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LE SOL, CE GRAN

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Pour cette rubrique confluences,
envoyez-nous une photo
(composition photographique,
peinture, sculpture, ensemble
architectural) où vous voyez un
croisement, un métissage
créateur, entre plusieurs cultures,
ou encore deux Euvres de

provenance culturelle différente,


où vous voyez une ressemblance
ou un lien frappant.
Accompagnez-les d'un
commentaire de deux ou trois

lignes. Nous publierons chaque .


mois l'un de vos envois.

MUSIQUES

2995, technique mixte


(crayon, encre de Chine,
peinture à l'huile, ruban
adhésif sur papier)
70x50 cm,
de Martin Lersch

Musique en images?
Images en musique? A
chacun d'imaginer, répond
l'artiste allemand, en

ajoutant: qui cernera la


magie de ce joyeux
métissage? Le personnage
de gauche est inspiré d'une
gravure en noir et blanc de
Giovanni-Battista Bracelli

(vers 1630, sans titre). Le


personnage de droite est
repris d'un croquis exécuté
par Martin Lersch en 1991,
lors d'un concert du joueur
de jazz britannique
Courtney Pine au Festival
international de jazz de
Viersen (Allemagne).
© Musée du Mans, France
LEGOURRIER DE L'UNESCO
sommaire
JUIN 1997

COMMENT VOYAGENT
LES IDÉES
Au fil des mois par Bahgat Elnadi et Adel Rifaat 5

Quand les idées allaient à pied 6


par François-Bernard Huyghe

Les tribulations des manuscrits 10


par Gerald Messadié

Chansons, ragots et libelles, ou les médias du 18e siècle 14


par Robert Damton
Auteur d'un livre à grand succès, L'horreur
économique, Viviane Forrester dénonce, La parole en marche 18
par Youssouf Tata Cissé
sous ¡e drame du chômage, une mutation
radicale de société (p. 47). Les chocs de la mondialisation 22
par Salah Guemriche

Le cyberespace: un réseau planétaire de personnes et d'idées 25


par J. C. Nyiri

Machines à voyager dans le temps 30


par Louise Merzeau

Dossier 34

Consultant: François-Bernard Huyghe


Palmyre (République arabe syrienne).
Les ruines de cette prestigieuse
métropole de l'Antiquité abritent une
sculpture originale (p. 42).
La chronique de Federico Mayor 36

ESPACE VERT Le sol, ce grand oublié par France Bequette 3o

PATRIMOINE 42
Palmyre, visages d'éternité par Mahmoud Zibawi

Les pharaons victimes de l'urbanisation par Samir Gharib 45

NOS AUTEURS 50

11
. :

Notre couverture:

Chemins de la communication. En haut, fibres optiques; en bas, tam-tam touareg.


© Adam Hart-Davis/S P L /Cosmos, Pans © X Richer © Hoa Qui. Pans

lt(oiUftRItRDt L UNESCO* JUIN 119 7


le Courrier
defunesco LT)
l l
50e année
O
Mensuel publié en 29 langues et en braille
par l'Organisation des Nations Unies pour l'éducation,
la science et la culture. CO
LU
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IMPRIMÉ EN FRANCE (Printed m France)


DÉPÔT LÉGAL. Cl -JUIN 1997
COMMISSION PARITAIRE N" 71842 DIFFUSÉ PAR LES N M P P.

Photocomposition et photogravure.
Le Courrier de I'Unesco.

Impression Maury-lmpnmeur S A , route d'Etampes,


45330 Malesherbes

ISSN 0304-3118 N°6-1997-0PI 97-560 F

Ce numéro comprend 52 pages, un encart de


4 pages situé entre les pages 2-3 et 50-51
et un encart numéroté MV

ix ^pu\RRIER DE L UNESCO B IUIN 1997


c omme voyagent les idées
par Bahgat Elnadi et Adel Rifaat

Dans l'entretien qu'il a récemment accordé au Courrier (février

1997), l'historien et philosophe Alain de Libera nous racontait le

fabuleux voyage d'une idée à travers les siècles, les continents et

les cultures: l'idée de l'individu.

Née dans la Grèce antique, cette idée extraordinaire sera

fécondée beaucoup plus tard, dans l'Andalousie médiévale, par un

apport arabe: la notion d'un travail intellectuel qui concilie la

spéculation abstraite et la recherche technique. A son tour, cette

notion constituera le fondement d'une institution

révolutionnaire: l'université. Celle-ci, interdite de séjour dans

son lieu de naissance, essaimera dans le reste de l'Europe où, de

la Renaissance aux Lumières, elle finira par donner naissance à la

figure moderne de l'Homme. Avec la Déclaration universelle des

droits de l'homme, proclamée en 1948, l'ébauche pressentie il y

a trois mille ans est devenue un principe fédérateur de la

communauté humaine.

Dans le présent numéro, nous avons voulu mettre en lumière

certains des mystérieux circuits qu'ont empruntés les idées à

travers les âges, non seulement dans les sinuosités de leurs

itinéraires géographiques, mais aussi dans les mutations de

leurs supports matériels, qui augmentent sans cesse la vitesse

et l'ampleur de leur transmission. Des premières caravanes à

l'ordinateur, de la tablette d'argile aux fibres optiques, c'est

l'immense aventure de la communication qui est ainsi esquissée.

On y voit une humanité qui se cherche à travers ses multiples

composantes et qui prend peu à peu conscience de son unité dans

la mesure où émergent et se répandent des notions, des

principes, des normes qui méritent d'être partagés par tous, car

ils apportent à chacun une chance de plus-être.

Cette ascension vers l'universel, au-delà de toutes ses

vicissitudes, aura d'abord été un hymne à la liberté.

U (ou RRIER DE L UNESCO ¡UIN 1097


Les idées ont d'abord voyagé en suivant les routes, marchandes, guerrières ou
religieuses, empruntées par les hommes.

Quand les idées allaient à pied


PAR FRANÇOIS-BERNARD HUYGHE

Comment voyagent les idées ? Question l'on étudie le théorème d'Euclide en Chine,
incongrue, surtout posée dans une que les revendications d'un mouvement poli¬
revue traduite dans plusieurs dizaines de tique latino-américain soient discutées en Aus¬
langues et diffusée dans le monde entier. tralie, tout cela n'étonne pas plus que d'utiliser
Si, renonçant à distinguer entre les notions de des télévisions japonaises ou de porter des vête¬
représentation, de croyance, d'information, ments tissés au Pakistan.

nous nommons très généralement idées tous La globalisation, la mondialisation, toutes


les produits d'un esprit humain qu'un autre ces notions qui ont elles-mêmes voyagé
esprit est susceptible de s'approprier, nous par lesquelles on tente de résumer les change¬
constatons qu'elles ne font que cela: voyager. ments récents désignent autant la circulation
V a rte vénitienne des côtes
Qu'il y ait des bouddhistes en Californie ou que des choses et des marchandises que celle, imma-
africaines (détail) établie au
début du 16« siècle.

m
Lndach

; DJ BAKCfV

L£ ^>URRI CR Dt L UNESCO JUIN 1997


térielle, des connaissances, des modèles, des juge¬
ments... Les conceptions philosophiques et
politiques qui ont cours en Occident exaltent
la fécondité d'une libre circulation des idées que
la technique semble faciliter. Bien sûr, on y débat
pour savoir quels discours ne devraient pas être
autorisés à se répandre, si le pouvoir sur les
moyens de diffusion n'équivaut pas parfois à
une manipulation des esprits, et, en somme, si
la mauvaise monnaie des stéréotypes, de la dés¬
information ou de l'insignifiance ne chasse pas
la bonne. Mais, dans tous les cas, la question
du «comment» ne retient guère l'attention, tant
elle semble résolue.

C'est oublier un peu vite qu'une idée est un


invisible que son trajet rend visible, et que,
pour changer le monde, il lui a fallu le par¬
courir. Sauf dans le cas limite, et de portée for¬
cément restreinte, que constitue la transmis¬
sionverbale directe, obstacles et intermédiaires
s'interposent entre l'origine d'une idée et son
repreneur cet autre cerveau qui se l'appro¬
prie, parfois bien plus tard ou bien plus loin.
Pour vaincre le temps et l'espace, l'idée
doit durer et bouger. Il lui faut s'inscrire
dans une mémoire et se transporter. Bien
entendu, pendant toute la durée de ces opé¬
rations entre quelques fractions de
seconde sur Internet et des siècles pour cer¬
taines croyances religieuses , l'idée a changé,
et les causes de ce changement sont multiples:
aléas de la traduction, déformations dues à un
intermédiaire ou à un copiste, mise en forme
imposée par la transmission, phénomènes de
perte, de censure, de parasitage, d'interpréta¬
tion, etc. Le transport a changé le contenu.

Chemins physiques et voies L'adoration des Mages


(détail) du peintre
de l'esprit italien Andrea Mantegna pagation et accompagnement, pas plus qu'il n'y
(1431-1506). a eu de mouvement des idées sans mouvement
Les idées se propagent par des voies bien pré¬
cises que bouleverse la technique: l'imprimerie des voyageurs et des choses. Consignées dans
multiplie les livres et rend la conservation des un manuscrit, mises en images, et tout simple¬
idées moins dépendante des hasards d'une ment crues ou mémorisées par des gens de
copie, d'une destruction, d'une censure ou science ou de foi, les idées allaient à dos de che¬

d'un itinéraire coupé. Avec le télégraphe, pour val ou dc chameau, dans des cales de navires ou

la première fois, un message va plus vite qu'un à pas d'homme. La portée, le rythme de pro¬
homme; avec les ondes, les paroles et bientôt pagation, et finalement le succès de techniques,
les images ne passent plus d'un point à un de conceptions scientifiques ou de croyances
autre, mais couvrent des territoires, se religieuses dont nous héritons s'expliquent par
moquant des frontières et des murs; avec la tout ce qui a stimulé ou limité les mouvements
télématique et l'interconnexion de millions terrestres et maritimes des hommes.

de mémoires d'ordinateurs, inscrire, recher¬ A juste titre, I'UNESCO a repris le thème


cher et diffuser des données deviennent qua¬ des routes pour fédérer des projets centrés sur
siment une même opération. celui du dialogue, de l'interpénétration des
Pendant la plus longue partie de notre his¬ cultures. Ces routes immémoriales ont pris
toire, les idées n'ont voyagé que par «portage», leur nom d'une richesse qui y transitait: routes
voire colportage, parcimonieusement et diffi¬ de la soie, route du fer, et même route des
cilement, avec une escorte humaine progressant esclaves. D'autres routes sont déterminées moins

lentement et dangereusement. Bref, sur des par les mouvements commerciaux que par le
routes. Des siècles durant, il n'y a pas eu dc dif¬ centre vers lequel elles convergent: Jérusalem, la
férence entre diffusion et pérégrination, pro- ville sainte des trois religions monothéistes;

le(oOURRIER DE L UNESCO |U1N 1997


de références et d'autres formes de représenta¬
tion s'ajoute l'énigme, géographique, de leurs
déplacements du mouvement de l'immaté¬
riel. La question de la durée rappelle celle de la
portée. En suivant le parcours des supports pal¬
pables ou des groupes de voyageurs, on com¬
prend mieux par où et sous quelle forme passent
la technique du fer ou du papier, l'astronomie
ou le chiffre zéro, le bouddhisme ou l'islam, une
légende ou un genre de musique. Et ce qu'ils
deviennent en transitant.

Toute réflexion sur l'origine des cultures,


tout discours sur leur complexité, leur dia¬
logue, leur interfécondation renvoie à des réa¬
lités très concrètes: Quels hommes faisaient le
voyage? En combien de temps et avec quel taux
de perte? Quelles langues parlaient-ils ? Quelles
sortes d'archives ou de correspondance tenaient-
ils? Quelles images transportaient-ils?

Soldats, marchands,
prédicateurs
Un des plus grands voyageurs est le soldat:
non seulement la guerre favorise les inventions
techniques et stimule les moyens de transmis¬
sion, mais elle provoque aussi des brassages,
installant les vainqueurs sur d'autres terres, fai¬
sant fuir des populations, en déportant d'autres,
mais les obligeant à mêler leurs croyances ou
leurs connaissances. Parfois le conquérant est le
premier à comprendre la valeur des informa¬
tions nouvelles. Les troupes d'Alexandre le
Grand sont accompagnées d'expéditions scien¬
tifiques; les armées omeyyades ramènent d'Asie
a premiere imprimerie créée
à Mexico en 1539. Gravure
centrale des artisans papetiers; Tamerlan épargne
al-Andalus, la province où cohabitèrent en paix mexicaine du 16e siècle.
dans ses massacres les savants, les écrivains ou
trois cultures. les artistes dont il voulait s'assurer les services.

La métaphore est claire: par la route vient Et si l'on considère l'espionnage comme une
tout ce qui est nouveau, ce qui s'échange et autre forme de guerre, nous lui sommes rede¬
vables de la circulation de nombreux secrets
qui nous change, tout ce qui excède nos limites
et nous transforme; à cause de la route, il y a techniques (dont le plus célèbre est celui de la

toujours un peu de l'autre en nous et toute soie), cartographiques, scientifiques...


Les routes des idées se confondent aussi
prétention à faire de l'identité un isolât sup¬
avec celles des marchandises: la quête des pro¬
pose une clôture impossible. Bien sûr de tels
duits lointains, source de profits à la mesure des
contacts ne sont pas nécessairement heureux
risques et du temps de voyage, est une des
ou pacifiques: les envahisseurs, les persécu¬
principales raisons qui ont toujours lancé
teurs, les prisonniers et les déportés arrivent
jusqu'au bout du monde des individus orga¬
aussi par la route. Mais si le mouvement
nisés, soucieux de former des réseaux, d'assu¬
déforme ou parasite les idées, la réciproque est
rer la fréquence et la sécurité des voyages,
également vraie: les conquérants assimilent la sachant souvent écrire et curieux du nouveau.'
civilisation des vaincus, les victimes de la traite
Certes, le dessein des marchands n'est ni
fécondent les cultures de leurs terres d'exil.
de transformer le monde, ni de le décrire, et ce
En somme, s'il y a des lieux de mémoire qui qu'ils disent ou notent n'est pas toujours
symbolisent le passé commun des commu¬ archivé ni diffusé, mais avec eux, idées et infor¬
nautés, il existe aussi des routes de mémoire: mations se propagent comme subrepticement.
des itinéraires géographiques précis qui conser¬ Les affaires, en particulier, sont indirectement
vent la trace d'un mouvement physique lié à un des grands vecteurs des religions: se regrou¬
un changement mental. Au mystère, chrono¬ pant à l'étranger et pratiquant leurs cultes, les
logique, de la conservation de génération en négociants font souvent des conversions. C'est
génération de croyances, de modèles, de savoirs, ainsi que les marchands arabes propagèrent le

LE QoURRNER DE L UNESCO |UIN 1997


Coran bien plus loin que ne l'avait porté la rinage. A Jérusalem, La Mecque, Saint-Jacques-
conquête arabe du premier siècle de l'Hégire. de-Compostelle se mêlent des populations
Parfois la route du prédicateur se confond avec venues du monde entier: là et sur des itiné¬

celle du marchand pour de simples raisons de raires de rencontre investis d'une puissante
sécurité et de logique: il est plus sûr de voya¬ signification symbolique se jouent des chan¬
ger avec les caravanes ou les navires marchands gements culturels déterminants. Des siècles
jusqu'aux villes cosmopolites où le message durant, les étudiants convergent vers les uni¬
religieux sera mieux accueilli par un milieu plus versités de Taxila, de Bologne ou de la Sor¬
ouvert. C'est ainsi que le moine bouddhiste bonne. Parfois c'est la volonté d'un prince ou
suit, lui aussi, les voies du trafic
d'un calife qui attire talents, curiosités scien¬
Les religions universalistes sont la troi¬ tifiques ou manuscrits rares. Vers la biblio¬
sième grande cause du voyage des idées, délibéré thèque d'Alexandrie ou la «maison de la
cette fois. Bouddhisme, christianisme, islam
sagesse» de Bagdad, vers la cour de Cordoue ou
déterminent avec quel corps d'écrits cano¬
celle dc Roger II de Sicile viennent cette fois
niques, avec quel type d'images, sous quelle
non plus des chercheurs de salut ou de savoir,
forme d'organisation communautaire les dif¬
mais des porteurs d'idées, des philosophes,
fuseurs de la foi doivent répandre le salut à
des médecins, des astronomes, des traducteurs
travers le monde. De telles questions suscitent
qui trouveront là sécurité matérielle et stimu¬
des querelles doctrinales, voire des hérésies.
lation intellectuelle.
Faut-il représenter le corps du Bouddha,
Propagation délibérée ou diffusion acci¬
peindre le Prophète, tolérer les icônes? Le
dentelle, expansion ou attraction, lent passage
Coran doit-il être traduit, la Bible répandue?
de relais en relais ou rupture historique,
Quels soutras appartiennent au canon? Qui
constante de la géographie ou hasard dc la
doit interpréter la parole du Prophète? Les
guerre, attraction de carrefours dc civilisation
moines doivent-ils se consacrer à leur propre
Nirvana ou s'ouvrir aux soucis dc laïcs? millénaires ou surprise de l'invention d'un

Jusqu'où faut-il accepter que les jésuites adap¬ nouveau chemin, tout cela forme le jeu com¬

tent le message évangélique à la culture chi¬ plexe des barrières physiques et mentales, des
noise? De la réponse théorique et pratique lignes dc force topographiques et des stratégies
résulte la forme prise par «l'idée» religieuse humaines dont le résultat final est qu'une idée
transposée à des milliers de kilomètres. traverse ou non le temps et l'espace, que l'effet
Mais si les idées s'exportent, elles s'impor¬ d'un texte produit dans un lieu et une culture
tent aussi. A la carte dc leur propagation et particulière se manifeste à l'autre extrémité
transformation, il faudrait en superposer une d'un continent. Pour comprendre d'où nous
autre, celle des points d'attraction spirituelle et venons, nous n'avons pas fini de retracer des
intellectuelle, à commencer par les lieux de pèle routes millénaires.

