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Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/hommesmigrations/2558
DOI : 10.4000/hommesmigrations.2558
ISSN : 2262-3353
Éditeur
Musée national de l'histoire de l'immigration
Édition imprimée
Date de publication : 1 juillet 2013
Pagination : 75-82
ISBN : 978-2-919040-23-0
ISSN : 1142-852X
Référence électronique
Leïla Delezenne, « Vers la fin de l’immigration marocaine en Espagne », Hommes & migrations [En ligne],
1303 | 2013, mis en ligne le 31 décembre 2015, consulté le 19 avril 2019. URL : http://
journals.openedition.org/hommesmigrations/2558 ; DOI : 10.4000/hommesmigrations.2558
VeRs la Fin
de l’iMMigRation
MaRocaine en espagne
par LEÏLA DELEZENNE, membre associée du laboratoire de recherche Cecille (Centre d’études
en civilisations, langues et littératures étrangères), université de Lille-III
Dans plusieurs pays d’Europe comme l’Espagne, (l’immigration marocaine en France a presque tri-
le solde migratoire a traditionnellement été néga- plé depuis 1975). En Espagne, les immigrés maro-
tif jusqu’à une période récente qui marque un tour- cains représentent 13,6 % de la population totale.
nant décisif dans l’histoire migratoire du pays. En La proportion d’immigrés marocains en Espagne
quelques décennies, l’Espagne est passée du sta- dépasse donc aujourd’hui celle de la France même
tut de pays d’émigration au statut de pays d’im- si, dans l’Hexagone, nous parlons de troisième et
migration. De par sa proximité géographique avec de quatrième générations d’enfants d’immigrés. En
le Maroc1, l’Espagne est une zone très exposée à Espagne, nous n’en sommes qu’à la deuxième.
l’immigration marocaine. Pendant quinze années, Les gouvernements successifs du conservateur
des migrants marocains sont venus “en masse” José Maria Aznar (1996-2004) et du socialiste José
s’installer en Espagne, contribuant de manière Luis Rodriguez Zapatero (2004-2011) ont procédé
signiicative à la croissance de l’emploi. Si nous à des régularisations massives face à l’explosion
comparons avec la France, les Marocains consti- démographique. Par conséquent, parmi les grands
tuent aujourd’hui 12 % de la population française2 pays de l’Union européenne, l’Espagne est “le pays
1. À seulement 14 km du Maroc, l’Andalousie est, en Europe, la frontière Sud la plus proche de pays en voie de développement.
2. Voir à ce sujet: http://www.leigaro.fr/actualite-france/2012/10/10/0101620121010ARTFIG00262-immigration-les-chiffres-de-l-insee.php.
76 - Diasporas marocaines
années 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013
Total en % 9,16 8,51 8,26 11,34 18,01 20,06 21,64 24,63 26,3
qui a le plus reçu d’immigrés en proportion de sa popu- Au premier trimestre de l’année 2013, le taux de
lation3”, selon Anna Cabré, directrice du Centre chômage en Espagne était de 26,3 %. Nous enre-
d’études démographiques de l’université autonome gistrons donc une augmentation de 6,24 % du taux
de Barcelone. De 1995 à 2005, l’immigration maro- de chômage par rapport à 2010. Si nous observons
caine a été l’un des moteurs de croissance durable et le tableau (p. 83) élaboré par Eurostat, nous remar-
soutenue pour l’Espagne (qui enregistrait un taux quons que l’Espagne est le pays de la zone euro
de croissance moyen annuel de 3,6 %). Cependant, comptant le plus de chômeurs.
le récent renversement de conjoncture économique Pour faire face au ralentissement économique et à
a mis in à ces tendances positives et l’état du mar- l’augmentation du chômage qui touchent principa-
ché du travail s’est rapidement dégradé en Espagne lement les métiers du bâtiment et des services, pre-
comme dans la plupart des pays de l’OCDE. miers employeurs de la main-d’œuvre immigrée,
l’ex-gouvernement socialiste espagnol a adopté
en 2008 un projet de “plan de retour volontaire”
La in de l’“eldorado ciblant les 100 000 immigrés en situation régulière
espagnol” mais sans emploi depuis plus d’un an. Ce plan pro-
pose aux immigrés de rentrer dans leur pays d’ori-
Aujourd’hui, l’“eldorado espagnol” n’est plus d’ac- gine et de percevoir une allocation de chômage en
tualité car le pays subit de plein fouet les consé- deux temps. 40 % de cette allocation est versée au
quences de la crise économique. En efet, de 2005 moment du départ, et le reste après l’arrivée dans
à 2012, le taux de chômage en Espagne est passé le pays.
