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Madame la Présidente,

Messieurs les membres du jury,

C’est avec beaucoup de plaisir que je vous présente aujourd’hui ma thèse intitulée :
« L’homéostasie idéelle. Comprendre la stabilité de l’accès aux soins des étrangers
irréguliers en France et aux États-Unis de 1970 à 2016 ».

Le manuscrit que vous avez entre les mains est le fruit de six années et demie de travail.
Contrairement à ce que j’aurais pu imaginer, aucune de ces années n’a connu l’ennui ou
l’extrême fatigue. L’absence de financement a été, finalement, l’opportunité de me divertir
dans l’apprentissage du droit, la délivrance d’enseignements universitaires et la réalisation
d’un contrat d’ingénieure d’études sur les politiques de lutte contre les déserts médicaux. De
même, aucune étape de ma thèse ne ressemblait à une autre et j’ai peine à croire que l’on
puisse s’ennuyer lors d’un tel apprentissage scientifique.

Ainsi, je vous remercie d’avoir accepté de participer à ce jury car cette discussion n’est
qu’un prolongement de ce plaisir scientifique. J’en profite pour remercier également mon
directeur,
Patrick HASSENTEUFEL, pour son soutien et ses précieux conseils.

Cette présentation s’effectuera en quatre temps. Tout d’abord, comment le sujet et la


problématique sont-ils choisis ? Ensuite, quel protocole expérimental est-il
utilisé ?
Troisièmement, quels résultats le manuscrit dégage-t-il ? Enfin, quelles perspectives de
recherche la thèse met-elle en avant ?

1. Dans un premier temps, donc, comment, le sujet et la problématique sont-ils


choisis ?

Le sujet de l’accès à la santé des étrangers irréguliers m’apparaît lors d’un stage de Master 2
au GISTI. Furetant leur bibliothèque, je tombe alors sur un rapport de l’ODSE portant sur
l’application de la régularisation pour soins de 1998 à 2008. Je suis alors en fin d’écriture de
mémoire sur la judiciarisation de l’activité militante en France et la perspective d’observer
un
tel sujet aux États-Unis m’exalte.

Les différences de ces deux pays expriment en effet, selon moi, tout le charme de la
comparaison. La France est centralisée lorsque le système étasunien est fédéral. La France
est actuellement à 6,5 % d’étrangers en proportion de sa population alors que les États-Unis
sont à 13 %. Inversement, les dépenses publiques de santé en France s’élèvent aujourd’hui à
9,5 % du PIB alors qu’elles sont à 14 % aux États-Unis. Ainsi, si les États-Unis sont capables
d’investir autant dans la santé, pourquoi excluent-ils, globalement, les étrangers irréguliers ?
Inversement, si la France dépense moins en santé, pourquoi inclut-elle, tout de même, une
grande partie des étrangers irréguliers ?
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Trois problématiques de recherche se succèdent alors.

Dans la continuité du mémoire de Master 2, ma première problématique de thèse porte,


logiquement, sur la judiciarisation du militantisme sur l’accès aux soins des étrangers
irréguliers. Mais l’articulation du sujet à cette problématique est maladroite : pourquoi se
restreindre à la santé ? Pourquoi ne pas poursuivre mon mémoire sur la défense globale des
étrangers irréguliers par l’intermédiaire du droit ? À ces interrogations s’opposent deux
réponses. D’une part, je souhaite croiser les politiques sanitaires et migratoires. D’autre part,
la thèse est, pour moi, l’occasion de déployer une méthodologie originale, incompatible avec
un sujet trop large.

Ainsi, reprenant ma thématique sanitaire, je me questionne alors sur une deuxième


problématique : le test d’un modèle d’action publique commun aux deux pays, pouvant
expliquer l’apparition et le maintien des dispositifs retenus. Patrick me découvre ainsi pour
la
première fois, en 2014, avec un modèle brouillonné, combinant l’ensemble des paramètres
de
la littérature que j’avais pu trouver et n’ayant, selon moi, plus qu’à être testé. Il me conseille
alors, judicieusement, de mettre de côté ce modèle pour laisser s’exprimer mon terrain.

La démarche inductive me révèle alors un double paradoxe. D’une part, dans les deux pays
simultanément, les programmes présidentiels se questionnent, dès les années 1970, sur
l’accès aux services publics des étrangers irréguliers et, dès les années 2000, sur la
régularisation de cette population. D’autre part, certains instruments d’action publique font
l’objet de nombreuses réformes juridiques. Pourtant, ces programmes présidentiels et ces
réformes ne perturbent pas, durablement, la définition des bénéficiaires de quelques
dispositifs d’action publique.

