xvm* siècle, au début du xix% il devient un monstre, un
anormal. Évolution qui pose d'ailleurs le problème des rapports entre le
monstre médiéval ou renaissant et l'anormal biologique du temps des
Lumières et des débuts de la science moderne (voir J. Ceard). Le monstre, le
nain, mais aussi la vieillarde qui se confond avec la sorcière, sont des
injures à la création, prévenus d'être des créatures diaboliques.
L'homosexuel du début du xdc* siècle a hérité de cette sorte de

58
Réflexions sur l'histoire de V homosexualité

malédiction. Il était à la fois un anormal et un pervers. L'Église était prête à


reconnaître l'anomalie physique qui faisait de l'homosexuel un homme-
femme, un homme anormal et toujours efféminé - car, n'oublions pas que
cette première étape de la formation d'une homosexualité autonome est
sous le signe de l'efféminement. La victime de cette anomalie n'était pas
responsable, sans doute, mais elle n'en était pas moins suspecte, exposée par
sa nature, plus qu'un autre, au péché, plus capable de séduire son prochain
et de l'entraîner dans la même voie, par conséquent elle devait être
enfermée comme une femme ou surveillée comme un enfant et exposée à la
méfiance de la société. Cet anormal était, justement à cause de son
anormalité, suspecté de devenir un pervers, un délinquant.
La médecine, dès la fin du xviii* siècle, a repris à son compte la conception
cléricale de l'homosexualité. Celle-ci devint une maladie, au mieux une
infirmité dont l'examen clinique permettait le diagnostic. Quelques livres
récemment parus, depuis celui de J.-P. Aron et de Roger Kempf, ont donné
la parole à ces étonnants médecins et leur ont assuré une nouvelle
popularité. A l'intérieur du vieux monde marginal des prostituées, des
femmes faciles, des débauchés, une espèce émergeait, cohérente, homogène,
avec ses caractères physiques originaux. Les médecins avaient appris à
dépister l'homosexuel qui, pourtant, se cachait. L'examen de leur anus ou
de leur pénis suffisait à les démasquer. Ils présentaient des difformités
spécifiques, comme les juifs circoncis. Ils constituaient une sorte d'ethnie,
même si leurs caractères particuliers étaient plus acquis par l'usage que
déterminés par la naissance. Le diagnostic médical était coincé entre deux
évidences : l'une, physique, celle des stigmates du vice, que d'ailleurs on
relevait un peu partout, chez les débauchés et les alcooliques; l'autre,
morale, celle d'une tendance quasi congénitale qui poussait au vice et qui
risquait de contaminer des éléments sains. Face à cette dénonciation qui les
constituait en espèce, les homosexuels se défendaient, d'une part en se
cachant, d'autre part en se confessant, confessions pathétiques et pitoyables,
ou parfois cyniques — c'est l'affaire de notre appréciation d'aujourd'hui -,
mais toujours aveux poignants d'une différence à la fois insurmontable et
honteuse ou provocante. Ces confessions n'étaient pas destinées à la
publication ni à la publicité. L'une d'entre elles fut envoyée à Zola qui ne
sut trop qu'en faire et qui la transmit à quelqu'un d'autre pour s'en
débarrasser. De tels aveux honteux n'inclinaient pas à la revendication.
Quand l'homosexuel sortait de la clandestinité, c'était pour revenir dans le
monde marginal des pervers où il avait végété jusqu'à ce que la médecine
l'en eût retiré, depuis le xvm* siècle, pour son musée des horreurs et des
contagions.
L'anomalie ici dénoncée était celle du sexe et de son ambiguïté — l'homme
efféminé, ou la femme qui possède des organes masculins, ou l'androgyne.

Dans une seconde étape, les homosexuels abandonnent à la fois la


clandestinité et la perversité pour revendiquer leur droit d'être
ouvertement comme ils sont, pour affirmer leur normalité. Nous l'avons déjà vu,
cette évolution s'est accompagnée d'un changement de modèle : le modèle
viril remplaça alors le type efféminé ou puéril.

59
Philippe Ariès

II ne s'agit pas ici d'un retour à la bisexualité antique que les pratiques
des classes d'âge, initiations, brimades de collèges, avaient maintenue
encore longtemps chez les adolescents. Ce second type d'homosexualité
exclut au contraire les relations hétérosexuelles, soit par impuissance, soit
par une préférence délibérée. Ce ne sont plus les médecins ni les clercs qui
font désormais de l'homosexualité une catégorie à part, une espèce, ce sont
les homosexuels eux-mêmes qui revendiquent leur différence, et qui ainsi
s'opposent au reste de la société tout en exigeant leur place au soleil.
Je veux bien que Freud ait rejeté cette prétention : « La psychanalyse se
refuse absolument à admettre que les homosexuels constituent un groupe
ayant des caractères particuliers que l'on pourrait séparer de ceux des
autres individus. » II n'empêche que la vulgarisation de la psychanalyse a
poussé, autant qu'à la libération de l'homosexualité, à sa classification en
espèce, à la suite des médecins du xix* siècle.
J'ai été tenté de soutenir que la jeunesse ou l'adolescence n'existaient pas
vraiment avant le xvm* siècle — une adolescence dont l'histoire aurait été à
peu près la même (quoique avec un décalage chronologique) que celle de
l'homosexualité : d'abord Chérubin, l'efféminé, ensuite Siegfried, le viril.
On m'a justement (N.Z. Davis) opposé les cas des classes d'âge des abbayes
de la jeunesse, de la « subculture » des apprentis londoniens..., qui
témoignent d'une activité sociale propre à l'adolescence, d'une solidarité
des adolescents. Et cela est très vrai.
La jeunesse avait à la fois un statut et des fonctions, soit dans
l'organisation de la communauté et de ses loisirs, soit dans la vie du travail
et de l'atelier, en face des patrons et des patronnes. Autrement dit, il y avait
bien une différence de statut entre les adolescents non mariés et les adultes.
Mais cette différence, si elle les opposait les uns aux autres, ne les séparait
pas en deux mondes non communicants. L'adolescence n'était pas constituée
en catégorie particulière, quoique les adolescents eussent des fonctions qui
leur étaient particulièrement dévolues. C'est pourquoi il n'y avait guère de
prototype d'adolescent. Cette analyse générale souffre des exceptions. Par
exemple, au XV* siècle italien et dans la littérature élizabéthaine,
l'adolescence paraît bien sollicitée vers un type juvénile élégant et mince qui n'est
d'ailleurs pas sans ambiguïté et qui suggère une touche d'homosexualité. A
partir du xvf siècle et au xvn* siècle, au contraire, la silhouette de l'adulte
viril et puissant ou de la femme féconde l'emportent. Le modèle de l'époque
moderne (xvn* siècle) est Yhomme jeune, et non pas le jeune homme, c'est
l'homme jeune qui culmine avec sa femme au sommet de la pyramide des
âges. L'efféminement, la puérilité, ou même la «juvénilité» gracile du
Quattrocento sont étrangers à l'imaginaire de ce temps.
Au contraire, à la fin du xviir siècle et surtout au xix* siècle, l'adolescence
va prendre de la consistance, alors que, au contraire, elle perd peu à peu son
statut dans la société globale, qu'elle cesse d'en être un élément organique
pour en devenir seulement l'antichambre. Ce phénomène de
compartimentage a été limité au début du xix* siècle (l'époque romantique) à la
jeunesse bourgeoise des écoles (les écoliers). Pour toutes sortes de raisons, il
s'est étendu et généralisé après la Seconde Guerre mondiale, et l'adolescence
nous apparaît désormais comme une classe d'âge énorme et massive, peu

60
Réflexions sur l'histoire de l'homosexualité

structurée, où on entre très tôt, d'où l'on sort tard et difficilement, bien
après le mariage. Elle est devenue une sorte de mythe.
Cette adolescence-là a d'abord été virile, les filles continuant plus
longtemps à partager la vie des femmes adultes et à participer à leur
activité. Ensuite, comme c'est le cas aujourd'hui, quand elle est devenue
mixte, et en même temps unisexe, filles et garçons ont adopté un modèle
commun, plutôt viril.
Il est intéressant de comparer l'histoire des deux mythes, celui de la
jeunesse ou de l'adolescence et celui de l'homosexualité. Le parallélisme est
suggestif.

L'histoire de l'homosexualité soulève une autre question, qui en fait un


cas de l'histoire de la sexualité en général.
Jusqu'au xvm* siècle, et encore longtemps après dans de vastes couches
populaires de la société urbaine ou rurale, la sexualité paraissait localisée et
concentrée dans le domaine de la procréation, dans les activités des organes
génitaux. La poésie, le grand art lançaient comme des ponts vers l'amour, le
désir; le génésique et le sentimental y mêlaient à peine leurs courants
autrement séparés. La chanson, la gravure, la littérature grivoise, au
contraire, débordaient peu au-delà du noyau génital.
Il y avait donc d'un côté du sexuel sans alliage, et de l'autre du
non-sexuel, plutôt pur de toute contamination. Aujourd'hui, éclairés aussi
bien par Dostoïevski que par Freud, et mieux encore par l'ouverture de
notre propre sensibilité, nous savons que ce n'est pas vrai, que les gens de
l'Ancien Régime, du Moyen Age se trompaient. Nous savons que le
non-sexuel était lardé de sexuel, mais d'un sexuel diffus et surtout non
conscient : par exemple, celui des mystiques, du Baroque, du Bernin. Il
n'empêche que les contemporains ne s'en apercevaient pas, et leur
ignorance commandait leur comportement, elle leur permettait de côtoyer
des abîmes sans vertige.
A partir du xviir siècle, la barrière entre les deux mondes devint poreuse :
le sexuel s'infiltra dans le non-sexuel. La vulgarisation récente de la
psychanalyse (effet plutôt que cause) a emporté les dernières frontières.
Nous prétendons donner désormais leurs noms aux désirs, aux pulsions
souterraines d'autrefois qui paraissaient en leur temps transparents,
anonymes. Bien plus, nous forçons les doses et, prospecteurs téméraires,
nous découvrons partout du sexuel, et, sous nos regards, la moindre forme
cylindrique paraît phallique. La sexualité n'a plus de domaine propre,
au-delà du génital, elle a envahi à la fois le corps de l'homme (de l'enfant) et
l'espace social. Nous avons l'habitude d'expliquer la pansexualité de notre
époque par la démission des morales religieuses, par la recherche d'un
bonheur gagné sur les interdits. C'est aussi un phénomène de conscience,
l'un des traits les plus forts de la modernité. Nous pouvons découvrir simul
et semel la beauté d'une église gothique, d'un palais baroque, d'un masque
nègre, alors que, jadis, la beauté reconnue à l'un aurait exclu les autres. De
même, comme la beauté baigne les arts contradictoires, la sexualité - où
d'ailleurs certains verraient une forme de Beauté — pénètre tous les secteurs
de la vie, celle des individus comme des sociétés, là où elle était inaperçue

61
Philippe Ariès

auparavant. Maintenant, son image jadis obscure ou virtuelle émerge de la


non-conscience comme d'une plaque photographique dans le bain du
révélateur.
Une telle tendance est ancienne, et remonte au moins au xviir siècle du
marquis de Sade. Mais nous Pavons vue se hâter, dans les deux dernières
décennies, comme à un paroxisme.
La connaissance et la reconnaissance de l'homosexualité ont été Pun des
aspects les plus saisissants de cette pansexualité. Je me demande s'il n'y a
pas un rapport entre l'extension du domaine d'une homosexualité
normalisée et l'affaiblissement du rôle de l'amitié dans notre société
contemporaine. Il était très grand autrefois. La lecture des testaments le
montre. Chose curieuse, le mot avait pourtant alors un sens moins restreint
qu'aujourd'hui et servait aussi bien à désigner l'amour, au moins l'amour
des fiancés et des époux. Il me semble qu'une histoire de l'amitié montrerait
son déclin aux xix' et xx* siècles chez les adultes - au profit de la famille
proche — et son repli en deçà, chez les adolescents. Elle devient un trait de
l'adolescence, qui s'efface ensuite.
Dans les dernières décennies, elle a même été chargée d'une sexualité
consciente qui la rend naïvement ou ambiguë ou honteuse. La société la
réprouve entre des hommes d'âge trop éloignés : aujourd'hui, le vieil
homme et l'enfant de Hemingway, au retour de leur promenade en mer,
éveilleraient les soupçons de la brigade des mœurs et des mères de
famille.
Progrès de l'homosexualité et de ses mythes, recul de l'amitié, extension
de l'adolescence qui s'installe massivement au cœur de la société globale :
tels sont des caractères essentiels de notre temps que lie je ne sais quelle
corrélation.

Il y a une trentaine d'années (disons une génération plus tôt), une


réflexion sur l'homosexualité aurait fait une grande place à l'amitié
ambiguë, à l'amour qui poussait irrésistiblement un homme vers un autre
homme, une femme vers une autre femme, passions tragiques qui se
terminaient parfois par la mort, ou le suicide. Les exemples présentés
auraient été Achille et Patrocle (deux camarades), Harmodius et Aristo-
giton (l'adulte et l'éphèbe), les amants ambigus et mystérieux de Michel-
Ange, de Shakespeare, de Marlow, et, plus près de nous, l'officier de la pièce
de Julien Green, Sud. Il n'y a rien de tout cela dans l'analyse de Michael
Pollak, et dans son tableau de l'homosexualité. Celle-ci refuse l'illusion de
la passion du cœur, de l'amour romantique. Elle se présente comme le
produit d'un marché strictement sexuel, un marché de l'orgasme.
A vrai dire, le sentiment n'est pas absent de cette société homosexuelle,
mais il est reporté après la période d'activité sexuelle, toujours brève :
l'homosexualité répugne aux longs engagements, en quoi elle ne diffère pas
de l'hétérosexualité d aujourd'hui. On ne s'aime plus pour la vie, mais dans
l'intensité de l'instant non renouvelable, une intensité peu compatible,
semble-t-il, avec la tendresse, le sentiment. Celui-ci est réservé aux anciens
combattants.
Les anciens amants, nous dit Michael Pollak, se retrouvent comme des

62
Réflexions sur Vhistoire de V homosexualité

frères, dans une innocence d'où le désir est désormais banni comme
incestueux. Après, mais pas pendant.
Nous parlions un peu plus haut de la pansexualité d'aujourd'hui, une
sexualité partout diffusée. C'est un des aspects de la sexualité
contemporaine. L'autre qui apparaît, à première vue, comme opposée, est la
concentration de la sexualité, ou plutôt sa décantation. Elle est à la fois
séparée de la procréation et de l'amour au sens ancien et débarrassée des
contaminations sentimentales qui les rapprochaient jadis de l'amitié. Elle
est accomplissement des pulsions profondes qui permettent à l'homme ou à
la femme de s'épanouir dans l'instant vécu comme une éternité dans
l'orgasme. Ne dirait-on pas que l'orgasme est sacralisé? C'est pourquoi
l'homosexualité, parce qu'elle est par nature étrangère à la procréation,
parce qu'elle est absolument neuve et indépendante, en marge des
traditions, des institutions, des liens sociaux, peut aller jusqu'au bout de la
dichotomie sexuelle qui privilégie l'orgasme. Elle devient une sexualité à
l'état pur, et par conséquent, une sexualité pilote.
Dans nos anciennes sociétés, la sexualité était contenue à l'intérieur soit
de la procréation, et elle était légitime, soit de la perversité, et elle était
condamnée. Hors de ces limites, la place était libre au sentiment.
Aujourd'hui le sentiment est capté par la famille. Celle-ci, autrefois, n'en
tenait pas le monopole. C'est pour cette raison que l'amitié jouait le rôle
important que nous avons signalé. Mais le sentiment qui liait les hommes
débordait l'amitié, même dans son sens large. Il irriguait de nombreuses
relations de service qui sont aujourd'hui remplacées par le contrat. La vie
sociale était organisée à partir de liens personnels, de dépendance et de
patronage, d'entraide aussi. Les rapports de service, les rapports de travail
étaient des rapports d'homme à homme qui évoluaient de l'amitié ou de la
confiance à l'exploitation et à la haine — cette haine qui ressemble à
l'amour. Ils ne s installaient jamais dans l'indifférence ou l'anonymat. On
passait des relations de dépendance à celles de clientèle, de communauté, de
lignage et aux choix plus personnels. On vivait donc dans un réseau de
sentimentalité à la fois diffuse, et aussi aléatoire, qui n'était que
partiellement déterminée par la naissance, le voisinage, et qui était comme
catalysée par des rencontres de hasard, par des coups de foudre.
Encore une fois, une telle sentimentalité restait tout à fait étrangère à la
sexualité, qui l'a envahie plus tard. Pourtant, nous le devinons aujourd'hui,
elle ne devait pas être tout à fait absente des bandes de jeunes garçons du
Moyen Age, que Georges Duby a décrites, ni des grandes amitiés de la Geste
ou du Roman, qui concernaient de très jeunes gens. Des amitiés
particulières? C'est le titre, d'ailleurs, d'un roman de Roger Peyrefîtte — un
chef-d'œuvre - où les relations gardent une ambiguïté, une indécision qui
s'effaceront dans les œuvres postérieures du même auteur, où
l'homosexualité s'affiche au contraire comme une espèce aux caractères tranchés.
Je pense que c'est à partir d'une sentimentalité en apparence a-sexuée que
s'enracine, dans certaines cultures (Quattrocento italien, Angleterre
élizabéthaine), une forme d'amour viril aux limites de l'homosexualité,
mais d'une homosexualité qui ne s'avoue ni ne se reconnaît, qui laisse
subsister l'équivoque, moins par crainte des interdits que par répugnance à

63
Philippe Ariès

se classer dans Tun des deux compartiments de la société du temps : le


non-sexuel ou le sexuel. On s'attardait dans une zone mixte, qui
n'appartenait tout à fait ni à Tun ni à l'autre.
Il n'est pas toujours facile de faire le diagnostic de l'homosexualité. On ne
sait pas bien qui était vraiment homosexuel ou qui ne l'était pas, tant les
critères sont ou anachroniques (ceux de notre temps) ou polémiques (les

que
un regard à la fois neuf et sans anachronisme psychanalytique — paraît plus
complexe que ne le feraient croire les codes très stricts et très précis de la
morale religieuse du temps.
Certes, il y a bien des indices dans le sens d'une répression
intransigeante. Comme, par exemple, cet extrait du Journal de Barbier, daté du
6 juillet 1750: «Aujourd'hui, lundi 6, on a brûlé en place de Grève,
publiquement, à cinq heures du soir, deux ouvriers, savoir : un garçon
menuisier et un charcutier, âgés de dix-huit et vingt-cinq ans, que le guet a
trouvés en flagrant délit de sodomie. On a trouvé que les juges avaient eu la
main un peu lourde. Il y avait apparemment un peu de vin de trop pour
pousser l'effronterie à ce point » (à ce point de publicité). S'ils avaient pris
quelques précautions! D'ailleurs, on est entré dans une ère de ruse policière
qui permet de surprendre afin de mieux punir : « J'ai appris à cette occasion
que, devant les escouades à pied, marche un homme vêtu de gris, qui
remarque ce qui se passe dans les rues sans être suspect, et qui ensuite fait
approcher l'escouade 2. L'exécution a été faite pour faire un exemple,
d'autant que l'on dit que ce crime devient très commun et qu'il y a
beaucoup de gens à Bicêtre de ce fait. » On préférait enfermer à l'Hôpital
général les « pécheurs publics ».
La condamnation de l'homosexualité semble sans appel. Mais, alors, où
commençait-elle? Ce n'était pas si simple! Peut-être la répression morale
tendait-elle, à l'époque de Barbier, à se crisper et à fixer la catégorie
délictueuse qu'elle voulait saisir. Nous possédons une opinion plus
ancienne, d'une époque qu'on pourrait croire plus rigoureuse (la fin du
xiii* siècle) : celle de Dante. Sa hiérarchie des damnés, comme la hiérarchie
des péchés de saint Paul, ou celle plus minutieuse des Pénitentiels, donne
une idée de la gravité relative des fautes, de leur évaluation.
Chez saint Paul, les luxurieux viennent après les homicides. Dante les
situe juste à l'entrée de l'Enfer, tout de suite après le Limbe, « noble
château » où « sur le vert gazon » subsistent d'une vie atténuée et sans autre
souffrance que la privation de Dieu les « gens illustres », Homère et Horace,
Aristote et Platon, qui ont vécu avant le Christ. Les patriarches de l'Ancien
Testament y transitèrent jusqu'à ce que le Christ ressuscité les fît sortir. Les
autres, les païens comme Virgile, y demeurèrent, occupant ainsi le premier
cercle de l'Enfer. Le second cercle est plus sinistre, Minos y tient son
tribunal, mais les peines y sont encore douces, en comparaison de celles des
sept autres cercles : c'est la tempête, la tempête des désirs qui continue à
emporter dans l'au-delà les âmes qui y avaient cédé dès ici-bas. « Un lieu
privé de toute lumière qui mugit comme la mer, dans la tempête, quand la

64
Réflexions sur Vhistoire de V homosexualité

frappent les vents contraires. » « Je compris qu'à ce genre de supplice


étaient condamnés les pécheurs charnels qui abandonnent la raison au
désir. » Quelques-uns sont de vrais pervers, comme la reine Sêmiramis :
« au vice de luxure elle fut si rompue qu'elle rendit par sa loi licite la licence
pour supprimer le blâme qu'elle méritait » : tout était permis. Mais ces
authentiques luxurieux, authentiques selon nos normes, sont recrutés dans
l'Antiquité lointaine et légendaire de Sêmiramis et de Cléopâtre. Tout autre
est la confession d'une contemporaine de Dante, la belle Francesca da
Rimini. Nous n'oserions plus aujourd'hui, après A. de Musset et Tolstoï,
l'exclure à jamais du Bonheur de Dieu, tant sa faute nous paraît légère, sa
souffrance pathétique, tant son amour est profond. « Amour qui enflamme
si vite un noble cœur, s'empara de celui-ci [son amant, qui l'accompagne
dans l'Enfer] pour le beau corps qu'on m'a ravi[...] Amour, qui à aimer
contraint qui est aimé, me fît prendre de lui un plaisir sifort que, comme tu
le vois, il ne m'abandonne pas encore. » Ne nous trompons pas, Dante a dû
placer le couple parmi les damnés, mais il pense comme nous aujourd'hui,
et quelque chose en lui se révolte, où je reconnais la tension entre la loi
dictée par les clercs et la résistance instinctive du peuple pourtant fidèle. En
entendant pleurer les deux amants perdus, « de pitié, je défaillis comme si
j'allais mourir et je tombai comme un cadavre ». Il n'y a rien de répugnant
chez ces damnés, et ils se situent à la frontière du royaume des supplices, là
où ceux-ci sont les plus légers. Cependant ces amants pitoyables qui ont
toute l'indulgence de Dante sont classés dans les mêmes catégories que des
pervers authentiques comme Sêmiramis et Cléopâtre.
Le cercle des luxurieux ne comprend pas les « sodomites » que saint Paul
associait, lui, aux adulteri, aux molles, auxfornicarii. Dante les a déplacés
pour les situer non plus chez les pécheurs « d'incontinence » ', mais très
loin chez les violents, les pécheurs par « malizia », dans le septième cercle.
C'est déjà assez bas, ce n'est pas le cercle le plus bas, le neuvième, celui de
Caïn et de Judas, celui des traîtres, meurtriers - le fond de l'Enfer où Satan
est tapi.
Laissons Dante s'expliquer lui-même (XI, 28) : « Le cercle est tant rempli
de violents, mais comme la force s'exerce contre trois personnes, il est divisé
et construit en trois enceintes. On peut faire violence à Dieu, à soi-même, au
prochain. »
1. Violence contre le prochain : les homicides, les pillards, les brigands.
2. Violence contre soi et contre ses biens (on remarquera cette
association de l'être et de l'avoir qui paraît une caractéristique essentielle
de l'homme du second Moyen Age) : les suicidés et les dissipateurs.
3. La violence contre Dieu, la plus grave.
On peut faire violence à la Divinité en la niant dans son cœur et en la
blasphémant. C'est le premier cas, celui non pas des incroyants, des
idolâtres, mais des blasphémateurs. Le second cas est celui de « Sodome et
de Cahors », c'est-à-dire des sodomites et des usuriers (les Cahorsins). Les
uns et les autres sont mis à peu près sur le même plan : ils ont chacun à leur
façon méprisé la bonté de Dieu et la nature. Voilà leur crime; cependant,
celui des sodomites est considéré comme moins grave que celui des
usuriers.

65
Philippe Ariès

Dante n'éprouve d'ailleurs aucune répugnance à frayer avec la troupe des


sodomites. Bien plus, il reconnaît parmi eux son vieux maître toujours bien
aimé Brunetto Latini. Il lui parle avec un respect, une reconnaissance, une
affection qui paraissent à un homme du xx* siècle incompatibles avec une
conduite coupable, à laquelle d'ailleurs il ne fait aucune allusion, dans le
bref dialogue qu'il a avec lui 4 : « Elle me reste gravée dans l'âme et
maintenant elle m'attriste [pitié pour son état de damné], votre chère et
bonne image paternelle, du temps où sur la terre, vous m'enseigniez
comment l'homme se rend immortel, et combien je vous en sais gré, il
convient pendant que je vis qu'on l'apprenne par mes paroles. » Voilà
comment un homme de 1300 parlait à un sodomite déclaré. Un sodomite
entre beaucoup d'autres, car la pratique paraissait répandue : « le temps
manquerait » s'il fallait tous les énumérerl Péchés d'intellectuel et de clerc,
d'après Sire Brunetto : « Tous furent clercs et grands lettrés, et de grande
réputation, et [pourtant] souillés sur la terre du même péché. » Mais aussi,
parmi eux, des maris que leurs femmes ont dégoûtés : « Ma femme acariâtre
m'a certes fait plus de tort que tout le reste. » N'est-ce pas une circonstance
atténuante?
Dante n'éprouve pas contre les sodomites l'indignation ou le mépris qu'il
manifeste contre d'autres « fraudeurs ». Rien chez lui qui ressemble de loin
aux éclats du Dr Ambroise Tardieu, dans les années 1870! Et cependant il
ne se fait pas d'illusion sur la gravité de leur péché. Toutefois, cette gravité
n'est pas due à l'incontinence, à l'acte du concubitus, mais à la malizia,
c'est-à-dire à la violence faite à Dieu à travers sa création, la nature. Pour
cette raison, le cas est plus grave, plus métaphysique.
L'intérêt du témoignage de Dante est qu'il est à la fois celui d'un
scolastique, écrivain latin qui a assimilé la conception du monde, de Dieu,
de la nature, des théologiens philosophes du xn* et du xiii6 siècles, et celui
d'un homme quelconque, partageant la sensibilité commune de son temps.
Le théologien condamne, l'homme confesse son indulgence. Péché de clercs,
péché d'éducateurs, peut-être péché de jeunes gens. Dante ne dit rien de
précis, mais il fait cependant constater par Sire Brunetto la fréquence de
pratiques qui n'ont pas vraiment de nom. Les prostituées du quartier Latin,
nous le savons d'autre part, racolaient les écoliers dans la rue, et elles
injuriaient en les traitant de sodomites ceux qui ne cédaient pas à leurs
invites.
Les autorités ecclésiastiques du XV* au xvn* siècles ont été très sévères à
l'égard des banquets de collèges qui étaient des cérémonies d'initiation, des
rites de passage où on buvait beaucoup et où il s'en passait de vertes et de pas
mûres. Sans doute les putains y participaient. Mais les reproches des
censeurs, par leur généralité, laissent entendre une perversité moins définie
que l'usage des prostituées, peut-être de bisexualité plus ou moins
traditionnelle, qui persista longtemps chez les adolescents.
Elle pouvait aussi avoir sa place, cette sexualité indéfinie, dans les
grandes frairies de fin d'année, entre Noël et l'Epiphanie, au temps du
monde à l'envers, des déguisements, des jeux de miroirs, du Lord of Misrule
d'où émerge l'équivoque de la bisexualité, comme le fait remarquer
François Laroque : « En cette zone indécise où se trace le partage entre

66
Réflexions sur l'histoire de l'homosexualité

l'ancienne et la nouvelle année... se profile la question de la différence


sexuelle. Mais, grâce à la magie carnavalesque du déguisement, Violo-
Cesario peut franchir à sa guise la frontière qui sépare les sexes, bissexus
plus que bifrons. »
II ne s'agit pas vraiment d'homosexualité, seulement d'une inversion
rituelle et troublante, au moment des grandes frairies, où les interdits sont
levés mais pour peu de temps et sans conséquence. Et nous retrouvons ici
une ambiguïté qui n'est pas encore tout à fait dissipée aujourd'hui, malgré
le raidissement des homosexuels dans leur volonté d'identité. C'est du
moins ce que suggère une remarque de Laurent Dispot {le Matin,
6 novembre 1979) : « II y a donc des hommes qui ne s'aiment pas? Que dire
des démonstrations que se font des footballeurs après avoir marqué un but?
Ce ne sont pas des " homosexuels ", non. Et pourtant ce qu'ils font à ces
moments-là choquerait les passants, si c'était le fait, en pleine rue, dans la
vie quotidienne, d'homosexuels s'affirmant comme tels. Faut-il en conclure
que les stades et le sport sont une soupape de sûreté de l'homosexualité
masculine normale? »
Philippe Ariês
Paris, École des hautes études en sciences sociales

NOTES

1. Ces lignes ont été écrites dans l'atmosphère d'ordre moral et d'obsession de la sécurité
des années 1979 et 1980.
2. Les dossiers de police ont été très bien étudiés par Philippe Rey dans un mémoire de
maîtrise (sous la direction de Jean-Louis Flandrin) sur l'homosexualité au XVIII* siècle. On
passe alors d'actes homosexuels à une « espèce » d'homosexuels.
3. L'incontinence offense moins Dieu et encourt moins de blâme.
4. Au point qu'on a plusieurs fois soutenu qu'il y avait erreur d'interprétation et que
Brunetto Latini n'était pas à cette place comme sodomite.
Communications

La prostitution dans les villes françaises au XVe siècle


Jacques Rossiaud

Citer ce document / Cite this document :

Rossiaud Jacques. La prostitution dans les villes françaises au XVe siècle. In: Communications, 35, 1982. Sexualités
occidentales. Contribution à l'histoire et à la sociologie de la sexualité. pp. 68-84;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1523

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1982_num_35_1_1523

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Jacques Rossiaud

Prostitution, sexualité, société


dans les villes françaises au xve siècle

Nous savons aujourd'hui que, dans les bonnes villes du XV* siècle, la
prostitution n'était pas seulement tolérée ou secrète; il existait en effet,
même en des agglomérations fort médiocres, des prostibula publica
appartenant à la communauté ou bien dépendant de l'autorité seigneuriale
lorsque la ville n'avait ni corps ni collège. Parfois (à Avignon ou Paris, par
exemple) la « grande maison » était remplacée par un ou plusieurs espaces
officiellement réservés à la prostitution publique. Grande bâtisse, cour
entourée de chambres, « bonne carrière » ou ensemble de rues bordées de
loges et de tavernes, la diversité d'aspect des lieux ne change rien à
l'essentiel : tous sont des espaces protégés où s'exerce officiellement la
fornication. En revanche, il n'est pas inutile de remarquer que certaines
villes ont fait édifier ou entretiennent un prostibulum qui se présente
comme une vaste demeure, alors même que leur domaine public est presque
inexistant, et que les conseillers ne se préoccupent guère des locaux de
l'école. Ordinairement, le bordel est baillé à ferme à une tenancière
(l'abbesse) qui a théoriquement le monopole de la prostitution, doit
recruter et surveiller les filles, faire respecter certaines règles, et rapporter
aux autorités les propos des clients que l'on ne connaît pas. L'abbesse,
fermière des revenus municipaux, est également un agent de renseignement
fort précieux.
Il existe dans chaque agglomération de quelque importance, en plus du
bordel public, un certain nombre d'étuves ou établissements de bains qui,
sauf exception, comportent plus de chambres que de cuves. Chaque quartier
a ses bains, modestes ou confortables. Leurs salles communes permettent
des réunions joyeuses, leurs cuisines sont bien pourvues en pâtés et en vins
et leurs chambres abondamment garnies de jeunes servantes. Malgré tous
les règlements, les étuves servent de maisons de rendez-vous et sont les
centres d'une prostitution notoire et permanente : les véritables maisons de
tolérance du temps.
Mais l'on voit surgir encore, en dehors même de ces lieux et, à vrai dire,
inégalement répartis dans la ville, ce que les contemporains appellent des
« bordelages privés » tenus par des maquerelles, hôtesses et entremetteuses
qui ont à leur disposition — soit entretenues sous leur toit, soit disponibles à
tout moment — une, deux ou trois filles. Il existait, à Dijon, en 1485, dix-
huit de ces centres, tolérés par le voisinage et nullement en marge de la
vie sociale, puisque treize d'entre eux étaient « dirigés » par des veuves
ou des épouses d'artisans qui exerçaient normalement leur métier
(ils étaient laboureurs, boulangers, charpentiers, vignerons et tonne-

68
La prostitution dans les villes françaises au XV siècle

liers) et ne se situaient pas aux derniers degrés de la hiérarchie sociale.


Ces femmes utilisaient pour leur trafic des « filles légères » qui
travaillaient aussi pour leur propre compte, allaient d'hôtel en hôtel,
racolaient dans les tavernes, sur les marchés ou dans les rues, quand elles
ne s'offraient pas sur la place d'embauché. C'est cette troupe changeante de
prostituées secrètes ou occasionnelles qui, périodiquement, se gonflait de
nouvelles venues ou de vagabondes attirées par les gros travaux agricoles,
les foires, les entrées princières ou les fêtes.
L'étonnant n'est pas l'omniprésence de la prostituée, figure depuis
longtemps familière de la rue médiévale, mais bien plutôt la coexistence de
ces cercles concentriques, d'une prostitution occasionnelle, tolérée puis
notoire, enfin publique, la grande maison se dressant à l'une des croisées
cardinales de l'espace politique urbain.
Les autorités ont-elles voulu moraliser la vie urbaine en réduisant les
filles en un « ghetto » municipal et sont-elles incapables de faire respecter
leur loi ? Les conseils veillent bien à ce que soient observées certaines règles
sanitaires : on ferme en temps pestiféré le prostibulum ou les étuves, tout
comme on prohibe les rassemblements commerciaux ou les danses
générales. Quant aux anciens interdits de temps,' ils ont presque disparu. Il
est significatif que certains baux de prostibula soient délivrés à Carême
entrant; cela montre que très anciennement l'interdit de Carême était
respecté. L'ancienne fermière partie, la nouvelle avait le temps de
s'installer, de recruter les filles avant de rouvrir la maison après les fêtes
pascales. Nous n'en sommes plus là : à Arles ou Dijon, les seules périodes
pendant lesquelles les filles font retraite et pendant lesquelles le tenancier
est indemnisé pour le manque à gagner, sont les fêtes de la Nativité et de la
Semaine Sainte. Le reste du temps, la maison est ouverte, dimanche
compris, la tenancière devant veiller à ce que l'on ne s'ébatte point durant
l'office solennel. A Dijon au moins, il ne semble pas que la fréquentation du
prostibulum le dimanche de Pentecôte ait paru scandaleuse.
L'observation des interdits sociaux pesant sur les filles publiques semble
également très partielle et bien souvent oubliée. Les marques d'infamie qui
faisaient de la prostituée une « intouchable » que l'on devait aussitôt
reconnaître pour s'en écarter ne sont plus guère en usage. On rappelle,
certes, dans les statuts avignonnais de 1441, que les meretrices doivent
obligatoirement acheter les mets qu'elles ont pu, au marché, toucher de
leurs mains; mais ces statuts reprennent en grande partie ceux du xiir siècle,
et l'on peut douter de leur application quand on sait que, dans les villes
languedociennes toutes proches (à Nîmes en particulier), les filles
publiques, lors de la Charité majeure (le jour de l'Ascension), pétrissaient
elles-mêmes des gâteaux que les consuls recevaient publiquement afin de les
offrir aux pauvres.
De la même manière, on veut obliger les filles publiques à porter une
« enseigne » (une aiguillette), à sortir « en cheveux », à renoncer aux
fourrures rares ou aux ceintures précieuses, mais ces prescriptions
vestimentaires prennent place dans le cadre d'ordonnances somptuaires
dont la destination générale restreint singulièrement la portée et dont le
fréquent renouvellement atteste suffisamment l'inefficacité.

69
Jacques Rossiaud

Quant aux limites spatiales, elles paraissent bien distendues ; prostïbula


ou bonnes rues ne sont pas des lieux clos. Les prostituées publiques
« gagnent leur aventure » dans les rues, les tavernes, sur la place ou aux
portes des églises. Manifestement, les autorités ne cherchent pas à les
enfermer et elles font preuve d'un laxisme identique à l'égard de la
prostitution tolérée (et cela à Saint-Flour comme à Dijon, Lyon ou
Avignon). A tel point que ce sont parfois les filles de la grande maison qui,
inquiètes d'une concurrence déloyale, plaident auprès du procureur ou du
conseil pour faire interdire un bordelage privé...
Bien sûr, de temps à autre, à la suite d'une mortalité, d'une mauvaise
récolte, de l'arrivée d'un grand prédicateur, on fait preuve de velléités
purificatrices : on ordonne aux concubines et aux filles secrètes de quitter la
ville et l'on feint de découvrir les crimes des maquerelles ou les turpitudes
des étuvistes. Mais, entre 1440 et 1480-1490, ces flambées moralisatrices
sont rares, et, lorsqu'elles se produisent, la dénonciation de la luxure n'est
qu'un préalable parmi beaucoup d'autres à la réforme des mœurs. S'agit-il
d'une année calamiteuse? On expulse pêle-mêle les pauvres, les vagabonds,
les ribauds et les filles. S'agit-il d'une prédication apocalyptique? On veut
tout à la fois réprimer la fornication, interdire le jeu, les blasphèmes, les
vilains serments, chasser les marchands des cimetières, abolir les marchés
tenus les jours de fête, engager les clercs à une irréprochable conduite et les
citoyens à une vie de dévotion. L'influence de ces grandes prédications est
en raison inverse de leurs ambitions. Le grand « saint homme » parti, la vie
reprend son cours, inchangée.
Il existe certes une répression périodique de la prostitution secrète ou
même tolérée; parfois les habitants d'une rue «honnête» dénoncent les
scandales et le mauvais exemple; alors le conseil intervient, mollement.
Mais, quand les procès sont entrepris, les maquerellages ont plusieurs
années d'existence et ne cessent pas pour autant. Lorsque les autorités de la
rue, du quartier ou de la ville attaquent une tenancière, une maquerelle qui,
depuis longtemps, exercent notoirement leur activité, c'est qu'elles ont
contre celles-ci des accusations plus graves que la simple prostitution : des
rixes sanglantes se sont produites, des menaces ont été proférées contre les
voisins ou contre les notables...
Enfin, la fréquentation des étuves ou du prostibulum n'entraîne aucun
déshonneur. On n'y va point en se cachant. On trouve, en ces lieux, des
hommes de toutes conditions, plus aisés dans les étuves que dans le bordel —
lequel n'est certainement pas le repaire des pauvres ou des vagabonds, car
on doit y payer et la fille et le vin. Mais les trois quarts de ces hommes
résident dans la ville même. Sans doute les autorités surveillent-elles les
inconnus qui s'y installent, s'inquiètent-elles quand un étranger ou un trop
jeune fils hante l'endroit trop longuement. Quant aux autres, jeunes fils,
compagnons ou valets, ils ont coutume de s'y « ébattre », comme « toute
manière de gens », reconnaissent les honorables qui préfèrent les voir là
que dans un tripot clandestin. La dépense y est moindre, et le danger aussi.
De plus, on connaît bien les filles, elles ne sont guère inquiétantes.
Le monde des prostituées n'est pas, en effet, celui des étrangères ou des
vagabondes. Les deux tiers des filles dijonnaises étaient nées dans la ville ou

70
La prostitution dans les villes françaises au XV siècle

venaient des campagnes bourguignonnes. Elles avaient les mêmes origines


que les autres habitants et seules 15 % d'entre elles ne faisaient que passer
ou suivaient des compagnons d'aventure. Elles étaient pour les quatre
cinquièmes des filles ou des veuves d'artisans ou de manouvriers. La
misère, la fragilité familiale les avaient rendues tôt vulnérables; pour
presque toutes le « métier » avait commencé vers dix-sept ans, et près de la
moitié d'entre elles y avaient été contraintes par violence; elles avaient
débuté par une prostitution occasionnelle, alliant le travail à la journée et
l'abandon à un ou plusieurs compagnons dont elles étaient les concubines
éphémères ou les servantes obligées. Achetées ou recrutées par les
maquerelles, elles devenaient ensuite chambrières de bains publics puis, tôt
ou tard, échouaient dans la grande maison, soit parce que les tenancières
d'étuves ne voulaient plus d'elles, soit parce qu'elles y étaient conduites par
leurs ruffians, par les autorités municipales ou par les filles publiques
elles-mêmes.
Car, si les proxénètes ne manquent pas (l'exemple vient de haut et les
officiers municipaux ou princiers chargés de faire respecter les règlements
sont souvent des protecteurs notoires), le maquerellage est bien, avant tout,
une affaire féminine. Les accusations, les pièces de procédure, le langage
même en témoignent. Certes les bélîtres, les compagnons vagabonds et
mendiants sont à l'occasion protecteurs de ribaudes qui vivent « sur le
bonhomme » autant que de leur corps. Quelquefois aussi de petits groupes
de valets protègent ou exploitent les filles des faubourgs, mais ils ne font pas
partie du monde de la délinquance ou de la marginalité. La plupart des
filles secrètes ou publiques ont un « ami », un « fiancé » qui peuvent prélever
une partie des gains, mais ils ne sont pas oiseux, ne sont pas organisés en
bandes et ne vivent pas du seul proxénétisme. Il me semble fort révélateur
que le jargon des coquillards n'ait comporté aucun terme concernant la
prostitution ou le proxénétisme, activités tellement publiques qu'elles
n'avaient nul besoin de l'écran protecteur des langues secrètes ou des
sociétés parallèles. Ainsi que l'a remarqué M.-Th. Lorcin, le vocabulaire des
fabliaux, pourtant fort cru, est en ce domaine d'une assez grande
imprécision (le mot « ruffian » désigne également le débauché, et le bélître
comme le houlier sont avant tout des mendiants), et le seul souteneur
campé dans ces œuvres, fils d'une maquerelle et sans grand caractère,
n'intervient dans l'action que pour se faire rouler par sa mère... Mais
retenons ce propos, justement noté par J. Favier; il éclaire très vivement les
conditions de la prostitution publique à Paris dans les dernières années du
XIV* siècle. Des filles pouvaient reprocher à l'une d'elles son attitude qu'elles
jugeaient scandaleuse : elle « soutenait » un homme. Elles l'engagèrent donc
à 1 épouser en loyal mariage... Ainsi c'était la femme qui « soutenait » et non
l'homme, et la normalité, dans ce milieu des filles parisiennes
(rassemblant, rappelons-le, des femmes qui, à Dijon ou à Lyon, auraient relevé à la
fois de la prostitution publique et de la prostitution tolérée), c'était l'état
conjugal dont il n'y a pas lieu de mettre en doute la « légalité » car, dans ces
strates sociales comme dans nombre de faubourgs ou de quartiers
populaires, c'était le voisinage qui reconnaissait — nous y reviendrons — la
conjugalité.

71
Jacques Rossiaud

II existait des souteneurs, bien sûr, mais, s'ils semblent n'avoir joué
qu'un rôle effacé, c'est peut-être que les filles qui avaient franchi le pas de la
prostitution publique avaient un « statut », qu'elles étaient protégées par la
communauté et que, au moins entre les années 1440 et 1490, la ville étant
relativement prospère, il y avait sans doute plus d'inconvénients que
d'avantages à se faire houlier, du moins à temps plein. C'est certainement
aussi parce que les filles avaient un sens de la solidarité naturellement
fondé sur celui de leurs intérêts. Leur commune détresse, leur vie collective
les rendaient parfois assez fortes pour agir en groupe et pour aller, lorsque
les affaires n'étaient pas très bonnes, faire la chasse aux filles secrètes. Elles
usaient à l'égard des nouvelles venues des rites du compagnonnage, leur
imposaient une « bienvenue », buvaient ensemble le « vin du métier »,
qualifiaient leur abbesse de « mère » à l'imitation des compagnons
itinérants qui appelaient ainsi l'hôtesse ayant charge de les accueillir. Les
contraintes matérielles, les traditions reçues des plus anciennes, les règles
imposées par la ville développaient chez elles une certaine mentalité
« corporatiste ». Elles prêtaient serment aux autorités, versaient
hebdomadairement quelques deniers au guet de nuit qui était censé les protéger,
participaient aux dépenses communes, prenaient leur repas ensemble, soit
dans la maison, soit dans les tavernes proches, devaient enfin observer
quelques règles professionnelles qui leur étaient inculquées par l'abbesse ou
bien émanaient de leurs propres usages : elles ne pouvaient pas accueillir
ensemble deux parents, devaient (théoriquement) se refuser aux hommes
mariés de la ville ou aux trop jeunes fils, et sans doute n'acceptaient-elles de
mettre leur corps au service de leurs clients que pour des relations sans
détours. Car dans le prostibulum ou dans les étuves les plus notoirement
prostibulaires, tout semble s'être déroulé fort simplement. Quand des
voisins « scandalisés » dénoncent les « turpitudes » qui se déroulent non loin
de leur hôtel et se risquent à les décrire, que découvre-t-on? Des ébats où les
partenaires sont nus... Quand ces mêmes voisins font de Jeanne Saignant,
tenancière dijonnaise, l'incarnation de la luxure et de la perversité, que
rapportent-ils de son comportement scandaleux? On l'avait vue, un jour,
faire l'amour debout, et, d'autres fois, observer les « gracieuses contenances
qui se faisaient es chambres » de son hôtel. Mais ces « gracieuses
contenances » étaient celles de couples éphémères qui, dans la très relative
discrétion d'une chambre, vivaient leur aventure « selon nature ». Les lieux
de la prostitution publique ne semblent pas avoir été des espaces de
transgression. Dans la littérature des fabliaux, il en était ainsi, déjà, tout
XIV*
commesiècledans
étudiées
la par
réalité
R. Lavoye.
quotidienne
Toutes des
les relations
petites judiciaires
villes provençales
dijonnaises
du
conduisent à une même impression : celle d'une sexualité tranquille
correspondant bien à l'érotisme contenu dans les recueils de devinettes
obscènes compilées au milieu du xv* siècle dans les pays bourguignons. Rien
ne paraît différencier les comportements des fornicateurs qui se rendent
dans le prostibulum poussés par « nature » de ceux des époux ou des
concubins dans l'intimité de leurs hôtels.
Les normes des relations sexuelles dans le bordel ou les étuves ne
contreviennent apparemment en rien aux normes des relations conjugales.

72
La prostitution dans les villes françaises au XV siècle

Sur ce plan, la prostituée ne s'oppose pas à la famille. Elle ne contredit ni ne


subvertit Tordre conjugal. Dans les transpositions littéraires, elle surgit
même parfois pour venir en aide à une famille en détresse. Auxiliaire de la
famille? C'est bien ainsi d'abord que la considéraient les notables.

