fr/issue/comm_0588-8018_1982_num_35_1
Retour à la collection
Sous la direction de
Philippe Ariès [Éditeur intellectuel] André Béjin [Éditeur intellectuel]
Présentation [liminaire] 1
Philippe Ariès André Béjin
Référence bibliographique
Référence bibliographique
Référence bibliographique
Référence bibliographique
1 of 2 6/5/2021, 9:11 AM
Communications, 35, 1982. Sexualités occidentales. Contribution à l'hist... https://www.persee.fr/issue/comm_0588-8018_1982_num_35_1
Référence bibliographique
La vie sexuelle des gens mariés dans l'ancienne société [article] 102 - 115
Jean-Louis Flandrin
Référence bibliographique
Référence bibliographique
Référence bibliographique
Référence bibliographique
2 of 2 6/5/2021, 9:11 AM
Communications
Présentation
Philippe Ariès, André Béjin
Ariès Philippe, Béjin André. Présentation. In: Communications, 35, 1982. Sexualités occidentales. Contribution à l'histoire et à
la sociologie de la sexualité. p. 1;
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1982_num_35_1_1516
estLe
issu,
présent
pour l'essentiel,
numéro dedu Communications,
séminaire 1979-1980
dont André
de Philippe
Béjin proposa
Ariès à l'École
l'idée,
des hautes études en sciences sociales '. Au cours de ce séminaire, nous
avons étudié la sexualité occidentale sous différents aspects : indissolubilité
du mariage, homosexualité, passivité, autoérotisme, etc. Ces perspectives
correspondaient à l'intérêt particulier et à la compétence des participants. Il
faut donc écarter toute prétention à l'exhaustivité, et c'est à notre propre
étonnement que nous avons constaté, en réunissant ces textes, une réelle
cohérence. Celle-ci apparaît peut-être plus précisément en ce qui concerne
le mariage et l'homosexualité.
S'il était permis de retenir seulement quelques-unes des idées ici
exposées, nous dirions que nous avons été frappés par :
1. La complexité des origines du modèle occidental du mariage.
2. L'importance de la distinction entre l'amour dans le mariage et
l'amour hors du mariage.
3. La place de l'autoérotisme, dans les doctrines d'abord, et dans les
mœurs ensuite.
4. L'importance actuelle de l'homosexualité, en particulier quant à
l'image qu'elle diffuse de la masculinité.
1. Nous tenons & remercier Daniel Percheron et le secrétariat du CETSAS pour l'aide
précieuse qu'ils nous ont apportée dans la préparation de ce numéro.
Communications
Fox Robin. Les conditions de l'évolution sexuelle. In: Communications, 35, 1982. Sexualités occidentales. Contribution à
l'histoire et à la sociologie de la sexualité. pp. 2-14;
doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1517
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1982_num_35_1_1517
chez les mammifères. Considérons maintenant certains ongulés tels que les
gazelles, les zèbres, les cervidés, etc. Ils diffèrent considérablement quant
au mode d'organisation de leurs troupeaux, mais fondamentalement le
noyau permanent de ces groupements est constitué par les femelles et les
jeunes. Les mâles sont solitaires pour la plus grande partie de Tannée ou
bien ils se regroupent en bandes errantes constituées uniquement de mâles.
Au cours de la saison des amours (l'automne), les mâles entrent en
compétition les uns avec les autres, et les vainqueurs s'accouplent aux
femelles réunies en troupeaux, puis s'éloignent. Les femelles mettent bas
(au printemps) et allaitent des jeunes précoces qui sont bientôt capables de
suivre leurs mères. Au bout d'un an, les mâles se dispersent. Considérons
maintenant une bande de chiens de chasse ou de hyènes. Mâles et femelles
demeurent ensemble tout au long de l'année, qu'il y ait ou non une saison
des amours. Il existe une hiérarchie complexe d'accouplement. Les femelles
mettent bas des jeunes à maturation lente. Les mâles comme les femelles
s'occupent de la progéniture de diverses façons, en particulier en
régurgitant la viande des animaux qu'ils ont tués, etc.
Nous sommes ainsi passés d'une absence quasi complète de contacts entre
mâles et femelles hormis les quatre-vingt-dix secondes nécessaires, à un
contact saisonnier, puis à un contact permanent. Nous sommes également
passés de soins parentaux absolument minimaux, à des soins assumés par la
mère et les femelles du troupeau, puis à une prise en charge par tous les
mâles et toutes les femelles d'une bande à organisation complexe. Il y a de
nombreuses variations sur ces thèmes, telle la constitution, sur des
territoires bien délimités, de couples monogames (monogamous territorial
pair-bonding) (chez les gibbons, par exemple), ou encore les grandes
troupes de mâles et de femelles (chez les singes hurleurs) - mais les
variables ici considérées sont effectivement les plus importantes. Ces
variables sont affectées par les circonstances de l'adaptation de telle sorte
que, selon les cas, les mâles sont plus ou moins impliqués dans les affaires
des femelles et des jeunes. Fondamentalement, l'intervention des mâles
dans ces affaires n'est pas nécessaire. Si la femelle n'a plus aucun besoin du
mâle une fois que celui-ci Ta fécondée, alors elle se dispense habituellement
de sa présence. Cependant, plus la vie de l'animal est complexe, plus il est
probable que le mâle remplira quelque autre fonction, avant tout celle de
défendre, mais également, chez certains carnivores dont le rvthme de
développement est relativement lent, celles de fournir de la viande aux
petits et de leur « enseigner » (en faisant appel à leurs capacités d'imitation)
l'art de la chasse. Les femelles différeront aussi quant au degré auquel elles
ont besoin les unes des autres : solitaires chez les hamsters, elles vivent en
la seule compagnie de leurs partenaires sexuels chez les gibbons, se
rassemblent en troupeaux chez les ongulés, etc.
Une chose est à peu près certaine : quand des femelles se rassemblent à
leur avantage mutuel, elles sont probablement reliées génétiquement. La
même chose peut être vraie des mâles, mais la probabilité est moindre en ce
cas. Pour comprendre ce phénomène, et par conséquent pour en
comprendre la variante humaine — ce que nous appelons les « systèmes de parenté
(consanguine) et d'alliance » (systems of kinship and marriage) -, il est
Les conditions de revolution sexuelle
devient plus subtile et plus compliquée, et le mâle doit prêter une attention
accrue à un nombre moins grand de femelles. Ceci devient plus important
chez les primates, les carnivores sociaux, et en particulier chez l'homme. Il
en résulte, par exemple, un dimorphisme sexuel beaucoup moins marqué et
une absence de ces traits anatomiques hautement spécialisés qui amenèrent
Darwin à entreprendre des recherches sur ce mode de sélection.
Mais il nous faut revenir à la question du degré d'apparentement
génétique (relatedness) ou de la parenté consanguine (kinship), pour autant
qu'elle concerne les gènes, c'est-à-dire ce sur quoi opère la sélection. Si je
parle ici de « stratégies » des gènes, ou des animaux, il va sans dire que cette
expression ne se réfère pas à des stratégies conscientes. (Il semble que ce
point échappe encore à certains.) Il est simplement, quelquefois, plus facile
d'utiliser la métaphore des « intentions » que de formuler son
raisonnement dans le langage correct de la théorie de la « sélection ». A proprement
parler, le seul but des gènes est de produire des copies d'eux-mêmes. Les
organismes sont leurs agents. Cependant, les gènes identiques ne sont pas
confinés dans un organisme, mais sont partagés par les organismes
apparentés génétiquement, le nombre des gènes communs étant d'autant
plus grand que le degré d'apparentement est plus élevé. Il y a toujours, par
conséquent, un groupe d'organismes étroitement reliés génétiquement qui
partagent un grand nombre de copies de gènes identiques : une espèce de
petit pool génétique. Parents et enfants sont les plus proches
génétiquement, au même degré que les frères et sœurs. Or, les « groupes de femelles »
que nous avons évoqués sont presque toujours des familles étendues
mères-filles, des groupes de parenté utérine (groups of female kin)
étroitement liés en termes génétiques. Si nous considérons ces groupes
comme des petits pools de gènes identiques cherchant à se reproduire, nous
pouvons voir comment, dans certaines circonstances de l'évolution, il leur
est profitable d'agir de concert plutôt que seuls, et plus profitable encore de
choisir les gènes des mâles « supérieurs » pour produire, combinés aux
leurs, une nouvelle génération.
Les premiers travaux portant sur la sélection sexuelle mettaient l'accent
sur la concurrence entre mâles (male competition) et, effectivement, la
sélection semble fonctionner de façon beaucoup plus spectaculaire en ce cas.
Mais on s'est rendu compte, plus récemment, que le choix par les femelles
(female choice) constitue peut-être le déterminant ultime de la trajectoire de
l'évolution. Les mâles, en quelque sorte, s'épuisent à lutter les uns contre les
autres, ensuite les groupes de femelles s'adjugent les vainqueurs qui leur
servent d'étalons. Si l'on se rend compte qu'il peut apparaître de la sorte,
entre les groupes de femelles, des différences considérables en succès
reproductif, on peut comprendre toute la dynamique du système.
La stratégie des femelles consiste nécessairement à choisir le « meilleur »
mâle, quels que soient les critères d'évaluation. Si les femelles d'un groupe
peuvent être inséminées par les gènes d'un mâle supérieur, non seulement
leur progéniture femelle en tire immédiatement profit, mais la chance
qu'ont leurs « fils » de féconder de nombreux groupes de femelles elle-même
s'accroît. Ainsi, les gènes du groupe de parenté utérine d'origine se
répandront dans la population totale avec beaucoup plus de succès que ceux
Les conditions de l'évolution sexuelle
mâles, d'une part, et les groupes de parenté utérine, d'autre part, forment
une « bande » de forêt : les mâles sont ainsi beaucoup plus étroitement
associés au groupe, mais ils continuent de constituer un « bloc » séparé dans
le système social. Chez les babouins et les macaques communs, deux
hiérarchies coexistent, celle des unités de parenté utérine, d'une part, et
celle des mâles individuels, d'autre part. Chez les babouins hamadryas et
geladas, les troupeaux sont composés de « harems », chacun de ceux-ci étant
placé sous le contrôle d'un mâle. Les gorilles vivent en bandes composées
d'un mâle dominant, de quelques mâles plus jeunes et de femelles avec leurs
petits.
La « loi du mâle facultatif» (law of the dispensable male) joue ici. Dans
certaines conditions extrêmes, par exemple, les groupes de macaques « se
débarrassent » de leurs mâles jusqu'à ce qu'il n'en reste plus qu'un, alors
qu'en période plus favorable il peut y avoir dans le groupe un grand nombre
de mâles. Ces espèces caractérisées par des « groupes unimâles » (one-male
groups) ou harems présentent, pour la plupart, des points communs avec les
ongulés : les mâles entrent en compétition de diverses façons et seuls
quelques-uns parviennent à se constituer des harems. Dans les « groupes
multimâles » (multimale groups) la situation est différente : la concurrence
entre les mâles est présente, mais, comme ils doivent coexister, il leur faut,
pour limiter les coûts de la compétition, établir entre eux un ordre
hiérarchique. De façon similaire, les familles de femelles sont
hiérarchiquement organisées, les familles dominantes attirant à elles plus
fréquemment les mâles de haut rang. Les « fils » de ces familles, à leur tour, ont plus
de chances que les autres d'occuper un haut rang et contribuent ainsi à
perpétuer ce processus. Nous pouvons donc voir comment le modèle
« saisonnier » des ongulés a été ici, en quelque sorte, « déformé », pour faire
place à une collaboration permanente et hiérarchiquement organisée de
mâles et de familles de femelles.
La principale modification que cette organisation produit dans le
processus de sélection sexuelle a trait aux critères de définition des
« meilleurs gènes » chez les mâles. Les espèces caractérisées par des groupes
unimâles se rapprochent, pour la plupart, des ongulés avec, notamment, un
plus grand dimorphisme sexuel et des traits anatomiques particuliers chez
le mâle (la crinière et la « cape » des hamadryas, par exemple). Les espèces
chez lesquelles les groupes comportent plusieurs mâles se caractérisent par
un moindre dimorphisme et une moindre spécialisation des sexes, et ce sont
les capacités de vie en commun et d'organisation qui sont sélectionnées
plutôt que la simple force, l'endurance ou le comportement de parade.
Souvent, par exemple, les groupes de femelles de haut rang ne tolèrent pas
les mâles trop agressifs et trop batailleurs, et ceux-ci doivent quitter le
groupe et mener une vie solitaire.
Y a-t-il, cependant, dans ce large spectre de systèmes de relations
sexuelles/sociales, un modèle primatique fondamental (basic primate
pattern)1? Il est important d'établir ce point car il s'agirait du modèle qui a
caractérisé nos propres ancêtres jusqu'à l'achèvement de leur « hominisa-
tion » (transition to humanity). Ce modèle serait la matière première de la
société des hominiens : de ce système de relations sexuelles serait sorti le
Les conditions de Vévolution sexuelle
« système social ». Je pense qu'on peut dégager, chez tous les primates qui
vivent en groupe, un modèle pan-primatique {pan-primate pattern) des
relations, ou de ce que nous avons appelé des « stratégies », qui s'établissent
entre les trois principaux « blocs » (blocks) ou groupes d'intérêt du système :
a) les mâles « établis » (established) ; b) les femelles et les jeunes; c) les mâles
périphériques ou prétendants (peripheral or aspirant) l. Les mâles «
établis » sont ceux qui ont accès aux femelles en œstrus pour s'être constitué
des harems, avoir progressé dans la hiérarchie du groupe, s'être assuré le
contrôle de territoires - ou pour avoir satisfait à toute autre condition
indispensable. Contre eux se dressent les mâles — d'ordinaire plus jeunes —
qui aspirent au statut de procréateur. Les femelles s'intercalent entre ces
deux blocs : elles « fournissent » des jeunes mâles aux groupes
périphériques, et se procurent chez les mâles parvenus à la maturité les « meilleurs
gènes ». Les combinaisons possibles sont nombreuses, mais le schéma de
base est bien celui-là. Il ne diffère pas fondamentalement du modèle propre
aux autres mammifères vivant en groupes, si ce n'est que, chez les primates,
les mâles sont incorporés de manière permanente — ce qui, nous l'avons vu,
influe fortement sur les critères de définition du « meilleur mâle ».
S'il s'agit donc bien du modèle fondamental caractérisant les primates
végétariens, nous avons maintenant à nous demander de quel changement
crucial procèdent la lignée des hominiens et finalement nous-mêmes. Nos
ancêtres semblent avoir été des primates végétariens et avoir observé une
variante du modèle envisagé. Étant donné la relation génétique étroite avec
le chimpanzé, d'une part, et, d'autre part, la similitude entre le type
d'adaptation à l'environnement qui fut celui de nos ancêtres et l'adaptation
que réalisent les babouins et les macaques communs, la variante en
question a très probablement été une version du système « groupe
multimâle avec groupe de parenté utérine » (« multi-male group with female
kin-group » system). Ce que l'on ne saurait plus contester aujourd'hui,
compte tenu des données recueillies en Afrique de l'Est, c'est que cet
ancêtre, il y a de cela entre deux et trois millions d'années, se mit à chasser
et à se nourrir d'animaux morts (hunting and scavenging) sur une large
échelle. Il était déjà bipède, mais le passage d'une consommation
sporadique d'aliments carnés à un régime composé pour la moitié de viande
a représenté un changement radical dans les relations entre les sexes et
entre les vieux et les jeunes mâles. Ce sont ces transformations qui créèrent
l'homme tel que nous le connaissons, car lorsque apparut Homo erectus le
changement irréversible s'était déjà produit — ce que permettent d'établir
les mesures de stature et de taille du cerveau. Et ceci est le fait crucial : la
rapidité, sans précédent, de l'évolution du cerveau des hominiens (dont le
volume a triplé en deux millions d'années) s'est produite exactement dans la
période au cours de laquelle l'échelle de la chasse s'est accrue — et en
proportion de cet accroissement. En d'autres termes, le volume et la
complexité du cerveau ont augmenté exactement parallèlement à la taille et
à la quantité des proies.
Les facteurs déterminants ne sont pas trop difficiles à cerner, mais les
conséquences sur le processus interne de la sélection sexuelle se laissent
moins aisément circonscrire. Prenons le problème du point de vue des
Robin Fox
10
Les conditions de révolution sexuelle
présente. Les trois blocs devaient encore s'accommoder les uns aux autres,
se tirailler les uns les autres, mais ceci dans des circonstances qui ne
cessaient de se modifier. Le changement principal, nous l'avons vu, fut à
l'origine de la division du travail entre les sexes, qui révolutionna non
seulement les rapports entre les deux sexes, mais aussi les relations à
l'intérieur des groupes sexuels.
Ce furent surtout les mâles jeunes ou périphériques — comme c'est
toujours le cas avec la sélection sexuelle — qui portèrent le poids de ce
changement. Les conditions dans lesquelles ils pouvaient monter dans la
hiérarchie et devenir des procréateurs effectifs étaient sans cesse rendues
plus complexes. De leur côté, les mâles établis, plus âgés, devaient faire face
à des jeunes bien armés et capables. Ainsi la lutte à l'intérieur du groupe des
mâles, entre ceux qui étaient établis et ceux qui aspiraient à le devenir, a dû
être intensifiée au moment même où les femelles exigeaient des mâles qu'ils
participassent à l'approvisionnement des jeunes de manière
permanente.
La réponse révolutionnaire apportée à ce défi, si l'on en juge d'après le
résultat final - c'est-à-dire le système de relations sexuelles/sociales d'//bmo
sapiens - fut la double invention de l'initiation et de l'alliance. Une fois
parvenue à ce stade, il était inconcevable que la compétition des mâles
continuât d'être ouverte à tous. Par ailleurs, le cerveau n'aurait pu évoluer
si rapidement sans un système de relations sexuelles hautement sélectif tel
que seuls les « meilleurs gènes » soient transférés aux générations
ultérieures. Il fallait, par conséquent, que le système satisfît à deux conditions :
le contrôle de l'accès des jeunes mâles aux femelles en œstrus et le contrôle de
l'attribution des partenaires par les vieux mâles.
On saisit immédiatement le rôle des systèmes d'initiation. Ce sont des
systèmes directs de contrainte et de sélection, par lesquels se réalise la
fonction psychologique d' « identification à l'agresseur » (Freud), en
l'occurrence l'identification des jeunes mâles à leurs aînés. Comme l'accès
aux femelles en œstrus n'est habituellement permis qu'après l'initiation, et
même parfois seulement après avoir servi comme guerrier, un « pool » de
jeunes femelles est assuré aux vieux polygynes. Les jeunes mâles essaient,
bien entendu, de se soustraire à ces contraintes en entretenant des relations
sexuelles illicites. Plus l'âge au mariage des mâles est retardé, et plus les
femelles se fiancent tôt, plus la polygynie a de chances de se développer. Le
modèle d'alliance {marriage pattern) le plus répandu dans les sociétés
humaines (75 % de celles-ci) est la « polygynie des puissants », et, même
dans celles qui sont monogames officiellement ou pour des raisons
« écologiques », les puissants jouissent habituellement d'une possibilité
accrue d'accès sexuel aux jeunes femelles ou au moins s'en réservent le
monopole en matière d'alliance.
Demeure parfois inaperçu le fait que les systèmes de parenté
(consanguine) chez l'homme — qui dérivent de la sélection parentale déjà existante
— constituent également une réponse au contrôle des jeunes mâles par les
mâles plus âgés et/ou plus puissants. (A l'origine, cela devait donner une
pure gérontocratie. Avec l'apparition des stratifications sociales par ordres
et par classes, ce fut le pouvoir plutôt que simplement l'âge qui compta, bien
11
Robin Fox
qu'à l'intérieur des classes l'opposition entre les jeunes et les vieux ne
s'effaçât pas.) Il était de toute évidence impossible que, dans les nouvelles
conditions de division sexuelle du travail et de chasse en coopération,
l'ancien système de relations sexuelles, fondé sur le principe « le vainqueur
prend tout », se maintînt. La vision freudienne d'une horde primitive
parricide (et peut-être fratricide) n'est probablement pas très éloignée de la
vérité. Un adoucissement avait déjà dû être apporté à cette situation par
l'influence sélective des groupes de parenté utérine et ceci avait dû être, en
outre, modifié par le besoin qu'avaient les mâles de conclure des alliances à
la fois dans et entre les bandes, ainsi que par ledésir des femelles de vivre en
toute sécurité avec les mâles qu'elles avaient choisis. Chez les primates,
aussi bien l'alliance (alliance) — c'est-à-dire la constitution de couples
permanents — que la consanguinité (kinship) — au sens de groupes fondés
sur une filiation commune (common descent) — existaient; mais pas dans le
même système. L'innovation apportée par les hommes consista à combiner
ces deux éléments en un seul système, ceci en utilisant la définition de
V apparentement génétique pour définir les possibilités d'alliance. (Il ne
s'agissait pas du tabou de l'inceste. Les humains, comme la plupart des
espèces à reproduction sexuée, évitent de toute façon l'excès de rapports
sexuels entre parents consanguins. Le tabou est simplement une
confirmation de cet évitement, avec quelques ingrédients propres à l'espèce
humaine.)
Ainsi, les systèmes de « parenté (consanguine) et d'alliance » (kinship and
marriage) se constituèrent par suite de la nécessité de redéfinir les rapports
et les stratégies des trois blocs. L'innovation majeure consista en ce que la
consanguinité non seulement lia ensemble les membres des trois blocs,
mais fut utilisée pour définir le mode â? attribution des épouses : c'est-à-dire,
en fait, la distribution des jeunes femelles entre les mâles. C'est donc
l'exogamie — conçue à juste titre par Lévi-Strauss comme un système positif
d'échange — qui constitue la véritable innovation humaine. Ce qu'on ne
perçoit pas habituellement, c'est que les systèmes de parenté n'assurent pas
simplement l'échange des épouses, mais qu'ils sont « disposés » de façon à ce
que le choix des partenaires disponibles pour les mâles de la jeune génération
dépende des choix effectués par les mâles plus âgést c'est-à-dire que ce soient
les règles elles-mêmes qui contrôlent 1 accès des jeunes aux femelles. La
responsabilité du contrôle incombe, par conséquent, à la collectivité, et les
représentations collectives font fonction de « contraintes » à l'égard du
comportement des jeunes. Là où le système de parenté n'opère pas ce
contrôle par ses règles, les mâles les plus âgés (ou les plus puissants) doivent
intervenir directement sur les marges de choix, et les choix matrimoniaux
des jeunes. J'ai insisté sur les mâles, mais bien sûr les groupes de parenté
utérine fondés sur la coopération ont leur mot à dire sur le problème de
savoir avec qui leurs membres vont avoir des rapports sexuels. Ces groupes,
comme le modèle de base permet de le prévoir, exercent souvent une
influence considérable bien que cette dernière puisse varier de façon
importante. Il est très rare cjue les intérêts de ces groupes coïncident, et la
lutte qui s'ensuit est à l'origine de la dynamique et de la grande variabilité
des systèmes de relations sexuelles et de relations sociales chez l'homme.
12
Les conditions de l'évolution sexuelle
13
Robin Fox
NOTES
1. Les « prétendants » sont les jeunes mâles qui aspirent à occuper des positions
dominantes et donc à pouvoir se reproduire (NdT).
2. Les références complètes à toutes les données sur lesquelles reposent les analyses ici
résumées figurent dans mon livre The Red Lamp of Incest (New York, Dutton, 1980;
Londres, Hutchinson, 1981). Une édition française de cet ouvrage devrait être bientôt
disponible.
Communications
Le combat de la chasteté
Michel Foucault
Foucault Michel. Le combat de la chasteté. In: Communications, 35, 1982. Sexualités occidentales. Contribution à l'histoire et à
la sociologie de la sexualité. pp. 15-25;
doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1518
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1982_num_35_1_1518
Le combat de la chasteté
15
Michel Foucault
D'abord sur la chaîne causale. Cassien souligne le fait que les vices ne
sont pas indépendants les uns des autres, même si chaque individu peut être
attaqué, de façon plus particulière, par l'un ou l'autre *. Un vecteur causal
les relie l'un à l'autre : il commence avec la gourmandise, qui naît avec le
corps et allume la fornication; puis ce premier couple engendre l'avarice,
entendue comme attachement aux biens terrestres; laquelle fait naître les
rivalités, les disputes et la colère; d'où se produit l'abattement de la
tristesse, qui provoque le dégoût de la vie monastique tout entière et
l'acédie. Un tel enchaînement suppose qu'on ne pourra jamais vaincre un
vice si on n'a pas triomphé de celui sur lequel il prend appui. « La défaite du
premier apaise celui qui le suit; celui-là vaincu, celui-ci s'alanguit sans plus
de labeur. » Au principe des autres, le couple gourmandise-fornication,
comme « un arbre géant qui étend au loin son ombre », doit être déraciné.
De là l'importance ascétique du jeûne comme moyen de vaincre la
gourmandise et de couper court à la fornication. Là est la base de l'exercice
ascétique, car là est le commencement de la chaîne causale.
L'esprit de fornication est aussi dans une position dialectique singulière
par rapport aux derniers vices et surtout à l'orgueil. En effet, pour Cassien,
orgueil et vaine gloire n'appartiennent pas à la chaîne causale des autres
vices. Loin d'être engendrés par ceux-ci, ils sont provoqués par la victoire
qu'on remporte sur eux ' : orgueil « charnel » vis-à-vis des autres par
1 étalage que l'on fait de ses jeûnes, de sa chasteté, de sa pauvreté, etc.;
orgueil « spirituel » qui fait croire qu'on ne doit ce progrès qu'à ses seuls
mérites 7. Vice de la défaite des vices auquel fait suite une chute d'autant
plus lourde qu'elle vient de plus haut. Et la fornication, le plus honteux de
tous les vices, celui qui fait le plus rougir, constitue la conséquence de
l'orgueil - châtiment mais aussi tentation, épreuve que Dieu envoie au
présomptueux pour lui rappeler que la faiblesse de la chair le menace
toujours si la grâce ne vient pas à son secours. « Parce que quelqu'un a joui
longtemps de la pureté du cœur et du corps, par une suite naturelle, [...] tout
au fond de lui-même, il se glorifie dans une certaine mesure (...]. Aussi le
Seigneur fait-il mieux, pour son bien, de l'abandonner : la pureté qui lui
donnait tant d'assurance commence de le troubler; au milieu de la
prospérité spirituelle, il se voit chanceler 8. » Dans le grand cycle des
combats, au moment où l'âme n'a plus à lutter que contre soi, les
aiguillons de la chair se font sentir à nouveau, marquant ainsi
l'inachèvement nécessaire de cette lutte et la menaçant d'un perpétuel
recommencement.
Enfin, la fornication a par rapport aux autres vices un certain privilège
ontologique, qui lui confère une importance ascétique particulière. Elle a,
en effet, comme la gourmandise, ses racines dans le corps. Impossible de la
vaincre sans le soumettre à des macérations; alors que la colère ou la
tristesse se combattent « par la seule industrie de l'âme », elle ne peut être
déracinée sans « la mortification corporelle, les veilles, les jeûnes, le travail
qui brise le corps ' ». Ce qui n'exclut pas, au contraire, le combat que l'âme
doit livrer contre elle-même, puisque la fornication peut naître de pensées,
d'images, de souvenirs : « Lorsque le démon, par sa ruse subtile, a insinué
dans notre cœur le souvenir de la femme, en commençant par notre mère,
16
Le combat de la chasteté
nos sœurs, nos parents ou certaines femmes pieuses, nous devons le plus vite
possible chasser ces souvenirs de nous-même, de peur que si nous nous y
attardons trop, le tentateur n'en prenne occasion pour nous faire
insensiblement ensuite penser à d'autres femmes I0. » Cependant, la
fornication présente avec la gourmandise une différence capitale. Le
combat contre celle-ci doit être mené avec mesure puisqu'on ne saurait
renoncer à toute nourriture : « II faut pourvoir aux exigences de la vie... de
peur que le corps, épuisé par notre faute, ne puisse plus s'acquitter des
exercices spirituels nécessaires ". » Ce penchant naturel à la nourriture,
nous avons à le tenir à distance, à le prendre sans passion, nous n'avons pas
à l'arracher; il a une légitimité naturelle; le nier totalement, c'est-à-dire
jusqu'à la mort, serait charger son âme d'un crime. En revanche, il n'y a
pas de limite dans la lutte contre l'esprit de fornication; tout ce qui peut
nous y porter doit être extirpé et aucune exigence naturelle ne saurait
justifier, en ce domaine, la satisfaction d'un besoin. Il s'agit donc de faire
mourir entièrement un penchant dont la suppression n entraîne pas la
mort de notre corps. La fornication est parmi les huit vices le seul qui soit à
la fois inné, naturel, corporel dans son origine et qu'il faille détruire
entièrement comme il faut le faire pour ces vices de l'âme que sont l'avarice
ou l'orgueil. Mortification radicale par conséquent qui nous laisse vivre
dans notre corps en nous affranchissant de la chair. « Sortir de la chair tout
en demeurant dans le corps ". » C'est à cet au-delà de la nature, dans
l'existence terrestre, que la lutte contre la fornication nous donne accès.
