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Cahiers de la Méditerranée

L'émergence d'un groupe de notables : le cas d'une communauté


paysanne en Algérie au XIXe siècle
Yacine Tassadit

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Tassadit Yacine. L'émergence d'un groupe de notables : le cas d'une communauté paysanne en Algérie au XIXe siècle. In:
Cahiers de la Méditerranée, n°45, 1, 1992. Bourgeoisies et notables dans le monde arabe (XIXe et XXe siècles) pp. 71-87;

doi : https://doi.org/10.3406/camed.1992.1078

https://www.persee.fr/doc/camed_0395-9317_1992_num_45_1_1078

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L'EMERGENCE D'UN GROUPE DE NOTABLES:
LE CAS D'UNE COMMUNAUTE PAYSANNE EN
ALGERIE AU XIXème SIECLE.

Tassadit YACINE
E.H.E.S.S.

L'une des difficultés que rencontre le chercheur des sociétés non


européennes, c'est d'abord la validité des concepts et, de façon plus large, du
langage élaborés par les sciences humaines en Occident. Car le langage et la
terminologie usités sont le produit d'un long, lent travail d'inculcation. Ce qui
amène le chercheur à établir des rapports entre les structures de la pensée et
celles de la société. Autrement dit, l'homme, comme dans la logique des
rituels, recrée le monde en fonction de sa propre vision, en fonction de son
univers propre. Ainsi la réflexion qui va suivre ne peut être autrement menée
qu'en tenant compte d'abord et avant tout des modes de pensée des acteurs
sociaux mais aussi de ceux des analystes, qui peuvent s'inspirer d'autres modes,
d'autres grilles.

Ainsi le concept de notabilité devient alors approximatif. Relativement à


l'univers kabyle, ce concept est plus proche par certains aspects de la hidalguia
espagnole fondée sur la généalogie, le nom, le renom, la présentation de soi et
corrélativement un mode de vie appropriée telle que l'illustre la caricature de
l'hidalgo dans Lazarillo de Tormes. La tirrubda kabyle n'est pas loin de la
hidalguia espagnole. Elles ont même des points communs : le marabout l'est
de naissance et, à ce titre, en certains endroits il est associé au clerc, c'est-à-
dire au religieux-lettré dépositaire d'une connaissance (au sens de la tamusni
kabyle) et d'une science (au sens de îlm arabe, la science religieuse). De ce
fait, le marabout s'oppose au paysan défini par son rapport à sa terre. Mais
cette opposition est purement théorique, car dans la pratique, les rapports
entre marabouts et paysans sont complémentaires. Il ne faut donc pas y voir
des oppositions de type conflictuel mais des alliances scellées autrefois dans
l'enchantement. Ces rapports entre marabouts et non marabouts que, pour la
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commodité de l'exposé, nous appelerons laïcs se maintiendront dans cet esprit


jusqu'à l'avènement du mouvement réformiste dans les années 20. Ces deux
mouvements - (maraboutisme sous sa forme confrérique et oulémisme) bien
que différents en apparence - ont convergé vers un même but : s'approprier le
champ de la foi et de la culture au sens large, qui n'est rien d'autre que le
passage obligé pour accéder au pouvoir politique.

Le groupe de «notables» que nous nous proposons d'étudier appartient


au lignage religieux des At Sidi Braham. La grande tribu des At Sidi Braham
Boubeker occupait autrefois un vaste espace depuis le territoire des At
Mansour jusqu'à celui des At Rached, des At Ouagag, le territoire des Selatna
de l'autre côté de la montagne. Cette expansion de la tribu est due à son
caractère religieux d'une part et à sa position stratégique d'autre part.

Le défilé des Portes de Fer (1) a été depuis l'Antiquité un lieu


déterminant de l'histoire de l'Algérie. Depuis les Romains jusqu'au pouvoir
turco-ottoman, les Portes de Fer sont demeurées un territoire de liberté et
d'autonomie. Elles ont ainsi conféré prestige aux villageois mais plus que cela
fourni de substantiels moyens d'existence.
La position stratégique est donc loin d'être fortuite, elle constitue la
raison d'exister du groupe. Elle procure non seulement un ascendant au plan
religieux, local et national, mais elle permet aussi d'imposer les voyageurs en
leur faisant payer un droit de passage.
La position géopolitique assortie d'une ascendance maraboutique a
constitué un signe, voire un symbole, illustrant et justifiant la tirrubda (terme
berbère pour désigner le maraboutisme ) du lignage. A la fin du XIXe siècle,
les archives signalent 999 membres de la tribu sur une superficie de 7 708
hectares.
Ces sources écrites mentionnent aussi les At Sidi Braham stricto sensu
et les autres plus ou moins protégés, plus ou moins alliés ( les Fedala
considérés par les At Braham comme des laïcs (2). Les sources écrites d'un
côté et les sources orales de l'autre indiquent que les At Sidi Braham, tout en
se montrant conformes au caractère de la tirrubda, présentent des caractères
non seulement différents d'elle mais parfois la contredisant totalement.

Nous tenterons à travers l'exemple de ce groupe de montrer comment


se définit cette notabilité et par quels signes extérieurs elle se caractérise dans
des groupes où tout un chacun naît avec son droit à la baraka. C'est donc en
fonction des schemes structurant l'ancienne société maraboutique que nous
essaierons de percevoir le groupe de notables : At M'hend Ou Saïd. Mais
comment les étudier sans mentionner les structures socio-politiques qu'ils vont
devoir affronter, renverser. Revenir donc aux structures de la tribu de
Braham (l'ancêtre fondateur) s'avère important si l'on veut comprendre ce
qu'il est advenu au XIXe et même au XXe siècle. Pour saisir l'émergence des
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notables et les canaux qu'ils vont emprunter pour acquérir du capital


symbolique, il convient donc de revenir à des détails en apparence secondaires
mais d'une importance fondamentale comme la position topographique, la
généalogie...

