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Revue Philosophique de Louvain

Pierre Kaufmann, L'expérience émotionnelle de l'espace


Jean Florence

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Florence Jean. Pierre Kaufmann, L'expérience émotionnelle de l'espace. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série,
tome 68, n°98, 1970. pp. 275-278;

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lecteurs». Quelques caractéristiques générales de cette collection ont


été indiquées précédemment (Rev. philos, de Louv., août 1968, p. 542).
De bonnes introductions, dues respectivement à MM. White,
Parkinson et Nidditch, esquissent l'orientation actuelle des recherches.
Le premier volume s'interroge sur la nature de l'action, ses
descriptions, ses différentes explications possibles : peut-être lui reprochera-
t-on d'accumuler les distinctions à l'excès et de négliger un peu la
présentation des études qu'il a sélectionnées. Le deuxième ne retient que
la seule acception symbolique du verbe mean, selon laquelle il y a
équivalence de sens, par exemple, entre les mots « pluvia » et « pluie » : tous
les articles qu'il a rassemblés traitent de cette acception-là et étudient
tantôt la nature du sens (meaning), tantôt ses critères. M. Nidditch,
enfin, à qui a été confiée la philosophie des sciences naturelles et
humaines (la philosophie des mathématiques devant faire l'objet d'un
volume séparé), note que l'attention ne se concentre plus maintenant
sur l'épistémologie mais sur la logique de la science ou « noématologie » :
à une seule exception près il a choisi des articles qui témoignent de
ce déplacement d'intérêt.
Pour conclure, toujours à propos des introductions, un regret
qui n'est qu'une broutille : les renvois aux études réimprimées dans
ces différents recueils, ainsi qu'aux ouvrages cités en appendice,
auraient dû être faits de manière uniforme.
Yves Nolet.

Pierre Kaufmann, L'expérience émotionnelle de l'espace (Coll.


«Problèmes et controverses»). Un vol. 22,5 X 14 de 352 pp. Paris,
J. Vrin, 1967.
Le propos du livre est d'élaborer une description philosophique
de l'expérience naturelle de l'émotion qui soit à même de démontrer,
de manière immanente, la compossibilité des divers discours, épisté-
mologiquement écartelés, qui en assument l'explicitation : la
connaissance psychologique objective et la méditation philosophique.
L'expérience émotionnelle aurait ce privilège de fournir aux débats
actuels où l'essor des sciences humaines précipite la réflexion, le terrain
d'une analyse convergente, fondée à la fois sur l'interprétation caté-
goriale et sur les faits établis par l'histoire de la psychologie positive.
L'auteur prétend parvenir à cette connexion non par une intervention
extérieure qui confronterait l'expérience à sa mise en forme
intellectuelle, mais par un examen attentif du développement interne de
l'émotion elle-même.
L'expérience émotionnelle, c'est la double épreuve du vacillement
de notre inhérence spatiale et de la rupture de notre insertion
significative à l'environnement humain. Telle est la thèse. Toute la recherche
vise à cerner ce point d'articulation entre les deux dimensions
constitutives de l'émotion, à savoir : l'espace intentionnel vécu et le rapport
expressif à autrui. Car l'émotion est une expression ; elle est un appel
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adressé à l'Autre. C'est en vertu de la position qu'assume autrui


