Karima ZIAMARI
Université Moulay Ismail (Meknès-Maroc)
Lacnad-Cream-INALCO (Paris)
Introduction
Au Maroc, le code switching ou l’alternance codique constitue un phénomène
extrêmement fréquent dans les interactions verbales des bilingues. Mes
informateurs recourent au mélange de langues dans presque tous les contextes. A
partir de conversations d’étudiants universitaires, cet article décrit le contact
entre l’arabe marocain et le français à travers l’alternance codique
intraphrastique1.
L’étude prend appui sur le modèle insertionnel de C. Myers Scotton et
dépasse le cadre d’une analyse linéaire qui a longtemps dominé dans les
approches du code switching arabe marocain/français (A. Bentahila et E. Davies
1983, 1998, M. Lahlou 1991, entre autres).
Cette description mettra en avant les modes d’insertion des structures les
plus fréquentes dans ce contexte. Trois structures seront examinées : les
constituants mixtes, les îlots en langue enchâssée et les îlots internes. L’étude
s’ouvre également sur une comparaison avec d’autres paires de langues en
opposant le couple arabe marocain-français à des langues différentes et en le
rapprochant à des paires proches typologiquement.
1
On distingue deux types de code switching : le codeswitching intraphrastique (intrasentential
codeswitching) et interphrastique (intersentential codeswitching). Le type intraphrastique
consiste à employer les deux codes à l’intérieur du même syntagme complémenteur (CP).
L’alternance codique interphrastique est l’usage de deux propositions monolingues :
« intersentential codeswitching […] is between monolinguals CPs » (C. Myers-Scotton, J. Jake
et M. Okasha 1996 : 11).
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language that projects the morphosyntactic frame to the CP2 that shows
intrasentential code switching » (C. Myers-Scotton & J. Jake 1995 : 983).
Les deux langues ne participent pas de la même manière dans l’énoncé. La
langue matrice produit les morphèmes grammaticaux pertinents et actifs
syntaxiquement. La langue enchâssée, elle, pourrait fournir n’importe quel autre
morphème, excepté ces derniers.
2. Le corpus
Le corpus correspond à onze heures d’enregistrement de jeunes étudiants
marocains bilingues et natifs d’arabe marocain. Ils sont 33 informateurs (filles et
garçons) et leur âge varie entre 18 et 30 ans. Ces jeunes étudiants appartiennent à
différentes villes marocaines (12 villes). L’enregistrement a eu lieu à Meknès
dans la mesure où leurs établissements universitaires d’appartenance étaient dans
cette ville.
La collecte du corpus s’est effectuée pendant trois années et a eu lieu dans
deux contextes différents : formel et informel. Les informateurs ont été
enregistrés dans leurs établissements universitaires : des salles de cours ou des
salles de travaux dirigés. D’autres enregistrements se sont passés dans des
chambres dans la résidence universitaire, des cybercafés, des fêtes ou des
compartiments de train.
2
Le CP (projection of complementizer) : « it is the syntactic structure expressing the predicate-
argument structure of a clause, plus any additional structures needed to encode discourse-
relevant structure and the logical form of that clause », C. Myers-Scotton (2002 : 54).
Arabe marocain et français en contact : description morphosyntaxique et 3
comparaison typologique
Le constituant nominal
La présence des deux langues dans un seul constituant nominal est très
récurrente. Comme langue matrice, l’arabe marocain présente différentes
manières d’insérer un substantif dans une construction mixte. Le lexème de la
langue enchâssée peut être accompagné des morphèmes grammaticaux de la
langue matrice, tels que les déterminants əl- (le) et wāḥəd əl- (* un le) et l’article
zéro :
1. əl-base3
La base
2. wāḥəd lə-psychanalyste
Un psychanalyste
3. association bla wṛāq
Une association qui n’est pas autorisée
Les substantifs insérés (base, psychanalyste et association) respectent les
règles de la constitution du syntagme nominal en arabe marocain en ce sens
qu’ils sont joints aux déterminants. Cette même construction est présente quand
l’arabe marocain est au contact de l’anglais ou de l’espagnol :
4. nsīt wāḥǝd l-libro ɛǝnd-ǝk
J’ai oublié un livre chez toi
Arabe marocain/espagnol, A. Vicente & K. Ziamari (2008 : 460)
5. Dad ɛṭā-ni wāḥǝd ǝl-book mǝzinu
Papa m’a donné un bon livre
Arabe marocain/anglais, N. Benchiba (2007 : 15)
Les constituants nominaux s’enchâssant également avec un démonstratif
dāk əl (*ce le) ou un quantificateur tel que : ʔayy (n’importe quel) et ši (certain) :
6. dāk əl-conjoint lə- kbīr
Ce conjoint âgé
7. f ʔayy niveau
Dans n’importe quel niveau
8. bāġi ši contrat
Il veut un contrat
Le code switching arabe marocain/français présente d’autres types
d’insertion du substantif. Ce dernier apparaît dans une construction exprimant la
possession. Et, comme en arabe marocain, « il existe deux façons de marquer
cette relation ; une construction synthétique […] ; et une relation analytique »
(D. Caubet 1993 TII : 301), les deux cas se présentent :
9. binôm-i
Mon binôme
10. wāš lqīti əl-message dyāl-i
Est-ce que tu as trouvé mon message ?
