Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Tassadit Yacine. L'émergence d'un groupe de notables : le cas d'une communauté paysanne en Algérie au XIXe siècle. In:
Cahiers de la Méditerranée, n°45, 1, 1992. Bourgeoisies et notables dans le monde arabe (XIXe et XXe siècles) pp. 71-87;
doi : https://doi.org/10.3406/camed.1992.1078
https://www.persee.fr/doc/camed_0395-9317_1992_num_45_1_1078
Tassadit YACINE
E.H.E.S.S.
tous les hommes pour la sauvegarde de son honneur par opposition à l'esclave
noire mangeuse de fèves, bergère, etc. Les lignages religieux sont unanimes
(au moins en théorie) quant au comportement des femmes qui, toutes, sont
recluses et ne travaillent pas aux champs, ne vont pas à la fontaine, ne vont pas
chercher du bois (ce sont des femmes laiques qui se chargent de ce type de
tâches). Dans certains villages de haute Kabylie, les marabouts n'enterrent pas
leurs propres morts, ils ne travaillent pas non plus la terre. Ils sont dispensés
de tous les travaux pénibles et en rapport avec l'agriculture. Les femmes des
lignages maraboutiques ne participent aucunement aux réjouissances publiques
(fêtes religieuses, mariages et autres). Elles sont censées ne pas produire de
poésie, ni de littérature profane. Après cette nécessaire digression, revenons
aux At Sidi Braham - sachant qu'on peut aisément leur appliquer les grandes
lignes de cette description - et à leurs notables.
Les deux grands groupes constitutifs du lignage sont, d'un côté, les
imserrhen (littéralement : les libéraux) et, de l'autre, les ouzmiken
(littéralement : les contractés). Le groupe des At Sidi Braham offre, par-delà
une homogénéité ethnique et culturelle extérieure, une stratification interne
déterminée par des causes socio-historiques. Cette première distinction, à
l'origine généalogique, a été doublée par la suite par d'autres en divers
domaines : éthique, topographique (ceux du haut et ceux du bas), culturelle
(traditionnelle et moderne). Les prétendants à la «notabilité» vont jouer
essentiellement sur ces facteurs et tenter de renverser l'ordre «politique» et
social conjoncturellement sans mettre en cause les valeurs de l'ordre ancien :
les fondements mêmes de la notabilité qui, en principe, de par l'essence (i.e.
l'hérédité) ne laisse aucun espoir de pénétrer le monde «clos», verrouillé des
T. YAC1NE : L'émergence d'un groupe de notables en Algérie 7 5
- Ceux du haut (At Yighil) qui sont dits imserrhen (du verbe serreh :
laisser aller, relâcher, élargir, mettre en liberté). Le terme veut donc dire :
les libéraux, les décontractés ou, au regard du groupe adverse, les relâchés, les
débridés ;
- Ceux du bas (At Oueghrab) appelés corollairement ouzmiken (de
zmek : serrer, plisser, rétrécir), donc littéralement : les tendus, les resserrés :
les conservateurs, ou au regard du groupe rival ; les contractés, les inhumains.
Le sous-groupe central adoptant une position intermédiaire est souvent
fluctuant (en raison du voisinage ou du contexte politique) ; il se range tantôt
avec les premiers, tantôt avec les seconds.
La distinction primordiale par son essence même est ici exclusivement
d'ordre généalogique. Les deux groupes sont en effet d'origine différente : les
premiers descendent de Abdelhalim, un marabout, et les autres de M'hend Ou
Saïd, un laïc. Les premiers détiennent la baraka dévolue à leur ancêtre ; les
seconds sont à l'origine des protégés, des laïcs, venus s'installer à l'ombre du
pouvoir charismatique des premiers. Donc, dans le principe, seuls les At
Abdelhalim sont des marabouts originels, les At M'hend Ou Saïd ne l'étant en
quelque sorte que par association.
La dichotomie imserreh louzmik est exclusivement interne.
Extérieurement, tout le lignage, quelle que soit sa position généalogique et
quelles que soient ses dispositions au pouvoir politique, assure pleinement la
fonction maraboutique et en assume les comportements statutaires : en
l'occurrence être des hommes pieux, pacifiques, prêts à intervenir pour
arbitrer des conflits entre les laïcs et gérer la vie de leurs femmes cloîtrées,
(que «même le soleil ne devrait pas voir»), se moumettre à une stricte
endogamie.
Mais, doublant cette fonction commune à l'ensemble, il y a un
fonctionnement interne de chacun des deux sous-groupes.
