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Noms de langues, nomination et questions

d’onomastique en Algérie : de l’ordre de la


filiation aux contingences de l’histoire

Farid BENRAMDANE
Université de Mostaganem

« Reste vrai qu’on peut vivre en ayant faim et soif, et


rechercher plus haut et plus profondément la communion dans le
commun dénominateur. Pardonnez-moi ce jeu de mots, je veux
dire: celui qui dénomme. Nous sommes à la recherche de notre
nom. Mon nom est l’Homme. Je le sais, mais l’Homme est toujours
un homme, cet homme que je suis. Pour l’instant, j’ai le sentiment
d’être condamné à la différence, à une irréductible et inquiétante
singularité » Jean Amrouche, poète algérien (1952).

À travers les paragraphes suivants, nous nous proposons


d’avancer quelques hypothèses en vue d’une analyse centrée sur la
nomination en général et le nom des langues, en particulier, en
contexte algérien. Nous choisissons sciemment cette expression
pour désigner la similitude des représentations mentales et des
opérations cognitives individuelles, mais surtout collectives qui
37
Les enjeux de la nomination des langues dans l’Algérie contemporaine
pourraient sous-tendre, au delà de la diversité des parlers, un
imaginaire onomastique local. Cette expression force les contours
d’une démarche pour établir un déterminisme difficile à décrire
quand on se heurte, pour reprendre l’expression de Gruzinsky, à
« la rigidité de nos concepts du temps et de la causalité » (1999, p.
12).

Il s’agit d’espaces physiques et symboliques marqués par


une histoire tumultueuse, mouvementée, de tensions et de
séquences historiques violentes, fondée sur la triangulation:
colonisation-décolonisation-recolonisation, quand bien même
reconnaît-on, ici et là, que ce qui caractérise, de manière générale,
le nom propre, c’est bien sa grande stabilité morphologique et
sémantique.

Pourquoi tout un détour sur la nomination en général, pour


arriver à la nomination des langues ? La raison est simple : la
démarche répertoriale de la nomination des entités linguistiques
est, nous semble-t-il inopérante à elle seule, si elle n’est pas élargie
aux formations nominatives structurantes de la société (ethniques,
toponymiques, anthroponymiques) afin de saisir les représentations
qui sous-tendent l’articulation générale, multiforme et complexe
travaillée par le sujet et par l’histoire, dans des enchaînements
violents, invariants, malheureusement, de la fortune de l’humanité.

Il serait alors possible d’observer les ressorts de types


linguistique, psychologique, sociologique et anthropologique de la
nomination et de son rapport à la dis/continuité historique.
Comment, dans une société à tradition orale, réagit la matrice
ethnolinguistique à dominante onomastique, forgée par la praxis
historique face à la disgrâce, le revers, la contrariété, en somme, à
l’épreuve et à l’adversité ? Quelle est la nature des dérèglements et
les types de mécanismes mis en place durant la période coloniale,
par exemple, par l’entreprise de francisation du paysage
linguistique onomastique local et de leurs prolongements dans la
gestion du pays, après son indépendance, par l’état national?

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Noms de langues : de l’ordre de la filiation aux contingences de l’histoire
Nous mettrons en évidence le contexte colonial français,
dernière tension historique dans cette région à l’effet de rendre
visible le type de dynamiques relevant de la nomination et de la dé-
nomination. L’effort consiste à rendre lisible, même au prix d’une
schématisation extrême, la conception systémique de deux modes
de nomination : l’un traditionnel, local et, l’autre, d’intervention
coloniale. Dans cette théâtralité onomastique, la difficulté
transparaît quand il s’agit de nous efforcer de trouver puis d’établir
le cadre le plus général, comme le définit la théorie des systèmes,
dans son acception la plus normative, de l’Encyclopaedia
Universalis, « à l’intérieur duquel on peut étudier le comportement
d’une entité complexe analysable et de son évolution, allant vers,
soit une évolution - désagrégation, soit vers une évolution -
intégration, prenant une configuration d’ensemble plus forte »
(Ladrière, 1996, p. 1030).

Y a-t-il eu exclusion, interpénétration, contamination,


hybridation, substitution, altération morphologique, glissement
sémantique ou simplement négation?

Le mode d’intervention sur les faits de langue dans l’Algérie


coloniale relevant de la nomination et ce qu’il implique sur un plan
psychopathologique à l’échelle de l’individu comme de la société,
visaient, en dernier ressort, le principe de la filiation. Dans un
contexte dit normal, A. Tabouret-Keller affirme qu’il « ne s’agit
pas seulement d’apprendre à parler, mais d’être soumis à une
nomination personnelle et à ce qu’elle implique dans l’ordre de cet
autre principe universel, le principe de la filiation. L’attribution
d’un nom identifie non seulement la personne mais l’insère à une
place dans sa généalogie et, plus, généralement, dans le double
réseau de la filiation et des alliances » (1997, p. 8). Dans le
contexte de désagrégation coloniale que nous étudions, allant de
l’entreprise de dilution de la cohésion sociale à la perte de
l’identité, des modalités discursives relevant aussi bien de la
mémoire que du langage, en particulier de l’oralité, vont se
constituer comme les ultimes ressources et les extrêmes recours de
préservation de l’homme culturel.

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Les enjeux de la nomination des langues dans l’Algérie contemporaine

Nomination et dérèglement identitaire

À cet égard, les faits de nomination, dé-nomination et re-


nomination du paysage nominatif et dénominatif local
(ethnonymie, toponymie, patronymie) vont se charger dès lors
d’une densité anthropologique et symbolique dépendant, après une
résistance culturelle, tantôt violente, tantôt pacifique et finalement
sanglante, d’une vaste entreprise de restructuration identitaire,
d’assimilation puis d’intégration à la limite, pour reprendre
l’expression de Lacheraf, de « l’impératif biologique de civilisation
et de permanence du besoin culturel… » (1978, p. 387). Le nom de
la langue est organiquement lié au système général de nomination :
« le nom d’une langue est ainsi toujours le nom d’une autre réalité,
géographique, ethnique, politique, linguistique, institutionnelle,
sociolinguistique, et ainsi de suite » (Tabouret-Keller, 1997, p.16).
Il est, en tous les cas, un procédé de verbalisation identitaire et,
dans les pires moments de troubles historiques, identificatoire.

Par conséquent, n’insisterons-nous pas assez sur les


présupposés historiques et idéologiques des stratégies
dénominatifs/nominatifs/redénominatifs de la pensée coloniale
française ou précisément du régime colonial français. Tout ceci,
pour dire, de manière explicite, que la nomination de la langue et
ses enjeux ne peut faire l’économie, du moins dans le contexte
algérien, de cette pensée, volonté et entreprise de dérégler le
continuum historique par des ruptures dans les modes traditionnels
de dé/nomination.

