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LES ARCHITECTES MODERNES ET LES ENSEIGNEMENTS DE LA

CASBAH
Jean-Lucien Bonillo

Actes sud | « La pensée de midi »

2006/2 N° 18 | pages 31 à 38
ISSN 1621-5338
ISBN 2742760342
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-la-pensee-de-midi-2006-2-page-31.htm
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Jean-Lucien Bonillo, « Les architectes modernes et les enseignements de la casbah
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», La pensée de midi 2006/2 (N° 18), p. 31-38.


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JEAN-LUCIEN BONILLO *

Les architectes modernes


et les enseignements de la casbah

La casbah, modèle possible du Mouvement moderne ou mythe


méditerranéen à l’usage des architectes au retour de leurs
“voyages d’Orient” ?

En 1927, Mies Van der Rohe, au nom du Werkbund (1) allemand,


invita les plus renommés des architectes de l’avant-garde moderne

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européenne à la foire-exposition de Stuttgart. Un quartier modèle, le
Weissenhofsiedlung, avait été construit pour l’occasion, avec pour
objectif premier de montrer les possibilités qu’offrait l’industrialisation
du bâtiment pour la réalisation du logement de masse. Au diapason de
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l’hostilité générale du public en Europe, la presse allemande ne ména-


gea pas ses critiques vis-à-vis de cette architecture accusée d’exprimer
des idéaux bolcheviques et de refléter une culture étrangère et exo-
tique. Une carte postale montra même, sous la forme d’un photomon-
tage satirique, la cité transformée en médina, sa rue principale animée
de Nord-Africains, chalands, marchands et caravaniers en djellaba.

LE DÉPASSEMENT DE L’ORIENTALISME
Cette parenté de formes et d’esprit entre la pureté apollinienne recher-
chée par les architectes modernes et la sobriété de l’architecture des
îles et des rivages de la Méditerranée (volumes simples, dépouille-
ment, enduit blanc, toit-terrasse…) n’était bien sûr pas le fait du
hasard. L’histoire de l’architecture au XXe siècle est riche de positionne-
ments qui revendiquent un rapport avec la tradition méditerranéenne.
Des plus académiques aux plus engagés dans l’idée de renouveau et de

* Professeur à l’Ecole d’architecture de Marseille, directeur du laboratoire INAMA.


(1) Werkbund (“le lien pour l’œuvre”) : association d’architectes et
d’industriels créée en Allemagne en 1907 avec l’objectif d’ennoblir les produits de
l’industrie, dont l’architecture. (Toutes les notes sont de l’auteur.)

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rupture, tous les courants auront trouvé dans tel ou tel aspect de l’hé-
ritage méditerranéen de quoi nourrir la construction du mythe de la
tradition. Un mythe toujours nécessaire aux doctrines d’architecture.
Mais, au-delà de l’incontournable prégnance de la culture classique

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(grécité, romanité, latinité), c’est, dans la relecture de cet héritage, la
place faite à la culture d’Orient qui constitue une véritable ligne de
partage, un pari bien plus risqué, humaniste et ambitieux, que peu
d’architectes auront osé formuler et expérimenter.
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Un basculement du regard sur l’architecture et les villes d’Orient


semble s’opérer dans la deuxième moitié du XIXe siècle, basculement
dont témoignent par exemple les approches de Charles Garnier et
d’Auguste Choisy. Pour le premier, qui conseille de pousser jusqu’à
Constantinople dans son Guide du jeune architecte en Grèce (1859), sa
vision n’est déjà plus celle des romantiques et des archéologues. Pour
lui, l’Orient est un processus initiatique d’acculturation volontaire,
une porte pour développer et élargir ses idées et sa sensibilité et, para-
doxalement, retrouver les valeurs essentielles de la tradition moderne
européenne. Le second entreprend une réécriture de l’histoire de l’ar-
chitecture (Histoire de l’architecture, 1899) sur la longue durée, basée
sur un mouvement de filiations, d’influences, d’emprunts et de
détournements. Depuis ses origines en Egypte et en Chaldée, l’archi-
tecture, produit hybride, artefact métissé, se développe, s’étend et se
transforme dans une dialectique permanente entre la part indigène et
la part étrangère.
Pour dépasser le simple jeu culturaliste des citations propres à
l’éclectisme du XIXe siècle – le style mauresque et l’orientalisme –,
quelques personnalités auront, dès avant la modernité, tenté de réin-
venter les formes du rapport – ici construit comme un mélange de
fantasmes et de données historiques – entre les cultures architectu-
rales et urbaines d’Orient et d’Occident.