T. YACINE : L'émergence d'un groupe de notables en Algérie 76
1 - LES AT ABDELHALIM
a) les At ou Mghar
b) Les At Abdelhalim
T. YACINE : L'émergence d'un groupe de notables en Algérie 77
Ils forment la grande majorité, celle qui par le nombre est en définitive
constitutive du lignage sacré. Les vrais détenteurs de baraka et de science que
sont les At Ou Mghar sont en quelque sorte fondus dans la masse des
Abdelhalim. Outre leur importance démographique, les At Abdelhalim
pesaient aussi par leur fonction économique. Car les At Ou Mghar, chargés
jusque-là de la gestion symbolique du sacré, travaillaient peu la terre. Encore
aujourd'hui, comme pour revitaliser la baraka ancienne dont ils sont porteurs,
ils habitent à côté du sanctuaire, sauf pour les cheikhs chargés de dispenser
l'enseignement des écritures saintes et d'étendre le pouvoir «sacré» de
l'ancêtre fondateur, tandis que la majorité abdelhalim a essaimé dans de
nombreux hameaux de part et d'autre (gwemmadin gwemmada ) de la Rivière
salée (Asif Umarigh ).
Les At Abdelhalim représentent en quelque sorte la couche populaire
chargée de la gestion économique. C'est la raison pour laquelle leurs
comportements sont totalement distincts de ceux des At Ou Mghar et davantage
encore de ceux des At MTiend Ou Saïd.
Comme pour les At Ou Mghar, à l'intérieur des At Abdelhalim eux-
mêmes, des fractions se distinguent les unes des autres par leur genre de vie :
selon que l'activité agricole est importante, selon que le hameau est plus ou
moins strictement endogame, selon la vitalité des valeurs patriarcales, selon les
comportements sociaux. En règle générale, le «stigmate» qui leur donne (aux
yeux des autres) leur caractère «primitif», voire «arriéré», c'est le laxisme des
hommes et corollairement un pouvoir accru des femmes.
Il est vrai qu'en règle générale les At Abdelhalim sont plus libéraux
parce qu'en premier lieu ils sont maîtres de l'espace. Ils ne sont pas fixés au
sol ils sont au contraire mobiles. Ils habitaient autrefois la crête, qui leur
donnait une vision plus large du monde.
En second lieu, ils travaillent la terre ; ils ont domestiqué la «nature
sauvage» en défrichant la forêt. Les femmes participaient (et participent
encore) à la gestion locale des biens (production agricole, artisanale,...). Elles
ont voix au chapitre sur de nombreuses questions. Elles jouent un rôle social
important. Jusque très récemment chez les At Sidi Ali Ou Yahia la
responsabilité du hameau incombait à des femmes. Elles exerçaient les
fonctions les plus importantes, y compris celle de réconciliation de familles
adverses (normalement dévolue aux seuls hommes). Elles jouaient un rôle dans
de nombreux rites agraires. Il est vrai qu'actuellement leur «liberté» est
réduite aux travaux dans les champs, aux visites saintes ou profanes. Elles sont
chargées de la transmission de la culture orale dont les hommes évidemment
ne sont pas exclus. Ceux-ci sont de ce fait considérés comme imserrhen, le
terme renvoyant à bon nombre de connotations péjoratives au regard du
groupe adverse, qui voit en eux des gens sans tenue, sans retenue. Serreh :
lâcher, relâcher, s'applique aux bêtes domestiques qui, longtemps attelées,
ruent dans tous les sens une fois libérées. Les imserrhen lisent d'eux mêmes
qu'ils sont ouverts, libéraux (litUarges) (wessiâit), par opposition aux
T. YAC1NE : L'émergence d'un groupe de notables en Algérie 7 8
ouzmiken qui sont contractés, étroits (zemken ou deyqen). Les premiers sont
associés à la «nature sauvage» et à la tradition ancienne, les seconds à la
«nature maîtrisée» et à la «civilisation moderne» au sens que lui attribue le
groupe, c'est-à-dire que ce sont là les modèles traditionnels des citadins qui ont
le primat sur les modes paysans plus en rapport avec la culture locale. Ces
modes seront adoptés par les nouveaux notables.
Les At Mh'end Ou Saïd ne sont désignés comme tels que par opposition
aux At Abdelhalim {Cf. première partie et T. Yacine. Poésie berbère et
identité , Paris, Maison des sciences de l'homme p. 43). A l'intérieur du
groupe on distingue :
- Les At Ou Mansour du haut
- Les At Ou Mansour du bas
Chacun des deux sous-groupes possède sa propre assembléc(tajmaât ) .
Au début du XIXe siècle, la mémoire collective ne garde pas le souvenir de
conflits opposant les deux sous-groupes. Ce qui ne sera pas le cas par la suite.
