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12 octobre 1940

J’avais alors onze ans. L’ordre de transplantation des Juifs fut donné ce jour. Je ne
savais guère de ce qu’il s’agissait, mais je le compris rapidement lorsque des officiers
allemands vinrent frapper brutalement chez nous. Nous vivions le quartier de Muranów,
autrement dit un quartier juif de Varsovie. Enfant unique, j’avais bénéficié de toutes
attentions et sacrifices de la part de mes parents. En effet, n’ayant point de petit frère ou
petite sœur, j’avais le privilège d’avoir beaucoup d’attention en ce qui concernait ma santé,
mon éducation, mon bonheur tout simplement… On m’avait chéri d’innombrables cadeaux à
ma naissance, et cela n’avait cessé jusqu’à ce que trois hommes au costume bien taillé, muni
de diverses médailles, ainsi qu’une large casquette kaki sur la tête firent basculer ma vie
pour toujours. Ils furent le commencement d’une longue période d’enfer, marquée par des
injustices, des atrocités et des douleurs inexplicables.
Je lisais un ouvrage passionnant sur l’espoir, en imitant à la perfection mon père qui
feuilletait le journal, pendant que ma mère cuisinait, lorsque nous entendîmes des pas
lourds et sourds dans le couloir menant à notre appartement. Je vis l’angoisse déconcertante
apparaître sur le visage de mes parents. Ils savaient ce qu’il se passait. Or, en ce qui me
concernait, je l’ignorais. J’étais un simple enfant de onze ans qui profitait pleinement de sa
vie, accompagné de ses parents qu’il aimait tant. Ce moment me parut être une éternité.
Mes parents furent comme paniqués, et cette terreur les immobilisa. Ils ne réagissaient pas,
ils ne savaient pas quoi faire, et semblaient attendre que le monstre que j’ignorais vienne.
On entendit trois coups sur la porte.
« Police ! Ouvrez immédiatement ! » s’exprima un homme d’une voix rauque et autoritaire
en y ajoutant au passage trois autres coups.
Personne n’ayant de réaction, comme choqués par l’horreur qui semblait attendre mes
parents, l’homme frappa encore de trois coups bien plus sonores.
« C’est un ordre, ouvrez ou nous allons devoir recourir à la force ».
Mon père enleva ses lunettes. Il avala sa salive, que je vis parcourir via le mouvement de sa
gorge. Il se leva, et se dirigea lentement vers l’entrée. J’avais toujours perçu mon père
comme un être véritablement serein, toujours sûr de lui et qui, à chaque fois que je n’allais
pas bien, me disait toujours la même phrase : « tout va s’arranger ». Or, à ce moment précis
de ma vie, je ne l’avais jamais vu ainsi. Cette phrase qui le caractérisait s’était transformée
en une peur que j’ignorais. Mon père ouvra la porte.
« Bonjour, messieurs » dit-il d’une voix calme et surtout nouée par l’inquiétude.
« Vous en avez mis du temps pour ouvrir cette porte, dites-moi », rétorqua l’un des trois
officiers.
« C’est que… »
« Pas de justification, vous devez nous obéir c’est compris ? » hurla un allemand. On pouvait
ressentir une haine dans leurs yeux, que l’atmosphère de l’appartement devint rapidement
glaciale. Mon père était terrorisé, il ne parlait pas. En réalité, il semblait connaître le danger
qu’il pouvait encourir s’il cherchait à se justifier.
« Je vais vous dire quelque chose, sale Juifs », continua un autre des trois officiers. « Et je
vous le répéterai qu’une seule et unique fois. Vous devez dégager le plus rapidement d’ici. »
« Mais nous… » tenta d’intervenir ma mère angoissée derrière mon père.
« NE ME COUPEZ PAS ! » s’exprima l’Allemand. Ils sentaient la peur dans le regard et
l’attitude de mes parents. Alors, ils en profitaient pour les effrayer un peu plus. Cependant,
je ne comprenais toujours pas ce qu’il se passait et la raison pour laquelle nous devrions
partir. C’était injuste. Respirant fort, l’allemand continua de sa voix remplie de rage.
« Vous n’avez qu’un mois. UN mois. Pas plus. Vous irez dans le ghetto. Et ne cherchez pas à
éviter cela. Vous y serez, un point c’est tout. Compris ? »
« Entendu » répliqua mon père qui ne cherchait pas à prolonger la discussion et voulait
achever celle-ci.
Nous y allions. Malgré notre désaccord, mes parents m’expliquèrent que nous étions obligés
d’y aller. Il s’agissait de l’ordre des allemands. Et il était véritablement impossible de s’y
opposer. De multiples questions parcouraient alors ma tête. Pourquoi nous ? Qu’avons-nous
fait ? En quoi étaient si dangereux les Allemands ? Pourquoi l’étaient-ils avec nous ? Pour
quelle raison avaient-ils dit que nous étions « sales » ? Malheureusement, personne ne
pouvait y répondre. Mes parents insinuaient le fait que j’étais trop jeune pour comprendre,
et qu’eux-mêmes ne comprenaient guère. Je l’acceptai.

14 octobre 1940

Deux jours s’étaient écoulés depuis l’intervention des officiers allemands chez nous.
L’ambiance demeurait particulièrement froide et tendue. Aux différents repas de la journée,
les discussions si fructueuses, intéressantes et gaies par habitude étaient devenues tristes et
déprimantes. En réalité, personne ne parlait beaucoup contrairement au fait que l’on se
coupait toujours la parole auparavant, tant nous avions de choses à nous dire. Je me lançai
afin de terminer ce silence incessant.
« Qu’allons-nous devenir ? »
Après d’interminables secondes de réflexion, les yeux de mes parents plongés dans un vide
profond, me répondirent d’un ton calme et apaisant.
« Nous allons obéir comme il se doit, tu devras être courageux. »
« Pourquoi devrais-je l’être, au juste ? » répondis-je en posant une énième interrogation.
« Tout simplement parce que le futur s’annonce difficile, mon fils. »
« Tout va s’arranger ? » dis-je d’un ton innocent et rempli d’espoir.
Ma mère s’effondra. Elle sentait que leur avenir était compromis, et ne cessait de penser à
son fils. Elle ne voulait en aucun cas avoir à être séparée de lui.
« Nous allons faire nos valises et rejoindre ce ghetto à la fin de la semaine », annonça mon
père.
Le soir même, l’ensemble de mes affaires furent prêtes et je continuai à me poser des
questions. J’étais persuadé d’une chose : nous allions nous en sortir. J’étais prêt à affronter
qui que ce soit pour sauver ma famille. J’avais pris mon livre qui évoquait l’espoir, car il me
semblait particulièrement nécessaire étant donné la situation. Je me disais qu’il serait
toujours avec moi, et m’aiderait probablement dans les moments « difficiles » annoncés par
mon père.
***

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