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LE « MYTHE DE LA PEINE » UNE APPROCHE SÉMIOTIQUE

Emine İnanir

Association Pierre Belon | « Études Balkaniques »

2009/1 n° 16 | pages 143 à 152


ISSN 1260-2116
ISBN 9782910860140
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Le « mythe de la peine »
Une approche sémiotique
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Emine İnanir
Université d’ Istanbul
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L ’ OBJET de cet article est d’ examiner le mythe de la peine dans un contexte


socioculturel, qui pourrait être défini comme un thème universel plutôt que
national. Il étudie aussi ses manifestations dans la vie littéraire de deux peuples
voisins : le bulgare et le turc. C’ est pourquoi des textes choisis sont présentés
surtout pour des caractères qui, à l’évidence, sont des points de rencontre pour
le fond général des créations de mythes et des particularités de chaque modèle
national. Le folklore indépendant et les œuvres littéraires sont examinés dans
une perspective intertextuelle. L’article se concentre aussi sur quelques défini-
tions, qui à mon avis sont d’ une grande importance pour la généalogie de la
peine et sa variété « la vengeance dans le sang ».
Mots-clés : mythe de la peine, perspective intertextuelle, peuple balkanique,
littérature des voisins.
La peine est une stratégie dévoilée d’une pensée mythologique dans la
mentalité spirituelle à la fois des Bulgares et des Turcs. Au cours des siècles elle
a atteint l’expression sacrée de la passion et de la peur inconsciente, le zèle
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inexplicable et la haine (« un système de forces antagonistes, l’union des antidotes »),
la structure du mythe selon P. Brunell1.
Les textes mythologiques, comme le remarque Lotman, présentent un modèle
spécial du monde. Ils ignorent les catégories commencement et fin, le texte est
pris comme une structure répétée sans cesse. Dans ces textes la diversité du
monde est présentée en images constantes. Selon Lotman les textes mythologiques
violentent et déforment dans le monde environnant la norme et l’ordre : ils n’exa-
minent pas les événements exclusifs ou singuliers, mais les phénomènes qui se
reproduisent eux-mêmes sans fin et dans ce sens sont statiques. Leur retour ré-
gulier n’est pas une exception, mais une loi naturelle pour le monde de Lotman2.
Recherchant la peine dans des œuvres littéraires particulières, nous ne trouvons
pas de variantes représentatives au sens littéral de performance rituelle. Nous ren-
contrerions plutôt des modèles narratifs avec des suggestions symboliques; leur
« répétitivité régulière » leur donne un sens immanent et leur octroie une sorte de
statut.
Mahmut Tezdjan considère que la « vengeance par le sang », qui est la base du

1. P. BRUNELL, « Mythe et littérature », dans Mythe et littérature. Études présentées par Ernst
Leonardy (Louvain-la Neuve) (Université de Louvain. Recueil de travaux d’ histoire et de philo-
logie. 6e série. Fascicule 47), Bruxelles, 1994, p. 29-40.
2. J. M. LOTMAN, Semiosfera-Vnutri myslaslyashchich mirov (Sémiosphère-À l’ intérieur du
monde de l’ inquiétude), Moscou, 1999, p. 209.
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châtiment, est une forme de « kasas » (esprit de vengeance), pratiqué dans les tra-
ditions primitives et qui s’est perpétué jusqu’à nos jours dans la société turque3.
Cette conclusion montre que Tezdjan voit la peine comme une stratégie de pensée
mythologique dans la mentalité spirituelle des Turcs, qui s’est transformée en un
« statut de foi primitive et de sagesse morale »4.
Dans « l’Encyclopédie des religions et des ontologies » la revanche par le sang
est vue comme l’un des thèmes les plus répandus tant dans le système primitif des
règles que dans le système des lois qui se développent fictivement. L’encyclopédie
mentionnée ci-dessus recommande que cette notion demeure dans ses limites
propres, c’est-à-dire la loi ethnologique, son principe essentiel. Selon ce principe
toute la famille (parfois un clan) est victime d’une attaque ou d’une poursuite par
une autre famille (un clan ou une tribu), lorsque l’un de ses membres a tué un
homme (ou qu’une femme a été violée) d’une autre famille ou d’un autre clan5.
Lorsque nous juxtaposons les deux définitions nous pouvons arriver à la
conclusion qu’elles recouvrent l’ancienne tradition turque de « kasas » (talion),
une variante de la peine, en rapport direct avec les rituels religieux, les facteurs
moraux et sociaux. Même si les sources concernent surtout les communautés pri-
mitives, « la vengeance par le sang » comme acte émotionnel est typique aussi dans
l’aristocratie européenne avant l’origine de la féodalité. Bloch dans sa «Feodal
Society », en décrivant cet acte, note de cette façon que les aristocrates, qui étaient
une minorité dans la société féodale, soulignaient la distinction entre eux-mêmes
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et le peuple :