Le souverain mongol
Tahmaras, le «bien armé»,
avec un scribe arabe. Détail

d'une miniature du 14« siècle

illustrant le Al-Tawârîkh

(«Recueil des chroniques-) de


Rashîd al-Dîn (1247-1318), un
chef-d' de la littérature

historique mondiale.

le Courrier de l unesco |uin 1997 M


Les tribulations des manuscrits
PAR GERALD MESSADIE

Le destin et les
aléas des
manuscrits

jusqu'à
l'apparition de
l'imprimerie,

' oyageurs arrivant à Pékin.


Miniature d'une version
La reproduction des écrits est de très loin française (v. 1410) du Livre des dant ne prouve aujourd'hui qu'ils aient passé
antérieure à l'apparition de l'imprime¬ merveilles du monde de Marco les frontières culturelles. Ainsi, bien que l'on
Polo.
rie à caractères mobiles (inventée vers le parlât grec dans tout le bassin méditerranéen
milieu du 10e siècle par le Chinois Bi dès le 4e siècle de notre ère, on n'a pas retrouvé
Zheng). Dès la fin du 3e millénaire avant notre un seul fragment de l'Iliade en Palestine, à Car¬
ère, au Proche et au Moyen-Orient, on reco¬ thage ni le long des grandes étapes de la Route
piait les textes religieux et politiques sur des de la soie. Cela sans compter les inconvénients
tablettes d'argile. Mais il est peu probable que matériels que pouvait poser le transport de
ces copies, exécutées à l'intention des castes textes aussi longs que l'Epopée de Gilgamesh
dirigeantes, sortaient des frontières des qui, au complet, avec ses 3 000 vers, devait repré¬
royaumes, car elles n'intéressaient somme toute senter plusieurs dizaines de kilos de tablettes
que peu de monde. Par la suite, on recopia d'argile. Mais la généralisation du papyrus et du
aussi des textes littéraires célèbres, telle la parchemin, qui permirent d'alléger sensible¬
fameuse Epopée de Gilgamesh, poème méso- ment ce fardeau et de transporter un long
potamien vieux de plus de 4 000 ans. L'his¬ poème sous la forme de quelques rouleaux (les
toire de ce roi d'Uruk, divinisé et mythifié volumena), ne semble avoir changé que fai¬
après sa mort en 2650 avant J.-C, est à la fois blement la communication des idées et les

un mythe fondateur et la célébration d'un transferts culturels.


héros. Et le culte du héros fut sans doute la rai¬ Au début du premier millénaire après
son pour laquelle on copia également, plu¬ J.-C, les taux d'alphabétisation sont encore
sieurs siècles plus tard, des poèmes tels que quasi nuls dans la plus grande partie du monde'.
Y Iliade et le Mahâbhârata. Les textes écrits sont donc destinés à être lus en

public, ce qui n'est pas du goût de tous: au 2e


Production, collection, siècle, par exemple, le poète latin Juvénal se
plaindra d'avoir dû écouter la lecture d'innom¬
conservation
brables tragédies indigestes.
De l'Epopée de Gilgamesh, on a retrouvé qua¬ Les manuscrits sont surtout prisés par
torze ensembles de fragments entre laTurquie quelques princes, désireux de posséder autant
et l'Irak actuels. Si les barrières linguistiques ne de savoir que possible le savoir est une den¬
semblent pas avoir constitué de véritable obs¬ rée magique , mais peu soucieux de le diffu¬
tacle à la circulation des manuscrits, rien cepen- ser. A Alexandrie, dès le 4e siècle avant notre ère,

10 LE QOURRIER DE L UNESCO |UIN 1997


les douaniers saisissent tous les livres qu'ils sous forme dc citations, par des auteurs en
trouvent sur les navires et en font faire des possession, eux, d'exemplaires complets d'une
copies qu'ils remettent plus tard à leurs pro¬ qui a sans doute été, elle aussi, détruite.
priétaires. Les originaux, eux, vont enrichir les Sous l'Empire chrétien dc Rome, les
deux bibliothèques de la ville, celle du Sanc¬ moines furent bientôt les seuls à avoir licence
tuaire des Muses (le Mouseion, ou Musée) et de recopier les textes. Ils en tirèrent avantage et,
celle du Bruchion. Or qui fréquente ces biblio¬ sous l'injonction de leurs supérieurs, sacrifiè¬
thèques, parmi les plus fabuleuses du monde rent à leurs convictions religieuses. Ainsi, un
antique? Des médecins curieux de remèdes moine nommé Xiphilin rédigea la seule ver¬
exotiques, des navigateurs à la recherche d'in¬ sion qui nous soit parvenue de l'Histoire
formations maritimes, des poètes mineurs en romaine dc Dion Cassius abrégée, évidem¬
quête dc matière à pédanteries ou à plagiat. ment , et les Antiquités judaïques de Fla¬
Première déduction: la diffusion de la
vius Josephe furent «remaniées» avec interpo¬
culture par les manuscrits fut négligeable lation d'un passage sur Jésus.
jusque très tard dans le monde antique. Deuxième déduction: plus une était
riche en idées, moins elle circulait indemne.
^Approbation, condamnation,
destruction Manipulation, falsification,
L'ctanchéité des barrières culturelles s'affaiblit affabulation
avec l'avènement de l'édition commerciale pro- A cette falsification ou suppression par la cen¬
prement dite. Celle-ci, pratiquée d'abord à sure, il faut ajouter les manipulations des
Rome, remonte aux environs du premier siècle copistes «bien intentionnés» et les tripotages
avant notre ère. Les auteurs déposaient chez aberrants effectués par les auteurs eux-mêmes.
des copistes l'original d'un texte pour qu'il C'est ainsi qu'il est impossible dc distinguer
soit copié en plusieurs exemplaires et vendu à dans les rapports de Mcgasthènes (ambassa¬
quiconque en ferait la demande. Ces duplica¬ deur grec envoyé à la cours de Chandragupta
tas sur parchemin coûtaient relativement cher,
M; Maurya au 4e siècle avant notre ère) ce qui est
lanuscrit égyptien
et le copiste versait des droits à l'auteur en réellement hindou de ce qui est le reflet de la
sur papyrus datant du règne
fonction des exemplaires vendus ou bien de
de Psammétique 1='
la valeur qu'il attribuait lui-même au texte. (v. 663-609 av. J.-C).
Remplies recto-verso, les pages de parchemin
cousues ensemble sous la forme qu'on appelle
aujourd'hui codex constituaient un livre facile
à transporter.
On commença dès lors à trouver des copies
d'Aristote à Bagdad (où prospérait une colo¬
nie grecque) et de Tacite en Grande-Bretagne.
Il serait toutefois exagéré de croire que l'édition
avait enfin inauguré la libre circulation des
idées. Les extravagances de la Rome impériale
suscitaient beaucoup de pamphlets qui fr¡«>-
*^ y f r~ -' - r , ._ a\ iL \- 4L j
n'étaient pas du goût des empereurs, et les
copistes qui reproduisaient des textes imper¬
tinents le faisaient à leurs risques et périls. La
main du censeur se fit particulièrement lourde
après le règne de Constantin le Grand.
Ainsi disparut au 5e siècle la quasi-totalité
dc l'uuvre dc Porphyre (philosophe du 3e
siècle), dont les écrits risquaient dc «mettre
Dieu en colère». Les dc Sénèque le Rhé¬
teur, de Servilius Nonianus, de Cluvius Rufus,
de Fabius Rusticus, d'Aufidius Bassus, et
presque toute celle de Vclleius Paterculus, his¬
toriens du 1er siècle, ont également disparu, ce
qui est troublant. Il y a d'excellentes raisons de
penser que de très nombreux exemplaires de
l'ouvre d'Heraclite, l'un des plus grands pen¬
seurs grecs, et peut-être même de tous les
temps, ont circulé jusqu'aux 2C-3C siècles. Tout
ce que nous en avons aujourd'hui, qui tiendrait
en moins de cinq pages imprimées en gros
caractères, nous a été transmis indirectement,

LE Ç)UIRRIER DE L UNESCO «JUIN 1997


11
volonté de l'auteur dc «gréciser» son témoi¬ séduisaient les naïfs qui avaient le plus de
gnage, comme lorsqu'il croit reconnaître Dio¬ chances de survivre. C'est ainsi qu'Hérodote
nysos et Héraklès dans des dieux hindous. (vers 480-425 avant notre ère) s'est laissé abuser
Quant à la falsification, bien peu d'auteurs, par les inventions fantastiques d'Aristée de
même parmi les plus illustres de l'Antiquité, Proconnèsc (vers 550 avant notre ère) qui avait
ont échappé à cette indignité. A l'époque, on ne «décrit» en Asie des griffons, des hommes-
pouvait distinguer le vrai du faux sur la base du oiseaux et des fourmis géantes. Sur la foi des
style, de l'écriture ou du support. Aujourd'hui écrits de celui que Cicerón surnommera le «père
encore, nous ne savons pas avec certitude quels dc l'histoire», Alexandre le Grand avait cru que
textes attribués à Platon sont vraiment et inté¬ le Nil était un affluent dc l'Indus. Dix-sept
gralement de lui, même si certains (le Second siècles plus tard, Marco Polo décrivit dans son
Alcibiade, le Théagès, l'Axiochos) sont una¬ Livre des merveilles du monde une Chine visi¬
nimement reconnus comme des faux. Le Pre¬ blement inventée de toutes pièces, où il n'avait
mier Alcibiade, avec son intervention inopinée jamais remarqué l'existence du papier, du thé, de
dc Zarathoustra, reste lui-même «douteux». I édecin examinant les la Grande muraille, ni celle de l'imprimerie, des
Pareillement, on admet aujourd'hui qu'Aris- urines selon les préceptes de billets de banque, des crèmes glacées, toutes
Rhazès, médecin, alchimiste
totc n'a jamais écrit le livre sur les mages qui lui choses encore inconnues en Occident. Or, ce
et philosophe iranien (9e-10«
fut longtemps attribué. fut ce récit extravagant qui remporta un grand
siècle). Manuscrit du
L'historien Arnaldo Momigliano estime 14e siècle (France). succès. Il nous en reste 143 versions d'époque;
ainsi que la plupart des textes grecs et romains il duty en avoir jadis des centaines!
qui se prétendent des traductions d'originaux Les idées et les informations qui voyageaient
traitant de Zarathoustra, de Toth, d'Ilystaspc, avec les manuscrits étaient donc souvent, visi¬
etc., sont de pures fabrications. En dépit dc blement, de deuxième, voire de troisième main.
leurs immenses talents, les Grecs n'avaient pas Les récits dc l'Orient extrême ou moyen qui
le don des langues étrangères. Ils lisaient le per¬ parvenaient aux Grecs étaient souvent des affa¬
san de travers, fort mal l'hébreu, et tous les bulations, et les manuscrits qu'ils rédigeaient là-
égyptologues savent que les textes grecs pré¬ dessus en étaient aussi souvent d'autres.

tendant reproduire les originaux du culte d'Isis Plus récemment, les manuscrits surtout
sont en fait des broderies sans grand rapport espagnols et portugais sur le Nouveau
avec l'original. Plotin, en son temps, avait Monde furent pour beaucoup fantaisistes eux
chargé Porphyre dc débusquer le fraudeur qui aussi et le continent qu'ils décrivent est pré¬
avait produit une Apocalypse de Zarathoustra senté eux Européens comme fantastique.
et, déjà, au 3e siècle avant J.-C, des escrocs astu¬ Troisième déduction: les idées fausses cir¬
cieux avaient tenté dc vendre à Ptolémée III La grande bibliothèque culent beaucoup plus aisément que les vraies.
d'Alexandrie (Egypte). Cette
Evergète «la vraie bibliothèque d'Aristote».
bibliothèque, la plus célèbre
Hier comme aujourd'hui, c'étaient les
de l'Antiquité, aurait compté Traduction, utilisation,
manuscrits les plus extravagants ceux qui jusqu'à 700 000 volumes.
Gravure hongroise de la fin du
récupération
19e siècle.
Une tradition occidentale veut que «les
Arabes» aient sauvé l'héritage culturel grec.
Cette idée et ces termes doivent être tempérés.
Certes, ils traduisirent presque tout Aristote,
Platon, et des néoplatoniciens comme Plotin,
Ptolémée, Euclidc. . . Mais cela signifie d'abord
que les manuscrits de ces textes existaient déjà.
D'autre part, le terme «Arabe» reste très flou
quant aux origines géoculturelles des traduc¬
teurs: turcs, persans, mésopotamiens dc Bag¬
dad, juifs et chrétiens convertis. Enfin, ces tra¬
ductions ne semblent pas toujours avoir été des
chefs-d' d'exactitude et certaines inter¬

prétations «libres» laissent parfois perplexe.


Les idées qui parvenaient ainsi par leur biais
au lecteur étaient souvent assez différentes de

ce qu'elles avaient pu être à leur source.


