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Bulletin de l'Association

Guillaume Budé

Les lignes de force de la spiritualité byzantine (Esquisse)


(Esquisse)
Kostas Axelos

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Axelos Kostas. Les lignes de force de la spiritualité byzantine (Esquisse). In: Bulletin de l'Association Guillaume Budé, n°3,
octobre 1957. pp. 3-20;

doi : 10.3406/bude.1957.3795

http://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1957_num_1_3_3795

Document généré le 30/05/2016


Les lignes de force de la spiritualité byzantine 1

(Esquisse)

L'esprit humain contemporain, animé par un élan sans


précédent, élan historique — ou plutôt historisant ? — et, pour
combler son propre vide métaphysique, se lance de plus en plus
dans l'entreprise de reconquête de toutes les manifestations
spirituelles qui déployèrent leur force (et leur faiblesse) dans le
continuum quadridimensionnel espace-temps. Et, inlassablement,
cet esprit, qui se veut planétaire, essaie de reconstruire et de
reconstituer toutes les demeures de Dieu édifiées au cours du
devenir, tandis que le devenir historique lui-même tend
effectivement aujourd'hui à se lancer, tête baissée, dans une course
errante.
Quand nous reconstituons la marche de l'histoire de la
philosophie (occidentale) nous commençons avec la pensée antique et
grecque, puis, nous passons à la pensée chrétienne et médiévale,
pour arriver ensuite à la pensée moderne et européenne. Par
« philosophie chrétienne et médiévale » nous entendons surtout
— et presque exclusivement — l'apologétique, la dogmatique,
la mystique et la scolastique de la chrétienté occidentale (la plus
importante sans doute) et nous laissons dans l'ombre l'aile
orientale, et foncièrement non-latine, du « moyen-âge chrétien », à
savoir Byzance, l'« héritière » de l'Hellade.
En nous penchant sur l'histoire de la pensée nous entendons
par pensée principalement la philosophie — tant poétique que
scientifique, il est vrai — et nous ne savons pas très bien si
l'histoire de la spiritualité (de la mystique, de la théologie et de toute
spiritualité ouverte) en fait partie. Le risque est double : saisir
trop extensivement la portée de la pensée et son dévoilement à
travers l'histoire ; mais aussi, rétrécir trop l'ouverture de la
pensée et exclure d'elle des manifestations majeures de la saisie
du monde dans sa totalité.
Laissons ouverte cette question, scolaire quant à sa formu-

i. Cf. aussi mes notes sur « la philosophie byzantine >> {Revue d'iiistoire et de
philosophie religieuses, n° 2, 1952) et sur « l'art byzantin » {La vie intellectuelle, n° 1,
1955) ; la première fut écrite en marge du livre de B. Tatakis, La philosophie
byzantine, P. U. F., 1950, auquel l'article présent emprunte également certains
matériaux ; la seconde à propos du livre d'A. Gkabar, La peinture byzantine, Skira,
1953-
— —
4
îation rigidement systématique, et demeurons ouverts à l'égard
de toutes les grandes ouvertures —• religieuses, poétiques,
philosophiques — tout en ne fermant pas les yeux à leurs différences si
essentielles. Et essayons pour le moment d'entendre les voix
spécifiques des Byzantins pensants et priants — priants plus que
pensants.
Prolongeant certaines lignes de la pensée païenne grecque,
ayant reçu l'illumination de la révélation judéo-chrétienne, ayant
derrière lui les Pères grecs de l'Église, se situant sur une terre
non-occidentale, l'effort byzantin se déploie et vise la saisie du
monde créé, visant en tout premier lieu le salut des créatures. Le
monde est saisi comme étant une manifestation de l'être de la
totalité, du Créateur premier et absolu dominant toutes les créa-
turcs, et foudroyant cette créature glorieuse et misérable qu'est
l'homme, étant, créé à l'image de Dieu. Le Dieu byzantin est un
Dieu assoiffé de plénitude, et les croyants sont pris dans un étrange
réseau où la mystique nourrit et tue ceux qui cherchent à
connaître Dieu. Pouvons-nous faire resurgir, sans aucunement
vouloir être exhaustifs, certaines figures de la spiritualité
byzantine ? Mais pouvons-nous communiquer encore avec la tension
de ceux qui aspiraient à la connaissance de Dieu, n'entendant
certes pas la connaissance et le divin comme nous l'entendons,
— ou ne l'entendons pas ? Et savons-nous quel est le sens d'une
telle entreprise, en admettant qu'il puisse ne pas être purement
« historique » ou même « théologique » ?

I. La théologie et la mystique.

i. Philopon et Léonce. — Considérons comme un des


premiers moments de la pensée byzantine Jean Philopon
d'Alexandrie (vie siècle). Professeur à l'Université de Constan-
tinople — car la pensée byzantine fut aussi professorale —
Philopon est un païen devenu chrétien. Ce sont les renégats du
monde ancien qui aident toujours les mondes nouveaux à se
constituer, faisant pénétrer en même temps l'esprit ancien dans
le souffle neuf. L'auteur de commentaires d'Aristote — rédigés
avant sa conversion — - passe du paganisme néoplatonicien et
magique au Christianisme, cherchant un salut pour son âme et
une vérité pour son esprit. Commentateur de Platon et d'Aristote,
auteur chrétien, ce philosophe, savant et théologien, est un exé-
gète du dogme, subordonnant en bon dualiste chrétien le savoir
au croire. Néanmoins, le logos hellénique féconde ainsi la foi
chrétienne, tout en se trouvant subjugué par elle : le discours sur
la création ex nihilo du inonde, sur sa non-éternité est destiné à
glorifier le Dieu absolu et emploie des arguments pour prouver
un dogme révélé, saisi 'par la foi et pris en charge par l'autorité
de l'Église. Pourtant, le logos devenant théo-logie côtoie toujours,
et par essence, l'hérésie, l'orthodoxie gardant jalousement ses
secrets. Jean Philopon n'y échappe point : en soutenant que le
Père, le Fils et l'Esprit sont trois personnes distinctes il tomba
dans l'hérésie trithéiste. Tout hérétique qu'il fût ce Byzantin
influença fortement la pensée arabe et la pensée occidentale ; son
rôle de commentateur d'Aristote s'avéra fécond et saint Thomas
utilisera largement son commentaire sur le De anima.
Léonce de Byzance, son contemporain, est un défenseur de
l'orthodoxie et un des fondateurs de la scolastique byzantine.
Fidèle à sa foi, il identifie Dieu et l'être, et pense que la vérité,
pouvant être saisie par l'intelligence discursive, n'est pleinement
atteinte que par la foi en la révélation et l'illumination, — dons
divins. Lui aussi se sert de Platon, d'Aristote et des
néoplatoniciens ; il se réfère même souvent au Pseudo-Denys mais prend
grand soin de rester disciple fidèle des Pères de l'Église. Le
problème qui le préoccupe est le problème christologique :
éclairer la vraie nature du Dieu-homme, de Jésus- Christ, ces deux
natures (divine et humaine) ne constituant qu'une seule hypo-
stase, les trois hypostases de la Sainte-Trinité n'ayant, elles,
qu'une nature. Il dénonce ainsi les hérésies de Philopon et se
conforme aux exigences d'orthodoxie de l'orthodoxie. Léonce
est pourtant un des Byzantins qui s'ouvrit le plus à i'aristotélisme,
sans arriver néanmoins à communiquer avec le mouvement de la
pensée du Stagirite, quant au fond et pas uniquement quant à la
forme.