« If the propencity to bloody deeds was prevalent everywhere-more than one


abbot indeed met his death as a victim of a cloister feud – it was the conception
of necessity of war, that set apart the little group of ‘noble’ folk from the rest of so-
ciety »6.

Dans cette caractérisation réceptive le duel, comme élément d’une culture uni-
verselle (celui de la chevalerie), est aussi une sorte de revanche, en général «une
identification de soi à la figure mythique du héros tout-puissant »7, qui donne le
châtiment. Ceci confirme le concept de M. Black que les revanches par le sang et
les meurtres indiquent les différents croissant entre peuples et groupes différents8.

3. M. TEZCAN, Kan Gütme Olayarı Sosyolojisi (Sociologie du chérir un cas de vendetta),


Université d’ Ankara, Ankara, 1972, p. 13.
4. B. MALINOVSKIY, Rol mifa v jizni//Magiya, nauka, religiya (Importance du mythe dans la
vie. Magie, science, religion), Moscou, 1998, p. 94-108.
5. J. HASTINHGS (éd)., Encyclopedia of Religion and Ethnics, dans « Blood-Feud », Hardcover,
1955, p. 720.
6. M. BLOCH, Feudal Sociaty, I, : Routledge and Kegan Paul, Londres, 1961, p. 299.
7. R. KORSEMOVA, Proektsii idisektsii na « legendarniya » bretyor v « Iztrel » na Pushkin in
Identichnosti *Otrazheniya* Igri (Projections et dissections du souffle légendaire dans « Un coup
de Pouchkine ». Identifications, *Réflexions*, Jeux), Yubileen sbornik, Sofia, 2004, p. 458.
8. M. J. BLACK, Cohesive Force : Feud in the Mediterranean and the Middle East, New York,
1975, p. 84-85.
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Le même auteur note que ce phénomène est largement étendu au Proche Orient
et dans les pays méditerranéens. Black parle de revanche par le sang seulement
comme d’un système social, légitime à l’intérieur de ses propres frontières.
Dans de nombreuses interprétations de la peine hors des frontières, comme
l’a souligné Black, la revanche par le sang, comme acte collectif commis au nom
de l’honneur d’une famille (d’un clan) et de la dignité personnelle, est comprise
par les sociologues comme un acte religieux rituel. La peine dans les commu-
nautés patriarcales traditionnelles avec la revanche par le sang est considérée
comme une action collective et sous cette forme elle se reflète dans la mentalité
patriarcale folklorique des peuples balkaniques, comme nous le verrons dans
quelques exemples.
De nombreux exemples concernant le programme et le modèle mytholo-
gique du système moral des peuples pourraient être découverts dans le
contexte de légendes, sagas et chroniques sur les tribus celtiques, arabes,
albanaises, grecques, turques, bulgares et slaves. Toutefois contrairement aux
rituels des Turcs et des Grecs, où est érigée une balance pour chaque action
bonne ou mauvaise, dans les rituels slaves nous pouvons voir comment des sy-
nonymes du concept de « peine » et des synonymes du concept de « sacrifice »
ont chevauché et se sont entrelacés. Des informations fournies à l’ occasion de
la rédaction de l’ histoire « Povest o zachale Moskvi » (Histoire sur les débuts de
Moscou) et de « Skazanie ob ubienii Daniila Suzdalskovo i o nachale Moskvi »
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(Récit du meurtre de Daniil de Suzdal et les débuts de Moscou) en sont la
preuve. L’ idée de « Moscou, troisième Rome » est à la racine de ces chroniques,
mais cette idée traditionnelle est accompagnée du motif d’ un sacrifice, quand
est construite la ville nouvelle ou une nouvelle maison. La fondation de la ville
de Moscou a commencé en 6666 (1157-1158), puisqu’ aux « temps évangéliques
le nombre 666 a été considéré comme un nombre de la bête-Antéchrist »9.
L’auteur, choisissant un nombre apocalyptique, souligne évidemment la pré-
destination mythique religieuse de la construction de la ville, qui réclame
effusion de sang. Le sang du boyard Kuchka n’ est pas suffisant comme sacri-
fice ; Andrey Bogolyubsgy a été aussi assassiné par les frères de sa femme. Ici
nous voyons le mélange des motifs : « la victime de la construction » et,
emprunté aux chroniques byzantines, « le conflit entre la princesse lascive et
le pieux mari »10. Les intrigues de ces chroniqueurs russes conduisent à des
types particuliers venus de la littérature bulgare et de nombre d’ intrigues du
folklore populaire. Dans « Izvorat na Belonogata » (Le printemps de l’ homme
aux jambes blanches), écrit par le poète bulgare Petko Slaveykov le motif de la
peine est exprimé d’ une façon particulièrement lyrique. La légende du muré