Paradoxe des paradoxes, la circulation des
manuscrits se fit à l'apogée des empires isla¬
miques, et dans un sens totalement opposé à
celui qu'on croit généralement: c'est par la tra¬
duction en latin et en hébreu des commen¬

taires d'Averroès sur Aristote que dc nom¬


breux penseurs chrétiens occidentaux, comme
Roger Bacon et Duns Scot, furent initiés aux

2 «c« URRICR DE L UNESCO ¡UIN 1907


idées dc celui-ci! L'avcrroïsme nourrit la phi¬
losophie et la théologie chrétiennes jusqu'au
moment où Thomas d'Aquin lança sa grande
diatribe contre les averroïstes parisiens (1274).
Les manuscrits les plus célèbres du monde
moderne sont ceux dc la mer Morte. Ils pré¬
sentent une caractéristique unique: ils n'arrivè¬
couener
rent jamais à destination. Découverts par hasard
au 20e siècle, quelque vingt-deux siècles après romj au
leur rédaction, ils posent ainsi une question rïusqr
peu souvent évoquée et qui touche au sens
même de la transmission des idées par les manus¬ fruftraf
crits: à qui donc étaient-ils destinés? Ces moines
dit «esséniens» qui, à Qumrân, au bord dc la
mer Morte, couvraient sans relâche des rouleaux 62
de parchemin, copiant (et modifiant souvent
tú in co
dc façon considérable) des livres entiers de
Tbiblu
l'Ancien Testament, les rédigeaient-ils pour leur
seul compte? Ou bien les destinaient-ils à fiut(vt!
d'autres communautés? Mais dans ce cas, les¬ ptiYCßt
quelles? Et d'après quels originaux? Il est donc ftusnel
vraisemblable qu'il existe d'autres manuscrits du pcrflM
même type encore à découvrir comme ces nebant
fragments découverts en 1884 à Jérusalem que ru Ubzc
l'obstination d'un paléographe français, qui röfllqx
les prenait pour des faux, fit rejeter et qui sem¬
nttncnt j
blent aujourd'hui perdus ajamáis.
Incidemment, on peut se demander ce que giûidcf
fcdftucl
sont devenus les rouleaux manuscrits que les
moines bouddhistes véhiculèrent pendant des mû fco !
siècles tout au long de la Route dc la soie. Ces cti'jtnf j
moines se comptaient par centaines et chacun fcdcen }
voyageait avec une quinzaine dc rouleaux pour ¿.7X -il il (laites > u 1 1 ut t i-mi .mi im hilTo s

tout bagage. Cela fait quand même beaucoup


Livres brûlés. Gravure de la
de rouleaux perdus...
Chronique universelle dite de
Quatrième déduction: les manuscrits cir¬ Nuremberg, de Hartmann évident: empêcher les manuscrits de parvenir à
culent mieux entre cultures politiquement voi¬ Schedel (1493). l'imprimeur. Car détruire ensuite tous les exem¬
sines et s'y conservent plus sûrement. plaires imprimés et faire un délit de la possession
Les lettrés du jeune empire islamique étaient d'un exemplaire rescapé compliquait singuliè¬
curieux du savoir grec et romain, nourricier rement la tâche des polices de l'esprit.
de cet empire byzantin qu'ils étaient en train L'un des exemples les plus frappants de ce
dc dévorer, et ceux de la Chrétienté du savoir type dc censure est représenté par les tribula¬
des musulmans qui les menaçaient. Et s'il nous tions d'un manuscrit, rédigé à la fin du 1 7e siècle,
reste des écrits romains (plutôt que grecs) sur qui fut recopié à la main et circula dans toute
les Celtes, il faut sans doute en savoir gré à l'Europe jusqu'en 1690 avant d'être publié en
l'administration impériale, que la description dc 1 719 chez un éditeur inconnu, probablement en
peuples étrangers intéressait assez pour que les Hollande. Telle quelle, cette édition imprimée
manuscrits en fussent recopiés en grand fut cependant saisie et détruite. N'en demeu¬
nombre, ce qui augmenta d'autant leurs chances rèrent que trois exemplaires, actuellement
de survie. conservés aux universités dc Leyde, de Göttigen
Addition à la quatrième déduction: les et de Cornell. Une version conforme n'en fut

manuscrits survivent bien mieux lorsqu'ils ser¬ publiée qu'en 1994 en Italie, par Einaudi, 275 ans
vent des intentions politiques ou idéologiques. plus tard. Cet ouvrage d'un auteur inconnu, le
Traité des trois imposteurs ou l'esprit de M. Spi-
nosa, avait en effet l'audace de dire que les trois
Mimpression, diffusion,
monothéismes n'étaient pas d'inspiration
interdiction
divine, mais humaine. Mais bien d'autres
L'imprimerie semblerait avoir changé définiti¬ manuscrits, anciens et contemporains, dorment
vement le destin des manuscrits. En multipliant encore dans des archives secrètes et des biblio¬

un texte par cent, deux cents exemplaires ou thèques réservées...


plus, elle permit qu'au moins quelques-uns La cinquième déduction, en conclusion dc
survécussent. C'était en principe vrai, à ceci près cet article, est que les manuscrits les plus riches
que les censures se renforcèrent dans un but d'idées sont les plus menacés. H

LF Courrier de l une SCO« JUIN 1997


/..,/hiA) i ¡mlàMteram ,u /,\-/.,ii,- ptimt. Cn,c ) M,in4,.,nJ .¡, wmU ,,, CmwrnmnjOmrfr .\f, ,., HftH-.thh-}fi MtiWti-
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Le bouche-à-oreille et les publications clandestines ont façonné l'opinion
publique de ceñainspays européens avant la naissance des journaux d'information.
Qu 'en était-il dans la France de Louis XV?

Chansons, ragots et libelles


ou les médias du 18e siècle
PAR ROBERT DARNTON

Ce serait une erreur de s'imaginer que la on-dit, pasquinade, canard, feuille volante,
\J i-dessus, «nouvellistes de
bouche» rassemblés sous France de Diderot, l'Angleterre de factum, libelle, chronique scandaleuse étaient
l'arbre qui leur servait de point Samuel Johnson et l'Allemagne de autant de moyens de communication?
de rencontre dans le jardin du Goethe ne connaissaient pas les médias. Et pourtant, ces médias étaient si nom¬
Palais-Royal à Paris vers 1750.
Bien au contraire, leur société était tout entière breux, se recoupaient et se chevauchaient tant
Maillons importants dans la
chaîne de l'information au 18e
traversée par un réseau de communication aussi qu'il est bien difficile d'en tracer une carte pré¬
siècle, ces «nouvellistes» dense que le nôtre mais différent. Si diffé¬ cise. Voici, par exemple, insérée dans une bio¬
cherchaient et transmettaient
rent, en fait, que la plupart des médias qui en graphie de Mme du Barry (la maîtresse de
oralement des nouvelles.
constituaient la trame ont aujourd'hui sombré Louis XV) qui fut un succès de librairie à
dans l'oubli. Prenons l'exemple du Paris du l'époque, une anecdote que l'on pourrait assi¬
18e siècle. Qui penserait aujourd'hui que des miler aujourd'hui à une «brève»:
termes comme mauvais propos, bruit public, «On rapporte un trait que les courtisans

14 LE ÇoOURRIER DE L UNESCO JUIN 1997


ont recueilli avec soin et qui prouve que Mme puisque, de par sa nature même, la parole ver¬
la comtesse du Barry ne diminue point de bale s'évanouit dans les airs. Mais, heureuse¬
faveur et d'intimité avec son royal amant, ment, la communication orale, surtout celle
comme on le présumait. Sa Majesté aime à faire portant sur les affaires publiques, était dans le
son café elle-même et à se délasser dans ces occu¬ Paris du 18e siècle l'objet d'une étroite sur¬
pations innocentes des soins laborieux du gou¬ veillance dc la police. Ses espions étaient en effet
vernement. Ces jours derniers, la cafetière au feu disséminés dans les cafés, les tavernes, les jardins
et Sa Majesté distraite par autre chose et le café publics et tous les lieux stratégiques d'où des
débordant, "Eh! La France, prends donc garde, informations étaient susceptibles de se
ton café fout le camp! " s'écria la belle favorite. répandre. Il ne faut pas prendre les rapports
On dit que cette apostrophe dc La France est écrits par ces espions au pied dc la lettre, mais
l'expression familière dont cette dame se sert ils en disent long sur la teneur générale des
dans l'intérieur des petits appartements: détails propos tenus et sur leurs modes de transmis¬
particuliers, qui n'en devraient pas sortir, mais sion. A titre d'exemple, j'en détaillerai deux: les
que relève la malignité des courtisans.» ragots et les chansons.
L'incident insignifiant en lui-même
montre bien quels canaux l'information a
I Potins et ragots
empruntés pour atteindre le grand public. On
A une époque où les quotidiens n'existaient
peut en distinguer au moins quatre: d'abord,
pas, les commérages constituaient la principale
l'information circule à la cour, parmi les cour¬
source d'information des Parisiens dc l'Ancien
tisans, c'est un mauvais propos; puis elle se
Régime. Certes, les périodiques n'étaient pas
répand dans Paris, elle devient en cela un bruit
rares, et certains publiaient des articles sur les
public, ensuite, elle apparaît sous forme écrite,
dans une gazette manuscrite, c'est une nouvelle cérémonies organisées à la cour et les affaires
extérieures, mais les journaux d'information
à la main; pour finir, clic est insérée dans un
tels que nous les concevons informant leurs
libelle, c'est-à-dire un ouvrage imprimé, à carac¬
lecteurs sur les luttes de pouvoir, sur les per¬
tère scandaleux et séditieux, interdit par la loi.
sonnalités publiques n'existeront pas avant
la levée de la censure royale, en 1789.
M Livres interdits à grand succès Pour savoir ce qui se passait dans les cou¬
Mes recherches m'ont conduit à me deman¬ lisses du pouvoir avant cette date, il fallait donc
der quels livres interdits étaient les plus deman¬ jouer des pieds et des oreilles, fréquenter cer¬
dés en France au cours des vingt années qui tains cafés, certains bancs du jardin du Luxem¬
ont précédé la Révolution. J'ai pu, en étudiant bourg, certaine terrasse des jardins des Tuileries,
les carnets dc commandes des libraires ainsi sans oublier l'Arbre de Cracovie et autres lieux

que d'autres sources contemporaines, dresser de commérage, où l'on venait écouter les nou¬
rétrospectivement une liste des 15 «meilleures vellistes de bouche. L'Arbre de Cracovie était

ventes» sur les quelque 720 ouvrages qui cir¬ un arbre véritable, dans les jardins du Palais-
culaient alors sous le manteau. On y retrouve Rc
ropos échangés au café de Royal, connu pour avoir été, entre 1733 et
des luvres connues d'auteurs célèbres, comme la Régence, à Paris, vers 1750.
1735, le lieu de rendez-vous de tous ceux dési¬
Situé place du Palais-Royal, il
Voltaire, l'abbé Raynal et le baron d'Holbach. reux dc savoir qui allait l'emporter dans la
était fréquenté par de
Mais sur ces 15 titres, un tiers étaient des nombreux intellectuels. Dessin

libelles, comme les Anecdotes sur Mme la com¬ anonyme de l'époque.

tesse du Barry citées plus haut, ou des chro¬


niques scandaleuses, une variété d'écrits parti¬
culièrement infamante. Cependant, malgré leur
succès (on les lisait aux quatre coins du
royaume), aucun de ces ouvrages et aucun dc
leurs auteurs ne sont entrés dans l'histoire de
la littérature

Mais comment évaluer l'influence des livres

à succès d'antan sur l'opinion publique?


Grâce aux progrès accomplis par la recherche
en matière d'histoire du livre, nous voyons
assez bien comment l'imprimé est devenu un
moteur de l'histoire européenne. Par contre,
nous ne savons toujours pas grand-chose du
9 <i
rôle joué par la communication orale. Or, dans
des sociétés encore fortement illettrées, il pour¬
rait bien avoir été supérieur à celui de l'écrit.
On peut difficilement juger sur pièce

LE Q)U RR1CR DE L UNESCO |UIN 1907


15
guerre de Succession de Pologne. Au cours des ne serait pas forcément une passade, et un pre¬
décennies qui suivirent, le rendez-vous s'ins¬ mier amour pourrait faire plus de mal que de
titutionnalisa au point que les ambassadeurs y bien. Il serait à souhaiter qu'il aime plus la chasse
envoyaient leurs domestiques pour écouter que tout cela."»
les bruits et aussi pour en répandre , car Comme toujours, les amours royales
les ragots devenaient opinion publique, et étaient une source particulièrement abondante
l'opinion publique était sous Louis XV une dc commérage, mais les rapports laissent
force avec laquelle il fallait compter. entendre que les commentaires étaient bien¬
En plaçant ses espions dans tous les veillants dans l'ensemble. En 1 729, alors que la
endroits favorables à la dispersion des bruits reine était sur le point d'accoucher, la foule
publics ou des mauvais propos, le pouvoir éta¬ des cafés ne se tenait plus:
bli reconnaissait implicitement l'existence dc ce «Dans les cafés, on parle dc l'attente de
contre-pouvoir. J'ai retrouvé des rapports por¬ l'accouchement dc la reine, et véritablement ils
tant sur des conversations surprises dans une sont tous en grande joie, parce qu'on espère
quarantaine de cafés vers 1730, rédigés pour beaucoup d'avoir un dauphin... L'un disait:
certains sous forme dialoguéc: "Parbleu, Messieurs, si Dieu nous fait la grâce
«Au café de Foy, on disait que le roi avait une d'un dauphin, vous allez voir Paris et la rivière
maîtresse, que l'on appelait Mme Gontaut, et
tout en feu [d'artifice] et on fait bien des prières
que c'était une belle femme, la nièce de M. le
pour cela."»
duc de Noaillcs et de Mme la comtesse de Tou¬
Vingt ans plus tard, le ton n'était plus le
louse. D'autres disaient: "Si c'est vrai, il pour¬ même:
rait bien y avoir quelque changement." D'autres «Jules Alexis Bernard, chevalier de Bellerivc,
ont répondu: "Il est vrai que le bruit en court.
ecuyer, ancien capitaine des dragons, étant chez
Mais j'ai de la peine à croire que cela soit, tant que
le nommé Gaujoux, perruquier, récita un écrit
M. le cardinal Flcury régnera. Je ne crois pas que
contre le roi dans lequel on avait inséré que Sa
le roi ait aucune inclination, parce qu'on
la roles avec illustrations
Majesté s'était laissée conduire par des ministres
l'éloigné toujours de cela." On disait: "Pourtant,
d'une chanson française qui
ignorants et sans capacité, qu'elle avait fait une
ce ne serait pas le plus mal s'il avait une maî¬
connut une grande vogue à la paix honteuse et déshonorante [le traité d'Aix-
tresse." D'autres disaient: "Eh! Messieurs, ce
fin du 18e siècle, Malbrough la-Chapelle, 1748] en rendant toutes les places
s'en va-t-en-guerre. Gravure
qu'elle avait prises; que le roi, qui avait eu affaire
populaire de l'époque.
aux trois s,urs [les filles du marquis dc Ncsle],
t
scandalisait son peuple par sa conduite et s'atti¬
MORT ET CO!\ V 01 DE «lafc.auna. *c
rerait toutes sortes de malheurs s'il ne chan¬
VI AliftavcK <* Aul pädia
v m infHtt; Z'tA/VJNCmLJE MAABROï/JC
Mnnu. Hinam
AIH CQN&U
geait dc vie, que Sa Majesté méprisait la reine et
Ki^aTUf . ÍU

était un adultère, qu'elle n'avait point fait ses


Pâques et attirerait sur son royaume la malé¬
diction du Seigneur, que la France serait boule¬
versée (...). Il promit au sieur Duzemard de lui
faire voir le livre intitulé Les trois s urs.»

Chansons séditieuses

Les vingt années qui séparent ces deux rap¬


ports dc police avaient vu baisser l'estime des
Parisiens pour leur roi, et elle baissera encore
jusqu'à la Révolution. Le chef dc la police pari¬
sienne de l'époque, Jcan-Charles-Pierre Lenoir,
relate dans ses mémoires manuscrits qu'il dut,
dans les années 1780, payer la foule pour crier
«Vive la reine!» quand Marie-Antoinette se
montra dans la capitale, mais que ses efforts ne
se traduisirent «que par quelques applaudis¬
sements sporadiques que chacun savait ven¬
dus». Il est clair que l'opinion publique avait
changé et que ce changement était imputable,
au moins en partie, à l'interpénétration des
modes dc communication orale et écrite.