Elle nous « arrache à la fange terrestre ». Elle nous fait vivre en ce monde
une vie qui n'est pas de ce monde. Parce qu'elle est la plus radicale, c'est
cette mortification qui nous apporte, dès ici-bas, la plus haute promesse :
« dans la chair parasite », elle confère « la citoyenneté que les saints ont
la promesse de posséder une fois délivrés de la corruptibilité
charnelle "».
On voit donc comment la fornication, tout en étant un des huit éléments
du tableau des vices, se trouve par rapport aux autres dans une position
particulière : en tête de l'enchaînement causal, au principe du
recommencement des chutes et du combat, en un des points les plus difficiles et les
plus décisifs du combat ascétique.
17
Michel Foucault
18
Le combat de la chasteté
19
Michel Foucault
Ainsi s'explique le fait que, tout au long de cette lutte contre l'esprit de
« fornication » et pour la chasteté, le problème fondamental, et pour ainsi
dire unique, soit celui de la pollution — depuis ses aspects volontaires ou les
complaisances qui l'appellent, jusqu'aux formes involontaires dans le
sommeil ou dans le rêve. Importance si grande que Cassien fera de l'absence
de rêves erotiques et de pollution nocturne le signe qu'on est parvenu au
plus haut stade de la chasteté. Il revient souvent sur ce thème : « La preuve
qu'on a atteint cette pureté sera que nulle image ne nous trompe lorsque
nous sommes en repos et détendus dans le sommeil " », ou encore : « Telle
est la fin de l'intégrité et la preuve définitive : qu'aucune excitation
voluptueuse ne nous survienne pendant notre sommeil et que nous ne
soyons pas conscients des pollutions auxquelles nous contraint la
nature **. » Toute la XXI? Conference est consacrée à la question des « pollutions
de la nuit », et à la nécessité de « tendre toute notre force pour en être
20
Le combat de la chasteté
21
Michel Foucault
22
Le combat de la chasteté
23
Michel Foucault
En tout cas, il semble bien que l'étude d'un texte comme celui-ci confirme
qu'il n'y a guère de sens à parler d'une « morale chrétienne de la sexualité »,
encore moins d'une « morale judéo-chrétienne ». En ce qui concerne la
réflexion sur les conduites sexuelles, des processus très complexes se sont
déroulés depuis l'époque hellénistique jusqu'à saint Augustin. Certains
temps forts s'y remarquent facilement : dans la direction de conscience
stoïco-cynique, dans l'organisation du monachisme. Bien d'autres aussi
sont déchiffrables. En revanche, l'avènement du christianisme, en général,
comme principe impérieux d'une autre morale sexuelle, en rupture massive
avec celles qui l'ont précédée, ne se laisse guère apercevoir. Comme le dit P.
Brown, à propos du christianisme dans la lecture de l'Antiquité massive, la
cartographie du partage des eaux est difficile à établir.
Michel Foucault
Paris, Collège de France
NOTES
1. Les sept autres sont la gourmandise, l'avarice, la colère, la paresse, l'acédie, la vaine
gloire et l'orgueil.
2. Cf. infra, p. 17.
3. Conférences, V. 10. J'ai suivi l'édition et la traduction des Institutions et des Conférences
telles qu elles ont été publiées par les Sources chrétiennes.
4. Institutions, V, et Conferences, V.
5. Conférences, V, 13-14.
6. Conférences, V, 10.
7. Institutions, XII, 2.
8. Conférences, XII, 6. Voir des exemples de la chute dans l'esprit de fornication, dans
l'orgueil et la présomption in Conférences, II, 13; et surtout dans Institutions, XII, 20 et 21,
où les fautes contre l'humilité sont sanctionnées par les tentations les plus humiliantes, celle
d'un désir contra usum naturae.
9. Conférences, V, 4.
10. Institutions, VI, 13.
11. Institutions, V, 8.
12. Institutions, VI, 6.
13. Institutions, VI, 6.
14. Conférences, V, 11.
15. Conférences, XII, 2. Cassien appuie sa tripartition sur un passage de l'Épître aux
Colossiens 3, 5.
16. Didaché, II, 2.
17. Lettre de Barnabe, XIX, 4. Un peu plus haut, à propos des interdits alimentaires, le
même texte interprète la défense de manger de la hyène comme prohibition de l'adultère;
celle de manger du lièvre, comme prohibition de la séduction d'enfants ; celle de manger de
la belette, comme condamnation des rapports buccaux.
18. Ainsi saint Augustin, Sermon, 56.
19. Didaché, III, 3.
20. Basile de Césarée, Exhortation à renoncer au monde, 5 : « Évite tout commerce, toute
relation avec les jeunes confrères de ton âge. Fuis-les comme le feu. Nombreux, hélas, sont
ceux que par leur intermédiaire l'ennemi a incendiés et livrés aux flammes éternelles. » Cf.
les précautions indiquées dans les Grandes Règles (34) et les Règles brèves (220). Voir
également Jean Chrysostome, Adversus oppugnatores vitae monasticae.
24
Le combat de la chasteté
21. Institutions, II, 15. Ceux qui enfreignent cette loi commettent une faute grave et sont
soupçonnés * conjurationis pratique consilii». Ces mots sont-ils une manière allusive de
désigner un comportement amoureux ou visent-ils le danger de relations privilégiées entre
membres de la même communauté? Mêmes recommandations dans Institutions, TV, 16.
22. Le terme utilisé par Cassien pour désigner le fait que l'esprit s'attarde à ces pensées est
immorari. La delectatio morosa sera, dans la suite, une des catégories importantes dans
l'éthique sexuelle du Moyen Age.
23. Conférences, XII, 7.
24. Conférences, V, 11; et XII, 2. Cf. supra.
25. Institutions, VI, 10.
26. Institutions, VI, 20.
27. Conférences, VII, 1; XII, 7. D'autres allusions à ce thème dans Institutions, H,
13.
28. Conferences, XXII, 5.
29. Institutions, VI, 11.
30. Institutions, VI, 22.
31. Institutions, VI, 23.
32. Cf., dans la XXII* Conférence (6), l'exemple d'une « consultation » i propos d'un moine
qui chaque fois qu'il se présentait à la communion était victime d'une illusion nocturne, et
n'osait donc pas prendre part aux saints mystères. Les « médecins spirituels », après
interrogatoire et discussions, diagnostiquent que c'est le diable qui envoie ces illusions pour
empêcher le moine de parvenir à la communion qu'il désire. S abstenir était donc tomber
dans le piège du diable. Communier malgré tout était le vaincre. Cette décision une fois
prise, le diable n'est plus réapparu.
Communications
L'homosexualité à Rome
Paul Veyne
Veyne Paul. L'homosexualité à Rome. In: Communications, 35, 1982. Sexualités occidentales. Contribution à l'histoire et à la
sociologie de la sexualité. pp. 26-33;
doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1519
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1982_num_35_1_1519
L'homosexualité à Rome
àdes
et
païens
l'ont
chacun
Plotin,
un
Vers
ce
femmes
homme,
qu'on
pas
aient
souhaitait
la
lavue
fin
passion
pensait
'vu
comme
».deAimer
revient
l'homosexualité
que
l'Antiquité
de
amoureuse
un
cent
les
l'un,
unproblème
vrais
garçon
fois
on païenne,
penseurs
sous
le
(dont
pensait
d'un
ou
àlapart;
une
plume
la
oeil
un
«de
femme,
légitimité
méprisent
ils
indulgent;
philosophe
l'autre.
des
admettaient
Anciens;
cette
Illan'est
était
la
expression,
beauté
ascète
vérité
discutable
ou
l'un
pas
condamnaient
des
valait
et
exact
estgarçons
mystique,
appliquée
qu'ils
àque
l'autre
leurs
les
ne
et
26
L'homosexualité à Rome
soit $. Platon a tracé les lois d'une cité utopique d'où il bannit la pédérastie,
qu'il dit non conforme à la nature, puisque les animaux (croit-il) ne
s'unissent jamais à leur propre sexe. Mais qu'on relise ses textes ' : pour lui,
la pédérastie est moins contre nature qu'elle ne va au-delà de ce que la
nature exige. Elle est un geste trop libertin et peu naturel : la sodomisation.
Platon milite contre la mollesse et l'égarement passionnel, la nature n'étant
pour lui qu'un argument supplémentaire. Son dessein n'est pas de ramener
la passion à la droite nature, en ne permettant d'aimer que les femmes,
mais de supprimer toute passion en n'autorisant que la sexualité de
reproduction (l'idée qu'on puisse être amoureux d'une femme ne lui a pas
effleuré l'esprit, en effet). Il ne raisonnerait pas autrement s'il avait
entrepris de condamner la gastronomie comme amollissante : la nature,
dirait-il, nous enseigne par l'exemple des animaux qu'il faut manger pour
vivre et non pas vivre pour manger. Ce qui est antinaturel dans la
pédérastie est moins l'erreur sur le sexe que la complication du plaisir : la
pédérastie n'est pas pour lui une anormalité digne du bûcher, mais un geste
abusif, à la façon des « positions ». Elle demeure interdite, mais au même
titre que l'union avec toute femme qui n'est pas l'épouse légitime.
Il ne suffit donc pas de trouver dans les textes les mots de « contre
nature » : il faut encore comprendre en quel sens l'Antiquité les prenait.
Pour Platon, ce n'était pas l'homosexuel qui était contre nature, mais
seulement le geste qu'il accomplissait. La nuance est de taille : un pédéraste
n'était pas un monstre, membre de quelque race aux pulsions
incompréhensibles - c'était tout simplement un libertin, mû par l'instinct universel
du plaisir, qui allait jusqu'à faire un geste, celui de la sodomie, que les
animaux ne font pas. L'horreur sacrée du pédéraste n'existait pas.
Aussi l'homophilie active est-elle partout présente dans les textes grecs et
aussi romains. Catulle se vante de ses prouesses et Cicéron a chanté les
baisers qu'il cueillait sur les lèvres de son esclave-secrétaire 7. Selon ses
goûts, chacun optait pour les femmes, les garçons ou les unes et les autres;
Virgile avait le goût exclusif des garçons *, l'empereur Claude, celui des
femmes ; Horace répète qu'il adore les deux sexes. Les poètes chantaient le
mignon du redoutable empereur Domitien aussi librement que les écrivains
du xviir siècle célébreront la Pompadour, et l'on sait qu'Antinoos, mignon
de l'empereur Hadrien, reçut souvent un culte officiel après sa mort
précoce '. Pour plaire à tout leur public, les poètes latins, quels que fussent
leurs goûts personnels, chantaient l'un et l'autre amour; un des thèmes
consacrés de la littérature légère était de mettre en parallèle les deux
amours et de comparer leurs agréments respectifs 10. En cette société où les
censeurs les plus sévères ne voyaient dans la sodomie qu'un geste libertin,
l'homophilie active ne se cachait pas et ceux qui s'adonnaient aux garçons
étaient aussi nombreux que les amateurs de femmes; ce qui en dit long sur
la nature peu... naturelle de la sexualité humaine.
Un auteur antique se permet des allusions à l'homophilie dans l'exacte
mesure où il se permet des allusions légères en général. Il n'y a pas à
distinguer entre auteurs grecs et auteurs latins et l'amour qu'on dit grec
pourrait aussi légitimement être dit romain. Faut-il croire que Rome a
appris cet amour des Grecs, qui furent ses maîtres en tant de domaines ? Si
27
Paul Veyne
la réponse est oui, on en inférera que rhomophilie est une perversion si rare
qu'un peuple ne peut l'avoir apprise que d'un autre peuple qui lui aura
donné le mauvais exemple; s il apparaît, au contraire, qu à Rome la
pédérastie était indigène, on en conclura que l'étonnant n'est pas qu'une
société connaisse rhomophilie, mais qu elle l'ignore : ce qui mérite
explication n'est pas la tolérance romaine, mais l'intolérance des
modernes.
La seconde réponse est la bonne : Rome n'a pas attendu l'hellénisation
pour avoir de l'indulgence envers une certaine forme d'amours masculines.
Le monument le plus ancien que nous ayons' conservé des lettres latines, le
théâtre de Plaute, qui est immédiatement antérieur à la grécomanie, est
plein d'allusions homophiles d'une saveur très indigène; la façon habituelle
de taquiner un esclave est de lui rappeler quel office son maître attend de lui
et pour lequel l'esclave doit se mettre à quatre pattes. Dans le calendrier de
l'État romain qu'on appelle Fastes de Préneste, le 25 avril est la fête des
prostitués masculins, le lendemain de la fête des courtisanes, et Plaute nous
parle de ces prostitués qui attendaient le client dans la rue Toscane ". Les
poésies de Catulle sont pleines d'injures rituelles et juvéniles par lesquelles
le poète menace ses ennemis de les sabrer pour marquer son triomphe sur
eux; nous sommes dans un monde de bravades folkloriques d'une saveur
très méditerranéenne, où l'important est d'être le sabreur : peu importe le
sexe de la victime. La Grèce avait exactement les mêmes principes; mais, en
outre, elle tolérait et même admirait une pratique romanesque que les
Latins avaient en horreur : elle était indulgente pour les amours censément
platoniques des adultes pour les éphèbes de naissance libre qui
fréquentaient l'école ou plutôt le gymnase, où leurs amants allaient les voir
s'entraîner nus. A Rome, l'éphèbe de naissance libre était remplacé par
l'esclave qui servait de mignon. Ce qui prouvait que le maître avait un
tempérament débordant et était tellement porté sur le sexe que ses servantes
ne lui suffisaient pas " : il lui fallait sabrer aussi ses petits esclaves; il allait
plus loin que les limites naturelles. Ce dont les honnêtes gens souriaient
avec indulgence.
L'important demeurait de respecter les femmes mariées, les vierges et les
adolescents de naissance libre : la prétendue répression légale de
l'homosexualité visait en réalité à empêcher qu'un citoyen soit sabré comme un
esclave. La loi Scantinia, qui date de 149 avant notre ère, est confirmée par
la vraie législation en la matière, qui est augustéenne : elle protège
l'adolescent libre au même titre que la vierge de naissance libre. Le sexe, on
le voit, ne fait rien à l'affaire. Ce qui compte est de n'être pas esclave, et de
n'être pas passif. Le législateur ne songe nullement à empêcher l'homo-
philie. Il veut seulement protéger le jeune citoyen contre les entreprises
actives.
Voilà donc un monde où l'on spécifiait dans les contrats de dot que le
futur époux ne prendrait « ni concubine, ni mignon » et où Marc Aurèle
s'applaudit dans son Journal d'avoir résisté à l'attirance qu'il éprouvait
pour son domestique Theodotos et sa servante Benedicta ; en ce monde, on
ne classait pas les conduites d'après le sexe, amour des femmes ou des
garçons, mais en activité ou passivité : être actif, c'est être un mâle, quel que
28
L'homosexualité à Rome
29
Paul Veyne
30
L'homosexualité à Rome
31
Paul Veyne
adolescent qui n'y prend pas de plaisir. On voulait croire que c'était le cas
général, parce que cette relation active et sans mollesse tranquillisait, où les
orages et la servilité de la passion étaient, disait-on, inconnus; « Je souhaite
à mes ennemis d'aimer les femmes et à mes amis, les garçons », écrivait le
poète Properce en un jour d'amertume, car la pédérastie « est un fleuve
paisible et sans naufrage : quel mal redouter en un espace aussi étroit "? ».
L'homophilie romaine, avec toutes ses bizarreries, ses étroitesses
déconcertantes, est la conséquence d'un puritanisme, dont les racines sont
politiques. C'est un irresponsable, le poète Ovide, qui fait l'éloge des femmes
en expliquant que le charme de l'hétérosexualité est dans le plaisir de la
partenaire, alors que les garçons, assure-t-il, n'éprouvent jamais de
plaisir.
Notre lecteur se demande peut-être, pour finir, comment il se fait que
l'homophilie ait été si répandue; faut-il penser qu'une particularité de la
société antique, par exemple le mépris de la femme, y multipliait
artificiellement les homophiles, ou qu'au contraire une répression
différente, mais moindre au total, laissait se manifester une homophilie qui
serait l'état normal de la sexualité humaine? La seconde réponse est
incontestablement la bonne. Ici, il faut être net, au risque de surprendre.
Vivre avec un homme, préférer les garçons aux femmes, est une chose : c'est
une question de caractère, de complexe d'Œdipe et de tout ce qu'on voudra
et ce n'est sûrement pas le cas majoritaire, ni d'ailleurs très minoritaire. En
revanche, à peu près tout le monde peut avoir des relations physiques avec
son propre sexe, et avec plaisir; ajoutons : en éprouvant exactement le même
plaisir qu'avec le sexe opposé; si bien que la plus grande surprise qu'éprouve
un hétérosexuel qui fait l'expérience pour voir est de constater qu'il n'y a
pas de différence et que le voyage est décevant... Durant l'été 1979, on a
entendu sur ce point des témoignages instructifs au congrès international
du mouvement homophile « Arcadie ». Précisons que les hétérosexuels qui
ont fait cette constatation n'avaient jamais songé à avoir des relations avec
un garçon, ne réprimaient pas de frustration à ce sujet, n'y songeaient guère
et supposaient que, s'ils s'y risquaient, ils n'auraient que dégoût. Ils
n'eurent aucun dégoût et tout marcha très bien. Sauf qu'ils s'en tinrent là :
ils ne renouvelèrent pas l'expérience, car, à leur goût, les femmes étaient
plus intéressantes à long terme et, dans notre société, il était plus facile
d'avoir des relations avec elles.
Alors tout s'éclaire. Qu'on se donne une société où les relations
homophiles soient tolérées, si bien que les garçons ne se gendarment pas et
que les amants ne soient pas gênés de leur faire la cour; qu'on suppose que,
dans cette société, le mariage n'occupe pas la place centrale qu'il a dans la
nôtre et qu'on y sépare les relations épidermiques ou passionnelles, d'une
part, et le sérieux de la vie, de l'autre, c'est-à-dire les rapports conjugaux :
Rome autrefois et le Japon, encore aujourd'hui, en sont des exemples. Dans
ces sociétés, il y aura bien, comme chez nous, une minorité consistante qui
aura le goût passionné des seuls garçons; mais la majorité elle-même
appréciera à l'occasion les amours masculines, ouvertes à tous, puisque les
amours épidermiques y seront admises et que personne ne sera gêné de s'y
livrer par des interdits sociaux. Les hommes ne sont pas des animaux et
32
L'homosexualité à Rome
l'amour physique n'est pas chez eux dominé par la distinction des sexes :
comme disait Elisabeth Mathiot-Ravel, les conduites sexuelles ne sont pas
sexuées.
Paul Veyne
Paris, Collège de France
NOTES
BIBLIOGRAPHIE
En attendant le grand livre de Michel Foucault sur les Aphrodisia, à paraître aux Éditions
du Seuil au printemps 1983, on lira le premier chapitre du livre de John Boswell,
Christianity, Social Tolerance and Homosexuality, Chicago, 1980. Pour l'homosexualité
grecque, l'étude fondamentale est celle de K. J. Dover, Greek Homosexuality, Londres, 1978;
beaucoup de textes sont utilement et agréablement rassemblés par F. Buffière, La Pédérastie
dans la Grèce antique, Paris, Éditions Guillaume Budé, 1980. Je n'ai pu lire la thèse de 3'
cycle de F. Gonfroy, Un fait de civilisation méconnu : V homosexualité masculine à Rome,
Poitiers, 1972, que je connais â travers Georges Fabre, Libertus : patrons et affranchis à
Rome, 1981, p. 258 sq.
Communications
Ariès Philippe. Saint Paul et la chair. In: Communications, 35, 1982. Sexualités occidentales. Contribution à l'histoire et à la
sociologie de la sexualité. pp. 34-36;
doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1520
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1982_num_35_1_1520
A deux reprises (I Cor 6, 9-10, 1 Tim 1, 9-10), saint Paul nous donne une
liste de péchés dans un ordre qui paraît suivre une hiérarchie. Il dévoile une
conception du mal où se rejoignent et se combinent le judaïsme et
Thellénisme de son temps, où apparaissent les grandes tendances de ce qui
deviendra la morale chrétienne, mais qui était déjà une morale païenne en
formation. La place qu'y occupe la sexualité est très intéressante.
Les péchés se répartissent, dans ces deux textes, en cinq grandes
catégories : les péchés contre Dieu, contre la vie de l'homme, contre son
corps, contre les biens et les choses, enfin ceux de la parole. Pèchent contre
Dieu, d'abord les idolâtres, cela va de soi, puis ceux qui s'opposent à la
Justitia, les insoumis, ceux qui désobéissent aux commandements et ne
respectent pas la Pietas (nous dirions le sacré), les sacrilèges, les
profanateurs, les impies. Pèchent contre l'homme les meurtriers : les
parricides, les matricides, puis tous les homicides. Ensuite viennent ceux
qui pèchent contre leur corps, que saint Paul définit comme le temple de
1 Esprit de Dieu, donc un lieu sacré où l'on ne fait pas n'importe quoi : on
disait hier les péchés de la chair, nous dirions aujourd'hui les délits sexuels I
Le groupe des pécheurs de la chair est à son tour réparti en quatre
sous-groupes, et il faut ici faire très attention au sens des mots, même si
quelques-uns sont pris dans un sens général et vague (fornication). Il est
bien possible qu'on aille crescendo d'un groupe à l'autre. Le premier
sous-groupe est constitué par les prostitués ifornicarii (en grec : pornol). Le
second est celui des adultères, c'est-à-dire ceux qui séduisent la femme d'un
autre - et les femmes qui se laissent séduire. L'origine étymologique
(adulteratio) suggère l'idée d' « altération », plutôt <jue celle d acte sexuel.
Le troisième groupe est celui des molles (malakoï) : il est particulièrement
intéressant pour nous, et il révèle quelque chose d'important et de nouveau
(c'est aussi l'opinion de Michel Foucault telle qu'il l'a clairement exposée à
notre séminaire). Qu'est-ce que la mollitiesi II est remarquable que les
expressions utilisées pour désigner finalement des activités sexuelles
comme la fornication, l'adultère, ne se réfèrent ni à des organes ni à des
gestes. Ce n'est pas vraiment par pudeur, car ni le grec ni le latin n'avaient
peur des mots - et, un peu plus loin, saint Paul se permet une sorte de
plaisanterie sur le prépuce des circoncis. Je verrais plutôt dans cette réserve
la survivance d'un temps du langage où la sexualité en tant que telle n'était
pas objet d'analyse ni de réglementation, et où par conséquent les seules
catégories retenues par l'usage étaient celles de la prostitution et du mariage
en général, et non pas de ce qu'on faisait précisément dans l'antre (fornix)
34
Saint Paul et la chair
35
Philippe Ariès
homicides et avant les péchés contre la propriété, si l'on admet, comme cela
paraît probable, que rénumération de saint Paul est bien graduée. Il y avait
désormais une morale sexuelle, des péchés contre le corps, dus à l'usage ou à
l'abus des inclinations sexuelles, on dira de la concupiscence. Il y avait des
actes sexuels mauvais et défendus, presque aussi mauvais que l'homicide.
Certes, ils sont toujours désignés par des noms étrangers à la physiologie du
sexe, mais la mollities introduit, elle, une notion nouvelle. En outre,
l'homosexualité, répandue dans le monde hellénistique et considérée
comme normale, devenait un acte abominable et défendu. C'est même le
seul des délits sexuels dont le nom évoque carrément une attitude physique :
masculorum concubitores.
En même temps que le code des actes défendus devient plus précis, un
idéal nouveau est opposé à l'usage, même admis et légitime, de la sexualité
dans le mariage, celui de la virginité masculine aussi bien que féminine :
bonum est homini mulierem non tangere. L'idée épicurienne est rejetée, qu'il
faut céder à la concupiscence comme le ventre doit céder à la faim : si la
faim est admise, la concupiscence, elle, est suspecte et soigneusement
contrôlée.
Désormais, les idéologies sont donc en place. Il n'y aura plus qu'à codifier
et développer. Toutefois il faut bien préciser que cette morale est antérieure
au christianisme. Toutes les transformations de la sexualité, nous dit Paul
Veyne, dans son article éblouissant sur l'amour à Rome, sont antérieures au
christianisme. Les deux principales, ajoute-t-il, font passer d'une
bisexualité de sabrage (c'est-à-dire où l'homme revendique un rôle actif, le
contraire de la mollities) à une hétérosexualité de reproduction, et d'une
société où le mariage n'est nullement une institution à une société où il va
de soi que le mariage est une institution fondamentale de toutes les sociétés
(croit-on) et de la société tout entière. Sans doute saint Paul ne met-il pas ici
en avant la procréation. Il était trop persuadé de la proximité de la fin des
temps pour s'en préoccuper. Le mariage est à ses yeux un moyen légitime,
mais dont il préfère qu'on se passe quand on peut, de satisfaire une
concupiscence qu'on ne parvient pas à maîtriser : mieux vaut se marier que
brûler. Il n'empêche que la procréation est bientôt devenue dans la société
chrétienne ce qu'elle était déjà dans la morale des stoïciens, l'une des deux
raisons d'être de la sexualité.
Ainsi Paul Veyne et sans doute Michel Foucault sont-ils amenés à définir
les trois piliers sur lesquels les sociétés occidentales, depuis le H* siècle, vont
organiser leur nouveau système sexuel : les attitudes devant
l'homosexualité, le mariage et la mollities. Le changement a commencé dès les premiers
siècles de notre ère, l'une des époques capitales dans la mise en place des
caractères fondamentaux de notre fonds culturel.
Philippe Ariès
Paris, École des hautes études en sciences sociales
Communications
Pollak Michael. L'homosexualité masculine, ou le bonheur dans le ghetto ?. In: Communications, 35, 1982. Sexualités
occidentales. Contribution à l'histoire et à la sociologie de la sexualité. pp. 37-55;
doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1521
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1982_num_35_1_1521
L'homosexualité masculine,
ou : le bonheur dans le ghetto?
Affiche
mani
<r festati
1979.Not on « Gay
all
portée
Pride
boyspar
Parade
dream
un travesti
»of
à New
being
à laa marine!
York, le 24 juin
»
37
Michael Pollak
38
L* homosexualité masculine
39
Michael Pollak
40
L'homosexualité masculine
41
SCHÉMA 1
CATÉGORIES D'HOMOSEXUELS
SELON BELL-WEINBERG
dosed coupled open coupled functi
(quasi-mariage) (mariage libre) (adaptés au
du march
nombre de bas élevé élev
partenaires
. fréquence de
l'activité forte forte for
sexuelle
drague peu beaucoup beauc
problèmes OUI
non no
sexuels (avec partenaire)
regrets d'être non non no
homosexuel
A - Indicateurs de l'acceptation et de l'intériorisation des règles du milieu h
B — Indicateurs de l'importance de la socialisation antérieure au * coming out
L* homosexualité masculine
43
Michael Pollak
44
L'homosexualité masculine
LA NOSTALGIE DU COUPLE.
45
Michael Pollak
46
L'homosexualité masculine
DE LA CULTURE AU GHETTO.
47
Michael Pollak
48
L'homosexualité masculine
49
Michael Pollak
50
L'homosexualité masculine
qu'ils disent s'adresse plutôt aux hétérosexuels. Ils leur reprochent de ne pas
consacrer suffisamment de temps aux jeux préparatoires, de méconnaître
les sources de plaisir du partenaire, de rester incapables de communiquer
sur leurs besoins sexuels spécifiques. Selon ce livre, tous ces problèmes sont
moindres dans une relation homosexuelle. L'homosexualité érigée en
modèle? Les homosexuels vivront-ils bientôt dans une société qui non
seulement les tolère, mais qui leur reconnaîtrait des qualités dignes d'être
imitées?
On rencontre les mêmes phénomènes dans d'autres domaines où l'image
de l'homosexualité joue un rôle moteur dans un processus de changement
de styles de vie. Le phénomène « disco » symbolise l'effet de mode que le
milieu homosexuel exerce actuellement sur certains secteurs de la société.
Toute discothèque qui se respecte essaie d'attirer également une clientèle
homosexuelle et de créer un climat ambigu dans lequel tous les goûts se
mélangent. Un grand nombre, sinon la majorité des tubes « disco » qui
viennent des États-Unis font des allusions à l'homosexualité. Un des
groupes qui connaît le plus grand succès, les Village People, s'adresse par
ses chansons exclusivement aux homosexuels : « Macho Man », a In the
Navy », « YMCA » sont nourries de fantasmes homoérotiques et d'images
qui décrivent les lieux d'initiation à l'homosexualité.
Cette apparente promotion de l'homosexualité ne vise ni exclusivement
ni principalement à l'amélioration de la condition homosexuelle. En
traitant au même niveau toutes les manifestations sexuelles et en ne se
souciant que de leur efficacité proprement sexuelle, le discours sexologique
à la Masters et Johnson tend à réunifier les territoires d'une géographie
sexuelle que le discours sur les perversions avait séparés les uns des autres.