9. D. S. LIHACHEV (éd.), İstoriya Russkoy literatury, T. 1, Drevnerusskaya Literatura. Litera-


tura XVIII veka (Histoire de la littérature russe. vol. 1, L’ ancienne littérature russe. La littérature
du XVIIIe siècle), Léningrad, 1980, p. 339.
10. D. S. LIHACÉV (éd.), ibid., p. 340.
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dans l’ombre de Gergana, demeurée loyale aux voix de « son premier amoureux
Nicolas » comme une légende mythologique, mêlée à un message en vers, a
atteint la forme d’ un chant folklorique. Dans un choc dramatique entre deux
caractères, un vizir turc qui tombe amoureux de Gergana et tente de la séduire
en lui offrant ses richesses incomparables et une jeune fille, demeurée fidèle à
son amour, à ses parents et à son mode de vie rurale idyllique, la jeune fille est
gagnante. Le vizir « laisse la fille s’ en aller libre », mais ses bonnes intentions ne
pouvaient pas effacer la punition (le présage de la « méchante nymphe noire »)
comme résultat de la violation des bases morales, – le bonheur montré au « dan-
gereux » temps de minuit, lorsque « les dragons, les spectres des dragons et les
fées » rodent. C’ est pourquoi une jeune fille condamnée à mort sera enmurée
dans une fontaine récemment construite.
Nous pouvons rencontrer souvent de semblables motifs sur le sacrifice
dans la construction, connu dans le folklore bulgare comme un motif de la
« fiancée emmurée ». L. Parpulova reconstruit l’ intertextualité sémiotique
complexe du motif du sacrifice dans la construction dans le processus de son
adaptation aux valeurs mythologiques religieuses bulgares11.
Le folkloriste bulgare Ivan Shishmanov, définissant la principale idée de la
saga sur la mort du frère ou du fiancé (qui désire punir sa fiancée, en prenant
sa revanche parce que le silence du tombeau a été violé), insiste aussi sur une
croyance religieuse largement répandue : le peuple mort n’ apporte ni pleurs ni
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larmes12. Il remarque que pour ce type de ballades ou de chansons l’ idée initiale
n’ a pas été matérielle mais moralisante (malédiction de la mère, promesse non
tenue). L’ intrigue de « Belchi ubiva sestra si » (Belchin tue sa soeur), qui appar-
tient au cycle des chants de cape et d’ épée, est étroitement lié au motif de la
peine. Le personnage féminin d’ Elenka est blâmé par son frère le voïvode
Belchin, parce qu’ il est tombé amoureux du « jeune Stoyan, un jeune voïvode »,
qui est, comme elle le reconnait devant son frère « pour moi un bien-aimé, mon
frère, et pour vous un ennemi violent ». Amer reproche qui se transforme en
peine de mort : une revanche du voïvode Belchin pour la désobéissance de sa
sœur, qui n’ a pas écouté le conseil de sa famille. Ici la peine contient aussi une
part de sacré comme fruit d’ un culte religieux aux parents et à la famille et des
notions mythiques qui leur sont rattachées.
Les auteurs turcs, de leur côté, cherchent le prototype initial de la « victime
par le sang », complété d’ anciennes actions avec des anachronismes, parfois
avec des personnages non typiques pour eux et les placent dans un nouveau
contexte social. Les chercheurs turcs Ziya Gyokalp, Fuat Kyoprulyu,

