États-Unis Cent ans BIÉLORUSSIE — LOUKACHENKO DOIT

après le massacre RENDRE DES COMPTES CONTROVERSE —

de Tulsa FAUT-IL VACCINER LES ENFANTS ?

Portugal cont. 5,20 €, Suisse 6,70 CHF,

7,75 $CAN, DOM 5 €, Espagne 5,20 €,
530 DA, Allemagne 5,40 €, Andorre

5,20 €, Italie 5,20 €, Japon 850 Y,

Grande-Bretagne 4,60 £, Grèce
Afrique CFA 3400 F CFA, Algérie

TOM 850 XPF, Tunisie 7,20 DT.

Maroc 41 DH, Pays Bas 5,20 €,
5 €, Autriche 5,40 €, Canada
No 1595 du 27 mai au 2 juin 2021
courrierinternational.com
France : 4,50 €

JÉRUSALEM
au cœur de toutes les déchirures

La ville trois fois sainte occupe

une place centrale dans le conflit
israélo-palestinien. Pourquoi  ?
Que revendiquent les uns et les
autres  ? Décryptage historique
pour comprendre la crise actuelle.
M 03183 - 1595 - F: 4,50 E

3’:HIKNLI=XUYZU]:?l@p@j@f@a";
 4. Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021

LES CHOIX
de consacrer la une l’installation de portiques sur
DE “COURRIER” de l’hebdomadaire à cette l’esplanade avait provoqué des
CLAIRE CARRARD nouvelle crise israélo- afrontements meurtriers. Autre
palestinienne, Tsahal lieu emblématique : le quartier
intensiiait ses bombardements de Cheikh Jarrah, symbole d’un
Jérusalem au sur Gaza et le Hamas envoyait sentiment de dépossession pour
cœur de toutes des centaines de roquettes sur
Tel-Aviv et ses environs, jusqu’à
les Palestiniens. Fin avril
et début mai, c’est autour de
les déchirures Jérusalem. Bilan de onze jours l’esplanade des Mosquées puis
d’afrontements : près de dans ce quartier de Jérusalem-
p.10 250 morts du côté palestinien, Est qu’ont éclaté les premiers
une dizaine du côté israélien, afrontements qui ont mené à

L a cause des Palestiniens et

de Jérusalem renferme
l’âme de la nation arabe”,
écrit Shaiq Al-Ghabra,
professeur de sciences
politiques, dans le journal
panarabe Al-Quds Al-Arabi
(“La Jérusalem arabe”). “Le vrai
judaïsme ne peut être qu’obsédé
par le Temple, et j’essaie d’être
un bon Juif, tout simplement”,
assène de son côté le journaliste
Arnon Segal, igure de proue
des ultranationalistes
juifs, interviewé
dans le quotidien Maariv.  reste aussi explosive que lors des
Deux points de vue
diamétralement opposés qui
résument bien notre intention
éditoriale cette semaine.
Lorsque nous avons décidé
et des dégâts considérables.
Nous ne savions pas alors
comment tout cela inirait et,
à vrai dire, nous ne le savons
toujours pas vraiment malgré
le cessez-le-feu annoncé en in
de semaine dernière. Antony
Blinken, le chef de la diplomatie
américaine, est arrivé en Israël
mardi 25 mai, le jour où nous
bouclons l’hebdomadaire, pour
tenter de renouer le dialogue.
Pas sûr que cela suise
à apaiser les esprits.
“À Jérusalem-Est, la situation
afrontements entre manifestants
israéliens et palestiniens
en avril”, expliquait encore
Ha’Aretz lundi 24 mai.
Pour ne pas courir après
l’actualité diplomatique, c’est
sur une question historique que 
nous avons choisi de nous
arrêter dans ce numéro :
la centralité de Jérusalem dans
le conlit israélo-palestinien.
À l’origine, pourtant, la ville
trois fois sainte n’était pas
forcément au centre du projet
national sioniste, explique un
intellectuel palestinien dans
les colonnes de Ha’Aretz.
“L’’image de Jérusalem en tant
que capitale éternelle et uniiée
du peuple juif est une invention
relativement récente”, écrit-il.
Les Palestiniens, eux, avaient
fait de Jafa “la capitale de
leurs aspirations nationales”.
Mais voilà. Jérusalem, au il
d’une histoire chaotique, est
devenue la ville de toutes
les divisions. Il faut lire
les points de vue que nous
avons rassemblés, parfois
radicaux, pour mieux saisir
l’obsession des Israéliens
comme celle des Palestiniens
pour la ville.
C’est ici que commencent
et recommencent toujours la
plupart des crises majeures.
Autour de l’esplanade
des Mosquées, comme en 2000,
où la visite d’Ariel Sharon sur
place avait été à l’origine de
la deuxième Intifada (2000-
2004). Plus récemment, en 2017,
l’escalade que l’on sait. À Cheikh
Jarrah, les Palestiniens ont
voulu dénoncer la colonisation
rampante de cette partie de
Jérusalem où ils ont été refoulés
après 1948. “Nous sommes
en train de devenir invisibles
à Jérusalem, relégués en dehors
de la ville, hors de vue. Mais nous
luttons pour rester visibles et nous
n’irons nulle part en silence”, dit à
L’Orient-Le Jour un jeune
écrivain palestinien. La bataille
continue.
En couverture et ci-dessus :
Mosquée Al-Aqsa, Jérusalem
Photo de Paolo Pellegrin/
Magnum Photos
États-Unis : Photo de Joshua Lott/
Washington Post

Sommaire
EUROPE p.18 ÉCONOMIE p.38 LES SOURCES
Chaque semaine, les journalistes
La Chine fait main Ces livreurs de Courrier international sélectionnent
basse sur l’Europe qui choisissent et traduisent des articles tirés de plus
de 1 500 médias du monde entier. Voici
Autoroutes, universités, l’autogestion la liste exhaustive des journaux, sites
et blogs utilisés dans ce numéro :
ports, centrales, santé…
En finançant de grands projets En Europe, d’anciens coursiers African Arguments (africanarguments.org)
d’infrastructures à l’Est, de Deliveroo et consorts créent Londres, en ligne. Ha’Aretz Tel-Aviv,
BIÉLORUSSIE p.6 Pékin met en péril quotidien. The Atlantic Washington,
des coopératives. Une manière mensuel. Daraj (daraj.com) Beyrouth, en
la souveraineté de plusieurs de s’émanciper et d’améliorer
Face à États, s’alarment notamment leurs conditions de travail,
ligne. L’Économiste Casablanca, quotidien.
Financial Times Londres, quotidien. Gazeta.
MARIAN KAMENSKY, AUTRICHE/CARTOON MOVEMENT

Loukachenko, des journaux serbe et hongrois. explique The Guardian.

l’Europe doit agir
Les dirigeants de l’Union
européenne ont annoncé
des sanctions contre le régime
d’Alexandre Loukachenko,
accusé d’avoir dérouté un avion
de ligne européen vers Minsk
pour arrêter un dissident.
ru (gazeta.ru) Moscou, en ligne. Grist (grist.
org) Seattle, en ligne. The Guardian Londres,
quotidien. Heti Világgazdaság Budapest,
360° p.42
hebdomadaire. The Irish Times Dublin,
quotidien. Al-Jazeera (aljazeera.com) Doha,
en ligne. Los Angeles Times Los Angeles,
quotidien. Maariv Hashavoua Tel-Aviv,
LES DÉMONS DE TULSA, OKLAHOMA quotidien. El Mundo Madrid, quotidien.
L’Orient-Le Jour Beyrouth, quotidien.
El País Brasil (brasil.elpais.com) São Paulo,
Le 31 mai 1921 commençait dans cette ville une tuerie qui a marqué en ligne. Politico Bruxelles, hebdomadaire.
le paroxysme des tensions raciales aux États-Unis. Et a révélé Sisa In Séoul, hebdomadaire. Smithsonian
Magazine Washington, mensuel.
à quel point le pays a été capable de renier ses promesses La Vanguardia Barcelone, quotidien.
d’égalité et de liberté, raconte le Smithsonian Magazine. Vreme Belgrade, hebdomadaire.
Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021 5

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à travers le monde 6. Biélorussie. Face à
Loukachenko, l’Europe doit agir
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Gerles (chef de rubrique, 17 48) France Carolin Lohrenz (chef de rubrique, 16 93)
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D’un continent à l’autre
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d’édition), Adrien Oster (chef d’édition), Paul Blondé (rédacteur éditeur web), Gabriel
Hassan (rédacteur éditeur web, 16 32), Carole Lyon (rédactrice éditrice web, 17 36),
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16 65), Paul-Boris Bouzin (développement web) Courrier Expat Ingrid Therwath L ’ h o r o s c o p e d e R o b B r e z s n y Retrouvez chaque semaine les prévisions poétiques accusée de financer la junte birmane
(16 51), Jean-Luc Majouret (16 42) et philosophiques de l’astrologue le plus original de la planète. 34. Malawi. Les miracles de Mbenji
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(chef de service adjointe, anglais, espagnol), Julie Marcot (chef de service adjointe, 35. Kenya. Fini de rire
anglais, espagnol, portugais), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon
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(anglais, allemand, portugais), Manon Delfour-Peyrethon (anglais, allemand), Caroline et Pinterest. Transversales
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Aurore Delvigne, Françoise Hérold, Julie Martin
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Alexandre Errichiello (chef de service, 16 17), Benjamin Fernandez, Jonnathan Renaud-
Badet, Pierrick Van-Thé Iconographie Luc Briand (chef de service, 16 41), Lidwine soigner les cancers
Kervella (16 10), Stéphanie Saindon (16 53), Céline Merrien (colorisation) Maquette
Alice Andersen (chef de service, 16 37), Denis Scudeller (chef de fabrication), Gilles
de Obaldia Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey
(16 66) Informatique Denis Scudeller
Agence courrier Patricia Fernández Pérez (directrice du développement et de la
communication, 17 37), Jessica Robineau (16 08) Dialla Konate (17 38)
Sacrés Français 40. Environnement. Les cigales
magiques sont revenues
41. Signaux. Quel site
d’information a le plus d’abonnés ?
Directrice de la fabrication Nathalie Communeau, Nathalie Mounié (chef de
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360°
Ont participé à ce numéro Julien Abiramia, Giuseppe Ardiri, Lionel Blot, Jean- nouvelle newsletter : Sacrés Français.
Baptiste Bor, François Burkard, Antoine Cuny-Le Callet, Cécile Chemel, Anne- 42. Anniversaire. Les démons
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Doutreligne, Isabelle Gabrion, Juliette Gache, Philippe Godefroy, Armelle Lafferrerie,
Dounia Mahieddine, Valentine Morizot, Pauline Le Troquier, Dounia Mahieddine, la presse étrangère a écrit de plus drôle, 48. Sport. En Égypte, les
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6.
a ns
7 jours odnde
le m
Biélorussie. Face
à Loukachenko,
l’Europe doit agir
En détournant un avion de ligne pour arrêter un opposant,
le régime biélorusse a franchi une ligne rouge, ce que l’Union
européenne ne peut tolérer, s’indigne ce quotidien irlandais.
—The Irish Times Dublin
L a certitude que les États n’empêche-
ront pas les appareils de survoler
leur territoire et ne les intercepte-
ront pas constitue un pilier central, essentiel,
de l’aviation civile internationale. En inter-
ceptant le vol [de la compagnie irlandaise]
Ryanair 4978 à destination de la Lituanie
et en le forçant à se poser à Minsk pour
arrêter le dissident Roman Protassevitch,
étendant ainsi sa campagne de répression
contre l’opposition, la Biélorussie a violé le
droit international. Elle a également lancé
un déi aux États européens – un déi qui
exige une réaction ferme.
Le vol Ryanair au départ d’Athènes et à
destination de Vilnius, transportant 170 pas-
sagers, survolait la Biélorussie quand les
contrôleurs aériens biélorusses ont signalé
aux pilotes “une menace potentielle pour la
sécurité de l’appareil”, ce qui était peut-être
un mensonge. Ils ont ordonné à l’appareil
de se détourner sur Minsk. Celui-ci a été
escorté par un chasseur dépêché sur ins-
truction spéciale du président, Alexandre
Loukachenko. Certaines compagnies ont
commencé à modiier l’itinéraire de leurs
avions pour éviter l’espace aérien biélorusse.
Âgé de 26 ans, Roman Protassevitch
est l’un des fondateurs de Nexta [sur
l’application de messagerie cryptée]
Telegram. Cette chaîne en ligne est l’un
des médias d’opposition les plus popu-
laires de Biélorussie et a joué un rôle
important dans l’organisation des mani-
festations. Comme nombre d’autres dissi-
dents, Protassevitch vivait en exil. Il
a été arrêté à sa descente d’avion
avec sa compagne.
Loukachenko, que certains
qualiient de “dernier dictateur d’Europe”,
s’est accroché au pouvoir malgré les énormes
manifestations qui ont suivi [et précédé] sa
réélection contestée à un sixième mandat,
en août 2020. Quelque 32 000 manifes-
tants se sont retrouvés en prison et bien
plus ont été frappés par la police.
Indiférent à l’indignation internationale
qui a suivi l’incident, le gouvernement de
Loukachenko a montré qu’il avait l’inten-
tion d’intensiier sa répression. La publi-
cation des sondages d’opinion, la difusion
en streaming de manifestations interdites
et même la mise en ligne de liens vers des
informations “bannies” ont été interdites.
L’Union européenne (UE) a réagi en
imposant des sanctions financières et
des restrictions de visas à l’encontre de
hauts fonctionnaires biélorusses, dont
Loukachenko, pour “des actes d’intimida-
tion et de répression violente commis contre
des manifestants paciiques, des membres de
l’opposition et des journalistes”.
Le ministre des Afaires étrangères [irlan-
dais], Simon Coveney, s’est joint aux diri-
geants européens pour dénoncer le dernier
incident en date, qu’il a qualiié à juste titre
de “piraterie d’État”. Le sommet spécial de
l’UE était [le 24 mai] en train de réléchir à
des sanctions. Il exigera la libération immé-
diate de Protassevitch et pourrait imposer
l’interdiction du survol de son espace aérien
[ces sanctions ont en efet été décidées]
et d’autres restrictions envers
la Biélorussie. Plus généra-
lement, il faut que l’UE
élabore une politique
de façon à contenir
les pires excès de
Loukachenko tout
en offrant l’es-
poir d’un avenir
meilleur au peuple
biélorusse.—
Publié le 24 mai
Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021
Contexte
Un coup de poker
Un an après
George Floyd
●●● L’acte inouï perpétré par le régime
d’Alexandre Loukachenko pour récupérer
É T A T S -
UNIS — Ce
25  mai, un
an jour pour
l’opposant Roman Protassevitch pose
la question des motivations et, surtout,
des limites du dirigeant biélorusse.
Deux  axes se distinguent concernant
jour après le
meurtre de
George Floyd
les  motivations : la situation politique par le policier
à Minsk, et les relations avec Moscou. Derek Chauvin dans une rue de
“Le référendum constitutionnel prévu Minneapolis, le  StarTribune
[par  Loukachenko] en Biélorussie doit a choisi pour sa une un texte
se  dérouler sans mauvaise surprise, les blanc, uniquement composé de
champs politique et médiatique doivent citations, sur un fond noir, ain
être totalement nettoyés”, relaie le site de marquer “une année d’intros-
biélorusse indépendant UDF.BY. Pour pection”. Le quotidien de la ville
le quotidien russe Moskovski du Minnesota est allé à la ren-
Komsomolets : “Les sanctions qui vont contre d’habitants de l’État pour
tomber contre la compagnie aérienne
biélorusse ne sont rien pour Loukachenko
(…). L’atterrissage forcé d’un avion
étranger à Minsk est une victoire
politique.” Concernant le “facteur russe”,
les pousser à réléchir à “la façon
dont la vie et la mort de George Floyd
les ont afectés”.
le quotidien russe Vedomosti estime que Rebelote ?
Loukachenko espère “combler un déicit
d’attention de la part de Moscou”. MALI — Quelques heures après
Il  essaierait même de pousser l’UE et les l’annonce d’un remaniement
États-Unis à des sanctions sévères pour ministériel, lundi 24 mai, des
obtenir ensuite le soutien de la Russie. soldats ont emmené de force
Face à une levée de boucliers occidentale dans un camp militaire près de
contre Minsk, que fera Moscou ? Réponse Bamako le président de transi-
peut-être le 28 mai, date prévue pour une tion, Bah N’Daw, ainsi que le
rencontre entre Loukachenko et le Premier ministre et le ministre de
président russe, Vladimir Poutine. Quant la Défense. Assiste-t-on à un nou-
aux limites de l’homme fort de Minsk, veau coup d’État, après la chute
“plus aucun frein n’existe à l’exercice du président Ibrahim Boubacar
d’une répression maximale en Biélorussie. Keïta, en août 2020 ? Le Mali
Absolument tout peut arriver”, airme retient son soule, observe le site
un expert à Kommersant. guinéen Le Djely, qui déplore
une “énième immixtion de la sol-
datesque malienne dans la marche
laborieuse du pays”.
← Dessin de Marian
Kamensky, Goma sous la lave
Autriche.
RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE
DU CONGO — Le 22 mai, l’érup-
tion du Nyiragongo, l’un des vol-
cans les plus actifs et dangereux
d’Afrique, a semé la désolation à
Goma, la grande ville de l’est du
pays, peuplée d’un million d’ha-
bitants. Au moins 32 personnes
sont mortes asphyxiées ou brû-
lées par la lave, et 10 0 00 ont
fui devant la menace, qui plane
toujours. “Il y a des rumeurs d’une
seconde vague” de lave, raconte
CARTOON MOVEMENT
ainsi au New York Times Albert
Muihigi, un habitant de 28 ans,
alors que le cratère du volcan, qui
surplombe la ville, contient, selon
le site d’information congolais
7 sur 7, “assez de lave pour remplir
2 500 piscines olympiques”.
Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021
-1,8 %
C’EST LE RECUL DU PIB DE L’ALLEMAGNE au premier
trimestre 2021, rapporte l’hebdomadaire allemand Focus en citant
l’Office fédéral de la statistique. Le deuxième confinement a eu
pour effet de ralentir la consommation outre-Rhin, habituellement
“un pilier stable de l’économie”. La baisse des dépenses des
Allemands est de 5,4 % par rapport au trimestre précédent.
Le pays avait pourtant mieux résisté que d’autres dans le monde
après le “crash du début de la pandémie”, au printemps 2020.
À titre de comparaison, le PIB en France s’est redressé de 0,4 % ,
au premier trimestre 2021, selon l’Insee.
Qui vivra verra Diana en 1995, dans l’émission
Panorama. Ce rapport révèle
SCIENCE — Un homme devenu que le journaliste Martin Bashir
aveugle à la suite d’une maladie avait adopté un “comportement
dégénérative peut désormais voir trompeur” pour obtenir son inter-
les contours d’objets contrastés, view exclusive de la princesse de
les compter et les saisir. Cette Galles. D’après The Times, Martin
prouesse, présentée le 24 mai Bashir aurait notamment “utilisé
dans Nature Medicine, a été de faux relevés bancaires pour
rendue possible grâce à l’optogé- tromper Diana et son frère, Charles
nétique, une technologie alliant Spencer, afin qu’ils acceptent l’inter-
l’injection d’un gène dans la view”. Une attitude “pire que le
rétine et l’utilisation de lumière crime”, titrait en une The Evening
pour contrôler ses neurones. Le Standard, le 21 mai.
patient doit néanmoins porter
des lunettes spéciales. “On est
loin d’une vision parfaite, mais Mortel
c’est un grand pas”, se réjouit,
dans Science, Jean Bennett, une
marathon
chercheuse spécialisée dans le CHINE — Vingt et un coureurs
traitement de la cécité de l’Uni- sont morts samedi 22 mai lors
versité de Pennsylvanie qui n’a de l’ultrafond de Baiyin, dans la
pas participé à l’étude. province montagneuse de Gansu
(nord-ouest), les 172  partici-
pants ayant été frappés par une
La BBC dans soudaine tempête de vent et de
grêle. Une enquête a été ouverte
la tempête par les autorités provinciales,
R OYAU M E- a annoncé mardi la télévision
UNI — La centrale CCTV, précisant que
la télévision “des experts du Bureau national
publique du sport et de la météo nationale
britannique, ont été invités à y participer”. La
la fameuse question posée par les médias,
BBC, est dans d’une rare pugnacité en ces
la tourmente temps de contrôle extrême de
depuis le la presse, est de savoir comment
20 mai en raison de la publication les organisateurs ont pu laisser
d’un rapport sur les circonstances les coureurs partir sans une pré-
de l’interview de la princesse vision météo efficace.
PARIS 89 FM
LAURENT BERTHAULT, FRÉDÉRIQUE LEBEL, CATHERINE ROLLAND
ACCENTS D’EUROPE
LUNDI AU VENDREDI 20H10
7 JOURS. 7
BELGIQUE
Derrière le loup, la meute
Le fait que Jürgen Conings, un militaire d’extrême droite
radicalisé, soit en cavale avec des armes de guerre est
inquiétant. Qu’il soit soutenu par une frange de la population
belge, voire par un parti politique, l’est encore plus.
J ürgen Conings est le bienvenu dans “Il est peu probable qu’un militaire qui aurait
notre caravane, il aura même droit été étiqueté comme violent extrémiste musul-
à une couverture supplémentaire.” man reçoive les clés d’un dépôt contenant des
Interrogé par De Standaard, Wim, 51 ans, armes de guerre”, écrit De Standaard. Le
est l’une des 100 à 200 personnes qui se quotidien flamand en déduit que la menace
sont réunies aux abords du parc national venue de l’extrême droite n’a visiblement
↓ “Le militaire de la Haute Campine, au cours du week-end pas été considérée comme “assez pres-
en cavale de la Pentecôte. C’est là, dans le nord-est sante”. Pourtant, Conings a peut-être agi
a un excellent de la Belgique, que s’est vraisemblable- en “loup solitaire”, mais il est loin d’être un
camouflage.” ment retranché le caporal Jürgen Conings, cas isolé. Ce serait plutôt “le canari dans
L'affiche est 46 ans, recherché par des centaines de poli- la mine”, écrit le rédacteur en chef, Karel
celle du parti ciers et militaires. Verhoeven : “Cela fait un
Vlaams Belang Ce militaire a disparu moment que les services
et dit : “Notre lundi 17 mai, en empor- Revue de renseignements nous
peuple tant des armes de guerre de presse avertissent que les groupes
d'abord”. et en laissant plusieurs d’extrême droite flamands
Dessin lettres d’adieu faisant se renforcent et prennent
de Lectrr, craindre des actions violentes. Cette dispa- confiance. Ils se cachent moins.”
Belgique. rition a suscité de graves questions, car le Cette confiance, poursuit l’éditorialiste,
caporal était connu des services de rensei- ils la doivent aussi au succès électoral du
gnements pour ses opinions d’extrême droite Vlaams Belang (VB, “Intérêt flamand”), un
et ses menaces, notamment à l’encontre parti qui apporte “une traduction politique”
du virologue Marc Van Ranst, au point de et de la légitimité à leurs idées. Comme l’ob-
faire l’objet d’un signalement par l’organe serve Le Soir, le parti entretient d’ailleurs
d’alerte antiterroriste. Et pourtant : sanc- l’ambiguïté au sujet de Jürgen Conings
tionné et changé de poste, Jürgen Conings – voire lui accorde un “soutien tacite”.
avait été affecté… au dépôt de sa caserne, Très rapidement après la disparition de
où il avait libre accès à tout un arsenal. Conings, une vague de soutien a émergé en
ligne. Notamment sur une page Facebook
– qui dépassait les 45 000 abonnés lorsque
le réseau social l’a désactivée, a constaté
De Morgen mardi 25 mai – et un canal
Telegram grâce auquel se sont organisés
les rassemblements.
Ce qui unissait ces manifestants, écrit
le journaliste, c’est “la colère : contre les
mesures sanitaires, le gouvernement, la police,
les médias”. Il y avait aussi des militaires,
qui dénonçaient un manque de soutien de
l’État. Selon le politologue Jérôme Janin
(Université de Liège), consulté par Le Soir,
Jürgen Conings “fait partie de ces gens qui
pensent que le politique laisse aller le pays et
l’Europe dans le mur, et que l’armée est un des
seuls corps institués qui comprend la menace”.
—Courrier international
En partenariat avec
La radio mondiale en français
et 16 autres langues
8. 7 JOURS
CONTROVERSE
Est-il responsable de déjà vacciner les enfants ?
Plusieurs pays, États-Unis en tête, s’apprêtent à immuniser leurs adolescents contre le Covid-19.
Mais quand des États peinent à se procurer des doses, est-ce une priorité ? Est-ce éthiquement acceptable ?
NON
Sauvons les adultes
indiens d’abord
— The Atlantic (extraits)
Washington
D ans les mois qui viennent, les
États-Unis et d’autres pays riches
auront l’occasion de sauver des
centaines de milliers de vies mena-
cées par le Covid-19 en Asie du Sud. Le
lundi [10 mai], la FDA [Food and Drug
Administration, Agence des produits ali-
mentaires et des médicaments] a auto-
risé l’utilisation d’urgence du vaccin
Pizer-BioNTech pour les enfants âgés
de 12 à 15 ans. Mais au nom de l’égalité
dans le monde, les Américains devraient
retarder la vaccination de leurs propres
enfants jusqu’à ce que la capacité de pro-
duction de vaccins augmente de façon
signiicative dans le monde entier et que
la situation sanitaire de l’Inde s’améliore.
Ce report permettrait de rassembler des
dizaines de millions de doses qui pour-
raient être aussitôt utilisées dans les
pays les plus durement touchés. C’est
surtout maintenant, où l’approvisionne-
ment reste limité, que les pays les plus
avancés doivent tout faire pour que ces
doses aillent là où elles seront les plus
utiles pour la santé publique.
Autoriser l’exportation de doses serait à
la fois une opération de diplomatie vacci-
nale eicace et de l’intérêt des Américains
eux-mêmes. Mieux maîtriser la maladie
partout à travers le monde permettrait
de prévenir ou de ralentir l’émergence
de variants viraux inquiétants.
Il peut sembler naturel que les États-
Unis accordent la priorité à prévenir la
maladie chez les enfants américains avant
de s’occuper du reste du monde. Mais le
danger imminent pour les adultes dans
les pays fortement touchés est tout sim-
plement trop grand et exige une atten-
tion immédiate. Par rapport aux enfants
de 5 à 17 ans, les personnes âgées de 75 à
84 ans courent 3 200 fois plus de risques
de mourir du Covid-19. Chez les enfants,
le risque de développer la maladie n’est pas
nul, mais le risque de mortalité est com-
parable à celui de la grippe saisonnière et
les hospitalisations ne représentent que
0,008 % des cas diagnostiqués. Les résul-
tats des études montrent généralement que
les enfants sont moins susceptibles d’at-
traper et de transmettre le Covid-19 que
les adultes. Même dans les endroits où le
variant anglais (B.1.1.7), plus contagieux, est
dominant, les enfants ne semblent pas être
à l’origine de l’augmentation du nombre de
contaminations et d’hospitalisations sur-
venue en début d’année.
Heureusement pour les États-Unis,
le fabuleux pouvoir de la vaccination
devient de plus en plus manifeste. Depuis
le lundi [10 mai], 46 % des Américains
ont reçu au moins une première dose
Âde l’un des trois vaccins contre le
Covid-19. Israël et le Royaume-Uni (dont
respectivement 63 % et 51 % des habi-
tants ont reçu au moins une dose) ont
administré les vaccins encore plus vite.
Dans ces trois pays, la hausse du taux de
vaccination des adultes a entraîné une
baisse du nombre de cas dans tous les
groupes d’âge, y compris chez les enfants
(encore non vaccinés). Les vaccins afai-
blissent le virus. Dans ces trois pays, la
vie reprend son cours normal.
Catastrophe humanitaire. En Inde,
seulement 9,8 % de la population a reçu
une première dose de vaccin. Le sys-
tème de santé s’efondre et une catas-
trophe humanitaire est en cours. Tous
les pays ayant un faible taux de vaccina-
tion risquent de connaître le même sort
En faisant don de vaccins aux pays les
plus touchés par le Covid-19, les États-
Unis aideraient à sauver des vies rapide-
ment. Bien qu’il soit couramment admis
qu’un vaccin met plusieurs semaines à
agir, une réduction du nombre de cas
symptomatiques a été constatée dans
les essais cliniques dès le dixième jour
suivant la première injection.
Comme les symptômes mettent plu-
sieurs jours à apparaître, il se peut que
la protection conférée par les vaccins
opère quelques jours seulement après
leur administration. Cette protection est
d’autant plus importante dans des situa-
tions aussi catastrophiques que celle de
l’Inde aujourd’hui. [Début mai], le gou-
vernement de Joe Biden a annoncé qu’il
Mieux maîtriser la maladie
dans le monde permettrait
de prévenir ou de ralentir
l’émergence de variants
viraux inquiétants.
Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021
était favorable à la levée des brevets sur
les vaccins pour accélérer leur déploie-
ment là où ils sont le plus nécessaires. De
nombreux spécialistes de la santé publique
demandent que les pays riches fassent
don de leurs doses de vaccin excéden-
taires aux pays d’Asie du Sud. Retarder
la vaccination de la plupart des enfants
américains aurait un efet encore plus
immédiat sur leur approvisionnement.
Les États-Unis doivent utiliser les
données scientiiques disponibles pour
le bien de tous, et non adopter une stra-
tégie purement nationaliste qui met des
vies en danger à court terme et a toutes
les chances d’être moins eicace contre
la Covid-19 à long terme. Une action
équitable et fondée sur la science ne
permettra pas seulement de sauver des
vies aujourd’hui : elle créera un précé-
dent pour une meilleure coopération
planétaire si une nouvelle pandémie se
déclare demain.
—Tracy Beth Hoeg, Vinay Prasad
et  Monica Gandhi*
publié le 12 mai
*Tracy Beth Hoeg, médecin dans le secteur
privé  et chercheuse associée à l’université
de  Californie à Davis. Vinay Prasad, hématologue
et oncologue, professeur d’épidémiologie
et  de  biostatistiques à l’université de Californie
à  San Francisco. Monica Gandhi, professeure
de  médecine à  l’université de Californie
à  San  Francisco et  chef adjointe
du  service des  maladies infectieuses
de l’hôpital général de San Francisco.
OUI
Pour un retour
à la normale
L es enfants et les adolescents ont
tout particulièrement soufert des
répercussions sociales de la pan-
démie”, écrit Janet Englund, professeure
de pédiatrie à la faculté de médecine de
l’université de Washington, dans une tri-
bune publiée le 13 mai par The Seattle
Times. “Outre les répercussions psycholo-
giques et comportementales, un pourcentage
relativement faible de jeunes ayant contracté
le Covid-19 risque d’être touché par le syn-
drome inlammatoire multisystémique de
l’enfant, qui se manifeste par des troubles
graves et potentiellement mortels, plu-
sieurs semaines après l’infection virale.” Un
faisceau de raisons qui pousse Janet
Englund à plaider en faveur d’une vac-
cination rapide des adolescents contre le
Covid-19. “Les vaccins sont la solution pour
amorcer le retour à la normale.”
Même avis, dans le Denver Post, des
pédiatres David Brumbaugh et Steven
Federico, qui oicient dans l’État du
Colorado. En encourageant les enfants
de 12 à 15 ans “à se faire vacciner le plus
rapidement possible”, écrivent-ils le 18 mai,
cela “protégera un plus grand nombre d’en-
fants et d’ados du Covid-19 et leur rendra
des libertés”.
Enjeux déontologiques. Pour autant,
ces adolescents américains doivent-ils
être vaccinés dès aujourd’hui quand
des adultes, ailleurs dans le monde,
attendent désespérément une dose ? Sur
le site Wired, Ann Chahroudi, pédiatre
elle aussi, exerçant à Atlanta, dit avoir
conscience “des enjeux déontologiques liés
à la vaccination des mineurs aux États-
Unis alors que tant d’adultes en Asie, en
Amérique du Sud et en Afrique attendent
encore”. Mais, à ses yeux, “ce débat n’est
pas constructif et il n’aidera ni les adultes
ni les enfants”.
Car, premier argument, “le vaccin de
Pizer-BioNTech n’a pas encore été homolo-
gué par les autorités sanitaires indiennes”.
Mais surtout, insiste Ann Chahroudi,
il est plus utile d’aider inancièrement
l’Inde à accroître sa capacité de produc-
tion plutôt que de lui envoyer les doses
prévues pour les adolescents américains.
C’est d’ailleurs ce qu’a fait le président
Joe Biden le 28 avril en annonçant une
aide de 100 millions de dollars à desti-
nation de l’Inde. “Cette mesure sera sûre-
ment bien plus utile à l’Inde à long terme
qu’un stock qui serait écoulé en quatre jours
(à 5 millions de doses par jour [tel que le pré-
conisent les autorités sanitaires indiennes]),
soit le nombre de vaccins Pizer-BioNTech
correspondant aux 17 millions d’adolescents
américains âgés de 12 à 15 ans”, tranche
la pédiatre.
Pour elle, tout doit être mis en
œuvre “pour enrayer les contaminations
et décès liés au Covid-19”. “Mais j’aimerais
que le débat n’oppose pas les mineurs des
États-Unis aux adultes en Inde. Ce n’est pas
juste pour les enfants et les parents qui ont
patiemment attendu leur tour et qui sou-
haitent contribuer à l’immunité collective.”
—Courrier international
10. Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021