Ce faisant, ce discours tend à effacer des stigmates que les classifications
antérieures imposaient à certaines pratiques sexuelles. Dans une première
étape, qui est celle que nous vivons actuellement, ce changement dans la
représentation scientifique de la sexualité, plutôt qu'il n'a aboli les limites
entre différentes expressions de la sexualité, a favorisé la différenciation des
représentations en termes d'identités sexuelles. Ces représentations sont à
l'origine d'autant de « groupes » et de « mouvements » qui revendiquent un
espace social qui leur soit propre et qui permette, au prix de la ségrégation,
l'épanouissement de leur sexualité. Cette logique de différenciation et de
ségrégation tend à affaiblir l'opposition « forte » entre hétérosexuels et
homosexuels. Elle pourrait produire un jeu d'alliances multiples et
changeantes dans la lutte qui porte sur la classification des pratiques
sexuelles acceptables et inacceptables.
Michael Pollak
Paris, Centre national de la recherche scientifique
NOTES
51
Michael Pollak
52
L*homosexualité masculine
ANNEXE STATISTIQUE
53
TABLEAU 1
AGE AU MOMENT DU PREMIER ACTE SEXUEL
USA RFA
Blancs Noirs
-19 31% 43% -20
20-23 33% 40% 21-25
24 + 36% 17% 26 +
100%
N - 574 N=
100%
111
TABLEAU 2
NOMBRE DE PARTENAIRES SEXUELS PENDANT LES DOUZE DERNIERS MOIS
USA RFA
Blancs Noirs
0 3% _ 0 _
1-2 8% 10% 1 6%
3-5 10% 12% 2-5 19%
6-10 12% 14% 6-10 16%
11-19 12% 5% 11-19 22%
20-50 27% 28% 20-50 20%
51 + 28% 32% 51 + 17%
100% 100% 100%
TABLEAU 3
NOMBRE TOTAL DE PARTENAIRES SEXUELS
USA RFA
Blancs Noirs
1-99 25% 41%
100-499 32% 26%
500 + 43% 33%
100% 100%
TABLEAU 4
FRÉQUENCE DE L'ACTIVITÉ SEXUELLE
PAR ANNÉE ET PAR PERSONNE SELON L'ÂGE
fréquence sexuelle totale par 258 252 261 233 240 188 130
année et par personne
N*32 N*153 N*2S0 N*141 N*76 N*59 N*57
* RFA uniquement.
TABLEAU 5
DURÉE D'UNE RELATION STABLE AU MOMENT DE L'INTERVIEW
USA RFA
Blancs Noirs
pas de relation stable 42%
relation stable 58%
-3 mois -6 mois 27%
-1 an -1 an 8%
1-3 ans 1-2 ans 16%
3-5 ans 2-5 ans 26%
5 ans + 5 ans + 23%
100%
JV- 459
TABLEAU 6
DÉSIR DE SUBIR UN TRAITEMENT CONTRE L'HOMOSEXUALITÉ
(AU CAS OÙ CELUI-CI SERAIT SÛR)
USA RFA
Blancs Noirs
à la à la
nant * naissance * nant * naissance
oui 14% 28% 13% 23%
peut-être
non 86% 72% 87% 77%
100% 100% 100% 100%
**• Réponse
Question non
poséeprévue
aux USA
dansseulement.
le questionnaire américain.
Communications
Ariès Philippe. Réflexions sur l'histoire de l'homosexualité. In: Communications, 35, 1982. Sexualités occidentales. Contribution
à l'histoire et à la sociologie de la sexualité. pp. 56-67;
doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1522
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1982_num_35_1_1522
morale
aujourd'hui
conscience
dominante
durement
quand
plus
reste
encore
d'une
son
le
condamnations
nécessaire
sein
de
se
s'indigner
laisse
II
faire
pression
l'interdit
plus
Église)
est
de
aussi
ouverte
célébration
cependant
ils
une
l'Église.
évident
reconnaître,
actuelle
longtemps
sont
assurée,
par
si
de
d'une
trentaine
unissait
dont
qui
de
un
des
leurs
à une
accomplis
l'homosexualité
que,
des
groupe
On
pauliniennes
tendances
ilne
sorte
de
paramatrimoniale
planer
faut
audaces
et
tolérances,
sait
législation
possible.
deux
comme
nos
l'accepte
et
d'années.
qui
d'identité;
tenir
ilqu'à
cohérent,
sociétés
lesbiennes,
un
ne
par
est
plus
etle
manque
San
compte.
doute
même
Le
de
des
de
montre
pas
qui
voire
Récemment
accommodantes
est
laFrancisco,
pape
il
l'homosexualité,
individus
occidentales.
encore
mollesse
:revendique
l'un
encore
double
ébranlée
où
non
cette
Bref,
àpas
aici
des
un
des
dû
pas
de
marginal
Michael
les
pasteur
situation
les
complicités,
(et
traits
les
des
de
moralistes
intervenir
pour
homosexuels
dans
des
pénalités
journaux
même
gays
même,
résistances.
Les
nefrappants
Pollak,
protestant
droits
la
ce
s'étaient
ses
certes,
homosexuels
constituent
pourrait
vie,
sexe),
qui
certitudes.
conservateurs
en
impensables
pour
contre
des
rendaient
certes!
l'affaiblissement
n'aurait
mais
sont
Michael
France,
manifestées
de
mais
délits
(désavoué
bien
rappeler
la
en
une
un
qui
mais
situation
qui
La
forment
train
compte
pas
sexuels
groupe
ne
société
Pollak
aréagit
il
porte
pour
n'est
pris
pas
par
y
été
les
au
dea
durer, voire se renverser, et Gabriel Matzneff lui fait écho dans un article
du Monde (5.1.1980), intitulé « Le Paradis clandestin » - déjà Paradis, mais
encore clandestin. « Nous allons assister au retour de l'ordre moral et à son
triomphe. [Rassurez-vous, ce n'est pas pour demain!] Aussi aurons-nous
plus que jamais besoin de nous masquer. L'avenir est à la
clandestinité. »
L'inquiétude demeure. Il est bien vrai qu'on assiste à une sorte de reprise
en main, visant plus, d'ailleurs, du moins pour l'instant, la sécurité que la
moralité \ Une première étape? Mais la normalisation de la sexualité et de
l'homosexualité a été trop loin pour céder à des pressions de police et de
justice. Il faut bien admettre que la place acquise — ou conquise - par
l'homosexualité n'est pas due seulement à une tolérance, à un laxisme —
« Tout est permis, rien n'a d'importance... » II y a quelque chose de plus
profond, de plus subtil, et sans doute de plus structurel et définitif, au moins
pour une longue période : désormais la société tout entière tend plus ou
moins, avec des résistances, à s'adapter au modèle de l'homosexualité. C'est
l'une des thèses qui m'a le plus frappé de l'exposé de Michael Pollak : les
56
Réflexions sur l'histoire de l'homosexualité
57
Philippe Ariès
recherche
L' « homo la
» est
présence,
devenudans
l'unles
deslieux
personnages
de réunion,
de de
la rencontres,
comédie nouvelle.
de plaisir.
Si mon analyse est exacte, la mode unisexe serait donc un indicateur très
sûr d'un changement général de société : la tolérance à l'égard de
l'homosexualité proviendrait d'un changement de représentation des sexes,
non pas seulement de leurs fonctions, de leurs rôles dans la profession, dans
la famille, mais de leurs images symboliques.
Nous essayons de saisir ce <jui est en train de se passer sous nos yeux :
mais pouvons-nous avoir une idée des attitudes plus anciennes, autrement
cjue par les interdits littéraux de l'Église? Il y a là un vaste domaine
inexploré. On s'en tiendra à quelques impressions qui pourraient devenir
des pistes de recherches.
Des livres ont paru, dans les dernières années, qui suggèrent que
l'homosexualité serait une invention du XIXe siècle. Dans la discussion qui a
suivi son exposé, Michael Pollak a exprimé sa réserve. Le problème paraît
cependant intéressant. Entendons-nous : cela ne veut pas dire qu'il n'y avait
pas auparavant d'homosexuels - hypothèse ridicule. Mais on connaissait
seulement des comportements homosexuels, liés à certains âges de la vie ou
à certaines circonstances, qui n'excluaient pas chez les mêmes individus des
pratiques hétérosexuelles concurrentes. Comme le fait remarquer Paul
Veyne, ce que nous savons de l'Antiquité classique témoigne non pas d'une
homosexualité opposée à une hétérosexualité, mais d'une bisexualité dont
les manifestations paraissent commandées par le hasard des rencontres
plutôt que par des déterminismes biologiques.
Sans doute, l'apparition d'une morale sexuelle rigoureuse, appuyée sur
une conception philosophique du monde, telle que le christianisme l'a
développée et maintenue jusqu'à nos jours, a favorisé une définition plus
stricte de la « sodomie » : mais ce terme, dicté par le comportement des
hommes de Sodome dans la Bible, désignait autant un accouplement dit
contre nature (more canum) que le masculorum concubitus, également
considéré comme contre nature. L'homosexualité était alors bien séparée de
l'hétérosexualité, seule pratique normale et admise, mais elle était en même
temps rejetée et noyée dans le vaste arsenal des perversités; Yars erotica
occidentale est un catalogue de perversités toutes peccamineuses. Il se créait
ainsi une catégorie de pervers, ou, comme on disait, de luxurieux, d'où
l'homosexualité avait de la peine à se détacher. Certes, la situation est plus
subtile que ce résumé trop brutal ne le laisse entendre. Nous allons revenir,
dans un moment, à un exemple de cette subtilité qui tourne à l'ambiguïté
chez Dante. L'homosexuel médiéval et d'Ancien Régime était, admettons-le,
un pervers.
A la fin du xvm* siècle, au début du xix% il devient un monstre, un
anormal. Évolution qui pose d'ailleurs le problème des rapports entre le
monstre médiéval ou renaissant et l'anormal biologique du temps des
Lumières et des débuts de la science moderne (voir J. Ceard). Le monstre, le
nain, mais aussi la vieillarde qui se confond avec la sorcière, sont des
injures à la création, prévenus d'être des créatures diaboliques.
L'homosexuel du début du xdc* siècle a hérité de cette sorte de
58
Réflexions sur l'histoire de V homosexualité
59
Philippe Ariès
II ne s'agit pas ici d'un retour à la bisexualité antique que les pratiques
des classes d'âge, initiations, brimades de collèges, avaient maintenue
encore longtemps chez les adolescents. Ce second type d'homosexualité
exclut au contraire les relations hétérosexuelles, soit par impuissance, soit
par une préférence délibérée. Ce ne sont plus les médecins ni les clercs qui
font désormais de l'homosexualité une catégorie à part, une espèce, ce sont
les homosexuels eux-mêmes qui revendiquent leur différence, et qui ainsi
s'opposent au reste de la société tout en exigeant leur place au soleil.
Je veux bien que Freud ait rejeté cette prétention : « La psychanalyse se
refuse absolument à admettre que les homosexuels constituent un groupe
ayant des caractères particuliers que l'on pourrait séparer de ceux des
autres individus. » II n'empêche que la vulgarisation de la psychanalyse a
poussé, autant qu'à la libération de l'homosexualité, à sa classification en
espèce, à la suite des médecins du xix* siècle.
J'ai été tenté de soutenir que la jeunesse ou l'adolescence n'existaient pas
vraiment avant le xvm* siècle — une adolescence dont l'histoire aurait été à
peu près la même (quoique avec un décalage chronologique) que celle de
l'homosexualité : d'abord Chérubin, l'efféminé, ensuite Siegfried, le viril.
On m'a justement (N.Z. Davis) opposé les cas des classes d'âge des abbayes
de la jeunesse, de la « subculture » des apprentis londoniens..., qui
témoignent d'une activité sociale propre à l'adolescence, d'une solidarité
des adolescents. Et cela est très vrai.
La jeunesse avait à la fois un statut et des fonctions, soit dans
l'organisation de la communauté et de ses loisirs, soit dans la vie du travail
et de l'atelier, en face des patrons et des patronnes. Autrement dit, il y avait
bien une différence de statut entre les adolescents non mariés et les adultes.
Mais cette différence, si elle les opposait les uns aux autres, ne les séparait
pas en deux mondes non communicants. L'adolescence n'était pas constituée
en catégorie particulière, quoique les adolescents eussent des fonctions qui
leur étaient particulièrement dévolues. C'est pourquoi il n'y avait guère de
prototype d'adolescent. Cette analyse générale souffre des exceptions. Par
exemple, au XV* siècle italien et dans la littérature élizabéthaine,
l'adolescence paraît bien sollicitée vers un type juvénile élégant et mince qui n'est
d'ailleurs pas sans ambiguïté et qui suggère une touche d'homosexualité. A
partir du xvf siècle et au xvn* siècle, au contraire, la silhouette de l'adulte
viril et puissant ou de la femme féconde l'emportent. Le modèle de l'époque
moderne (xvn* siècle) est Yhomme jeune, et non pas le jeune homme, c'est
l'homme jeune qui culmine avec sa femme au sommet de la pyramide des
âges. L'efféminement, la puérilité, ou même la «juvénilité» gracile du
Quattrocento sont étrangers à l'imaginaire de ce temps.
Au contraire, à la fin du xviir siècle et surtout au xix* siècle, l'adolescence
va prendre de la consistance, alors que, au contraire, elle perd peu à peu son
statut dans la société globale, qu'elle cesse d'en être un élément organique
pour en devenir seulement l'antichambre. Ce phénomène de
compartimentage a été limité au début du xix* siècle (l'époque romantique) à la
jeunesse bourgeoise des écoles (les écoliers). Pour toutes sortes de raisons, il
s'est étendu et généralisé après la Seconde Guerre mondiale, et l'adolescence
nous apparaît désormais comme une classe d'âge énorme et massive, peu
60
Réflexions sur l'histoire de l'homosexualité
structurée, où on entre très tôt, d'où l'on sort tard et difficilement, bien
après le mariage. Elle est devenue une sorte de mythe.
Cette adolescence-là a d'abord été virile, les filles continuant plus
longtemps à partager la vie des femmes adultes et à participer à leur
activité. Ensuite, comme c'est le cas aujourd'hui, quand elle est devenue
mixte, et en même temps unisexe, filles et garçons ont adopté un modèle
commun, plutôt viril.
Il est intéressant de comparer l'histoire des deux mythes, celui de la
jeunesse ou de l'adolescence et celui de l'homosexualité. Le parallélisme est
suggestif.
61
Philippe Ariès
62
Réflexions sur Vhistoire de V homosexualité
frères, dans une innocence d'où le désir est désormais banni comme
incestueux. Après, mais pas pendant.
Nous parlions un peu plus haut de la pansexualité d'aujourd'hui, une
sexualité partout diffusée. C'est un des aspects de la sexualité
contemporaine. L'autre qui apparaît, à première vue, comme opposée, est la
concentration de la sexualité, ou plutôt sa décantation. Elle est à la fois
séparée de la procréation et de l'amour au sens ancien et débarrassée des
contaminations sentimentales qui les rapprochaient jadis de l'amitié. Elle
est accomplissement des pulsions profondes qui permettent à l'homme ou à
la femme de s'épanouir dans l'instant vécu comme une éternité dans
l'orgasme. Ne dirait-on pas que l'orgasme est sacralisé? C'est pourquoi
l'homosexualité, parce qu'elle est par nature étrangère à la procréation,
parce qu'elle est absolument neuve et indépendante, en marge des
traditions, des institutions, des liens sociaux, peut aller jusqu'au bout de la
dichotomie sexuelle qui privilégie l'orgasme. Elle devient une sexualité à
l'état pur, et par conséquent, une sexualité pilote.
Dans nos anciennes sociétés, la sexualité était contenue à l'intérieur soit
de la procréation, et elle était légitime, soit de la perversité, et elle était
condamnée. Hors de ces limites, la place était libre au sentiment.
Aujourd'hui le sentiment est capté par la famille. Celle-ci, autrefois, n'en
tenait pas le monopole. C'est pour cette raison que l'amitié jouait le rôle
important que nous avons signalé. Mais le sentiment qui liait les hommes
débordait l'amitié, même dans son sens large. Il irriguait de nombreuses
relations de service qui sont aujourd'hui remplacées par le contrat. La vie
sociale était organisée à partir de liens personnels, de dépendance et de
patronage, d'entraide aussi. Les rapports de service, les rapports de travail
étaient des rapports d'homme à homme qui évoluaient de l'amitié ou de la
confiance à l'exploitation et à la haine — cette haine qui ressemble à
l'amour. Ils ne s installaient jamais dans l'indifférence ou l'anonymat. On
passait des relations de dépendance à celles de clientèle, de communauté, de
lignage et aux choix plus personnels. On vivait donc dans un réseau de
sentimentalité à la fois diffuse, et aussi aléatoire, qui n'était que
partiellement déterminée par la naissance, le voisinage, et qui était comme
catalysée par des rencontres de hasard, par des coups de foudre.
Encore une fois, une telle sentimentalité restait tout à fait étrangère à la
sexualité, qui l'a envahie plus tard. Pourtant, nous le devinons aujourd'hui,
elle ne devait pas être tout à fait absente des bandes de jeunes garçons du
Moyen Age, que Georges Duby a décrites, ni des grandes amitiés de la Geste
ou du Roman, qui concernaient de très jeunes gens. Des amitiés
particulières? C'est le titre, d'ailleurs, d'un roman de Roger Peyrefîtte — un
chef-d'œuvre - où les relations gardent une ambiguïté, une indécision qui
s'effaceront dans les œuvres postérieures du même auteur, où
l'homosexualité s'affiche au contraire comme une espèce aux caractères tranchés.
Je pense que c'est à partir d'une sentimentalité en apparence a-sexuée que
s'enracine, dans certaines cultures (Quattrocento italien, Angleterre
élizabéthaine), une forme d'amour viril aux limites de l'homosexualité,
mais d'une homosexualité qui ne s'avoue ni ne se reconnaît, qui laisse
subsister l'équivoque, moins par crainte des interdits que par répugnance à
63
Philippe Ariès
que
un regard à la fois neuf et sans anachronisme psychanalytique — paraît plus
complexe que ne le feraient croire les codes très stricts et très précis de la
morale religieuse du temps.
Certes, il y a bien des indices dans le sens d'une répression
intransigeante. Comme, par exemple, cet extrait du Journal de Barbier, daté du
6 juillet 1750: «Aujourd'hui, lundi 6, on a brûlé en place de Grève,
publiquement, à cinq heures du soir, deux ouvriers, savoir : un garçon
menuisier et un charcutier, âgés de dix-huit et vingt-cinq ans, que le guet a
trouvés en flagrant délit de sodomie. On a trouvé que les juges avaient eu la
main un peu lourde. Il y avait apparemment un peu de vin de trop pour
pousser l'effronterie à ce point » (à ce point de publicité). S'ils avaient pris
quelques précautions! D'ailleurs, on est entré dans une ère de ruse policière
qui permet de surprendre afin de mieux punir : « J'ai appris à cette occasion
que, devant les escouades à pied, marche un homme vêtu de gris, qui
remarque ce qui se passe dans les rues sans être suspect, et qui ensuite fait
approcher l'escouade 2. L'exécution a été faite pour faire un exemple,
d'autant que l'on dit que ce crime devient très commun et qu'il y a
beaucoup de gens à Bicêtre de ce fait. » On préférait enfermer à l'Hôpital
général les « pécheurs publics ».
La condamnation de l'homosexualité semble sans appel. Mais, alors, où
commençait-elle? Ce n'était pas si simple! Peut-être la répression morale
tendait-elle, à l'époque de Barbier, à se crisper et à fixer la catégorie
délictueuse qu'elle voulait saisir. Nous possédons une opinion plus
ancienne, d'une époque qu'on pourrait croire plus rigoureuse (la fin du
xiii* siècle) : celle de Dante. Sa hiérarchie des damnés, comme la hiérarchie
des péchés de saint Paul, ou celle plus minutieuse des Pénitentiels, donne
une idée de la gravité relative des fautes, de leur évaluation.
Chez saint Paul, les luxurieux viennent après les homicides. Dante les
situe juste à l'entrée de l'Enfer, tout de suite après le Limbe, « noble
château » où « sur le vert gazon » subsistent d'une vie atténuée et sans autre
souffrance que la privation de Dieu les « gens illustres », Homère et Horace,
Aristote et Platon, qui ont vécu avant le Christ. Les patriarches de l'Ancien
Testament y transitèrent jusqu'à ce que le Christ ressuscité les fît sortir. Les
autres, les païens comme Virgile, y demeurèrent, occupant ainsi le premier
cercle de l'Enfer. Le second cercle est plus sinistre, Minos y tient son
tribunal, mais les peines y sont encore douces, en comparaison de celles des
sept autres cercles : c'est la tempête, la tempête des désirs qui continue à
emporter dans l'au-delà les âmes qui y avaient cédé dès ici-bas. « Un lieu
privé de toute lumière qui mugit comme la mer, dans la tempête, quand la
64
Réflexions sur Vhistoire de V homosexualité
65
Philippe Ariès
66
Réflexions sur l'histoire de l'homosexualité
NOTES
1. Ces lignes ont été écrites dans l'atmosphère d'ordre moral et d'obsession de la sécurité
des années 1979 et 1980.
2. Les dossiers de police ont été très bien étudiés par Philippe Rey dans un mémoire de
maîtrise (sous la direction de Jean-Louis Flandrin) sur l'homosexualité au XVIII* siècle. On
passe alors d'actes homosexuels à une « espèce » d'homosexuels.
3. L'incontinence offense moins Dieu et encourt moins de blâme.
4. Au point qu'on a plusieurs fois soutenu qu'il y avait erreur d'interprétation et que
Brunetto Latini n'était pas à cette place comme sodomite.
Communications
Rossiaud Jacques. La prostitution dans les villes françaises au XVe siècle. In: Communications, 35, 1982. Sexualités
occidentales. Contribution à l'histoire et à la sociologie de la sexualité. pp. 68-84;
doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1523
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1982_num_35_1_1523
Nous savons aujourd'hui que, dans les bonnes villes du XV* siècle, la
prostitution n'était pas seulement tolérée ou secrète; il existait en effet,
même en des agglomérations fort médiocres, des prostibula publica
appartenant à la communauté ou bien dépendant de l'autorité seigneuriale
lorsque la ville n'avait ni corps ni collège. Parfois (à Avignon ou Paris, par
exemple) la « grande maison » était remplacée par un ou plusieurs espaces
officiellement réservés à la prostitution publique. Grande bâtisse, cour
entourée de chambres, « bonne carrière » ou ensemble de rues bordées de
loges et de tavernes, la diversité d'aspect des lieux ne change rien à
l'essentiel : tous sont des espaces protégés où s'exerce officiellement la
fornication. En revanche, il n'est pas inutile de remarquer que certaines
villes ont fait édifier ou entretiennent un prostibulum qui se présente
comme une vaste demeure, alors même que leur domaine public est presque
inexistant, et que les conseillers ne se préoccupent guère des locaux de
l'école. Ordinairement, le bordel est baillé à ferme à une tenancière
(l'abbesse) qui a théoriquement le monopole de la prostitution, doit
recruter et surveiller les filles, faire respecter certaines règles, et rapporter
aux autorités les propos des clients que l'on ne connaît pas. L'abbesse,
fermière des revenus municipaux, est également un agent de renseignement
fort précieux.
Il existe dans chaque agglomération de quelque importance, en plus du
bordel public, un certain nombre d'étuves ou établissements de bains qui,
sauf exception, comportent plus de chambres que de cuves. Chaque quartier
a ses bains, modestes ou confortables. Leurs salles communes permettent
des réunions joyeuses, leurs cuisines sont bien pourvues en pâtés et en vins
et leurs chambres abondamment garnies de jeunes servantes. Malgré tous
les règlements, les étuves servent de maisons de rendez-vous et sont les
centres d'une prostitution notoire et permanente : les véritables maisons de
tolérance du temps.
Mais l'on voit surgir encore, en dehors même de ces lieux et, à vrai dire,
inégalement répartis dans la ville, ce que les contemporains appellent des
« bordelages privés » tenus par des maquerelles, hôtesses et entremetteuses
qui ont à leur disposition — soit entretenues sous leur toit, soit disponibles à
tout moment — une, deux ou trois filles. Il existait, à Dijon, en 1485, dix-
huit de ces centres, tolérés par le voisinage et nullement en marge de la
vie sociale, puisque treize d'entre eux étaient « dirigés » par des veuves
ou des épouses d'artisans qui exerçaient normalement leur métier
(ils étaient laboureurs, boulangers, charpentiers, vignerons et tonne-
68
La prostitution dans les villes françaises au XV siècle
69
Jacques Rossiaud
70
La prostitution dans les villes françaises au XV siècle
71
Jacques Rossiaud
II existait des souteneurs, bien sûr, mais, s'ils semblent n'avoir joué
qu'un rôle effacé, c'est peut-être que les filles qui avaient franchi le pas de la
prostitution publique avaient un « statut », qu'elles étaient protégées par la
communauté et que, au moins entre les années 1440 et 1490, la ville étant
relativement prospère, il y avait sans doute plus d'inconvénients que
d'avantages à se faire houlier, du moins à temps plein. C'est certainement
aussi parce que les filles avaient un sens de la solidarité naturellement
fondé sur celui de leurs intérêts. Leur commune détresse, leur vie collective
les rendaient parfois assez fortes pour agir en groupe et pour aller, lorsque
les affaires n'étaient pas très bonnes, faire la chasse aux filles secrètes. Elles
usaient à l'égard des nouvelles venues des rites du compagnonnage, leur
imposaient une « bienvenue », buvaient ensemble le « vin du métier »,
qualifiaient leur abbesse de « mère » à l'imitation des compagnons
itinérants qui appelaient ainsi l'hôtesse ayant charge de les accueillir. Les
contraintes matérielles, les traditions reçues des plus anciennes, les règles
imposées par la ville développaient chez elles une certaine mentalité
« corporatiste ». Elles prêtaient serment aux autorités, versaient
hebdomadairement quelques deniers au guet de nuit qui était censé les protéger,
participaient aux dépenses communes, prenaient leur repas ensemble, soit
dans la maison, soit dans les tavernes proches, devaient enfin observer
quelques règles professionnelles qui leur étaient inculquées par l'abbesse ou
bien émanaient de leurs propres usages : elles ne pouvaient pas accueillir
ensemble deux parents, devaient (théoriquement) se refuser aux hommes
mariés de la ville ou aux trop jeunes fils, et sans doute n'acceptaient-elles de
mettre leur corps au service de leurs clients que pour des relations sans
détours. Car dans le prostibulum ou dans les étuves les plus notoirement
prostibulaires, tout semble s'être déroulé fort simplement. Quand des
voisins « scandalisés » dénoncent les « turpitudes » qui se déroulent non loin
de leur hôtel et se risquent à les décrire, que découvre-t-on? Des ébats où les
partenaires sont nus... Quand ces mêmes voisins font de Jeanne Saignant,
tenancière dijonnaise, l'incarnation de la luxure et de la perversité, que
rapportent-ils de son comportement scandaleux? On l'avait vue, un jour,
faire l'amour debout, et, d'autres fois, observer les « gracieuses contenances
qui se faisaient es chambres » de son hôtel. Mais ces « gracieuses
contenances » étaient celles de couples éphémères qui, dans la très relative
discrétion d'une chambre, vivaient leur aventure « selon nature ». Les lieux
de la prostitution publique ne semblent pas avoir été des espaces de
transgression. Dans la littérature des fabliaux, il en était ainsi, déjà, tout
XIV*
commesiècledans
étudiées
la par
réalité
R. Lavoye.
quotidienne
Toutes des
les relations
petites judiciaires
villes provençales
dijonnaises
du
conduisent à une même impression : celle d'une sexualité tranquille
correspondant bien à l'érotisme contenu dans les recueils de devinettes
obscènes compilées au milieu du xv* siècle dans les pays bourguignons. Rien
ne paraît différencier les comportements des fornicateurs qui se rendent
dans le prostibulum poussés par « nature » de ceux des époux ou des
concubins dans l'intimité de leurs hôtels.
Les normes des relations sexuelles dans le bordel ou les étuves ne
contreviennent apparemment en rien aux normes des relations conjugales.
72
La prostitution dans les villes françaises au XV siècle
73
Jacques Rossiaud
marier ou des femmes remariables étaient ainsi retenues par les hommes
établis ou âgés. Tel était le modèle conjugal reproduit par les images ou les
groupes sculptés et qui répondait bien aux traditions du gouvernement de la
famille, à la révérence obligée de la jeune femme envers l'autorité maritale,
aux nécessités de la descendance et aux préoccupations d'un époux songeant
à assurer sa vieillesse.