2. Jean Climaque. — Au seuil du VIIe siècle nous


rencontrons Jean Climaque, l'abbé du mont Sinaï, qui n'est pas
professeur mais moine, les universités et les monastères constituant
les deux foyers de la « pensée » byzantine. Jean Climaque est une
grande figure de la spiritualité monastique : mystique, pratique
et ascétique. Enseignant le renoncement extérieur et le
détachement intérieur, la séparation de tout et l'union avec Dieu, il
formule la doctrine du moine solitaire dirigé vers la méditation
assidue de la mort ; ainsi l'ascète sera amené à l'impassibilité, la
quiétude sacrée. Après avoir effectué la retraite du monde et s'être
adonné à l'intuition mystique l'ascète doit parvenir à Vr\ax>yia.
totale. Ce qui unit l'homme à Dieu — ce qui peut et doit l'unir
— c'est essentiellement la prière. Dans son écrit Y Échelle (KXïy.a.F),
livre traduit dans les principales langues de l'Europe, se trouvent
décrits les efforts ascendants et progressifs que ceux qui aspirent
à l'union mystique doivent accomplir. Nous y lisons :
Car le même Feu qui consume est aussi la Lumière qui éclaire.
De îà vient que certains sortent de îa prière comme ils sortiraient
d'une fournaise, en éprouvant comme l'allégement d'une souillure
et d'une matière tandis que d'autres en sortent illuminés et revêtus
du manteau double de l'humilité et de l'exultation. Ceux qui sortent
de la prière sans l'un de ces deux effets ont fait une prière corporelle,
pour ne pas dire juive, non une prière spirituelle. Si le corps qui en
touche un autre subit un effet d'altération, comment ne subirait pas
une altération celui qui touche le Corps du Seigneur avec des mains
innocentes ?...
On n'apprend pas à voir, c'est un effet de la nature. La beauté de
la prière ne s'apprend pas non plus par l'enseignement d'autrui.
Elle a son maître en elle-même, Dieu « qui enseigne aux hommes la
science » (Ps. 94, 10), donne la prière à celui qui prie et bénit les
années des justes 2.

Pouvons-nous communiquer encore avec le sens de ce don et


de cet abandon autrement que par le biais de la saisie historique,
psychologique ou théologique du mystère du religare et du reli-
gere, mystère impliquant sans doute sa propre errance ?

3. Maxime le Confesseur. — Saint Maxime le Confesseur


se retire lui également dans un couvent et meurt en martyr pour
sa foi (en 662) — partisan de l'indépendance de l'Église envers
l'État. Cherchant à édifier une théologie élaborée, mystique et
ascétique, il incorpore le néoplatonisme (du Pseudo-Denys) à la
vie spirituelle de Byzance. Maxime essaie de ne pas trop dissocier
la théologie de la philosophie et la théorie de la pratique. Il
déclare les sens trompeurs, la raison imparfaite et l'intuition seule
capable d'unir l'homme à Dieu ; l'être est et reste supérieur au
connaître, comme Dieu par rapport à l'homme. La spéculation
théorique aboutit chez lui à la pratique de l'ascèse, de l'amour, de
la prière ; cependant l'impassibilité qu'atteindra l'homme
pleinement religieux ne s'identifie pas à la quiétude totale, puisque
l'activité intellectuelle demeure constante. Il écrit :

L'esprit du Christ que reçoivent les saints suivant la parole :


« nous avons l'esprit du Seigneur » (/. Cor., 2, 16) ne vient pas en
nous par la privation de notre puissance intellectuelle, ni comme un
complément de notre intellect, ni sous la forme d'une accession
substantielle à notre intellect. Non, il fait briller la puissance de notre
intellect dans sa propre qualité et la porte au même acte que lui.
S'appelle « avoir l'esprit: du Christ » : penser selon le Christ et
penser le Christ en toutes choses (PJii/oralie, p. 159-160).

2,. Philocalie, p. t?,?,. — Les textes mystique.", que nous avons sont contenus
dan» la Petite Philoccdie Je la Prière du Ctrur (trad. IV., Cahiers du Sud, Pari:., îQS.O,
recueil rassemblant des textes et des notices se rapportant à la pratique et à la
théologie mystiques de l'Église d'Orient. Cette anthologie, grâce à la traduction
slavonne, joua un très grand rôle dans la vie spirituelle des moines russes.
Ce grand confesseur reprend aussi, et prolonge, la christologic
de Léonce et devient l'initiateur, par la voie de Jean Scot Éri-
gène, de la spéculation mystique de l'Occident, notamment de
la mystique allemande du xive siècle, grâce à son effort pour
comprendre le rythme mystique qui unit l'homme doué de corps
et d'âme et d'esprit à l'univers, rythme dominé par « celui qui
dépasse tout ».

4. Jean Damascène. La seule figure vraiment importante


et centrale du VIIIe siècle byzantin est celle de saint Jean Damas-
cène, prêtre et moine. Virulent défenseur de l'orthodoxie, il
entreprend l'uvre d'une véritable synthèse théologique et veut
organiser la totalité du savoir ; se basant sur la doctrine orthodoxe
définie par les Pères de l'Église et les conciles, il donne une forme
et un contenu à la rigoureuse scolastique byzantine à la fois
si mystique et si rationalisante. La philosophie du dehors et la
dialectique (l'organon de la pensée) trouvent la place qui leur est
due : elles deviennent explicitement servantes de la reine
théologie, la raison qui aborde la vérité étant systématiquement
subordonnée à la foi, qui communique avec la révélation. La
raison n'est pas, à proprement parler, une source de
connaissance et de vérité : elle ne nous permet que d'aborder la vérité. La
vérité est donnée par la révélation et la seule source de vérité et
de connaissance demeure la foi du croyant. Cependant il faut
trouver également les moyens humains visant et permettant la
saisie de la vérité divine.
Dans la Source de la connaissance (nvjyvj yveoceoiç) Jean
Damascène donne un exposé méthodique de la systématique
orthodoxe allant de l'existence de Dieu à la Résurrection finale.
Comme tout grand scolastique il est également grand polémiste ;
ses cibles sont les iconoclastes et les manichéens. En défendant
les icônes, il réclame leur culte, mais non leur idolâtrie, car elles
ne sont qu'une expression symbolique et mystique de l'ineffable.
Et il propose aussi sa propre solution au problème du mal,
problème ne pouvant que hanter tout effort de pensée chrétienne :
vérité et bien sont des êtres, erreur et mal sont des non-êtres ; il
n'y a qu'un principe qui est, lui, sans principe et c'est Dieu,
l'Être unique, dont l'essence est d'exister.
Théologien de l'essence et de l'existence divines, Jean
Damascène pense la consubstantialité de l'essence et de l'existence :
théologie, ontologie et anthropologie prennent leur essor à partir
de la vraie essence existante. L'historien de la pensée byzantine
écrit à ce propos :
En effet, la notion d'existence est le pivot de la pensée orthodoxe,
qui est plutôt un effort non pas seulement de saisir l'existence, mais
._ 8

de la sauver, un effort de salut et non pas un effort de saisir l'essence.