Sadek Hadjeres, ancien secrétaire général du PAGS (Parti de


l’Avant-garde Socialiste, issu du Parti Communiste Algérien),
résume, nous semble-t-il, et à sa manière ce caractère global de la
gestion coloniale : « Comme si l’expérience ne nous avait pas
encore suffisamment instruits, les problèmes actuels m’ont ramené
à cinquante ans en arrière, quand dans “l’Algérie de papa”, le
certificat de maturité sociale et politique vous était accordé
lorsque MM. Durand et Lopez, détenteurs des critères de
l’honorabilité, daignaient dire de vous: « ce MoKHammed-là (ils
prononçaient difficilement les h), vous savez, il est très bien ;
40
Noms de langues : de l’ordre de la filiation aux contingences de l’histoire
d’ailleurs la preuve, c’est qu’il est habillé comme nous”. Et de se
répandre en plaisanteries mille fois usées sur les pantalons
bouffants et les turbans des “melons”, les voiles féminins des
“moukères”, etc. Ce genre d’approches assimilait une mode
vestimentaire à une langue, une religion, une culture, un statut
social et politique fortement dévalorisés à leurs yeux. Ce qui
alimentait évidemment nos réticences, voire nos répugnances à
adopter les signes extérieurs de “l’Autre”, puisque cela devait
signifier passer dans son camp, devenir un “kafer”, l’impiété étant
alors synonyme de complicité avec les oppresseurs » (2003, p. 3).

À travers une approche très proxémique, centrée sur les


noms de lieux, de tribus, de personnes, le régime colonial
s’intéressera aux lignages des populations et à leurs lointaines
généalogies, disons-le d’emblée, séculaires pour certaines,
plusieurs fois millénaires pour d’autres. L’on se rendra compte,
probablement, en fin de parcours, de la gravité du déficit identitaire
et de ses conséquences inconscientes et dévastatrices dans la
gestion actuelle des faits de société, de culture et de langues en
Algérie. Les faits de nomination vont être soumis à un traitement
que nous avons appelé, dans une précédente contribution,
« onomacide sémantique » (Benramdane, 1999) et que Louis-Jean
Calvet résume autrement, mais à un autre niveau d’intervention, en
l’énoncé suivant « la glottophagie réussie, de la mort de la langue
dominée, définitivement digérée par la langue dominante »
(Calvet, 1974, p. 79).

Les modèles construits dans les approches anthropologiques


et ethnolinguistiques à partir de sociétés stables ou relativement
stables (tribus d’Amérique et d’Afrique) ne résistent pas eux-
mêmes à l’analyse quand ils se heurtent à un type de temporalité
diamétralement différente, car soumise à des déroulements
historiques violents, mouvementés, en somme de remise en cause
permanente. Il ne s’agit ni de connaissances étymologiques, ni de
descriptions formelles (le plus souvent, le sémantisme des vocables
échappe aux usagers eux-mêmes) mais d’une conception qui se
veut subjective et quelquefois objective par rapport à des êtres de
langage (les nominations), à laquelle on inflige des valeurs
affectives, morales, symboliques, religieuses et identitaires : « La
41
Les enjeux de la nomination des langues dans l’Algérie contemporaine
question des langues est, au Maghreb, un enjeu crucial, lieu de
combats et d’affrontements de nature vitale, essentielle. Telle est la
réalité du fait linguistique aujourd’hui, telle est aussi l’image que
nous avons spontanément d’une société maghrébine difficilement
désengagée de l’acculturation coloniale, peinant à reconquérir son
identité originelle, à se concevoir comme une et diverse à la fois.
Des couples antagoniques tiraillent le Maghreb postcolonial : le
français contre l’arabe, l’arabe contre le berbère ou
tamazight…Déchirement, binarité douloureuse du rapport à la
langue, le Maghreb des langues se déclinerait au duel: diglossie,
bilinguisme » (Dakhlia, 2004, p.11).

Ce genre de questionnement, surtout en Algérie, n’est ni un


luxe scientifique, ni du marketing politique, mais il relève d’enjeux
sociétaux d’une population en crise, depuis environ deux siècles:
132 années de colonisation, 43 d’indépendance dont dix années de
terrorisme islamiste sanglant. L’être historique est agressé, mutilé,
frustré, déraciné dans sa quotidienneté. Aussi s’agit-il, en priorité,
ni de re/créer une modernité, ni de calquer des modèles de
fonctionnement d’autres sociétés, aussi développées et exemplaires
soient-elles, mais de réactualiser des tranches du passé refoulé. Et
la nomination n’est pas des moindres...

La fureur de nommer : de la conquête de Christophe


Colomb à la conquête de l’Algérie

Dalila Morsly compare l’entreprise coloniale de francisation


de la toponymie algérienne à celle menée par Christophe Colomb
en Amérique : des opérations de dénomination livrées tout le long
de ses conquêtes (Journal de bord du 3 août 1492 au 15 mars 1493)
: « en même temps qu’il se livre au pillage des pays qu’il traverse,
qu’il lance les prémisses du génocide des populations indiennes,
Christophe Colomb (en espagnol, Christobal = Colon), baptise,
débaptise, rebaptise. On voit que Christophe Colomb est saisi
d’une véritable fureur de nommer qui traduit le mégalomane -
qu’il était certainement - dans son Introduction historique au
Journal de bord. Les quelques énoncés cités rendent parfaitement
compte de cette entreprise de dénomination de l’espace
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Noms de langues : de l’ordre de la filiation aux contingences de l’histoire
nouvellement conquis : “cette île, à laquelle je donnais le nom de
Santa Maria de la Conception... auquel j’ai donné le nom de
beau Cap... Je donnai le nom de cap de la Lagune... j’avais
donné à l’île celui d’Isabelle... là près du Cap de l’Ilot, ainsi que
je l’ai nommé... et le port qui était près de l’embouchure de
l’entrée des dites îles, il le nomma Port du prince...” et cætera »
(Morsly, 1983, p. 234).

En Algérie, c’est la même approche taxonomique, avec


d’autres procédures de dénomination. Après un siècle de
colonisation (1830-1930) célébré avec faste, l’ancien responsable
des archives d’Alger écrivait : « cette longue liste, on l’a
remarqué, constitue un véritable Livre d’Or de la conquête de
l’Algérie proprement dite (1830-1870) puis de l’Algérie du sud et
du Sahara (1870 à nos jours). Et ce Livre d’Or se trouve
heureusement gravé, sinon sur les lieux mêmes, du moins dans le
pays où s’illustrèrent ceux dont on a voulu perpétrer le souvenir »
(Caroyal, 1939, p. 215).

De la même manière, le procédé de toponymisation française


ou francisée apparaît dès le début de la conquête et il se développa
au fur et à mesure de la création des villes et des villages
coloniaux. A. Pellegrin, en 1949, dans son ouvrage sur la
toponymie d’Algérie et de Tunisie, cite un auteur français
contemporain des débuts de la colonisation : « la coutume
administrative qui était en usage en ces temps là (en 1848 et après)
pour la dénomination de villages nouveaux était la suivante:
pendant toute la durée d’un mois, on prenait les noms des saints du
calendrier, le mois suivant, on prenait ceux des grands hommes de
l’histoire de France ou ceux des victoires célèbres » (1949, p.
349).