I - PRESENTATION GEOGRAPHIQUE DES LIEUX.

Anciennement connu sous l'appellation des Portes de Fer, le village se


trouve à 180 km à l'est d'Alger. Bien que situé entre deux plaines fertiles :
Bouira d'un côté, la Medjana de l'autre, le sol des At Sidi Braham est très
pauvre. Les villageois vivaient des produits d'une terre peu fertile : orge
comme céréale principale, huile et élevage de chèvres. Les droits de péage ci-
dessus mentionnés étaient versés à la mosquée dite axxam n ssbil {bbit ssbil en
arabe) : une auberge destinée à accueillir les passagers. Le lignage des At Sidi
Braham (3) dans son ensemble est donc perçu comme un lignage saint par
opposition à leurs voisins profanes ou laïcs appelés Leqbayel (les Kabyles) ou
Iâdaydiyen (4) ou Aâraben (les nomades arabophones, leurs voisins immédiats)
et le reste de la population non marabou tique. Ces communautés non
religieuses, constitutives de la grande majorité des Algériens, sont perçues
comme des groupes peu «civilisés» sauvages. Les At Sidi Braham, comme les
autres lignages religieux, les désignent par le terme significatif de aheccad: :
sauvage. Ce terme est en usage dans le monde agricole au sein duquel le couple
doux (lehlou) acide (Iqares ) est opératoire (5) et recoupe les concepts de
culture (laamara ) et de nature (lexla ). Ce sont ces catégories que l'on va
retrouver dans l'univers des At Sidi Braham où les lignages sacrés, nobles,
sont par définition du côté de la culture, du domestiqué, du noble, et les autres,
leqbayel primitivement démunis et protégés sont du côté de l'inculture, voire
de la sauvagerie.
En règle générale, les imrabden (les marabouts) constituent des villages
entiers ou des familles (plus ou moins grandes) qui vivent au sein de groupes
laïcs pour y enseigner le Koran et arbitrer entre les tribus. Ds forment, dans le
principe, une caste fondée sur une endogamie stricte. Il y a des différences
d'un groupe à l'autre, comme par exemple, l'enseignement : dans certains
villages de haute Kabylie où seuls les descendants de marabouts ont droit au
savoir et non les lignages laïcs.
Le caractère important de la prétention à la notabilité réside dans la
possibilité pour les hommes de se passer de la main d'oeuvre féminine. Ainsi
un homme noble est dit aussi «pur» (her ahrur : libre, blanc, authentique, pur,
vierge), c'est celui qui subvient au besoin de son épouse (et par extension des
femmes). Ainsi les femmes cloîtrées sont des femmes protégées par la horma
masculine; c'est donc un signe d'aisance. La femme qui travaille est associée à
l'esclave (taklit ) dont on peut trouver le prolongement dans le monde
fabuleux des contes. La femme noble (taherrit ) c'est la femme qui mobilise
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tous les hommes pour la sauvegarde de son honneur par opposition à l'esclave
noire mangeuse de fèves, bergère, etc. Les lignages religieux sont unanimes
(au moins en théorie) quant au comportement des femmes qui, toutes, sont
recluses et ne travaillent pas aux champs, ne vont pas à la fontaine, ne vont pas
chercher du bois (ce sont des femmes laiques qui se chargent de ce type de
tâches). Dans certains villages de haute Kabylie, les marabouts n'enterrent pas
leurs propres morts, ils ne travaillent pas non plus la terre. Ils sont dispensés
de tous les travaux pénibles et en rapport avec l'agriculture. Les femmes des
lignages maraboutiques ne participent aucunement aux réjouissances publiques
(fêtes religieuses, mariages et autres). Elles sont censées ne pas produire de
poésie, ni de littérature profane. Après cette nécessaire digression, revenons
aux At Sidi Braham - sachant qu'on peut aisément leur appliquer les grandes
lignes de cette description - et à leurs notables.

Comment va s'opérer la mutation réelle et symbolique de ce groupe ?


Quels sont les facteurs qui vont contribuer réellement ou virtuellement à cette
vision du monde en réalité re-vision des rapports de forces et de sens dans un
univers où tout contribue à l'homogénéité ? A l'extérieur le lignage forme un
bloc soudé. Tous les dignitaires locaux sont partie intégrante du groupe sans
distinction d'«ethnie» d'origine. Mais il suffit de chercher pour se rendre
compte que cela n'est que la traduction de la vérité officielle, elle, conforme
aux schemes de perception de leurs dominés, dont ils sont malgré tout
tributaires. On distingue deux grands groupes dont il est nécessaire de
mentionner les stratifications pour en comprendre le fonctionnement. Pour la
clarté de l'exposé, nous ne soulignerons que le rôle des groupes dominants,
sachant que ces derniers n'occupent pas tous la même position dans le champ
politique et social.

II - LE GROUPE DOMINE OU L'ARCHETYPE D'UNE


NOBLESSE DECHUE.