Damascène exprimant bien ces préoccupations considère l'angoisse
comme le sixième et suprême degré de la peur et la définit comme
9660V cjwkt&oeoç (Patr. gr., 94, 932 c). L'angoisse est une passion
constitutive de la nature humaine, dans la forme qu'elle prit après
la chute ; elle n'est au fond que l'expression du désir naturel pour
l'existence. L'homme, comme toute créature, étant tiré du néant,
il est naturel qu'il désire de persévérer dans l'être ; d'où la terreur
que provoque la mort, comme indice de perte totale de l'existence.
Ce désir trouve sa pleine satisfaction dans la restauration finale, où
chaque âme retrouvera son corps pour mener avec lui une existence
éternelle (B. Tatakis, La philosophie byzantine, p. 1 12).

II. L'hellénisme et le Christianisme.

1. Photios. Le dogme orthodoxe étant fixé une fois


pour toutes ? la tentative et la réalisation de Damascène
semblèrent avoir épuisé la spéculation byzantine, bien plus
théologique que métaphysique. Il semble qu'après certaines
systématisations il n'y ait plus rien à ajouter. Nonobstant, au ixe siècle
nous assistons à la libération progressive de l'esprit
philosophique, qui commence à s'émanciper du dogme. La pensée
(philosophique) tend à cesser d'être au service de la théologie ; ce qui
ne signifie pas qu'elle ne tombera pas sous le joug d'une
nouvelle maîtresse : l'érudition humaniste. Prise entre la mystique
et la scolastique d'un côté, l'érudition humaniste de l'autre, la
pensée byzantine semble ne jamais pouvoir voler de ses propres
ailes.
La personnalité de Photios, patriarche et professeur de
philosophie à Constantinople (les fonctions ecclésiastiques et les
fonctions professorales se donnent ainsi la main) se situe à l'aurore
de ce nouvel « humanisme ». Érudit-type, il s'occupe de théologie
et de philosophie mais aussi de logique et de grammaire, de droit,
de sciences naturelles et de médecine et s'attache à l'antiquité
classique, voulant établir des relations plus étroites entre la
science profane et la science sacrée. Son esprit encyclopédique se
manifeste également dans sa fameuse Bibliothèque, écrit
contenant sous forme de comptes rendus, de résumés et de notes une
immense mais pas très organique somme d'érudition. A
partir de lui les byzantins (un très grand courant byzantin en tout
cas) commencent à se rappeler qu'ils appartiennent au yévoç des
Hellènes : ils ne se considèrent donc plus uniquement comme des
chrétiens, mais s'ouvrent aussi à leur racine hellénique. La
spiritualité chrétienne se rencontre avec l'esprit grec (et païen) ; les
lettres classiques conquièrent leur place à côté des Écritures
saintes ; néanmoins, les Grecs tombent sous les coups de l'éru-
9
dition philologique et historique, ce qui ne veut pas dire qu'ils
demeurent totalement muets.
Au Xe siècle il n'y eut guère de pensée philosophique
marquante à Byzance. C'est le siècle d'une assez inessentielle
érudition humaniste. De même, il n'y aura pas de philosophie au
xne siècle, siècle accaparé par des commentateurs sans originalité
ni profondeur. L'esprit ne se manifeste point partout et
toujours : il sait se retirer ou se reposer ; peut-être même se voile-
t-il bien plus souvent qu'il ne se dévoile.

2. Syméon et Psellos. Entre ces deux siècles, le xie


nous présente deux figures importantes renouant l'une avec la
tradition mystique et théologique, l'autre avec la tradition
instaurée ou restaurée par Photios : Syméon le nouveau
théologien et Michel Psellos. Le premier, ascète, poète et moine,
rejoint le courant du mysticisme spéculatif de Jean Climaque et
de Maxime le Confesseur. Jugeant nuisible à son âme la science
humaine et la compagnie des étudiants il abandonne ses études
et se rend au couvent. Il pousse l'expérience mystique à ses
extrêmes conséquences, persuadé que seule la foi l'âme de
l'âme peut sauver, tandis que les uvres en sont incapables.
La grâce, la prière et les larmes, la mortification du corps et la
mort de l'âme mèneront, elles seules, à la vision constante de la
lumière divine, à l'union mystique avec Dieu. La disposition de
Syméon est radicalement quiétiste (Jiésychaste), puisqu'il nie
catégoriquement les actes ; il nie également toute connaissance
intellectuelle, car, d'après lui, tout dans l'ascèse doit être commandé
par le renoncement à toute connaissance intellectuelle de Dieu,
fut-elle révélée. Son disciple et biographe, Nicétas Stéthatos, nous
parle en ces termes des grands moments extatiques de son maître :
Comme il était donc en oraison, une nuit, l'esprit purifié uni au
premier Esprit, il vit une lumière d'en haut jetant tout à coup du
haut des cieux ses clartés sur lui, lumière authentique et immense,
éclairant tout et rendant tout pur comme le jour. Illuminé lui aussi
par elle, il lui sembla que la maison tout entière, avec la cellule où il
se tenait, s'était évanouie et avait passé en un clin d'il au néant, que
lui-même se trouvait ravi en l'air et avait oublié entièrement son
corps. Dans cet état, comme il disait et écrivait à ses confidents, il fut
alors rempli d'une grande joie et inondé de chaudes larmes, et ce
qu'il y a d'étrange dans ce merveilleux événement, c'est que, non
initié encore à de pareilles révélations, dans son étonnement il criait
à haute voix sans se lasser : « Seigneur, ayez pitié de moi », comme il
s'en rendit compte une fois revenu à lui ; car, au moment même, il
ignorait tout à fait que sa voix parlait ou que sa parole était entendue
au dehors.... Très tard enfin, cette lumière s'étant peu à peu retirée, il
se revit dans son corps à l'intérieur de sa cellule, et il trouva son
10