Dans la ville du xv* siècle, les représentations de la famille dominent les


monuments publics, les lieux de la dévotion et les rassemblements de
voisins. Les automates juchés sur les tours d'horloge expriment à tout
venant les hiérarchies familiales; les retables des chapelles de confréries
content l'histoire d'une Sainte Famille que les peintres figurent selon les
modèles contemporains ; toutes les fêtes de quartier s'ordonnent comme des
fêtes familiales et, au centre de la table de banquet, trônent un roi et une
reine éphémères, faux mariés entourés de leurs enfants. La communauté
tout entière s'imagine comme un vaste rassemblement de chefs de feux. Ces
feux forment les cellules sociales élémentaires autour desquelles tout
s'organise. L'imaginaire urbain - les grands traumatismes
démographiques renforcent encore ce trait - est avant tout un imaginaire familial.
Si les images de la famille reviennent avec une telle insistance, ce n'est
pas seulement parce que celle-ci est le lieu des partages et des solidarités les
plus fortes, mais parce qu'elle est également le signe visible de
l'enracinement et de la réussite, tout à la fois modèle inébranlable et réalité sans
cesse menacée par les pestes et les turbulences.
Car le mariage est toujours, malgré un assouplissement dont il faudrait
pouvoir mesurer l'ampleur, une « victoire sociale » (P. Toubert). Autant que
nous puissions en juger d'après quelques analyses ponctuelles (à Reims ou
Dijon), les hommes, même lorsque la population parvint à son niveau le
plus bas (entre 1420 et 1450), se mariaient à un âge relativement tardif:
vers vingt-quatre - vingt-cinq ans dans les strates médianes et inférieures
de la société urbaine. A leur premier mariage, les époux ne semblent pas
avoir été beaucoup plus âgés que leur femme, rares étant les familles
capables de doter leur fille à l'âge présumé idéal pour le mariage, disons
vers quinze ans. En revanche, conséquence des épidémies et de la
surmortalité féminine, les ruptures de couples étaient très fréquentes et les
secondes ou troisièmes noces fort nombreuses. Celles-ci accentuaient les
inégalités d'âge, et il n'était pas rare de voir des conjoints séparés par dix,
quinze ou vingt années. Dans la négociation complexe que représentait le
mariage, en dehors même de la richesse, de l'origine ethnique ou
professionnelle, la fraîcheur de la femme constituait, surtout pour l'homme
installé, et pour des raisons faciles à comprendre, un élément fondamental
de l'union. A l'inverse, de jeunes veuves — à supposer qu'elles aient eu
véritablement une liberté de choix — pouvaient, entre deux éligibles,
pencher pour le plus mûr, associant dans cette décision des considérations
de sécurité immédiate à des calculs plus lointains.
Plus concrètement, 30 % des Dijonnais âgés de trente à trente-neuf ans
avaient une femme de huit à seize ans leur cadette, et 15 % des
quadragénaires ou des quinquagénaires une compagne de vingt à trente ans
plus jeune. Ils avaient donc choisi leur épouse dans un groupe d'âge où ils
entraient en concurrence avec les jeunes, et plus d'un tiers des filles à

73
Jacques Rossiaud

marier ou des femmes remariables étaient ainsi retenues par les hommes
établis ou âgés. Tel était le modèle conjugal reproduit par les images ou les
groupes sculptés et qui répondait bien aux traditions du gouvernement de la
famille, à la révérence obligée de la jeune femme envers l'autorité maritale,
aux nécessités de la descendance et aux préoccupations d'un époux songeant
à assurer sa vieillesse.
Cette société des hommes établis se heurtait naturellement à bien des
turbulences : en premier lieu, à celles des célibataires, des jeunes qui
eurent, peut-être au lendemain des grandes récurrences pesteuses, une
conscience avivée de la vulnérabilité de leur état. Chroniqueurs et médecins
notaient tous que les adolescents étaient plus sensibles que d'autres à la
maladie et l'on savait que les adultes installés recueillaient les moissons de
la mort. Sans doute, ainsi que l'a montré P. Desportes, y aurait-il quelque
témérité à se représenter les sociétés de ce temps comme à dominante
juvénile. Néanmoins, même à un moment où les rangs des jeunes avaient
été particulièrement creusés par les mortalités antérieures, à Reims, en
1422, les jeunes mâles âgés de quinze à vingt-cinq ans comptaient, dans la
paroisse Saint-Pierre (pourtant aisée), pour 60 % des adultes mariés ou en
âge de remariage (de vingt-cinq à quarante-cinq ans), sans même parler des
soixante-sept gars de douze à quinze ans dont les comportements n'étaient
pas sans donner quelques soucis aux chefs d'hôtels. Il serait faux de parler
d'une seule « jeunesse » : les fils des familles de bourgeois ou même de
médiocres, n'étaient pas confrontés aux mêmes problèmes que les apprentis
ou les jeunes salariés. Néanmoins tous connaissaient des contraintes
lourdes et impatiemment supportées. L'apprentissage donnait bien accès à
un milieu familial mais ne signifiait en rien intégration à la famille. Il
impliquait une lourde tutelle, l'assujettissement à une discipline imposée en
dehors même des heures de travail, par le maître - passe encore -, mais
parfois aussi par la femme du maître, souvent guère plus âgée que les
apprentis ou les compagnons qu'elle commandait en son logis. Les jeunes
fils subissaient l'autorité parentale mais, conséquence du mariage
relativement tardif, le père passait le seuil de la vieillesse quand le fils sortait de
l'adolescence, ou bien celui-ci devait obéir à un parâtre ou une marâtre et
cohabiter avec les rejetons d'un premier lit.
Tous enfin ne pouvaient demeurer insensibles - au moins
temporairement -, aux inégalités de l'ordre conjugal, à leur exclusion de la vie
municipale, des charges et du pouvoir. Beaucoup — travailleurs des arts
mécaniques — étaient arrivés récemment dans la ville (à l'âge de
l'apprentissage ou de l'embauche), et ces jeunes immigrés cherchaient à
s'agréger à des gars de leur condition et de leur origine. Les uns cherchaient
à échapper aux dépendances en partant à l'aventure : ils allaient « hanter les
pays » ou bien « voir le monde » de ville en ville; les autres, plus nombreux,
cherchaient l'aventure dans la ville même. La nuit venue, à l'heure où les
chefs d'hôtels calfeutraient leurs huis, où les tavernes et les tripots devaient
fermer leurs portes et où seules les patrouilles du guet étaient en droit de
parcourir les rues, les jeunes fuyant l'atmosphère étouffante d'une chambre
sans lumière où cohabitaient parents, enfants et serviteurs, brisaient leur
isolement et leur ennui, et retrouvaient dehors leurs compagnons. On

74
La prostitution dans les villes françaises au XV siècle

allait* en petite bande, boire, jouer aux dés, régler ses comptes à une bande
rivale, narguer les autorités, exercer sa justice, effrayer le bourgeois,
rejoindre une fille complice ou en terroriser une autre.
Il arrivait, en effet, que l'équipée nocturne se terminât en rixe et, plus
souvent, par l'agression d'une femme. On peut estimer qu'une vingtaine de
« viols publics » (sont appelés ainsi les viols commis en dehors du milieu
domestique ou des officines prostibulaires) étaient annuellement commis à
Dijon. Les quatre cinquièmes d'entre eux étaient des agressions collectives.
Les auteurs de ces attaques, nous les connaissons bien : ce sont des fils ou
des valets résidant régulièrement dans la ville. Une agression sur dix
seulement est imputable à des hommes de main ou à des marginaux. Ces
groupes de violeurs comprenaient parfois jusqu'à dix ou quinze membres,
mais le plus souvent cinq ou six : compagnons à marier, âgés de dix-huit à
vingt-cinq ans, d'un même métier ou de professions connexes, et qui
suivaient un ou deux individus plus expérimentés. Si l'un des participants
avait déjà eu affaire à la justice, les autres n'étaient pas des spécialistes de la
violence sexuelle. La bande nocturne n'avait rien d'un gang, n'était pas
marquée d'une délinquance particulière; elle prolongeait seulement les
solidarités quotidiennes. Pas plus que leurs agresseurs, les victimes
n'étaient des marginales. Il s'agissait de servantes, de filles de manouvriers
ou d'artisans pauvres ou bien de veuves et de femmes temporairement
isolées : les premières avaient de seize à vingt ans, les autres rarement plus
de vingt-cinq ans.
Les attaques se déroulaient presque toujours de la même manière : fort
rarement dans la rue, où, le soir, les femmes ne se hasardaient pas, même
accompagnées. Presque toujours les jeunes forçaient la porte d'une maison,
tandis que leurs complices jetaient des pierres dans les volets des voisins
afin de les empêcher d'intervenir; ils faisaient irruption dans la chambre et
là, mêlaient les invites obscènes aux insultes et aux coups, puis violaient la
fille sur place ou bien l'entraînaient, terrorisée, dans une maison où l'on
savait être tranquille. On avait parfois, dans les nuits précédentes, « tocqué
à l'huis » ou mené grand tapage, bon prétexte pour diffamer une fille ou une
femme que le voisinage pouvait alors suspecter, ce qui facilitait ensuite
l'agression.
Certaines de ces violences pouvaient paraître « légitimes » - le viol d'une
prostituée n'étant pas assimilé au rapt — et il est bien certain que
quelques-unes des Dijonnaises qui furent ainsi enlevées avaient fait « folie
de leur corps », pratiqué une prostitution occasionnelle ou été, quelque
temps, concubines de prêtres. Les compagnons entendaient bien se servir
d'elles sans payer : déshonnêtes, elles devaient être communes à tous. Le
« jeu » était cependant fort cruel quand il avait pour cible une fille qui,
anciennement et par pauvreté, avait dû faire commerce de son corps, mais
s'était efforcée, depuis, de vivre de son travail et de « regagner son
honneur ». Des violences identiques étaient commises envers des femmes
que rien ne permettait de suspecter, hormis leur éloignement du domicile
familial : leur seul crime était alors d'avoir enfreint une règle
fondamentale, la 8édentarité. Ces mêmes agressions frappaient des jeunes femmes
dont la situation était tenue pour irrégulière: les unes parce qu'elles

75
Jacques Rossiaud

avaient fui le domicile d'un mari brutal ou dissipateur de biens, d'autres


parce qu'elles demeuraient seules ou bien partageaient la chambre d'une
compagne... Ces « chasses joyeuses » étaient enfin dirigées contre des filles
qui travaillaient à la journée, allaient donc d'hôtel en hôtel, trois jours ici,
quelques semaines là, et offraient ainsi prise à toutes les suspicions.
D'avance, les compagnons agresseurs culpabilisent leur victime en la
traitant de putain; ils agissent au nom d'une morale et se présentent en
justiciers. Et c'est bien Te trait dominant de cette violence : elle procède
d'une ségrégation ordinaire et d'une conception fort sommaire selon
laquelle la fille ne peut être que pure ou publique. Peut-être aussi la
participation à un acte violent, en ce domaine comme en d'autres, est-il un
moyen d'affirmation de soi dans les bandes nocturnes, une épreuve. Mais,
chez les compagnons pauvres et les fils misérables, l'attaque exprime des
pulsions plus profondes encore : le refus d'un ordre. On disait de certaines
jeunes servantes qu'elles étaient « tenues » par leur maître, des chambrières
de prêtres, et parfois de robins, qu'elles étaient des « ribaudes », et enfin que
les femmes dont le mari était absent devaient « faire plaisir aux
compagnons ». Par le viol, on marquait la jeune veuve ou la fille à marier en
la faisant déchoir; souillée, elle était de moindre prix sur le marché du
mariage; même innocente, elle voyait se réduire dangereusement ,1a
distance qui la séparait des « filles abandonnées ». Si elle demeurait dans la
ville, elle risquait fort de retomber aux mains des compagnons, puis d'avoir
à servir dans les étuves prostibulaires. Si elle partait dans une autre ville,
elle prenait le chemin fort risqué de l'itinérance et donc de l'aventure.
Menace pour l'ordre conjugal? Ces agressions demeuraient, dans
l'ensemble, contenues en d'étroites limites sociales. Très rares étaient les
épouses d'artisans aisés ou de marchands ainsi agressées. C'est pourquoi les
autorités municipales ne s'inquiétaient pas outre mesure de violences qui
déchiraient surtout les humbles. A l'extrême limite, ces agressions étaient
utiles : elles entretenaient les discordes. Mais à la condition express qu'elles
ne débordassent point leur terrain habituel.
Les notables des conseils de ville adoptèrent donc, face à ces turbulences,
une triple politique.
1. La justice urbaine ne cherchait pas à s'imposer, elle poussait à
l'arbitrage, n'intervenait que sur plainte : la plupart de ces affaires de
mœurs n'allaient donc pas devant la justice et surtout les procédures
commencées se terminaient rarement par une sentence. Sauf lorsque la
victime était une femme d'état ou bien une enfant. Pour le reste, le
procureur incitait à un accord et laissait aux solidarités de paroisse, de
quartier ou de métier, le soin de régler, avec ou sans son aide, le montant
des compositions. A eux de sanctionner les coupables, de maintenir la paix
et de veiller à la pureté des mœurs. On sait que, dans toutes les confréries,
les adhérents s'engageaient sous peine d'exclusion à se porter aide mutuelle
et à observer les arbitrages rendus par les bayles ou les courriers.
2. C'est dans le but de contenir la violence tout en donnant aux jeunes le
moyen d'exprimer leurs rancœurs et de donner libre cours à leurs « folies »
que les autorités urbaines favorisèrent et encadrèrent les confréries
joyeuses, encore dites « abbayes de jeunesse ». Solidarités fondamentales,

76
La prostitution dans les villes françaises au XV siècle

celles-ci associaient célibataires et remariables, adolescents et adultes, à


l'exclusion des « enfants jeunes » et des hommes d'âge mûr. Elles avaient
justement pour charge de contrôler la conduite des époux ou des filles, et
leurs chefs se voyaient déléguer le pouvoir d'aller tocquer à l'huis d'une fille
dont on suspectait la pudeur, de décider des formes à donner au charivari,
de débattre des cas de mariage et d'organiser les chevauchées burlesques.
Ces manifestations se déroulaient avec l'assentiment des pouvoirs
territoriaux et ne se terminaient pas violemment. Les abbayes orientaient donc les
loisirs et les jeux des jeunes, tempéraient leurs ressentiments en les laissant
bruyamment s'exprimer et, surtout en leur sein, les structures
hiérarchiques, patriarcales ou idéologiques paraissaient peu contraignantes; les
démonstrations abbatiales et leurs violences tempérées laissaient libre
cours à la joie et à la spontanéité. Elles socialisaient, elles proposaient des
modèles de comportements, et, notamment, afin d'éviter des crimes plus
graves (violence ou adultère), la fornication municipalisée dans la grande
maison.
3. C'est bien, en effet, dans ce contexte qu'il faut replacer le prostibulum
publicum. Ce n'est pas pure coïncidence si, dans les régions où les confréries
joyeuses portent le nom d'abbaye, la tenancière est justement qualifiée
d'abbesse. A Toulouse, la maison publique est même couramment appelée la
« grande abbaye »; partout, aux « hommes joyeux » correspondent les « filles
joyeuses », et l'abbé conduit ses « moines » dans la grande maison des filles
« claustrières ». Voilà pourquoi l'attitude des autorités municipales n'est pas
de simple tolérance : leurs relations avec les tenanciers sont tout à fait
normales; rien ne les distingue des autres fermiers du domaine public. On
les incite (à Aies) à rechercher « de belles et plaisantes filles putains », des
« partenaires à paillardise belles et agoustantes » et les filles sont dites, à
Romans, « pour l'utilité de la chose publique », tandis que la maison est, à
Saint-Flour, « ordonnée au service commun ». Ainsi se justifie la manière
dont on évoque le prostibulum : « grande maison », « maison commune » ou
encore « maison de la ville ». Et l'on comprend pourquoi la communauté
des fillettes est tout entière rassemblée le jour de la Charité, pour voir, sur
la grand-place, le consul majeur embrasser l'abbesse qui vient de lui
remettre une fougasse.
Voilà également pourquoi le bordel municipal est ouvert le soir, les
veilles de fêtes et même le dimanche : il faut bien que la maison puisse
remplir sa fonction, que les compagnons et les artisans aient l'occasion de
s'y rendre, en dehors des jours et des heures ouvrables. Cette fornication est
à bas prix, accessible aux menus, aux jeunes compagnons. Les honorables
reconnaissent que les bons jeunes fils, ceux qui se « gouvernent doucement »
ont coutume de fréquenter l'endroit. Et puis, tous les argumentaires y
insistent, les filles communes contribuent à défendre l'honneur des femmes
d'état; elles évitent des faits plus scandaleux que la simple fornication, tout
comme les filles d'étuves qui accueillent, sans qu'il s'ensuive de scandale,
des hommes mariés ou bien des clercs et des ecclésiastiques.
Résumons : dans la société citadine du milieu du xv* siècle, les chefs
d'hôtels, soucieux de contenir les turbulences et la brutalité juvéniles, font
de la prostitution publique une institution de paix. Un des instruments de la

77
Jacques Rossiaud

« bonne policie », c'est la « bonne maison ». Ils répriment modérément les


violences sexuelles quand elles s'exercent sur des femmes « de petit estât »,
donc d'honnêteté suspecte, qui ne sont pas efficacement protégées par les
réseaux de solidarité professionnels ou territoriaux. Ils encouragent, enfin,
les confréries de jeunesse, lesquelles incitent au plaisir charnel, à la chasse
joyeuse des « gélines » et exaltent « dame nature » satisfaite grâce aux bonnes
dames.
Tel était l'objectif idéal. Le bon fonctionnement d'un tel système moral
impliquait certaines conditions sociales et culturelles afin qu'il fût plus
protecteur que corrupteur. La prostitution publique et revendiquée par la
ville n'eut qu'un temps : celui de 1' « intervalle » éphémèrement doré des
salaires.
Depuis longtemps des prostibula existaient dans les cités du Bas-Rhône ou
dans celles du Languedoc. Il semble néanmoins que le passage d'une
prostitution tolérée à une prostitution ouvertement prise en charge par les
municipalités soit un fait relativement récent au XV siècle. Ce phénomène
doit, bien sûr, être mis en relation avec l'élargissement des compétences
municipales, au moins dans les villes dont l'autonomie fut renforcée par les
crises du milieu du xiv* siècle. Toutefois, c'est dans les dernières années du
xiv* siècle qu'une cité comme Tarascon fit construire, sur les deniers
communs, une grande maison commune. C'est dans les années 1440 que le
bordel de Saint-Flour fut acheté par la municipalité, en 1439 que les élus de
Bourg-en-Bresse dotèrent leur ville d'une maison, en 1440 que ceux de
Villefranche-sur-Saône achetèrent le prostibulum qu'ils firent agrandir
quatorze ans plus tard, en 1446-1447 que les échevins dijonnais
transformèrent la « maison des fillettes » en une vaste et confortable demeure.
Les années 1440, celles du retour à la paix, paraissent bien le moment
décisif de cette prise en main par les conseils de ville. Notons aussi que
l'agrandissement et l'amélioration du confort de la maison ne répondent
pas seulement à des soucis d'adaptation ou de rentabilité accrue; ces
entreprises ont valeur exemplaire. Observons, enfin, que les années 1440
sont celles du « nadir démographique », d'un relatif équilibre entre les
salaires ruraux et urbains, d'une moindre concurrence sur les places
d'embauché. C'est à partir de 1440 que les salaires réels parvinrent à un
niveau qu'ils n'avaient jamais atteint; les hausses nominales des trente
années antérieures n'avaient pas été gommées par la reprise, tandis que les
prix céréaliers atteignaient des minima. A Tours, vers le milieu du siècle,
un maître maçon gagnait moitié plus que son ancêtre des années
1380-1420, et les manœuvres de la ville étaient plus favorisés encore; quant
aux journaliers lillois, vers 1460, ils assuraient en vingt jours leur
nourriture en blé d'un an (les seuls indigents étaient alors les chefs de
famille les plus chargés d'enfants). Pour tous les travailleurs qui
bénéficiaient d'une priorité d'embauché sur les chantiers (les hommes de la
ville), pour les compagnons ou les apprentis nourris à la table magistrale,
cette nouvelle aisance avait d'autant plus de saveur que les espoirs de
promotion sociale étaient réels (l'apprentissage n'était guère coûteux et les
maîtrises restaient largement ouvertes). Certes, la prospérité n'était pas
également partagée; les nouveaux venus sans qualification, les veuves de

78
La prostitution dans les villes françaises au XV siècle

compagnons ou les filles sans attaches familiales solides venaient toujours


grossir les rangs de la misère, contenus cependant par les institutions
d'assistance ou les réseaux d'entraide. Cet âge fut bref, mais suffisamment
durable (une génération à Paris ou en Flandre, mais beaucoup plus
longtemps à Montpellier, Lyon ou Tours) pour fonder solidement les
nouvelles manières de vivre qui s'étaient lentement propagées dans
l'épaisseur sociale (d'abord chez les mediocres-majores) depuis près d'un
siècle.
Ces gains eurent, en matière de mœurs, deux effets complémentaires. Ils
expliquent, tout d'abord, l'intense joie de vivre qui, en tous domaines,
s'exprime à partir des années 1450, cette attention, enfin largement
partagée, portée à la nature, au cadre de l'existence, aux plaisirs de la table,
de la chair ou des champs, cet amour du monde que dénonçaient avec
toujours plus de vigueur les prédicateurs, mais qui avait été, jusqu'alors, le
privilège des plus fortunés entre deux récurrences pesteuses. En second lieu,
comme les affaires étaient bonnes, qu'il y avait du travail pour tous les
citadins et que les réseaux d'assistance fonctionnaient efficacement, les
veuves ou les filles d'artisans n'étaient pas en danger de sombrer dans la
prostitution, et les filles publiques ne risquaient pas de corrompre le corps
social. Certaines gagnaient davantage que les domestiques ou les lingères,
mais rares étaient celles, courtisanes des notables ou des hommes haut
placés, qui pouvaient impunément étaler leur réussite; quant aux autres,
amendes ou impositions arbitraires (rançon de la protection accordée par la
ville) maintenaient leur ascension dans des limites étroites, à moins qu'un
mariage et l'abandon du « métier » ne consacrassent leur rachat et leur
conversion.
De cette sensualité gaillarde ordinairement dépourvue d'inquiétude qui
s'exprimait en dehors même des étuves ou de la grande maison, il existe
plusieurs signes : c'est non seulement la tranquille assurance avec laquelle
des hommes de toutes conditions confessent qu'ils vont s'ébattre avec les
filles, mais c'est aussi la décision prise par les notables du conseil de faire du
prostibulum publicum un lieu de fornication paisible accueillant les clients
pour la nuit et accessible le dimanche. Cette réglementation municipale,
traduction d'usages communs, est doublement exemplaire : elle détermine
le rythme d'activité des étuves qui se calque sur celui du prostibulum, et elle
définit pour tous le seul temps sacré, le seul interdit rigoureux, celui de la
messe solennelle.
Cette morale sociale, cette culture qui alors s'affirmait et qui dans chaque
ville, parfois dans chaque ensemble de quartiers, possédait ses tonalités
particulières, procédait des structures mêmes de la société urbaine et des
tensions qui les animaient. Au temps de la reconstruction et du
repeuplement, ce sont les notables des quartiers et des confréries qui
orientaient les attitudes, exaltaient le travail, célébraient les forces de la vie,
mais surtout reconnaissaient la conjugalité d'un couple de nouveaux venus,
condamnaient tel autre, traçaient les limites entre le licite et l'illicite, bref
donnaient le ton et définissaient la morale. Aux prêtres ou aux Mendiants
demeurait l'essentiel, mais il n'y a pas lieu, en ces années 1450, d'opposer
une culture populaire à une culture cléricale : la culture des faubourgs

79
Jacques Rossiaud

urbains n'était évidemment pas paysanne et l'attitude des ecclésiastiques ou


des religieux mêlés à la vie sociale était fort éloignée des déclamations
apocalyptiques de quelques grands sermonneurs. Les Mendiants, en
particulier les Franciscains, enseignaient une morale sexuelle qui avait,
depuis longtemps et très progressivement, réduit d'anciens tabous, modifié
la hiérarchie des péchés de chair, atténué leur gravité, d'abord dans le cadre
du mariage, puis sur ses marges. D'ailleurs, ils autorisaient les « fillettes » à
suivre leurs processions et à élire sépulture en leurs églises.
La liberté des mœurs masculines se fondait enfin sur un ensemble
d'attitudes très largement partagées par les diverses strates sociales. Certes,
les distances culturelles entre les oligarques et les artisans existaient, mais,
résultat des crises, des guerres et des mortalités, jamais les conseils urbains
n'avaient été plus mêlés : les anciens patriciens avaient dû céder la place, et
leurs héritiers côtoyaient en conseil des nouveaux venus à l'aisance ou des
représentants des menus; dans toutes les fêtes urbaines, on exaltait
« nature » et les « rois d'amour » se déguisaient en rois-coqs; seuls quelques
cercles bourgeois commençaient à raffiner, mais leurs suppôts ne
dédaignaient pas pour autant les plaisirs pris avec les complices indispensables et
méprisées des fêtes de la joie, les fillettes joyeuses.
Telles étaient les conditions, peu à peu réunies, qui avaient permis
l'épanouissement du système que nous venons de décrire. Dès les années
1490-1500, certains facteurs d'équilibre disparurent. Alors, lentement, les
attitudes collectives se modifièrent, qui devaient aboutir à la rupture des
années 1560.

Les troupes de l'immigration s'étaient, depuis le milieu du xv* siècle,


continuellement gonflées mais, entre 1450 et 1480, la ville avait pu, sans
grande difficulté, accueillir et assimiler tous ceux qui s'étaient présentés à
ses portes. A la fin du siècle, cependant, les capacités d'absorption de
l'économie urbaine faiblirent. Entre les salaires urbains artificiellement
maintenus à un niveau relativement élevé et les salaires ruraux affectés par
la croissance démographique, l'écart avait augmenté, ce déséquilibre
poussant vers les villes des paysans paupérisés : dans les deux dernières
décennies du xv* siècle, l'immigration fut avant tout recrutée parmi des
pauvres. C'est pourquoi les autorités municipales réagirent, demandèrent
cautions ou droits d'entrée, élevèrent les droits de bourgeoisie. Les villes
continuaient bien à admettre les miséreux à résidence, mais ne s'estimaient
tenues à nul devoir envers eux. Elles réservaient le bénéfice des institutions
d'assistance aux anciens citadins et n'hésitaient pas à expulser les nouveaux
venus en cas de nécessité.
Les salaires urbains, quant à eux, subirent bientôt les effets d'une telle
évolution. Nominalement stables, ils se virent erodes par la hausse —
inégale selon les lieux — des denrées de première nécessité. A Rouen, ils
perdirent un quart de leur valeur dans le dernier tiers du siècle, tandis que
le pouvoir d'achat en grains des manœuvres parisiens était réduit de moitié.
Les salariés urbains ayant à leur tête les gagne-deniers étaient les premiers
perdants de la reconstruction qui s'achevait. Dans les années 1500, le
brassier tourangeau ou lyonnais devait consacrer 70 à 80 % de ses gains à

80
La prostitution dans les villes françaises au XV siècle

nourrir sa famille, médiocrement. Il ne pouvait pratiquement plus placer


l'un de ses fils dans le monde du travail qualifié, tandis que les salariés de
l'artisanat se voyaient peu à peu barrer les chemins de la maîtrise. Les
distances sociales augmentaient entre les bénéficiaires et les victimes de la
prospérité économique, entre l'élite et le commun. Les tensions internes,
dès lors, se multipliaient : au sein même du monde des arts mécaniques, par
la prolifération des confréries professionnelles, entre les leaders des gens de
métiers et les oligarques hostiles aux « monopoles », entre les groupes
compacts de marchands qui n'avaient pas accès aux affaires fructueuses et
les quelques « marchands grossiers » qui accaparaient les fermes et les
charges municipales. Dénominateur commun des attitudes de tous ceux qui
étaient tant soit peu installés et encadrés par les solidarités territoriales ou
professionnelles : une méfiance accrue envers l'étranger, le concurrent
dangereux, et une hostilité mêlée de crainte à l'encontre des pauvres et des
vagabonds.
Un peu partout, les effectifs de la prostitution grossirent. Ce n'était pas la
première fois, les sociétés urbaines avaient connu à maintes reprises ces
cycles noirs qui faisaient converger vers leurs portes ou leurs places
d'embauché des troupeaux de misérables ou des groupes de femmes réduites
à se vendre. Mais, cette fois, la prolifération des femmes vagabondes,
« oiseuses », déracinées, semblait incontrôlable. De plus, il était clair que la
gangrène ne gagnait pas seulement les rangs des manouvriers étrangers
mais ceux des familles de néo-citadins, parfois même de certains originaires
sombrant dans la pauvreté. A Avignon, Lyon et dans toutes les villes de la
vallée du Rhône, les épreuves des années 1520-1530 furent terribles et des
centaines de familles que l'on connaissait bien furent réduites à la
mendicité.
A Paris, cité prophétique, quand le cordelier Jean Tisserand fonda vers
1490 le Refuge des filles de Paris, appelé ensuite Refuge des filles pénitentes,
des filles pauvres se prostituèrent pour avoir le droit d'y entrer; d'autres, à
la suggestion de leurs parents, se présentaient comme ayant vécu d'amours
vénales. En 1500 on fit donc prêter serment aux candidates, visitées
préalablement par des matrones, qu'elles ne s'étaient point vendues à
dessein d'être reçues et, paradoxale inversion, on ne demanda point à ces
pauvres filles de donner les preuves de leur repentir, mais tout au contraire
celles de leurs débauches passées. On exigeait d'elles des témoignages
d'immoralité...
Alors, un peu partout, dans les conseils urbains reviennent, lancinantes,
les plaintes contre les vagabonds et vagabondes et la dénonciation du cancer
qui ronge le tissu social : ainsi à Dijon (1540), « pour ce que la plupart
des-dits enfants masles [des familles pauvres] mendient et pour non savoir
mestier s'applicquent à larcin et à mal vivre tellement qu'ils sont souvent
repris de justice, fustigez, essorillez, bannis ou pendus, et plusieurs filles de
la sorte s'applicquent à putasser, aller au bourdeau et vivre oisivement... ».
On prend donc des mesures de police contre les milieux de la prostitution.
Non seulement les « filles vagabondes » autrefois tolérées sont désormais,
du seul fait de leur vagabondage, tenues pour criminelles, mais même les
prostituées publiques apparaissent, après 1500, beaucoup plus fréquem-

81
Jacques Rossiaud

ment comme délinquantes. Surtout, elles sont désormais presque toujours


accompagnées de mauvais garçons avec qui elles vivent « sur le
bonhomme ». Les bagarres entre valets tondeurs, valets de bouchers ou de tisserands
se multiplient aux abords de la grande maison dijonnaise; en ces rixes
sanglantes s'affrontent des groupes d'hommes organisés appartenant aux
professions les plus touchées par les difficultés ou le malthusianisme
magistral. Le ruffianage ne peut plus demeurer longtemps une activité
complémentaire du métier; par le seul fait des concurrences, il fait
inexorablement sombrer dans le monde de la délinquance et ce sont les
amodiateurs de la grande maison eux-mêmes qui, dès avant 1530, citent,
parmi les maux qui accablent le métier, les mauvais garçons.
Maisons publiques, étuves étaient toujours ouvertes mais elles devenaient
dangereuses, tandis qu'en d'autres lieux la fornication avec des filles
secrètes, des prostituées occasionnelles, pouvait prendre des caractères
autrefois inconnus. En 1518, pour la première fois, deux tisserands de toile
dijonnais furent bannis et leurs biens confisqués «pour certain gros et
énorme crime que l'on appelle de soudomye » sur la personne d'un apprenti
de treize ans. Ils l'avaient forcé durant plusieurs semaines « et lui disoient
que c'estoit comment il faisoit bon de monter sur les filles ». Neuf ans plus
tard, c'est le père d'une revenderesse qui fut banni, pour les mêmes raisons :
il avait commis le crime de sodomie sur une jeune servante.
Bien sûr, les violences des célibataires dépourvus avaient plus de raisons
d'être encore qu'au xv* siècle, les sauvageries nocturnes avaient toujours
cours. Mais elles devenaient fort dangereuses pour leurs auteurs. La
législation répressive s'était faite plus rigoureuse, les obligations
disciplinaires des valets ou des apprentis plus strictes et la justice commençait à
s'imposer non seulement à l'encontre des vagabonds mais des habitants. Il
devenait difficile d'échapper à la justice, à la fois parce que les officiers
étaient plus nombreux et parce que les anciennes solidarités territoriales ou
professionnelles, qui autrefois châtiaient ou protégeaient, n'avaient plus la
force qui naguère les animait. Les autorités se méfiaient de toutes les formes
de « justice », « privée » ou « populaire » (elles pouvaient masquer de
dangereuses entreprises), les clercs commençaient à accuser les confréries
et abbayes d'organiser la débauche, et ces diverses solidarités étaient
elles-mêmes affaiblies par les tensions qui surgissaient en leur sein. Enfin,
les valeurs que diffusaient lors des fêtes ces fraternités «joyeuses»
paraissaient pernicieuses à tous ceux qui songeaient à une « remise en
ordre » de la société.
Fondement de cet ordre : la famille. Or, regardons du côté du mariage. Si
la « différence
1' ordre conjugal»,
d'âge la
deslégère
conjoints
diminution
peut être
de cettenue
écart pour
au premier
révélatrice
mariage
de
(de quatre ans en moyenne, entre 1440 et 1490, à moins de trois ans, entre
1490 et 1550, à Dijon) est susceptible d'indiquer un glissement dans la
conception hiérarchique du couple au bénéfice de la femme. A cela font
écho les mentions plus fréquentes de « mariages désordonnés », des
alliances qui se nouent malgré les parents et surtout en dehors du conseil
des frères ou de la mère. A Lyon, dans les années 1520-1530, il semble bien
que l'éventualité du libre choix de son époux par une fille ait été envisagée

82
La prostitution dans les villes françaises au XV siècle

comme normale dans les strates sociales médianes. Inconcevable cinquante


années plus tôt, ce type d'alliance entraînait certes une sanction paternelle
(la dot était diminuée de moitié) mais non le déshéritement de la fille. Les
héritiers mâles avaient d'ailleurs avantage à laisser la fille se marier à son
gré, car ils retenaient pour eux une part accrue d'héritage... A Avignon, le
16 juin 1546 (vingt ans avant le célèbre édit d'Henri II sur le mariage des
enfants de famille), il fut exposé au conseil de ville que « despuis peu de
temps en çà les filles d'Avignon ont pris audace de soy marier sans le sceu et
consentement des pères et mères et autres parents qui est chose
merveilleusement scandaleuse et injurieuse à toute la cause publique »...
Ne peut-on voir ici le résultat, en apparence paradoxal, de l'action de
toutes les fraternités joyeuses qui, peu à peu, avaient fixé les vieux rites du
contrôle social, multiplié les occasions de rencontre entre filles et gars,
admis parfois les femmes dans leurs bandes (dans les abbayes majeures ou
bourgeoises, il arrivait qu'elles choisissent l'abbé autrefois chargé de la
correction de leurs mœurs...), arbitré entre des concurrents et favorisé des
unions auparavant impossibles? Les manifestations abbatiales exprimaient
toujours une morale de la joie mais qui, au moins dans certaines strates,
accordait plus de valeur aux plaisirs partagés qu'aux ébats achetés aux
fillettes.
Cette action paraissait d'autant plus scandaleuse que les courants
réformateurs du catholicisme, tout comme les propagandistes protestants,
se méfiaient des fêtes et des rassemblements de jeunes et faisaient de la
famille le lieu privilégié de l'éducation des enfants.
L'Église, les autorités, les honorables, les réformés, certains groupes
féminins avaient chacun leurs motifs propres quand ils dénonçaient
l'impudicité des mœurs. Il n'y eut pas d'emblée d'attaque concertée contre
la prostitution publique ou tolérée. Les réformateurs catholiques
cherchaient avant tout à lutter contre le concubinage des clercs, les conseils
municipaux combattaient les perturbateurs de 1 ordre, les femmes d'état
visaient à préserver la pudeur de leurs enfants et à refouler les ergastules
féminins dans les faubourgs, les zélateurs de la réforme, enfin, se
proposaient d'extirper les vices qui faisaient peser sur l'avenir de la
communauté des menaces capitales. Peu à peu, au fil des calamités, ces
forces convergèrent et c'est ainsi que, lentement, entre les années 1490 et
1550, les attitudes collectives se modifièrent. Pour la première fois, à Dijon,
peu après 1500, un compagnon avoua que « l'on ne se rendait point sans
honte » dans le prostibulum. Dans les années 1530, la répression des
« bordelages privés » se fit plus efficace, puis on ferma les étuves les plus
scandaleuses et l'on déplaça les bordels municipaux vers la lisière de la ville,
avant de les supprimer. L'Édit d'Amboise ne fit donc que sanctionner une
évolution depuis longtemps amorcée. En 1573, à Dijon, c'était l'exécuteur
des hautes œuvres qui demeurait dans la maison « jadis appelée des filles
communes... ». La liberté des mœurs - masculines - avait vécu, mais une
certaine forme d'esclavage public avait disparu avec elle *.

Jacques RossiAUD
Université de Clermont-Ferrand

83
Jacques Rossiaud

NOTE

1. Les grandes lignes de cette étude ont été exposées au séminaire de Philippe Ariès en
février 1980. L'analyse reprend et élargit la matière de deux articles « Prostitution, jeunesse
et société dans les villes du Sud-Est », Annales ESC, 1976, p. 289-325, et « Fraternités de
jeunesse et niveaux de culture dans les villes du Sud-Est à la fin du Moyen Age », Cahiers
d'histoire, 1976, 1-2, p. 67-102.
Communications

Erotisme et groupes sociaux à Venise au XVIe siècle : la Courtisane


Achillo Olivieri

Citer ce document / Cite this document :

Olivieri Achillo. Erotisme et groupes sociaux à Venise au XVIe siècle : la Courtisane. In: Communications, 35, 1982. Sexualités
occidentales. Contribution à l'histoire et à la sociologie de la sexualité. pp. 85-91;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1524

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1982_num_35_1_1524

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Achillo Olivieri

Érotisme et groupes sociaux


à Venise au XVIe siècle : la Courtisane

L'érotisme aussi, avec ses gestes répétés et ses silences iconographiques,


prend racine dans l'histoire des cultures orales; il est mêlé aux longs
couplets des chansons populaires et à l'histoire de la vie ecclésiastique et
monacale. Le vocabulaire sexuel parle du corps et décrit, en particulier, le
corps de la femme; mais il reste étranger au cercle familial, fermé sur ses
exigences reproductives et la défense de ses origines, ainsi qu'aux
hiérarchies sexistes en constitution. La beauté du corps féminin importe
moins que ses capacités erotiques et reproductives. Les plus vieilles
histoires erotiques des milieux populaires que l'on connaisse ne soulignent-
elles pas encore l'enfermement de la femme que le monde moderne
accomplit1?
Les Seigiornate 2 de l'Arétin accentuent, dans l'histoire de la sensibilité
de la péninsule italienne, la maturation d'un processus déjà entamé dans les
cours et dont Venise devient le centre de diffusion. Les dimensions du
langage erotique, que fixe l'Arétin, s'insèrent dans une structure narrative
traditionnelle : comme chez Boccace et les romanciers du XVT siècle, c'est au
fond des couvents que l'on entrevoit les lignes d'un érotisme qui tourne
autour du pouvoir des « courtisanes ». Ces figures répondent au schéma
selon lequel les curés, les bacheliers et les hommes de cour sont les
protagonistes caricaturaux des modes sociaux. Cette tentative pour placer la
« courtisane » au cœur de la société utilise donc un langage traditionnel.
Pour l'Arétin, la courtisane n'est pas une réalité en marge de la société,
mais plutôt une de ses composantes essentielles; elle constitue une étape
importante dans la division des rôles sociaux et du travail. Ainsi, l'effort
d'interprétation de l'Arétin, dont les centres intellectuels et éditoriaux sont
Venise et la cour parisienne, exprime les tendances d'une société
marchande et d'un capitalisme actifs. Autour du corps de la courtisane et de
sa magie se dessinent les cadres erotiques que l'Arétin utilise pour esquisser
les traits d'une sexualité qui a tenu une grande place dans la formation des
mécanismes mentaux et familiaux des sociétés européennes. L'érotisme de
l'Arétin ne place pas la sexualité et son pouvoir diffus au centre des
structures urbaines; mais, en même temps, ne la conçoit-il pas comme un
des nombreux instruments de la production de capitaux? Et de fait Antonia
affirme: «...Vois, vois où vont se nicher les secrets de la sorcellerie!»
(vol. 3, p. 95); et la Nanna de répondre : « Ils nichent dans le fondement qui
a tout autant de force pour tirer l'argent des grègues que l'argent lui-même
en a pour creuser les fondements des Monastères » (ibid.). L Arétin insiste
et répète en le soulignant : la force du sexe se trouve dans sa capacité

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Achillo Olivieri

d'influencer les groupes sociaux, leurs hiérarchies, sans avoir recours aux
ensorcellements et aux filtres : « Pour ne pas ressembler à une hypocrite je
te dirai qu'une bonne paire de fesses a bien plus de pouvoir que tout ce qu'il
y a jamais eu de philosophes, d'astrologues, d'alchimistes et de nécromants.
J'avais essayé d'autant d'herbes qu'il y en a dans deux prairies, d'autant de
paroles qu'il s'en échange dans deux marchés et je n'avais jamais pu faire
remuer le cœur gros comme le doigt à quelqu'un dont je ne puis dire le
nom. Or, rien que d'un gentil tortillement de fesses, je le rendis si fou de
moi qu'on en fut stupéfait dans tous les bordels : cependant on y est habitué
à voir tous les jours du nouveau, et l'on ne s'y émerveille pas de grand
chose » (ibid.).
Ces dialogues témoignent donc d'une transformation incontestable du
comportement urbain traditionnel : au-delà de structures familiales et
éducatives, comme le baliatico \ dominantes dans la société florentine du
xiv* et du xv* siècles, mais qui ne manquent pas de toucher le monde
vénitien, le sexe, pris dans sa forme attractive et dans son pouvoir, est mis
en évidence, privé de ses ornements rhétoriques et du masque civil qui le
cache et le déforme. Le sexe, comme l'argent, sont saisis dans leur jeu
tout-puissant, dans leur enchevêtrement matériel : « Si le fondement, ajoute
Antonia, a autant de puissance que l'argent, il est plus fort que ne le fut
Roland, qui massacra tous les Paladins » (vol. 3, p. 95). Et la Nanna : « ... Ce
fut une amabilité putanesque, et non moins agréable que celle que je fis à un
marchand de sucre; celui-là laissa chez moi jusqu'à ses caisses, pour
quelque chose de plus doux que du sucre, et tant que dura sa passion, nous
mîmes tout en sucre, jusqu'à la salade. Quand il se pourléchait du miel qui
sortait de ma caisse à moi, tu m'entends bien, il jurait que son sucre était
amer, en comparaison... » (vol. 3, p. 172). Ainsi, les pages des Seigiornate se
placent-elles au centre des transformations qui se produisent dans les
sociétés européennes entre 1530 et 1580 : une hiérarchie de spécialisations
sociales et urbaines qui prend racine dans la vie sexuelle même, déléguant à
la prostituée et à la courtisane la réalisation et la connaissance des jeux
erotiques. Peut-être n'existe-t-il aucun lien entre ces descriptions et la
diffusion, à Venise et dans les principales cités de la péninsule, de cercles de
courtisanes. Derrière les mécanismes modernes de production et les
nouvelles organisations de l'espace dans les villes, il y a pourtant une
authentique civilità puttanesca qui a fait route et qui se déroule, codifiée
dans ses gestes, ses rites corporels, dans ses profondes exclusions et ses
symboles. A travers la courtisane, tout le corps de la femme, ainsi que ses
humeurs, sont, symboliquement, utilisés. Et la Nanna le dit elle-même :
« ... L'un préfère le bouilli, l'autre le rôti; ils ont inventé de baiser la motte
en arrière, les jambes sur le cou, à la Jeannette, à la grue, à la tortue, à
l'église sur le clocher, à franc étrier, à la brebis qui broute et autres postures
plus bizarres que ne sont les gestes d'un joueur de gobelets. De sorte que je
puis bien dire : " Monde va-t'en avec Dieul " J'ai honte d'en conter plus
long. Bref, aujourd'hui on fait l'anatomie de n'importe quelle Signora; c'est
pourquoi, sache plaire, Pippa, sache te conduire; autrement, je t'ai vue à
Lucquesl » (vol. 4, p. 116). Cette vision du corps, à laquelle, déjà, la culture
du xvT siècle nous incite, est aussi redécouverte dans le sexe comme

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Êrotisme et groupes sociaux à Venise au xvf siècle

productrice de capital. Jusque dans les symboles de son habillement, la


courtisane met en évidence cette fonction: dans la seconde moitié du
xvT siècle, les courtisanes vénitiennes et florentines donnent à leur lingerie
un sens erotique diffus 4 : « Voglio il core », comme pour souligner un
renversement de perspectives, à l'intérieur duquel la magie du sexe a perdu
toute connotation et le langage des corps a pris le dessus. Ainsi, dans la
redécouverte d'une fonction urbaine, la courtisane est conduite à se poser
en investisseur, afin de fuir les issues marginales que lui réserve son
métier : la maladie, les misères de la vieillesse, l'indigence : « ... Les
avaricieux — affirme de nouveau la Nanna — ne font pas de cadeaux et ne
laissent traîner rien qui ait de la valeur; donc, risque-toi à essayer ce que je
te dis, et si la paix de Marcone * ne se fait pas, dis-moi que je suis une bête,
du genre de celles qui se plantent là écarquillées, et pourvu qu'on les mette
parmi les premières de toutes, s'imaginent avoir bien arrangé leurs petites
affaires en vendant leur peau, sans plus s'aider des pratiques de la magie.
Pauvres, pauvres malheureuses! Elles ne soupçonnent pas la fin qui
s'accorde avec le commencement et le milieu pour les mener tout droit à
l'hôpital et sur les ponts où, pleines du mal français, cassées en deux,
rebutées de tout le monde, elles font vomir quiconque peut supporter de les
regarder. Je te le dis, ma fille, le trésor que ces fins limiers d'Espagnols ont
trouvé dans le Nouveau Monde ne suffirait pas à payer une putain, si laide,
si disgracieuse qu'elle soit; et qui réfléchit bien à leur existence, pécherait
damnablement à ne pas confesser que c'est vrai » (vol. 4, p. 112). La cité en
formation ne manque pas d'incorporer de nouvelles figures, la courtisane et
la prostituée. Ce pouvoir se renferme dans les gestes du corps et dans une
anatomie de la femme transférée sur tous les aspects d'une forme de
« civilisation » gestuelle. Il ne manque pas de se confondre avec l'histoire de
la politique familiale et sexuelle des cités italiennes; ainsi se forme une
civilità puttanesca — et l'Arétin le laisse apparaître, usant de façon répétée
du langage religieux — avec ses lois et ses rites, avec ses « entreprises » et son
langage codifié : cette civilità puttanesca n'est-elle pas liée à la croissance du
rôle de la courtisane voulu par l'Église à partir du xm* siècle afin de
combattre la sodomie? Dans la trame complexe des exclusions que la cité
moderne crée, la courtisane et la prostituée deviennent aussi des
instruments du pouvoir, et sont source d'autres exclusions. Une forme de langage
anatomique de la vie et de l'amour. Son assimilation aux Juifs, faite par la
littérature, et son insatiable voracité d'argent accentuent le rôle matériel
dans l'espace urbain : « ... L'orçueil d'une putain - soutient la Nanna — est
pire que celui d'un vilain endimanché; l'envie d'une putain est ce qui la
ronge, comme le mal français ronge quiconque l'a dans les os... Je te le jure
par l'heureux sort que je cherche pour la Pippa, la luxure est la moindre des
démangeaisons qu'elles puissent avoir, parce qu'elles sont toujours à penser
comment s'y prendre pour arracher le cœur et la rate aux autres » (vol. 3,
p. 99-101). Son pouvoir semble illimité, au point d'égaler celui de la
magicienne : « Je ne nie pas que l'on use de tous les artifices pour les
aveugler : nous leur donnons à manger jusqu'à nos étrons, jusqu'à nos
marquis. J'en connais une, que je ne veux pas nommer, qui pour faire
courir un amant après elle, lui donna à manger une poignée de croûtes de

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Achillo Olivieri

mal français, dont elle était pleine » (vol. 3, p. 92). Pendant les grandes fêtes
religieuses, comme le Carême ou le Vendredi Saint, la courtisane suspend
son travail « enchanteur »; alors la cité devient silencieuse et vide, comme
appauvrie '.
Mais il s'agit, de toute façon, d'un pouvoir qui non seulement maintient
la femme au second plan, la cantonnant dans l'espace clos des maisons des
courtisanes ou dans ses fonctions familiales, mais aussi fournit à la
sexualité, sous toutes ses formes, une dimension anatomique et technique,
une technologie du sexe qui se perfectionne 7 et se prolonge jusqu'à nos jours.
Dans ce processus d'institutionnalisation progressive des formes sociales et
culturelles de la sexualité, la sodomie aussi acquiert un rôle significatif. Et
les classes marchandes et nobles sont les protagonistes de l'ascension
sociale de ce mode de vie sexuelle traditionnellement aberrant. Celle-ci
d'accompagné d'un effort culturel important : de 1620 à 1650 8, à Venise, les
traités sur Y amitié sont de plus en plus nombreux; ils tracent une nouvelle
galerie de héros : les amitiés « grandes » ou « héroïques » pèsent toujours
plus dans la société et la culture vénitiennes. Les formes antiques tendent à
disparaître : même la sodomie peut se transformer en une « amitié
héroïque » ; elle s'élève au rang de forme sexuelle autonome. Les testaments
eux-mêmes, comme celui de Marco Trevisano en faveur de Niceolo
Barbarigo, soulignent de telles tendances : les capitaux de la famille, les
fortunes marchandes, les biens personnels sont confiés à l'ami, héros d'une
coutume sexuelle qui ne cesse de se développer. Ainsi, en écrivant le mot de
sodomie, l'amitié a libéré un comportement, dans les formes qu'il prendra
au xviir siècle '. De nouveau, on peut voir une organisation des pouvoirs en
dehors de la famille, dont la rigidité, du XVT au xviiF siècle, est soulignée par
la diffusion du mariage clandestin 10. Tandis que, de toute façon, la femme
est l'objet d'une hiérarchisation progressive des rôles sociaux et familiaux;
un moment dans la stratégie des classes urbaines liées à un modèle
marchand de la famille et de la société.

Traduit de l'italien par Achillo OLIVIERI


Philippe Braunstein et Lucia Bergamasco

NOTES

1. Souligné (p. 557) par C. Klapisch-Zuber, dans son ouvrage, Genitori naturali e genitori
di latte nella Firenze del Quattrocento, Quaderni storici, 44 (1980), p. 543-563.
2. P. ARETINO, Sei giornate (G. Aquilecchia, éd.), Bari, 1969.
3. Capables d'accentuer une structure de transmission familiale le plus souvent
masculine : KLAPISCH-ZUBER, Genitori naturali, p. 557.
4. R. BONITO Fanelli, Produzione italiana (veneziana?), fichier de Palazzo Vecchio:
committenza e collezionismo medicei, Firenze, 1980, p. 361.
5. La paix qui se signe entre les draps (NdT).
6. P. Britti, El vénérai santo, in M. Dazzi (éd.), Ilfiore délia lirica veneziana, Venise, 1956,
vol. 2, p. 226.

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Êrotisme et groupes sociaux à Venise au xvf siècle

7. Et que nous devons lier à cette même organisation urbaine, où Ton consume et Ton
représente ces différentes formes de sexualité. A propos de la performance de telles
« technologies » dans la sexualité contemporaine et de leur diffusion, cf. l'interview de
N. Abbagnano, II papa e i discorsi sul sesso, in Gente, N. 43, 24 février 1980, p. 14.
8. Dans son article, C. COZZI (Una vicenda délia Venezia Barocca : Marco Trevisan e la sua
« eroica amicizia », Bollettino delVIstituto di storia délia società e délia stato veneziano, II
(1960), p. 61-154), nous offre une ample documentation; même s'il reste encore à
reconstruire l'épaisseur idéologique d'une telle littérature et ses relations avec les différentes
académies.
9. Autour du thème de V amitié, on entrevoit la formation de l'idée d'homosexualité
tendant
xviii' siècle,
à caractériser
comme l'observe
l'individu
avec finesse
et que N.l'onZEMON
retrouvera
Davis «dans
Les conteurs
les clubs delondoniens
Montailloudu
»,
Annales, I (1979), p. 68.
10. Cf. la documentation de C. Cozzi, « Padri, fïgli e matrimoni clandestini (meta sec.
XVI-metà sec. XVIII) », La Cultura, 2-3 (1976), p. 169-213.

APPENDICE I
LES ÉDITIONS FRANÇAISES DE L'ARÊTIN

On a consulté les différentes éditions françaises de l'œuvre de Pietro Aretino à la


Bibliothèque
I" partie, traduction
nationale.
d'Alcide
Par ordre
Bonneau,
chronologique
Paris, 1879
: LesEnfer
Dialogues
19 (1-3).
du divin Pietro Aretino,
Les Ragionamenti ou Dialogues du divin Pietro Aretino, texte italien et traduction (Alcide
Bonneau), Paris, 1882. Enfer 67 (8-13).
Pietro Aretino, L'Œuvre du divin Arétin..., (traduit de l'italien), Paris, éditions de l'Ibis,
1970, Les Ragionamenti. 4° Y2 10000 (8).
Pietro Aretino, Les Ragionamenti de Pierre Arétin, Strasbourg, Geitner 12, 1970. 8* Y2
90000 (207).
Pietro Aretino, Les Ragionamenti (traduit de l'italien. Présentation et notes par Guillaume
Apollinaire), Paris, Cochin, 1970. 8* Y2 90000 (229).
Pietro ARETINO, Les Ragionamenti, Paris, Cercle européen du livre, 1971. 8* Y2 90000
(213,10).
Pietro Aretino, La Vie des courtisanes... suivi de La Vie des femmes mariées, préface par
George Albert Rouhaut, Paris, 1969. 8° Y2 90000 (265,1).
On a choisi l'édition de 1882 car elle a manifestement servi de base à toutes les autres (sauf
pour quelques mots sporadiques), y compris à l'édition présentée par Apollinaire; en
outre la présence du texte italien juxtaposé a aidé la recherche des citations.

APPENDICE II
TESTAMENT DE MARCO TREVISANO

Intus vero.

Au nom de notre Seigneur Jésus-Christ, 1626, le 15 mars, à Venise, dans la maison où je


réside, aux Crosechieri.

Moi, Marco Trevisano, voulant prendre mes dispositions, suivant ma volonté libre et
résolue, sur ce que j'entends qu'il soit fait de mes biens après ma mort, me trouvant, de par la
grâce de Dieu, sain d'esprit et jusqu'à présent de corps, après mûre délibération et invocation

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Achillo Olivieri

du Saint-Esprit, j'ai voulu écrire de ma propre main le présent testament, ordonnant ce qui
suit. Je recommande tout d'abord mon âme à Dieu avec la plus grande humilité, implorant
son infinie miséricorde pour le pardon de mes péchés et pour être accueilli dans l'héritage
céleste auprès de notre Seigneur Jésus-Christ.
Je n'aurais aucun bien, ni aucune chose au monde, si Dieu ne m'avait fait le grand don de
me permettre d'avoir retrouvé mon très remarquable ami, le très illustre Niccolo Barbarigo,
fils de feu Lorenzo, dans la maison duquel j'habite depuis déjà tant d'années, pour cette
raison que toute ma richesse, comme il apparaît après le partage fait avec mes frères suivant
les actes de feu Dominico Adami, notaire public à Venise, était de seulement 5 848 ducats et
22 gros de capital, et que j'avais auprès du susdit Niccolo une dette de 4 000 ducats qu'il
m'avait prêtés, comme le certifie un acte authentique, lesquels ducats, s'il avait voulu me les
donner à cens, ou avec un contrat de change ou de rente, comme on a coutume de faire
communément, même entre amis, auraient absorbé, avec les profits et les intérêts, toute ma
pauvre richesse et beaucoup plus encore... Mais le susdit Niccolo Barbarigo, ami
incomparable, me fit don des 4 000 ducats et paya de sa bourse toutes les dettes susdites; et je
peux dire que c'est là le moindre signe infime de cet amour incomparable que j'ai éprouvé
dans ma vie. Et cependant, s'il me reste des biens dont je peux disposer, je le dois entièrement
et seulement à la pure bonté et magnanimité de mon ami et bienfaiteur, qui s'est montré
envers moi plus divin qu'humain... C'est pourquoi j'ordonne, et je veux, que par mon
héritier et légataire soient achetés deux bassines et deux pots d'argent de la valeur de cent
ecus pour chacun ensemble, soit une bassine et un pot avec mon chiffre, prénom et nom,
gravé dessus, et qu'ils soient donnés l'un au très illustre Zuanne Venier, fils de feu
Francesco, et l'autre au très illustre Giovanni Antonio Zen, fils de feu Bortolamio, dans
l'ordre où je les nomme, avec lesquels j'ai contracté une amitié qui a été très cordiale et très
dévouée, en les priant de bien vouloir s'en servir pour se laver les mains en mémoire de notre
vraie, sincère et vertueuse amitié... Tout ce qu'il restera de mes biens, meubles et immeubles,
présents et futurs, raisons et actions, et tout ce qui m'adviendra, ou pourra m'advenir à
quelque moment que ce soit ou à un quelconque titre, ou cause, ou raison, ou de quelque
autre manière, je le laisse au très illustre Niccolo Barbarigo, fils de feu Lorenzo, déjà nommé,
mon plus grand ami, un ami dont il n'y a pas d'exemple, pour ce que j'ai connu dans toute
ma vie, si je le compare à tous les exemples que j'ai lus dans les Histoires; un ami qui a été
avec moi au-delà de l'idée que l'intelligence humaine se fait de l'amitié. Et je veux qu'il soit
libre propriétaire, et puisse disposer de tout, comme seul héritier et légataire de tout mon
bien, comme je l'ai dit. Et je lui recommande mon âme, et le soin de faire ensevelir mon
corps dans la sépulture où devra être enseveli le sien, éprouvant une allégresse extrême à
l'idée que, de même que nous avons toujours été unis et admirablement en accord et, plus
qu'aucun esprit humain ne peut le comprendre, unanimes dans la vie, et que, comme je
l'espère, dans la patrie céleste une de mes joies suprêmes et uniques et une partie de ma
félicité sera de me trouver uni avec son âme généreuse, pure et sincère, qui a montré par un
amour aussi constant envers moi, créature, ce que doit être sa charité envers Dieu, créateur,
de même nos corps resteront également unis après la mort, aussi longtemps que le permettra
la condition humaine... Et s'ils [mes frères] m'ont abandonné de la sorte, je l'ai reçu comme
une disposition de la divine Providence afin, par un fait mémorable, de montrer au monde,
et singulièrement à notre patrie, un exemple aussi illustre et aussi remarquable d'une amitié
vraie et parfaite, telle que je suis persuadé qu'on n'en a plus jamais vu de semblable, si l'on
considère toutes les circonstances et aspects qui ont concouru dans notre cas; ayant joui dans
cet ami de ce Paradis dont un homme vivant ne peut jouir de façon semblable sur la terre...
Mais je sais également qu'il le fera plus que volontiers, à cause de l'amour très particulier
qu'il m'a toujours porté et de la confiance extrême qu'il a eue en moi, m'ayant confié dans la
vie tout ce qui lui appartenait, la vie et l'honneur, signes très certains et nécessaires de sa
constante bonté et de la bonne opinion qu'il a eue de ma fidélité et de mon intégrité...
Niccolo Barbarigo ayant été tout pour moi, après Dieu, et l'oracle des Saintes Écritures
s'étant pleinement vérifié dans l'exemple de notre amitié :

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Érotisme et groupes sociaux à Venise au xvf siècle

Amicusfidelis protectiofortis, quiautem invertit illum invertit Thesaurum. Amicojîdeli nulla


est comparatio, et non est digna ponderatio auri, et argenti, contra bonitatem fidei illius.
Amicus fidelis medicamentum vitae et immortalitatis, et qui metuunt Dominum invenient
illum. Qui timet Deum aeque habebit amicitiam bonam; quoniam secundum illum erit amicus
illius (Eccl. 6, 17).