Ma troisième et dernière problématique est donc la suivante : comment comprendre la


stabilité
de l’accès aux soins des étrangers irréguliers au vu, justement, des réformes et des
controverses dont fait pourtant l’objet cet accès en France et aux États-Unis ?

2. À partir de là, deuxièmement, quel protocole expérimental utiliser ?

Deux hypothèses principales de recherche se dégagent. D’une part, pour le cas français, les
allers-retours juridiques impliquent un verrouillage de l’action publique par les groupes
d’intérêt par « rétroactions négatives ». D’autre part, pour le cas étasunien, l’état de l’art
suggère un verrouillage culturel en raison du « noyau dur des croyances ».

Ces deux hypothèses – groupes d’intérêt en France et culture aux États-Unis – m’encouragent
ainsi à sélectionner deux types de matériaux : les entretiens et les sources écrites. Plus
précisément, quatre types de sources écrites sont sélectionnés : les communiqués
des
groupes d’intérêt, les articles de presse, les rapports et débats parlementaires et les rapports
de l’administration.

L’analyse mixte, qualitative et quantitative, est faite à l’aide du logiciel NVivo par codage et
recherche d’occurrences pour chacune des deux hypothèses.
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Ainsi, premièrement, l’hypothèse des rétroactions négatives est testée, de manière


quantitative, en répondant aux deux questions suivantes : où les occurrences des groupes
d’intérêt apparaissent-elles dans les sources écrites et à quels instruments ces occurrences
sont-elles rattachées ? Deux autres questions permettent également d’expérimenter, de
manière qualitative cette fois, l’hypothèse des rétroactions négatives : d’une part, comment
les sources écrites utilisent-elles le discours des groupes d’intérêt et, d’autre part, comment
les enquêtés mesurent-ils l’impact de ces mêmes groupes sur l’action publique ?

Deuxièmement, l’hypothèse culturelle du noyau dur des croyances est mise à l’épreuve
de manière qualitative principalement, à partir des positionnements des sources écrites sur
les instruments d’action publique sélectionnés. Ces instruments sont en effet « porteurs de
valeurs » et d’une « problématisation donnée » d’après Pierre LASCOUMES et Patrick LE
GALÈS. L’analyse quantitative permet d’affiner les résultats en observant l’attention portée
aux données épidémiologiques et l’utilisation des différents vocables pour désigner
un
étranger irrégulier. Le noyau dur concerne ainsi tout autant des organisations que des
individus en respect de la définition du « sous-système » d’action publique.

Néanmoins, le risque d’une telle méthode est de s’enfermer aux simples confirmation ou
infirmation des hypothèses de départ. En ce sens, pour augmenter mes chances d’obtenir des
résultats allant au-delà des deux hypothèses, deux artifices sont mobilisés. Tout d’abord, la
grille d’entretien s’étire jusqu’au changement d’action publique et ne concerne pas
uniquement
sa stabilité. Ensuite, l’analyse quantitative est utilisée dès que cela semble être nécessaire.

Enfin, en raison du traitement statistique préalable à chaque type de source écrite, le plan
de la thèse est construit par type de source et non par résultat. Les conclusions de partie
confrontent ainsi leurs propres résultats à la littérature scientifique puis aux entretiens
en
testant l’une ou l’autre des deux hypothèses. Plus précisément, la première partie, propre aux
groupes d’intérêt, reprend l’hypothèse du noyau dur des croyances tandis que la seconde
partie, propre à la presse, au Parlement et à l’administration, revient sur l’hypothèse du
verrouillage par les groupes d’intérêt.

3. Ainsi, troisièmement, quels résultats ce travail dégage-t-il ?


Les résultats de cette thèse sont triples. Le premier résultat porte sur le noyau dur des
croyances ; le deuxième s’intéresse aux processus d’action publique propres à chaque
pays ; et le dernier résultat, enfin, précise la notion d’« homéostasie idéelle ».