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LES LIMITES DES MÉDITERRANÉISMES
Dans la première moitié du XXe siècle, la question de la méditerranéité
est particulièrement présente en Italie et en Catalogne. Mais pas plus
dans le mouvement Novecento (2), avec l’architecte Giovanni Muzio,
que dans le débat qui opposera, avec un point d’intensité autour de
1930, les jeunes architectes rationalistes milanais du Gruppo 7 à l’ar-
chitecte officiel du régime Marcello Piacentini, auteur du Stile litto-
rio (3), la culture d’Orient n’aura droit de cité. C’est qu’il s’agit pour ces
différents courants de construire, à l’inverse, le mythe d’une tradition
nationale. L’enjeu est l’obtention d’une commande publique d’Etat et
la réalisation des programmes d’équipement du parti fasciste.
L’expérience culturelle catalane est également en prise avec des
enjeux politiques, ici liés au projet autonomiste. C’est aussi sur leur
propre sol que les architectes catalans trouvent les traces d’une culture
méditerranéenne plus large. Dès le début du siècle, le mouvement

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Noucentiste, anti-Art nouveau (4), s’appuie sur les fouilles archéolo-
giques d’Empúries pour défendre la grécité de la Catalogne. Plus tard,
la branche catalane du Mouvement moderne (5), derrière José Luis Sert
et José Torres-Clavé, portée par l’avènement de la IIe République, sera
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sensible aux qualités du patrimoine arabo-musulman de l’Andalousie.

(2) Novecento (“vingtième siècle”) : mouvement italien qui émerge à la fin de la


Première Guerre mondiale. D’essence classique et onirique, il est un contre-
positionnement au courant d’avant-garde futuriste. L’œuvre de Giorgio De Chirico
et la revue Valori Plastici illustrent ce courant dans le champ de la peinture.
(3) Stile littorio (“style du licteur”) : l’esprit de cette architecture est celui, partout
présent en Europe dans les années 1930, d’une certaine monumentalité, surtout
utilisée dans les programmes d’équipement des régimes autoritaires et basée
sur un vocabulaire néoclassique “appauvri” : grands volumes simples, colonnades,
corniches rudimentaires…
(4) Noucentiste : inventée par l’essayiste et critique d’art Eugenio d’Ors, l’expression
“noucentisme” désigne un mouvement culturel et artistique tourné vers le passé,
qui s’est identifié au mouvement politique catalaniste dans les années 1910-1920.
Sa référence est la Catalogne rurale et populaire, son rêve la splendeur du monde
classique méditerranéen.
(5) Mouvement moderne : héritier du positivisme et du fonctionnalisme, de la
culture progressiste et de la référence au monde des machines et de l’industrie,
le Mouvement moderne se structure au plan international sous la forme des Congrès
internationaux d’architecture moderne (CIAM).

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Pas au point cependant d’en faire une des “racines méditerranéennes
de l’architecture moderne”. Traitant de ce thème en 1935, la
revue AC (Arquitectura contemporanea), organe du mouvement, ne
retiendra que l’architecture monumentale et plus encore celle, ano-
nyme et banale, des îles Baléares et de ses équivalents méditerranéens.