dans les divers registres de cette expérience, — soit qu'il se donne à
l'expérience naïve comme pôle de notre appel, soit qu'il en commande
l'universalisation dans une communication subjective ou qu'il préside
à la constitution d'un champ objectif — , qu'une conjonction des
différents discours sur l'homme peut avoir lieu et se justifier.
Or, les descriptions traditionnelles de l'émotion, qu'elles fussent
exprimées en termes de biologie adaptative ou de psychologie intro-
spectionniste, ont manqué ce point d'articulation qui ancre dans sa
signification humaine la double face — perceptive et intersubjective —
du phénomène émotionnel. L'auteur fait réminiscence des tentatives
de nombreux prédécesseurs, depuis Aristote et S. Augustin jusqu'à
Sartre, Freud, Husserl, Binswanger, Merleau-Ponty; il s'efforce de
montrer l'insuffisance de leurs positions. Les concepts-clés de son
interprétation viennent en droite ligne de la psychanalyse, et plus précisément
de Lacan (sans que l'auteur le nomme expressément), ainsi : la théorie
du signifiant et de sa suprématie dans l'ordre humain, la structure
symbolique et son code dont l'Autre est le garant, le concept
d'identification du sujet au signifiant, l'aliénation du sujet au discours de
l'Autre ... On pourrait dire qu'il faut connaître Lacan pour comprendre
la thèse de P. Kaufmann. Quoi qu'il en soit, l'application des catégories
et des concepts psychanalytiques à l'explicitation de l'expérience
émotionnelle s'avère féconde.
L'émotion, ainsi interprétée, apparaît comme un dessaisissement
du sujet, la contestation de son autonomie, l'impossibilité à se signifier
comme pôle d'initiative et source d'activité, la rupture de
l'identification à son organisme intentionnel, la dépossession de la maîtrise
du sens. Mais la possibilité de se signifier, de se représenter comme
sujet, — ce qui est le procès même de l'identification — , trouve son
fondement dans l'ordre du signifiant, c'est-à-dire dans l'Autre. Car
le sujet n'a d'identité que reconnue au sein d'une intersubjectivité,
dans l'espace du langage : accédant à la parole, l'enfant peut se
symboliser comme « Je », après avoir été symbolisé comme organisme
singulier et nommé, sans avoir pu d'abord le reconnaître, par le
discours d'autrui. Ainsi, dès l'origine, le sujet est décentré : l'Autre le
dessaisit du sens ; et l'identité qu'il conquiert en prenant place et parole
dans l'ordre signifiant masque progressivement cette aliénation
primordiale.
Le sujet ému répète, en quelque sorte, cette quête d'identité
menacée dans la situation émotionnelle. L'émotion exprime ce désarroi du
sujet débouté de sa position; l'émotion lui signifie la carence même
de cette identité qu'il désire stable, définitive, irréfragable. La peur,
la terreur, l'angoisse, la joie, la honte, l'émotion sacrale, tragique ou
esthétique apparaissent, chacune, comme la modification simultanée
de notre manière d'habiter le monde et de le percevoir et de notre
relation à autrui, au sens. L'image de soi que, tout au long de son
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histoire, le sujet s'érige inlassablement et dont il demande à autrui


d'authentifier les signes, s'écroule. Car le sujet est incapable de se
déterminer lui-même en tant qu'ego ; et l'émotion révèle cette solitude,
cette exclusion, dans la mesure où l'Autre, dont la fonction est de fonder
le rapport signifiant et de garantir l'efficacité des signes, s'absentifie,
se tait ou s'illimite.
Ainsi sujet, objets, espace et autrui font système au champ de
l'Autre; la variation de l'un ou l'autre entraîne la mutation de
l'ensemble, mutation dont l'émotion constitue l'expression. Comme tel,
ce phénomène d'expression n'est pas pensable. On ne peut, dit l'auteur,
penser l'émotion dans son essence mais on peut comprendre qu'elle
s'universalise dans les catégories où elle se révèle à elle-même son propre
fondement ; ces catégories d'expression, qui ne sont pas des catégories
ontologiques, l'auteur les énonce comme Destin, Sacré, Destinée.
C'est que «le discours même dans lequel je prononcerai que je suis
hors de l'Être, impliquera en sa constitution et comme une condition
plus fondamentale, que je sois moi-même, en tant que je le prononce,
hors de l'Autre; et de cette exclusion je ne saurais prétendre apporter
en mon discours une détermination intrinsèque, s'il est vrai qu'elle
soit dès l'origine historiquement nouée dans l'individuation de notre
existence ».
Le champ du désirable, à nous, êtres de désir, toujours se dérobe.
Nous ne possédons ni les choses ni nous-mêmes. L'art donne l'expression
privilégiée de cette condition finie en nous signifiant, de manière
exemplaire, ce dessaisissement : « tel est en effet le mode de présence
de l'œuvre d'art, d'exprimer l'objet en tant que nous ne l'avons pas »,
ce qui revient à dire « qu'il est, cet objet, présent à l'Autre en tant
qu'Autre ». Le monde que crée l'art nous désigne ce qui s'absente du
monde de la réalité mais qui, effectivement, lui confère sens et
possibilité.
Ce livre, admirablement écrit, extrêmement riche en nuances,
étonnamment informé en matière d'esthétique, de psychologie, de
philosophie, de littérature, est séduisant et aventureux. Mais on ne peut
s'empêcher d'éprouver, à la lecture, quelque difficulté à situer sa
méthode. S'appuyant sur une thèse dont il ne produit nulle part
la théorie expresse, — assuré sans doute que la démarche suffit à en
montrer le bien-fondé — , l'A. prétend laisser parler l'expérience
émotionnelle et faire assiter le lecteur au surgissement de sa signification
humaine. Bien de moins « naïf» pourtant que ce livre dont l'intuition,
souvent, devance sa théorisation. En cette intuition nous croyons
pouvoir distinguer un projet intéressant et éclairant, en son principe :
le propos d'esquisser la preuve de la jointure d'une ontologie de l'art,
d'une psychologie profonde et d'une anthropologie. Certes, la pensée
philosophique a depuis longtemps pressenti l'unité immanente des
discours esthétiques, psychologiques et métaphysiques : l'œuvre de
Merleau-Ponty n'en est-elle pas un témoignage saisissant? Mais la
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difficulté d'instaurer et de réussir une telle récollection épistémologique


