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Irigoin Jean. Quelques réflexions sur le concept d'archétype. In: Revue d'histoire des textes, bulletin n°7 (1977), 1978.
pp. 235-245;
doi : 10.3406/rht.1978.1166
http://www.persee.fr/doc/rht_0373-6075_1978_num_7_1977_1166
Résumé
Les ambiguïtés de la terminologie sont souvent à l'origine de difficultés supplémentaires pour les
critiques et les historiens des textes. Le terme d'archétype est ainsi employé pour désigner soit le
plus proche commun ancêtre de la tradition, soit « le plus ancien témoin de la tradition où le texte
d'un auteur se trouve consigné dans la forme qui nous a été transmise » (A. Dain) ; il semble y
avoir avantage à opter pour le premier sens, le plus communément reçu, et à user, pour le
second, de termes comme recension ou édition. Mais l'histoire des textes nous enseigne que la
notion d'archétype, dans sa première acception, est trop abstraite et ne recouvre
qu'imparfaitement les réalités de la transmission du texte. Enfin, le grave problème de la
contamination, qui empêcherait de remonter à l'archétype, peut être traité par d'autres méthodes,
notamment par l'étude codicologique, mais surtout doit être distingué des faits de polygénèse, si
fréquents chez les copistes érudits de la fin du Moyen Age et de la Renaissance.
QUELQUES RÉFLEXIONS
SUR LE CONCEPT D'ARCHÉTYPE
1. Avant lui, J. G. Orelm avait utilisé le terme grec άρχέτυπον, mais dans un sens plus
général (M. T. Ciceronis Aratea, cum variis lectionibus..., Turici, 1837), comme l'indique
S. Timpanaro, op. cit., p. 52, n. 3.
2. P. Maas, Textkritik, Leipzig, 1927, 3e éd., 1956, § 8 e.
3. G. Pasquali, Storia délia tradizione e critica del testo, Firenze, 1934, p. 195 (le mot
est donné entre guillemets.)
4. Pour le manuscrit F de Platon (Vindobonensis suppl. gr. 39), du xme-xive siècle,
voir la belle démonstration d'E. R. Dodds et C. H. Roberts, qui estiment que le modèle
est un codex de papyrus bon marché, comptant trente lignes à la page et trente-huit lettres
en moyenne à la ligne, copié au cours du nie siècle de notre ère (Plato, Gorgias. A Revised
Text... by E. R. Dodds, Oxford, 1959, pp. 45-47).
5. R. D. Dawe, The Collation and Investigation of Manuscripts of Aeschylus, Cambridge,
1964 (Chapter vi : The Concept of an Archetype) ; Id., Studies on the Text of Sophocles,
Leiden, 1973, 2 vol. (volume I, Chapter one : The Stemma).
6. A. Turyn, The Manuscript Tradition of the Tragedies of Aeschylus, New York, 1943 ;
Id., Studies in the Manuscript Tradition of the Tragedies of Sophocles, Urbana, 1952 ; Id.,
The Byzantine Manuscript Tradition of the Tragedies of Euripides, Urbana, 1957.
QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LE CONCEPT D'ARCHETYPE 237
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puis à, deux, sinon une seule? Et que dire des traités médicaux des Écoles
de Gnide et de Cos, réunis en une ample collection qui est allée s'amenuisant
au cours des siècles? Cette vue traditionnelle doit, pour une large part,
être retournée. C'est l'Antiquité elle-même qui, par accident, par manque
d'intérêt ou à la suite d'un choix délibéré, a laissé se perdre une grande
partie de son patrimoine littéraire. Et, à, partir du ixe siècle dans l'empire
byzantin, un peu plus tôt en Occident, c'est l'effort patient et continu de
générations d'érucüts qui a rassemblé et sauvé de la destruction des textes
épars, un effort qui dure jusqu'au début du xive siècle2 et qui sera relayé,
d'une tout autre manière, par les humanistes de la Renaissance. Certes,
quelques disparitions se sont produites entre le ixe et le xve siècle, mais,
pour les œuvres antiques, elles présentent le plus souvent un caractère
accidentel.
Pour qui envisage les faits de cette manière, l'archétype traditionnel
aussi bien que l'archétype de Dain courent le risque de perdre une partie
de leur réalité, comme le montrent les faits suivants, extraits d'une foule
d'exemples.
