Rencontre Un demi-siècle qu'il taille ses refrains dans le désespoir. Entre
' Lincoln dorée et costard élimé, tentative d'approche d'un vieux sorcier.
l'aéroport, l'employé. de. l'immigration Lee Hooker, il n'y en a qu'un, et que l'interview
A a demandé de quel reportage il s'agissait,
j'ai répondu: une interview de John Lee Hooker ; il a dit, un peu apitoyé : je connais pas, mais vous m'auriez parlé des Stones ou de grandes stars, alors là ! Je lui ai glissé gen- s'était si bizarrement passée qué je voulais repar- tir avec au moins quelque chose. L'essentiel, je le savais avant d'arriver jusqu'à cette baraque de classe moyenne, dans une grande banlieue ni blanche ni noire, au fond d'une impasse timent que sans John Lee Hooker les Stones ne ordinaire, avec des arbres en fleurs qui s'ennuient, seraient pas ce qu'ils sont, ou ont été, si vous et rien qui donne envie de se poser là une seconde préférez. Ça l'a agacé, il a tamponné brutalement si ce n'est l'ahurissante Lincoln Continental - le passeport. Mais heureusement pour ma per- Lincoln, c'est comme Cadillac en mieux, les pré- ception de la culture musicale chez les gens de San sidents d'Amérique ne connaissent que ça- pla- Francisco, il y a eu le chauffeur de taxi qui m'a quée or, des enjoliveurs aux pare-chocs, un peu conduit de l'aéroport à l'hôtel, et que j'ai retrouvé moins longue qu'un porte-avions et brillante le même soir, par un hasard incroyable, au fond comme un faux diam's~ Des limousines comi:ne ça, il faut avoir été très pauvre et être devenu très grand- je n'ai pas dit très riche : John Lee Hooker est un chanteur à n l'aise, guère plus- pour s'en offrir. faut être né «vers 1915 )) (ce vers donne la juste idée du sta- tut accordé aux Noirs à l'époque) dans le coin le plus bouseux du Sud profond ( Clarksdale dans le Mississippi), n'avoir eu d'autre choix que cultiver le coton ou cultiver le tabac, et s'être échappé à 15 an&. vers le nord, là où sont les lumières des grandes villes, les bars à musique et les fùles qui rient de la gorge. n travaille le jour comme ouvrier, le soir, il chante Je blues, auquel son beau-père, musicien, l'a initié. Il enregistre en deux heures, dans un studio de poche. Un micro sur la vieille guitare. de location, qu'il fait sonner comme si on venait d'inventer la guitare. Un micro sur la voix, qui se'promène aùcdessus de la mélodie avec des lenteurs d'oiseau de proie. Et, trouvaille de l'ingé- nieur du son, un micro tout près des pieds, pour capter ce battement dont John Lee Hooker ne s'est pas défait en cinquante ans de carrière. de la ville, moi sortant d'un bar, lui pilant sec à La voix, la guitare, les pieds. Dès Je premier mes pieds. ll connaissait John Lee Hooker par disque, un sourd aurait compris que ce type est cœur et chantait ses blues avec une belle voix un prince déchu, un enfant lointain de François d'Hispanique, et bavait d'envie à l'idée que j'allais Villon venu sonner le glas des bonnes consciences rencontrer le vieux sorcier.