Mais les Parisiens ne se contentaient pas dc


Lr uvn!f.*mtFrti n ir-ro, 11. an- um*} a ¡nana I« Ara»*» ** fiwt u-w Í- ïl.l , . mal »t I
Tu««7ii . «n a* rif-THiat aúaaa l'A
m ataflaajM) Cmmmr. Í-.
i ft, *fl-< . aunic \tn*ïu Flats?*,, av M
V-p~f «tr tSptJaaaaar T"** R.**-. va eu fanum tjmr M .IJ^r-
aV ^'.. . y. ji'i'au
-*"ai M '
bavarder. Ils chantaient aussi, et les chansons
cvtmn*. ilfltlpr Ijiav.ïr aV Nan^atv -. :..-|, iff***t SI a rffMrtffIr-iTa' il t.' I JW _
» I ajf étaient à l'époque ce que sont les spots publici¬
taires de nos jours: des procédés mnémoniques

L£ tQ>U RRIER DE L UNESCO« JUIN 1907


sorte quatorze suspects, dont aucun ne se révéla
être le chansonnier recherché. Il se peut bien
d'ailleurs que celui-ci n'ait jamais existé et que
la chanson fût une »uvre de création collective,
chacun en modifiant des vers et en ajoutant
d'autres à sa guise. Mais en remontant la filière,
la police entendit six autres chansons, toutes
plus séditieuses les unes que les autres, et cha¬
cune ayant sa chaîne de transmission. Les
paroles des chansons étaient apprises par csur,
déclamées, lues et chantées; on se les repassait
sur des bouts de papier dissimulés dans les
poches ou dans les manches; imprimées dans dc
nombreuses chroniques scandaleuses, elles
finissaient par faire le tour du royaume.

I Un prisme folklorique
De l'exposé qui précède, on peut tirer au moins
deux enseignements:
éunion d'«incroyables<
Primo, distinguer culture écrite et culture
au café. Au début du

efficaces pour faire passer un message. C'était orale est une absurdité en soi, du fait même
Directoire en France (1795-
une habitude répandue que de composer 1799), ces élégants de la que les informations suivaient différents
quelques vers ayant trait aux événements du jeunesse dorée royaliste se canaux, et que ceux-ci se recoupaient et se che¬
distinguaient par leur vauchaient à tous les niveaux dc la société.
moment et dc les déclamer sur des airs connus,
tenue vestimentaire et leur
L'cntrcmêlement des médias au sein d'un
comme «Malbrough s'en va-t-cn guerre». Le comportement.

plus grand chansonnier du siècle, Charles Simon Gravure de 1797. public hétérogène nous suggère d'aborder l'his¬
Favart, apprit à mettre ses vers en musique tout toire du livre comme un aspect singulier d'une
en pétrissant en rythme dans la boulangerie de histoire plus générale dc la communication.
son père. De nombreux chansonniers étaient, Secundo, à défaut dc fournir une version
comme lui, issus des milieux d'artisans: Collé, exacte des événements, les «best-sellers», les

Gallet, Panard, Vadé, Taconnet, Fromaget, potins et les chansons nous disent comment ces
Fagan. Leurs chansons résonnaient partout événements ont été perçus par les médias de
dans les ateliers et les tavernes dc la capitale, et l'époque. Et j'irai même jusqu'à dire qu'ils pré¬
les chanteurs dc rue se chargeaient dc les pro¬ sentent, en ce qui concerne la France du 1 8e siècle,
une version tout à fait raisonnable des faits la
pager au son de l'orgue de Barbarie. Paris n'était
que chansons et nombre d'entre elles étaient seule, à vrai dire, qui fût accessible, puisque l'his¬
politiques. La France était alors, comme on toire contemporaine était alors interdite
disait, «une monarchie absolue tempérée par la d'impression. Les publications clandestines,
chanson». libelles et chroniques scandaleuses, ramenaient les
Quand un «tube» prenait le roi et ses affaires publiques du royaume sous le règne dc
ministres à partie, l'affaire était sérieuse. La Louis XV à un folklore traversé par deux thèmes
police se vit ainsi confier un jour dc 1749 la majeurs: le despotisme et la décadence.
tâche dc mettre la main sur l'auteur d'une chan¬ Nous savons aujourd'hui que l'image dc
son sur la disgrâce de Maurcpas. Elle n'avait l'Ancien Régime ainsi véhiculée était fausse.
pour commencer son enquête d'autres indices Mme du Barry s'était effectivement prostituée
que ses premiers vers: «Peuple autrefois si fier, un temps avant d'être promue à la couche royale
désormais si veule...» Mais cela lui suffit pour (comme le proclamaient les libelles), mais Louis
expédier ses espions dans les tavernes et les XV n'était pas un despote. Et quand la Bastille
cafés, si bien qu'il s'écoula peu de temps avant fut prise le 14 juillet 1789, on n'y trouva que
que l'un d'eux les entendît, déclamés par un sept prisonniers pour la plupart incarcérés
certain François Bonis, étudiant en droit. pour conduite immorale à la demande de leur
Emmené à la Bastille et interrogé, celui-ci propre famille. Mais les Français voyaient dans
déclara tenir la chanson d'un prêtre dc l'hôpi¬ la Bastille le symbole même du despotisme. Ils
tal. Arrêté à son tour, le prêtre dit la tenir d'un vécurent les événements des années 1780 comme

autre prêtre, qui lui-même la tenait d'un étu¬ des variations sur les thèmes qui traversaient
diant en droit, à qui la chanson avait été dictée bavardages, chansons et livres. Ils perçurent ainsi
en salle par un professeur, lequel affirma l'avoir le renversement dc l'Ancien Régime à travers le
entendue d'un bon plaisant rencontré dans un prisme d'un folklore politique largement
café, et ainsi dc suite. La police embastilla dc la répandu par les médias dc leur temps.

LE Qu RRIER DE L UNESCO« ¡UIN 1097


17
La parole en marche

YOUSSOUFTATACISSÉ
répond aux questions de Jasmina Sopova

En Afrique, le culte de la parole a fait d'elle


un vecteur essentiel de transmission et de contact
à travers tout le continent.

Dans les sociétés traditionnelles

africaines, les connaissances se


transmettaient oralement. La circulation

des idées en a-t-elle été limitée?

Youssouf Tata Cissé: Il n'en est rien. En

Afrique les idées voyageaient avec les gens. Les


migrations des peuples, les voyages initiatiques,
les conquêtes, les routes commerciales ont tracé
autant de chemins par lesquels les idées ont par¬
couru le continent de long en large.
Depuis l'antiquité, les Africains se sont
déplacés, transportant avec eux les connais¬
sances, les techniques, les croyances, les tradi¬
tions, les langues. Comment expliquer sinon mique qui m'a permis de recenser près de 400

qu'on retrouve les mêmes idéogrammes noms identiques entre l'Egypte, le Soudan et
tatoués sur le corps de Marocaines et dans la l'Ethiopie d'une part, et l'Afrique de l'Ouest
statuaire bambara ou malinké? Comment d'autrepart. Voici quelques exemples: El Kan¬
expliquer la présence de mêmes toponymes, tara, en Egypte, et Kantara, nom de clan et
de mêmes divinités, de mêmes rites, de mêmes prénom soninké; Ségala, île de la mer Rouge,
instruments dc musique, dans la vallée du Nil et nom de plusieurs villages du Mali et de la
et dans l'ouest africain? Les études compara¬ Côte d'Ivoire; Dakar, en Ethiopie, et Dakar, la
tives sur la parenté génétique entre l'égyptien capitale du Sénégal. Par ailleurs, les plus
pharaonique et certaines langues africaines, réa¬
anciennes divinités de l'Egypte pharaonique,
lisées par le célèbre écrivain et égyptologue
comme Bès, l'oryx, le vautour, l'ibis, le faucon
sénégalais Cheikh Anta Diop, ainsi que ses
et le sphynx, sont encore chantées au Mali où
recherches sur les migrations des peuples, fon¬
elles ont leurs masques et leurs statuettes.
dées sur des données purement linguistiques,
en disent long sur cette circulation des idées en
L'absence d'écriture n'a pas été un obstacle
à la circulation des connaissances. Le culte de la
Afrique.
Dans les traditions orales des Soninké et parole en Afrique a fait d'elle un vecteur essen¬
des Malinké, il est fréquemment question de tiel dc toutes les connaissances, de toutes les
la vallée du Nil, considérée comme la patrie idées. C'est pourquoi, les Bambara disent: «La
d'origine de leurs ancêtres. Intrigué, j'ai effec¬ parole n'a pas de jambes mais elle marche.»
tué une recherche toponymique et ethnony- Rien ne peut l'arrêter.

18 LE Qu;RRIER DE L UNESCO JUIN 1997


Ils ne rentraient au pays qu'après avoir appris
trois langues. C'est dire l'importance qui était
accordée à la connaissance et au respect de
l'Autre. Aujourd'hui ces voyages initiatiques
se font au cours de la saison sèche, mais dans le
passé, ils duraient sept ans.

Quelle fut l'influence des griots (les


conteurs et animateurs publics) et des
donikéba (les maîtres)?

Y. T. C: En bambara, doni veut dire la connais¬


sance. Les donikéba sont des «faiseurs de

connaissance». Nous avons également les doma,


ou «connaisseurs», et les soma, ou «prêtres».
Doués d'une mémoire extraordinaire, ces
maîtres sont les gardiens de la tradition et ses
propagateurs. Leur statut social fut jadis si
important, qu'ils jouissaient d'une immunité
diplomatique en temps de guerre
De même que les forgerons, les bûcherons
et les chasseurs, réputés pour leur habileté
manuelle et pour leur science, les griots, ces
maîtres du verbe, devenaient des négociateurs,
des ambassadeurs, lors des conflits. Musiciens
et poètes, généalogistes et historiens, les griots
aussi ont joué un rôle considérable dans la cir¬
culation des idées. Grâce à une technique de
visualisation, en mettant un visage derrière
chaque nom, ces «troubadours» connaissaient
par c la généalogie complète de la famille à
laquelle ils étaient attachés, ainsi que les hauts
faits de tous les ancêtres. D'aucuns connais¬

saient, et connaissent encore, l'histoire de toute


une ethnie, ou de tout un royaume. Toute
l'histoire du Mali est mise en vers et en

musique. Chaque année, les griots de Kéla, par


exemple, consacrent 100 heures à la décliner,
n griot de Casamance
(Sénégal).
soit toutes les nuits du jeudi au vendredi, du
Quel rôle les voyages initiatiques ont- samedi au dimanche et du dimanche au lundi,
ils joué dans la circulation des idées? pendant un mois.
Y. T. C: L'initiation ne se réduit pas à quelques Les griots sont aussi de grands voyageurs.
rites «exotiques». C'est un enseignement com¬ Ils sont appelés à se rendre chez différents
plet qu'on commence à 6 ans et qu'on termine maîtres, pour passer des «stages», au cours des¬
vers 33 ans. Traditionnellement, elle compor¬ quels ils perfectionnent leur savoir tout en le
tait six sociétés auxquelles l'initié adhérait suc¬ divulguant.
cessivement, en fonction de son âge et des Pour vous donner une idée des distances

connaissances acquises. Il apprenait tout: l'his¬ qu'ils sont capables de parcourir, je citerai un
toire, les origines des peuples, les langues, les exemple relativement récent. En 1946, à l'issue
mathématiques, les techniques, la morale, les de la Seconde Guerre mondiale, des griots sont
secrets de la nature et de l'univers. Au cours partis de Bamako et sont allés à pied jusqu'à
de cet apprentissage de la vie, les jeunes initiés Agadez, au Niger, en passant par Niamey
devaient aussi voyager. Accompagnés dc leurs soit une marche d'environ 4 000 kilomètres

maîtres, de musiciens, de danseurs, d'artisans, pour chanter la gloire du RDA (le Ras¬
ils allaient dans des contrées étrangères. Héber¬ semblement démocratique africain), implanté
gés chez les habitants, ils découvraient de nou¬ dans toute l'Afrique occidentale, le triomphe
veaux modes de vie, de nouveaux métiers, de du général de Gaulle, l'abolition du travail
nouvelles langues. A leur tour, ils donnaient forcé, la semaine dc travail de 44 heures... Le
des spectacles où ils montraient leurs propres voyage des idées politiques s'est ainsi fait, à
connaissances. L'enrichissement était mutuel. travers la chanson, par des griots illettrés.

LE (T)UIIRRIERDE LUNESCOB1 |UIN 1997


u,
Fn message transmis par
tam-tam annonce l'arrivée des
Vous avez aussi évoqué les conquêtes, Comment l'islam est-il arrivé au Mali
masques lors d'une cérémonie
comme moyen de circulation des idées. et quel est son apport? dans la forêt, près d'Abidjan
(Côte d'Ivoire).
Y. T. C: Oui, parce que les guerriers ne par¬ Y. T. C: Le Mali compte parmi les premières
taient pas seuls à la conquête de nouveaux ter¬ terres d'islam en Afrique occidentale. Selon les
ritoires. Ils étaient accompagnés de chefs reli¬ traditions orales soninké, il aurait été introduit

gieux, dc maîtres initiatiques, de griots, de vers 666, par les émissaires d'Ocba Ben Nafî.
forgerons. Tous les corps de métiers grands Après avoir posé les fondations de la mosquée
vecteurs de la tradition étaient représentés de Kairouan, en Tunisie, ce champion de
dans leur escorte. Ils apportaient avec eux leurs l'expansion musulmane en Egypte et en
vêtements, leurs ornements, leurs bijoux. Sur Afrique du Nord aurait dépêché dans la capi¬

place, ils échangeaient leurs savoirs avec ceux tale du Wagadou (ancien Ghana) une délégation
chargée de demander au Kaya Maghan, l'empe¬
des populations occupées. Ainsi de nouvelles
reur, de se convertir à l'islam. Ce dernier aurait
civilisations sont nées, fruits de rencontres et
repoussé la proposition, mais il aurait permis
d'échanges.
à ses sujets, surtout à ceux qui entretenaient des
En temps de paix, les idées circulaient grâce
relations commerciales avec la Turquie (trafiede
aux relations protocolaires entre différentes
diamants, d'eunuques et d'esclaves) d'embras¬
communautés culturelles et cultuelles. Prenez,
ser la nouvelle religion. Les premiers convertis
par exemple, le fameux Mansa Moussa Ier, sou¬ furent les Soninké.
verain de l'empire du Mali entre 1307 et 1337. Grâce à une translittération en caractères
On dit que lors de son pèlerinage à La Mecque, arabes, le Coran fut aussitôt traduit et com¬
son escorte comprenait 60 000 porteurs, 10 000 menté, d'abord en soninké, puis dans les autres
sujets et 500 serviteurs. Sa richesse et sa géné¬ langues du pays. Ainsi, les gens pouvaient réci¬
rosité pendant son séjour au Caire furent ter le Coran par cuur et s'imprégner du dogme
remarquées non seulement par les Egyptiens, dc l'islam, sans connaître l'arabe. C'est encore le
mais aussi par les Italiens, les Portugais et les cas aujourd'hui. L'islam s'est donc intégré aux
Maghrébins. De nouvelles portes furent ainsi sociétés traditionnelles, sans pour autant détruire
ouvertes aux échanges commerciaux et culturels. les cultures et les langues traditionnelles.