Nous ne possédons d'Eschyle qu'un manuscrit ancien, le Laurentianus
32, 9 (M), copié selon toute vraisemblance à Constantinople vers le milieu
du xe siècle. Ce témoin contient sept tragédies, les trois qui constituent la
triade dite byzantine (Prométhée, Sept contre Thebes, Perses), la trilogie de
POrestie (Agamemnon, Choéphores, Euménides) et les Suppliantes. Mais
l'ordre des pièces est inattendu : Perses, Agamemnon, Choéphores,
Prométhée, Euménides, Sept contre Thèbes, Suppliantes ; la triade byzantine
est dissociée, la dernière tragédie de l'Orestie est séparée des deux premières.
De plus, la qualité du texte — son état de conservation — varie d'une
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pièce à, l'autre. On sait notamment le grand nombre des fautes, dues à une
mauvaise transcription de l'écriture onciale (ou majuscule) en minuscule,
qui déparent le texte des Suppliantes ; les attribuer à la lassitude et à. la
négligence du copiste arrivant à la fin de sa tâche, comme on l'a suggéré1,
est une solution peu vraisemblable : un copiste de métier, tel celui du Lau-
rentianus, fait son travail avec une égale application tout au long du livre,
sans hâte ni négligence particulières quand il en voit arriver le terme. A
l'intérieur de POrestie, on constate que les Choéphores offrent un texte plus
corrompu que celui des deux autres tragédies. De ces faits, il ressort que le
Laurentianus rassemble des éléments disparates, recueillis sous une forme
qui nous échappe encore, mais remontant sans aucun doute à des livres en
forme de rouleaux, des volumina de papyrus, portant chacun une tragédie
et rassemblés dans un ordre qui nous paraît aberrant lors de leur
transcription sur un livre en forme de codex. Il est probable que la collection eschy-
léenne ne s'est pas constituée d'un coup et qu'elle a été ultérieurement
élargie par l'addition d'une septième tragédie, les Suppliantes. A quel
état de la collection pourrait donc s'appliquer le terme d'archétype, dans
l'un ou l'autre des sens envisagés? Ne conviendrait -il pas plutôt d'examiner
la question pour chaque pièce indépendamment, quitte à constituer
ensuite de petits groupes?
Des traités hippocratiques nous possédons deux grandes collections
médiévales, représentées par le Mardanus gr. 269 (M), du milieu du
xe siècle, et le Vaticanus gr. 276 (F), de la fin du xne siècle. Considérés
traditionnellement comme les restes d'une édition antique issue des
travaux d'Artémidore Capiton et de Dioscoride, au ne siècle de notre ère 2,
ces deux manuscrits sont en réalité un agrégat fait d'éléments d'origine
diverse. C. D. Lienau a eu le mérite de découvrir, en 1963, que le Vaticanus,
par suite de l'inattention d'un de ses copistes, offre deux fois le traité de la
Superfétation dans deux translitérations différentes, prouvant ainsi le
caractère composite du recueil3. Quant au Mardanus, j'ai montré ici
même4 qu'il est issu du rassemblement de collections mineures
complémentaires, dont trois nous sont parvenues directement. Tout récemment,
J. Jouanna a poussé plus loin l'analyse des témoins médiévaux en se fon-
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ces dernières années 1 — pour aboutir à des conclusions importantes sur les
ordres anciens de succession des traites, l'histoire du devenir du corpus et
son incidence sur la composition de certains traités 2.