cur rempli d'une joie ineffable et sa bouche criant à haute voix,


comme il a été dit : « Seigneur, ayez pitié... » (Philoc, p. 178-179).
Michel Psellos suit, lui, l'autre voie ; son apparition est rendue
possible, en quelque sorte, par Photios : c'est le plus grand
professeur de philosophie et d'histoire de la philosophie, l'esprit le
plus universel de Byzance, qui, tout en rénovant l'hellénisme et
en essayant de gagner la jeunesse à son amour pour la Grèce, reste
fidèle au Christianisme 3. Sa tâche consiste à vouloir combiner la
philosophie (le contenu) avec la rhétorique (la forme) en y
ajoutant car il est aussi esprit pratique la science de la politique.
L'esprit de la rhétorique, déformant maintes tentatives
byzantines et les empêchant d'accéder à l'expression d'une pensée
authentique et non seulement formelle domine également
Psellos ; il écrit à un père :
Tl faut placer ton fils au milieu de deux fontaines, la philosophie
et la rhétorique, et lui donner à boire de toutes les deux, de chacune
à son tour ; sinon tu en feras une intelligence dénuée de langage, s'il
puise à la seule philosophie, ou une langue dénuée d'intelligence,
dans le cas contraire.
Néanmoins, la pensée philosophique et l'habileté rhétorique,
une fois posées sur les deux plateaux de la même balance et
considérées comme équivalentes, ne se maintiennent pas au
même niveau ; celle qui a moins de poids l'emporte sur l'autre.
Sans trop se soucier de la vraie portée de la pensée, Psellos se
laisse emporter par son activité professorale et érudite, se
manifestant dans plusieurs domaines : la grammaire, la rhétorique, la
métrique, la logique ; l'arithmétique, la géométrie, l'astronomie,
la physique ; la médecine, le droit, la tactique militaire, l'histoire ;
l'archéologie, la musique ; la théologie, la philosophie, la
métaphysique ; la divination, l'astrologie, l'alchimie, etc. etc. Son
effort vise à accorder les vérités, c'est-à-dire les dogmes de la foi
religieuse et les opinions (les So^oc.) de la pensée philosophique
des Hellènes, car la tradition hellénique ne laisse d'être
préchrétienne, donc imparfaite. Les philosophes grecs sont
envisagés comme des précurseurs du Christianisme. Accusé
d'hellénisme ce polymathe conciliateur dut s'en défendre :
Il est vrai [écrit-il] que j'ai étudié les philosophes... mais je l'ai
fait en rapportant tout à nos Ecritures inspirées, si lumineuses et si
brillantes, qui m'ont permis de découvrir les faussetés et les scories
dont ces systèmes sont remplis.
Les maîtres grecs envers lesquels il fait montre d'une attitude

3. Cf. Clir. ZiiKVos, Un />hiloso/>he néoplatonicien du XI" siècle, Michel Psellos,


Paris, Leroux, 1920 ; I. Sykuteis, Zum Geschichtsvvcrk des Psellos, Feslgabe
Heisenberg, Byzant. Zeitschr. (Leipz.), 30, p. 477-483 ; P. Tannery, Sur les
nombres chez Psellos, Rev. études grecques, 1892.
irrespectueuse autant que critique sont : Platon (surtout) et
Aristote, Plotin et les néoplatoniciens (en particulier Proclus).
L'emploi de la méthode allégorique lui fournit le fondement
méthodique de son éclectisme qui pèse lourdement sur lui ; il essaie de
tout concilier: le Christianisme et l'hellénisme, le mysticisme et
le rationalisme, les sciences occultes et les sciences claires.
L'intelligence intuitive se situant au-dessus de la raison dialectique, la
philosophie science des sciences n'est qu'un stage
préparatoire à la métaphysique la philosophie première celle-ci
rejoignant la théologie, fondement premier et aboutissement
final.
Cet esprit synthétique, organisateur, éclectique, unificateur
et conciliateur parvient-il à tout concilier ? La pensée païenne
et grecque et la foi révélée et chrétienne, l'intelligence et
l'intuition, la raison et la mystique se laissent-elles si facilement
concilier ? Ce que Psellos combat et ce qu'il défend trop souvent se
confondent : il combat, par exemple, les sciences occultes, très
répandues alots, tout en demeurant un assez zélé adepte de ces
mêmes sciences. Il s'ouvre à « tout », puisque tout mouvement de
pensée dès l'antiquité annonce la doctrine chrétienne, vers quoi
tout converge.

Mon seul mérite [dit-il] consiste en ce que j'ai recueilli quelques


doctrines philosophiques, puisées à une fontaine qui ne coulait plus.

Il se considère lui-même comme ayant rallumé la torche de la


philosophie, éteinte depuis longtemps ; mais l'a-t-il rallumée au
feu sacré de la pensée ? Cependant, malgré son manque de
vraie profondeur et d'originalité et malgré peut-être aussi à
cause de son effort de vulgarisation, il est un précurseur des
promoteurs de la Renaissance. Le moment vint où la chrétienté
commença à se montrer par trop perméable à l'esprit hellénique,
au logos problématisant et interrogateur, à la mise en question de
tout ce qui est.

3. Thédoros II Lascaris. Le xme siècle byzantin


puisque la division en siècles de l'histoire de la philosophie
constitue un schéma offrant un cadre au devenir historique de la
pensée, schéma trop souvent schématique et conventionnel ne
se compare pas au xme siècle occidental, siècle de
l'épanouissement de la scolastique et des cathédrales. Nous rencontrons
plutôt des personnalités pensantes que des penseurs au sens fort
du terme. Relevons celle de Théodoros II Lascaris, l'empereur-
philosophe. Après les moines-philosophes, après les professeurs-
philosophes, les empereurs essaient aussi de se hausser jusqu'à la
pensée philosophique, sans se donner toutefois trop de peine.
Élève de Nicéphoros Blcmmidcs, qui fit tout son possible pour
l'éduquer en roi-philosophe, Théodoros protège effectivement
les lettres et les arts en partisan de l'absolutisme illuminé. Trois
sont d'après lui les disciplines royales : la philosophie, la
stratégie, la médecine ; la philosophie vise le salut des âmes et des
corps, la stratégie assure la protection du corps de l'État, la
médecine s'occupe du salut du corps humain. L'esprit grec, un certain
esprit grec en tout cas, une fois réveillé, parvient à secouer quelque
peu les cadres rigides de l'orthodoxie et permet à la Nature de
réapparaître et de devenir un thème de méditation ; mais la
Physis et le Cosmos ne resurgissent pas autant. Notre empereur-
philosophe voit la nature comme ce qui relie tous les êtres, jusqu'à
leurs extrêmes individuations, et les ramène de nouveau à
l'universel, c'est-à-dire à elle. Sa conception de la nature comme
natura naturans dans toute son universalité et comme natura
naturata par rapport aux étants particuliers, a fait qu'il a été
envisagé par des chercheurs historisants, toujours avides de
comparaisons, comme un lointain précurseur de Spinoza.