Contrairement à Christophe Colomb qui, lui, en nommant,


s’appropriait matériellement et symboliquement un monde
“nouveau” et/ou “vierge” et par son acte langagier, se posait
comme une nouvelle vision du monde et s’imposait comme
fondateur d’une nouvelle civilisation, la pensée coloniale en
Algérie, en matière de dé-re-nomination, “travaillait” sur un tout
autre paradigme, celui de la civilisation retrouvée, du recouvrement
43
Les enjeux de la nomination des langues dans l’Algérie contemporaine
de la Terre perdue. Le choix de l’emplacement de certains lieux de
peuplement (sur les substructions de castellum romains par
exemple) n’est pas sans rappeler la stratégie d’organisation
territoriale et militaire des troupes de l’armée romaine dans la
Mauritanie césarienne, et de la “continuité coloniale” (Leveau,
1979, p. 5), mise en œuvre par les officiers-archéologues français,
formulées en termes de “revanche” historique. Masqueray, en
1886, explicitera davantage cette assertion : « C’est l’Europe qui
domine à son tour, une seconde fois, dans tout le bassin de la
Méditerranée. Nous reprenons, en l’améliorant, l’œuvre des
Romains. Nos villes et nos villages se bâtiront sur l’emplacement
des leurs » (Masqueray, cité par Rouissi, 1983, pp. 27-28).

Dès lors, exprimé en ces termes, le mode de légitimation


historique et idéologique de la dé/re/restructuration du paysage
toponymique et anthroponymique local, mené aussi bien par les
militaires, les historiens que les linguistes quant à une filiation et à
une étymologie latine du morpho-sémantisme de certaines
formations onomastiques, va renforcer l’impact de la colonisation
pendant la période coloniale et renouveler le stock lexical des noms
propres de lieux et transformer en disloquant toute la tradition
onomastique maghrébine dans le domaine linguistique,
ethnonymique, toponymique et anthroponymique : « Le meilleur
véhicule des appellations françaises a été d’abord l’armée, puis
surtout la colonisation agricole qui a marqué de noms glorieux les
étapes de la conquête toponymique » (Pellegrin, 1956, p. 33).

Deux paradigmes de refondation de la personnalité


algérienne (la terre et la personne, voir F. Cheriguen, 1993, p. 34-
35) vont être mis en chantier, à la même période, c’est-à-dire le
Senatus Consulte du 22 avril 1863 (suivi de la loi Warnier du 26
juillet 1873) et la loi sur l’état-civil de 1882. Pensé, posé et imposé
comme tel, le nouvel ordre nominatif exprimait d’emblée un
rapport de domination historique et de subordination culturelle.

Le plus connu des toponymistes français de la période


coloniale, du moins celui qui en fait l’analyse la plus moderne, en
puisant dans les sciences modernes (la linguistique), et n’étant pas
moins membre-correspondant de l’Académie des Sciences
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Noms de langues : de l’ordre de la filiation aux contingences de l’histoire
coloniales, Arthur Pellegrin (1956), va jusqu’à rattacher des formes
linguistiques relevant de la toponymie berbère à un peuplement
primitif européen de l’Afrique du nord alors même que l’usage du
nom de langue « berbère » est maintenu, apparaissant fréquemment
dans la littérature coloniale ; toute la nuance est donc dans
l’apparentement des formations onomastiques, surtout
toponymiques au fonds linguistique européen. Comme « berbère »
est ramené au grec « barbaros », le toponyme francisé « Oran » est
ramené à la souche touarègue « Ouaran » et non « aharan », tout
aussi touareg, néanmoins plus proche de l’usage actuel et celui
relevé, dès le Moyen-âge « Wahran /Wihran » (El Bekri, Ibn
Haouqal, Ibn Khaldoun). Tiaret, forme francisée de Tihart /Tahart,
lieu d’implantation du premier État musulman au Maghreb central
(870) est assimilé à « station », allusion faite au castellum romain
dominant le lieu (Tingartia / Tingartensis) (Canal, 1900, p.6). En
fait, ce genre d’explication n’est privilégié que pour mettre en
valeur la désignation romaine des imposantes ruines que
représentent l’ancienne Tingartia, figurant sur toutes les cartes de
l’Afrique ancienne : « cela nous paraît concluant pour déterminer
les origines romaines et chrétiennes de Tiaret » (Canal, 1900,
p.18). Il n’est aucun doute que l’on se trouve devant une des
expressions de la thèse latiniste de l’Algérie. Les exemples de la
sorte pullulent dans le discours de légitimation coloniale par
l’usage de l’onomastique et surtout de la toponymie.

Noms de territoires : capital foncier, capital symbolique

En dépit des identifications établies par les historiens


français 1 et non français (grecs, latins, arabes, espagnols ...) sur

1
« De nombreux chercheurs se sont, depuis 1821 environ et du moins pour
l’époque moderne, intéressés aux populations du Nord de l’Afrique. Des travaux
de chercheurs étrangers, mais aujourd’hui de plus en plus maghrébins se sont
interrogés sur les désignations de ces populations et ont constaté que la plupart
des ethnonymes connus étaient en usage depuis les temps les plus reculés de
l’histoire » Cheriguen (F.), « Barbaros ou Amazigh. Ethnonymes et histoire
politique en Afrique du nord », Mots, Fondation nationale des sciences politiques.
CNRS, Paris, 1987, p. 7.
45
Les enjeux de la nomination des langues dans l’Algérie contemporaine
des ethniques recensés, des appellations de l’antiquité et du
Moyen-âge : les Meknasa des Macennites ou Makanitae, Louata à
Levathe, Meghila à Meghiles, Barcuatae à Barghouata (Procope,
Corippus, Ptolémée, Ibn Khaldoun, El Bekri, Al Idrissi, Desanges,
Lewicki...), l’administration coloniale va « neutraliser le
paradigme linguistique, nominatif ethnonymique et lui substituer
une infra-dénomination à double niveau :
1. la suppression de toute dénomination ayant trait aux
territoires des populations autochtones, effaçant tout
repère linguistique onomastique attaché à la continuité
spatio-temporelle de l’identité ;
2. la mise en place d’une nouvelle toponymie aux contenus
sémantiques « étranges et étrangers », selon l’expression
de Dalila Morsly, aux populations autochtones »
(Benramdane, 2004, p. 377).

La présente neutralisation est précédée d’une expropriation


des terres, d’un déplacement des populations et d’une re-
dénomination des espaces habités. Le capital foncier et le capital
symbolique vont être gérés de la même manière : cartes
topographiques et « cartes mentales », c’est-à-dire, les points fixes
de l’organisation symbolique, et, en même temps, de l’organisation
mentale et de sa vision du monde vont être manipulés et
démantelés. Les dénominations forgées par la praxis historique
telles que les noms de tribus fondatrices du Maghreb : Chawiya,
Matmata, Meknasa, Tighermatine, Beni Louma, Oulhassa, Beni
Zeroual, Ouled Affane, Ouled Ziane, Zenata, Sanhadja... seront
sous-catégorisées spatialement, par conséquent dévalorisées
symboliquement jusqu’à, comme le montre le tableau ci-dessous
(B. Atoui, 2000, p. 37), disparaître linguistiquement, sur instruction
du 25 avril 1866 (Commandement général de la province d’Alger),
de la nomenclature toponymique locale et des univers
sémiologiques ambiants.

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Noms de langues : de l’ordre de la filiation aux contingences de l’histoire

NOMS DE TRIBUS
Avant l’application NOMS DE
ETHNONYMES de la loi du Sénatus TRIBUS
Consulte de 1867 Après 1867

74 24
BOU (père de...)

BEN, BEL, BENI


664 143
(fils de...)

OULED (enfants
315 67
de...)