Même des recueils dont l'homogénéité paraît évidente — tel celui des
dialogues de Platon rassemblés, suivant le classement tétralogique attribué
à Thrasylle, dans le fameux manuscrit copié pour Aréthas de Gésarée en
895 {Bodleianus Clarke 39) — se révèlent à l'examen moins uniformes
qu'on ne le croirait. C'est ainsi que, dans ce livre, le Cratyle et le Banquet,
séparés par quelque cent vingt folios, se trouvent pourvus, et eux seuls,
d'une stichométrie marginale alphabétique telle qu'on la rencontre dans
quelques papyrus antiques de prosateurs et de poètes. Sous une apparence
uniforme, le texte du Clarkianus manifeste ainsi, d'une façon discrète,
son caractère hétérogène, confirmant la disparate que certains éditeurs
avaient remarquée en passant d'un dialogue à l'autre. La présence spora-
dique d'une stichométrie se constate chez d'autres prosateurs. Dans le
plus ancien manuscrit d'Isocrate, YUrbinas gr. ill, du ixe-xe siècle, seul
le Bousiris est pourvu d'une souscription stichométrique en notation acro-
phonique. Pour Hérodote, quatre livres sur neuf (les couples IV et V,
VIT! et IX) présentent une telle souscription. Les discours de Démosthène
sont assez régulièrement suivis de souscriptions stichométriques dans
plusieurs des manuscrits anciens. Ces faits, comme les précédents, montrent
que les témoins d'époque byzantine, même les plus anciens, ont peu de
chances de reproduire fidèlement un modèle antique dont ils seraient
comme l'image. Le caractère composite de beaucoup d'entre eux ne fait
pas de doute. Aussi j'inclinerais à attribuer cet effort tenté pour rassembler
des éléments d'origine disparate, non pas à l'antiquité finissante, mais au
premier humanisme byzantin3.
Constate-t-on une évolution parallèle, avec une certaine avance, en
Occident? Je suis trop incompétent pour oser l'affirmer. De plus, les
conditions sociales et culturelles sont fort différentes. Je me contenterai donc de
citer, à titre d'exemple et sans prendre parti sur un éventuel parallélisme,
une étude récente de L. Holtz, où l'auteur montre que le Parisinus lat. 7530,
copié au Mont-Cassin dans la seconde moitié du vine siècle, témoigne d'un
effort comparable pour former, à partir d'éléments divers, ce qu'il appelle
une « synthèse cassinienne des arts libéraux »4.
Sans aller jusqu'à parler de désintégration de l'archétype, force est de
constater que la conception de Dain, dans nombre de cas, tend à. simplifier
ou à schématiser une suite de faits plus complexe. Le résultat est peu
1. L. Canfora, Conservazione e perdita dei classici, Padova, 1974, pp. 14-16 ; A. Diller,
The Textual Tradition of Strabo's Geography, Amsterdam, 1975, pp. 29-30 (pour Strabon)
et p. 30, n. 8 (pour divers auteurs).
2. J. Jouanna, Remarques sur les réclames dans la tradition hippocratique. Analyse
arrhéologique du texte des manuscrits, in. Ktema, t. 2, 1977, pp. 381-396.
3. Formule que j'emprunte au titre du beau livre de P. Lemerle (Paris, 1971).
4. L. Holtz, Le Parisinus Latinus 7530, synthèse cassinienne des arts libéraux, in Studi
Medievali, 3e série, t. 16, 1975, pp. 97-152 et 2 pi.
16
242 JEAN IRIGOIN
1. J. Martin Histoire du texte des Phénomènes d'Aratos, Paris, 1956, pp. 247-255 ;
l'autographe de Planude, c'est-à-dire le manuscrit corrigé de sa main, a été retrouvé
récemment à la bibliothèque d'Edimbourg (I. G. Cunningham, dans Scriptorium, t. 24, 1970,
pp. 367-368 [Ado. MS. 18.7.15] et pi. 24).
2. U. von Wilamowitz-Moellendorff, Einleitung in die griechische Tragôdie,
Berlin, 1889, p. 195.
3. Voir notamment sur ce dernier G. de Andrés, J. Irigoin et W. Hôrandner, Johannes
Katrares und seine dramatisch-poetische Produktion, in Jahrb. d. Osterreich. Byzantinistik,
t. 23, 1974, pp. 201-214 et 1 pi.
244 JEAN IRIGOIN
1. J. Soubiran, Sur les deux manuscrits d'Aviénus, in Rev. de Philol., N. S., t. 49, 1975,
pp. 217-226.
2. P. von Winterfeld, De Rufi Festi Avieni metaphrasi Arateorum recensenda et
emendenda, Diss. Berlin, 1895, pp. 3-5.
3. Art. cit., p. 225.
4. C'est le titre du troisième chapitre de son livre Sloria délia tradizione e critica del
testo, cité à la note 3 de la p. 236.
QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LE CONCEPT D'ARCHETYPE 245
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