III. L'illumination et les derniers éclairs.

i. L'hésychasme. Le xive siècle semble être assez riche


en substance spirituelle. Théodoros Métochite, homme d'État et
de science, tout en croyant déjà ! que « les grands hommes
du passé ont tout dit à la perfection, de sorte qu'ils n'aient rien
laissé pour nous », essaie de s'adonner à la philosophie. S'inscri-
vant dans la tradition de Psellos et se comprenant comme grec
autant que chrétien, il s'attache à Platon, à Aristote et aux
néoplatoniciens, et commente abondamment penseurs et écrivains,
prenant soin de nous livrer aussi quelques pensées de lui ; tous
ses commentaires et ses jugements sont contenus dans ses Miscel-
lanèes. Comme savant il s'occupe de mathématiques, voulant
épurer l'astronomie de l'astrologie. Enfin, en tant qu'humaniste,
il se prononce en faveur de la vie en commun et condamne la
solitude de la vie contemplative comme un mensonge et une
tromperie.
Mais le grand événement du siècle est l'hésychasme ;
l'hésychasme, forme radicale du quiétisme, se propagea dans les
monastères du Mont Athos. C'est un mouvement qui se rattache au
courant mystique et illuministe de Jean Climaque et de Syméon
le nouveau théologien, en le poussant cependant à ses
conséquences les plus extrêmes. L'-yjaru/toc. (quiétude) était considérée
comme le degré supérieur de la vie monastique et constituait en
même temps une « méthode » pour accéder à l'illumination.
L'exercice devant y mener commence avec le recueillement
_ T3

par des respirations lentes (comment ne pas penser à certaines


méthodes du yoga 4 ? ) et des prières, et vise à obtenir, grâce à
l'amour extatique ¦ opération du cur et don de la grâce
l'union immédiate avec Dieu, la vision béatifique de la grande
lumière incréée de Dieu, lumière distincte de son essence et de la
même nature que celle qui éblouit au mont Thabor les yeux des
apôtres, au moment de la transfiguration du Christ.
Barlaam, un moine grec occidental, provoqua à Thessalonique
la querelle hésychaste, en accusant les moines de prétendre voir
avec des yeux corporels une lumière divine et non créée, et de
faire la distinction dans la sainte Trinité entre l'essence divine
et son opération. « Rationaliste » scolastique et puisant même
dans saint Thomas (ayant lui aussi condamné la théorie de la
connaissance par illumination divine et par intuition de saint
Augustin), il affirme que la contemplation du divin est une science
et une connaissance. Le chef des hésychastes, Palamas, évêque
de Thessalonique, entreprit de réfuter Barlaam. Et il défendit
avec fougue la méthode d'oraison hésychaste, ne se lassant point
d'affirmer que l'intelligence reste bien au-dessous du cur et
de sa vision, l'acte de l'esprit étant tout mystique, passif et
récepteur par rapport à Dieu. Nous lisons dans Grégoire Palamas :

Il appartient à la puissance de la prière d'opérer cette réception et


de consacrer mystiquement l'essor de l'homme vers le divin et son
union avec lui car elle est le lien des créatures raisonnables avec
leur Créateur à condition toutefois que la prière ait dépassé, grâce
à une componction enflammée, le stade des passions et des pensées
[...]. L'esprit, c'est aussi l'acte (énergie) de l'esprit qui consiste
en pensées et concepts. C'est également la puissance qui
produit ces effets et que l'Écriture appelle le cur : c'est la reine de
nos puissances, celle qui fonde notre qualité d'âme raisonnable.
L'acte de l'esprit ses pensées se règle et se purifie facilement
quand on s'adonne à la prière, surtout à la prière monologique. Mais
la puissance qui produit cet acte n'est purifiée que lorsque toutes les
autres puissances le sont aussi [...]. Les uns placent l'esprit dans le
cerveau comme dans une sorte d'acropole ; d'autres lui attribuent la
région centrale du cur, celle qui est pure de tout souffle animal.
Pour nous, nous savons de science certaine que notre âme
raisonnable n'est pas au dedans de nous comme elle serait dans un vase
puisqu'elle est incorporelle pas plus qu'au dehors puisqu'elle
est unie au corps mais qu'elle est dans le cur comme dans son
organe [...]. Notre cur est donc le siège de la raison et son principal
organe corporel (Philoc, pp. 270, 272, 275, 276).

4. Voir à ce sujet : M. Éliade, Yoga. Essai sur les origines de la mystique


indienne, Paris, 1936 (chap. III) ; Techniques du Yoga, Paris, 1948. Eliade permet
en effet de rapprocher certaines techniques du yoga avec la méthode hésychaste ;
mais les ressemblances ne doivent pas nous faire oublier les profondes différences.
i4
Et ce prédicateur de la passion de la mort des passions, ce
défenseur ardent de l'activité non-active, nous dit encore :

L'esprit accomplit les actes extérieurs de sa fonction suivant un


mouvement longitudinal, pour employer les paroles de Denys ; il
revient à lui-même et opère en lui-même son acte quand il se regarde :
c'est ce que Denys appelle mouvement circulaire. C'est là l'acte le
plus excellent, l'acte propre, s'il en est, de l'esprit. C'est par cet
acte qu'à de certains moments il se transcende pour s'unir à Dieu
(ibid., p. 277-278).

Les hésychastes sortirent vainqueurs de cette querelle


mystique et théologique, quoique la doctrine et la pratique
hésychastes ne concernassent qu'une minorité d'ascètes vivant dans
les ermitages qui entouraient les grands monastères. A travers
ce mouvement l'Orient grec (Byzance), la religion exigeante, la
contemplation intuitive, le mysticisme, le platonisme et le
néoplatonisme se défendaient contre l'Occident latin, la philosophie,
la systématisation rationnelle, la scolastique, l'aristotélisme.
Pourtant, la victoire des hésychastes précaire comme toutes
victoires n'arrivait pas à endiguer les forces, qui, de l'intérieur,
disloquaient Byzance. Mais l'heure de la mort de l'Empire
chrétien d'Orient n'avait pas sonné ; d'autres personnages devaient
encore défiler et s'affronter sur la scène de son théâtre.
Contemporain et adepte de Palamas, Nicolas Cabasilas
représente avec quelque originalité un autre aspect de la théologie
mystique ; il marque son désaccord avec les hésychastes et
condamne la vie isolée des anachorètes. Son mysticisme est à la
portée de tout - le - monde ou presque : tout simple, lyrique,
symbolique juste ce qu'il faut pour émouvoir les âmes naïves
et les chrétiens ordinaires aspirant au salut. La Vie de Jésus qu'il
écrivit est animée de ce spiritualisme passablement terre à terre ;
mais tous les Byzantins pouvaient-ils ne diriger leur regard
troublé que vers le ciel ? Pour trouver le salut, pense Cabasilas,

... Il n'est pas besoin de fatigues, ni de dépenses, ni de sueurs [...],


il n'est pas non plus nécessaire que tu abandonnes ton travail ou que
tu te retires dans des endroits solitaires pour y mener un genre de vie
étrange et porter un habit étrange. Il n'est pas besoin de faire tout
cela. Tu peux rester chez toi et, sans rien perdre de tes biens, te
trouver toujours dans la méditation de Dieu et de l'homme, dans celle
de la parenté de l'homme avec le divin, et dans toute autre méditation
de ce genre (Patr. gr., 150, 657 d-660 a).