à la une

JÉRUSALEM
au cœur de toutes les déchirures
Le 21 mai, un cessez-le-feu
est  entré en vigueur entre Israël
et  le Hamas, après onze jours
de bombardements intensifs.
Une trêve qui reste fragile,
car le mal est profond.
C’est ce que  nous avons voulu
décrypter dans ce dossier :
les tensions autour du quartier
de Cheikh Jarrah, qui ont provoqué
le dernier cycle de violences
meurtrières, rappellent que le conflit
israélo-palestinien tourne toujours
autour de Jérusalem. Une question
sans fin et loin d’être résolue.
À l’origine, la ville trois fois sainte
n’était pourtant pas forcément  
au centre du projet national
sioniste, explique un intellectuel
palestinien dans les colonnes
de Ha’Aretz. Pourquoi Jérusalem
obsède-t-elle tant ?
Les réponses des presses
israélienne et arabe.
Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021
—Ha’Aretz Tel-Aviv En fait, Herzl a été le premier à proposer un
plan visant à faire de la vieille Jérusalem une ville
alestinien né en Israël, j’ai ini par com- internationale. Dans Altneuland [Nouveau pays
P prendre que, si la violence n’est que trop
réelle, ses racines, ou les mobiles “his-
toriques” que l’on invoque pour la com-
ancien, son roman de 1902], il écrit que Jérusalem
appartient à toutes les nations en tant que centre
multiculturel et spirituel. Il a même suggéré de
mettre, sont souvent inventées. faire de la vieille ville un musée international. SOURCE
La réalité brutale de la violence d’Israël Herzl envisageait Jérusalem comme une cité
à l’encontre des Palestiniens ne devrait pas utopique où les afaires d’État “seraient bannies HA’ARETZ
masquer le fait que la place centrale qu’occupe d’entre ces murs vénérés par toutes les croyances”, et Tel-Aviv, Israël
Jérusalem dans l’imaginaire national israélien, où “la vieille ville serait coniée à des institutions cari- Quotidien
pour ne rien dire de celui des Palestiniens, est tatives et religieuses de toutes les fois, qui pourraient haaretz.co.il
une invention relativement récente. alors se répartir cette zone entre elles à l’amiable”. Premier journal publié
Par une cruelle ironie du sort, jamais les en hébreu sous
premiers sionistes n’ont vraiment considéré le mandat britannique,
Jérusalem comme partie intégrante de leur projet À SES DÉBUTS, LE MOUVEMENT en 1919, “Le Pays” est
national, mais plutôt comme un centre spirituel. le journal de référence
Cette apathie sioniste envers Jérusalem est parti- SIONISTE ÉTAIT DISPOSÉ chez les politiques
culièrement évidente dans les écrits de Theodor À CÉDER LA VILLE EN PRÉLUDE et les intellectuels
Herzl [1860-1904], le père du sionisme politique.
Il n’avait pas hésité à exprimer son mépris pour
À L’ÉDIFICATION DE L’ÉTAT JUIF. israéliens. Aujourd’hui
situé au centre gauche,
la ville, même à une époque où la plupart de ses Ha’Aretz a toujours
habitants étaient des Juifs. “Quand je me sou- À ses débuts, le mouvement sioniste, qui cultivé une ligne
viendrai de toi dans les jours à venir, ô Jérusalem, tire son nom d’une des appellations antiques éditoriale libérale
ce ne sera pas avec plaisir”, avait-il écrit lors de de Jérusalem, était disposé à céder la ville en indépendante du
son unique voyage en Palestine, en 1898. Il n’est prélude à l’édiication du futur État juif. En mouvement travailliste
pas étonnant que le Premier Congrès juif, qui excluant Jérusalem de leur plan de départ, les (qui a longtemps
s’était réuni à Bâle en 1897 pour débattre de la fondateurs sionistes espéraient éviter un tollé disposé de ses
proposition de Herzl d’édiier un État juif, ait international, des afrontements avec les com- propres quotidiens)
passé Jérusalem sous silence. munautés musulmanes et chrétiennes, et les et davantage encore
divisions entre eux-mêmes, laïques, et la com- de la droite nationaliste.
Multiculturel. Désenchanté par Jérusalem, munauté juive orthodoxe de la ville.
Herzl rêvait de fonder la future capitale juive À l’origine, la politique sioniste consistait
dans le nord de la Palestine. À ses yeux, Jérusalem donc à faire proil bas au sujet de Jérusalem.
constituait un énorme obstacle à la création Contrairement aux Britanniques, qui avaient
de son État juif, et il estimait qu’une prise de fait de la ville la capitale du pays placé sous leur ← Sur la boîte
contrôle des lieux saints par les Juifs risquait de mandat, les premiers sionistes avaient établi leur d’allumettes :
compromettre l’ensemble de ses projets d’im- quartier général loin de Jérusalem, dans le centre Ben Itamar Ben-Gvir,
plantation en Palestine. Herzl craignait en outre et le nord de la Palestine. Quand l’Agence juive, l’ultranationaliste
que le Vatican ne s’oppose à toute forme de pré- sous la direction d’Arthur Ruppin [1876-1943], qui a jeté de l’huile sur
sence politique juive à Jérusalem. Il était prêt à choisit de s’installer à Jafa plutôt qu’à Jérusalem le feu à Cheikh Jarrah.
renoncer à Jérusalem en échange d’une recon- en 1908, cela ne suscite guère d’émoi nationa- Dessin de Kichka
naissance internationale de la souveraineté juive liste parmi les Juifs du Yichouv [ceux instal- paru dans i24News,
sur d’autres régions de Palestine. lés avant la création de l’Etat d’Israël en 1948]. Tel-Aviv.
Contexte
Un cessez-le-feu qui ne résout rien
●●● Vendredi 21 mai, un cessez-le-feu entre l’armée de familles palestiniennes dans les quartiers de Cheikh
israélienne et le Hamas est entré en vigueur dans Jarrah mais aussi de Silwan, ce sentiment de victoire
la bande de Gaza ; ses modalités doivent être supervisées du Hamas pourrait déboucher sur de nouvelles violences.”
par le secrétaire d’État américain, Antony Blinken, D’autant que la police israélienne, se sentant humiliée
au terme d’une tournée en Égypte, en Israël à Jérusalem dans les jours qui ont suivi le cessez-le-feu,
et en Jordanie. Mais, souligne Nir Hasson dans Ha’Aretz, semble diicilement résister à la tentation de “laver son
“à Jérusalem-Est, la situation reste aussi explosive honneur” et d’avoir la main lourde contre les Palestiniens.
que lors des afrontements entre manifestants israéliens “Jérusalem reste un cocktail explosif. D’une part, Israël
et palestiniens en avril dernier”. est tenté d’airmer sa souveraineté tant sur le mont du  rapidement vers une réalité à un seul État qui,
Ainsi, poursuit le journaliste, “les raisons qui avaient ini Temple qu’à Cheikh Jarrah, et ce ain de ne pas donner
par déboucher à la mi-mai sur une nouvelle confrontation au Hamas une image de vainqueur. D’autre part, ces
armée entre Israël et la bande de Gaza restent entières. velléités israéliennes ne peuvent qu’alimenter la colère
Pour les jeunes Palestiniens, c’est le Hamas qui est sorti des Palestiniens de Jérusalem-Est et donc renforcer la
vainqueur, chose que reconnaissent eux-mêmes les jeunes position du Hamas. Et l’on peut craindre le pire, à savoir
militants du Fatah. Combiné à des questions non résolues la réapparition de ‘loups solitaires’ commettant des actes
comme le statu quo en vigueur sur le mont du Temple terroristes isolés contre des civils israéliens à Jérusalem,
[esplanade des Mosquées], contesté par les militants ce qui n’aboutirait qu’à une nouvelle confrontation
ultranationalistes juifs, et l’expulsion imminente militaire dans et autour de la bande de Gaza.”
11
D’importantes organisations juives comme le
Fonds national juif font de même, investissent
leur argent ailleurs que dans la ville sainte, au
proit de colonies communautaires et coopé-
ratives comme les kibboutzim et les mochavim.
On accorde la priorité à des implantations agri-
coles comme Petah Tikva et Rishon LeZion.
Même la construction de l’Université hébraïque
se heurte à une vive opposition de la part des
dirigeants sionistes tels qu’Arthur Ruppin, qui
redoutent que le projet ne fasse obstacle aux
activités de colonisation.
Suivant l’exemple des fondateurs, les pionniers
ont tourné leur regard vers Tel-Aviv, centre de
l’entreprise sioniste dans la Palestine préétatique,
louée par les nouveaux arrivants juifs comme “le
nouvel Israël”. S’étant faits à l’idée d’un contrôle
international de Jérusalem, nombre de sionistes
travaillistes ont commencé à envisager de procla-
mer Tel-Aviv future capitale juive. Après tout, la
ville convenait mieux à leur vision nationaliste,
leur esprit socialiste et leur révolution agraire.
Du fait de sa liberté présumée vis-à-vis de la
communauté de l’Ancien Yichouv [ceux présents
avant la première grande vague d’immigration
juive en 1880], Tel-Aviv est devenu la capitale de
facto du Nouveau Yichouv [ceux arrivés entre
1880 et 1948] en Palestine. C’est à Jafa, et non
à Jérusalem, que la Commission juive ouvre ses
premiers bureaux, que les dirigeants sionistes se
réunissent, et que beaucoup d’entre eux, comme
Ahad Ha’Am, choisissent de vivre.
Une réalité à un seul État. Quant aux
Palestiniens, c’est aussi Jafa, non Jérusalem,
qui est au centre de leurs aspirations natio-
nales, la ville étant le cœur urbanisé et palpi-
tant, le centre économique et culturel vibrant
de la Palestine. Aucun des deux partis ne voulait
de Jérusalem, contrairement aux Britanniques,
qui, eux, selon les termes du Premier ministre
David Lloyd George [au pouvoir de 1916 à 1922],
rêvaient de faire de la cité “un cadeau de Noël
pour le peuple britannique”.
Et pourtant, rares sont les Israéliens
aujourd’hui qui semblent comprendre que
l’image de Jérusalem en tant que capitale éter-
nelle et uniiée du peuple juif est une invention
relativement récente. Paradoxalement, si les
dirigeants sionistes, au début de leur implan-
tation, étaient prêts à renoncer à Jérusalem
pour pouvoir édiier l’État juif, les responsables
israéliens d’aujourd’hui paraissent, eux, pré-
férer sacriier l’État juif au Grand Jérusalem,
où les Palestiniens représentent près de 40 %
de la population, des milliers vivant au-delà
de la ligne de démarcation de Jérusalem-Est.
En annexant Jérusalem-Est, Israël progresse
tôt ou tard, atteindra son paroxysme avec une
minorité juive régnant sur une majorité pales-
tinienne dans un régime de type apartheid.
L’histoire des prémisses du mouvement sioniste
en Palestine est presque oubliée aujourd’hui,
mais sa leçon reste bien vivante : Jérusalem
“appartenait à toutes ses nations et croyances”.
—Seraj Assi
Publié le 10 mai
12. À LA UNE Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021

La ville de toutes les divisions

Jérusalem Ramallah
!

Kochav Migron
Cheikh Jarrah
et sa région Biens
!

Yaakov
! menacés
Ville de Jérusalem ! Mikhmas Jérusalem-
A-Tirah Jérusalem- Est
Givat
Zones urbanisées
Beit Zeev Atarot
CISJORDANIE 1 km
Ouest Cheikh
Jarrah
Colonies Duqu Jaba Adam Geva Vieille Expulsions
israéliennes Bir A-Ram Binyamin Anciens biens juifs Ville actées Colonies
Nabala supposés, saisis Expulsions Projet d’une
Quartiers Qubaibah en vertu d'une loi en cours installation
palestiniens Beit Neve israélienne de 1970 d’instruction juive (école)
Qatanah Har Hanina Yaakov Hizma
!
Al-Balade Beit Vieille Ville Porte
Shmuel Hanina d’Hérode
Mur Har
Adar Beit El-Jadida Pisgat Porte
construit Surik Ze’ev Almon
de
en construction Ramot Damas
Shlomo Anata
ou en projet Ramot Quartier Monastère
Mevaseret
Allon musulman Ste-Anne Porte
Zion des Lions
Ligne verte
Cheikh
(ligne d’armistice Jarrah Porte Quartier
Al-Zaayem chrétien
de 1949) Beit Jérusalem Maale Neuve
St-
Esplanade
des Mosquées Porte
Zayit Vieille Adumim Basilique
(Mont Dorée

COURRIER INTERNATIONAL - SOURCES : PEACE NOW, FINANCIAL TIMES

Ville Sauveur du St-Sépulcre du Temple)
En Cisjordanie Patriarcat de
Jérusalem- Jérusalem Dôme du
Jérusalem- Église du Rocher Mont
Zone A Ouest Rédempteur des
Zone sous Est Abu Cathédrale Mosquée Oliviers
(annexée Dis St-Georges
Georg
Georges Al-Aqsa
contrôle
palestinien
ISRAËL par Israël) Porte
de Jaffa Mur des
Talpyot Mer
Lamentations

dron
Beit Safafa Méditerranée Citadelle
Zone B Ramat de David Synagogue
Ramban

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Autonomie Rachel Cathédrale

du C
Sur CISJ. St-Jacques Quartier
palestinienne Gilo Bahar Porte des

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Har GAZA juif
partielle

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Immondices

Va
Battir Homa Quartier
ISRAËL arménien
Zone C Jérusalem-
Zone sous Husan
Beit Um Porte de Sion Est
contrôle Bethléem Sahur Al-Qasseis
Jérusalem- Tombeau du roi Cité 100 m
israélien 1 km Ouest David (Cénacle) de David

Cheikh Jarrah, le symbole israélienne a préféré annuler l’audience prévue.

Pour les quatre familles menacées, deux choix
semblent se dessiner pour l’heure : livrer leurs

d’une dépossession maisons aux colons ou parvenir à un accord en

leur payant un loyer et en les reconnaissant pro-
priétaires fonciers.
Aujourd’hui, Jérusalem-Est abrite plus de
Vu du Liban. Ce quartier de Jérusalem-Est à majorité palestinienne 300 000 Palestiniens et près de 210 000 colons
est devenu l’emblème de la lutte des Palestiniens contre la colonisation israéliens. Considérées comme illégales selon le
droit international – qui défend toujours le para-
rampante israélienne, qui met en péril leur présence et leur identité. digme des deux États, avec Jérusalem-Ouest
comme capitale israélienne et Jérusalem-Est
comme capitale palestinienne –, les colonies
—L’Orient-Le Jour (extraits) autre quartier, de l’est de Jérusalem, l’emblé- sont vivement encouragées par l’État hébreu,
Beyrouth matique Cheikh Jarrah, en ébullition depuis selon lequel toute la ville doit lui revenir.
plusieurs semaines (cet article a été écrit avant “Nous connaissons tous Cheikh Jarrah. C’est
ous sommes en train de devenir invi- l’annonce de la trêve le 21 mai). un quartier que nous traversons tous, lorsque

N sibles à Jérusalem, relégués en dehors de

la ville, hors de vue, cachés derrière des
murs de béton. Mais nous luttons pour
rester visibles et nous n’irons nulle part
en silence.” Jalal Aboukhater, un écri-
vain de 26 ans, vient de Beit Hanina, quartier
palestinien au nord de Jérusalem, à proximité
de Ramallah. Depuis l’adolescence, et avec
plus de vigueur encore aujourd’hui, il parti-
cipe aux mobilisations qui visent à soutenir
et à défendre les résidents palestiniens d’un
Dans le collimateur de la colère palestinienne,
le sort de quatre familles – les Al-Kurd, Iskafi,
Qassim et Jaouni – dont un tribunal israélien a
nous allons vers la Vieille Ville et vers la mos-
quée Al-Aqsa”, explique Jalal Aboukhater. Les
lieux abritent une mosquée et une tombe du
exigé l’expulsion au début de l’année, en épou- même nom datant du xiie siècle – cheikh Jarrah
sant les arguments des associations de colons ayant été l’un des médecins de Saladin –, plu-
juifs s’arrogeant des droits de propriété dans le sieurs missions diplomatiques et bureaux d’or-
quartier. Pour les les Hiérosolymitains palesti- ganisations internationales, ainsi que le site
niens, c’est la preuve ultime des desseins israé- du tombeau de Siméon le Juste, grand prêtre
liens visant à éradiquer leur présence dans la vénéré par les juifs ultraorthodoxes et sou-
ville. Dans leur ville. Les familles attendaient vent invoqué pour défendre les projets d’ex-
la décision de la Cour suprême, [mais] la justice pansion coloniale.
Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021
Depuis plusieurs décennies, les habitants
palestiniens du quartier sont confrontés aux
manœuvres des colons pour prendre posses-
sion des lieux et extraire [les Palestiniens] de
leur héritage arabe. Dans les années 1970, des
organisations de colons ont ainsi intenté une
action en justice, clamant que la zone appar-
tenait à l’origine à des familles juives et cher-
chant depuis par tous les moyens à en expulser
de force les familles palestiniennes qui y vivent.
C’est ainsi que Cheikh Jarrah apparaît comme
le miroir grossissant de ce chemin de croix qui
n’en init pas pour les Hiérosolymitains pales-
tiniens, le récit de la lente dépossession d’une
population, dépouillée de son “indigénéité”,
renvoyée à un statut d’“invitée”.
“LES NOUVEAUX COLONS VEULENT
RENDRE LEUR PRÉSENCE AUSSI
VISIBLE QUE POSSIBLE AU MILIEU
DE NOS QUARTIERS.”
Jalal Aboukhater
ÉCRIVAIN PALESTINIEN
“Il y avait par le passé, avant 1948, un petit
quartier juif, abritant principalement des juifs
yéménites. Mais aujourd’hui, ce sont de nouveaux
colons, majoritairement ashkénazes, occiden-
taux. On trouve des Français, des Américains, qui
sont très religieux et nationalistes et qui veulent
rendre leur présence aussi visible que possible
au milieu de nos quartiers palestiniens”, conie
Jalal Aboukhater.
Pour nombre de Palestiniens, le quartier est
doublement symbolique, abritant d’un côté les
douloureux murmures de l’exil forcé d’hier ;
témoin de l’autre d’une Nakba [“Catastrophe”]
qui n’en init plus, exacerbée par la violence
des discours des colons.
Le district compte parmi les extensions les
plus précoces des quartiers arabes de Jérusalem
en dehors des remparts de la ville, à la in du
xixe siècle. “En raison de la sécurité renfor-
cée mise en place par les Ottomans, les familles
de notables musulmans se sont déplacées vers le
nord de la ville, et les classes moyennes musul-
manes, chrétiennes et juives vers l’Ouest”, note
Salim Tamari, rédacteur en chef du Jerusalem
Quarterly et de Hawliyyat al Quds et profes-
seur de sociologie à l’université de Birzeit [en
Cisjordanie].
Un grand tournant aura lieu dans le sillage
de l’exode de 1948 : les habitants palestiniens
de 39 villages situés dans la zone ouest de
Jérusalem sont expulsés vers l’est de la ville,
bien qu’à l’époque les termes “ouest” et “est”
ne fussent pas de mise. Plus généralement,
dans la partie orientale de la ville, alors sous
le contrôle de la Jordanie, des familles palesti-
niennes expulsées des villes et villages situés
aujourd’hui dans ce qui est devenu Israël se
sont installées à Cheikh Jarrah.
Huda Al-Imam est née il y a une soixan-
taine d’années à Cheikh Jarrah. “En 1941, mon
père […] a acheté un terrain à Talbiya [quartier
de Jérusalem-Ouest]”, explique-t-elle. → 14
Chronologie
Une histoire chaotique
En 1516, Jérusalem passe sous
la domination de l’Empire ottoman,
lequel divise la ville sainte en quatre quartiers
confessionnels (mais néanmoins mixtes),
dans le sens des aiguilles d’une montre :
musulman, juif, arménien et chrétien.
Sous le règne du sultan Soliman Ier
(le Magniique), la ville est entourée
de murailles, lesquelles délimitent
encore aujourd’hui ce que l’on appelle
la Vieille Ville.
Entre 1839 et 1876, Istanbul adopte
une série de réformes, les tanzimat.
Pour ce qui concerne Jérusalem,
le territoire municipal est élargi
pour permettre aux confessions
minoritaires non musulmanes
(chrétiennes et juives) d’acheter
des terres en dehors de la Vieille Ville
et d’y bâtir de nouveaux quartiers.
Progressivement, ce que l’on appelle
la Nouvelle Ville s’étend au nord
de la Vieille Ville (quartiers
majoritairement arabes musulmans),
au nord-ouest (quartiers majoritairement
juifs) et au sud-ouest (quartiers
majoritairement arabes chrétiens).
En décembre 1917, Jérusalem passe
SUR NOTRE SITE sous occupation britannique et devient
courrierinternational.com en 1922 la capitale de la Palestine sous
mandat de la Société des Nations (SDN).
Après onze jours Parallèlement, majorité relative sous
de combats, Israël le régime ottoman, la population juive
et le Hamas sont de Jérusalem devient majorité absolue
parvenus à un cessez- sous le régime britannique. À la veille
le-feu le 21 mai, mais de la première guerre israélo-arabe
la trêve reste fragile. (1948-1949), la ville de Jérusalem
Le chef de la compte 163 000 habitants : 98 000 Juifs
diplomatie américaine, (60 %) et 65 000 Arabes (40 %).
Antony Blinken,
a débuté mardi 25 mai Le 29 novembre 1947, après
une tournée au une décennie de violences entre
Moyen-Orient, les organisations armées sionistes et arabes
atterrissant à Tel-Aviv palestiniennes, l’Assemblée générale
avant de se rendre à de l’ONU adopte la résolution 181, qui prône
Jérusalem, à Ramallah, la partition de la Palestine britannique
puis en Égypte et en un État juif et un État arabe, Jérusalem
en Jordanie. Cela et sa grande banlieue (Bethléem incluse)
suira-t-il à ramener devant constituer un “corpus separatum”
le calme dans ne relevant de l’autorité d’aucun
la région ? Suivez des deux États-nations.
toute l’actualité
diplomatique et les À la in de la guerre de 1948-1949,
derniers événements un accord d’armistice supervisé par l’ONU
en Israël et dans entérine la division de Jérusalem
les Territoires en deux zones, israélienne et jordanienne.
palestiniens Jérusalem-Ouest (80 % de la Nouvelle Ville)
sur notre site. est annexée par Israël et proclamée
unilatéralement capitale de l’État hébreu,
tandis que Jérusalem-Est (Vieille Ville
+ 20 % de la Nouvelle Ville) est annexée
JÉRUSALEM. 13
unilatéralement par la Jordanie et
érigée au rang de deuxième capitale
(après Amman) du royaume hachémite.
Cette double annexion n’est pas reconnue
par les Nations unies. Entre-temps,
25 000 Arabes palestiniens ont été
chassés de la partie israélienne
de Jérusalem et 1 700 Juifs de sa partie
jordanienne, essentiellement le quartier
juif historique de la Vieille Ville.
En juin 1967 (guerre des Six Jours),
Israël arrache la Cisjordanie à la Jordanie
et annexe Jérusalem-Est, dont le territoire
est élargi à une dizaine de faubourgs
arabes. Ces derniers voient une large partie
de leurs terres expropriées pour permettre
à l’État hébreu d’encercler l’ancienne
Jérusalem-Est par l’édiication d’une dizaine
de nouveaux quartiers juifs. L’objectif
de cette politique de colonisation est
de maintenir un rapport démographique de
60 % pour les Juifs israéliens et 40 % pour
les Arabes palestiniens. Parallèlement,
des groupes ultranationalistes religieux juifs
implantent des noyaux de militants au cœur
de quartiers palestiniens, dont Silwan et
Cheikh Jarrah sont les plus emblématiques.
Le 15 novembre 1988, au plus fort
de la première Intifada (1987-1992),
l’Organisation de libération
de la Palestine (OLP) proclame
la création d’un “État de Palestine”
dans les territoires occupés par Israël
depuis 1967, avec Jérusalem pour capitale.
Le 28 septembre 2000, Ariel Sharon,
alors chef de l’opposition parlementaire
nationaliste israélienne, se rend
sur l’esplanade des Mosquées / mont
du Temple pour y airmer la souveraineté
israélienne. Cette initiative est considérée
comme l’événement qui a déclenché
la deuxième Intifada (2000-2004).
Le 14 mai 2018, soixante-dix ans jour pour
jour après la proclamation de l’État d’Israël,
l’administration républicaine de Donald
Trump transfère l’ambassade américaine
de Tel-Aviv à Jérusalem. Ce faisant,
les États-Unis rompent avec la coutume
internationale selon laquelle, en l’absence
d’un accord politique et en référence
au plan de partition de novembre 1947,
Jérusalem reste un territoire
ne relevant de la souveraineté
d’aucune partie belligérante.
Selon le dernier recensement israélien
(2016), la Jérusalem “réuniiée” compterait
désormais 536 000 habitants : 61 % de Juifs
et 39 % d’Arabes.
14. À LA UNE
13 ← Mais après 1948 tous [les Palestiniens]
sont expulsés de chez eux. Dix ans plus tard,
son père construit une maison à Cheikh Jarrah,
que Huda Al-Imam habite jusqu’à aujourd’hui.
Son combat quotidien est double : lutter contre
l’efacement de l’identité palestinienne à l’Est,
rappeler ce que fut l’identité palestinienne à
l’Ouest. Cette demeure située dans le quar-
tier de Talbiya, à Jérusalem-Ouest, elle ne l’a
jamais oubliée.
Selon les travaux de Salim Tamari, près de
77 % des propriétés situées du côté ouest de
Jérusalem appartenaient aux Palestiniens, chré-
tiens comme musulmans, avant 1948. Mais la
loi israélienne sur la propriété des absents de
1950 et celle de 1953 sur l’acquisition foncière
érigent les réfugiés et déplacés palestiniens
au rang d’“absents”, placent dans un premier
temps leurs biens sous l’autorité d’un conser-
vateur avant de les transférer à l’Autorité du
développement chargé de les vendre à l’État
ou au Fonds national juif.
PRÈS DE 77 % DES PROPRIÉTÉS
SITUÉES DU CÔTÉ OUEST DE
JÉRUSALEM APPARTENAIENT
AUX PALESTINIENS AVANT 1948.
“Ma famille a une maison dans le quartier de
Katamon, dans la partie ouest de la ville. Mais
mon père ne peut pas la réclamer, même si nous
possédons tous les papiers pour cela, dénonce
Jalal Aboukhater. En revanche, si les cours de
justice israéliennes tombent sur le moindre design
ou artiice qui leur apparaît comme juif, si elles
font face à n’importe quelle revendication fon-
cière fondée sur l’identité juive, alors elles sou-
tiennent l’expulsion des familles palestiniennes
et donnent les clés aux colons israéliens.”
Huda Al-Imam comme Jalal Aboukhater
sont aujourd’hui pleinement investis dans le
mouvement de contestation qui s’est emparé
des rues de Jérusalem. Malgré la colonisa-
tion israélienne d’abord, malgré, ensuite,
les intrigues de l’Autorité palestinienne, à
qui de nombreux résidents palestiniens de
Jérusalem reprochent l’exploitation de leur cal-
vaire pour mieux justiier le report des scru-
tins nationaux initialement prévus à partir
du 22 mai [ premières élections en quinze ans
dans les Territoires palestiniens, les législa-
tives ont été reportées faute de garanties sur
l’organisation du scrutin à Jérusalem-Est],
Huda Al-Imam semble transportée par la force
d’une nouvelle génération à l’avant-poste de
la lutte. “C’est la première fois que je sens avec
une telle puissance cette identité palestinienne
unie contre l’occupation, bien que les Israéliens
mettent beaucoup d’énergie à éradiquer notre
identité. Peut-être sommes-nous très éloignés de
la possibilité d’un État, mais nous formons assu-
rément une nation, dit-elle. Et même si la classe
politique a peut-être bloqué les élections pour
éviter de perdre, Jérusalem a, en fait, déjà voté.”
—Soulayma Mardam Bey
Publié le 10 mai
Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021
Ces nationalistes juifs pour
Dans qui le Temple est tout
nos archives
Figure de proue des sionistes religieux, le journaliste Arnon Segal
revendique la souveraineté des Juifs sur le mont du Temple.
Le quotidien Maariv Hashavoua l’a rencontré. Ses propos, radicaux,
aident néanmoins à mieux comprendre l’escalade meurtrière récente.
—Maariv Hashavoua (extraits) Tel-Aviv
rnon Segal est issu d’une illustre famille
En décembre 2017,
Donald Trump,
alors président
A nationaliste. Son père, Hagaï Segal, est
le rédacteur en chef de l’hebdomadaire
[nationaliste religieux] Makor Rishon.
des États-Unis, avait Son frère, Amit Segal, est l’un des com-
“mis une nouvelle fois mentateurs politiques les plus inluents
le feu aux poudres d’Israël et dispose d’une tribune dans le quotidien
en annonçant Yediot Aharonot et sur la chaîne TV Hadashot 12.
sa décision de Arnon Segal, quant à lui, édite Olam Katan, une
reconnaître Jérusalem feuille hebdomadaire destinée aux sionistes reli-
comme capitale
de l’État hébreu et de
gieux, tandis que, dans Makor Rishon, il tient une
rubrique consacrée au mont du Temple [l’Espla-
transférer l’ambassade nade des Mosquées]. Depuis quelques années, il
des États-Unis réside dans la Cité de David [Ir David, un ensemble
dans la ville trois fois d’enclaves nationalistes juives implantées dans
sainte”, écrivait le quartier palestinien musulman de Silwan,
L’Orient-Le Jour. Shiloah en hébreu, en contrebas de l’esplanade
Nous avions des Sanctuaires]. Figure de proue du Mouvement
consacré un dossier pour la restauration du Temple, Arnon Segal vient
aux conséquences de publier aux éditions Sella Meir un manifeste
potentiellement intitulé Le Temple. Passé, présent et avenir du lieu
explosives d’une telle le plus sacré au monde.
décision. “Oui, Lorsqu’on lui demande si le Temple n’est pas
Jérusalem est à nous”, davantage une obsession minoritaire qu’une
se réjouissait la droite vraie question pour le judaïsme, sa réponse est
israélienne dans cinglante : “Le vrai judaïsme ne peut être qu’ob-
Yediot Aharonot. sédé par le Temple, et j’essaie d’être un bon Juif, tout
“Non, c’est l’emblème simplement. Le fait que les Juifs ne puissent exercer
de la Palestine”, librement leur culte sur le mont du Temple est une
s’indignait Al-Hayat injustice dont même un enfant peut comprendre toute
Al-Jadida, l’absurdité. La première fois que je suis monté sur le
le quotidien Mont, j’avais 19 ans. Je suis tombé des nues quand
de Ramallah. Déjà, j’ai compris que la police d’Israël n’y avait pour mis-
une histoire sans in… sion que d’expliquer à des Juifs comme moi que nous
À retrouver au format avions tout juste le droit d’y rester sept minutes en
PDF sur notre site. tout et pour tout.” Pourtant, le rabbinat israélien,
en se fondant sur la Torah, n’interdit-il pas aux
Juifs de pénétrer sur l’Esplanade, de peur de pro-
faner l’antique Saint des saints ? “Le judaïsme rab-
binique se rend coupable d’un mensonge éhonté. Dans
la Halakha [tradition judaïque], il n’est nulle part
écrit qu’il est interdit d’aller sur le Mont.”
Arnon Segal est-il favorable à la construction
du troisième Temple [le second fut détruit en
l’an 70 par l’armée romaine] ? “Bien entendu. Si
la logique prévalait dans ce pays, ce ne serait ni à
moi ni à mes camarades de nous battre pour cela,
mais à l’État d’Israël lui-même. Cela dit, moi et les
miens sommes constructifs et réalistes. L’État pour-
rait commencer par ne serait-ce que reconnaître oi-
↗ Dessin de Tjeerd ciellement que le Mont est le cœur sacré du judaïsme
Royaards, Pays-Bas. et du peuple juif, et y imposer aux musulmans la
liberté de culte pour les Juifs, sans forcément tou-
cher aux deux mosquées. Il ne s’agit ici que de pure
logique. D’ailleurs, tous les sondages d’opinion juive
réalisés sur la question indiquent que même les Juifs
non religieux trouvent illogique qu’il n’existe pas de
liberté de culte pour le judaïsme sur le Mont.”
Le Mur occidental [mur des Lamentations,
ultime vestige du second Temple], le plus haut
lieu du judaïsme contemporain, ne symbolise-t-
il pas le Temple ? “À mes yeux et selon la Halakha,
ce mur n’a pas davantage de valeur qu’une simple
synagogue. C’est le symbole par excellence de l’exil
et de la soumission, depuis des siècles, du judaïsme
rabbinique à Rome d’abord, au christianisme ensuite
et à l’islam enin. Cela saute aux yeux : les musul-
mans et les simples touristes peuvent se rendre sur le
mont du Temple et y observer leur culte à leur guise,
mais les idèles juifs, qui sont les descendants des
bâtisseurs des deux Temples (chose que la topony-
mie arabe reconnaît), sont renvoyés, eux, au pied du
Mont et contraints de prier face à de simples ruines,
celles d’un ancien mur de soutènement.”
L’arrangement trouvé en juin 1967 entre [le
ministre travailliste de la Défense] Moshe Dayan
et le waqf [conseil du culte islamique] avait pour
objectif d’assurer le calme sur le mont du Temple,
de ne pas fournir une cause à l’ensemble du monde
arabo-musulman et d’éviter ainsi un conlit digne
de l’Apocalypse. Préserver Israël d’une guerre
“LE VRAI JUDAÏSME NE PEUT
ÊTRE QU’OBSÉDÉ PAR LE TEMPLE,
ET J’ESSAIE D’ÊTRE UN BON JUIF,
TOUT SIMPLEMENT.”
Arnon Segal
mondiale totale, n’est-ce pas une contrainte légi-
time pour tout gouvernement israélien ? “Non.
Cet arrangement était et reste déséquilibré et iné-
quitable. Les idèles musulmans se sont vu garan-
tir une liberté totale d’accès et de culte sur le mont
du Temple, tandis que les idèles juifs ne peuvent s’y
rendre qu’en catimini. Or, comme vous pouvez le
constater, cette capitulation juive n’empêche pas les
Arabes de nous agresser. Pour la paix, cette valeur
prétendument suprême, nous autres Juifs avons
renoncé à notre propre liberté de culte. Et qu’ob-
tenons-nous en échange ? Des émeutes arabes, des
pogroms antisémites et maintenant des missiles.”
Arnon Segal est né en 1980 dans une famille de
colons idéologiques d’Ofra [colonie de Cisjordanie
créée en 1975 dans la région de Ramallah], l’année
Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021 JÉRUSALEM. 15