s'y manifeste d'autant plus cruellement. Et le moindre intérêt de
L'expérience émotionnelle de Vespace n'est pas d'en vouloir tracer le
périlleux chemin.
Jean Florence.

Maurice Corvez, L'être et la conscience morale. Un vol. 24,5 X 16


de 396 pp. Louvain, Nauwelaerts; Paris, Béatrice-Nauwelaerts, 1968.
Prix : br. 480 FB.
Ce recueil d'articles importants offre une double orientation :
l'une ontologique, l'autre morale.
La première comporte l'analyse critique des catégories
fondamentales de la philosophie sartrienne assortie d'une réflexion sur les
rapports entre essence et existence tels que les conçoit S. Thomas.
Cette méditation conduit l'auteur à interroger l'œuvre de Heidegger :
on y trouve une comparaison entre l'Être heideggerien et thomiste,
une étude critique de la différence ontologique dont le défaut
consisterait à instaurer une regrettable division de la réalité et de l'homme,
et enfin une question : « ne faut-il pas en arriver à reconnaître la fusion,
dans la réalité, de l'ontique et de l'ontologique : la véritable trans-
cendantalité et analogie de l'être lui-même ? » (p. 132). Pour avoir
refusé l'identité réelle de l'esse et de l'essence, l'auteur estime que la
tentative heideggerienne doit renoncer à une ouverture sur Dieu.
Cette thèse pessimiste constitue alors une invitation à repenser les
positions thomistes relatives à l'idée et à l'affirmation de Dieu : que
faut-il tout d'abord penser du Dieu de Platon ? L'auteur poursuit ses
investigations par une réflexion sur la création et la motion divine,
c'est l'occasion de se pencher sur quelques idées chères au P. Teilhard
de Chardin. Toujours dans le sillage thomiste, l'A. nous livre enfin
des notes sur l'unicité d'être dans le Christ.
La seconde orientation consiste en un éclairage du péché.
Qu'entend-on par péché (chap. Ill) ? S'il est une défaillance libre de la volonté,
ne faut-il pas aussi admettre le bien fondé des thèses freudiennes sur
le déterminisme qui pèse sur l'homme (cf. Inconscient et péché) ?
Où commence le péché (chap. V), dont une forme typique est l'abandon
de la foi divine ? Qu'est-ce que la foi, quels sont ses rapports avec la
connaissance naturelle de Dieu? Dieu est-il tentateur (chap. VII)
ou bien Celui qui permet le péché, envoie le Fils en Rédempteur et
donne la grâce actuelle ? Autant de questions traitées par Maurice
Corvez dans la clarté, la densité de cet ouvrage, fruit des analyses
d'un disciple de S. Thomas, quelque peu saisi de crainte face au climat
philosophique contemporain (cf. première partie).
Joëlle van Drooghenbroeck-Jonckheere.

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