Le premier élément de distinction est d'ordre statutaire. Les At Ou
Mansour du haut sont les représentants du pouvoir colonial dans le village et
dans toute la région : leur influence s'étend depuis les At Mansour, Sour-El
Ghozlane, M'sila jusqu'à la Medjana. La reconnaissance du statut des premiers
entraîne une méconnaissance des seconds. Avec le temps le conflit «social» va
revêtir d'autres formes, il va se convertir en conflit politique. La guerre de
libération en offrira une illustration exemplaire. Essayons de définir à grands
traits les deux sous-groupes constitutifs de l'ensemble At M'hend Ou Saïd.
Une branche des At Ou Mansour du haut composée par les At Sidi Salah
et les At Ou Chiban prétend au pouvoir politico-administratif (caïds, aghas,
bachaghas...) en reconnaissance des services rendus à la France. Ce sera
désormais elle qui va déterminer l'avenir de la société des At Sidi Braham.
Cette introduction brutale d'un rapport de force extérieur va sécréter
une résistance au sein d'un sous-groupe important : les At Ou Mansour du bas.
pouvoir des At Ou Mansour Ou Fella est alors assorti d'un nombre de signes et
de symboles. Outre ces fonctions officielles toutes récentes, les At Ou Mansour
du haut cherchent la légitimité ailleurs : dans la généalogie, le charisme. (6).
Comme les At Abdelhalim au temps de leurs jours fastes, les At MTiend
Ou Saïd vont se partager les fonctions et les rôles. Les At Ou Mansour Ou
Fella, à l'image de leurs adversaires, reconstituent la tribu et redéfinissent sa
structure. Les stratégies de conquête sont évidentes et participent plus ou
moins manifestement à faire éclater les contradictions internes. Ainsi au sein
même des At Ou Mansour des éléments (des familles plus ou moins alliées aux
familles dominantes) secondaires restent attachés (et rattachés) à leurs
protecteurs ou se détachent complètement pour fusionner avec le clan adverse,
les At Abdelhalim.
Le même schéma recoupe mutatis mutandis l'ensemble des At Sidi
Braham. Ne retrouve-t-on pas là des correspondances entre les At Abdelhalim
au sens large et les At Abdelhalim à compétence plus restreinte : les
descendants directs de l'ancêtre bénéficiaires de la baraka et de tous les autres
avantages assignés à la fonction par opposition aux autres sous-groupes.
Le nom de Mansour leur ancêtre n'est gardé que par les branches
détentrices de pouvoir. Alors que les At Amer Lmouloud qui s'étaient détachés
de leurs «frères» beaucoup plus tôt, le nient voire le renient. Le schéma se
présente donc ainsi :
MANSOUR
KTHEND OU SATO
At Ou Mansour Ou Fella Ou Mansour n Ouadda
At Sidi Salah At Amer Lmouloud
AtOuChiban
Cette amnésie n'est pas le fait du hasard, elle est le résultat d'une grande
inimitié les opposant. C'est sans aucun doute ce point qui révèle la difficulté
d'intégration dans la souche maraboutique de la branche dominante au sein de
la société des At Sidi Braham. Pour légitimer leur prétention à la «sainteté»,
ils vont emprunter plusieurs voies.
La première est de déclarer à l'autorité française (fin du siècle) que leur
propre ancêtre, Hadj Mansour, est originaire de Seguia El Hamra. Ce détail est
ici de toute importance car il pousse l'anthropologue à s'interroger sur la
nature de ce discours : ce discours sur soi est-il destiné à usage externe ou
interne ?
En ce qui nous concerne, nous penchons vers le premier puisque cette
déclaration semble contredire ce qui a été dit précédemment. L'histoire locale
montre bien le statut du marabout qui est d'abord et avant tout
T. YAC1NE : L'émergence d'un groupe de notables en Algérie 8 1
GOUVERNEMENT GENERAL
AFFAIRES INDIGENES
Première catégorie
1. Notice succincte
Historique de sa famille, origine, lieu de naissance. Age, caractère,
intelligence, moralité, aptitudes, manière d'être avec les représentants de
l'autorité française. Faits à son actif - Faits à son passif - Fortune personnelle
- Composition de sa famille. Etablir à l'occasion l'arbre généalogique -
Signaler les personnes marquantes (1).
(1) Indiquer le rang qu'il occupe dans la confrérie «cheikh ou
moqqadem», les titres qu'il a pu acquérir dans l'armée, l'administration, les
fonctions publiques qu'il a remplies. Les distinctions honorifiques qu'il a
obtenues.