de 9,16 % à 24,60 %. D’après les données de l’Ins- Les “bénéiciaires” reçoivent l’équivalent de
titut national de la statistique espagnol4 reprises 11 000 euros et la promesse d’un soutien pour l’ob-
dans le tableau ci-dessus, nous observons une aug- tention d’un microcrédit ain de monter des petites
mentation de plus de 3 % la première année de la entreprises dans leur pays d’origine.
crise, ensuite, en seulement un an, de 2008 à 2009, En contrepartie, les éventuels “bénéiciaires”
nous constatons une augmentation fulgurante du doivent renoncer à leurs permis de résidence et
taux de chômage en Espagne : passant de 11,34 % de travail et s’engager à ne pas revenir en Espagne
à 18,01 %. De 2009 à 2011, le taux de chômage pendant une durée minimale de trois ans.
ne s’est pas stabilisé. Au contraire, il n’a pas cessé Le gouvernement espagnol promet également aux
d’augmenter. immigrés intéressés par cette ofre un traitement
Le nombre de travailleurs étrangers ailiés au fois plus nombreuses. Dans la dernière publication
régime de la Sécurité sociale a diminué de 13 % de l’Organisation de coopération et de développe-
entre juillet 2008 et février 2009, retombant à ment économiques (OCDE), Perspectives des migra-
son niveau de janvier 2007. Au cours de la même tions internationales8, qui analyse l’évolution récente
période, le nombre total de personnes ailiées au des mouvements et des politiques migratoires dans
système de la Sécurité sociale a diminué de 6,5 %. les pays de l’Organisation, nous apprenons que,
Selon Walter Actis, membre du centre de recherches dans la plupart des pays membres de l’OCDE, les
espagnol Colectivo Ioé, lors d’un séminaire sur la immigrés sont souvent “surreprésentés” dans des
situation des Marocains résidant à l’étranger (MRE) emplois temporaires et dans des secteurs d’acti-
en Espagne et en Italie, organisé en juin 2012, vité plus sensibles. La plupart des Marocains en
par le Conseil de la communauté marocaine à Espagne travaillent (ou ont travaillé) dans ces sec-
l’étranger (CCME), les migrants marocains repré- teurs : la construction, l’agriculture, les services à
sentent la communauté étrangère qui a le plus domicile, l’hôtellerie et la gestion de petits com-
pâti des efets de la crise en Espagne. L’impact de merces (épiceries, téléboutiques, restaurants, bou-
la crise pour cette popu- tiques d’artisanat).
Il sufit d’aller visiter lation a été dévastateur. Ces dix dernières années, les secteurs de la construc-
les champs de fraises dans Depuis 2008, le taux de tion ou de l’agriculture ont garanti un travail per-
les régions de Huelva chômage qui frappe cette manent à des dizaines de milliers de Marocains.
ou d’Almería pour observer catégorie a augmenté très Désormais, ces secteurs d’activité sont totalement
la recrudescence d’Espagnols rapidement jusqu’en 2009 saturés et étoufés par la crise. Peu de temps avant
dans les champs, alors qu’il et a suivi une tendance la crise économique, certains Espagnols au chô-
n’y a encore que cinq ans, en hausse jusqu’en 2013 mage, qui avaient pendant longtemps “boudé” le
il n’y avait que des Marocains, pour atteindre les 60 %, secteur de l’agriculture, ont décidé d’y entrer, tant
des Équatoriens ou des six Marocains sur dix les besoins de main-d’œuvre étaient importants et
Européens des pays de l’Est. étant au chômage. Alors faute de trouver un autre emploi stable ailleurs. Il
que le taux de chômage en suit d’aller visiter les champs de fraises dans les
2007 parmi les hommes marocains était de 17 %, régions de Huelva ou d’Almería pour observer la
il est passé en 2011 à 48 %. En ce qui concerne les recrudescence d’Espagnols dans les champs, alors
femmes marocaines, leur taux de chômage en 2007 qu’il n’y a encore que cinq ans, il n’y avait que des
était de 31,6 %, il est passé à 56,3 % en 2011. Marocains, des Équatoriens ou des Européens des
Le fait que la main-d’œuvre immigrée soit plus sen- pays de l’Est.