Si duo, hoc in tabula videre corpora existumas, Nicolaum Barbaricum et Marcus falleris
spectator, duo vides membra unius corporis, unus est enim spiritus utrumque regens.

Traduit de l'italien L'Heroica et incomparabile amicitia de Vlllustris-


par Françoise BRUN simi Signori Niccolo Barbarigo e Marco Trevisano,
gentilhuomini venetiani... Venise, 1629 (Bibl. Naz.
Marciana, Venezia, Mise. 190).
Communications

Deux Anglaises du XVIIe siècle


Angeline Goreau

Citer ce document / Cite this document :

Goreau Angeline. Deux Anglaises du XVIIe siècle. In: Communications, 35, 1982. Sexualités occidentales. Contribution à
l'histoire et à la sociologie de la sexualité. pp. 92-101;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1525

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Angeline Goreau

Deux Anglaises au xvne siècle

Notes pour une anatomie du désir féminin

Lorsque Ton tente une analyse de la sexualité féminine dans l'Angleterre


du xvir siècle, force est de constater la quasi-inexistence de documents
laissés par les femmes sur ce sujet. Leurs correspondances et journaux
intimes n'y font que de très rares allusions — bien qu'il faille admettre que
de telles considérations aient pu ultérieurement être retranchées des
manuscrits — et à plus forte raison lorsqu'ils ont été publiés. A s'en tenir aux
témoignages de femmes dont nous disposons, on pourrait être porté à
conclure que le désir féminin fut une région inexplorée, voire sans existence
aux yeux du siècle, n'était cette insistance avec laquelle fut universellement
proclamée la nécessité absolue pour les femmes de satisfaire aux impératifs
de chasteté, de retenue, de réputation et d' « honneur » liés à leur sexe. La
vie sexuelle des femmes, imaginaire ou réelle, ne fut jamais discutée que de
manière détournée, par des voies indirectes, tant était forte la censure qui
s'exerçait sur elles.
Le ooème qui suit fut écrit par Lady Carey aux environs de 1613. Il expose
les principes de chasteté qui étaient alors considérés comme devant régler
la conduite féminine.

Il ne suffît pas à l'épouse


De protéger sa pureté d'un acte coupable :
Du soupçon, elle doit affranchir sa vie
Et renoncer à tout pouvoir et vouloir.
Car il est moins glorieux pour une épouse d'être libre
Que de se contraindre, de son propre chef, à ne pas l'être.
Puisqu'elle dispose d'un vaste territoire où évoluer,
Pourquoi vouloir monter sur les hauteurs?
Elle n'a pas de mérite à ne se priver que
De ces choses qui peuvent ruiner son honneur,
Mais elle est estimable lorsque, pour ce dernier, elle n'use point
De toutes les libertés auxquelles elle a droit.
Elle porte atteinte à sa renommée, l'épouse
Qui en privé parle
Avec un autre que son mari;
Car, bien qu'elle préserve sa réputation
Et demeure parfaitement chaste, elle n'en salit pas moins sa gloire
Et blesse son honneur, même si elle ne le tue point.
Quand elles se lient à leurs maris,
Ne font-elles pas don total d'elles-mêmes?

92
Deux Anglaises au xvif siècle

Ou bien serait-ce que, ne donnant que leur corps et non leur esprit,
Elles gardent cette meilleure part pour un autre, qui en fera sa
proie?
Non, certes, leur pensée ne peut plus leur appartenir
Et ne doit donc être connue que d'un seul.
Car elle usurpe sur les droits d'un autre,
Celle qui recherche la louange publique;
Et bien que la pureté la plus éclatante se réfléchisse dans ses
pensées.
Son esprit n'est point chaste s'il n'est la propriété d'un seul.
Car chez une femme il n'est chose pire
Qu'un corps public, sinon une âme publique.

Nombre de contemporaines de Lady Carey confirment ce rôle


prépondérant de la réserve dans la vie sociale des femmes : son poème est, à cet
égard, caractéristique tant dans son propos que dans son langage. Quoique
ces recommandations s'adressent avant tout aux épouses, les principes sur
lesquels elles reposent valent pour l'ensemble des femmes : en effet, selon la
Lawé's Resolution of Women's Rights (ensemble de lois sur les droits des
femmes) de 1632, « toutes sont supposées épouses ou futures épouses... ».
Même les veuves qui n'étaient plus en âge d'avoir des enfants ni,
vraisemblablement, de se remarier, n'en demeuraient pas moins assujetties
aux contraintes de la retenue. L'intérêt du poème de Lady Carey réside dans
la précision avec laquelle est décrit le processus d'extension d'un interdit
originellement sexuel à tous les aspects de la vie des femmes.
Cette exigence de chasteté, la plupart des historiens en voient l'origine
concrète dans l'importance que revêtait une paternité qu'on ne puisse
contester, aux yeux d'une société dont les structures économiques et sociales
reposaient sur la transmission patrilinéaire et par droit d'aînesse des biens
familiaux. A sa fille qui se plaint des infidélités de son mari, le premier
marquis de Halifax explique dans une lettre que si chez un homme de telles
aventures sont tolérées, elles sont « criminelles » chez une femme, car de
l'intégrité de son honneur dépend « la préservation des familles de tout
mélange qui pourrait les marquer d'infamie ».
Selon Lady Carey, la chasteté ne se réduit donc pas, pour une femme, à
s'abstenir de commettre quelque écart sexuel illégitime, mais embrasse un
territoire beaucoup plus large : « II ne suffit pas à l'épouse / De protéger sa
pureté d'un acte coupable. » La femme véritablement chaste, dit-elle,
abdiquera en elle « tout pouvoir et vouloir » et renoncera pour son honneur
« à toutes les libertés auxquelles elle a droit ». La chasteté devient ainsi
passivité et l'absence de pouvoir — ou impuissance —, essence de la féminité.
Qui plus est, l'expression de la sexualité se trouve elle-même identifiée à
l'exercice d'un pouvoir et d'une volonté — à une agression. Violer la règle de
la passivité, suggère inconsciemment le poème par son langage, c'est agir,
ou peu s'en faut, en homme : la femme qui aspire à « monter sur les
hauteurs » trahit un désir de s'approprier un pouvoir masculin : celui de
l'érection.
En rendant plus abstraite la notion de chasteté, Lady Carey met en place

93
Angeline Goreau

un dispositif d'autocontraintes aux ramifications infinies. Puisque chaque


sphère de la vie des femmes est porteuse de significations sexuelles, la
retenue devra alors exercer sa fonction coercitive jusque dans leurs
manières de parler, de regarder, de marcher, d'imaginer et de penser. Dans
un livre de conseils à l'usage des jeunes femmes publié au xvir siècle, The
whole Duty of a Woman (L'ensemble des devoirs d'une femme), on lit ceci :
« La retenue [...] s'étend dans la vie, dans les gestes et dans les mots [...]. Vos
regards, votre discours et toute votre conduite devraient manifester un
humble effacement de vous-même; vous devez désirer apprendre et observer
plutôt que dicter et prescrire [...]. Puisque vous attachez un grand prix à
votre réputation, demeurez dans les limites de cette vertu [...]. Ne fournissez
aucun prétexte au scandale ou au reproche; mais que votre conversation soit
un exemple pour les autres [...]. Ne laissez errer ni vos pensées ni vos yeux. »
(« Modesty... spreads itself in life, motions and words... Your looks, your
speech, and the course ofyour whole behaviour should own a humble distrust
ofyourselves ; rather being willing to learn and observe, than to dictate and
prescribe [...]. As you value your reputation, keep up to the strictures of this
virtue [...]. Give no occasionfor scandal or reproach; but let your conversation
set an example to others [...]. Let neither your thoughts nor eyes wander. »)
De toute évidence, le vagabondage du regard, comme celui de l'âme, était
considéré comme impudique. « Les femmes n'ont ni yeux ni oreilles », dit
un proverbe du xvn* siècle.
L image de l'espace clos, si fortement associée à la notion d'identité
féminine dans le poème de Lady Carey, repose sur une conception sans
ambiguïté du territoire sexuel : l'expérience masculine et l'expérience
féminine sont deux univers qui se jouxtent, mais irréconciliables.
L'expression de « sphère féminine » revient sans cesse dans les lettres,
journaux intimes, livres d'étiquette, et dans maint autre texte de l'époque.
On y parle aussi et dans le même sens du « domaine privé » ou de la
« maison », alors que la province masculine ne connaît d'autres frontières
que celles du « monde ». La moindre incursion — réelle ou imaginée, verbale
ou concrète — dans ce qui était la chasse gardée de l'homme était vue comme
une négation de la féminité. Les implicites sexuels de ce vocabulaire ne font
pas de doute : la « sphère » de la femme enferme cette dernière dans les
limites de son « espace intérieur », tandis que le sexe conquérant de
l'homme le place d'emblée sur un plus vaste et plus agressif théâtre
d'activité.
Le parallélisme qu'établit Lady Carey entre le « corps public » et 1' « âme
publique » permet d'expliquer en partie pourquoi si peu de femmes de
lettres furent publiées en Angleterre avant le xvni* siècle : cela équivalait à
violer symboliquement les principes de la réserve féminine. Publier ses
propres écrits — ses pensées —, c'était, pour une femme, « se rendre
publique » : s'exposer au « monde ». C'était permettre que l'on s'introduisît
dans le « cercle privé » féminin. Pour se protéger du scandale, nombreuses
furent les femmes qui optèrent pour l'anonymat. L'auteur inconnue d'une
brochure féministe publiée en 1696 indique de façon tout à fait explicite les
raisons qui lui font taire son nom : « Rien n'a pu m'engager à porter mon
nom sur la scène publique du monde [...] les égards que réclame la

94
Deux Anglaises au xvif siècle

réputation de notre sexe (...) m'ont rendue assez prudente pour ne pas
exposer le mien à de telles vapeurs délétères. » (« Nothing could induce me to
bring my name upon the public stage of the world [...] the tenderness of
reputation in our sex... made me very cautious, how I exposed mine to such
poisonous vapours. i>) Dorothy Osborne estimait que la duchesse de
Newcastle commettait un acte de folie en signant de son propre nom ses
écrits. « Ses amis, écrit-elle dans une lettre à son fiancé, sont fort à blâmer
de la laisser sortir de chez elle [...]. Il est certaines choses que l'usage a
rendues presque absolument nécessaires, et je tiens la réputation pour l\ine
d'entre elles; si l'on pouvait être invisible, je choisirais de l'être. » (« Her
friends are much to blame to let her go abroad [...] there are things that
custom has made almost ofabsolute necessity, and reputation I take to be one
of those; if one could be invisible I should choose that. »)

***

Les lettres, journaux intimes, écrits littéraires et, plus généralement, les
textes des femmes de cette époque révèlent un ensemble d'attitudes qui pour
la plupart vérifient la place centrale que Lady Carey attribue à la réserve
dans sa conception de l'idéal féminin. Il est difficile de dire jusqu'à quel
point cet idéal fut intériorisé par les femmes et dans quelle mesure il
détermina leurs comportements sexuels. Rien n'indique en effet qu'il n'y ait
pas eu discordance entre les positions morales revendiquées dans les textes
et les conduites adoptées dans la vie privée. Le petit nombre des
témoignages laissés par les femmes tend à prouver malgré tout que, si
l'obligation de réserve ne les a point empêchées d'agir en suivant leurs
désirs, elle les a du moins retenues d'en parler dans leurs écrits.
Il y eut pourtant quelques rebelles : si beaucoup de femmes durent
admettre avec Lady Carey l'importance sociale de la retenue, toutes n'en
firent pas pour autant une vertu. Encore moins partagèrent-elles l'opinion
de la poétesse qui voyait dans la passion sexuelle féminine une expérience
contre nature et dans son absence un trait inhérent à la féminité. L'auteur
d'un poème intitulé Sylvia's Complaint of her Sex's Unhappiness
(Complainte de Sylvia sur le malheur de son sexe) et datant de 1688 insiste sur le
caractère oppressif du devoir de réserve : « Nos pensées, comme l'amadou
aptes à s'enflammer / Sont souvent prises d'un tendre désir d'amour,
écrit-elle. Mais l'usage impose de si rigides lois / Que pour notre salut nous
ne devons divulguer la chose. / Si l'une d'entre nous voit un humble jeune
homme / Et nourrit aussitôt de tendres pensées [...] L'usage et la retenue,
beaucoup trop sévères, / Interdisent rigoureusement à notre passion de se
déclarer. » (« Our thoughts like tinder, apt to fire, I Are often caught with
loving kind desire, I But custom does such rigid laws impose, / We must not
for our lives the thing disclose. I If one of us a lowly youth has seen, I And
straight some tender thoughts to feel begin [...] Custom and modesty, much to
severe I Strictly forbid our passion to declare. ») Tout en avouant, non sans

95
Angeline Goreau

courage, ses propres élans sexuels, l'auteur du poème choisit, afin que sa
réputation n en souffre, de dissimuler son identité derrière un nom de
plume : Sylvia.
Cette règle d'invisibilité connut une extraordinaire exception : Aphra
Behn. Contemporaine de « Sylvia », elle fut la première Anglaise à devenir
écrivain professionnel, à gagner sa vie en produisant des œuvres littéraires.
En dix-sept ans, dix-sept de ses pièces furent représentées sur les scènes
londoniennes. Elle publia sept volumes de poésie et de traductions ainsi que
treize courts romans. Loin de se justifier ou de se dérober, elle en accepta
toujours la pleine responsabilité et chercha activement à prendre sa place
parmi ses pairs mâles au titre d'écrivain et non comme une dame
griffonnant pour son propre divertissement, ainsi que les quelques femmes
écrivains qui avaient publié jusqu'alors s'étaient proclamées.
La liberté avec laquelle elle parla de ses désirs fait d'Aphra Behn un
personnage plus remarquable encore : elle souleva sans détours la question
sexuelle et ne craignit pas de la transporter sur la scène des théâtres. Sa
seconde pièce, The amourous Prince (Le prince amoureux), date de 1671.
Elle s'ouvre sur une scène de séduction qui vient de porter ses fruits : les
amants ont fait l'amour, ils se lèvent. Les indications de l'auteur précisent
que la jeune femme, dans la chambre de laquelle l'action se passe, est vêtue
d'une « robe de nuit » et que le jeune homme est en train de s'habiller. Non
seulement l'acte sexuel a été accompli en dehors du cadre sacré du mariage,
mais les deux amants ne sont même pas fiancés. Aphra Behn n'écrivait pas
ces scènes piquantes simplement pour divertir et scandaliser les parterres
de son temps. Elle avait la conviction que la passion physique était une
composante inaliénable de l'amour. Les femmes, soutenait-elle, connaissent
l'expérience du désir autant que les hommes et sont tout aussi capables
qu'eux d'en exprimer l'intensité.
Peut-être Aphra Behn n'aurait-elle pas eu la force ou le courage de
défendre un tel point de vue si la Restauration n'avait créé un climat qui lui
fût favorable. Née en 1640, elle a vingt ans en 1660 : Charles II vient de
remonter sur le trône, et son retour provoque l'effondrement brutal de la
morale puritaine que Cromwell avait tenté d'imposer durant l'interrègne.
Le souci du roi de se distinguer, sur tous les plans, de ses prédécesseurs -
outre ses inclinations naturelles - créa une atmosphère où la licence des
mœurs devint une norme sociale : il fallait y adhérer presque à la manière
dogmatique avec laquelle les plus rigoristes de la génération précédente
avaient adhéré à la foi puritaine. C'était là, parmi d'autres, un moyen de
manifester
d' « entretenir
sa loyauté
une putain
à la cause
» car ilroyale.
était «Ainsi
mal vu
conseillait-on
à la cour pour
à Francis
ne pas l'avoir
North
fait ». Cette évolution affecta essentiellement la société londonienne à la
mode — la cour, les milieux aristocratiques, les théâtres, les tavernes et les
cafés. Parmi cette nouvelle race de libertins, Aphra Behn trouva ses pairs
littéraires, son public et ses protecteurs. Ils affichaient le plus grand mépris
pour la réserve féminine traditionnelle. Ainsi voit-on le héros d'une des
pièces d'Aphra Behn s'emporter contre la dame qu'il cherche à entraîner au
lit et lui faire remarquer que le souci qu'elle a de sa réputation est dépassé :
« Fi donc! Laura! lui dit-il. Une dame élevée à la cour et qui pourtant n'a pas

96
Deux Anglaises au xvif siècle

la délicatesse de recevoir un galant en privé! Une telle pudeur n'est plus de


mode... » (« Fy,fy, Laura, a lady bred at court, and yet want complaisance
enough to entertain a gallant in private! This coy humour is not
a-la-mode... ») L'héroïne est toutefois mise en garde par son propre frère
qui lui recommande de ne pas céder à de tels arguments : « Méfie-toi des
hommes, lui dit-il [...]. N'aie confiance en aucun d'entre nous, car si tu le
fais tu es perdue. » (« Beware of men [...]. Trust none of us for ifthou dost,
thou art undone. »)
En dépit de leur adhésion à la nouvelle morale sexuelle, les galants
libertins de la Restauration restaient encore plus ou moins inconsciemment
attachés au principe de la réserve féminine qu'ils prétendaient rejeter. Cette
double tendance mit les femmes dans une position intenable. Dans un
poème intitulé To Alexis, in answer to his Poem against Fruition (A Alexis,
en réponse à son poème contre la jouissance), Aphra Behn se plaint de
l'attitude des hommes de sa génération : ils fuient les femmes, dit-elle, « si
l'honneur prend notre parti / [...] Et nous fuient, oh! si nous cédons. »
(« ... ifhonour take our part /[...] And Oh! theyfly us ifweyeild. ») Dans un
autre poème, The Disappointment (La déception), elle décrit sans déguiser
aucun détail les difficultés que peut rencontrer une femme qui essaie de se
soustraire aux contraintes de la retenue. En voici le texte intégral :

LA DÉCEPTION
I
Un jour l'amoureux Lysandre,
Pressé par la passion,
Surprit la belle Cloris, cette dame bien-aimée,
Qui ne put se défendre davantage.
Tout favorisait son amour;
L'astre doré du jour,
Dans son char ardent tiré par le feu,
Descendu vers la mer,
Ne laissait au monde d'autre lumière pour se guider
Que l'éclat des yeux luminescents de Cloris.
II
Dans un fourré retiré, propice à l'amour,
Silencieux comme une jeune fille consentante,
Avec une langueur charmante,
Après avoir mollement résisté, elle se rend à sa force.
Doucement elle pose ses mains sur son torse,
Non pour le repousser,
Mais davantage pour l'attirer :
Lui, tremblant, demeure à ses genoux;
En vain montre-t-elle quelque résistance.
La force lui manque de dire : « Ah! que faites-vous? »
m
Son regard doux et brillant quoique sévère,
Où luttent confusément l'amour et la pudeur,

97
Angeline Goreau

Donne à Lysandre une nouvelle vigueur;


Alors, dans un faible souffle, elle s'écrie
A son oreille : « Freinez! freinez votre vain désir
Ou j'appelle 1 que feriez-vous?
Mon honneur si précieux, même à vous,
Je ne peux, je ne dois l'abandonner. Retirez-vous
Ou prenez cette vie dont je vous ai cédé l'essentiel
En vous donnant mon cœur à conquérir. »
IV
Mais lui, aussi étranger à la peur
Que capable d'amour,
Pour parfaire ces minutes bénies,
Baise sa bouche, son cou, ses cheveux;
Chaque caresse avive le désir qui se lève en elle.
De sa tremblante et brûlante main, il presse
Sa gorge de neige qui se gonfle.
Entre ses bras elle se tient, haletante.
Ses charmes sans défense, les voici
Tous offerts, trophées et butin, à l'ennemi.

Là, sans respect ni crainte,


II cherche 1 objet de ses voeux
(Son amour n'autorise nulle pudeur),
Avançant par étapes rapides, quand
Sa main audacieuse s'empare de cet autel
Où l'on sacrifie aux dieux de l'amour :
Trône magnifique, paradis
Où la rage s'apaise et la fureur trouve satisfaction,
Fontaine d'où le plaisir sans cesse coule
Et qui apporte à l'univers entier le repos.
VI
Les lèvres parfumées de Cloris ont rencontré les siennes
Et, corps et âmes, ils se sont joints.
Alors, dans leurs transports illimités,
Tous deux s'étendent sur la mousse.
Cloris gît à demi morte, sans souffle;
Ses yeux tendres brillent d'un éclat numide,
Pareil à celui qui sépare le jour de la nuit
Ou à ces comètes aux feux déclinants.
Elle ne donne maintenant aucun signe de vie,
Sinon le court va-et-vient de sa respiration.
vn
II la regarde, tout du long étendue;
II voit son sein nu qui se soulève,
Ses robes fines défaites qui laissent transparaître
Des formes conçues pour l'amour et le jeu,
Abandonnées par sa fierté et sa pudeur.
Elle fait don de ses plaisirs les plus doux
En offrant son innocence virginale

98
Deux Anglaises au xvif siècle

En victime à la flamme sacrée de l'amour.


Mais le pâtre, trop ému, gît
Incapable d'accomplir le sacrifice.

VIII
Prêt de goûter mille délices,
L'infortuné berger, dans son transport excessif,
Voit le plaisir immense se muer en souffrance,
Détruit par trop d'amour :
La robe toute proche se montrait consentante
Et le paradis entier s'ouvrait à lui
Quand, brûlant de la posséder, il se jeta
Sur l'aimable dame désarmée.
Oh! mais quel dieu envieux fit en sorte,
Laissant en lui le désir, de le priver de sa puissance I

K
Cet arc-boutant de la nature (sans qui
Elle ne peut engendrer nul être humain),
La vie maintenant lui fait défaut;
La faiblesse envahit ses nerfs débandés :
En vain le jeune homme, en rage, essaie-t-il
De rappeler sa vigueur enfuie,
Mais nul mouvement ne lui donne le branle;
L'excès d'amour a trahi son amour.
En vain peine-t-il, en vain commande-t-il :
L'insensible retombe en pleurant dans sa main.

Dans ce combat d'amour si cruel,


Où l'amour et le sort se montrèrent trop sévères,
Le pauvre Lysandre, au désespoir,
Renonça à sa raison en même temps qu'à sa vie.
Le feu vif et ardent
Qui aurait dû embraser le membre le plus noble
Servait désormais à accroître sa rage et sa honte,
Ne laissant nulle étincelle pour rallumer son désir.
De Cloris les charmes dénudés ne purent à eux tous
Transformer ni calmer cette rage qui avait débauché son amour.

XI
Cloris, revenue de l'exaltation
Que l'amour et le doux désir ont nourrie,
Pose délicatement sa timide main
(A dessein ou par hasard)
Sur le fabuleux priape,
Dieu tout-puissant aux dires des poètes.
Jamais jeune bergère
Qui cueille dans la plaine la fougère,
En rencontrant sous la feuille verte un serpent,
Ne retira ses doigts aussi promptement

99
Angeline Goreau

XII
Que Cloris sa jolie main,
Lorsqu'elle trouva le dieu de ses désirs
Privé de ses formidables feux
Et froid comme la fleur humide dans la rosée du matin.
Qui devinera la confusion de la nymphe?
Son sang se retira d'en bas
Et empourpra son visage
Où se peignaient et la honte et le mépris.
Alors elle s'échappa des bras de Lysandre,
Le laissant défaillant sur la triste couche.
XIII
Éclair, à travers le bocage elle se hâte,
Daphné fuyant le dieu de Delphes;
Dans l'herbe du chemin elle ne laisse
Nulle trace qui pourrait instruire l'œil du poursuivant.
Le vent qui badine dans ses cheveux
Et joue avec son vêtement froissé
Dévoile chez la fugitive
Une beauté conçue par les dieux sans pareille :
Ainsi Vénus, son amour assassiné, pressée par la peur,
Fuyait-elle à travers la fatale plaine.
XIV
Le dépit de la nymphe, nul sinon moi
Ne peut vraiment le concevoir ni le comprendre :
Mais personne ne peut deviner l'âme de Lysandre
Sinon ceux qui ont poussé son destin.
Ses souffrances muettes se gonflent en orages,
Aucun dieu ne partage sa rage;
II maudit sa naissance, son destin, ses étoiles,
Mais plus encore les charmes de la bergère
Dont la douce et ensorcelante influence
L'a condamné à l'enfer de l'impuissance.

Le poème commence de manière assez traditionnelle : c'est Lysandre,


l'homme, qui provoque la rencontre sexuelle, c'est lui qui est « pressé » par
la passion, lui encore qui s'empare de la jeune femme. Ne pouvant plus se
« défendre » contre saforce, Cloris accède à ses désirs. Même les bosquets qui
abritent les deux amants partagent sa passivité « charmante » : par
métonymie, ils deviennent « silencieux comme une jeune fille
consentante ». C'est alors qu'Aphra Behn change son point de vue. La jeune femme
cède devant « la force » de son amant mais, en même temps, s'approprie
cette force. Elle « résiste mollement » et attire son partenaire vers elle au
lieu de feindre la pudeur en le repoussant. A la troisième strophe, c'est sans
grande vigueur que Cloris proteste devant les menaces qui pèsent sur son
« honneur » de femme. Ses velléités de résistance ne tardent pas à s'évanouir
devant la montée de son propre désir. Quoique Aphra Behn la présente
comme une « victime » à l'« innocence virginale », Cloris est loin d'ignorer

100
Deux Anglaises au xvif siècle

la source de sa propre jouissance, cette « fontaine d'où le plaisir sans cesse


coule / Et qui apporte à l'univers entier le repos ». De même le processus de
l'érection clitoridienne ne semble guère inconnu d'Aphra Behn : à la
strophe XII, décrivant le désir de Cloris qui s'affaiblit, elle note que « son
sang se retira d'en bas » — « en bas » désignant ici les organes sexuels.
L'intensité du désir va rendre cet amant virtuel impuissant. Il tente de
retrouver sa « vigueur » en se masturbant, mais « nul mouvement ne lui
donne le branle ». Très vite son désir se change en fureur. Surcroît
d'humiliation, Cloris prend dans sa main le membre languissant et
découvre sa défaillance. Les images utilisées par Aphra Behn mettent en
valeur cette métamorphose du pénis. Instrument du plaisir, il devient un
symbole de danger : un serpent.
En rejetant l'attitude de passivité sexuelle qui aurait dû être la sienne,
Cloris a empêché son amant d'exercer sur elle son « pouvoir ». Cela est clair,
il la tient pour responsable de son impuissance. Aphra Behn ne cherche pas
à tirer quelque morale de cet échec, ni â amener Cloris à une attitude de
plus grande modestie. Elle se contente simplement d'analyser le jeu
complexe des rôles sexuels lorsqu'il y a confluence et réciprocité des désirs :
manière de dire que les femmes ne pouvaient à elles seules faire disparaître
de la conscience sociale de son époque ce principe de chasteté auquel il leur
fallait obéir \

Traduit de l'anglais par Farid CHENNOUNE Angeline COREAU

NOTE

1. Pour une plus ample connaissance d'Aphra Behn, voir Angeline Goreau,
Reconstructing Aphra: A Social Biography of Aphra Behn, New York, The Dial Press, 1980.
Communications

La vie sexuelle des gens mariés dans l'ancienne société


Jean-Louis Flandrin

Citer ce document / Cite this document :

Flandrin Jean-Louis. La vie sexuelle des gens mariés dans l'ancienne société. In: Communications, 35, 1982. Sexualités
occidentales. Contribution à l'histoire et à la sociologie de la sexualité. pp. 102-115;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1526

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1982_num_35_1_1526

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Jean-Louis Flandrin

La vie sexuelle des gens mariés


dans l'ancienne société :
de la doctrine de l'Église
à la réalité des comportements

Peu de sources ont parlé de la sexualité conjugale avec autant de détail


que les traités de théologie morale, les recueils de cas de conscience, les
manuels de confession, etc. C'est donc de ces documents ecclésiastiques que
je vais partir, en insistant particulièrement sur celles de leurs prescriptions
qui nous sont le plus étranges aujourd'hui. Puis je chercherai à savoir dans
quelle mesure cette littérature nous renseigne sur la vie sexuelle des couples
d'autrefois.

Au centre de la morale chrétienne, il y a une méfiance très forte envers


les plaisirs charnels, parce qu'ils retiennent l'esprit prisonnier du corps,
l'empêchant de s'élever vers Dieu. Il faut manger pour vivre, mais éviter de
se complaire dans les plaisirs de gueule. De même, nous sommes obligés de
nous unir à l'autre sexe pour faire des enfants, mais nous ne devons pas
nous attacher aux plaisirs sexuels. La sexualité ne nous a été donnée que
pour nous reproduire. C'est en abuser que de l'utiliser à d'autres fins, et par
exemple pour le plaisir.
Dans notre société comme dans toutes les autres, remarquent les
moralistes chrétiens, l'institution familiale est la mieux adaptée à
l'éducation des enfants; et on ne peut d'ailleurs concevoir d'enfants
légitimes — c'est-à-dire aptes à nous succéder — qu'en légitime mariage.
Toute activité sexuelle extérieure au mariage a donc nécessairement une
autre fin que la procréation et constitue un péché. C'est pour cela qu'aucune
n'est permise. Cette interdiction nous est en général mieux connue que ses
raisons théologiques, pour ne rien dire de ses raisons historiques, qui
mériteraient une étude approfondie.
D'autre part — et cela nous est déjà plus étrange -, l'union sexuelle n'était
légitime, en mariage même, que si on l'entreprenait à bonne fin,
c'est-à-dire pour faire des enfants ou pour rendre au conjoint ce qu'on lui
avait promis par contrat de mariage. A ces deux bonnes raisons de s'unir à
son mari ou à sa femme, les théologiens, à partir du xiir siècle, ont ajouté
une troisième, en vérité moins louable : l'intention de lutter contre un désir
coupable.
Saint Paul, en effet, avait écrit aux Corinthiens :
Je pense qu'il est bon pour l'homme de ne point toucher de femme.
Toutefois, pour éviter l'impudicité, que chacun ait sa femme et que

102
La vie sexuelle des gens mariés dans Vancienne société

chaque femme ait son mari. Que le mari rende à sa femme ce qu'il lui
doit, et que la femme agisse de même envers son mari (I Cor vil,
1-3).

Le mariage était ainsi un remède que Dieu a donné à l'homme pour se


préserver de l'impudicité. Autrement dit — ce sont les théologiens qui le
disent, à partir du xm* siècle-, lorsque l'un des époux se sent tenté de
commettre l'adultère ou de tomber en pollution volontaire, il peut, s'il ne
trouve pas de meilleur moyen, utiliser le remède de mariage pour ne pas
succomber à cette tentation.
A partir du XV* siècle, certains théologiens ont estimé qu'on pouvait ne
commettre aucun péché en s'unissant à sa femme ou à son mari dans cette
intention. Auparavant ils y voyaient tous un péché véniel. Encore devait-on
surveiller ses phantasmes sous peine de tomber dans le péché mortel : car
c'est commettre un adultère que d'imaginer que l'on s'unit à quelqu'un
d'autre que son conjoint.
La plupart des anciens théologiens jugeaient enfin que les époux qui
s'unissaient à leur conjoint pour le plaisir commettaient aussi un péché
mortel. Il y a, certes, toujours un moment où ce plaisir brutal qu'est le
plaisir sexuel envahit tout le champ de la conscience. C'est du moins ce que
disaient les théologiens. Et beaucoup pensaient - comme le pape Grégoire le
Grand au Vf siècle - qu'il est presque impossible de sortir pur de
l'embrassement conjugal. Mais ce qui était un péché mortel, c'était de s'unir
délibérément à son conjoint pour éprouver ce plaisir. Presque tous les
théologiens médiévaux l'ont souligné, suivant sur ce point saint Jérôme
plutôt que saint Augustin.
Il faut attendre Thomas Sanchez, au tournant des xvf et xvir siècles, pour
entendre un autre discours et découvrir une autre problématique. Les
époux, dit-il, qui, sans intention particulière, ne cherchent « qu'à s'unir
entre époux », ne commettent pas de péché. A condition, bien sûr, qu'ils ne
fassent rien pour empêcher la procréation, qui reste la fin essentielle de
l'acte sexuel. Ce n'est plus la recherche du plaisir qui est condamnée : c'est
la recherche du «plaisir seul»; autrement dit, des relations sexuelles
volontairement amputées de leur vertu procréatrice.
Tant que les relations sexuelles n'ont pas eu d'autre justification que la
procréation, il allait sans dire que toute manœuvre contraceptive ou
abortive était coupable. A mesure que les justifications de l'œuvre conjugale
se multipliaient, la condamnation de ces manœuvres est devenue plus
explicite. La formule de Sanchez, « pour le plaisir seul », marque une étape
importante dans ces deux débats, et dévoile le rapport étroit qu'ils
entretiennent.
A partir du XVT siècle, me semble-t-il — mais il faudrait l'établir par une
enquête plus systématique -, les théologiens exhortent les époux à ne pas
craindre d'avoir trop d'enfants. Ainsi Bénédicti au x\T siècle ', Fromageau
au xviir *, et le pape Pie XI au xx* \ A la fin de l'Antiquité et au début du
Moyen Age, au contraire, on les avait plutôt exhortés à cesser de s'unir
charnellement une fois leur descendance assurée. Les familles nombreuses
n'ont pas toujours été un idéal chrétien *.

103
Jean-Louis Mandrin

Même remarque pour ce qui concerne le « crime d'Onan », autrement dit


le « coït interrompu », qui devait être le grand moyen contraceptif des époux
français aux xviir et xix* siècles : les mentions en sont très rares depuis
l'Antiquité jusqu'au début du XIV* siècle; puis elles se multiplient,
particulièrement à partir du xvT. Aux xvir et xviir siècles, tous les théologiens et
confesseurs en parlent, et ils soulèvent, à son propos, de nouveaux
problèmes comme celui de la complicité de l'épouse. Celle-ci, nous le
savons, devait acquitter la dette conjugale chaque fois que son mari le
requérait. Mais le devait-elle - et même, en avait-elle le droit? — lorsqu'il
avait l'habitude de pratiquer le coït interrompu? Dès le xvir siècle, soit plus
d'un siècle avant que la fécondité des mariages ne fléchît de manière
significative, ces débats ont envahi la littérature théologique.
D'ailleurs, depuis le xiv* siècle, certains théologiens avaient pris en
considération les difficultés des couples surchargés d'enfants. Pierre de La
Palu est le premier à leur avoir proposé l'étreinte réservée — c'est-à-dire
sans émission de semence, quoique avec pénétration-, pratique qui a
conservé des partisans dans l'Eglise jusqu'au xx* siècle. Pierre de Ledesma,
au xvT siècle, a suggéré, quant à lui, une autre solution : le refus d'acquitter
la dette conjugale.

Plus encore que les préceptes anciens sur les intentions animant les
époux qui s'unissent charnellement, ce sont les notions de créancier et de
débiteur qui en matière de relations conjugales nous sont devenues
étranges.
La notion de dette conjugale remonte à saint Paul. Dans sa première
épître aux Corinthiens, il écrivait, on le sait :

Pour éviter l'impudicité, que chacun ait sa femme et que chaque femme
ait son mari. Que le mari rende à sa femme ce qu'il lui doit, et que la
femme agisse de même envers son mari. La femme n'a pas autorité sur
son propre corps, mais c'est le mari; et pareillement le mari n'a pas
autorité sur son propre corps, mais c'est la femme (I Cor vu, 2-4).

Interprétant très littéralement ce texte, les théologiens médiévaux — et


leurs successeurs jusqu'au début du xx* siècle — ont mis la notion de dette au
centre de la vie sexuelle des époux. Dans les traités de théologie morale, les
sommes canoniques, les ouvrages plus spécialement consacrés au sacrement
de mariage, c'est sous le titre DEBITUM- le « dû », ou la « dette » - que l'on
trouve tout ce qui concerne la sexualité.
Dans le concret des relations quotidiennes, on imaginait que pour qu'il y
eût conjonction charnelle il fallait que l'un des époux exigeât de l'autre le
paiement de sa dette, et que l'autre l'acquitte. Dans tous les cas de
conscience relatifs à la sexualité conjugale, on examinait donc séparément
le cas de l'époux qui réclamait la dette et de celui qui la pavait. Jamais on
n'envisageait qu'ils puissent se porter ensemble l'un vers l'autre,
spontanément et d'un même mouvement.
Il faut d'ailleurs souligner que la femme aussi bien que l'homme pouvait
être en situation de réclamer son dû. Hors du lit conjugal, l'homme était

104
La vie sexuelle des gens mariés dans V ancienne société

toujours le chef de la femme. Et dans l'acte sexuel même il était supposé


actif, donc supérieur à la femme qui était censée subir ses assauts avec
passivité. Mais vis-à-vis de la dette — et là seulement — ils étaient égaux,
chacun d'eux ayant, comme le disait saint Paul, puissance sur le corps de
l'autre.
Les théologiens tenaient d'ailleurs tant à cette égalité — contraire aux
mœurs, et qu'ils avaient eux-mêmes de la peine à concevoir — qu'ils
n'hésitaient pas à privilégier la femme pour contrebalancer sa faiblesse et la
timidité « naturelle » à son sexe. Elle n'était tenue de « rendre le dû » que si
son mari l'exigeait explicitement et en arguant de son droit; lui, en
revanche, était tenu de le rendre dès qu'il comprenait aux mines de
l'épouse, à son attitude, qu'elle souhaitait la conjonction charnelle sans oser
l'exiger ni même exprimer son désir à haute et intelligible voix.
Au vrai, ce privilège n'était pas sans danger pour la femme. Il entretenait
sa timidité, confortait sa passivité. Si elle comptait sur l'homme pour
deviner son désir, elle risquait d'en être dépossédée. Finalement,
l'asservissement à la dette conjugale qui, en principe, faisait de la femme l'égale de
l'homme, risquait bien, en réalité, d'être plus effectif pour elle que pour
lui.

Reste à savoir dans quelle mesure elle avait droit au plaisir dans ce
commerce qui faisait vraisemblablement bon marché de son désir. Les
théologiens, en vérité, ne posaient pas la question en ces termes. Le plaisir,
chez la femme comme chez l'homme, leur paraissait automatiquement
ressenti au moment de l'éjaculation. La question était donc de savoir si la
femme, dans l'accouplement, devait émettre sa semence5.
Question préalable : la semence féminine est-elle nécessaire à la
génération, comme l'a soutenu Calien, ou est-elle inutile comme le disait
Aristote? Après de longs débats au cours desquels les uns penchaient en
faveur de Galien et les autres en faveur d'Aristote, tous nos théologiens
concluaient qu'il existe une semence féminine émise au moment de
l'orgasme; qu'elle n'était pas nécessaire à la conception d'un enfant; mais
qu'elle y aidait beaucoup et faisait l'enfant plus beau. En effet, pourquoi
Dieu aurait-il donné le plaisir féminin s'il n'avait pas eu d'utilité pour la
reproduction de l'espèce? Une attitude trop aristotélicienne sur ce point
aurait risqué de saper à la base la doctrine chrétienne de la sexualité.
A partir de là se posaient plusieurs problèmes moraux. D'abord, la
femme était-elle tenue d'émettre sa semence au cours de la conjonction
charnelle? Cette question, généralement examinée après celle du coït
interrompu et de l'étreinte réservée, supposait qu'en refusant d'émettre sa
semence la femme évitait ou diminuait les risques de conception. De quinze
auteurs qui la posaient — sur les vingt-cinq étudiés -, huit jugeaient qu'en
refusant volontairement l'orgasme l'épouse commettait un péché grave;
quatre qu'elle ne commettait qu'une faute vénielle; et trois qu'elle n'en
commettait pas du tout.
Seconde question : le mari est-il tenu de prolonger l'accouplement
jusqu'à ce que sa femme émette sa semence? Quatre théologiens lui en
faisaient une obligation morale, et les autres concluaient qu'il n'y est pas

105
Jean-Louis Flandrin

tenu. Tous au reste lui « permettaient » de prolonger son étreinte jusqu'à


l'orgasme de sa femme, bien que la conception d'un enfant fût possible à
moindre frais, je veux dire avec moins de plaisir.
Troisièmement, les deux époux doivent-ils émettre leur semence en
même temps? Sur les vingt-cinq auteurs étudiés, six seulement posaient
cette question. Mais tous les six conseillaient de tout mettre en œuvre pour y
parvenir, car, disaient-ils, la simultanéité des ejaculations augmente les
chances de conception et permet de faire un enfant plus beau. Aucun,
pourtant, n'en faisait une obligation, quoique plusieurs médecins — comme
Ambroise Paré - aient affirmé qu'il n'y avait de conception possible que
lorsque les deux semences étaient émises en même temps. Il est vrai que
l'homme n'est pas totalement maître de l'orgasme féminin, et que par la
confession ou autrement nos auteurs pouvaient en être conscients. Aucun,
cependant, ne se réfère à cette donnée expérimentale dans ce débat.
Quatrième et dernière question : l'épouse peut-elle parvenir à l'orgasme
en se prodiguant elle-même des caresses lorsque son mari s'est retiré d'elle
avant qu'elle ait émis sa semence. Dix-sept théologiens participent à ce
débat, dont trois seulement interdisent ces attouchements postcoïtaux, et
quatorze les autorisent. Argument à noter chez les trois minoritaires : une
o effusion » de semence séparée ne permettrait pas à la femme de faire une
seule chair avec son mari. Aucun, pourtant, ne parle explicitement d'amour
à propos de cette question non plus que des trois autres.
Défini comme une conduite raisonnable et réglée par opposition au
commerce passionné des amoureux, le commerce conjugal n'était licite
qu'en temps et lieu opportuns*.
Étaient impropres à l'accouplement tous les jours déjeune et de fête; les
temps d'impureté de l'épouse, à savoir, chaque mois, le temps de ses règles,
et une quarantaine de jours après ses couches; enfin, les périodes de
grossesse et d'allaitement. Mais bien des choses ont changé, de la fin de
l'Antiquité à nos jours, en cette matière de continence périodique.
Fondée d'abord sur l'impureté de la femme pendant ses règles et après ses
couches, la continence l'est surtout, à partir des xir-xiif siècles, sur les
risques qu'un accouplement ferait courir à l'épouse (après l'accouchement)
ou à son enfant (périodes des règles et de la grossesse). L'attention nouvelle
à la sauvegarde de l'enfant a d'ailleurs conduit de plus en plus de
théologiens des XVI6, XVir et xvm6 siècles à interdire les relations conjugales
pendant la période d'allaitement, alors qu'aucun de leurs prédécesseurs - à
l'exception de Grégoire le Grand - ne s'en était vraiment soucié.
D'autre part, les jours de fête et de jeûne qui étaient environ deux cent
soixante-treize au viii* siècle, ne sont plus que cent vingt à cent quarante au
xvT. Et alors qu'en ces jours la continence était, pendant le haut Moyen Age,
prescrite sous peine de péché grave, elle n'est plus que conseillée à la fin du
Moyen Age et durant les temps modernes.
Les accouplements en lieux publics ou sacrés, au contraire, furent
interdits sous des peines plus lourdes que par le passé. Cela est sans doute à
mettre en rapport avec une montée de la pudeur, d'une part, et, d'autre part,
avec un sens plus vif-de la sacralité des lieux ecclésiastiques, au moment

106
La vie sexuelle des gens mariés dans Vancienne société

même où le sens de la sacralité des jours de fête et de jeûne paraît s'être


émoussé.

L'union conjugale devait en outre s'effectuer selon la position dite


« naturelle », la femme allongée sur le dos et l'homme la surmontant.
Toutes les autres positions étaient jugées scandaleuses et « contre nature ».
Celle qu'on appelait retro ou more canino était contre nature parce que
caractéristique de l'accouplement des bêtes. La position mulier super virum
était contraire à la nature des sexes masculin et féminin, la femme étant
« par nature » passive et l'homme actif. Or, dans cette position, « qui ne voit
que la femme agit et que l'homme subit? », disait Sanchez. C'est parce que
« les femmes, transportées de folie, avaient ainsi abusé des hommes » que
Dieu noya l'humanité sous le Déluge, affirmait un autre théologien. Au
reste, cette position était particulièrement soupçonnée de gêner la
conception, malgré la vertu attractive que l'on reconnaissait à l'utérus. Et
plus généralement, toutes ces « positions contre nature » paraissaient
caractéristiques de la recherche d'un plaisir excessif autant que stérile.
Pourtant, depuis le XIV* siècle, certains théologiens les ont tolérées
lorsque les époux avaient de bonnes raisons d'en user. Par exemple, lorsque
le mari était trop gras pour s'unir à sa femme dans la position naturelle. Ou
bien lorsque, la femme étant près d'accoucher, on craignait que l'accès
par-devant ne fût dangereux pour l'embryon. Mais cette indulgence des
théologiens scandalisait souvent les laïcs qui en avaient connaissance. Selon
Brantôme, certains disaient « qu'il vaudrait mieux que les marys
s'abstinssent de leurs femmes quand elles sont pleines, comme font les animaux,
que de souiller le mariage par de telles vilainies ».
Inutile de préciser, je pense, que la sodomie était interdite sous les peines
les plus lourdes, aussi bien entre maris et femmes qu'entre personnes du
même sexe. Elle constituait par excellence le péché contre nature. De même
les baisers et les attouchements des « parties honteuses » lorsqu'ils
risquaient d'entraîner une « pollution ». Seul, à ma connaissance, Sanchez
les autorisait en tant que témoignages d'amour, même s'ils présentaient ce
risque. A condition, bien sûr, que la pollution n'en fût pas le but.

A l'exception de Sanchez et de Francisco Vitoria - l'un au chapitre des


baisers et attouchements, l'autre au chapitre des interdits de temps -, aucun
des anciens théologiens ne faisait intervenir, dans les débats sur la sexualité
conjugale, la notion d'amour. Aucun non plus ne cherchait si l'un des époux
ne réduisait pas l'autre à la condition d'objet, alors que les théologiens du
xx* siècle, dans le même contexte, jugent sans cesse en fonction de l'amour et
de la réifïcation du partenaire.
A vrai dire, n'est-il pas clair que chacun des conjoints était considéré
comme un objet par l'autre, et la problématique de la dette conjugale n'en
témoigne-t-elle pas? Parfois la notion de charité venait l'adoucir. Mais c'est
au plan de la justice — non de la charité — que les théologiens — comme les
canonistes - raisonnaient d'ordinaire : le corps de la femme est au mari et il
peut en disposer à son gré, à condition de ne pas transgresser d'interdit
grave. De même le corps du mari, pour la femme.

107
Jean-Louis Flandrin

II y a plus : lorsque la notion d'amour apparaissait, dans ces débats, elle


était marquée d'une nette réprobation.
Adultère est aussi l'amoureux trop ardent de sa femme, avait écrit saint
Jérôme. A l'égard de l'épouse d'autrui, en vérité, tout amour est honteux;
à l'égard de la sienne propre, l'amour excessif. L'homme sage doit aimer
sa femme avec jugement, non avec passion. Qu'il maîtrise l'emportement
de la volupté et ne se laisse pas emporter avec précipitation à
l'accouplement. Rien n'est plus infâme que d'aimer une épouse comme
une maîtresse... Qu'ils ne se présentent pas à leurs épouses en amants,
mais en maris. {Contre Jovinien, I, 49.)

Cette attitude inspirée du stoïcisme, et plus généralement de la sagesse


antique, a été constamment celle des théologiens médiévaux et modernes,
qui ont cité dans d'innombrables écrits la première et l'avant-dernière
phrases de ce texte. Ainsi Benedicti en 1584 :

Le mari qui transporté d'un amour démesuré cognait si ardemment sa


femme pour contenter sa volupté qu'ores qu'elle ne fust point sa femme, il
voudrait avoir affaire avec elle, pèche. Et semble que saint Hierosme le
confirme quand il allègue le propos de Sixte Pytagoricien qui dit que
l'homme qui se monstre plustost débordé amoureux envers sa femme que
mary est adultère... Parquoy il ne faut que l'homme use de sa femme
comme d'une putain, ni que la femme se porte envers son mary comme
avec un amoureux : car ce sainct sacrement de mariage se doit traicter en
toute honnesteté et révérence.

Pourquoi cette hostilité? Ne visait-elle que la recherche d'un plaisir


excessif? Les amoureux étaient en effet censés rechercher le plaisir
sexuel plus qu'ils ne le sont depuis l'époque romantique. Mais il y
avait autre chose : la crainte qu'un amour passionné des conjoints ne
porte préjudice aux relations sociales et à ce que nous devons à Dieu. Deux
laïcs du XVIe siècle l'ont d'ailleurs dit clairement. D'abord Montaigne
(Essais, I, xxx) :

L'amitié que nous portons à nos femmes, elle est très légitime. La
théologie ne laisse pas de la brider pourtant et de la restraindre. Il me
semble avoir leu autrefois chez saint Thomas, en un endroit où il
condamne les mariages des parans es degrés deffandus, cette raison
parmy les autres qu'il y a danger que l'amitié qu'on porte à une telle
femme soit immodérée : car si l'affection maritalle s'y trouve entière et
parfaite, comme il se doit, et qu'on la surcharge encore de celle qu'on doit
à la parentelle, il n'y a point de doubte que ce surcroist n'emporte un tel
mary hors les barrières de la raison.

Il ne s'agit ici que d'amitié, ce qui exclut toute idée de « paillardise ».


Brantôme, quant à lui, parle d'amour charnel et non d'amitié, mais lui non
plus ne se soucie pas exclusivement des pratiques interdites.

Nous trouvons en nostre Sainte Escriture qu'il n'est pas besoin que le
mary et la femme s'entrayment si fort : cela se veut entendre par des

108
La vie sexuelle des gens mariés dans l'ancienne société

amours lascifs et paillards; d'autant que, mettant et occupant du tout leur


cœur en ces plaisirs lubriques, (ils) y songent si fort et s'y adonnent si
tréstant qu'ils en laissent l'amour qu'ils doivent à Dieu; ainsi que
moy-mesme j'ay veu beaucoup de femmes qui aymoient si très-tant leurs
marys, et eux elles, et en brusloyent de telle ardeur, qu'elles et eux en
oublioient du tout le service de Dieu; si que, le temps qu'il y falloit mettre,
(ils) le mettoyent et consommoyent après leurs paillardises (Dames
galantes, premier discours, p. 25-26 de l'édition Rat).

Donc, sens d'une rivalité possible entre l'amour conjugal et l'amour de


Dieu : ce que Philippe Ariès avait déjà remarqué dans le Parson's Tale de
Chaucer. Noonan pense qu'il ne faut pas accorder trop d'attention à cela,
car c'est le propre de tout péché mortel que d'éloigner l'homme de Dieu.
Pour lui, ce qui serait visé, dans ces condamnations de l'amour excessif,
c'est seulement la recherche d'un plaisir coupable.
Je pense au contraire que, dans la droite tradition stoïcienne, c'est
l'amour d'une , certaine personne qui est visé, et que la référence à la
paillardise n'est qu'un procédé polémique permettant de convaincre plus
facilement des lecteurs ou auditeurs déjà convaincus que la paillardise est
un péché et que les conjoints ne doivent pas paillarder 7.

Dans quelle mesure ces prescriptions morales nous renseignent-elles sur


la pratique conjugale d'autrefois? C'est ce que je voudrais examiner
maintenant. Et pour cela je vais les envisager de deux manières différentes :
d'abord comme normes de comportement dans une société chrétienne; puis
comme reflet des mentalités et des comportements anciens.