Contexte
●●● Le regain des tensions à Jérusalem,
qui ont mené à la flambée de violences
récente, remonte à la mi-avril, soit plus
de deux semaines avant les heurts
qui ont éclaté dans le quartier disputé
de Cheikh Jarrah (voir page 12).
À l’épicentre de ces tensions,
la porte de Damas, l’une des entrées
de la Vieille Ville, et ses marches,
que les Palestiniens considèrent
comme un espace de la vie sociale.
Au début du ramadan, la police
israélienne y interdit les rassemblements.
Une mesure que les Palestiniens
perçoivent comme une provocation.
Ils organisent alors des manifestations.
Les accrochages avec la police
sont quotidiens, jusqu’à la nuit
du 22 au 23 avril, marquée par le défilé
de manifestants israéliens d’extrême
droite criant “Mort aux Arabes”.
Plus d’une centaine de Palestiniens
et une vingtaine de policiers israéliens
sont blessés. La police finit par autoriser
l’accès deux jours plus tard.

même où son propre père, Hagaï, organisait des
attentats contre Karim Khalaf, maire palestinien
de Ramallah, et Ibrahim Tawil, maire d’Al-Bireh,
et, avec ses coreligionnaires de l’organisation
Ha-Mahteret [La Résistance], projetait de faire
exploser le dôme du Rocher [sanctuaire musulman
bâti en 691 sur l’ancien emplacement des premier
et deuxième Temples juifs, autour du Rocher de
la Fondation, révéré à la fois par le judaïsme et
l’islam]. En 1984, après quatre années de cavale,
Hagaï Segal fut capturé par le Shin Bet [rensei-
gnements intérieurs israéliens] et condamné à
trois ans de prison pour terrorisme.
Est-ce que le passé terroriste de son père n’est
pas un héritage lourd à porter pour Arnon Segal ?
“Parfois, oui, vu que la droite, qui prétend défendre
nos droits nationaux et religieux, a lâché mon père
et les siens. Mais ces derniers n’étaient pas des ter-
roristes. C’étaient des combattants fidèles à l’œuvre
sioniste originelle. Ils ont eu raison de prendre leur
destin en main et de ne pas attendre indéfiniment
que l’État d’Israël se décide à affirmer, assumer et
défendre l’identité juive du Mont. Aujourd’hui, quand
je vois le succès électoral des vraies listes nationalistes
au détriment du Likoud et de Nétanyahou, je ne peux
que me réjouir de voir la droite traditionnelle enfin
payer le prix d’une longue liste de renoncements.”
Est-ce à dire qu’il est interdit de rechercher
une solution avec nos voisins [palestiniens] en
Judée-Samarie [Cisjordanie] ? “Il est bien sûr légi-
time de réfléchir aux termes d’une certaine forme de
cohabitation avec les Arabes [Palestiniens]. Mais ce
ne sera possible que lorsque ces derniers accepteront
officiellement nos droits inaliénables sur ce pays en
général et sur le mont du Temple en particulier.
SOURCE Écoutez, jamais vous ne m’entendrez dire qu’il n’y
a aucune place pour les Arabes sur le Mont ou ail-
MAARIV leurs en Israël. Mais ils doivent se résoudre à notre
HASHAVOUA préséance. Or, de 1967 jusqu’à présent, en mettant
Tel-Aviv, Israël en sourdine nos droits sur le mont du Temple et en
Quotidien acceptant de ce fait l’exclusion prescrite par l’islam
maariv.co.il à notre encontre, les gouvernements israéliens suc-
C’est l’héritier cessifs n’ont abouti qu’à une seule chose : entretenir
de l’ancien grand chez les Arabes l’espoir de nous chasser un jour de
quotidien de droite la totalité de ce pays, pas seulement de Jérusalem.”
Maariv, fondé en 1948 Le conflit de Cheikh Jarrah, les émeutes pales-
par des dissidents tiniennes à Jérusalem et les tirs de roquettes du
du Yediot Aharonot. Hamas sur Israël ne prouvent-ils pas que le mont
Depuis 2014, Maariv du Temple reste une question volatile et à traiter
a été relancé sous avec prudence ? À terme, le contrôle israélien sur
ce nom de Maariv l’ensemble de Jérusalem ne menace-t-il pas tout
Hashavoua (“Le Soir de l’État juif ? “Certainement pas. C’est le contraire
la semaine”). Il défend qui est vrai. Par leur indécision, les gouvernements
une ligne éditoriale israéliens, Avoda [Parti travailliste] comme Likoud,
de centre droit sur ont contribué à transformer le mont du Temple en
le plan nationaliste l’équivalent d’un mini-État palestinien. Là-bas, les
et libérale sur le plan Arabes sont parfaitement libres d’agiter le drapeau
socio-économique. palestinien et d’alimenter le terrorisme antijuif.”
En attendant, tout le territoire israélien vit
désormais sous la menace des roquettes du
Hamas. N’est-il pas possible d’imaginer une solu-
tion négociée pour Jérusalem et de priver ainsi
l’organisation islamiste d’un prétexte qui en fait
le héraut de la cause palestinienne ? “Ce que vous
appelez une solution négociée ne serait rien d’autre
que l’expression renouvelée d’un aveu de faiblesse
israélien”, rétorque Arnon Segal.
Dans ces conditions, la non-résolution de la
question du mont du Temple ne condamne-t-elle
pas Israël à un cycle sans fin de confrontations ?
“C’est un prix à payer et Israël devrait prouver aux
Arabes qu’il est décidé à le payer. Après tout, la bande
de Gaza fait partie de la Terre d’Israël au même
titre que Jérusalem. Si les Arabes [Palestiniens] de
Gaza continuent de trouver normal d’être gouvernés
par un régime dont le premier objectif n’est pas leur
‘libération’ mais la destruction d’Israël, alors nous
devrons peut-être reconquérir ce territoire [évacué
à l’automne 2005], détruire ce régime, rebâtir s’il le
faut le Goush Katif [ancien bloc de colonies israé-
liennes] et réaffirmer ce faisant nos droits sur tout
ce pays. Traduire enfin et en termes concrets notre
souveraineté sur le mont du Temple, cela ne consti-
tue pas une menace pour l’État d’Israël, mais une
assurance-vie et une raison d’être.”
—Propos recueillis par Eyal Levi
Publié le 9 mai

LES OTS
M
DES
Falco/cuba

AUTRES L’actualité
L’actualit
ualité racontée par les langues étrangères. Un podcast de Courrier international.
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 16. À LA UNE
CARTOON MOVEMENT
Le “centre du monde”
et l’“étalon de la dignité
des Arabes”
La presse arabe, toutes tendances confondues, ne cesse d’invoquer
la “centralité de Jérusalem”, sans en débattre. La ville, “phare de la
nouvelle intifada”, inspire des envolées lyriques et permet de mobiliser.
érusalem, centre de la conscience arabe et mon-
J diale.” C’est le titre d’un éditorial paru dans
le journal panarabe Al-Quds Al-Arabi (“La
Jérusalem arabe”). “Quand Jérusalem s’ac-
tive, toute la Palestine bouge, et avec elle le reste
du monde”, écrit Shaiq Al-Ghabra, profes-
seur de sciences politiques palestinien qui vit
et enseigne au Koweït.
“D’aucuns se demandent pourquoi la ville prend
autant d’importance. C’est parce que la cause des
Palestiniens et de Jérusalem renferme l’âme de la
nation arabe. […] C’est là que se
mesure la libération ou la sou-
mission de la nation. […] C’est
l’étalon de la dignité humaine et
arabe, s’enlamme-t-il. C’est plus
qu’un lieu ou un simple territoire. Cela touche à ce
qui reste de valeur aux Arabes et aux musulmans.
La ville occupe une place particulière dans l’histoire
[musulmane]. C’était la première qibla [direction de
la prière, au tout début de l’islam] et c’est le troisième
lieu saint [après La Mecque et Médine].”
Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021
“Jérusalem est le sésame, le signal, l’étincelle,
le phare” qui a déclenché la nouvelle intifada,
estime également le journal palestinien Al-Hayat
Al-Jadida, de Ramallah (Cisjordanie), proche
de l’Autorité palestinienne de Mahmoud Abbas.
Une intifada dans laquelle il s’agit de lutter “pour
Jérusalem, et non pour la solution à deux États”,
surenchérit le site palestinien Felesteen, de
Gaza et proche du Hamas.
À l’ère de Donald Trump, les Israéliens ont
cru qu’ils pouvaient “s’emparer de Jérusalem
tout entière comme capitale, sou-
ligne Al-Ayyam, autre journal
Revue cisjordanien. Mais la réalité de
de presse
la ville leur a explosé à la igure.
Ils ont l’air stupides maintenant,
parce que ce n’est pas la première fois et qu’ils
n’ont pas voulu apprendre la leçon.”
“En septembre 2000, Ariel Sharon, qui était alors
le chef de l’opposition [au gouvernement travailliste
d’Ehoud Barak], s’était rendu, dans un geste de pro-
vocation, sur l’esplanade des Mosquées. Ce qui avait
déclenché la deuxième intifada, qui s’est soldée par
des milliers de morts palestiniens et israéliens. En
juillet 2017, l’installation de portiques de sécurité à
l’entrée de l’esplanade des Mosquées avait provoqué
d’importantes manifestations, obligeant les autori-
tés israéliennes à démonter ces portiques. Et voilà
qu’à nouveau, les forces d’occupation israéliennes ont
procédé à une série de provocations, avec l’installa-
tion de barrières sur la place de la porte de Damas.
À quoi s’ajoutaient des extrémistes juifs qui sont
allés dans la vieille ville [Jérusalem-Est] en scan-
dant ‘Mort aux Arabes’.”
“LA CAUSE DES PALESTINIENS
ET DE JÉRUSALEM RENFERME
L’ÂME DE LA NATION ARABE.”
Shafiq Al-Ghabra
PROFESSEUR DE SCIENCES POLITIQUES
Ce n’est pas pour rien que le Hamas a donné
à son opération militaire le nom de code “Épée
de Jérusalem”, souligne l’universitaire palesti-
nien Walid Al-Qutati dans les colonnes du jour-
nal panarabe Rai Al-Youm. Dans un registre
proche de celui de l’“axe de la résistance” (Iran,
Hezbollah, Hamas), il explique : “Par son nom, sa
raison d’être et ses objectifs, cette opération montre
que Jérusalem est au centre du conlit entre l’en-
tité sioniste [Israël] d’un côté, les Palestiniens et la
nation arabe et islamique de l’autre. […] Cela résume
la nature du conlit, qui est religieux et civilisation-
nel, et qui tourne autour de ce qui se passe sur l’es-
planade des Mosquées, et à Jérusalem en général,
en vue d’en avoir le contrôle géographique, maté-
riel, efectif, et pour en dominer l’histoire, le sens et
la symbolique.”
“Personne n’aurait cru que Jérusalem allait
magnétiser les Palestiniens de 1948”, ou Arabes
israéliens, souligne également l’éditorialiste
palestinien Daoud Kuttab sur le site du jour-
nal qatari Al-Araby Al-Jadid. Il rappelle que
les Palestiniens de Jérusalem-Est semblaient
destinés à la marginalisation quand les auto-
rités israéliennes ont décrété qu’ils n’auraient
pas le droit de participer aux législatives palesti-
niennes, prévues pour le 22 mai. Cette interdic-
tion a donné le prétexte au président de l’Autorité
palestinienne Mahmoud Abbas de reporter ces
élections sine die.
Puis il y a eu les incidents de la porte de
Damas et du quartier de Cheikh Jarrah. “Ils se
sont accompagnés d’appels lancés en direction des
brigades Ezzedine Al-Qassam [branche militaire
↑ “Jérusalem est du Hamas] de défendre Jérusalem. Et le Hamas n’a
dans nos cœurs.” pas tardé à y répondre, en lançant des roquettes
Dessin d’Ahmad sur Jérusalem-Ouest. Il y en a qui débattent pour
Rahma, Turquie. savoir si cette ofensive balistique a fait avancer
les choses pour les Palestiniens, ou au contraire
porté un coup à la sympathie internationale pour
les Hiérosolymitains. Quoi qu’il en soit, la réac-
tion excessive d’Israël, tuant des femmes et des
enfants, […] a fait pencher la balance en faveur
des Palestiniens. Et surtout, cela a permis d’unir
tout le monde autour de la cause de Jérusalem et
du peuple palestinien.”
—Courrier international
Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021 JÉRUSALEM. 17

“La capitale de toutes Ziedan n’a pas hésité à réitérer ses propos dans
le quotidien égyptien Al-Watan : “La solution de
la cause palestinienne ne viendra pas de slogans fra-

les religions” cassants sur les réseaux sociaux, ni de la haine et de

la violence réciproque entre Palestiniens et Israéliens.
Elle viendra par le retour à la raison. Les Juifs ne
cherchent pas à détruire Al-Aqsa, comme les Arabes
Youssef Ziedan, auteur et historien égyptien récompensé par ont tendance à s’en convaincre. Ils y font simplement
des recherches archéologiques au sujet du Temple,
de nombreux prix littéraires arabes, a lancé un pavé dans la mare comme nous Égyptiens en faisons au sujet des pha-
au sujet de Jérusalem, qu’il est temps selon lui de désacraliser. raons. […] Aussi, explique Ziedan, il n’y aurait pas
de mal à ce que les Juifs construisent un [petit] lieu
de culte sur le parvis d’Al-Aqsa.”
n airmant que Jérusalem est la capitale de sacré qui n’est l’apanage de personne. Ziedan Ces déclarations ont suscité “une tempête de

E toutes les religions, Youssef Ziedan déclenche rappelle que Jérusalem, au cours de l’histoire,
une crise sur les réseaux sociaux et dans les a été la capitale des Hébreux, avec le temple de
médias”, constate le quotidien égyptien Salomon, une ville polythéiste romaine avec un
réactions”, rapporte le site égyptien Al-Masrawi.
“Le cheikh Abbas Shuman, ancien adjoint du
grand imam d’Al-Azhar, souligne que tout dis-
El-Balad. L’écrivain, qui est notamment l’au- temple dédié à Jupiter, puis une ville chrétienne cours mettant en doute l’arabité de Jérusalem et
teur d’un roman historique traduit en fran- jusqu’à l’arrivée des musulmans, autour de 637. de sa terre n’est rien d’autre qu’une trahison de
çais (La Malédiction d’Azazel, Albin Michel, 2014), “Après la conquête musulmane, écrit encore l’his- la religion et de la patrie.”
se voit en efet accusé de “se coucher devant l’en- torien égyptien, elle s’était endormie pendant des “C’est n’est pas la première fois que Youssef
nemi” et d’encourager le “défaitisme” de ses com- décennies, avant qu’il n’y fût construit le dôme du Ziedan suscite la polémique”, souligne pour sa
patriotes. D’autant plus qu’il aurait mal choisi le Rocher [à la toute in du viie siècle]. Celui-ci est part le journal égyptien Al-Dostor, qui rap-
moment : “Il fait ces déclarations au moment même l’œuvre du calife Abd Al-Malik ibn Marwan, un calife pelle qu’en 2015 il avait déjà fait des remous sur
où l’université islamique du Caire lance une vaste immoral et fripon” de la dynastie des Omeyyades, le même sujet. Il avait alors défendu la thèse
campagne de soutien à Al-Aqsa qui cherchait à déplacer le centre selon laquelle la mosquée Al-Aqsa (“la plus
et au peuple palestinien.” politique et religieux de l’em- éloignée”) dont il est question dans le Coran
Le 15 mai, Youssef Ziedan a Revue pire musulman de La Mecque désignait un lieu situé à l’est de La Mecque, et
de presse
publié un court texte sur son vers le Proche-Orient. non la mosquée du même nom à Jérusalem,
compte Facebook. “Aucun Et de conclure : “Il faudra qu’un construite bien plus tard. Il expliquait égale-
adepte d’aucune religion ne doit pouvoir réclamer jour les gens reprennent leurs esprits et se mettent ment que le nom arabe Al-Quds (“la sainte”)
Jérusalem comme capitale spirituelle. Car l’es- d’accord sur le fait que cette ville, historiquement, n’était que la traduction des noms de l’époque
prit n’a pas de capitale terrestre”, explique-t-il. […] est la ville de toutes les religions qui ont été ou romaine. Ce qui lui vaut ce verdict sans appel
Pour lui, on a tort de l’appeler “ville de la paix” sont encore présentes dans la région. Il ne serait pas du journal : “Ziedan a pour habitude de faire de
alors qu’elle a toujours été “une ville du sang, des juste qu’elle soit la capitale d’une faction au détriment temps en temps des déclarations bizarres.”
afrontements et des luttes” autour du sacré. Un d’une autre. Sinon, le sang va continuer à couler.” —Courrier international

