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Civilité, légalité, publicité, 1 : le legs civilisationnel de l’Europe historique

Chaire de
philosophie
de l’Europe


L’Europe face à la crise :
Jean-Marc FERRY quel modèle économique et social ?
Formé à l’IEP de
Paris, à Paris 1
puis en Allemagne

Leçon n°1
aux côtés de
Jürgen Habermas,
Jean-Marc Ferry
est d’abord de-
venu chercheur
au CNRS puis a
rejoint l’Université Libre de
Bruxelles en 1990.

CIVILITÉ, LÉGALITÉ,
Devenu l’un des philosophes fran-
çais les plus en vue à l’étranger,
il a publié plus d’une vingtaine
de livres de philosophie politique
dont 5 consacrés à l’Europe.
Il dirige deux collections et fut

PUBLICITÉ, 1
le fondateur et président de la
plus importante école doctorale
d’études européennes au sein de
l’Union. Il a rejoint Nantes pour
3 ans en devenant le titulaire de
la « chaire de philosophie de l’Eu-
rope » destinée principalement à

LE LEGS CIVILISATIONNEL DE
impulser et animer la recherche
sur les questions européennes.

L’EUROPE HISTORIQUE
Faculté de Droit et
des Sciences politiques
Chemin de la Censive du Tertre
BP 81307
44313 Nantes Cedex 3

Tel : 02 40 14 15 15
www.droit.univ-nantes.fr

Séminaire du 21/10/2011
www.univ-nantes.fr/droit
Le legs civilisationnel de l’Europe historique Civilité, légalité, publicité, 1 : le legs civilisationnel de l’Europe historique

LA SYNTHÈSE DE L’ÉTAT-NATION ET
LES DIFFICULTÉS D’UNE INTÉGRATION
POLITIQUE « POSTÉTATIQUE »

Civilité, Légalité, Publicité. C’est la trinité séculière que l’Europe moderne a mise en exergue, suc-
cessivement, aux 16e, 17e et 18e siècles, les figures intellectuelles emblématiques, à cet égard, pouvant être
désignées respectivement chez Erasme1 , Locke2 et Kant3. J’y vois les trois ingrédients essentiels à l’identité
de l’Europe moderne, le socle civilisationnel propre à assurer un lien substantiel entre l’Europe historique
et l’Europe politique. En même temps, cette référence nous aide à situer les tensions inhérentes à notre
condition politique, en leur conférant un éclairage systématique : tension entre État de droit et démocratie,
entre droits de l’Homme et souveraineté populaire, entre justice politique et autonomie civique, entre liberté
individuelle et intégrité communautaire, ainsi même qu’entre société juste et vie bonne.

C’est de ces tensions que j’aimerais partir afin de cadrer une actualité du problème européen. Mais
voyons tout d’abord quelle est la signification des trois principes.