3
L’arabe marocain est transcrit en caractères typographiques standards droits, le français en
italique et les phénomènes illustrés sont soulignés.
4 Karima Ziamari
4
Voir L. Boumans (1998 : 196) et D. Caubet (1993 : 302).
5
A titre d’exemple, les corpus de M. Lahlou (1991), A. Bentahila et E. Davies (1998).
6
A. vicente(2003), J. Nortier (1990), L. Boumans (1998).
7
L. Boumans & D. Caubet (2000).
Arabe marocain et français en contact : description morphosyntaxique et 5
comparaison typologique
Les verbes français adoptent la morphologie de la langue matrice, celle des
verbes quadrilitères à l’accompli et à l’inaccompli (tmarkini : elle me marquera).
Les verbes enchâssés reçoivent également les préfixes t-/tt- marquant le passif (la
voix moyenne) et exprimant la réflexivité et la réciprocité8:
16. ttadapta
Il s’est adapté
Nombreuses sont les études qui ont approché ce type d’insertion et ont
démontré que les verbes français adoptaient la morphologie de l’arabe marocain 9.
Or, les verbes que l’on présente sont généralement dans verbes se terminant par –
er. L’insertion verbale est très productive dans le corpus et l’on atteste
l’enchâssement des verbes du premier, deuxième et même du troisième groupe,
tous conjugué de la même façon :
17. šwaza
Il a choisi
18. nətradwiziw
Nous traduirons
8
D. Caubet (1993 : 33).
9
A. Bentahila & E. Davies (1983, 1995), M. Lahlou, (1991), D. Caubet (1998, 2002).
6 Karima Ziamari
10
Voir également l’étude de D. Caubet (1998 : 133) où l’usage de dyāl (ntāɛ) est recensé en
code switching arabe algérien-français.
Arabe marocain et français en contact : description morphosyntaxique et 7
comparaison typologique
32. Kǝmmlu los deberes dāba
Finissez les devoir maintenant
Arabe marocain/espagnol, A. Vicente & K. Ziamari (2008: 462)
Le syntagme nominal îlot peut également compter un adjectif qualifiant le
nom. L’adjectif inséré peut être antéposé ou postposé selon les règles de la
langue enchâssée :
33. un faux geste yəqdər ydīr bəzzāf d les problèmes
Un faux geste pourrait faire beaucoup de problèmes
34. bḥāl ʔila ɛənd-ək un appareil thermique
Comme si tu avais un appareil thermique
On isole également deux constituants nominaux reliés par la préposition
de :
35. ɛənd-na un esprit de groupe
Nous avons un esprit de groupe
L’îlot en langue enchâssé se présente également comme un syntagme
prépositionnel, bien formé selon les exigences de la langue enchâssée tout
comme l’exemple (37) où l’espagnol est la langue enchâssée :
36. nətlaqaw à six heures
Nous nous verrons à six heures
37. tzuwwǝžt con doce años
Je me suis marié à douze ans
Arabe marocain-espagnol, A. Vicente & K. Ziamari (2008 : 463)
Par ailleurs, le contact entre les deux langues en question génère
fréquemment certaines associations habituelles ou des collocations de mots
comme : faire de la recherche, donner la parole :
38. ka tdīr la recherche
Tu fais de la recherche
39. ɛṭi-hum la parole
Donne-leur la parole
11
Le néerlandais enchâssé par l’arabe marocain présente des syntagmes nominaux îlots (L. Boumans
1998 : 215).