AIT (fils de...) en


1181 207
berbère

SI, SIDI,
OULED, etc.
166 65
(Monseigneur,
Saint)

TOTAL 2177 446

On a ainsi substitué à la nomination structurelle tribale,


forme d’organisation supérieure ultime à l’époque, à dominante
ethnonymique, hagionymique et anthroponymique, une
dénomination à dominante toponymique topographique. La
représentation mentale de l’identité cristallisée dans la nomination
de l’espace, des lieux de peuplement, des ancêtres-éponymes

47
Les enjeux de la nomination des langues dans l’Algérie contemporaine
(noms à base de Sidi, Si et Lalla 2 ) et qui permettaient au groupe de
créer et de perpétuer ses références spatiales, temporelles et
symboliques ont été effacées. « La puissance coloniale a bien saisi
l’importance de la dénomination et l’importance des mythes des
origines, symbolisées par le nom que porte la tribu. (...). Ainsi, les
éléments de différenciation par rapport à autrui ne sont plus les
mêmes. Par la perte de l’assise territoriale, la tribu perd sa
cohésion, sa structure ; par la perte de son nom, elle perd son
identité, sa solidarité, puisque les individus ne se reconnaissaient
plus dans le même ancêtre-éponyme, et ne se sentent plus
solidaires entre eux » (B. Atoui, p. 38).

Les formations ethnonymiques et les noms de territoires,


qui, souvent, sont les mêmes 3 (Bled des Oulhassa, Bled des Beni
Affane, Zenata, Ouled Boughaddou, Ouled Derradji, Dahalsa, etc.)
sont mis sous l’empreinte d’un nouveau Nom, à la fois « étrange »
et « étranger » : Mongolfier, Waldeck Rousseau, Burdeau, Trézel,
Victor, Lamoricière, Vialar, Orléansville, Trouville, Saint-Maur,
Bosquet, Georges, Boulanger, Brégeat, Castors, Cavaignac, Cayla
Emile, Térez, Challet, Terrade, Charlemagne, Comte Auguste,
Jean Choupot, Clauzel, Colbert, Colisée, Colombani, Corneille,
Saint-André, Saint-Antoine, Saint-Charles, Saint-Denis, Saint-
Esprit, Saint-Eugène, Saint-Exupery, Saint-Jean-Baptiste, Saint-
Joseph de la Tour, etc.

Cette dé/re/structuration du fonds onomastique traditionnel,


menée en même temps que d’autres entreprises économiques,
sociales et culturelles (expropriation des terres, déplacement des
populations, destruction des écoles, démantèlement des élites
traditionnelles...) va secouer les fondements mêmes de la société
algérienne. Les énoncés contenus dans le motif des exposés de la
loi sur l’état-civil (Discussions du Sénat français, 1882) sont on ne

2
Lalla / Lala : formation typiquement berbère, désigne « une femme vénérée,
sainte ou de souche noble (comme c’est le cas en Kabylie) ».
3
3 D’après la Carte indiquant la délimitation territoriale de la partie occidentale
du Tell algérien constituant le département d’Oran, 1872, revue en 1874, 1 /400
000°, ainsi que la Carte de l’Algérie 1 /400 000° d’après les officiers et les
reconnaissances des officiers d’état-major. Province d’Oran. Paris 1877.
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Noms de langues : de l’ordre de la filiation aux contingences de l’histoire
peut plus explicites : « car tout en s’efforçant de créer l’ordre dans
la propriété, elle arrive à jeter le désordre dans la famille,
puisqu’elle établit des catégories entre ses membres, attribuant un
nom à celui-ci, le refusant à celui-là, de telle sorte qu’avant peu
d’années, il aurait été presque impossible au milieu de cette
confusion d’appellations de retrouver les traces de généalogies
que la loi elle-même contribuait à effacer » (Bulletin français,
1883).

Avec la perte de l’identité onomastique, la cohésion sociale


est mise à rude épreuve du point de vue symbolique. Pierre
Bourdieu, dans les années 1950, en Algérie, encore jeune étudiant,
observait de manière pertinente le rapport nom/identité collective :
« Ce capital initial n’est autre apparemment que le « nom » et
l’ascendant qu’il confère au groupe qui le porte. (...) Or, un lien
magique unit la chose nommée; emprunter le nom, c’est participer
aux vertus de son détenteur, et en particulier à cette « barakah »,
force vitale, puissance mystérieuse et bienfaisante » (Bourdieu,
1947, pp. 36-37).

Nomination et état-civil : de la négation du nom au


syndrome nominatif

Dans le domaine anthroponymique, la question est beaucoup


plus complexe car l’administration coloniale en introduisant une
nouvelle catégorie nominative (le patronyme) dans la tradition
onomastique traditionnelle va bouleverser l’ordre généalogique et
filationnel (Benramdane, 2000, pp.79-87) : attribution arbitraire de
patronymes, contenus sémantiques injurieux et obscènes (Ageron,
1968, p.176), politique de « parcage » des populations rebelles par
le biais de l’onomastique, tel que le décrit Lacheraf dans son
dernier ouvrage 4 . Il va sans dire que l’écrit dans sa forme la plus

4
« Les autorités françaises instituèrent un système de surveillance jamais vu
ailleurs dans le monde et en vertu duquel tous les habitants de tel village devaient
adopter des noms patronymiques commençant par la lettre A, ceux du village
voisin des noms de famille ayant pour initiale la lettre B et ainsi de suite: C-D-E-
F-G-H-I, etc. jusqu’ à la lettre Z, en faisant le tour de l’alphabet. » Lacheraf M.
49
Les enjeux de la nomination des langues dans l’Algérie contemporaine
officielle, celle de l’état-civil, a cristallisé la formation
patronymique initiale, avec tout le déficit identitaire dont
souffraient et souffrent jusqu’à présent les citoyens algériens. Ce
processus continue aujourd’hui encore.

Aussi paradoxal cela soit-il, c’est la forme orale qui allait


être l’arme de l’administration coloniale. Le traitement oral et/ou
oralisé de la question patronymique algérienne, entreprise unique
et méthodique, va être mis à profit non pas par les populations
autochtones, donc celles de tradition orale, mais par les Français,
de culture écrite. Étant des locuteurs de langue phonétiquement
différente, les administrateurs et agents français étaient encouragés
à altérer oralement les noms algériens de telle manière à les
transcrire tels qu’ils les entendaient, eux, et non tels que les
produisaient leurs auteurs, c’est-à-dire les « indigènes » :
« certaines prononciations françaises de noms arabes peuvent
parfois, à elles seules, mettre l’intéressé sur la piste d’un choix
d’un nom français. Ainsi, Ahmed dans une bouche française
devient facilement Amede qui passe à Amédée » (Quemeneur,
1963, p. 26). Par conséquent, il en serait de même pour
Kaci/Cassis, Ramdane/Raymond, Naima/Noémi, Othmane/Aumont,
Fridi/Freddy, Toumi/Thomas, Benamar/Bernard, Leyla/Lili,
Henni/Henri, Slimane/Simon, Zeyneb/Zénobie, Rachida/Rachel,
etc. (Benramdane, 2000, p. 85).

Ainsi, l’altération ou, plutôt, la déformation orale,


l’ « oralisation » fautive délibérée est appelée « œuvre de
dénationalisation, l’intérêt de celle-ci était de préparer la fusion.
(…) franciser plus résolument les patronymes pour favoriser les
mariages mixtes ». De tels propos sont énoncés par l’ex-
administrateur Sabatier, devant la commission sénatoriale
(Ageron, p. 187).