Historiquement, la civilité s’est développée d’abord permettre aux individus de « sortir » de la famille et
en Europe de l’Ouest à l’initiative de la bourgeoisie du village pour se produire dans « le monde ». Quant
humaniste, comme le moyen d’arracher les populations à sa fonction historique, elle fut d’engager cet aspect
citadines à la rusticité, sans rompre pour autant avec une du processus de modernisation, qui se marque par le
simplicité de bon aloi (car il ne s’agissait pas non plus de développement d’une société civile organisée sur le
singer l’aristocratie). principe de la liberté privée individuelle.
Amorcé à la Renaissance, ce processus de « civili- Un siècle plus tard, toujours en Europe de l’Ouest et
sation des mœurs », comme le nomme Norbert Elias, singulièrement en Angleterre et en Hollande, la recon-
ouvrait aux individus la perspective d’un monde social naissance sociale de sphères privées autonomes com-
qui dépasse le cadre des communautés familiales et mençait à recevoir une consécration politique avec le
villageoises, non seulement parce qu’il s’édifiait dans principe de la légalité, lequel assurait statutairement,
un réseau de cités-États formé à partir d’axes géo- par des lois et des déclarations de droits, l’intégrité des
graphiques reliant des centres culturels, bancaires et individus face à la violence sociale, mais aussi et sur-
commerciaux tels que Florence et Bruges, mais égale- tout, à l’égard de la puissance publique qu’il avait pour
ment parce que l’éthique de la civilité introduisait une fonction de limiter. Non seulement toute mesure poli-
conscience de l’universel en développant des aptitudes tique opposable aux citoyens doit désormais, sous peine
généralisées à se mouvoir socialement dans le monde de voie de fait, être assortie d’un acte juridique, mais
au-delà du cercle des intimes et des proches. La fonc- l’ensemble de ces actes doit lui-même se conformer à
tion sociale de la civilité fut donc de former l’identité un ordre normatif fondé sur des principes.
de classe de la bourgeoisie et, plus généralement, de
1
De civitate morum puerilium (1530).
2
Deux traités du gouvernement civil (1690).
3
Vers la Paix perpétuelle (1795).
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Tandis que le propre de la civilité fut d’avoir formé De là, on peut tenter une définition un peu systéma-
éthiquement et culturellement l’esprit moderne, huma- tique :
niste et bourgeois de la société civile, le principe de la • La civilité est un principe de socialisation
légalité annonçait spécifiquement la forme libérale de médiatisée par la reconnaissance des différences de
l’État de droit, par une limitation constitutionnelle du sensibilités individuelles, c’est-à-dire par une forme
pouvoir politique rendu légitime avec l’idée – contrefac- généralisée du respect.
tuelle et assumée comme telle – d’un Contrat lui confé- • La légalité est un principe de limitation de la
rant la détention exclusive des moyens de la sécurité violence politique et de la violence sociale, qui suppose
intérieure et extérieure, en échange de la garantie de la médiation du droit des personnes privées et de leur
liberté, de vie, de propriété, offerte aux citoyens. liberté subjective.
Devenus alors sujets de droit face à l’État, ceux-ci • La publicité est un principe de communication
entraient dans une communauté politique qui leur des expériences sociales et des décisions politiques,
confère une identité nouvelle de citoyens virtuellement médiatisée par la raison de la discussion argumentée.
libres et égaux devant la loi. Mais afin que les citoyens Ce socle civilisationnel se propose aujourd’hui
soient mis en mesure de contrôler le respect des comme la ressource qu’offre l’« Europe historique »
termes du contrat par le pouvoir politique, on jugea en vue d’édifier une « Europe politique ». Cependant, le
nécessaire d’assortir le principe de légalité d’un prin- design de l’Europe politique n’est pas celui de ses États
cipe de publicité, où s’affirme l’exigence d’un caractère membres. Avant qu’il ne fût question de construction
public, ouvert, des décisions politiques prises par voie européenne, la Civilité, la Légalité, la Publicité ont été
de droit, et autorisant ainsi la critique. agencées sous le principe de Souveraineté pour donner
De la sorte, un espace de discussion et de délibé- lieu à l’État de droit démocratique. De ce point de vue,
ration put, à son tour, prendre son essor, en tant que la Civilité est à la société civile ce que la Légalité est à
médiation entre la société civile et l’État, ainsi qu’entre l’État de droit, tandis que la Publicité représente la mé-
la politique et la morale. diation de l’espace public entre l’État et la société civile.
C’est la médiation d’une sphère publique qui insti- On peut parler d’une « synthèse » de l’État. Je pro-
tutionnalise la critique à travers des formes de repré- pose de développer ce que recouvre cette idée d’une
sentation et d’organisation visant à prendre en charge synthèse de l’État-nation, singulièrement, de l’État de
une expression pluraliste de la volonté politique et de droit démocratique. Cela me permettra de faire res-
l’opinion publique. Entre, d’un côté, le 18e siècle des sa- sortir les difficultés d’une intégration « horizontale » et
lons et des clubs et, de l’autre côté, les grands médias « postétatique », comme l’est l’intégration européenne.
audiovisuels de la fin du 20e siècle, puis les complexes De là, je m’efforcerai de préciser ce qui me semble en
multimédias du 21e siècle, l’espace ouvert par le prin- constituer les défis actuels.
cipe moderne de la publicité a connu un classicisme
avec les assemblées parlementaires, les partis poli-
tiques, les associations, la presse, et tout ce qui, d’une
façon générale, pouvait asseoir la société, en dépit des
formes abstraites du marché et de l’État, sur la consis-
tance globale d’une communauté de communication
aux contours essentiellement nationaux.
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LA « DOUBLE SYNTHÈSE » DE L’ÉTAT DE DROIT DÉMOCRATIQUE