Les deux grands groupes constitutifs du lignage sont, d'un côté, les
imserrhen (littéralement : les libéraux) et, de l'autre, les ouzmiken
(littéralement : les contractés). Le groupe des At Sidi Braham offre, par-delà
une homogénéité ethnique et culturelle extérieure, une stratification interne
déterminée par des causes socio-historiques. Cette première distinction, à
l'origine généalogique, a été doublée par la suite par d'autres en divers
domaines : éthique, topographique (ceux du haut et ceux du bas), culturelle
(traditionnelle et moderne). Les prétendants à la «notabilité» vont jouer
essentiellement sur ces facteurs et tenter de renverser l'ordre «politique» et
social conjoncturellement sans mettre en cause les valeurs de l'ordre ancien :
les fondements mêmes de la notabilité qui, en principe, de par l'essence (i.e.
l'hérédité) ne laisse aucun espoir de pénétrer le monde «clos», verrouillé des
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notables. Ainsi le groupe des At M'hend Ou Saïd anciennement protégé, tout


en renversant l'ordre ancien (et parfois avec violence à la fois contre eux-
mêmes et contre leurs nouveaux dominés), le conforte dans ses aspects les plus
conservateurs. Pour rendre intelligible la position des At M'hend Ou Saïd,
convient-il de présenter les At Abdelhalim, leurs adversaires. Au sein même
de Taddert, établi sur une colline, premier hameau fondé par Braham, devenu
par la suite le village central, on distingue trois niveaux :

- Ighil (le bras, le coteau) est la partie haute ;


- Taxlijt (le petit hameau) la partie centrale ;
- Aghrab (le rempart) la partie inférieure.

Cette disposition traduit la grande dichotomie des At Sidi Braham :

- Ceux du haut (At Yighil) qui sont dits imserrhen (du verbe serreh :
laisser aller, relâcher, élargir, mettre en liberté). Le terme veut donc dire :
les libéraux, les décontractés ou, au regard du groupe adverse, les relâchés, les
débridés ;
- Ceux du bas (At Oueghrab) appelés corollairement ouzmiken (de
zmek : serrer, plisser, rétrécir), donc littéralement : les tendus, les resserrés :
les conservateurs, ou au regard du groupe rival ; les contractés, les inhumains.
Le sous-groupe central adoptant une position intermédiaire est souvent
fluctuant (en raison du voisinage ou du contexte politique) ; il se range tantôt
avec les premiers, tantôt avec les seconds.
La distinction primordiale par son essence même est ici exclusivement
d'ordre généalogique. Les deux groupes sont en effet d'origine différente : les
premiers descendent de Abdelhalim, un marabout, et les autres de M'hend Ou
Saïd, un laïc. Les premiers détiennent la baraka dévolue à leur ancêtre ; les
seconds sont à l'origine des protégés, des laïcs, venus s'installer à l'ombre du
pouvoir charismatique des premiers. Donc, dans le principe, seuls les At
Abdelhalim sont des marabouts originels, les At M'hend Ou Saïd ne l'étant en
quelque sorte que par association.
La dichotomie imserreh louzmik est exclusivement interne.
Extérieurement, tout le lignage, quelle que soit sa position généalogique et
quelles que soient ses dispositions au pouvoir politique, assure pleinement la
fonction maraboutique et en assume les comportements statutaires : en
l'occurrence être des hommes pieux, pacifiques, prêts à intervenir pour
arbitrer des conflits entre les laïcs et gérer la vie de leurs femmes cloîtrées,
(que «même le soleil ne devrait pas voir»), se moumettre à une stricte
endogamie.
Mais, doublant cette fonction commune à l'ensemble, il y a un
fonctionnement interne de chacun des deux sous-groupes.
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1 - LES AT ABDELHALIM

Le groupe Abdelhalim comporte lui-même plusieurs subdivisions. Pour


les besoins de cet exposé, on se contentera d'évoquer la plus importante,
fondée sur le positionnement par rapport aux «racines», c'est-à-dire au tronc
de l'arbre généalogique (suman gher Ijedra ). En effet le premier comprend
d'un côté les At Ou Mghar (minoritaires privilégiés) et de l'autre les At
Abdelhalim stricto sensu (majoritaires à compétence restreinte). La baraka
fonde ici la légitimité pour la détention du pouvoir symbolique, à défaut du
pouvoir politique, ravi à l'ensemble du sous-groupe à la suite d'événements
historiques au profit du sous-groupe adverse.

a) les At ou Mghar

Littéralement : les descendants de l'ancêtre, ils sont en effet les mieux


situés dans le champ, ce sont les descendants directs de Braham, l'ancêtre
éponyme. Ils sont dépositaires de la baraka et offrent au groupe les agents de
production et de reproduction du sacré. Les hommes et subsidiairement les
femmes assurent des fonctions «congénitales», soit :
- la cure des corps (fractures) et des âmes (chasser l'angoisse, les
démons, confectionner des talismans... etc) ;
- la mise en œuvre de la baraka en divers domaines : ils arrêtent le
sirocco en été ou, reconnaissance suprême de leur pouvoir bénéfique, un
membre de leurs lignages vient tracer symboliquement le premier sillon des
labours de l'année. Cette fonction extraordinaire se manifeste par des rituels
particuliers.
Le sous-groupe des At Ou Mghar est lui-même divisé en fractions
assurant chacune une fonction spécifique. La gestion économique (stricto sensu
: l'agriculture, le bétail) est laissée à la branche majoritaire, qui ne descend pas
directement du saint mais d'un collatéral (Abdelhalim). Le soin de ventiler la
science Çîlm ) dans les villages est laissé à la fraction des At Ou Dilmi qui à la
baraka première joint l'appoint de l'orthodoxie ce qui la distingue des autres
fractions. Les At Ou Dilmi ont pour vocation non seulement de dispenser la
baraka mais de représenter le groupe à l'extérieur. En automne, ils se
réunissent près du tombeau de l'ancêtre pour célébrer, avec tout le lignage (At
Ldjedra ), leur passé mythique, à l'occasion de la fête de timechret, où sont
aussi conviés leurs voisins laïcs, renouvelant ainsi le vieux pacte d'allégeance.