· Nous sommes conve- de l'Amérique blanche et gominée d'American nus qu'il m~accompagnerait, qu'il pourrait peut- Graffiti. Laquelle. à l'époque, n'entend rien au être lui serrer la main. blues. La musique « colorée » a ses stations de Ce qui fut fait le lendemain, à cette réserve radio, ses maisons de disques, même son bit- que Manuel, le taxi qui chante le blues avec la voix parade. ll faudra les Animais et autres Angliches de Julio Iglesias, n'a pas osé demandé d'auto- dépmvés des années 60 pour que John Lee Hooker graphe, et que moi qui n'en ai jamais demandé de glisse un grand pied chez les Blancs. Du coup, les ma vie je l'ai fait cette fois-là, parce que des John Noirs se choisiront d'autres idoles, du côté de la soul music et, aujourd'hui, du rap. En 1995, il n'y a plus que les étudiants de gauche et les Européens cultivés pour se presser dans les clubs de blues. Le dernier disque de John Lee Hooker, tout en haut des mt-parades à Paris .ou Berlin, se traîne dans les cent cinquantièmes places à Denver ou Chicago. Il sait tout ça, le vieux sorcier. Qu'il fait une musique géniale, mais sur laquelle plane le para-
56 Télérama N°2372- 28 juin 1995
de chante pour tous les malheureux du monde, ~ mon vieux, les paumés, les sans-abri, les chômeurs, c(/) les banlieues pourries, tout ça. » -· .Q c (D doxe. n parle de la vie qui passe, de l'amour si volage et des rêves qui vous mettent en sueur au milieu de la nuit. Mais ses refrains découpés dans le désespoir échouent chez des jeunes gens à l'aise, qui les écoutent en versant du lait dans leurs céréales. Alors, comme il est vieux, malade et rusé, John Lee Hooker joue le jeu. Il reçoit les journalistes dans son living, qui sent un peu le renfermé. Il ne voit même plus les Disques d'or accrochés par dizaines sur les murs. JI regarde, son éteint, une grosse télé où des footballeurs s'agitent entre des pubs. Il a mis son déguise- ment de John Lee Hooker, avec les chaussettes à grosses étoiles, le costard sombre un peu dou- teux sur le devant et le chapeau blanc piqué d'un bijou en forme de croche. Il a des yeux que la fatigue et l'ennui submer- gent. Des grosses mains lourdes de cul-terreux, avec un doiit cassé et des diamants plus gros que le Ritz. Il est rasé, mais mal, comme souvent les vieux. On a envie de le prendre dans ses bras, de lui dire qu'on l'aime. Mais tout d'un coup il se braque, parce qu'on lui a demandé de raconter son enfance de.petit garçon noir, et ce mot-là, noir, black, il ne veut pas l'entendre, ça n'existe pas, nous sommes tous frères, il se fâche toùt gris, il se met à bouder, il en a vraiment marre, J'inter- view est finie, il s'absorbe dans les footballeurs gro- tesques et les jeunes couples des pubs. C'est moi qui ai parlé, en marchant sur des braises, pour essayer de lui dire ce que lui et sa fichue musique pouvaient représenter. Il a fait semblant de ne pas entendre. Il y a eu d'atroces silences très longs. Puis il s'est levé. Il m'a lancé un regard de noyé à qui on a tendu une corde. Il m'a pris par le bras. Nous avons traversé la pièce, lentement. Nous sommes sortis comme ça dans le jardin de poche. Nous avons marché un peu. Il a dit : (( Je chante pour tous les malheureux du monde, mon vieux, pour les paumés, les sans- abri, les chômeurs, les banlieues pourries, tout ça. » Ptiis il a répété dix fois la même . phrase, que tous les hommes étaient pareils, les Noirs, les Rouges, les Jaunes. (( Comme un bouquet de fleurs, mon vieux : le Seigneur a fait le monde comme ça. i) Puis il a dit qu'il était désolé. J'ai bafouillé quelque chose qui se voulait tendre. Il m'a serré le bras. Il a tracé en tremblant les trois lettres, J. L. H., sur une photo ile lui, qu'il m'a donnée. J'ai descendu les marches. Il se tenait en haut du jardin, grotesque et bouleversant dans son costume de demi-sel, son chapeau un rien grais- seux et ses chaussettes à étoiles. La Lincoln dorée sur tranches brillait sous le soleil • François Granon Dernier CD :Chili out (fflf), chez Famîly Roots- Virgin.