La plupart des historiens ont adopté le premier de ces points de vue. Pour
eux, la vie sexuelle des gens mariés comme celle des célibataires a été
conforme aux prescriptions de la morale chrétienne, au moins jusqu'au
milieu du xviif siècle ou même jusqu'à la Révolution française. Témoins, les
taux infîmes d'illégitimité des naissances et le très faible nombre des
conceptions prénuptiales; l'importance et la stabilité de la fécondité
conjugale; et ces creux de Carême significatifs, dans la courbe mensuelle des
mariages et même dans celle des conceptions, qui nous révèle davantage les
secrets du lit conjugal.
Reste à savoir, cependant, s'il s'agissait d'une adhésion véritable et
profonde à la doctrine chrétienne, ou seulement d'une manifestation
extérieure de respect, qui ne visait qu'à sauver les apparences. Or aucune
des données démographiques que je viens de citer ne permet de le savoir
avec certitude. La faiblesse du nombre des conceptions prénuptiales et des
naissances illégitimes ne garantit nullement que les célibataires aient été
chastes au sens chrétien du mot; d'autant que les confesseurs de l'époque
attirent notre attention sur les pratiques contraceptives hors mariage et sur
les plaisirs solitaires des adolescents. Le creux de Carême, dans les courbes
de conceptions, est généralement peu marqué et ne témoigne dans le

109
Jean-Louis Flandrin

meilleur des cas que de la continence d'une minorité des couples légitimes.
Mais cela ne tranche pas non plus la question dans le sens d'une
inobservation des prescriptions de l'Église, puisque les théologiens, depuis
la fin du Moyen Age, ne faisaient plus de la continence de Carême une
obligation.
On pose généralement ce problème en termes de christianisation et de
déchristianisation. La baisse de la fécondité des mariages, l'augmentation
du nombre des naissances illégitimes et des conceptions prénuptiales ont
été présentées comme autant de signes d'une déchristianisation qui se serait
développée depuis la mi-xvnr siècle jusqu'à nos jours. D'un autre côté,
beaucoup d'historiens ont affirmé, à la suite des militants de la réforme
catholique, que les masses paysannes n'avaient pas été vraiment
christianisées avant le xvn* siècle et qu'elles étaient jusqu'alors restées
fondamentalement païennes.
Je ne crois pas que ces notions soient opératoires lorsqu'on s'occupe
d'histoire des mentalités et des comportements et non de propagande
idéologique. Les Français, y compris ceux des campagnes, ont été
christianisés dès le haut Moyen Age, et ils ont depuis lors donné toutes
sortes de preuves de leur foi, preuves non équivoques, de leur point de vue :
participation au culte, paiement de la dîme et legs pieux, pèlerinages,
croisades, hérésies, guerres de religion. Ce que les propagandistes de la
réforme catholique ont appelé paganisme me semble plutôt un
christianisme particulier, caractérisé par son archaïsme et par la marque des
mentalités paysannes.
Les paysans étaient chrétiens à leur manière, depuis un millénaire,
comme les autres groupes sociaux l'étaient à la leur. Les nobles, qui,
lorsqu'ils ne faisaient pas la guerre, faisaient l'amour aux dames de la cour,
étaient-ils plus chrétiens? Mieux christianisés? Et les bourgeois, dont
l'avarice était la vertu cardinale? Et les conquistadores, dont l'avidité et les
atrocités sont bien connues, mais qui, d'un autre côté, refusaient
énergiquement d'avoir des relations sexuelles avec les Mexicaines qu'on
leur offrait avant qu'elles ne fussent baptisées — et qui s'entêtaient à exiger
de leurs alliés qu'ils se convertissent sur-le-champ et renversassent leurs
idoles, malgré tous les inconvénients politiques de cette exigence et contre
l'avis des quelques ecclésiastiques qui les avaient accompagnés? Voyez, à ce
propos, le journal de Bernai Diaz del Castillo relatant la conquête du
Mexique par Cortés. En définitive, chacun était chrétien à sa manière, qui
n'était jamais celle des théologiens, ni la nôtre.
Peut-être existait-il cependant des gens mariés qui acceptaient la doctrine
du mariage des théologiens et s'efforçaient de l'appliquer : ceux qu'on
appelait les dévots. Sans doute ce groupe était-il très minoritaire dans le
royaume, même au sein des élites sociales. Mais c'est un groupe dont les
témoignages contemporains attestent l'existence, et son hétérogénéité
sociale importe peu à ce point de notre analyse.
J'imagine en effet que le comportement dévot pouvait se rencontrer à la
campagne comme en ville, dans des classes sociales diverses, et qu'il était
déjà le fait des femmes plus souvent que des hommes. C'est en effet aux
femmes que saint François de Sales a adressé son Introduction à la vie

110
La vie sexuelle des gens mariés dans Vancienne société

dévote; c'est la conduite de l'épouse face à un mari s'adonnant à des


pratiques coupables qui posait tant de problèmes aux casuistes, beaucoup
plus souvent que celle du mari; enfin c'est surtout avec les femmes que ces
questions se posaient au confessionnal : voyez par exemple ce qu'en dit le
Père Féline au xvra* siècle.
Aussi peu nombreux qu'aient été ces dévots qui adhéraient totalement à
la doctrine ecclésiastique du mariage, l'impact de celle-ci peut avoir été
élargie par l'absence de complicité des époux.
I/ancienne société était en effet très différente de la nôtre en ce que le
mariage, normalement, n'y consacrait pas une relation amoureuse mais
était une affaire de famille : un contrat que deux individus avaient conclu
non pas pour leur plaisir mais sur l'avis de leurs familles respectives et pour
le bien de ces familles. Pour que des individus ainsi réunis puissent passer
toute leur vie ensemble, il fallait qu'existe une règle de vie conjugale, que
chacun s'efforce de l'appliquer et de la faire appliquer par l'autre. Jusque
dans le lit, et peut-être surtout dans le lit.
Car toutes sortes d'indices suggèrent que mari et femme, dans le lit
conjugal, n'étaient pas sans pudeur vis-à-vis l'un de l'autre; qu'ils ne s'y
conduisaient pas sans gêne — au moins dans certains milieux - et c'était une
chance pour la « morale chrétienne ». Il est probable que, dans bien des
ménages, l'homme devait compter avec les refus de sa femme; et, en cas de
désaccord persistant, avec l'arbitrage du confesseur, arbitrage auquel il
devait finalement se soumettre sous peine de se voir refuser l'absolution et
la communion. En somme, contrairement à ce que la pratique actuelle nous
suggère, les époux n'étaient pas seuls dans le lit conjugal : l'ombre du
confesseur présidait à leurs ébats.
Inversement, si théologiens et canonistes ont débattu de la vie sexuelle
des époux dans ses moindres détails, s'ils se sont penchés sur tant de cas de
conscience, ce n'est pas seulement par jeu intellectuel, ce n'est pas
seulement parce qu'ils voulaient christianiser en profondeur la vie
conjugale, mais c'est aussi pour répondre à l'attente des gens mariés, et plus
précisément aux demandes qui leur étaient faites au confessionnal. Derrière
chacun de ces débats, il y avait le souci des gens mariés — mariés par leurs
familles — de connaître exactement les règles du jeu matrimonial. Nous ne
pouvons donc aujourd'hui, face à une vision du commerce conjugal qui
nous étonne, dire simplement qu'il s'agit d'élucubrations d'hommes
d'église, sans rapports avec la réalité conjugale.

Cherchons maintenant en quoi l'ancienne doctrine de mariage pouvait


refléter les mentalités et les comportements des époux d'autrefois.
C'est délibérément que j'ai mis l'accent sur ce qui, dans cette doctrine,
nous est le plus étrange. Car ce par quoi elle diffère de celle des théologiens
d'aujourd'hui est vraisemblablement un reflet de l'opposition plus générale
entre mentalités anciennes et mentalités d'aujourd'hui.
Il est vrai que le célibat des prêtres et leur culture livresque ont pesé sur
leur vision des choses et l'ont sans doute éloignée de celle des gens mariés.
Cela apparaît nettement, aux xviif et xix* siècles, sur la question du contrôle
des naissances *. Et plus tôt encore, au xvm* siècle, avec le développement de

111
Jean-Louis Flandrin

la théorie de la bonne foi '. Autre indice, du XIV au xix* siècle, les débats sans
cesse repris sur la manière d'interroger les gens mariés en confession :
encore qu'ils soient dominés par la question des relations entre prêtres et
pénitentes, ils suggèrent une certaine incapacité des clercs à guider les
époux dans leurs relations conjugales.
Il est donc nécessaire de chercher sur quels points théologiens et laïcs ont
eu des attitudes identiques et sur quels points des attitudes différentes —
étant entendu que les laïcs étaient extrêmement divers et qu'il faut préciser
le milieu géographique, social et culturel de ceux qui se sont exprimés.
Reprenons les exemples de Montaigne et de Brantôme. L'un et l'autre
paraissent avoir tenu pour normal qu'un homme ordinaire ait des amours
hors mariage, idée qui paraît avoir été très répandue dans la noblesse
jusqu'au xvif , siècle, et même après. Sur ce point, donc, ils n'admettaient pas
réellement la doctrine de l'Église.
Or, ces deux auteurs trouvaient scandaleux que l'on se comporte avec sa
femme comme avec une maîtresse. En cela, ils raisonnaient comme saint
Augustin et les théologiens médiévaux. Ils allaient même plus loin que les
théologiens et confesseurs de leur époque puisqu'ils s'indignaient qu'on
puisse autoriser les époux à s'accoupler selon des positions « contre nature »
sous prétexte que la femme était enceinte ou le mari trop gros. Nous l'avons
vu pour Brantôme.
Quant à Montaigne, voici ce qu'il écrivait :

Ces encherimens deshontez que la chaleur première nous suggère en ce


jeu (amoureux) sont, non indécemment seulement mais dommageable*
ment employez envers noz femmes. Qu'elles apprennent l'impudence, au
moins, d'une autre main. Elles sont toujours assés éveillées pour notre
besoing. Je ne m'y suis servi que de l'instruction naturelle et simple.
C'est une religieuse liaison et dévote, que le mariage : voilà pourquoy le
plaisir qu'on en tire, ce doit être un plaisir retenu, sérieux et meslé à
quelque sévérité; ce doit estre une volupté aucunement prudente et
conscientieuse. Et parce que sa fin principale c'est la génération, il y en a
qui mettent en doubte si, lors que nous sommes sans l'espérance de ce
fruict, comme quand elles sont hors d'aage ou enceintes, il est permis
d'en rechercher l'embrassement (Essais, I, xxx).

Montaigne acceptait d'autant mieux l'enseignement de l'Église sur ce


point qu'il était identique à celui des Anciens et qu'il avait trouvé une
attitude analogue dans quantité de sociétés différentes : chez les
musulmans, les Perses anciens, les Grecs, les Romains, etc. l0.
Il est possible aussi qu'il ait jugé prudent, de la part d'un mari, de ne pas
donner à sa femme le goût des jeux amoureux. Sur cette motivation,
Brantôme, en tout cas, est très explicite. Au texte cité précédemment, il
ajoutait en effet:

De plus, ces marys, qui pis est, apprennent à leurs femmes mille
paillardises, mille tours, contours, façons nouvelles, et leur pratiquent ces
figures énormes de l'Arétin; de telle sorte que, pour un tison de feu
qu'elles ont dans le corps, elles y en engendrent cent et les rendent ainsi

112
La vie sexuelle des gens mariés dans l'ancienne société

paillardes; si bien qu'étant de telle façon dressées, elles ne se peuvent


engarder qu'elles ne quittent leurs marys et aillent trouver autres
chevaliers. Et sur ce leurs marys en désespèrent et punissent leurs
pauvres femmes; en quoy ils ont grand tort...

On pourrait multiplier les exemples pour ce qui concerne cette classe


sociale. En revanche, il est bien plus difficile de savoir quelle vision les
paysans avaient du mariage. Certaines cérémonies nuptiales, cependant,
suggèrent une attitude analogue. Celle-ci, par exemple, que l'on trouvait
dans rille-et- Vilaine vers 1830 :

En cet instant, les pleurs de la mariée redoublent; elle se sauve avec ses
compagnes, et le mari court après avec ses garçons d'honneur. Il s'ensuit
une lutte qui a l'air d'être sérieuse. Les efforts pour conduire la mariée à
la maison conjugale sont souvent cause que ses vêtements sont déchirés,
ce qui est pour elle un titre d'honneur, car plus une fille, dans cette
occasion, fait de résistance, plus elle passe pour vertueuse dans le canton,
et plus son mari croit avoir droit de compter sur sa fidélité (Abel Hugo,
La France pittoresque, II, 82).

Comme si l'on admirait non pas l'amour de l'épousée pour son mari,
mais sa résistance à la consommation du mariage.
Sans pouvoir conclure de manière assurée à partir de ces quelques
données, il semble donc que dans des milieux fort divers de l'ancienne
société on ait répugné à se conduire trop librement avec son épouse; et
qu'on ait voulu avoir une femme chaste plutôt qu'une femme amoureuse.
C'est-à-dire qu'on paraît avoir admis l'opposition faite par les théologiens
entre le mariage et les relations amoureuses : celui-là n'a pour fin que la
procréation, tandis que celles-ci sont associées à la recherche d'un plaisir
excessif.
Mais en même temps, dans tous les milieux, on établissait entre l'idéal de
comportement masculin et l'idéal de comportement féminin une différence
radicale, tout à fait contraire à la doctrine de l'Église telle qu'elle était
formulée par les théologiens les plus qualifiés.
J'ai le sentiment que la convergence sur le premier point vient de ce que
la doctrine traditionnelle de l'Église s'inspirait de la sagesse antique et
d'attitudes courantes dans les sociétés non chrétiennes. La divergence sur le
second vient peut-être de ce que l'égalité entre l'homme et la femme en
matière de sexualité est une invention chrétienne qui contredisait les idées
traditionnellement admises dans le monde occidental et n'a d'ailleurs
jamais pu s'y imposer avant une époque toute récente. Simple hypothèse, en
l'état actuel des recherches.

Jean-Louis Flandrin
Paris, École des hautes études en sciences sociales

113
Jean-Louis Flandrin

NOTES

1. « L'homme de bien ne doit jamais craindre d'avoir trop d'enfans, ains doit penser que
c'est benediction de Dieu et croire à ce que dit David : " J'ay, dit-il, esté jeune et maintenant
je suis vieil, mais jamais je n'ay veu le juste délaissé, ne ses enfans chercher en extrême
nécessité leur pain ", car puisque Dieu les a donnez, il luy donnera par consequent le moyen
de les nourrir, puisque c'est lui qui repaist les oyseaux du ciel; autrement il ne luy en
baillerait pas » (Somme des péchés, liv. II, chap. IX, n* 63, p. 227 de l'édition in-4* de 1596).
Pour le commentaire de ce texte, voir « L'attitude à l'égard du petit enfant » m
J.-L. Flandrin, Le Sexe et l'Occident, en particulier p. 153 et 180-181.
2. Cas XXXVI : « Ausone ayant fort peu de bien, et se voyant déjà chargé de six enfans,
quoique sa femme soit encore jeune, a pris résolution depuis plus d'un an de s'abstenir de
1 usage du mariage, et a même refusé plusieurs fois le devoir à sa femme; de peur que le
nombre de ses enfants n'augmentât, et qu'il ne fût absolument hors d'état de les pouvoir
nourrir. Ne peut-il exécuter sa résolution, au moins sans péché mortel?
Réponse : II y a quelques Auteurs qui estiment que dans ces circonstances un mari peut, sans
péché, s'abstenir de l'usage du mariage, et refuser par conséquent le devoir à sa femme
pourvu qu'il n'y ait pas danger d'incontinence, ni de dissension à craindre; mais cette
opinion ne paraît pas bonne à suivre dans la pratique [...]. Si Dieu, comme le dit Jésus-Christ
(Mt 6,20), et comme l'avait dit David longtemps auparavant (Ps 146, 9), fournit même aux
oiseaux les choses nécessaires à leur vie; un chrétien ne peut sans faire injure à la divine
providence, se défier de sa bonté et croire que s'il lui donne des enfans, il ne pourvoira pas à
leurs besoins... » Fromageau, Dictionnaire de cas de conscience, 2 vol., 1733 et 1746, Devoir
conjugal, col. 1202.
3. « Les parents chrétiens doivent comprendre en outre qu'ils ne sont pas seulement
appelés à propager et à conserver le genre humain sur la terre, qu'ils ne sont pas seulement
destinés à former des adorateurs du vrai Dieu, mais à donner des fils à l'Église, à procréer
des concitoyens des Saints et des familiers de Dieu, afin que le peuple attaché au culte de Dieu
et de notre Sauveur grandisse de jour en jour [...]. Nous sommes touchés au plus intime du
cœur par le gémissement des époux qui, sous la pression d'une dure indigence, éprouvent la
plus grande difficulté à nourrir leurs enfants. Mais [...] aucune difficulté extérieure ne
saurait surgir qui puisse entraîner une dérogation à l'obligation créée par les
commandements de Dieu qui interdisent les actes intrinsèquement mauvais par leur nature même;
dans toutes les conjonctures, les époux peuvent toujours, fortifiés par la grâce de Dieu,
remplir fidèlement leur devoir et préserver leur chasteté conjugale de cette tache honteuse;
telle est la vérité inébranlable de la pure foi chrétienne, exprimée par le magistère du Concile
de Trente : u Personne ne doit prononcer ces paroles téméraires, interdites sous peine
d'anathème par les Pères : qu'il est impossible à 1 homme justifié d'observer les préceptes de
Dieu. Car Dieu ne commande pas de choses impossibles, mais en commandant il vous avertit
de faire ce que vous pouvez et de demander ce que vous ne pouvez pas, et il vous aide à le
pouvoir " » (Encyclique Casti connubii, 31 décembre 1930).
4. « Les adolescents eux-mêmes mettent souvent en avant le désir d'avoir des enfants et
croient excuser la chaleur de leur âge par l'attrait d'engendrer : combien y a-t-il plus de
honte pour les vieillards à faire ce que les adolescents rougissent d'avouer! Et même les
jeunes gens, dont la crainte de Dieu calme et modère le cœur, renoncent souvent, dès qu'ils
ont une postérité, aux œuvres de la jeunesse. » (Saint Ambroise, Traité sur l'Évangile de saint
Luc, I, 43-45.)
5. Pour plus de détails sur cette question, voir Anne-Catherine DUCASSE-KLISZOWSKI, « Les
théories de la génération et leur influence sur la morale sexuelle du xvi' au xviii* siècle »,
mémoire de maîtrise de l'université de Paris VIII, juin 1972, 88 p. dactyl. Ce travail a déjà été
résumé dans « Homme et femme dans le lit conjugal », in J.-L. FLANDRIN, Le Sexe et
l'Occident, chap. 8, p. 127-136.
6. Sur cette question, voir J.-L. FLANDRIN, La Doctrine de la continence périodique dans la
tradition occidentale, thèse présentée à l'université de Paris IV, 1978, 400 p. dactyl. Voir aussi
« L'attitude à l'égard du petit enfant et les conduites sexuelles », in J.-L. FLANDRIN, Le Sexe et
l'Occident, p. 193-201.

114
La vie sexuelle des gens mariés dans Vancienne société

7. Voir « Contraception, mariage et relations amoureuses dans l'Occident chrétien », in


J.-L. FLANDRIN, Le Sexe et l'Occident, en particulier p. 118-124.
8. Voir John T. NOONAN, « Contraception et Mariage », Paris, Éditions du Cerf, 1969, en
particulier chap. XIII. On trouvera un résumé de ce gros ouvrage dans J.-L. FLANDRIN,
L'Église et le Contrôle des naissances, Paris, Flammarion, coll. « Questions d'Histoire » n# 23,
1970.
9. NOONAN, op. cit., p. 479 s. et 507-511; et FLANDRIN, «Contraception, mariage et
relations amoureuses», in Le Sexe et l'Occident, p. 110-112.
10. L'ethnologue Luc THORÉ soutient pour sa part que notre société contemporaine est la
seule au monde à avoir fondé le mariage sur l'amour. Toutes les autres se seraient méfiées du
mariage d'amour comme dissolvant des structures sociales. Cf. « Langage et sexualité » in
Sexualité humaine, collection RES, Paris, Aubier-Montaigne, 1970, p. 65-95.
Communications

L'amour dans le mariage


Philippe Ariès

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Ariès Philippe. L'amour dans le mariage. In: Communications, 35, 1982. Sexualités occidentales. Contribution à l'histoire et à la
sociologie de la sexualité. pp. 116-122;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1527

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1982_num_35_1_1527

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Philippe Ariès

L'amour dans le mariage

Aujourd'hui, nos réflexions escamotent souvent un phénomène,


absolument capital et quasi permanent jusqu'au xviii* siècle, de l'histoire de la
sexualité, que Jean-Louis Flandrin a eu le mérite de rappeler : la différence
que les hommes d'à peu près toutes les sociétés et de tous les temps (sauf les
nôtres aujourd'hui) ont observée entre l'amour dans le mariage et l'amour
hors du mariage. Les exemples sont innombrables. Nous en choisirons
quelques-uns dans les textes des cultures juive et grecque. Rien ne vaut une
lecture naïve, indifférente aux opinions des glossateurs.
Elqana (1 Sam 1, 4-19) avait deux femmes, l'une, Anne, qu'il aimait
(diligebat), mais qui était stérile (Dominus concluserat valvam ejus).
L'autre, qu'il aimait moins, était féconde et avait des enfants. Elle se
moquait cruellement de sa rivale bréhaigne.
Malgré sa préférence, Elqana avait l'habitude, quand il distribuait les
viandes rôties du sacrifice, d'en donner plusieurs parts à la mère de ses
enfants, et une seule à sa bien-aimée. Celle-ci en était affectée, elle pleurait.
Alors le mari lui dit avec tendresse : « Anne, pourquoi pleures-tu et ne
manges-tu pas? Pourquoi es-tu malheureuse? Est-ce queje ne vaux pas pour
toi mieux que dix fils ? »
On reconnaît bien ici les deux raisons du mariage : la procréation (la
femme féconde est honorée) et l'amour, la dilectio.
Mais cet amour implique une réserve, bien suggérée par un geste de Rebecca.
Celle-ci a quitté ses parents. Elle part avec la caravane et des serviteurs pour le
pays qu'elle habitera désormais. Elle y arrive le soir et Isaac vient à sa
rencontre. Elle interroge : « Quel est cet homme-là qui vient dans la campagne
à notre rencontre? » Le serviteur répondit : « C'est mon maître » (c'est-à-dire
son futur mari). Elle eut alors un geste de pudeur, qu'elle négligeait devant les
autres hommes : « Elle prit son voile et se couvrit ».
Et c'est dans cet appareil qu'Isaac la conduisit à sa tente, c'est-à-dire la
prit pour épouse (ducere). Il importait en effet que la future épouse restât
voilée jusqu'à la nuit de ses noces : elle devait être auparavant plus cachée à
son futur mari qu'aux autres hommes.
Cette coutume permit d'ailleurs de faciles substitutions : ainsi Jacob
avait-il choisi, dans la maison de Laban, sa fille Rachel comme épouse. Mais
Laban, qui voulait marier d'abord l'aînée, Léa, la glissa à la place de Rachel
dans le lit nuptial et Jacob ne s'en aperçut qu'au matin, ce qui montre
combien la personnalité des amants disparaissait dans les étreintes
génitales de la copulation. De tels cas de substitution ne sont pas rares dans
la littérature, ils vaudraient la peine d'être répertoriés et étudiés. Il
conviendrait aussi de les rapprocher de ce que nous savons d'autre part de

116
L'amour dans le mariage

l'automatisme de l'acte sexuel dans les croyances d'Ancien Régime, avec ou


sans amour préalable. Amour aveugle, oui vraiment. Mais l'indifférence à
la personnalité du sentiment au moment de l'acte sexuel était sans doute
favorisée par la volonté de pudeur de la femme.
Certes, nos sociétés occidentales n'ont pas caché leurs jeunes femmes sous
le voile impénétrable de l'Orient : elles l'entourèrent cependant d'une
réserve selon laquelle la femme ne se livrait pas avec la passion provocante
de la courtisane, si bien que le mari pouvait se tromper sur la personne,
erreur que l'amant sans doute n'eût jamais commise.
La femme parfaite de l'Ancien Testament (mais aussi celle de l'Ancien
Régime), n'est pas seulement féconde et mère, elle est la maîtresse de la
maison, à la tête d'une véritable entreprise domestique :

La femme parfaite, qui la trouvera?...


Elle a bien plus de prix que les perles!...
Tous les jours de sa vie
Elle s'occupe de laine et de lin
Et besogne d'une main allègre.
Elle est telle qu'un vaisseau marchand
Qui de loin amène des vivres.
Elle se lève qu'il fait encore nuit
Distribuant à sa maison la pitance
Et des ordres à ses servantes.
Elle rêve d'un champ et l'acquiert.
Du produit de ses mains elle plante une vigne...
Elle met la main à la quenouille,
Les doigts prennent le fuseau...
Elle tisse des draps de lin qu'elle vend
Au marchand...
Elle étend les mains sur le pauvre,
Elle tend les bras à l'indigent...
Force et dignité la revêtent
Elle rit au jour qui viendra...

Voici un autre témoignage pris dans la culture grecque : VAlceste


d'Euripide. C'est peut-être un des plus beaux textes célébrant l'amour
conjugal. On connaît l'histoire : Apollon a obtenu des Parques que le roi
Admète échappe à la mort à laquelle il était promis s'il trouve un substitut à
livrer à sa place aux dieux d'En Bas. Son vieux père a refusé, il tient trop à la
vie. Seule son épouse Alceste a accepté le sacrifice. Aussi devient-elle l'objet
de l'admiration de tous. Le chœur le proclame : « aux yeux de tous, Alceste
s'est montrée envers son époux la meilleure des femmes ». En effet, dit sa
servante, « qui le contestera? ». Toute la ville sait bien qu'elle a rendu à son
époux l'hommage suprême de la vie. « Mais ce qu'elle a fait dans la maison,
lui ne l'apprendra pas sans admiration. Quand elle a senti que le grand jour
était venu, d'une eau courante elle a baigné son beau corps, et tirant d'un
coffre de riches vêtements et joyaux, s'en est parée avec décence [notez la
décence]. Puis se plaçant devant le foyer [centre sacré de la maison], elle a
fait cette prière : " Maîtresse, puisque je descends sous la terre, pour la
dernière fois je t'adresserai ma requête : veille sur mes enfants orphe-

117
Philippe Ariès

lins ". » Elle fleurit les autels domestiques, « sans que l'approche du
malheur altérât de son deuil la beauté naturelle ». Après l'hommage aux
dieux, elle retourne à la chambre nuptiale, pour vénérer le lieu sacré de
l'amour conjugal, le lit : « O couche, lui dit-elle, où je dénouais ma ceinture
virginale entre les mains de celui pour qui je meurs, adieu. » « Tombant à
genoux, elle baise la couche et tout entière la trempe de la marée de ses
larmes. » Elle n'arrive pas à s'en détacher. A peine a-t-elle quitté la
chambre qu'elle y revient « pour se jeter encore sur son lit ». C'est ici, dans
ce lieu symbolique, qu'elle dira adieu à tous les siens, à ses enfants, à ses
serviteurs : « il n'en était pas de si bas à qui elle n'adressât la parole et qui
ne lui rendît son salut » \
A son mari enfin. Elle aurait pu le laisser partir, sans intervenir : « J'ai
refusé de vivre séparée de toi avec des enfants orphelins, j'ai sacrifié les dons
de la jeunesse qui faisaient ma joie. » Si son père, que l'âge rendait inutile,
incapable de procréer, avait accepté la mort : « nous vivrions tous les deux le
reste de notre vie »... Mais les choses sont ce qu'elles sont, par la volonté
d'un dieu. Alors elle fait une requête solennelle : elle demande à Admète de
ne pas se remarier, ce qui aurait dû normalement arriver, afin de ne pas
donner une marâtre à ses enfants.
Et Admète lui répond : « Vivante, tu as été ma seule femme; morte, toi
seule en porteras le nom. »
Et, vœu étrange et anachronique qui annonce, avec deux mille ans
d'avance, les refus romantiques de la mort de l'autre, les tentatives
désespérées de le remplacer par son image, Admète demande que, « figuré
par la main d'artistes habiles, ton corps soit étendu sur mon lit; auprès de
lui je me coucherai... En songe tu hanteras mes yeux charmés; car ceux
qu'on aime, il est doux, même la nuit, de les voir, si peu qu'on le puisse ».
« Dans le même cercueil de cèdre, je recommanderai à mes enfants de me
déposer avec toi, et de m'y étendre, mon flanc auprès du tien. Que jamais,
même dans la mort, je ne sois séparé de toi, seul être qui m'aies été fidèle. »
Ainsi, c'est sur le lit de l'amour, et peut-être des naissances, qu'Alceste est
venue se recueillir avant de mourir, sans que ses paroles trahissent jamais
la réserve de la femme parfaite, mais une réserve qui ne s'oppose pas à
l'amour, qui plutôt en porte témoignage et le rend manifeste.
Fécondité, réserve de la femme et de la mère, dignité de la maîtresse de
maison, voilà bien des traits permanents qui, jusqu'au xviir siècle, ont
opposé l'amour dans le mariage et l'amour hors du mariage. Ces traits et
leur importance relative ont varié au cours des temps, mais dans des limites
étroites, soit dans les faits, soit dans les idées, et dans l'imaginaire.
Il est certain que l'idéologie morale exprimée par les stoïciens, pendant
les premiers siècles de notre ère, avant l'expansion du christianisme,
favorisait la procréation, la propagation de l'espèce, comme fin et
justification du mariage — par opposition sans doute à l'union libre,
couramment pratiquée, et pas toujours bien clairement séparée du mariage.
Les chrétiens se sont appropriés la morale stoïcienne, au point que certains
textes nous sont connus par des citations des Pères de l'Église, comme
celui-ci, de Sénèque, extrait par saint Jérôme d'un traité perdu sur le
mariage {Contre Jovinien 1, 49) : « Tout amour pour la femme d'un autre est

118
L'amour dans le mariage

scandaleux [voilà pour l'adultère]. De même Test aussi trop d'amour pour la
sienne propre [trop d'amour c'est justement l'amour sans réserve, la passion
que les amants éprouvent hors du mariage]. Un homme sage doit aimer sa
femme avec discernement et non avec passion, et par conséquent contrôler
ses désirs et ne pas se laisser entraîner à la copulation. Rien n'est plus
immonde que d'aimer sa femme comme une maîtresse... Qu'ils se présentent à
leur femme non en amants, mais en maris. » Le ton est pressant, celui du
commandement. La très vieille et très banale distinction entre l'amour-
réserve dans le mariage et l'amour passion hors du mariage est ici formulée
par Sénèque, non plus comme un usage, mais comme la règle d'un code
moral.
Ce code moral, le christianisme en a hérité. Chez saint Paul l'amour hors
du mariage, la fornicatio, Yimmunditia, est condamné. Le christianisme a
été tenté d'aller plus loin et de proscrire même le mariage - il exista une
pente dans ce sens - mais, résistant à la fois aux courants sensualistes et aux
courants ascétiques, il a maintenu le droit au mariage, tout en le situant,
dans la hiérarchie des valeurs, après la virginité. La principale raison du
mariage était de répondre à la concupiscence par une obligation réciproque
des époux, le debitum. Il est évident que dans une telle perspective morale, le
debitum devait être différent des jeux violents de la passion, de l'érotisme.
Le juridisme du terme traduit bien les limites de l'acte. Il s'agit d'éteindre le
désir et non pas de l'augmenter ou de le faire durer. En revanche, si les
Pères ont repris à leur compte les justifications stoïciennes du mariage par
la procréation, saint Paul paraît réservé à cet égard. Le problème ne semble
pas l'intéresser. Il le traite en passant à propos de la femme. C'est elle,
d'abord, qui a introduit le péché dans le monde — et non pas l'homme.
Adam non est seductus mulier autem seducta... toutefois, remarque-t-il, la
maternité la sauve : solvabitur autem per filiorum generationen... La
conception traditionnelle de la fécondité est bien ainsi reprise en compte,
mais par un biais, comme la compensation de l'infériorité originelle du sexe.
Malgré ses préférences pour la virginité, saint Paul, dont saint Clément
nous assure qu'il fut marié, admet sans réserve le mariage et exalte l'union
parfaite de l'homme et de la femme. « Les maris doivent aimer leur femme
comme leur propre corps. Celui qui aime sa femme s'aime lui-même. » II
faut cependant noter que, si les maris sont invités à aimer leur femme —
diligite -, celles-ci sont conviées à être soumises - subditae : la nuance n'est
pas petite. La soumission apparaît comme l'expression féminine de l'amour
conjugal. Malgré leur différence et à cause de leur complémentarité, le mari
et la femme ne seront qu'un seul corps, erunt duo in carne una, formule qui
ne désigne pas seulement la pénétration des sexes, mais aussi la confiance
mutuelle, l'attachement réciproque, une identification de l'un à l'autre.
Un tel amour qui est appropriation, ne vient pas d'un seul coup, comme
la foudre, ou comme l'effet d'un filtre, comme l'amour de Tristan et
d'Iseult : amour essentiellement non conjugal. Il n'est pas nécessaire qu'il
préexiste au mariage, même si cela peut arriver, surtout là où les intérêts,
trop faibles, ne gênent pas les inclinaisons. C'est pourquoi il n'y a rien de
choquant, même pour les morales les plus exigeantes, si les mariages sont
négociés en fonction des alliances et des biens. L'Église aurait seulement

119
Philippe Ariès

préféré en principe que cette négociation fût acceptée par les futurs
conjoints, et non pas à eux imposée. Toutefois il était généralement
souhaité, et aussi fréquent, que l'amour naisse et se développe après le
mariage, au cours de la vie commune. C'était peut-être le cas de celui
d'Alceste et d'Admète, d'Ulysse et de Pénélope... Il n'y a guère de cas aussi
célèbres dans le panthéon chrétien. L'un des meilleurs exemples
historiques de l'amour conjugal se passe à la fin du xvn* siècle, c'est celui du duc de
Saint-Simon. Le mémorialiste ne cache pas qu'il a choisi sa femme pour des
raisons de convenance, sans laisser de place aux sentiments. Et pourtant, au
cours de sa vie, les deux époux sont devenus si attachés l'un à l'autre que, à
la pensée de sa mort, dans son testament, Saint-Simon n'hésite pas à
s'épancher, à dire son profond amour pour celle qui l'a précédée, au point
de demander que leurs deux cercueils soient attachés par une chaîne de fer
(volonté insolite) pour être unis dans la mort, comme leurs corps l'avaient
été dans la vie.
De tels témoignages sont rares : comme si les hommes n'aimaient pas
parler du sentiment qui liait les époux, sauf dans leur testament, où leurs
témoignages deviennent plus fréquents.
Il est difficile à l'historien d'interpréter le silence qui règne sur de vastes
domaines de la vie : il signifie tantôt l'indifférence ou l'ignorance, tantôt la
pudeur et le secret. Il y a des choses qu'on ne disait pas : l'amour conjugal
était l'une de celles-là.
Il arrive que ce silence soit parfois percé, et c'est presque toujours à
l'occasion de la mort. Les archéologues ont trouvé dans des cimetières
mérovingiens des tombes où les squelettes des époux sont enlacés dans un
même sarcophage. On voit, sur des Jugements derniers, la Résurrection
réunir des époux que la mort avait séparés, mais ce sont des témoignages
exceptionnels, comme des signes espacés dans l'immensité du temps. Ils
témoignent de cas individuels qui diffèrent d'un modèle commun, plus
discret — étant entendu qu'il existait assez de jeu à l'intérieur de ces modèles

iginalité
sentiment dont la nature est de rester secret.
La même réserve s'étendait à la vie sexuelle. Elle apparaît dans des textes
lestes qui n'ont pas l'habitude de s'attendrir sur 1 amour conjugal : le
fabliau « Le souhait contrarié » met en scène un bon mariage : les époux
« s'aimaient beaucoup l'un et l'autre ». Le prud'homme un jour quitta le
pays pour son commerce. Il fut trois mois absent. A son retour, sa femme lui
fit fête, « comme le voulait son devoir, et n'eut jamais de joie si grande ».
Elle lui servit un somptueux repas, bien arrosé, « elle avait un très grand
désir de tout faire selon son gré, car elle attendait la pareille et comptait sur
la récompense ». Elle l'attendait au lit. Malheureusement le prud'homme
avait tant mangé et tant bu que « quand il vint à se mettre au lit, il oublia
l'autre plaisir ». Il sombra dans le sommeil. Sa femme se désole « qui était
prête à la besogne ». Elle pourrait bien le secouer, le réveiller. Mais elle ne
saurait agir ainsi : « il la croirait dévergondée. Elle finit par renoncer au
désir qu'elle avait de lui et s'endort pleine de dépit ».

120
L'amour dans le mariage

On comprend pourquoi les textes d'église font obligation au mari de


prévenir le désir chez la femme, parce qu'elle ne peut pas l'avouer et
réclamer elle-même sa dette.
Ainsi le mariage se situait-il à l'intersection d'un vaste domaine public et
d'un tout petit espace secret, plus secret que privé. Le privé est un endroit
clos, retiré du monde extérieur, mais connu et repéré, accessible sous
certaines conditions. Le secret est caché comme s'il n'existait pas, sauf pour
des rares initiés, il est protégé par le silence religieux qui l'entoure et qui
engage les initiés, sa révélation le détruit, il est plus que du non-dit, de
l'ineffable. Ainsi l'amour conjugal pourrait-il bien être l'un des lieux
secrets de l'ancienne société. Il a aujourd'hui perdu - du moins en
apparence et dans la plupart des cas — ce caractère de secret.
Mais, d'autre part, le mariage était devenu public — nous y reviendrons —
et la publicité indispensable à son existence, c'est-à-dire à sa reconnaissance
par la communauté où vivaient les époux. Certes, les mariages secrets
indiquaient bien les limites de cette publicité et de sa fonction. Ils devinrent
plus fréquents à l'époque où la communauté commença à être dépossédée de
son droit de reconnaissance du mariage au profit d'une institution
juridique, l'Église. C'est l'Église qui prit en charge la publicité du mariage
avec la proclamation des bans. Toutefois, dans les deux cas, publicité
sanctionnée par la communauté ou par l'Église, il y avait à l'origine un
choix, un ou plusieurs actes, et ce choix, ces actes qu'il provoquait
engageaient pour toujours. Influence juridique de l'Église? Ce n'est pas sûr,
et nous allons en reparler. Mais je voudrais souligner ici le statut de
« précédent » du choix conjugal. Le mariage est un précédent comme il en
existait beaucoup d'autres. Nos sociétés médiévales et modernes attachaient,
on le sait, une importance religieuse au précédent, repère originel d'une
série qui, dès lors, pouvait être légitimement répétée. Le précédent
permettait et constituait la légitimité. Par sa vertu, certains événements
étaient ainsi retirés du flux anonyme du temps et voués à un statut
particulier. Voués par qui? Mais par l'ensemble de ceux dont la
reconnaissance était indispensable pour faire durer quelque chose. Cette
reconnaissance empêchait l'événement de s'écouler et de changer, elle le
fixait à jamais. Du moment qu'il était parvenu à atteindre cet état,
l'événement ne pouvait plus être aboli, il était condamné à durer.
C'est-à-dire qu'il allait être répété, qu'il devenait l'origine d'une série.
L'indissolubilité du lien conjugal se rattache au respect général d'une
société coutumière à la notion de précédent.
Les choses ont changé à partir du xvnf siècle. La société tendit dès lors à
rapprocher les deux formes d'amour traditionnellement opposées. Un idéal
du mariage s'est constitué peu à peu en Occident, qui impose aux époux de
s'aimer, ou de faire semblant de s'aimer, comme des amants. L'érotisme
extra-conjugal est entré dans le mariage en chassant la réserve
traditionnelle au profit du pathétique, en éprouvant la durée. Cela est bien connu
maintenant, grâce en particulier à Jean-Louis Flandrin. Nous avons
cependant toujours de la difficulté à croire le changement si récent, et si
limité, dans le monde, aux cultures occidentales. Il n'y a plus qu'un seul
amour, l'amour-passion, l'amour puissamment érotisé, et les caractères

121
Philippe Ariès

originaux anciens de l'amour conjugal, tels que nous venons de les évoquer,
sont abolis ou considérés comme des obstacles résiduels qui retardent le
triomphe de l'amour, un seul amour, une seule sexualité.
Il est vrai que, dans une première période, la particularité de l'amour
conjugal a disparu. Mais, dans une seconde étape, le succès de la fusion
pourrait bien avoir provoqué un retour spontané à la dualité traditionnelle.
Je laisse de côté des survivances comme celles du prince de Lampedusa qui
pouvait faire je ne sais combien d'enfants légitimes sans avoir jamais vu le
ventre de sa femme. Non, je pense à des phénomènes nouveaux.
L'amour-passion marchait au coup de foudre : on tombait d'amour. La
flèche d'Éros était aussi imprévisible et soudaine que le dard de la mort. Un
début déjà fiévreux, un épanouissement et une fin. L'amour-passion ne dure
pas, l'amour conjugal qui lui est assimilé ne dure pas plus. Le divorce ne
peut donc pas être considéré comme un moyen de rattraper une erreur,
mais comme la sanction normale d'un sentiment qui ne peut ni ne doit
durer et qui doit alors laisser place au suivant. Nos jeunes contemporains
répugnent à l'engagement long, que ce soit pour le mariage ou pour le
sacerdoce. La durée n'est pas moderne. Or, on peut se demander si elle ne le
redevient pas, et si l'amour dans le mariage, distinct de l'autre, ne se
reforme pas dans nos mœurs autour de la durée, durée de fait plutôt que
volonté de durer. Un couple s'est fait dans un temps long, et chaque
supplément de temps a rapproché un peu plus les conjoints et leur a donné
le sentiment de renforcer leur union : duo in una carne. Ils s'aiment parce
qu'ils s'aiment depuis longtemps, et leur amour croît avec le temps,
jusqu'au jour terrible où il bute contre le mur de la mort, insupportable
parce qu'il est la séparation, la fin de cette lente construction à deux. Jean
Baechler va jusqu'à supposer qu'aujourd'hui « il peut y avoir un
renforcement presque névrotique [je souligne] du lien conjugal ». Après la mort, le
survivant s'efforce de tourner l'obstacle et de continuer au-delà le devenir
ininterrompu de leur union. Non, ce sentiment n'est pas un ancien
héritage. L'ancienne société avait, nous venons de le dire, le culte du
précédent, mais pas de la durée. Il avait été une fois, il sera toujours; sans
que la durée n'ajoutât rien à l'affaire. C'est parce qu'il avait été et non parce
qu'il avait duré qu'une valeur était reconnue au précédent.
Aujourd'hui, peu importent l'origine et la nature du lien, ce qui compte
est sa durée. A la limite, et sans qu'on l'avance et qu'on le dise, un vrai
mariage - peu différent d'une union libre qui résiste - n'est pas créé par un
acte à la mairie ou à l'église, ni par un choix préalable, fragile, mais par le
fait de sa durée. Le vrai mariage est une union qui dure, d'une durée
vivante, féconde, qui défie la mort. Revanche souterraine du dynamisme de
la continuité dans une civilisation qui privilégie l'instant et la rupture.
Philippe Ariès
Paris, École des hautes études en sciences sociales

NOTE
1. Quand Saint-Simon raconte la mort de Mme de Montespan, il précise que sentant la
mort venir, elle fît appeler ses domestiques « jusqu'au plus bas », pour leur dire adieu.
Communications

Le mariage indissoluble
Philippe Ariès

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Ariès Philippe. Le mariage indissoluble. In: Communications, 35, 1982. Sexualités occidentales. Contribution à l'histoire et à la
sociologie de la sexualité. pp. 123-137;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1528

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1982_num_35_1_1528

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Philippe Ariès

Le mariage indissoluble

Le grand fait de l'histoire de la sexualité occidentale est la persistance


pendant de longs siècles, jusqu'à nos jours, d'un modèle de mariage
contraignant, le mariage monogamique et indissoluble. Il s'oppose aux
autres modèles qui l'ont précédé à l'époque romaine, ou qui coexistent
encore avec lui dans le monde d'aujourd'hui, et qui comportent, au moins
pour l'homme, le droit de le dissoudre et de recommencer. Le mariage où
l'homme peut répudier sa femme et se remarier est sans doute le modèle le
plus répandu, le plus banal partout sauf en Occident.
L'union indissoluble, elle, apparaît au contraire comme une exception,
mais une exception vigoureuse, qui résiste toujours aux puissantes érosions
des laxismes contemporains.
Comment donc est-on passé — sans doute pendant le Haut Moyen Age — du
mariage avec droit de répudiation (au moins de la femme) à un mariage
indissoluble? Énorme question où notre culture est tout entière engagée.
Question à laquelle on ne peut pas donner de réponse certaine. On peut
cependant avancer quelques hypothèses.
Le lecteur doit s'étonner. Comment voir un problème là où l'affaire
paraît si clairet Chacun croit savoir que l'indissolubilité du mariage est une
invention du christianisme, et, sous sa forme la plus radicale, du
christianisme occidental, latin. L'Église n'a eu qu'à l'imposer par la
contrainte aux populations qui lui étaient soumises et devaient se plier à sa
loi. C'est la version commune aux ennemis comme aux partisans de
l'Église : l'indissolubilité s'installe avec le pouvoir ecclésiastique, et elle
recule après son déclin avec la déchristianisation contemporaine. Rien n'est
moins sûr que ce topos.
D'abord parce qu'une tendance à la stabilisation du mariage (stabilitas
est le mot latin qui traduit à peu près dans la langue de l'Église ancienne ce
que nous entendons par indissolubilité) apparaît à Rome avant l'influence
chrétienne. P. Veyne nous suggère que pendant les premiers siècles de notre
ère, une transformation profonde des mœurs et des valeurs avait introduit
dans le mariage romain plus de sentiment, plus d'exigence morale, plus de
valeur reconnue à sa durée, bref une morale s'était alors imposée qui
deviendra la morale chrétienne, mais qui était païenne à l'origine :
reconnaissons-y des influences stoïciennes notables. Le changement des
mentalités qui a précédé, puis accompagné et, sans doute, favorisé le
christianisme fait de cette période baptisée par H.-I. Marrou l'Antiquité
tardive (plutôt que le Bas Empire de la terminologie traditionnelle) l'une
des plus importantes charnières de notre civilisation, l'une de ses grandes

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mutations. Les recherches récentes ont montré qu'elle ne se ramenait pas à


l'expansion du christianisme, mais que celui-ci en fut plutôt comme
l'aboutissement.
Dans les morales de cette époque, on inclinait à reconnaître une valeur à
la stabilité d'une union qui ne dépendait plus tout à fait du caprice ni de la
volonté des époux, et en particulier du mari. Mais c'était seulement une
tendance qui n'avait aucune volonté de bouleverser tout de suite la réalité
des mœurs. Et d'ailleurs, elle ne bouleversa rien du tout.
Si on veut essayer de comprendre quelque chose à cette réalité, il faut voir
comment cela s'est passé, d'abord dans les classes aristocratiques et dans
l'Église, entre le IXe et le xir siècle. C'est pendant cette période et dans ces
milieux que le mariage chrétien occidental a été mis en place, tel que nous
le pratiquons encore aujourd'hui, sous des formes laïcisées, allégées par la
possibilité du divorce, mais fixées par le droit.

. . Pour cette exploration nous disposons de bons guides, en particulier :


G. Duby, Medieval Marriage \ et P. Toubert, La Théorie du mariage chez les
moralistes carolingiens2. Nous les suivrons.
A la fin de l'époque carolingienne, vers le Xe siècle, nous relevons très
clairement l'existence de deux modèles opposés de mariage, celui des
grands, et celui de l'Église. Contrairement à ce qu'on pourrait croire, le
modèle laïc est le plus facile à saisir — quoique nous le connaissions surtout
par le témoignage des clercs. Il est en effet le plus simple.
Comme à Rome, le mariage est un acte essentiellement privé : il se passe à
la maison, quoiqu'il soit aussi public en ce sens (restreint et, nous dirions,
mondain) que les époux et leurs parents sont entourés de spectateurs qui les
acclament et qui, par leur présence, témoignent de la réalité de l'acte et de
l'assentiment de la communauté. Toutefois cet acte privé/public n'absorbait
pas tout le symbolisme du mariage. Celui-ci n'avait pas le caractère
ponctuel qu'il a pris plus tard et qu'il a toujours aujourd'hui, quand une
cérémonie, un mot, une signature créent le droit et font qu'avant on n'est
pas encore marié, et qu'après on le devient aussitôt à part entière.
L'acte du mariage s'étalait sur une période de durée variable, parfois
longue, commençait avec la desponsatio, la promesse, lefœdus ou pactum
conjugale, d'où sont issues à la fois nos fiançailles et la cérémonie du
contrat, très importante chez nous jusqu'à la guerre de 1914 environ. Le
mariage était un traité engageant la foi des contractants entre deux
familles. Une famille donnait une femme, l'autre famille la recevait en
échange d'un dos, d'un douaire (donatio puellae). La dernière étape de la
période conjugale était la mise au lit des jeunes époux qui avait lieu en
public, était entourée de solennité, sanctionnée par l'acclamation des
assistants qui témoignaient ainsi de la réalité des faits. On célébrait en effet
le moment essentiel où le garçon et la fille étaient couchés dans le même lit
avec la mission d'engendrer le plus tôt possible et autant de fois que
possible. L'importance et l'urgence de la mission dépendaient de la richesse
ou de la puissance de la famille, du poids des stratégies matrimoniales et des
alliances qui en dépendaient. On peut se demander dans quelle mesure la
réalité du mariage, ainsi manifestée par sa publicité et la présence de

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Le mariage indissoluble

témoins nombreux, ne dépendait pas de la valeur des enjeux : là où ils


étaient négligeables, il pouvait ne pas y avoir de publicité ni de cérémonie
marquante, par conséquent pas de mariage réel, mais seulement, ce qui
revenait au même, un mariage virtuel, en pointillé, dont la réalité juridique
dépendait de sa trace dans la mémoire collective. Si la trace était faible, il
était interprété comme une liaison de passage, si la trace était forte, il était
au contraire considéré comme un mariage légitime.
A l'origine, tous les prétendus mariages ne devaient pas avoir la même
valeur.
Dans les classes aristocratiques où les enjeux pesaient lourd, où le
mariage scellait des alliances, engageait dans une politique, il n'y avait
donc que des mariages réels, et ceux-ci étaient réservés aux puissants, et à
quelques-uns seulement de leurs enfants.
Le grand moment était alors le rassemblement de la parenté dans la
chambre de l'héritier de la maison, autour du lit. Le père du garçon, le
canut generis, joue le rôle d'officiant. C'est lui qui appelle la bénédiction de
Dieu sur les jeunes époux qu'on vient de déshabiller et de coucher ensemble.
Plus tard, le prêtre s'insinua dans les cérémonies pour bénir le lit,
l'encenser, l'asperger d'eau bénite. C'est sans doute la première (et la seule)
intervention ecclésiastique dans une cérémonie privée, privée parce que
familiale, et cependant rendue publique par la présence nécessaire d'une
communauté, mais sans sanction ni contrôle de droit. On est frappé par la
ressemblance entre le mariage au lit et la mort au lit, qui avait le même
caractère collectif, et se terminait aussi par un encensement et une
aspersion. La cérémonie conjugale du lit avait lieu le soir, à l'heure des
ténèbres, au moment propice à l'amour et à la génération. Le lendemain,
commençaient des réjouissances qui duraient en général trois jours (les
trois jours durant lesquels l'usage voulait parfois que les époux se
gardassent de relations sexuelles *).
Il appartenait à des clercs-archivistes, hommes de l'écriture, attachés à la
maison, de dresser les indispensables généalogies qui fixaient pour la
postérité l'état des alliances gentilices et des parentés : ancêtres des Artisans
of glory, étudiés par O. Ranum \
Dans de telles conditions, dans ces milieux aristocratiques et dans leurs
clientèles, le mariage n'était pas universel. Il n'était ni nécessaire ni
souhaitable que chacun se mariât. D'autres moyens que le mariage
permettaient de satisfaire la voluptas, par exemple le viol ou le rapt,
l'aventure passagère avec une prostituée, ou une paysanne, ou la fille d'un
vassal, ou une bâtarde : proies faciles et tolérées. Il devait aussi exister des
états intermédiaires entre le viol éphémère et une union instable,
c'est-à-dire sans témoins. Il importait que tous les enfants ne se mariassent
point. Sinon, il y aurait trop de parties prenantes au patrimoine, et la
famille risquait une perte de richesse et de pouvoir. Il fallait au contraire
constituer une réserve de garçons et de filles célibataires où l'on puiserait
selon les besoins pour compenser les pertes dues aux fortes mortalités, aux
maladies, épidémies, mais aussi accidents à la guerre et au tournoi... On
devait donc à la fois éviter les mariages nuisibles en contraignant les cadets
au célibat, et prévoir les mariages générateurs d'alliances utiles — ce qui

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exigeait des réserves de filles autant sinon plus que de garçons. Les bâtardes,
en particulier, constituaient ce que G. Duby appelle la « réserve de plaisir »
des maisons nobles. D'autres filles étaient consignées dans des moutiers
familiaux, sortes d'annexés des châteaux, fondés par les chefs de famille
pour garder leurs filles et leurs veuves. Les jeunes qui étaient écartés du
mariage, formaient des bandes de célibataires (juvenes) qui couraient
l'aventure militaire, sportive, sexuelle, espérant qu'une occasion se
présenterait un jour de faire une fin honorable (devenir senior), en
épousant quelque héritière (qu'ils avaient parfois auparavant engrossée) ou
en devenant le « sénéchal », l'officier et l'homme de confiance d'un puissant
chef de famille.
Un tel mariage avait été conclu par les familles dans des buts déterminés.
Si, par exemple pour raison de stérilité, ou pour toute autre raison, ces buts
n'étaient pas atteints, le mariage perdait sa raison d'être, il fallait le
dissoudre, renvoyer la femme dans sa famille, ou au moutier. Un autre
mariage devait lui succéder aussitôt.

Aux mêmes époques où ce type de mariage était pratiqué dans les sociétés
aristocratiques, l'Eglise, de son côté, mûrissait un modèle de mariage
radicalement différent, auquel elle devait assurer, au xm* siècle, le statut de
sacrement, à l'égal du baptême et de l'ordre : extraordinaire promotion
d'un acte privé, d'une union sexuelle organisée en vue d'alliances
lignagères, faite et défaite en fonction des intérêts familiaux. Le fait même
que 1 acte une fois consommé et, à la fois, consacré, ne puisse plus être
dissous, rendait plus définitives et irrévocables les dispositions des familles.
Sans dbute les intérêts ne cessèrent-ils de compter, et, certes, l'Église
l'admettait, mais ils n'étaient plus tout-puissants et devaient composer avec
des risques graves, en particulier ceux de l'inconduite, de la stérilité
auxquels il faudrait bien se résigner. Toutefois il est remarquable que
l'Église ait mis tant de temps , non seulement pour imposer son modèle à une
aristocratie rebelle, mais même pour seulement dégager sa doctrine,
l'exprimer clairement et parvenir à une définition claire et simple de ce
qu'elle concevait par^ le mariage.
A l'intérieur de l'Église, il exista en effet deux courants opposés, de plus
en plus opposés. L'un, ascétique, se réclamait de saint Jérôme : hostilité au
mariage, considéré comme un état inférieur, à peine tolerable. Ce courant a
connu des hauts et des bas, des éclipses et des retours. Il semble gagner au
xiF siècle chez les clercs qui voulaient détourner l'Église d'intervenir dans
le mariage et de le contrôler : qu'elle se tienne à l'écart, pensaient-ils, de ces
choses vulgaires et basses où elle n'a rien à faire. On pourrait déceler dans le
catharisme languedocien la même tendance qui aurait outrepassé le seuil de
l'orthodoxie.
L'autre tendance a triomphé, qui se rattache à saint Augustin et, au-
delà, à saint Paul, et qui voit dans le mariage le remedium animae. Au
xn* siècle, répondant sans doute aux excès des adversaires du mariage,
saint Bernard s'explique : « Attaquer le mariage, c'est ouvrir la porte aux
débauches des concubins, des incestueux, des seminiflues, des masculorum
concubitores. » Saint Bernard craint que la dévaluation du mariage n'abou-

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Le mariage indissoluble

tisse aux progrès de la masturbation et de l'homosexualité (mâle).