20 LI ÇoOURRIER DE L UNESCO |UIN 1997


Sur le plan architectural également, les élé¬ Pourquoi?
ments dc l'art traditionnel se sont incorporés Y. T. C: Pour la simple raison que les colo¬
dans l'architecture islamique naissante. En
niaux s'étaient aperçus qu'à chaque fois que
adaptant un culte ancien à une religion nou¬
les tambours battaient, une révolte se préparait.
velle, les architectes ont construit des mos¬
Grâce au langage tambouriné, l'arrivée de
quées d'un style unique, dit «soudanais», faites
l'armée coloniale était systématiquement
en banco terre battue consolidée par une
annoncée. Un message pouvait ainsi parcou¬
armature de bois apparente. Une des plus rir une distance de 500 kilomètres en une nuit.
anciennes est la mosquée de Tombouctou,
Aussi, en 1916, lors de la révolte des Bobo au
euvre de l'architecte Ishaq el-Touedjin, que
Mali, les tam-tams ont transporté le message
Mansa Moussa Ier avait rencontré au Caire lors
jusqu'au Burkina. Ils disaient: «Homme de
de son pèlerinage à La Mecque que j'évoquais
guerre, prends ton carquois, n'oublie pas ton
tout à l'heure. La mosquée de Djenné, de loin
arc, même terrassé par l'ennemi, il faut se
la plus belle, érigée en 1907 à l'image des pre¬ battre.»
miers édifices dc culte de l'empire du Ghana, est
elle aussi représentative du style soudanais Qui pouvait comprendre ces
répandu au Sénégal oriental, au Ghana, au messages?
Nigeria, bref, dans tous les pays que les bâtis¬
Y. T. C: Tout le monde. Tous les initiés com¬
seurs soudanais ont sillonnés.
prennent le langage tambouriné. Chaque société
Une autre caractéristique de ce syncrétisme
a ses instruments de musique et ses tambours.
est l',uf qu'on ajoutait au sommet des mina¬
Les sociétés des jeunes, les sociétés d'initia¬
rets. La cosmogonie bambara enseigne que
tion, les griots... Il y a évidemment des codes
l'Etre suprême créa avant toute chose un nuf
secrets que seuls les grands initiés connaissent.
merveilleux, Fan, qui comportait neuf divi¬
C'est l'équivalent des secrets de guerre dans la
sions dans lesquelles il introduisit les neuf
société moderne.
états fondamentaux dc l'existence. C'est donc
En 1965, lorsque je suis arrivé dans un vil¬
un symbole de la religion traditionnelle qui fut
lage sénoufo au Mali, on a rapidement dressé
greffé sur les lieux de culte musulmans.
On retrouve les neuf divisions entre autres la/e jeunes adultes sénoufos mon portrait musical. Ainsi les tam-tams et les
rejoignent leur village à la fin balafons pouvaient annoncer mon arrivée. Ils
dans la marelle, un jeu qui existe aux quatre
de leur initiation aux règles de
décrivaient, paraît-il, ma personnalité phy¬
coins du monde. Je pense qu'il ne faut pas la vie en société (Côte
sique et morale. C'était impressionnant.
négliger le rôle des jeux dans le voyage des idées, d'ivoire). Les vêtements et les
ornements qu'ils portent
non seulement en Afrique, mais à l'échelle
marquent leur nouveau statut.
mondiale. Et qui dit jeu, dit musique, chant.
Pour revenir à l'architecture, j'ajouterai qu'au
moment de la colonisation, une autre fusion
s'est opérée, entre le style traditionnel et le style
européen, pour donner naissance à ce qu'on a
appelé l'architecture coloniale. Elle caractérise
principalement les bâtiments administratifs,
les marchés et les postes, aussi bien au Mali,
qu'en Mauritanie, au Burkina Faso, ou au Niger.

La colonisation a-t-elle ouvert de

nouvelles voies au voyage des idées en


Afrique?

Y. Y. C: La colonisation a marqué avant tout


une rupture. La société traditionnelle en fut
bouleversée sur tous les plans. L'implantation
de l'école française et du français comme langue
o fficielle perturba le mécanisme de l'enseigne¬
ment traditionnel. Seules les écoles coraniques
continuèrent à fonctionner. Toutes les struc¬

tures traditionnelles furent brisées. Les cadres

religieux devinrent suspects, les rites et les


objets de culte furent qualifiés dc sataniques.
Les voies établies dc transmission des connais¬

sances et des idées se trouvèrent obstruées.

L'utilisation des tambours dits «parlants» ou


«messagers» fut formellement interdite. . s

LE Courrier de l Unesco juin l


Les chocs de la mondialisation
PAR SALAH GUEMRICHE

aux quatre coins du monde. Quels en sont les effets au Sud?

\afuand l'information circule | adis les idées allaient à pied, voyageaient Marshall McLuhan à l'époque, n'est-elle pas
de bouche à oreille, ci-dessus à I dans les bagages des hommes. Par la suite, la même qui sert aujourd'hui à asseoir les bases
Fès (Maroc). I avec l'avènement et la démocratisation de idéologiques de la «mondialisation»?
l'écrit, c'est la nature même des relations Dans les années 80, un consensus formi¬
humaines, la perception et la connaissance du dable s'est cristallisé autour des thèses géné¬
monde qui s'en sont trouvées modifiées. reuses développées en France par Jean-Jacques
Aujourd'hui, cette divulgation des idées Servan-Schreiber, pour qui la technologie allait
s'effectue, pour l'essentiel, par la radio et la nous «faire passer de l'âge néolithique à l'âge
télévision. La généralisation des bases de don¬ post-industriel». Dans la fièvre des indépen¬
nées et la perspective mondialiste du «réseau des dances, les pays en développement ont été ame¬
réseaux» (Internet), ne feront que multiplier et nés à opter systématiquement pour une tech-
diversifier les accès à l'information. nologisation massive de la communication
Ainsi, ce qui n'était dans les années 60 institutionnelle, tandis que les décideurs occi¬
qu'un rêve utopique (l'abolition des fron¬ dentaux ont cru que la conversion des «masses
tières et l'avènement du «village planétaire» laborieuses» à la mentalité technologique pou¬
grâce à la généralisation des techniques de com¬ vait faire l'objet d'un décret au même titre
munication audiovisuelle) est en passe dc deve¬ qu'une campagne de vaccination.
nir réalité. Mais cette vision globalisante, qui Du jour au lendemain, après avoir été
sous-tendait la théorie du sociologue canadien concurrencée par la TSF et le transistor, puis

22 LE ÇiUIRRIER DE L UNESCO JUIN 1997


marginalisée par la télévision, une forme de
IVIariage de l'informatique
communication traditionnelle comme le
et de l'artisanat du tapis
bouche-à-oreille était dénoncée comme facteur traditionnel (Turkménistan).

dc sous-développement et vouée aux gémonies


par la presse écrite. Le fait est que cette tech¬
nique avérée dc circulation de l'information
relève d'un système dangereux pour tout pou¬
voir établi: échappant au rationalisme froid du
schéma médiatique, la parole multiple, suscep¬
tible de véhiculer des idées subversives, reste
incontrôlable. Il ne faut pas oublier pour autant
que le bouche-à-oreille demeure un moyen
d'autorestructuration sociale.
faire non pas un facteur d'émancipation, mais
Dans les sociétés dc tradition orale, l'une
un attribut de souveraineté, c'est-à-dire un
des composantes fondamentales de la culture
moyen de contrôle des idées venues d'ailleurs.
populaire réside en effet dans ce mode dc com¬
munication qui procède de l'hégémonie du
Wlngérence ou concurrence?
verbe sur toute autre forme de représentation.
Si la radio a pu bénéficier d'un tel statut, avec Le développement des réseaux, l'acquisition
effet d'intégration douce, c'est que la parole d'antennes paraboliques, le besoin d'évasion se
radiophonique, en s'adressant à un seul et conjuguent pour attirer vers un ailleurs riche
dc sensations fortes des populations lassées
même sens, alimente la tradition orale quand
par des programmes nationaux peu inventifs.
elle ne la concurrence pas sans la nier ni
même la banaliser. Or c'est cette banalisation Les images créées au Nord sont souvent
représentatives de valeurs contraires à celles des
que l'on trouve au principe même de l'effet-
gens du Sud et présentent des personnages,
télévision. Ce qui nous porte à croire que,
des situations et des conditions d'existence
contrairement au téléspectateur des sociétés
aux antipodes de leur réalité quotidienne.
industrialisées étudié par McLuhan, le télé¬
N'empêche qu'aux quatre coins du monde,
spectateur de tradition orale ne se trouverait pas
les publics les plus différents vibrent sans le
en état de fascination devant l'image, mais en
savoir autour des mêmes héros des mêmes
état de manque manque de ce que la parole
séries télévisées. Phénomène difficilement expli¬
avait naguère seule le pouvoir de susciter: la
cable, sinon par le fait que ces représentations
forme, l'image, le jeu des couleurs. L'image
sont assimilées à des produits de consomma¬
télévisée viendrait déposséder le verbe de sa
tion, et attendues et reçues comme tels.
vertu évocatrice.
Les jeunes du tiers-monde, entend-on dire,
Or, il n'y a plus de nos jours un foyer au
ont aujourd'hui plus en commun avec les
monde qui soit hors de portée des satellites.
jeunes d'Occident qu'avec leurs propres
Certains pays du tiers-monde vont même
parents. Faut-il pour autant en déduire que
jusqu'à s'offrir leur propre satellite pour en nous allons vers une communauté de réfé¬
a/ybercafé au Cap rences et d'idées sans frontières ? Ce serait faire
(Afrique du Sud).
abstraction d'effets pervers qui se profilent
déjà dans les esprits. Cette inadéquation entre
deux modes de figuration ne serait-elle pas plu¬
tôt source de déphasage et, à terme, de conflit
mental, de schizophrénie?
Il serait trop simple, néanmoins, de voir
dans ce phénomène la seule expression de
l'emprise du Nord sur le Sud. Ainsi, dans les
années 80, des experts tiers-mondistes avaient
exhorté les pays en développement à la coopé¬
ration Sud-Sud, persuadés d'y trouver «la
solution miraculeuse qui mettrait fin aux
échanges inégaux et consacrerait l'apparition
de relations internationales véritablement

démocratiques1». Or, une enquête que nous


avons menée en 1984, portant sur le pro-
| gramme de coopération audiovisuelle arabo-
1 africaine, avait révélé une tendance dc certains
g coopérants à reconduire sous le couvert de
^ grands principes de solidarité les anciennes

le (sOURRIER DE L UNESCO« JUIN 1997


23
relations de domination dont on faisait grief voyageaient dans les bagages des hommes.
à l'ex-colonisateur. Aujourd'hui, elles empruntent, de manière pré-
Mais le sempiternel réflexe, qui conduit les valentc, les ondes et les nouvelles technologies
uns à dénoncer une immixtion des autres dans de la communication. Ces ondes sont bien

leurs affaires intérieures, risque fort de perdre entendu porteuses des valeurs de la société qui
dans un avenir proche ses repères familiers. A les a produites. Et parmi ces valeurs, il y a celles
mesure que des pays du Sud passent dans le de la démocratie. Car c'est le noble paradoxe des
camp des producteurs de technologies de com¬ flux transnationaux, hégémoniques par nature,
munication, l'expansionnisme longtemps ' de laisser passer, même au crible de l'idéologie,
décrié se fait peu à peu interpénétration. l'idée subliminale dc liberté. De liberté et de

droits dc l'homme. Et c'est se sentir citoyen


\Le cyber-tam-tam du monde que de savoir, souvent en «temps
réel», ce qui se passe dans le reste du monde.
Avec les médias classiques, l'enjeu portait sur
Depuis qu'elle a pénétré de façon massive
l'abolition des frontières politiques, pour une
dans les contrées les plus reculées, la télévision
meilleure «intégration». Avec Internet, c'est
a peu à peu dessillé les yeux des populations sur
l'abolition des frontières idéologiques qui est
leurs propres conditions de vie en les confro n-
en jeu: l'uniformisation des comportements et
tant à celles d'autres populations du globe. Et
des idées. Ainsi, pour Nelson Thall, disciple de
cette prise de conscience inquiète toujours les
Marshall McLuhan, le projet inavouable
pouvoirs locaux. Car on peut faire beaucoup de
d'Internet est d'amener «le monde entier à pen¬
reproches à ces ondes qui nous viennent
ser et à écrire comme des Nord-Américains».
d'ailleurs, mais elles auront du moins contri¬
Il ne s'agirait plus alors d'intégration, mais
bué à semer dans les esprits les germes d'une
d'assimilation. Ce n'est certainement pas ce
volonté démocratique irrépressible. Reste à
qu'en attend la plupart des usagers. Pour eux,
savoir quelles strates elles déposeront dans la
il s'agit bien plutôt d'«améliorer le dialogue mémoire collective de demain. . .
entre pays et entre individus dispersés sur le
globe2». Ils ne cherchent pas dans le réseau à 1 . in A. et M. Mattelart, X. Delcourt, La culture contre

fuir le réel, mais plutôt à y trouver ce qui est la démocratie? L'audiovisuel à l'heure transnationale,
La Découverte, Paris, 1983. Voir notre contribution à
susceptible d'améliorer leur qualité de vie dans
cet ouvrage pp. 96, 1 04
le travail comme dans les loisirs.
2. in Etats de la Francophonie dans le monde 1995/1996,
Jadis, disions-nous plus haut, les idées Paris, Documentation française, 1997
La parole et l'Image.
Bédouins dans le désert

(République arabe syrienne).

IleG OURRIER DE L UNESCO [UIN 1997


Le cyberespace: un réseau planétaire
de personnes et d'idées
PARJ.C.NYÍRI
Les idées ont voyagé de la même manière communication verbale en direct, c'est une
V/ ¡-dessus, image
d'ordinateur illustrant les et à la même allure que les hommes situation donnée qui fournit ce contexte. Dans
autoroutes de l'information».
jusqu'à l'introduction, vers 1840, de la un écrit, notamment un livre imprimé, c'est
Ce terme désigne la
télégraphie. Avant 1860, on compte envi¬ l'atmosphère générale du texte, l'ensemble du
circulation ultra-rapide et à
livre, qui donne le contexte de chaque passage
l'échelle mondiale de services ron 51 500 kilomètres de lignes télégraphiques
spécifique. La bibliothèque d'où il vient joue
et d'informations diverses à l'intérieur des seuls Etats-Unis; en 1866, on
contenant textes, sons, aussi souvent un rôle: l'aspect physique du
installe une ligne permanente de télégraphe
¡mages fixes et animées. livre, la masse de ceux qui l'environnent créent
transatlantique et en 1 872 la plupart des grandes
un contexte temporel et aiguisent le sens du
villes du globe sont reliées entre elles. passé. La conscience historique moderne est
L'information devient alors quasi instan¬ née de l'imprimé.
tanée, mais sous une forme très fragmentaire. Cet ample contexte dc l'écrit est absent du
Pour avoir valeur de connaissance, l'informa¬ style télégraphique: ses raccourcis caractéris¬
tion doit se rattacher à un contexte. Dans une tiques le rapprochent de la langue parlée, mais

LE (o
OURRIER DE L UNESCO |UIN 1997
25
les messages transmis n'entrent pas dans le Sans doute la radiodiffusion renforce-t-
cadre propre à la communication orale. Quant elle le sentiment d'une liaison entre tous les
au téléphone, il restitue partiellement l'expé¬ êtres humains, mais elle entretient également
rience d'une conversation menée de vive voix:
dans l'esprit de l'auditeur un flou, un flotte¬
il ne transmet ni les mimiques, ni les gestes, ni ment, en diminuant sa capacité à se forger une
les conditions ambiantes, mais seulement le vision hiérarchisée des faits à partir dc ce qu'il
ton, l'humeur et le débit des propos. On peut vient d'entendre. La télévision accentue davan¬
poser des questions, mener un dialogue. tage cette tendance. La diversité de l'informa¬
L'information transmise, même si elle porte tion transmise par satellite et le champ appa¬
sur des faits ou des événements qui ont eu lieu remment très vaste qu'elle couvre des
à très grande distance, est instantanée et assez informations à la fois verbales et visuelles, qui
détaillée, sans avoir évidemment la cohérence vont des «potins» locaux aux nouvelles inter¬
logique d'une communication écrite. nationales aboutissent à une profusion hété¬
roclite d'images et de messages.
M L'émission électronique La télévision reposant essentiellement sur

Dans les années 1920, la radiodiffusion est vite l'image, on peut désormais concevoir une logique
visuelle, qui complète la logique verbale et qui est
devenue le principal moyen dc divulgation des
appelée à jouer un rôle croissant dans le multi¬
nouvelles ou de la propagande. Cette étape
média. De cette forme interactive dc communi¬
décisive vers une ère de la communication non
cation, les réseaux informatiques, qui ouvrent la
écrite ne fut pas sans conséquence sur la phi¬
voie à une communication entre les utilisateurs
losophie du 20e siècle, en particulier sur les
travaux dc Heidegger et de Wittgenstein concer¬ d'ordinateurs, attendent beaucoup. Reconnais¬
nant la signification linguistique et le rôle sons cependant que l'utilisation des images dans
Jeunes femmes écoutant
cognitif de la communauté. la télévision actuelle pervertit, plus qu'elle ne la
la radio dans un sanatorium
développe, la pensée rationnelle.
des environs de Moscou,
vers 1930.