UNE QUÊTE EN FORME D’APORIE


A la même époque, le contexte français ne donne pas le jour à des ten-
dances méditerranéennes comparables, collectivement construites et
organisées. L’exception notable du maître Le Corbusier, qui fait réso-
lument le choix du Sud, ne se comprend que dans cette dynamique
des réseaux internationaux et de la tendance méditerranéenne qu’il
anime dans le cadre des Congrès internationaux d’architecture
moderne (CIAM).
La séduction exercée par l’Orient est chez lui un fait explicite et

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avoué qui renvoie à deux expériences personnelles. Celle, d’abord, de
1911 et du “premier voyage d’Orient”, entrepris à vingt ans pour par-
faire sa formation et qui le mène jusqu’à Constantinople. Celle,
ensuite, tout au long des années 1930, d’un “deuxième voyage
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d’Orient”, qui le conduit à Alger et dans le Mzab, à la découverte fas-


cinée de Ghardaïa, de la civilisation et de l’art de vivre des Mozabites
dans la pentapole du désert. Il est éclairant de relever les différents
regards portés par l’architecte sur chacun de ces territoires.
Avec une ambition littéraire non dissimulée, Le Voyage d’Orient
(1966), mis en forme au crépuscule de sa vie, fait état du désarroi de
Le Corbusier devant la complexité de l’espace urbain d’Istanbul.
Captivé, il insiste sur ses qualités de ville aérée et verte, et surtout sur
sa force de suggestion émotionnelle, sa puissance évocatrice en termes
de symboles et de sacré.
Publié en 1942, Poésie sur Alger ne tient pas les promesses de son
titre et se présente comme un texte de combat, de défense et d’illustra-
tion d’une décennie de grands projets urbains de l’atelier Le Corbusier
– propositions non retenues – et dont le parti est d’exploiter sur un
mode sublime les “qualités poétiques” du site de la ville d’Alger.
C’est dans d’autres publications, et particulièrement dans La Ville
radieuse (1935), que Le Corbusier défendra le modèle de la casbah. Un
regard admiratif et respectueux qui est dans l’air du temps. Rappelons
en effet l’approche conservatrice et fétichiste que le maréchal Lyautey
et Henri Prost développent au même moment pour les médinas du
Maroc. Mais c’est pour d’autres motifs, et surtout à l’aune de ses
obsessions personnelles, que Le Corbusier mesure les qualités de la cas-

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bah. Il en retient les caractères suivants : une coupe qui épouse la


pente, le grand paysage qui s’offre depuis les terrasses, la captation et la
protection du soleil depuis les cours intérieures des habitations… On
sait aussi, grâce au témoignage de Jean de Maisonseul, qui le conduit
pour la première fois en 1931 dans le dédale des rues de la casbah
d’Alger, que sa pratique et sa sensibilité de peintre l’amènent vers les
maisons closes, à la recherche de modèles vivants, pour nourrir son
désir d’exotisme et simultanément sacrifier à une certaine tradition du
voyage de l’artiste en Orient.
La radicalité utopique de son fameux “plan Obus pour Alger” inter-
dit toute tentative de rapprochement avec les formes urbaines exis-
tantes. C’est plutôt dans le projet “Roq et Rob”, développé juste après
la Seconde Guerre mondiale, que d’éventuelles influences et corres-
pondances peuvent être établies. Ce projet est étudié pour le site de la
Sainte-Baume (la “cité de contemplation du pôle de la paix entre
Orient et Occident”) et celui de Roquebrune-Cap-Martin, où il
séjourne durant l’été dans son cabanon. “Roq et Rob” sera proposé
comme un modèle de cité, groupée pour occuper rationnellement les
versants pentus des rivages de la Méditerranée.
Mais le géomètre-poète-initiateur du projet de la Sainte-Baume,
Edouard Trouin, a relaté dans son ouvrage Fallait-il bâtir le Mont-
Saint-Michel ? comment, à l’engouement premier des deux hommes