Aussi, dans une littérature destinée aux laïcs, mais aux laïcs lettrés de
l'aristocratie, les seuls sur lesquels elle pouvait exercer une action, l'Église
développe une doctrine du mariage. Elle met l'accent sur le consentement
des deux époux, qui occupait bien peu de place dans le modèle laïque (et
encore, beaucoup plus tard en France, le point de vue des familles, soutenu
par le Parlement et le pouvoir royal, maintiendra la nécessité du
consentement des parents, au moins aussi important à leurs yeux que celui
des époux, contre l'avis de l'Église, après le concile de Trente). Un texte du
ix* siècle, d'Hincmar, archevêque de Reims, montre bien la nouvelle
approche du mariage chrétien. « Le lien du mariage légitime existe (est
vera) quand il est établi entre gens libres et égaux (par conséquent libres de
leurs décisions), et qu'il unit dans des noces publiques (publias nuptiis),
par une fusion honnête des sexes (honestata sexuum commixtione), avec le
consentement paternel, un homme à une femme libre, légitimement
dotée. » On notera l'épithète honestata, différence essentielle entre la
sexuum commixtio dans le mariage et celle, luxuriosa, hors du mariage.
Ni l'Église ni ses prêtres n'interviennent à aucun moment et ils
n'assurent encore aucun contrôle judiciaire. Cependant, selon P. Toubert,
« l'état conjugal est... défini comme chose essentiellement religieuse, dont le
nom même, comme le dit Hincmar, appartient au lexique du sacré »,
c'est-à-dire que l'union des sexes devient mysterium, sacrement du Christ et
de l'Église, et la femme doit savoir (noscitur) que le mariage lui assure cette
dignité.
Toutefois, à ce modèle du IX* siècle, il manque encore un trait essentiel,
qui caractérise à nos yeux le mariage chrétien, l'indissolubilité, le stabilitas.
Ou, du moins, s'il existe, c'est en pointillé, sans que ce soit dit précisément.
L'idée en apparaît bien dans le rapprochement entre l'union sacramentelle
des deux époux et l'union éternelle du Christ et de son Église. Mais le même
Hincmar, dans un texte du De coercendo raptu (le titre est explicite), cité par
P. Toubert, donne un exemple de bon mariage : la répudiation par Assuerus
de sa première femme pour lui permettre d'épouser Esther! Ce remariage
est donné comme un modèle du mariage chrétien!
Les cas de répudiation étaient sans doute fréquents. L'Église y répugnait,
mais elle ne s'y opposait pas, parce qu'elle n'était pas sûre de son droit à
intervenir dans des sociétés naturelles, régies per leges publicas, dépendant
par conséquent des tribunaux laïcs, nous dirions a civils ».
Un flottement subsiste qui tient autant du droit d'intervention de
l'Église, que de sa conception du mariage.
Au cours des xT-xir siècles, l'Église a été amenée à intervenir de plus en
plus directement dans les mariages afin de les contrôler et de les rapprocher
du modèle sacramental qu'elle était en train de définir et de fixer. Elle ne se
contentait plus de donner des conseils, comme au temps d'Hincmar,
conseils qui risquaient de rester lettre morte, désormais elle n'hésitait plus
à imposer son point de vue en recourant à des sanctions comme
l'excommunication, même quand il s'agissait du roi de France. Il se passa
alors quelque chose de très curieux, qui montre à quel point il était difficile
à l'Église, même à ce moment, d'imposer à l'aristocratie laïque des

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contraintes opposées à ses mœurs traditionnelles, en particulier au droit de


répudier sa femme dans certaines circonstances. Quand l'Église a
commencé à intervenir dans le mariage, cela n'a pas été d'abord pour faire
respecter l'indissolubilité; elle a plutôt eu recours à un prétexte, hésitant à
heurter de front un droit incontesté. On a l'impression que personne
n'osait, au début, se réclamer ouvertement du principe d'une indissolubilité
absolue. On y tenait, mais par des biais. L'un de ces biais a été l'inceste.
L'union était considérée comme incestueuse jusqu'au septième degré et, si
elle avait été contractée et consommée tout de même, elle devait être
dissoute quelle que fût sa durée et sa fécondité. Elle était dissoute seulement
après la consommation, parfois longtemps après, puisque à cette époque
l'Église ne contrôlait encore ni l'engagement ni la cérémonie elle-même.
Elle ne pouvait donc intervenir qu'après - et quand elle était saisie.
On conçoit que des interdits de parenté aussi éloignée gênaient beaucoup
les stratégies matrimoniales des grands. L'Église fut cependant sur ce point
inflexible. Il faut donc admettre que les empêchements de parenté étaient
mieux tolérés — ou moins refusés — par l'opinion du temps que les
contraintes de répudiation.
Ainsi, dans les milieux épiscopaux du XT siècle, on observe, d'une part,
une grande répugnance à condamner un divorce et un remariage comme
adultère et bigamie et, d'autre part, une hésitation à les admettre sans
problème. D'où la tentation de les condamner au nom de l'inceste.
Dans le cas du roi de France Philippe I"", le pape hésita à dénoncer sa
bigamie, en revanche il l'excommunia allègrement parce que sa seconde
femme était sa parente à un degré interdit.
Au cours du xif siècle, les choses changèrent, comme G. Duby le montre
bien, l'inceste passa au second plan, et la stabilitas au premier. Saint
Bernard déclare, à sa manière sans ambages, que la consanguinité est une
affaire d'hommes, de la chair, et l'indissolubilité, au contraire, l'affaire de
Dieu. Du moment qu'un mariage a été régulièrement consenti (le consensus
est obligatoire), il devient unique et indissoluble. Au quatrième concile de
Latran, en 1215, l'Église ramena la prohibition de l'inceste au quatrième
degré de parenté. En revanche, elle mit tout son poids en faveur de la
stabilitas.
Le dernier conflit exemplaire entre le pape et un roi de France à
l'occasion d'une répudiation a eu lieu au début du xiir siècle avec Philippe
Auguste. Celui-ci, en 1190, était veuf et père d'un garçon de trois ans; la
succession ne tenait qu'à la vie fragile d'un enfant, le lignage était menacé.
Le roi se remaria en 1193 avec Ingeborg de Danemark, mais Philippe
prétendit que des charmes diaboliques l'empêchaient de s'unir à la jeune
femme. Celle-ci soutint le contraire. On suggéra alors, dans les milieux
ecclésiastiques, pour résoudre cette contradiction, une distinction entre la
commixio sexuum, la pénétration qui aurait bien eu lieu, et la commixio
seminum in vase muliebri, soit l'éjaculation, qui, elle, ne se serait pas
produite : un « coït réservé » involontaire.
Philippe tenta de faire annuler son mariage en invoquant un degré de
parenté qui ne fut pas reconnu par les juges d'Église. Cela ne l'empêcha pas
d'épouser en 1193 Agnès de Méran dont il eut deux enfants. Le pape

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Le mariage indissoluble

n'accepta pas ce mariage, mais temporisa, et ils en restèrent là jusqu'à


l'arrivée d'un homme plus énergique sur la chaire de Saint-Pierre,
Innocent III. Sur ces entrefaites Agnès de Méran était morte, en 1201. A la
longue, Philippe finit par céder, en 1213, il reprit Ingeborg, vingt ans après
l'avoir répudiée I II avait quarante-huit ans, cinq enfants nés de son union
avec Agnès avaient été habilement légitimés par le pape. Il n'avait plus
d'inquiétude pour l'avenir de la dynastie. Il n'empêche que le point de vue
de l'Église avait fini par l'emporter. Malgré certaines précautions, la
stabilitas gagnait : le modèle ecclésiastique remplaçait peu à peu le modèle
laïc. Bientôt aucun prince n'osera plus le contester (jusqu'au roi
d'Angleterre Henri VIII, au xvf siècle).
Il est tout de même remarquable qu'il ait fallu plusieurs siècles pour
passai* du modèle laïc, privé et à répudiation, encore en usage dans
l'aristocratie carolingienne, au modèle ecclésiastique dont l'indissolubilité
et la publicité sont devenues peu à peu les traits les plus significatifs.

Tout ce qui vient^ d'être dit concerne les classes aristocratiques,


chevaleresques, et l'Église. Que se passait-il dans l'immense masse
silencieuse du petit peuple des villes et des campagnes ? Laissons ici de côté
le cas des villes, dont J. Rossiaud nous décrit la sexualité, ou quelques-uns
de ses aspects. En l'écoutant et en dépassant sans doute ce qu'il voulait nous
livrer de son opinion, je pensai qu'à la fin du Moyen Age, il restait encore
quelque chose dans les mentalités urbaines de ce que nous avons cru
remarquer tout à l'heure, au premier Moyen Age : une tendance (dans une
situation finalement assez floue) à reconnaître plus de réalité au mariage
des riches et des puissants qu'à celui des pauvres. Pour utiliser une
terminologie moderne et contemporaine très anachronique pour l'époque,
il y avait plus de mariages d'un côté et plus de concubinages de
l'autre.
Réfléchissons plutôt au cas des campagnes, des communautés rurales.
Un premier fait saute aux yeux, si énorme... qu'il échappe au regard des
historiens, toujours un peu myopes : le plus souvent, ils voient mieux de
près que de loin. C'est la facilité apparente (faute de sources?) avec laquelle
le modèle que nous avons appelé plus haut ecclésiastique, le mariage
indissoluble, s'est installé. On a l'impression (peut-être trompeuse?) que la
stabilitas n'a pas rencontré dans les communautés rurales les mêmes
obstacles que dans les milieux aristocratiques. Si l'Église avait dû combattre
avec le même succès une résistance aussi têtue, il me semble que le combat
aurait laissé quelques traces. Nous avons bien quelque idée du combat mené
par l'Église pour imposer le respect des empêchements de consanguinité, ou
pour imposer aux prêtres séculiers, aux desservants de paroisse, un célibat
indifférent à leurs paroissiens. La « bigamie » comme on disait, c'est-à-dire
Yinstabilitas, ne me paraît pas avoir posé un grave problème de société.
Encore une fois, cette impression devrait être confirmée par une enquête
plus minutieuse I Toutefois, acceptons l'hypothèse de l'adoption facile du
mariage indissoluble.
Celle-ci peut s'expliquer par trois raisons. Premièrement, il existait déjà
dans le monde gallo-romain et il n'y avait rien à changer. Cette hypothèse,

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Philippe Ariès

indémontrable, impliquerait une différence entre le mariage paysan et le


mariage urbain tel que nous le connaissons à Rome, défini par un pouvoir,
parfois réciproque, de répudiation et par l'extension du concubinage.
Toutefois, ne soyons pas dupes des précisions de droit introduites depuis
deux ou trois siècles dans nos mentalités d'aujourd'hui. Il est vraisemblable
que, dans les campagnes, les conditions socio-économiques exerçaient une
pression en faveur de la stabilitas, et que, en ville, comme à Rome, les
pressions s'exerçaient en sens contraire, vers la répudiation, sans que les
contemporains aient eu conscience d'une différence culturelle profonde.
La seconde raison est la plus répandue de nos jours : c'est l'Église qui a
imposé son modèle de mariage ainsi que ses conceptions de la sexualité à
une société qui pouvait être récalcitrante, et qui, en tout cas, n'avait pas
l'initiative et subissait. On admet que, à la longue, le modèle fut intériorisé.
Personnellement, je conteste cette interprétation. Comme je le disais plus
haut, on n'a pas le sentiment que l'Église ait eu à exercer un grand effort
dans ce but. Les textes cités par P. Toubert pour l'époque carolingienne
intéressent surtout l'aristocratie militaire. C'est à elle que 1 Église
s'adressait. Sans doute parce qu'ils étaient les seuls sur lesquels elle pouvait
agir. On se demande en effet quelle pouvait être son influence dans les
campagnes : les unes n'avaient pas encore de paroisses; d'autres étaient
desservies par des clercs qui devaient, j'imagine, s'assimiler assez vite à la
communauté, en adopter les modes de vie, à commencer justement par le
mariage. Comment auraient-ils pu s'opposer victorieusement à un usage
enraciné de la «bigamie»?
Cela ne me paraît pas vraisemblable, et l'hypothèse suppose chez les
historiens une confiance excessive dans les pouvoirs de l'Eglise sur la
société avant la fin du Moyen Age, et même, jusqu'au concile de Trente. Elle
traduit aussi la conviction, chez nos contemporains, que l'indissolubilité du
mariage était une entrave à la liberté sexuelle — qui elle, serait naturelle,
originelle - et que, par conséquent, elle n'a pu être imposée que par la
contrainte.
Il y a enfin une troisième interprétation qui s'oppose à la seconde
(influence de l'Église), mais non pas à la première (antériorité de la
stabilitas).
La contrainte n'a^ pas été imposée de l'extérieur, par une puissance
étrangère comme l'Église, mais elle a été acceptée et maintenue par les
communautés elles-mêmes. Si passage il y a eu, de la répudiation à
l'indissolubilité, il a été voulu, sinon tout à fait conscient, c'est-à-dire qu'il
a été imposé par une volonté collective qui n'avait pas du tout le sentiment
d'innover, qui croyait plutôt respecter l'usage des anciens. C'est pourquoi je
suis tenté d'admettre que quelque chose existait déjà dans ce sens, dans
l'époque gallo-romaine ou pendant l'Antiquité tardive.
La différence entre cette pente vers la stabilitas et le rejet du remariage,
d'une part, et le rôle de la répudiation dans les aristocraties aussi bien
romaines que germaniques, d'autre part, s'expliquent peut-être par la
différence des stratégies matrimoniales dans les deux cas.
Dans les communautés rurales, les stratégies étaient plus simples, et elles
auraient donné la priorité à la stabilitas sur la fécondité ou autres

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Le mariage indissoluble

préoccupations. (Peut-être avait-on d'autres moyens de résoudre les


difficultés.) L'essentiel aurait été qu'on ne reprît pas sa parole. Les projets,
les alliances, les investissements ne pouvaient être trop souvent ni trop tôt
modifiés. Il fallait compter sur le temps inchangé — et, à l'époque, assez
court — d'une génération. Les réserves de filles n'auraient pu être gérées
autrement: l'équilibre étant déjà assez difficile à maintenir dans une
situation de stabilité absolue.
La stabilitas du mariage paraissait alors la condition de la stabilitas de la
communauté. Celle-ci devait veiller à ce qu'elle soit rigoureusement
respectée. On peut admettre que ce soin était confié à la jeunesse,
c'est-à-dire aux célibataires, partie prenante en la matière. Ils assuraient la
police sexuelle dans la communauté : ils veillaient à la chasteté (du moins
au non-coït) des filles, à la fidélité des femmes mariées (jusqu'à un certain
point), à l'autorité du mari (tombé en quenouille), et enfin et surtout à ce
qui nous intéresse, au non-remariage, y compris d'ailleurs - ce qui prouve
leur radicalisme - au non-remariage des veufs. Il a fallu l'intervention de
l'Église, à l'époque où elle était efficace, pour faire accepter le droit des veufs
de se remarier.
L'arme de la société était le charivari qui mobilisait non seulement la
jeunesse mais la communauté tout entière.
Si un homme ou une femme voulaient se remarier, ils n'avaient qu'un
moyen de reprendre leur liberté et de se dégager de leurs liens : la fuite,
c'est-à-dire, pratiquement, l'abandon de leurs petits biens, ou encore le
meurtre.
Sans doute, la fuite présentait-elle moins d'inconvénients au garçon ou à
la fille démunis de tout bien. La fille perdait cependant son honneur et
tombait dans les milieux de mœurs faciles, proches de la prostitution. Pour
les garçons, la voie était plus libre. Là encore, nous observons une
coïncidence entre la stabilitas du ménage, de l'union, et celle des biens, du
patrimoine et de sa répartition, ou du droit à participer à la sociabilité du
village - cette dernière condition pouvant être particulièrement
déterminante.
J'adopterai donc provisoirement, et jusqu'à preuve du contraire,
l'hypothèse selon laquelle le mariage indissoluble est une création
spontanée des collectivités rurales, choisie par elles en dehors des pressions
extérieures, mais qui a coïncidé avec le modèle ecclésiastique et a été
confortée par cette rencontre, peut-être aléatoire.
Quoique nous ne sachions pas grand-chose des communautés rurales qui
constituaient pourtant la plus grande partie de la population, quelques
indices très tardifs, puisqu'ils datent des xV-xvr siècles, nous permettent
cependant d'imaginer comment cela avait pu se passer auparavant.
J'emprunte ici ma documentation au dernier livre de Jean-Louis Flandrin,
le Sexe et l'Occident *. Flandrin a exploité dans les archives de l'officialité de
Troyes, c'est-à-dire du tribunal episcopal, les procès concernant les
promesses de mariage qu'on appelait en Champagne les crêantailles
(créanter signifiait en dialecte champenois promettre le mariage).
Voici quelques exemples. Le cas le plus fréquent dans la réalité était,
comme on sait bien, celui du mariage négocié par les familles. Il n'est pas le

131
Philippe Ariès

plus fréquent dans les procès, parce qu'il était le moins contesté et ne
suscitait pas de recours en justice. Des documents permettent cependant
d'imaginer la scène la plus banale : elle a lieu à la maison où sont venus
quelques amis et parents, en particulier un oncle de la fille, sans doute
l'oncle maternel qui joue un rôle particulier dans la cérémonie. Le père
invite le garçon à s'asseoir à côté de sa promise et à lui donner à boire :
l'échange du pot a une valeur symbolique qui équivaut à un don. De son
côté, le garçon invite la fille à boire dans une intention déterminée, il dit
que c'est « en nom de mariage » - on boit en silence. Puis l'oncle maternel
s'adresse à sa nièce : « Donne à boire à Jean en nom de mariage comme il t'a
donné à boire. » Elle le fait, et le garçon répond à son tour : « Je veux que
vous receviez un baiser de moi en nom de mariage. » II l'embrasse, et
l'assistance, constatant le fait par une acclamation, s'écrie : « Vous êtes
créantes l'un à l'autre, j'en appelle le vin. »
Voilà : c'est à un vrai mariage que nous venons d'assister. Il se fait à la
maison dans la famille de la fille, et devant une assistance d'invités qui
jouent le rôle du chœur d'autrefois et des témoins d'aujourd'hui.
Les procès de Troyes présentent encore d'autres cas où la scène ne se passe
plus à la maison, mais dans un lieu public, par exemple au cabaret. Le rôle
du père ou de l'oncle est alors joué par un notable, parfois choisi sur le tas.
Une jeune fille, Barbe Montaigne, vient par des paroles rituelles d'accepter
les propositions de Jean Graber, son promis. Cela se situe sans doute dans la
rue ou plutôt au cabaret, mais toujours au milieu d'un groupe de copains.
L'un d'entre eux prend l'initiative et constate au nom des assistants : « Or •
bien je vous fiance donc. » Mais le marié n'entend pas de cette oreille, il
n'estime pas le mariage à la hauteur de la situation, et il le lui dit
carrément : « Tu ne sais ni A ni B, tu ne nous fianceras pas. » Et voici que
heureusement arrive le maître d'école, c'est l'homme qu'il lui faut : « Voici :
le magister qui nous fiancera bien. » Le mots créanter, fiancer, marier sont •
synonymes. Alors, ici, les témoignages divergent. Le maître d'école affirme
avoir décliné l'offre et conseillé qu'il valait mieux que le garçon et la fille
fussent créantes mutuellement - c'est-à-dire sans que personne d'autre
n'intervienne. Cependant, des témoins prétendent que le magister a bel et
bien mené les créantailles, et, circonstance aggravante, devant les portes
de l'église, c'est-à-dire qu'il a pris la place désormais réservée au
curé.
Enfin, il y a encore dans les procès de Troyes quelques rares autres cas,
plus nombreux dans la procédure que dans la réalité, parce que très
contestables. Dans ces cas, la cérémonie, en apparence dérisoire, mais
pourtant prise au sérieux, est réduite à un échange de quelques mots rituels
entre les deux amants, quasiment en secret, sans aucune publicité. On peut
penser que ces engagements secrets sont devenus plus nombreux à la fin du
Moyen Age et au début des Temps Modernes, et les moralistes de l'époque
les dénonçaient comme un grave danger.
Il suffisait donc, si l'on en croit ces documents, pour être considérés
comme engagés ou mariés, que les deux amants aient échangé les mots
suivants : « Je te promets, Marguerite, que jamais je n'aimerai d'autre
femme que toi jusqu'à la mort. - Paul, je vous promets ma foi que jamais je

132
Le mariagp indissoluble

n'aurai d'autre mari que vous jusqu'à la mort. » (On notera le passage du tu
au vous selon le sexe.)
Le dialogue était accompagné d'un don symbolique : un objet de valeur,
un pot à boire, un air de flûte. L'échange des paroles et le don étaient
sanctionnés par une poignée de main accompagnée ou non d'un baiser. On
peut reconnaître dans ce geste des mains la dextrarum junctio du mariage
romain, qui aurait ainsi traversé les âges. Un tel échange pouvait se faire
dans n'importe quelle condition, dehors ou dedans, à la maison ou dans la
rue, en public ou en privé. Il restait valable si l'intention y était et les mots
exactement prononcés. Parfois in extremis : la fille était tenue bien serrée
dans les bras du garçon quand celui-ci lui dit : « Tiens, Marguerite, afin que
tu n'aies pas peur que je t'abuse [on n'en était pas si loin],ye mets ma langue
dans ta bouche en nom de mariage. »
Le juge de l'officialite interroge Guillaumette qui se plaint que son amant
l'a abandonnée : « Lui as-tu donné quelque chose en nom de mariage? » lui
demande-t-il avec insistance : c'est que n'importe quel geste (comme la
langue dans la bouche ?) pouvait avoir valeur d'engagement. Elle répondit
que non, mais que, quand il la connaissait charnellement, il lui disait qu'il
accomplissait l'acte en nom de mariage et que c'était assez. Et on pouvait
soutenir en effet que c'était suffisant.

D'après ces documents, le mariage dans les communautés rurales


n'apparaît pas si différent du mariage aristocratique, en ceci qu'ils sont l'un
et l'autre des actes privés et domestiques. Mais ce qui fait question est
l'indissolubilité, et, il faut le reconnaître, l'attitude n'est plus la même dans
les classes populaires et dans les milieux aristocratiques. Un fait énorme
s'impose à nous, qui a pourtant échappé au regard myope des historiens, et
à celui des anthropologues : c'est la facilité apparente avec laquelle le
modèle ecclésiastique du mariage indissoluble s'est installé dans les
campagnes. On a l'impression que la stabilitas n'y a pas rencontré les
mêmes obstacles qu'à la cour des seigneurs. D'ailleurs, l'Église n'avait guère
au début les moyens matériels d'intervenir. Si elle avait dû vaincre une
résistance aussi têtue, il me semble que le combat aurait laissé quelques
traces.
Dans l'exemple des créantailles troyennes, on voit au contraire que
l'intervention de l'Église, avant le concile de Trente, s'est faite en douceur :
l'Église ne cherchait pas à se substituer aux créantailles : elle reconnaissait
la valeur d'engagement, quitte, dans les cas douteux, à exiger une
confirmation religieuse : ainsi deux amants sont-ils condamnés
simplement à faire solenniser aux portes de l'église par le prêtre le mariage qu'ils
avaient contracté et même consommé par leurs rapports charnels. On
solennisait, on ne recommençait pas.

L'Église n'avait pas besoin d'imposer la stabilitas. Celle-ci était déjà


exigée par les communautés elles-mêmes. Un jeune historien français,
Gérard Delille, vient de terminer une magistrale étude sur les stratégies
matrimoniales dans les communautés rurales de l'Italie du Sud. Cette thèse
de doctorat doit paraître en 1982 dans les publications de l'École française

133
Philippe Ariès

de Rome. Elle souligne le caractère contraignant des alliances entre


familles, des échanges de garçons et de filles. Des équilibres si
soigneusement préparés et si fragiles auraient été compromis si les mariages
avaient pu être trop facilement rompus et les femmes répudiées. Sans doute
aussi la stérilité faisait-elle moins question, car elle pouvait être mieux
compensée grâce à une nuptialité et à une fécondité plutôt plus fortes. On a
l'impression que la stabilitas du mariage précoce était la condition de la
stabilitas de la communauté tout entière. Aussi appartenait-il à la
communauté elle-même de la faire respecter. Dans beaucoup d'endroits
cette fonction de contrôle et de régulation sexuels revenait à la jeunesse, aux
organisations de jeunesse, c'est-à-dire aux célibataires mâles. Les charivaris
étaient l'un des moyens de ce contrôle.

A partir du xir siècle, le problème n'est plus celui de l'indissolubilité.


Celle-ci a été péniblement acceptée par l'aristocratie, et sans doute plus
spontanément adoptée par les communautés rurales. De toute manière,
1 indissolubilité était désormais définitivement intériorisée : même s'il
existait, ici et là, en Angleterre en particulier où les contrats d'Église et de
société étaient plus lâches, quelques tricheurs, voire quelques bigames de
bonne foi. Rien ne bouge sur le fond. La bataille de l'indissolubilité est bien
gagnée.
Mais le problème s* est alors déplacé. Ce qui compte désormais à partir du
xnr siècle, surtout à partir du concile de Trente, et d'abord dans les pays
catholiques, c'est la nature publique et institutionnelle du mariage.
Le mariage que j'ai jusqu'à présent décrit est essentiellement un acte
domestique. Il ne sort pas de la maison ni même de la chambre ou du lit. Un
grand phénomène va donc agir sur l'économie du mariage : le mariage va
changer de place, il va glisser de l'espace privé à l'espace public. Un très
grand changement, en vérité, dont nous ne sommes généralement pas
conscients.
C'est au XIIe siècle qu'apparaissent les rituels de mariage*. Les plus
anciens admettaient encore la validité des engagements domestiques, et,
comme cela se passait encore à Troyes au xvr siècle, ils se contentaient d'y
ajouter, d'y superposer une solennité qui ne se situait pas encore à
l'intérieur de l'église, mais seulement devant l'église, adjanuas ecclesiae.
Mais qu'est-ce que cela veut dire : devant les portes de l'église? On désignait
ainsi l'endroit le plus public du village, le cimetière, là où les habitants de la
communauté se réunissaient en plein air. C'est là qu'on rendait la justice,
qu'on proclamait les nouvelles, qu'on transmettait les informations.
Le grand changement souligné par les rituels ecclésiastiques a donc
consisté dans le transfert de l'acte matrimonial depuis la maison, qui était
son lieu traditionnel, aux portes de l'église. Désormais c'est là que tout ce
qui est important concernant le mariage devait se passer : une véritable
révolution.
Aux ixe-xe siècles, la fonction du prêtre était limitée à la bénédiction du lit
nuptial et des époux qui y étaient couchés. Cette bénédiction était destinée à
assurer la fécondité de la semence - le mot est souvent répété. A partir du
XII* siècle, le rôle du prêtre, auparavant occasionnel, va devenir de plus en

134
Le mariage indissoluble

plus important et essentiel. La cérémonie aux portes de l'église comprend, à


partir des xiiF-xiv* siècles, deux parties bien distinctes : l'une, qui est la
seconde dans l'ordre chronologique, correspond à l'acte traditionnel et
essentiel du mariage, jadis le seul : la donatio puellae. D'abord, les parents
de la fille viennent la livrer au prêtre qui la transmet au futur époux. Puis,
dans une seconde étape, le prêtre se substitue au père de la fille, et c'est lui
qui met la main de l'un dans la main de l'autre, la dextrarum junctio.
Ensuite, entre le xiv* et le xvT siècle, ce geste essentiel de la dextrarumjunctio
change de sens - entraînant un changement dans le rôle du prêtre.
Il signifie, non plus la traditio puellae, mais l'engagement réciproque
des époux, leur donation mutuelle, signe évident d'un changement
profond des mentalités à cette époque capitale dans l'histoire de la
civilisation. Moi, Un tel, je donne à toi, Une telle, mon corps en époux et
mari.
La seconde partie du rite, qui venait en réalité au début de la cérémonie,
était plus administrative et plus modernisante. Elle était la conclusion par
l'Église de l'enquête qu'elle avait menée pour s'assurer qu'il n'y avait aucun
obstacle au mariage, et que les conjoints étaient bien consentants : un
contrôle. Les canonistes l'appellent la vérification de la liberté du
consentement. Chose curieuse, cette partie qui a été introduite plus tard
dans le rituel est devenue à la longue la principale, le nœud même de la
cérémonie, et elle a concentré en elle toutes les significations symboliques.
Les procédures modernes du mariage religieux et laïque en sont issues, aux
dépens de la traditio puellae, qui a disparu.
Enfin, la dernière étape, vers le xvn* siècle, a été l'entrée dans l'église, le
transfert de l'ensemble des cérémonies depuis la porte de l'église jusqu'à
l'intérieur, où elles auront désormais leur place.

Si l'on s'en tenait à cette brève analyse des rituels, on pourrait penser que
le mariage a été l'objet, depuis le xiir siècle au moins, d'une cléricalisation
décisive et autoritaire. La réalité est tout à fait différente. Les engagements
domestiques, comme les créantailles troyennes, persistèrent malgré la
généralisation de la cérémonie religieuse - et l'Église hésita pendant
longtemps à les reléguer à une place qui n'était plus essentielle, à les
assimiler à des fiançailles dans leur sens actuel. En fait, la cléricalisation du
mariage eut comme premier effet d'ajouter simplement une cérémonie de
plus aux rites domestiques qui existaient déjà, et par conséquent d'étaler le
mariage encore plus dans le temps.
Désormais, ce qui comptait surtout n'était pas tant la cérémonie
religieuse que Y enregistrement par écrit. C'est l'écriture qui fondait l'acte en
même temps qu'elle le contrôlait. La célébration à l'église impliquait deux
actes fondamentaux : 1) la publicité du mariage; 2) son enregistrement par
écrit. On entrait dans une nouvelle conception, d'une part, du pouvoir et de
son contrôle et, d'autre part, du temps et de son découpage. A onze heures
moins cinq on n'était pas marié, à onze heures cinq on 1 était devenu. Les
enfants nés avant onze heures étaient illégitimes, les enfants nés après onze
heures étaient légitimes : la signature du registre avait tout changé,
remplaçant par un moment ponctuel une plage de temps plus ou moins

135
Philippe Ariès

allongée, commençant avec le premier engagement et finissant avec la


solennisation éventuelle à l'église.
Il est tout à fait normal qu'une telle acculturation ait provoqué des
résistances et des rejets dans des groupes archaïques plus conservateurs,
plus attachés aux usages d'autrefois - et à la plus grande liberté que ces
usages permettaient. En revanche, les curés novateurs, chargés de
l'enregistrement, étaient, eux, tentés d'interpréter les usages anciens
comme des formes de concubinage, et ils désignaient sur leurs registres de
baptême comme bâtards des enfants nés de ce qu'ils croyaient une union
libre, alors que c'était un mariage à l'ancienne. Tels étaient les réfractaires
repérés par Peter Laslett, chez qui il a cru reconnaître une subculture :
pourquoi pas, en effet : une subculture de retardataires non acculturés. Au
cours d'un colloque de démographie historique, un chercheur anglais m'a
dit que cette situation du non-enregistrement écrit avait persisté dans
certains endroits de l'Ecosse jusqu'à nos jours. Il est possible que
l'augmentation des naissances illégitimes à la fin du xvm* siècle s'explique,
du moins en partie, par un décalage de culture entre les curés enregistreurs
et les villageois réfractaires à leur enregistrement.
C'est le modèle des enregistreurs qui a triomphé : celui des réfractaires a
disparu, malgré sa persistance en France chez les ouvriers immigrés du
début du xix' siècle, dont les philanthropes français dénonçaient 1
entêtement à vivre en concubinage. S'ils l'avaient emporté, nous aurions en
Europe occidentale une famille du type de celle de l'Amérique du Sud.
Plus tard, l'État laïque a relayé l'Église pour imposer son modèle. Ni les
transformations à l'intérieur du couple et de la famille, aujourd'hui bien
connues, le rapprochement entre l'amour passion et l'amour conjugal, le
remplacement du mariage négocié par le mariage d'inclination, ni non plus
les allégements apportés par la loi à l'indissolubilité, ni la possibilité laissée
— avec des précautions - aux divorcés de se remarier, rien de tout cela n'a
libéré le mariage de ses contraintes légales, et ne l'a rendu au domaine
privé. Il est toujours resté un acte public.

Peut-être, cependant, les choses sont-elles aujourd'hui en train de


changer, au moins partiellement, depuis une vingtaine d'années. On
remarque en effet en France et dans les pays postindustriels une tendance
au recul de la nuptialité. Quand on les interroge, les jeunes répondent qu'ils
ne veulent pas faire une concession au système, celle d'une simple formalité.
Le mariage est leur affaire et non pas celle de la société. Une union aussi
libre peut cependant bien durer, on rapporte même avec malice des cas de
maîtresses tardivement épousées qui devinrent aussitôt tout à fait
intolérables.
En réalité, il existe une grande différence psychologique entre l'union
libre d'aujourd'hui et le mariage privé d'autrefois. Celui-ci impliquait des
rites domestiques, une participation de la communauté, des parents, des
voisins. L'union libre d'aujourd'hui se veut au contraire absolument
dêsaliénée et ramenée à une pure spontanéité. Il n'en est pas moins vrai
cependant que le mariage public reprend tous ses droits dès qu'un enfant
naît. Une union libre est alors transformée en mariage légal, parfois même

136
Le mariage indissoluble

religieux : comme si la présence de l'enfant ramenait le couple dans un


autre espace moins privé et plus polyvalent. Le lien qui rattache le mariage
au domaine public est devenu plus ténu, plus fragile. Il subsiste
néanmoins.

Dans cet exposé, j'ai voulu éclairer trois grands aspects du mariage
occidental. L'un est l'indissolubilité qui lui assure sa plus forte originalité.
Il m'a semblé qu'elle ne provenait pas seulement d'en haut, de l'Église, mais
d'en bas, des communautés rurales elles-mêmes qui l'avaient parfaitement
assimilée, intériorisée. Cependant, et c'est le deuxième point, les contrôles
de l'indissolubilité ont évité, pendant longtemps, de pousser le mariage
hors de l'espace privé, ou du moins de ce qu il y avait de plus privé dans un
vaste domaine de vie commune et de sociabilité interne.
Enfin, dernier épisode, l'Église d'abord, dans les xir-xm* siècles, l'État
ensuite, depuis le xviii* siècles ont fait entrer le mariage dans le domaine des
institutions fondamentales de la culture écrite et de l'espace public qu'elles
constituent. Il y est resté encore aujourd'hui, malgré les forces centrifuges
qui agissent sur lui et le poussent vers le domaine, non pas vraiment du
privé, mais de l'intimité, de la spontanéité pure. Jusqu'où ira-t-il dans ce
sens? Dernière question à laquelle l'avenir répondra: laissons-lui ce
soin.

Philippe Ariês
Paris, École des hautes études en sciences sociales

NOTES

1. Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1978. Depuis la parution de ce livre,


G. DUBY a publié Le Chevalier, la Femme et le Prêtre (Paris, Hachette, 1981).
2. // Matrimonio nella Societa altomedievale, Spoleto, 22-28 avril 1976, Centro italiano di
studi sull'alto medievo, Spoleto, 1977, p. 233-285.
3. Les trois jours pendant lesquels, après la mort, l'âme rôdait autour du corps et de la
maison?
4. 0. Ranum, Artisans of glory, Writers and historical thought in XVIfh century France,
Univ. North Carolina Press, 1980.
5. Paris, Seuil, 1981.
6. J.-B. MOLIN et P. MUTEMBLE, Les Rituels de manage en France du Xlf au XVf siècle,
Paris, 1974.
Communications

Le mariage extra-conjugal d'aujourd'hui


André Béjin

Citer ce document / Cite this document :

Béjin André. Le mariage extra-conjugal d'aujourd'hui. In: Communications, 35, 1982. Sexualités occidentales. Contribution à
l'histoire et à la sociologie de la sexualité. pp. 138-146;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1529

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1982_num_35_1_1529

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André Béjin

Le mariage extra-conjugal d'aujourd'hui

Dans les sociétés occidentales contemporaines, le nombre ne cesse de


croître des jeunes qui vivent en couple hétérosexuel sans être mariés. Louis
Roussel, qui a consacré à ce phénomène des travaux éclairants \ considère
qu'on ne saurait le désigner par les termes « fiançailles », « mariage à
1 essai », « concubinage », « union libre », qu'il convient donc de forger une
expression nouvelle pour s'y référer, celle - relativement neutre (pour
l'instant) — de « cohabitation juvénile ».
Ce phénomène est, en France, d'ores et déjà quantitativement significatif.
Une enquête menée par l'INED en mai 1977 auprès déjeunes gens de 18 à
29 ans a révélé que 10 % environ des membres de ce groupe d'âge vivaient,
à cette date, en cohabitation. Toujours dans ce groupe, trois sur dix des
mariés ont cohabité avant leur mariage, très souvent d'ailleurs avec leur
futur conjoint (en Suède, 99 % des mariages seraient précédés de
cohabitation). La fréquence de ce type d'union était, en 1977, maximale
vers 20-21 ans pour les femmes et 22-23 ans pour les hommes, et dans les
classes aisées. L'ancienneté de cette cohabitation était, en moyenne,
supérieure à deux ans. C'est souvent le désir ou l'attente d'un enfant qui
incite à « régulariser » cette union de fait.
L'hésitation sur la désignation qu'il convient d'attribuer à ce phénomène
suffit à montrer qu'on a du mal à le placer dans le traditionnel référentiel
de la conjugalité. S'agit-il d'un quasi-mariage? Faut-il le considérer
seulement comme une forme de liaison préconjugale? Cette difficulté
procède, je crois, de ce que les jeunes qui s'essaient à ce mode de vie tentent,
sans en avoir généralement conscience, de concilier des comportements
traditionnellement tenus pour incompatibles dans l'ancienne société
d'Occident et dans la plupart des autres cultures. Philippe Ariès et
Jean-Louis Flandrin ont bien insisté sur l'importance de la séparation entre
l'amour dans le mariage et l'amour hors du mariage, y voyant l'un des
nœuds stratégiques de la régulation des comportements sexuels jusqu'au
xvm* siècle, voire, dans certaines couches sociales, jusqu'à nos jours. Je
voudrais ici montrer que la cohabitation juvénile contemporaine peut
apparaître comme un essai (problématique) de synthèse de traits,
difficilement conciliables, de la vie conjugale et des unions extra-conjugales.
J'envisagerai successivement neuf critères qui permettent de différencier
assez nettement ces deux formes de sociabilité. Je ne pourrai pas éviter ici
d'être quelque peu schématique, de négliger ces nuances, ces inflexions
temporelles, ces variations culturelles qui font la sève de l'histoire. Ce sont,
en fait, trois « idéaltypes » que je vais confronter : celui d'un amour

138
Le mariage extra-conjugal d'aujourd'hui

conjugal mesuré tendant à la durée et à la fécondité, celui d'un amour


extra-conjugal passionné aspirant à l'intensité et se préservant de la
fécondation, celui, enfin, d'une cohabitation déjeunes qu'habite l'obsession
moderne de gagner sur tous les tableaux à la fois, de ne rien sacrifier de ses
possibilités.

PREMIER CRITÈRE : LA DURÉE POTENTIELLE DE LA VIE EN COMMUN.

Alors que seule, en principe, la mort d'un des conjoints rompait la vie
conjugale, l'union extra-conjugale, par le passé, ne pouvait consister le plus
souvent qu'en des étreintes furtives, des plaisirs fugitifs à l'exclusion de
toute cohabitation prolongée. Il fallait appartenir à l'élite ou à quelques
milieux marginaux pour pouvoir mener au vu et au su de tous une vie
extra-conjugale suivie. La cohabitation juvénile actuelle occupe une
position intermédiaire : elle n'est pas aussi éphémère que les liaisons
illicites d'antan mais elle n'est pas non plus supposée, en principe,
définitive. Tout se passe comme si sa durée était renégociée chaque jour par
les partenaires.

DEUXIÈME CRITÈRE : LA CONSÉCRATION SOCIALE DE LTJNION.

Qu'il soit contracté devant une autorité civile ou religieuse ou qu'il soit
plus simplement ratifié par la communauté, le mariage constituait un rite
de passage contrôlé par la société, alors que la liaison extra-conjugale,
généralement condamnée, parfois tolérée comme un moindre mal,
échappait largement à la ritualisation. La cohabitation juvénile jouit aujourd'hui
d'une semi-consécration sociale. On ne l'assimile pas à la prostitution ou à
la promiscuité sexuelle. Mais elle n'a pas le caractère officiel, cérémoniel du
mariage. Elle constitue une sorte de rite préliminaire qui annoncerait le
véritable passage social qu'est le mariage et ne prendrait d'ailleurs son sens
que rapporté à cette ratification ultérieure.

TROISIÈME CRITÈRE : LES FINALITÉS ESSENTIELLES DE L'UNION.

On sait que dans les pays occidentaux, à l'époque de la révolution


industrielle, l'entrée sur le marché matrimonial était assez rigoureusement
limitée : le célibat définitif était plus fréquent qu'aujourd'hui et l'âge au
mariage, tardif. Situation difficilement compréhensible pour qui
supposerait qu'on se mariait, en ces temps-là, par amour et pour les joies de
l'amour. En fait, si l'amour pouvait naître entre les conjoints, voire
préexister au mariage, ceux-ci, généralement, ne fondaient pas leur
engagement sur cette unique considération. On se mariait principalement

139
André Bêjin

pour des raisons économiques (augmenter ses biens, s'assurer, pour le


moins, en ayant des enfants, une protection pour ses vieux jours), ainsi que
pour renforcer son système d'alliances. Il s'agissait, avant tout, de se
protéger contre le malheur : contre la misère, contre la maladie, mais
également, chez les croyants, contre ce malheur qu'est le péché de la chair,
la concupiscence (se marier afin de ne point « brûler »). L'absence d'amour
et a fortiori l'absence d'harmonie sexuelle ne constituaient pas des
conditions rédhibitoires à la conclusion du mariage. A l'opposé, la relation
extra-conjugale était recherchée d'abord pour les joies et les satisfactions
sexuelles qu'elle était susceptible de procurer. Elle pouvait donc beaucoup
plus facilement transgresser les barrières sociales, ignorer les
considérations de rang et de fortune.
La cohabitation juvénile contemporaine offre un curieux mélange de ces
caractéristiques pourtant hétérogènes. Les considérations matérielles
interviennent faiblement dans le choix du partenaire : les cohabitants sont,
assez souvent, tous les deux salariés ou reçoivent des subsides de leurs
parents. Pourtant, une homogamie relative est respectée : homogamie plus
culturelle que strictement économique. On est loin de cette panmixie que
certains voudraient considérer comme idéale. On retrouve, d'autre part, au
fondement de ce mode de cohabitation, un souci de protection contre les
malheurs modernes que sont la solitude et l'ennui. Mais également une
quête fébrile du plaisir : l'entente sexuelle apparaît aux cohabitants
absolument nécessaire, sinon suffisante, pour que se maintienne leur
liaison.

QUATRIÈME CRITÈRE :
LA DIFFÉRENCIATION DES FONCTIONS DANS LA VIE EN COMMUN.

Le mariage, qui marquait la naissance d'une unité à la fois de production


et de reproduction, supposait une assez nette différenciation des fonctions
entre les conjoints, condition de l'établissement d'une complémentarité
entre leurs apports respectifs, au lieu que l'union
extraconjugale généralement plus éphémère et vouée à l'exclusive satisfaction
des désirs sexuels des partenaires ne requérait pas une telle
différenciation.
La cohabitation juvénile oscille entre ces deux pôles : l'établissement
d'une complémentarité favorable à une vie commune prolongée, mais qui
amène chacun des conjoints à se spécialiser dans certaines tâches et donc à
laisser s'étioler certaines de ses potentialités et, d'autre part, la recherche de
cette « égalité », de cette symétrie parfaite dont l'embrasement voluptueux
des corps dans l'acmé peut fournir parfois l'illusion. Cette oscillation se
traduit par un incessant marchandage sur la division des attributions :
inéluctables différends d' « égaux ».

140
Le mariage extra-conjugal d'aujourd'hui

CINQUIÈME CRITÈRE : LE DEGRÉ DE FIDÉLITÉ REQUIS.

Les amants pouvaient choisir d'être fidèles l'un à l'autre. On n'attendait


pas cependant d'eux qu'ils le soient par principe. Il s'agissait, en
l'occurrence, d'une libre décision, non de la soumission à une règle de la
morale religieuse ou sociale. Les époux, par contre, se devaient fidélité. Il
était, certes, des accommodements possibles avec cette norme absolue, pour
le mari du moins. C'est ce qu'on a appelé la « double morale », l'exigence
d'une stricte fidélité de la part de la femme, l'acceptation d'une fidélité
relative pour l'homme. Cette double morale, si vilipendée aujourd'hui, était
cependant bien adaptée à la culture et aux techniques des sociétés d'avant
l'ère industrielle. Elle tenait, en dernière instance, à ce que la maternité
était une certitude, la paternité une croyance. Pour transformer cet acte de
foi en forte présomption, sinon en absolue conviction, il fallait bien que
toute une série de protections fussent érigées : procédures d'élimination des
concurrents du mari, surveillance des femmes (eunuques, duègnes,
ceintures de chasteté, etc.), développement de l'autocontrôlé (idéaux de
virginité, fidélité, etc.). Les temps ont bien changé, pour des raisons
techniques indiscutables (l'état des connaissances médicales), mais aussi
parce que le mari a accepté de se voir dessaisi de certaines de ses anciennes
fonctions maritales et paternelles par son concurrent le plus dangereux,
l'État-providence. La femme peut beaucoup plus facilement, aujourd'hui,
suivre à son tour une double morale ou se laisser entraîner par ses passions.
Elle sait que le troisième membre de ce trio qu'elle forme avec son mari,
l'État, est là pour prendre en charge les conséquences matérielles et
psychologiques de ses actes.
La cohabitation juvénile contemporaine occupe, de ce point de vue
également, une position intermédiaire. Point de norme universellement
acceptée, sinon observée, de fidélité absolue. Point cependant d'anomie, de
vide normatif. Les cohabitants se veulent, le plus souvent, fidèles, aussi bien
pour respecter leurs engagements que parce qu'ils sont persuadés qu'il
s'agit de leur intérêt : la situation relativement symétrique, « égalitaire »
qui est celle de leur union tend à augmenter le risque de « représailles » par
le partenaire « trompé » et donc le risque de destruction de la relation. Pour
autant que la cohabitation s'apparente à un contrat dont les termes sont
indéfiniment rediscutés, et que la possibilité reconnue à chacun des
partenaires de le rompre à tout moment contribue à le rendre
particulièrement fragile, il a fallu tempérer l'exigence de fidélité et retrouver
subrepticement des accommodements qui ne manquent pas de rappeler la
« double morale ». Les cohabitants recourent, en fait, volontiers à ce qu'on
pourrait appeler une « morale duelle », à une morale qui semble bien, en
tout cas, reposer sur le dualisme du corps et de l'esprit. Il y aurait, d'un côté,
une sexualité purement « physique », la simple satisfaction d'une envie
corporelle sans désir de maintenir la relation avec le partenaire
occasionnel, et, de l'autre, un amour indissociablement charnel et spirituel. La
femme, croit-on encore (mais cela peut changer), est censée dissocier
beaucoup plus difficilement le corps et l'esprit. Or, c'est cet amour complet

141
André Bêjin

qui est supposé le plus authentique. Conséquence : l'infidélité de la femme


menace beaucoup plus directement la cohabitation que celle de l'homme.
Cette argumentation aboutit ainsi à instaurer une nouvelle bipartition,
sinon directement des droits et des devoirs de chacun des sexes, du moins
des types de comportement. Dans le domaine de la sexualité dite
« physique » les écarts tireraient peu à conséquence, alors que dans le
domaine de l'amour, ce mixte de sexualité et de sentiment, les
manquements seraient beaucoup plus graves. Ce n'est plus donc l'ancienne
opposition hiérarchique du charnel et du spirituel, mais une bipartition
assez nette tout de même et qui ne peut pas ne pas évoquer l'ancienne
antinomie.

SIXIÈME CRITÈRE : LE MODE D'EXPRESSION DES SENTIMENTS.

La relation extra-conjugale — parce qu'elle pouvait plus facilement


échapper au contrôle de la communauté, parce qu'elle était souvent
éphémère, parce que sa finalité essentielle était de satisfaire la soif de plaisir
des amants — constituait un espace où il était assez facile d'être
déraisonnable, de se livrer tout entier à ses passions. Espace du coup de
foudre et des feux de l'amour. Havre où l'on pouvait sans retenue déclarer sa
flamme. Dans le mariage, en revanche, destiné à durer, à porter des fruits, à
influer sur les patrimoines, les activités et les alliances, il était beaucoup
plus difficile de paraître s'abandonner aux seules raisons du cœur. L'amour
pouvait exister, mais il devait revêtir d'autres formes. Il fallait maintenir
une certaine réserve, être pudique, décent, du moins en public. Manifester
trop librement son empressement envers sa femme devant autrui, c'était la
ravaler au rang de l'amante, voire de la prostituée, et donc attenter à son
honneur, à sa dignité. Le désir, l'amour et cette forme diffuse et maîtrisée
de désir et d'amour qu'est la tendresse ne pouvaient s'extérioriser que
secrètement, dans les rares moments d'intimité que les conjoints
parvenaient à se ménager.
Tout se passe comme si les jeunes cohabitants d'aujourd'hui
recherchaient, là aussi, une synthèse entre ces traits opposés, comme s'ils
aspiraient à un « amour fou » raisonnable. Ils mettent, dans l'expression de
leurs sentiments, de la mesure et de l'excès. La « mesure » se marque
notamment par le désir de ne pas (paraître) trop s'impliquer dans la
relation. L' « excès » consiste en ce que leur passion s'affiche d'ordinaire
librement : ils ne font pas mystère de leur amour et de leurs désirs mutuels.
Mais cet « excès » se manifeste aussi par une exigence réciproque de loyauté,
de franchise absolue, qui aurait probablement semblé incongrue et
impudique à nos lointains aïeux. Il faudrait idéalement, aujourd'hui, entre
partenaires, ne rien se cacher, tout dire, révéler ses infidélités, dévoiler ses
fantasmes, confesser jusqu'à ses masturbations. Lourde charge que celle
d'être à la fois, pour la personne dont on partage la vie, l'amant, le conjoint,
l'ami, le père ou la mère, le frère ou la sœur, le confident, le confesseur... On
comprend que certains de nos contemporains considèrent comme un
exploit une relation conforme à cet idéal, et qui dure.

142
Le mariage extra-conjugal d'aujourd'hui

SEPTIÈME CRITÈRE : LE FONDEMENT NORMATIF DU RAPPORT SEXUEL.

Dans les sociétés occidentales du passé, c'est traditionnellement à l'idée


de la « dette conjugale » que l'on se référait pour légitimer l'union charnelle
des époux. Chacun des conjoints était considéré comme le propriétaire de
l'autre et pouvait, à ce titre, exiger son dû dans le respect des convenances
sociales et des prescriptions rituelles et religieuses (lesquelles pouvaient être
très restrictives). Ce droit était un droit concret limité à une relation
particulière entre deux êtres et eux seuls.
La relation extra-conjugale ne reposait aucunement sur une telle idée. Il
ne s'agissait plus d'appropriation mutuelle, reconnue par la société, des
corps et des cœurs, mais seulement d'un prêt unilatéral ou réciproque, le
plus souvent occulte. Chacun conservait la pleine propriété de ce qu'il
mettait temporairement à la disposition de son partenaire, par amour, pour
de l'argent ou pour toute autre raison.
Les cohabitants d'aujourd'hui tentent de concilier ces deux idées. D'une
part, ils considèrent qu'en décidant de vivre ensemble ils n'ont pas aliéné,
pour autant, la pleine propriété et la pleine jouissance de leur anatomie
(« notre corps nous appartient »). En outre, ils s'estiment investis
naturellement d'un droit (abstrait et vague) à l'épanouissement sexuel : droit non
pas à un acte précis (le coït, par exemple) mais droit à la jouissance,
c'est-à-dire au résultat physiologique et psychologique de toutes sortes
d'actes posés comme à peu de chose près équivalents. Il ne s'agit plus de
réclamer son dû au conjoint mais de « jouir sans entraves » avec l'aide ou
non du partenaire. Cependant, comme il est difficile d'espérer une
harmonie durable des intérêts sexuels à partir de tels présupposés, les
cohabitants tentent d'introduire des correctifs en se supposant tenus par des
devoirs qui ne seraient plus concrets et particularisés comme la dette
conjugale, mais aussi abstraits que le droit à l'épanouissement sexuel (« on
doit amour, fidélité, franchise, etc. aux personnes x, y ou z avec lesquelles
on mène une expérience de vie commune »). Cette tentative malaisée de
conciliation conduit parfois à une oscillation ou à un mélange entre des
attitudes de laxisme égoïste et de moralisme intransigeant.

HUITIÈME CRITÈRE : L'ATTITUDE VIS-A-VIS DE LA FÉCONDITÉ.