ML'ordinateur en réseau
Récemment encore, on pouvait analyser les
conséquences sociales et cognitives de l'expan¬
sion de l'ordinateur individuel en négligeant le
rôle du réseau informatique. Aujourd'hui cela
paraîtrait absurde: les ordinateurs sont intégrés
à des réseaux. Ils ne sont plus de simples
machines à calculer ou à traitement de texte,
mais avant tout des points nodaux de com¬
munication. Outil d'une puissance formidable,
l'ordinateur en réseau est capable de rassembler
des informations dispersées données, textes,
documents visuels et sonores dans le monde
entier pourbâtirde nouveaux édifices de savoir,
en exploitant les sources de référence avec une
ampleur de vue et une profondeur que ne per¬
met pas le support imprimé traditionnel.
Cependant, l'ordinateur, qu'il soit ou non
en réseau, présente certaines caractéristiques
qui semblent, paradoxalement, rendre plus
difficile de trouver son chemin dans le laby¬
rinthe de l'information. Les connaissances qui
y sont stockées, loin d'être matériellement
présentes en tant que telles, apparaissent
momentanément par tranches à l'écran. Quand
on lit ou l'on feuillette un livre, qu'on arpente
les rayons d'une bibliothèque ou que l'on
compulse un fichier, on apprend à orienter sa
recherche, repérage que l'outil informatique
ne fournit pas. Pour qu'il y ait une cohérence
dans l'acquisition des connaissances, il faut
que vous ayez de celles-ci une vue d'ensemble,
une sorte de schéma panoramique qui reste
dans la mémoire. Nous nous souvenons visuel¬

lement de certains passages: disposition d'un

w LE Currier de L UNESCO juin i


walle de télégraphe à Paris
en 1889. Gravure d'époque.
texte sur la page imprimée ou emplacement on lisait à voix haute un mode de lecture

d'un volume dans la bibliothèque. Quand on propre aux cultures dc l'ère manuscrite. Le cour¬
lit, ou qu'on parcourt, un texte sur l'écran, rier électronique mais aussi toutes les formes
on a rarement une telle perception. de travaux qu'il est loisible d'effectuer avec des
documents électroniques ont remis en
vigueur un autre trait caractéristique dc l'ère
Des messages électroniques à
manuscrite: l'intcrtextualité, c'est-à-dire le
la toile mondiale
mélange de passages empruntes à n'importe quel
Le courrier électronique est la forme élémen¬ texte en vue d'en produire un nouveau.
Cxposition «Voyage à travers
taire du réseau informatique. C'est un échange, l'espace numérique» à
D'où d'innombrables programmes de
entre deux ordinateurs individuels, de mes¬ l'abbaye de Montmajour, près

sages écrits transmis par lignes téléphoniques d'Arles (France).

(et/ou par câbles larges) et par de puissants


ordinateurs intermédiaires (des serveurs).
Voyageant à travers un ensemble de réseaux
informatiques connectés entre eux, ils attei¬
gnent normalement leur destination en
quelques secondes et la réponse suit dans les
minutes suivantes. Ce type de message est sou¬
vent très proche dc l'échange oral: il est affec-
tivement riche, grammaticalement pauvre et
dépourvu de la rigueur logique qu'exige l'acte
réflexif de l'écriture. On peut l'envoyer indif¬
féremment à plusieurs personnes, voire à une
foule de destinataires.

Souvent des gens lisent des messages qui ne


leur sont pas destinés, les zyzntinterceptés par
hasard, tout comme il arrivait qu'une tierce per¬
sonne capte le contenu d'une lettre à l'époque où

le(o
OURRIER DEL UNESCO »JUIN 1997
27
débats «publics», d'organismes diffusant des tant qu'instruments de la pensée ils n'en avaient
bulletins d'information, de services d'aide ou presque aucun. La possibilité dc manipuler des
de renseignements informatiques, où l'on a images sur l'écran a changé cette situation. Le
vu l'équivalent actuel du forum antique. Alors savoir n'est pas seulement une affaire de théo¬
qu'une part prépondérante de la communica¬ rie, c'est aussi un apprentissage pratique. Les
tion sur le marché électronique est flottante illustrations peuvent montrer comment les
et inorganisée, les groupes de discussion et choses fonctionnent. Il est très difficile, par
d'action coopérative représentent un immense exemple, d'expliquer en mots le maniement
potentiel démocratique et les échanges qu'ils d'un instrument particulier alors qu'une image,
permettent peuvent fournir une information ou une série d'images l'expliquent aisément. Les
de grande qualité. connaissances auxquelles on peut accéder sur
Cette qualité est maintenue plus ou moins la toile ne sont pas simplement universelles,
dans les échanges du réseau de la communauté elles se veulent réellement opératoires.
scientifique. On trouve aujourd'hui un nombre A l'échelle mondiale, rares sont les biblio¬

croissant de revues savantes sur support élec¬ thèques destinées au grand public ou à la
tronique; dans certains domaines, les pério¬ recherche qui aient déjà commencé à informa¬
tiser leur matériau de travail: d'abord les cata¬
diques traditionnels sont même déjà dépassés.
Particulièrement significatifs, comme le sou¬ logues, puis les ouvrages. Une fois numérisés,
ligne Stevan Harnad dans Psychological Science ces documents (en supposant que les pro¬
blèmes de droit d'auteur et autres difficultés
en 1990, sont les changements intervenus au
inhérentes à ce domaine aient été résolus)
stade de la prépublication cette phase
d'enquête scientifique où idées et découvertes seront, et beaucoup le sont déjà, accessibles
sur la toile. Ils constitueront alors le fonds
sont discutées librement entre collègues, pré¬
sentées de façon plus rigoureuse aux séminaires, d'une bibliothèque colossale qui n'existera
conférences ou colloques, puis distribuées très que sur l'écran. Cette bibliothèque «virtuelle»
s'enrichira constamment de publications scien¬
largement sous forme de communications
imprimées avant publication définitive. Il est tifiques sous forme numérisée.
désormais possible, observe Harnad, de «faire Les avantages d'une telle bibliothèque sont
tout cela d'une façon incomparablement plus patents. Les utilisateurs de la toile, qu'ils vivent
approfondie et systématique, par une distri¬ dans des régions pauvres ou riches, auront en
bution aune échelle potentiellement mondiale principe un accès illimité à n'importe quel titre
de la bibliothèque. Ils peuvent copier électro¬
et quasi instantanée, mais aussi par une dyna¬
mique interactive sans précédent». Harnad a niquement le document qui les intéresse ou le
tirer sur imprimante, ou bien l'utiliser selon
baptisé cette forme d'enquête scientifique par le
diverses configurations: en y procédant, par
moyen du courrier électronique du nom
d'Etudes savantes tombant du ciel. exemple, à une recherche, en établissant des
concordances ou un index. Quant aux ouvrages
originaux, on pourra les entreposer en toute
La toile mondiale
sécurité dans des bâtiments appelés à devenir
A la différence de l'univers instable, chaotique, des musées du livre plus que des bibliothèques
difficile à parcourir et à globaliser, des docu¬ traditionnelles.

ments du courrier électronique, la toile mon¬ tnfantsen classe


diale (World Wide Web ou WWW), dernière d'informatique (Etats-Unis).

réalisation en matière de réseau informatique,


est relativement stable et transparente. L'appa¬
rition de la toile représente en soi une véri¬
table révolution. Ses «pages» sont des docu¬
ments multimédias qui portent chacun
l'adresse personnelle de son «éditeur» et sont
connectés à d'autres «pages» par ce qu'on
appelle des «liens d'hypertexte» mots ou
symboles repères. L'ensemble forme une
constellation plus ou moins fixe de documents
faciles à parcourir et à étudier. On s'oriente
facilement dans la toile.
Les documents en multimédia ont aussi des

moyens de transmettre les connaissances qui


font défaut aux textes ordinaires. Là aussi, la
logique de l'image peut servir d'appoint fruc¬
tueux à celle de l'écrit. A l'ère de l'écriture manus¬

crite et même à celle de l'imprimé, les illustra¬


tions ne jouaient qu'un rôle subalterne et en

28 LE ^>UIRRIER DE L UNESCO JUIN 1997


sée dans d'autres domaines qu'on poursuivra
tout en travaillant ou entre des emplois. Cette
institution d'enseignement supérieur sans
murs, sans lieu défini, sans salles de classe, ni
bibliothèque au sens traditionnel apparaît à
cet égard comme une solution idéale. Même si
un minimum d'échanges de vive voix entre
étudiants et professeur semble indispensable,
l'enseignement y sera essentiellement dispensé
dans le cadre d'un réseau informatique.
On peut ne voir là qu'une forme nouvelle
prise au 2 1e siècle par l'enseignement à distance.
Or, il faut le souligner, l'université virtuelle
fait plus que réduire la distance: elle l'abolit
en préservant, ou en recréant, aussi bien la com¬
munauté formée par le professeur et les étu¬
diants que la réalité audible et visible des cours
ou l'interaction vivante des séminaires et tra¬

vaux pratiques. C'est la digne héritière de l'uni¬


versité traditionnelle. Mais elle diffère de celle-
a bibliothèque du
monastère de Sainte- ci, ainsi que du télé-enseignement, dans la
Catherine, construit au 6* Mais ce système présente aussi des incon¬ mesure où, en tirant parti des riches possibi¬
siècle au pied du Sinaï vénients. Même si l'on a pleinement recours lités du multimédia interactif, elle transcende
(Egypte), abrite environ 3 500
aux techniques du multimédia, qui procurent les habitudes mentales de l'imprimé, du texte
manuscrits, la plus
une illusion encore plus forte de présence réelle linéaire figé. Entreprise aux dimensions phi¬
importante collection du
monde après celle de la (par exemple en faisant apparaître les pages des losophiques, la création d'une université vir¬
Bibliothèque vaticane. livres anciens, si on le souhaite, en fac-similé), tuelle revient à dépasser la pensée européenne
les documents informatiques sont peu aptes à moderne jusqu'alors centrée sur le texte.
rendre l'espace et le temps. Ce conflit entre vir¬
tualité et réalité n'est pas toutefois insoluble, L'universel et le local
comme le prouve le programme de la nouvelle
Bibliothèque nationale de France, ou BNF. Au Moyen Age, la langue de travail des grandes
université d'Europe était le latin. A partir du
Cette bibliothèque, qui deviendra entièrement
1 6e siècle, il a été progressivement concurrencé
opérationnelle en 1998, est conçue pour êtreà
par les nouvelles langues littéraires «natio¬
la fois une bibliothèque réelle, d'une taille
nales», qui se sont développées en liaison
gigantesque, et une bibliothèque virtuelle «en
étroite avec la multiplication des imprimés.
ligne» (que l'on peut interroger ou consulter
Celles-ci ont contribué à leur tour à la nais¬
à partir d'un écran). Elle vise à marier l'uni¬
sance des Etats-nations modernes, avec leurs
vers de Gutenberg et celui de McLuhan, à être
bureaucraties centralisées et leurs marchés du
ouverte à tous, démocratique, innovatrice,
travail. Dès lors, l'université est devenue la clé
tout en ayant le plus grand respect du passé. La
de voûte de l'édifice pédagogique national. Or
BNF sera sûrement un phare dans les remous
il semble bien que l'importance pratique des
qui accompagneront la genèse de la biblio¬
universités nationales, du moins dans les
thèque virtuelle planétaire.
nations de petite taille, soit en baisse.
Avec la mondialisation croissante de l'éco¬
Des universités virtuelles
nomie et son corollaire: le besoin d'une éduca¬

Dans un environnement de plus en plus tion universelle, les pressions pour maintenir
dominé par les réseaux d'informatique en mul¬ une homogénéité culturelle à l'échelle nationale
timédia, l'enseignement traditionnel secon¬ se relâchent. La vie communautaire, culturelle,
daire et post-scolaire devient dépassé. Les jeunes linguistique à l'échelon local éveille un intérêt
générations qui grandissent à l'ère de l'ordi¬ grandissant, comme l'atteste le succès des radios
nateur, initiées très tôt aux merveilles de la ou des télévisions régionales. Ces activités ponc-
toile, trouveront artificielle la formation sco¬ tuelles prennent un tout autre sens dès lors
laire antérieure. Les jeunes sont déjà habitués à qu'elles peuvent être directement reliées, à tra¬
acquérir des connaissances, non pas en inter¬ vers le réseau, à des activités d'échelle mondiale,
rogeant leurs aînés ou en allant à la biblio¬ sans immixtion des institutions nationales. Le

thèque, mais en naviguant sur la toile. réseau informatique est universel par vocation,
Dans le post-scolaire la tendance va être à mais il convient parfaitement à tout ce qui est
suivre un apprentissage à vie, d'abord sous local et spécifique. Connaissance universelle et
forme d'un vaste enseignement interdiscipli¬ cultures locales devraient ainsi coexister et

naire, puis dc périodes dc formation spéciali s'interféconder harmonieusement.

LE Q^U RRIER DE L UNESCO! JUIN 1997


29
De la tablette

d'argile à
l'ordinateur, en
passant par le
livre,
l'inscription a
permis aux idées
de franchir le
barrage du
temps et de
l'espace.

Machines à voyager dans le temps


PAR LOUISE MERZEAU

Pour se diffuser dans l'espace, une idée vie au-delà des limites de l'organique et de
doit d'abord traverser le temps, c'est- l'individu. Le message se détache ainsi du corps .
à-dire résister à l'oubli, à l'erreur ou à la et du sujet pour prendre lui-même corps dans
falsification, tout en restant vivante, un organe de mémoire et de diffusion, qui
évolutive et fertile. Ce qu'elle ne peut faire leur survivra.

qu'en se fixant dans la mémoire d'abord,


dans la matière ensuite. Le paradoxe n'est
qu'apparent, car c'est le mouvement même de
Traces et empreintes
la pensée que cette fixation anticipe et garantit. Du silex à l'ordinateur, les instruments qui
Si la mémoire est le premier vecteur de trans¬ ont servi à façonner ces supports portent eux-
mission des idées, c'est en les extériorisant dans mêmes la marque de cette anticipation: toute
un support que leur inscription en prolonge la prothèse technique marque ainsi une première

30 LE (o
OURRIER DE L UNESCO JUIN 1997
scripteurs-lecteurs appartenant à un cercle res¬
treint de clercs).
Avec ses airs immatériels, le fichier infor¬
matique n'échappe pas davantage à cette phy¬
sique des traces hors de laquelle aucune idée
ne saurait durer et circuler. Certes, en perdant
son caractère définitif, le texte électronique
trai table à l'infini perd aussi les variantes et
brouillons qui témoignaient de sa genèse. Mais
la mémoire informatique retient beaucoup
plus d'informations que ne veut bien l'afficher
¡-dessus, fibres optiques.
l'écran. A chaque manipulation écriture,
Ces fils de verre ou de

plastique dans lesquels victoire de l'esprit sur la finitude humaine, un copie, sauvegarde ou effacement , le pro¬
passent des signaux lumineux premier pas vers l'autre qu'il soit d'ailleurs gramme enregistre l'instruction, la code et l'éti¬
sont utilisés sous forme de
ou à venir. quette en une série dc 0 et de 1 . Si ces marques
câbles dans les
Quant aux matières qui portent l'inscrip¬ sont indéchiffrables comme telles, elles n'en
télécommunications.