Cette société des hommes établis se heurtait naturellement à bien des
turbulences : en premier lieu, à celles des célibataires, des jeunes qui
eurent, peut-être au lendemain des grandes récurrences pesteuses, une
conscience avivée de la vulnérabilité de leur état. Chroniqueurs et médecins
notaient tous que les adolescents étaient plus sensibles que d'autres à la
maladie et l'on savait que les adultes installés recueillaient les moissons de
la mort. Sans doute, ainsi que l'a montré P. Desportes, y aurait-il quelque
témérité à se représenter les sociétés de ce temps comme à dominante
juvénile. Néanmoins, même à un moment où les rangs des jeunes avaient
été particulièrement creusés par les mortalités antérieures, à Reims, en
1422, les jeunes mâles âgés de quinze à vingt-cinq ans comptaient, dans la
paroisse Saint-Pierre (pourtant aisée), pour 60 % des adultes mariés ou en
âge de remariage (de vingt-cinq à quarante-cinq ans), sans même parler des
soixante-sept gars de douze à quinze ans dont les comportements n'étaient
pas sans donner quelques soucis aux chefs d'hôtels. Il serait faux de parler
d'une seule « jeunesse » : les fils des familles de bourgeois ou même de
médiocres, n'étaient pas confrontés aux mêmes problèmes que les apprentis
ou les jeunes salariés. Néanmoins tous connaissaient des contraintes
lourdes et impatiemment supportées. L'apprentissage donnait bien accès à
un milieu familial mais ne signifiait en rien intégration à la famille. Il
impliquait une lourde tutelle, l'assujettissement à une discipline imposée en
dehors même des heures de travail, par le maître - passe encore -, mais
parfois aussi par la femme du maître, souvent guère plus âgée que les
apprentis ou les compagnons qu'elle commandait en son logis. Les jeunes
fils subissaient l'autorité parentale mais, conséquence du mariage
relativement tardif, le père passait le seuil de la vieillesse quand le fils sortait de
l'adolescence, ou bien celui-ci devait obéir à un parâtre ou une marâtre et
cohabiter avec les rejetons d'un premier lit.
Tous enfin ne pouvaient demeurer insensibles - au moins
temporairement -, aux inégalités de l'ordre conjugal, à leur exclusion de la vie
municipale, des charges et du pouvoir. Beaucoup — travailleurs des arts
mécaniques — étaient arrivés récemment dans la ville (à l'âge de
l'apprentissage ou de l'embauche), et ces jeunes immigrés cherchaient à
s'agréger à des gars de leur condition et de leur origine. Les uns cherchaient
à échapper aux dépendances en partant à l'aventure : ils allaient « hanter les
pays » ou bien « voir le monde » de ville en ville; les autres, plus nombreux,
cherchaient l'aventure dans la ville même. La nuit venue, à l'heure où les
chefs d'hôtels calfeutraient leurs huis, où les tavernes et les tripots devaient
fermer leurs portes et où seules les patrouilles du guet étaient en droit de
parcourir les rues, les jeunes fuyant l'atmosphère étouffante d'une chambre
sans lumière où cohabitaient parents, enfants et serviteurs, brisaient leur
isolement et leur ennui, et retrouvaient dehors leurs compagnons. On
74
La prostitution dans les villes françaises au XV siècle
allait* en petite bande, boire, jouer aux dés, régler ses comptes à une bande
rivale, narguer les autorités, exercer sa justice, effrayer le bourgeois,
rejoindre une fille complice ou en terroriser une autre.
Il arrivait, en effet, que l'équipée nocturne se terminât en rixe et, plus
souvent, par l'agression d'une femme. On peut estimer qu'une vingtaine de
« viols publics » (sont appelés ainsi les viols commis en dehors du milieu
domestique ou des officines prostibulaires) étaient annuellement commis à
Dijon. Les quatre cinquièmes d'entre eux étaient des agressions collectives.
Les auteurs de ces attaques, nous les connaissons bien : ce sont des fils ou
des valets résidant régulièrement dans la ville. Une agression sur dix
seulement est imputable à des hommes de main ou à des marginaux. Ces
groupes de violeurs comprenaient parfois jusqu'à dix ou quinze membres,
mais le plus souvent cinq ou six : compagnons à marier, âgés de dix-huit à
vingt-cinq ans, d'un même métier ou de professions connexes, et qui
suivaient un ou deux individus plus expérimentés. Si l'un des participants
avait déjà eu affaire à la justice, les autres n'étaient pas des spécialistes de la
violence sexuelle. La bande nocturne n'avait rien d'un gang, n'était pas
marquée d'une délinquance particulière; elle prolongeait seulement les
solidarités quotidiennes. Pas plus que leurs agresseurs, les victimes
n'étaient des marginales. Il s'agissait de servantes, de filles de manouvriers
ou d'artisans pauvres ou bien de veuves et de femmes temporairement
isolées : les premières avaient de seize à vingt ans, les autres rarement plus
de vingt-cinq ans.
Les attaques se déroulaient presque toujours de la même manière : fort
rarement dans la rue, où, le soir, les femmes ne se hasardaient pas, même
accompagnées. Presque toujours les jeunes forçaient la porte d'une maison,
tandis que leurs complices jetaient des pierres dans les volets des voisins
afin de les empêcher d'intervenir; ils faisaient irruption dans la chambre et
là, mêlaient les invites obscènes aux insultes et aux coups, puis violaient la
fille sur place ou bien l'entraînaient, terrorisée, dans une maison où l'on
savait être tranquille. On avait parfois, dans les nuits précédentes, « tocqué
à l'huis » ou mené grand tapage, bon prétexte pour diffamer une fille ou une
femme que le voisinage pouvait alors suspecter, ce qui facilitait ensuite
l'agression.
Certaines de ces violences pouvaient paraître « légitimes » - le viol d'une
prostituée n'étant pas assimilé au rapt — et il est bien certain que
quelques-unes des Dijonnaises qui furent ainsi enlevées avaient fait « folie
de leur corps », pratiqué une prostitution occasionnelle ou été, quelque
temps, concubines de prêtres. Les compagnons entendaient bien se servir
d'elles sans payer : déshonnêtes, elles devaient être communes à tous. Le
« jeu » était cependant fort cruel quand il avait pour cible une fille qui,
anciennement et par pauvreté, avait dû faire commerce de son corps, mais
s'était efforcée, depuis, de vivre de son travail et de « regagner son
honneur ». Des violences identiques étaient commises envers des femmes
que rien ne permettait de suspecter, hormis leur éloignement du domicile
familial : leur seul crime était alors d'avoir enfreint une règle
fondamentale, la 8édentarité. Ces mêmes agressions frappaient des jeunes femmes
dont la situation était tenue pour irrégulière: les unes parce qu'elles
75
Jacques Rossiaud
76
La prostitution dans les villes françaises au XV siècle
77
Jacques Rossiaud
78
La prostitution dans les villes françaises au XV siècle
79
Jacques Rossiaud
80
La prostitution dans les villes françaises au XV siècle
81
Jacques Rossiaud
82
La prostitution dans les villes françaises au XV siècle
Jacques RossiAUD
Université de Clermont-Ferrand
83
Jacques Rossiaud
NOTE
1. Les grandes lignes de cette étude ont été exposées au séminaire de Philippe Ariès en
février 1980. L'analyse reprend et élargit la matière de deux articles « Prostitution, jeunesse
et société dans les villes du Sud-Est », Annales ESC, 1976, p. 289-325, et « Fraternités de
jeunesse et niveaux de culture dans les villes du Sud-Est à la fin du Moyen Age », Cahiers
d'histoire, 1976, 1-2, p. 67-102.
Communications
Olivieri Achillo. Erotisme et groupes sociaux à Venise au XVIe siècle : la Courtisane. In: Communications, 35, 1982. Sexualités
occidentales. Contribution à l'histoire et à la sociologie de la sexualité. pp. 85-91;
doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1524
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1982_num_35_1_1524
85
Achillo Olivieri
d'influencer les groupes sociaux, leurs hiérarchies, sans avoir recours aux
ensorcellements et aux filtres : « Pour ne pas ressembler à une hypocrite je
te dirai qu'une bonne paire de fesses a bien plus de pouvoir que tout ce qu'il
y a jamais eu de philosophes, d'astrologues, d'alchimistes et de nécromants.
J'avais essayé d'autant d'herbes qu'il y en a dans deux prairies, d'autant de
paroles qu'il s'en échange dans deux marchés et je n'avais jamais pu faire
remuer le cœur gros comme le doigt à quelqu'un dont je ne puis dire le
nom. Or, rien que d'un gentil tortillement de fesses, je le rendis si fou de
moi qu'on en fut stupéfait dans tous les bordels : cependant on y est habitué
à voir tous les jours du nouveau, et l'on ne s'y émerveille pas de grand
chose » (ibid.).
Ces dialogues témoignent donc d'une transformation incontestable du
comportement urbain traditionnel : au-delà de structures familiales et
éducatives, comme le baliatico \ dominantes dans la société florentine du
xiv* et du xv* siècles, mais qui ne manquent pas de toucher le monde
vénitien, le sexe, pris dans sa forme attractive et dans son pouvoir, est mis
en évidence, privé de ses ornements rhétoriques et du masque civil qui le
cache et le déforme. Le sexe, comme l'argent, sont saisis dans leur jeu
tout-puissant, dans leur enchevêtrement matériel : « Si le fondement, ajoute
Antonia, a autant de puissance que l'argent, il est plus fort que ne le fut
Roland, qui massacra tous les Paladins » (vol. 3, p. 95). Et la Nanna : « ... Ce
fut une amabilité putanesque, et non moins agréable que celle que je fis à un
marchand de sucre; celui-là laissa chez moi jusqu'à ses caisses, pour
quelque chose de plus doux que du sucre, et tant que dura sa passion, nous
mîmes tout en sucre, jusqu'à la salade. Quand il se pourléchait du miel qui
sortait de ma caisse à moi, tu m'entends bien, il jurait que son sucre était
amer, en comparaison... » (vol. 3, p. 172). Ainsi, les pages des Seigiornate se
placent-elles au centre des transformations qui se produisent dans les
sociétés européennes entre 1530 et 1580 : une hiérarchie de spécialisations
sociales et urbaines qui prend racine dans la vie sexuelle même, déléguant à
la prostituée et à la courtisane la réalisation et la connaissance des jeux
erotiques. Peut-être n'existe-t-il aucun lien entre ces descriptions et la
diffusion, à Venise et dans les principales cités de la péninsule, de cercles de
courtisanes. Derrière les mécanismes modernes de production et les
nouvelles organisations de l'espace dans les villes, il y a pourtant une
authentique civilità puttanesca qui a fait route et qui se déroule, codifiée
dans ses gestes, ses rites corporels, dans ses profondes exclusions et ses
symboles. A travers la courtisane, tout le corps de la femme, ainsi que ses
humeurs, sont, symboliquement, utilisés. Et la Nanna le dit elle-même :
« ... L'un préfère le bouilli, l'autre le rôti; ils ont inventé de baiser la motte
en arrière, les jambes sur le cou, à la Jeannette, à la grue, à la tortue, à
l'église sur le clocher, à franc étrier, à la brebis qui broute et autres postures
plus bizarres que ne sont les gestes d'un joueur de gobelets. De sorte que je
puis bien dire : " Monde va-t'en avec Dieul " J'ai honte d'en conter plus
long. Bref, aujourd'hui on fait l'anatomie de n'importe quelle Signora; c'est
pourquoi, sache plaire, Pippa, sache te conduire; autrement, je t'ai vue à
Lucquesl » (vol. 4, p. 116). Cette vision du corps, à laquelle, déjà, la culture
du xvT siècle nous incite, est aussi redécouverte dans le sexe comme
86
Êrotisme et groupes sociaux à Venise au xvf siècle
87
Achillo Olivieri
mal français, dont elle était pleine » (vol. 3, p. 92). Pendant les grandes fêtes
religieuses, comme le Carême ou le Vendredi Saint, la courtisane suspend
son travail « enchanteur »; alors la cité devient silencieuse et vide, comme
appauvrie '.
Mais il s'agit, de toute façon, d'un pouvoir qui non seulement maintient
la femme au second plan, la cantonnant dans l'espace clos des maisons des
courtisanes ou dans ses fonctions familiales, mais aussi fournit à la
sexualité, sous toutes ses formes, une dimension anatomique et technique,
une technologie du sexe qui se perfectionne 7 et se prolonge jusqu'à nos jours.
Dans ce processus d'institutionnalisation progressive des formes sociales et
culturelles de la sexualité, la sodomie aussi acquiert un rôle significatif. Et
les classes marchandes et nobles sont les protagonistes de l'ascension
sociale de ce mode de vie sexuelle traditionnellement aberrant. Celle-ci
d'accompagné d'un effort culturel important : de 1620 à 1650 8, à Venise, les
traités sur Y amitié sont de plus en plus nombreux; ils tracent une nouvelle
galerie de héros : les amitiés « grandes » ou « héroïques » pèsent toujours
plus dans la société et la culture vénitiennes. Les formes antiques tendent à
disparaître : même la sodomie peut se transformer en une « amitié
héroïque » ; elle s'élève au rang de forme sexuelle autonome. Les testaments
eux-mêmes, comme celui de Marco Trevisano en faveur de Niceolo
Barbarigo, soulignent de telles tendances : les capitaux de la famille, les
fortunes marchandes, les biens personnels sont confiés à l'ami, héros d'une
coutume sexuelle qui ne cesse de se développer. Ainsi, en écrivant le mot de
sodomie, l'amitié a libéré un comportement, dans les formes qu'il prendra
au xviir siècle '. De nouveau, on peut voir une organisation des pouvoirs en
dehors de la famille, dont la rigidité, du XVT au xviiF siècle, est soulignée par
la diffusion du mariage clandestin 10. Tandis que, de toute façon, la femme
est l'objet d'une hiérarchisation progressive des rôles sociaux et familiaux;
un moment dans la stratégie des classes urbaines liées à un modèle
marchand de la famille et de la société.
NOTES
1. Souligné (p. 557) par C. Klapisch-Zuber, dans son ouvrage, Genitori naturali e genitori
di latte nella Firenze del Quattrocento, Quaderni storici, 44 (1980), p. 543-563.
2. P. ARETINO, Sei giornate (G. Aquilecchia, éd.), Bari, 1969.
3. Capables d'accentuer une structure de transmission familiale le plus souvent
masculine : KLAPISCH-ZUBER, Genitori naturali, p. 557.
4. R. BONITO Fanelli, Produzione italiana (veneziana?), fichier de Palazzo Vecchio:
committenza e collezionismo medicei, Firenze, 1980, p. 361.
5. La paix qui se signe entre les draps (NdT).
6. P. Britti, El vénérai santo, in M. Dazzi (éd.), Ilfiore délia lirica veneziana, Venise, 1956,
vol. 2, p. 226.
88
Êrotisme et groupes sociaux à Venise au xvf siècle
7. Et que nous devons lier à cette même organisation urbaine, où Ton consume et Ton
représente ces différentes formes de sexualité. A propos de la performance de telles
« technologies » dans la sexualité contemporaine et de leur diffusion, cf. l'interview de
N. Abbagnano, II papa e i discorsi sul sesso, in Gente, N. 43, 24 février 1980, p. 14.
8. Dans son article, C. COZZI (Una vicenda délia Venezia Barocca : Marco Trevisan e la sua
« eroica amicizia », Bollettino delVIstituto di storia délia società e délia stato veneziano, II
(1960), p. 61-154), nous offre une ample documentation; même s'il reste encore à
reconstruire l'épaisseur idéologique d'une telle littérature et ses relations avec les différentes
académies.
9. Autour du thème de V amitié, on entrevoit la formation de l'idée d'homosexualité
tendant
xviii' siècle,
à caractériser
comme l'observe
l'individu
avec finesse
et que N.l'onZEMON
retrouvera
Davis «dans
Les conteurs
les clubs delondoniens
Montailloudu
»,
Annales, I (1979), p. 68.
10. Cf. la documentation de C. Cozzi, « Padri, fïgli e matrimoni clandestini (meta sec.
XVI-metà sec. XVIII) », La Cultura, 2-3 (1976), p. 169-213.
APPENDICE I
LES ÉDITIONS FRANÇAISES DE L'ARÊTIN
APPENDICE II
TESTAMENT DE MARCO TREVISANO
Intus vero.
Moi, Marco Trevisano, voulant prendre mes dispositions, suivant ma volonté libre et
résolue, sur ce que j'entends qu'il soit fait de mes biens après ma mort, me trouvant, de par la
grâce de Dieu, sain d'esprit et jusqu'à présent de corps, après mûre délibération et invocation
89
Achillo Olivieri
du Saint-Esprit, j'ai voulu écrire de ma propre main le présent testament, ordonnant ce qui
suit. Je recommande tout d'abord mon âme à Dieu avec la plus grande humilité, implorant
son infinie miséricorde pour le pardon de mes péchés et pour être accueilli dans l'héritage
céleste auprès de notre Seigneur Jésus-Christ.
Je n'aurais aucun bien, ni aucune chose au monde, si Dieu ne m'avait fait le grand don de
me permettre d'avoir retrouvé mon très remarquable ami, le très illustre Niccolo Barbarigo,
fils de feu Lorenzo, dans la maison duquel j'habite depuis déjà tant d'années, pour cette
raison que toute ma richesse, comme il apparaît après le partage fait avec mes frères suivant
les actes de feu Dominico Adami, notaire public à Venise, était de seulement 5 848 ducats et
22 gros de capital, et que j'avais auprès du susdit Niccolo une dette de 4 000 ducats qu'il
m'avait prêtés, comme le certifie un acte authentique, lesquels ducats, s'il avait voulu me les
donner à cens, ou avec un contrat de change ou de rente, comme on a coutume de faire
communément, même entre amis, auraient absorbé, avec les profits et les intérêts, toute ma
pauvre richesse et beaucoup plus encore... Mais le susdit Niccolo Barbarigo, ami
incomparable, me fit don des 4 000 ducats et paya de sa bourse toutes les dettes susdites; et je
peux dire que c'est là le moindre signe infime de cet amour incomparable que j'ai éprouvé
dans ma vie. Et cependant, s'il me reste des biens dont je peux disposer, je le dois entièrement
et seulement à la pure bonté et magnanimité de mon ami et bienfaiteur, qui s'est montré
envers moi plus divin qu'humain... C'est pourquoi j'ordonne, et je veux, que par mon
héritier et légataire soient achetés deux bassines et deux pots d'argent de la valeur de cent
ecus pour chacun ensemble, soit une bassine et un pot avec mon chiffre, prénom et nom,
gravé dessus, et qu'ils soient donnés l'un au très illustre Zuanne Venier, fils de feu
Francesco, et l'autre au très illustre Giovanni Antonio Zen, fils de feu Bortolamio, dans
l'ordre où je les nomme, avec lesquels j'ai contracté une amitié qui a été très cordiale et très
dévouée, en les priant de bien vouloir s'en servir pour se laver les mains en mémoire de notre
vraie, sincère et vertueuse amitié... Tout ce qu'il restera de mes biens, meubles et immeubles,
présents et futurs, raisons et actions, et tout ce qui m'adviendra, ou pourra m'advenir à
quelque moment que ce soit ou à un quelconque titre, ou cause, ou raison, ou de quelque
autre manière, je le laisse au très illustre Niccolo Barbarigo, fils de feu Lorenzo, déjà nommé,
mon plus grand ami, un ami dont il n'y a pas d'exemple, pour ce que j'ai connu dans toute
ma vie, si je le compare à tous les exemples que j'ai lus dans les Histoires; un ami qui a été
avec moi au-delà de l'idée que l'intelligence humaine se fait de l'amitié. Et je veux qu'il soit
libre propriétaire, et puisse disposer de tout, comme seul héritier et légataire de tout mon
bien, comme je l'ai dit. Et je lui recommande mon âme, et le soin de faire ensevelir mon
corps dans la sépulture où devra être enseveli le sien, éprouvant une allégresse extrême à
l'idée que, de même que nous avons toujours été unis et admirablement en accord et, plus
qu'aucun esprit humain ne peut le comprendre, unanimes dans la vie, et que, comme je
l'espère, dans la patrie céleste une de mes joies suprêmes et uniques et une partie de ma
félicité sera de me trouver uni avec son âme généreuse, pure et sincère, qui a montré par un
amour aussi constant envers moi, créature, ce que doit être sa charité envers Dieu, créateur,
de même nos corps resteront également unis après la mort, aussi longtemps que le permettra
la condition humaine... Et s'ils [mes frères] m'ont abandonné de la sorte, je l'ai reçu comme
une disposition de la divine Providence afin, par un fait mémorable, de montrer au monde,
et singulièrement à notre patrie, un exemple aussi illustre et aussi remarquable d'une amitié
vraie et parfaite, telle que je suis persuadé qu'on n'en a plus jamais vu de semblable, si l'on
considère toutes les circonstances et aspects qui ont concouru dans notre cas; ayant joui dans
cet ami de ce Paradis dont un homme vivant ne peut jouir de façon semblable sur la terre...
Mais je sais également qu'il le fera plus que volontiers, à cause de l'amour très particulier
qu'il m'a toujours porté et de la confiance extrême qu'il a eue en moi, m'ayant confié dans la
vie tout ce qui lui appartenait, la vie et l'honneur, signes très certains et nécessaires de sa
constante bonté et de la bonne opinion qu'il a eue de ma fidélité et de mon intégrité...
Niccolo Barbarigo ayant été tout pour moi, après Dieu, et l'oracle des Saintes Écritures
s'étant pleinement vérifié dans l'exemple de notre amitié :
90
Érotisme et groupes sociaux à Venise au xvf siècle
Si duo, hoc in tabula videre corpora existumas, Nicolaum Barbaricum et Marcus falleris
spectator, duo vides membra unius corporis, unus est enim spiritus utrumque regens.
Goreau Angeline. Deux Anglaises du XVIIe siècle. In: Communications, 35, 1982. Sexualités occidentales. Contribution à
l'histoire et à la sociologie de la sexualité. pp. 92-101;
doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1525
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1982_num_35_1_1525
92
Deux Anglaises au xvif siècle
Ou bien serait-ce que, ne donnant que leur corps et non leur esprit,
Elles gardent cette meilleure part pour un autre, qui en fera sa
proie?
Non, certes, leur pensée ne peut plus leur appartenir
Et ne doit donc être connue que d'un seul.
Car elle usurpe sur les droits d'un autre,
Celle qui recherche la louange publique;
Et bien que la pureté la plus éclatante se réfléchisse dans ses
pensées.
Son esprit n'est point chaste s'il n'est la propriété d'un seul.
Car chez une femme il n'est chose pire
Qu'un corps public, sinon une âme publique.
93
Angeline Goreau
94
Deux Anglaises au xvif siècle
réputation de notre sexe (...) m'ont rendue assez prudente pour ne pas
exposer le mien à de telles vapeurs délétères. » (« Nothing could induce me to
bring my name upon the public stage of the world [...] the tenderness of
reputation in our sex... made me very cautious, how I exposed mine to such
poisonous vapours. i>) Dorothy Osborne estimait que la duchesse de
Newcastle commettait un acte de folie en signant de son propre nom ses
écrits. « Ses amis, écrit-elle dans une lettre à son fiancé, sont fort à blâmer
de la laisser sortir de chez elle [...]. Il est certaines choses que l'usage a
rendues presque absolument nécessaires, et je tiens la réputation pour l\ine
d'entre elles; si l'on pouvait être invisible, je choisirais de l'être. » (« Her
friends are much to blame to let her go abroad [...] there are things that
custom has made almost ofabsolute necessity, and reputation I take to be one
of those; if one could be invisible I should choose that. »)
***
Les lettres, journaux intimes, écrits littéraires et, plus généralement, les
textes des femmes de cette époque révèlent un ensemble d'attitudes qui pour
la plupart vérifient la place centrale que Lady Carey attribue à la réserve
dans sa conception de l'idéal féminin. Il est difficile de dire jusqu'à quel
point cet idéal fut intériorisé par les femmes et dans quelle mesure il
détermina leurs comportements sexuels. Rien n'indique en effet qu'il n'y ait
pas eu discordance entre les positions morales revendiquées dans les textes
et les conduites adoptées dans la vie privée. Le petit nombre des
témoignages laissés par les femmes tend à prouver malgré tout que, si
l'obligation de réserve ne les a point empêchées d'agir en suivant leurs
désirs, elle les a du moins retenues d'en parler dans leurs écrits.
Il y eut pourtant quelques rebelles : si beaucoup de femmes durent
admettre avec Lady Carey l'importance sociale de la retenue, toutes n'en
firent pas pour autant une vertu. Encore moins partagèrent-elles l'opinion
de la poétesse qui voyait dans la passion sexuelle féminine une expérience
contre nature et dans son absence un trait inhérent à la féminité. L'auteur
d'un poème intitulé Sylvia's Complaint of her Sex's Unhappiness
(Complainte de Sylvia sur le malheur de son sexe) et datant de 1688 insiste sur le
caractère oppressif du devoir de réserve : « Nos pensées, comme l'amadou
aptes à s'enflammer / Sont souvent prises d'un tendre désir d'amour,
écrit-elle. Mais l'usage impose de si rigides lois / Que pour notre salut nous
ne devons divulguer la chose. / Si l'une d'entre nous voit un humble jeune
homme / Et nourrit aussitôt de tendres pensées [...] L'usage et la retenue,
beaucoup trop sévères, / Interdisent rigoureusement à notre passion de se
déclarer. » (« Our thoughts like tinder, apt to fire, I Are often caught with
loving kind desire, I But custom does such rigid laws impose, / We must not
for our lives the thing disclose. I If one of us a lowly youth has seen, I And
straight some tender thoughts to feel begin [...] Custom and modesty, much to
severe I Strictly forbid our passion to declare. ») Tout en avouant, non sans
95
Angeline Goreau
courage, ses propres élans sexuels, l'auteur du poème choisit, afin que sa
réputation n en souffre, de dissimuler son identité derrière un nom de
plume : Sylvia.
Cette règle d'invisibilité connut une extraordinaire exception : Aphra
Behn. Contemporaine de « Sylvia », elle fut la première Anglaise à devenir
écrivain professionnel, à gagner sa vie en produisant des œuvres littéraires.
En dix-sept ans, dix-sept de ses pièces furent représentées sur les scènes
londoniennes. Elle publia sept volumes de poésie et de traductions ainsi que
treize courts romans. Loin de se justifier ou de se dérober, elle en accepta
toujours la pleine responsabilité et chercha activement à prendre sa place
parmi ses pairs mâles au titre d'écrivain et non comme une dame
griffonnant pour son propre divertissement, ainsi que les quelques femmes
écrivains qui avaient publié jusqu'alors s'étaient proclamées.
La liberté avec laquelle elle parla de ses désirs fait d'Aphra Behn un
personnage plus remarquable encore : elle souleva sans détours la question
sexuelle et ne craignit pas de la transporter sur la scène des théâtres. Sa
seconde pièce, The amourous Prince (Le prince amoureux), date de 1671.
Elle s'ouvre sur une scène de séduction qui vient de porter ses fruits : les
amants ont fait l'amour, ils se lèvent. Les indications de l'auteur précisent
que la jeune femme, dans la chambre de laquelle l'action se passe, est vêtue
d'une « robe de nuit » et que le jeune homme est en train de s'habiller. Non
seulement l'acte sexuel a été accompli en dehors du cadre sacré du mariage,
mais les deux amants ne sont même pas fiancés. Aphra Behn n'écrivait pas
ces scènes piquantes simplement pour divertir et scandaliser les parterres
de son temps. Elle avait la conviction que la passion physique était une
composante inaliénable de l'amour. Les femmes, soutenait-elle, connaissent
l'expérience du désir autant que les hommes et sont tout aussi capables
qu'eux d'en exprimer l'intensité.
Peut-être Aphra Behn n'aurait-elle pas eu la force ou le courage de
défendre un tel point de vue si la Restauration n'avait créé un climat qui lui
fût favorable. Née en 1640, elle a vingt ans en 1660 : Charles II vient de
remonter sur le trône, et son retour provoque l'effondrement brutal de la
morale puritaine que Cromwell avait tenté d'imposer durant l'interrègne.
Le souci du roi de se distinguer, sur tous les plans, de ses prédécesseurs -
outre ses inclinations naturelles - créa une atmosphère où la licence des
mœurs devint une norme sociale : il fallait y adhérer presque à la manière
dogmatique avec laquelle les plus rigoristes de la génération précédente
avaient adhéré à la foi puritaine. C'était là, parmi d'autres, un moyen de
manifester
d' « entretenir
sa loyauté
une putain
à la cause
» car ilroyale.
était «Ainsi
mal vu
conseillait-on
à la cour pour
à Francis
ne pas l'avoir
North
fait ». Cette évolution affecta essentiellement la société londonienne à la
mode — la cour, les milieux aristocratiques, les théâtres, les tavernes et les
cafés. Parmi cette nouvelle race de libertins, Aphra Behn trouva ses pairs
littéraires, son public et ses protecteurs. Ils affichaient le plus grand mépris
pour la réserve féminine traditionnelle. Ainsi voit-on le héros d'une des
pièces d'Aphra Behn s'emporter contre la dame qu'il cherche à entraîner au
lit et lui faire remarquer que le souci qu'elle a de sa réputation est dépassé :
« Fi donc! Laura! lui dit-il. Une dame élevée à la cour et qui pourtant n'a pas
96
Deux Anglaises au xvif siècle
LA DÉCEPTION
I
Un jour l'amoureux Lysandre,
Pressé par la passion,
Surprit la belle Cloris, cette dame bien-aimée,
Qui ne put se défendre davantage.
Tout favorisait son amour;
L'astre doré du jour,
Dans son char ardent tiré par le feu,
Descendu vers la mer,
Ne laissait au monde d'autre lumière pour se guider
Que l'éclat des yeux luminescents de Cloris.