11. L. PARPULOVA, « Kam rekonstruktsiyata na otnosheniyata folklora i religiya na Balkanite


prez srednite vekove. (Văz osnova na baladata « Vgradena nevesta ») » (Sur la reconstruction
du folklore et des relations religieuses dans les Balkans au Moyen-Âge. Sur « la fiancée victime »)
dans Bălgarska etnografiya, 3-4, 1990, p. 208-210.
12. Ibid.
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Abdulkadir Inan, précisent que le texte de l’ unique source écrite de l’ épopée


turque médiévale, « Kitab-i Dedem Korkut » (Le livre de mon grand-père
Korkut) est un document essentiel, qui reflète la vie des tribus turques du IXe
au XVe siècle, leur style de vie, leurs traditions, leurs formes sociales de com-
munication, « le mythe les préservant eux-mêmes même après l’ adoption de
l’ islam comme une partie du plus ancien système patriarcal linéaire avec toutes
les particularités des croyances et des rites préislamiques »13. Des descriptions
détaillées de coutumes et anciennes croyances contenues dans cette épopée
donnent une notion des principaux caractères des anciens Ogouzes, qui
pourraient être ainsi résumés : bravoure et noblesse de Digits ; femme forte,
autoritaire et rang élevé, dans l’ ancien système de valeurs turc ; sens philoso-
phique de la mortalité et court passage de l’ homme dans le monde14.
Ces principes moraux de la société des Ogouzes montraient que la femme
comme l’ Amazone (héroïque et forte) ou la femme de Spartacus, Varinia
(dévouée et désintéressée), jouait un rôle important dans cette société et est
hautement estimée par les hommes. Si on compare des exemples venant du
folklore bulgare et de l’ épopée médiévale turque, nous pouvons voir des
ressemblances en ce qui concerne le saint respect dû aux femmes et aux
personnes âgées. Ces juxtapositions établissent aussi le fait que les anciens
Turcs suivaient des règles morales, qui parfois « justifient » la peine. Nous pou-
vons avoir connaissance de l’ autorité des femmes turques, du profond respect
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que leurs maris et leurs fils ont pour elles, des relations matrimoniales et
éthiques à partir d’ une courte nouvelle militaire, « Battal Gazi », qui peut être
attribuée à la période de l’ expansion de l’ islam en Anatolie. La princesse by-
zantine Éléanor, qui s’ est enfuie avec le guerrier de Malatia, Djaffer Battal Gazi,
qui combat les Byzantins, décide de se confesser à un prêtre de l’ Île des Princes
(elle s’ appelle en turc Buyukada) et de lui parler de son amour pour ce soldat
étranger. Le prêtre lui explique la différence entre Byzantins et Turcs :

« Un Byzantin n’ est pas comme un Turc. Les maris turcs, sans rien recevoir
de leurs bien-aimées, leur donnent tout. Les Byzantins reçoivent tout de leurs
femmes et en retour ils ne leur donnent même pas leur amour. Les choses les
plus sacrées pour le Turc sont une arme, un cheval et sa femme. Ces trois choses
ne pouvaient être cédées (...). Mais le Turc est aussi jaloux de (...) et le sang est
versé... »15.

Des textes examinés pour cet espace de temps nous pouvons voir que la

13. Y. BIBINA, İstoriya na turskata literatura (Histoire de la litérature turque), vol. 1, Sofia,
2000, p. 68.
14. A. BINYAZAR, Dedem Korkut (2) (Mon grand-père Korkut), Milliyet Yayınları, İstanbul,
1973, p. 63.
15. A. Z. KOZANOGLU, Battal Gazi Destam (1) (Légende de Battal Gazi), Atlas k., İstanbul,
1985, p. 11-12.
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peine est une reconnaissance d’action collective et une imitation « personnelle »