Dans l'union extra-conjugale, les partenaires pouvaient, en principe, plus


librement que dans le mariage, exprimer crûment, sans réserve, leurs
désirs. Mais un acte capital était soustrait à cette relative liberté : l'acte
sexuel lui-même et surtout l'acte susceptible de féconder. Il fallait prendre
ses précautions avant le rapport sexuel pour éviter les maladies
vénériennes, et l'on peut d'ailleurs supposer que l'usage des préservatifs a
principalement procédé, à ses débuts du moins, de ce souci. Mais surtout il
fallait que le rapport n'entraînât pas de grossesse. Ce qui a eu pour effet de

143
André Béjin

favoriser la sexualité non coïtale et, en même temps, de contraindre les


amants, dans le coït, à un plus grand contrôle de leurs sensations.
A l'inverse, dans le mariage, il était moins nécessaire (et il était
« impensable » pour beaucoup, selon Philippe Ariès) de recourir à ces
« fraudes », du moins avant le xviiF siècle. Le phénomène lourd de
conséquences qu'a constitué la diffusion du coït interrompu en Occident (et
d'abord en France, à la fin de l'Ancien Régime) a représenté une sorte
d'imprégnation de la sociabilité conjugale par les mœurs extra-conjugales :
se sont introduites dans le mariage à la fois la plus grande liberté
d'expression des sentiments et la plus grande retenue au moment du coït
qui caractérisaient les relations extra-conjugales.
Du point de vue de l'attitude vis-à-vis de la fécondité, la cohabitation
juvénile actuelle ne prolonge pas une seule de ces formes de relations à
l'exclusion de l'autre, mais elle tente de les concilier. Elle ne s'apparente pas
aux liaisons hors mariage du passé en ce que la possibilité d'avoir des
enfants n'est pas d'ordinaire absolument écartée et parce que le fait d'en
avoir n'entraîne pas pour le couple, et pour la femme en particulier, les
conséquences qu'une naissance illégitime pouvait engendrer dans le passé.
Mais l'attitude à l'égard de la fécondité qui s'y dessine ne constitue pas
pourtant un prolongement de celle qui prévalait dans le mariage
traditionnel. Car si l'enfant n'est pas généralement refusé a priori, les
cohabitants souhaitent s'accorder un « moratoire » en différant sa
naissance. De là ces tergiversations entre le désir et la crainte de la paternité
aussi bien que de la maternité. Et c'est ainsi que la naissance d'un enfant
peut se voir indéfiniment ajournée sans qu'aucun des deux partenaires ait
jamais manifesté un refus absolu d'avoir une descendance. Mais le plus
souvent, semble-t-il, le dilemme se traduit par une période d'atermoiement
suivie par une période de recherche anxieuse de la conception. On continue
de surveiller les règles non plus par crainte mais par désir de l'enfant. Et
l'on s'inquiète d'une éventuelle stérilité naturelle après une longue période
de stérilité volontaire...

NEUVIÈME CRITÈRE : L'AIRE AFFECTIVE.

L'affectivité des amants d'antan ne pouvait déborder, en général, les


limites du couple qu'ils formaient, puisqu'il ne leur était d'ordinaire pas
possible d'avoir des enfants ou de faire reconnaître leur liaison par la
société. Dans le cas du mariage, ce que j'appellerai l'aire affective pouvait
être plus étendue et plus ouverte. Il était difficile aux époux de se confiner
dans F « égoïsme à deux ». Les parents, les enfants, les serviteurs, les amis,
les voisins, etc. étaient pris dans un réseau, contraignant mais protecteur,
de relations affectives fortement marquées.
La situation des cohabitants d'aujourd'hui est intermédiaire. Leur aire
affective ne se réduit pas au couple comme dans le cas d'une liaison illicite
vouée à la clandestinité. Elle inclut souvent leurs parents, lesquels acceptent
assez fréquemment la situation et aident le couple. Elle comprend

144
Le mariage extra-conjugal d'aujourd'hui

également les amis. Et, le cas échéant, ces « annexes » temporaires du couple
que sont - parfois, semblerait-il, presque sur un pied d'égalité - l'enfant et
l'animal domestique. Cependant, c'est bien le couple qui occupe le centre de
gravité de cette aire affective, et non la famille ou l'enfant. Ce dernier ne
constitue pas tant la justification du couple, ce pour quoi il s'est fondé, que
son garant et son ciment. Cette configuration affective pourrait d'ailleurs
susciter certains problèmes dans l'avenir. On sait les drames des enfants
dont les parents se déchirent et se séparent. Peut-être faudra-t-il s'inquiéter
des difficultés plus secrètes des enfants dont les parents s'aiment « trop » (ou
plutôt, trop visiblement), et qui se sentent rejetés de cet amour.
Ce n'est certes pas seulement dans la cohabitation juvénile que le couple
constitue le centre de gravité de l'aire affective. Il en est de même, de plus en
plus, chez les gens mariés. Et le couple demeure un idéal pour de nombreux
homosexuels. Ainsi, cette relation de face à face qui semble à certains égards
provoquer un rétrécissement artificiel de la sociabilité conserve son
prestige et son attrait. Quelles autres formes, en effet, de « sociabilité
sexuelle» les sociétés de masse bureaucratisées offrent-elles? La partouze
démocratique, la prostitution rationalisée, la drague professionnalisée...
Formes nées du nivellement et sécrétant l'indifférence. Formes qui peuvent
se réduire à deux paradigmes : la foule (mot d'ordre : circulez!) et la file
d'attente (mot d'ordre : au suivant!). On peut comprendre que certains se
refusent à ce nomadisme obligatoire favorisé par des puissances tutélaires
de plus en plus pesantes et sédentaires. Le couple qui résiste au temps
constitue un défi à toutes ces entreprises mortifères de déracinement et de
brassage imposés.
La cohabitation juvénile représente donc une synthèse de traits
traditionnellement opposés de la vie conjugale et de la liaison
extraconjugale. Ce mode de vie manifeste actuellement un grand pouvoir de
contagion. Les jeunes mariés se conduisent de plus en plus comme des
cohabitants. Ils ajournent la conception de leur premier enfant, s'accordent
des libertés : ils tolèrent certaines infidélités passagères ou s'essaient à ces
formes déjà fortement ritualisées d'infidélité dans la fidélité, telles que
l'échange de partenaires. D'autres songent à leur retraite après une carrière
de drague et se ménagent des voies de sortie qui s'apparentent à la
cohabitation : par exemple, une relation préférentielle suivie, sans
communauté de résidence permanente. Le mode de vie des jeunes couples
homosexuels se rapproche de celui des cohabitants de leur génération.
Quelles différences? L'enfant? Mais nous avons vu que la cohabitation
juvénile s'établit, du moins initialement, sur l'attachement réciproque des
partenaires plutôt que sur l'enfant ou le désir d'enfant. La différence des
sexes d'un côté, leur identité de l'autre? Mais à partir du moment où les
cohabitants hétérosexuels ne souhaitent plus voir leur union reposer sur la
complémentarité des rôles, à partir du moment où les femmes se veulent
aussi « actives » (professionnellement et sexuellement) que les hommes,
salariées au-dehors et maîtresses de leurs partenaires plutôt que maîtresses
de maison et mères, est-il si sûr que cette divergence soit déterminante?
Ces consonances entre le couple homosexuel et le jeune couple de
cohabitants hétérosexuels traduisent peut-être une aspiration plus pro-

145
André Bêjin

fonde. Tout se passe comme si ces adolescents prolongés qui aspirent à une
relation « égalitaire » avec leurs partenaires du sexe opposé voulaient, en
même temps, trouver l'autre et se retrouver dans l'autre. Égaux se reflétant
chacun en son alter ego et s'y découvrant magiquement munis de cette
petite différence qui leur fait défaut pour constituer la figure parfaite,
autarcique, stable, libérée du besoin de se perpétuer, de l'androgyne.

André Béjin
Paris, Centre national de la recherche scientifique

NOTE

n* 1.
1, 1978,
Voir notamment
p. 15-42, et Louis
: LouisROUSSEL,
ROUSSEL,
Odile
« LaBOURGUIGNON,
cohabitation juvénile
Générations
en France
nouvelles
», Population
et Mariage
traditionnel. Enquête auprès déjeunes de 18-30 ans, Cahier «Travaux et Documents » de
TINED n*86, Paris, PUF, 1978.
Communications

Les bandes de jeunes


Hubert Lafont

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Lafont Hubert. Les bandes de jeunes. In: Communications, 35, 1982. Sexualités occidentales. Contribution à l'histoire et à la
sociologie de la sexualité. pp. 147-158;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1530

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1982_num_35_1_1530

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Hubert Lafont

Les bandes de jeunes

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147
Hubert Lafont

de force qu'elle devient susceptible de supporter l'intérêt et la réflexion.


S'efforcer de formaliser la multitude des observations triviales et
ponctuelles que l'on peut faire nous a semblé toutefois la meilleure façon pour
prêter attention à ce qui se passe aujourd'hui dans ces groupes.
Car il semble bien qu'à partir des années soixante une rupture
relativement radicale se soit produite dans cette continuité culturelle dont
nous parlions plus haut. Les adolescents notamment ne semblent plus guère
puiser dans ces milieux populaires où ils sont nés les éléments nécessaires à
leur passage à l'âge adulte. En retour, ils semblent de moins en moins jouer
dans la construction de la socialite de leurs groupes d'origine ce rôle
privilégié qui jusqu'alors était le leur.
On trouvait encore dans les années soixante, sur ces quartiers populaires,
un modèle de comportement « traditionnel » proposé aux jeunes de treize à
vingt-cinq ans qui reposait fondamentalement sur un double effort de
différenciation sociale et sexuelle. Particulièrement ostentatoire dans les
bandes de jeunes garçons, mais marquée aussi chez les filles au même titre
d'ailleurs que dans l'ensemble du groupe, la culture de la différence sociale
représente le moyen principal d'une identification à un milieu bien
précis.
Globalement, tout d'abord, cette identité est affirmée comme urbaine,
c'est-à-dire comme civilisée, intelligente, fine, par opposition aux « ploucs »
des campagnes, aux provinciaux en général, voire aux banlieusards de
Paris. La nature ou la campagne, contrairement à aujourd'hui, n'évoquent
rien d'autre qu'une sauvagerie barbare et ceux qui y habitent, considérés
comme des primitifs, ne sauraient en aucun cas constituer une
référence.
On se réfère, en revanche, volontiers au reste de la jeunesse urbaine qui
constitue le terme privilégié des comparaisons. Les jeunes de la rue,
notamment, mettent un point d'honneur à marquer les différences et les
distances avec d'autres groupes de jeunes, tout aussi turbulents, d'avant-
garde ou marginaux qu'ils puissent être, mais « bourgeois » et non
populaires, jeunesse dorée ou jeunesse étudiante dont ils moquent les
manières, qu'ils méprisent avec ostentation et qu'ils ne sauraient
fréquenter sous peine de trahison et d'exclusion du groupe.
Qu'il s'agisse de musique, d'alcool ou plus généralement d'une aspiration
commune à une libéralisation des mœurs, les loubards des années soixante
participent ainsi d'une façon ou de l'autre aux mêmes modes que ces autres
jeunes qu'ils appellent les « minets », insulte à leurs yeux rédhibitoire, mais
ils prennent garde de ne pas le faire de la même manière et ils ne
fréquentent, par exemple, ni les mêmes quartiers, ni les mêmes bistrots, ni
les mêmes boîtes ou bals; ils portent des attributs vestimentaires bien
démarqués, ils n'utilisent pas le même vocabulaire, ou encore ils ne
consomment ni les mêmes alcools ni les mêmes cigarettes.
Cette affirmation de la différence par laquelle se reproduit et se préserve
l'identité de tout le groupe est par bien des aspects traditionnelle. On
pourrait par exemple retrouver des oppositions sociales similaires au début
du siècle avec les « apaches » et les « lions », ou encore vers 1830-1840 entre
les jeunes voyous et les dandies ou les étudiants J. A l'intérieur même du

148
Les bandes de jeunes

groupe, de quartier à quartier et plus finement encore d'un ensemble


d'habitat à l'ensemble immédiatement voisin, elle se poursuit et se
développe jusqu'à la mise en évidence de différences cette fois marginales
qui permettent de définir avec précision des milieux de référence et des
degrés d'appartenance \ Cette recherche d'une identité propre met en jeu
principalement des échelles de qualité comme le bon, le vrai, le fort, le dur,
le malin, qui se distinguent du beau, du sophistiqué, du cultivé, du savant,
qui sont des valeurs « minet ». Ce sont ces qualités qui déterminent et
donnent leur sens non seulement aux modes vestimentaires, au choix des
alcools consommés ou aux types de lieux fréquentés, mais aussi, plus
profondément, aux comportements et aux attitudes quotidiennes. Les
définitions et les modalités d'utilisation de ces qualités relèvent bien sûr de
mécanismes qui dépassent largement ces groupes populaires, mais cette
façon de les utiliser en en valorisant certaines et en en dévalorisant d'autres
demeure une caractéristique traditionnelle de ces milieux.
Croisée avec cette première opposition entre « populaire » et «
bourgeois », la différenciation des rôles et des attitudes sexuels se fait, elle,
autour d'une antinomie intérieur/extérieur structurant une répartition des
comportements et des espaces entre garçons et filles.
Aux « mecs », bien sûr, revient tout ce qui est extérieur. Dès douze-treize
ans, en dehors de l'école, des repas et du sommeil (et de plus en plus
fréquemment au fur et à mesure qu'ils avancent en âge : à leurs dépens), les
garçons sont amenés, bon gré, mal gré, à vivre dans la rue. Dans les années
soixante, la bande proprement dite, structurée à l'américaine par des règles,
des hiérarchies et des systèmes d'alliance codifiés et rigides, n'existait pas
vraiment sur ces quartiers. Le support social de l'apprentissage des garçons
était bien plutôt une sorte de réseau d'étroite solidarité masculine, une
horde de copains relativement informelle, passant le plus clair de son temps
ensemble, évoluant dans un même univers social et géographique de
référence, et se régulant suivant des modes coutumiers non codifiés.
Cet apprentissage se fait essentiellement sur le quartier lui-même, dans
la « rue » où l'on passe la plus grande partie du temps et où les adultes
rencontrés sont majoritairement des hommes : bars et cafés avec leurs
tenanciers et leurs habitués, la « zone » avec ses gitans et ses clochards, la
fête foraine, le marché aux puces, la rue des ferrailleurs, Pigalle ou tout
autre lieu privilégié fréquenté par ceux qui ne sont pas « rangés » ou qui,
même mariés, continuent à se conduire en « mecs ».
Cet univers de la « rue », à travers les variations de parcours ou de lieux
de rendez-vous, se définit de façon caractéristique comme un envers de la
famille, de son autorité bien sûr, mais aussi des espaces qu'elle organise et
des modèles qu'elle dispense. Close sur elle-même, sentimentalisée et dans
une certaine mesure confortable, la famille n'est pas un lieu convenable
pour un garçon; elle n'est bonne qu'aux « mômes » ou aux filles. Quand ils
entrent en bande, la plupart des jeunes garçons perdent prénoms et noms de
famille pour se voir attribuer un surnom 4 suivi non plus du patronyme
mais du nom du lieu-dit dont ils sont originaires et qui servira aussi de nom
générique à la bande. Désormais, toute allusion à la famille sera bannie et
l'on fera, s'il le faut, de grands détours pour éviter d'avoir à rencontrer les

149
Hubert La/ont

parents, les sœurs ou les frères cadets quand on est dans la rue avec ses
copains. Le réseau de la bande permettra même parfois d'abandonner
réellement, pour des périodes plus ou moins longues, la famille d'origine :
on trouvera à se faire héberger et à se nourrir chez des copains ou l'on
« zonera », vivant sur le quartier, logé et nourri à droite et à gauche, au
risque de passer quelques nuits dehors et de sauter quelques repas 5.
A l'inverse de la vie familiale, cette vie dans la rue manque de chaleur et
de confort. Elle n'est ni réglée ni régulière, faite essentiellement de longues
périodes d'inactivité et d'ennui, d'absence d'effort et de contraintes,
entrecoupées d'aventures et d'excès. On traîne en bande, on se raconte des
histoires, on tue le temps et on reste suspendu à des événements
exceptionnels dont on guette l'occasion et dont on souhaite l'avènement, au
point le plus souvent de les provoquer. Les garçons montent ainsi parfois de
véritables expéditions, chasses forcenées à l'aventure, où l'on poursuit les
occasions jusqu'à engranger toute une moisson de coups et de hauts faits au
travers desquels chacun, encouragé et encadré par ses copains, apprendra à
faire usage de sa force, de son courage et de sa débrouillardise à ses risques
et périls et parfois à ses dépens.
Au retour de ces expéditions, les cuites, les bastons, la drague, les coups de
culot, les casses, les risques pris et les peurs encourues, les qualités dont
chacun a fait preuve seront passés en revue et commentés par le menu des
mois durant, martelant une mémoire commune et forgeant l'histoire de la
bande '. C'est cette histoire qui permet de donner un contenu au sentiment
de particularité du groupe, et c'est à travers elle notamment que l'ensemble
du quartier peut évoluer et s'adapter à la modernité sans perdre son
identité. Les valeurs du groupe restent en effet essentiellement ces valeurs
de la rue telles que dans leurs excès les vivent les jeunes. L'ordre familial
notamment ou son corollaire, celui qu'impose un travail régulier et
disciplinaire, ne sont acceptés que comme des maux nécessaires, des
handicaps dûs à l'âge et malheureusement inévitables. Ainsi les parents, au
travers de leurs fils, ou les sœurs, au travers de leurs frères, et ce malgré les
contradictions et les conflits que cela suppose avec les valeurs familiales
qu'ils sont censés défendre, savent encore souvent profiter de ces aventures
pour raviver et continuer un univers culturel dont eux-mêmes, par la force
des choses, se sentent dans une certaine mesure exclus ; c'est assez volontiers
qu'ils ferment les yeux, qu'ils donnent même un coup de main, ou
simplement qu'ils se font raconter les histoires et qu'ils les colportent à leur
tour.
Cette vie dans la rue, enfin, c'est aussi pour les garçons l'apprentissage du
travail. Mis à la porte de fait (et non officiellement, bien sûr) ou désertant
l'école bien avant l'âge légal 7, les garçons apprennent à se débrouiller seuls
très tôt, d'abord pour leur argent de poche, puis rapidement pour les
vêtements, les dépenses de loisir (sorties, pots, magazines, disques,
véhicules...), voire une partie de leur nourriture. Il ne s'agit, dans un
premier temps, que de rendre de menus services en profitant des occasions
qui se présentent et sans quitter la vie de rue : ramasser des bouteilles, vider
une cave, aider à décharger un camion, distribuer des tracts, laver des
carreaux. Mais, même plus tard, quand de façon très irrégulière et

150
Les bandes de jeunes

progressive commencera la recherche d'un vrai travail, l'écrasante


majorité des emplois trouvés concernera encore des activités ou des corps de
métier les plus traditionnels et les moins disciplinaires, ceux aussi où l'on
peut le plus facilement retrouver ou recréer cette sorte de solidarité et
d'ambiance très particulière des « mecs » entre eux. Fuyant la grande
entreprise ou l'emploi de bureau, ces jeunes deviendront coursiers,
chauffeurs, ambulanciers, routiers, déménageurs, marchands forains; avec
un peu de chance, ils entreront en apprentissage dans une petite entreprise
artisanale de serrurerie, plomberie, typographie ou tapisserie...
Devenus adultes, ils quitteront alors la bande, mais en s'efforçant de
demeurer proches de la rue : par ce type de travail dont nous parlions plus
haut, par exemple, ou encore en développant parallèlement à la vie familiale
(et souvent contre elle) une vie d'habitué de café avec ses tournées, ses
discussions et son rituel d'hommes, ou encore en retrouvant le soir leurs
copains aux pieds des immeubles pour jouer à la pétanque. Entre eux, ces
hommes continueront d'afficher un solide mépris de leurs vies familiales,
évoquant avec nostalgie leurs exploits passés et prenant d'une certaine façon
leur revanche sur les femmes qui, leur ayant « mis le grappin dessus »,
régentent désormais la plus grande partie de leurs vies.
Car la vie familiale, la maison, le ménage, l'intérieur restent l'univers
sans partage de la femme et de ses enfants; l'homme, s'il y est premier servi,
n'y a pas pour autant son mot à dire. Cette femme qui règne sur la maison
n'est pas de même nature que celle que, jeune, on a pu connaître dans la rue.
Ce n'est ni la « minette », par exemple, que l'on enlève aux minets à la sortie
des lycées, ni celle que l'on drague au cinéma, dans les bals ou au café. Ce
n'est pas non plus la « grosse », pur et simple objet sexuel rencontré dans les
bals de village ou de banlieue, ni l'une de ces rares « filles de rue » trouvée
au cours des pérégrinations sur le quartier. La femme honnête, la vraie
« nana », vit soigneusement à l'écart de la rue et de ses histoires, ce qui
n'empêche d'ailleurs nullement qu'elle puisse se gagner dans son intérieur
une importance et un respect aussi grands que ceux qu'acquièrent les mecs
au-dehors.
C'est dans cet univers familial que les filles du quartier apprennent en
principe à devenir des femmes, expertes pour tout ce qui concerne
l'organisation, la gestion et la bonne tenue d'un ménage. Alors que, très tôt,
on expédie, s'il en est besoin, les garçons jouer dehors, ne serait-ce qu'au
pied de l'immeuble à portée de voix et de regard, on ne laisse pas ses filles
traîner dans la rue. Elles aident leurs mères à tenir la maison, elles font les
courses, elles s'occupent de leurs frères et sœurs. Leur fréquentation
scolaire est plus étroitement contrôlée et on ne les laisse sortir que sous
surveillance, généralement pour des visites à caractère familial ou pour
aller chez une amie dans une famille voisine.
Pour se faire traiter autrement que comme des « mômes » et connaître
autre chose que ce milieu étroit de la famille et de ses alliés dans lequel, en
principe, elles sont condamnées à demeurer, les filles n'ont, hormis la fugue
(réservée, compte tenu de ses risques, aux caractères les plus solides), que
trois solutions : avoir un travail, s'arranger avec des amies ou se procurer
un « fiancé».

151
Hubert La/ont

Beaucoup d'entre elles se débrouillent pour trouver, dès que leur âge le
leur permet, un emploi régulier. Elles deviennent ainsi femmes de ménage,
vendeuses, aides soignantes ou employées d'une administration, publique
ou parapublique de préférence. Une scolarité généralement plus sérieuse et
régulière que celle de leurs frères, conjuguée avec l'importance de
l'investissement qu'elles mettent dans ce travail salvateur, leur permet
souvent, en passant des concours internes ou en suivant une formation
complémentaire à l'extérieur, de connaître des promotions rapides. Le
salaire qu'elles rapportent au foyer familial, car il ne saurait bien sûr être
question qu'elles le quittent, ainsi que le sérieux qu'elles manifestent dans
ces emplois honnêtes, parfois même revêtus d'un certain prestige, leur
donnent alors la possibilité de revendiquer une plus grande autonomie.
Mais celle-ci ne sera généralement accordée que chichement, et c'est en
utilisant ses amies, en affirmant par exemple qu'elles l'attendent ou en leur
demandant de venir la chercher, que la jeune fille aura encore les
meilleures chances d'arracher l'autorisation de sortir qu'elle convoite.
Comment en effet la refuser sans offenser une famille voisine et laisser
croire que la réputation des camarades choisies par sa fille n'offre pas
suffisamment de garanties de sagesse et d'honnêteté?
Au fur et à mesure que leurs âges avancent, les filles se procurent ainsi
des occasions de « sortir ». Elles vont par deux ou trois, chacune servant de
duègne aux autres. A la différence des garçons, elles ne vont pas dehors mais
elles sortent pour aller quelque part, ce qui signifie un point de départ, des
étapes, un trajet et des buts légitimes dont elles doivent pouvoir rendre
compte. Elles vont par exemple faire un tour du quartier, ou elles se rendent
au cinéma, à la patinoire, à la fête foraine, etc. Elles profitent de ces sorties
et de ces promenades pour observer les « mecs », les détailler, les comparer
et se raconter tout ce qu'elles ont appris sur eux.
Mais elles se gardent bien de se compromettre. Car, si elles rêvent de se
faire remarquer par un vrai « mec », de participer à ses mérites et de quitter
ainsi brillamment la tutelle parentale, elles savent que la possibilité
immédiate qui leur est donnée de sortir de même que, à terme, la possiblité
de quitter honorablement leurs familles sont directement liées à leurs
réputations de filles honnêtes et surtout sans histoires. C'est d'ailleurs pour
cette raison que la solution du « fiancé », si elle peut sembler la plus efficace,
présente en réalité les plus grands dangers.
Le terme de « fiancé » n'est utilisé qu à défaut d'autres termes propres,
car il n'y a pas véritablement fiançailles. Il s'agit plutôt d'un lent processus,
d'une fréquentation publique de plus en plus assidue et exclusive qui est
reconnue et acceptée par le milieu tout entier sans que l'on puisse pour
autant lui fixer une origine dans le temps ni la distinguer réellement de son
aboutissement normal, le mariage, qui intervient généralement à l'occasion
d'une naissance, bien après en tout cas que le ménage ait été constitué et
enregistré comme tel par le milieu.
Avant d'accepter de vivre ainsi publiquement avec un garçon sans être
mariée avec lui, la fille « honnête » doit obtenir qu'il abandonne sa vie de
rue, ses fréquentations et ses aventures, et qu'il recherche, s'il ne l'a déjà,
un emploi stable. Ce n'est qu'en échange de cette domestication que le

152
Les bandes déjeunes

garçon pourra être officiellement accepté par le milieu sans que personne
n'y perde sa réputation. Garçon et fille pourront alors vivre ensemble,
s'installant même souvent chez la famille de cette dernière sans que
personne n'y trouve à redire ni cherche à s'y opposer.
Il est certain qu'en commençant à fréquenter trop tôt des « mecs » trop
jeunes, la fille court le risque de se voir en cours de route abandonnée par
son ami qui retournera retrouver ses copains et sa vie de rue sans qu'elle
puisse, comme le voudraient les convenances et sa réputation, le retenir au
foyer. Elle y perdrait toute respectabilité, de même que le garçon perdrait sa
réputation de « mec » à se ranger trop vite et trop jeune. Sans être
nécessairement rejetés pour cela par le milieu, ils ne pourraient plus y
revendiquer pour y vivre la même place ni le même rôle.
Contraintes à la prudence, les filles sont donc méfiantes et réservées
jusqu'à la pruderie parfois, si ce n'est dans leur langage et leurs
conversations, du moins dans leurs sorties, leurs attitudes vestimentaires '
et leurs relations avec les garçons. Elles se surveillent les unes les autres et
elles défendent leur propre réputation avec âpreté.
De leur côté, les garçons ne se laissent pas facilement domestiquer. Peu
pressés de se retrouver en famille, ils supportent assez bien la ségrégation
imposée par le milieu et l'absence d'occasions de rencontre. A ces dernières,
ils préfèrent la vie en bande et l'apprentissage collectif de la sexualité.
Dans la rue, et plus particulièrement dans la bande, on est virilement au
contact physique les uns des autres : on se serre la main, on s'échange des
bourrades et des coups, on se bouscule, on se bagarre... Tous ces
comportements sont fortement sexualisés, et le vocabulaire, de façon
générale, et nombre de conversations se réfèrent à des parties ou à des
pratiques sexuelles.
Les garçons physiquement plongés dans cet univers collectif et entraînés
par une surenchère virile développent une sorte de « machisme »
caractéristique. Entre l'homosexualité qui ne pourrait s'exprimer que comme
trahison, comme une insulte aux valeurs « mecs », et un don juanisme qui
mettrait rapidement fin à la bande et l'empêcherait de vivre longtemps
dans la rue, leur sexualité repose sur la reconnaissance par le groupe de la
vigueur de chacun et s'affirme comme masculine.
Quant à l'ambiguïté inévitable qu'engendre cette virilité affichée
d'hommes entre eux, la bande en permanence s'efforce soit de la détourner,
soit de l'expulser du groupe. Elle s'évacue ainsi par des plaisanteries et des
exagérations de toutes sortes qui non seulement fournissent une partie
importante des échanges verbaux mais qui alimentent également les
comportements et les jeux : reproductions ridicules de comportements
amoureux, par exemple, ou encore mimes destinés à faire rire d'attitudes
homosexuelles stéréotypées.
Mais on passe vite de ce stade des plaisanteries à usage interne au stade de
l'injure et de l'agression qui projettent hors de la bande pour mieux la
réduire cette homosexualité que par essence elle engendre sans pouvoir la
supporter. On met ainsi en doute la virilité du premier venu, on le provoque
au combat et on l'invite pour prouver qu'il n'est ni minet ni pédê, ce qui
dans une certaine mesure est la même chose, à mesurer à la sienne ses

153
Hubert Lafont

valeurs mâles. Ou encore la bande part en expédition dans des lieux repérés
pour être des rendez-vous ou des terrains de drague fréquentés par des
homosexuels. Ces expéditions rituelles sont effectuées avec une cruauté
d'autant plus exempte de mauvaise conscience qu'elles n'entraînent jamais,
bien au contraire, la réprobation du milieu et qu'elles n'ont que très
rarement des suites fâcheuses pour eux.
Il n'y a pas à proprement parler d'activité sexuelle dans tout cela, mais un
ensemble de comportements et de jeux fortement sexualisés dans leurs
références et leurs significations. La présence constante du groupe, de toute
façon, instaure un contrôle étroit et au besoin une répression assez stricte
des passages à l'acte. Ceux-ci restent exceptionnels et ils ne peuvent se
produire qu'en demeurant collectifs : parodies mimées de l'acte sexuel, par
exemple, qui gagnent par surenchère toute la bande et qui aboutissent â une
séance de masturbation collective. Dans la mesure où de tels processus
demeurent totalement ludiques, ils n'entraînent ni réprobation ni gêne,
alors que les garçons (de même que le milieu dans son ensemble), pris à
froid et hors d'état de plaisanter, restent foncièrement pudiques pour tout
ce qui concerne leur sexualité, leur corps ou leur nudité.
Cette même présence du groupe et cette même difficulté à passer à l'acte
se retrouvent dans les relations hétérosexuelles. La drague des « minettes »
ainsi est une activité de conquête dont on parle beaucoup mais qui restera
nécessairement limitée dans ses développements à cause notamment de
l'absence totale d'intimité que suppose son caractère collectif.
On embête les filles rencontrées dans la rue ou au square, au mieux on
organise pour elles une « surboum » ou une sortie au cinéma. Mais le mieux
que l'on puisse en espérer se réduit à quelques échanges de caresses ou de
baisers sous le regard ironique ou envieux des copains qui couperont court à
toute possibilité d'échange plus sentimental, imposant là encore aux
comportements la forme du jeu ou du match, avec des règles, des phases, des
points, des vainqueurs, des records et des champions. On rencontre
également parfois sur le quartier une femme, généralement plus âgée que
les garçons de la bande, qui se chargera de les initier les uns après les
autres. Elle ne pourra de toute façon que rarement faire autrement, ce qui
est accordé à l'un se sachant presque immédiatement et ne pouvant du coup
sans drame ou sans violence être refusé aux autres. De telles femmes
finissent ainsi, souvent, par être considérées par tout le quartier comme
« publiques »; elles sont généralement méprisées, voire maltraitées et
sujettes à toutes sortes de chantages.
De façon exceptionnelle enfin, il arrive qu'une fille considérée comme
« facile », parce qu'il court sur elle des « histoires », parce qu'elle a une
attitude considérée comme provocante ou parce qu'elle s'est laissé
embrasser ou caresser par l'un des garçons en se refusant au reste de la
bande, soit décrétée « salope ». Elle courra alors de grands risques de se faire
enlever et conduire de gré ou de force dans un endroit écarté ou toute la
bande la violera à tour de rôle.
Dans ces différents comportements, l'acte lui-même importe moins que
l'arbitrage et la reconnaissance qu'il permet d'une appartenance sexuelle
dont la bande seule peut témoigner et qu'elle seule peut qualifier et

154
Les bandes de jeunes

garantir. Les femmes n'y ont d'autre place que celle d'objet provisoire ou de
pur moyen de démonstration, et la bande dans ses plaisanteries et ses
jeux s'assure qu'il en reste bien ainsi. Hors de la maison et des rôles qui sont
alors les siens, la femme devient une « minette », un bien de même nature
que les vêtements, les mobylettes ou les disques qui se volent, s'échangent,
se prêtent et dont chacun use librement.
Ainsi résumé, ce modèle traditionnel présente tous les défauts d'une
caricature peu soucieuse des nuances et de la diversité des situations réelles.
Il en présente aussi toutefois les avantages, permettant notamment de
mieux cerner les caractéristiques essentielles de cette culture populaire :
enracinement dans un milieu géographiquement et socialement défini avec
précision en opposition à d'autres milieux sociaux ou géographiques; très
forte discrimination entre l'univers masculin de la rue et l'univers
domestique féminin; continuité des âges et des générations et rôle
important des aînés et des traditions coutumières; désintérêt et/ou forte
répression des activités sexuelles proprement dites compensées par une
importante sexualisation des jeux, des comportements, des attitudes et du

Or ces caractéristiques traditionnelles vont se dissoudre progressivement


pour céder la place à des comportements radicalement nouveaux faisant
référence à un modèle indiscriminé, celui du « jeune ». Le seul critère
d'appartenance devient l'âge, la seule opposition mise en œuvre, celle entre
les classes d'âge, et les notions de différence sexuelle, sociale ou
géographique, marquant une origine et un état, seront désormais abolies.
Sur ces mêmes quartiers, aujourd'hui, les filles descendent dans la rue
dès douze-treize ans; elles se mélangent avec les garçons de leur âge, elles
sortent et rentrent tard le soir. Tout le monde se met à porter les mêmes
vêtements, les mêmes bijoux, la même coupe de cheveux; les bandes du
passé s'émiettent en une poussière changeante de copains et de plus en plus
fréquemment de copines qui se retrouvent dans des cafés ou dans des boîtes
souvent fort éloignés du domicile pour partager, étudiants et jeunes
d'origine populaire confondus, les mêmes goûts musicaux ou
vestimentaires, les mêmes passions pour la mobylette ou la moto, les mêmes emplois de
coursiers ou de laveurs de vitrines.
De tels comportements auraient été intolérables au regard des normes
d'hier, et la pression du groupe n'aurait pas tardé à y mettre bon ordre.
Mais ce qui se fait et ne se fait pas n'est plus déterminé en référence avec les
normes du milieu. A travers toute une série de réseaux élargis ' qui ne
s'inscrivent plus sur aucun territoire, les jeunes vivent dans une modernité
immédiate et changeante, sans passé ni futur, et disjointe de la société des
vieux et de son histoire. En adoptant ce modèle « jeune », il ne s'agit plus de
manifester, jusqu'à la provocation parfois, une appartenance sociale ou une
identité propre, mais plutôt de suivre et de reproduire les signes éphémères
d'appartenance dont le renouvellement rapide marque le passage du
présent au passé, le vieillissement et le renouvellement des classes
d'âge.
En se référant à ce modèle, garçons et filles s'affichent comme « jeunes »
et s'affirment individuellement libérés de quelque autre contrainte, de

155
Hubert La/ont

quelque autre éthique et de quelque autre fidélité que ce soit. Abolissant


toute référence à une origine, à un milieu ou à un territoire, abolissant
également toute référence à leur passé ou à leur avenir, ils s'installent à la
pointe d'un présent sans cesse renouvelé, comme dans une sorte de voyage
immobile sans début ni direction ni fin 10.
Le modèle abolit de même toute notion d'appartenance à l'un ou l'autre
sexe, et tandis que les attitudes, les vêtements et l'apparence se désexua-
lisent, l'activité sexuelle se dévalorise, se « libère » et se développe tous
azimuts : masturbation, relation homosexuelle, circulation des partenaires,
relation hétérosexuelle n'ont plus, en principe du moins, d'autres normes
qu'une satisfaction instantanée des désirs ou l'intensité d'un plaisir
immédiat. A une sexualité traditionnelle, génitale et socialisée parce qu'elle
se référait nécessairement au couple et donc à la procréation, à la famille et
au milieu en général, succède ainsi un érotisme libérateur des sens et de la
sensualité qui n'a plus d'autres limites que celles du désir et du plaisir
individuels. Etre jeune, ce n'est plus un mode de vie passager, ni un état
social, ni un apprentissage ; cela se ressent véritablement comme un état de
nature qui ne doit plus rien qu'à soi-même et qu'il faut libérer et laisser
s'exprimer dans une sorte d'angélisme asocial, amoral et asexué.
La généralisation des T-shirts/blue-jeans/baskets avec leurs atours à la
mode, tels les coupes de cheveux et les décolorations, les bijoux ou les
badges, rend bien compte de cet angélisme sexuel et social. L'évolution de la
musique rock et de ses formes de danse est tout aussi significative : les
chanteurs adoptés par le quartier dans les années soixante cultivent
l'idolâtrie personnelle et développent des personnages profondément
enracinés et identifiés aux milieux populaires dont ils se proclament
originaires ". Ils s'expriment sur des mélodies, dans des registres et par des
discours « mâles » qui n'ont rien à voir avec les chansonnettes de leurs
collègues « minets » et encore moins avec ceux des chanteuses. Ce rock,
enfin, met en scène des partenaires de sexe différent qui ont dans la danse
des rôles bien distincts. Aujourd'hui, la présence des filles parmi les
musiciens ou l'existence de groupes rock entièrement féminins ne choque
plus personne; le disco et ses anti-idoles se présentent explicitement comme
homosexuels et le new-wave fait fortune grâce à une musique brute, non
mélodique et non discursive. Il n'y a plus par ailleurs pour danser et
participer à la fête besoin de partenaires de sexe différent; la jouissance est
individuelle et se décrit en termes de pulsations, de vibrations, d'intensité,
de puissance, valeurs non plus symboliques mais sensuelles, explosives et
immédiates.
Avec le passage à ce nouveau modèle, l'homosexualité, qui était encore
condamnée au début des années soixante-dix à la plus stricte clandestinité,
connaît sur le quartier un développement spectaculaire. Elle est dans ce qui
reste des bandes un comportement parfaitement admis, si ce n'est valorisé.
Elle oriente désormais explicitement le choix des sorties, des vêtements ou
des activités et, par exemple, les cadets de ceux qui descendaient dans les
squares ou à la sortie des boîtes gay pour « dépouiller un pédé » s'y font
aujourd'hui « de la monnaie » en se prostituant avec la même absence de
mauvaise conscience ou de scrupules.

156
Les bandes de jeunes

L'introduction de ce nouveau modèle ne s'est pas faite sans résistances ni


drames. Les premières bandes à l'adopter, qui étaient aussi les bandes les
moins bien définies par rapport à un habitat et à un milieu social précis, se
sont heurtées à une réprobation et à un mépris unanimes. Retracer
l'histoire de cette introduction serait sans nul doute un travail riche
d'enseignements de toutes sortes. Il n'y aurait pour ce faire qu'à suivre dans
les différentes bandes la progressive substitution de la pratique
traditionnelle du tatouage par le port d'une boucle d'oreille. Antinomiques au point
que certains se sont brûlé la peau à l'acide en adoptant l'anneau, ces deux
attributs reproduisent en effet fidèlement l'évolution sur le quartier des
systèmes de comportements. Ils en expriment d'ailleurs fort bien la portée
et la signification.
Le tatouage, dont la pratique, on le sait, est ancienne, marque de façon
indélébile une appartenance et une fidélité. Condamnation tout autant que
consécration, il est significatif que le tatouage soit associé à l'univers des
prisons ou encore à des armes professionnelles comme la marine ou la
légion, qui enchaînent pour de longues périodes l'homme à une société
d'hommes. C'est un attribut viril, d'abord par le courage dont il faut savoir
faire preuve pour endurer pendant des heures, voire pendant des jours, les
piqûres destinées à enfoncer l'encre sous la peau, mais aussi parce qu'il est
essentiellement une décoration du muscle, attirant l'attention sur la force
et la mettant en valeur. Le tatouage, enfin, suppose un ou des tatoueurs, et
donc toute une cérémonie où l'on choisit les thèmes, où l'on fait boire le
patient jusqu'à l'étourdir, où on l'encourage...
L'anneau d'oreille est également de tradition ancienne dans la marine ou
dans l'armée, mais sa signification est radicalement différente. Il symbolise
la liberté de celui qui a quitté son milieu, de l'affranchi, de l'initié, ou,
associée au voyage, celle du gitan, du corsaire, du conscrit rentrant de
campagne. C'est un bijou (jui, en tant que tel, doit pouvoir facilement
s'enlever : à l'anneau primitif directement accroché à l'oreille des premiers
hippies revenant d'Inde ou du Népal n'ont pas tardé à se substituer des
systèmes plus élaborés comportant un conduit qui traverse le lobe et qui
n'est apparent que si on lui accroche la boucle ou qu'on l'obstrue avec un
bouchon décoratif". En s'accrochant à l'oreille, enfin, la boucle attire
l'attention non plus sur la force mais sur un sens, et, à travers lui, c'est toute
la sensualité qui est affichée et mise en valeur.
A l'opposition féminité sensible/vigueur masculine se substitue une
« jeunesse naturelle », libre et universelle, vécue non plus socialement mais
sensuellement. La rupture, on le voit, est radicale, et s'il semble encore trop
tôt pour qu'on puisse en mesurer la portée, notamment les conséquences
sur la reproduction des traits culturels propres aux milieux populaires, elle
vaut qu'on s'y arrête et qu'on y prenne garde.

Hubert Lafont

157
Hubert Lafont

NOTES

1. Le texte qui suit reprend des éléments accumulés durant une quinzaine d'années
d'observation et d'activités auprès de groupes de jeunes adolescents vivant au nord et à Test
de Paris. Il a été rédigé dans le cadre d'un travail de recherche mené en 1980 par le Croupe
d'études des fonctions sociales pour le compte de la Direction de la Construction du
ministère de l'Environnement et du Cadre de vie.
2. Par exemple, Gavroche et sa petite bande, Tortillard ou la famille Martial mis en scène
par E. Sue, ou les « mohicans de Paris » que découvriront les bacheliers, héros du roman de
Dumas.
3. Dans la Culture du pauvre, étude sur les milieux populaires urbains de Grande-
Bretagne, R. HOGGART décrit avec précision des mécanismes similaires (voir notamment les
chapitres 2 et 3).
4. Généralement par déformation du prénom (Dédé, Gégé, Nanard, Néné, Piépierre...),
plus rarement par allusion à des caractères physiques (Nenœil, Zorro, Buny, le Gros...). On
s'appelle ainsi « Popaul des Places » ou « Tarzan de la Porte N* ».
5. Cette liberté du jeune garçon par rapport à sa famille et à son domicile a longtemps
semblé tout à fait naturelle. Dans les années soixante, on commençait à peine à parler, et
encore uniquement pour les plus jeunes, de « fugue » ou d' « enfants fugueurs ».
6. La plupart de ces aventures reposent sur des actes socialement intolérables, dénoncés et
poursuivis depuis plus d'un siècle comme des signes de mauvaise éducation et de
délinquance. Vécues en dehors de l'espace d'habitat toutefois, et dépourvues de conséquences
trop fâcheuses pour le groupe, ces aventures sont traditionnellement assumées sans
hésitation par le milieu quand bien même il les désapprouverait foncièrement.
7. Dans « Les jeunes délinquants membres de bandes et l'école », étude menée pour
l'UNESCO par le centre de Vaucresson en 1963, les jeunes délinquants de quatorze à dix-sept
ans apparaissent de façon constante comme deux fois moins scolarisés que la population
« normale » du même âge.
8. En travaillant notamment avec des photos, nous avons remarqué que si elles suivent la
« mode », ces jeunes filles restent plus soigneusement coiffées et vêtues, plus longuement
couvertes et avec des couleurs plus neutres ou plus sombres que les lycéennes ou les
étudiantes du même âge.
9. Comme la radio, par exemple, la presse plus ou moins spécialisée, les réseaux
d'alimentation des juke-boxes ou des disc-jokeys, ou encore, mais plus rarement, la
télévision.
10. Notons, à propos de ces voyages immobiles hors de l'espace et du temps, la
transformation, dans ce qui reste des bandes, des formes traditionnelles de « délinquance ».
A la mythologie du « baston », notamment, à sa liturgie ou à son langage s'est substitué
comme archétype d'activité la mythologie, la liturgie et le vocabulaire de la « drogue ».
11. Voir par exemple les rapports entre J. Halliday ou E. Mitchell et R. Anthony, Adamo
ou Antoine.
12. Ce « bouchon » présente sur la boucle complète des avantages certains en cas de
bagarre ou de conduite au poste de police.
Communications

Crépuscule des psychanalystes, matin des sexologues


André Béjin

Citer ce document / Cite this document :

Béjin André. Crépuscule des psychanalystes, matin des sexologues. In: Communications, 35, 1982. Sexualités occidentales.
Contribution à l'histoire et à la sociologie de la sexualité. pp. 159-177;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1531

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1982_num_35_1_1531

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André Béjin

Crépuscule des psychanalystes,


matin des sexologues

Freud aurait découvert la « sexualité » (notamment infantile), inventé la


science du sexuel. Cette proposition présente un seul intérêt : elle est
« refutable », contrairement à la plupart des thèses freudiennes. Le
psychanalyste viennois ne reconnaissait-il pas, lui-même, dès 1905, sa dette
envers les recherches du pédiatre hongrois Lindner et « les écrits bien
connus de Krafft-Ebing, Moll, Moebius, Havelock Ellis, Schrenck-Notzing,
Loewenfeld, Eulenburg, I. Bloch, M. Hirschfeld ' »? La science du sexuel, la
sexologie, semble en fait avoir eu deux naissances. La première dans la
seconde moitié du xix* siècle, ou encore - pour prendre des repères
symboliques — entre 1844 et 1886, dates de parution de deux ouvrages
portant le même titre Psychopathia sexualis : l'un, peu connu, de Heinrich
Kaan \ l'autre, célèbre, de Krafft-Ebing \ Au long de ces quatre décennies se
constitue la première sexologie (ou, si l'on veut, la « protosexologie »), plus
soucieuse de nosographie que de thérapeutique et axée principalement sur
les maladies vénériennes, sur la psychopathologie de la sexualité (les
grandes « aberrations » et leurs rapports avec la « dégénérescence »), sur
l'eugénisme *.
Je situerais la naissance de la seconde sexologie, c'est-à-dire de la
sexologie actuelle, dans les trois décennies qui ont suivi la Première Guerre
mondiale, disons entre 1922 et 1948 : c'est en 1922 que Wilhelm Reich
découvre ce qu'il appelle la « vraie nature de la puissance orgastique 5 »; en
1948, paraît le premier des deux grands ouvrages de Kinsey '. La sexologie
circonscrit et définit, en ce quart de siècle, son problème central :
Yorgasme \ Pour faire comprendre et ressentir l'importance de cette
mutation, il n'est que de rapprocher ces trois citations :

- Nous ne sommes pas encore en possession d'un signe universellement


reconnu et permettant d'affirmer avec certitude la nature sexuelle d'un
processus; nous ne connaissons sous ce rapport que la fonction de
reproduction dont nous avons déjà dit qu'elle offrait une définition trop
étroite 8.
- La fonction de l'orgasme devient ainsi l'unité de mesure du
fonctionnement psychophysique, parce que c'est en elle que s'exprime la fonction
de l'énergie biologique '.
- L'orgasme est un phénomène distinct et particulier que l'on peut
généralement reconnaître aussi facilement chez la femme que chez
l'homme. Nous l'avons donc pris comme [...] unité de mesure [...].
L'orgasme diffère de tous les autres phénomènes de la vie d'un animal et

159
André Bêjin

on peut généralement, sinon même invariablement, voir dans son


apparition le signe de la nature sexuelle de la réaction d'un
individu 10.

L'ORGASMOLOGIE.

Prodigieuse évolution : à l'incertitude de Freud, à l'assimilation rei-


chienne de l'énergie orgasmique à l'énergie organismique et plus tard à
l'énergie « orgonique », Kinsey substitue l'évidence behavioriste de
l'orgasme, défini par une configuration de corrélats physiologiques objectivement
appréhendables. Dès lors, les comptabilités d'orgasmes vont proliférer, les
thérapies de l'orgasme se multiplier, la « rationalisation de la sexualité »
ainsi s'affirmer, l'emprise des sexologues davantage s'exercer ". La
sexologie tend désormais à n'être qu'une « orgasmologie » et les thérapies de la
sexualité des « orgasmothérapies " ». Le sexologue (1' « orgasmologue »)
contemporain ne se préoccupe que secondairement de ce que nous
pourrions appeler la « périsexualité » (contraception, grossesse, avortement,
maladies vénériennes). Les « déviations », les « perversions » sexuelles ne
sont plus au foyer de sa problématique et ne sauraient, à ses yeux, justifier
d'immodérés émois. A la limite, peu lui chaut la déviance, son gibier c'est la
dysfonction. Sa mission impérieuse : l'annihilation de ces troubles, parfois
dérisoires mais fréquents, de la sexualité « ordinaire ». Il manifeste, en cette
tâche d'éradication, un impressionnant acharnement thérapeutique, par
quoi il se distingue des « protosexologues » du siècle dernier mais également
de ses rivaux actuels, condamnés au déclin, les psychanalystes qui, pour la
plupart, ont cessé de faire mine de croire et de laisser accroire qu'ils
visaient à guérir leurs patients. Or, c'est précisément parce qu'ils ont pu et
su porter la confrontation avec les psychanalystes sur le terrain
thérapeutique que les sexologues sont en voie de s'assurer un avantage peut-être
décisif. Cet avantage procède - nous allons le voir — d'une double
légitimation, elle-même favorisée par une érosion de la crédibilité de la
psychanalyse : légitimation par le succès thérapeutique tout d'abord, mais
aussi légitimation par la référence à un corpus d'énoncés scientifiques
expérimentaux.

PSYCHANALYSE ET ORGASMOTHÊRAPIE.

On discerne pourtant, à première vue, beaucoup de points communs


entre les thérapies psychanalytiques et sexologiques. Elles constituent
toutes des « services » plus ou moins « personnalisés " ». Leurs domaines de
compétence se recoupent largement : au dire même de leurs promoteurs,
elles n'ont pas vocation à s'appliquer aux troubles des psychotiques M; en
revanche, les dysfonctions sexuelles courantes des individus « normaux
et/ou névrotiques » sont au nombre des indications aussi bien de la

160
Crépuscule des psychanalystes, matin des sexologues

psychanalyse " que de la sexologie ". Les traitements considérés sont pour
la plupart payants, leur prix résultant de « libres ententes » entre les
thérapeutes et leurs patients ". Ces thérapeutes sont généralement mais non
nécessairement des médecins. Freud, remarquant que « les quatre
cinquièmes de (ses) élèves (étaient) des médecins », affirmait qu' « il n'est plus
possible de réserver aux médecins le monopole de l'exercice de la
psychanalyse et d'en exclure les non-médecins " ». Masters et Johnson, pour
leur part, recommandent que toute équipe (mixte) de « cothérapeutes » se
réclamant de leur méthode se compose d'un médecin et d'un(e)
psychologue.
~L iologiques
«La présence
et aux analyses
du médecin
de laboratoire
permet deindispensables
procéder auxsansexamens
avoir â
faire entrer en jeu une troisième personne. La présence du psychologue
favorise [...] la prise de conscience de l'importance des facteurs
psychosociaux ". » Ces thérapeutes, psychanalystes et sexologues sont, en principe,
librement choisis par les patients, astreints au secret professionnel, soumis
au contrôle, plus ou moins effectif, de leurs corporations respectives. Les
patients ne sont pas tous acceptés : ils doivent répondre à certaines
conditions, variables selon les thérapies. Conditions d'âge, d' «
intel igence », de « développement moral », de gravité de la maladie, de motivation, de
solvabilité, etc., pour Freud M. Conditions, surtout, de gravité de la maladie,
de solvabilité, de motivation, pour Masters et Johnson qui exigent, en outre,
que les couples traités leur aient été adressés «par certaines autorités
compétentes, c'est-à-dire par des médecins, des psychologues, des
assistantes sociales ou des directeurs de conscience " »... A ces patients, une fois
acceptés, il est demandé de croire à la possibilité de leur guérison, d'avoir
confiance dans leurs thérapeutes **, de manifester à l'égard de ceux-ci une
franchise absolue M, de respecter certains interdits provisoires M.
Mais tous ces points communs, importants certes, ne doivent pas
masquer un certain nombre d'oppositions plus ou moins radicales entre les
thérapies psychanalytiques et sexologiques. Pour mieux faire apparaître ces
divergences, nous avons mis en regard, dans un tableau inévitablement
concis (p. 163), dix ensembles de caractéristiques propres à ces méthodes.
Le lecteur trouvera, dans les écrits, notamment, des principaux promoteurs
de ces thérapies, des compléments d'information sur les dimensions que
nous ne pouvons, dans le cadre de cet article, explorer
exhaustivement ".
Il convient d'expliciter, tout d'abord, l'expression « thérapies
comportementales (sexologiques) ». Par elle, nous voulons marquer, en effet, que
nous considérons la classe des thérapies sexologiques comme une espèce du
genre « thérapie comportementale ». Cette relation ne va pas de soi ", mais
tout un ensemble de considérations méthodologiques, nous semble-t-il,
l'implique. L'expression behavior therapy a été introduite en 1954 par
Skinner et Lindsley et doit sa diffusion, au début des années 1960, à
Eysenck. En fait, ces méthodes thérapeutiques procèdent d'un courant de
réflexions théoriques et de travaux expérimentaux qui comprend, en
remontant dans le temps, les recherches de Skinner à partir de la fin des
années 1930, de N. V. Kantorovich, M. C. Jones, etc. au cours des années
1920, du « behavioriste » Watson et du « réflexologue » Pavlov au début du

161
André Béjin

siècle, voire de Leuret au xix* siècle et de Mesmer au xvm* ". Le postulat


fondamental de ces méthodes est que les troubles à quoi elles s'appliquent
(et notamment les « névroses ») constituent des comportements appris et
conditionnés, en gros des « mauvaises habitudes ». « Les névroses se
caractérisent essentiellement par des réactions émotionnelles inadaptées,
en particulier l'anxiété, et par les divers actes auxquels se livre l'individu
pour apaiser cette anxiété [...]. Selon la théorie behavioriste, la plupart de
ces réactions émotionnelles naissent d'un processus de
conditionnement M. » « La découverte que le comportement névrotique est un
comportement appris a, entre autres conséquences, l'avantage de placer la
responsabilité de la guérison, sans équivoque possible, entre les mains du
thérapeute — contrairement à l'idée, née de la mystique psychanalytique,
que le malade est responsable de l'échec de son traitement (le thérapeute
étant présumé n'échouer qu'à cause de l'odieuse résistance du
malade!) M. »
II importe, en conséquence, pour ces thérapeutes, de liquider les
symptômes actuels (et non les « refoulements » passés) en déconditionnant
et en reconditionnant Yorganisme du patient. Deux approches du problème
sont alors possibles M. Il convient :
— soit d'éliminer l'angoisse associée au comportement à apprendre :
brusquement, par la méthode de 1' « inondation », de 1' « immersion »
(flooding) ou, graduellement, par la méthode de la « désensibilisation »
(desensitization) " ;
— soit de rendre angoissant le comportement à désapprendre : c'est là le
principe de la « thérapie par aversion » (aversion therapy) ".