(1998). Des noms et des lieux. Mémoire d’une Algérie oubliée. Casbah Editions,
Alger, 1998, pp.170-171.

50
Noms de langues : de l’ordre de la filiation aux contingences de l’histoire
L’oralisation est exploitée par la pensée coloniale pour
soumettre les colonisés à des règles de fonctionnement d’une
langue étrangère pour exprimer autrement, voire différemment
des productions onomastiques issues de leur propre patrimoine
symbolique et linguistique. Opérant à un niveau d’intervention
beaucoup plus subtil, celui de la matérialité du signe linguistique,
de son volet phonique ou acoustique, c’est-à-dire du signifiant,
nous pouvons considérer que la colonisation a « réussi » une de
ses entreprises de déstructuration identitaire les plus
caractéristiques. Tel que nous l’avons énoncé dans un autre
contexte : « l’identité algérienne est historiquement et
linguistiquement parlant une entité éclatée : la même
descendance est contenue dans des patronymes différents ou
fragmentaires, dans le meilleur des cas, dans des transcriptions
graphiques différentes, exemple : Benhocine, Belhocine,
Belhoucine, Benhoucine, Belhossine, Belhoçine, Bellehoucine,
etc. ».

Même s’il s’agit, dans les langues orales locales, d’un seul et
même nom, une telle inscription dans l’état-civil, équivaut, qu’on
le veuille ou non, à un acte politique fondateur, à une inscription du
sujet dans l’histoire et son mouvement. Catégorie moderne, la
formation patronymique en Algérie reste tributaire, enchaînée et
encellulée, en matière onomastique, par la « rationalité coloniale ».
L’inscription graphique du nom de manière fautive, altérée,
retournée, adaptée, déréglée s’apparente, et c’est le moins que l’on
puisse dire, à un syndrome nominal et nominatif originel.

À contre-courant, les formes d’expression onomastique


traditionnelle locale cristallisées dans la tradition orale, en tant que
fait éminemment anthropologique, vont contrecarrer les opérations
de dérèglement des modes de transmission identitaire entre les
générations et pour reprendre l’expression de Pius Ngandu « La
parole est une négation du chaos originel. Elle produit à
l’existence » (1999, p. 140). La résistance des locuteurs algériens
aux stratégies de francisation, devant aboutir à la « fusion », a fait
échouer, à un certain degré, la dite entreprise, sans pour autant que
soit remis en cause, jusqu’à présent, l’état-civil et ses présupposés
idéologiques de départ.
51
Les enjeux de la nomination des langues dans l’Algérie contemporaine

Nous avons à faire effectivement à deux modes


d’intervention culturelle : oral et écrit, porteurs chacun d’eux de
deux « cartes mentales » tel que l’exprime Molino : « Dans le
réseau cognitif de chacun, les noms propres constituent les points
de l’organisation symbolique, c’est-à-dire en même temps de
l’organisation mentale et de la structure du monde » (Molino,
1982, p. 19). Ramenée à l’échelle du signe linguistique, au sens
saussurien du terme, la démarche coloniale avait l’intention
d’établir artificiellement et non moins structurellement, comme le
montre le schéma 1, un nouvel ordre nominatif et dénominatif de
vastes collectivités humaines.

Désagrégation du signifiant, dysfonctionnements


morphologiques, infradénomination, désémantisation, etc., toute la
panoplie des sources de dérèglement des modes de transmission
identitaire entre les générations, de la négation par rapport à
l’origine et à la généalogie ont été convoquées. Du point de vue
linguistique pragmatique, jamais, nous semble-t- il, un rapport
écriture/contrôle de population par le biais de l’onomastique n’a
été établi pour donner lieu à une césure brutale avec les modes de
désignation traditionnels.

52
Noms de langues : de l’ordre de la filiation aux contingences de l’histoire

Mais les faits de nomination sont comme des dépôts de


bijoux familiaux dans les milieux pauvres : ils sont déposés mais
non vendus, dévalorisés mais non bradés, mis de côté mais non
oubliés, cependant, tout en étant en lieu sûr, ils peuvent être perdus
à jamais. Tout ceci, en attendant des jours meilleurs...

L’oralité : maquis du peuple-locuteur !

Même si les dysfonctionnements sont réels et continuent à


marquer l’identité nominative algérienne, l’entreprise coloniale a
eu ses limites : il y a, du point de vue langagier, une donnée
essentielle et fondamentale dont on n’a pas suffisamment tenu
compte : l’oralité. Cette dernière ne doit pas être perçue, d’un point
de vue de la linguistique traditionnelle, comme une variante, en
amont ou en aval, du code écrit, mais comme une composante

53
Les enjeux de la nomination des langues dans l’Algérie contemporaine
organique intrinsèque de la pratique langagière, avec ses propres
règles de production, de fonctionnement et de réception. Pour H.
Miliani, spécialiste de l’étude du Rai, « il y a une oralité reconnue
et agréée à la fois par l’analyste et la société qui l’a produite (ou
du moins à travers ses représentants patentés). À la généalogie et à
l’hégémonie de l’écrit, elle répond par une légitimité indiscutable,
celle des origines. Des cosmogonies complexes, un imaginaire
rythmé par le sens des pratiques; bref une oralité qui aurait acquis
ses lettres de noblesse en transmettant à la fois un corpus
d’expériences et des modalités d’appréhension de l’univers dans
lequel elle a pris naissance » (1990, p. 274).

« La résistance par les noms », nous empruntons cette


expression à Foudil Cheriguen (1987, p.17). Après plus d’un siècle
de colonisation, les locuteurs, reconnaissaient eux-mêmes les
responsables coloniaux (Caroyal, 1939, p. 234), continuaient à
utiliser les dénominations originelles. D’un côté, un usage écrit
officiel, juridiquement codifié et sémiologiquement présent
(documents administratifs, enseignes, éducation, culture, etc.) et de
l’autre, des pratiques orales, officieuses, souvent exclusivement
orales. D’un point de vue pragmatique, il y a lieu de constater que
la dé/nomination linguistiquement différente et historiquement
différenciée d’une même entité réalise une décantation sémantique
identitaire et identificatoire, avec des visées communicatives
fondamentalement opposées, cristallisées dans la dichotomie écrit
/oral.
Si, pour F. Cheriguen (1987, 19), la permanence des faits
culturels et linguistiques, notamment berbères, malgré les multiples
influences, dans l’histoire de l’onomastique de l’Afrique du nord,
est à conjuguer avec l’ambivalence colonisation/décolonisation,
c’est que, nous semble-t-il, les logiques onomastiques ne sont pas
surdéterminées par la composante historique, car, nous avons
démontré dans une approche diachronique que « nous sommes en
présence de deux dynamiques de nature et de portées différentes,
celle de la mémoire historique, laquelle relève de la résistance à
l’autre, et celle de la langue mémorisée et même historicisée,
laquelle relève de la résistance à soi. Le métissage est à
l’intersection de ces deux temporalités, porteuses de deux modes
de représentations foncièrement conflictuelles. Le métissage
54
Noms de langues : de l’ordre de la filiation aux contingences de l’histoire
linguistique et culturel est, en quelque sorte, ce qui reste quand
l’histoire et la mémoire se neutralisent » (Benramdane, 2004, 381).
Sinon comment expliquer l’usage des toponymes coloniaux en
dépit des actions institutionnelles de débaptisation/rebaptisation ?
Toujours dans la tradition orale... Maintenant, comme nous l’avons
signalé dans notre réflexion consacrée aux métissages linguistiques
au Maghreb, « Pourquoi et comment a-t-on retenu et mémorisé
Clauzel et Diderot et non Rousseau et Lamartine ? La mémoire
linguistique a-t-elle, peut-être, ses raisons que la raison historique
ne maîtrise pas ? » (Benramdane, 2004, p. 381).