tion, elles sont aussi des foyers de cette restent pas moins des témoignages infaillibles
M gauche, hiéroglyphes
mémoire en acte: les procédés de fabrication y sur les opérations intellectuelles nécessaires à
rupestres à Assouan (Egypte).
laissent leur signature propre. Pas d'artefact l'élaboration d'un texte, d'une image ou d'un
qui ne soit un palimpseste ou un grimoire. En calcul. C'est en repassant par ces instructions
grattant son parchemin pour le réutiliser, le que le programme pourra restituer, transmettre
moine copiste de l'Occident médiéval produit et modifier ces énoncés, sur une autre machine,
des traces autant qu'il en efface. Le texte initial dans un temps différé.
se brouille ou disparaît, mais un autre s'inscrit
dans le support même du manuscrit, dont les
¡Voyager léger
griffures transmettront de génération en géné¬
ration une véritable histoire. Celle d'une tech¬ L'évolution des techniques d'inscription, de
nique d'écriture (calligraphie, pupitre, plume, stockage et d'enregistrement montre comment
la recherche d'une exactitude croissante des
couteau, règle); celle d'une méthode dc pro¬
traces se combine avec celle de leur mobilité.
duction et d'un système économique (les
peaux, chaulées, décapées, séchées, plâtrées, puis Fixer un message ne vise pas seulement à le
raclées, sont plus coûteuses que les heures de rendre inaltérable, mais garantit aussi sa liberté
travail dans les scriptoria); celle enfin d'un mode de mouvement dans l'espace et le temps, dès
de diffusion, lui-même articulé sur un certain lors que le support peut être manipulé, déplacé
modèle du savoir (un seul message, inépui¬ ou dupliqué. Dc la tablette d'argile ou de métal
sable et sacré, inlassablement visité par des (époque sumérienne) au polyptyque dc bois

Le bureau de l'écrivain russe


Fedor Dostoïevski et la plume
avec laquelle il a écrit les
pages des Frères Karamazov et
du Journal d'un écrivain.

r
LE ^^OU RRIER DE L UNESCO« JUIN 1997
l^
évidé pour recevoir la cire (Rome antique), du peuvent voyager en temps réel, et les données
volumen se déroulant sur plusieurs mètres circulent par milliards le long des fibres
aux feuillets reliés du codex (2c-4= siècles), et du optiques.
livre de poche à la disquette ou à l'agenda élec¬
tronique, les mémoires physiques de l'écrit
i Voyage organisé
n'ont cessé de gagner en maniabilité comme
en fidélité.
Les idées voyagent mieux en groupes. Sciences,
arts et religions sont d'abord des collections,
Pour accéder au texte que lui ont recom¬
qui ramassent l'univers physique ou spirituel
mandé ses maîtres, l'étudiant européen du 13e
en un tout pour le réorganiser afin de le mieux
siècle est contraint d'en emprunter Yexemplar
transmettre. C'est son appartenance à un
auprès d'un stationnaire pour en faire une
ensemble structuré qui garantit la pérennité
copie. Celui du 20e siècle emprunte à la biblio¬ d'un message.
thèque un livre imprimé pour le photocopier, Avant de se donner pour objectif la sauve¬
ou en télécharge la version numérisée dispo¬ garde du patrimoine, le musée trouve son ori¬
nible sur le réseau. Dans les deux cas, les idées gine dans ce besoin de convoquer tous les
circulent en se fixant sur des supports succes¬ savoirs en un même foyer d'échanges et de
sifs; mais d'un mode de fixation à l'autre, le recherches. A la fois trésor et laboratoire, le
risque d'altération des énoncés au moment de Mouseion d'Alexandrie, 300 ans avant J.-C.'
la transmission diminue considérablement. Ce est une communauté d'objets et de penseurs,
qui vaut ici pour les textes se vérifie d'autant d'où science et croyance rayonnent vers
mieux pour la diffusion des images: qu'on l'ensemble du monde hellénistique. Des trésors
imagine seulement la difficulté de recopier un des temples antiques à ceux des églises médié¬
patron, une carte géographique ou un schéma vales ou des princes, c'est le même geste fon¬
de montage, et l'on mesurera combien les tech¬ dateur de la collecte qui ouvre aux kuvres de
l'esprit une voie vers l'avenir. La thésaurisa¬
niques d'inscription gravure, presse ou
tion ne signifie pas seulement l'accumulation:
numérisation affectent la propagation des
savoir-faire et des connaissances.
elle implique un traitement des unités regrou¬
pées en vue d'une gestion et d'une organisation.
En même temps qu'augmente la fiabilité
Inventaire, index, suivi et catalogage, mais aussi
des procédés, les supports s'allègent et se minia¬
comparaison, confrontation et hiérarchisation
turisent, mais ils nécessitent en contrepartie
dynamisent les pièces collectées en les intégrant
un appareillage technique de plus en plus com¬ dans des systèmes générateurs.
plexe. Vitesse et mobilité vont alors de pair Dans la France révolutionnaire, c'est le
avec capacité d'enregistrement, de stockage des regroupement des biens nationaux, récemment
informations. Aujourd'hui, grâce à l'évolu¬ confisqués à la noblesse et à l'Eglise, qui
tion des composants électroniques, celles-ci engendre la notion de patrimoine, et non

Mssemblée de villageois au
sud de Bangalore, capitale de
l'Etat indien de Karnâtaka.

2 LE GOURRIER DE L UNESCO JUIN 1997


MN'oubliezpas le guide
Une fois les croyances et les savoirs concen¬
trés en territoires, encore faut-il apprendre à
naviguer parmi ces univers. C'est là qu'inter¬
viennent les guides, humains ou technolo¬
giques. Accéder à un héritage politique, phi¬
losophique, scientifique ou religieux ne suffit
pas pour s'y reconnaître. Et pour se l'appro¬
prier, il faut pouvoir s'y repérer.
Dc la méthode des lieux communs (loci
communes) utilisée par les rhéteurs romains à
l'hypertexte, ces moyens de repérage ont tou¬
jours représenté l'un des enjeux majeurs de la
mémoire. Parcourir mentalement une archi¬

tecture où sont rangées des images, suivre une


arborescence pour progresser dans un système
de pensée, ou «butiner» d'une page-écran à
l'autre pour «surfer» sur le réseau implique
toujours une topologie de l'information, avec
balises, renvois, sens giratoires, grands axes et
bas-côtés. La disposition des gloses et des notes
en bas de page, la numérotation des chapitres
et des folios, ou les icônes dc nos CD-ROM
garantissent une circulation dans les idées,
condition de leur propre diffusion.
A ces boussoles livrées avec les énoncés,
s'ajoute le relais des médiateurs, organisés en
institutions, partis, clubs, écoles ou corpora¬
tions. A la fois structurés, localises et ouverts
sur leur environnement, ces médiateurs rac¬
cordent la pensée aux interactions sociales qui
lui donnent son sens. C'est par leur interces¬
sion que toute transmission relève d'une stra¬
tégie, d'un rapport de force ou d'un jeu de
rôle. Car la mémoire collective s'appuie sur un
espace-temps partagé, cadre de tensions et de
négociations. Ayant pour fonction dc nourrir
Ilustration montrant les
la croyance du corps social en sa propre per¬
capacités de stockage d'un
l'inverse. Devant la nécessité de protéger images, CD-ROM (jusqu'à 250 000 pétuation, l'héritage consensuel n'est jamais
objets et bâtiments du vandalisme sans-culotte, pages de textes de format A4, donné a priori, et sa construction exige une
l'Etat entreprend de les recenser, de rassem¬ soit 500 ouvrages). maintenance et une régulation incessantes dc
Abréviation de Compact Disk- Pêtre-ensemble.
bler leurs descriptions et de les ordonner en un
Read Only Memory, le CD-ROM
classement des Monuments historiques, qui est un disque compact qui
Ces guides de la mémoire collective se
déterminera l'ordre des priorités pour leur permet de consulter une voient déléguer le pouvoir de distinguer les
conservation et leur restauration. Ainsi réunies énorme quantité de données valeurs qui doivent être conservées de celles
(textes, images et sons).
dans une institution, c'est-à-dire une poli¬ qui doivent être oubliées. Les polémiques fré¬
tique, des lieux et des agents , les idées fixées quemment suscitées par le décret des amnisties
dans la pierre, la gouache ou la céramique pro¬ (dont la première remonte à 403 avant J.-C.) ou
duisent une idée nouvelle: celle d'un bien com¬ par la définition des crimes imprescriptibles
mun, propriété de tous les citoyens et d'aucun suffisent à souligner l'enjeu éthique de toute
en particulier, qui donne corps à la conscience politique mémorielle. Au regard de l'histoire
patrimoniale et nationale. et de la formation des cultures, le choix des
Dans le domaine scientifique, c'est aussi items à enregistrer ou à effacer n'est jamais
par l'agencement des propositions que la indifférent.

mémoire enregistre et produit du savoir. La tentation des sociétés modernes de capi¬


Grilles, tableaux, projections, manuels, dic¬ taliser à l'infini tout ce qu'elles produisent pose
tionnaires et encyclopédies connectent et sys¬ en ce sens une vraie question. Si les nouvelles
tématisent les énoncés pour en extraire une technologies accréditent l'utopie d'une capture
connaissance toujours plus complexe et dyna¬ intégrale des événements, des phénomènes et
mique. C'est par une telle mise en réseau que des messages, elles ne nous dispensent pas de
chaque individu accède à la mémoire des autres. nous rappeler que la mémoire exige l'oubli.

LE (ouiRRIER DEL UNESCO! |UIN 1997


33
DOSSIER

«MEMOIRE DU MONDE»: SAUVER LE PATRIMOINE


DOCUMENTAIRE EN PÉRIL
Lancé en 1992 par I'Unesco, le Programme «Mémoire du latino-américaines envisage, elle, de sauvegarder (microfilmage,
monde» vise à préserver et à mieux faire connaître le patri¬ numérisation, puis expositions et publication) toute la presse du
moine documentaire mondial. C'est-à-dire cette part essentielle 19e siècle de douze pays d'Amérique du Sud un inventaire infor¬
de la mémoire collective qui reflète la diversité et l'originalité matisé de quelque 6 000 titres de journaux a déjà été réalisé. Au
des peuples et des cultures et qui est constituée de textes, d'images et Yémen, un comité national s'est créé pour sélectionner les manus¬
de sons déposés dans les bibliothèques et les archives. crits les plus précieux retrouvés dans les combles de la grande mos¬
Ce patrimoine est fragile et disparaît de manière naturelle: quée de Sana'a un CD-ROM de démonstration a été produit au
papier acidifié qui tombe en poussière, cuirs, parchemins, pellicules Caire. En Afrique, la mise sur CD-ROM de milliers de cartes postales
photographiques ou filmiques, bandes magnétiques agressés par anciennes (1890-1930) ayant trait à 16 pays de la Communauté
la lumière, l'humidité, la chaleur ou la poussière. A ces causes inhé¬ économique des Etats de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO) est un
rentes aux supports s'en ajoutent d'autres, extérieures, et souvent bon exemple de projet régional. Une trentaine d'autres projets sont
catastrophiques si l'on n'a pas adopté de mesures préventives: inon¬ actuellement à l'étude, entre autres la restauration et la préservation
dations, incendies, ouragans, tremblements de terre, mais aussi de 7 000 heures d'enregistrement de musique populaire chinoise, la
guerres, bombardements et destruction criminelle, déplacements préservation de manuscrits tamouls sur feuilles de palmier en Inde,
accidentels ou délibérés. du patrimoine filmique vietnamien et de manuscrits au Laos.
Ce programme vise deux objectifs complémentaires: la conser¬ Enfin, pour que I'Unesco puisse jouer pleinement son rôle dc
vation de ces documents et leur divulgation. Il vise à rendre ce coordonnateur et de catalyseur, trois inventaires sont dressés en
patrimoine accessible au plus grand nombre, tant à l'intérieur qu'à coopération avec de nombreuses organisations professionnelles
l'extérieur des pays où il se trouve, par création de produits dérivés: compétentes:
banques dc textes, de sons et d'images, reproductions sur disques l'inventaire des collections de bibliothèques et des fonds
compacts, livres, cartes postales, microfilms et autres, et présence sur d'archives ayant subi des destructions irréparables depuis 1900,
Internet. publié sous le titre Mémoire perdue;
*" les collections de bibliothèques et fonds d'archives en péril;
Registre de la «mémoire du monde» ' l'inventaire des actions en cours pour protéger des patrimoines
documentaires.
Cherchant à sensibiliser les gouvernements à la sauvegarde de leur L'UNESCO a également publié des directives concernant les cadres
patrimoine documentaire, le programme les incite à créer des comi¬ technique, juridique et financier du programme et ses structures de
tés nationaux. Ceux-ci peuvent mettre sur pied des projets de conser¬ travail. Ce texte est distribué gratuitement, dans toutes les langues offi¬
vation et de valorisation qu'ils aimeraient voir inscrits dans le cielles de I'Unesco, sous le titre Mémoire du monde, principes dire c-
Registre de la «mémoire du monde». Ce registre, comparable à teurs pour la sauvegarde du patrimoine documentaire.
certains égards à la Liste Unesco du patrimoine mondial, recense
le patrimoine documentaire présentant un intérêt universel. C'est Pour plus ample information, s'adresser à
un Comité consultatif international, dont les membres sont dési¬ Abdelaziz Abid, responsable du Programme
gnés par le directeur général de I'Unesco, qui octroie au patri¬ «Mémoire du monde», Division de l'information et
moine proposé par les comités nationaux le label «Mémoire du de l'informatique, Unesco, 1, rue Miollis,
monde» et qui recommande son inscription dans ce Registre. 75732 Paris cedex 15, France.
Les critères de sélection sont clairement définis. Un patrimoine Internet: http://www.unesco.org/cii/en/accueil.html
documentaire est jugé d'intérêt universel s'il a eu une influence
majeure sur l'histoire du monde; s'il a contribué de façon excep¬
tionnelle à notre compréhension du monde à un moment donné ou
s'il éclaire un lieu ayant marqué de façon capitale l'histoire; s'il est
INDEX TRANSLATIONUM
associé à une personne ou un groupe humain ayant contribué de
façon remarquable à l'histoire ou à la culture mondiale; s'il apporte l'Index Translationum est une bibliographie internationale des traductions
des informations précieuses sur un thème majeur de cette histoire; d'ouvrages. Né en 1932, il paraît à partir de 1948 sous la forme d'un volume
s'il constitue un exemple important d'un style ou d'une forme
annuel. Depuis 1993, cette édition sur papier est remplacée par un cd-rom
d'expression notable; s'il a une valeur culturelle, sociale ou spirituelle
annuel dont l'édition, mise àjour chaque année, est cumulative.
exceptionnelle qui transcende une culture nationale.
Cet outil de travail unique au monde, élaboré grâce à une coopération
Des comités nationaux existent déjà dans 26 pays. La première
conférence internationale sur la «mémoire du monde», à laquelle internationale continue, permet de recenser les traductions parues dans une

ont pris part quelque 150 délégués dc 65 pays, s'est tenue à Oslo du centaine de pays, de l'Albanie au Zimbabwe, et dans toutes les disciplines
3 au 5 juin 1996. La résolution qu'elle a adoptée invite tous les pays (en sont exclus les périodiques, articles de périodiques, brevets et brochures).
à mettre en place des comités nationaux «Mémoire du monde» et L'édition de 1996 comprend quelque 830 000 notices bibliographiques; près
à participer activement au Programme.
de 200 000 auteurs y figurent et 400 langues y sont mentionnées.

