Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
ISBN : 978-2-264-04351-1
N° 4045
Prix : 6.90
I
Raoul Thibaut se réveilla en sursaut lorsque Arsène, son maître d'hôtel, ouvrit les rideaux de soie damassée jaune
de la chambre à coucher. Dès que le soleil de juillet, déjà près du zénith, inonda le parquet blond, la lumière
envahit toute la pièce d'un seul coup. En tordant la nuque, Raoul découvrit un coin de ciel bleu à travers la
fenêtre. La journée s'annonçait superbe, bien qu'il eût préféré continuer à dormir. Dans son rêve, il en était arrivé
au point où son mariage avec Florence devenait réalité et approchait de sa consommation.
Il avait passé le dimanche à Deauville, où Florence avait été chaperonnée par sa mère sans un instant de relâche,
sauf la sieste que la bonne dame avait faite en plein air, la bouche ouverte au risque de gober un moucheron. De
la prairie voisine, constellée de bouses de vache, vint en renfort une grosse mouche bleue que la dormeuse à
moitié éveillée tenta d'écarter d'un geste maladroit, jusqu'à ce que sa fille aille chercher une mousseline, qu'elle
déposa délicatement sur le visage de sa mère. Avec ce geste de piété filiale, Florence avait confirmé, une fois de
plus, que sa mère ne l'autoriserait jamais à convoler de son vivant et qu'elle-même n'imaginait pas lui faire la
moindre peine.
Enfin, elle assura Raoul de son amour le plus tendre, qu'elle manifesta par un baiser furtif, et elle déplora, les
larmes aux yeux, cette cruelle attente que son devoir de fille lui imposait.
À son réveil, Mme de Luces se plaignit longuement de la nouvelle maladie qu'elle s'était découverte et du
nouveau médecin, qui traitait avec diplomatie ce mal imaginaire. En réalité, elle jouissait d'une santé de fer, ne
buvant que très peu et du meilleur, modérant son appétit, bonne marcheuse, protégée du souci grâce à sa fortune,
dispensée de fatigue par une nuée de domestiques. Raoul supporta la bonne dame pendant la plus grande partie de
l'après-midi en agitant sa cuillère dans une tasse de thé tiède, en lui donnant le bras pour une courte promenade
dans les allées du parc, en sirotant un verre de porto poussiéreux.
Raoul revint de Deauville persuadé que son célibat durerait encore bien longtemps. Tandis qu'Arsène conduisait
dans la nuit tombante, une blême lueur illuminant le firmament au nord en cette période de solstice, son patron
médita sur son infortune et il s'estima bien malheureux, jusqu'à ce qu'un pneu crevé le ramenât, près de Mantes, à
la réalité des contretemps de la vie de tous les jours. La tentative de réparation, à la lueur incertaine d'une lampe à
acétylène, avait échoué. À minuit, il avait fallu dénicher le garage Collignon, rue Gambetta 29, annoncé dans le
Michelin, pour acheter une nouvelle chambre à air. Trouver une rue dans une ville inconnue sans disposer d'un
plan relevait de la divination. Raoul ne s'était couché qu'à deux heures du matin. Comme Arsène avait reçu la
consigne de laisser dormir son maître, il fallait que quelque chose d'important soit arrivé pour qu'il outrepasse la
consigne.