12
Le français au contact de certaines langues, le néerlandais à titre d’exemple, fonctionne pareillement à
l’espagnol. Voir J. Treffers-Daller (1994).
8 Karima Ziamari
4.1. La morphologie
Quand l’arabe marocain est langue matrice, les verbes français s’intègrent
morphologiquement. Cette adaptation ne connait pas de restriction et les trois
groupes verbaux du français sont intégrés contrairement aux études qui ont décrit
le français au contact de l’arabe marocain (M. Lahlou, A. Bentahila & E.
Davies)13.
En effet, même si le processus d’insertion diffère selon la langue enchâssée
(anglais, espagnol), l’arabe marocain parvient à imposer sa morphologie :
40. likiti-na
Tu nous as aimés
41. plančarit la ropa kūlla
J’ai repassé tout le linge
Arabe marocain-espagnol, A. Vicente & K. Ziamari (2008 : 462)
Le verbe anglais (to like) s’enchâsse comme le verbe français. Le verbe
espagnol (planchar) s’intègre dans la structure morphologique de l’arabe
marocain différemment. Il est inséré en tant qu’infinitif14.
4.2. La détermination
La deuxième particularité du code switching arabe marocain/français
consiste en l’emploi très courant de l’article de la langue enchâssée
accompagnant le substantif inséré ou remplaçant l’article de l’arabe marocain.
Ainsi, les déterminants de la langue matrice, dits déterminants complexes, ont
tendance à ne pas conserver toute leur forme (wāḥǝd ǝl) et sont suivis d’un
syntagme nominal français composé de différents types de déterminants, à titre
d’exemple les possessifs et indéfinis :
42. wāḥǝd sa cousine
Une cousine à lui
43. hād mon genre
Mon genre
44. ši un mois
À peu près un mois
Certes, l’arabe marocain ne contraint pas toutes les langues enchâssées à
cette règle. Au contact du néerlandais, à titre d’exemple, le substantif enchâssé a
tendance à s’insérer en tant que forme nue15 :
45. ka ydīr wāḥəd----opleiding dyāl ši ḥāža
Il fait un entraînement en quelque chose
Arabe marocain-néerlandais, Boumans (1998 : 92)
13
Le même phénomène a été souligné par D. Caubet (1998) pour le code switching arabe
algérien/français.
14
A. Vicente (2003), A. Vicente & K. Ziamari (2008).
15
: On parle de forme nue (bare form) quand un morphème grammatical requis par la langue
matrice est absent.
Arabe marocain et français en contact : description morphosyntaxique et 9
comparaison typologique
L’article (əl-) requis dans ce cas par l’arabe marocain, langue matrice,
manque dans cet exemple.
Or, la spécificité du contact entre l’arabe marocain et le français réside dans
l’attachement fort du déterminant au nom dans les deux langues, ce qui génère
une richesse dans l’emploi des déterminants et surtout des structures très
rarement attestées (K. Ziamari 2008).
Conclusion
Au terme de l’analyse, on peut constater que l’arabe marocain au contact du
français fournit des constructions aussi nombreuses que variées. Les trois
structures décrites rendent compte de la richesse des données. Les deux langues
se mélangent allant de l’insertion d’un seul lexème à des projections maximales
ou même des collocations de mots. Certaines structures semblent inexistantes
dans d’autres contextes de contact.
Deux caractéristiques spécifiques à cette paire de langues ont été discutées.
D’abord, la dimension morphologique qui est expliquée à travers l’insertion des
verbes. On constate que le radical du verbe français s’insère selon les règles de la
langue matrice, l’arabe marocain.
Ensuite, la détermination qui caractérise cette paire de langues, tout comme
les langues typologiquement proches, dans la mesure où les substantifs enchâssés
ont tendance à conserver leur détermination. D’autres déterminants se
manifestent, à titre d’exemple les déterminants indéfinis et les possessifs réalisés
en langue enchâssée indiquant à quel point le code switching entre ces deux
langues change dans les pratiques langagières des bilingues au Maroc.
Bibliographie
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BENTAHILA Abdelali, DAVIES Early, 1998, « Codeswitching: an equal
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BOUMANS Louis, 1998, The syntax of codeswitching: analyzing Moroccan
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BOUMANS Louis, CAUBET Dominique, 2000, « Modeling intrasentential
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