Qu’est-ce, tout d’abord, que la « synthèse de l’État » ? tion ou la congruence de deux pôles en tension : le pôle
À un premier niveau, l’opération synthétique libéral de la justice politique et des droits individuels,
consiste, pour reprendre des expressions de Michael d’une part ; le pôle républicain de l’autonomie civique
Walzer, à réaliser une congruence de la communauté et de la souveraineté populaire, d’autre part, tout en
morale et de la communauté légale, afin qu’advienne devant assumer l’implication communautaire d’une
une communauté politique. puissance normative qui revient aux convictions parta-
À un second niveau, il s’agit de conjoindre les deux gées par les membres d’une collectivité nationale en ce
pôles ou puissances propres à l’État de droit démocra- qui concerne les idéaux moraux qui sont constitutifs de
tique, soit : leur identité4.
• D’une part, le pôle communautaire des démo- La synthèse de l’État moderne est en définitive une
craties nationales, renvoyant à l’autonomie civique et à composition réellement complexe, reposant sur un
la volonté collective ; équilibre qu’il n’est pas évident de stabiliser. D’une part,
• D’autre part, le pôle universel des principes de il peut se faire que le pôle du commun et le pôle de l’uni-
justice et des droits fondamentaux. versel entrent dans une contradiction pouvant conduire
C’est la Publicité qui, d’une façon ou d’une autre, à une auto-subversion de la démocratie, ainsi que cela
assure la jonction des droits de l’homme et de la démo- a pu advenir chez des nations européennes dans la
cratie, de la justice politique et de l’autonomie civique. première moitié du 20e siècle. D’autre part, il peut arri-
Pour résumer la performance, posons que la ver que le fond identitaire de la communauté politique
Publicité alliée à la Civilité a domestiqué la Souverai- s’échappe du cadre étatique. Ainsi en va-t-il des natio-
neté en harmonisant le « commun » de la volonté poli- nalismes ethniques assortis de crimes génociaires.
tique et l’« universel » des droits fondamentaux. Ainsi Dans le passé, de grandes crises économiques,
a-t-on pu concilier justice politique et autonomie morales, politiques, spirituelles, ont pu ainsi ébranler
civique, soit qu’un usage critique de la raison publique la synthèse de l’État politique. En Europe, le rétablisse-
(Kant) décentre le commun en direction de l’universel, ment a pu se faire, après la Seconde Guerre mondiale,
soit qu’une appropriation herméneutique des principes avec l’État social redistributif. Cependant, la chute du
du droit rationnel (Hegel) configure l’universel dans les Mur de Berlin, l’effondrement du bloc soviétique porte
schèmes d’une culture publique commune (les « abs- un second coup, moins immédiatement visible mais
tractions usuelles »). peut-être plus profond, surtout si la fin du monde bipo-
Récapitulons : sur la base formelle de la légalité, la laire est une cause de la nouvelle donne, néolibérale,
souveraineté donne le contenu politique, moyennant la que représente la mondialisation économique. Avec
médiation de la publicité, en amont et en aval de la déci- elle se profile le spectre d’une subversion des États par
sion étatique ; et ainsi advient ce que nous nommons les marchés, du politique par l’économique.
« État de droit démocratique ». Il s’agit d’une construc- D’où le problème actuel :
tion riche, d’un arrangement délicat dont il n’est pas D’un côté, l’Union européenne semble être une ré-
aisé de sonder la profondeur. ponse à hauteur de la mondialisation entendue, cette
Posons ceci : fois, au sens sociologique large d’une « intensification
L’État de droit démocratique se laisse regarder des relations sociales planétaires5 » . D’un point de vue
comme une puissance de synthèse, qui assure la jonc- fonctionnel, cela semble approprié.