A côté du mysticisme byzantin se situant sur la verticale, il en


exista un dont la dimension est horizontale ; mais la rencontre de
la verticale et de l'horizontale ne constitue-t-elle pas la figure de
la croix ?
15

2. Pléthon, Scholarios, Bessarion (le platonisme, le


néoplatonisme et V aristolélisme). Le xve siècle sonne le glas de
l'Empire byzantin et de la spéculation qui se déploya à l'intérieur
de ses cadres ; et c'est un siècle riche en événements. Georges
Gemistos se fit appeler Pléthon pour que son nom déjà évoque
Platon. Avec lui la nostalgie ardente pour l'Hellade proche et
si lointaine se manifeste avec intensité. Dans toute l'histoire
spirituelle de Byzance le Christianisme orthodoxe ne réussit
guère à vaincre l'hellénisme hétérodoxe. Pléthon séjourna très
longtemps à Mistra et enseigna aussi à Florence ; grand
professeur, il se rattache à Psellos et, comme lui, il se voit et se veut
Hellène. Platonicien et néoplatonicien, il s'inspire largement des
néoplatoniciens tardifs, et emploie le platonisme et le
néoplatonisme comme une arme de guerre contre Aristote et toute la
scolastique arabe et latine, signes de la décadence. Le
platonisme (hellénique) s'oppose ainsi violemment à l'aristotélisme
(latin), voire au Christianisme en général. Théiste et théocentrique
mais philosophe-théologien, l'auteur de La différence de Platon et
d' Aristote et de La Procession du Saint-Esprit voit dans le
Christianisme une dégénérescence de la pensée et exige la remontée aux
vieilles sources Zoroastre et Platon essayant de préconiser
une religion universelle, païenne plus que chrétienne, car, d'après
lui, les sages des temps anciens ont mieux vu ce qu'une époque de
déchéance ne parvient plus à voir. Toutefois, il est très attiré aussi
par le mysticisme syncrétique des Alexandrins ; le semblable ne
peut point échapper au semblable.
Pléthon vise à réorganiser la vie dans son ensemble pour sauver
encore, serait-ce au dernier moment, ce qui peut être sauvé et
mérite de l'être ; ses conceptions sociales et politiques sont
«socialistes » autant que monarchiques, son « socialisme » étant fort
platonisant. Il propose toute une réforme, préconisant l'étatisme,
la communauté des biens, la suppression de tout droit de
propriété foncière, chacun devant avoir autant de terre qu'il en peut
cultiver, la nationalisation de l'armée. Pour assurer la justice
sociale et combattre l'improductivité des moines, il exige que le
droit au produit soit proportionnel au service rendu. Et c'est
seulement la monarchie qui pourra tenir tête à la fois au
despotisme des puissants et au despotisme du peuple, assurant le salut
du pays et veillant au bon fonctionnement de la compétence
administrative.
Au platonisme et à l'hellénisme de Pléthon, Scholarios,
patriarche de Constantinople, oppose l'aristotélisme et le
Christianisme, et si énergiquement qu'il fait brûler à Constantinople le
manuscrit du traité Des lois de son adversaire. Ne se choisissant
point hellène et philosophe, mais chrétien et théologien, le pa-
i6

triache défend le dogme et se rattache à la scolastique latine et à


saint Thomas. Nous voyons par conséquent que ce ne sont pas
seulement le mysticisme et le platonisme byzantins qui
s'opposent à la scolastique et à l'aristotélisme latins ; à l'intérieur de
l'Empire chrétien de l'Orient une dualité se manifeste sous forme
de lutte ; sont aux prises : une nostalgie de l'hellénisme se
polarisant autour de Platon et la défense systématique du
Christianisme cherchant des armes auprès d'Aristote. La seconde de ces
deux forces est naturellement bien plus près de la chrétienté
occidentale, demeurant cependant dans la dimension de la foi
orthodoxe. Et le triomphateur du moyen-âge (occidental), Aristote,
ne cédera le pas qu'au platonisme renaissant, au Platon de la
Renaissance, que les autres redécouvriront avec l'aide des
Byzantins. Mais sous le ciel de Byzance aucun événement spirituel ne
pouvait arrêter le destin.
Quand les solutions nettes ne sont plus possibles et quand les
perspectives lumineuses et pleines d'avenir semblent bouchées,
la solution se trouve être cherchée dans l'accommodement et le
compromis. Ainsi Bessarion, évêque de l'Église orthodoxe, puis
cardinal de l'Église romaine, s'efforce de faire la synthèse entre le
platonisme et l'aristotélisme et défend Platon et Pléthon, sans
cesser pour autant de demeurer bon chrétien et partisan de
l'union des Églises ; dans son livre dirigé contre les calomniateurs
de Platon (In calomniatorem Platonis), il reprend toute la tradition
platonicienne chariée par les commentateurs païens, chrétiens
(occidentaux et byzantins), arabes. Orient et Occident,
Hellénisme et Latinité sont traités par ce conciliateur décidé comme
des termes conciliables ; ne fut-il pas d'ailleurs nommé latinorum
graecissimus et graecorum latinissimus ?