LA THÉRAPIE DE MASTERS ET JOHNSON.

Or, l'on retrouve ces deux approches dans les principales thérapies
sexologiques contemporaines. Les unes, extrêmement minoritaires,
appliquent la méthode aversive aux « déviations » sexuelles (homosexualité,
pédophilie, fétichisme, transvestisme, exhibitionnisme, voyeurisme...) Sï.
Elles se rattachent à la tradition « protosexologique » et ne sont pas
représentatives du courant dominant de la sexologie actuelle. Les autres,
majoritaires, ressortissent vraiment à l'orgasmologie moderne. Elles visent
à réduire les « dysfunctions » sexuelles et, pour ce, recourent le plus souvent
à la méthode de désensibilisation ou à des techniques connexes. C'est, bien
sûr, la thérapie de Masters et Johnson qui constitue le paradigme actuel de
ces orgasmothérapies. Spécifions-en les caractéristiques essentiel1 es :
1. Le traitement, intensif et continu, dure - pour les patients qui
n'habitent pas la région de Saint Louis (90 % des cas) — deux semaines. Ces
patients logent à l'hôtel et doivent se rendre tous les jours à ce qu'il faut
bien appeler la « clinique de l'orgasme » de Masters et Johnson. Ce séjour
s'apparente donc, pour ces individus, à la fois à une « retraite » (au sens où
l'on parle de « retraite » spirituelle) et à des vacances thérapeutiques.
2. Les dysfonctions traitées (cf. nosographie, note 16) sont a priori
rapportées à des difficultés relationnelles plus qu'à des carences indivi-

162
CARACTÉRISTIQUES THÉRAPIES
thérapies psychanalytiques thérapies comportementales (sexologiques)
objectifs modifier la personnalité; renforcer le • moi » modifier les comportements (par ex., impuis-
liquider les refoulements passés en élargissant sance, frigidité)
la conscience liquider les symptômes actuels en
déconditionnant et reconditionnant l'organisme
principes thérapeutiques associations libres du patient, qui doit mani- repérage et analyse du conditionnement patho-
fester une franchise absolue gène à l'origine des symptômes, puis :
découverte des traumatismes, complexes et soit éliminer l'angoisse associée au comporte-
refoulements ment à apprendre :
levée des résistances brusquement : méthode de l'immersion
développement d'un transfert graduellement : méthode de la désensibilisa-
interprétation par l'analyste tion (Masters-Johnson)
perlaboration et prise de conscience par le soit rendre angoissant le comportement à
pat;ent désapprendre : thérapie par aversion
(éventuellement, abréaction) (éventuellement, abréaction)
relation thérapeutique le plus souvent, « dos à dos » entre un analyste soit face à face entre un thérapeute et un ou des
(assis) et un patient (allongé sur un divan) patients
soit face à face entre un couple de thérapeutes et
un couple de patients (Masters-Johnson)
soit thérapie de groupe
profil et formation du souvent, mais non nécessairement, médecin souvent, mais non nécessairement, médecin
thérapeute doit avoir subi une « analyse didactique » (et (chez Masters-Johnson, couple de thérapeutes
souvent des contrôles d'aptitude dans le cadre comprenant un médecin et un(e) psychologue,
d'une société de psychanalyse) 1m doivent être « psychosexuellement stables »
et « libres de préjugés »)
attitude souhaitable du « neutralité » affective « neutralité » axiologique et affective
thérapeute « attention flottante » (Freud) attention généralement focalisée
en général, non-directivité (sauf dans les « tech- en général, directivité
niques actives » à la Ferenczi)
matériel traité associations libres, rêves, actes symptomati- réponses à l'enquête biographique
systématiques, actes manques, résistances... du patient que; comportements (notamment sexuels)
observables du patient
moyens de traitement essentiellement la parole et l'écoute parole et écoute, mais également stimuli visuels
(démonstrations, photos, films...), olfactifs
(odeurs du partenaire, parfums), tactiles
(explorations corporelles mutuelles dans la
thérapie de Masters-Johnson)
adjuvants position allongée du patient, propice à la techniques de relaxation
relaxation adjuvants chimiques : médicaments psvchotro-
position assise de l'analyste (dos tourné au pes, hormones, etc.
patient-Freud) favorisant l'écoute éventuellement, acupuncture, yoga, hypnose,
etc.
déroulement du le plus souvent, au cabinet du psychanalyste le plus souvent, en clinique (« clinique de
traitement l'orgasme »)
traitement non préprogrammé, relativement traitement préprogrammé, souvent standar-
non standardisé, immergé dans la vie quoti- dise, souvent coupé de la vie quotidienne du
dienne du patient patient (« vacances-retraite thérapeutique »)
traitement généralement long (5 à 7 ans), traitement généralement court (Masters-John-.
théoriquement illimité son : le plus souvent deux semaines
complètes)
horaires réguliers et planifiés horaires réguliers et planifiés
pas de phases à proprement parler mais des phases: 1) collecte d'informations; 2) construc-
points de passage nécessaire (ex. le trans- tion du traitement (hiérarchie de la désensibi-
fert) lisation) et présentation au patient; 3)
:

reconditionnement progressif avec relaxation;


4) évaluation
critères de succès du généralement non objectivables; le plus sou- souvent objectivables; introspectifs, mais éga-
traitement vent, introspectifs (diminution de l'angoisse lement physiologiques (ex. lubrification vagi-
ressentie, meilleure connaissance de soi, etc.) nale) et comportementaux (ex. : maîtrise de
:

l'éjaculation)
IV

André Béjin

duelles. C'est pourquoi cette thérapie s'adresse presque exclusivement à des


couples constitués.
3. Pour circonscrire les transferts et contre-transferts, pour favoriser la
communication entre thérapeutes et patients (supposée plus facile entre
individus de même sexe) et peut-être pour induire à certaines
identifications, ce n'est pas une seule personne mais une équipe de deux
« cothérapeutes » (un homme et une femme) qui s'occupe du couple en
traitement. Masters et Johnson recommandent — nous l'avons déjà signalé —
que cette équipe se compose d'un médecin et d'un(e) psychologue.
4. On peut distinguer deux grandes phases dans la cure. Une première
phase de quatre jours, pendant lesquels les thérapeutes procèdent à la
collecte et à la communication des informations nécessaires, à la
construction du traitement, à une première « rééducation » sensorielle des
patients (ceux-ci étant invités à explorer mutuellement leurs corps en
utilisant, éventuellement, une lotion lubrifiante parfumée). Une seconde
phase de dix jours au cours desquels, en passant graduellement des
attouchements non génitaux aux contacts génitaux (masturbation puis
coït), l'angoisse associée au coït doit être éliminée et la capacité orgasmique
pleinement rétablie.
5. Les patients doivent respecter deux interdits provisoires essentiels au
cours de la cure (cf. note 24) : d'une part, ils ne doivent pas se communiquer
le contenu de leurs entrevues respectives des deux premiers jours; d'autre
part, leur est proscrite la recherche prématurée, non graduelle, de
l'orgasme.
6. Le contenu des séances est, schématiquement, le suivant :
— 1" jour : entrevue (deux heures) de chacun des patients avec le thérapeute
du même sexe au cours de laquelle les points suivants sont examinés.
Description des troubles; bilan du mariage; événements de l'enfance, de
l'adolescence, de l'âge adulte (notamment les éventuels « traumatismes » :
incestes, grossesses illégitimes, avortements, viols...); contenu des désirs,
rêves et fantasmes; «conscience de soi» (vous trouvez-vous désirable?);
étude de la sensibilité (tactile, visuelle, olfactive, auditive).
— 2* jour : entrevue (une heure et demie) de chacun des patients avec le
thérapeute du sexe opposé. Cet entretien permet de vérifier et préciser
certains des points évoqués la veille.
— 3* jour : questions sur les antécédents médicaux, bilans physiologiques,
examens de laboratoire; « table ronde » réunissant les deux patients et les
deux cothérapeutes; début de la «rééducation» sensorielle.
— 4f jour : discussion des résultats; compléments d'information sur
l'anatomie et la physiologie des organes sexuels; poursuite de la «
rééducation » sensorielle.
— à partir du 5* jour : entretiens quotidiens d'une heure environ chacun, à
l'occasion desquels les thérapeutes commentent les résultats des « travaux
pratiques » de leurs patients et enseignent à ceux-ci certaines « techniques »
adaptées à leurs troubles spécifiques (techniques de « compression » du
pénis, de massage vaginal; positions coïtales « favorables »; apprentissage
du contrôle de l'orgasme en procédant à des successions d'arrêts in extremis
puis de reprises de l'excitation, etc.).

164
Crépuscule des psychanalystes, matin des sexologues

7. Les patients dont le traitement s'est soldé par un échec dit


« immédiat » (persistance des troubles au terme des deux semaines) ne sont
pas suivis : un tel contrôle — expliquent Masters et Johnson — pourrait
perturber les essais thérapeutiques ultérieurs de ces patients. En revanche,
sont soumis à une « surveillance postcure » régulière (par téléphone) tous
les patients dont les troubles ont disparu au cours du traitement. Ceci afin
d'évaluer les « rechutes » et, éventuellement, d'encourager les patients
connaissant des difficultés à suivre un nouveau traitement. Cette
surveillance se poursuit pendant cinq ans, au terme desquels un bilan final des
effets de la cure est dressé (en face à face ou par téléphone). Les statistiques
des échecs et succès « immédiats » (quinze jours), des « rechutes », des
échecs et succès « généraux » (cinq ans) sont, pour chacune des dysfonctions
traitées, régulièrement tenues à jour et, s'il le faut, publiées M.
On voit ainsi que la méthode de Masters et Johnson utilise plusieurs
éléments de l'arsenal des thérapeutes comportementaux : l'entraînement à
l'affirmation de soi, le redressement des conceptions erronées (concernant,
{>ar exemple, les effets de la masturbation, la jouissance féminine) et surtout
a désensibilisation (pour le reconditionnement progressif de l'orgasme).
Plus fondamentalement encore, cette orgasmothérapie repose sur une
conception nettement behavioriste de la dysfonction sexuelle comme
résultat d'un apprentissage inadéquat. C'est ce soubassement conceptuel
que nous voudrions explorer maintenant pour mettre en évidence les
raisons profondes des limites de la thérapie psychanalytique par rapport à
la méthode de Masters et Johnson et, de façon générale, par rapport aux
techniques comportementales.

LES LIMITES THÉRAPEUTIQUES DE LA PSYCHANALYSE.

Les thérapies du comportement se fondent, en premier lieu, sur une


représentation plutôt « continuiste » de l'apprentissage : celui-ci
procéderait pour l'essentiel de phénomènes de conditionnement progressifs,
récurrents et s'entre-activant. La psychanalyse, au contraire, semble
reposer sur une conception plus « discontinuiste » en ce sens qu'elle attache
une importance particulière aux bifurcations, aux ruptures traumatiques :
« scène originaire » (par exemple, l'observation par l'enfant du coït
parental), découverte de la différence des sexes, séduction par un adulte,
mort d'un être cher, événement accidentel, etc. De là, un premier handicap
thérapeutique : le psychanalyste est plus porté à rechercher une origine
(par l'anamnèse) qu'à modifier un processus (par le
déconditionnement).
En second lieu, les psychanalystes se sont progressivement désintéressés
des affects (et notamment de l'angoisse) pour concentrer leur attention sur
les représentations. Ils se sont ainsi privés du secours des techniques,
indiscutablement efficaces, de « relaxation » (pour parler comme les
behavioristes) 3I et de destruction des « cuirasses musculaires » (au sens de
Reich) ».

165
André Bêjin

Les psychanalystes, en troisième lieu, prétendent agir sur les « causes


profondes » en a restructurant la personnalité » - disent les plus
conséquents d'entre eux (comme Freud lui-même) —, en « libérant la parole » -
assurent les farceurs. Ils abandonnent dédaigneusement les basses besognes
symptomatothérapiques aux behavioristes, ces « philistins ». Ce faisant, ils
méconnaissent l'autonomie relative des « symptômes » par rapport aux
« causes », que Freud, pourtant, ne manquait pas de souligner ". En outre,
sur quoi se fondent-ils pour décréter que les troubles qu'éliminent les
thérapies comportementales ne constituent que des « symptômes »? S'il en
était ainsi, on observerait de nombreuses « rechutes » ou « substitutions de
symptômes » à la suite de ces thérapies, ce qui n'est généralement pas le cas.
Bref, il faut bien reconnaître, avec Eysenclc, que ce « reproche selon lequel
les thérapeutes du comportement ne soignent que les symptômes [...] est
particulièrement mal venu de la part de ceux qui n'arrivent même pas à
soigner les symptômes " ».
Enfin, les psychanalystes, au contraire de leurs concurrents, se sont, pour
la plupart, avérés incapables de rationaliser leurs techniques, notamment
de formaliser et standardiser leurs procédés thérapeutiques, de définir des
critères objectifs de succès de leurs traitements. Souhaitaient-ils d'ailleurs
vraiment cette rationalisation ? On peut en douter. L'image que nombre de
psychanalystes ont voulu donner de leur pratique est souvent celle d'une
activité esthétique pure, non contaminée par de vulgaires considérations
d'efficacité thérapeutique. Pour Freud déjà, l'analyste doit être, plutôt
qu'un technicien, un artiste béni des dieux. Il convient qu'il soit
« clairvoyant », qu'il ait du « goût », 1' « oreille fine », du « tact » et du
« doigté » *', qu'il ait été « initié », qu'il soit « inspiré ». Alors seulement, il
peut être admis aux mystères de la pratique analytique, car, même s'il n'a
pas reçu de formation médicale, il n est plus, dans ces conditions, tout à fait
un « profane », tout à fait un « laïc » (Laie). On conçoit qu'en regard de cet
« art sacré » la thérapie comportementale puisse apparaître bien prosaïque
avec ses techniques standardisées et ses « mesquins » calculs de taux de
succès, de rechutes... Les conséquences de cette représentation de la
psychanalyse sont bien connues. La cure analytique est a priori infinie et ses
résultats, insaisissables, échappent à tout contrôle. Activité esthétique
ésotérique, emmurée dans un flou autistique, elle récuse par avance tout
jugement d'efficacité qui serait émis de l'extérieur. Écoutons Reich et
Freud. « Aux environs de 1920, on croyait qu'on pouvait " guérir " une
névrose moyenne dans un délai de trois à six mois au plus. Freud m'envoya
plusieurs patients avec la note : " A psychanalyser. Impuissance. Trois
mois ". [...] En 1923, une année constituait la durée minimum. L'opinion
commençait même à s'établir que deux ou trois années n'étaient pas
inutiles... *" » « Nous devons viser, non pas à raccourcir, mais à approfondir
l'analyse [...]. L'analyse didactique, comme l'analyse thérapeutique d'un
malade, est un travail non pas terminable, mais infini [...]. En fin de
compte, la différence entre le non-analysé et l'analysé, au point de vue du
comportement ultérieur de ce dernier, n'est pas aussi nette que nous le
désirerions, l'attendrions, le prétendrions [...]. Mais peu importe, puisque,
si elle n'a pas toujours raison dans la pratique, l'analyse a toujours raison
en théorie... 41 »

166
Crépuscule des psychanalystes, matin des sexologues

Nous venons de mettre en évidence certaines limites thérapeutiques


irréductibles de la psychanalyse. Il se pourrait bien, remarquons-le, que ces
limites tiennent à ce que, â bien des égards, la cure analytique constitue une
ébauche médiocre des cures comportementales. Ainsi, l'analyse s'apparente
souvent à une « désensibilisation » non systématique, maladroite, et tire
parti, d'ailleurs, subrepticement des phénomènes de « rémission
spontanée« aversion
d' » **. Le psychanalyste
» : par exemple,recourt
quand ilégalement,
refuse à sonâ patient
l'occasion,
la satisfaction
au procédéde
désirs transférentiels, il ne fait qu'associer un « stimulus » aversif â une
« réponse » dont le patient doit se défaire. Enfin, 1' « analyse sauvage », dont
Freud avait souligné les indéniables effets thérapeutiques 43, se rapproche de
la méthode d' « immersion » pour autant qu'elle consiste à imposer
brutalement des stimuli anxiogènes (une interprétation suscitant des
résistances) au patient.
Bref, plus efficace sous l'angle thérapeutique, étroitement connectée à des
recherches expérimentales avancées (sur la physiologie sexuelle, les
procédés curatifs comportementaux, etc.), la pratique sexologique bénéficie
d'une « légitimité scientifique » supérieure à celle de la psychanalyse. Il
convient maintenant d'analyser, dans une plus large perspective, les effets
de pouvoir impliqués par cette légitimité. Nous allons, à cette fin, comparer
le pouvoir des sexologues contemporains à ce que fut l'emprise sexologique
dans le passé, puis à ce que sont les pouvoirs concurrents du présent.
L'évolution menant de l'ancienne à la nouvelle sexologie se caractérise
par l'interaction de trois processus : la délimitation du domaine de
compétence et l'extension corrélative de la clientèle potentielle; la
modification du mode de production du savoir sexologique; le passage d'un
contrôle surtout répressif à un contrôle essentiellement pédagogique.

LES « DYSFONCTIONNANTS SEXUELS ».

La protosexologie était, pour l'essentiel, centrée sur différents obstacles


au fonctionnement optimal de la sexualité reproductive : maladies
vénériennes, « aberrations sexuelles », techniques contraceptives (ces dernières
étant étroitement liées aux obstacles précédents). Ainsi focalisée, cette
première sexologie ne se différenciait pas nettement de la psychiatrie, de la
médecine légale, de l'urologie, etc. La sexologie actuelle, par contre, ne cesse
de renforcer son autonomie vis-à-vis des disciplines actuellement
dénommées : psychiatrie, médecine légale, neurologie, urologie, dermato-vénéro-
logie, endocrinologie, gynécologie-obstétrique, médecine
psychosomatique.. Et ceci, même si elle emprunte à chacune de ces disciplines de
nombreux résultats. La raison en est que cette sexologie moderne a su
définir son objet central — l'orgasme — et sa norme fondamentale —
F « orgasme idéal » — de façon positive et minutieuse. La protosexologie
prétendait étudier (et, souvent, combattre) des a-nomalies, alors même
qu'elle ne pouvait jeter qu'une lumière voilée sur la norme qu'elle posait
(essentiellement, le coït hétérosexuel reproductif). L'orgasmologie suit une

167
André Béjin

démarche tout autre : elle commence par élaborer sa norme puis en


« déduit » les anomalies qu'elle se déclare aussitôt prête à guérir. Comme la
norme — par exemple, 1' « orgasme idéal » de la « Constitution » de Masters
et Johnson — représente un objectif souvent empiriquement inaccessible,
ces anomalies ne manquent pas d'être nombreuses. Remarquons que les
sexologues modernes ne font pas de ces « anomalies » des « aberrations ». Ils
substituent, en fait, à l'opposition tranchée entre normalité et anormalité
un continuum du dysfonctionnement. En regard de la norme exigeante du
céleste orgasme, nous sommes tous, dès lors, des « dysfonctionnants
sexuels » virtuels ou actuels. Ce qui représente une extension non
négligeable de la clientèle potentielle des sexologues, laquelle à l'origine
comprenait surtout les grands pervers et les vénériens. La clientèle réelle
semble d'ailleurs se modeler progressivement sur cette clientèle potentielle.
Les indications protosexologiques sont relativement accessoires pour les
orgasmothérapeutes : les maladies vénériennes sont orientées vers les
services de dermato-vénérologie; les grandes « aberrations » sont prises en
charge par les psychiatres, les psychochirurgiens et, dans une moindre
mesure, par les psychanalystes et les thérapeutes comportementaux. Par
contre, les « besoins » de thérapies sexuelles, qui s'expriment encore souvent
à l'occasion des consultations des médecins généralistes, des gynécologues,
des conseillers conjugaux, voire auprès de certaines autorités religieuses **,
se convertissent de plus en plus fréquemment en « demandes » adressées
directement à des « sexologues » ayant reçu un enseignement spécialisé et
s'appuyant sur des institutions de soins spécifiques, les cliniques de
l'orgasme.

LES LABORATOIRES DE L'ORGASME.

Si des connaissances empiriques et théoriques sur la sexualité continuent


indéniablement d'être produites et accumulées dans les cabinets des
médecins généralistes, des gynécologues, dans les hôpitaux et les prisons, les
centres de développement du savoir sexologique sont de plus en plus les
cliniques et les laboratoires de l'orgasme. Il est possible, en effet, dans ces
centres spécialisés, de mettre en œuvre des techniques d'investigation très
fines nécessitant un appareillage perfectionné (de télémesure, de phallo-
métrie...) 4S. On y peut également, plus facilement que dans les espaces non
spécialisés, contrôler systématiquement les variables expérimentales et, de
ce fait, établir des énoncés scientifiques, des statistiques plus différenciées et
plus fiables. Cette division du travail, semblable sur bien des points à celle
qui affecte les autres branches de la connaissance, s'accompagne d'une
spécialisation des fonctions. Les centres de « recherche fondamentale »
tendent à monopoliser les fonctions d'innovation scientifique et de thérapie
de pointe, abandonnant aux espaces moins spécialisés les thérapies
courantes, la vulgarisation et la prévention. Kinsey, dont certaines
recherches anticipaient sur les travaux de Masters et Johnson, avait
pressenti cette évolution : il aurait souhaité poursuivre des recherches sur

168
Crépuscule des psychanalystes, matin des sexologues

l'orgasme en laboratoire afin de consolider le fondement expérimental (et


la légitimité scientifique) de la sexologie médicale et même de la
sociographie de la sexualité 4*. Masters et Johnson, pour leur part, étaient
parfaitement conscients du caractère déterminant, voire de l'antériorité
nécessaire, des recherches fondamentales : ainsi, ils commencèrent leurs
investigations sur la physiologie de l'orgasme en 1954, c'est-à-dire cinq ans
avant d'entreprendre leurs orgasmothérapies cliniques.

L'ORGASMOLOGUE • COMME PROGRAMMATEUR.

La protosexologie avait surtout développé sa nosographie. Son étiologie


(par exemple, des « aberrations » sexuelles) était sommaire. Elle ne
permettait, de ce fait, qu'un contrôle a posteriori essentiellement répressif
en relation étroite avec des institutions telles que les prisons, les asiles.
L'orgasmologie est beaucoup plus raffinée. Elle n'a cessé d'améliorer sa
nosographie, son étiologie. Mais elle a surtout développé des moyens de
contrôle a posteriori et a priori répondant à une visée fondamentalement
pédagogique: les orgasmothérapies et la prophylaxie des dysfonctions
sexuelles ". La finalité première du sexologue moderne est de supprimer et
de prévenir les troubles affectant la capacité orgasmique. Comme cette
capacité consiste en un matériel corporel mais surtout en un ensemble de
programmes, en un logiciel (pour parler comme les informaticiens) de la
jouissance sexuelle, l'orgasmologue apparaît comme un programmateur. Et
ceci sur deux plans. Sur le plan éthique : il pose et définit une norme simple,
Vimpératif orgasmique (non plus seulement le droit à l'orgasme mais le
devoir d'orgasme), et les conditions d'application de cette norme, qui
consistent dans le respect des principes de la « démocratie sexuelle »
(contrat sexuel, donnant-donnant de la jouissance...) M. Sur le plan
technique : il enseigne à ses patients Y autodiscipline orgasmique (par
exemple, la meilleure tactique tactile pour parvenir à ce but suprême,
l'orgasme simultané), laquelle devra être mise à l'épreuve dans le cadre
d'un régime — précisent Masters et Johnson — de « liberté surveillée » (cf.
note 24). L'établissement d'un tel contrôle à visée pédagogique favorise un
approfondissement de l'emprise sexoloçique. Celle-ci s'étend dans le temps :
des actes thérapeutiques et/ou répressifs ponctuels ne sauraient suffire; il
convient également de prévenir les troubles par une éducation sexuelle
continue et de limiter les rechutes par une surveillance postcure régulière.
Elle s'étend également dans l'espace : l'orgasmologue prétend supprimer
non pas tant des troubles individuels localisés que des troubles relationnels
polymorphes; il lui faut donc traiter des ensembles sociaux (le couple, etc.)
et non des individus, en constituant, si besoin est, des équipes
thérapeutiques multidisciplinaires adaptées à ce changement d'objet et
d'échelle49.
Bref, en accentuant quelque peu les différences, nous pourrions dire que
le contrôle sexologique fonctionne de moins en moins à Vénergie (pression,
répression), de plus en plus à Yinformation (inculcation pédagogique,

169
André Béjin

programmation éthique-technique). Ce contrôle s'exerce autant sur le


plaisir que sur la douleur M. Plus précisément, il tend à délaisser les plaisirs
a pervers » pour se concentrer sur les carences du désir et les ratés du
plaisir. Une telle évolution s'accompagne de bouleversements dont
l'immense portée n'a pas été soulignée. Mentionnons-en deux, que nous ne
pouvons ici analyser systématiquement. Le premier consiste en une
remarquable « réhabilitation » scientifique de la prostitution qui, sous
contrôle sexologique, pourrait - nous dit-on - servir à prévenir ou traiter
les troubles sexuels de certains individus". Le second renversement est
encore plus saisissant. Il consiste en une rupture avec la tradition de
pathologisation de l'onanisme, tradition dont Tissot, au xviii* siècle, avait
été l'un des plus ardents promoteurs. L'attitude de Reich était encore, sur ce
point comme sur tant d'autres, ambivalente : « Aucun [de mes patients] ne
pouvait se prétendre guéri s'il n'était pas capable au moins de se masturber
sans éprouver de sentiments de culpabilité. (...] On aura compris, je l'espère,
que ceci n'avait rien à faire avec la " thérapeutique de masturbation "
superficielle prônée par de nombreux " analystes sauvages " M. » Le ton de
Cooper est plus résolu, quelque peu grandiloquent : « Nous ne pourrons
aimer un autre être qu'à la condition de nous aimer totalement
nous-mêmes au point de nous masturber véritablement, c'est-à-dire jusqu'à
l'orgasme. Il faut s'être masturbé au moins une fois dans la joie [...]. Nous
irons vers les autres quand nous serons prêts M. » Dans les écrits des
orgasmologues contemporains, nul pathos : la masturbation y est présentée
comme une source de jouissance a priori normale qui peut compléter,
stimuler, catalyser, suppléer les autres activités sexuelles; elle peut de
surcroît être utilisée pour guérir certains troubles, voire pour les prévenir
(notamment la frigidité) M.

LE MARCHÉ DES THÉRAPIES.

Nous venons d'examiner les moyens par lesquels le sexologue a pu rendre


son emprise sur ses patients à la fois plus inéluctable, plus souple, plus
envahissante. Il nous reste maintenant à comprendre comment il protège
cet ascendant contre les éventuels empiétements de ses concurrents, anciens
ou nouveaux. C'est, de façon générale, par la segmentation fonctionnelle du
« marché des thérapies » que s'opère la protection des emprises spécifiques
des différents corps de spécialistes. Les sexologues, nous l'avons vu,
acquièrent une position dominante sur le marché des thérapies sexuelles. Ils
consolident actuellement cette position en tissant un double réseau,
discursif et institutionnel. Ils s'implantent ainsi dans l'enseignement
secondaire et même primaire en animant une « éducation sexuelle » qui ne
consiste souvent qu'en l'inculcation de la vulgate sexologique du moment.
Ils investissent le monde de l'édition, d'une façon générale les mass media,
contribuant à sensibiliser le public à des dysfunctions mineures et à
modeler les idiolectes sexuels sur le dialecte sexologique. Ils administrent
même des confessions sexuelles radiophoniques qui évoquent parfois les

170
Crépuscule des psychanalystes, matin des sexologues

séances d'autocritique qui font la joie de sociétés plus austères. Enfin, ils se
regroupent en associations et créent, inlassablement, des cliniques de
l'orgasme destinées à lutter contre « ce fléau social que sont [de l'avis de
Masters et Johnson] les inaptitudes sexuelles 5S » et dont les soins peut-être
un jour seront pris en charge financièrement par la collectivité.
De plus en plus dominée sur le « marché des thérapies sexuelles », la
psychanalyse se voit contrainte de se concentrer sur ce que P.L. Berger a
appelé le « marché de l'identité » {identity market M), ou plus précisément, à
mon sens, sur le marché des thérapies de l'identité. Il apparaît, en effet, que
la seule contribution « spécifique » éventuelle des psychanalystes (qu ils
officient à leur cabinet ou dans les services de santé mentale, de
médico-psycho-pédagogie, etc.) est d'aider leurs patients à « se mieux
connaître » et à « se réaliser ». On peut admettre qu'il est des cas où cette
aide n'est pas négligeable. Mais, même solidement implantés sur ce marché,
les psychanalystes ne sont pas à l'abri de la concurrence. Dans la mesure, en
effet, où l'aisance corporelle, l'aptitude à s'intégrer sans heurt dans des
groupes, à « communiquer » facilement, deviennent, en nos sociétés, des
garants cruciaux de l'identité, de nouveaux spécialistes ont fait leur
apparition, qui se prétendent à même de renforcer l'identité de leurs clients
par des moyens non strictement logothérapeutiques. Ces spécialistes se
rattachent, pour la plupart, à ce que l'on appelle aujourd'hui le «
mouvement du potentiel humain ». Ce mouvement, né au début des années 1960
aux États-Unis, a mis au point un arsenal éclectique de techniques
dénommées « groupes de rencontre », « bio-énergie », « gestalt-thérapie »,
etc., qui ont ceci de commun qu'elles privilégient la communication
corporelle non verbale et la communication groupale. En ce sens, les
« potentialistes » visent moins le marché des thérapies de l'identité qu'un
marché émergent que l'on pourrait appeler le marché des thérapies de la
communication et de la conscience corporelle ".
La spécialisation fonctionnelle qui tend à s'instaurer sur le marché des
thérapies n'implique pas que des relations de complémentarité entre
sexologues, psychanalystes et potentialistes ne puissent aujourd'hui
s'établir. Pour ne prendre qu'un exemple, certains orgasmothérapeutes essaient
actuellement d'intégrer dans leurs cures des procédés empruntés aux
potentialistes et même aux psychanalystes M. Différentes combinaisons des
procédés de l'orgasmothérapie et de certaines techniques développées par
les potentialistes pourraient d'ailleurs s'avérer « fructueuses » dans la
mesure où, permettant des thérapies plus rapides et collectives (par
exemple, plusieurs couples, simultanément), elles favorisent la réalisation
d'économies d'échelle et l'adaptation de l'offre thérapeutique à une
demande sans cesse croissante. Les « sexologues sauvages » et autres
« sexologues aux pieds nus » formés sur le tas (politique) semblent raffoler
de ces combinaisons.

André Béjin
Paris, Centre national de la recherche scientifique

171
André Bêjin

NOTES

1. S. FREUD, Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905), Paris, Gallimard, coll.
« Idées », 1963, p. 165. Les références aux travaux de Lindner (1879) se trouvent aux pages
72-3, 179.
2. H. Kaan, Psychopathia sexualis', Leipzig, Voss, 1844, 124 p. Voir notamment les pages
34, 41-43, etc. dans lesquelles Heinrich Kaan assigne à la copulatio orthodoxe et aux
aberrationes une origine commune, l'instinct sexuel [qu'il désigne indifféremment par les
expressions : nisus sexualis, instinctus sexualis, Geschlechtstrieb, Begattungstrieb).
3. R. (von) Krafft-Ebing, Psychopathia sexualis (1886), trad, française des 16' et 17* éd.
allemandes, Paris, Payot, 1969. Notons que cette traduction donne une image déformée de
l'édition originale (Stuttgart, F. Enke, 1886) en ce qu'elle inclut les ajouts successifs de
Krafft-Ebing lui-même mais aussi les additions et corrections très importantes d'Albert
Moll.
4. C'est dans les années 1920, semble-t-il (cf. The Oxford English Dictionary), qu'ont
commencé à se répandre les vocables « sexology », « sexological », « sexologist ». Un auteur
a-t-il, tel Auguste Comte pour la sociologie, forgé le mot « sexologie » (« sexology »,
« Sexologie », etc.) en ayant conscience, ce faisant, qu'il baptisait une science nouvelle? Je ne
suis pas en mesure pour l'instant, de répondre avec suffisamment de certitude à cette
question. Je puis, cependant, apporter les deux informations suivantes :
Le terme « sexology* apparaît, en 1867, dans le titre d'un ouvrage — qu'il ne m'a pas été
possible de consulter — d 'Elizabeth Osgood Goodrich WlLLARD, Sexology as the Philosophy of
Life, Chicago, J. R. Walsh, 1867.
D autre part, et ce point est probablement beaucoup plus significatif du point de vue de
l'histoire de la sexologie, l'expression « sexualogy » apparaît, semble-t-il pour la première
fois, dans un passage (écrit en 1885) de l'ouvrage The Ethic of Freethought (Londres, T. F.
Unwin, 1888, p. 371) du statisticien et eugéniste socialiste anglais Karl Pearson : « Not until
the historical researches of Bachofen, Giraud-Teulon, and Me Lennon, with the
anthropological studies of Tylor and Ploss, have been supplemented by careful investigation of the
sanitary and social effects ofpast stages of sex-development, not until we have ample
statistics of the medico-social results of the various regular and morbid forms of sex-relationship,
will it be possible to lay the foundations of a real science of
sexualogy.»
5. Dans son ouvrage pivotal de 1942, très différent de celui de 1927 qui porte le même
titre, La Fonction de l'orgasme (Paris, L'Arche, 2* éd., 1970, p. 12), Reich propose de
périodiser ses propres recherches de la façon suivante : « L'économie sexuelle naquit dans le
cadre de la psychanalyse freudienne entre 1919 et 1923. Elle se sépara réellement de sa
source vers 1928, bien que mon propre départ de l'organisation psychanalytique ne se situe
qu'en 1934. [...] La découverte de la vraie nature de la puissance orgastique, la partie la plus
importante de l'économie sexuelle, faite en 1922, conduisit à la découverte du réflexe de
l'orgasme en 1935 et à la découverte de la radiation de l'orgone en 1939... »
6. A. C. KiNSEY et al., Le Comportement sexuel de l'homme (1948), Paris, Éd. du Pavois,
1948.
7. Des auteurs bien antérieurs à Reich et à Kinsey, tout particulièrement le Dr Félix
Roubaud, avaient certes proposé des descriptions assez précises de l'orgasme, mais celui-ci
n'avait pas encore la valeur d'étalon de compte et de norme centrale qu'il a prise par la suite.
Roubaud décrivait, dans les termes suivants, 1* « orgasme vénérien » dans le coït (remarquons
bien cette restriction que Kinsey et d'autres abandonneront) : « la circulation s'accélère [...].
Les yeux, violemment injectés, deviennent hagards [...]. La respiration, haletante et
entrecoupée chez quelques-uns se suspend chez quelques autres [...]. Les centres nerveux,
congestionnés [...] ne communiquent plus que des sensations et des volitions confuses : la
motilité et la sensibilité accusent un désordre inexprimable; les membres, saisis de
convulsions et quelquefois de crampes, s'agitent dans tous les sens, ou se tendent et se
roidissent comme des barres de fer; les mâchoires, serrées l'une contre l'autre, font grincer
les dents, et quelques personnes portent le délire erotique si loin, qu'oubliant le compagnon
de leurs voluptés, elles mordent jusqu'au sang une épaule qu'on a l'imprudence de leur

172
Crépuscule des psychanalystes, matin des sexologues

abandonner. Cet état frénétique, cette épilepsie et ce délire durent peu d'ordinaire; ils
suffisent cependant pour épuiser les forces de l'organisme, surtout chez l'homme où cette
surexcitation se termine par une évacuation de sperme plus ou moins abondante », etc.
{Traité de l'impuissance et de la stérilité chez l'homme et chez lafemme, Paris, Baillière, 1855,
p. 39).
8. S. Freud, Introduction à la psychanalyse (1915-1917), Paris, Payot, 1947, p. 344.
9. W. Reich, La Fonction de l'orgasme, op. cit., p. 291.
10. A. C. Kinsey et al., Le Comportement sexuel de lafemme (1953), Paris, Amiot-Dumont,
1954, p. 60-61 et 117.
11. Voir deux de nos articles où sont éclairés les processus sociaux qui ont favorisé le
renforcement du pouvoir sexologique et où sont analysées notamment la constitution de la
norme de 1' « orgasme idéal », l'injonction de productivité orgasmique et de communication,
la « règle du donnant-donnant de la jouissance » : A. Béjin, « Crises des valeurs, crises des
mesures », Communications, n* 25, juin 1976, p. 39-72 (surtout p. 53-56, 64) ; A. BÉJIN,
M. POLLAK, « La rationalisation de la sexualité », Cahiers internationaux de sociologie, vol.
LXII, 1977, p. 105-125.
12. Il semble que Reich soit l'inventeur de cette expression « orgasmothérapie ». Voir La
Fonction de l'orgasme, op. cit., p. 143.
13. Pour une analyse sociologique des notions de « service » et « service personnalisé »
(personal service), voir notamment : T. PARSONS, Éléments pour une sociologie de l'action,
Paris, Pion, 1955, p. 183-255; E. GOFFMAN, Asiles (1961), Paris, Éd. de Minuit, 1968,
p. 375-438.
14. S. FREUD, « Si Ton veut agir à coup sûr, il convient de limiter son choix à des
personnes dont l'état est normal (!) [...] Les psychoses, les états confusionnels, les mélancolies
profondes -je dirais presque toxiques - ne ressortissent pas à la psychanalyse, du moins telle
qu'on la pratique jusqu'ici. » (« De la psychothérapie » (1904), in La Technique
psychanalytique, Paris, PUF, 5' éd., 1975, p. 17). W.H. MASTERS, V.E. JOHNSON : « La Fondation [que
nous animons] accueille volontiers les sujets atteints de névrose, mais elle refuse les
psychotiques » {Les Mésententes sexuelles (1970), Paris, R. Laffont, 1971, p. 29).
15. Voir E. GLOVER, Technique de la psychanalyse (1955), Paris, PUF, 1958, 484 p.
16. Masters et Johnson {Les Mésententes sexuelles, op. cit.) proposent la nosographie
suivante, qui semble tendre à faire «autorité». Principales «dysfonctions» masculines
traitées : 1) ejaculation précoce (« éjacule trop vite l'homme qui, dans plus de 50 % des
rapports sexuels, se retire avant d'avoir satisfait sa compagne», p. 95); 2) absence
d 'ejaculation (trouble relativement rare) ; 3) impuissance primaire (érection absente ou trop
brève, telle que « jamais de sa vie l'impuissant primaire n'a [...] pu parvenir au coït, ni avec
un homme ni avec une femme», p. 131); 4) impuissance secondaire («nous considérons
comme impuissant secondaire un homme qui échoue dans 25 % de ses tentatives de coït », p.
147); 5) dyspareunie masculine. Principales * dysfonctions » féminines traitées : 1)
dysfonctionnement orgasmique primaire («femme qui n'a jamais connu l'orgasme», p. 211); 2)
dysfonctionnement orgasmique contingent (lié ou non à une ou des pratiques sexuelles
spécifiques, cf. p. 244); 3) vaginisme; 4) dyspareunie féminine.
On remarquera que les deux orgasmologues américains ont substitué à la dénomination
courante « frigidité » (« essentielle » w « circonstancielle », cf. J. Wolpe, Pratique de la
thérapie comportementale (1973), Paris, Masson, 1975, p. 166) l'appellation «
dysfonctionnement orgasmique » (« primaire » ou « contingent »). Par « pudeur », semble-t-il. Mais
pourquoi n ont-ils pas également ressenti le besoin de débaptiser les «impuissances»?
17. Freud justifiait cette rétribution par le fait qu'à l'instar du chirurgien (ce
rapprochement revient à différentes reprises dans ses écrits) le psychanalyste fournit un
travail spécialisé, rend un service précieux à ses patients. Mais surtout il affirmait qu' « un
traitement gratuit provoque une énorme augmentation des résistances » en raison de
l'accentuation du transfert erotique, de la « révolte contre l'obligation de la
reconnaissance », de l'affaiblissement du désir de terminer la cure (« Le début du traitement » (1913)
in La Technique psychanalytique, op. cit., p. 90-93). Les sexologues, plus simplement,
considèrent comme allant de soi, dans nos sociétés marchandes, le paiement des services
qu'ils rendent. Ils soulignent, en outre, un avantage de cette rétribution : « la forte
motivation de ces couples [en thérapie de deux semaines avec Masters et Johnson] qui
acceptent de payer 2 500 dollars, plug les frais d'hôtel et de voyage et le manque de gain

173
André Bêjin

pendant cette période » (W. PASINI in G. ABRAHAM, W. PASINI (éd.), Introduction à la sexologie
médicale, Pans, Payot, 1975, p. 369).
Psychanalystes et sexologues, philanthropes à temps partiel, ont également leurs « pauvres ».
En résumant un ensemble d'indications éparses et difficilement contrôlables, on peut
estimer que la proportion des traitements « gratuits » par rapport à l'ensemble des
traitements opérés se situe entre 15 et 20 % pour Freud (cf. La Technique psychanalytique,
op. cit., p. 62, 85, 91), entre 20 et 25 % pour Masters et Johnson (cf. Les Mésententes
sexuelles, op. cit., p. 324; W. Pasini, in G. Abraham, W. Pasini (éd.), op. cit., p. 369). Ces
« bonnes œuvres » sont moins « gratuites » qu'elles ne paraissent. Elles présentent un triple
intérêt pour les thérapeutes en ce qu'elles permettent : 1) de mettre au point de nouvelles
méthodes de traitement (cf. W. H. MASTERS, V. E. JOHNSON, op. cit., p. 324) ; 2) d'avoir accès à
des cas atypiques donc scientifiquement «intéressants»; 3) de préparer l'adaptation des
techniques thérapeutiques aux « marchés » de l'avenir, c'est-à-dire à une clientèle moins
riche, moins instruite qui devrait un jour « bénéficier » de la « démocratisation » de ces
traitements.
18. S. Freud, Ma vie et la psychanalyse (1925), suivi de : Psychanalyse et Médecine (1926),
Paris, Idées-Gallimard, 1975, p. 87, 157 (cf. également p. 174-5 : « J'accorde, non, j'exige que
le médecin, dans chaque cas où il pourrait s agir d'une analyse, pose d'abord le diagnostic.
La plupart des névroses qui nous occupent sont heureusement nettement psychogènes... Le
médecin l'a-t-il une fois constaté, il peut en tout repos abandonner le traitement à l'analyste
non médecin. »).
19. W. H. Masters, V. E. Johnson, Les Mésententes sexuelles, op. cit., p. 25.
20. S. FREUD, La Technique psychanalytique, op. cit., p. 7, 17-18, 90-93. Voir également
W. Reich, La Fonction de l'orgasme, op. cit., p. 64.
21. W. H. Masters, V. E. JOHNSON, Les Mésententes sexuelles, op. cit., p. 29.
22. Sur l'importance de la « foi expectante », de la « confiance », de la reconnaissance de
1' « autorité » de l'analyste, voir : S. FREUD, La Technique psychanalytique, op. cit., p. 10,
29-30.
23. « La règle fondamentale de l'analyse [est] : tout dire [...]. En confession, le pécheur dit
ce qu'il sait; en analyse, le névropathe doit dire davantage» (S. Freud, Psychanalyse et
Médecine, op. cit., p. 102).
24. Ces interdits doivent, pour Freud, porter sur certaines satisfactions sexuelles du
patient qui se substituent à ses symptômes (« règle d'abstinence »), certaines lectures (par
exemple, d'ouvrages psychanalytiques), certaines décisions importantes d'ordre
profes ionnel ou conjugal (S. Freud, La Technique psychanalytique, op. cit., p. 22, 71, 96, 112, 135).
Dans la thérapie de Masters et Johnson, ces interdits concernent, pour l'essentiel, certaines
communications entre les conjoints au cours de la cure, mais surtout la recherche
prématurée, non graduelle de l'orgasme, celle-ci pouvant faire réapparaître l'angoisse
associée au trouble traité. Les deux orgasmologues parlent, à ce propos, d'un « régime de
liberté surveillée »... (W. H. Masters, V. E. Johnson, Les Mésententes sexuelles, op. cit.,
p. 39, 109, 282.)
25. Pour la psychanalyse, voir S. Freud, La Technique psychanalytique, op. cit., mais
aussi : « Analyse terminée et analyse interminable » (1937), Revuefrançaise de psychanalyse,
t. 11, n° 1, 1939, p. 3-38. Cet article, écrit par Freud deux ans avant sa mort, est important
car il traduit, à l'égard des résultats de l'analyse, une désillusion que d'aucuns ont pu
assimiler à un constat d'échec. Voir également : E. Glover, Technique de la psychanalyse,
op. cit. (notamment p. 193-215, 303-416); pour certaines définitions (par exemple,
« attention flottante », « perlaboration », etc.), J. LAPLANCHE, J.-B. Pontalis, Vocabulaire de
la psychanalyse (1967), 3' éd., Paris, PUF, 1971, 525 p. Pour les thérapies comportementales
et sexologiques, voir : j. WOLPE, Pratique de la thérapie comportementale, op. cit.; le court
article, synthétique et virulent, de H. J. EYSENCK, « La thérapeutique du comportement », La
Recherche, n°48, sept. 1974, p. 745-753; W. H. MASTERS, V. E. JOHNSON, Les Mésententes
sexuelles, op. cit.; W. Pasini in G. Abraham, W. Pasini (éd.) Introduction à la sexologie
médicale, op. cit., p. 364-382.
26. Masters et Johnson, par exemple, ne l'ont pas formellement établie. J. WOLPE leur
reproche d'ailleurs de n'être pas « très clairement conscients des principes de
conditionnement qu'ils mettent en jeu » (Pratique de la thérapie comportementale, op. cit., p. 163).
27. Ce hardi raccourci généalogique s'inspire de WOLPE, op. cit., p. IX, 2-8, 209.