4
Je souscris à la réflexion proposée par Albrecht Wellmer quant à la condition à la fois libérale et communautaire des démocraties modernes : « […] les valeurs
libérales fondamentales dépendent du soutien d’une participation démocratique étendue – c’est-à-dire d’une forme de vie éthique démocratique (demokratische
Sittlichkeit) – que j’appellerai ainsi dans une référence peut-être paradoxale à Hegel. Toutefois, autant les valeurs fondamentales du libéralisme dépendent de la
participation démocratique, autant, inversement, la démocratie moderne est dépendante des droits fondamentaux libéraux. La démocratie est un projet à la fois
libéral et communautaire. L’idée moderne de la démocratie caractérise une forme de praxis communautaire qui, d’une certaine manière, se situe au même niveau
que les valeurs fondamentales du libéralisme. Toutes deux présupposent, de la même manière, la rupture historique avec les formes substantiellement fixées de
vie communautaire. Ce n’est que dans le médium de la participation démocratique que l’on peut de manière non contraignante restaurer et renouveler entre les
individus des liens de communication qui, dans une société où tout s’évapore, menacent de se rompre ». (Albrecht WELLMER, « Conditions d’une culture démo-
cratique. À propos du débat entre libéraux et communautariens », in : André BERTEN, Pablo DA SILVEIRA, Hervé POURTOIS (éds.), Libéraux et communautariens,
Paris, PUF, 1997, p. 381-382).
5
Antony GIDDENS, Les Conséquences de la modernité, trad. par Olivier Meyer, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 70..
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D’un autre côté, l’objection hégélienne mérite d’être communes et les valeurs morales partagées, ni la
prise au sérieux : une Constitution plurinationale n’a conciliation de l’Universel et du Commun, c’est-à-dire
pas de valeur intégratrice et, à vrai dire, fort peu de sens une traduction évidente de la justice politique dans une
politique, dans la mesure où elle ne réalise aucune per- hypothétique volonté collective. Pour Hegel, le cosmo-
formance synthétique : ni la congruence de la commu- polite, ou citoyen du monde, ne saurait se projeter dans
nauté morale et de la communauté légale, c’est-à-dire une Constitution métanationale, laquelle ne donne à
une correspondance intime entre les normes juridiques connaître qu’un universel abstrait.

LA CRISE TENDANCIELLE DU POLITIQUE


Cette objection invite à situer ainsi les termes d’une table, et pas même d’État supranational continental ou
crise tendancielle du politique, laquelle serait corréla- subcontinental, en tout cas, supranational, tandis que
tive d’un ébranlement de la « forme-État » : le Commun l’État national semble fonctionnellement déclassé.
et l’Universel tendent à se disjoindre, et cela porterait Comment la philosophie politique, chez nous, tend
des conséquences sur divers plans : elle à réagir ?
• Sur un plan politique, des tensions plus ou Sur le thème d’un retour sur la nation s’est formé
moins fortes peuvent surgir entre la volonté politique un front intellectuel de contestation, voire de rejet d’un
populaire et la justice cosmopolitique peu ou prou projet européen, méconnaissant « la raison des nations »
gardée par des instances juridictionnelles internatio- (Pierre Manent), et illustrant le retournement de « la
nales, telles que la Cour pénale internationale ou la démocratie contre elle-même » (Marcel Gauchet),
Cour européenne de défense des droits de l’Homme et d’une subversion juridique du politique6 : l’idéologie
des libertés fondamentales. individualiste, centrée sur les droits fondamentaux,
• Sur un plan idéologique, on assiste à une pola- éclipserait l’élément proprement politique de la « com-
risation de l’individualisme et du communautarisme. munauté des citoyens » (Dominique Schnapper).
Cela se reflète dans le paysage tout contemporain de la Un problème lié à ce diagnostic est qu’il ne prend en
théorie politique : société juste et mise en exergue du vue que l’un des deux pôles de la disjonction : le pôle
droit, d’un côté ; vie bonne et valorisation de l’amour, de individualiste/universaliste du droit. Cependant, on ne
l’autre. problématise pas la propension symétrique à un surin-
D’un point de vue catégorial, en suivant Hegel, cela vestissement du pôle communautaire/identitaire (la
signifie que les « moments » de la société civile (indivi- famille au sens catégorial, les « valeurs chaudes » en
dualisme) et de la famille (communautarisme) sont dis- général).
sociés, « unilatéralisés », absolutisés, deviennent donc Au fond, le diagnostic critique n’est pas aveugle,
idéologiques. mais il est peut-être borgne. Surtout, on voit mal com-
La difficulté est en effet que le point de vue tiers, ment le repli sur la nation pourrait offrir une réponse
celui de l’État comme synthèse (de la liberté indivi- politique appropriée aux défis de la mondialisation.
duelle et de la solidarité collective) semble à présent
inaccessible : pas d’État mondial possible ni souhai-