de la capacité de se venger. D’ autre part comme résultat de sens accumulés sur
le premier sens de « peine » à un plan diachronique d’ histoire culturelle il est
apparu que les textes fonctionnent dans différents contextes et portent à diverses
réflexions, propres à chaque environnement culturel séparé.
Comme partie d’ une mémoire collective, qui unit les règles pratiques d’ une
communauté particulière à ses normes religieuses païennes, le thème est connu
avec une différente réceptivité. Tandis que dans le monde ancien l’esprit de ven-
geance se trouve à la racine de la pression de la tribu sur la juridiction ou bien,
comme on le voit dans une courte novelle guerrière, il a eu seulement un sens
religieux païen, des raisons pour ses manifestations contemporaines dans le
sud-est de la Turquie comme dans d’ autres communautés où cet esprit existe
peuvent être recherchées dans deux directions : l’économique et le spirituel (cul-
turel, sacré).
Dans « l’ Encyclopedia of Religion and Ethnics » les auteurs, révélant les ef-
fets de la vengeance par le sang, notent que, comme résultat d’ une perte sévère,
la famille ou le clan de la victime punie est incapable de conserver sa force pas-
sée par rapport à la famille ou au clan du meurtrier16. Ce type de peine aujourd’
hui en Turquie est lié au processus de destruction du mode de vie rural, à la
transformation du village turc, à la passion pour la terre et sa répartition. La
question peut être mise aussi en rapport avec les problèmes démographiques :
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la croissance rapide de la population en Turquie d’autre part explique la division
ininterrompue de la terre, qui conduit aux conflits d’ héritages17.
Le sommet du thème de « la vengeance dans le sang » dans la littérature
turque est la nouvelle « Kan Davasi » (La rétribution par le sang) écrite par Res-
hat Nuri Gyuntekin, dans laquelle des relations hostiles entre deux villages, de-
venant en une suite de querelles sanglantes, se sont développées depuis l’époque
ottomane jusqu’ au milieu du XXe siècle. Le personnage, qui est narrateur de la
nouvelle, Omar, avec un employé des services publics Murat Bey, visite ces vil-
lages à la veille d’ un châtiment par le sang. Le motif de la querelle cette fois est
un vol commis par les habitants de l’un des villages dans un autre village. Murat
bey à sa manière résume les séries de cas sanglants, le maître Omar racontant
ce qui est arrivé :
« Querelles pour la terre, querelles pour des femmes, pour la propriété... est-
il possible pour ces gens de vivre sans se quereller ? »18.

En lisant les courtes histoires et les nouvelles courtes d’ Eline Pélin nous
pouvons être informés sur la passion mystique du Bulgare pour sa terre :

16. J. HASTINGS (éd.), op. cit., p. 730.


17. S. SHIMSHEK, Törelerin Aynasında Doğu ile Batı (Est et Ouest au miroir des traditions),
Asa Kit., Brousse, 1998, p. 62.
18. R. N. GYUNTEKIN, Kan Davası (Châtiment par le sang), İnkilap, İstanbul, 1960, p. 212.
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« Son visage a la couleur du grain de blé et son âme regarde le ciel, les
nuages et le ciel avec les espoirs et les craintes de leur mère, la terre... »19.