b) Les At Abdelhalim
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Ils forment la grande majorité, celle qui par le nombre est en définitive
constitutive du lignage sacré. Les vrais détenteurs de baraka et de science que
sont les At Ou Mghar sont en quelque sorte fondus dans la masse des
Abdelhalim. Outre leur importance démographique, les At Abdelhalim
pesaient aussi par leur fonction économique. Car les At Ou Mghar, chargés
jusque-là de la gestion symbolique du sacré, travaillaient peu la terre. Encore
aujourd'hui, comme pour revitaliser la baraka ancienne dont ils sont porteurs,
ils habitent à côté du sanctuaire, sauf pour les cheikhs chargés de dispenser
l'enseignement des écritures saintes et d'étendre le pouvoir «sacré» de
l'ancêtre fondateur, tandis que la majorité abdelhalim a essaimé dans de
nombreux hameaux de part et d'autre (gwemmadin gwemmada ) de la Rivière
salée (Asif Umarigh ).
Les At Abdelhalim représentent en quelque sorte la couche populaire
chargée de la gestion économique. C'est la raison pour laquelle leurs
comportements sont totalement distincts de ceux des At Ou Mghar et davantage
encore de ceux des At MTiend Ou Saïd.
Comme pour les At Ou Mghar, à l'intérieur des At Abdelhalim eux-
mêmes, des fractions se distinguent les unes des autres par leur genre de vie :
selon que l'activité agricole est importante, selon que le hameau est plus ou
moins strictement endogame, selon la vitalité des valeurs patriarcales, selon les
comportements sociaux. En règle générale, le «stigmate» qui leur donne (aux
yeux des autres) leur caractère «primitif», voire «arriéré», c'est le laxisme des
hommes et corollairement un pouvoir accru des femmes.
Il est vrai qu'en règle générale les At Abdelhalim sont plus libéraux
parce qu'en premier lieu ils sont maîtres de l'espace. Ils ne sont pas fixés au
sol ils sont au contraire mobiles. Ils habitaient autrefois la crête, qui leur
donnait une vision plus large du monde.
En second lieu, ils travaillent la terre ; ils ont domestiqué la «nature
sauvage» en défrichant la forêt. Les femmes participaient (et participent
encore) à la gestion locale des biens (production agricole, artisanale,...). Elles
ont voix au chapitre sur de nombreuses questions. Elles jouent un rôle social
important. Jusque très récemment chez les At Sidi Ali Ou Yahia la
responsabilité du hameau incombait à des femmes. Elles exerçaient les
fonctions les plus importantes, y compris celle de réconciliation de familles
adverses (normalement dévolue aux seuls hommes). Elles jouaient un rôle dans
de nombreux rites agraires. Il est vrai qu'actuellement leur «liberté» est
réduite aux travaux dans les champs, aux visites saintes ou profanes. Elles sont
chargées de la transmission de la culture orale dont les hommes évidemment
ne sont pas exclus. Ceux-ci sont de ce fait considérés comme imserrhen, le
terme renvoyant à bon nombre de connotations péjoratives au regard du
groupe adverse, qui voit en eux des gens sans tenue, sans retenue. Serreh :
lâcher, relâcher, s'applique aux bêtes domestiques qui, longtemps attelées,
ruent dans tous les sens une fois libérées. Les imserrhen lisent d'eux mêmes
qu'ils sont ouverts, libéraux (litUarges) (wessiâit), par opposition aux
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ouzmiken qui sont contractés, étroits (zemken ou deyqen). Les premiers sont
associés à la «nature sauvage» et à la tradition ancienne, les seconds à la
«nature maîtrisée» et à la «civilisation moderne» au sens que lui attribue le
groupe, c'est-à-dire que ce sont là les modèles traditionnels des citadins qui ont
le primat sur les modes paysans plus en rapport avec la culture locale. Ces
modes seront adoptés par les nouveaux notables.

II - LES AT M'HEND OU SAID : NOTABILITE OU


NOBLESSE ?

L'autre grand groupe des At Sidi Braham, les At M'hend Ou Saïd,


fournit dès le milieu du XIXe siècle les éléments constitutifs d'une notabilité
«moderne». C'est ce sous-groupe pris dans sa globalité qui va faire l'objet de
notre étude L'accès à la caste dominante des marabouts (et ailleurs des chérifs)
est quasiment impossible puisqu'on naît marabout, on ne le devient pas. La
paucité des membres de la caste est donc un élément nécessaire et suffisant à sa
reproduction.
Originaires de Iwazellagen (petite Kabylie), les At M'hend Ou Said
demandèrent Yaânaya (la protection) aux At Sidi-Braham à une époque
relativement récente (XVIe siècle). Ils habitent la partie basse et sombre, à
gauche du sanctuaire par opposition aux At Abdelhalim (Cf. p. ). Autant
d'indices indiquant le caractère protégé du lignage. L'extranéité au lignage est
vécue comme une absence de statut, une sorte d'infériorité dans la hiérarchie
sociale par rapport aux détenteurs légitimes de la baraka.
Le récit de leur trajectoire est connu de nombreux villageois. Les
dispositions topographiques, les propriétés foncières (l'histoire de leur
acquisition), la transmission des prénoms, leur nombre restreint, constituent
autant d'éléments illustrant leurs conditions sociales très modestes entièrement
déniées. Comment vont procéder ces prétendants au pouvoir politique et au
charisme dans un univers jusque-là autonome ?
C'est précisément le nouvel ordre politique colonial qui influence et
bouleverse l'univers des At Sidi Braham. L'impérialisme n'est pas seulement
un renversement des rapports de force, il est aussi et surtout une répudiation
du cadre symbolique et un écrasement des valeurs paysannes empruntes de
sacré indigène. Les At M'hend Ou Saïd vont accéder à ce changement de
position par l'effet du hasard. Un des leurs, le plus pauvre et, sans doute, le
plus extérieur aux jeux et aux enjeux sociaux du village et de la région, va
indiquer (en 1839) la porte à franchir au duc d'Orléans, dans le défilé des
Portes de Fer.
Cet événement en apparence mineur va défigurer toute la structure
sociale ancienne : depuis 1839 jusqu'en 1962 une branche des At M'hend Ou
Saïd fournit les gardes champêtres, les aghas, les bachaghas, les maires.
T. YACINE : L'émergence d'un groupe de notables en Algérie 79