Premièrement, l’analyse discursive française révèle un noyau dur des croyances tolérant
envers l’infraction et privilégiant l’égalité. Inversement, le noyau dur étasunien est peu
indulgent envers la transgression des normes et favorise la liberté. L’interprétation religieuse
propose ainsi d’insister sur la tradition catholique en France et l’héritage protestant aux
États-Unis pour éclairer un double phénomène. D’une part, les enquêtés étasuniens insistent
fortement sur leur éthique protestante. D’autre part, les groupes d’intérêt étasuniens,
d’obédience catholique, ont une grande aisance à croiser les thématiques d’immigration et de
santé contrairement à leurs homologues protestants. Le manuscrit rappelle, cependant,
combien l’impact de la religion sur le noyau dur des croyances est à relativiser en raison de
l’insuffisance des données et de la littérature sur ce sujet. La robustesse du premier résultat
repose ainsi sur son explication culturelle mais nullement sur l’interprétation religieuse des
cultures nationales.
Deuxièmement, concernant les processus d’action publique propres à chaque pays, trois
mécanismes sont visibles : les rétroactions positive et négative, en France, et le
verrouillage idéel aux États-Unis. Plus précisément, en France, les groupes d’intérêt ont une
double activité : ils freinent les restrictions de certains instruments par des «
rétroactions
négatives » et encouragent, parallèlement, la création et le maintien des nouveaux
instruments par des « rétroactions positives ». Leur succès s’explique triplement : d’une
part,
aucun groupe d’intérêt français n’est opposé à l’accès aux soins des étrangers irréguliers,
d’autre part, ces groupes bénéficient d’une grande proximité avec le ministère de la Santé, et,
enfin, ces groupes sont largement relayés par la presse française. Inversement, le verrouillage
idéel domine l’action publique étasunienne qui croise très difficilement les
thématiques
d’immigration et de santé. En conséquence, le sujet est peu politisé au niveau fédéral et les
groupes d’intérêt ne se mobilisent pas en faveur de l’accès aux soins des étrangers
irréguliers.
Certains, même, s’y opposent ouvertement. Ce non-croisement est visible à trois niveaux.
Tout d’abord, le Congrès a des équipes parlementaires distinctes sur les sujets de
l’immigration et de la santé. Par ailleurs, les groupes d’intérêt évitent une telle revendication
et
s’associent rarement entre eux s’ils traitent de thématiques dissemblables – c’est-à-dire
migratoire ou sanitaire. Pour finir, les enquêtés conçoivent difficilement la possibilité de
régulariser un étranger en raison de son état de santé.
Enfin, troisièmement, en respect de ces deux premiers résultats, je suggère de créer un
« processus d’homéostasie idéelle » pour mettre en avant ces trois activités du noyau dur
des croyances. Ce processus combine ainsi la théorie du point d’équilibre et le cadre des
coalitions de cause en apportant une dimension temporelle à ce dernier.
Inversement,
l’homéostasie idéelle offre au simple caractère descriptif des rétroactions une véritable
dimension analytique. Le noyau dur agit ainsi à deux niveaux : il comprime, d’une part,
l’activité des acteurs et sélectionne, d’autre part, les groupes d’intérêt à écouter. En ce
sens, Médecins du Monde est privilégié en France contrairement aux États-Unis où la
Chambre du Commerce, représentante des entreprises, est fortement écoutée.

Le processus d’homéostasie idéelle émerge néanmoins d’un sujet extrêmement restreint,


portant sur deux terrains exclusivement. Il ne peut donc nullement s’étendre à
d’autres
secteurs d’action publique et à d’autres pays. Seule une confirmation massive de la littérature
permettrait d’asseoir la solidité scientifique de ce processus.

La lecture culturaliste est donc celle qui domine le manuscrit en raison de la grande
soumission des rétroactions et du verrouillage idéel au noyau dur des croyances. Pour autant,
la thèse n’effectue pas seulement une entrée par les idées : elle interroge également le poids
des groupes d’intérêt sur l’action publique et les raisons de leur succès. Elle use également
d’interprétations par les intérêts et par les institutions pour comprendre certains résultats.
Revenons ainsi sur ces deux derniers paramètres.

Tout d’abord, concernant les intérêts, la pression électorale explique la timidité de certains
parlementaires à soutenir ouvertement, dans les deux pays, des dispositifs spécifiquement
dédiés aux étrangers irréguliers. Certains entrepreneurs français, dont notamment Dominique
TIAN (Bouches-du-Rhône), Thierry MARIANI (Vaucluse) et Éric CIOTTI (Alpes-
Maritimes),
sont ainsi implantés dans des territoires où l’extrême-droite est importante.