II
Dans un fourré retiré, propice à l'amour,
Silencieux comme une jeune fille consentante,
Avec une langueur charmante,
Après avoir mollement résisté, elle se rend à sa force.
Doucement elle pose ses mains sur son torse,
Non pour le repousser,
Mais davantage pour l'attirer :
Lui, tremblant, demeure à ses genoux;
En vain montre-t-elle quelque résistance.
La force lui manque de dire : « Ah! que faites-vous? »
m
Son regard doux et brillant quoique sévère,
Où luttent confusément l'amour et la pudeur,
97
Angeline Goreau
98
Deux Anglaises au xvif siècle
VIII
Prêt de goûter mille délices,
L'infortuné berger, dans son transport excessif,
Voit le plaisir immense se muer en souffrance,
Détruit par trop d'amour :
La robe toute proche se montrait consentante
Et le paradis entier s'ouvrait à lui
Quand, brûlant de la posséder, il se jeta
Sur l'aimable dame désarmée.
Oh! mais quel dieu envieux fit en sorte,
Laissant en lui le désir, de le priver de sa puissance I
K
Cet arc-boutant de la nature (sans qui
Elle ne peut engendrer nul être humain),
La vie maintenant lui fait défaut;
La faiblesse envahit ses nerfs débandés :
En vain le jeune homme, en rage, essaie-t-il
De rappeler sa vigueur enfuie,
Mais nul mouvement ne lui donne le branle;
L'excès d'amour a trahi son amour.
En vain peine-t-il, en vain commande-t-il :
L'insensible retombe en pleurant dans sa main.
XI
Cloris, revenue de l'exaltation
Que l'amour et le doux désir ont nourrie,
Pose délicatement sa timide main
(A dessein ou par hasard)
Sur le fabuleux priape,
Dieu tout-puissant aux dires des poètes.
Jamais jeune bergère
Qui cueille dans la plaine la fougère,
En rencontrant sous la feuille verte un serpent,
Ne retira ses doigts aussi promptement
99
Angeline Goreau
XII
Que Cloris sa jolie main,
Lorsqu'elle trouva le dieu de ses désirs
Privé de ses formidables feux
Et froid comme la fleur humide dans la rosée du matin.
Qui devinera la confusion de la nymphe?
Son sang se retira d'en bas
Et empourpra son visage
Où se peignaient et la honte et le mépris.
Alors elle s'échappa des bras de Lysandre,
Le laissant défaillant sur la triste couche.
XIII
Éclair, à travers le bocage elle se hâte,
Daphné fuyant le dieu de Delphes;
Dans l'herbe du chemin elle ne laisse
Nulle trace qui pourrait instruire l'œil du poursuivant.
Le vent qui badine dans ses cheveux
Et joue avec son vêtement froissé
Dévoile chez la fugitive
Une beauté conçue par les dieux sans pareille :
Ainsi Vénus, son amour assassiné, pressée par la peur,
Fuyait-elle à travers la fatale plaine.
XIV
Le dépit de la nymphe, nul sinon moi
Ne peut vraiment le concevoir ni le comprendre :
Mais personne ne peut deviner l'âme de Lysandre
Sinon ceux qui ont poussé son destin.
Ses souffrances muettes se gonflent en orages,
Aucun dieu ne partage sa rage;
II maudit sa naissance, son destin, ses étoiles,
Mais plus encore les charmes de la bergère
Dont la douce et ensorcelante influence
L'a condamné à l'enfer de l'impuissance.
100
Deux Anglaises au xvif siècle
NOTE
1. Pour une plus ample connaissance d'Aphra Behn, voir Angeline Goreau,
Reconstructing Aphra: A Social Biography of Aphra Behn, New York, The Dial Press, 1980.
Communications
Flandrin Jean-Louis. La vie sexuelle des gens mariés dans l'ancienne société. In: Communications, 35, 1982. Sexualités
occidentales. Contribution à l'histoire et à la sociologie de la sexualité. pp. 102-115;
doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1526
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1982_num_35_1_1526
102
La vie sexuelle des gens mariés dans Vancienne société
chaque femme ait son mari. Que le mari rende à sa femme ce qu'il lui
doit, et que la femme agisse de même envers son mari (I Cor vil,
1-3).
103
Jean-Louis Mandrin
Plus encore que les préceptes anciens sur les intentions animant les
époux qui s'unissent charnellement, ce sont les notions de créancier et de
débiteur qui en matière de relations conjugales nous sont devenues
étranges.
La notion de dette conjugale remonte à saint Paul. Dans sa première
épître aux Corinthiens, il écrivait, on le sait :
Pour éviter l'impudicité, que chacun ait sa femme et que chaque femme
ait son mari. Que le mari rende à sa femme ce qu'il lui doit, et que la
femme agisse de même envers son mari. La femme n'a pas autorité sur
son propre corps, mais c'est le mari; et pareillement le mari n'a pas
autorité sur son propre corps, mais c'est la femme (I Cor vu, 2-4).
104
La vie sexuelle des gens mariés dans V ancienne société
Reste à savoir dans quelle mesure elle avait droit au plaisir dans ce
commerce qui faisait vraisemblablement bon marché de son désir. Les
théologiens, en vérité, ne posaient pas la question en ces termes. Le plaisir,
chez la femme comme chez l'homme, leur paraissait automatiquement
ressenti au moment de l'éjaculation. La question était donc de savoir si la
femme, dans l'accouplement, devait émettre sa semence5.
Question préalable : la semence féminine est-elle nécessaire à la
génération, comme l'a soutenu Calien, ou est-elle inutile comme le disait
Aristote? Après de longs débats au cours desquels les uns penchaient en
faveur de Galien et les autres en faveur d'Aristote, tous nos théologiens
concluaient qu'il existe une semence féminine émise au moment de
l'orgasme; qu'elle n'était pas nécessaire à la conception d'un enfant; mais
qu'elle y aidait beaucoup et faisait l'enfant plus beau. En effet, pourquoi
Dieu aurait-il donné le plaisir féminin s'il n'avait pas eu d'utilité pour la
reproduction de l'espèce? Une attitude trop aristotélicienne sur ce point
aurait risqué de saper à la base la doctrine chrétienne de la sexualité.
A partir de là se posaient plusieurs problèmes moraux. D'abord, la
femme était-elle tenue d'émettre sa semence au cours de la conjonction
charnelle? Cette question, généralement examinée après celle du coït
interrompu et de l'étreinte réservée, supposait qu'en refusant d'émettre sa
semence la femme évitait ou diminuait les risques de conception. De quinze
auteurs qui la posaient — sur les vingt-cinq étudiés -, huit jugeaient qu'en
refusant volontairement l'orgasme l'épouse commettait un péché grave;
quatre qu'elle ne commettait qu'une faute vénielle; et trois qu'elle n'en
commettait pas du tout.
Seconde question : le mari est-il tenu de prolonger l'accouplement
jusqu'à ce que sa femme émette sa semence? Quatre théologiens lui en
faisaient une obligation morale, et les autres concluaient qu'il n'y est pas
105
Jean-Louis Flandrin
106
La vie sexuelle des gens mariés dans Vancienne société
107
Jean-Louis Flandrin
L'amitié que nous portons à nos femmes, elle est très légitime. La
théologie ne laisse pas de la brider pourtant et de la restraindre. Il me
semble avoir leu autrefois chez saint Thomas, en un endroit où il
condamne les mariages des parans es degrés deffandus, cette raison
parmy les autres qu'il y a danger que l'amitié qu'on porte à une telle
femme soit immodérée : car si l'affection maritalle s'y trouve entière et
parfaite, comme il se doit, et qu'on la surcharge encore de celle qu'on doit
à la parentelle, il n'y a point de doubte que ce surcroist n'emporte un tel
mary hors les barrières de la raison.
Nous trouvons en nostre Sainte Escriture qu'il n'est pas besoin que le
mary et la femme s'entrayment si fort : cela se veut entendre par des
108
La vie sexuelle des gens mariés dans l'ancienne société
La plupart des historiens ont adopté le premier de ces points de vue. Pour
eux, la vie sexuelle des gens mariés comme celle des célibataires a été
conforme aux prescriptions de la morale chrétienne, au moins jusqu'au
milieu du xviif siècle ou même jusqu'à la Révolution française. Témoins, les
taux infîmes d'illégitimité des naissances et le très faible nombre des
conceptions prénuptiales; l'importance et la stabilité de la fécondité
conjugale; et ces creux de Carême significatifs, dans la courbe mensuelle des
mariages et même dans celle des conceptions, qui nous révèle davantage les
secrets du lit conjugal.
Reste à savoir, cependant, s'il s'agissait d'une adhésion véritable et
profonde à la doctrine chrétienne, ou seulement d'une manifestation
extérieure de respect, qui ne visait qu'à sauver les apparences. Or aucune
des données démographiques que je viens de citer ne permet de le savoir
avec certitude. La faiblesse du nombre des conceptions prénuptiales et des
naissances illégitimes ne garantit nullement que les célibataires aient été
chastes au sens chrétien du mot; d'autant que les confesseurs de l'époque
attirent notre attention sur les pratiques contraceptives hors mariage et sur
les plaisirs solitaires des adolescents. Le creux de Carême, dans les courbes
de conceptions, est généralement peu marqué et ne témoigne dans le
109
Jean-Louis Flandrin
meilleur des cas que de la continence d'une minorité des couples légitimes.
Mais cela ne tranche pas non plus la question dans le sens d'une
inobservation des prescriptions de l'Église, puisque les théologiens, depuis
la fin du Moyen Age, ne faisaient plus de la continence de Carême une
obligation.
On pose généralement ce problème en termes de christianisation et de
déchristianisation. La baisse de la fécondité des mariages, l'augmentation
du nombre des naissances illégitimes et des conceptions prénuptiales ont
été présentées comme autant de signes d'une déchristianisation qui se serait
développée depuis la mi-xvnr siècle jusqu'à nos jours. D'un autre côté,
beaucoup d'historiens ont affirmé, à la suite des militants de la réforme
catholique, que les masses paysannes n'avaient pas été vraiment
christianisées avant le xvn* siècle et qu'elles étaient jusqu'alors restées
fondamentalement païennes.
Je ne crois pas que ces notions soient opératoires lorsqu'on s'occupe
d'histoire des mentalités et des comportements et non de propagande
idéologique. Les Français, y compris ceux des campagnes, ont été
christianisés dès le haut Moyen Age, et ils ont depuis lors donné toutes
sortes de preuves de leur foi, preuves non équivoques, de leur point de vue :
participation au culte, paiement de la dîme et legs pieux, pèlerinages,
croisades, hérésies, guerres de religion. Ce que les propagandistes de la
réforme catholique ont appelé paganisme me semble plutôt un
christianisme particulier, caractérisé par son archaïsme et par la marque des
mentalités paysannes.
Les paysans étaient chrétiens à leur manière, depuis un millénaire,
comme les autres groupes sociaux l'étaient à la leur. Les nobles, qui,
lorsqu'ils ne faisaient pas la guerre, faisaient l'amour aux dames de la cour,
étaient-ils plus chrétiens? Mieux christianisés? Et les bourgeois, dont
l'avarice était la vertu cardinale? Et les conquistadores, dont l'avidité et les
atrocités sont bien connues, mais qui, d'un autre côté, refusaient
énergiquement d'avoir des relations sexuelles avec les Mexicaines qu'on
leur offrait avant qu'elles ne fussent baptisées — et qui s'entêtaient à exiger
de leurs alliés qu'ils se convertissent sur-le-champ et renversassent leurs
idoles, malgré tous les inconvénients politiques de cette exigence et contre
l'avis des quelques ecclésiastiques qui les avaient accompagnés? Voyez, à ce
propos, le journal de Bernai Diaz del Castillo relatant la conquête du
Mexique par Cortés. En définitive, chacun était chrétien à sa manière, qui
n'était jamais celle des théologiens, ni la nôtre.
Peut-être existait-il cependant des gens mariés qui acceptaient la doctrine
du mariage des théologiens et s'efforçaient de l'appliquer : ceux qu'on
appelait les dévots. Sans doute ce groupe était-il très minoritaire dans le
royaume, même au sein des élites sociales. Mais c'est un groupe dont les
témoignages contemporains attestent l'existence, et son hétérogénéité
sociale importe peu à ce point de notre analyse.
J'imagine en effet que le comportement dévot pouvait se rencontrer à la
campagne comme en ville, dans des classes sociales diverses, et qu'il était
déjà le fait des femmes plus souvent que des hommes. C'est en effet aux
femmes que saint François de Sales a adressé son Introduction à la vie
110
La vie sexuelle des gens mariés dans Vancienne société
111
Jean-Louis Flandrin
la théorie de la bonne foi '. Autre indice, du XIV au xix* siècle, les débats sans
cesse repris sur la manière d'interroger les gens mariés en confession :
encore qu'ils soient dominés par la question des relations entre prêtres et
pénitentes, ils suggèrent une certaine incapacité des clercs à guider les
époux dans leurs relations conjugales.
Il est donc nécessaire de chercher sur quels points théologiens et laïcs ont
eu des attitudes identiques et sur quels points des attitudes différentes —
étant entendu que les laïcs étaient extrêmement divers et qu'il faut préciser
le milieu géographique, social et culturel de ceux qui se sont exprimés.
Reprenons les exemples de Montaigne et de Brantôme. L'un et l'autre
paraissent avoir tenu pour normal qu'un homme ordinaire ait des amours
hors mariage, idée qui paraît avoir été très répandue dans la noblesse
jusqu'au xvif , siècle, et même après. Sur ce point, donc, ils n'admettaient pas
réellement la doctrine de l'Église.
Or, ces deux auteurs trouvaient scandaleux que l'on se comporte avec sa
femme comme avec une maîtresse. En cela, ils raisonnaient comme saint
Augustin et les théologiens médiévaux. Ils allaient même plus loin que les
théologiens et confesseurs de leur époque puisqu'ils s'indignaient qu'on
puisse autoriser les époux à s'accoupler selon des positions « contre nature »
sous prétexte que la femme était enceinte ou le mari trop gros. Nous l'avons
vu pour Brantôme.
Quant à Montaigne, voici ce qu'il écrivait :
De plus, ces marys, qui pis est, apprennent à leurs femmes mille
paillardises, mille tours, contours, façons nouvelles, et leur pratiquent ces
figures énormes de l'Arétin; de telle sorte que, pour un tison de feu
qu'elles ont dans le corps, elles y en engendrent cent et les rendent ainsi
112
La vie sexuelle des gens mariés dans l'ancienne société
En cet instant, les pleurs de la mariée redoublent; elle se sauve avec ses
compagnes, et le mari court après avec ses garçons d'honneur. Il s'ensuit
une lutte qui a l'air d'être sérieuse. Les efforts pour conduire la mariée à
la maison conjugale sont souvent cause que ses vêtements sont déchirés,
ce qui est pour elle un titre d'honneur, car plus une fille, dans cette
occasion, fait de résistance, plus elle passe pour vertueuse dans le canton,
et plus son mari croit avoir droit de compter sur sa fidélité (Abel Hugo,
La France pittoresque, II, 82).
Comme si l'on admirait non pas l'amour de l'épousée pour son mari,
mais sa résistance à la consommation du mariage.
Sans pouvoir conclure de manière assurée à partir de ces quelques
données, il semble donc que dans des milieux fort divers de l'ancienne
société on ait répugné à se conduire trop librement avec son épouse; et
qu'on ait voulu avoir une femme chaste plutôt qu'une femme amoureuse.
C'est-à-dire qu'on paraît avoir admis l'opposition faite par les théologiens
entre le mariage et les relations amoureuses : celui-là n'a pour fin que la
procréation, tandis que celles-ci sont associées à la recherche d'un plaisir
excessif.
Mais en même temps, dans tous les milieux, on établissait entre l'idéal de
comportement masculin et l'idéal de comportement féminin une différence
radicale, tout à fait contraire à la doctrine de l'Église telle qu'elle était
formulée par les théologiens les plus qualifiés.
J'ai le sentiment que la convergence sur le premier point vient de ce que
la doctrine traditionnelle de l'Église s'inspirait de la sagesse antique et
d'attitudes courantes dans les sociétés non chrétiennes. La divergence sur le
second vient peut-être de ce que l'égalité entre l'homme et la femme en
matière de sexualité est une invention chrétienne qui contredisait les idées
traditionnellement admises dans le monde occidental et n'a d'ailleurs
jamais pu s'y imposer avant une époque toute récente. Simple hypothèse, en
l'état actuel des recherches.
Jean-Louis Flandrin
Paris, École des hautes études en sciences sociales
113
Jean-Louis Flandrin
NOTES
1. « L'homme de bien ne doit jamais craindre d'avoir trop d'enfans, ains doit penser que
c'est benediction de Dieu et croire à ce que dit David : " J'ay, dit-il, esté jeune et maintenant
je suis vieil, mais jamais je n'ay veu le juste délaissé, ne ses enfans chercher en extrême
nécessité leur pain ", car puisque Dieu les a donnez, il luy donnera par consequent le moyen
de les nourrir, puisque c'est lui qui repaist les oyseaux du ciel; autrement il ne luy en
baillerait pas » (Somme des péchés, liv. II, chap. IX, n* 63, p. 227 de l'édition in-4* de 1596).
Pour le commentaire de ce texte, voir « L'attitude à l'égard du petit enfant » m
J.-L. Flandrin, Le Sexe et l'Occident, en particulier p. 153 et 180-181.
2. Cas XXXVI : « Ausone ayant fort peu de bien, et se voyant déjà chargé de six enfans,
quoique sa femme soit encore jeune, a pris résolution depuis plus d'un an de s'abstenir de
1 usage du mariage, et a même refusé plusieurs fois le devoir à sa femme; de peur que le
nombre de ses enfants n'augmentât, et qu'il ne fût absolument hors d'état de les pouvoir
nourrir. Ne peut-il exécuter sa résolution, au moins sans péché mortel?
Réponse : II y a quelques Auteurs qui estiment que dans ces circonstances un mari peut, sans
péché, s'abstenir de l'usage du mariage, et refuser par conséquent le devoir à sa femme
pourvu qu'il n'y ait pas danger d'incontinence, ni de dissension à craindre; mais cette
opinion ne paraît pas bonne à suivre dans la pratique [...]. Si Dieu, comme le dit Jésus-Christ
(Mt 6,20), et comme l'avait dit David longtemps auparavant (Ps 146, 9), fournit même aux
oiseaux les choses nécessaires à leur vie; un chrétien ne peut sans faire injure à la divine
providence, se défier de sa bonté et croire que s'il lui donne des enfans, il ne pourvoira pas à
leurs besoins... » Fromageau, Dictionnaire de cas de conscience, 2 vol., 1733 et 1746, Devoir
conjugal, col. 1202.
3. « Les parents chrétiens doivent comprendre en outre qu'ils ne sont pas seulement
appelés à propager et à conserver le genre humain sur la terre, qu'ils ne sont pas seulement
destinés à former des adorateurs du vrai Dieu, mais à donner des fils à l'Église, à procréer
des concitoyens des Saints et des familiers de Dieu, afin que le peuple attaché au culte de Dieu
et de notre Sauveur grandisse de jour en jour [...]. Nous sommes touchés au plus intime du
cœur par le gémissement des époux qui, sous la pression d'une dure indigence, éprouvent la
plus grande difficulté à nourrir leurs enfants. Mais [...] aucune difficulté extérieure ne
saurait surgir qui puisse entraîner une dérogation à l'obligation créée par les
commandements de Dieu qui interdisent les actes intrinsèquement mauvais par leur nature même;
dans toutes les conjonctures, les époux peuvent toujours, fortifiés par la grâce de Dieu,
remplir fidèlement leur devoir et préserver leur chasteté conjugale de cette tache honteuse;
telle est la vérité inébranlable de la pure foi chrétienne, exprimée par le magistère du Concile
de Trente : u Personne ne doit prononcer ces paroles téméraires, interdites sous peine
d'anathème par les Pères : qu'il est impossible à 1 homme justifié d'observer les préceptes de
Dieu. Car Dieu ne commande pas de choses impossibles, mais en commandant il vous avertit
de faire ce que vous pouvez et de demander ce que vous ne pouvez pas, et il vous aide à le
pouvoir " » (Encyclique Casti connubii, 31 décembre 1930).
4. « Les adolescents eux-mêmes mettent souvent en avant le désir d'avoir des enfants et
croient excuser la chaleur de leur âge par l'attrait d'engendrer : combien y a-t-il plus de
honte pour les vieillards à faire ce que les adolescents rougissent d'avouer! Et même les
jeunes gens, dont la crainte de Dieu calme et modère le cœur, renoncent souvent, dès qu'ils
ont une postérité, aux œuvres de la jeunesse. » (Saint Ambroise, Traité sur l'Évangile de saint
Luc, I, 43-45.)
5. Pour plus de détails sur cette question, voir Anne-Catherine DUCASSE-KLISZOWSKI, « Les
théories de la génération et leur influence sur la morale sexuelle du xvi' au xviii* siècle »,
mémoire de maîtrise de l'université de Paris VIII, juin 1972, 88 p. dactyl. Ce travail a déjà été
résumé dans « Homme et femme dans le lit conjugal », in J.-L. FLANDRIN, Le Sexe et
l'Occident, chap. 8, p. 127-136.
6. Sur cette question, voir J.-L. FLANDRIN, La Doctrine de la continence périodique dans la
tradition occidentale, thèse présentée à l'université de Paris IV, 1978, 400 p. dactyl. Voir aussi
« L'attitude à l'égard du petit enfant et les conduites sexuelles », in J.-L. FLANDRIN, Le Sexe et
l'Occident, p. 193-201.
114
La vie sexuelle des gens mariés dans Vancienne société
Ariès Philippe. L'amour dans le mariage. In: Communications, 35, 1982. Sexualités occidentales. Contribution à l'histoire et à la
sociologie de la sexualité. pp. 116-122;
doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1527
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1982_num_35_1_1527
116
L'amour dans le mariage
117
Philippe Ariès
lins ". » Elle fleurit les autels domestiques, « sans que l'approche du
malheur altérât de son deuil la beauté naturelle ». Après l'hommage aux
dieux, elle retourne à la chambre nuptiale, pour vénérer le lieu sacré de
l'amour conjugal, le lit : « O couche, lui dit-elle, où je dénouais ma ceinture
virginale entre les mains de celui pour qui je meurs, adieu. » « Tombant à
genoux, elle baise la couche et tout entière la trempe de la marée de ses
larmes. » Elle n'arrive pas à s'en détacher. A peine a-t-elle quitté la
chambre qu'elle y revient « pour se jeter encore sur son lit ». C'est ici, dans
ce lieu symbolique, qu'elle dira adieu à tous les siens, à ses enfants, à ses
serviteurs : « il n'en était pas de si bas à qui elle n'adressât la parole et qui
ne lui rendît son salut » \
A son mari enfin. Elle aurait pu le laisser partir, sans intervenir : « J'ai
refusé de vivre séparée de toi avec des enfants orphelins, j'ai sacrifié les dons
de la jeunesse qui faisaient ma joie. » Si son père, que l'âge rendait inutile,
incapable de procréer, avait accepté la mort : « nous vivrions tous les deux le
reste de notre vie »... Mais les choses sont ce qu'elles sont, par la volonté
d'un dieu. Alors elle fait une requête solennelle : elle demande à Admète de
ne pas se remarier, ce qui aurait dû normalement arriver, afin de ne pas
donner une marâtre à ses enfants.
Et Admète lui répond : « Vivante, tu as été ma seule femme; morte, toi
seule en porteras le nom. »
Et, vœu étrange et anachronique qui annonce, avec deux mille ans
d'avance, les refus romantiques de la mort de l'autre, les tentatives
désespérées de le remplacer par son image, Admète demande que, « figuré
par la main d'artistes habiles, ton corps soit étendu sur mon lit; auprès de
lui je me coucherai... En songe tu hanteras mes yeux charmés; car ceux
qu'on aime, il est doux, même la nuit, de les voir, si peu qu'on le puisse ».
« Dans le même cercueil de cèdre, je recommanderai à mes enfants de me
déposer avec toi, et de m'y étendre, mon flanc auprès du tien. Que jamais,
même dans la mort, je ne sois séparé de toi, seul être qui m'aies été fidèle. »
Ainsi, c'est sur le lit de l'amour, et peut-être des naissances, qu'Alceste est
venue se recueillir avant de mourir, sans que ses paroles trahissent jamais
la réserve de la femme parfaite, mais une réserve qui ne s'oppose pas à
l'amour, qui plutôt en porte témoignage et le rend manifeste.
Fécondité, réserve de la femme et de la mère, dignité de la maîtresse de
maison, voilà bien des traits permanents qui, jusqu'au xviir siècle, ont
opposé l'amour dans le mariage et l'amour hors du mariage. Ces traits et
leur importance relative ont varié au cours des temps, mais dans des limites
étroites, soit dans les faits, soit dans les idées, et dans l'imaginaire.
Il est certain que l'idéologie morale exprimée par les stoïciens, pendant
les premiers siècles de notre ère, avant l'expansion du christianisme,
favorisait la procréation, la propagation de l'espèce, comme fin et
justification du mariage — par opposition sans doute à l'union libre,
couramment pratiquée, et pas toujours bien clairement séparée du mariage.
Les chrétiens se sont appropriés la morale stoïcienne, au point que certains
textes nous sont connus par des citations des Pères de l'Église, comme
celui-ci, de Sénèque, extrait par saint Jérôme d'un traité perdu sur le
mariage {Contre Jovinien 1, 49) : « Tout amour pour la femme d'un autre est
118
L'amour dans le mariage
scandaleux [voilà pour l'adultère]. De même Test aussi trop d'amour pour la
sienne propre [trop d'amour c'est justement l'amour sans réserve, la passion
que les amants éprouvent hors du mariage]. Un homme sage doit aimer sa
femme avec discernement et non avec passion, et par conséquent contrôler
ses désirs et ne pas se laisser entraîner à la copulation. Rien n'est plus
immonde que d'aimer sa femme comme une maîtresse... Qu'ils se présentent à
leur femme non en amants, mais en maris. » Le ton est pressant, celui du
commandement. La très vieille et très banale distinction entre l'amour-
réserve dans le mariage et l'amour passion hors du mariage est ici formulée
par Sénèque, non plus comme un usage, mais comme la règle d'un code
moral.
Ce code moral, le christianisme en a hérité. Chez saint Paul l'amour hors
du mariage, la fornicatio, Yimmunditia, est condamné. Le christianisme a
été tenté d'aller plus loin et de proscrire même le mariage - il exista une
pente dans ce sens - mais, résistant à la fois aux courants sensualistes et aux
courants ascétiques, il a maintenu le droit au mariage, tout en le situant,
dans la hiérarchie des valeurs, après la virginité. La principale raison du
mariage était de répondre à la concupiscence par une obligation réciproque
des époux, le debitum. Il est évident que dans une telle perspective morale, le
debitum devait être différent des jeux violents de la passion, de l'érotisme.
Le juridisme du terme traduit bien les limites de l'acte. Il s'agit d'éteindre le
désir et non pas de l'augmenter ou de le faire durer. En revanche, si les
Pères ont repris à leur compte les justifications stoïciennes du mariage par
la procréation, saint Paul paraît réservé à cet égard. Le problème ne semble
pas l'intéresser. Il le traite en passant à propos de la femme. C'est elle,
d'abord, qui a introduit le péché dans le monde — et non pas l'homme.
Adam non est seductus mulier autem seducta... toutefois, remarque-t-il, la
maternité la sauve : solvabitur autem per filiorum generationen... La
conception traditionnelle de la fécondité est bien ainsi reprise en compte,
mais par un biais, comme la compensation de l'infériorité originelle du sexe.
Malgré ses préférences pour la virginité, saint Paul, dont saint Clément
nous assure qu'il fut marié, admet sans réserve le mariage et exalte l'union
parfaite de l'homme et de la femme. « Les maris doivent aimer leur femme
comme leur propre corps. Celui qui aime sa femme s'aime lui-même. » II
faut cependant noter que, si les maris sont invités à aimer leur femme —
diligite -, celles-ci sont conviées à être soumises - subditae : la nuance n'est
pas petite. La soumission apparaît comme l'expression féminine de l'amour
conjugal. Malgré leur différence et à cause de leur complémentarité, le mari
et la femme ne seront qu'un seul corps, erunt duo in carne una, formule qui
ne désigne pas seulement la pénétration des sexes, mais aussi la confiance
mutuelle, l'attachement réciproque, une identification de l'un à l'autre.