Du désordre colonial aux illuminations de


l’indépendance. Noms de langues : mythes et allégories

C’est dans ce contexte de réseaux de significations très


denses et très historicisés que les noms de langue vont se charger
symboliquement, et l’Algérie, dès l’indépendance, associe la quête
de l’identité culturelle à la langue en s’investissant dans une
politique d’arabisation. Les éléments identitaires qui ont constitué
d’ultimes retranchements à l’algérianisation durant la période
coloniale (religion, traditions, langue …) ont pris valeur de
symbole à l’indépendance et étaient perçus comme des espaces à
reconquérir : « l’unité culturelle était un puissant facteur
d’intégration sociale, de solidarité nationale et d’union politique,
et tous les États en font un de leurs puissants objectifs... »
(Mazouni, 1969, p. 185).

L’imposition de l’État-nation en Algérie durant la période


coloniale a favorisé de manière violente la suprématie de la langue
arabe au détriment des langues locales (berbère et arabe dialectal).
La neutralisation de la nomination locale et des systèmes de
référenciation qu’elle véhiculait a produit l’effet contraire dans la
revendication extrême d’un type de repérage symbolique à
dominante mythique, arabiste et religieuse musulmane : «fixé sur
une vision obsessionnelle de l’identité arabe, globalisante et
essentialiste, le discours identitaire idéologique ne regarde le réel
vécu que pour lui enjoindre de se conformer au réel fantasmé »
(Dourari, 2003, p. 24).
55
Les enjeux de la nomination des langues dans l’Algérie contemporaine

Est-il possible de construire une centralité linguistique,


fondatrice d’une identité collective, à l’image du nom de la langue
quand on est en face d’une population dé/territorialisée du point de
vue symbolique, filiationnel et linguistique?

La référence unique à l’arabe classique avait, d’emblée, un


caractère millénariste. Cette revendication relève d’une vision
mythique, énoncée en termes de paradoxe entre le dire et le faire.
Nous sommes, dès lors, devant un comportement de dissociation
réalité/langue on ne peut plus symptomatique : phénomène à
repérer dans les usages linguistiques, sous forme d’anachronisme
dans la réalité, et à vouloir nier dans le langage. Le discours le plus
cohérent en la matière a été toujours celui des extrémismes
religieux et idéologiques ou proches d’eux. Une telle mouvance de
pensée se caractérise par une revendication du futur qui fait table
rase du présent et réfère directement au passé. Ce n’est pas le
présent qui se valorise ou qui valorise le futur. C’est le saut du
passé, d’une vision du passé dans le futur. Ce discours mythique
s’énonce forcément en termes d’illumination. Fernand Dumont
souligne que : « Le mythe est révélation, il raconte un événement
non pas dans l’histoire mais de l’histoire. Se voulant un compte
rendu, il est un modèle: la procédure originelle est le prototype de
l’action qui doit être posée dans l’actualité de l’histoire. Entre ce
qui est dit et ce qui doit être dit, il n’y a pas de césure » (Dumond,
1974, p. 55).

C’est pour cette raison que la référence à l’« arabe », qualifié


de « Langue du Coran », fonctionne beaucoup plus sur le mode de
la légitimation idéologique que de la démonstration scientifique :
« L’Arabisme est notre mère, la vaste patrie de notre patrie, le
destin arabe, notre destin. Nous sommes inclus dans ce domaine
arabe ; nous, Maghrébins, nous sommes une partie de la patrie
maghrébine commune, à quoi nous sommes attachés par le sang,
par l’âme et par les sentiments, par une affection, par un intérêt et
par un sol... » (T. El Madani, 1963).

Optant pour une figure de type emblématique (langue du


Coran), l’on compte s’installer dans l’absolu et l’on disqualifie
56
Noms de langues : de l’ordre de la filiation aux contingences de l’histoire
d’emblée toutes les autres références linguistiques en usage dans la
société. Ce mode de réflexion ne semble pas déroger à cette
mentalité monolithique de l’exclusion qui a dominé la vie politique
et culturelle algérienne depuis 1962.

Ce type de discours, de légitimation idéologique, articulée


rhétoriquement sous le mode de l’allégorie : la langue arabe,
langue du Coran, du prophète, de notre religion : « un seul Dieu :
Allah ; une seule religion : l’Islam ; un seul prophète : Mohammed,
une seule langue : l’arabe » a eu des retombées dans le champ
politique, social et culturel dont l’ampleur a été appréciée,
malheureusement à sa juste valeur, pendant la décennie noire des
années 1990.

La question des langues, il est vrai, est un problème sensible,


un objet qui effraie et qui attire, une raison de passion mais aussi
d’ambivalence : entre l’inquiétude et la jouissance, l’on compte
dépasser tous les problèmes sous le mode du fantasme, du mythe et
du recours à un passé salvateur.

Il n’est pas exagéré de dire que la politique linguistique


après l’indépendance du pays est le prolongement du même type
de représentation coloniale des faits de culture, de généalogie et
de langue : « ...dans le domaine linguistique et culturel, la
politique coloniale de la France n’était qu’une illustration
d’options générales, déjà mises en oeuvre au sein du territoire
français : la centralisation absolue et la liquidation des
particularismes régionaux » (Chaker, 1991, p. 12).

Nous pouvons tirer toutes les conclusions possibles, de


notre démonstration, des questions et prolongements subsidiaires.

Au lieu d’une approche profondément ancrée dans la réalité


anthropologique du pays et suffisamment armée d’une approche
dynamique de l’identité, libérée d’une conception « a-
chronologique » de l’histoire, la nouvelle idéologie d’arabisation
tous azimuts va assurer la continuité de l’entreprise coloniale ; le
processus de désalgérianisation continue son petit bonhomme de
chemin par une désorganisation des cadres qui peuvent asseoir
57
Les enjeux de la nomination des langues dans l’Algérie contemporaine
toute filiation : les langues algériennes, l’histoire (substrat et
apports étrangers), les cultures, les religions, les traditions...
« Entre une présence historique effective, une synthèse
mouvementée, pulsionnelle, pétillante à plusieurs dimensions, un
imaginaire fécond, les idéologues et les visions d’appareil encore
tenaces, ont opté pour une filiation fantasmagorique : à
l’invariance de l’identité substituer la contingence d’une
idéologie aux angles et à la nature inexorablement conflictuels et
dualistes, fussent-ils, d’essence linguistique (arabe, berbère ou
autre) ou religieuse: occidentale/orientale, arabe/berbère, arabe
classique/arabe maghrébin, arabe/français, français/anglais,
juif/musulman, etc. » (Benramdane, 2000). Une approche d’une
pauvreté et d’une stérilité accablantes, comme l’écrit Lacheraf,
« ne tenant aucun compte de la géographie, de l’esthétique, du
caractère affectif de la transmission identitaire propre à notre
pays depuis la plus haute antiquité » (1998).