6
Pour une présentation pas trop sophistiquée de la thèse critique de Marcel Gauchet par lui-même, voir dans Libération, Les droits de l’homme
paralysent la démocratie, propos recueillis par Eric Aschimann, 16/02/08 : « Oui, il y a une crise de la démocratie, une crise profonde. Mais, contrai-
rement à Slavoj Žižek, je ne parlerais pas d’une crise des fondements de la démocratie que sont les droits de l’homme. Tout au contraire, ceux-ci
se portent si bien qu’ils sont en train de mettre en péril ce dont ils sont supposés être le socle. C’est la poussée ininterrompue et généralisée des
droits individuels qui déstabilise l’édifice. La crise actuelle a ceci d’extraordinaire qu’elle résulte d’une prise de pouvoir par les fondements : à être
invoqués sans cesse, les droits de l’homme finissent par paralyser la démocratie. Si la démocratie peut être définie comme le pouvoir d’une collec-
tivité de se gouverner elle-même, la sacralisation des libertés des membres de la dite collectivité a pour effet de vider ce pouvoir de sa substance ».
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L’EUROPE ET LA MONDIALISATION
Je situe la mondialisation comme le contexte Cela nous renvoie à une union fédérative des États
d’actualité laissant craindre un ébranlement de la européens, mais sans qu’une telle union doive pour au-
synthèse statonationale ainsi qu’une polarisation de tant épouser le schéma d’un État fédéral supranational.
l’Universel et du Commun. La question européenne, Comment rendre consistante l’idée paradoxale,
question dont certains aimeraient faire un problème en l’oxymore d’un État européen postétatique, cosmopo-
soi, la question du sens du projet européen se repose litique dans son principe ?
aujourd’hui avec acuité. Cela suppose déjà une structure juridique complexe :
D’abord, parce que la légitimation fondatrice du une grille de lecture efficace nous est offerte avec la
projet européen, la paix, semble s’être écroulée avec le proposition kantienne d’une structure articulant trois
Mur de Berlin. « niveaux de relations du droit public » (interne, entre
Ensuite, parce que la « légitimité au rendement » nationaux au sein de chaque État membre ; externe ou
(Jürgen Habermas), la prospérité, outre qu’elle ne suffit international mais intracommunautaire entre les na-
pas, fonctionne d’autant moins bien que les Européens tions membres de l’Union ; transnational des citoyens
amorcent une cure d’austérité. européens entre eux et avec les divers États membres).
Enfin, parce que la mondialisation est de plus en Cependant, le processus d’intégration politique,
plus vécue comme un Diktat de la gouvernance mon- postétatique, requiert un éthos nouveau, postnationa-
diale néolibérale, ce qui suscite le soupçon d’une collu- liste, compatible avec le principe, « scandaleux », d’une
sion entre un métapouvoir capitaliste et la construction souveraineté partagée ou co-souveraineté des États
européenne qui serait téléguidée par le consensus de membres. L’Union européenne est à la pointe avancée
Washington. de ce principe politique nouveau… et précaire.
D’où une incertitude sur le sens de la « dynamique Posons que le schéma qui convient à l’Union eu-
européenne » par rapport à la mondialisation : adapta- ropéenne est celui d’un cosmopolitisme processuel
tion économique ou rattrapage politique ? (Francis Cheneval) pour lequel le modèle de la fédé-
Bien entendu, une légitimation de relève serait de ration d’États n’est qu’un terminus a quo, tandis que le
rendre crédible l’Union européenne en tant qu’acteur terminus ad quem n’est pas l’État supranational, mais
pleinement engagé dans les grandes organisations une union cosmopolitique postétatique.
internationales, afin de domestiquer socialement les
marchés.

RECOMPOSITION COSMOPOLITIQUE DE L’ESPACE EUROPÉEN.