sible aux crises économiques n’est pas spéciique à Par conséquent, les queues aux portes du chômage
la présente crise mais relève de plusieurs facteurs s’allongent. Des dizaines de milliers de Marocains
structurels. Ces derniers tiennent aux caractéris- se retrouvent en situation illégale ou le seront dans
tiques des emplois des immigrés, qui sont souvent peu de temps car la nouvelle loi régissant le statut
concentrés dans des secteurs très sensibles aux luc- des étrangers en Espagne exige un contrat de tra-
tuations du cycle des afaires, et à leurs contrats de vail en vigueur et le paiement de la Sécurité sociale
travail qui ofrent une moins grande sécurité. Les pour le renouvellement du permis de séjour ou de
étrangers employés de manière illégale, mais aussi travail. En étant au chômage et dans l’impossibi-
les immigrés temporaires en situation régulière, lité d’obtenir un contrat de travail, beaucoup de
sont en général plus vulnérables en cas de durcisse- Marocains n’ont plus de permis de séjour valable et
ment du marché du travail. Les licenciements sont vivent à nouveau dans une situation précaire. Nous
en efet plus sélectifs, les discriminations sont par- constatons sur le terrain qu’il existe une grande
solidarité au sein de la communauté marocaine. côtes andalouses se sont intensiiés. Il faut néan-
En efet, avec la crise, les familles partagent leur moins diférencier les pateras, qui viennent du
appartement, leur nourriture et leurs dépenses ain Maroc, des embarcations qui arrivent de Maurita-
de surmonter cette situation inancière diicile. En nie ou du Sénégal.
plus du soutien apporté par la famille et les amis, ils Cette baisse radicale de l’immigration marocaine
reçoivent également de l’aide de la part de la société vers l’Espagne peut être également expliquée par
civile qui fournit aux plus démunis des denrées le fait que la presse marocaine et plus particuliè-
alimentaires9. rement la chaîne de télévision Al Jazeera abordent
fréquemment le sujet de la crise économique en
Europe et la soufrance des immigrés, surtout ceux
Recul des emplois du Maghreb. Ce nouveau discours informatif a un
temporaires impact sur les jeunes Marocains qui deviennent de
et de l’immigration illégale plus en plus conscients que l’eldorado européen
appartient désormais au passé.
Entre janvier et mars 2012, l’emploi temporaire
a enregistré un taux spectaculaire de 23,66 % en
Espagne. Le recul de l’emploi temporaire et/ou des Répercussions de la crise
contrats à durée déterminée est un obstacle supplé- économique actuelle
mentaire pour les nouveaux arrivants sur le marché au Maroc
du travail, notamment les jeunes et les immigrés
récemment arrivés, car ils étaient devenus un trem- Nous pouvons airmer que la crise actuelle a une
plin pour l’emploi permanent. En efet, la situation répercussion au Maroc et engendre de sérieux pro-
des jeunes Marocains (16-24 ans) en Espagne est blèmes. D’une part, les jeunes ne peuvent plus émi-
très préoccupante : actuellement, plus des deux grer. L’espoir de partir un jour de leur pays s’est
tiers (68,8 %) des jeunes immigrés marocains envolé. Ce constat pourrait
sont au chômage. Ce chifre souligne la diiculté accentuer la tension sociale Actuellement, plus
que rencontre la génération plus jeune à trouver au sein même du pays car ils des deux tiers (68,8 %)
un emploi. Cette situation devrait attirer l’atten- exigeront un travail dans leur des jeunes immigrés
tion des administrations publiques et du gouver- propre pays, tandis que le marocains sont au chômage.
nement ain d’éviter de laisser se développer une marché du travail au Maroc Ce chiffre souligne
“génération perdue” dans la marginalité ainsi que n’est pas en mesure de satis- la dificulté que rencontre
des conlits sociaux. Une autre observation impor- faire ce besoin. D’autre part, la génération plus jeune
tante annonçant la in de l’immigration marocaine il convient de souligner que à trouver un emploi.
vers l’Europe est la disparition quasi totale de l’arri- le PIB du Maroc dépend gran-
vée des pateras10 du Maroc sur les côtes espagnoles. dement des transferts d’argent de ses citoyens partis
Chaque année, de 1995 à 2005, la Guardia Civil a travailler à l’étranger. Les Marocains ont migré vers
arrêté près de 15 000 migrants marocains tentant trois principales destinations : la France, les Pays-Bas
d’accéder aux côtes andalouses ou canariennes, et et la Belgique (dans une moindre mesure vers l’Al-
l’on suppose que le double a réussi à échapper aux lemagne). Ce n’est qu’à partir des années 1980 que
contrôles. l’Espagne est devenue leur principale destination
En 2008, à peine 1 000 Marocains ont été inter- avec l’Italie. En cinquante ans, près de 4 millions
ceptés, la plupart aux Canaries car les contrôles aux de Marocains ont quitté leur pays pour s’instal-
11. http://www.remesas.org/donde09.html.