Il est impossible de reconquérir son identité sans le


rétablissement de la mémoire, insiste l’universitaire, psychanalyste
de formation, Khaled Ouaddah, à travers un article paru dans un
des journaux les plus lus en Algérie, Le quotidien d’Oran. Il
parlera de la « crise de l’origine, de la mémoire comme un art qui
doit demeurer toujours présent afin d’assurer l’ordre de
transmission symbolique et généalogique aux générations futures
sans trop de dégâts, ce qui n’est pas le cas pour la génération
d’aujourd’hui, victime d’une filiation indifférenciée par les
discours de falsification pour asseoir le pouvoir de l’imposture »
(1999).

L’État national au lieu de rétablir les permanences qui ont


structuré la société et assuré sa pérennité, au delà des implications
des différents repositionnements géopolitiques et géolinguistiques,
cristallisés en onomastique, va maintenir et même approfondir la
même conception de l’espace et de la filiation : le découpage
administratif du pays, la consistance territoriale des départements
et des communes, l’état-civil...

L’arabe dialectal et le berbère sont associés à la stratégie


coloniale, à l’effet de porter atteinte à l’arabe classique (« langue
58
Noms de langues : de l’ordre de la filiation aux contingences de l’histoire
du Coran »). La tradition universitaire et les élites intellectuelles
locales, aussi bien de formation occidentale qu’orientale, ont
perpétué une conception jacobine des faits de culture et de langue
en Algérie et même au Maghreb, à telle enseigne que deux
départements universitaires, et pas des moindres, sont absents des
cartes universitaires des pays du Maghreb : la linguistique et
l’anthropologie. Quant aux départements de langues existants, ils
sont conçus à partir d’une perception éclatée des réalités
linguistiques locales : il y a des spécialités en langue arabe, en
langue française, en langue berbère, en arabe dialectal (ou algérien,
maghrébin), mais, aucune sur la réalité linguistique objectivement
observable, c’est-à-dire, d’une communauté linguistique forgée,
sur un plan synchronique et diachronique, par le multilinguisme et
le plurilinguisme.

Dans un cadre plus général, pour Jocelyne Dakhlia, il s’agit


d’une représentation organique des faits de langue au Maghreb
inscrite dans : « un rapport continuiste à l’identité nationale,
conséquence logique de l’expérience coloniale et du monolithisme
post-colonial et, conduit parfois à une vision passablement
organique des phénomènes linguistiques, mais aussi nationaux,
voire de peuplement » (2004, pp. 14-15).

De la fonction emblématique des noms de langue

L’usage, à cet égard, du nom de langue « berbère » à la place


de « amazigh » par le politique jusqu’au milieu des années 1990
exprime tout le détour, forcé et même intériorisé de la
représentation coloniale des faits de langue et de généalogie : « le
terme a été banni des usages officiels, il était même redevenu
tabou, au point de n’être utilisé que par quelques intellectuels
et/ou militants, et ce, dans des cercles et des écrits restreints,
quand ils ne sont pas carrément censurés. En revanche, son
équivalent français berbère était relativement mieux toléré» (F.
Cheriguen, 1987, p. 18). On préfèrera l’appellation exonymique du
nom de langue, surdénoté par la pensée coloniale à l’appellation
endonymique, au sémantisme surconnoté par la praxis historique :
« amazigh = homme libre », formation ethnonymique attestée
59
Les enjeux de la nomination des langues dans l’Algérie contemporaine
depuis la plus haute antiquité : Maxyes, Mazices, Mazigh,
Machlyes 5 .

C’est en ce sens qu’on pourrait, entre autres hypothèses de


travail, comprendre la mise en circulation d’anciennes entités
nominatives : des noms de langue et des noms de peuplement, dans
les usages oraux d’abord, puis écrits ensuite : « amazigh »,
« imazighen », « tamazight ». Elles expriment, au-delà des
repositionnements identitaires et politiques obtenus à « force de
bras et de sang », des logiques sociales, culturelles et historiques de
type ascendant. « (T)amazigh(t) » est à la fois nom de langue et
nom de peuplement, du moins le plus ancien en Afrique du Nord.
La revendication identitaire des berbérophones – et
particulièrement celle menée en Kabylie, sur un paradigme
nominatif additionneur et cumulatif, confluent et convergent : nom
de langue et nom de peuplement, donc généalogique, si elle a
conforté relativement ses auteurs – a suscité chez les autres, c’est-
à-dire les Algériens arabophones, une curiosité et un intérêt de plus
en plus perceptibles sur le substrat amazigh de leurs origines.

Nom de langue et généalogie : deux paradigmes, à la fois


identitaires et identificatoires, de nature et de dynamique
différentes, dès lors qu’ils se chargent d’interrogations voire de
tragédies, conçus comme objet de devenir de son propre passé
d’abord, de son histoire après.

Sur un plan paradigmatique, la linéarité des noms de langues


n’est pas une programmatique ; c’est une articulation avec un
foisonnement de toiles de fond ; toiles de fond historiques,
politiques, culturelles, symboliques qui s’enchevêtrent, se
transposent, se cherchent des équivalences dans le passé et dans le

5
« Il y a lieu de remarquer à quel point cet ethnonyme Amazigh disparaissait, sans
jamais pourtant s’effacer complètement de l’usage puis réapparaissait, selon les
vicissitudes de l’histoire, et ce, depuis des siècles. À en juger par cette survivance
du terme générique originel, on peut penser, que malgré tout, la résistance
berbère, à l’assimilation complète sur le plan socio - politique, a été permanente »
F. Cheriguen (1987, p. 18).

60
Noms de langues : de l’ordre de la filiation aux contingences de l’histoire
présent, se croisent et se créent des légitimités parallèles. En
somme, elles s’opposent et se neutralisent, s’excluent et se
reconnaissent mutuellement au sein d’une même séquence
historique et au-delà d’elle, prolongées organiquement par des
constructions idéologiques et des intérêts relevant à la fois du
pouvoir symbolique et, parfois mêmes, des intérêts matériels,
comme il a été le cas pour la langue arabe en Algérie et même au
Maghreb 6 , mais en tout cas, sans intervention et consommation de
la déchirure et rupture totale, pour assurer la continuité, c’est-à-dire
l’intégration des autres éléments, y compris étrangers dans sa
propre représentation. C’est le cas pour la couche historique
française comme il l’avait été pour l’arabe, en ce qui concerne la
généalogie : « Avec l’arrivée des Arabes musulmans, à une époque
où la généalogie était, chez eux, à l’honneur, les Imazighen
réagirent en adoptant systématiquement le modèle généalogique
sémitique comme seule institution unificatrice des différents
groupes, ou encore, comme modèle d’explication d’une réalité
sociale complexe, auxquelles les circonstances nouvelles avaient
imposé une orientation interprétative s’adaptant à celle importée
par les vainqueurs » (Sadki, 1987, p. 134).

Autant le nom de la langue arabe tire sa puissance du


discours religieux, autant celui de la langue tamazight puise sa
légitimité dans la généalogie : « on me demande de voter sur la
langue de mon grand-père ?! Mais... c’est de la folie !!! »,
s’exclamait, allusion faite à l’idée de référendum sur la question
amazigh, un citoyen algérien lors d’un séminaire à Alger en 1998,
organisé par le HCA (Haut Commissariat à l’Amazighité) 7 .