Aussi de façon consciente ou inconsciente les auteurs des nouvelles


distributions s'inspirent-ils dans l'exercice de leur domination des anciens
modes qu'ils vident cependant de leurs fondements.

Les At Mh'end Ou Saïd ne sont désignés comme tels que par opposition
aux At Abdelhalim {Cf. première partie et T. Yacine. Poésie berbère et
identité , Paris, Maison des sciences de l'homme p. 43). A l'intérieur du
groupe on distingue :
- Les At Ou Mansour du haut
- Les At Ou Mansour du bas
Chacun des deux sous-groupes possède sa propre assembléc(tajmaât ) .
Au début du XIXe siècle, la mémoire collective ne garde pas le souvenir de
conflits opposant les deux sous-groupes. Ce qui ne sera pas le cas par la suite.
Le premier élément de distinction est d'ordre statutaire. Les At Ou
Mansour du haut sont les représentants du pouvoir colonial dans le village et
dans toute la région : leur influence s'étend depuis les At Mansour, Sour-El
Ghozlane, M'sila jusqu'à la Medjana. La reconnaissance du statut des premiers
entraîne une méconnaissance des seconds. Avec le temps le conflit «social» va
revêtir d'autres formes, il va se convertir en conflit politique. La guerre de
libération en offrira une illustration exemplaire. Essayons de définir à grands
traits les deux sous-groupes constitutifs de l'ensemble At M'hend Ou Saïd.

a) At Ou Mansour Ou Fella (du haut)

Une branche des At Ou Mansour du haut composée par les At Sidi Salah
et les At Ou Chiban prétend au pouvoir politico-administratif (caïds, aghas,
bachaghas...) en reconnaissance des services rendus à la France. Ce sera
désormais elle qui va déterminer l'avenir de la société des At Sidi Braham.
Cette introduction brutale d'un rapport de force extérieur va sécréter
une résistance au sein d'un sous-groupe important : les At Ou Mansour du bas.

b) Les At Ou Mansour n Ouadda (du bas)

Les At Ou Mansour du bas se détachent complètement de leurs «frères»


pour de nombreuses raisons. H semblerait que les At Ou Mansour du haut leur
aient imposé un rapport de forces brutal. Ce comportement inique à leur égard
a suscité de violentes réactions et ces derniers se sont rangés du côté de la
majorité dominée. C'est sans doute aussi pour cette même raison qu'ils ont
répudié jusqu'au nom de leur ancêtre. Les At Mansour n Ouadda sont
représentés par la branche des At Amer Lmouloud. Le rôle fondamental de ce
sous-groupe sera notoire pendant les années 40. Les At Amer Lmouloud sont
les pères fondateurs du mouvement réformiste dans le village et la région.
Mais comme dans tous les systèmes, et, en particulier, le système
traditionnel, le pouvoir n'est pouvoir que s'il est socialement représenté. Le
T. YACINE : L'émergence d'un groupe de notables en Algérie 80

pouvoir des At Ou Mansour Ou Fella est alors assorti d'un nombre de signes et
de symboles. Outre ces fonctions officielles toutes récentes, les At Ou Mansour
du haut cherchent la légitimité ailleurs : dans la généalogie, le charisme. (6).
Comme les At Abdelhalim au temps de leurs jours fastes, les At MTiend
Ou Saïd vont se partager les fonctions et les rôles. Les At Ou Mansour Ou
Fella, à l'image de leurs adversaires, reconstituent la tribu et redéfinissent sa
structure. Les stratégies de conquête sont évidentes et participent plus ou
moins manifestement à faire éclater les contradictions internes. Ainsi au sein
même des At Ou Mansour des éléments (des familles plus ou moins alliées aux
familles dominantes) secondaires restent attachés (et rattachés) à leurs
protecteurs ou se détachent complètement pour fusionner avec le clan adverse,
les At Abdelhalim.
Le même schéma recoupe mutatis mutandis l'ensemble des At Sidi
Braham. Ne retrouve-t-on pas là des correspondances entre les At Abdelhalim
au sens large et les At Abdelhalim à compétence plus restreinte : les
descendants directs de l'ancêtre bénéficiaires de la baraka et de tous les autres
avantages assignés à la fonction par opposition aux autres sous-groupes.
Le nom de Mansour leur ancêtre n'est gardé que par les branches
détentrices de pouvoir. Alors que les At Amer Lmouloud qui s'étaient détachés
de leurs «frères» beaucoup plus tôt, le nient voire le renient. Le schéma se
présente donc ainsi :

MANSOUR

KTHEND OU SATO
At Ou Mansour Ou Fella Ou Mansour n Ouadda
At Sidi Salah At Amer Lmouloud
AtOuChiban