174
Crépuscule des psychanalystes, matin des sexologues

28. H. J. Eysenck, op. cit., p. 745.


29. J. Wolpe, op. cit., p. 9.
30. J'ai réorganisé quelque peu les taxinomies élaborées par les thérapeutes
comportementaux eux-mêmes. Ceci afin de mieux faire ressortir la logique de leur pratique. Notons
que les thérapies concrètes consistent souvent en d'éclectiques combinaisons des méthodes
ici distinguées.
31. L'immersion consiste à imposer brutalement au patient — en milieu naturel ou en
milieu artificiel, à l'aide d'évocations verbales, visuelles, etc. — les stimuli anxiogènes. Cf.
J. Wolpe, op. cit., p. 186-193; H. J. Eysenck, op. cit., p. 746. Dans la méthode de
désensibilisation, le thérapeute construit d'abord une hiérarchie de stimuli (imaginaires ou
extéroceptifs) provoquant chez le patient une anxiété croissante, puis les présente à celui-ci,
dans cet ordre, en s'efforçant d'obtenir chaque fois de lui un état de relaxation satisfaisant.
Cf. J. WOLPE, op. cit., p. 91-155; H. J. Eysenck, op. cit., p. 746-747. Le « redressement des
conceptions erronées », 1' « entraînement à l'affirmation de soi » (J. WOLPE, op. cit., p. 51-90)
s'apparentent, à mon avis, à la technique de désensibilisation.
32. Cette thérapie consiste à associer systématiquement des stimuli nociceptifs (chocs
électriques, émétiques, etc.) à certaines « réponses » (le plus souvent, alcoolisme,
toxicomanie, homosexualité, transvestisme, fétichisme...), de façon à ce que ces « réponses », dès
lors anxiogènes, viennent à s'affaiblir puis à disparaître. Cf. J. Wolpe, op. cit., p. 207-218;
H. J. Eysenck, op. cit., p. 747-748.
33. Voir J. Wolpe, op. cit., p. 217-218, 226-228; H. J. Eysenck, op. cit., p. 747-748.
34. Voir les statistiques mais aussi les autocritiques (relatives au taux de rechutes de
F « impuissance secondaire ») de MASTERS et Johnson, op. cit., p. 321-335. A-t-on jamais lu
des pages analogues dans des écrits psychanalytiques notoires?
35. Voir : J. Wolpe, op. cit., p. 94-103, 115-130, 136-140, 175-180.
36. Reich considérait, d'une part, que « la rigidité de la musculature est le côté somatique
du processus de refoulement et la base de son maintien » (La Fonction de l'orgasme, op. cit.,
p. 237), d'autre part, que « la rigidité musculaire peut prendre la place de la réaction
d'angoisse végétative, en d'autres termes, la même excitation qui en cas de paralysie
provoquée par la frayeur se retire dans le centre de l'organisme forme, en cas de rigidité, une
cuirasse
3' musculaire superficielle de l'organisme» (L'Analyse caractérielle, l"éd., 1933;
éd., 1949; Paris, Payot, 1971, p. 291). L'un des principes fondamentaux de sa
« végétothérapie » était, en conséquence, que pour « dissoudre » résistances et angoisse il
fallait absolument détruire ces « cuirasses musculaires » faisant fonction de fixateurs, de
points d'ancrage.
37. « II ne conviendrait pas de dénier toute valeur à la méthode cathartique en alléguant
qu'elle est symptomatique mais non causale. En effet, une thérapie causale est généralement
d'ordre prophylactique seulement. Elle empêche toute extension ultérieure des dommages,
sans nécessairement détruire ce que les facteurs nocifs ont déjà déterminé. Il faut en général
une seconde action, pour que cette dernière tâche s'accomplisse » (S. Freud, in Études sur
l'hystérie (1895), Paris, PUF, 4* éd., 1973, p. 210-211).
38. H. J. Eysenck, op. cit., p. 751.
39. « Une certaine finesse d'oreille, pourrais-je dire, est nécessaire pour entendre le
langage du refoulé inconscient [...]. Vous devez attendre le moment propice pour faire part de
votre interprétation au malade, si vous voulez compter sur le succès. — A quoi reconnaît-on le
moment propice? — Cela est affaire de tact » (S. Freud, Psychanalyse et Médecine, op. cit.,
p. 143-144). Nous n'avons pas trouvé trace d'exigences relatives à l'olfaction. Sont-elles
nécessaires? L'argent n'a pas d'odeur.
40. W. Reich, La Fonction de l'orgasme, op. cit., p. 47, 73.
41. S. Freud, « Analyse terminée et analyse interminable », op. cit., p. 32, 35, 14,
16.
42. Voir, sur ce point, H. J. Eysenck, op. cit., p. 749, 753.
43. « A dire vrai, les analystes w sauvages nuisent plus à la cause de la psychanalyse qu'à
leurs malades » (S. Freud, La Technique psychanalytique, op. cit., p. 42). Que l'on se rappelle
ce que disait Freud de l'efficacité de la psychanalyse, et l'on comprend en quoi l'analyse
« sauvage » peut nuire à l'analyse « cultivée ».
44. W. Pasini (in G. Abraham, W. Pasini, (éd.), op. cit., p. 97, 101) rapporte, par exemple,
les données suivantes (difficilement véri fiables) : les médecins de RFA considèrent que 25 %

175
André Béjin

de leurs patients souffrent de troubles d'ordre sexuel; aux États-Unis, ce sont les autorités
religieuses — et non les médecins — qui sont, le plus souvent (dans 60 % des cas), consultées
en premier pour les problèmes sexuels.
45. W. H. Masters et V. E. Johnson, dans leur premier ouvrage (Les Réactions sexuelles,
1966; Paris, R. Laffont, 1968, p. 39) signalent que « le matériel de coït artificiel [qu'ils ont
utilisé] a été créé par des radio-physiciens. Les pénis sont en plastique et ont les mêmes
propriétés optiques qu'un verre-plan. L'éclairage en lumière froide permet une observation
et un enregistrement sans distorsion ». Ayant sans doute trouvé cette description trop sobre,
les responsables de l'édition française ont adjoint quelques commentaires lyriques. « A
certaines femmes solitaires, [Masters et Johnson] ont donné des instruments en matière
plastique qu'elles ont introduits dans le vagin. Grâce à la loupe du colposcope, à travers la
transparence des mandrins, ils ont suivi les changements de couleur des muqueuses et le jeu
des sécrétions » (op. cit., préface, p. 9). Et encore, sur la couverture : « Le centre où travaille
le Dr Masters est équipé d'un matériel ultra-moderne. Pour ses expériences, il emploie
certaines des techniques de tcîémétrie médicale utilisées pour surveiller à distance la santé
des astronautes. » Inattendue « retombée » des programmes spatiaux!
46. Voir, sur ce point : W. B. Pomeroy, Dr Kinsey and the Institute for Sex Research
(1972), New York, Signet Books, New American Library, 1973, p. 176-185.
47. Certains thérapeutes de la période pré-orgasmologique étaient déjà conscients de la
finalité pédagogique des cures qu ils préconisaient. Ainsi, Albert Moll avait mis au point,
pour le traitement des « perversions sexuelles », une « thérapie d'association » présentant,
écrivait-il, « une grande ressemblance avec la pédagogie ». Pour désigner cette méthode - qui
recourt, de façon non systématique, aux différentes techniques de la thérapie
comportementale — A. Moll avait également songé aux expressions «thérapie pédagogique» et
« orthopédie psychique » (cf. A. MOLL, in R. von Krafft-Ebing, op. cit., p. 763-781).
48. Sur les principes de la « démocratie sexuelle » et notamment sur les multiples
applications de la « règle du donnant-donnant de la jouissance », voir A. BÉJIN, M. POLLAK,
« La rationalisation de la sexualité », op. cit., p. 116-125.
49. Cette évolution pourrait bien conduire, à plus ou moins long terme, à une politique de
sectorisation en la matière. Une société à « sexologie de secteur » serait peut-être également
caractérisée par les traits suivants : elle ferait figurer la production orgasmique au nombre
des indicateurs sociaux, elle tiendrait une comptabilité collective des orgasmes, elle mettrait
à la disposition de ses membres des primes à la reconversion sexuelle, des assurances contre
l'impuissance et la frigidité...
50. La médecine considérait traditionnellement la maladie et la douleur comme ses
raisons d'être, la mort comme le symbole énigmatique de ses limites, le plaisir comme un
monde sur lequel il n'était pas nécessaire qu'elle eût prise. Or, cette situation s'est modifiée

m erçue aujourc
dysfonction majeure dont on peut limiter les effets négatifs et qu'un jour peut-être l'on
parviendra à « guérir ». Le plaisir « insuffisant », à son tour, est assimilé à une dysfonction
qu'il convient de traiter médicalement. On notera avec intérêt que la médicalisation de la
mort par les thanatologues et celle de la jouissance sexuelle par les orgasmologues sont des
processus à peu près contemporains.
51. Voir, à propos des « vertus thérapeutiques » des «femmes de remplacement»:
W. H. Masters, V. E. Johnson, Les Mésententes sexuelles, op. cit., p. 138-146; W. Pasini,
in G. Abraham, W. Pasini (éd.), op. cit., p. 367. « Peut-être existera-t-il un jour un " pool " de
femmes agréées qui vendront leurs services aux hommes encombrés de problèmes sexuels.
Actuellement, il ne semble pas y avoir d'autre recours que de dénicher une prostituée de
métier... » (J. Wolpe, op. cit., p. 164).
52. W. Reich, La Fonction de l'orgasme, op. cit., p. 140.
53. D. COOPER, Mort de la famille, (1971), Paris, Seuil, 1972, p. 39.
54. Voir, entre autres : J. Wolpe, op. cit., p. 56, 201 ; W. Pasini, in G. Abraham, W. Pasini
(éd.), op. cit., p. 370-371. L'ouvrage de G. T0RDJMAN (Le Dialogue sexuel, Paris, J.-J. Pauvert,
1976, p. 40, 71-77) explicite clairement la nouvelle vulgate sexologique en la matière. La
masturbation y est présentée comme une voie privilégiée de la « maturation ». On peut se
demander si la masturbation ne va pas être de plus en plus vécue et interprétée comme le

176
Crépuscule des psychanalystes, matin des sexologues

socle, l'infrastructure de toute l'activité sexuelle, celle-ci ayant d'autant plus de chances
d'être « satisfaisante » que son socle est plus solide. Différentes enquêtes de sociographie de la
sexualité mettent, en tout cas, en évidence un renforcement généralisé de ce socle (frappant,
surtout, en ce qui concerne les femmes, les hommes ayant, en ce domaine, «pris de
l'avance»). Une telle évolution serait bien dans le style d'une civilisation du self-
service.
55. W. H. Masters, V. E. Johnson, Les Mésententes sexuelles, op. cit., p. 335. La mention
d'une « misère » qu'il faut supprimer, d'un « fléau » qu'il faut combattre est un leitmotiv
également cher à d'autres promoteurs de thérapies. Freud (La Technique psychanalytique,
op. cit., p. 140) évoquait « 1 immense misère névrotique répandue sur la terre ». Selon Reich
(L'Analyse caractérielle, op. cit., p. 457), « comme le bactériologiste voit dans la suppression
des maladies contagieuses la tâche de sa vie, de même l'orgonomiste médical s'efforce-t-il de
percer la nature de la peste émotionnelle et de la combattre sous toutes ses formes. Le monde
s'habituera à cette nouvelle discipline médicale. Les hommes apprendront à reconnaître la
peste émotionnelle en eux-mêmes et dans le monde extérieur et feront appel aux centres de
recherches plutôt qu'à la police, au juge de paix ou aux chefs de parti ». Ce type de
catégorisation a souvent servi, dans le passé (cf. la tradition « philanthropique »), à justifier
des politiques d'assistance qui se sont muées en une administration tutélaire de diverses
« pauvretés » : matérielle, psychologique... Qu'en sera-t-il pour ce qui concerne cette nouvelle
« pauvreté », ce « fléau » longtemps insoupçonné, l'inaptitude sexuelle?
56. P. L. Bercer, « Towards a sociological understanding of psychoanalysis », Social
Research, vol. 32, n* 1, printemps 1965, p. 26-41 (voir surtout p. 35 s.).
57. Voir, sur tous ces points : A. BÉJIN, « Les thérapies de l'identité, de la sexualité, de la
communication et de la conscience corporelle», Cahiers internationaux d« sociologie,
vol. LXIII, 1977, p. 363-370.
58. Voir W. Pasini, in G. Abraham, W. Pasini (éd.), op. cit., p. 373-379.
Communications

Le pouvoir des sexologues et la démocratie sexuelle


André Béjin

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Béjin André. Le pouvoir des sexologues et la démocratie sexuelle. In: Communications, 35, 1982. Sexualités occidentales.
Contribution à l'histoire et à la sociologie de la sexualité. pp. 178-192;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1532

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1982_num_35_1_1532

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André Bêjin

Le pouvoir des sexologues


et la démocratie sexuelle

Le pouvoir scientifique des sexologues contemporains tient d'abord à ce


qu'ils ont su s'accorder sur une définition empirique, relativement précise,
de la « santé sexuelle » — définition obtenue au terme de recherches
méthodiques en laboratoire. Peut être considéré en bonne santé sexuelle
tout individu capable de parvenir — à volonté (de nombreux sexologues,
nous le verrons, rajouteraient : mais sans exercer de violence) - à cette acmé
de la jouissance sexuelle que l'on désigne aujourd'hui, de façon habituelle,
par le vocable « orgasme ». Il faudrait dire, plutôt, que la santé sexuelle d'un
individu est jugée d'autant plus parfaite que ses satisfactions sont moins
éloignées de 1' « orgasme idéal », c'est-à-dire du modèle normatif'de l'acmé
de la jouissance sexuelle, tel qu'il est défini par les sexologues considérés, à
un moment donné, comme les plus « compétents ». Cet « orgasme idéal »
peut être envisagé sous deux aspects complémentaires : d'une part, comme
un étalon de mesure grâce auquel on peut dénombrer les satisfactions \
d'autre part, comme le paradigme d'une qualité et d'un processus de
jouissance sexuelle (par rapport auquel on peut dire d'un orgasme qu'il est
« complet », « incomplet », plus ou moins « intense »...).
Sur la base de cette définition de la santé sexuelle ont été élaborées :
- une nosographie des différents types de dysfonctionnements orgasmi-
ques : en gros, l'éjaculation précoce, l'absence d'éjaculation, les «
impuissances » et les « frigidités »;
- une étiologie des troubles de l'orgasme : ceux-ci procéderaient, pour
l'essentiel, d'apprentissages inadéquats, de mauvaises habitudes;
- des sexothérapies (plus exactement, des « orgasmothérapies ») qui visent
à rétablir la capacité orgasmique selon des méthodes de conditionnement
qui s'inspirent, en général, des principes de la thérapie
comportementale;
— mais également, des recommandations de caractère
prophylactique.
L'efficacité pratique indiscutable de ces énoncés théoriques, de ces
méthodes de traitement2, contribue à créer la confiance qui fonde le
pouvoir sexologique. Mais une absence de confiance préalable (ou, comme
disent Masters et Johnson, de « motivation ») nuit considérablement à
l'efficacité des traitements. Si, par conséquent - et alors même que la
plupart d'entre eux ne disposent pas de données précises sur les taux de
réussite et d'échec des orgasmothérapies -, un nombre croissant
d'individus adressent aujourd'hui, « en toute confiance », aux sexologues, des
demandes de soins pour des troubles antérieurement inaperçus, tolérés, ou

178
Le pouvoir des sexologues et la démocratie sexuelle

soumis à d'autres méthodes de traitement, c'est qu'une résonance s'est créée


progressivement entre la problématique sexologique et les aspirations
sexuelles de ces individus. Résonance telle que sont devenues communes les
singulières associations d'idées que je vais maintenant évoquer.

LE DEVOIR D'ORGASME.

L'orgasme, ainsi que nous l'avons vu, est posé comme un indicateur de la
« santé sexuelle ». De celle-ci, on affirme alors qu'elle est un composant
nécessaire du « bonheur ». Or, dans des sociétés qui se targuent d'assurer à
tous leurs membres le bien-être, l'individu est censé avoir « droit au
bonheur ». Il serait absurde, dans ces sociétés démocratiques placées sous la
tutelle bienveillante d'un État-providence, de ne pas tirer le profit maximal
des droits qui vous sont reconnus. Telles sont, en effet, en ces sociétés, les
contraintes posées à l'initiative individuelle dans le but d'assurer l'«
équité » ou 1' « égalité » qu'il paraîtrait irrationnel ou, tout simplement, stupide
de ne pas user « sans entrave » des « droits » que l'on vous concède. Dans un
système où la puissance publique est chargée de concevoir et de produire le
dispositif institutionnel permettant d'obtenir la quantité d' « altruisme
obligatoire » sans laquelle le lien social cesserait d'exister, il n'est pas
étonnant que les individus ayant satisfait à ces exigences de l'altruisme
collectivisé (impôts, service militaire, respect des lois, etc.) soient tentés
d'utiliser le plus complètement possible tous les droits que leur laisse l'État.
Ne point en user, ce serait faire un cadeau - invisible et, en conséquence,
dont on ne vous saura gré — à la « collectivité », celle-ci étant conçue par de
nombreux individus comme une masse anonyme de « tricheurs » ou de
« parasites ». La collectivisation de l'altruisme opère une sorte de cracking
des pulsions : comme l'État absorbe la plupart des pulsions « altruistes », se
trouve libéré chez nombre de ses ressortissants un égocentrisme exacerbé et
rendu « irresponsable » qui confine parfois à la haine du prochain. Les
différentes formes de destruction anonyme de biens collectifs, l'abus
volontaire de ses droits de Sécurité sociale, etc., constituent certaines des
manifestations de cet égocentrisme antisocial qu'avivent la collectivisation
et l'institutionnalisation de l'altruisme. Plus généralement encore, ces
processus expliquent la tendance à vouloir « maximiser » les avantages que
l'on peut tirer de tous les droits que l'État ne vous a pas retirés, à
transformer, en quelque sorte, chacun de ces droits en des « devoirs ».
Le droit au bonheur, c'est-à-dire, entre autres, le droit à l'orgasme, se
transforme en « devoir d'orgasme » selon cette même logique : puisque les
autorités tutélaires compétentes nous reconnaissent un droit à la jouissance
sexuelle, il serait sot de ne pas l'utiliser le plus possible. C'est, comme on dit,
« toujours ça de pris » : pris à la mort, pris à l'Etat, mais également pris aux
autres (l'orgasme partagé, plus encore qu'un « égoïsme à deux », constitue,
bien souvent, un rejet éphémère des contraintes collectives, une agression
muette contre la société).
Il est donc prescrit de produire des orgasmes, et, d'une façon générale, de

179
André Bêjin

« s'éclater », c'est-à-dire d'être des stakhanovistes de l'hédonisme. Mais


attention I Sans goujaterie (apparente)! Respectez vos partenaires! Aidez-les
à fonctionner!
Cet impératif de l'orgasme s'appliquait surtout, avant les différentes
vagues de « libéralisation sexuelle » du xx* siècle, aux coïts légitimes des
hommes adultes hétérosexuels mariés. Le dysfonctionnement le plus grave
était l'impuissance de l'homme marié en âge de procréer. Quant à la femme,
on s'inquiétait plus, à proprement parler, de sa stérilité que de sa frigidité.
Or, c'est à une prodigieuse extension du champ d'application du devoir
d'orgasme, et donc à un élargissement du domaine d'intervention
potentielle des sexologues, que nous assistons depuis quelques décennies.
Extension, d'abord, à la femme - quels que soient son statut matrimonial
et son orientation sexuelle (la présente norme diffère de normes
antérieures, apparemment analogues, en ce que toute une série de restrictions, qui
en limitaient le domaine de validité, ont été abandonnées). Quoi de plus
naturel, dans une perspective « humaniste » qui tend à gommer nombre de
différences entre les sexes (mais également entre les âges, les classes, les
nations, les ethnies, etc.) et à assimiler le genre humain à une masse de
« partenaires sexuels » qui ne se distingueraient plus, à la limite, qu'en ceci :
certains fonctionnent mieux ou plus souvent que d'autres! Le Dr Masters,
dans le cadre de sa campagne d'action « préventive », s'adressait à cinq
couples mariés depuis deux ans ou moins, en ces termes : « Hommes et
femmes se ressemblent incroyablement et constamment. Oh, bien sûr, il y a
quelques différences fondamentales (...) et heureuses, dont nous nous
réjouissons tous (rires) \ »
Le devoir d'orgasme s'étend maintenant à presque tous les âges de la vie :
il ne faut donc pas trop retarder son entrée en sexualité (génitale) pas plus
qu'il ne convient de mettre terme « prématurément » à sa carrière sexuelle.
Des thérapies spécifiques ont été conçues à l'intention des personnes âgées
qui souhaitent continuer à « fonctionner normalement ». Sur le sujet de la
sexualité des enfants, les sexologues se révèlent, pour l'instant, assez
discrets. En partie, peut-être, parce qu'il ne leur a pas été possible — pour des
raisons juridiques surtout — de mener des recherches expérimentales en ce
domaine. Ils se montrent, en tout cas, assez « tolérants » en ce qui concerne
la masturbation des enfants. Par contre, la pédophilie éveille généralement
leur méfiance pour ce qu'ils la jugent « asymétrique », « inégalitaire », les
enfants leur paraissant inaptes à ce « libre » consentement dont ils font si
grand cas.
Ces orgasmes, il faut être en mesure de les obtenir avec des partenaires
qui ne soient pas nécessairement les conjoints : les sexologues sont, pour la
plupart, favorables à la paix des ménages, mais il ne leur semble pas
indispensable que ceux-ci soient légitimes. Le mode de vie qui paraît
recueillir leurs plus nombreux suffrages est la monogamie souple et,
éventuellement, successive (c'est-à-dire une ou plusieurs liaisons stables au
cours de la vie, auxquelles peuvent venir s'ajouter des relations passagères).
Ce modèle présenterait l'intérêt de concilier assez harmonieusement les
avantages de la sédentarité (la sécurité affective, la possibilité d'approfondir
la relation) avec ceux du nomadisme (la variété, la nouveauté).

180
Le pouvoir des sexologues et la démocratie sexuelle

Une multitude de chemins (« positions », « techniques ») mènent à


l'orgasme. Il faut être prêt, nous disent aujourd'hui les sexologues, à les
emprunter tous. Se limiter à certaines techniques, se cantonner dans
certaines positions (entre autres, celle du missionnaire), c'est manifester
une peur coupable de l'inconnu, laisser, sans raison, s'étioler certaines de
ses possibilités. Masters et Johnson et d'autres sexologues proposent donc,
logiquement, à leurs patients de ne pas s'inquiéter seulement des
dysfonctions qui se manifestent lors du coït mais également des troubles
qui peuvent survenir au cours de pratiques telles que la masturbation, la
fellation ou le cunnilingus.
Enfin, les orgasmes avec des partenaires du même sexe ne sont pas moins
légitimes que ceux obtenus avec des partenaires du sexe opposé. Les
homosexuels sont soumis au même devoir d'orgasme que les hétérosexuels.
S'ils sont atteints de dysfonctionnement, ils « doivent » donc, eux aussi, se
soumettre à des traitements. Les thérapeutes, écrivent Masters et Johnson,
« doivent admettre que V homosexualité n'est pas une maladie (...) on devra
traiter les homosexuels avec les mêmes méthodes psychothérapeutiques, le
même personnel soignant, et la même objectivité psychosexuelle que lorsquHl
s'agit de troubles hétérosexuels 4 ». La clinique des deux orgasmologues
américains propose, à ce titre, actuellement, deux types de « services » :
d'une part, aider au rétablissement du fonctionnement homosexuel chez
des individus qui ne souhaitent aucunement changer d'orientation, d'autre
part, permettre à ceux que l'homosexualité laisse insatisfaits de se convertir
— ou de revenir — à l'hétérosexualité (les résultats de cette seconde catégorie
de traitement sont, en général, plus aléatoires).
La notion de « perversion » change ainsi complètement de sens. Sont
illégitimes ou « pervers » les orgasmes qu'un individu obtient au cours de
relations « inégalitaires », particulièrement si elles ont été imposées par la
force. Pour Gilbert Tordjman, « la seule définition de la perversion, c'est
quand il n'y a aucune relation entre deux êtres qui font l'amour. Quand l'un
utilise l'autre comme objet sans lui permettre d'en retirer de bénéfice $. »
Comme il est « normal » de concevoir son propre corps comme une
propriété dont on peut « disposer librement », l'expression-type,
dorénavant, de la perversité, c'est le viol, ce rapt de jouissance, ce défi à la règle du
troc des orgasmes.
Quant aux ex-« perversions », elles sont considérées comme des «
variations » dont les adeptes constituent des « minorités » à l'égard desquelles il
convient d'être « tolérant ». Ce qui importe avant tout, c'est de nouer des
relations égalitaires et d'échapper à cette forme d'incomplétude (et non de
« perversité ») qu'est la « dysfunction » sexuelle.
Il se produit, de la sorte, une transformation des motifs de
culpabilisation. On accepte plus facilement — et parfois on tire vanité - d'appartenir
à une minorité sexuelle. En revanche, on se sent coupable de mal
fonctionner. Et ceci d'autant plus que deviennent aisément accessibles les
informations, notamment statistiques, sur les comportements sexuels. On
donne aux gens, écrit Gilbert Tordjman, « des normes, des chiffres, des
points de comparaison qui font qu'ils s'interrogent sur eux-mêmes. [...]
Quand on a commencé de renseigner les gens, ils veulent l'être tout à fait.

181
André Bêjin

C'est pourquoi ils éprouvent de plus en plus le besoin de venir consulter [...].
Les mass media ont fait naître une énorme demande dans tous les
"domaines,
plainte " et
sexuelle
particulièrement
s'est développée
sur 'le». plan
Masters
sexuel.
et Johnson
C'est parapportent
eux que les
la
précisions suivantes : « II est intéressant de noter qu'à la fin des années
cinquante, les préoccupations de contre-performance étaient de très loin le
fait des hommes, alors qu'au cours des investigations menées pendant les
années soixante, les femmes ont commencé à s'inquiéter tout autant de leur
efficacité. [...] La liberté de l'expression sexuelle, qui fut pendant tant
d'années le privilège exclusif de l'homme, est maintenant partagée par les
femmes. Elle s'accompagne malheureusement du corollaire immédiat
d'une autre angoisse sexuelle, la plus dévastatrice de toutes : celle de ne pas
avoir la possibilité physiologique de l'efficacité \ »
Les sexologues ne sont donc pas dupes. Ils savent parfaitement qu'ils
contribuent, d'une certaine façon, à induire les troubles mêmes qu'ils se
font un devoir de supprimer. Mais ils sont persuadés que, ce faisant, ils
répondent à une demande sociale latente, dont ils ne sont que les
révélateurs. L'analyse doit être entreprise des présuppositions éthiques
communes qui rendent possible cette pré-adaptation de l'offre sexologique à
la demande sociale. On peut étudier l'emprise sexologique en partant des
experts ou en partant du public. Il est probablement utile de combiner ces
deux voies d'approche. Commencer par l'étude de l'offre présente l'avantage
suivant : les experts étant, beaucoup plus que le public en général,
contraints d'expliciter leurs postulats, l'analyste peut accéder plus
rapidement à l'essentiel.
Soit l'axiome central, le devoir d'orgasme. Il implique, selon les
sexologues, que chaque individu exploite de façon optimale ses capacités
sexuelles, prenne soin de ne pas les laisser trop longtemps en friche et veille
à les entretenir, ce qui suppose, à la fois, un recyclage permanent des
connaissances et une réparation des capacités déficientes. Pour que les
individus soient en mesure de définir les « problèmes » qui se posent à eux et
de les surmonter avec l'aide de thérapeutes judicieusement choisis, il
convient qu'ils puissent s'exprimer de façon adéquate, que ce soit par la
parole ou par le corps.

LE SEXOLOGUE COMME PÉDAGOGUE.

Il faut ainsi apprendre à chaque patient (effectif ou potentiel) à


communiquer avec ses partenaires en toute franchise, sans culpabilité, sans
tabous, de manière à ce qu'il puisse, par exemple, leur exprimer ses
fantasmes les plus secrets, évoquer avec eux — sinon pratiquer en leur
présence — ses masturbations, leur confesser sans gêne ses infidélités.
Mais cela est insuffisant. W. H. Masters, au cours de la séance de
sensibilisation à laquelle j'ai déjà fait référence, s'adressait aux cinq jeunes
couples en ces termes : a il n'y a plus de zones taboues désormais. Posez
n'importe quelle question et nous y répondrons dans la mesure du possible.

182
Le pouvoir des sexologues et la démocratie sexuelle

Qui veut commencer? (Après un moment de silence, il sourit et ajoute :)


Seriez-vous tous des experts? * ». La réponse va de soi pour les sexologues :
les confidences sur l'oreiller, comme les associations libres sur le divan,
peuvent parfois s'avérer utiles, mais elles ne sauraient se substituer à des
entretiens menés par de « véritables experts », à savoir eux-mêmes.
Entretiens d'autant plus profitables qu'auront été précocement
développées, chez le patient, les capacités d'autoanalyse et de « libre » expression
verbale en matière de sexualité. Le sujet doit être en mesure de décrire ses
difficultés à l'aide d'un vocabulaire dénué d'ambiguïté et suffisamment
« neutralisé » pour que son emploi ne suscite pas de réactions affectives trop
marquées. C'est le vocabulaire fourni par une éducation sexuelle
(notamment scolaire) d'inspiration sexologique qui est censé satisfaire le mieux à
ces conditions de neutralité affective et de précision scientifique. L'action
sur le langage revêt ainsi, aux yeux des sexologues, une importance
particulière.
«Très souvent, en effet, note Gilbert Tordjman, lorsqu'il s'agit des
organes et des fonctions sexuelles les gens ont recours à un vocabulaire
infantile ou volontairement argotique. En fait, c'est qu'ils ont peur des
mots. [...] Aujourd'hui les enfants appellent facilement une verge une verge,
à condition de connaître le mot - mais dès qu'on le leur a fourni ils
l'emploient immédiatement et sans problème, ce qui n'est pas toujours le
cas chez leurs parents. [...] Il faut aussi connaître [...] les termes exacts et
scientifiques, sinon on est infériorisé '. » II n'est peut-être pas inintéressant
de rapprocher ces lignes d'un autre passage du même ouvrage : « Un rapport
sexuel, ce devrait être la spontanéité, le jeu. Il faut pouvoir retrouver le
langage de l'enfance, de cet enfant qui est en nous, spontané, créateur 10. »
Ce à quoi le sexologue nous convie, ce n'est donc pas une totale
normalisation lexicale, mais une profonde disjonction entre un vocabulaire
« moderne », plus « noble » (« exact et scientifique »), d'inspiration
sexologique, qui doit être de mise dans la sphère publique et un vocabulaire
« archaïque » (« infantile » ou « argotique ») qu'il convient de réserver à la
plus stricte intimité, cette dissociation renforçant l'idée selon laquelle la vie
privée est un espace résiduel de liberté, le havre de l'égocentrisme légitime,
le domaine d'expression du « Moi authentique », qu'il faut protéger contre
l'extension de la sphère publique, des contrôles anonymes et de 1 altruisme
imposé.
Corrélativement à l'expression verbale adéquate, c'est, paraît-il, l'ana-
tomie même que l'orgasmologue se voit contraint d'enseigner. Gilbert
Tordjman emploie toute sa rhétorique à nous en convaincre : « Je constate
tous les jours, dans mon cabinet sexologique, que des gens d'un niveau
culturel élevé, avec un très haut quotient intellectuel, ignorent les choses les
plus élémentaires. Des chercheurs du CNRS, par exemple, des physiciens,
des ingénieurs ignorent le plus souvent - je dis bien : le plus souvent — la
localisation du clitoris chez les femmes et naturellement chez leur propre
femme ". »
Apprendre à ses patients à reconnaître les zones « stratégiques », leur
enseigner le vocabulaire adéquat : ce ne sont là que des préliminaires. Le
sexologue vise avant tout à agir sur les comportements sexuels eux-mêmes, à

183
André Béjin

inculquer les méthodes les plus efficaces d'obtention de l'orgasme. Ce qui


implique, entre autres, qu'il doit faire connaître à ses patients divers
« adjuvants » de la sexualité (procédés et moyens de contraception,
instruments ou produits destinés à éveiller et à accroître les sensations...)
mais, surtout, qu'il doit les inciter à adopter les techniques corporelles à
haut rendement orgasmique, particulièrement la masturbation, la fellation
et le cunnilingus. Certains des sexologues les plus réputés ont d'ailleurs
conçu des sortes de « plans de carrière sexuelle » qui reposent sur l'idée
suivante : tout individu qui ne se masturbe pas « suffisamment » au cours de
son adolescence, ou qui hésite à recourir à des formes, jadis jugées
« perverses », de satisfaction sexuelle (rapports buccaux, anaux, etc.),
contribue à accroître ses « risques » de dysfonctionnement. Nous voilà fort
éloignés des anciennes croisades contre l'onanisme. Certes, la plupart des
sexologues ne considèrent pas le bon fonctionnement auto-érotique comme
le but suprême. Ils ont seulement fait de cet ancien poison, la masturbation,
pris à doses modérées aux moments opportuns, un remède homéopathique
contre les dysfunctions de l'accouplement hétéro- et même homosexuel.
Mais surtout, comme nous le verrons, ils ont attribué à la masturbation une
signification tout à fait singulière.

LE SEXOLOGUE ET LA DÉMOCRATIE SEXUELLE.

Le pouvoir des sexologues tient à ce qu'ils ont su imposer leur définition


du but commun des différents actes sexuels (qu'ils limitent, en définitive, à
l'orgasme), des moyens « légitimes » pour atteindre ce but, et à ce qu'ils ont
fait reconnaître leur compétence en matière de définition, de correction et de
prévention des anomalies sexuelles, entendues comme l'ensemble des
comportements qui ne peuvent aboutir au but susdit, alors même qu'ils y
visent, ou qui y conduisent par des voies « illégitimes ».
On pourrait penser qu'avec les progrès de ce que j'appellerai la
« démocratie sexuelle », tout un chacun parviendra à prendre complètement
en charge son propre destin sexuel et donc que ce pouvoir des experts tendra
à se résorber. Est-ce si sûr? Mais d'abord quel sens attribuer à l'expression
« démocratie sexuelle »? Elle peut désigner un état de la société caractérisé —
entre autres - par les traits suivants :
1. L'empire de la raison sur les attitudes et les comportements : les
relations sexuelles doivent être « réfléchies », voire « calculées » ou «
programmées »; il faut estimer et comparer leurs avantages et leurs coûts, ceci
impliquant notamment que la fécondité soit consciemment maîtrisée au
lieu d'être « abandonnée » aux déterminations de l'instinct, de l'habitude,
de l'inconscient...
2. La soumission de la « vie intime » au contrôle de l'opinion publique,
elle-même le produit d'une éducation rationnelle faisant partie intégrante
d'une « politique sexuelle » : la « vie intime » des particuliers doit ainsi être,
à la fois, plus «privée» et plus «publique» ou encore, plus sujette aux
contrôles de l'opinion publique « éclairée » à proportion qu'elle tend à se

184
Le pouvoir des sexologues et la démocratie sexuelle

privatiser. Aux possibilités de contrôle retirées aux proches (notamment


aux parents, aux enfants, aux voisins) par le processus de privatisation doit
se substituer l'emprise — en apparence plus lointaine, plus anonyme, moins
contraignante - des différents « experts » mais également de la horde des
professionnels de la « contre-expertise sexuelle », tous ces «
révolutionnaires » ou ces « réformistes » pour qui « le privé doit être politique ».
3. L'égalité des droits des « partenaires », c'est-à-dire l'application aux
« droits naturels, inaliénables et sacrés » de Yhomo sexualis, et en vue du
« bonheur (sexuel) de tous », de l'article premier de la Déclaration des droits
de l'homme et du citoyen : « Les hommes naissent et demeurent libres et
égaux en droits. »
4. La plus grande liberté possible d'expression en matière de sexualité, ce
que l'on peut énoncer, en reprenant le libellé de l'article 11 de la
Déclaration : « La libre communication des pensées et des opinions
(sexuelles) est un des droits les plus précieux de l'homme. »
5. Compte tenu des contraintes posées par les règles précédentes, la plus
grande liberté possible pour ce qui concerne les comportements sexuels,
liberté consistant selon les termes de l'article 4 de la Déclaration, à
« pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ».
6. La tolérance, celle-ci consistant à accepter, en toute hypothèse,
qu'autrui puisse exercer sa liberté conditionnelle d'opinion et de pratique
sexuelles.
Un système social soumis à ces règles devrait pouvoir, semble-t-il, se
soustraire à l'emprise sexologique. Celle-ci ne se nourrit-elle pas de ce que,
par exemple, le principe d'égalité des droits sexuels n'est pas respecté?
Ainsi, les individus indifférents au plaisir de leurs partenaires peuvent
contribuer à induire chez ceux-ci des dysfonctionnements et donc donner
aux sexologues matière à intervention. Cette emprise ne tient-elle pas
également à l'insuffisante diffusion des « lumières » en ce domaine, à
l'intolérance, à la limitation indue des libertés d'opinion et de pratique
sexuelles (d'où résultent les ignorances et les préjugés pathogènes, les
inhibitions, la culpabilisation, etc.)?
En fait, loin que les progrès de la démocratie sexuelle représentent une
menace pour le pouvoir sexologique, ils en favorisent l'émergence et le
renforcement. La « technocratie sexologique » - comme les autres formes de
technocratie - ne se développe pas malgré la démocratie, mais grâce à
elle.
Les théories et les thérapies sexologiques ont été élaborées depuis la fin
du siècle dernier et surtout depuis la Seconde Guerre mondiale,
essentiellement dans les pays occidentaux, c'est-à-dire au cours d'une période et
dans une aire culturelle où se sont particulièrement diffusés les idéaux de la
démocratie sexuelle. Il est donc apparent qu'il n'y a pas incompatibilité
entre le pouvoir sexologique et la démocratie sexuelle. Il faut aller plus
loin : il existe entre l'un et l'autre une interdépendance étroite.
D'abord, parce que la diffusion d'informations « descriptives » (par
rapport auxquelles on se sent contraint de « se situer ») ou explicitement
normatives (les vade-mecum de l'orgasme...) contribue, à la fois, à abaisser
le niveau de tolérance des dysfonctionnements et à élever le niveau

185
André Bêjin

d'aspiration en matière de performances sexuelles. S'accroissent, de la


sorte, la sensibilité aux ratés les plus bénins et l'insatisfaction de ne pas
parvenir, à tout coup, à l'acmé idéale.
Mais surtout les impératifs de la démocratie sexuelle, en imposant aux
individus des contraintes simultanées ressenties comme inconciliables,
placent ceux-ci dans des situations ambiguës qu'il leur devient difficile de
maîtriser sans l'appui d'un thérapeute. En parlant à la manière des
théoriciens de la communication, nous pourrions dire que les individus
sont soumis à une « surcharge de stimuli » contradictoires, qu'ils doivent
résister à la « complexification » de la sexualité. Pour éclairer ce point,
nous allons considérer successivement les injonctions contradictoires
concernant les rôles respectifs assignés au corps et au cerveau d'une part, à
Yêgoïsme et à Yaltruisme d'autre part.

LA SPONTANÉITÉ PROGRAMMÉE.

Les normes actuelles favorisent un tiraillement entre la soumission


immédiate aux appels des sens et une maîtrise consciente accrue des
processus organiques, ceci découlant de la conjonction d'une définition
tendanciellement moniste de l'orgasme et d'une interprétation plutôt
dualiste des « droits sexuels ». Il faut, en effet, coïncider avec son corps ou
plutôt même être son corps afin de « laisser venir » le plaisir sans contrôle
inhibiteur de la conscience, mais également se distancier de son corps pour
mieux maîtriser les processus qui s'y manifestent, que ce soit en vue de sa
propre satisfaction ou de celle du partenaire. Il faut, en d'autres termes,
s'abandonner aux sensations sans cesser de soumettre ses actes à un calcul
rationnel des « intérêts sexuels ». Le plaisir doit être, en même temps, un
processus de production spontanée et une représentation théâtrale dont le
cerveau serait l'ordonnateur. Il est requis de faire, dans l'acmé sexuelle,
l'ange et la bête : se soumettre, à la fois, aux règles idéales de la démocratie
sexuelle et à tous les dérèglements suscités par l'instinct.
Il serait inexact d'en conclure que le corps est aujourd'hui plus brimé
qu'il ne l'a jamais été; ou, au contraire, qu'on ne l'a jamais autant exalté. Il
est, à la fois, l'un et l'autre, mais ces deux processus ne se situent pas sur le
même plan. Le plan fondamental reste celui défini par l'opposition dualiste
corps/esprit : il est difficile, même aux monistes les plus radicaux, de ne pas
réintroduire sans cesse, subrepticement, cette distinction et tous les effets
qui lui sont liés, à savoir, notamment, l'ascétisme et l'intellectualisme.
Cependant, en un autre plan, prévaut une représentation moniste de la
satisfaction sexuelle dont le behaviorisme orgasmologique constitue la
formulation la plus moderne: cette représentation semble favoriser
l'hédonisme et le sensualisme.
On se trouve ainsi enjoint de s'éloigner de son corps par l'esprit pour
mieux coïncider avec les sensations qui naissent spontanément en lui, d être
spectateur de son rapport sexuel sans pour autant cesser d'en être l'acteur,
de se laisser submerger par les stimulations tout en les activant par des

186
Le pouvoir des sexologues et la démocratie sexuelle

fantasmes consciemment évoqués et maîtrisés, de s'exprimer «


spontanément » au cours d'actes qu'il convient de programmer ou encore d'être
autonome dans l'hétéronomie.
Être hédoniste de façon ascétique, sensuel de manière hyperintellectua-
lisée, avoir le sentiment de participer et d'agir et cependant rester
spectateur, être spontané en ne cessant de programmer ses comportements,
être indépendant dans la subordination à des normes définies par autrui et,
pourrions-nous encore ajouter, vouloir se sentir différent tout en
souscrivant à l'idéal d'uniformité, aspirer à la durée et souhaiter pouvoir s'abîmer
dans le moment présent, être frustré dans la satisfaction, inquiet dans la
sécurité : ces impératifs contradictoires consubstantiels aux fondements
éthiques des sociétés démocratiques contemporaines n'épargnent pas la
sphère sexuelle. Mais une autre injonction paradoxale, hautement
significative, mérite une attention particulière : il s'agit de la prescription de
l'altruisme égoïste.

NOUVEL ACTE SEXUEL CANONIQUE : LA MASTURBATION.

Masters et Johnson traitent, en général, non des individus mais des


couples constitués. Les dysfonctions orgasmiques procèdent, selon eux,
essentiellement de troubles relationnels. Cependant, William H. Masters
fait la remarque suivante : « Un instant de réflexion suffît pour voir
clairement que l'orgasme, du mâle comme de la femelle, est une affaire
totalement égocentrique ". » Comment comprendre, dans cette hypothèse,
qu'il soit nécessaire de mêler à cet acte « totalement égocentrique » un
partenaire dont les désirs doivent être pris en considération? La réponse est
évidente pour le Dr Masters : il faut concevoir toute relation sexuelle
« comme une manière de vous donner pour obtenir quelque chose en
échange de votre partenaire " ». Mais cet orgasme égocentrique, votre
partenaire en est-il « producteur»? Non, il ne peut le « produire » car il
s'agit d'un acte « inné » " : il peut, tout au plus, en favoriser la venue.
D'ailleurs, s'il ne suffit pas à la tâche, on peut lui adjoindre ou lui substituer
des fantasmes 1S. Qu'est-ce donc que ce partenaire à la fois présent (dans les
préliminaires) et absent (au moment de l'acmé), que l'on peut remplacer à
l'occasion par des fantasmes et à qui l'on donne pour recevoir? Je ne vois
pas d'autre façon de le qualifier que celle-ci : il est le parasite bienfaisant
d'un acte foncièrement auto-êrotique. Plus il sera soucieux de votre plaisir,
plus radicalement vous pourrez, au moment de l'orgasme, l'oublier, et
réciproquement.
Le coït n'est plus, dans cette perspective, une « communion » mais une
série d'actes de « communication » entre deux quasi-monades, actes
conduisant à deux plaisirs solitaires (si possible simultanés, pour mieux
« s'annuler » l'un l'autre). Il n'est pas un égoïsme ou même un narcissisme à
deux mais la conjonction de deux égoïsmes en une acmé. Le partenaire dans
l'amour n'est donc plus, dans cette logique éminemment humaniste et
égalitaire, qu'un catalyseur d'un avatar de la masturbation, c'est-à-dire

187
André Bêjin

qu'il favorise (accélère) une réaction sexuelle à la fin de laquelle il se


retrouve (à peu de chose près) inaltéré. On pourrait dire encore que le coït
constitue une sorte tf autocatalyse pour autant qu'il engendre les
stimulations, les fantasmes qui vont lui servir de catalyseur.
Voilà en quoi culminent les idéaux de nos démocrates de la sexualité : en
ce quasi-solipsisme libidinal de comptables onanistes. Voilà à quoi conduit
l'entreprise de destruction des relations, des hiérarchies et des affinités
naturelles en ce domaine particulier de la sexualité : à cette idée que chacun
de nos rapports sexuels n'est qu'un avatar ou une variante de cette forme
canonique, la masturbation. La pollution nocturne, le coït hétérosexuel,
homosexuel, avec un animal, etc. seraient assimilés, de la sorte, à des
masturbations catalysées, respectivement, par un rêve, un partenaire du
sexe opposé, du même sexe, un animal, etc. Entre ces différentes formes de
relations — entre notamment l'hétéro- et l'homosexualité —, pas de gouffres
infranchissables : un socle leur serait commun, l'autosexualité.
Mais alors, il faudrait bien admettre, entre ces différentes espèces de
« catalyseurs » sexuels (hommes, femmes, animaux, fétiches, fantasmes,
aphrodisiaques, instruments « orgasmogènes », etc.), une certaine «
équivalence fonctionnelle » et à la limite, une relative substituabilité. On voit
ici, très clairement, en quoi l'individualisme égalitariste peut conduire,
dans« humanisme
qu' le domaine ».
sexuel
Car il
comme
lui sera
ailleurs,
impossible
à se détruire
de borner
lui-même
le domaine
en tant
de
substituabilité légitime aux seuls êtres humains. On nous invite depuis
quelque temps déjà à prendre nos fantasmes et nos désirs pour des réalités.
Fétiches et aphrodisiaques abondent dans les hauts lieux de la sexualité
d'avant-garde. Les animaux ont des droits et donc — cela va de soi — des
droits sexuels... Peut-être était-il nécessaire que ce principe — si cher au
cœur des égalitaristes et des ingénieurs de la sexualité « machinique » -
« Tout se vaut » (une voix est une voix, un trou est un trou...) prît, dans le
domaine sexuel, les formes que nous lui connaissons déjà pour que
commencent d'apparaître les périls qu'il recèle en germe.
Il convient de préciser que la plupart des sexologues ne tirent pas les
conclusions extrêmes que je viens d'évoquer rapidement. Car, eux,
généralement ne se prétendent pas des « libérateurs ». Ils se considèrent tout
au plus comme des « libéralisateurs », des « libéraux ». Cependant, leurs
présuppositions éthiques, leurs méthodes thérapeutiques ne sont pas sans
manifester quelques affinités avec les idéaux ici envisagés.
Ainsi, selon Gilbert Tordjman, « la masturbation va permettre d'accéder
à un premier degré de maturation sexuelle et psychique qui permettra
ensuite d'avoir des relations sexuelles satisfaisantes. L'apprentissage de la
fonction précède en toute logique celui de la relation " ». Cette « logique »
est, bien sûr, celle du réductionnisme behavioriste. D'ailleurs, c'est tout
naturellement qu'apparaît sous la plume du même sexologue, pour décrire
les qualités spécifiques de plaisir produites par le coït, le terme «
sommation », alors que dans une autre « logique » on aurait pu parler, par exemple,
de « transmutation » : « Au moment de l'intromission de la verge, il y a
toute cette présence du partenaire qui aboutit à ce que l'on peut appeler la
sommation et qui tient au fait qu'un très grand nombre de sensations

188
Le pouvoir des sexologues et la démocratie sexuelle

s'accumulent ". » Mais peut-être s'agit-il de la « sommation d'avoir


l'orgasme »...
Tordjman va d'ailleurs jusqu'à esquisser une « robinsonade sexologi-
que ». Les petits enfants qui, c est bien connu, naissent tous sur des îles
désertes et ont des comportements identiques, découvrent leur sexualité en
se masturbant. « Tous les enfants des deux sexes se masturbent dès leur plus
jeune âge, dès les premiers mois de leur vie ". » Après ce bon départ, il faut
veiller à ne pas se relâcher, notamment au moment de la puberté, car « les
adolescents qui n'ont pas connu cette étape vers la maturation qu'est la
masturbation éprouvent beaucoup plus fréquemment des difficultés
sexuelles que les autres lorsqu'ils arrivent à l'âge adulte " ». Vient ensuite le temps
de la « sommation » des masturbations et, quand celle-ci s'effectue mal, du
recours au sexologue.
Nous voici donc de retour dans la clinique de l'orgasme. La boucle va
pouvoir se boucler d'une façon qui n'est paradoxale qu'en apparence. On
peut distinguer, en gros, deux phases dans la cure. Une première phase de
quelques jours (quatre chez Masters et Johnson) pendant lesquels les
thérapeutes rassemblent et communiquent les informations
indispensables, et entreprennent la « rééducation » sensorielle de leurs patients — en
invitant ceux-ci (il s'agit de couples, rappelons-le) à explorer mutuellement
leurs corps, tout en leur interdisant de rechercher « prématurément »
l'orgasme. Une seconde phase, plus longue (dix jours chez Masters et
Johnson), au cours de laquelle les patients doivent peu à peu recouvrer leur
pleine capacité orgasmique en passant des attouchements non génitaux aux
contacts génitaux (la masturbation puis différentes formes de coït).
Nous avons vu que les dysfonctionnements orgasmiques sont favorisés
par les injonctions paradoxales inhérentes au système des principes de la
démocratie sexuelle. On requiert des individus une spontanéité
programmée, une autonomie hétéronome. On leur demande d'être altruistes par
égoïsme et égoïstes par altruisme, d'être totalement acteurs sans cesser
d être spectateurs, etc. L'une des raisons des succès thérapeutiques
appréciables des sexologues tient, je crois, à une utilisation adéquate de ce
type même d'injonctions contradictoires (qui s'apparentent aux double
binds dont Gregory Bateson a fait la théorie) : « Soyez spontanés ! »,
« Redécouvrez votre corps en l'oubliant! », etc. La plus paradoxale de ces
injonctions est, bien sûr, l'interdiction de l'orgasme. Elle a pour effet
d'expliciter le but même de la cure dont on prétend, du reste, ne jamais
parler, mais en niant que ce but soit un but, du moins tant qu'il n'a pas été
atteint. Cet objectif n'est ni secret, ni absent, ni oublié, ni inconscient, mais
implicite et, cependant, inévitablement explicité. L'orgasme est, en début de
cure, interdit, en cours de cure, facultatif, mais, en fin de compte et dès le
départ, obligatoire. En interdisant l'orgasme à un patient qui précisément
ne parvient pas à l'obtenir, le sexologue ne fait que prescrire ce qui est
(« prescrire le symptôme », diraient certains psychothérapeutes). Pour le
patient cette injonction présente un double intérêt. Elle contribue à
atténuer ou faire disparaître le sentiment d'échec attaché à l'impossibilité
d'atteindre au but : en tant qu'autorité compétente, le sexologue transmute,
par cette seule injonction, un dysfonctionnement involontaire en fonc-

189
André Béjin

tionnement imposé. Mais, en même temps, cette injonction est un interdit


qui appelle implicitement la transgression. « II arrive aussi, note Gilbert
Tordjman, que certains couples reviennent après la première séance en
déclarant : on n'a pas pu résister, on a eu un rapport sexuel et cela s'est très
bien passé. Dans ce cas, l'interdiction du médecin a joué le rôle
d'excitant 20. » La recette est bien connue de tous ceux qui veulent agir sur
les comportements des enfants : prescrire ce qui est afin que cela ne soit
plus, interdire ce qui n'est pas et que l'on souhaite voir se produire afin que
cela advienne. Ce procédé semble s'appliquer de façon satisfaisante en
régime de démocratie sexuelle, mais cette fois-ci aux « adultes ». Le message
de l'expert peut, en effet, s'entendre de la façon suivante : « Pour progresser
sexuellement, il vous faut accepter d'être mis sous une tutelle pédagogique
et thérapeutique. Votre maturation passe par votre infantilisation. »

L'UTOPIE DE L'ÊGALITARISME SEXUEL.

Nous venons d'envisager quelques-unes des conditions qui ont favorisé le


renforcement de l'emprise sexologique. Je voudrais montrer, pour
terminer, que cette emprise risque d'être encore plus sensible si, parmi les
différentes aspirations démocratiques, devaient être privilégiées, dans
l'avenir, celles qui se rapportent à l'égalité.
Les moyens pour inscrire dans la réalité sexuelle l'idéal d'égalité seront
probablement les mêmes qu'en d'autres domaines. Ils ont noms «
rationnement », « réglementation », « programmation », etc. L'évolution des
interventions portant sur la santé publique — notamment sur la
contraception et l'avortement — nous fournit une préfiguration de ce qui pourrait
advenir dans le domaine de la sexualité si l'on y voulait étendre plus encore
l'empire des préceptes de l'égalitarisme.
De même que l'on considère - au nom de l'égalité des droits et des
chances - que l'effort public en matière de contraception et d'avortement
doit être concentré sur les femmes des milieux populaires, plus exposées aux
« dangers », aux « risques » (entendons : à la survenue d'enfants non
programmés), de même l'effort public relatif à la santé sexuelle serait
probablement axé sur les groupes « à haut risque » (de dysfunctions
sexuelles) à qui l'on ne manquerait pas d'imposer, entre autres, une
éducation sexuelle de « rattrapage » ou de « compensation » — laquelle aurait
pour principal effet de soumettre à la tutelle des sexologues des groupes qui,
pour l'instant, leur échappent très largement...
D'autre part, on s'apercevrait que l'on a trop longtemps toléré de
« scandaleuses inégalités » : entre les capacités de désir sexuel, par exemple,
ou entre les capacités de séduction. Il faudrait dès lors concevoir toute une
réglementation visant à inciter à la consommation sexuelle les individus
peu intéressés à celle-ci : il leur serait notamment difficile d'échapper au
contrôle des experts avant la fin de la période d'entraînement « obligatoire »
à l'orgasme. Et des médicaments de plus en plus nombreux seraient mis au
point, destinés à gommer la disparité des libidos. L'industrie pharmaceu-

190
Le pouvoir des sexologues et la démocratie sexuelle

tique y trouverait son compte. Les individus peu séduisants, disgracieux


exigeraient de la chirurgie esthétique qu'elle leur permette de ressembler à
ces privilégiés de la beauté qui ne copulent généralement qu'entre eux. Une
multitude de règlements, des systèmes de quotas, des « services sexuels »
plus ou moins obligatoires seraient établis afin que les « sous-privilégiés »
en ce domaine puissent profiter des bienfaits de la société d'abondance
sexuelle. Tout cela sous le regard bienveillant des experts mais également
sous celui des magistrats.
Car la réglementation favoriserait un recours croissant aux tribunaux
pour régler les conflits nés de cette exigence d'égalité sexuelle absolue. Le
procès deviendrait probablement la manière habituelle par laquelle les
patients pourraient, en quelque sorte, « se venger » de leurs tuteurs. Non
seulement on engagerait à tout propos des procès contre ses partenaires
pour non-respect du principe d'égalité des échanges sexuels (cela se fait dès
aujourd'hui entre conjoints). Mais encore, on poursuivrait son sexologue en
justice parce qu'il n'a pas su faire de vous un athlète de l'orgasme, de même
qu'à l'heure actuelle on poursuit de plus en plus souvent le médecin qui ne
vous guérit pas, le diététicien incapable de vous faire maigrir...
La revendication d'une égalité des droits et des chances est une pente qui
mènerait ainsi presque fatalement à l'exigence d'une égalité des
performances. Et l'on s'étonnerait un peu tard que les « assujettis » eux-mêmes
souhaitent une extension du contrôle « bienfaisant » qu'ils subissent. Le
système des quotas, le rationnement, la réglementation ne suffiraient plus.
Serait revendiquée une programmation complète qui supprime à la racine
les inégalités, qui oblitère le plus possible le hasard, les accidents qui, sans
cesse, font renaître des inégalités. Et l'on finirait par considérer la
production en série d'un ou de quelques modèles d'êtres humains, la
fabrication de clones, comme un idéal...
Le trait est probablement forcé. Mais il s'agissait de repérer les
implications les plus extrêmes d'un modèle théorique. Ce qu'il faut en
retenir, c'est que loin de nuire à la consolidation du pouvoir des
o contrôleurs sociaux » de la sexualité, la propagation des « idéaux » de la
démocratie sexuelle risque de contribuer à renforcer cette emprise. Que
faire? Si nous prenons plaisir à cette plus ou moins douce tutelle — qui
devrait un jour assurer à chacun de nous les mêmes « avantages » qu'à nos
« semblables » —, il faut continuer de trouver inadmissible la moindre
disparité, de vouloir gommer le hasard et supprimer les risques, de
contribuer à cette politisation de la sexualité à laquelle les régimes
totalitaires ne cessent d'œuvrer. Sinon...

André Béjin
Paris, Centre national de la recherche scientifique

191
André Bêjin

NOTES

1. J'ai analysé les conditions et les effets de la comptabilisation systématique des


orgasmes, dans différents travaux auxquels je me permets de renvoyer le lecteur : « Crises des
valeurs, crises des mesures », Communications n* 25, juin 1976, p. 39-72 (en particulier,
p. 53-56 et 64) ; « La rationalisation de la sexualité », Cahiers internationaux de sociologie,
vol. LXII, 1977, p. 105-125 (en collaboration avec Michael POLLAK); ainsi que l'article du
présent numéro de Communications, « Crépuscule des psychanalystes, matin des
sexologues».
2. Comme je prends ici en considération, principalement, les théories et les procédés
thérapeutiques des deux maîtres de la sexologie actuelle, les Américains William H. MASTERS
et Virginia E. JOHNSON, je me référerai surtout aux travaux de ces auteurs, et notamment aux
suivants : Les Mésententes sexuelles et leur traitement (1970), Paris, Robert Laffont, 1971;
L'Union par le plaisir (en collaboration avec Robert J. Levin) (1975), Paris, Robert Laffont,
1975; Les Perspectives sexuelles (1979), Paris MEDSI, 1980; ainsi qu'à l'ouvrage, destiné au
grand public, du sexologue français Gilbert Tordjman, Le Dialogue sexuel. Questions de
Madeleine Chapsal, Pans, Jean-Jacques Pauvert, 1976.
J'utiliserai, pour mentionner ces travaux, respectivement, les abréviations suivantes :
Mésententes, Union, Perspectives, Dialogue.
3. Union, p. 45-46.
4. Perspectives, p. 243 (souligné par les auteurs).
5. Dialogue, p. 123.
6. Dialogue, p. 8 et 140.
7. Perspectives, p. 46 et 278.
8. Union, p. 30.
9. Dialogue, p. 148-150.
10. Dialogue, p. 216.
11. Dialogue, p. 164.
12. Union, p. 35.
13. Union, p. 35 (souligné par l'auteur).
14. Mésententes, p. 188.
15. Union, p. 78-79.
16. Dialogue, p. 71.
17. Dialogue, p. 42.
18. Dialogue, p. 71.
19. Dialogue, p. 40.
20. Dialogue, p. 64.

ISBN 2-02-006162-7

FIRMIN-DIDOT S.A. MWS-ME8NIL (9.82)


D.L. 2* TK. 1982. N* 6162-2 (0368)

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