hommes & migrations n° 1303 - 81
cessé, pendant plusieurs années, de varier d’une ont été les plus touchés (56 000 en 2008 et 34 000
région à l’autre, notamment au sujet des renouvel- en 2009). Pour les femmes marocaines, les arrivées
lements d’autorisations de séjour. sont passées de 37 000 à 27 000. Cependant, les
Ainsi, en 2011, le président du gouvernement espa- sorties des migrants marocains d’Espagne sont res-
gnol Mariano Rajoy a créé un nouveau décret d’ap- tées à des niveaux similaires depuis 2007 (un peu
plication de la loi organique de 2009 (approuvé plus de 30 000 par an). Par conséquent, nous pou-
en avril 201112), visant précisément à établir une vons airmer que la crise économique n’a pas pro-
politique d’intégration nationale, uniiée, dans le duit une augmentation particulière de “retours” au
but de supprimer les divergences et les diférentes pays d’origine, mais plutôt une réduction de “l’ef-
orientations prises par les communautés auto- fet d’appel” pour de nouveaux migrants. Nous pou-
nomes quant à l’accès des migrants aux diférents vons davantage parler d’un arrêt de l’immigration,
services. La nouvelle loi clariie les procédures et les que d’un processus de départ massif du pays.
formalités tout en transposant diverses directives
de l’Union européenne. Le second plan national
“Plan stratégique de citoyenneté et d’intégration et si le Maroc pouvait aider
2011-201413” créé également lors du gouverne- l’Espagne à sortir de la crise ?
ment Rajoy (dont les trois objectifs principaux sont
l’égalité, la non- discrimination, la citoyenneté et “Le Maroc peut aider l’Espagne à sortir de la crise”, a
l’interculturalité) annonce que l’intégration de la déclaré Nizar Baraka, ministre marocain de l’Éco-
population immigrée est l’un des déis majeurs du nomie et des Finances, au mois de février 2013. “Le
gouvernement espagnol. Parmi les mesures ins- Maroc peut être une solution pour améliorer la compéti-
crites dans le plan d’austérité du gouvernement, tivité de l’économie espagnole15”, a insisté Karim Ghel-
notons la in de la gratuité des soins médicaux pour lab, le président du Parlement marocain. En efet,
les sans-papiers en Espagne en septembre 2012. Au selon les derniers chifres du ministère espagnol de
moins 150 000 sans-papiers auraient été concernés l’Économie, les exportations
selon le quotidien espagnol El País14. espagnoles vers le Maroc ont Selon l’Institut national
totalisé 432,4 millions d’eu- de la statistique espagnol,
ros en janvier dernier, enre- le nombre d’Espagnols
Efets de la crise économique sur gistrant ainsi une hausse de oficiellement enregistrés
les lux migratoires 24,6 % comparée à la même en tant que résidents
période de 2012. sur le sol marocain a été
Entre 2001 et 2003, le solde migratoire des Actuellement, sous l’efet de multiplié par 4 entre 2003
Marocains présents en Espagne a augmenté de la crise européenne et du chô- et 2011. Aujourd’hui,
40 000 personnes pour atteindre 75 000 en 2005. mage endémique en Espagne, des dizaines de milliers
De 2005 à 2008, les lux se sont stabilisés autour un nouveau phénomène d’entre eux se trouveraient
de 50 000 et 60 000 personnes. En revanche, en migratoire fait son appari- en situation illégale.
2009, nous remarquons un net changement de tion : la tendance migratoire
tendance : le solde migratoire a chuté (29 000 per- Maroc-Espagne s’inverse. Des milliers d’Espa-
sonnes). Cette forte baisse explique la diminu- gnols partent désormais au Maroc pour y trouver
tion importante du nombre de nouveaux migrants un emploi. “C’est le monde à l’envers16”, écrit Hein
marocains. En efet, alors que nous enregistrions de Haas, codirecteur de l’Institut des migrations
93 000 arrivées de Marocains en 2008, on est passé internationales, ailié à l’université d’Oxford. Selon
à 61 700 arrivées en 2009. Ce sont les hommes qui l’Institut national de la statistique espagnol, le
C’est pourquoi l’Espagne a plus que doublé le taux • Manuel Muñoz, “La construcción social del extranjero
como asistible: Las políticas locales de asistencia social”,
moyen de chômage des pays de la zone euro18. À
in Danielle Provansal (dir.), Migraciones, segregación
cela s’ajoute une gestion très tardive et insatisfai- y racismo, Tenerife, Asociación Canaria de Antropología,
sante de la crise qui a entraîné d’importants désé- 1993, p. 77.