Éclairage
De quoi Jérusalem est-elle le nom ?
Les dénominations de la ville et
de ses lieux saints, au carrefour
des trois grandes religions
monothéistes que sont le judaïsme,
le christianisme et l’islam, sont
le relet de la continuité historique
de ce triple héritage. Cet article,
écrit par notre vigie en charge
d’Israël, est paru dans la Revue
nouvelle (Bruxelles) en 2015. Il nous
a paru pertinent de le republier dans
ce dossier tant il reste d’actualité.
Le bras de fer israélo-palestinien et  Les traditions islamiques premières
judéo-musulman autour de Jérusalem
prend à témoin des textes religieux
a priori antinomiques mais pourtant
souvent convergents, pour peu qu’on
laisse droit de cité à la linguistique, voire
aux traditions religieuses respectives.
Selon les traditions orthodoxes judaïques,
formalisées par le judaïsme rabbinique
postérieur à l’écrasement des révoltes
judéennes contre Rome durant les deux
premiers siècles de l’ère chrétienne,
l’Esplanade est le lieu où furent jadis
édiiés et ensuite détruits le Premier
Sanctuaire (Temple de Salomon)
et le Deuxième Sanctuaire (Temple
d’Hérode), ou plus simplement
“le Sanctuaire” (Beit Ha-Miqdash).
Les traditions premières des chrétiens
d’Orient (syriaques, assyro-chaldéens,
grecs orthodoxes, melkites, maronites,
etc.) évoquent “le Sanctuaire des Juifs”
ou plus simplement “le Sanctuaire”
(Beit Maqdesha en araméen,
Beit Al-Maqdis en arabe).
se sont elles-mêmes inscrites dans
la continuité de l’héritage juif et chrétien.
La continuité est évidente quand
on sait que l’islam a adopté la coutume
araméenne qui élargissait la notion
de Sanctuaire (juif) en en faisant l’un
des multiples toponymes de Jérusalem,
considérée dans son entièreté. Ainsi,
l’un des noms arabes de Jérusalem
est tout simplement Beit Al-Maqdis,
“le Sanctuaire”. Les musulmans
ont également fait leur l’une des
métaphores hébraïque, araméenne
et arabe chrétienne de Jérusalem,
“la Ville de la sainteté” ou “du sacré” :
‘Ir Ha-Qodesh (ou Ha-Qodesh)
en hébreu, Medinath Qudsha
(ou Qudsha) en araméen et Madinat
Al-Quds (ou Al-Quds) en arabe.
L’héritage juif endossé par l’islam
est d’autant plus évident que, toujours
selon les traditions islamiques, le calife
Omar ibn Al-Khattab, après avoir conquis
Jérusalem en 637, aurait pris soin
de consulter un rabbin converti à l’islam,
Abou Ishaq Ka’ab Al-Ahbar. En efet,
désireux d’édiier une mosquée (la future
mosquée Al-Aqsa) sur l’Esplanade,
le calife ne voulait pas que l’édiice
recouvre l’emplacement de l’ancien
Temple et sa partie sacro-sainte
pour les Juifs, le bien nommé Saint
des Saints. C’est pourquoi Al-Aqsa
ne se trouve pas au centre mais
à l’extrémité sud-ouest de l’Esplanade.
Ce n’est que plus tard, en 691,
qu’un nouvel édiice islamique sera érigé
sur l’emplacement de l’ancien Temple :
le dôme du Rocher. Célèbre pour sa
coupole dorée, le Dôme n’est cependant
pas une mosquée, ce qui ne l’empêche
pas d’être tout aussi religieusement
chargé. En efet, ce qu’on appelle
également le Rocher de la Fondation
a deux signiications. Pour les idèles juifs,
c’est la Moriah, le lieu où Abraham
fut sur le point de sacriier son ils Isaac,
conformément à l’ordre donné par le Dieu
unique. Pour les idèles musulmans,
c’est le lieu d’où le prophète Mahomet
efectua un voyage vers le paradis
au dos d’un cheval ailé, le Bouraq,
mis à sa disposition par l’archange Gabriel.
En déinitive, c’est tout le complexe
islamique formé par l’Esplanade,
la mosquée Al-Aqsa et le dôme du Rocher
que les Arabes musulmans et également
chrétiens nomment “le Noble Sanctuaire”
ou, plus littéralement, “la Noble
Enceinte” (Al-Haram Al-Charif).
—Pascal Fenaux
 18. Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021
d’un
continent
à l’a ut r e. France ......... 24
Amériques...... 28 Monténégro, le pays
europe Asie ........... 32
Afrique ....... 34 qui s’est hypothéqué
Vu de Serbie. La construction d’un tronçon
d’autoroute de 42 kilomètres financé par la Chine,
jamais terminé et économiquement peu rentable, met
en péril la souveraineté de ce petit État balkanique.
—Vreme (extraits) Belgrade
I l y a peu de jeux de société
dans lesquels la chance ne
joue aucun rôle et dont le
résultat inal ne dépend que de
l’intelligence des joueurs : les
échecs et le go, ce jeu tactique
et stratégique chinois vieux de
plus de vingt-cinq siècles. En
chinois, il s’appelle weiqi, ou
wei-ch’i, littéralement “jeu de
l’encerclement”. En efet, le prin-
cipe du go implique l’encercle-
ment stratégique à long terme
de l’adversaire. C’est un jeu lent,
pouvant durer plusieurs jours.
S’inspirant des principes de ce
jeu antique, la république popu-
laire de Chine a présenté en 2012
l’initiative “One Belt, One Road”,
dit aussi “nouvelles routes de la
soie”. Il s’agit d’un projet éco-
nomique et social à visée glo-
bale susceptible de façonner
un nouvel ordre mondial dans
les prochaines décennies par le
IKON IMAGES
biais d’investissements dans des
infrastructures : routes, chemin
de fer, ponts, ports, etc.
Routes. Le Monténégro s’est
La Chine fait main retrouvé sur la route du posi-
tionnement stratégique de la
Chine en Europe, dans le cadre
du mécanisme de coopération
basse sur l’Europe
“16 + 1”, rassemblant les États
d’Europe centrale et d’Europe de
l’Est. La Chine a en efet trouvé
dans le Monténégro un parte-
naire idéal pour lancer ses pre-
miers projets d’infrastructures
Autoroutes, universités, ports, centrales, santé… en Europe du Sud-Est. Ce petit
En finançant des grands projets d’infrastructures, à l’Est, pays de 620 000 habitants pâtit
d’une infrastructure routière
ou en aspirant des actifs, ailleurs, la Chine poursuit peu développée, et l’accès aux
FOCUS sa route discrètement vers le Vieux Continent. fonds structurels de l’UE lui est
diicile en raison de sa faible
Malgré l’inquiétude croissante des Européens. capacité économique à répondre
aux exigences et aux règles des
banques et des fonds de déve-
loppement européens. Une éco-
nomie sous-développée et peu
diversiiée accentue les risques
pour les investissements.
Fin février 2014, le gouver-
nement du Monténégro, dirigé
alors par Milo Djukanovic, a
signé un accord avec l’entreprise
chinoise d’État CRBC (China
Road and Bridge Corporation)
portant sur la conception et la
construction d’un tronçon prio-
ritaire d’une autoroute longue de
42 kilomètres, reliant la capitale
Podgorica à la ville de Kolasin,
au nord. Il s’agit du tronçon le
plus accidenté du projet d’au-
Fin 2014, le crédit
pour la construction
du tronçon
représentait 30%
du PIB du pays.
toroute Bar-Boljare, reliant
le Monténégro à la Serbie sur
un total de 170 kilomètres. Le
contrat a été signé sans véri-
table projet d’étude et de réali-
sation, premier faux pas majeur
dans ce projet complexe, source
de nombreux problèmes à venir.
Le 30 octobre 2014, le gou-
vernement du Monténégro et la
banque publique chinoise China
Exim Bank ont donc signé un
accord de prêt préférentiel :
942 millions de dollars ont été
accordés au pays dont la mon-
naie est l’euro (l’exposant ainsi
au risque de luctuation du taux
de change), remboursables sur
vingt ans (six ans de délai de
grâce et quatorze ans de rem-
boursement) avec un taux d’inté-
rêt annuel de 2 %. Le Monténégro
renonce par ailleurs à sa souve-
raineté en cas de diférend : c’est
Pékin qui s’en chargera et non
pas les instances internationales.
Les entreprises publiques de
construction chinoises béné-
icient du soutien monopolis-
tique des institutions inancières
Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021
les emprunteurs ne sont pas en
Serbie mesure de rembourser leurs cré-
dits, les Chinois reprendraient les
Une “amitié ressources stratégiques de l’État
débiteur sous couvert d’arran-
en acier” gements de concessions.
●●● Bien avant que Pékin Or l’autoroute monténégrine
n’envoie plus d’un million ne pourra pas être rentable :
de doses de vaccin contre pour rembourser le prêt par les
le Covid-19, on pouvait déjà recettes du péage, il faudrait
voir  à Belgrade des affiches qu’un véhicule passe toutes les
en serbe et en chinois faisant trois secondes, vingt-quatre
l’éloge de “L’amitié en acier” heures sur vingt-quatre, sept
entre les deux peuples, jours sur sept, durant les qua-
rappelle la Deutsche Welle. torze prochaines années. À
La construction du chemin la fin de 2014, le crédit pour
de fer Belgrade-Budapest
et du pont entre les banlieues
la construction du tronçon
représentait 30 % du PIB mon-
belgradoises de Zemun ténégrin. La Chine est ainsi
et Borca, la reprise des devenue le créancier principal
grandes mines et des aciéries, du Monténégro à long terme.
les tunnels du métro qui D’ailleurs, le Fonds monétaire
seront bientôt creusés dans international et la Banque
la  capitale, sans oublier mondiale l’ont signalé dans
les milliers de caméras Huawei presque tous les documents
(de reconnaissance faciale) qui relatifs aux défis économiques
surveillent ses rues en disent du Monténégro. Le journal
long sur la présence de la américain The Washington Post
Chine en Serbie. L’opposition parle pour sa part d’“hypothèque
dénonce “les affaires chinoise sur le Monténégro”.
de corruption et la situation
écologique catastrophique Corruption. Ce projet aurait
observées dans les villes par ailleurs généré une corrup-
où la sidérurgie est rachetée tion à grande échelle. La compta-
par les Chinois”, souligne bilité de la CRBC fait apparaître
le site allemand. que 86,3 millions d’euros ont été
déboursés pour les salaires de
1 436 citoyens chinois engagés
publiques chinoises, ce qui leur en 2018, soit l’équivalent fara-
donne plus de souplesse dans mineux de 5 000 euros par mois
les négociations, les dispensant et par travailleur. On ne savait
d’analyse détaillée pour justi- pas grand-chose sur le projet, de
fier l’investissement, ainsi que nombreux documents ayant été
de l’étude d’impact sur l’envi- déclarés secrets. Autre source de
ronnement. Le financement de corruption : ce projet “lourd” de
grands projets d’infrastructures 1 milliard d’euros a été fait sans
est conditionné par la participa- appel d’off res public.
tion majoritaire des entreprises Il est important de souligner
publiques chinoises dans la réa- que la construction de ce tronçon
lisation de l’ensemble des tra- d’autoroute déclaré prioritaire
vaux (dans le cas du Monténégro, a dévasté en partie la réserve
70 % des travaux sont réalisés naturelle située en amont de
par des sociétés chinoises). Si la rivière Tara. Ces dernières
années, l’Unesco, le Parlement
européen et la Commission euro-
BOSNIE-
HERZÉGOVINE péenne ont régulièrement mis
SERBIE en garde le gouvernement du
Monténégro contre la dévasta-
Boljare
tion de la Tara, placée sous pro-
tection internationale.
MONTÉNÉGRO Bien que la construction des
Kolasin
KOSOVO 42 kilomètres de l’autoroute
Podgorica n’ait pas été achevée dans les
COURRIER INTERNATIONAL
délais stipulés par le contrat,
Autoroute la première tranche du crédit
de 42 km
Mer
Bar
chinois arrive à échéance au
Adriatique
ALBANIE mois de juin, soit un montant
50 km
de 30 millions d’euros. Compte
← Dessin de Jon Berkeley,
Irlande.
tenu de la situation géostraté-
gique du Monténégro en Europe
(membre de l’Otan et candidat à
l’adhésion européenne), et de la
manière dont la Chine traite les
questions bilatérales, il convien-
drait que la Chine propose au
Monténégro un rééchelonne-
ment de la dette et termine les
travaux sur le tronçon en ques-
tion. Quant au Monténégro, il
est actuellement en attente de
200 000 vaccins chinois indis-
pensables pour immuniser sa
population avant la saison touris-
tique, le tourisme représentant
33 % du PIB du pays et employant
directement ou indirectement
66 000 personnes, soit la moitié
des emplois du secteur privé.
Mais il reste encore à termi-
ner les autres tronçons d’auto-
route, pour 1 milliard d’euros
de plus. Vu la situation difficile
des finances publiques monté-
négrines, il est probable qu’ils
soient financés par le plan éco-
nomique et d’investissement de
l’UE pour les Balkans occiden-
taux, qui s’élève à 9 milliards
d’euros, ainsi que par un mon-
tage de fonds monténégrins,
de subventions et prêts à long
terme des banques européennes,
le tout en respectant les procé-
dures et règles en vigueur dans
l’UE. Le cas de l’autoroute au
Monténégro demeurera certai-
nement un sujet d’étude concer-
nant la manière dont les projets
d’infrastructure complexes ne
doivent pas être négociés.
—Milos Vukovic
Publié le 28 avril
SOURCE
VREME
Belgrade, Serbie
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EUROPE. 19
134
MILLIARDS DE LIVRES
Ou 155 milliards d’euros. C’est le montant total
des investissements chinois à ce jour en Grande-Bretagne,
selon une enquête du Sunday Times. Le titre a révélé
début mai “l’ampleur réelle de l’emprise de la Chine
sur les principales industries britanniques, notamment
l’énergie, la défense, les infrastructures et les transports,
et son intérêt croissant pour la santé, l’éducation
et la technologie”.
“Gel” de l’accord UE-Chine
●●● Le Parlement bruxellois : par la voix
européen a voté le 20 mai, du vice-président
à une écrasante majorité, de  la Commission, Valdis
en faveur du “gel” Dombrovskis, ils ont menacé
de la ratification de l’accord début mai de suspendre
d’investissement UE-Chine, la ratification de l’accord,
en raison des sanctions avant de se rétracter.
que Pékin a imposées à cinq C’est un accord
membres de l’hémicycle, d’une grande importance
relate le Financial Times. stratégique, qui a demandé
Dans une résolution adoptée sept années de travail
à 599 voix pour, 30 voix aux négociateurs et
contre et 58 abstentions, qui pourrait bien ne jamais
les eurodéputés ont déploré se concrétiser. Ce texte,
également les “crimes qui prévoit notamment
contre l’humanité” la levée de certaines
perpétrés contre la minorité contraintes imposées
musulmane ouïgoure dans aux  investisseurs étrangers
la région du Xinjiang et par la Chine, doit aussi être
la répression de l’opposition ratifié par les Parlements
démocratique à Hong Kong. des 27 États membres
“Bien que n’ayant aucune pour entrer en vigueur.
force juridique, le vote À moyen terme, la presse
montre les obstacles qui asiatique semble
pourraient empêcher la mise plutôt sceptique quant
en œuvre de l’accord, conclu aux possibilités que
au niveau politique pas l’accord devienne un jour
plus tard qu’en décembre”, opérationnel. “[Il] a attiré
précise le quotidien l’attention des militants
de la City de Londres. dans une période
La situation diplomatique où des images d’Ouïgours
entre Bruxelles et Pékin détenus au Xinjiang sont
est devenue extrêmement diffusées à travers l’Europe,
tendue ces derniers mois, et où les entreprises
rappelle le quotidien subissent de fortes pressions
britannique The Guardian. pour supprimer le coton
“En mars, l’Union et d’autres produits du
européenne a imposé Xinjiang de leurs chaînes
des sanctions à quatre d’approvisionnement”,
responsables chinois analyse le South China
impliqués dans la politique Morning Post. Pour
de Pékin au Xinjiang. En le quotidien, les pressions
réponse, la Chine a imposé de l’opinion publique et
des contre-sanctions visant les tensions diplomatiques
des membres du Parlement pourraient donc avoir raison
européen.” Voilà qui n’a des intérêts économiques
pas plu aux dirigeants des deux blocs.
20. EUROPE
Orbán nous
enchaîne
à Pékin
Vu de Hongrie.
L’installation, d’ici
à 2024, à Budapest,
d’un campus de
l’université d’élite
Fudan, située à
Shanghai, couronne
un rapprochement
de l’exécutif magyar
avec Pékin.
—Heti Világgazdaság
Budapest
L a dette n’est pas un pro-
blème économique, mais
un ennemi. Et si nous ne
vainquons pas cet ennemi, c’est lui
qui nous défait”, airmait Viktor
Orbán en arrivant au pouvoir, se
référant à la dépendance envers
les crédits du Fonds monétaire
international (FMI). Aujourd’hui,
le Premier ministre invite lui-
même l’adversaire dans le pays,
espérant des dividendes pour
son gouvernement et les proches
du pouvoir. Outre les 700 mil-
liards de forints [quelque 2 mil-
liards d’euros] de crédit chinois
pour la modernisation de la ligne
ferroviaire Budapest-Belgrade,
Orbán veut endetter le pays
de 540 milliards [1,5 milliard
d’euros] de plus auprès de Pékin.
Pour quel motif ? L’installation
d’une antenne de l’université
d’élite Fudan à Budapest, d’ici
à 2024.
La somme des deux chantiers
correspond au tiers du crédit
russe souscrit ain de rénover
la centrale nucléaire de Paks.
Mais alors qu’un complexe ato-
mique pourra aider la Hongrie
à se rapprocher de la neutra-
lité carbone, l’argent de Pékin
inance un projet d’infrastruc-
ture de transport diicilement
justiiable, ainsi qu’un investis-
sement universitaire colossal
aux contours lous. Sur le long
terme, ces engagements n’ap-
portent ni avantage compétitif
FOCUS CHINE-EUROPE
ni bénéice satisfaisant. Mais,
contrairement à ce qui se passe
en Chine, où ceux qui font obs-
tacle terminent dans des camps
d’internement, Viktor Orbán
doit trouver un terrain d’entente
avec la mairie de Budapest, qui
refuse de vendre les terrains
municipaux destinés au campus
de Fudan et souhaite l’organisa-
tion d’un référendum pour arbi-
trer le devenir du projet.
Située à Shanghai, Fudan sert
les intérêts politiques du gou-
vernement chinois. En 2019, la
charte de l’institution se voyait
amendée, intégrant la idélité
au parti en lieu et place des pas-
sages sur la liberté de pensée
et de recherche. Le ministre de
l’Innovation et de la Technologie,
Pour Orbán,
le renforcement
des relations avec
la Chine signifie
business et profits.
Laszlo Palkovics, à qui ont été
coniées les négociations, airme
qu’aucune formation idéologique
ne sera prodiguée à Budapest,
mais il ne peut en aucun cas le
garantir, et ce n’est pas la seule
manière pour Fudan de contri-
buer aux desiderata du régime
communiste. Pékin veut une
tête de pont en Europe. Grâce
Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021
↓ Dessin de d’Aguilar paru dans
La Vanguardia, Barcelone.
aux accréditations données par
la Hongrie, Fudan fournira des
diplômes reconnus au sein de
toute l’Union européenne aux
enfants des caciques chinois et
des pays alliés de Pékin. Ainsi,
on comprend d’autant plus dii-
cilement ce que la Hongrie gagne
à emprunter 1,5 milliard d’euros
ain d’héberger une université
chinoise.
Agents et espions. Fudan
figure certes parmi les meil-
leures universités du monde,
mais il est peu probable que des
masses de citoyens hongrois s’y
précipitent pour s’instruire en
mandarin ou en anglais. Les
lieux concentreront plutôt une
large majorité d’étudiants asia-
tiques ou africains. Et, cela va
de soi, des agents et des espions.
Fudan collabore de longue date
avec les services secrets chinois.
Malgré les risques, Orbán tient
à renforcer les relations hongro-
chinoises. Dans son esprit, cela
signiie business et énormes pro-
its enrichissant les cercles des
dirigeants des deux pays.
Au-delà du chantier ferroviaire
chinois, partagé avec la Serbie,
Orbán s’est illustré, comme le
président serbe, Aleksandar
Vucic, en accueillant lui-même les
livraisons d’équipements médi-
caux et en posant aux côtés de
masques, respirateurs et vaccins
chinois à l’aéroport de Budapest.
Vu du Portugal
Un port convoité par deux géants
●●● D’un côté, le partenaire
chinois, de l’autre, l’allié
américain, et au milieu le
Portugal, devenu l’antichambre
d’une guerre commerciale que
se livrent les deux géants. Dans
leur viseur ? Le port de Sines,
situé à 100 kilomètres au sud
de Lisbonne. Son conseil
d’administration a créé
la surprise, le 7 avril,
en repoussant l’attribution du
marché d’un deuxième terminal
à conteneurs baptisé Vasco
de Gama, qui permettrait
de ne plus traiter 2 millions
de conteneurs comme en 2020,
mais à terme 3,5 millions
par an. Si 52 entités ont
manifesté leur intérêt au sujet
de cet appel d’ofres
international lancé en 2019
pour 642 millions d’euros,
aucune proposition concrète,
depuis, n’a été formulée
en raison de la pandémie.
Mais cette proie reste toujours
dans la ligne de mire de “deux
requins”, rapportait le 21 avril
dernier l’hebdomadaire
Sábado. D’abord la Chine, qui
partait favorite, depuis 2018,
après la venue à Lisbonne
de son président, Xi Jinping,
auquel son homologue
portugais, Marcelo Rebelo
de Sousa, avait déroulé le tapis
rouge lors de la signature d’un
accord sur les nouvelles routes
de la soie, le vaste projet
chinois d’infrastructures dans
le monde. Plusieurs secteurs
d’activité portugais ont aussi
des capitaux chinois, rappelle
Sábado, comme l’électricité,
les transports, le pétrole, la
santé, les médias, les services
inanciers ou l’immobilier. “Les
10 milliards d’euros d’échanges
Le Premier ministre a d’ailleurs
opté personnellement pour le
vaccin de Sinopharm. Chaque
approvisionnement chinois était
payé largement au-dessus des tarifs
du marché, et les entreprises amies
d’Orbán ont collecté leur part du
gâteau.
Selon nos sources diplomatiques,
Orbán essaie de déplacer de
Moscou vers Pékin le centre de gra-
vité de sa stratégie d’ouverture vers
l’Est. La nouvelle administration
commerciaux entre les deux
pays sont également un bon
indicateur, ajoute l’hebdo.
Sans oublier l’accord sur
le réseau 5G de Huawei, qui
a déjà conduit les États-Unis
à menacer d’imposer
des sanctions aux entreprises
portugaises à capitaux
chinois.” Les Américains, de
leur côté, voient en Sines le
premier port en eau profonde,
sur la façade atlantique,
à distance de leurs côtes.
Une infrastructure stratégique,
relève Sábado, dotée d’un
“terminal de gaz naturel
qui pourrait permettre aux
États-Unis d’exporter ce produit
vers l’Europe, réduisant ainsi
la dépendance des Européens
vis-à-vis de la Russie”.
SUR NOTRE SITE
courrierinternational.com
Avantage Chine.“Dans la
bataille sino-américaine pour
l’UE, la Chine a l’avantage”,
écrit le magazine russe
de politique internationale
Rossia v Globalnoï Politiké,
qui qualiie l’accord sino-
européen de “dernier grand
drame géopolitique de 2020”.
L’UE a pris de l’avance sur
Washington pour l’accès au
marché chinois, et Pékin se
réjouit qu’elle s’émancipe ainsi.
Mais la bataille pour l’Europe
n’est pas terminée.
(À lire en intégralité sur le site
de Courrier international.)
américaine réagit autrement aux
provocations du Kremlin que
Trump, le pro-Poutine. L’Otan
surveille de près la situation en
Ukraine et hausse le ton contre
Moscou pour tenter de proté-
ger la vie de l’opposant russe
Alexeï Navalny. Tandis que la
menace d’une confrontation
ouverte entre l’Occident et la
Russie plane, Orbán est en droit
de considérer que les réponses de
Washington et de Bruxelles → 22
22. EUROPE
20 ← au défi chinois resteront
dans un cadre pragmatique.
En matière de pragmatisme,
Orbán puise probablement son
inspiration à Berlin. Sous l’ère
Merkel, les intérêts étrangers
des entreprises d’outre-Rhin,
dominante traditionnelle de la
diplomatie allemande, ont sup-
planté les droits de l’homme et
les considérations politiques. La
chancelière n’est pas plus loquace
que Viktor Orbán sur les crimes
ciblant la minorité ouïgoure. Et
pour cause : les exportations
allemandes vers la Chine sont
aussi considérables que celles
de tous les autres États membres
de l’Union européenne réunis.
Un monde bipolaire. Face au
renforcement de la rivalité amé-
ricano-chinoise, Orbán voit dans
l’Europe un espace en pleine
confusion lui permettant d’avan-
cer ses pions. Joe Biden estime,
tout comme son prédécesseur,
que sa principale tâche en matière
de politique étrangère consiste
à empêcher l’expansion de la
superpuissance chinoise et la
résurgence d’un monde bipo-
laire. Son gouvernement essaie de
convaincre l’Union européenne
de se détourner des technologies
et des géants chinois, tandis que
l’empire du Milieu, pour sa part,
incite l’Europe à suivre le prag-
matisme allemand et à conti-
nuer de traiter avec ses fleurons
étatiques. Commercer avec les
Chinois passe mieux que frayer
avec les Russes, car Pékin repré-
sente une menace militaire moins
claire pour le Vieux Continent.
Il n’y a pas si longtemps, la
résistance contre la Chine com-
muniste était aussi importante
aux yeux de la Fidesz que consti-
tutive de l’identité de la forma-
tion d’Orbán. En 1989, le parti
organisait une manifestation
contre la répression sur la place
Tian’anmen. Dans la décennie
1990, il voulait renvoyer chez
elles les délégations chinoises
invitées au Parlement. Au tour-
nant du siècle, Viktor Orbán,
alors Premier ministre, recevait
le dalaï-lama. En 2009, la Fidesz
protestait contre l’occupation du
Tibet. Désormais, le gouverne-
ment enchaîne la prochaine géné-
ration de Hongrois à la Chine en
s’endettant auprès de Pékin.
—Márton Gergely
et János Dobszay
Publié le 22 avril
Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021
↓ Dessin de Martirena ,
Cuba
ESPAGNE
À Ceuta, le Maroc a défié son “allié” Vu du
Maroc
L’arrivée soudaine de 8 000 migrants dans l’enclave espagnole de Ceuta,
mi-mai, a cristallisé les tensions entre Madrid et Rabat. L’Espagne Que l’Europe
et le Maroc ne doivent pas s’écharper, estime ce quotidien catalan.
assume
Les politiques
migratoires de l’Europe
autour des enclaves
espagnoles au Maroc
sont depuis toujours
des “usines à gaz”,
souligne cet éditorialiste
marocain.
—L’Economiste Casablanca
—La Vanguardia (extraits)
Barcelone
liée à la décision de l’Espagne d’ac-
cueillir ce responsable politique.
La ministre des Affaires étran-
bilatéral hispano-marocain prévu
mi-décembre, et qui reste ajourné,
officiellement en raison de la pan-
L es clôtures espagnoles de
Ceuta et de Melilla ne sont
pas suffisamment dissua-
sives. Pas assez en tout cas aux
yeux des vagues de clandestins qui
L ’arrivée non maîtrisée de
quelque 8 000 migrants
à Ceuta, en début de
semaine dernière, rendue possible
par la passivité de la police maro-
gères espagnol, González Laya, a
insisté sur le fait que l’hospitali-
sation de Ghali obéit à des motifs
humanitaires. Mais Rabat, dans
deux communiqués cinglants, a
démie. La présence de Ghali en
Espagne a conduit le Maroc à utili-
ser l’un de ses principaux moyens
de pression contre Madrid, consis-
tant à laisser des milliers de déses-
prennent régulièrement d’assaut
les deux villes [espagnoles, encla-
vées dans le nord du Maroc]. Et qui
ont redoublé d’intensité mi-mai.
Dans la foulée, les engagements
caine, a engendré une crise migra- haussé le ton et attribue à l’Es- pérés à la frontière. Le Maroc a européens sur la migration et la
toire dans la ville, une enclave pagne l’“inaction” de la justice lancé ainsi un défi retentissant à gestion des frontières, deux sujets
espagnole de plus de 80 000 habi- – Ghali fait l’objet d’une enquête l’Espagne, mais il n’est pas tolé- majeurs, en prennent un coup. Ce
tants située au nord du Maroc. de l’Audience nationale, la plus rable qu’il joue avec les vies de ne sont pas tellement les grands
Celle-ci s’est retrouvée débordée ses citoyens à des fins politiques. principes qui sont en cause, mais
face à cet afflux sans précédent. La “marocanité” Madrid et Rabat doivent calmer leur cohérence.
Mais l’attitude du Maroc a du Sahara occidental le jeu. Dans les dernières décen- Exceptionnelles par leur empla-
aussi provoqué une crise poli- nies, la relation bilatérale a été cement géographique, excep-
tique et diplomatique avec l’Es- structure toute la relativement stable. Le voisin du tionnelles par les politiques de
pagne, et plus généralement avec diplomatie de Rabat. Sud est le grand allié espagnol et sécurisation des frontières qui y
l’Union européenne. Devant la européen pour garder la main sur sont déployées, Ceuta et Melilla
gravité de la situation, le prési- haute juridiction espagnole, pour les flux migratoires et les mouve- continuent de s’exposer à leurs
dent du gouvernement espagnol, violation des droits de l’homme. ments du terrorisme djihadiste. défauts originels : leurs fron-
Pedro Sánchez, a dû se rendre à Et même si le Maroc reconnaît L’Espagne, qui a jusqu’ici évité de tières désagrégées spatialement.
Ceuta et à Melilla, mardi 18 mai, que l’accueil de ce dirigeant est critiquer les positions marocaines L’Europe y déploie depuis des
non sans avoir assuré que l’Es- une décision souveraine de l’Es- et continue de parler de pays ami, années des expérimentations géo-
pagne défendrait ses frontières pagne, il a annoncé qu’il en tire- reste le principal interlocuteur de politiques, mais sans en assumer
“avec fermeté” et ne céderait à rait “toutes les conséquences”. Rabat au sein de l’UE, et aussi son les inconvénients.
aucun chantage. De son côté, Cette crise n’est pas seulement premier partenaire économique. Ceux d’un statut qui renvoie à
l’Union européenne a liée à la question migra- Les deux pays ont besoin l’un de l’image de forteresse sud du Vieux
exprimé dans la foulée toire. Elle vient de bien l’autre.— Continent et [en même temps] de
sa totale solidarité avec plus loin. L’avalanche de Publié le 19 mai frontières perméables, où le mou-
l’Espagne et lui promet- migrants en est la tra- vement est encouragé, puisque les
tait son soutien, exigeant ÉDITO gique conséquence. Pour enclaves dépendent économique-
du Maroc qu’il remplisse Rabat, la “marocanité” ESPAGNE Madrid
ment des échanges avec le voisin
ses engagements et limite le pas- du Sahara occidental structure marocain.
sage irrégulier de migrants. toute sa diplomatie, et il s’est senti Malaga Intensément mobilisé pour
Depuis des semaines, le Maroc encouragé quand, à la fin de 2020, Cadix contrer les vagues de clandes-
tire sur la corde diplomatique Donald Trump a reconnu la sou- Algésiras Gibraltar (ROY.-UNI) tins, mais aussi [au sujet] des poli-
avec Madrid, après avoir appris veraineté marocaine sur ce ter- Tanger Ceuta (ESPAGNE) tiques de coopération avec l’UE
en avril que le leader du Front ritoire, au mépris des résolutions Océan Mer autour de la gestion des routes
Polisario, Brahim Ghali, atteint de l’ONU. Rabat a alors cru que Atl. Tétouan Méditerranée migratoires, le Maroc ne peut
du Covid-19, avait été hospitalisé l’Espagne et l’UE changeraient de Melilla pas être tenu pour responsable
à Logroño, en Espagne. La passi- position. Cela n’a pas été le cas, (ESP.) de ces “usines à gaz”.
MAROC
vité de la police marocaine vis-à- et la première conséquence en 50 km
—Mohamed Benabid
Rabat
vis du déferlement de migrants est a été la suspension du sommet Publié le 19 mai
24. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
france
Royaume-Uni.
Que la France vienne
occuper notre île !
Les incidents autour de la pêche au large de Jersey ne pourraient-ils pas
mener à la guerre... et à la victoire de la France ? Dans un billet plein
d’humour, ce chroniqueur britannique finit par y trouver du bon.
—The Guardian Londres
S i début mai, avec la specta-
culaire tentative de blocage
du port de Jersey et la mobi-
lisation de deux navires militaires
britanniques] a démontré quoi que
ce soit, c’est bien que la perspec-
tive d’une guerre contre la France
est l’une des rares idées politiques
à bénéicier d’un véritable sou-
tien qui transcende les partis. Les
pro-Brexit sont contents, parce
qu’ils rêvent par-dessus tout d’un
conlit armé avec ces grenouilles
arrogantes. Les anti-Brexit sont
contents, parce qu’ils ont toujours
dit que les pro-Brexit rêvaient
par-dessus tout d’un conlit armé
avec ces grenouilles arrogantes,
et qu’eux rêvent par-dessus tout
d’avoir raison dans une afaire
perdue d’avance.
À part le fait d’être payé par le
gouvernement à ne rien faire, on
aura du mal à trouver une idée
qui, ces dernières années, ait été
susceptible de rassembler aussi
largement et avec autant d’en-
thousiasme. En ces temps troublés,
nous devrions être reconnaissants
de ces fugaces moments d’unité.
Et Mme Merkel ? Comme tout un
chacun, sauf si ce dernier réside
sur l’île de Wight, je me réjouis
de ce conlit, mais je crains fort
que ceux qui nous gouvernent
n’aient pas pleinement pris la
mesure de leur implication. Car il
ne peut y avoir qu’un vainqueur :
la France. On a beau les traiter de
singes capitulards, l’histoire, elle,
ne ment pas. Quand nous avons
battu la France, que ce soit pen-
dant les guerres napoléoniennes
Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021
ou pendant la guerre de Sept Ans,
ça a toujours été avec l’aide des
Allemands. Chaque fois que
nous nous y risquons seuls, nous
sommes obligés de rentrer chez
nous avec notre petite queue de
bouledogue entre les pattes : la
guerre de Cent Ans, la guerre
de 1778 [pendant de la guerre
d’indépendance américaine],
la conquête normande. Or je ne
suis pas certain que Mme Merkel
soit si impatiente que ça d’en
découdre.
Nous aurons quelques raisons
d’y croire, au début. Emmenés par
un Dominic Raab [le secrétaire
d’État aux Afaires étrangères
britannique] en tenue de combat
complète, jambières comprises,
les SAS [forces spéciales britan-
niques] sauteront en parachute
pour prendre le contrôle de nos
entrepôts de bibine ancestraux sur
l’autre rive de la Manche. On fera
avaler de force aux bourgeois de
Calais ces burgers anglais* qu’ils
avaient eu la grossièreté de refu-
ser dans les années 1990 [quand
Burger King a fermé ses trente-
neuf restaurants en France]. Mais
ça ne durera pas.
Les DVD de Mr Bean. Ça se ter-
minera par le déilé de la Légion
étrangère dans Oxford Street,
tandis que ses généraux pille-
ront des DVD de Mr Bean et des
albums d’Oasis dans les décombres
fumants de HMV [une chaîne de
distribution de produits cultu-
rels]. Rowan Atkinson [créateur
et interprète de Mr Bean] inira
par être extirpé de son bunker,
à la Saddam, et sera contraint
d’interpréter des sketchs de Bean
vingt heures par jour. La reine, en
exil à Balmoral [château en Écosse,
résidence d’été d’Élisabeth II],
dans le nouvel État vassal indépen-
dant d’Écosse, sera remplacée par
Arsène Wenger [entraîneur fran-
çais du club de football londonien
d’Arsenal durant vingt-deux ans],
le chef du gouvernement fantoche
de transition. En prenant ses nou-
veaux quartiers à Downing Street,
M. Macron contemplera avec un
hochement de tête attristé toute
cette extravagance dépravée qui
a eu pour résultat pareil papier
peint, signe des ultimes soubre-
sauts d’une administration vénale
et corrompue.
Étant issu d’une famille
débarquée en 1066, je suis par-
tagé. Suis-je satisfait de savoir
que nous allons perdre la guerre
contre la France ? Diicile à dire.
Conformément à leurs habitudes,
nos nouveaux dirigeants dépouil-
leront tous nos lieux publics de
leur gazon pour le remplacer par
ce curieux gravier rose qui semble
tant les obséder. Le collège d’Eton
conservera son nom, mais abri-
tera désormais l’École technolo-
gique nationale.
Nos villes de villégiature, ne
pouvant plus se déinir par leur
opposition patriotique à leurs
équivalents français, seront
abandonnées, ce qui aura un
efet catastrophique sur les prix
de l’immobilier. Les usines de
Marmite [une marque britan-
nique produisant de la pâte à tar-
tiner à base d’extrait de levure] et
de haricots en boîte seront plas-
tiquées. Au lieu de nous offrir
un tableau byzantin d’intrigues
↙ Dessin de Mix & Remix paru
dans L’Hebdo, Lausanne.
et d’interrogatoires, la nouvelle
saison de Line of Duty nous inli-
gera six heures de passage à tabac
d’étudiants en chaleur par les
lics. Maintenant que Daft Punk
s’est séparé, il n’y aura personne
en tête d’aiche à Glastonbury.
Le café deviendra imbuvable, et
le thé aussi, bizarrement.
Tout ne sera pas négatif. On dit
parfois de la France qu’elle est un
paradis peuplé de gens persua-
dés de vivre en enfer, autrement
dit, l’inverse du Surrey. Il y aura
des bons côtés : le petit déjeu-
ner cuit sera interdit, remplacé
par le petit déjeuner à tempéra-
ture ambiante, et le déjeuner sera
obligatoire. Prêt à Manger [une
chaîne de restauration rapide
britannique] sera saisi par l’État,
La reine, en exil,
sera remplacée
par Arsène Wenger.
rebaptisé Ready to Eat, puis rasé
pour servir d’exemple. Il ne sera
plus nécessaire de faire passer en
contrebande dans les cofres de
nos voitures des boîtes de conit
de canard, on pourra s’en procu-
rer auprès de son marchand de
journaux. Il y aura du vin par-
tout, sauf au McDo, où il y aura
de la bière. Le prix des friands de
chez Greggs [une chaîne de bou-
langerie] sera plafonné par l’État.
Il faudra payer pour emprunter
les autoroutes, mais elles seront
toutes fabuleuses.
Au lieu de gourmander nos poli-
ticiens pour leurs escapades extra-
conjugales, nous serons obligés
de les admirer, et d’admonester
au contraire quiconque commet-
tra l’erreur d’épouser son amant
ou amante. Il sera impossible de
trouver un emploi, et tout aussi
impossible de se faire virer. Tout
le monde travaillera moins tout en
étant inexplicablement plus pro-
ductif. Tout le monde partira à la
retraite à 62 ans, sauf les conduc-
teurs de train, qui pourront le
faire à 52 ans. Tous les parents
auront accès à des crèches bon
marché. Enin, nous aurons un
hymne national avec une mélo-
die reconnaissable.
Quand nous aurons perdu la
guerre contre la France, c’est l’An-
gleterre qui en sortira gagnante.
—Ed Cumming
Publié le 9 mai
* En français dans le texte
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26. FRANCE
RÉOUVERTURE
Un café en terrasse
et un selfie au Louvre
Comme de nombreux Français, ce journaliste
espagnol a fait son retour en terrasse le 19 mai,
puis a retrouvé le sourire familier de La Joconde.
C’est le “bon moment” pour venir à Paris, écrit-il.
Avant l’inévitable retour des touristes.
—El Mundo Madrid
I
l est 7 h 30. À Paris, il fait
11 degrés, sous un ciel bleu
aux nuages décoratifs. Le
journal de BFMTV démarre par
un micro-trottoir. Le présentateur
salue depuis une place parisienne
où l’on installe les chaises sur la
terrasse d’un café. “Les clients com-
mencent à arriver, apprend-on. Les
premiers cafés ont déjà été servis,
en fait…” Les terrasses ouvrent…
Elles étaient fermées depuis le
1er novembre à cause de l’épidé-
mie de Covid-19. C’est la grande
nouvelle du jour, incontestable-
ment. On pourrait entendre en
musique de fond Paris s’éveille,
de Dutronc, mais ce sera plutôt
“priorité au direct”. Un multiplex
à travers toute la France.
Les autres nouvelles, à cette
heure-ci, sont les suivantes :
le retour de Benzema [dans la
sélection française de foot] pour
l’Euro après cinq ans d’absence et
le départ des premiers autocars
depuis la province pour assister
à la marche des policiers à Paris.
Bienvenue à la normalité. Cafés,
football et manifs.
À 8 h 25, il fait 12 degrés, mais
le ciel s’est couvert. Le Café
Français est ma brasserie pré-
férée sur la place de la Bastille. Le
garçon, très beau gosse, airme
que la journée “ne commence pas
mal du tout, sachant qu’on a ouvert
à 8 heures”. Ils ont installé une
cinquantaine de tables hors des
limites habituelles, mais ici le
trottoir est grand, et il reste de
la place pour les piétons, pas
comme sur ces horribles ter-
rasses que la mairie autorise à
installer sur des places de station-
nement. Le Français est un café
haut de gamme, et aujourd’hui
tous les journaux y sont propo-
sés, hormis Libération. Certes,
dans la plus pure tradition pari-
sienne, il ne faut pas être pressé.
Impossible d’être servi et de
régler sa consommation en moins
d’une demi-heure.
Six par table. Le thé coûte
6 euros, mais la théière permet
de se servir deux tasses. Il y a
si peu d’aluence à cette heure
matinale que les distances entre
les clients sont largement respec-
tées. La clientèle est bruyante : la
dame de la table la plus proche
réserve pour le dîner. “On peut
venir à combien au maximum ?”
demande-t-elle. “Six par table”,
Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021
↙  Dessin de Sondron
paru dans L’Avenir, Namur.
lui répond le serveur, prêt à rece-
voir la première réservation sur
place. “Alors, ce sera une table de
six. À… 19 heures”, confirme-
t-elle, après s’être assurée que
ce soir le couvre-feu passait à
21 heures.
À l’heure qu’il est, le ministre
des Finances, Bruno Le Maire, a
déjà pris un café. Plusieurs jour-
naux sont étalés sur la table, il
lit L’Équipe. Le président de la
République, Emmanuel Macron,
a bu le sien sur une autre terrasse
avec le Premier ministre, Jean
Castex. Côte à côte, sans jour-
naux. Si la consigne était de sou-
tenir les cafés, c’est chose faite.
Peu avant 9 heures, les rames
de la ligne 1 du métro passent
toutes les deux minutes. Le voya-
geur d’en face lit un livre sur
sa tablette, mais deux dames
assises à proximité préfèrent les
livres papier, et un jeune, son por-
table. Trois passagers autour de
moi ne lisent rien. Cinq minutes
plus tard, je descends à Palais-
Royal, une station qui ofre un
accès direct au Louvre, grand
avantage par ces jours de pluie.
Les boutiques du Carrousel du
Louvre n’ont pas encore ouvert.
Personne au contrôle d’accès.
Parfait !
Sous la Pyramide, il y a déjà
six équipes de télévision. Ceux
qui ont toujours voulu passer à
la télé ont une occasion en or.
Sur le chemin de La Joconde, je
passe devant une équipe de télé.
Sur les marches qui conduisent
à la Victoire de Samothrace, j’en
dépasse une autre.
Bienvenue
à la normalité.
Cafés, football
et manifs.
Un agent d’accueil m’explique
combien il est content de revoir
le public après cette fermeture
de plus de six mois, ce qui ne
s’était jamais produit, y com-
pris durant la Seconde Guerre
mondiale. Je traverse les salles
des merveilleuses fresques de
Fra Angelico, sans regarder. Je
ne m’arrête même pas dans la
Grande Galerie pour saluer le
Saint Jean-Baptiste ni La Belle
Ferronnière, deux des quatre
Léonard de Vinci, aujourd’hui
délaissés, et qui, n’importe quel
autre jour, seraient assaillis de
grappes de visiteurs.
9 h 20, salle des États [où
se trouve La Joconde]. Un
nouveau panneau, à l’en-
trée, annonce en quatre
langues que les confé-
renciers sont invités à
faire leurs commentaires
avant de pénétrer dans la
pièce ain de faciliter la circu-
lation. Une mise en garde
inutile, car aujourd’hui il
n’y a pas encore de visites
guidées.
“Masque !” Un guide-conféren-
cier du musée accorde un entre-
tien et deux chaînes de télé font la
queue. Le public est si peu nom-
breux que la journaliste de France
Inter veut m’interviewer moi.
Nous partageons les déclarations
d’une mère, venue avec son ils
de 7 ans, depuis un village proche
de Saint-Germain-en-Laye. Elle
vit à une heure de Paris, si bien
qu’on s’étonne que ce soit sa “pre-
mière visite au Louvre”. Le gamin
est ravi. Même s’il arrive unique-
ment à expliquer qu’il est venu
“voir les peintures”.
Six mois plus tard, La Joconde
recommence à avoir de la com-
pagnie. Pour l’instant, c’est assez
calme. On a le temps de la voir
sans faire la queue, de se déplacer
d’un côté à l’autre pour vériier
que son sourire ne nous accom-
pagne pas ou bien de prendre un
selie. Voire plusieurs. En tout
cas, pas question de retirer son
masque. Même le temps d’une
photo. Cinq ou six agents d’ac-
cueil, qui bavardent entre eux,
détendus, crient “Masque !” dès
qu’on découvre son visage. Face
à La Joconde, le selie paraît en
recul, du moins aujourd’hui.
C’est le bon moment pour
venir à Paris. Les lieux de culture
ont rouvert, et les touristes ne
sont pas encore arrivés. L’après-
midi, j’avais l’intention d’aller
aux Galeries Lafayette (les com-
merces aussi ont rouvert), puis
de terminer par un ilm. Mais
l’actualité est reine, et, avec
la réouverture, les manifesta-
tions sont revenues. Je dois donc
vous laisser pour me rendre à la
marche des policiers. J’écris cette
chronique depuis les arcades du
Louvre, au café Marly, où aucun
plat n’est à moins de 25 euros.
Mais proitons de l’instant. Je me
suis assis sous un ciel de rêve,
mais maintenant il pleut à verse.
—Iñaki Gil
Publié le 19 mai
Ils ont dit
UNE JOURNÉEE
MÉMORABLE
Même la pluie ne pouvait
pas gâcher la réouverture
des terrasses, constatent
les journalistes étrangers.
Attablés avec les Parisiens,
ils voient un certain “art de
vivre” reprendre le dessus.
“‘Et tu fais quoi le 19 mai ?’
C’est le jour dont les Français
espèrent se souvenir plus
tard comme, en leur temps,
l’élection de Mitterrand
il y a quarante ans, ou celle
de Macron il y a quatre ans.”
—Jürg Altwegg
Frankfurter Allgemeine Zeitung
“Malgré les pluies éparses,
ce n’était pas facile de trouver
une place [en terrasse],
car elles étaient toutes prises
d’assaut par les ministres
français. Les membres
du gouvernement ainsi que
le président Macron lui-même
se sont rués pour prendre leur
premier café (non clandestin)
à l’extérieur.”
—Giorgio Leali
Politico
“Le petit Lucien, 14 mois,
assis à la table en face de
moi ce matin, buvait pour
la première fois en terrasse,
dans sa propre tasse.
Un événement marquant
pour ce petit Parisien.”
—Hannah Meltzer
The Daily Telegraph
“La plupart ont décidé de
ne pas laisser la météo leur
gâcher la fête, et ils ont
goûté à cette liberté enin
retrouvée.”
—Kim Willsher
The Guardian
“Les règles de distanciation ?
La jauge à 50 % ? Oubliez ça.
Toutes les terrasses sont
remplies au maximum. On
pourrait presque se marcher
dessus, tant les clients sont
assis les uns sur les autres.
Signe d’un véritable retour
à la normale : on a même
recommencé à se faire la bise.
C’est tout dire.”
—Jean-Christophe Laurence
La Presse
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rectification, d’effacement, d’opposition, de portabilité, de limita- ICS : FR11ZZZ396542