Dans la courte nouvelle « Terre », la terre est présentée métaphoriquement


comme un élément effrayant, qui entraîne et qui tue. En créant Enyo, un per-
sonnage qui tente de tuer son frère pour avoir sa propriété et sa terre, l’ auteur
bulgare E. Pélin de façon dichotomique montre un bandit universel, person-
nification d’ une passion désastreuse, qui apporte le crime au monde.
Dans les deux cas la peine et le châtiment par le sang, bien qu’ ils tirent leur
origine d’ une profonde admiration pour la terre et le style de vie patriarcal,
n’ ont rien à faire avec le droit et ne sont pas justifiés par la morale. Le violent
désir de vengeance est un acte motivé seulement par l’ émotion : un homme
vise ainsi à blesser quelqu’ un, qui, selon son opinion subjective, a commis
contre lui une injustice ou blessé d’ autres gens.
D’ après les exemples mentionnés ci-dessus nous voyons que, en mettant
en scène le mythe de la peine, la personne qui l’ accomplit se réincarne sym-
boliquement dans le rôle de « l’ autre » et « acquiert » la force attribuée aupa-
ravant aux dieux païens. Cette « surestimation » ou identification avec Dieu
(idée que nous pouvons observer dans les textes de la littérature d’ avant-garde
de la première moitié du XXe siècle) se manifeste en fournissant un homme
un pouvoir surnaturel, autrefois prérogative de Dieu ou des dieux païens.
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Malgré les grandes avancées de la science et des technologies l’ homme mo-
derne, privé de croyance, laissé seul avec sa violence et sa haine progressivement
croissante envers lui-même est poussé à chercher des valeurs nouvelles. Méta-
phoriquement présentant le rude dilemme, que tout homme peut rencontrer,
le personnage de l’ auteur de l’ histoire courte « Dervishovo seme » (La semence
du derviche), Nikolay Haytov, dit : « Je piétine à ce carrefour et je ne sais pas
quel chemin prendre »20. Dans le cours d’une réflexion spontanée le personnage
principal Ramadan présente les conflits compliqués de l’ existence, qui
pouvaient nouer ou dénouer le nœud de la vie. Le texte décrit des émotions
profondes : émois du premier amour, haine violente, désespoir et propension
au meurtre, sentiments qui traversent le personnage avant qu’ il atteigne la
sagesse, qui en fera un homme véritable et noble. Mais les traditions ethno
culturelles ne sont pas assez fortes pour permettre de surmonter l’ éventuelle
haine. Nous devrons mentionner aussi que le passage à la société de l’ informa-
tion s’accompagne de quelques facteurs négatifs : crises, terrorisme, un nombre
de politiques culturelles différentes, une grande quantité de sectes et de doc-
trines religieuses, et beaucoup d’ actes de tolérance, qui ébranlent la foi dans les
institutions et le rôle de celle-ci dans la société. Nous pouvons observer une

19. EL. PELIN, Povesti i razkazi (Courtes nouvelles et courtes histoires), izd. Pan, Sofia, 2000,
p. 140.
20. N. HAYTOV, Dünya poturunu çıkarıyor (Nouvelles sauvages), Bilgi yay., Ankara, 1972, p. 42.
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forte tendance au retour des religions (nous parlons de désécularisation), qui


viennent combler le vide des idées modernes non satisfaites. Cependant le
changement radical des assises sur lesquelles l’ homme repose, conduit à un
changement radical de la conduite humaine et de la faculté d’ adaptation de
l’ homme à son environnement. C’ est pourquoi les travaux de l’ auteur turc
contemporain Aishe Kulin sont tout à fait sensibles aux personnages féminins,
qui ont été punis selon les règles des traditions claniques encore existantes dans
certains coins du pays. Dans la nouvelle « Kardelender » (Perce-neige) de même
que dans sa dernière collection d’ histoires courtes « Bir Varmışn Bir Yokmuş »
(Il était une fois) des croyances traditionnelles ou des vues religieuses extrêmes
de « l’ autre » (le sexe masculin) sont clairement présentées dans l’ intrigue ou
dans le plan symbolique du texte.
Nous pouvons voir d’ après ce qui vient d’ être dit que dans l’ espace inter-
textuel et interculturel le mythe de la « peine » rassemble « le sacré et le profane
modelant le style de vie de l’ homme. Dans les communautés archaïques le
mythe a des fonctions irremplaçables : « il exprime et codifie les croyances, il
justifie et réalise dans la vie les principes moraux, il confirme l’ efficacité du
rite et offre des règles pratiques, dirigeant l’ homme » ; la croyance est devenue
non seulement une fonction sacrée, mais aussi une fonction qui règle le mode
de vie sociale21. Au contraire dans la situation moderne et ensuite post-
moderne survient le chaos à propos de l’ autorité, de la vérité et de la loi. Les
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textes examinés suggèrent que si les valeurs morales contenues dans les
traditions des rites religieux et des croyances sont mises en pratique, chaque
pays pourra atteindre une prospérité sociale de plus grande valeur.

21. B. MALINOVSKIY, Rol mifa v jizni. Magiya, nauka, religiya (Importance du mythe dans la
vie. Magie, science, religion), Moscou, 1998, p. 94-108.

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