Il n’est pas exagéré de dire que les noms de langue, plus que
des signes, sont des êtres de langage en mouvement, mais surtout
en interaction : ils permettent d’entretenir la filiation, de maintenir
un certain discours sur l’identité, mais en plus, dotés d’une
puissante force identificatoire, tout en impulsion et intensité, portée

6
Voir Grandguillaume (G), 1980, Arabisation et politique linguistique au
Maghreb, Paris, Maisonneuve-Larose.
7
En 2002, la reconnaissance officielle de la langue tamazight comme langue
nationale a été réalisée sans référendum.
61
Les enjeux de la nomination des langues dans l’Algérie contemporaine
par une sorte de transcendance historique, pour devenir valeur
emblématique. Lieu de refuge, dans les périodes de stigmatisation 8 ,
devenu paradigme à la fois identitaire et identificatoire, le nom de
langue en contexte algérien, toutes proportions gardées, pourrait
être élargi aux pays colonisés et aux pays post-communistes de
l’Europe de l’est (voir, entre autres, le processus de
débaptisation/rebaptisation toponymique, suite à la chute des
régimes communistes) (Sériot, 1984), a été le seul à être capable de
délégitimer le monolithisme linguistique postcolonial à dominante
sacrée ou sacralisée.

Deux types d’articulation peuvent organiser la dynamique


nominative : une logique ascendante et une logique descendante
(marquées par les lignes en pointillées sur le schéma ci-dessus). La
première structure le réel sur une base hiérarchique : toponyme >
anthroponyme > ethnonyme > nom des langue (« linguanyme »),
avec comme point d’appui, le toponyme. La deuxième, de type
qualitatif, avec pour point d’appui le nom de la langue, charpente
la structuration mentale de l’identité et les différents réseaux de
« la filiation et des alliances ».

Le nom des langues, à l’intersection des deux assemblages,


joue le rôle d’une jointure. Contrairement aux autres catégories de

8
Voir F. Laroussi (coord. par), « Langue et stigmatisation au Maghreb », Peuples
méditerranéens, n°79, avril-juin 1997, Paris.
62
Noms de langues : de l’ordre de la filiation aux contingences de l’histoire
la nomination, fortes par leur nombre, la vigueur des noms de
noms vient du caractère unique et unitaire de leur entité. Ils
agissent comme des ressorts multidimensionnels
(anthropologiques, historiques, politiques, culturels). À la fois
produits et producteurs de sens, ils peuvent, par leur condensation
dans le temps, être porteurs d’une énergie libératrice, comme une
série de réactions nucléaires, en chaîne, laquelle affectera et
irradiera en profondeur tous les autres composants de l’architecture
nominative et linguistique. Ceci nous ramène, irrémédiablement, à
la manipulation de l’infiniment petit, au type de fission, représenté
dans le schéma n° 1 : désagrégation du signifiant, néantisation du
signifié dans ses propriétés existentielles, délinéarisation du
signifiant, dé/re/sémantisation du signifié, etc. Les effets
collatéraux de l’irradiation « négative » ont été décrits, nous
semble-t-il, de manière substantielle dans la présente
démonstration. L’irradiation « positive » ciblée, à effet
thérapeutique, comme en chimiothérapie, a été le fait, entre autres
phénomènes de culture et de langue, des noms de langues.

La force des noms de langues, de par leur caractère


translatéral, comme le montre le schéma ci-dessous, vient
également de sa virtualité et de sa capacité à structurer les
représentations mentales et surdéterminer leurs actualisations.

63
Les enjeux de la nomination des langues dans l’Algérie contemporaine

S’il est vrai que, sur un plan théorique, les faits


extralinguistiques interviennent dans la sémantisation des noms de
langues comme noms propres, il n’en demeure pas moins qu’il y a
des noms de langue perçus et/ou à percevoir comme des entités
sémantiques transparentes (amazigh : « homme libre », tamazight
« langue des hommes libres », tamazgha « terre des hommes
libres » , amazighophones, etc.). La frontière entre dénotation et
connotation est minime, voire nulle. Dans des circonstances
sociales et culturelles de forte tension historique, cette « nullité »,
cette double négation interne et externe, du point de vue
linguistique et sociolinguistique, s’érige en une affirmation
structurée formellement et structurante sémantiquement, ainsi
qu’en une motivation formelle linguistique et en une translation
symbolique d’une intensité telle à faire plier la réalité à
l’interprétation des formations onomastiques. C’est probablement,
l’avons-nous déjà souligné ailleurs, dans « l’interprétation du
rapport signifiant / signifié, projeté sur l’image de la parole, sur
l’historique et le fonctionnement interne du nom propre, à travers
ses comportements objectivement observables dans la société
langagière maghrébine et dans la diversité de ses usages
onomastiques, qu’il est possible, nous semble-t-il, de saisir
64
Noms de langues : de l’ordre de la filiation aux contingences de l’histoire
certaines déductions d’une phénoménologie du signe maghrébin
qui, peut-être, caractérise notre imaginaire et notre histoire
culturelle » (Benramdane, 1999, p. 15).

La syntagmatique historique du nom de langue, tout en


fougue et véhémence, convoque les ressorts anthropologiques les
plus profondément ancrés de sa société, car étant à « la limite de
l’impératif biologique », pour reprendre l’expression de Lacheraf,
avec son lot de reconstitutions et de résistances, mais aussi de
silences, de tragédies et de partitions inachevées…

Le présent processus de re/dé/dénomination des noms de


langues ainsi que des autres formes nominatives appelle un certain
nombre de remarques : tout d’abord, celle liée à la fonctionnalité
effective du code écrit dans une société à tradition orale et à
l’inscription onomastique de sa charge symbolique dans le marché
des échanges socio-linguistiques. Il reste que la dénomination
linguistiquement différente et historiquement différenciée d’une
même entité réalise une décantation sémantique identitaire et
identificatoire, avec des visées communicatives fondamentalement
opposées, cristallisées dans la dichotomie écrit/oral. La
catégorisation théorique en ce domaine, pertinemment élaborée
dans la sphère culturelle occidentale, se heurte à son degré
d’in/opérationnalité dans une société à tradition orale où les
usagers ont opposé et opposent toujours leurs propres stratégies de
verbalisation identitaire dans des registres discursifs, probablement
beaucoup plus proches du langage que de la langue. Pour P. Siblot,
« le processus de nomination ne peut, selon nous, être pleinement
appréhendé que par une linguistique anthropologique, prenant en
considération la production du sens par des sujets et le cadre
effectif de réalisation. (…) Elle concerne l’environnement
(matériel, social, idéologique, interactionnel…) de production du
système ou de l’énoncé et la dialectique qui se joue entre le
langage et le réel » (1999, pp. 23-24).

Pour ne pas conclure, car le processus suit toujours son


cours, il est permis d’affirmer que le dire nominatif, tantôt
saisissable dans sa contemporanéité, tantôt insaisissable dans sa
totalité, identifie, énonce, « emblématise » comme il mutile,
65
Les enjeux de la nomination des langues dans l’Algérie contemporaine
estropie ou éborgne des locuteurs qui, eux, n’ont rien dit, mais sont
tout de même dits par des instances qui gèrent le non-dit, avec
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