Cette amnésie n'est pas le fait du hasard, elle est le résultat d'une grande
inimitié les opposant. C'est sans aucun doute ce point qui révèle la difficulté
d'intégration dans la souche maraboutique de la branche dominante au sein de
la société des At Sidi Braham. Pour légitimer leur prétention à la «sainteté»,
ils vont emprunter plusieurs voies.
La première est de déclarer à l'autorité française (fin du siècle) que leur
propre ancêtre, Hadj Mansour, est originaire de Seguia El Hamra. Ce détail est
ici de toute importance car il pousse l'anthropologue à s'interroger sur la
nature de ce discours : ce discours sur soi est-il destiné à usage externe ou
interne ?
En ce qui nous concerne, nous penchons vers le premier puisque cette
déclaration semble contredire ce qui a été dit précédemment. L'histoire locale
montre bien le statut du marabout qui est d'abord et avant tout
T. YAC1NE : L'émergence d'un groupe de notables en Algérie 8 1

biologique(héréditaire). S'il en avait été ainsi, pourquoi les descendants de


Mansour chercheraient-ils une protection alors qu'ils sont eux-mêmes en
position de protecteurs ?
Les archives coloniales présentent donc Mansour comme un homme
complètement extérieur à la structure des At Sidi Braham.
L'autre point qu'il convient de souligner et qui contredit le précédent,
c'est précisément la manipulation de l'arbre généalogique que le bachagha était
le seul à détenir. Dans cet arbre, Mansour est non seulement rattaché à Braham
mais le nom de Abdelhalim est , en revanche, complètement rayé de la
généalogie. Dans leur désir de convaincre, les At M'hend Ou Said font
remonter leur groupe jusqu'à Adam en passant par tous les prophètes
(musulmans, chrétiens et juifs). L'arbre ainsi élaboré est authentifié par le
cachet de la commune mixte de la Medjana en 1914.
Nous pouvons arrêter ici les contradictions mais il en est d'autres plus
ou moins récentes, plus ou moins importantes à propos desquelles nous ne
pouvons que constater ces frustrations.
L'une d'entre elles consiste à occuper le champ religieux et sacré. Au
XIXe siècle, l'affiliation aux confréries importantes permet à la masse des
croyants de pénétrer l'univers verrouillé des anciens marabouts et d'entrer
sérieusement en concurrence. Il s'agit bien entendu des candidats visant des
positions dominantes dans le champ (moqqadem, oukil ou cheikh) et non des
positions dominées comme celles des khaouni (frères).
Les At M'hend Ou Saïd vont profiter de cette opportunité et pallier leur
carence généalogique par une affiliation à la confrérie Rahmanya. Un de leurs
ancêtres, Ou Chérif, va apporter un vernis de sainteté à leur collaboration avec
le pouvoir colonial et ainsi renverser les rapports de force.
Sûre de ses positions, la branche détentrice de pouvoir l'exerce jusqu'au
bout. Les At Sidi Salah d'abord et les At Ou Chiban ensuite exercent un
pouvoir direct, toute niant brutalement la culture locale qui suppose et impose
tout un art dans la domination. La domination maraboutique était une
domination feutrée, une stratégie de la part des dominants visant à faire
accepter leur ascendance. Alors que, forts de leurs statuts, les At M'hend Ou
Saïd vont jusqu'à accaparer les biens de leurs sujets, et de ce fait inversent les
valeurs du groupe, en particulier, ses valeurs symboliques comme la
suppression de la tajmaât (l'assemblée).
Enfin et pour finir, deux actes majeurs corroborent ce qui a été dit. Le
malaise devient de plus en plus grand et arrive le moment de la transgression
violente des valeurs ancestrales.
Les At Ou Mansour au pouvoir décident de gérer le sanctuaire-
mausolée et de le modifier. Ils s'attaquent donc au sacré par excellence.
L'ancienne mosquée-école a été conservée en l'état jusqu'au début du siècle. Le
bachagha de l'époque récupère le mausolée en édifiant autour une mosquée
dite moderne. C'est le groupe adverse et dominé qui s'est retrouvé contraint à
T. YACINE : L'émergence d'un groupe de notables en Algérie 82

la corvée du transport des poutres et des pierres. Le but de l'action était de


faire reconnaître aux récalcitrants le pouvoir de leurs maîtres.
Mais bien plus, non satisfait, le bachagha tente de s'approprier la
mosquée : il enterre ses père et mère dans l'enceinte sacrée. Cette action est
perçue jusqu'à présent par la population comme une innovation impie (bidaâ).
Tout le procès consiste en fait à assortir le capital social réel d'un
capital symbolique dans une société où la culture ancienne continue de
fonctionner même si elle donne l'apparence d'avoir perdu sa cohérence et sa
cohésion anciennes. Contrairement aux Amer Lmouloud qui sont entièrement
enracinés dans la culture au point de se fondre dans la société des At Sidi
Braham, les At Ou Mansour Ou Fella n'ont, en somme, intériorisé des modes
de domination locaux que les points les plus négatifs et en complète
inadéquation avec la culture (7). C'est pour cette raison qu'ils essaient tant et
plus de trouver dans le symbolique (la généalogie) des hochets que leurs
comportements brutaux détruisent aussitôt. Car ils sont étrangers à la tirrubda
non pas seulement par la naissance mais surtout par le savoir-vivre. Mais cela
n'est étonnant qu'en apparence, car si l'on analyse de plus près les conditions
de recrutement des notables à la fin et au début du siècle, la position des At Ou
Mansour dominants ne constitue pas un paradoxe. C'est malheureusement le lot
de nombreux villages. Car les notables de la colonisation ne sont que des
éléments mineurs dans un système qui avait pour but l'écrasement à échelle
planétaire de la culture ancienne du tiers-monde. Les notables ne sont donc que
des auxiliaires de ce système. Pour s'en convaincre, il suffit de relire les fiches
de renseignements les concernant. Les futurs candidats à la notabilité
apparaissent comme pris en porte-à- faux entre deux systèmes :
- le système imposé par la colonisation qui exige d'eux une insertion
totale dans le groupe en même temps qu'une adhésion à la politique coloniale,
une compromission ;
- le système traditionnel qui les regarde avec méfiance.

