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Séq III / L.C.

Ionesco Notes et contre-notes

Extraits de Notes et contre-notes1 d’Eugène Ionesco (Folio Essais) Extrait 4 :La Cantatrice chauve est la seule de mes pièces considérée par la
critique comme « purement comique ». Là encore, pourtant, le comique me
Extrait 1 : Je n'ai jamais compris, pour ma part la différence que l'on fait semble être l’expression de l’insolite. Mais l’insolite ne peut surgir, à mon avis,
entre tragique et comique. Le comique étant l'intuition de l'absurde, il me que du plus terne, du plus quelconque quotidien, de la prose de tous les jours,
semble plus désespérant que le tragique.Le comique n'offre pas d'issue. Je dis en le suivant jusqu’au-delà de ses limites. Sentir l’absurdité du quotidien et du
« désespérant », mais en réalité, il est au-delà ou en-deçà du désespoir ou de langage, son invraisemblance, c’est déjà l’avoir dépassée ; pour la dépasser, il
l’espoir. faut d’abord s’y enfoncer. Le comique c’est de l’insolite pur ; rien ne me paraît
Pour certains, le tragique peut paraître, en un sens, réconfortant, car, s’il veut plus surprenant que le banal ; le surréel est là, à la portée de nos mains, dans le
exprimer l’impuissance de l’homme vaincu, brisé par la fatalité par exemple, le bavardage de tous les jours." (Début d’une causerie faite à Lausanne,
tragique reconnaît par-là même, la réalité d’une fatalité, d’un destin, de lois novembre 1954)
régissant l’Univers, incompréhensibles parfois, mais objectives. Et cette
impuissance inhumaine, cette inutilité de nos efforts peut aussi, en un sens,
Extrait 5 : Les paragraphes ci-dessous sont tirés de la partie intitulée « La
paraître comique.
cantatrice chauve, la tragédie du langage » p.243 à 249 du recueil.
J’ai intitulé mes comédies « anti-pièces », « drames comiques »,et mes
drames « pseudo-drames », car, me semble-t-il, le comique est tragique, et la Dans les lignes qui précèdent, Ionesco a expliqué qu'il avait écrit La cantatrice
tragédie de l’homme, dérisoire. Pour l’esprit critique moderne, rien ne peut chauve après avoir tenté d'apprendre l'anglais via un manuel à destination des
être pris tout à fait au sérieux, rien tout fait à la légère. (N.R.F. 1958 ; Pages débutants.
60-61) Mon ambition était devenue plus grande : communiquer à mes contemporains
les vérités essentielles dont m’avait fait prendre conscience le manuel de
Extrait 2 : Ce qui personnellement, m’obsède, ce qui m’intéresse profondément, conversation franco-anglaise. Les dialogues des Smith, des Martin, des Smith
ce qui m’engage c’est le problème de la condition humaine, dans son ensemble, et des Martin, c’était proprement du théâtre, le théâtre étant dialogue.
social ou extra-social. L’extra-social : c’est là où l’homme est profondément C’était donc une pièce de théâtre qu’il me fallait faire. J’écrivais ainsi La
seul. Devant la mort, par exemple. Là, il n’y a plus de société. (Bouts de Cantatrice chauve, qui est donc une œuvre théâtrale spécifiquement
déclaration pour la radio, page 193) didactique. Et pourquoi cette œuvre s’appelle-t-elle La Cantatrice chauve et
non pas L’Anglais sans peine, ni l’heure anglaise ? C’est trop long à dire : une
Extrait 3 : L’humour c’est la liberté. Nous avons besoin d’humour, de des raisons pour lesquelles La Cantatrice chauve fut ainsi intitulée, c’est
cocasserie. Au théâtre, et dans la littérature actuelle, l’humour, le cocasse qu’aucune cantatrice, chauve ou chevelue, n’y fait son apparition. Ce détail
sont bannis par les bien-pensants. (Présentation de trois auteurs, L’avant- devrait suffire.[…]
Scène, 1959, page 200)
…Pour moi, il s’était agi d’une sorte d’effondrement du réel. Les mots étaient
devenus des écorces sonores, dénuées de sens ; les personnages aussi, bien
entendu, s’étaient vidés de leur psychologie et le monde m’apparaissait dans
une lumière insolite, peut-être sans sa véritable lumière, au-delà des
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Cet ouvrage réunit des articles, des réflexions et divers textes d’E. Ionesco sur ses interprétations et d’une causalité arbitraire.
conceptions sur le théâtre contemporain.
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Séq III / L.C. Ionesco Notes et contre-notes

[…] Il ne s’agit pas, dans mon esprit, d’une satire de la mentalité bourgeoise
liée à telle ou telle société. Il s’agit, surtout, d’une sorte de petite bourgeoise
universelle, le petit bourgeois étant l’homme des idées reçues, des slogans, le
conformiste de partout : ce conformisme, bien sûr, c’est son langage
automatique qui le révèle. Le texte de La Cantatrice chauve ou du manuel pour
apprendre l'anglais (ou le russe ou le portugais), composé d'expressions toutes
faites, des clichés les plus éculés, me révélait, par cela même, les
automatismes du langage, du comportement des gens, le "parler pour ne rien
dire", le parler parce qu'il n'y a rien à dire de personnel, l'absence de vie
intérieure, la mécanique du quotidien, l'homme baignant dans son milieu social,
ne s'en distinguant plus. Les Smith, les Martin ne savent plus parler, parce
qu’ils ne savent plus penser, ils ne savent plus penser parce qu’ils ne savent plus
s’émouvoir, n’ont plus de passions, ils ne savent plus être, ils peuvent "devenir"
n’importe qui, n’importe quoi, car, n’étant pas, ils ne sont que les autres, le
monde de l’impersonnel, ils sont interchangeables : on peut mettre Martin à la
place de Smith et vice versa, on ne s'en apercevra pas. Le personnage tragique
ne change pas, il se brise; il est lui, il est réel. Les personnages comiques, ce
sont les gens qui n’existent pas.(Début d’une causerie prononcée par Eugène
Ionescoaux Instituts français d’Italie, 1958)

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