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pour la transposition du modèle de la casbah, succédera une référence
appuyée aux villages grecs. A l’occasion du Congrès international d’ar-
chitecture moderne de 1933, Le Corbusier s’était attardé à Santorin.
Son enthousiasme le conduira à publier peu après le plan de Milet
conçu par Hippodamus (Ve siècle avant Jésus-Christ), prévoyant pour
Priène une trame orthogonale sur un versant sud. Il est aisé d’imaginer
que le système formel d’un réseau organique de rues en impasses propre
à la casbah et aux médinas nord-africaines était trop éloigné du cadre
programmatique et de la sensibilité “euclidienne” de Le Corbusier.
L’attention qu’il porte à la casbah relève de fait de sa quête moderne
du primitif, “non pour y trouver la barbarie, mais pour y mesurer la
sagesse” (La Ville radieuse).
En posant la valeur d’exemplarité de la casbah et sa supposée supé-
riorité par rapport à l’héritage des villes historiques d’Occident, Le
Corbusier visait plutôt deux objectifs. D’abord crédibiliser “l’exo-

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tisme” de ses propres propositions et, plus secondairement, formuler
un message humaniste d’ouverture à l’instar de celui de quelques cou-
rants artistiques et littéraires d’avant-garde. On pense bien sûr ici à
l’exemple de la revue Les Cahiers du Sud de Jean Ballard.
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LES DIMENSIONS ANTHROPOLOGIQUES DE LA CASBAH


Après la crise interne du Mouvement moderne, dont le point d’orgue
fut le Congrès d’Aix-en-Provence en 1953 durant lequel les partici-
pants ne réussirent pas à s’accorder sur les termes d’une “charte de l’ha-
bitat”, la nouvelle génération s’attelle à reconstruire les valeurs de la
modernité. A la critique de l’urbanisme fonctionnaliste fixé dans la
fameuse “charte d’Athènes” (adoptée par le CIAM de 1933 et publiée
par Le Corbusier en 1943), elle substitue une approche de l’habitat et
de la ville plus en phase avec les sensibilités d’après-guerre : différences
culturelles, convivialité, mobilité, participation des habitants à la réa-
lisation de leur cadre de vie…
Regroupés dans le Team Ten (6), les jeunes architectes contestataires
du nord et du sud de l’Europe occidentale vont réactiver et reformuler
à leur manière le mythe de la casbah. Il est surprenant de constater

(6) Team Ten (“Groupe 10”) : nom du groupe que les jeunes architectes modernes
des CIAM vont adopter pour développer, à partir du 9e Congrès
d’Aix-en-Provence, en 1953, une tendance critique. C’est eux qui seront chargés
d’organiser le 10e Congrès, de là le Team Ten.

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comment, dans leurs propos et leurs explications, cette référence reste
latente et toujours prête à resurgir, comme en témoignent les expres-
sions récurrentes de “casbah organisée” et aussi de “bidonville structuré”.
Cela tient selon nous à la conjonction de deux faits :
Le premier concerne la séduction du primitif et la recherche d’une
forme de tissu urbain (association) à forte expression symbolique. Il
était plus facile pour ces architectes d’imaginer l’idéalité dans un
monde culturel et urbain différent. Or, de Fès à Alep, la ville du
monde arabo-musulman porte la double trace de ses origines tribales
et de sa cosmogonie…
Le deuxième a trait à la recherche d’une complexité spatiale comme
alternative possible aux modèles de la rue/corridor haussmannienne et
du grand ensemble rationaliste hérité des expériences des Siedlungen (7)
de l’entre-deux-guerres. Comme il arrive souvent dans la pensée des
architectes qui glissent sans précaution des qualités de l’espace à l’ex-