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 28. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
amériques
États-Unis. Quand
la grossophobie
dissuade de se soigner
Près des trois quarts des adultes américains sont en surpoids
ou obèses. Mais bien qu’ils soient plus susceptibles de développer
des formes graves du Covid-19 que le reste de la population,
ils hésitent souvent à consulter, par peur des discriminations.
IKON IMAGES
—Los Angeles Times
Los Angeles
C
hrystal Bougon a pleuré
après la piqûre. Non que
sa première injection du
vaccin Moderna lui ait fait mal.
C’était la joie : enin, être grosse
était un atout. Cette femme de
53 ans s’est fait vacciner sur le
parking d’une clinique du réseau
Kaiser Permanente, à San Jose,
par un vendredi pluvieux de
mars. Quatre jours plus tôt, la
vaccination avait été ouverte [en
Californie] aux personnes présen-
tant des antécédents médicaux,
dont un indice de masse corpo-
relle (IMC) de plus de 40 – soit par
exemple, pour un adulte, 105 kilos
pour 1,63 mètre.
Le dossier médical de Chrystal
Bougon note qu’elle soufre d’obé-
sité morbide, mais cette mili-
tante préfère le mot “gros”. Son
parcours au sein du système de
santé est jalonné d’expériences
grossophobes, raconte-t-elle,
comme lorsque, venue consul-
ter pour une lésion à la cornée,
elle s’est entendu dire qu’elle
devait perdre du poids. La quin-
quagénaire redoute d’attraper le
Covid-19 et d’être hospitalisée
sans pouvoir plaider sa cause.
“C’est pour ça que je me suis dit, vous
savez quoi, je ne vais pas culpabili-
ser [d’avoir droit au vaccin], j’y vais.
Et je ne vais pas m’excuser. Depuis
le temps que je vis dans la peur, à
ne pas sortir de chez moi, à éviter
tout le monde. […] Je ne pouvais
Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021
plus aller travailler, je ne pouvais
plus gagner ma vie.”
Depuis plus d’un an, l’épidé-
mie de Covid-19 est venue creu-
ser un peu plus les inégalités
dans la société américaine, celles
dues aux origines ethniques et
aux disparités de revenus. Mais
aussi une injustice qui, quoique
moins connue, n’en est pas moins
grave. Selon plusieurs études, un
IMC élevé augmente le risque
de développer une forme grave
de Covid, notamment le risque
d’hospitalisation. De plus, il a
été montré qu’en raison des dis-
criminations dont elles soufrent
les personnes en surpoids ont
un moins bon accès aux soins.
Parallèlement, la pandémie a
aussi mis en lumière le profond
désaccord entre la communauté
médicale et les militants pour
l’“acceptation des gros”. En 2013,
l’American Medical Association
a reconnu l’obésité comme une
maladie. Les militants, eux, jugent
que l’on peut être en bonne santé
quel que soit son poids.
Stigmatisation. Et le débat, qui
a gagné en intensité et fait rage
jusque dans les cabinets des géné-
ralistes et les couloirs des urgences
hospitalières, vient aussi soulever
une question délicate. Selon les
Centers for Disease Control and
Prevention [CDC, agence fédé-
rale de santé publique], environ
70 % des Américains de plus de
20 ans soufraient de surpoids ou
d’obésité [en 2017-2018]. Mais qui
sommes-nous en premier lieu ?
Des individus ou des patients ?
La stigmatisation des per-
sonnes en surpoids dans le sys-
tème de santé est un phénomène
bien connu. En 1969, des cher-
cheurs établissaient déjà que les
généralistes portaient un regard
négatif sur les patients soufrant
d’obésité et préféraient ne pas les
prendre en charge. En 1982, une
enquête menée auprès de méde-
cins révélait que les seuls patients
moins bien considérés que ceux
présentant un IMC élevé étaient
les individus soufrant de toxico-
manie, d’alcoolisme et de troubles
mentaux. Les choses n’ont guère
changé. Dans un article paru en
2020 dans la revue Metabolism :
Clinical and Experimental, les
auteurs remarquent que les pré-
jugés liés au poids restent très
répandus chez les soignants, et
que plus son IMC est élevé, plus
une personne risque d’être mal
considérée.
“Les préjugés liés au poids ont des
conséquences particulièrement alar-
mantes dans le contexte de la pan-
démie de Covid-19”, écrivent-ils,
avant d’ajouter : “Les personnes
soufrant d’obésité subissent plus
souvent des retards de soins, quand
elles n’y renoncent pas totalement,
en raison des préjugés et des humi-
liations qu’elles subissent dans le
milieu médical.” Fatima Cody
Stanford, médecin spécialiste
de l’obésité et enseignante à la
faculté de médecine de Harvard,
a coécrit cet article. La pandémie,
a-t-elle déclaré dans un entretien,
est venue “aggraver et mettre en
lumière les préjugés et les discrimina-
tions liés au poids” aux États-Unis,
“qui viennent s’ajouter aux autres
↙ Dessin de Marcus Butt,
Royaume-Uni.
injustices que nous constatons”. Mais
la spécialiste prend ses distances
avec le mouvement militant pour
l’acceptation des gros. Elle n’uti-
lise d’ailleurs pas le mot “gros”,
auquel elle préfère “personne
obèse”. Elle considère l’obésité
comme une maladie et rappelle
que des études ont montré qu’elle
constituait un facteur de risque
supplémentaire face au Covid-19.
Dès le début de la pandémie,
l’obésité a été associée à des formes
sévères de Covid-19. Selon les tra-
vaux publiés en mars dans le rap-
port hebdomadaire des CDC sur
la morbidité et la mortalité, les
malades du Covid soufrant d’obé-
sité présentent des risques accrus
à chaque étape de la maladie – hos-
pitalisation, séjour prolongé en
réanimation, placement sous respi-
rateur, décès. Cependant, certains
au sein du mouvement d’accep-
tation des gros contestent ces
conclusions, estimant que les tra-
vaux de recherche médicale sont
eux-mêmes entachés des préjugés
attachés aux personnes avec un
IMC élevé. L’IMC n’a jamais été
pensé comme un critère d’éva-
luation de l’état de santé indivi-
“La pandémie
aggrave les préjugés
et les discriminations
liés au poids.”
Fatima Cody Stanford,
MÉDECIN
duel, rappellent-ils, mais plutôt
comme une mesure statistique.
Or la recherche s’en sert parfois
comme d’une arme contre les per-
sonnes en surpoids.
Le rapport des CDC de mars
dernier énumère d’ailleurs cinq
réserves à ses conclusions, dont
celle-ci : “Les estimations du risque
d’hospitalisation peuvent avoir été
faussées par des facteurs d’admis-
sion autres que le niveau de gra-
vité du Covid-19, par exemple la
présomption, par le personnel soi-
gnant, d’une future aggravation de
la maladie.” Autrement dit, ironise
Ragen Chastain, auteure d’un livre
et de nombreuses publications
sur les préjugés liés au poids dans
la recherche médicale, “dès lors
que quelque chose survient davan-
tage chez les morphologies grosses
que chez les minces, c’est que le fait
d’êtree gros est en cause – et sur-
tout pas les inégalités de traitement
dont soufrent les gros à cause de la
grossophobie”.
Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021 AMÉRIQUES. 29

Début avril, Tigress Osborn
inaugurait le premier webi-
naire  2021 de la National
Association to Advance Fat
Acceptance (Naafa) [l’associa-
tion nationale pour l’accepta-
tion des gros]. D’emblée, la jeune
femme a demandé : “Racontez-moi
ce qui s’est passé quand vous avez
appris l’existence du coronavirus,
et ce que vous vous êtes dit sur les
conséquences que cela aurait pour
vous, personne grosse.” Tigress
Osborn n’est que la deuxième
personne noire à diriger la Naafa.
Longtemps, l’association a ignoré
les enjeux de couleur de peau et
d’origine ethnique. Pourtant,
selon les CDC, les IMC élevés
sont plus fréquents chez les mino-
rités noire et hispanique. “Presque
immédiatement, j’ai pensé à ce que
ce serait pour moi, qui suis une
personne noire et grosse”, raconte
Da’Shaun L. Harrison, qui fera
paraître en août un essai sur les
discriminations raciales et pon-
dérales. “Je sais trop bien comment
l’industrie médicale aborde les gens
“Aurai-je droit aux
mêmes soins qu’une
personne mince ?”
Marcy Cruz,
MANNEQUIN GRANDE TAILLE
comme moi, les gens qui arrivent
avec un corps comme le mien, une
peau comme la mienne.”
Da’Shaun L. Harrison s’appuie
sur l’expérience de toute une vie,
face à des médecins qui, à la simple
vue de son corps, préconisaient un
traitement du surpoids quand la
consultation avait pour objet son
asthme ou ses troubles gastro-
intestinaux. Dans son enfance,
ils applaudissaient à sa perte de
poids au lieu de traiter la mala-
die qui en était la cause. “Cela
m’a fait beaucoup de tort, en parti-
culier dans mon enfance. J’en ai tiré
la conclusion suivante : peu impor-
tait que je me sente en bonne santé
ou non, l’important, c’était que je
sois mince.” Da’Shaun L. Harrison,
24 ans, a débarqué en ambu-
lance aux urgences d’un hôpital
d’Atlanta en pleine pandémie :
une personne grosse, noire et
non binaire demandant l’utilisa-
tion du pronom neutre they [équi-
valent de “iel” en français], avec
une forte toux et des douleurs à
la poitrine, qui n’avait pas dormi
et avait des diicultés à respirer.
Da’Shaun a attendu sur une
civière dans la lumière chiche
du petit matin, dans la ter-
reur d’avoir le Covid-19 et d’en
mourir, dans la peur de ce qui
allait se passer une fois à l’inté-
rieur de l’hôpital. Un inirmier
est arrivé : “Eh ben, vous avez un
sacré surpoids, dites donc, a-t-il
lâché en guise de présentation.
La première chose à faire, c’est de
vous débarrasser de tout ça.”
Double discrimination. “Les
discriminations fondées sur le
poids et la corpulence frappent
de façon disproportionnée les
personnes de couleur”, rappelle
Brandie Sendziak, directrice
juridique du collectif Fat Legal
Advocacy Rights & Education,
une association de sensibilisa-
tion et de défense des droits des
gros. Marcy Cruz est bien placée
pour le savoir. La quinquagénaire
de près de 140 kilos est d’origine
hispanique, mannequin grande
taille, rédactrice free-lance et
couverte par une assurance-
santé très limitée. Chaque fois
qu’elle consulte, quels que soient
ses symptômes, sa généraliste lui
fait la même recommandation :
perdre du poids. Elle aussi a peur
d’attraper le Covid-19 et de devoir
aller à l’hôpital. “Aurai-je droit
aux mêmes soins qu’une personne
mince, et même qu’une personne
blanche ?” se demande-t-elle.
Elle ajoute : “Auront-ils ce qu’il
faut pour m’accueillir ? Une blouse
plus grande, des fauteuils sans
accoudoirs ? Le lit sera-t-il assez
confortable ? Voilà le genre de choses
auxquelles on doit penser quand
on est corpulent.” Tout cela, dit-
elle, donne forcément l’impres-
sion qu’on est “puni d’être gros”.
—Maria L. La Ganga
Publié le 8 mai
SOURCE
LOS ANGELES TIMES
Los Angeles, États-Unis
Quotidien, 233 000 ex.
latimes.com
Créé en 1881, c’est le plus
à gauche des quotidiens à fort
tirage du pays et le spécialiste
des sujets de société et
de divertissement. À partir
des années 1940, il devient
le premier quotidien
de Los Angeles. En 2018,
le quotidien est racheté Patrick
Soon-Shiong , un milliardaire
des biotechnologies. Cet
ancien chirurgien entend
relancer le titre et lui faire
prendre le train du numérique.
Il vise les 5 millions d’abonnés
sur le web, quand le titre
n’en comptait début 2019
qu’environ 150 000.

États-Unis, 1937.
John Clark, journaliste photoreporter, est engagé
pa
par la Farm Security Administration, un organisme gouvernemental,
pour témoigner de la situation des agriculteurs du Dust Bowl
dura la Grande Dépression. Cette région est frappée par la sécheresse
durant
et les tempêtes de sable plongent les habitants dans la misère.
Grâce à ses rencontres, John prend conscience du drame humain
qui se déroule sous ses yeux et remet en question
son rôle et son travail de photographe.

Un récit historique émouvant, au cœur

d’une catastrophe écologique et sociale !

AU RAYON BANDE DESSINÉE

 30. AMÉRIQUES Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021
BRÉSIL
À Rio, le règne Le traiquant prend au sérieux ses études
religieuses. Les policiers ont découvert
lors d’un raid dans le secteur un petit
d’un narcopentecôtiste bunker souterrain où étaient dissimu-
lés des gilets pare-balles, des munitions
et un exemplaire de la Torah. Il n’y a rien
L’un des plus célèbres chefs de gang qui contrôlent le commerce d’étonnant à ce qu’un traiquant évan-
de la drogue dans les favelas de la deuxième ville du Brésil gélique recoure à la symbolique de l’État
se revendique de ce mouvement évangélique. d’Israël : pour certaines Églises néopente-
côtistes, la création de celui-ci est le signe
du retour de Jésus-Christ et la conirma-
tion des promesses bibliques de l’Ancien
Testament, et doit donc être célébrée.
Edir Macedo lui-même, l’évêque [million-
naire] de l’Église universelle du royaume
de Dieu, célèbre certains cultes en portant
la kippa, le couvre-chef juif traditionnel,
et utilise des vêtements et des ornements
traditionnels israéliens.
Les références religieuses ne s’arrêtent
pas là. L’organisation de Peixão se fait aussi
appeler Exército do Deus Vivo [“Armée
du Dieu vivant”], Tropa d’Aron [“Troupe
d’Aaron”] ou Bonde da Cabala [“Bande de la
Kabbale”] (référence à une ancienne tradi-
tion mystique juive). Le traiquant a choisi
comme symbole personnel le Peixonauta
[“Poissonaute”], un personnage de dessin
animé qui est un poisson portant une com-
binaison d’astronaute. Des graitis repré-
sentant ce héros inhabituel igurent aussi
les murs du Complexo de Israel.
Cette ferveur religieuse et cette symbo-
lique puérile ne se traduisent cependant
pas par une gestion paciique : en cavale
depuis près de dix ans, Peixão a au moins
20 procès en attente, pour des accusations
allant du traic de drogue à l’homicide.
Certains des assassinats commis par son
armée se caractérisent par une cruauté raf-
inée, des corps démembrés et carbonisés.
IKON IMAGES
Peixão parle de la situation des com-
munautés qu’il contrôle dans un docu-
ment audio qui circule dans les groupes
WhatsApp d’habitants du Complexo. Il
y explique : “Si tu parles avec des gens du
CV (Comando Vermelho [“Commandement
rouge”], le rival du TCP), y te diront qu’on
—El País Brasil São Paulo vente de drogue dans les favelas de Parada est juste mauvais. Mais si tu parles avec
de Lucas, Cidade Alta, Vigário Geral, Pica-
D
quelqu’un qui t’aime, y va te dire ce qu’on
ans le Coran et la Bible hébraïque, Pau et Cinco Bocas. Ce n’est pas sa seule fait de bien ici. Union cool, peuple content.
Aaron est le frère aîné de Moïse et fonction : cet Aaron moderne de la cri- Y a encore beaucoup à faire mais c’est d’jà
prophète de Yahvé, le dieu d’Israël. minalité organisée a été ordonné pas- très différent de c’que c’était. C’que je peux te
C’était bien plus d’un millénaire avant teur d’une Église évangélique, selon les dire, c’est qu’ici on est purs, on ferme la porte
Jésus-Christ. Dans le Rio de Janeiro de 2021, investigations de la police. à personne. Si tu as le cœur pur et transpa-
Aaron est le surnom d’Álvaro Malaquias Le traiquant, qui répond également rent et que tu veux vivre ici, je peux même
Santa Rosa, 33 ans, le traiquant qui règne au nom de Peixão [“gros poisson”] t’armer, te donner du poids. Mais tu vas être
sur le Complexo de Israel, un –  allusion à l’antique sym- un mec parmi des centaines de mecs armés.”
ensemble de favelas regrou- bole du christianisme –, a fait Une référence à l’Armée du Dieu vivant.
pant plus de 130 000 personnes hisser des drapeaux d’Israël L’histoire du Complexo de Israel, qui
et situé dans la zone nord de la en divers points des territoires s’est consolidé en 2020 au milieu de la
capitale de l’État de Rio. sous son contrôle. L’étoile de pandémie de Covid-19, a commencé avant
Il est l’un des principaux chefs PORTRAIT David, le plus grand symbole Peixão. Le premier signe de la naissance
du gang Terceiro Comando Puro du judaïsme, est également pré- d’un nouveau mouvement, le narcopente-
(“Troisième commandement pur”, TCP) sente sur les murs des rues et ruelles du côtisme, au sein de la criminalité organi-
et a sous ses ordres des centaines de “mar- Complexo de Israel – on peut en aper- sée de Rio est apparu en 2013 avec le Bonde
tyrs”, armés de fusils d’assaut, prêts à tuer cevoir une depuis l’Avenida Brasil, l’une de Jesus [“Bande à Jésus”]. Sous la direc-
ou à mourir pour défendre les points de des principales de Rio. tion de Fernando Gomes de Freitas, dit
↙ Dessin de Pek,
Australie.
Fernandinho Guarabu, tué par la police
en 2019, les traiquants ont vandalisé
des terreiros [lieux de culte] de candom-
blé et d’umbanda [deux religions mêlant
croyances chrétiennes et rites africains] de
l’ensemble de favelas Morro do Dendê. Les
pères et mères de saint [chefs et prêtres de
ces deux cultes] ont été expulsés – ce qui
continue à se produire dans le Complexo.
Les guides religieux et les vêtements
blancs ont été interdits.
Ce phénomène s’est étendu à diverses
communautés contrôlées par le TCP. Après
Guarabu, une partie des chefs s’est convertie
au néopentecôtisme, pendant que certains
purgeaient une peine dans les prisons de
l’État. Rio de Janeiro est un bastion évan-
gélique au Brésil, 29,4 % de la population de
la ville se déclaraient adeptes de cette reli-
gion lors du dernier recensement, en 2010.
Peixão a sous ses ordres
des centaines de “martyrs”
armés de fusils d’assaut,
prêts à tuer ou à mourir.
Le TCP a pour principal ennemi le
Comando Vermelho, à qui il dispute des
territoires de la ville de Rio de Janeiro.
Il a conquis par la force une partie du
Complexo de Israel, qui était jadis sous
le contrôle du CV. Le TCP dispose d’un
grand allié pour assurer son expansion
et réussir à tenir tête à son rival, dont les
efectifs sont plus importants : les milices,
avec lesquelles il entretient des relations
encore récentes, mais prometteuses.
En décembre 2020, trois policiers mili-
taires ont été arrêtés, car soupçonnés d’avoir
des liens avec l’organisation de Peixão. Les
enquêteurs ont relevé que traiquants et
milices – des gangs d’anciens policiers et
de policiers passés du côté de la crimina-
lité organisée – avaient conclu un accord
dans une des favelas du Complexo de Israel.
Le TCP contrôle le traic de drogue, et
les milices se chargent des raccordements
illicites à la télévision par câble, de la four-
niture de gaz à prix excessif et du racket
des commerces, leurs activités classiques.
La situation n’est cependant pas com-
plètement paciiée, car certains policiers
ayant rejoint la milice locale sont oppo-
sés à cette alliance avec les traiquants.
Quoi qu’il en soit, tous deux ont le même
ennemi : le CV. Même si ce dernier a perdu
des territoires, il demeure le plus grand gang
de l’État de Rio de Janeiro et une force qu’il
faut afronter si on veut régner sur la cri-
minalité organisée de Rio. Les trois prin-
cipales organisations de traic de drogue
Comando Vermelho, Terceiro Comando
et Amigos dos Amigos [“Amis des amis”]
règnent à elles trois sur 34,2 % des quar-
tiers et 15,4 % du territoire de la ville de Rio.
—Gil Alessi
Publié le 27 mars
 Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021
COMMANDEZ
DÈS MAINTENANT
↓ Dessin d’Elena,
COLOMBIE Colombie.
Le Monde en 2021

“U pays – autorité indépendante qui comptabilisait Courrier international

le 11 mai 41 victimes civiles, ainsi qu’un publie “The World in 2021”.
policier. Dans un éditorial, le grand quo- Ce hors-série regroupe

aux plaies tidien de Bogota El Espectador évoque

“un pays aux plaies à vif” et écrit que,
quoi qu’il arrive désormais, “nous ne
chaque année les prévisions
de The Economist sur les
événements et les tendances

à vif” pourrons pas tourner la page sans éclair-

cir ces homicides dénoncés lors des mani-
qui caractériseront l’année
à venir.

Depuis un mois, la Colombie
connaît des manifestations
massives. Le phénomène
pourrait-il s’étendre
à toute l’Amérique latine,
malgré la féroce répression
dont il fait l’objet ?
festations”. Par ailleurs, une partie des • Format : 230 mm x 297 mm
violences viennent de certains protes- 8,50 € • 76 pages
tataires – très minoritaires. Frais de port
oferts
Cocktail explosif. Tout est parti d’un
projet de loi d’augmentation d’impôts
(dont certains taux de TVA) pour aider Best of 2020
à inancer la lutte contre la pandémie de
Covid-19. Comme tous les pays d’Amé-
rique latine, la Colombie est très touchée
Courrier international
a sélectionné dans
par le virus. Le pays a dépassé les 3 mil- ce hors série les articles
lions de cas, avec plus de 83 000 morts de la presse étrangère
pour 50 millions d’habitants. En 2020,

M
qui ont marqué l’année
anifestations massives quotidiennes, le PIB a chuté de près de 7 % et la pau- 2020.
blocages des rues et des routes, vreté a fortement augmenté. Peu après
violente répression des forces de les premières manifestations massives,
l’ordre : jeudi 20 mai, la Colombie était Iván Duque a retiré sa réforme iscale et • Format : 230 mm x 297 mm 8,50 €
• 76 pages Frais de port
entrée dans sa quatrième semaine de pro- même limogé son ministre des Finances.
testations, et rien ne laissait à penser que Mais cela n’a pas sui : les manifestants oferts
le mouvement pou- exigent maintenant
vait s’arrêter. Le très en priorité l’arrêt des
impopulaire président Revue violences policières,
de presse
de droite, Iván Duque, un revenu universel BON DE COMMANDE
semble débordé. Il a égal au salaire mini-
eu beau proposer un “dialogue national” mum, voire pour certains la démission À retourner accompagné de votre règlement à :
avec toutes les forces politiques et sociales du président. Courrier international - Service VPC - A2100 - 62066 Arras Cedex 9
du pays, rien n’y a fait. En face de lui : un “Pauvreté, pandémie, mauvaise gouver-
mouvement hétéroclite, aux mots d’ordre nance : un cocktail explosif”, titre le site
dispersés et sans leaders identiiés, où se transversal latino-américain Connectas, Le Monde en 2021 8,50 € x .... exemplaire(s) = €
mélangent notamment un Comité natio- qui évoque une possible propagation à Best of 2020 8,50 € x .... exemplaire(s) = €
nal de grève, des étudiants, des organisa- l’ensemble de l’Amérique latine : “Le cas Frais de port oferts 0€
tions amérindiennes, etc. de la Colombie démontre ce qu’un gouver- Total = €
Sévèrement réprimées par la police et nement ne doit pas faire en cas de poussée
l’armée, les manifestations ont fait de de ièvre sociale. Pour la région, il pourrait
nombreuses victimes, le chifre diférant être le signe d’une relance d’une vague géné-
Mes coordonnées : VCO21BA1595
selon les sources, que l’on reprenne le rale de protestations [après celle de 2019],
Parquet général de l’État, certaines ONG aggravée par la crise sanitaire.” □ Monsieur □ Madame
ou le bureau du Défenseur du peuple —Courrier international NOM ........... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
PRÉNOM ........ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
ADRESSE ....... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