Un bref aperçu sur les notices individuelles établies par l'administration


coloniale (8 ) montre comment la colonisation a permis l'émergence d'une
nouvelle notabilité dont les comportements ne pouvaient que marquer une
mutation - en réalité une rupture - dans la société algérienne et quels critères
étaient exigés. Au risque d'ennuyer le lecteur, il nous a paru essentiel de
revenir sur le contenu de ces fiches de renseignements et de noter les points
importants remarqués par les agents coloniaux. Contrairement aux modes de
classification traditionnels, les agents de la colonisation distinguent trois types
de notabilités. Ces derniers se réfèrent à des individus et non à des groupes (au
sens de famille, de tribu), comme chez les indigènes. A l'inverse, le système
colonial choisit des individus qui ne représentent qu'eux-mêmes, pour ensuite,
compromettre la famille, le groupe dans son ensemble. On pourra remarquer,
non sans difficultés, que le critère religieux était important. Ce sont des fiches
établies par le gouvernement général de l'Algérie.
T. YACINE : L'émergence d'un groupe de notables en Algérie 8 3

Voici comment se présentent ces fiches

GOUVERNEMENT GENERAL

AFFAIRES INDIGENES

(Département de Constantine-Commune mixte d'Akbou)

Renseignements individuels pour servir au recrutement du personnel


administratif indigène, à la surveillance politique et administrative des
populations musulmanes

Première catégorie

Confréries religieuses musulmanes


(Chiouks, mokaddems, marabouts locaux)

1. Notice succincte
Historique de sa famille, origine, lieu de naissance. Age, caractère,
intelligence, moralité, aptitudes, manière d'être avec les représentants de
l'autorité française. Faits à son actif - Faits à son passif - Fortune personnelle
- Composition de sa famille. Etablir à l'occasion l'arbre généalogique -
Signaler les personnes marquantes (1).
(1) Indiquer le rang qu'il occupe dans la confrérie «cheikh ou
moqqadem», les titres qu'il a pu acquérir dans l'armée, l'administration, les
fonctions publiques qu'il a remplies. Les distinctions honorifiques qu'il a
obtenues.

2. Influence morale et politique


Faire ressortir l'influence qu'il aurait pu acquérir sur ses
coreligionnaires par son caractère, ses manières d'être, ses alliances politiques
ou de familles avec les personnalités importantes. Est-il chef de çoffl
Entretient-il des relations avec les Européens, les agents d'affaires.

3. Influence religieuse
Historique de son affiliation à la confrérie ou aux confréries qu'il
représente. Quel est son chef spirituel ? Lui est-il soumis et dévoué ? Fait-il
preuve d'une certaine indépendance ? A-t-il des relations suivies avec les
autres dignitaires de son ordre ? Prestige que lui donne son titre de cheikh ou
de moqqadem. Fait-il du prosélytisme ? Propage-t-il les doctrines de sa
T. YACENE : L'émergence d'un groupe de notables en Algérie 84

confrérie ? Etendue de son action ? Dans quelles contrées a-t-il des adeptes ?
Indiquer le chiffre approximatif par commune, tribu, douar ou fraction. A-t-il
des affiliés à l'extérieur de l'Algérie, énumérer les pays et fournir des
renseignements très précis.
Dans le cas où il s'agirait d'un marabout local ou non affilié à une
confrérie, il y aura lieu de donner un résumé des miracles qu'on lui attribue,
des légendes accréditées dans le pays ou de faire connaître tout autre fait qui
aurait pu motiver la vénération dont il pouvait être l'objet ou l'influence qu'il
pourrait avoir sur ses coreligionnaires.

4. Notice sur la zaouia que le cheikh, mokkadem ou marabout


dirige.
1° Historique de la zaouia, est-elle édifiée en un endroit sanctifié par le
pèlerinage des fidèles ? Est-ce le produit de ziara ? Résumé des légendes qui
s'y rattachent- Nom du fondateur.
2° Description du bâtiment..
3° Renseignements aussi détaillés que possible sur la zaouia considérée :
a) Comme école. Nombre de professeurs, de tolba, de fogra, de
chaouch. Degré d'instruction qu'on y donne, sa nature. Nature des doctrines
qu'on y enseigne, des pratiques mystérieuses qu'on y exerce. Montant annuel
de la rétribution des professeurs, de la pension des tolba.
b) Comme établissement de bienfaisance. Etablir le bilan de la zaouia.
Nature de ses revenus. Possède-t-elle des habous, est-elle alimentée par des
ziara ? Les pauvres y sont-ils hébergés ou secourus ? Est-elle fréquentée par
les pèlerins «chiffre approximatif par année» Est-elle visitée par les étrangers?
c) Comme mosquée : Est-elle ouverte à tous les indigènes sans
distinctions de confrérie. Nombre approximatif de croyants qu'elle dessert,
etc.
Appréciation personnelle de l'autorité locale sur l'avenir de la zaouia et
le parti que l'administration pourrait en tirer.
Observations

H ne s'agit que des zaouias dirigées par des chioukhs ou mokaddems de


confrérie et ayant un caractère politique ou appartenant à des marabouts
locaux. Celles dirigées par des maîtres libres «deira» plus connues sous le nom
de «djemaâ» et «dem'eid» dérivent exclusivement de l'instruction publique.