Un tel amour qui est appropriation, ne vient pas d'un seul coup, comme
la foudre, ou comme l'effet d'un filtre, comme l'amour de Tristan et
d'Iseult : amour essentiellement non conjugal. Il n'est pas nécessaire qu'il
préexiste au mariage, même si cela peut arriver, surtout là où les intérêts,
trop faibles, ne gênent pas les inclinaisons. C'est pourquoi il n'y a rien de
choquant, même pour les morales les plus exigeantes, si les mariages sont
négociés en fonction des alliances et des biens. L'Église aurait seulement
119
Philippe Ariès
préféré en principe que cette négociation fût acceptée par les futurs
conjoints, et non pas à eux imposée. Toutefois il était généralement
souhaité, et aussi fréquent, que l'amour naisse et se développe après le
mariage, au cours de la vie commune. C'était peut-être le cas de celui
d'Alceste et d'Admète, d'Ulysse et de Pénélope... Il n'y a guère de cas aussi
célèbres dans le panthéon chrétien. L'un des meilleurs exemples
historiques de l'amour conjugal se passe à la fin du xvn* siècle, c'est celui du duc de
Saint-Simon. Le mémorialiste ne cache pas qu'il a choisi sa femme pour des
raisons de convenance, sans laisser de place aux sentiments. Et pourtant, au
cours de sa vie, les deux époux sont devenus si attachés l'un à l'autre que, à
la pensée de sa mort, dans son testament, Saint-Simon n'hésite pas à
s'épancher, à dire son profond amour pour celle qui l'a précédée, au point
de demander que leurs deux cercueils soient attachés par une chaîne de fer
(volonté insolite) pour être unis dans la mort, comme leurs corps l'avaient
été dans la vie.
De tels témoignages sont rares : comme si les hommes n'aimaient pas
parler du sentiment qui liait les époux, sauf dans leur testament, où leurs
témoignages deviennent plus fréquents.
Il est difficile à l'historien d'interpréter le silence qui règne sur de vastes
domaines de la vie : il signifie tantôt l'indifférence ou l'ignorance, tantôt la
pudeur et le secret. Il y a des choses qu'on ne disait pas : l'amour conjugal
était l'une de celles-là.
Il arrive que ce silence soit parfois percé, et c'est presque toujours à
l'occasion de la mort. Les archéologues ont trouvé dans des cimetières
mérovingiens des tombes où les squelettes des époux sont enlacés dans un
même sarcophage. On voit, sur des Jugements derniers, la Résurrection
réunir des époux que la mort avait séparés, mais ce sont des témoignages
exceptionnels, comme des signes espacés dans l'immensité du temps. Ils
témoignent de cas individuels qui diffèrent d'un modèle commun, plus
discret — étant entendu qu'il existait assez de jeu à l'intérieur de ces modèles
iginalité
sentiment dont la nature est de rester secret.
La même réserve s'étendait à la vie sexuelle. Elle apparaît dans des textes
lestes qui n'ont pas l'habitude de s'attendrir sur 1 amour conjugal : le
fabliau « Le souhait contrarié » met en scène un bon mariage : les époux
« s'aimaient beaucoup l'un et l'autre ». Le prud'homme un jour quitta le
pays pour son commerce. Il fut trois mois absent. A son retour, sa femme lui
fit fête, « comme le voulait son devoir, et n'eut jamais de joie si grande ».
Elle lui servit un somptueux repas, bien arrosé, « elle avait un très grand
désir de tout faire selon son gré, car elle attendait la pareille et comptait sur
la récompense ». Elle l'attendait au lit. Malheureusement le prud'homme
avait tant mangé et tant bu que « quand il vint à se mettre au lit, il oublia
l'autre plaisir ». Il sombra dans le sommeil. Sa femme se désole « qui était
prête à la besogne ». Elle pourrait bien le secouer, le réveiller. Mais elle ne
saurait agir ainsi : « il la croirait dévergondée. Elle finit par renoncer au
désir qu'elle avait de lui et s'endort pleine de dépit ».
120
L'amour dans le mariage
121
Philippe Ariès
originaux anciens de l'amour conjugal, tels que nous venons de les évoquer,
sont abolis ou considérés comme des obstacles résiduels qui retardent le
triomphe de l'amour, un seul amour, une seule sexualité.
Il est vrai que, dans une première période, la particularité de l'amour
conjugal a disparu. Mais, dans une seconde étape, le succès de la fusion
pourrait bien avoir provoqué un retour spontané à la dualité traditionnelle.
Je laisse de côté des survivances comme celles du prince de Lampedusa qui
pouvait faire je ne sais combien d'enfants légitimes sans avoir jamais vu le
ventre de sa femme. Non, je pense à des phénomènes nouveaux.
L'amour-passion marchait au coup de foudre : on tombait d'amour. La
flèche d'Éros était aussi imprévisible et soudaine que le dard de la mort. Un
début déjà fiévreux, un épanouissement et une fin. L'amour-passion ne dure
pas, l'amour conjugal qui lui est assimilé ne dure pas plus. Le divorce ne
peut donc pas être considéré comme un moyen de rattraper une erreur,
mais comme la sanction normale d'un sentiment qui ne peut ni ne doit
durer et qui doit alors laisser place au suivant. Nos jeunes contemporains
répugnent à l'engagement long, que ce soit pour le mariage ou pour le
sacerdoce. La durée n'est pas moderne. Or, on peut se demander si elle ne le
redevient pas, et si l'amour dans le mariage, distinct de l'autre, ne se
reforme pas dans nos mœurs autour de la durée, durée de fait plutôt que
volonté de durer. Un couple s'est fait dans un temps long, et chaque
supplément de temps a rapproché un peu plus les conjoints et leur a donné
le sentiment de renforcer leur union : duo in una carne. Ils s'aiment parce
qu'ils s'aiment depuis longtemps, et leur amour croît avec le temps,
jusqu'au jour terrible où il bute contre le mur de la mort, insupportable
parce qu'il est la séparation, la fin de cette lente construction à deux. Jean
Baechler va jusqu'à supposer qu'aujourd'hui « il peut y avoir un
renforcement presque névrotique [je souligne] du lien conjugal ». Après la mort, le
survivant s'efforce de tourner l'obstacle et de continuer au-delà le devenir
ininterrompu de leur union. Non, ce sentiment n'est pas un ancien
héritage. L'ancienne société avait, nous venons de le dire, le culte du
précédent, mais pas de la durée. Il avait été une fois, il sera toujours; sans
que la durée n'ajoutât rien à l'affaire. C'est parce qu'il avait été et non parce
qu'il avait duré qu'une valeur était reconnue au précédent.
Aujourd'hui, peu importent l'origine et la nature du lien, ce qui compte
est sa durée. A la limite, et sans qu'on l'avance et qu'on le dise, un vrai
mariage - peu différent d'une union libre qui résiste - n'est pas créé par un
acte à la mairie ou à l'église, ni par un choix préalable, fragile, mais par le
fait de sa durée. Le vrai mariage est une union qui dure, d'une durée
vivante, féconde, qui défie la mort. Revanche souterraine du dynamisme de
la continuité dans une civilisation qui privilégie l'instant et la rupture.
Philippe Ariès
Paris, École des hautes études en sciences sociales
NOTE
1. Quand Saint-Simon raconte la mort de Mme de Montespan, il précise que sentant la
mort venir, elle fît appeler ses domestiques « jusqu'au plus bas », pour leur dire adieu.
Communications
Le mariage indissoluble
Philippe Ariès
Ariès Philippe. Le mariage indissoluble. In: Communications, 35, 1982. Sexualités occidentales. Contribution à l'histoire et à la
sociologie de la sexualité. pp. 123-137;
doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1528
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1982_num_35_1_1528
Le mariage indissoluble
123
Philippe Ariès
124
Le mariage indissoluble
125
Philippe Ariès
exigeait des réserves de filles autant sinon plus que de garçons. Les bâtardes,
en particulier, constituaient ce que G. Duby appelle la « réserve de plaisir »
des maisons nobles. D'autres filles étaient consignées dans des moutiers
familiaux, sortes d'annexés des châteaux, fondés par les chefs de famille
pour garder leurs filles et leurs veuves. Les jeunes qui étaient écartés du
mariage, formaient des bandes de célibataires (juvenes) qui couraient
l'aventure militaire, sportive, sexuelle, espérant qu'une occasion se
présenterait un jour de faire une fin honorable (devenir senior), en
épousant quelque héritière (qu'ils avaient parfois auparavant engrossée) ou
en devenant le « sénéchal », l'officier et l'homme de confiance d'un puissant
chef de famille.
Un tel mariage avait été conclu par les familles dans des buts déterminés.
Si, par exemple pour raison de stérilité, ou pour toute autre raison, ces buts
n'étaient pas atteints, le mariage perdait sa raison d'être, il fallait le
dissoudre, renvoyer la femme dans sa famille, ou au moutier. Un autre
mariage devait lui succéder aussitôt.
Aux mêmes époques où ce type de mariage était pratiqué dans les sociétés
aristocratiques, l'Eglise, de son côté, mûrissait un modèle de mariage
radicalement différent, auquel elle devait assurer, au xm* siècle, le statut de
sacrement, à l'égal du baptême et de l'ordre : extraordinaire promotion
d'un acte privé, d'une union sexuelle organisée en vue d'alliances
lignagères, faite et défaite en fonction des intérêts familiaux. Le fait même
que 1 acte une fois consommé et, à la fois, consacré, ne puisse plus être
dissous, rendait plus définitives et irrévocables les dispositions des familles.
Sans dbute les intérêts ne cessèrent-ils de compter, et, certes, l'Église
l'admettait, mais ils n'étaient plus tout-puissants et devaient composer avec
des risques graves, en particulier ceux de l'inconduite, de la stérilité
auxquels il faudrait bien se résigner. Toutefois il est remarquable que
l'Église ait mis tant de temps , non seulement pour imposer son modèle à une
aristocratie rebelle, mais même pour seulement dégager sa doctrine,
l'exprimer clairement et parvenir à une définition claire et simple de ce
qu'elle concevait par^ le mariage.
A l'intérieur de l'Église, il exista en effet deux courants opposés, de plus
en plus opposés. L'un, ascétique, se réclamait de saint Jérôme : hostilité au
mariage, considéré comme un état inférieur, à peine tolerable. Ce courant a
connu des hauts et des bas, des éclipses et des retours. Il semble gagner au
xiF siècle chez les clercs qui voulaient détourner l'Église d'intervenir dans
le mariage et de le contrôler : qu'elle se tienne à l'écart, pensaient-ils, de ces
choses vulgaires et basses où elle n'a rien à faire. On pourrait déceler dans le
catharisme languedocien la même tendance qui aurait outrepassé le seuil de
l'orthodoxie.
L'autre tendance a triomphé, qui se rattache à saint Augustin et, au-
delà, à saint Paul, et qui voit dans le mariage le remedium animae. Au
xn* siècle, répondant sans doute aux excès des adversaires du mariage,
saint Bernard s'explique : « Attaquer le mariage, c'est ouvrir la porte aux
débauches des concubins, des incestueux, des seminiflues, des masculorum
concubitores. » Saint Bernard craint que la dévaluation du mariage n'abou-
126
Le mariage indissoluble
127
Philippe Ariès
128
Le mariage indissoluble
129
Philippe Ariès
130
Le mariage indissoluble
131
Philippe Ariès
plus fréquent dans les procès, parce qu'il était le moins contesté et ne
suscitait pas de recours en justice. Des documents permettent cependant
d'imaginer la scène la plus banale : elle a lieu à la maison où sont venus
quelques amis et parents, en particulier un oncle de la fille, sans doute
l'oncle maternel qui joue un rôle particulier dans la cérémonie. Le père
invite le garçon à s'asseoir à côté de sa promise et à lui donner à boire :
l'échange du pot a une valeur symbolique qui équivaut à un don. De son
côté, le garçon invite la fille à boire dans une intention déterminée, il dit
que c'est « en nom de mariage » - on boit en silence. Puis l'oncle maternel
s'adresse à sa nièce : « Donne à boire à Jean en nom de mariage comme il t'a
donné à boire. » Elle le fait, et le garçon répond à son tour : « Je veux que
vous receviez un baiser de moi en nom de mariage. » II l'embrasse, et
l'assistance, constatant le fait par une acclamation, s'écrie : « Vous êtes
créantes l'un à l'autre, j'en appelle le vin. »
Voilà : c'est à un vrai mariage que nous venons d'assister. Il se fait à la
maison dans la famille de la fille, et devant une assistance d'invités qui
jouent le rôle du chœur d'autrefois et des témoins d'aujourd'hui.
Les procès de Troyes présentent encore d'autres cas où la scène ne se passe
plus à la maison, mais dans un lieu public, par exemple au cabaret. Le rôle
du père ou de l'oncle est alors joué par un notable, parfois choisi sur le tas.
Une jeune fille, Barbe Montaigne, vient par des paroles rituelles d'accepter
les propositions de Jean Graber, son promis. Cela se situe sans doute dans la
rue ou plutôt au cabaret, mais toujours au milieu d'un groupe de copains.
L'un d'entre eux prend l'initiative et constate au nom des assistants : « Or •
bien je vous fiance donc. » Mais le marié n'entend pas de cette oreille, il
n'estime pas le mariage à la hauteur de la situation, et il le lui dit
carrément : « Tu ne sais ni A ni B, tu ne nous fianceras pas. » Et voici que
heureusement arrive le maître d'école, c'est l'homme qu'il lui faut : « Voici :
le magister qui nous fiancera bien. » Le mots créanter, fiancer, marier sont •
synonymes. Alors, ici, les témoignages divergent. Le maître d'école affirme
avoir décliné l'offre et conseillé qu'il valait mieux que le garçon et la fille
fussent créantes mutuellement - c'est-à-dire sans que personne d'autre
n'intervienne. Cependant, des témoins prétendent que le magister a bel et
bien mené les créantailles, et, circonstance aggravante, devant les portes
de l'église, c'est-à-dire qu'il a pris la place désormais réservée au
curé.
Enfin, il y a encore dans les procès de Troyes quelques rares autres cas,
plus nombreux dans la procédure que dans la réalité, parce que très
contestables. Dans ces cas, la cérémonie, en apparence dérisoire, mais
pourtant prise au sérieux, est réduite à un échange de quelques mots rituels
entre les deux amants, quasiment en secret, sans aucune publicité. On peut
penser que ces engagements secrets sont devenus plus nombreux à la fin du
Moyen Age et au début des Temps Modernes, et les moralistes de l'époque
les dénonçaient comme un grave danger.
Il suffisait donc, si l'on en croit ces documents, pour être considérés
comme engagés ou mariés, que les deux amants aient échangé les mots
suivants : « Je te promets, Marguerite, que jamais je n'aimerai d'autre
femme que toi jusqu'à la mort. - Paul, je vous promets ma foi que jamais je
132
Le mariagp indissoluble
n'aurai d'autre mari que vous jusqu'à la mort. » (On notera le passage du tu
au vous selon le sexe.)
Le dialogue était accompagné d'un don symbolique : un objet de valeur,
un pot à boire, un air de flûte. L'échange des paroles et le don étaient
sanctionnés par une poignée de main accompagnée ou non d'un baiser. On
peut reconnaître dans ce geste des mains la dextrarum junctio du mariage
romain, qui aurait ainsi traversé les âges. Un tel échange pouvait se faire
dans n'importe quelle condition, dehors ou dedans, à la maison ou dans la
rue, en public ou en privé. Il restait valable si l'intention y était et les mots
exactement prononcés. Parfois in extremis : la fille était tenue bien serrée
dans les bras du garçon quand celui-ci lui dit : « Tiens, Marguerite, afin que
tu n'aies pas peur que je t'abuse [on n'en était pas si loin],ye mets ma langue
dans ta bouche en nom de mariage. »
Le juge de l'officialite interroge Guillaumette qui se plaint que son amant
l'a abandonnée : « Lui as-tu donné quelque chose en nom de mariage? » lui
demande-t-il avec insistance : c'est que n'importe quel geste (comme la
langue dans la bouche ?) pouvait avoir valeur d'engagement. Elle répondit
que non, mais que, quand il la connaissait charnellement, il lui disait qu'il
accomplissait l'acte en nom de mariage et que c'était assez. Et on pouvait
soutenir en effet que c'était suffisant.
133
Philippe Ariès
134
Le mariage indissoluble
Si l'on s'en tenait à cette brève analyse des rituels, on pourrait penser que
le mariage a été l'objet, depuis le xiir siècle au moins, d'une cléricalisation
décisive et autoritaire. La réalité est tout à fait différente. Les engagements
domestiques, comme les créantailles troyennes, persistèrent malgré la
généralisation de la cérémonie religieuse - et l'Église hésita pendant
longtemps à les reléguer à une place qui n'était plus essentielle, à les
assimiler à des fiançailles dans leur sens actuel. En fait, la cléricalisation du
mariage eut comme premier effet d'ajouter simplement une cérémonie de
plus aux rites domestiques qui existaient déjà, et par conséquent d'étaler le
mariage encore plus dans le temps.
Désormais, ce qui comptait surtout n'était pas tant la cérémonie
religieuse que Y enregistrement par écrit. C'est l'écriture qui fondait l'acte en
même temps qu'elle le contrôlait. La célébration à l'église impliquait deux
actes fondamentaux : 1) la publicité du mariage; 2) son enregistrement par
écrit. On entrait dans une nouvelle conception, d'une part, du pouvoir et de
son contrôle et, d'autre part, du temps et de son découpage. A onze heures
moins cinq on n'était pas marié, à onze heures cinq on 1 était devenu. Les
enfants nés avant onze heures étaient illégitimes, les enfants nés après onze
heures étaient légitimes : la signature du registre avait tout changé,
remplaçant par un moment ponctuel une plage de temps plus ou moins
135
Philippe Ariès
136
Le mariage indissoluble
Dans cet exposé, j'ai voulu éclairer trois grands aspects du mariage
occidental. L'un est l'indissolubilité qui lui assure sa plus forte originalité.
Il m'a semblé qu'elle ne provenait pas seulement d'en haut, de l'Église, mais
d'en bas, des communautés rurales elles-mêmes qui l'avaient parfaitement
assimilée, intériorisée. Cependant, et c'est le deuxième point, les contrôles
de l'indissolubilité ont évité, pendant longtemps, de pousser le mariage
hors de l'espace privé, ou du moins de ce qu il y avait de plus privé dans un
vaste domaine de vie commune et de sociabilité interne.
Enfin, dernier épisode, l'Église d'abord, dans les xir-xm* siècles, l'État
ensuite, depuis le xviii* siècles ont fait entrer le mariage dans le domaine des
institutions fondamentales de la culture écrite et de l'espace public qu'elles
constituent. Il y est resté encore aujourd'hui, malgré les forces centrifuges
qui agissent sur lui et le poussent vers le domaine, non pas vraiment du
privé, mais de l'intimité, de la spontanéité pure. Jusqu'où ira-t-il dans ce
sens? Dernière question à laquelle l'avenir répondra: laissons-lui ce
soin.
Philippe Ariês
Paris, École des hautes études en sciences sociales
NOTES
Béjin André. Le mariage extra-conjugal d'aujourd'hui. In: Communications, 35, 1982. Sexualités occidentales. Contribution à
l'histoire et à la sociologie de la sexualité. pp. 138-146;
doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1529
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1982_num_35_1_1529
138
Le mariage extra-conjugal d'aujourd'hui
Alors que seule, en principe, la mort d'un des conjoints rompait la vie
conjugale, l'union extra-conjugale, par le passé, ne pouvait consister le plus
souvent qu'en des étreintes furtives, des plaisirs fugitifs à l'exclusion de
toute cohabitation prolongée. Il fallait appartenir à l'élite ou à quelques
milieux marginaux pour pouvoir mener au vu et au su de tous une vie
extra-conjugale suivie. La cohabitation juvénile actuelle occupe une
position intermédiaire : elle n'est pas aussi éphémère que les liaisons
illicites d'antan mais elle n'est pas non plus supposée, en principe,
définitive. Tout se passe comme si sa durée était renégociée chaque jour par
les partenaires.
Qu'il soit contracté devant une autorité civile ou religieuse ou qu'il soit
plus simplement ratifié par la communauté, le mariage constituait un rite
de passage contrôlé par la société, alors que la liaison extra-conjugale,
généralement condamnée, parfois tolérée comme un moindre mal,
échappait largement à la ritualisation. La cohabitation juvénile jouit aujourd'hui
d'une semi-consécration sociale. On ne l'assimile pas à la prostitution ou à
la promiscuité sexuelle. Mais elle n'a pas le caractère officiel, cérémoniel du
mariage. Elle constitue une sorte de rite préliminaire qui annoncerait le
véritable passage social qu'est le mariage et ne prendrait d'ailleurs son sens
que rapporté à cette ratification ultérieure.
139
André Bêjin
QUATRIÈME CRITÈRE :
LA DIFFÉRENCIATION DES FONCTIONS DANS LA VIE EN COMMUN.
140
Le mariage extra-conjugal d'aujourd'hui
141
André Bêjin
142
Le mariage extra-conjugal d'aujourd'hui
143
André Béjin
144
Le mariage extra-conjugal d'aujourd'hui
également les amis. Et, le cas échéant, ces « annexes » temporaires du couple
que sont - parfois, semblerait-il, presque sur un pied d'égalité - l'enfant et
l'animal domestique. Cependant, c'est bien le couple qui occupe le centre de
gravité de cette aire affective, et non la famille ou l'enfant. Ce dernier ne
constitue pas tant la justification du couple, ce pour quoi il s'est fondé, que
son garant et son ciment. Cette configuration affective pourrait d'ailleurs
susciter certains problèmes dans l'avenir. On sait les drames des enfants
dont les parents se déchirent et se séparent. Peut-être faudra-t-il s'inquiéter
des difficultés plus secrètes des enfants dont les parents s'aiment « trop » (ou
plutôt, trop visiblement), et qui se sentent rejetés de cet amour.
Ce n'est certes pas seulement dans la cohabitation juvénile que le couple
constitue le centre de gravité de l'aire affective. Il en est de même, de plus en
plus, chez les gens mariés. Et le couple demeure un idéal pour de nombreux
homosexuels. Ainsi, cette relation de face à face qui semble à certains égards
provoquer un rétrécissement artificiel de la sociabilité conserve son
prestige et son attrait. Quelles autres formes, en effet, de « sociabilité
sexuelle» les sociétés de masse bureaucratisées offrent-elles? La partouze
démocratique, la prostitution rationalisée, la drague professionnalisée...
Formes nées du nivellement et sécrétant l'indifférence. Formes qui peuvent
se réduire à deux paradigmes : la foule (mot d'ordre : circulez!) et la file
d'attente (mot d'ordre : au suivant!). On peut comprendre que certains se
refusent à ce nomadisme obligatoire favorisé par des puissances tutélaires
de plus en plus pesantes et sédentaires. Le couple qui résiste au temps
constitue un défi à toutes ces entreprises mortifères de déracinement et de
brassage imposés.
La cohabitation juvénile représente donc une synthèse de traits
traditionnellement opposés de la vie conjugale et de la liaison
extraconjugale. Ce mode de vie manifeste actuellement un grand pouvoir de
contagion. Les jeunes mariés se conduisent de plus en plus comme des
cohabitants. Ils ajournent la conception de leur premier enfant, s'accordent
des libertés : ils tolèrent certaines infidélités passagères ou s'essaient à ces
formes déjà fortement ritualisées d'infidélité dans la fidélité, telles que
l'échange de partenaires. D'autres songent à leur retraite après une carrière
de drague et se ménagent des voies de sortie qui s'apparentent à la
cohabitation : par exemple, une relation préférentielle suivie, sans
communauté de résidence permanente. Le mode de vie des jeunes couples
homosexuels se rapproche de celui des cohabitants de leur génération.
Quelles différences? L'enfant? Mais nous avons vu que la cohabitation
juvénile s'établit, du moins initialement, sur l'attachement réciproque des
partenaires plutôt que sur l'enfant ou le désir d'enfant. La différence des
sexes d'un côté, leur identité de l'autre? Mais à partir du moment où les
cohabitants hétérosexuels ne souhaitent plus voir leur union reposer sur la
complémentarité des rôles, à partir du moment où les femmes se veulent
aussi « actives » (professionnellement et sexuellement) que les hommes,
salariées au-dehors et maîtresses de leurs partenaires plutôt que maîtresses
de maison et mères, est-il si sûr que cette divergence soit déterminante?
Ces consonances entre le couple homosexuel et le jeune couple de
cohabitants hétérosexuels traduisent peut-être une aspiration plus pro-
145
André Bêjin
fonde. Tout se passe comme si ces adolescents prolongés qui aspirent à une
relation « égalitaire » avec leurs partenaires du sexe opposé voulaient, en
même temps, trouver l'autre et se retrouver dans l'autre. Égaux se reflétant
chacun en son alter ego et s'y découvrant magiquement munis de cette
petite différence qui leur fait défaut pour constituer la figure parfaite,
autarcique, stable, libérée du besoin de se perpétuer, de l'androgyne.
André Béjin
Paris, Centre national de la recherche scientifique
NOTE
n* 1.
1, 1978,
Voir notamment
p. 15-42, et Louis
: LouisROUSSEL,
ROUSSEL,
Odile
« LaBOURGUIGNON,
cohabitation juvénile
Générations
en France
nouvelles
», Population
et Mariage
traditionnel. Enquête auprès déjeunes de 18-30 ans, Cahier «Travaux et Documents » de
TINED n*86, Paris, PUF, 1978.
Communications
Lafont Hubert. Les bandes de jeunes. In: Communications, 35, 1982. Sexualités occidentales. Contribution à l'histoire et à la
sociologie de la sexualité. pp. 147-158;
doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1530
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1982_num_35_1_1530
afinit
sociaux
mais
culture
termes
tant
travail
efforts
synthèse
ainsi
protégée.
et
capacité
l'espace
groupes
L'étonnante
plus
transmettait
particuliers.
il notablement
conservant
dresse
descriptions
rapports
médecins
Butte
pertinents
marginalité
populaire
donc
éminemment
ou s'agissait
L'effort
Dans
Depuis
Pour
Il
urbain
suffisamment
que
par
frappante,
de
est
difficilement
une
continuité
qui
social,
A.
de
et
artificiels
la
aider
propre.
certains
tels
et
imposer,
ont
bien
culturelle
que
Les
pleins
la
de
y
réflexion
le
socialite
Farge
au
constant
marginalité,
dense
de
et
en
ses
fin
puisaient
depuis
réalistes
sociale
de
évidemment
groupes
projet,
la
moment
l'on
fluide,
àont
difficile
efficaces
modes
fait
réduit
comme
génération
du
caractères
comprendre
II?
de
qui
Certains
de
secteurs
qui
lointaine
en
su
nés
voulait
du
xvm*
identifiable,
longtemps
un
indigène
sollicitude
République,
de
des
la
que
lieu
semble
ce
manifester
échappant
qui
offre,
des
d'habiter
la
même
une
non
où
colonisation
de
rôle
vie
n'est
philanthropes
si,
de
que
siècle,
capacité
nous
et
en
romanciers
traditionnellement
elle
saisir
connu
derrière
leur
groupes,
déviance
partie
en
propres,
dans
pour
place
pas
notamment
déterminant,
s'y
sont
patrimoine
les
qu'une
vivace
ces
comme
génération,
se
utilisons
la
des
manifester
de
imposer.
testée
encore
indicateurs
une
dans
ou
se
les
le
des
porteurs
formes
vit
vie
populaire
un
de
pratiques
philanthropes,
concentrer
ces
Paris
encore
fois
mené
ou
contenus
toutefois,
et
sa
us
et
capacité
sociale
leur
grand
et
cible
et
une
changements
imaginative
se
et
largement
vitalité
de
des
morte
de
aujourd'hui.
des
aux
de
réinventée
populaire
coutumes
s'adaptant
inspiration
résistent
reproduit.
par
des
jusqu'à
pathologie
privilégiée
large
mœurs
les
àsocialite,
feuilletonistes
et
ingénieurs
nombre
jeunes
sociaux
qui
étonnante
reproduire
populaires
notre
et
possibilités
et
les
souvenirs
analysés
etembaumée
les
laisser
se
mesure
modèles
nos
collectifs.
qui
son
des
grâce
indigènes,
au
solidifient
particulièrement
qui
du
société
àparfois
formes
Banale
et
d'évolutions.
ainsi,
sociale,
aux
paraissent
jours
la
se
jour
instituteurs
foisonnement
sociaux
xviir
àjouent
autres
paraître
modernité
kgénéralement
et
de
reproduisait
des
interventions
en
aux
du
un
d'occupation
culturels
engendrer
le
par
sur
en
considérables,
Paris
par
d'une
détourner
siècle,
XIX*
artistes
milieu
et
jour
des
tableau
modèles
est
en
\le
critères
elle-même
dans
essence
offerts
bien
ses
Cet
siècle,
folklore,
modèles
d'autant
subsiste
culture,
et
culture
tout
ou
de
ou
lignes
effort
social
de
cette
donc
et
bien
plus
une
que
tels
des
du
les
en
de
se
la
et
147
Hubert Lafont
148
Les bandes de jeunes
149
Hubert La/ont
parents, les sœurs ou les frères cadets quand on est dans la rue avec ses
copains. Le réseau de la bande permettra même parfois d'abandonner
réellement, pour des périodes plus ou moins longues, la famille d'origine :
on trouvera à se faire héberger et à se nourrir chez des copains ou l'on
« zonera », vivant sur le quartier, logé et nourri à droite et à gauche, au
risque de passer quelques nuits dehors et de sauter quelques repas 5.