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32. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
asie
Corée du Sud. Posco,
entreprise accusée de
financer la junte birmane
Comme l’entreprise française Total, une filiale de ce producteur
d’acier sud-coréen est mise en cause pour ne pas avoir cessé de reverser
des dividendes à l’État birman depuis le putsch du 1er février.
—Sisa In Séoul
A lors que des voix s’élèvent
de plus en plus nom-
breuses pour qu’on coupe
les ressources inancières de la
junte militaire birmane, qui conti-
nue à faire des victimes [plus de
800 morts depuis le coup d’État
militaire du 1er février, selon le
dernier bilan des ONG], la société
Posco International se trouve
sous le feu d’accusations. Cette
iliale du producteur sud-coréen
d’acier Posco (Pohang Iron and
Steel Company) est en efet le pre-
mier actionnaire d’un des quatre
gisements de gaz, nommé Shwe,
de ce pays d’Asie du Sud-Est, où
le gaz et le pétrole assurent l’es-
sentiel des revenus en devises
étrangères. L’État birman récu-
père 55 % des recettes qui en
proviennent, les 45 % restants
étant partagés entre les action-
naires. Posco International pos-
sède 51 % des actions de Shwe,
et Moge (Myanmar Oil and Gas
Enterprise), 15 % [Moge est une
entreprise publique birmane
contrôlée par les militaires, mise
en cause également dans le mon-
tage inancier avec Total, voir
encadré ci-contre].
Tandis que, depuis le 1er février,
des civils se font massacrer en
Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021
Birmanie, la société coréenne
ne prévoit pas de changer quoi
que ce soit. “La coopération a été
mise en place à l’époque du gouver-
nement civil. Il n’est donc pas juste
d’accuser notre société de soutenir
la junte militaire. L’argent est versé
sur un compte géré par l’État pour
servir la nation quel que soit le gou-
vernement.” Cette réponse que
nous avons obtenue d’un inter-
locuteur de Posco International
indique clairement que l’entre-
prise se moque de savoir à quoi
sert l’argent…
Pourtant, il existe des normes
internationales en la matière.
En 2011, le Conseil des droits
de l’homme des Nations unies
a adopté à l’unanimité les
“Principes directeurs des Nations
unies relatifs aux entreprises et
aux droits de l’homme”, ayant
pour but d’empêcher que les acti-
vités d’une entreprise entraînent
une violation des droits de
l’homme ou y contribuent, et
d’inciter les entreprises à agir
en faveur des victimes au cas
où une telle violation se produi-
rait. Selon ces principes, même
quand elle n’est pas directement
responsable des faits répréhen-
sibles et qu’elle se trouve impli-
quée du fait de diverses formes
de partenariat, une société est
ainsi tenue à un certain nombre
d’obligations en matière de res-
pect des droits de l’homme.
Pression concertée. Le gou-
vernement birman, auquel Posco
International verse des dividendes,
tout comme la Moge, est contrôlé
par la junte militaire. Thomas
Andrews, rapporteur spécial de
l’ONU sur la Birmanie, a recom-
mandé des sanctions contre la
Moge, considérée comme la plus
importante source inancière de
la junte. [Un groupe de sénateurs
américains a demandé que des
sanctions soient imposées pour
éviter que la compagnie américaine
Chevron ne verse des dividendes.
Chevron est actionnaire avec
Total du site gazier de Yadana.]
Michelle Bachelet, haut-commis-
saire des Nations unies aux droits
de l’homme, a déclaré de son côté :
“Les États ayant une influence doivent
exercer de toute urgence une pres-
sion concertée sur les militaires en
Birmanie pour que ceux-ci mettent
un terme aux graves violations des
droits humains et aux éventuels
crimes contre l’humanité commis à
l’encontre de la population.”
Les opposants birmans à la
junte accusent Posco de la inan-
cer. Le 5 mars, le Comité représen-
tatif du Parlement [qui rassemble
les députés élus en novembre
2020 mais empêchés de prendre
leurs fonctions par le coup d’État]
a adressé une lettre oicielle au
président de Posco, Choi Jeong-
woo : “Nous craignons sérieusement
que les recettes provenant des exploi-
tations pétrolières et gazières ne
servent la junte militaire actuelle et
son despotisme. Nous vous deman-
dons donc de cesser de les rémunérer
et de verser l’argent sur un compte
protégé jusqu’à ce qu’un gouverne-
ment démocratique soit rétabli.”
↙ Dessin de Kazanevsky,
Ukraine.
Pour Posco International, une
telle demande n’est pas accep-
table, fait-on savoir de manière
officieuse : “Ce sera considéré
comme une violation de contrat
de notre part, ce qui signifie pour
nous la fin du droit d’exploitation
du gaz, de nombreux procès contre
notre société de la part de tous ceux
qui sont impliqués dans le projet et
une perte financière énorme. Sans
parler du fait que la junte va en
profiter pour signer un nouveau
contrat avec une autre entreprise
étrangère, probablement chinoise.”
L’éventualité que la Chine
profite de l’occasion n’est pas
exclue, d’après des spécialistes
de la Birmanie. “Le problème est
complexe, car la Chine, l’Inde mais
aussi la Thaïlande convoitent les res-
sources naturelles de la Birmanie”,
airme Chang Chun-yong, pro-
fesseur du centre de recherche
sur l’Asie du Sud-Est de l’univer-
sité Hankuk.
Alors que des civils
se font massacrer en
Birmanie, la société ne
prévoit pas de changer
quoi que ce soit.
En fait, les relations entre
la junte militaire et Posco
International ne sont pas ano-
dines, contrairement aux expli-
cations fournies par la société
coréenne. D’après des rensei-
gnements obtenus auprès de
Lee Jae-jeong, députée du Parti
démocrate, au pouvoir à Séoul,
en février 2017, le construc-
teur de navires Dae Sun vou-
lait livrer un navire de guerre
à la marine birmane. Or l’ad-
ministration coréenne a refusé
son autorisation, au motif que
la Birmanie commerçait avec la
Corée du Nord. En juillet de la
même année, lors d’une réunion
réunissant diférents acteurs de
l’industrie militaire coréenne,
Posco International a demandé
si le navire fabriqué par Dae Sun
pouvait être exporté au titre d’une
“aide civile”. Et en février 2018,
Posco International a signé un
contrat en ce sens avec les auto-
rités birmanes.
Or, dans une vidéo que Sisa
In est parvenu à se procurer, on
voit Min Aung Hlaing, comman-
dant en chef de l’armée birmane
et instigateur du putsch, présen-
ter le bateau, en décembre 2019,
Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021
DES FINANCEMENTS
VIA LES PARADIS
FISCAUX
●●● Depuis le coup
d’État du 1er février,
les organisations de droits
de l’homme demandent
à Total et Chevron de
suspendre leurs liens
financiers avec la junte
birmane dans le cadre de
leur exploitation du
gisement gazier
de Yadana. Le 4 mai,
Le Monde [qui appartient
au même groupe que
Courrier international]
a mis en lumière le
montage financier via
les Bermudes réalisé dans
les années 1990, qui a
permis de détourner
des millions de dollars
vers la Myanmar Oil and
Gas Enterprise (Moge),
une entreprise contrôlée
par les militaires.
Le Washington Post
encourage de son côté
l’administration Biden
à imposer des sanctions
à la Moge tout en
permettant aux deux
entreprises “de poursuivre
la production de gaz
à condition qu’elles
ne transfèrent pas [aux
militaires] les profits”.
lors de la Journée de la marine, en
ces termes : “Il s’agit du meilleur
navire de guerre que la marine bir-
mane ait jamais possédé.” L’avocat
Kim Ki-nam, auteur d’un rapport
d’une ONG sur le massacre des
Rohingyas, commente : “En 2017,
au moment même où l’armée bir-
mane était accusée de massacrer des
Rohingyas, Posco International lui a
permis d’acquérir ce navire de guerre.
Cet épisode montre le lien étroit qui
existe entre eux. On peut peut-être
faire du business avec une dictature,
mais seulement tant qu’il n’y a pas
de conséquences en matière de vio-
lations des droits de l’homme. Telles
sont les normes internationales.”
Posco International n’est pas la
seule entreprise coréenne à possé-
der des actions du champ de gaz
Shwe ; l’entreprise publique Korea
Gas Corporation en détient à hau-
teur de 8,5 %. Une situation qua-
lifiée d’“inadmissible eu égard aux
critères environnementaux, sociaux
et de gouvernance (ESG) et aux
ASIE. 33
principes dictés par l’ONU”, pour
Lee Yang-hee, professeure à l’uni-
versité Sungkyunkwan, qui a été Comme aux plus mauvais jours
rapporteuse spéciale des Nations
unies pour la question des droits ●●● Comme une 194 8). Après la
de l’homme en Birmanie. résu r gence des
Revue ré pre s sion de s
de presse
“jours mauvais d’au- m a n i fest at ion s
Chantage. Posco, maison mère trefois”, la Birmanie d’août 1988, de nom-
de Posco International, a mis en sombre peu à peu dans une guerre breux étudiants avaient déjà rejoint
place un comité ESG en février. civile durable, remarque le New York les rangs de ces milices.
Il a également adhéré au Pacte Times. Des jours mauvais d’avant la Le gouvernement d’union natio-
mondial des Nations unies, dont parenthèse inédite de transition nale, formé comme représentant
la vocation est d’inciter les entre- démocratique que le pays a connue légitime des autorités élues et ren-
prises à adopter une attitude de entre 2012 et le coup d’État de février. versées par le coup d’État, a d’ail-
responsabilité sociale. Un employé “Des dizaines de milliers de fonc- leurs annoncé le 5 mai la formation
de Posco répond à Sisa In : “Depuis tionnaires des services de santé et d’édu- d’une “armée populaire de défense”,
le début, nous observons les règles cation ont été licenciés pour avoir pris adossée aux forces ethniques. “Ce
d’une gestion éthique ainsi que les part au mouvement de désobéissance qui avait commencé par des manifes-
normes internationales pour éviter civile. Les banques viennent à man- tations paisibles, voire joyeuses, se
toute atteinte aux droits de l’homme. quer de liquidités face aux demandes transforme en une résistance armée
Toute accusation à notre encontre de retraits. Elles taxent à des taux de dans tout le pays”, poursuit Asia
de violation des principes dictés par 8 à 9 % les retraits ou fixent des mon- Times. L’avenir du pays est des plus
l’ONU et l’OCDE est illégitime. Nous tants à ne pas dépasser”, relate Asia incertains alors que la fuite des cer-
continuerons à observer la situation Times. Les jeunes citadins s’oppo- veaux vers l’étranger s’accélère. Pour
birmane, et notre conseil d’adminis- sant au régime fuient vers les “zones le site, la prise de pouvoir du géné-
tration examinera s’il est nécessaire libérées”, aux mains de groupes ral Min Aung Hlaing constitue le
de prendre des mesures du point de ethniques armés (en conflit quasi “coup d’État militaire le moins réussi
vue des critères ESG.” continu depuis l’indépendance de de l’histoire de l’Asie moderne.”—
À cet égard, la recommanda-
tion de Lee Jae-jeong, la députée
démocrate, est sans ambiguïté :
“J’aimerais que les Coréens se sou-
Festival
viennent des massacres commis par
leur propre gouvernement dans le AFCAE ET BNP PARIBAS
passé [notamment lors des manifes- PRÉSENTENT
tations contre la dictature en 1980].
Qu’ils imaginent ce qu’aurait signi-
d’avant-
fié pour eux le fait qu’un pays étran-
ger vende un navire de guerre à ce
gouvernement et verse à celui-ci des
recettes provenant des ressources DU 9
nationales, sous prétexte de vouloir AU 15 JUIN 2021
premières
éviter que la Chine mette la main
sur ce contrat juteux. Ce prétexte
n’est qu’un chantage. Il est temps
que la Corée contribue à la démo-
cratie en Asie.”
—Chon Hye-won
et Kim Yong-hwa
Publié le 27 avril
5€ LA SÉANCE
SOURCE AVEC LE PASS DANS
SISA IN
TÉLÉRAMA
Séoul, Corée du Sud ET SUR TELERAMA.FR
Hebdomadaire
sisain.co.kr
Le titre a été créé en 2007 par
des journalistes qui ont quitté 1 FILM PAR JOUR
l’hebdomadaire Sisa Journal DANS 400 SALLES
après un conflit provoqué par la DE CINÉMA
censure d’un sujet par les
gestionnaires. Le journal tient
donc à son indépendance ; il
affiche le soutien d’une centaine
de personnalités progressistes.
 34. D’UN CONTINENT À L’AUTRE
afrique
Malawi. La tradition fait
des miracles à Mbenji
Alors qu’ailleurs dans le pays les ressources se sont étiolées, les eaux
qui entourent ce bout de terre restent généreuses en poissons. Une richesse
due au strict suivi de méthodes ancestrales. African Arguments est allé
à la rencontre des habitants de l’île.
IKON IMAGES
—African Arguments
Londres
I l y a des siècles, l’île Mbenji
était habitée à l’année par
une population fière d’y
vivre. Installés dans des habi-
tations faites d’herbe et de
branchages, les gens vivaient
confortablement sur ces terres val-
lonnées au milieu du lac Malawi,
qu’ils traversaient pour faire du
commerce sur l’autre rive.
Au fil du temps, ces habitants
en sont venus à croire que l’île
avait quelque chose d’extraordi-
naire. Les hommes racontaient
avoir vu des apparitions – y com-
pris de femmes nues – lors de sor-
ties de pêche. D’autres avaient
remarqué qu’à chaque fois que
quelqu’un tuait un serpent – une
espèce endémique –, un violent
orage éclatait dans la foulée. Pour
apaiser les esprits et préserver la
paix, les chefs ont mis en place
des sacrifices et instauré de nou-
velles coutumes.
Depuis cette époque, beaucoup
de choses ont changé. Les des-
cendants des premiers habitants
de Mbenji vivent en majorité sur
la rive d’en face, à Chikombe, où
le commerce est florissant. Mais
d’autres restent immuables. La
surpêche et la crise climatique
frappent le lac Malawi, mais autour
de Mbenji, les eaux restent pois-
sonneuses, ce que beaucoup attri-
buent au maintien des traditions.
Le 3 avril, des dizaines d’hommes
et de garçons se sont rassemblés
sur la plage de Chikombe. En vertu
de règles ancestrales, Mbenji est
interdite d’accès de décembre à
avril. Ils allaient enfin pouvoir y
retourner. À compter de ce jour et
pendant huit mois, ces pêcheurs
vont vivre sur l’île, désertée un
tiers de l’année. Ils feront sans
doute quelques allers-retours à
terre pour se ravitailler, mais ils
seront autosuffisants dans l’en-
semble. Des vendeurs de nour-
riture, de vêtements et d’autres
marchandises sont du voyage. Des
Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021
qui a fixé la date de réouverture
de l’île en consultant les esprits.
Un peu plus tôt, il a délégué à des
personnes de confiance la réali-
sation de sacrifices aux esprits
insulaires.
Il s’adresse maintenant à l’assis-
tance, accompagné de plusieurs
conseillers et représentants du
ministère de la Pêche. Il sou-
ligne que, sur l’île, les animaux
coexistent avec les humains. Il
est interdit de tuer toute créa-
ture vivante. Voler, boire de l’al-
cool et fumer sont aussi passibles
d’expulsion pour toute la saison
de pêche. Enfin, aucune femme
n’a le droit d’être là.
“Nous aimerions
reproduire cette
gestion participative
de la pêche.”
Kingsley Kamtambe,
M I N I S T È R E D E L’A G R I CULTURE
Depuis des siècles, ces principes
régissent la gestion de l’écosys-
tème local. “Nous croyons que Dieu
a d’abord créé la faune et la flore,
puis a créé l’être humain pour en
prendre soin, détaille Muhammad
Magwere. Nous pensons que ceux
qui ne préservent pas la nature
auront des comptes à rendre au
Créateur.”
“Toutes ces règles ont été trans-
mises par nos ancêtres, et il y a eu
des catastrophes à chaque fois que
frigos remplis de boissons fraîches nous nous en sommes écartés, pour-
et des vidéos sont même prévus. suit-il. Il y a dix îles sur le lac, mais
Les pêcheurs devront toute- je peux affirmer fièrement que la
fois se plier à des règles strictes.
Comme le veut la tradition,
Muhammad Magwere présente
les consignes avant d’embarquer
pour le trajet d’une heure trente
nôtre a des réserves abondantes de
poissons et que les gens viennent de
loin pour en profiter.”
Des fonctionnaires de l’État
malawite sont du même avis.
vers Mbenji. À 50 ans, il est le chef “Ils font ici une gestion participa-
makanjila, garant de la tradition tive de la pêche, affirme Kingsley
et messager des dieux. C’est lui Kamtambe, spécialiste de la ques-
tion au ministère de l’Agriculture
malawite. Nous aimerions repro-
Karonga duire cette démarche dans l’essen-
tiel des régions du Malawi où il y a
ZAMBIE de la pêche.”
TANZANIE
Un bateau portant l’inscription
Lac
Malawi Chifundo cha Mulungu (“Grâce de
Dieu”) emmène une trentaine
MALAWI
Île d’hommes et leurs affaires. Ils
Chikombe Mbenji parlent de nombreux dialectes
Lilongwe et langues. N’importe qui peut
pêcher autour de Mbenji, sur vali-
COURRIER INTERNATIONAL
MOZAMBIQUE dation d’une commission, et les
Blantyre hommes viennent de loin pour
profiter de ces eaux poissonneuses.
MOZAMBIQUE Asmen Kamanga, 33 ans, a fait
100 km
ZIMB. 150 kilomètres depuis le district
↙ Dessin de Nick Lowndes,
Royaume-Uni.
de Karonga, dans le nord du
pays, après avoir entendu parler
de Mbenji. Il travaille sur l’île
depuis plusieurs saisons et il
espère financer les frais de sco-
larité de ses enfants et subvenir
aux besoins de sa famille. “S’il y
a une île dans le pays sur laquelle
nous pouvons compter pour gagner
de l’argent, c’est bien celle-là. Nous
avons la belle vie ici et nous avons le
droit de partir si besoin. Ici, il n’y a
pas de bagarres, d’alcool ou de dis-
tractions qui poussent à gaspiller
de l’argent. À la fin de la saison,
on arrive à gagner jusqu’à 1 mil-
lion de kwachas [un peu plus de
1 000 euros], car nous sommes de
petits pêcheurs, mais les plus grosses
entreprises cumulent des millions.”
Barabado Yahaya, qui siège à
la commission de la pêche sur
Mbenji, est du même avis : selon
lui, il y a plus de 6 000 pêcheurs
sur l’île pendant la saison, et les
bonnes années, les équipages
peuvent gagner des millions de
kwachas par semaine. “L’île nous
a aidés à scolariser des enfants,
élever des orphelins, acheter des
biens et construire de belles mai-
sons”, détaille-t-il.
L’argent circule. Tous les
Malawites ne peuvent pas profi-
ter de cette abondance. Comme
les femmes sont proscrites sur
l’île, 50 % de la population est
exclue d’emblée. Certaines jugent
cette règle discriminatoire, mais
d’autres, comme Esnart Shabu,
35 ans, sont favorables au sys-
tème. Elle tient à Chikombe un
commerce de prêt-à-porter qui
est florissant grâce à la pêche.
L’interdiction lui convient, dans
la mesure où elle est donnée par
les esprits. “Nous tirons avantage
de l’île de nombreuses façons, en
particulier parce que nos maris
et fils pêchent là-bas, témoigne-
t-elle. Les affaires se portent bien
pendant la saison de la pêche, et l’ar-
gent circule dans la région. Il n’est
pas nécessaire d’être sur l’île elle-
même pour en bénéficier.”
Si le ministère de la Pêche
malawite réussit à reproduire
les traditions de Mbenji, qui ont
permis de protéger l’environne-
ment, quand de nombreuses crises
sont apparues ailleurs en raison
des pratiques non durables et du
changement climatique, alors le
modèle de l’île pourrait profiter
à beaucoup d’autres habitants.
—Charles Pensulo
Publié le 28 avril
 Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021
KENYA
Fini de rire
La satire est une tradition face à la brutalité des régimes en
place au Kenya. Mais ce contre-pouvoir subit de plein fouet
la répression du président Kenyatta, s’inquiète ce dessinateur.
CARTOON MOVEMENT
—Al-Jazeera Doha
P ar les temps qui sont les nôtres, c’est
d’ironie mordante que nous avons
besoin, pas d’arguments convaincants”,
déclarait l’abolitionniste américain Frederick
Douglass dans un discours de 1852. Il fai-
sait allusion au fait qu’il est inutile d’épilo-
guer sur l’iniquité de l’esclavage dans une
nation dont les textes fondateurs font de
la liberté un droit fondamental. Frederick
Douglass se servait de l’humour à la fois
comme d’un tampon et d’une arme face
aux contradictions absurdes de l’esclavage
dans l’Amérique du xixe siècle.
Mais il aurait pu tout aussi bien parler
du Kenya d’aujourd’hui, où, chaque jour,
le gouvernement semble en rajouter dans
l’absurdité. [En avril], la police a fermé les
artères principales de la capitale, Nairobi,
sous prétexte du couvre-feu sanitaire, occa-
sionnant des embouteillages monstres.
Les Kényans se sont alors connectés aux
réseaux sociaux pour donner libre cours à
leur indignation, versant souvent dans la
satiree. De fait, l’humour et la satire sont
devenus un moyen privilégié de dénoncer
la kleptocratie et l’impéritie du pouvoir.
Mais l’État kényan ne rit pas, lui.
[Le 6 avril], tandis que les Kényans
fustigeaient sur Internet les dernières
PHOTO AL JAZEERA
manœuvres du gouvernement visant à
obtenir des prêts du Fonds monétaire inter-
national, l’activiste Edwin Mutemi wa
Kiama se faisait arrêter par la police pour
avoir fait circuler une aiche proclamant
que le président, Uhuru Kenyatta, n’était
“pas autorisé à agir ou à conclure des tran-
sactions au nom du peuple kényan”.
Au tribunal, les procureurs ont déclaré :
“Le président est un symbole d’unité et toute
attaque contre l’institution qu’il représente
constitue un outrage”, et la cour a ordonné
le placement en détention d’Edwin Mutemi
wa Kiama. Prenant une décision ridicule
et d’ailleurs vivement critiquée, le magis-
trat lui a réclamé une caution de 4 600 dol-
lars [3 700 euros], soit plus de deux ans de
salaire pour un Kényan moyen [une somme
que l’humoriste n’a pas pu payer, il est donc
resté en détention ], et lui a interdit d’évo-
quer la dette extérieure du Kenya ou le pré-
sident sur Internet. La cinquième règle de
l’ouvrage de référence signé de l’activiste
américain Saul Alinsky sur l’organisation
des mouvements citoyens, Être radical, rap-
pelle que “le ridicule est l’arme la plus puis-
sante dont puisse disposer un homme”. De
fait, la réaction excessive de l’État a plaidé
la cause de Kiama en mettant en lumière
l’intolérance de l’État.
Au il de leur histoire, les Kényans ont
dû apprendre à manier l’humour face aux
absurdités de l’État. “L’humour était, pour de
larges pans de l’opinion, un moyen de priver les
missionnaires et les responsables politiques de
la considération qu’ils recherchaient”, observe,
au sujet du Kenya colonial, Derek Peterson,
professeur d’histoire et d’études africaines à
l’université du Michigan. Qu’il s’agisse d’un
↙  “Liberté d’opprimer”.
Dessin de Gammz, Kenya.
rire pendant la prière pour contrer les mis-
sionnaires cherchant à convertir les habi-
tants ou de plaisanteries sur leur “calvaire
entre les mains d’individus déraisonnables”
dans les camps de torture créés par le gou-
vernement britannique, l’humour était une
constante dans la résistance à la domina-
tion coloniale.
Après l’indépendance, et surtout sous
le règne despotique (de 1978 à 2002) de
Daniel arap Moi, satiristes, journalistes,
dramaturges et romanciers sont montés au
créneau pour réclamer à l’État le rétablis-
sement des droits. Voyant ce dernier céder
du terrain, les satiristes se sont enhardis.
Aujourd’hui, avec l’avènement d’Internet
et des réseaux sociaux, il ne se passe guère
une journée sans qu’on découvre un tweet,
un mème ou un dessin rageurs étrillant les
faux pas, publics ou privés, du président et
de ses acolytes. Kenyatta lui-même a invo-
qué cette satire pour expliquer sa décision
de quitter le réseau social Twitter.
Le culte de l’invincibilité. L’issue du
bras de fer entre l’État et les satiristes sera
lourde de conséquences. Toutes les ver-
sions antérieures de l’autoritarisme, depuis
l’occupant britannique jusqu’à Daniel arap
Moi, reposaient sur le culte de l’invinci-
bilité et de l’omnipotence pour gagner
l’assentiment de l’opinion. À l’heure où
Kenyatta cherche à restaurer le régime
brutal et centralisé de son père [Jomo
Kenyatta a dirigé le pays de 1964 à 1978],
un grand nombre de Kényans tentent de le
priver de cette aura intimidante, saisissant
la moindre occasion pour le remettre à sa
place. La démocratisation de la satire sur
Internet et les réseaux sociaux empêche
le gouvernement d’avoir prise sur eux.
Jusqu’à présent, il a fait périodiquement
appel à la justice pour museler de force
ses détracteurs. En décembre 2014, un
blogueur en vue, Robert Alai, a ainsi été
accusé d’outrage à la fonction présidentielle
après avoir tweeté que Kenyatta était un
“président adolescent”. Un mois plus tard,
un étudiant, Alan Wadi, était condamné
à deux ans d’emprisonnement pour avoir
traité Kenyatta de “fumeur [de marijuana]
criminel et renégat aux yeux rouges”.
Plus récemment, plusieurs blogueurs et
journalistes ont été poursuivis en justice
pour des allégations de corruption ou pour
avoir publié ce que le gouvernement quali-
ie d’informations fallacieuses au sujet du
Covid-19 – ce qui, a-t-il estimé, revenait à
monter l’opinion contre l’exécutif.
Autant de signaux qui inquiètent. Les
satiristes kényans sont les canaris dans
la mine qui permettent de savoir si l’air
est propice ou non à la démocratie et à la
liberté d’expression. Si Kenyatta parvient
à leur clouer le bec, le rêve démocratique
du Kenya disparaîtra avec eux.
—Patrick Gathara
Publié le 25 avril
AFRIQUE. 35
L’auteur
À 49 ans, Patrick Gathara
est l’un des journalistes
les plus connus du Kenya.
Collaborateur régulier
de plusieurs médias
internationaux comme
Al-Jazeera et le Washington
Post, il est également l’un
des piliers de The Elephant,
un site kényan panafricaniste et
engagé. La plume aussi acérée
que le crayon, Patrick Gathara
est, de plus, dessinateur 
de presse. Mais ces derniers
mois, c’est une série de tweets
qui a été particulièrement
remarquée. Le 1er novembre,
à la veille de l’élection
présidentielle américaine,
il décrivait le processus
électoral à venir en singeant
la façon dont les médias
occidentaux rapportent
les scrutins en Afrique. “Alors
que les bureaux de vote doivent
ouvrir dans quarante-huit
heures, le régime autoritaire
de Donald Trump tente
de consolider son emprise
sur la nation nord-américaine
en difficulté, riche en pétrole
et dotée d’armes nucléaires. Les
analystes doutent que l’élection
mettra fin à des mois de
violence politique”, débutait-il.
Ce tweet a été vu plusieurs
millions de fois et a été
retweeté près de 50 000 fois.
SOURCE
AL-JAZEERA
Doha, Qatar
aljazeera.net
En 2006, Al-Jazeera English,
déclinaison anglophone
de la chaîne Al-Jazeera
panarabe, est lancée. Elle
est destinée à un public non
arabophone. Son site publie
les informations et émissions
difusées sur la chaîne
et se distingue par sa rubrique
Al-Jazeera English in-depth,
qui propose des analyses
et des reportages réalisés
sur le terrain “en profondeur”.
36. AFRIQUE
NIGERIA
Seun Kuti,
au nom du père
Légende de l’afrobeat, Fela Kuti était aussi
la voix de la lutte pour la démocratie
dans les années 1970. Un demi-siècle
plus tard, son fils Seun marche dans
ses pas en espérant faire changer le Nigeria.
Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021
—The Guardian Londres
D epuis soixante ans, rien n’a
vraiment été résolu dans ce
pays, airme Seun Kuti.
Que ce soit dans les domaines de la
santé, de l’éducation, de l’approvi-
sionnement en électricité, des trans-
ports, de la sécurité sociale, rien
n’a été fait.”
Galvanisé par la brutalité de la
police nigériane contre les mani-
festants en octobre dernier, le
musicien de 38 ans, nommé aux
Grammy Awards et fils cadet
de la légende de l’afrobeat Fela
Kuti, a ressuscité le parti poli-
tique socialiste de son
père, le Mouvement
du peuple [MOP, en
anglais]. Dans un
contexte d’exaspéra-
tion croissante géné-
ralisée par rapport à la
manière dont le Nigeria
est dirigé, il espère que le
MOP pourra être un vecteur
de changement en 2021.
Selon lui, l’année “bizarre” qui
vient de s’écouler a été marquée
par l’exacerbation de déis propres
au Nigeria. En octobre, Seun Kuti
a déilé avec des milliers d’autres
personnes lors des manifestations
#E nd S a r s
[La in de la
Sars] contre
les violences
policières.
Ces personnes
étaient encore
traumatisées par la mort
de manifestants [un important
mouvement de contestation a été
sévèrement réprimé, une ving-
taine de morts a oiciellement
été recensée].
Le MOP a été fondé en 1979
par Fela avant l’échec de sa seule
et unique candidature à la pré-
sidence. Il s’agit là d’un épisode
parmi d’autres d’une vie extraor-
dinaire consacrée à la musique et à
la résistance, au cours de laquelle
il a dû faire face à une violence
presque sans in et à la répression
des autorités nigérianes.
Selon Seun Kuti, les perspec-
tives des partis contestataires
sont meilleures maintenant, bien
qu’encore lointaines. “Aujourd’hui,
c’est plus facile d’atteindre le cœur
du peuple nigérian avec ce genre
de message que cela ne l’était dans
les années 1970, tellement les pro-
blèmes sont lagrants, souligne-t-
il. Pendant des années, les élites ont
imposé ce funeste système capita-
liste tourné contre les pauvres, mais
les gens sont-ils vraiment pour ?
Comment peut-on être capitaliste
sans capital ? On commence à com-
prendre qu’il y a quelque chose qui
cloche dans ce système.”
Conscience de classe. Seun
Kuti espère que la nouvelle version
du MOP, qui rassemble toute une
série de petits groupes de militants
de gauche, se fera l’écho de ces
problèmes de façon plus eicace,
“en donnant la parole aux masses
et en construisant une conscience
de classe”. Mais il dit se moquer
d’être ou non candidat à la prési-
dentielle et airme que les objec-
tifs du groupe s’inscrivent sur le
long terme. “Non, ce ne sera pas
moi. Je suis un artiste. Mais il est
certain que nous aurons des candi-
dats dans tout le pays.”
“La hiérarchie militaire a tou-
jours veillé à ce que des hommes
en treillis soient au pouvoir. Nous
devons mettre un terme à ce sys-
tème et construire un mouvement
de masse à partir de la base”, pour-
suit l’artiste.
Au Nigeria, il est diicile de ne
pas avoir une vilaine impression
de déjà-vu. Dans les années 1980,
Muhammadu Buhari, qui est
aujourd’hui président, était un
dictateur militaire et une cible
de choix pour Fela, qui n’avait de
cesse de composer des chansons
politiques [Buhari a été au pou-
voir de 1983 à 1985 après un coup
d’État, puis a été élu en 2015 et
réélu en 2019]. À l’époque comme
aujourd’hui, un climat de conster-
nation régnait face aux diicultés
↙ Seun Kuti. Dessin
de Kichka , Israël, pour
Courrier international .
économiques, à l’afaiblissement
de la monnaie et à une campagne
anticorruption qui battait de l’aile.
Le 20 octobre dernier, des
dizaines de manifestants ont
été tués par l’armée et la police,
notamment au péage de Lekki, à
Lagos [les forces de l’ordre ont
ouvert le feu sur les manifestants,
réunis paciiquement sur cet axe
majeur de la capitale économique,
faisant une dizaine de morts].
Mais ce massacre n’est que l’un
des nombreux épisodes où des
manifestants et des critiques du
pouvoir ont été attaqués, arrê-
tés ou ont été victimes d’agres-
sions de la part d’agents de l’État.
“Lors d’une manifestation, un
type est venu chez moi, il était blessé
par balle au côté, comme ça, raconte
Seun Kuti en montrant son torse.
On parle du massacre de Lekki, mais
ils ont tiré sur des gens partout.”
Le premier meeting du MOP
devait se tenir en décembre dans
l’ancien club de Fela, l’Afrika
Shrine, une enclave bohème où
il s’est souvent produit. Mais des
dizaines de policiers armés ont
encerclé le bâtiment et leur ont
interdit d’organiser la réunion,
si bien que le MOP a dû la tenir
ailleurs.
“Cela montre simplement qu’elles
[les autorités] ont la trouille. Elles
essaient de faire passer un mes-
sage, mais elles ne peuvent pas faire
cesser notre action”, dit Seun Kuti.
Tout en se roulant un joint dans
un papier de sa propre marque,
il raconte combien l’absence de
tournées l’année dernière a été
diicile à vivre : “Mon groupe me
manque. Nous avions des projets
l’année dernière qui ont été annulés,
mais j’espère que nous allons pou-
voir reprendre cette année.” Jouer
du saxophone lui fait bien, nous
conie-t-il.
Bien que la musique, la famille
et de nouvelles activités commer-
ciales pour compenser le manque
de représentations lui prennent
du temps, le changement poli-
tique reste son principal sujet de
préoccupation :
“C’est peut-être diicile d’être opti-
miste, mais je le suis ! Nous voulons
mettre en place diférentes façons
d’entrer en relation avec les masses,
parce qu’elles sont franchement igno-
rées. Nous ne pouvons pas appor-
ter de changement sans les gens, il
est donc primordial de leur donner
la parole.”
—Emmanuel Akinwotu
Publié le 22 février
 C’était
mieux avant,
mais
avant quoi ?
Écoutez le monde changer
de 18h à 20h dans Europe Soir
avec Julian Bugier
38.
tra n s-
versales.
économie
Ces livreurs
qui choisissent
l’autogestion
Emploi. Un peu partout en Europe, des anciens
coursiers de Glovo, Deliveroo et consorts créent
des coopératives de livraison. Une manière de sortir
de l’isolement, de s’émanciper et d’améliorer leurs
conditions de travail.
—The Guardian (extraits)
Londres
C ristina González a passé
beaucoup de temps à
attendre, en 2018. Cette
jeune femme de 29 ans était alors
livreuse pour Glovo, la plate-
forme espagnole de livraison
de repas, à Vitoria-Gasteiz, sa
ville natale basque. Elle avait
Sciences........ 39
Environnement .. 40
Signaux ........ 41
l’impression d’être tout le temps
sur la brèche.
Si Glovo travaille avec des res-
taurants, les clients peuvent aussi
commander auprès de super-
marchés. À en croire Cristina
González, “c’était le bordel intégral :
il y a souvent des erreurs dans les
commandes de supermarchés”. Si
le magasin n’avait pas un article
en stock et que Cristina González
Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021
le remplaçait par un équivalent, il
arrivait qu’elle soit mal notée par
le client. Si elle refusait la com-
mande, elle craignait que son éva-
luation sur la plateforme ne s’en
ressente. “C’était hyper stressant.”
Cristina González est toujours
livreuse, mais elle gagne 10 euros
de l’heure après impôts et cotisa-
tions sociales, soit plus du double
de sa précédente rémunération.
The Financial Times, Royaume-Uni.
Elle dit que les clients d’Eraman,
la coopérative de livraison pour
laquelle elle travaille aujourd’hui,
sont plus compréhensifs en cas de
petit problème, et que les tâches
sont plus variées : elle ne fait pas
que livrer, elle gère aussi la répar-
tition des courses, il y a une meil-
leure communication, elle a le
sentiment d’être plus autonome.
Elle se verrait bien travailler
cinq à dix ans dans ce nouvel
avatar de la gig economy [écono-
mie à la tâche] – bien plus long-
temps qu’elle ne l’aurait fait chez
Glovo. “C’est un boulot mais c’est
bien plus que ça. Chez Eraman, on
est un maillon d’une chaîne, on fait
partie d’une équipe. Alors que chez
Glovo, on n’est qu’un pion, on est
au bas de l’échelle.”
À Berlin, Mattia Carraro a
suivi un parcours analogue. Ce
livreur de 33 ans a travaillé pour
Deliveroo pendant deux ans avant
d’entrer chez Khora, un collectif
de livraison de repas de 30 per-
sonnes lancé en mars 2020. En
Allemagne, la rémunération de
ce type d’emploi est assez cor-
recte – ceux qui travaillent pour
les grandes plateformes sont des
salariés bénéiciant d’une protec-
tion sociale, généralement payés
à l’heure et non à la livraison,
comme c’est le cas pour la plu-
part des livreurs au Royaume-Uni.
S’il était satisfait de sa paie,
Mattia Carraro en avait en
revanche assez de la précarité de
ce travail, et aussi du manque de
contact humain. Deliveroo a mis
in à ses activités en Allemagne en
2019, et quand Khora s’est créée, il
a postulé. Même s’il doit s’occuper
de tâches administratives – une
réunion hebdomadaire de deux
heures où les décisions sont prises
par consensus, plus une quinzaine
↙ Dessin de Pudles, paru dans
d’heures par semaine, non payées,
consacrées à de la gestion –, le
jeune homme se sent heureux
d’être membre d’une coopéra-
tive. “Je suis prêt à gagner moins
d’argent, reconnaît-il, pourvu que
je travaille dans un environnement
où je me sens bien, où je sais que
les problèmes vont être résolus et
où nous sommes tous amis. C’est
quelque chose qu’on ne va pas faire
seulement une saison ou le temps
de trouver mieux, mais plutôt un
travail qu’on aime bien, qu’on va
vraiment vouloir garder.”
Consensus. Mattia Carraro ne
fait pas seulement des livraisons
à vélo : comme d’autres membres
de la coopérative, il s’occupe aussi
de la planiication. “Je promène
mon chien, je prends mon petit
déjeuner à l’extérieur, puis à midi
je commence à travailler, à traiter
les courses, tout en fumant comme
un pompier, en mangeant du yaourt
et du pop-corn. Puis à 10 heures du
soir j’ai ini ma journée et je mange
correctement.”
Dans diférents pays d’Europe,
ces coopératives dirigées par
leurs salariés s’enorgueillissent
de leur gestion démocratique. Le
cofondateur d’Eraman, Paul Iano,
28 ans, explique que cette entre-
prise de dix personnes prend les
décisions par consensus. “Dans
une coopérative, si vous devez
voter sur une décision, je dirais
que vous avez déjà un problème”,
commente-t-il.
Quoi qu’il en soit, aucune de
ces deux entreprises ne pourrait
exister sans le logiciel sur lequel
elle s’appuie. [La fédération de
coopératives] CoopCycle a été
fondée par Alexandre Segura,
un programmeur marseillais.
Au printemps 2016, il se rendait
presque tous les soirs sur la place
de la République à Paris pour par-
ticiper au mouvement de contes-
tation Nuit debout.
Alexandre Segura a contribué
à la création d’un site web pour le
mouvement. Il passait une bonne
partie de son temps à discuter
des efets néfastes de l’écono-
mie à la tâche, source d’exploi-
tation, et du fait qu’elle devrait
être gérée davantage par les uti-
lisateurs eux-mêmes. “Cela m’a
donné des idées”, assure-t-il. Ainsi,
à quelque temps de là, quand son
beau-frère et des milliers d’autres
livreurs ont perdu leur emploi
au sein de la start-up belge de
livraison de repas Take Eat Easy
Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021
[qui a fait faillite], il a décidé de
lancer un projet d’entreprise sur
son temps libre. “Il s’agissait d’un
exercice intellectuel”, estime-t-
il. But du jeu : reproduire [par
rétro-ingénierie] la technologie
proposée par Deliveroo, Uber
et autres grandes plateformes,
ain d’émanciper les livreurs. Il
en est résulté une appli de livrai-
son qui propose un logiciel et
de l’aide, mais oblige les utilisa-
teurs à remplir deux conditions :
la plateforme doit appartenir à
ses salariés et tous les bénéices
doivent être redistribués aux tra-
vailleurs propriétaires.
Ces derniers temps, il semble
que le monde commence à donner
raison à Alexandre Segura. La
Cour suprême espagnole a jugé
en septembre que les livreurs
de Glovo n’étaient pas des auto-
entrepreneurs, mais bel et bien
des salariés ayant droit aux
congés payés et aux congés mala-
die. Le 11 mai, le gouvernement
socialiste de Pedro Sánchez a
promulgué une loi entérinant
cette décision de justice, don-
nant un délai de trois mois aux
sociétés de livraison pour sala-
rier leurs livreurs. La ministre du
Travail, Yolanda Díaz, a déclaré
que cette législation mettait l’Es-
pagne “à l’avant-garde d’un chan-
gement technologique qui ne doit
pas se faire au détriment du droit
du travail”, ajoutant : “À l’avenir,
il importe avant tout de concilier
développement technologique et
protection sociale.”
“C’est un boulot mais
c’est bien plus que ça.
On fait partie d’une
équipe.”
Cristina Gonzáles,
LIVREUSE POUR ERAMAN
De par le monde, au moins
40 actions en justice ont été
intentées contre des sociétés
de la gig economy, notamment
Uber et Deliveroo, pour protester
contre les conditions de travail des
livreurs à vélo et des chaufeurs.
Les coopératives estiment que
leur modèle économique est plus
avantageux pour les restaura-
teurs, aussi bien que pour les
livreurs. Eraman, par exemple,
facture aux restaurants entre
10 % et 20 % du montant de la
commande. Par comparaison,
Deliveroo prend 32 %, Glovo
touche en moyenne 35 %, et la
commission de Just Eat et d’Uber
Eats atteint 36,20 %.
Reste à savoir si des entre-
prises gérées par leur personnel
pourront ofrir une vraie solu-
tion de rechange face aux géants
de la livraison à domicile. Pour
Vera Trappmann, de l’univer-
sité de Leeds, l’une des coau-
teures de “Global Labour Unrest
on Platforms : the Case of Food
Delivery Workers” [“Agitation
sociale planétaire sur les plate-
formes : le cas des livreurs de
repas”], un rapport publié in 2020
par la Fondation Friedrich Ebert,
associée au Parti social-démocrate
allemand, le modèle de la coopé-
rative montre qu’un avenir difé-
rent est possible — “un avenir où
il aurait d’autres moyens de par-
tager les risques et les bénéices”.
Cela étant, un changement radi-
cal des conditions de travail pour
tous les livreurs, sur le modèle
de Coopcycle, lui paraît peu pro-
bable. Elle estime néanmoins que
les coopératives associées à des
plateformes numériques ont de
beaux jours devant elles.
Motos. “On sait que les jeunes, en
particulier, n’aiment pas travailler
dans les environnements bureaucra-
tiques, fondés sur l’exploitation, qui
sont ceux de nombreuses sociétés, et
optent donc souvent pour le statut
d’autoentrepreneur, souligne-t-
elle. Ils ont davantage tendance à
s’interroger sur la valeur du travail
dans les grandes entreprises, et les
coopératives pourraient de plus en
plus leur convenir.”
CoopCycle compte maintenant
67 coopératives dans sept pays
dans sa “fédération”, et depuis
l’Europe, l’association s’est éten-
due au Canada et à l’Australie.
Elle est sur le point de conclure
des accords avec des collectifs
argentins et mexicains, même si
l’éventuelle utilisation de motos
fait débat : va-t-elle à l’encontre
des valeurs écologistes de la fédé-
ration ?
Adrien Claude, un collègue
d’Alexandre Segura, paraît à la
fois enthousiaste face à l’ave-
nir et quelque peu épuisé. “Nous
essayons de changer le monde. Ce
n’est pas facile, parce que nous
sommes humains et qu’on ne vit
pas dans un monde parfait. Rien
ne sera sans doute jamais parfait,
mais nous essayons d’améliorer les
choses au jour le jour.”
—Sophie Atkinson
Publié le 11 mai
SCIENCES
Observer les étoiles,
soigner les cancers
Imagerie médicale. Des techniques de
l’astronomie appliquées à la médecine pourraient
permettre de faire progresser l’oncologie.
—The Economist Londres
A lexander Szalay, astro-
nome à l’université Johns
Hopkins, aux États-Unis,
travaille depuis vingt ans sur la
carte du cosmos la plus détaillée
de notre histoire. Il s’appuie sur les
données d’un relevé astronomique
qui a commencé en 2000, le Sloan
Digital Sky Survey. À ce jour, ce
projet a cartographié un tiers de la
voûte céleste et observé près d’un
milliard d’objets astronomiques.
Le télescope utilisé, installé
au sommet d’une montagne au
Nouveau-Mexique, collecte les
données en enregistrant l’arrivée
des photons lumineux, qui sont
transformés en un signal élec-
trique. Ensuite, Alexander Szalay
et ses collègues éliminent le bruit
[la partie altérée ou inutile du
signal], déterminent le type d’ob-
jet vers lequel est tourné le téles-
cope et sa distance, et créent ainsi
une représentation de la réalité.
À présent, Alexander Szalay
ajoute un microscope au téles-
cope. En coopération avec Janis
Taube, pathologiste à l’univer-
sité Johns Hopkins, il travaille sur
AstroPath, un projet où astronomie
TRANSVERSALES.
↙ Dessin de Walenta paru dans
The Wall Street Journal, New York.
et pathologie se conjuguent pour
mettre au point un système qui
applique à l’imagerie des cellules
cancéreuses la méthode du Sloan
Digital Sky Survey.
Coutumier des analogies astro-
nomiques, il explique que les can-
cers sont le plus fréquemment
observés de très près, ce qui revient
à étudier l’univers avec le télescope
spatial Hubble. Cet instrument
ne peut faire la mise au point que
sur une zone ciblée du ciel, mais
il peut ensuite immortaliser ses
observations avec une immense
précision, grâce à de très longs
temps d’exposition.
Hubble n’a ainsi arpenté que
45 des 41 253 degrés carrés de la
sphère céleste [sphère imaginaire
au centre de laquelle se trouve la
Terre]. À l’opposé, le Sloan Digital
Sky Survey a fait le relevé d’envi-
ron 15 000 degrés carrés, mais
de façon plus sommaire. Cette
démarche de grande envergure
permet aux astronomes de com-
prendre la structure globale de
l’univers en voyant des groupes
entiers de galaxies et leurs liens.
Les deux perspectives ont leur
utilité. Comme il est rare que les
spécialistes de la biologie tumorale
39
choisissent la vue d’ensemble,
AstroPath a pour but de combler
cette lacune. Les microscopes
utilisés ont la particularité d’en-
registrer des images de coupes
transversales épaisses de tumeurs.
Ces images sont traitées avec les
mêmes techniques d’analyse de
données que celles du Sloan Digital
Sky Survey.
Dépistage. AstroPath mobilise
notamment une technique appelée
immunoluorescence ain de pro-
duire ses images : il s’agit d’utiliser
des anticorps pour marquer, selon
un code luorescent, certaines pro-
téines. On cartographie ainsi, cel-
lule par cellule, la répartition de
ces protéines dans une tumeur.
Pour l’instant, AstroPath a
scanné plus de 226 millions de
cellules issues de trois types de
tumeurs : un cancer du poumon et
deux cancers de la peau (un méla-
nome et un carcinome à cellules
de Merkel). Alexander Szalay sou-
ligne que ces trois cas ont néces-
sité de traiter un plus gros volume
de pixels que ne l’a fait le Sloan
Digital Sky Survey dans sa totalité
à ce jour. Et ce n’est qu’un début.
À terme, lui et Janis Taube ambi-
tionnent de collecter et de traiter
mille fois plus de données.
De son côté, la chercheuse
espère surtout qu’AstroPath per-
mettra de mettre en lumière cer-
taines molécules, pour ensuite
concevoir des dépistages sanguins
du mélanome et du cancer du
poumon, et mieux comprendre
comment ces tumeurs réagissent
à l’immunothérapie. Comme cer-
tains cancers bloquent la fonction
antitumorale du système immu-
nitaire, si cette agression est neu-
tralisée le système immunitaire
pourra de nouveau jouer son rôle.
La scientiique espère identiier
des marqueurs (notamment au
niveau de la protéine immuno-
régulatrice PD-1) qui permettront
de prédire si un patient réagira à
ce type de traitement et, le cas
échéant, selon quelles modalités.
Le véritable objectif est de
mettre les résultats à disposition
du grand public sous la forme d’un
atlas des cancers, dans une présen-
tation comparable à Google Maps.
Tout oncologue pourra alors explo-
rer ces données et tirer des conclu-
sions en fonction de son domaine
de spécialité. La recherche contre
le cancer pourrait alors atteindre
de nouveaux sommets.—
Publié le 22 avril
40. TRANSVERSALES
ENVIRONNEMENT
Les cigales magiques
sont revenues
Biodiversité. Aux États-Unis, des milliards
de ces insectes sortent de terre une fois tous
les dix-sept ans. Le réchauffement de la planète
perturbe-t-il leur cycle ? se demande Grist.
—Grist Seattle
L es petites préférées
des Américains sont
de retour : les premiers
spécimens issus du couvain X
des Magicicada septendecim, ou
“cigales de dix-sept ans” (oui,
Magicicada c’est bien l’aggluti-
nation de magic cicadas : “cigales
magiques”), ont commencé à
sortir de terre dans tout l’est
des États-Unis. Leur apparition
marque le début d’une saison au
cours de laquelle ces milliards
d’insectes vont muer, lancer des
cris stridents pour trouver des
partenaires, avant de mourir
quelques semaines plus tard,
laissant leurs carcasses joncher
les pelouses et les toits, du New
Jersey à l’Illinois.
Il s’agit d’un phénomène surve-
nant une fois toutes les deux décen-
nies environ, et qui nous rappelle
– s’il en était besoin – que le temps
passe… “Les cigales périodiques
sont des ‘bestioles de l’histoire’”,
airme Gene Kritsky, biologiste
à l’université Mount St. Joseph
de Cincinnati, qui sait de quoi
il parle puisqu’il est en quelque
sorte un entomologiste-historien,
auteur de livres et d’articles aux
Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021
titres alléchants tels que The Tears
of Re : Beekeeping in Ancient Egypt
[“Les larmes de Râ : l’apiculture
dans l’Égypte ancienne”] ou
The Insects and Arthropods of the
Bible [“Insectes et arthropodes
de la Bible”, aucun des deux n’est
paru en français].
Le calendrier régulier des
cigales fait partie de leur charme,
explique Gene Kritsky. Si votre
enfant est né lors de la der-
nière apparition du couvain X,
il est maintenant adolescent.
Ces cigales sortent tous les dix-
sept ans (treize ans pour d’autres
espèces de cigales périodiques),
qu’importent les pandémies, les
guerres, les élections présiden-
tielles et autres événements de
ce monde.
Horloge interne. Mais certains
chercheurs pensent qu’avec le
réchaufement de la planète, leur
calendrier si iable pourrait être
altéré. Les cigales dépendent de
leur horloge interne. Elles passent
toute leur vie sous terre (à l’ex-
ception de ces dernières semaines
orgiaques), à siroter les nutri-
ments tirés des racines et à comp-
ter les années jusqu’à ce qu’elles
puissent se précipiter en dehors
de leurs minuscules repaires.
En l’an 17 de leur vie, lorsque la
température du sol atteint envi-
ron 18 °C et que la terre a été
ramollie par des pluies récentes,
les nymphes commencent à se
diriger vers la surface en gigo-
tant pour extraire d’un trou de
la taille d’une pièce de monnaie
leur corps charnu et annelé.
Cependant, les cigales pério-
diques semblent surgir de plus
en plus tôt ces dernières décen-
nies. Selon Gene Kritsky, qui
a épluché des journaux et des
agendas où était notée la date
d’apparition des cigales au cours
du siècle dernier, avant 1950,
elles commençaient en général
à sortir entre le 20 et le 28 mai,
alors qu’aujourd’hui elles pointent
leur nez dès la première quin-
zaine du mois. D’après une pre-
mière analyse effectuée par
Climate Central, un organisme
de recherche et de communica-
tion à but non lucratif, en avril et
mai, les régions des États-Unis
fréquentées par le couvain X sont
plus chaudes de 8 °F [environ
4,5 °C] qu’en 1970, et de 1,1 °F
[0,6 °C] qu’en 2004, date de la
dernière apparition des insectes.
C’est plus qu’il n’en faut pour les
↙ Les cigales périodiques se rencontrent
dans l’est des États-Unis. Photo de
Christopher Capozziello/The New York Times/REA
pousser à se précipiter hors de
terre avant l’heure.
Avec le réchauffement des
températures, les cigales s’em-
mêlent les pinceaux – ou plutôt les
antennes – et se trompent com-
plètement d’année. En 2017, on a
ainsi pu voir un groupe de cigales
du couvain X s’extraire du sol
avec quatre années d’avance dans
tout l’est des États-Unis, à l’ins-
tar de plusieurs autres couvains
qui semblaient tous avoir mal
réglé leur horloge interne. “Les
couvains II, III, V, X, XIII, XIV et
XIX ont tous déraillé en produisant
des populations de façon accélérée
avec quatre ans d’avance, indique
Gene Kritsky. On trouve ces cou-
vains dans plus de 20 États de l’est
des États-Unis. Quel est le facteur
commun entre ces diférents lieux
qui déclenche un tel phénomène ?
L’augmentation des températures.”
Pour le chercheur, cela pour-
rait s’expliquer par le fait que
ces insectes utilisent la sève des
arbres pour se repérer dans le
temps. Lorsque les tempéra-
tures sont exceptionnellement
chaudes, il arrive que les arbres
bourgeonnent et se couvrent de
L’apparition précoce
de ces animaux peut
être le reflet d’un
plus grand nombre
de signalements.
feuilles de manière précoce à la
faveur d’un “faux printemps”,
avant de bourgeonner et de
reprendre des feuilles quelques
mois plus tard, ce qui fait croire
à tort aux cigales que beaucoup
de temps s’est écoulé.
Mais le lien avec l’évolution
du climat est encore loin d’être
prouvé. “Cela reste une hypo-
thèse à ce stade”, tempère John
Cooley, qui efectue des recherches
sur les cigales à l’université du
Connecticut. D’après lui, [le fait
que l’on remarque] l’apparition
précoce de ces animaux et le déve-
loppement accéléré de leurs popu-
lations pourraient simplement être
le relet d’un plus grand nombre
de signalements. Ainsi, à l’ère du
crowdsourcing [approvisionnement
de données par le grand public
sur Internet], les chasseurs d’in-
sectes passionnés ont la possibi-
lité de télécharger une application
appelée Cicada Safari, permettant
de recenser les cigales en mue.
De plus, le fait qu’elles n’ap-
paraissent que tous les treize
à dix-sept ans rend diicile la
collecte de données iables. “Si
l’on cherche une espèce capable de
décrire les efets des changements
climatiques, les cigales périodiques
ne sont sans doute pas le meilleur
choix, estime Louie Yang, cher-
cheur en entomologie à l’univer-
sité de Californie à Davis, car leur
temps de génération [nécessaire au
doublement d’une population] est
incroyablement long.”
Mais les cigales peuvent quand
même fournir des pistes de
rélexion sur le réchaufement
rapide de la planète. La dernière
fois que le couvain X est apparu,
en mai 2004, la concentration de
dioxyde de carbone dans l’atmos-
phère était de 381 parties par mil-
lion (ppm). Aujourd’hui, elle est
d’environ 420 ppm et ne cesse
d’augmenter. En 2038, lorsque
les descendantes des cigales de
cette année gagneront pour la
première fois l’air libre, entre-
ront-elles dans un monde changé
à jamais à cause des incendies,
des vagues de chaleur et de la
montée en lèche du niveau des
mers ou dans un monde sur le
point de retrouver une certaine
normalité ?
“Dix-sept ans, c’est une unité de
temps assez bonne”, estime Louie
Yang, qui souligne que les êtres
humains sont réputés pour leur
incapacité à réléchir à des choses
de grande ampleur (comme le
changement climatique) ou qui
se produisent sur une très longue
période (c’est également le cas du
changement climatique). “Nous
sommes à l’aise avec des objets
de taille moyenne et des laps de
temps moyens”, dit-il. De ce fait,
les cigales, qui patientent long-
temps sous terre avant de faire
leur soudaine et bruyante irrup-
tion à l’air libre, constituent un
excellent outil, une sorte d’éta-
lon, pour mesurer l’avenir ou
le passé.
“En l’espace de deux ou trois
générations de cigales, nos vies
prennent une autre tournure, et ce
devrait être aussi le cas de la pla-
nète, airme Louie Yang. Voilà qui
doit nous faire réléchir : exerçons-
nous actuellement un efet assez
bénéique par rapport à ce que nous
aimerions trouver au moment où
le prochain couvain de cigales sor-
tira de terre ?”
—Shannon Osaka
Publié le 10 mai
Courrier international TRANSVERSALES. 41