(Il manque la deuxième catégorie).


T. YACINE : L'émergence d'un groupe de notables en Algérie 8 5

Troisième catégorie

Notabilités locales susceptibles d'être désignées au choix pour remplir


des fonctions administratives ou d'être soumises à la surveillance politique des
autorités locales.

1. Notice individuelle
Origine, âge, caractère, instruction, moralité, antécédents, fortune,
manière d'être avec les autorités françaises. Faits à son actif. Faits à son passif.
Aptitudes politiques ou administratives. Services qui peuvent être demandés -
Services militaires, mention du certificat de bonne conduite.

2. Influence politique ou religieuse


Etendue et valeur de cette influence. Relations avec ses coreligionnaires,
avec les Européens non fonctionnaires. Alliances avec des personnalités
importantes et tous autres renseignements de nature à éclairer l'Administration
supérieure sur le prestige qu'il a pu acquérir dans la contrée qu'il habite ou
sur le rôle politique qu'il peut être appelé à jouer.

Comme, on peut le constater, les archives sont claires : il y a des


critères bien élaborés et sérieusement étudiés quant au recrutement des
notables. Ce sont désormais les modes de domination venus de l'extérieur et
non plus sécrétés par la culture locale, l'ascendance, qui vont prévaloir. On
comprendra dès lors qu'il n'a pas été difficile aux At MTiend Ou Said, en
raison des privilèges de certains éléments de leur groupe (les plus
représentatifs), de profiter de l'opportunité unique, offerte par l'ordre
colonial et d'émerger de façon aussi insolente. On comprendra aussi que la
culture locale sur laquelle les anciennes notabilités se fondaient disparaît peu à
peu pour laisser place au seul rapport de force.

Mais on peut aller plus dans loin dans notre analyse et montrer que le
problème n'est pas seulement un rapport de force, il est aussi rapport de sens
en ce qu'il met en question toute une vision (division) du monde. L'ancienne
vision des marabouts était fondée sur un enchantement réciproque des
dominants et des dominés. Les paysans plaçaient le marabout juste en dessous
de Dieu. Ces sociétés fonctionnaient sans gendarmes, sans police, sans justice.
Le marabout et les lignages maraboutiques avaient pour fonction de
convaincre, ils étaient tenus (et heureux) de fournir la clef des problèmes :
amrabed t-taggurt. ( litt. le marabout est une porte). C'est tout ce
soubassement culturel qui va s'effondrer avec les nouveaux arrivés et leurs
alliés qui, eux, ont pour but de vaincre et non de convaincre. Et pour vaincre,
ils choisissent des candidats qui, loin de servir les dominés, renforcent la
tutelle dans l'exercice de leur pouvoir.
T. YACINE : L'émergence d'un groupe de notables en Algérie 8 6

Les nouveaux dominants ont donc tendance non seulement à reproduire


les modes de domination mais - avec le temps et les crises - à les vider de leur
substance culturelle en n'en conservant que les stéréotypes. Ce qui nous amène
à constater que les dominés-dominants ne peuvent être que des dominés dans
l'exercice de leur pouvoir, car s'ils ont acquis le statut de notables, ils n'ont
pas la noblesse, car cette dernière est consubstantielle de la culture originelle.
T. YACINE : L'émergence d'un groupe de notables en Algérie 8 7

NOTES

(1) La montagne des Bibans (les portes). Les «Portes» (tiggura en berbère, biban de bab
en arabe)

(2) Un groupe aussi important mais dont les membres sont plus ou moins apparentés aux At
Sidi Braham.

(3) Les archives ne sont rien d'autres que des enquêtes orales menées par des employés de
l'administration. Les deux sous-groupes (At Abdelhalim et At M'hend Ou Saïd) sont issus du
village des At Sidi Braham, Comme le nom l'indique (Sidi étant réservé aux marabouts), ils
sont issus d'un lignage religieux ; ce sont des marabouts (imrabden ) dont l'ancêtre premier est
un saint, émigré de la mythique Seguia £1 Hamra (Rio de Qro) au XVie siècle.

(4) Ce terme est peu connu. Il n'est usité qu'en certains endroits de Kabylie .

(5) Le terme amrabed est synonyme de lasel (que l'on retrouvera à Ben Yenni pour désigner
par exemple les anciens du village par opposition aux habitants récents qui sont dits AtLexla et
les autres Kabyles désignés sous le terme At tmura. : les gens des autres terres.
(6) Par opposition aux descendants du frère de Braham, branche secondaire et qui ne bénéficie
que d'une baraka lointaine et largement émoussée. A l'intérieur des descendants d'Ali il y en
qui seront plus nobles que d'autres en particulier les At Boubeker qui vont reprendre le nom du
père de l'ancêtre éponyme : Braham est fils de Boubekar, lui-même fils de Abdelhalim.

(7) Des éléments de leurs propres familles avouent après coup le mauvais traitement qu'ils ont
subi, alors que la culture locale exige que ceux qui ont réussi socialement mettent des formes
afin de masquer les rapports de force

(8) Les fiches où nous avons pris ces renseignements appartiennent aux dossiers 16 H 8, 16 H
9 16 H 31 (Archives d'Outre-Mer à Aix-En-Provence), Affaires religieuses Au moment où
nous avons entrepris notre enquête nous nous intéressions aux notables du début du XXe
siècle. Le lecteur pourra trouver en bas de page les dates suivantes : 1900, 1910 etc. Nous
ignorons, bien sûr, la date exacte de ces fiches de renseignements. Mais nous pensons que ces
formulaires furent utilisés pour l'enquête de 1898.

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