IV. Mort et vie de Byzance.

Le destin des Empires est de mourir et la « seconde Rome » ne


peut pas y échapper ; pourtant, la mort de ce que nous appelons
un peu platement civilisations et cultures ne signifie point
un brusque arrêt de toute vie quand l'esprit qui les anime
continue à souffler. S'il y a des naissances et des morts, il y a également
des renaissances et de survies. Tant qu'elle vivait, Byzance se
laissa porter et emporter par la quête de l'être total et absolu ;
sans mettre au monde une pensée vraiment créatrice, la
spéculation byzantine, visant tantôt le ciel et tantôt la titre ces deux
visées ne se distinguant pas toujours très nettement tenta
l'aventure spirituelle. En mourant, Byzance accomplit une tâche:
elle révèle un certain message. Par l'intermédiaire de Pléthon et
de Bessarion le monde européen reçoit une impulsion féconde et
reprend Platon. Pléthon — qui enseigna le Platonisme à Florence
— et Bessarion — qui s'installa en Italie et reprit, quoique d'une
manière éclectique, toute la tradition platonisante — devinrent des
inspirateurs du platonisme italien et de l'humanisme de la
Renaissance. Sous l'influence de ces deux hommes le chanoine Marcel
Ficin fondait en 1479 l'Académie platonicienne à Florence. Et
tous les Byzantins qui après 1453 émigrèrent vers l'Occident
contribuèrent aussi à la reprise de l'esprit grec. Avant sa mort,
Byzance avait fécondé d'autres mondes. Il ne faut pas sous-esti-
mer le rôle joué par son Empire — dont la structure sociale ne
fut pas à proprement parler féodale — et par son Église
orthodoxe dans la formation de la Russie. Ce sont des missionnaires
byzantins qui convertirent les Russes au Christianisme au
XIe siècle, et le grand prince de Moscou, Ivan III, se proclama en
1472 l'héritier des empereurs grecs et voulut que sa capitale
devienne en quelque sorte la « troisième Rome » 5.
Pendant leur existence millénaire la spéculation et l'érudition
byzantine eurent à affronter plusieurs problèmes : le mysticisme
byzantin animé par une « foi » sacrifiant la « connaissance »
s'opposa en gros à la scolastique catholique, essayant de concilier
« foi » et « connaissance » ; sur le terrain byzantin le platonisme
et l'aristotélisme sont en lutte, ainsi que les tenants du byzan-
tinisme intransigeant et les partisans de l'Occident ; le
mysticisme illuminé et la systématisation théologique, la science sacrée
et l'humanisme tolérant sont également aux prises. La nostalgie
de la source grecque et la défense acharnée des dogmes de l'Église
n'arrivèrent guère, elles non plus, à s'harmoniser et ne le
pouvaient d'ailleurs pas. En définitive, ce sont un certain Hellénisme
— revu et corrigé par le Christianisme et la Latinité — et un certain
platonisme - — revu et corrigé par l'aristotélisme — qui,
entretenus à Byzance, se transmirent ensuite en Occident. L'essence
même de la fondamentale aspiration byzantine demeura confuse
et contradictoire ; le théocentrisme ne parvint point à dépasser
les oppositions et les compromis, et aucune force ne l'emporta
vraiment sur l'autre.
Toute grande époque de dévoilement du sens de l'être de la
totalité à travers l'histoire implique Vunité de ses manifestations
— religieuses, philosophiques, artistiques, politiques,
économiques — et la multiplicité de leurs modes d'expression, au moyen
5. L'arrière-fond byzantin des Russes reste encore à explorer et non pas
seulement sous l'angle de l'histoire archéologique et des recherches muséales. Les
soviétiques eux-mêmes portent un certain secteur de leur intérêt vers Byzance ;
dans la Grande Encyclopédie Soviétique s'élève une protestation contre « les
historiens bourgeois de la philosophie, qui, d'une manière unilatérale, placèrent
l'évolution " européenne " au centre et, partant de là, ne daignèrent pas étudier la
philosophie byzantine » (Gr. Sozvj.-Enz., fasc. 20 ; Die Kultur des byzantinischen
Reiches, Berlin, 1954, p. 13).
— i8 —

des diverses tendances « spirituelles » et « réelles ». Byzance se


caractérise certes aussi par cette unité dans la multiplicité.
Nonobstant, son unité ne parvint jamais à dépasser la dualité
radicale qui déchirait son âme et sa chair, à savoir l'antagonisme entre
le sacré (et sa saisie théologique ou mystique) et le profane (sous
toutes ses formes : théoriques aussi bien, que pratiques). Peut-
être même Byzance mourut-elle à cause de cette inconciliable et
si décisive opposition.
Certes la « pensée byzantine » ne réussit pas à se constituer
en philosophie (en tant que philosophie) ; elle était au service
tantôt de la théologie et tantôt de l'érudition. La spiritualité
byzantine s'exprima dans la mystique — une mystique se
souciant peu de la « connaissance » ; cependant, les systématisations
rationalistes ne firent pas défaut. En disant tout cela, nous ne
disons encore rien de décisif puisque l'essence de la mystique et de
la ratio garde jalousement ses secrets, et nous n'avons point
conjuré ni l'une ni l'autre pour l'avoir appelée ainsi 6.
Il n'y a pas eu de philosophie byzantine. La vraie aspiration de
Byzance se situe ailleurs : sa force constitue en même temps sa
faiblesse, et force et faiblesse ne sont pas toujours à distinguer.
Reste à savoir ce qu'est la pensée byzantine, à supposer que
philosopher signifie penser. La spiritualité, la théologie, la mystique
d'un côté, l'érudition, l'esprit encyclopédique et
l'humanisme de l'autre, à quelle distance se tiennent-ils de la pensée ?
Et quel est le lien qui unit — et disjoint — le logos, c'est-à-dire
la-pensée-et-le-langage, à la « parole qui sauve » ? Et quelle est
la portée d'une connaissance (yveomç) — et d'une «
connaissance » visant la saisie de Dieu en se laissant saisir par lui — qui