sig n au x
Chaque semaine, une page
visuelle pour présenter
l’information autrement

Quel site d’information a le plus d’abonnés ?

Avec ses 7,5 millions d’abonnés payants en 2020, le New York Times en ligne est de loin le grand vainqueur du classement.

VISUAL CAPITALIST. Ce site canadien fondé en 2011 publie si l’on se base sur le nombre de leurs abonnés payants en 2020.
de nombreuses infographies sur des sujets liés notamment à Quatre sites étasuniens sont en tête, mais le deuxième,
Source l’économie. Celle-ci, publiée le 26 avril, permet de visualiser quels le Washington Post, a près de deux fois moins d’abonnés que
sont les sites d’information les plus populaires à travers le monde, le New York Times.
360
42. Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021

MAGAZINE
Les footballeurs coptes sur la touche • Sport .. 48
Sur les rails de la liberté • Série ............ 49
“N°5” de Chanel, un parfum centenaire • Histoire 50

LES DÉMONS DE

TULSA, OKLAHOMA
Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021 360o. 43

SOURCE
↙ Début 2021, Brenda Nails-Alford pose à Tulsa SMITHSONIAN MAGAZINE
devant le  Black Wall Street Memorial, qui liste Washington, États-Unis
les commerces noirs détruits en 1921. Mensuel, 2 000 000 ex.
Le magasin de chaussures de ses grands-parents www.smithsonianmag.com
y figure. Photo de Joshua Lott/Washington Post Ce magazine culturel est l’émanation
du  Smithsonian Institute, une entité
publique fondée à Washington et
rassemblant notamment 16 musées
et  divers centres de recherche
internationaux. L’article que nous
proposons ici faisait partie d’un dossier
consacré au centenaire du massacre de
Tulsa qui a fait la une du numéro d’avril,
sous le titre “La Vérité sur Tulsa”.

n octobre 1907, onze dignitaires noirs des

E
Le 31 mai 1921 a débuté “Territoires jumeaux” [à l’emplacement de

MIS S O U RI
K A N S A S Wichita
C O L O R A D O
l’actuel Oklahoma] se sont rendus à Washington,
à  Tulsa l’un des pires dans une ultime tentative pour empêcher
la création de l’État de l’Oklahoma. Parmi T u ls a
lynchages de l’histoire

NOUVEAU-MEXIQUE
eux se trouvent A.G.W. Sango, un important
investisseur immobilier, qui espère attirer davantage
américaine. Deux jours

ARKANSAS
de Noirs à l’Ouest, William Twine, rédacteur en chef Amarillo O kla h o m a City

de tuerie qui ont de l’hebdomadaire Muskogee Cimeter, qui s’oppose

farouchement à la création de l’État depuis plusieurs
O K L A H O M A

marqué le paroxysme semaines, et James Coody Johnson, un avocat membre

COURRIER INTERNATIONAL
du peuple [autochtone] creek, qui a siégé au Parlement Lubbock

des tensions raciales de la tribu à Okmulgee. Leur réussite sociale a de quoi

surprendre, mais, à la lisière des États-Unis, la hiérarchie
É T A T S - U N I S
Dallas
qui minaient alors les raciale américaine n’est pas encore tout à fait implantée.
Ces hommes redoutent toutefois que la réunion du
T E X A S
50 km

États-Unis, en pleine Territoire indien et du Territoire de l’Oklahoma pour

former un nouvel État américain ne plonge à nouveau les
ségrégation. Cent ans Noirs sous le joug de la suprématie blanche par le biais
des lois Jim Crow [des lois ségrégationnistes adoptés
mais, à la fin du conflit, la plupart des tribus, désormais
liées au gouvernement fédéral par de nouveaux traités,
plus tard, la deuxième à partir de 1877 par les anciens États esclavagistes du
Sud, pour limiter la portée des droits constitutionnels
ont accordé à leurs esclaves la citoyenneté, l’autonomie
et une forme de respect inédite dans le sud des États-
ville de l’Oklahoma attribués aux Africains-Américains après la guerre de Unis après la Reconstruction [qui a suivi la guerre de