A l'inverse de la vie familiale, cette vie dans la rue manque de chaleur et
de confort. Elle n'est ni réglée ni régulière, faite essentiellement de longues
périodes d'inactivité et d'ennui, d'absence d'effort et de contraintes,
entrecoupées d'aventures et d'excès. On traîne en bande, on se raconte des
histoires, on tue le temps et on reste suspendu à des événements
exceptionnels dont on guette l'occasion et dont on souhaite l'avènement, au
point le plus souvent de les provoquer. Les garçons montent ainsi parfois de
véritables expéditions, chasses forcenées à l'aventure, où l'on poursuit les
occasions jusqu'à engranger toute une moisson de coups et de hauts faits au
travers desquels chacun, encouragé et encadré par ses copains, apprendra à
faire usage de sa force, de son courage et de sa débrouillardise à ses risques
et périls et parfois à ses dépens.
Au retour de ces expéditions, les cuites, les bastons, la drague, les coups de
culot, les casses, les risques pris et les peurs encourues, les qualités dont
chacun a fait preuve seront passés en revue et commentés par le menu des
mois durant, martelant une mémoire commune et forgeant l'histoire de la
bande '. C'est cette histoire qui permet de donner un contenu au sentiment
de particularité du groupe, et c'est à travers elle notamment que l'ensemble
du quartier peut évoluer et s'adapter à la modernité sans perdre son
identité. Les valeurs du groupe restent en effet essentiellement ces valeurs
de la rue telles que dans leurs excès les vivent les jeunes. L'ordre familial
notamment ou son corollaire, celui qu'impose un travail régulier et
disciplinaire, ne sont acceptés que comme des maux nécessaires, des
handicaps dûs à l'âge et malheureusement inévitables. Ainsi les parents, au
travers de leurs fils, ou les sœurs, au travers de leurs frères, et ce malgré les
contradictions et les conflits que cela suppose avec les valeurs familiales
qu'ils sont censés défendre, savent encore souvent profiter de ces aventures
pour raviver et continuer un univers culturel dont eux-mêmes, par la force
des choses, se sentent dans une certaine mesure exclus ; c'est assez volontiers
qu'ils ferment les yeux, qu'ils donnent même un coup de main, ou
simplement qu'ils se font raconter les histoires et qu'ils les colportent à leur
tour.
Cette vie dans la rue, enfin, c'est aussi pour les garçons l'apprentissage du
travail. Mis à la porte de fait (et non officiellement, bien sûr) ou désertant
l'école bien avant l'âge légal 7, les garçons apprennent à se débrouiller seuls
très tôt, d'abord pour leur argent de poche, puis rapidement pour les
vêtements, les dépenses de loisir (sorties, pots, magazines, disques,
véhicules...), voire une partie de leur nourriture. Il ne s'agit, dans un
premier temps, que de rendre de menus services en profitant des occasions
qui se présentent et sans quitter la vie de rue : ramasser des bouteilles, vider
une cave, aider à décharger un camion, distribuer des tracts, laver des
carreaux. Mais, même plus tard, quand de façon très irrégulière et
150
Les bandes de jeunes
151
Hubert La/ont
Beaucoup d'entre elles se débrouillent pour trouver, dès que leur âge le
leur permet, un emploi régulier. Elles deviennent ainsi femmes de ménage,
vendeuses, aides soignantes ou employées d'une administration, publique
ou parapublique de préférence. Une scolarité généralement plus sérieuse et
régulière que celle de leurs frères, conjuguée avec l'importance de
l'investissement qu'elles mettent dans ce travail salvateur, leur permet
souvent, en passant des concours internes ou en suivant une formation
complémentaire à l'extérieur, de connaître des promotions rapides. Le
salaire qu'elles rapportent au foyer familial, car il ne saurait bien sûr être
question qu'elles le quittent, ainsi que le sérieux qu'elles manifestent dans
ces emplois honnêtes, parfois même revêtus d'un certain prestige, leur
donnent alors la possibilité de revendiquer une plus grande autonomie.
Mais celle-ci ne sera généralement accordée que chichement, et c'est en
utilisant ses amies, en affirmant par exemple qu'elles l'attendent ou en leur
demandant de venir la chercher, que la jeune fille aura encore les
meilleures chances d'arracher l'autorisation de sortir qu'elle convoite.
Comment en effet la refuser sans offenser une famille voisine et laisser
croire que la réputation des camarades choisies par sa fille n'offre pas
suffisamment de garanties de sagesse et d'honnêteté?
Au fur et à mesure que leurs âges avancent, les filles se procurent ainsi
des occasions de « sortir ». Elles vont par deux ou trois, chacune servant de
duègne aux autres. A la différence des garçons, elles ne vont pas dehors mais
elles sortent pour aller quelque part, ce qui signifie un point de départ, des
étapes, un trajet et des buts légitimes dont elles doivent pouvoir rendre
compte. Elles vont par exemple faire un tour du quartier, ou elles se rendent
au cinéma, à la patinoire, à la fête foraine, etc. Elles profitent de ces sorties
et de ces promenades pour observer les « mecs », les détailler, les comparer
et se raconter tout ce qu'elles ont appris sur eux.
Mais elles se gardent bien de se compromettre. Car, si elles rêvent de se
faire remarquer par un vrai « mec », de participer à ses mérites et de quitter
ainsi brillamment la tutelle parentale, elles savent que la possibilité
immédiate qui leur est donnée de sortir de même que, à terme, la possiblité
de quitter honorablement leurs familles sont directement liées à leurs
réputations de filles honnêtes et surtout sans histoires. C'est d'ailleurs pour
cette raison que la solution du « fiancé », si elle peut sembler la plus efficace,
présente en réalité les plus grands dangers.
Le terme de « fiancé » n'est utilisé qu à défaut d'autres termes propres,
car il n'y a pas véritablement fiançailles. Il s'agit plutôt d'un lent processus,
d'une fréquentation publique de plus en plus assidue et exclusive qui est
reconnue et acceptée par le milieu tout entier sans que l'on puisse pour
autant lui fixer une origine dans le temps ni la distinguer réellement de son
aboutissement normal, le mariage, qui intervient généralement à l'occasion
d'une naissance, bien après en tout cas que le ménage ait été constitué et
enregistré comme tel par le milieu.
Avant d'accepter de vivre ainsi publiquement avec un garçon sans être
mariée avec lui, la fille « honnête » doit obtenir qu'il abandonne sa vie de
rue, ses fréquentations et ses aventures, et qu'il recherche, s'il ne l'a déjà,
un emploi stable. Ce n'est qu'en échange de cette domestication que le
152
Les bandes déjeunes
garçon pourra être officiellement accepté par le milieu sans que personne
n'y perde sa réputation. Garçon et fille pourront alors vivre ensemble,
s'installant même souvent chez la famille de cette dernière sans que
personne n'y trouve à redire ni cherche à s'y opposer.
Il est certain qu'en commençant à fréquenter trop tôt des « mecs » trop
jeunes, la fille court le risque de se voir en cours de route abandonnée par
son ami qui retournera retrouver ses copains et sa vie de rue sans qu'elle
puisse, comme le voudraient les convenances et sa réputation, le retenir au
foyer. Elle y perdrait toute respectabilité, de même que le garçon perdrait sa
réputation de « mec » à se ranger trop vite et trop jeune. Sans être
nécessairement rejetés pour cela par le milieu, ils ne pourraient plus y
revendiquer pour y vivre la même place ni le même rôle.
Contraintes à la prudence, les filles sont donc méfiantes et réservées
jusqu'à la pruderie parfois, si ce n'est dans leur langage et leurs
conversations, du moins dans leurs sorties, leurs attitudes vestimentaires '
et leurs relations avec les garçons. Elles se surveillent les unes les autres et
elles défendent leur propre réputation avec âpreté.
De leur côté, les garçons ne se laissent pas facilement domestiquer. Peu
pressés de se retrouver en famille, ils supportent assez bien la ségrégation
imposée par le milieu et l'absence d'occasions de rencontre. A ces dernières,
ils préfèrent la vie en bande et l'apprentissage collectif de la sexualité.
Dans la rue, et plus particulièrement dans la bande, on est virilement au
contact physique les uns des autres : on se serre la main, on s'échange des
bourrades et des coups, on se bouscule, on se bagarre... Tous ces
comportements sont fortement sexualisés, et le vocabulaire, de façon
générale, et nombre de conversations se réfèrent à des parties ou à des
pratiques sexuelles.
Les garçons physiquement plongés dans cet univers collectif et entraînés
par une surenchère virile développent une sorte de « machisme »
caractéristique. Entre l'homosexualité qui ne pourrait s'exprimer que comme
trahison, comme une insulte aux valeurs « mecs », et un don juanisme qui
mettrait rapidement fin à la bande et l'empêcherait de vivre longtemps
dans la rue, leur sexualité repose sur la reconnaissance par le groupe de la
vigueur de chacun et s'affirme comme masculine.
Quant à l'ambiguïté inévitable qu'engendre cette virilité affichée
d'hommes entre eux, la bande en permanence s'efforce soit de la détourner,
soit de l'expulser du groupe. Elle s'évacue ainsi par des plaisanteries et des
exagérations de toutes sortes qui non seulement fournissent une partie
importante des échanges verbaux mais qui alimentent également les
comportements et les jeux : reproductions ridicules de comportements
amoureux, par exemple, ou encore mimes destinés à faire rire d'attitudes
homosexuelles stéréotypées.
Mais on passe vite de ce stade des plaisanteries à usage interne au stade de
l'injure et de l'agression qui projettent hors de la bande pour mieux la
réduire cette homosexualité que par essence elle engendre sans pouvoir la
supporter. On met ainsi en doute la virilité du premier venu, on le provoque
au combat et on l'invite pour prouver qu'il n'est ni minet ni pédê, ce qui
dans une certaine mesure est la même chose, à mesurer à la sienne ses
153
Hubert Lafont
valeurs mâles. Ou encore la bande part en expédition dans des lieux repérés
pour être des rendez-vous ou des terrains de drague fréquentés par des
homosexuels. Ces expéditions rituelles sont effectuées avec une cruauté
d'autant plus exempte de mauvaise conscience qu'elles n'entraînent jamais,
bien au contraire, la réprobation du milieu et qu'elles n'ont que très
rarement des suites fâcheuses pour eux.
Il n'y a pas à proprement parler d'activité sexuelle dans tout cela, mais un
ensemble de comportements et de jeux fortement sexualisés dans leurs
références et leurs significations. La présence constante du groupe, de toute
façon, instaure un contrôle étroit et au besoin une répression assez stricte
des passages à l'acte. Ceux-ci restent exceptionnels et ils ne peuvent se
produire qu'en demeurant collectifs : parodies mimées de l'acte sexuel, par
exemple, qui gagnent par surenchère toute la bande et qui aboutissent â une
séance de masturbation collective. Dans la mesure où de tels processus
demeurent totalement ludiques, ils n'entraînent ni réprobation ni gêne,
alors que les garçons (de même que le milieu dans son ensemble), pris à
froid et hors d'état de plaisanter, restent foncièrement pudiques pour tout
ce qui concerne leur sexualité, leur corps ou leur nudité.
Cette même présence du groupe et cette même difficulté à passer à l'acte
se retrouvent dans les relations hétérosexuelles. La drague des « minettes »
ainsi est une activité de conquête dont on parle beaucoup mais qui restera
nécessairement limitée dans ses développements à cause notamment de
l'absence totale d'intimité que suppose son caractère collectif.
On embête les filles rencontrées dans la rue ou au square, au mieux on
organise pour elles une « surboum » ou une sortie au cinéma. Mais le mieux
que l'on puisse en espérer se réduit à quelques échanges de caresses ou de
baisers sous le regard ironique ou envieux des copains qui couperont court à
toute possibilité d'échange plus sentimental, imposant là encore aux
comportements la forme du jeu ou du match, avec des règles, des phases, des
points, des vainqueurs, des records et des champions. On rencontre
également parfois sur le quartier une femme, généralement plus âgée que
les garçons de la bande, qui se chargera de les initier les uns après les
autres. Elle ne pourra de toute façon que rarement faire autrement, ce qui
est accordé à l'un se sachant presque immédiatement et ne pouvant du coup
sans drame ou sans violence être refusé aux autres. De telles femmes
finissent ainsi, souvent, par être considérées par tout le quartier comme
« publiques »; elles sont généralement méprisées, voire maltraitées et
sujettes à toutes sortes de chantages.
De façon exceptionnelle enfin, il arrive qu'une fille considérée comme
« facile », parce qu'il court sur elle des « histoires », parce qu'elle a une
attitude considérée comme provocante ou parce qu'elle s'est laissé
embrasser ou caresser par l'un des garçons en se refusant au reste de la
bande, soit décrétée « salope ». Elle courra alors de grands risques de se faire
enlever et conduire de gré ou de force dans un endroit écarté ou toute la
bande la violera à tour de rôle.
Dans ces différents comportements, l'acte lui-même importe moins que
l'arbitrage et la reconnaissance qu'il permet d'une appartenance sexuelle
dont la bande seule peut témoigner et qu'elle seule peut qualifier et
154
Les bandes de jeunes
garantir. Les femmes n'y ont d'autre place que celle d'objet provisoire ou de
pur moyen de démonstration, et la bande dans ses plaisanteries et ses
jeux s'assure qu'il en reste bien ainsi. Hors de la maison et des rôles qui sont
alors les siens, la femme devient une « minette », un bien de même nature
que les vêtements, les mobylettes ou les disques qui se volent, s'échangent,
se prêtent et dont chacun use librement.
Ainsi résumé, ce modèle traditionnel présente tous les défauts d'une
caricature peu soucieuse des nuances et de la diversité des situations réelles.
Il en présente aussi toutefois les avantages, permettant notamment de
mieux cerner les caractéristiques essentielles de cette culture populaire :
enracinement dans un milieu géographiquement et socialement défini avec
précision en opposition à d'autres milieux sociaux ou géographiques; très
forte discrimination entre l'univers masculin de la rue et l'univers
domestique féminin; continuité des âges et des générations et rôle
important des aînés et des traditions coutumières; désintérêt et/ou forte
répression des activités sexuelles proprement dites compensées par une
importante sexualisation des jeux, des comportements, des attitudes et du
155
Hubert La/ont
156
Les bandes de jeunes
Hubert Lafont
157
Hubert Lafont
NOTES
1. Le texte qui suit reprend des éléments accumulés durant une quinzaine d'années
d'observation et d'activités auprès de groupes de jeunes adolescents vivant au nord et à Test
de Paris. Il a été rédigé dans le cadre d'un travail de recherche mené en 1980 par le Croupe
d'études des fonctions sociales pour le compte de la Direction de la Construction du
ministère de l'Environnement et du Cadre de vie.
2. Par exemple, Gavroche et sa petite bande, Tortillard ou la famille Martial mis en scène
par E. Sue, ou les « mohicans de Paris » que découvriront les bacheliers, héros du roman de
Dumas.
3. Dans la Culture du pauvre, étude sur les milieux populaires urbains de Grande-
Bretagne, R. HOGGART décrit avec précision des mécanismes similaires (voir notamment les
chapitres 2 et 3).
4. Généralement par déformation du prénom (Dédé, Gégé, Nanard, Néné, Piépierre...),
plus rarement par allusion à des caractères physiques (Nenœil, Zorro, Buny, le Gros...). On
s'appelle ainsi « Popaul des Places » ou « Tarzan de la Porte N* ».
5. Cette liberté du jeune garçon par rapport à sa famille et à son domicile a longtemps
semblé tout à fait naturelle. Dans les années soixante, on commençait à peine à parler, et
encore uniquement pour les plus jeunes, de « fugue » ou d' « enfants fugueurs ».
6. La plupart de ces aventures reposent sur des actes socialement intolérables, dénoncés et
poursuivis depuis plus d'un siècle comme des signes de mauvaise éducation et de
délinquance. Vécues en dehors de l'espace d'habitat toutefois, et dépourvues de conséquences
trop fâcheuses pour le groupe, ces aventures sont traditionnellement assumées sans
hésitation par le milieu quand bien même il les désapprouverait foncièrement.
7. Dans « Les jeunes délinquants membres de bandes et l'école », étude menée pour
l'UNESCO par le centre de Vaucresson en 1963, les jeunes délinquants de quatorze à dix-sept
ans apparaissent de façon constante comme deux fois moins scolarisés que la population
« normale » du même âge.
8. En travaillant notamment avec des photos, nous avons remarqué que si elles suivent la
« mode », ces jeunes filles restent plus soigneusement coiffées et vêtues, plus longuement
couvertes et avec des couleurs plus neutres ou plus sombres que les lycéennes ou les
étudiantes du même âge.
9. Comme la radio, par exemple, la presse plus ou moins spécialisée, les réseaux
d'alimentation des juke-boxes ou des disc-jokeys, ou encore, mais plus rarement, la
télévision.
10. Notons, à propos de ces voyages immobiles hors de l'espace et du temps, la
transformation, dans ce qui reste des bandes, des formes traditionnelles de « délinquance ».
A la mythologie du « baston », notamment, à sa liturgie ou à son langage s'est substitué
comme archétype d'activité la mythologie, la liturgie et le vocabulaire de la « drogue ».
11. Voir par exemple les rapports entre J. Halliday ou E. Mitchell et R. Anthony, Adamo
ou Antoine.
12. Ce « bouchon » présente sur la boucle complète des avantages certains en cas de
bagarre ou de conduite au poste de police.
Communications
Béjin André. Crépuscule des psychanalystes, matin des sexologues. In: Communications, 35, 1982. Sexualités occidentales.
Contribution à l'histoire et à la sociologie de la sexualité. pp. 159-177;
doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1531
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1982_num_35_1_1531
159
André Bêjin
L'ORGASMOLOGIE.
PSYCHANALYSE ET ORGASMOTHÊRAPIE.
160
Crépuscule des psychanalystes, matin des sexologues
psychanalyse " que de la sexologie ". Les traitements considérés sont pour
la plupart payants, leur prix résultant de « libres ententes » entre les
thérapeutes et leurs patients ". Ces thérapeutes sont généralement mais non
nécessairement des médecins. Freud, remarquant que « les quatre
cinquièmes de (ses) élèves (étaient) des médecins », affirmait qu' « il n'est plus
possible de réserver aux médecins le monopole de l'exercice de la
psychanalyse et d'en exclure les non-médecins " ». Masters et Johnson, pour
leur part, recommandent que toute équipe (mixte) de « cothérapeutes » se
réclamant de leur méthode se compose d'un médecin et d'un(e)
psychologue.
~L iologiques
«La présence
et aux analyses
du médecin
de laboratoire
permet deindispensables
procéder auxsansexamens
avoir â
faire entrer en jeu une troisième personne. La présence du psychologue
favorise [...] la prise de conscience de l'importance des facteurs
psychosociaux ". » Ces thérapeutes, psychanalystes et sexologues sont, en principe,
librement choisis par les patients, astreints au secret professionnel, soumis
au contrôle, plus ou moins effectif, de leurs corporations respectives. Les
patients ne sont pas tous acceptés : ils doivent répondre à certaines
conditions, variables selon les thérapies. Conditions d'âge, d' «
intel igence », de « développement moral », de gravité de la maladie, de motivation, de
solvabilité, etc., pour Freud M. Conditions, surtout, de gravité de la maladie,
de solvabilité, de motivation, pour Masters et Johnson qui exigent, en outre,
que les couples traités leur aient été adressés «par certaines autorités
compétentes, c'est-à-dire par des médecins, des psychologues, des
assistantes sociales ou des directeurs de conscience " »... A ces patients, une fois
acceptés, il est demandé de croire à la possibilité de leur guérison, d'avoir
confiance dans leurs thérapeutes **, de manifester à l'égard de ceux-ci une
franchise absolue M, de respecter certains interdits provisoires M.
Mais tous ces points communs, importants certes, ne doivent pas
masquer un certain nombre d'oppositions plus ou moins radicales entre les
thérapies psychanalytiques et sexologiques. Pour mieux faire apparaître ces
divergences, nous avons mis en regard, dans un tableau inévitablement
concis (p. 163), dix ensembles de caractéristiques propres à ces méthodes.
Le lecteur trouvera, dans les écrits, notamment, des principaux promoteurs
de ces thérapies, des compléments d'information sur les dimensions que
nous ne pouvons, dans le cadre de cet article, explorer
exhaustivement ".
Il convient d'expliciter, tout d'abord, l'expression « thérapies
comportementales (sexologiques) ». Par elle, nous voulons marquer, en effet, que
nous considérons la classe des thérapies sexologiques comme une espèce du
genre « thérapie comportementale ». Cette relation ne va pas de soi ", mais
tout un ensemble de considérations méthodologiques, nous semble-t-il,
l'implique. L'expression behavior therapy a été introduite en 1954 par
Skinner et Lindsley et doit sa diffusion, au début des années 1960, à
Eysenck. En fait, ces méthodes thérapeutiques procèdent d'un courant de
réflexions théoriques et de travaux expérimentaux qui comprend, en
remontant dans le temps, les recherches de Skinner à partir de la fin des
années 1930, de N. V. Kantorovich, M. C. Jones, etc. au cours des années
1920, du « behavioriste » Watson et du « réflexologue » Pavlov au début du
161
André Béjin
Or, l'on retrouve ces deux approches dans les principales thérapies
sexologiques contemporaines. Les unes, extrêmement minoritaires,
appliquent la méthode aversive aux « déviations » sexuelles (homosexualité,
pédophilie, fétichisme, transvestisme, exhibitionnisme, voyeurisme...) Sï.
Elles se rattachent à la tradition « protosexologique » et ne sont pas
représentatives du courant dominant de la sexologie actuelle. Les autres,
majoritaires, ressortissent vraiment à l'orgasmologie moderne. Elles visent
à réduire les « dysfunctions » sexuelles et, pour ce, recourent le plus souvent
à la méthode de désensibilisation ou à des techniques connexes. C'est, bien
sûr, la thérapie de Masters et Johnson qui constitue le paradigme actuel de
ces orgasmothérapies. Spécifions-en les caractéristiques essentiel1 es :
1. Le traitement, intensif et continu, dure - pour les patients qui
n'habitent pas la région de Saint Louis (90 % des cas) — deux semaines. Ces
patients logent à l'hôtel et doivent se rendre tous les jours à ce qu'il faut
bien appeler la « clinique de l'orgasme » de Masters et Johnson. Ce séjour
s'apparente donc, pour ces individus, à la fois à une « retraite » (au sens où
l'on parle de « retraite » spirituelle) et à des vacances thérapeutiques.
2. Les dysfonctions traitées (cf. nosographie, note 16) sont a priori
rapportées à des difficultés relationnelles plus qu'à des carences indivi-
162
CARACTÉRISTIQUES THÉRAPIES
thérapies psychanalytiques thérapies comportementales (sexologiques)
objectifs modifier la personnalité; renforcer le • moi » modifier les comportements (par ex., impuis-
liquider les refoulements passés en élargissant sance, frigidité)
la conscience liquider les symptômes actuels en
déconditionnant et reconditionnant l'organisme
principes thérapeutiques associations libres du patient, qui doit mani- repérage et analyse du conditionnement patho-
fester une franchise absolue gène à l'origine des symptômes, puis :
découverte des traumatismes, complexes et soit éliminer l'angoisse associée au comporte-
refoulements ment à apprendre :
levée des résistances brusquement : méthode de l'immersion
développement d'un transfert graduellement : méthode de la désensibilisa-
interprétation par l'analyste tion (Masters-Johnson)
perlaboration et prise de conscience par le soit rendre angoissant le comportement à
pat;ent désapprendre : thérapie par aversion
(éventuellement, abréaction) (éventuellement, abréaction)
relation thérapeutique le plus souvent, « dos à dos » entre un analyste soit face à face entre un thérapeute et un ou des
(assis) et un patient (allongé sur un divan) patients
soit face à face entre un couple de thérapeutes et
un couple de patients (Masters-Johnson)
soit thérapie de groupe
profil et formation du souvent, mais non nécessairement, médecin souvent, mais non nécessairement, médecin
thérapeute doit avoir subi une « analyse didactique » (et (chez Masters-Johnson, couple de thérapeutes
souvent des contrôles d'aptitude dans le cadre comprenant un médecin et un(e) psychologue,
d'une société de psychanalyse) 1m doivent être « psychosexuellement stables »
et « libres de préjugés »)
attitude souhaitable du « neutralité » affective « neutralité » axiologique et affective
thérapeute « attention flottante » (Freud) attention généralement focalisée
en général, non-directivité (sauf dans les « tech- en général, directivité
niques actives » à la Ferenczi)
matériel traité associations libres, rêves, actes symptomati- réponses à l'enquête biographique
systématiques, actes manques, résistances... du patient que; comportements (notamment sexuels)
observables du patient
moyens de traitement essentiellement la parole et l'écoute parole et écoute, mais également stimuli visuels
(démonstrations, photos, films...), olfactifs
(odeurs du partenaire, parfums), tactiles
(explorations corporelles mutuelles dans la
thérapie de Masters-Johnson)
adjuvants position allongée du patient, propice à la techniques de relaxation
relaxation adjuvants chimiques : médicaments psvchotro-
position assise de l'analyste (dos tourné au pes, hormones, etc.
patient-Freud) favorisant l'écoute éventuellement, acupuncture, yoga, hypnose,
etc.
déroulement du le plus souvent, au cabinet du psychanalyste le plus souvent, en clinique (« clinique de
traitement l'orgasme »)
traitement non préprogrammé, relativement traitement préprogrammé, souvent standar-
non standardisé, immergé dans la vie quoti- dise, souvent coupé de la vie quotidienne du
dienne du patient patient (« vacances-retraite thérapeutique »)
traitement généralement long (5 à 7 ans), traitement généralement court (Masters-John-.
théoriquement illimité son : le plus souvent deux semaines
complètes)
horaires réguliers et planifiés horaires réguliers et planifiés
pas de phases à proprement parler mais des phases: 1) collecte d'informations; 2) construc-
points de passage nécessaire (ex. le trans- tion du traitement (hiérarchie de la désensibi-
fert) lisation) et présentation au patient; 3)
:
l'éjaculation)
IV
André Béjin
164
Crépuscule des psychanalystes, matin des sexologues
165
André Bêjin
166
Crépuscule des psychanalystes, matin des sexologues
167
André Béjin
168
Crépuscule des psychanalystes, matin des sexologues
169
André Béjin
170
Crépuscule des psychanalystes, matin des sexologues
séances d'autocritique qui font la joie de sociétés plus austères. Enfin, ils se
regroupent en associations et créent, inlassablement, des cliniques de
l'orgasme destinées à lutter contre « ce fléau social que sont [de l'avis de
Masters et Johnson] les inaptitudes sexuelles 5S » et dont les soins peut-être
un jour seront pris en charge financièrement par la collectivité.
De plus en plus dominée sur le « marché des thérapies sexuelles », la
psychanalyse se voit contrainte de se concentrer sur ce que P.L. Berger a
appelé le « marché de l'identité » {identity market M), ou plus précisément, à
mon sens, sur le marché des thérapies de l'identité. Il apparaît, en effet, que
la seule contribution « spécifique » éventuelle des psychanalystes (qu ils
officient à leur cabinet ou dans les services de santé mentale, de
médico-psycho-pédagogie, etc.) est d'aider leurs patients à « se mieux
connaître » et à « se réaliser ». On peut admettre qu'il est des cas où cette
aide n'est pas négligeable. Mais, même solidement implantés sur ce marché,
les psychanalystes ne sont pas à l'abri de la concurrence. Dans la mesure, en
effet, où l'aisance corporelle, l'aptitude à s'intégrer sans heurt dans des
groupes, à « communiquer » facilement, deviennent, en nos sociétés, des
garants cruciaux de l'identité, de nouveaux spécialistes ont fait leur
apparition, qui se prétendent à même de renforcer l'identité de leurs clients
par des moyens non strictement logothérapeutiques. Ces spécialistes se
rattachent, pour la plupart, à ce que l'on appelle aujourd'hui le «
mouvement du potentiel humain ». Ce mouvement, né au début des années 1960
aux États-Unis, a mis au point un arsenal éclectique de techniques
dénommées « groupes de rencontre », « bio-énergie », « gestalt-thérapie »,
etc., qui ont ceci de commun qu'elles privilégient la communication
corporelle non verbale et la communication groupale. En ce sens, les
« potentialistes » visent moins le marché des thérapies de l'identité qu'un
marché émergent que l'on pourrait appeler le marché des thérapies de la
communication et de la conscience corporelle ".
La spécialisation fonctionnelle qui tend à s'instaurer sur le marché des
thérapies n'implique pas que des relations de complémentarité entre
sexologues, psychanalystes et potentialistes ne puissent aujourd'hui
s'établir. Pour ne prendre qu'un exemple, certains orgasmothérapeutes essaient
actuellement d'intégrer dans leurs cures des procédés empruntés aux
potentialistes et même aux psychanalystes M. Différentes combinaisons des
procédés de l'orgasmothérapie et de certaines techniques développées par
les potentialistes pourraient d'ailleurs s'avérer « fructueuses » dans la
mesure où, permettant des thérapies plus rapides et collectives (par
exemple, plusieurs couples, simultanément), elles favorisent la réalisation
d'économies d'échelle et l'adaptation de l'offre thérapeutique à une
demande sans cesse croissante. Les « sexologues sauvages » et autres
« sexologues aux pieds nus » formés sur le tas (politique) semblent raffoler
de ces combinaisons.