Par ailleurs, l’approche par les institutions a été traitée grâce à la notion de « campagne
permanente » de Sidney BLUMENTHAL, rappelant ainsi que les Représentants étasuniens
sont élus tous les deux ans seulement et qu’un tiers du Sénat est également renouvelé sur
cette durée. Le Congrès semble ainsi éviter les sujets controversés pour éviter d’éventuelles
répercussions électorales négatives. Or, l’immigration et la santé étant déjà, en eux-mêmes,
deux sujets fortement discutés dans ce pays – leur croisement ne peut que décupler un
tel
phénomène.
Enfin, concernant les institutions toujours, George TSEBELIS montre qu’une
modification
législative est plus aisée en France qu’aux États-Unis. Les lenteurs du Congrès étasunien
montrent ainsi qu’il est plus risqué d’user du Parlement comme forum aux États -Unis en
raison
des répercussions que peut avoir une modification législative sur la durée. Cela m’a ainsi
permis de comprendre pourquoi des entrepreneurs parlementaires existent en France et non
aux États-Unis.

4. Enfin, quatrièmement, quelles perspectives de recherche la thèse met-elle en avant ?

Deux principales perspectives se dégagent du manuscrit. Premièrement, comment poursuivre


ce travail en insistant davantage sur les institutions ? Et deuxièmement, comment enrichir le
modèle des coalitions de cause ?

Premièrement, donc, les institutions me semblent être particulièrement stimulantes pour


poursuivre ce travail de recherche. En effet, les rétroactions ne sont-elles pas facilitées en
France par l’aisance des réformes législatives ? De même, les professionnels de santé étant
davantage présents dans le Parlement français – en comparaison au Congrès étasunien –
cette profession n’a-t-elle pas facilité l’obtention des instruments français ? Inversement, en
respect de la littérature scientifique, les institutions étasuniennes ne sont-elles pas un frein à
l’avancement des politiques sanitaires ? Duane SWANK montre ainsi combien le
fédéralisme,
la séparation des pouvoirs et le bicaméralisme strict des États-Unis limitent le déploiement
de
cette action publique. De même, Jill QUADAGNO, Colin GORDON, Jacob HACKER et
Giuliano BONOLI insistent sur l’importance des groupes d’intérêt dans le maintien d’une
relative privatisation du système de santé étasunien. L’incroyable doublement des dépenses
sanitaires publiques aux États-Unis, depuis seulement 2013, ne remettrait ainsi
que
partiellement en cause l’incrémentalisme étasunien. En ce sens, si la question de l’accès aux
soins des étrangers irréguliers n’atteint pas le niveau fédéral, l’effacement d’un tel sujet peut
également s’expliquer par la conscience qu’ont les acteurs de ces obstacles institutionnels.

Deuxièmement, l’enrichissement du modèle des coalitions de cause peut s’effectuer par


l’intermédiaire de deux questions.

Tout d’abord, comment concilier les deux méthodes utilisées dans le manuscrit pour mesurer
le degré de maturité d’un sous-système ? En effet, pour un seul pays, une première
méthode consiste à mesurer le nombre d’occurrences de chaque instrument dans les sources
écrites. En revanche, pour plusieurs pays et en respect de la littérature, une seconde méthode
observe le degré de polarité du débat. Pourtant, parallèlement, la littérature estime qu’un
sous-système mature peut n’avoir qu’une seule coalition en situation de monopole. Ces deux
définitions scientifiques sont donc contradictoires car un sous-système mature peut être, à la
fois, fortement et faiblement polarisé. Le degré d’éclatement des occurrences, observé dans
le premier chapitre, peut donc être une piste pour définir et mesurer la maturité d’un sous-
système et possède l’intérêt de s’appliquer à un ou plusieurs pays à la fois.

La deuxième question propre au modèle des coalitions de cause est la suivante : comment un
noyau dur évolue-t-il dans l’espace et dans le temps ? En effet, quelles institutions et quels
individus permettent-ils une telle transformation ? Par exemple, quel rôle la mobilisation et
les
discours des étrangers irréguliers peuvent-ils jouer sur son évolution ? Cette seconde
interrogation me semble être plus particulièrement stimulante pour deux motifs. D’une
part,
son défi méthodologique est d’une ampleur considérable pour la science politique. D’autre
part, il faut encourager les enquêtés eux-mêmes à croiser ces deux perspectives. Sur ce
second point en effet, il est remarquable d’observer, dans le manuscrit, l’insistance des
enquêtés français sur les groupes d’intérêt et l’obstination des enquêtés étasuniens sur le
paramètre culturel. La recherche étant peu curieuse des dynamiques du noyau dur des
croyances, je ne peux qu’espérer voir émerger un jour des résultats sur ce thème ou pouvoir
moi-même y participer.

Je vous remercie.

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