n’a toujours pas tourné Sécession (1861-1865)]. Et pour éviter une telle situation,
ils ont besoin d’aide.
Sécession]. Chez les Creeks et les Séminoles, les Noirs
cultivaient la terre aux côtés des Amérindiens sur les
la page. L’héritage Ils espèrent trouver un allié en la personne du pré-
sident Theodore Roosevelt. Comme eux, Roosevelt
parcelles communautaires. Certains occupaient même
des postes de juge dans les gouvernements tribaux ou
est  d’autant plus lourd est un républicain, et il a affi rmé qu’il rejetterait les
Constitutions d’États fédéraux instaurant la ségréga-
servaient d’interprètes lors des négociations avec l’em-
pire américain, alors en pleine expansion.
à porter que tion raciale. En l’espace de quelques jours, la déléga-
tion rencontre le procureur général des États-Unis, le
D’autres Noirs, des Américains sans lien avec les Cinq
Tribus, se sont installés en Oklahoma par choix, atti-
le massacre a révélé ministre de l’Intérieur et, enfin, le président lui-même.
Si on ne connaît pas les détails de ces entrevues, on
rés par les promesses d’égalité dans ces territoires non
colonisés. Avant la création de l’État, et jusqu’en 1900, il
à quel point le pays suppose que le groupe met en garde Roosevelt : l’assem-
blée constituante locale cherche à institutionnaliser la
n’était pas rare de voir des enfants noirs et des enfants
blancs fréquenter les mêmes écoles. On trouvait des
était capable de renier ségrégation en Oklahoma, notamment en bannissant
les Noirs des voitures de chemin de fer et des écoles
fonctionnaires noirs non seulement dans les gouver-
nements amérindiens, mais aussi dans le Territoire
ses promesses réservés aux Blancs, et en restreignant leur droit de de l’Oklahoma, la moitié occidentale de l’État actuel.
vote. Dans la région, certains Blancs souhaitent même Les premiers habitants noirs de Tulsa dirigeaient des
d’égalité et de liberté, des mesures encore plus dures. entreprises dans des quartiers majoritairement blancs
nous raconte La délégation quitte Washington pleine d’optimisme.
“Mission accomplie”, écrira Twine dans le Muskogee
et employaient même des Blancs.
Petit à petit, une égalité surprenante se développe
Victor  Luckerson, Cimeter. “Nous attendons le résultat avec impatience.”
Les Noirs sont arrivés en Oklahoma bien avant que
ainsi en Oklahoma. Mais certains usages locaux vont
à l’encontre des idéaux capitalistes américains, dont
un  journaliste établi la création de l’État ne soit envisagée. Les premiers
venaient du Sud profond, où ils étaient esclaves des
l’avidité est de plus en plus forte. En 1893, Henry Dawes,
ancien sénateur du Massachusetts, prend la tête d’une
à Tulsa. tribus amérindiennes. Dans les années 1830, ils ont
suivi les tribus dans leur exil forcé – la “Piste des
commission fédérale chargée de contraindre les Cinq
Tribus à diviser leurs terres communautaires → 44
—Smithsonian larmes” – en tant que chasseurs, nourrices ou cuisi-
niers. Dans le Territoire indien (l’est de l’État actuel),
Magazine (extraits) les Creeks, les Chactas, les Cherokees, les Chicachas et
les Séminoles traitaient parfois leurs esclaves avec une
Washington violence similaire à celle qui régnait dans les planta- ANNIVERSAIRE
tions du Sud. Durant la guerre de Sécession, ces Cinq
Tribus se sont rangées aux côtés des États confédérés,
44. 360o
↑ À Tulsa, en janvier 2021. Des habitants noirs réclament des indemnisations
pour les préjudices subis par leurs ancêtres il y a cent ans. Photo de Joshua Lott/Washington Post
43 ← en parcelles individuelles. Il ne comprend pas
pourquoi les Amérindiens partagent ainsi leurs res-
sources sans chercher à en tirer un bénéice person-
nel. “Ils ne connaissent pas l’égoïsme, qui est à la base de la
civilisation”, déclare-t-il à Washington devant le Conseil
des commissaires indiens [organe gouvernemental qui
régissait les conditions de vie des nations autochtones].
“Tant que ces peuples ne consentiront pas à abandonner leurs
terres, ils n’évolueront guère.” En 1897, le Congrès lance
une série de négociations pour obliger les Cinq Tribus
à convertir plus de 15 millions d’acres [6 millions d’hec-
tares] de terres en parcelles individuelles. Le gouverne-
ment accorde également la citoyenneté américaine aux
membres des tribus.
Dans un premier temps, le morcellement des terres
semble bénéicier aux membres noirs des tribus amé-
rindiennes, que la Commission Dawes qualiie d’“afran-
chis”. Ils se voient accorder environ 2 millions d’acres de
terrain [plus 800 000 hectares], soit le plus important
transfert foncier à destination de la communauté noire
de l’histoire des États-Unis. La promesse d’indemnisa-
tion de la guerre de Sécession – “40 acres [16 hectares] et
une mule” – se concrétise à sa façon [le président Andrew
Johnson (1865-1869) était très vite revenu sur cet engage-
ment nordiste], et les afranchis du peuple creek reçoivent
même 160 acres [64 hectares]. Mais la privatisation des
terres rend également les tribus plus vulnérables face au
libéralisme. Si le Congrès limite dans un premier temps
la vente de parcelles ain d’empêcher les individus malin-
tentionnés d’escroquer les Amérindiens, ces dispositions
disparaissent bientôt sous la pression des promoteurs et
des entreprises ferroviaires. De nombreux Amérindiens
se retrouvent inalement dépouillés de leurs terres et les
Noirs sont les premiers à perdre leur bien.
La corruption et l’exploitation deviennent monnaie
courante dans les Territoires jumeaux. Avec l’accord
Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021
implicite du gouvernement américain, les entrepre-
neurs blancs poursuivent leur vaste travail de sape des
richesses noires locales. Les terrains attribués à des
enfants noirs et qui renferment du pétrole sont ainsi
coniés à des tuteurs blancs, qui soustraient parfois
des dizaines de millions de dollars à leur pupille. Des
promoteurs immobiliers parviennent à convaincre
certains Noirs illettrés de signer des contrats d’évic-
tion, parfois pour moins d’un dollar par acre [moins
d’un demi-hectare], soit moins d’un sixième de la
valeur moyenne ixée par le Congrès. Souvent, les par-
celles sont simplement prises par la force. Les Blancs
chassent ainsi les habitants noirs de certaines villes,
comme Norman, où se trouve aujourd’hui l’univer-
sité d’Oklahoma, et fondent des sundown towns, où
ces derniers ne sont pas autorisés à pénétrer après le
coucher du soleil.
L
es communautés noires des Territoires jumeaux
sont également en proie à de profondes dis-
sensions internes. Dans un premier temps, les
afranchis s’opposent aux Africains-Américains
arrivés après eux, qu’ils associent au pillage
des Blancs et surnomment les “nègres de
l’État”. Les colons noirs, quant à eux, qualiient les
afranchis d’“indigènes”. À Boley, une ville noire peu-
plée de colons, les afranchis parcourent les rues à
cheval durant la nuit pour tirer dans les fenêtres des
habitants. Dans les pages des journaux tenus par les
Noirs, les hommes d’afaires accusent les afranchis de
trahir leur race en vendant leurs parcelles à des Blancs
plutôt qu’à des entrepreneurs noirs. Les colons noirs
et les afranchis n’ont pas le sentiment d’appartenir
à une même communauté. Pourtant, autour d’eux,
l’impression inverse gagne du terrain. Tandis que les
lois Jim Crow se difusent vers l’Ouest à travers les
CERTAINS DES PREMIERS HABITANTS
NOIRS DE TULSA DIRIGEAIENT
DES ENTREPRISES ET EMPLOYAIENT
MÊME DES BLANCS.
Grandes Plaines, les Noirs de l’Oklahoma se retrouvent
bannis des écoles blanches. Et leurs aspirations poli-
tiques s’estompent lorsque de nombreux républicains
commencent à prôner la ségrégation dans l’espoir de
conquérir l’électorat blanc. Les sundown towns et les
lynchages de Noirs se multiplient.
La bataille qu’a suscitée la Constitution de l’Okla-
homa illustre bien la façon dont les États-Unis tolèrent
l’inscription du racisme dans la loi à l’aube du xxe siècle.
Depuis les années 1890, les colons des Territoires
jumeaux plaident en faveur de l’intégration aux États-
Unis, espérant ainsi légitimer leur présence sur des
terres qui ne leur appartiennent pas. L’accroissement
de la population blanche dans la région entraîne par
ailleurs un étiolement du pouvoir politique des autres
communautés. En 1905, le Congrès rejette notamment
une demande des Cinq Tribus, qui souhaitent que le
Territoire indien devienne un État américain gouverné
par des Amérindiens. L’année suivante, lorsque des
notables blancs se réunissent avec l’accord du Congrès
pour élaborer la Constitution de l’Oklahoma, les Noirs
sont en grande partie tenus à l’écart du processus.
Le statut d’État consolidera le pouvoir politique des
Blancs, tout comme le morcellement des terres avait
afermi leur pouvoir économique.
William Murray, le démocrate élu à la tête de l’as-
semblée constituante, résume dans son discours d’ou-
verture de la convention la philosophie raciale des
dirigeants blancs dans les Territoires jumeaux : “Par
principe, ils [ceux que Murray appelle “les nègres”] font
de mauvais avocats, de mauvais docteurs et il en va de
même dans d’autres professions. Il faut les former dans
des domaines proches de leur environnement : portiers,
cireurs de chaussures, barbiers, ainsi que les nombreuses
branches de l’agriculture, de l’horticulture et de la méca-
nique, dans lesquelles ils excellent. Mais il est totalement
faux de penser que le nègre peut s’élever au rang d’égal
de l’homme blanc.”
En septembre 1907, la Constitution est soumise
au vote des citoyens et acceptée à 71 %. C’est ce qui
conduit la délégation noire à prendre la route de
Washington le mois suivant. Ils espèrent que le pré-
sident Roosevelt refusera d’intégrer l’Oklahoma aux
États-Unis, en raison du racisme lagrant du futur
gouvernement. Les conditions nécessaires à la créa-
tion de l’État sont claires : dans la loi fédérale de 1906
autorisant l’attribution du statut d’État à l’Oklahoma,
le Congrès avait imposé que la nouvelle Constitution
n’établisse “aucune distinction, en matière de droits
civiques et politiques, sur des critères de race ou de cou-
leur de peau”. Mais Murray et ses pairs ont pris garde
de ne pas inclure de mesures discriminatoires trop
extrêmes dans leur Constitution. Ils avaient parfai-
tement compris comment respecter la lettre de la loi
tout en outrepassant son sens.
Lorsque la délégation noire rencontre Roosevelt,
sa décision semble déjà prise. Le 6 novembre 1907, le
Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021
président accepte oiciellement que le Territoire indien
et le Territoire de l’Oklahoma soient réunis pour former
le 46e État des États-Unis : l’Oklahoma. Malgré l’oppo-
sition aichée de Roosevelt à la reconnaissance d’États
fédéraux qui discriminent une partie de leur population,
la Constitution de l’Oklahoma entérine la ségrégation
des écoles. Une fois la signature du président obtenue,
les dirigeants du nouvel État s’empressent de promul-
guer d’autres lois Jim Crow. La toute première mesure
adoptée par l’Oklahoma instaure la ségrégation dans
les trains. Le Parlement local adopte ensuite la “clause
du grand-père”, qui contourne les lois fédérales pro-
tégeant les droits des électeurs en instaurant un test
d’alphabétisation [pour obtenir le droit de vote]. Ce
test concerne les habitants dont les ancêtres ne dis-
posaient pas du droit de vote avant 1866, ce qui inclut
bien sûr tous les descendants d’esclaves. À terme, la
ségrégation règne dans presque tous les aspects de la
vie publique : les hôpitaux, les cimetières et même les
cabines téléphoniques. Le racisme oiciel et parfaite-
ment légal de l’Oklahoma est en réalité plus dur que
dans la majeure partie du Sud profond, où ce sont par-
fois les habitudes et la violence, plus que la force de la
loi, qui font respecter la ségrégation.
P
aradoxalement, à cette époque, la Constitution
de l’Oklahoma est acclamée par les progres-
sistes. Elle autorise en efet les municipalités àvelle classe d’entrepreneurs s’installe sur Greenwood
détenir des entreprises de services collectifs, Avenue : Robert E. Johnson ouvre un bureau de → 46
augmente les taxes des entreprises, soumet
davantage de fonctions publiques au scrutin
démocratique et ixe un prix abordable pour les billets
de train : deux cents par mile [environ un centime par
kilomètre]. Pour la revue progressiste The Nation, cette
Constitution “exprime mieux que tout autre document
les idées et les aspirations contemporaines”.
Mais ce “progrès” se mesure uniquement par ce qu’il
apporte aux Blancs. Dès que les dirigeants sentent que
leur pouvoir est menacé, ils imposent de nouvelles res-
trictions. Ainsi, lors de l’élaboration de la Constitution,
les délégués refusent d’accorder le droit de vote aux
femmes lorsqu’ils prennent conscience que la mobi-
lisation des électrices noires sera
sans doute plus forte que celle des
blanches.
La Constitution a également de
lourdes conséquences sur la démo-
graphie du nouvel État : elle eface
pour de bon la distinction entre
“afranchis” et “nègres de l’État”.
Le document dispose en efet que
les lois concernant les personnes
“de couleur” ne s’appliquent qu’aux
individus d’origine africaine. “Le
terme ‘race blanche’ inclut toutes
les autres personnes”, précise-t-il.
Les mesures de ségrégation s’ap-
pliquent donc aux colons noirs
et aux esclaves afranchis par les
tribus, mais pas aux Amérindiens.
Avec ce regroupement juridique
des communautés, une nouvelle
identité noire, plus unie, com-
mence à émerger en Oklahoma. ↑ Cette photo, prise lors du massacre, montre des lammes qui
C’est dans un quartier du nord s’élèvent au-dessus du quartier noir de Greenwood. Au total, 35 blocs
de Tulsa, dans l’ancien Territoire d’habitations et de commerces ont été détruits en deux jours.
indien, qu’elle est la plus forte. Photo Alvin C. Krupnick Co./ Library of Congress
Là, les habitants apprennent à
s’entraider, à s’enrichir et à se rebeller. Ce quartier se
nomme Greenwood.
O.W. et Emma Gurley, originaires de Perry, dans le
Territoire de l’Oklahoma, arrivent à Tulsa en 1905, à
la veille d’une transformation radicale. La ville, située
sur des terres qui ont longtemps appartenu au peuple
creek, vient d’être absorbée par des promoteurs blancs
malgré l’opposition des dirigeants amérindiens. Les
quartiers de colons blancs se développent rapidement
au sud de la ligne de chemin de fer reliant Saint Louis à
San Francisco. Les Gurley décident donc de s’installer au
nord, et ouvrent une épicerie (la People’s Grocery) sur
une parcelle de terrain non exploitée. À peine quelques
mois plus tard, un geyser de pétrole jaillit dans le ciel au
sud de Tulsa. On vient de découvrir un immense gise-
ment, le Glenn Pool, qui transforme ce petit avant-poste
de la Frontière en l’une des villes américaines dont l’essor
sera le plus rapide. Ses admirateurs la surnomment “la
capitale mondiale du pétrole” ou encore “la ville magique”.
Le pétrole ne jouera cependant qu’un rôle secondaire
dans la réussite de la communauté noire. Ses membres
sont exclus de ce marché lorissant : en 1920, le secteur
emploie près de 20 000 ouvriers blancs, contre seule-
ment une centaine de noirs. Mais les habitants noirs pro-
itent tout de même de la nouvelle prospérité de Tulsa :
ils deviennent cuisiniers, portiers ou domestiques.
Dans les pas des Gurley et de leur épicerie, une nou-
“IL EST TOTALEMENT FAUX DE PENSER
QUE LE NÈGRE PEUT S’ÉLEVER AU RANG
D’ÉGAL DE L’HOMME BLANC.”
William Murray,
PRÉSIDENT DE L’ASSEMBLÉE
CONSTITUANTE DE L’OKLAHOMA
360o. 45
En bref
1921, journées
sanglantes
Le 30 mai 1921, le quartier de Greenwood, avec ses
quelque 11 000 habitants, était encore un symbole
de prospérité dans l’adversité pour la communauté
noire de Tulsa. Le 2 juin, il ne restait pratiquement
que des ruines. Pour le 99e anniversaire de
ce  massacre, The New York Times rappelait les
faits établis par les historiens : la rumeur infondée
du viol d’une Blanche par un Noir a mis le feu
aux  poudres. Durant deux jours, une foule armée
de plus de 2 000 Blancs “a ouvert le feu, y compris
avec des mitrailleuses ; a traîné des Noirs hors
de  leurs maisons et commerces en les menaçant ;
a pillé les biens de valeur puis incendié
les bâtiments”. Le bilan humain, incertain, fait état
de 300 morts, plusieurs centaines de blessés et au
moins 8 000  personnes à la rue. À ce jour, signale
l’ONG Human Rights Watch, aucune responsabilité
n’a été reconnue ni aucun dédommagement versé.
Un long silence
Le centenaire du massacre de Tulsa prend une
portée particulière alors que, ces dernières
années, les États-Unis sont à nouveau secoués par
de vives tensions raciales. La communauté noire,
en pleine efervescence politique et culturelle avec
le mouvement Black Lives Matter, amène le pays
à  s’interroger sur la façon dont son passé
esclavagiste a pu imprégner ses institutions
et  son  identité. Et à faire un travail de mémoire sur
des événements longtemps refoulés, comme la
tuerie de 1921. En Oklahoma, il a fallu attendre 2019
pour que son enseignement devienne obligatoire
dans les écoles publiques. Et 2020 pour que la ville
de Tulsa organise des fouilles pour localiser
des  fosses communes. Le lent changement
de  politique de la municipalité s’illustrera cet été
avec l’inauguration du Greenwood Rising,
un  musée sur l’histoire du lynchage.
DANS NOS
ARCHIVES
courrierinternational.com
Oklahoma : ce massacre
raciste que Tulsa
a  longtemps ignoré.
En février 2020,
le Los Angeles Times
racontait les diicultés
de  la  ville à regarder
son passé en face.
46. 360o
Gros plan
La série Watchmen, un déclic
En 2019, la mise en scène
du massacre de Tulsa dans
cette série de la chaîne
HBO a rappelé à tous des
événements longtemps
refoulés. L’exploration
par la télévision de cette
page de l’histoire ne fait
que commencer.
Dans les bras de son père,
un  enfant noir émerge
d’une salle de cinéma pour
découvrir les violences en
cours dans la grande avenue
de Greenwood. Des hommes
blancs tirent à vue sur
les  Noirs, la panique
est  générale, un cocktail
Molotov atteint un leuriste
et un homme sort
en  lammes de la boutique.
La scène d’ouverture de
Watchmen, la série difusée
par HBO à l’automne 2019,
a  marqué les esprits :
“Une  grande partie
du  public  entend parler
de  ce massacre pour la
première fois”, écrivait alors
The Washington Post.
Certes, l’intrigue qui
se déroule dans l’univers
des  comics d’Alan Moore
et  Dave Gibbons
est très explicitement
imaginaire, oscillant entre
le  fantastique et la science-
iction : elle montre comment
les igures de super-héros
créent plus de problèmes
qu’elles n’en résolvent.
Mais  le massacre mis en
scène n’était pas “une iction
hollywoodienne dans
un  quelconque univers
alternatif”, comme
les  Américains ont pu
très  vite s’en rendre compte.
 Le site spécialisé IndieWire
notait en efet une très forte
augmentation des
recherches Google sur Tulsa
après la difusion
de  ce  premier épisode.
Immédiatement, Watchmen
a  conquis les critiques
et  le  public. Un an après
sa  sortie, la  série a triomphé
aux Emmy Awards
(les  Oscars de la
télévision). Son  créateur,
Damon Lindelof, portant
d’ailleurs pour l’occasion un
T-shirt aichant  “Remember
Tulsa ‘21” (“Souvenez-vous
de  Tulsa en 1921”.)
Toujours sur HBO, les
spectateurs découvrent
à  l’été 2020 une nouvelle
représentation du lynchage.
Lovecraft Country (disponible
comme Watchmen en France
sur OCS), qui suit une famille
africaine-américaine
aux  prises avec
↑ Un cavalier du Ku Klux Klan dans les rues
de  Tulsa, en 1921 : une scène du premier épisode
de  la série Watchmen. Photo 2021 Home Box Office, Inc.
des  puissances magiques
–  aussi  occultes que
racistes – dans les années
1950, consacre tout son
neuvième épisode, “Retour
en 1921”, à un voyage
temporel vers Tulsa. Un
“choix qui s’inscrit dans la
logique” de cette série, tout
aussi bien que dans celle
de Watchmen, airme
Newsweek, puisqu’il  est,
là  encore, question d’user
des codes du fantastique,
et  en l’occurrence
de  l’horreur, pour parler
du  suprémacisme blanc.
Au il du récit de Lovecraft
Country, on croise aussi
“la  igure historique
de  la  chanteuse, danseuse
et  résistante française
Joséphine Baker”,
et  la  série  se permet aussi
“quelques  tacles au racisme
Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021
de [l’écrivain américain
de  SF] H. P. Lovecraft”.
Mais  les  scènes du massacre
de Tulsa occupent une place
particulière que souligne
le  Los Angeles Times. Sous
peine de paradoxe temporel,
les personnages embarqués
dans ce retour en 1921
“ne  peuvent inluencer
l’histoire – ils ne peuvent
que  soufrir comme
témoins”. L’épisode est
rythmé par une bande-son
qui dessine une forme
d’hommage, explique
le  quotidien californien.
La  compositrice, Laura
Karpman, raconte sa
proposition à la créatrice
de  la série, Misha Green :
“Je  crois qu’il nous faut
un requiem à la in.
J’aimerais écrire un morceau
d’opéra [contemporain].”
La iction n’est pas le seul
registre qui porte la tuerie
de  Greenwood au petit
écran. Le quotidien
The  Oklahoman ne compte
pas moins de cinq
documentaires  inédits
difusés sur diférentes
chaînes américaines
à  l’occasion de  ce centième
anniversaire, pour certains
centrés sur l’émergence
du  “Wall Street noir” et pour
d’autres sur le massacre
lui-même.—
45 ← prêteur sur gages et un magasin de chaussures,
James Cherry se lance dans la plomberie, puis, plus tard,
ouvre une salle de billard très prisée, et William Madden
reprise des costumes et des robes dans son atelier. Une
église épiscopale afro-américaine et une église baptiste
ouvrent leurs portes à quelques pas de ces entreprises et,
tout autour, les habitations se multiplient.
Parmi les entrepreneurs les plus en vue se trouve alors
J.B. Stradford, un “nègre de l’État” venu du Kentucky et
arrivé à Tulsa avant la création de l’Oklahoma. Cet agent
immobilier contribue à transformer le jeune quartier en
une prospère enclave noire qui déborde d’hôtels somp-
tueux, de théâtres animés et d’élégants magasins de
vêtements. Il est convaincu que, pour réussir, les Noirs
doivent travailler à l’écart des Blancs et mettre en commun
leurs ressources. “Les Blancs sont riches individuellement
mais aussi collectivement, airme-t-il aux entrepreneurs
de Greenwood en 1914. Ils ont réuni leurs richesses pour
embaucher, s’élever et offrir à ceux qui le méritent une chance
de décrocher les meilleures opportunités.”
Greenwood, de nombreuses femmes d’afaires
A
associent activisme politique, développement
de la communauté et esprit entrepreneurial.
Le Dreamland Theatre de Loula Williams, qui
accueille des vaudevilles et des combats de boxe,
fait également oice de quartier général pour
les leaders de la communauté qui cherchent à lutter contre
les abus des lois Jim Crow. Lorsque des enseignants tentent
d’exploiter leurs élèves noirs pour laver les vêtements des
Blancs, Carlie Goodwin, qui gère des biens immobiliers
avec son mari J.H., organise une manifestation dans le lycée
local. Mabel Little, une coifeuse qui vend les produits de
Madam C.J. Walker – la reine noire des cosmétiques – et
possède son propre salon sur Greenwood Avenue, fonde
une association pour représenter localement la profession.
Les afranchis jouent également un rôle de premier plan
à Greenwood. B.C. Franklin, de la tribu chacta, ouvre un
cabinet juridique qui, après le massacre de 1921 [voir enca-
dré p.45], défendra les droits immobiliers des Noirs. Les
plus riches, qui possèdent des puits de pétrole sur leurs
parcelles, injectent de l’argent dans la communauté. Bien
qu’il ne fasse pas lui-même partie d’une tribu amérin-
dienne, A.J. Smitherman, l’impétueux rédacteur en chef
du Tulsa Star, crée une ligue de protection ain d’empê-
cher les avocats blancs sans scrupule d’obtenir la tutelle
des enfants d’afranchis.
Mais les élites blanches qui dirigent l’Oklahoma déjouent
chaque tentative des citoyens noirs pour améliorer leur
situation. Lorsque J.B. Stradford attaque en justice la
compagnie de chemin de fer locale pour ségrégation, il
perd son procès devant la Cour suprême de l’Oklahoma.
Plusieurs centaines d’habitants noirs de Tulsa protestent
contre une réglementation locale leur interdisant de s’ins-
taller dans un quartier majoritairement blanc, sans par-
venir à faire abroger la mesure.
Par ailleurs la violence s’installe. Depuis des siècles, les
Noirs sont confrontés à l’agressivité des Blancs, mais la
Première Guerre mondiale marque un tournant dans leur
perception de leur propre citoyenneté. Plusieurs milliers de
soldats noirs sont alors envoyés à l’étranger pour défendre
leur pays, et ils découvrent un quotidien sans ségréga-
tion. À leur retour, certains écrivains et activistes noirs
lancent des appels à la résistance contre l’ingérence blanche.
En 1919, des émeutes raciales éclatent dans plus de 30 villes
américaines, d’Omaha, dans le Nebraska, jusqu’à la capitale
fédérale, Washington : c’est l’“été rouge”. À Elaine, dans l’Ar-
kansas, à quelques centaines de kilomètres de Tulsa, environ
Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021
↑ Yvette Troupe (en rose, début 2021) est la copropriétaire du Black Wall Street Liquid Lounge.
Le  nom de son café est une référence au “Wall Street noir”, le surnom donné au  prospère quartier
noir de Tulsa avant le lynchage. Photo de Joshua Lott/Washington Post.
200 Noirs sont tués par des miliciens blancs croyant à tort
que les métayers noirs préparent une révolte.
À Greenwood, les récits de ces violences suscitent
une inquiétude croissante, mais le quartier reste lo-
rissant. En 1920, l’hôtel de J.B. Stradford, avec ses trois
étages et ses 68 chambres, est le plus grand hôtel améri-
cain détenu et géré par un Noir. Le Dreamland Theatre,
lui, est en train de devenir un véritable empire, avec des
salles à Muskogee et Okmulgee [deux villes à une soixan-
taine de kilomètres au sud de Tulsa]. Greenwood possède
un hôpital, deux théâtres, une bibliothèque municipale,
plus d’une dizaine d’églises, trois loges de fraternités et
de nombreux restaurants, salons de coifure et bars, qui
servent ses 11 000 habitants.
L
e 30 mai 1920, un an et un jour avant que
Greenwood soit mis à feu et à sang, un certain
LeRoy Bundy prend la parole dans une église
baptiste à deux pas de Greenwood Avenue.
Trois ans auparavant, Bundy a survécu à une
émeute à East Saint-Louis, dans l’Illinois, avant
d’être envoyé en prison, accusé d’avoir orchestré un
attentat contre des policiers. Sa peine a été annulée en
appel. À Greenwood, Bundy raconte les destructions
dont il a été témoin : 48 personnes assassinées et plus
de 240 bâtiments détruits.
A posteriori, la venue de Bundy ressemble à un aver-
tissement. Trois mois plus tard, deux hommes sont lyn-
chés en l’espace d’un week-end en Oklahoma : un Blanc
nommé Roy Belton à Tulsa, et un Noir, Claude Chandler,
à Oklahoma City. Pour le shérif du comté de Tulsa, James
Woolley, ces attaques sont “plus bénéfiques qu’une condamna-
tion à mort prononcée par un tribunal”. Dans le Tulsa World,
on parle de “révolte justifiée”. Seul A.J. Smitherman, rédac-
teur en chef du Tulsa Star, semble pressentir les consé-
quences désastreuses qu’aura l’efondrement de l’État de
DANS LE QUARTIER NOIR
DE GREENWOOD, LES HABITANTS
APPRENAIENT À S’ENTRAIDER,
À  S’ENRICHIR ET À SE REBELLER.
droit sur la communauté noire. “Aucun crime, si atroce qu’il
soit, ne justifie la violence collective”, écrit-il au gouverneur
de l’Oklahoma, James B.A. Robertson.
Smitherman avait pourtant l’habitude d’encourager
vivement les Noirs à se défendre par la force et reproche
aux habitants noirs d’Oklahoma City de ne pas avoir
pris les armes pour défendre Claude Chandler. Mais
comme ses concitoyens partis à Washington treize
ans plus tôt pour tenter de convaincre Roosevelt, il
est convaincu que le meilleur moyen pour garantir la
sécurité et la prospérité de sa communauté est de forcer
le pays à tenir ses promesses. Smitherman et les autres
habitants de Greenwood portent le fardeau d’une vie
dans deux Amériques bien distinctes : d’une part, un
pays idéalisé, synonyme de liberté et d’opportunités, et
d’autre part, un pays où règnent la discrimination et une
violente répression.
Les habitants de Greenwood, qui étaient déjà privés
de justice bien avant que leur quartier ne soit réduit en
cendres, n’ont cessé d’appeler leur ville et leur pays à res-
pecter ses idéaux et ses lois. Cette prière s’est élevée avant
les événements de 1921, et elle résonne encore bien des
années après.
—Victor Luckerson
Publié le 1er avril
360o. 47
Le renouveau
par l’art
Négligé par les pouvoirs publics durant des
décennies, le quartier noir de Greenwood
veut se réapproprier son histoire.
C ent ans après le massacre dont elle a été le théâtre,
Tulsa reste “profondément ségréguée”, écrivait 
The New York Times l’été dernier. Indice de la
dichotomie raciale qui la mine, c’est dans cette ville que
Donald Trump, en campagne pour sa réélection à la
Maison-Blanche, a tenu, en juin 2020, son premier mee-
ting postconinement.
Dévasté en 1921, le quartier de Greenwood, autrefois
surnommé le “Wall Street noir”, a pâti de décennies de
politiques discriminatoires et de désengagement des pou-
voirs publics. Depuis les années 1960, une voie d’accès
rapide le balafre et cette partie du nord de l’aggloméra-
tion reste marquée par le chômage, la pauvreté, la vio-
lence. Mais, en ce xxie siècle, le quartier prend un nouvel
élan. La municipalité a lancé un programme de rénova-
tion urbaine. Certaines rues sont gagnées par la gentri-
ication, des commerces blancs remplacent ceux détenus
par des Noirs, observe The Washington Post.
Cela a poussé la communauté noire à se mobiliser. “Le
renouveau du Wall Street noir est impulsé par des artistes,
des entrepreneurs noirs et des philanthropes qui veulent célé-
brer ce qu’a accompli la communauté africaine-américaine
et commémorer les pertes qu’elle a subies”, raconte The New
York Times. Depuis 2015, une fondation de Tulsa, la George
Kaiser Family Foundation, inance ainsi un programme
de résidences à l’intention d’artistes de couleur, amenés
en retour à s’impliquer dans la vie locale.
Les célébrations prévues pour le centenaire du massacre
de Tulsa doivent mettre en valeur le travail accompli. Le
Greenwood Cultural Center a été rénové et agrandi pour
l’occasion. Inauguré en 1995, cet espace éducatif consacré
à l’histoire du quartier est le centre névralgique du renou-
veau en cours. Par ailleurs, le Greenwood Art Project a
été lancé pour “utiliser les artistes comme relais pour racon-
ter l’histoire du massacre au reste du monde”, rapporte le
magazine Forbes. Au il de l’année, des œuvres doivent
être dévoilées dans les espaces publics, réalisées par des
artistes en interaction avec les habitants, les entreprises
et les associations alentour. L’élan reste fragile. “Beaucoup
de nos institutions sont financées par des gens qui ont des liens
directs avec les membres du Ku Klux Klan qui dirigeaient la
ville en 1921. Et nous nous heurtons toujours à la résistance
de Blancs du sud de la ville, qui refusent de reconnaître ce que
leurs ancêtres ont fait”, accusait l’an dernier, dans The New
York Times, le poète et éducateur Quraysh Ali Lansana.
Jerica Wortham, la responsable du Greenwood Art Project,
ajoutait : “L’une de nos principales difficultés, c’est que nous ne
pouvons pas construire notre propre communauté. L’université
d’État de l’Oklahoma possède une grande partie des terrains
du quartier, nous ne pouvons rien faire sans son aval. Et les
nouvelles infrastructures n’attirent pas que des habitants
noirs. Mais les projets artistiques [qui ont été lancés] visent à
ouvrir un débat sur ce qu’était le Wall Street noir et sur ce à
quoi le quartier pourrait ressembler à l’avenir, s’il jouit de res-
sources et de débouchés économiques appropriés.”
—Courrier international
48. 360o
sport.
—Daraj (extraits) Beyrouth
G ergès Magdy est le seul chrétien à
évoluer en première division égyp-
tienne, parmi 540 footballeurs. Il
évite en général d’en parler en public, de peur
de perdre sa place dans son club, l’ENPPI
[basé au Caire]. Il redoute d’être interrogé
sur ses impressions en tant qu’unique chré-
tien à fouler les pelouses, ou bien de se voir
demander des explications sur le fait que de
nombreux jeunes coptes, après avoir réussi
les tests d’entrée dans de grands clubs, rac-
crochent les crampons avant même d’avoir
commencé leur carrière footballistique.
Mina Essam est un exemple parmi
d’autres. En 2016, ce jeune garçon a réussi les
tests de détection et, sur les 250 enfants pos-
tulants, il a été le seul retenu pour rejoindre
le centre de formation des gardiens d’Al-
Ahly [l’un des plus grands clubs du pays,
situé lui aussi au Caire]. Des responsables
du club lui ont alors demandé de passer un
dernier test. Mina s’est réjoui à cette idée,
avant d’apprendre que son nom avait été
retiré de la liste. Son père raconte qu’un res-
ponsable lui a dit : “Je ne prendrai pas votre
ils, même si c’est le meilleur du groupe.” Pour
quelle raison ? Parce que Mina est chrétien,
comme son prénom [très courant parmi les
coptes] l’indique clairement.
En 2017, une nouvelle afaire d’exclusion
pour raison religieuse a éclaté, et, une fois
de plus, cela concernait un enfant. Tony
Atef avait passé avec succès les tests d’en-
trée à Al-Ahly, mais lorsqu’il s’est rendu
sur place pour s’inscrire, le superviseur
a remarqué la croix sur son poignet [une
croix de Jérusalem, un tatouage répandu
au sein de la communauté copte]. Suite à
l’émoi suscité sur Internet, Atef a inale-
ment été recruté par le club, connu pour
ses liens avec les Frères musulmans.
no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021
← Exclus du circuit officiel, les coptes
ont leurs centres de formation. Comme
celui-ci, à Alexandrie (juin 2019).
Photo Amr Abdallah Dalsh/Reuters
à 2011] et vainqueur de la Coupe d’Afrique
des nations [en 2006, 2008 et 2010], avait
répondu : “Il y a eu Hany Ramzy [qui a pris
sa retraite internationale en 2003 et est depuis
2018 le sélectionneur adjoint du onze égyp-
tien] et Mohsen Abdel Massih [actif dans
les années 1980].” “Mais ça, c’est du passé,
avait souligné le journaliste, je parle d’au-
jourd’hui.” Chehata avait réfuté toute dis-
crimination : “Aucun joueur copte n’évolue
dans les clubs de première ou deuxième divi-
sion. Or je sélectionne les joueurs dans les
clubs, pas dans la rue.”
Manque de preuves. En 2016, la Christian
Solidarity Organization, une association
qui a son siège aux États-Unis, a déposé
une plainte auprès de la Fifa (la Fédération
internationale de football association) au
sujet de cas de racisme dans le football
En Égypte, égyptien. Depuis 2007, 25 refus de sélec-
tion fondés sur des raisons religieuses ont
les footballeurs
été signalés dans des clubs tels qu’Al-Ahly,
Zamalek, El-Gouna et Wadi Tigris. Ces
deux derniers clubs sont pourtant déte-
nus par des hommes d’afaires chrétiens.
La question qui se pose est de savoir
coptes sur la touche
comment prouver que c’est au nom de la
religion que s’opèrent ces discriminations
et exclusions systématiques. Chaque fois
que des chrétiens se plaignent de se voir
barrer l’accès au football professionnel, on
leur donne l’exemple de Hany Ramzy, qui a
Cette saison, il n’y a qu’un seul joueur chrétien joué pour Al-Ahly, dans plusieurs clubs alle-
mands, ainsi que pour l’équipe nationale.
en première division du championnat de football Il convient de noter cependant que le nom
égyptien. Mais ce n’est pas une question de talent. de Hany Ramzy n’évoque pas forcément
quelqu’un de confession chrétienne. Sa reli-
gion n’a d’ailleurs été révélée que lorsqu’il
évoluait déjà à l’étranger et s’était imposé
Les statistiques montrent que, au cours pouvoir de 1970 à 1981]. Les coptes ont le comme l’un des membres clés de l’équipe
des trente dernières années, seuls 12 joueurs sentiment que l’Égypte se déinit de plus en nationale égyptienne qui avait réussi à se
chrétiens ont réussi à trouver un club en plus en des termes qui les excluent ouver- qualiier pour la Coupe du monde en 1990
première division. Un certain Medhat tement. De riches hommes d’afaires issus [du jamais-vu depuis 1934]. Avant le match
Abdel Masih raconte ainsi que Mahmoud de milieux islamiques parrainent les clubs Égypte-Pays-Bas [disputé lors de la phase
Al-Gohary, l’ancien entraîneur d’Al-Ahly et et étendent leur réseau de communication de poules du tournoi mondial], il a fait un
de l’équipe nationale égyptienne [décédé aux grands joueurs, qu’ils invitent à des signe de croix et a dit une prière. Ce n’est
en 2012, il est l’une des grandes fêtes. De plus en plus, on voit des qu’à ce moment-là que les gens en Égypte
igures du sport égyptien], lui FOOTBALL dirigeants de clubs et des specta- ont compris qu’il était chrétien.
avait proposé de le recruter à condition teurs dans les stades arborer la barbe, des Achraf Youssef a quant à lui porté le
qu’il “change de nom”, ce que l’intéressé, joueurs porter des “shorts islamiques” des- maillot du Zamalek dans les années 1990. Il
issu d’une famille aisée, a refusé. cendant jusqu’au genou, et des “barbus” a également joué en équipe nationale. Pour
La plupart des entraîneurs égyptiens devenir entraîneurs d’équipes juniors. Les se faire accepter de ses collègues, il récitait
sont issus de milieux ruraux et religieux. islamistes, plus ou moins purs et durs, des prières musulmanes avant les matchs.
Ce sont eux qui dirigent les procédures semblent s’entendre tacitement pour que Il était également chargé d’étaler les tapis
de test, seule porte d’entrée dans le foot- les joueurs chrétiens ne deviennent pas de prière pendant le ramadan. Même s’il
ball professionnel, et ils ont tendance à en des stars du football. airme ne s’être jamais heurté à beaucoup de
exclure les jeunes talents chrétiens. Interrogé en 2010 par la BBC : “Pourquoi sectarisme, il reconnaît quand même avoir
La communauté chrétienne d’Égypte n’y a-t-il pas un seul joueur copte dans l’équipe été embêté par certains joueurs à cause de
est la cible de violences et de discrimina- nationale égyptienne, alors que les coptes sa religion : “Certains n’aimaient pas manger
tions depuis les années 1970. La religion représentent plus de 10 % de la popula- ou dormir dans la même chambre que moi.”
a pris une importance croissante sous le tion ?”, Hassan Chehata, alors entraîneur De nombreux footballeurs chrétiens
régime du président Anouar El-Sadate [au de l’équipe nationale égyptienne [de 2004 ont cherché pendant des années à passer
Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021
pro, en vain. Ils soupçonnent une poli-
tique oicielle derrière une telle situa-
tion, même si l’État n’a jamais publié de
directives oicielles en ce sens.
Interrogé sur la quasi-absence de foot-
balleurs coptes, le pape copte Théodore II
a déclaré, dans une interview accordée au
journal égyptien Al-Youm Al-Sabee  le 22 mars
2018 : “Ce n’est pas aux coptes qu’il faut poser
la question, mais aux stades et aux clubs !” Le
haut dignitaire [en fonction depuis 2012]
est connu pour éviter les polémiques. De
fait, il n’y a jamais eu de réponse oicielle
de la communauté chrétienne à l’exclusion
de leurs membres des stades. Selon un son-
dage d’opinion mené auprès de chrétiens,
5 % des personnes interrogées estiment que
l’attitude de l’Église explique en partie leur
faible présence au sein du football profes-
sionnel, car l’institution a toujours refusé
d’en faire un combat.
Notre enquête a conirmé l’existence
d’une barrière psychologique entre les
chrétiens et le football, qui s’est construite
au il d’années d’exclusion. Une telle bar-
rière n’existe pas avec le monde scienti-
ique, pour prendre un contre-exemple :
la plupart des familles chrétiennes consi-
dèrent les disciplines scientiiques comme
un domaine propice à l’excellence, où leurs
membres sont le moins susceptible d’être
victimes de discriminations.
Comme chacun sait, chaque fois que
l’Église copte est confrontée à une crise,
elle choisit de créer un espace “réservé
aux chrétiens”. Selon un plan élaboré par
le défunt pape Chenouda III [en fonction
de 1971 à 2012], l’Église agit aujourd’hui
presque comme un État parallèle, avec des
activités dans tous les domaines. Les chré-
tiens sont mal reçus dans les équipes de
première division ? Qu’ils évoluent donc
au sein d’une “Ligue de l’Église”. Et tant
pis si cela les condamne à rester amateurs.
C’est en 2002, alors que l’étoile du der-
nier grand joueur professionnel chrétien
commençait à pâlir [celle de Hany Ramzy,
en in de carrière internationale], que l’idée
d’une Ligue de l’Église a vu le jour, avec
pour objectif de “permettre à la jeunesse
de vider son énergie”. Plus de 700 équipes
et des milliers de joueurs chrétiens s’af-
frontent désormais chaque année avec l’es-
poir de recevoir le trophée des mains de
Sa Sainteté le pape [copte]. Celui-ci assiste
à la journée de clôture de la compétition,
au cours de laquelle il récompense l’équipe
gagnante. Depuis quelque temps, plusieurs
hauts dirigeants sont également présents,
dont le ministre des Sports.
S’il est bon que les gens jouent au foot-
ball, on peut cependant se demander si
cette ligue réservée aux chrétiens consti-
tue vraiment une alternative durable à la
première division actuelle, dont la popula-
rité semble être réservée aux musulmans.
—Mehdi Mohammad
Publié le 14 mars
SÉRIE
Sur les rails de la liberté
he Underground Railroad conjugue l’imaginaire puissant
du romancier Colson Whitehead et la poésie du cinéaste
Barry Jenkins pour évoquer la réalité brutale de l’esclavage.
Une minisérie à voir sur Amazon Prime.
—Los Angeles Times (extraits)
Los Angeles
D ans The Underground Railroad,
minisérie inspirée du roman épo-
nyme de Colson Whitehead [tra-
duit en français chez Albin Michel], on
découvre un réseau ferroviaire souterrain
qui traverse le sud des États-Unis à travers
un dédale de tunnels. Ce chemin de fer clan-
destin met en relation les esclaves fugitifs
avec un réseau d’abolitionnistes et leurs
refuges, pour les aider à gagner la liberté.
[Le roman comme la série empruntent au
fantastique : le chemin de fer et les États
du Sud n’ont jamais existé sous les formes
décrites, ce sont des allégories.]
Sur dix épisodes, la série suit deux
jeunes esclaves, Cora (Thuso Mbedu) et
Caesar (Aaron Pierre), dans leur fuite.
Échappés d’une plantation de Géorgie où
règne la cruauté, ils s’aperçoivent vite que
l’Amérique blanche “libre” fait preuve d’une
grande créativité pour diaboliser, oppri-
mer et emprisonner les Noirs sans recourir
à l’esclavage. Cora et Caesar découvrent
un enfer diférent à chaque nouveau “cha-
pitre” du récit, qui porte souvent le nom
de l’État dans lequel se déroule l’intrigue.
Après avoir fui la Géorgie, les deux jeunes
esclaves émergent du chemin de fer sou-
terrain en Caroline du Sud, un État appa-
remment progressiste qui vient en aide
aux fuyards avec diférents programmes
éducatifs et sociaux. Mais pourquoi donc
n’y a-t-il pas le moindre enfant noir ? Une
conspiration morbide est à l’œuvre. Cora
se sauve alors en Caroline du Nord, un
État très religieux. L’esclavage y est illé-
gal, mais elle découvre que les Noirs le
sont aussi. Et elle reprend la fuite.
Les épisodes troublants, empreints de
grâce et de tension, mêlent réalité et ic-
tion pour montrer que le racisme systé-
mique est aussi absurde qu’omniprésent
– et tout aussi américain que le hambur-
ger. La série se déroule dans le sud des
États-Unis avant la guerre de Sécession et
comporte donc de nombreux épisodes de
violence raciale particulièrement cruels.
Bien qu’impuissants dans
la société mise en scène,
les personnages noirs
contrôlent le récit.
Elle s’inscrit dans un contexte de multi-
plication, à l’écran, des scènes de violence
explicite contre des personnages noirs.
C’était notamment le cas dans Them, dif-
fusée sur Amazon Prime [une série d’hor-
reur qui se déroule dans l’Amérique raciste
des années 1950] ou dans le court-métrage
oscarisé Two Distant Strangers de Netlix
[sur un personnage noir qui, bloqué dans
une boucle temporelle, revit sans cesse son
assassinat par un policier blanc].
Barry Jenkins n’a pas cherché à éluder
la cruauté des esclavagistes blancs. Dans
une interview à la NPR [la radio publique
américaine], le réalisateur de Moonlight
et Si Beale Street pouvait parler a conié
avoir pleuré sur le tournage en recréant
360o. 49
↙ L’actrice sud-africaine
Thuso Mbedu incarne Cora.
Photo Amazon Studios
la cruauté de l’esclavage. Son empathie
et la idélité de son récit se ressentent à
travers l’écran. Les victimes de cette vio-
lence ne sont pas de simples personnages
de iction, ce sont des ancêtres. On accom-
pagne leurs soufrances, car Jenkins s’im-
plique dans ses personnages. Et nous nous
impliquons dans ses personnages.
Terriiant et exaltant. L’esclavage et
la liberté sont montrés à travers le regard
des Noirs. Lorsqu’un esclave qui vient
d’être capturé est traîné jusqu’à sa planta-
tion pour y être torturé, c’est à travers ses
yeux que l’on vit ses derniers instants, des
images loues d’hommes blancs faisant la
fête au pied de son bûcher. Si le corps de
l’esclave est désacralisé, ce sont les pro-
priétaires de la plantation qui incarnent
ici la monstruosité. Les Noirs contrôlent
le récit et Jenkins joue avec ce paradoxe
tout du long : bien qu’impuissants dans la
société, ils sont les personnages les plus
puissants de la série.
On est transporté par la performance
des acteurs principaux, Thuso Mbedu et
Aaron Pierre. Tels deux poissons privés
d’oxygène, ils se débattent dans des eaux
tumultueuses, essayant de ne pas se faire
attraper. C’est terriiant, exaltant et par-
fois libérateur. Ils sont poursuivis par
Ridgeway (Joel Edgerton), un chasseur
de primes qui traque les esclaves fugitifs,
et Homer (Chase W. Dillon, incroyable),
l’enfant qui lui sert de bras droit.
Barry Jenkins est connu pour sa nuance,
sa subtilité et ses silences contemplatifs,
autant de qualités qui transparaissent dans
sa série. Chaque épisode ressemble à un
court-métrage, avec des images magni-
iques, des lieux choisis avec attention et
des décors et des costumes extrêmement
soignés. Jenkins sait parfaitement saisir
l’humanité de ses personnages, en toutes
circonstances. Grâce à sa main de maître,
le mélange de réalité brutale et d’imagina-
tion débridée qui aurait bien pu faire dérail-
ler son train tient ièrement la route, et
ofre de nombreux instants mémorables.
—Lorraine Ali
Publié le 14 mai
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50. 360o Courrier international — no 1595 du 27 mai au 2 juin 2021

histoire.
“N° 5” de Chanel,
les mystères d’un
parfum centenaire
Mai 1921 – France-Russie
La composition de N° 5 est un secret
toujours bien gardé. Cette fragrance,
devenue légendaire, est née de la rencontre
entre Gabrielle Chanel et un parfumeur
moscovite d’origine franco-russe.

—Gazeta.ru (extraits) Moscou

L e 5 mai 1921, lors de la présentation de

sa nouvelle collection dans son atelier
de la rue Cambon, la créatrice de mode
Gabrielle “Coco” Chanel difuse dans les cabines
d’essayage un fabuleux parfum, profond, velouté,
loral et en même temps d’une fraîcheur givrée.
C’est ainsi que le Tout-Paris découvre cette fra-
grance grifée Chanel. N° 5 de Chanel est promis
à un grand avenir, même s’il faudra des années
avant qu’il ne soit accessible au grand public.
La première série ne comptait que cent lacons.
Ernest Beaux, parfumeur moscovite d’origine
franco-russe, en est l’auteur. Il travaillait aupa-
ravant pour l’entreprise de parfumerie Rallet,
↗  Une affiche fournisseur de la cour impériale de Russie. En
publicitaire pour 1912, par exemple, son eau de Cologne Bouquet
N° 5, le premier de Napoléon, conçue pour le centenaire de la
parfum lancé bataille de Borodino, rencontre un vif succès.
par Coco Chanel, Coco Chanel fait la connaissance du parfumeur
en 1921. Illustration en 1920 alors qu’elle séjourne sur la Côte d’Azur
de Georges en compagnie de son amant Dimitri Pavlovitch
Goursat, 1927. de Russie, neveu de l’empereur Nicolas II.
Photo Science Source/ Gabrielle Chanel avait pour projet de lancer
AKG-Images une fragrance “qui sente la femme, pas la rose”.
Ernest Beaux accepte d’exaucer son vœu et lui
présente une série de lacons numérotés de 1
à 5 et de 20 à 24. Elle choisit le cinquième en
déclarant : “Je lance ma collection le 5 mai, cin-
quième mois de l’année, laissons-lui le numéro qu’il
porte, ce sera un gage de chance.” La formule de
ce parfum, gardée secrète jusqu’à nos jours, se
compose de quatre-vingts ingrédients naturels
et synthétiques pour un bouquet alliant rose de
mai, ylang-ylang, jasmin, vétiver, iris, vanille,
avec une proportion généreuse d’aldéhyde, un
composé chimique qui lui donne une senteur
glacée de propreté et de fraîcheur.
Au début du xxe siècle, les maisons de cou-
ture et les parfumeurs exerçaient leurs activi-
tés séparément : les couturiers n’avaient pas de
ligne de parfum. Les femmes de la haute société
utilisaient des parfums à l’arôme d’une seule
leur. N° 5 de Chanel n’est pas un précurseur
sur ces deux points. Le couturier Paul Poiret
avait déjà lancé un parfum baptisé Parfums de
Rosine en l’honneur de sa ille, tandis que le par-
fumeur Aimé Guerlain avait créé dès 1889 la fra-
grance Jicky, une composition lorale complexe.
En revanche, le lacon de N° 5 avec son bouchon
à l’émeri, carré, sobre, rappelant une lasque de
whisky, constitue vraiment une première après les
ioles baroques dessinées par Lalique et Baccarat.
Notes polaires. La senteur des aldéhydes
rappelait à Ernest Beaux la Russie. En 1919, il
avait travaillé comme interprète au camp de
prisonniers de guerre de l’Armée rouge sur l’île
Moudioug, en mer Blanche. Comme l’écrivait en
1965 dans ses Mémoires, Souvenirs et Parfums,
Constantin Weriguine, longtemps l’assistant
d’Ernest Beaux, ce dernier avait voulu avec N° 5
recréer les senteurs des rivières et des lacs gelés
de la péninsule de Kola durant le jour polaire.
La genèse de ce parfum légendaire n’est que le
premier chapitre de sa longue histoire. En 1924,
Coco Chanel signe un accord avec Pierre et Paul
Wertheimer, propriétaires de Bourjois, pour leur
déléguer la production et la distribution de N° 5,
fondant ainsi Les Parfums Chanel, dont la créa-
trice de mode détiendra 10 % des parts. Durant la
Seconde Guerre mondiale, elle tente de prendre le
contrôle de la société en écrivant à l’administra-
tion allemande en France une lettre où elle sug-
gère que Les Parfums Chanel doivent lui revenir
puisque les frères Wertheimer sont juifs. Mais
ceux-ci avaient eu le temps d’émigrer aux États-
Unis et de nommer à la tête de la société un bon
chrétien français nommé Félix Amiot. En 1947,
les Wertheimer peuvent reprendre la tête de la
maison de parfumerie et passent un accord avec
Gabrielle Chanel, qui percevra 2 % des ventes de
parfums à son nom dans le monde entier.
Ernest Beaux a été le directeur artistique des
Parfums Chanel de 1924 à 1954. Quant au parfum
qu’il a créé, il est encore aujourd’hui un classique
intemporel qui igure parmi les parfums les plus
vendus, en partie grâce à une stratégie marketing
ofensive. Comment oublier celles qui ont fait la
promotion de N° 5 durant ces cent années. La
première égérie du parfum a été Coco Chanel
elle-même, s’aichant dans Harper’s Bazaar en
1937. Catherine Deneuve, Carole Bouquet, Nicole
Kidman, Lily Rose Depp lui ont succédé. Mais c’est
Marilyn Monroe qui fera la plus inoubliable des
publicités au parfum en confessant en 1952 ne
porter rien d’autre que N° 5 de Chanel pour dormir.
—Anna Lozinskaïa
Publié le 5 mai
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