André Béjin
Paris, Centre national de la recherche scientifique
171
André Bêjin
NOTES
1. S. FREUD, Trois essais sur la théorie de la sexualité (1905), Paris, Gallimard, coll.
« Idées », 1963, p. 165. Les références aux travaux de Lindner (1879) se trouvent aux pages
72-3, 179.
2. H. Kaan, Psychopathia sexualis', Leipzig, Voss, 1844, 124 p. Voir notamment les pages
34, 41-43, etc. dans lesquelles Heinrich Kaan assigne à la copulatio orthodoxe et aux
aberrationes une origine commune, l'instinct sexuel [qu'il désigne indifféremment par les
expressions : nisus sexualis, instinctus sexualis, Geschlechtstrieb, Begattungstrieb).
3. R. (von) Krafft-Ebing, Psychopathia sexualis (1886), trad, française des 16' et 17* éd.
allemandes, Paris, Payot, 1969. Notons que cette traduction donne une image déformée de
l'édition originale (Stuttgart, F. Enke, 1886) en ce qu'elle inclut les ajouts successifs de
Krafft-Ebing lui-même mais aussi les additions et corrections très importantes d'Albert
Moll.
4. C'est dans les années 1920, semble-t-il (cf. The Oxford English Dictionary), qu'ont
commencé à se répandre les vocables « sexology », « sexological », « sexologist ». Un auteur
a-t-il, tel Auguste Comte pour la sociologie, forgé le mot « sexologie » (« sexology »,
« Sexologie », etc.) en ayant conscience, ce faisant, qu'il baptisait une science nouvelle? Je ne
suis pas en mesure pour l'instant, de répondre avec suffisamment de certitude à cette
question. Je puis, cependant, apporter les deux informations suivantes :
Le terme « sexology* apparaît, en 1867, dans le titre d'un ouvrage — qu'il ne m'a pas été
possible de consulter — d 'Elizabeth Osgood Goodrich WlLLARD, Sexology as the Philosophy of
Life, Chicago, J. R. Walsh, 1867.
D autre part, et ce point est probablement beaucoup plus significatif du point de vue de
l'histoire de la sexologie, l'expression « sexualogy » apparaît, semble-t-il pour la première
fois, dans un passage (écrit en 1885) de l'ouvrage The Ethic of Freethought (Londres, T. F.
Unwin, 1888, p. 371) du statisticien et eugéniste socialiste anglais Karl Pearson : « Not until
the historical researches of Bachofen, Giraud-Teulon, and Me Lennon, with the
anthropological studies of Tylor and Ploss, have been supplemented by careful investigation of the
sanitary and social effects ofpast stages of sex-development, not until we have ample
statistics of the medico-social results of the various regular and morbid forms of sex-relationship,
will it be possible to lay the foundations of a real science of
sexualogy.»
5. Dans son ouvrage pivotal de 1942, très différent de celui de 1927 qui porte le même
titre, La Fonction de l'orgasme (Paris, L'Arche, 2* éd., 1970, p. 12), Reich propose de
périodiser ses propres recherches de la façon suivante : « L'économie sexuelle naquit dans le
cadre de la psychanalyse freudienne entre 1919 et 1923. Elle se sépara réellement de sa
source vers 1928, bien que mon propre départ de l'organisation psychanalytique ne se situe
qu'en 1934. [...] La découverte de la vraie nature de la puissance orgastique, la partie la plus
importante de l'économie sexuelle, faite en 1922, conduisit à la découverte du réflexe de
l'orgasme en 1935 et à la découverte de la radiation de l'orgone en 1939... »
6. A. C. KiNSEY et al., Le Comportement sexuel de l'homme (1948), Paris, Éd. du Pavois,
1948.
7. Des auteurs bien antérieurs à Reich et à Kinsey, tout particulièrement le Dr Félix
Roubaud, avaient certes proposé des descriptions assez précises de l'orgasme, mais celui-ci
n'avait pas encore la valeur d'étalon de compte et de norme centrale qu'il a prise par la suite.
Roubaud décrivait, dans les termes suivants, 1* « orgasme vénérien » dans le coït (remarquons
bien cette restriction que Kinsey et d'autres abandonneront) : « la circulation s'accélère [...].
Les yeux, violemment injectés, deviennent hagards [...]. La respiration, haletante et
entrecoupée chez quelques-uns se suspend chez quelques autres [...]. Les centres nerveux,
congestionnés [...] ne communiquent plus que des sensations et des volitions confuses : la
motilité et la sensibilité accusent un désordre inexprimable; les membres, saisis de
convulsions et quelquefois de crampes, s'agitent dans tous les sens, ou se tendent et se
roidissent comme des barres de fer; les mâchoires, serrées l'une contre l'autre, font grincer
les dents, et quelques personnes portent le délire erotique si loin, qu'oubliant le compagnon
de leurs voluptés, elles mordent jusqu'au sang une épaule qu'on a l'imprudence de leur
172
Crépuscule des psychanalystes, matin des sexologues
abandonner. Cet état frénétique, cette épilepsie et ce délire durent peu d'ordinaire; ils
suffisent cependant pour épuiser les forces de l'organisme, surtout chez l'homme où cette
surexcitation se termine par une évacuation de sperme plus ou moins abondante », etc.
{Traité de l'impuissance et de la stérilité chez l'homme et chez lafemme, Paris, Baillière, 1855,
p. 39).
8. S. Freud, Introduction à la psychanalyse (1915-1917), Paris, Payot, 1947, p. 344.
9. W. Reich, La Fonction de l'orgasme, op. cit., p. 291.
10. A. C. Kinsey et al., Le Comportement sexuel de lafemme (1953), Paris, Amiot-Dumont,
1954, p. 60-61 et 117.
11. Voir deux de nos articles où sont éclairés les processus sociaux qui ont favorisé le
renforcement du pouvoir sexologique et où sont analysées notamment la constitution de la
norme de 1' « orgasme idéal », l'injonction de productivité orgasmique et de communication,
la « règle du donnant-donnant de la jouissance » : A. Béjin, « Crises des valeurs, crises des
mesures », Communications, n* 25, juin 1976, p. 39-72 (surtout p. 53-56, 64) ; A. BÉJIN,
M. POLLAK, « La rationalisation de la sexualité », Cahiers internationaux de sociologie, vol.
LXII, 1977, p. 105-125.
12. Il semble que Reich soit l'inventeur de cette expression « orgasmothérapie ». Voir La
Fonction de l'orgasme, op. cit., p. 143.
13. Pour une analyse sociologique des notions de « service » et « service personnalisé »
(personal service), voir notamment : T. PARSONS, Éléments pour une sociologie de l'action,
Paris, Pion, 1955, p. 183-255; E. GOFFMAN, Asiles (1961), Paris, Éd. de Minuit, 1968,
p. 375-438.
14. S. FREUD, « Si Ton veut agir à coup sûr, il convient de limiter son choix à des
personnes dont l'état est normal (!) [...] Les psychoses, les états confusionnels, les mélancolies
profondes -je dirais presque toxiques - ne ressortissent pas à la psychanalyse, du moins telle
qu'on la pratique jusqu'ici. » (« De la psychothérapie » (1904), in La Technique
psychanalytique, Paris, PUF, 5' éd., 1975, p. 17). W.H. MASTERS, V.E. JOHNSON : « La Fondation [que
nous animons] accueille volontiers les sujets atteints de névrose, mais elle refuse les
psychotiques » {Les Mésententes sexuelles (1970), Paris, R. Laffont, 1971, p. 29).
15. Voir E. GLOVER, Technique de la psychanalyse (1955), Paris, PUF, 1958, 484 p.
16. Masters et Johnson {Les Mésententes sexuelles, op. cit.) proposent la nosographie
suivante, qui semble tendre à faire «autorité». Principales «dysfonctions» masculines
traitées : 1) ejaculation précoce (« éjacule trop vite l'homme qui, dans plus de 50 % des
rapports sexuels, se retire avant d'avoir satisfait sa compagne», p. 95); 2) absence
d 'ejaculation (trouble relativement rare) ; 3) impuissance primaire (érection absente ou trop
brève, telle que « jamais de sa vie l'impuissant primaire n'a [...] pu parvenir au coït, ni avec
un homme ni avec une femme», p. 131); 4) impuissance secondaire («nous considérons
comme impuissant secondaire un homme qui échoue dans 25 % de ses tentatives de coït », p.
147); 5) dyspareunie masculine. Principales * dysfonctions » féminines traitées : 1)
dysfonctionnement orgasmique primaire («femme qui n'a jamais connu l'orgasme», p. 211); 2)
dysfonctionnement orgasmique contingent (lié ou non à une ou des pratiques sexuelles
spécifiques, cf. p. 244); 3) vaginisme; 4) dyspareunie féminine.
On remarquera que les deux orgasmologues américains ont substitué à la dénomination
courante « frigidité » (« essentielle » w « circonstancielle », cf. J. Wolpe, Pratique de la
thérapie comportementale (1973), Paris, Masson, 1975, p. 166) l'appellation «
dysfonctionnement orgasmique » (« primaire » ou « contingent »). Par « pudeur », semble-t-il. Mais
pourquoi n ont-ils pas également ressenti le besoin de débaptiser les «impuissances»?
17. Freud justifiait cette rétribution par le fait qu'à l'instar du chirurgien (ce
rapprochement revient à différentes reprises dans ses écrits) le psychanalyste fournit un
travail spécialisé, rend un service précieux à ses patients. Mais surtout il affirmait qu' « un
traitement gratuit provoque une énorme augmentation des résistances » en raison de
l'accentuation du transfert erotique, de la « révolte contre l'obligation de la
reconnaissance », de l'affaiblissement du désir de terminer la cure (« Le début du traitement » (1913)
in La Technique psychanalytique, op. cit., p. 90-93). Les sexologues, plus simplement,
considèrent comme allant de soi, dans nos sociétés marchandes, le paiement des services
qu'ils rendent. Ils soulignent, en outre, un avantage de cette rétribution : « la forte
motivation de ces couples [en thérapie de deux semaines avec Masters et Johnson] qui
acceptent de payer 2 500 dollars, plug les frais d'hôtel et de voyage et le manque de gain
173
André Bêjin
pendant cette période » (W. PASINI in G. ABRAHAM, W. PASINI (éd.), Introduction à la sexologie
médicale, Pans, Payot, 1975, p. 369).
Psychanalystes et sexologues, philanthropes à temps partiel, ont également leurs « pauvres ».
En résumant un ensemble d'indications éparses et difficilement contrôlables, on peut
estimer que la proportion des traitements « gratuits » par rapport à l'ensemble des
traitements opérés se situe entre 15 et 20 % pour Freud (cf. La Technique psychanalytique,
op. cit., p. 62, 85, 91), entre 20 et 25 % pour Masters et Johnson (cf. Les Mésententes
sexuelles, op. cit., p. 324; W. Pasini, in G. Abraham, W. Pasini (éd.), op. cit., p. 369). Ces
« bonnes œuvres » sont moins « gratuites » qu'elles ne paraissent. Elles présentent un triple
intérêt pour les thérapeutes en ce qu'elles permettent : 1) de mettre au point de nouvelles
méthodes de traitement (cf. W. H. MASTERS, V. E. JOHNSON, op. cit., p. 324) ; 2) d'avoir accès à
des cas atypiques donc scientifiquement «intéressants»; 3) de préparer l'adaptation des
techniques thérapeutiques aux « marchés » de l'avenir, c'est-à-dire à une clientèle moins
riche, moins instruite qui devrait un jour « bénéficier » de la « démocratisation » de ces
traitements.
18. S. Freud, Ma vie et la psychanalyse (1925), suivi de : Psychanalyse et Médecine (1926),
Paris, Idées-Gallimard, 1975, p. 87, 157 (cf. également p. 174-5 : « J'accorde, non, j'exige que
le médecin, dans chaque cas où il pourrait s agir d'une analyse, pose d'abord le diagnostic.
La plupart des névroses qui nous occupent sont heureusement nettement psychogènes... Le
médecin l'a-t-il une fois constaté, il peut en tout repos abandonner le traitement à l'analyste
non médecin. »).
19. W. H. Masters, V. E. Johnson, Les Mésententes sexuelles, op. cit., p. 25.
20. S. FREUD, La Technique psychanalytique, op. cit., p. 7, 17-18, 90-93. Voir également
W. Reich, La Fonction de l'orgasme, op. cit., p. 64.
21. W. H. Masters, V. E. JOHNSON, Les Mésententes sexuelles, op. cit., p. 29.
22. Sur l'importance de la « foi expectante », de la « confiance », de la reconnaissance de
1' « autorité » de l'analyste, voir : S. FREUD, La Technique psychanalytique, op. cit., p. 10,
29-30.
23. « La règle fondamentale de l'analyse [est] : tout dire [...]. En confession, le pécheur dit
ce qu'il sait; en analyse, le névropathe doit dire davantage» (S. Freud, Psychanalyse et
Médecine, op. cit., p. 102).
24. Ces interdits doivent, pour Freud, porter sur certaines satisfactions sexuelles du
patient qui se substituent à ses symptômes (« règle d'abstinence »), certaines lectures (par
exemple, d'ouvrages psychanalytiques), certaines décisions importantes d'ordre
profes ionnel ou conjugal (S. Freud, La Technique psychanalytique, op. cit., p. 22, 71, 96, 112, 135).
Dans la thérapie de Masters et Johnson, ces interdits concernent, pour l'essentiel, certaines
communications entre les conjoints au cours de la cure, mais surtout la recherche
prématurée, non graduelle de l'orgasme, celle-ci pouvant faire réapparaître l'angoisse
associée au trouble traité. Les deux orgasmologues parlent, à ce propos, d'un « régime de
liberté surveillée »... (W. H. Masters, V. E. Johnson, Les Mésententes sexuelles, op. cit.,
p. 39, 109, 282.)
25. Pour la psychanalyse, voir S. Freud, La Technique psychanalytique, op. cit., mais
aussi : « Analyse terminée et analyse interminable » (1937), Revuefrançaise de psychanalyse,
t. 11, n° 1, 1939, p. 3-38. Cet article, écrit par Freud deux ans avant sa mort, est important
car il traduit, à l'égard des résultats de l'analyse, une désillusion que d'aucuns ont pu
assimiler à un constat d'échec. Voir également : E. Glover, Technique de la psychanalyse,
op. cit. (notamment p. 193-215, 303-416); pour certaines définitions (par exemple,
« attention flottante », « perlaboration », etc.), J. LAPLANCHE, J.-B. Pontalis, Vocabulaire de
la psychanalyse (1967), 3' éd., Paris, PUF, 1971, 525 p. Pour les thérapies comportementales
et sexologiques, voir : j. WOLPE, Pratique de la thérapie comportementale, op. cit.; le court
article, synthétique et virulent, de H. J. EYSENCK, « La thérapeutique du comportement », La
Recherche, n°48, sept. 1974, p. 745-753; W. H. MASTERS, V. E. JOHNSON, Les Mésententes
sexuelles, op. cit.; W. Pasini in G. Abraham, W. Pasini (éd.) Introduction à la sexologie
médicale, op. cit., p. 364-382.
26. Masters et Johnson, par exemple, ne l'ont pas formellement établie. J. WOLPE leur
reproche d'ailleurs de n'être pas « très clairement conscients des principes de
conditionnement qu'ils mettent en jeu » (Pratique de la thérapie comportementale, op. cit., p. 163).
27. Ce hardi raccourci généalogique s'inspire de WOLPE, op. cit., p. IX, 2-8, 209.
174
Crépuscule des psychanalystes, matin des sexologues
175
André Béjin
de leurs patients souffrent de troubles d'ordre sexuel; aux États-Unis, ce sont les autorités
religieuses — et non les médecins — qui sont, le plus souvent (dans 60 % des cas), consultées
en premier pour les problèmes sexuels.
45. W. H. Masters et V. E. Johnson, dans leur premier ouvrage (Les Réactions sexuelles,
1966; Paris, R. Laffont, 1968, p. 39) signalent que « le matériel de coït artificiel [qu'ils ont
utilisé] a été créé par des radio-physiciens. Les pénis sont en plastique et ont les mêmes
propriétés optiques qu'un verre-plan. L'éclairage en lumière froide permet une observation
et un enregistrement sans distorsion ». Ayant sans doute trouvé cette description trop sobre,
les responsables de l'édition française ont adjoint quelques commentaires lyriques. « A
certaines femmes solitaires, [Masters et Johnson] ont donné des instruments en matière
plastique qu'elles ont introduits dans le vagin. Grâce à la loupe du colposcope, à travers la
transparence des mandrins, ils ont suivi les changements de couleur des muqueuses et le jeu
des sécrétions » (op. cit., préface, p. 9). Et encore, sur la couverture : « Le centre où travaille
le Dr Masters est équipé d'un matériel ultra-moderne. Pour ses expériences, il emploie
certaines des techniques de tcîémétrie médicale utilisées pour surveiller à distance la santé
des astronautes. » Inattendue « retombée » des programmes spatiaux!
46. Voir, sur ce point : W. B. Pomeroy, Dr Kinsey and the Institute for Sex Research
(1972), New York, Signet Books, New American Library, 1973, p. 176-185.
47. Certains thérapeutes de la période pré-orgasmologique étaient déjà conscients de la
finalité pédagogique des cures qu ils préconisaient. Ainsi, Albert Moll avait mis au point,
pour le traitement des « perversions sexuelles », une « thérapie d'association » présentant,
écrivait-il, « une grande ressemblance avec la pédagogie ». Pour désigner cette méthode - qui
recourt, de façon non systématique, aux différentes techniques de la thérapie
comportementale — A. Moll avait également songé aux expressions «thérapie pédagogique» et
« orthopédie psychique » (cf. A. MOLL, in R. von Krafft-Ebing, op. cit., p. 763-781).
48. Sur les principes de la « démocratie sexuelle » et notamment sur les multiples
applications de la « règle du donnant-donnant de la jouissance », voir A. BÉJIN, M. POLLAK,
« La rationalisation de la sexualité », op. cit., p. 116-125.
49. Cette évolution pourrait bien conduire, à plus ou moins long terme, à une politique de
sectorisation en la matière. Une société à « sexologie de secteur » serait peut-être également
caractérisée par les traits suivants : elle ferait figurer la production orgasmique au nombre
des indicateurs sociaux, elle tiendrait une comptabilité collective des orgasmes, elle mettrait
à la disposition de ses membres des primes à la reconversion sexuelle, des assurances contre
l'impuissance et la frigidité...
50. La médecine considérait traditionnellement la maladie et la douleur comme ses
raisons d'être, la mort comme le symbole énigmatique de ses limites, le plaisir comme un
monde sur lequel il n'était pas nécessaire qu'elle eût prise. Or, cette situation s'est modifiée
m erçue aujourc
dysfonction majeure dont on peut limiter les effets négatifs et qu'un jour peut-être l'on
parviendra à « guérir ». Le plaisir « insuffisant », à son tour, est assimilé à une dysfonction
qu'il convient de traiter médicalement. On notera avec intérêt que la médicalisation de la
mort par les thanatologues et celle de la jouissance sexuelle par les orgasmologues sont des
processus à peu près contemporains.
51. Voir, à propos des « vertus thérapeutiques » des «femmes de remplacement»:
W. H. Masters, V. E. Johnson, Les Mésententes sexuelles, op. cit., p. 138-146; W. Pasini,
in G. Abraham, W. Pasini (éd.), op. cit., p. 367. « Peut-être existera-t-il un jour un " pool " de
femmes agréées qui vendront leurs services aux hommes encombrés de problèmes sexuels.
Actuellement, il ne semble pas y avoir d'autre recours que de dénicher une prostituée de
métier... » (J. Wolpe, op. cit., p. 164).
52. W. Reich, La Fonction de l'orgasme, op. cit., p. 140.
53. D. COOPER, Mort de la famille, (1971), Paris, Seuil, 1972, p. 39.
54. Voir, entre autres : J. Wolpe, op. cit., p. 56, 201 ; W. Pasini, in G. Abraham, W. Pasini
(éd.), op. cit., p. 370-371. L'ouvrage de G. T0RDJMAN (Le Dialogue sexuel, Paris, J.-J. Pauvert,
1976, p. 40, 71-77) explicite clairement la nouvelle vulgate sexologique en la matière. La
masturbation y est présentée comme une voie privilégiée de la « maturation ». On peut se
demander si la masturbation ne va pas être de plus en plus vécue et interprétée comme le
176
Crépuscule des psychanalystes, matin des sexologues
socle, l'infrastructure de toute l'activité sexuelle, celle-ci ayant d'autant plus de chances
d'être « satisfaisante » que son socle est plus solide. Différentes enquêtes de sociographie de la
sexualité mettent, en tout cas, en évidence un renforcement généralisé de ce socle (frappant,
surtout, en ce qui concerne les femmes, les hommes ayant, en ce domaine, «pris de
l'avance»). Une telle évolution serait bien dans le style d'une civilisation du self-
service.
55. W. H. Masters, V. E. Johnson, Les Mésententes sexuelles, op. cit., p. 335. La mention
d'une « misère » qu'il faut supprimer, d'un « fléau » qu'il faut combattre est un leitmotiv
également cher à d'autres promoteurs de thérapies. Freud (La Technique psychanalytique,
op. cit., p. 140) évoquait « 1 immense misère névrotique répandue sur la terre ». Selon Reich
(L'Analyse caractérielle, op. cit., p. 457), « comme le bactériologiste voit dans la suppression
des maladies contagieuses la tâche de sa vie, de même l'orgonomiste médical s'efforce-t-il de
percer la nature de la peste émotionnelle et de la combattre sous toutes ses formes. Le monde
s'habituera à cette nouvelle discipline médicale. Les hommes apprendront à reconnaître la
peste émotionnelle en eux-mêmes et dans le monde extérieur et feront appel aux centres de
recherches plutôt qu'à la police, au juge de paix ou aux chefs de parti ». Ce type de
catégorisation a souvent servi, dans le passé (cf. la tradition « philanthropique »), à justifier
des politiques d'assistance qui se sont muées en une administration tutélaire de diverses
« pauvretés » : matérielle, psychologique... Qu'en sera-t-il pour ce qui concerne cette nouvelle
« pauvreté », ce « fléau » longtemps insoupçonné, l'inaptitude sexuelle?
56. P. L. Bercer, « Towards a sociological understanding of psychoanalysis », Social
Research, vol. 32, n* 1, printemps 1965, p. 26-41 (voir surtout p. 35 s.).
57. Voir, sur tous ces points : A. BÉJIN, « Les thérapies de l'identité, de la sexualité, de la
communication et de la conscience corporelle», Cahiers internationaux d« sociologie,
vol. LXIII, 1977, p. 363-370.
58. Voir W. Pasini, in G. Abraham, W. Pasini (éd.), op. cit., p. 373-379.
Communications
Béjin André. Le pouvoir des sexologues et la démocratie sexuelle. In: Communications, 35, 1982. Sexualités occidentales.
Contribution à l'histoire et à la sociologie de la sexualité. pp. 178-192;
doi : https://doi.org/10.3406/comm.1982.1532
https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1982_num_35_1_1532
178
Le pouvoir des sexologues et la démocratie sexuelle
LE DEVOIR D'ORGASME.
L'orgasme, ainsi que nous l'avons vu, est posé comme un indicateur de la
« santé sexuelle ». De celle-ci, on affirme alors qu'elle est un composant
nécessaire du « bonheur ». Or, dans des sociétés qui se targuent d'assurer à
tous leurs membres le bien-être, l'individu est censé avoir « droit au
bonheur ». Il serait absurde, dans ces sociétés démocratiques placées sous la
tutelle bienveillante d'un État-providence, de ne pas tirer le profit maximal
des droits qui vous sont reconnus. Telles sont, en effet, en ces sociétés, les
contraintes posées à l'initiative individuelle dans le but d'assurer l'«
équité » ou 1' « égalité » qu'il paraîtrait irrationnel ou, tout simplement, stupide
de ne pas user « sans entrave » des « droits » que l'on vous concède. Dans un
système où la puissance publique est chargée de concevoir et de produire le
dispositif institutionnel permettant d'obtenir la quantité d' « altruisme
obligatoire » sans laquelle le lien social cesserait d'exister, il n'est pas
étonnant que les individus ayant satisfait à ces exigences de l'altruisme
collectivisé (impôts, service militaire, respect des lois, etc.) soient tentés
d'utiliser le plus complètement possible tous les droits que leur laisse l'État.
Ne point en user, ce serait faire un cadeau - invisible et, en conséquence,
dont on ne vous saura gré — à la « collectivité », celle-ci étant conçue par de
nombreux individus comme une masse anonyme de « tricheurs » ou de
« parasites ». La collectivisation de l'altruisme opère une sorte de cracking
des pulsions : comme l'État absorbe la plupart des pulsions « altruistes », se
trouve libéré chez nombre de ses ressortissants un égocentrisme exacerbé et
rendu « irresponsable » qui confine parfois à la haine du prochain. Les
différentes formes de destruction anonyme de biens collectifs, l'abus
volontaire de ses droits de Sécurité sociale, etc., constituent certaines des
manifestations de cet égocentrisme antisocial qu'avivent la collectivisation
et l'institutionnalisation de l'altruisme. Plus généralement encore, ces
processus expliquent la tendance à vouloir « maximiser » les avantages que
l'on peut tirer de tous les droits que l'État ne vous a pas retirés, à
transformer, en quelque sorte, chacun de ces droits en des « devoirs ».
Le droit au bonheur, c'est-à-dire, entre autres, le droit à l'orgasme, se
transforme en « devoir d'orgasme » selon cette même logique : puisque les
autorités tutélaires compétentes nous reconnaissent un droit à la jouissance
sexuelle, il serait sot de ne pas l'utiliser le plus possible. C'est, comme on dit,
« toujours ça de pris » : pris à la mort, pris à l'Etat, mais également pris aux
autres (l'orgasme partagé, plus encore qu'un « égoïsme à deux », constitue,
bien souvent, un rejet éphémère des contraintes collectives, une agression
muette contre la société).
Il est donc prescrit de produire des orgasmes, et, d'une façon générale, de
179
André Bêjin
180
Le pouvoir des sexologues et la démocratie sexuelle
181
André Bêjin
C'est pourquoi ils éprouvent de plus en plus le besoin de venir consulter [...].
Les mass media ont fait naître une énorme demande dans tous les
"domaines,
plainte " et
sexuelle
particulièrement
s'est développée
sur 'le». plan
Masters
sexuel.
et Johnson
C'est parapportent
eux que les
la
précisions suivantes : « II est intéressant de noter qu'à la fin des années
cinquante, les préoccupations de contre-performance étaient de très loin le
fait des hommes, alors qu'au cours des investigations menées pendant les
années soixante, les femmes ont commencé à s'inquiéter tout autant de leur
efficacité. [...] La liberté de l'expression sexuelle, qui fut pendant tant
d'années le privilège exclusif de l'homme, est maintenant partagée par les
femmes. Elle s'accompagne malheureusement du corollaire immédiat
d'une autre angoisse sexuelle, la plus dévastatrice de toutes : celle de ne pas
avoir la possibilité physiologique de l'efficacité \ »
Les sexologues ne sont donc pas dupes. Ils savent parfaitement qu'ils
contribuent, d'une certaine façon, à induire les troubles mêmes qu'ils se
font un devoir de supprimer. Mais ils sont persuadés que, ce faisant, ils
répondent à une demande sociale latente, dont ils ne sont que les
révélateurs. L'analyse doit être entreprise des présuppositions éthiques
communes qui rendent possible cette pré-adaptation de l'offre sexologique à
la demande sociale. On peut étudier l'emprise sexologique en partant des
experts ou en partant du public. Il est probablement utile de combiner ces
deux voies d'approche. Commencer par l'étude de l'offre présente l'avantage
suivant : les experts étant, beaucoup plus que le public en général,
contraints d'expliciter leurs postulats, l'analyste peut accéder plus
rapidement à l'essentiel.
Soit l'axiome central, le devoir d'orgasme. Il implique, selon les
sexologues, que chaque individu exploite de façon optimale ses capacités
sexuelles, prenne soin de ne pas les laisser trop longtemps en friche et veille
à les entretenir, ce qui suppose, à la fois, un recyclage permanent des
connaissances et une réparation des capacités déficientes. Pour que les
individus soient en mesure de définir les « problèmes » qui se posent à eux et
de les surmonter avec l'aide de thérapeutes judicieusement choisis, il
convient qu'ils puissent s'exprimer de façon adéquate, que ce soit par la
parole ou par le corps.
182
Le pouvoir des sexologues et la démocratie sexuelle
183
André Béjin
184
Le pouvoir des sexologues et la démocratie sexuelle
185
André Bêjin
LA SPONTANÉITÉ PROGRAMMÉE.
186
Le pouvoir des sexologues et la démocratie sexuelle
187
André Bêjin
188
Le pouvoir des sexologues et la démocratie sexuelle
189
André Béjin
190
Le pouvoir des sexologues et la démocratie sexuelle
André Béjin
Paris, Centre national de la recherche scientifique
191
André Bêjin
NOTES
ISBN 2-02-006162-7