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périence pratique du social, une morphologie complexe – non dénuée
d’un certain mystère, moins normée et plus aléatoire – leur semblait
être le gage d’une sociabilité plus riche, basée sur l’échange, les ren-
contres fertiles, la communication…
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Il faut mettre au crédit de ces jeunes architectes leur sensibilité à


l’apport nouveau des sciences humaines et sociales, à l’image de l’an-
thropologie structurale de Claude Lévi-Strauss, qui les portait à prêter
une attention particulière à la question du symbolique, aux valeurs de
représentation et au sens de l’espace.
Si les Britanniques Alison et Peter Smithson trouvent dans les quar-
tiers populaires de la banlieue de Londres de quoi nourrir ces interro-
gations, le Néerlandais Aldo Van Eyck s’intéresse aux Dogons et aux
Pueblos mexicains (8) pour mieux retrouver les invariants des dispositifs
construits et de l’humain. Pour eux comme pour les Méditerranéens,
les Français Michel Ecochard et Georges Candilis (qui s’efforcent de
réinventer, sur la base de la lecture des modes de vie, l’habitat popu-
laire marocain au crépuscule du protectorat), Roland Simounet et
Pierre-André Emery (qui ennoblissent le bidonville en consignant les

(7) Siedlungen (“cités” ou “colonies”) : dans l’Allemagne des années 1920-1930,


le terme de Siedlung désigne une cité périphérique de logements sociaux.
(8) Pueblos : peuples amérindiens du sud-ouest des Etats-Unis vivant dans des
villages de maisons en terrasses construites en pisé et disposant d’une riche et
complexe culture traditionnelle.

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relevés de celui de Mahieddine à Alger), et aussi pour l’Italien
Giancarlo de Carlo, le modèle de la casbah restera comme une forme
aboutie de ces habitats nés, dans une particulière harmonie, des condi-
tions du milieu. Une de ces expressions heureuses d’architecture sans
architecte que Bernard Rudofsky, à la même époque, s’évertue à faire
connaître dans de successifs ouvrages et dont Hassan Fathy, en Egypte,
essaie de montrer, non sans déboires, la valeur d’actualité pour les pays
en développement et les populations rurales pauvres.
A l’aune de leurs projets, cependant, ce modèle n’a plus qu’un sta-
tut allégorique, car l’obstacle des différences temporelles et culturelles
empêchait de fait un recyclage trop direct, une référence trop littérale.
C’est le concept de “web” (réseau) qui permettra une transposition
idéalisée de la casbah comme système tridimensionnel en nappe struc-
turée selon trois principes : d’abord une forme ouverte et indétermi-
née, modifiable et extensible ; ensuite un espace offrant un fort

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potentiel de connexions, d’articulations ; enfin une trame hiérarchisée
de type polycentrique.
Portent la marque du “web” : le fragment de casbah figuré par
Alison et Peter Smithson dans le projet pour le concours, en 1957, de
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la reconstruction du centre de Berlin ; l’Université libre de Berlin, de


Candilis et Woods ; la cité Matteotti, à Terni, de De Carlo ; l’orpheli-
nat d’Amsterdam, de Van Eyck ; les logements “Kasbah” de son élève
Piet Blom à Hengelo (Pays-Bas)…
Pour les architectes du Team Ten, comme pour Le Corbusier avant
eux, la casbah illustrait la possibilité d’un âge d’or, d’un temps et d’un
espace d’harmonie. Mais ce mythe avait été forgé, comme tous les
mythes méditerranéens en architecture, avec la pleine conscience de
son improbabilité.
A aucun moment, bien sûr, ces architectes n’avaient imaginé que le
principe de transfert direct d’un modèle de l’Orient ancien vers
l’Occident contemporain pouvait être opérant. A la différence de leurs
aînés, séduits par son rapport sublime au site et sa force plastique, les
architectes modernes d’après-guerre s’étaient avisés de sa valeur d’en-
seignement sur la profondeur anthropologique et la complexité sociale
de l’habiter. Ils avaient retenu moins la validité formelle du modèle
que la puissance du mythe.

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