Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Même si la recherche d’un bouc émissaire fait partie intégrante du travail de deuil nécessaire
au passage de cap, il y a toujours des relents assez nauséeux dans cette
recherche. Comme le souligne René Girard dans son livre sur ce sujet, Le Bouc
émissaire, les persécutions des boucs émissaires « se déroulent de préférence dans des
périodes de crise qui entraînent l’affaiblissement des institutions normales et favorisent la
formation des foules, c’est-à-dire de rassemblements populaires spontanés, susceptibles de
se substituer entièrement à des institutions affaiblies ou d’exercer sur celles-ci une pression
décisive ». Comme si l’apparition d’une crise devenait indissociable du concept de bouc
émissaire. Il doit être suffisamment agile pour détourner la faute sur un bouc émissaire qui
portera ainsi la croix pour tous les autres.
L’État a tout intérêt à user et à abuser de cette ficelle pour mieux résister aux exigences du
peuple. En prenant une position de meneur sur tous les dossiers liés à la rémunération des
patrons ou des traders, en imposant des changements drastiques par rapport aux paradis
fiscaux, l’État devance les attentes, détourne l’attention des foules et essaie ainsi de
désamorcer les conséquences sociales liées aux vrais problèmes. Fustiger le bouc
émissaire permet donc à l’État de faire passer le message « je vous ai compris ! » afin de
complaire aux foules.
Il est indéniable que l’expiation des fautes des acteurs financiers participe d’un retour des
valeurs morales de nos sociétés. Nous l’avons vu, un aléa moral s’est glissé dans tous les
pores du capitalisme mais aussi de l’ensemble de la société. S’il faut reconnaître certaines
vertus à cette moralisation, la portée de certaines décisions et de certains discours montre
que l’État sort clairement de son rôle. L’État intervient donc pour d’autres raisons.
Dans un pays comme les États-Unis, il s’agit d’une décision très lourde car le droit est ce qui
régit les rapports entre les personnes et qui donne ainsi un cadre stable et compréhensible
de fonctionnement de la société. Le retour à la morale va également s’attaquer aux récentes
brèches ouvertes depuis l’arrivée d’Internet. Il était à la fois économique et moral. La
décision de contrôler les téléchargements et de punir les contrevenants s’apparente
clairement à la volonté de l’État de reprendre le contrôle sur un espace de liberté et
d’empêcher tout débordement non conforme aux règles de la société.
Peut-être n’en viendra-t-on pas jusqu’à une remise en cause profonde de la société de
consommation comme celle évoquée par Ivan Illich dans les années 1970. Les changements
dans l’organisation de la grande distribution viendront soit du consommateur, de plus en plus
exigeant et attentif, soit du gouvernement qui souhaitera s’immiscer dans un des rouages
essentiels de la consommation de masse L’excommunication d’une mère ayant fait avorter
sa fillette de neuf ans violée par son beau-père et, dans le même temps, le très controversé
retour en grâce de l’évêque intégriste Williamson par le Vatican illustrent bien cette volonté
de retour aux bonnes vieilles valeurs morales, qui constituent un refuge en temps de
crise. D’abord se réconcilier avec la tradition et toutes les valeurs morales qu’elle véhicule
pour ensuite mieux s’en inspirer et renouveler du même coup un discours considéré par
certains comme décadent. L’Église constate que les effets de Vatican II et d’un discours trop
laxiste ont conduit à un échec pastoral et moral, et qu’il est temps de montrer une ligne dure
et inflexibleafin de faire revenir des vocations solides.
Face à un monde considéré comme décadent, l’Église pressent qu’elle doit jouer un rôle
majeur en affichant des valeurs traditionnelles indiscutables. Heureusement, le retour aux
valeurs morales n’implique pas nécessairement le rejet de toute modernité et la plongée
dans des valeurs moyenâgeuses. En effet, il y a tout lieu de penser que l’environnement et
l’écologie deviendront des valeurs phares et potentiellement dominantes. Dans les années
1970, l’écologie soutenue par René Dumont n’était alors que l’idéologie d’une minorité
rebelle à la société de consommation.
Elle va devenir une idée dominante soutenue et subventionnée par l’État en partie pour
mieux s’affranchir des écarts jusque-là consentis au libéralisme. Nous avons mentionné
l’aléa moral qui prévalait dans le système capitaliste. Malheureusement, le principe de l’aléa
moral s’est immiscé dans toutes les strates de notre société et dans le comportement de
nombreux citoyens, en particulier des hommes politiques. Comment ne pas avoir la faiblesse
de penser par moments que cet aléa moral des politiques est une conséquence mécanique
d’une démocratie ultramédiatisée refusant les projets ambitieux de long terme.