3. Influence religieuse
Historique de son affiliation à la confrérie ou aux confréries qu'il
représente. Quel est son chef spirituel ? Lui est-il soumis et dévoué ? Fait-il
preuve d'une certaine indépendance ? A-t-il des relations suivies avec les
autres dignitaires de son ordre ? Prestige que lui donne son titre de cheikh ou
de moqqadem. Fait-il du prosélytisme ? Propage-t-il les doctrines de sa
T. YACENE : L'émergence d'un groupe de notables en Algérie 84
confrérie ? Etendue de son action ? Dans quelles contrées a-t-il des adeptes ?
Indiquer le chiffre approximatif par commune, tribu, douar ou fraction. A-t-il
des affiliés à l'extérieur de l'Algérie, énumérer les pays et fournir des
renseignements très précis.
Dans le cas où il s'agirait d'un marabout local ou non affilié à une
confrérie, il y aura lieu de donner un résumé des miracles qu'on lui attribue,
des légendes accréditées dans le pays ou de faire connaître tout autre fait qui
aurait pu motiver la vénération dont il pouvait être l'objet ou l'influence qu'il
pourrait avoir sur ses coreligionnaires.
Troisième catégorie
1. Notice individuelle
Origine, âge, caractère, instruction, moralité, antécédents, fortune,
manière d'être avec les autorités françaises. Faits à son actif. Faits à son passif.
Aptitudes politiques ou administratives. Services qui peuvent être demandés -
Services militaires, mention du certificat de bonne conduite.
Mais on peut aller plus dans loin dans notre analyse et montrer que le
problème n'est pas seulement un rapport de force, il est aussi rapport de sens
en ce qu'il met en question toute une vision (division) du monde. L'ancienne
vision des marabouts était fondée sur un enchantement réciproque des
dominants et des dominés. Les paysans plaçaient le marabout juste en dessous
de Dieu. Ces sociétés fonctionnaient sans gendarmes, sans police, sans justice.
Le marabout et les lignages maraboutiques avaient pour fonction de
convaincre, ils étaient tenus (et heureux) de fournir la clef des problèmes :
amrabed t-taggurt. ( litt. le marabout est une porte). C'est tout ce
soubassement culturel qui va s'effondrer avec les nouveaux arrivés et leurs
alliés qui, eux, ont pour but de vaincre et non de convaincre. Et pour vaincre,
ils choisissent des candidats qui, loin de servir les dominés, renforcent la
tutelle dans l'exercice de leur pouvoir.
T. YACINE : L'émergence d'un groupe de notables en Algérie 8 6
NOTES
(1) La montagne des Bibans (les portes). Les «Portes» (tiggura en berbère, biban de bab
en arabe)
(2) Un groupe aussi important mais dont les membres sont plus ou moins apparentés aux At
Sidi Braham.
(3) Les archives ne sont rien d'autres que des enquêtes orales menées par des employés de
l'administration. Les deux sous-groupes (At Abdelhalim et At M'hend Ou Saïd) sont issus du
village des At Sidi Braham, Comme le nom l'indique (Sidi étant réservé aux marabouts), ils
sont issus d'un lignage religieux ; ce sont des marabouts (imrabden ) dont l'ancêtre premier est
un saint, émigré de la mythique Seguia £1 Hamra (Rio de Qro) au XVie siècle.
(4) Ce terme est peu connu. Il n'est usité qu'en certains endroits de Kabylie .
(5) Le terme amrabed est synonyme de lasel (que l'on retrouvera à Ben Yenni pour désigner
par exemple les anciens du village par opposition aux habitants récents qui sont dits AtLexla et
les autres Kabyles désignés sous le terme At tmura. : les gens des autres terres.
(6) Par opposition aux descendants du frère de Braham, branche secondaire et qui ne bénéficie
que d'une baraka lointaine et largement émoussée. A l'intérieur des descendants d'Ali il y en
qui seront plus nobles que d'autres en particulier les At Boubeker qui vont reprendre le nom du
père de l'ancêtre éponyme : Braham est fils de Boubekar, lui-même fils de Abdelhalim.
(7) Des éléments de leurs propres familles avouent après coup le mauvais traitement qu'ils ont
subi, alors que la culture locale exige que ceux qui ont réussi socialement mettent des formes
afin de masquer les rapports de force
(8) Les fiches où nous avons pris ces renseignements appartiennent aux dossiers 16 H 8, 16 H
9 16 H 31 (Archives d'Outre-Mer à Aix-En-Provence), Affaires religieuses Au moment où
nous avons entrepris notre enquête nous nous intéressions aux notables du début du XXe
siècle. Le lecteur pourra trouver en bas de page les dates suivantes : 1900, 1910 etc. Nous
ignorons, bien sûr, la date exacte de ces fiches de renseignements. Mais nous pensons que ces
formulaires furent utilisés pour l'enquête de 1898.