Nous aurions, dans ce cas, plutôt affaire, in statu Ensuite, la légalité propre à l’Union, le ius commune
nascendi, à un changement de paradigme, impliquant europæum, est déjà consistante. Mais il lui manque
une recomposition du politique et des rapports qu’il l’arrière-plan culturel qui en autoriserait une réception
entretient avec l’éthique, le droit, la religion. En suivant univoque.
le canevas mis en place, celui des trois principes (Civi- Dans le langage de la théorie du droit, ce ius com-
lité, Légalité, Publicité), mon hypothèse de « lecture » mune europæum souffrirait, en effet, d’une surdéter-
du processus européen en tant que processus de cos- mination faible du sens de ses règles par le contexte
mopolitisation serait que se joue à présent une activa- d’interprétation ou de compréhension préalable. Ce
tion des trois principes sur un autre plan, c’est-à-dire déficit sémantique supposé fait signe vers la néces-
à un autre niveau que celui de l’État-nation. Là où, en sité d’amorcer la formation d’une culture publique
effet, la construction européenne propose une perspec- commune, ce que laisserait envisager une activation
tive originale d’intégration, c’est au niveau des relations du principe de Discussion, principe de la démocratie
entre les nations et les États membres de l’Union, soit, délibérative, à condition que ce principe soit toujours
le deuxième niveau de relations, jadis indiqué par Kant. assorti du principe de Publicité, ce qui n’est guère le
D’abord, la civilité est une ressource des relations cas à l’heure actuelle. Pourtant, c’est bien de ce côté
intracommunautaires entre États membres. C’est ce que l’on peut attendre l’avènement au moins progres-
qui distingue ces relations des relations internationales sif d’un milieu favorable à l’éclosion d’un patriotisme
ordinaires. européen situé au-delà des nationalismes.
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De fait, c’est bien là le souci officiel, tel qu’il se lit « dialogue social » et la « démocratie participative », en
à travers les traités à prétention constitutionnelle. On même temps que l’on parle d’une « contribution posi-
présuppose au fond deux choses : tive » des religions au socle identitaire de l’Union. L’es-
• que le projet de former une grande commu- pace européen tendrait à se profiler comme un espace
nauté politique n’est pas abandonné. polyphonique. Ce n’est plus seulement la voix du droit
• que la restauration de la synthèse politique, moderne qui donnerait le « la » de la raison publique.
aujourd’hui, passe par la création d’un environnement L’espace européen ferait place au dialogue des reli-
favorable. L’Union pourvoirait dans cette mesure à la gions entre elles et avec les Pouvoirs publics. Se pose
stabilisation de ses États membres (par quoi la droite alors la question : l’espace européen se destine-t-il à
néolibérale et la gauche souverainiste poursuivent, être un espace post-séculier ?
l’une et l’autre, chacune à sa manière, le délitement de Quoi qu’il en soit, l’État-nation, son « principe d’uni-
l’État national) ; té synthétique » est maintenant mis en cause par un
C’est sous ces présupposés, au demeurant, impli- environnement extérieur, lequel est marqué par un en-
cites, que prend sens le mot d’ordre d’une structura- semble de phénomènes critiques pour l’unité politique
tion de l’espace européen par le « dialogue civil », le qu’il est censé garantir.
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Chaire de
philosophie
de l’Europe

L’EUROPE FACE A LA CRISE. QUEL MODELE ECONOMIQUE ET SOCIAL ?

Leçon n°1 - Civilité, Légalité, Publicité, 1. Le legs civilisationnel de l’Europe historique.


[21 octobre 2011].
Leçon n°2 - Civilité, Légalité, Publicité, 2. Défis et dilemmes actuels de l’Europe politique.
[21 octobre 2011].
Leçon n°3 - L’intégration européenne en débat, 1. Des différenciations déroutantes. [04
novembre 2011].
Leçon n°4 - L’intégration européenne en débat, 2. Pour un rééquilibrage. [04 novembre
2011].
Leçon n°5 - D’un gouvernement économique en zone euro. L’idée d’un « fédéralisme exé-
cutif » : mythes et limites. [02 décembre 2011].

Conception Faculté de Droit et des Sciences politiques de Nantes - Avril 2012 © Université de Nantes
Leçon n°6 - Europe : les scénarios de sortie de crise en zone Euro. [16 décembre 2011].
Leçon n°7 - Approches différentielles de la notion de crise. [03 février 2012].
Leçon n°8 - De la crise de système à la crise d’identité 1 : Cadres théoriques. [17 février 2012].
Leçon n°9 - De la crise de système à la crise d’identité 2 : Modèles critiques. [02 mars 2012].
Leçon n°10 - L’Europe face à la crise. Pour une articulation réfléchie entre efficacité éco-
nomique et justice politique. [09 mars 2012].
Leçon n°11 - Pour un socle social européen. Expliciter le lien entre l’économique et le social.
[30 mars 2012].
Leçon n°12 - Crise du Welfare et critique du Workfare. [06 avril 2012].
Leçon n°13 - La déconnexion de l’économique et du social. [13 avril 2012].

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