6. La plupart des textes des auteurs byzantins se trouvent ensevelis dans les
160 volumes de la Patrologie grecque de l'abbé Mtcjniî et attendent leurs leeteurs ;
un incendie détruisit le tome 161 au moment où il sortait des presses et ainsi ce
recueil n'est pas complet. Mais comment s'orienter dans cette épaisse forêt ?
Tous ces textes soulèvent des questions : les questions par exemple que me posait
Alexandre Koyrf, dans une lettre du 25 juillet 195 2, demeurent posées et demandent
une réponse, fut-elle problématique ; pourtant la réponse n'est pas facile à donner.
L'historien de la pensée religieuse et de la pensée scientifique m'écrivait : « Si l'on
s'en tenait à ce. que vous dites on concilierait que la philosophie byzantine se
manifeste surtout par son absence, étant à peu près entièrement absorbée dans la
religion, la mystique et la théologie. Le problème intéressant serait justement de
savoir: à) comment et pourquoi l'Occident (et l'Islam) ont élaboré, bien que
dans le cadre d'une foi, îles doctrines philosophiques et que liyzance ne l'a pas
fait ? b) pourquoi l'Occident (et l'Islam) ont pris pour base de leur spéculation
Aristote (néoplatonisé sans doute, mais tout de même assez aristotélicien) et que
l'Orient, malgré Léonce, l'a rejette ? c) qu'est devmu le stoïcisme dans cette
affaire ? Il est tout île même curieux qu'une civilisation qui parle le grec et a donc
accès à tous les textes de l'antiquité n'en fasse rien. Si c'est la théologie — et a
religion — qui a tué lu philosophie (comme dans l'I.slani) c'est là un phénomène
d'une importance capitale. Mais alors il faudrait dire ouvertement : la philosophie
en tant que telle n'a pas de place à Byzance. La pensée byzantine (ou orientale) est
théologique ; les Pseudo-Denys, les Grégoire, Jean Damascène, Maxime, etc.,
— voilà ses représentants authentiques ».
déploie sa force (et sa faiblesse) en tant que gnose cherchant le
salut ? Quant à la question : quel est le rapport entre les dieux
païens, le Dieu judéo-chrétien et la problématique divinité
métaphysique ? Celle-ci, une fois encore, ne peut recevoir de réponse.
Gardons ouvert l'espace et le temps de toutes ces questions et
évitons les réponses qui clôturent tout débat, les solutions qui
posent une pierre tombale sur le problème ; au lieu de donner des
« réponses » qui en finissent avec l'interrogation essayons dans le
cas de la spiritualité byzantine — mais non pas seulement dans ce
cas — de nous tenir à égale distance des questions gratuites et
des réponses qui bouchent l'horizon. Car seules les voix qui vont
dans le sens de la voie de l'avenir ont un sens percutant.
Sur le plan philologique, historique, sociologique,
psychologique ou théologique plusieurs remarques seraient à faire sans
que leur signification porte nécessairement loin. Relevons-en
cependant quelques-unes d'ordre « philosophique ». Est à noter
l'absence des Présocratiques dans l'univers de la spéculation
byzantine ; elle dédaigna l'éclair de l'origine et s'attacha à la
dernière phase de la pensée grecque, aux courants hellénistiques et
finissants (principalement au néoplatonisme des commentateurs
de Plotin) ; le byzantinisme se rencontre par conséquent avec
l'alexandrinisme, le relaie en quelque sorte, et se situe d'emblée
dans ce qui n'est pas originel. Le destin qui frappe Platon et
Aristote se résume très schématiquement ainsi : l'un se trouva
néoplatonisé et l'autre fut méconnu. Quoiqu'il y eut des contacts
entre la pensée arabe et la pensée byzantine, ces contacts ne
profitèrent en tout cas pas à l'aristotclismc byzantin. Quant aux trois
« ismes » — stoïcisme, épicurisme, scepticisme — il est
compréhensible qu'ils ne touchaient pas l'aspiration byzantine ; en
revanche, nous pourrions, peut-être, déceler un certain écho
cynique dans les voix byzantines, — un « cynisme sanctifié.
Faut-il souligner que les Byzantins ne possédaient guère un
sens très prononcé de l'interrogation, le goût de la mise en
question, la passion du problématique ? Trop de réponses ne
faisaient pas pour eux problème : la coïncidence des desseins de la
Providence divine et de la prédestination avec les actes (ou les
non-actes) de la liberté humaine ne les embarrassa pas. Il ne
s'agit certes pas de couler la spiritualité byzantine dans des
moules occidentaux ; nous risquerions alors de ne plus
comprendre du tout la spécificité de la voie byzantine : pour elle,
par exemple, la grâce est considérée comme étant pour ainsi dire
intrinsèque à la nature humaine et ne se situe pas dans la
dimension de l'accession. La compréhension byzantine de la prière
(7rpo<T£u/Y]), notamment de la prière du cœur, demande aussi à
être bien saisie : la prière est essentiellement une oraison contem-
- — 2O —

plative ; la prière simplement vocale, la psalmodie, demeure,


bien inférieure à la prière du cœur, et n'a qu'une fonction
préparatoire au sein de l'expérience religieuse.
En cherchant chez les Byzantins eux-mëiney une élaboration
méthodique de leurs démarches et de leurs notions, nous serons
déçus. Ce n'est pas la clarté du langage qui caractérise leur effort.
Abandonnons donc l'attitude du maître d'école qui lit tous les
textes comme s'ils étaient des copies d'élèves exigeant une note.
Essayons de communiquer avec le lieu et le temps de l'esprit
byzantin. Car la rencontre d'un certain aspect de la pensée
grecque avec une certaine perspective de la révélation biblique
se fait jour dans le monde de la foi byzantine, aux confins de
l'Orient asiatique et de l'Occident européen, en un temps qui
médiatise un message et qu'on appelle moyen-âge ; cette
rencontre porte au langage d'une manière spécifique « le » sens de
l'être en devenir de la totalité. C'est la Divinité créatrice qui
constitue maintenant l'englobant universel, le fondement premier
et l'aboutissement ultime, l'Etre qui lance l'appel du connaître et
fonde sur la foi la possibilité de la saisie de l'essence de tout ce
qui existe et aspire au salut. Les mosaïques, les fresques et les
icônes, les chants psalmodiants, les paroles des prières et les
formulations discursives nous présentent des images et portent au
langage des aspects et des significations de l'ardente et combative,
impériale et ascétique divinité (byzantine), de cet être suprême ne
tolérant aucune distance. Tout cela a lieu à l'intérieur d'un
empire marchant inéluctablement vers la « mort » et dont le temps
possède sa propre lumière — jaune et or. Et un texte mystique et
byzantin nous dit :
Certains lieux vous inspirent de la frayeur : n'hésitez pas à vous y
rendre en pleine nuit. Si vous composez tant soit peu avec lui, ce
sentiment vieillira avec vous (Philoc, p. 1 14) 7.
Kostas Axelos.
7. Outre les ouvrages et les articles déjà cités on peut également consulter :
A. Harnack, Lehrbuch der Dogmengeschichte, 3 vol., 3e édit., Freib. et Leipz.,
1894- 1897 '> K- Krumbacher, Geschichte der byzantinischen Literatur, 20 édit.,
Miinchen, 1897 ; Ueberweg-Geyer, Die patristische und die scholastische
Philosophie, 12e éd., Tûbingen, 1951 ; R. Otto, Mystique d'Orient et mystique
d'Occident, tr. fr., Paris, Payot ; Et. Gilson, La philosophie au moyen âge, 2e éd., Paris,
Payot, 1947 ; Christianisme et philosophie, Paris, Vrin, 1936 ; L'esprit de la
philosophie médiévale, 2e éd., Paris, Vrin, i944;Ém. Bréhikr, La Philosophie du moyen
âge, 2e éd., Paris, Albin Michel, 1949 ; Y a-t-il une philosophie chrétienne ? Rev.
métaphys. et morale, 1931, p. 133-162 ; A. Grabar, Plotin et les origines de
l'esthétique médiévale, Cahiers archéologiques, I, 1945 ; L. BrÉhier,Lê monde byzantin,
vol. III : La civilisation byzantine, Paris, Albin Michel, 1950 ; A.-A. Vasiliev,
Histoire de l'empire byzantin, trad. fr., 2 vol., Paris, 1932 ; G. Ostrogorsky,
Geschichte des byzantinischen Staates, Mûnchen, 1940 ; M.-V. Levtchenko, Byzance
des origines à 1453, trad. fr., Paris, 1949 ; V. T.ossky, Essai sur la théologie mystique
de l'Église d'Orient, Paris, 1 944.

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