Projets pilotes L'édition courante de l'/Tpeut être commandée directement à: Editions Unesco,

Division de la promotion et des ventes, 7, place de Fontenoy, 75352 Pans


Pour préserver des documents précieux et fragiles et en faciliter
07/SP, France. Télécopie: (33) 01 45 68 57 41. Internet: http://www.unesco.org
l'accès au plus grand nombre, plusieurs projets ont eu recours à
des techniques modernes. Par exemple, la Bibliothèque de l'Aca¬ Bibliographie
démie des sciences de Russie de Saint-Pétersbourg, avec le soutien
de I'Unesco et de la bibliothèque du Congres de Washington, Les traducteurs dans l'histoire, Jean Delisle et Judith Woodworth (dir.), Presses
compte numériser sur CD-ROM la Chronique de Radziwill, monu¬ de l'Université d'Ottawa/Editions Unesco, 1995
mental manuscrit enluminé du 15e siècle relatant l'histoire dc la

Russie du 5e au 13e siècle. L'Association des bibliothèques nationales

34 LE Q
OURRIER DE L UNESCO
LES ROUTES DU DIALOGUE
Comment les identités culturelles se sont-elles forgées BIBLIOGRAPHIE
au fil du temps? Par un jeu d'influences venues
d'ailleurs, de rencontres avec d'autres cultures, de
Publications des Editions Unesco, 1, rue Miollis, 75732 Paris Cedex 15,
migrations d'une région vers une autre. Pour mieux France. Tél.: (+33) 01 45 68 43 00. Télécopie : (+33) 01 45 68 57 41.
comprendre comment elles ont façonné les sociétés contem¬ Internet : http://www.unesco.org/publishing
poraines, I'UNESCO a lancé en 1988 des projets d'étude de
«routes» qui ont relié les peuples du monde depuis des temps CD-ROM:

immémoriaux. Cette étude mobilise scientifiques, universi¬


«Serinde: les oasis perdues des routes de la soie» , Mac/PC, 1995, 320 FF
taires du monde entier, pour réaliser un vaste programme de
recherche, dont quatre expéditions.
LIVRES:
La première, celle des Routes de la soie: Routes de dia¬
logue entre l'Est et l'Ouest, a montré le rôle central joué par Les abolitions de l'esclavage, de L. F. Sonthonax à V. Schoelcher, 1 793-
1794-1848,1995
la circulation des personnes, des idées et des valeurs dans
L'Afrique entre l'Europe et l'Amérique. Le rôle de l'Afrique dans la ren¬
l'évolution des cultu-res. Ce projet a donné naissance à un
contre de deux mondes, 1492-1992, Elikia M'Bokolo (dir.), 1995
grand nombre d'initiatives diverses et à une quarantaine de
La Société des amis des Noirs (1 788-1800). Contribution à l'histoire du
publications, dont six faites par I'Unesco. Le projet de la
mouvement anti-esclavagiste, Marcel Dorigny, (à paraître)
Route de l'esclave, inauguré au Bénin en 1994, révélera les
Los códigos negros de la América española (1768-1843), Manuel Lucena
causes, les modalités d'exécution et les conséquences de la
Salmoral, (à paraître)
traite négrière, qui a transformé l'histoire de l'Afrique et des
Les routes de la soie, patrimoine commun, identités plurielles, Jean
Amériques. Lancé en 1991, le projet des Routes du fer mettra Leclant, 1994
en lumière l'impact de la métallurgie africaine sur l'évolution
The African Slave Trade from the Fifteenth to the Nineteenth Century,
des sociétés et des cultures du continent. Le projet, né aussi en 1985

1991, des Routes de la foi (en hommage à l'importance inter¬ La Route de la soie et des épices (4 volumes pour jeunes lecteurs):
nationale, interculturelle et interreligieuse de Jérusalem) vise Cultures et civilisations, Struan Reíd, 1994; Exploration à travers les mers
à mieux faire comprendre les liens étroits tissés au fil des siècles et les océans, Paul Strathern, 1993; Exploration à travers les terres loin¬
entre les trois religions monothéistes. Lancé en 1995, le projet taines, Paul Strathern, 1993; Inventions et commerce, Struan Reíd, 1994.
des Routes d'al-Andalus, entre l'Europe, le monde arabe et
l'Afrique noire, entend montrer au grand jour la force d'ave¬ ARTICLES PARUS DANS LE COURRIER DE L'UNESCO:

nir de l'héritage interculturcl de l'Espagne musulmane où, Sur les Routes de la foi:
entre le 8= et le 15e siècles, trois cultures, à travers trois reli¬
«La ville trois fois sainte», Annie Laurent, mai 1995 (Pèlerinages)
gions, ont créé une civilisation cosmopolite. Sur les Routes de la soie:

«Le retour du Fulk al-Salamah> , François-Bernard Huyghe, août-sep¬


tembre 1991 (Dialogues avec la mer)
«Du royaume de Silla au temple de Shoshoin» , François-Bernard Huy¬
ghe, juillet 1991 (Mozart et les lumières: l'énigme du génie)
COLLECTION UNESCO D'rUVRES «Le centre du labyrinthe», François-Bernard Huyghe, mai 1991 (Lejeu)
REPRÉSENTATIVES «Ambassadeurs, aventuriers et empires» , François-Bernard Huyghe,
avril 1991 {Regards sur le temps)
Créée en 1948, la collection Unesco d' représentatives a pour voca¬
«Les milles et un fils d'Ariane», François-Bernard Huyghe, mars 1991
tion d'encourager la traduction, la publication et la diffusion dans de grandes
(Musiques du monde: le grand métissage)
langues véhiculaires (anglais, français, espagnol et arabe) de textes significa¬
«Sur les traces de Marco Polo», François-Bernard Huyghe, janvier
tifs du point de vue littéraire et culturel, mais restés jusque-là peu connus hors
1991 (La ville éclatée)
de leur frontière nationale ou de leur cadre linguistique d'origine.
«Routes de la soie, chemins de la connaissance» , Ahmad Hasan Dani,
Les iuvres traduites grâce à ce programme de coopération et d'échanges
mars 1989
culturels sont copubliées par I'Unesco et des éditeurs du monde entier. Elles
«A la redécouverte des routes de la soie» , novembre 1988 (La Décen¬
constituent aujourd'hui un catalogue d'un millier de titres, issus de 80 pays
nie mondiale du développement culturel)
et écrits dans une centaine de langues d'origine. La collection s'efforce de reflé¬
ter la mosaïque variée du patrimoine littéraire mondial sous forme d'antholo¬
NUMÉROS DU COURRIER DE L'UNESCO
gies par thèmes, par genres, par pays. Elle s'attache aussi à faire connaître le
ENTIÈREMENT CONSACRÉS AUX ROUTES:
patrimoine littéraire de pays de langues minoritaires ainsi que des textes appar¬
tenant à la tradition. En traduisant et en diffusant leurs ouvres, elle a contri¬
L'esclavage, un crime sans châtiment, octobre 1994
// était une fois al-Andalus..., décembre 1991
bué à la consécration internationale de certains auteurs, comme les prix Nobel
Averroès et Maimomde, deux grands esprits du 12e siècle, septembre
Yasunan Kawabata ou Gheórghios Seféris.
1986
Les luvres publiées, outre leur représentativité nationale et leurs quali¬
les routes commerciales, juin 1984
tés littéraires, doivent être conformes aux idéaux et principes de I'Unesco, en
n'incitant sous aucune forme à la guerre, au racisme ou à la violence, mais en
ET DES NUMÉROS DE SOURCES UNESCO:
favorisant au contraire la tolérance, la paix et la compréhension mutuelle entre
les peuples et leurs cultures. Routes du dialogue: les autres, c'est nous, n° 70, juin 1995
Pour obtenir renseignements complémentaires et catalogues: Au bout de la route: la soie, n° 18, septembre 1990

Librairie de I'Unesco, 7, place de Fontenoy, 75352 Paris 07/SP, France.


Editions Unesco, 1, rue Miollis, 75732 Paris cedex 15, France.
POUR PLUS AMPLE INFORMATION:

Division des projets interculturels,


Le Coumerde ¡'Unesco a publié un numéro entièrement consacré à la collection Unesco Unesco,1, rue Miollis, 75732 Paris Cedex 15, France.
d' représentatives: Aux sources de la littérature universelle (janvier 1986). Tél.: (33) 01 45 68 47 64. Télécopie: (33) 01 45 68 55 88.

LE ÇoOURRIER DE L UNESCO JUIN 1097


35
la chronique de
Federico Mayor
I

e l'idéal
a Taction
Dans son dernier livre, Unesco: un idéal en action, Actualité d'un texte

visionnaire, Federico Mayor revisite l'Acte constitutif de l'Organisation

qu'il dirige, depuis bientôt dix ans, pour développer une vaste réflexion

sur le sens et l'avenir de la coopération intellectuelle internationale.

Nous reproduisons ici l'introduction de cet ouvrage.

Faut-il un cataclysme comparable à «la grande et terrible


guerre» pour susciter dans le monde un sursaut salutaire
et amener les détenteurs du pouvoir politique, écono¬
mique et spirituel à retrouver la force de conviction,
l'élan et la détermination de ceux qui, en 1945, avaient
pris l'engagement de bâtir un monde meilleur?
L'espèce humaine est-elle condamnée à ne trouver en
elle-même la volonté et la force d'agir collectivement et
vigoureusement que lorsqu'elle se verra à la dernière
limite devant l'abîme? N'est-elle capable qu'en des périodes
exceptionnellement dramatiques d'encourager les diri¬
geants des nations, et notamment des plus puissantes, à
s'inspirer dans leur action d'une vision historique et pla¬
nétaire des choses et d'accepter que soient rélégués au
second plan les intérêts et les préoccupations du moment?
Le 201' siècle touche à sa lin. Il a été marqué par des réa¬
lisations éclatantes du génie humain et par une succession
de révolutions technologiques sans précédent qui ont mis
l'homme en mesure de produire une quantité et une
variété de biens et de services que nul n'aurait pu imagi¬
ner au moment où s'achevait le siècle précédent. Des
progrès considérables ont été réalisés en matière d'édu¬
cation, de santé, de communication et dans bien d'autres
domaines encore. Le 20'" siècle aura vu la libération de

dizaines de peuples et des bouleversements politiques et


géopolitiques dont l'ampleur et les conséquences n'ont
guère eu d'équivalent dans le passé. Mais il a également
été marque par des guerres d'une envergure, d'une inten¬
sité et d'une puissance de destruction que l'histoire
n'avait jamais connues. Globalement, l'évolution du

36 leG>u RRIER DE L UNESCO JUIN 1097


monde à la veille du 21e siècle reste inquiétante, même Ce qui fait défaut, c'est la détermination de surmon¬
après les espoirs suscités notamment par la fin de la guerre ter les égoïsmes nationaux et les intérêts immédiats pour
froide et de l'apartheid, et la paix en El Salvador et au s'engager dans la voie de la solidarité, c'est le courage
Mozambique. La prolifération des violences et des conflits de proclamer et de convaincre que, dans un monde de
meurtriers fait quotidiennement de nombreuses victimes, plus en plus interdépendant, la paix et le bien-être sont
sème la terreur, provoque des déplacements massifs de précaires et fragiles s'ils ne sont pas partagés par tous.
population, dévaste des régions entières. La montée de Cette détermination, il faut la créer. Le système des
fanatismes de toutes sortes et les manifestations de l'into¬ Nations Unies a une grande responsabilité à cet égard. Les
lérance traumatisent des peuples et menacent la paix organisations qui le composent devraient, elles aussi,
lorsqu'elles ne dégénèrent pas en guerres civiles carac¬ faire preuve de courage et de persévérance pour assu¬
térisées. Des génocides «annoncés» bien à l'avance sont rer cette détermination et pour peser davantage sur les
perpétrés sous le «regard résigné» d'institutions qui grandes décisions intéressant le monde. En raison de la
devraient pourtant les prévenir et y mettre fin, mais qui mission éthique qui lui est reconnue, I'UNESCO a proba¬
étaient préparées pour faire face à d'autres situations. blement un rôle de pionnier à jouer en la matière.
Les efforts visant à protéger et à régénérer l'environnement La plupart des organisations constituant le système des
ont, certes, connu quelque succès, mais la tendance à Nations Unies célébrant leur cinquantième anniversaire,
l'échelle de la planète est celle d'une dégradation pré¬ c'est là une occasion dc choix pour lancer des initiatives
sentant, à terme, une grave menace pour la survie de dans ce sens et aider à retrouver la force de conviction,
l'espèce humaine. L'aggravation des inégalités crée des ten¬ l'élan et l'engagement des débuts. Un effort visant à
sions entre groupes de pays et provoque des fractures à renouer avec l'esprit, la volonté et l'espérance qu'exprime
l'intérieur des nations. Loin de s'atténuer, la pauvreté si remarquablement l'Acte constitutif de I'UNESCO et à en
s'accentue dans le monde industrialisé comme dans les dégager les orientations pour l'action à mener en cette
pays en développement. Des peuples entiers se trouvent période de transition peut certainement y contribuer.
confrontés à un phénomène d'appauvrissement général Le message politico-éthique et philosophique de l'Acte
alors qu'une minorité s'enrichit. constitutif de I'UNESCO est contenu dans son préambule
Malgré des progrès indéniables, la démocratie reste et son article premier. Un grand texte et, par la péren¬
fragile et elle est loin d'être entrée dans les mmurs et dans nité de son message humaniste, l'Acte constitutif en est
la culture politique des citoyens au quotidien. Les vio¬ un ne livre pas tout son message, on pourrait dire
lations des droits de l'homme et des libertés fondamen¬ tout son secret, au premier abord. La lecture d'un tel
tales demeurent nombreuses, et de larges secteurs de la texte est, dans une large mesure, déterminée par le
population, notamment les jeunes, sont marginalisés, contexte historique et on n'en retient, le plus souvent,
tenus à l'écart du débat sur l'avenir, y compris dans que ce que l'actualité de l'histoire fait apparaître comme
des pays qui se veulent les champions de la défense des particulièrement important et qui constitue la préoccu¬
droits de l'homme. pation prioritaire de ses contemporains.
La non-réalisation, le détournement ou l'usure Dans la conjoncture actuelle, la lecture de l'Acte
d'idéaux et de valeurs qui, naguère encore, donnaient constitutif, ainsi que des actes de la Conférence qui le
espoir à des millions d'hommes et de femmes, les mobili¬ rédigea et l'adopta, révèle certains aspects du message
saient et les aidaient à transcender des intérêts immédiats, dont ce texte est porteur qui n'ont pas toujours retenu
laissent des vides, des désenchantements, un désarroi et l'attention qu'ils méritaient. Les principales idées procla¬
des amertumes. Des sentiments de frustration et d'humi¬ mées dans le texte fondateur et ses notions clefs acquièrent
liation s'accumulent et, si rien n'est fait pour les apaiser, ainsi, aujourd'hui, une portée plus vaste et plus de force
ils risquent de provoquer des explosions violentes. encore que naguère. C'est le cas, notamment, des notions
De toute évidence, aucun peuple n'échappe totale¬ et des idées telles (pie paix, idéal démocratique de dignité,
ment à une crise des valeurs, ou peut-être doit-on dire d'égalité et de respect delà personne humaine, solidarité
à une crise morale. intellectuelle et morale de l'humanité, idéal d'une chance

Et pourtant... Pourtant l'humanité possède le savoir et égale d'éducation pour tous, libre échange des idées et des
les moyens qui lui permettraient de mettre fin à la plupart connaissances, prospérité commune de l'humanité, avan¬
des crises, d'éliminer, de réduire ou d'atténuer considé¬ cement et diffusion du savoir.

rablement les causes des inégalités révoltantes, des injus¬ Le lecteur trouvera, dans les pages qui suivent, le
tices, des discriminations, des exclusions, des frustrations, résultat d'un effort visant à dégager certaines implications
des humiliations. Au sortir de la «grande et terrible de ces idées et notions qui paraissent s'imposer dans le
guerre», elle s'est dotée d'un ensemble de mécanismes de contexte de la problématique mondiale actuelle. Cet
concertation et d'action permettant aux nations du monde effort n'est pas et ne pouvait pas être exhaustif. II n'est
et aux hommes et aux femmes de bonne volonté de joindre qu'une contribution à la réflexion sur la raison d'être de
leurs efforts pour assurer la paix universelle, la prospé¬ I'UNESCO et sur sa mission telle que ses fondateurs l'ont
rité commune et le bien-être dc tous les peuples. L'UNESCO voulue et l'ont définie et telle qu'elle se présent»; dans
est l'un de ces mécanismes, et non des moindres. la perspective du 2L siècle. I

LE \OU RRIER DE L UNESCO |U1N 1907


37
par France Bequette

La qualité de l'eau et (le l'air,


I la protection de la faune et de
la flore sont des sujets mobilisateurs.
Le sol, en revanche, peu étudié et
peu connu, est négligé par les poli¬
tiques publiques. Trop banal, sans
doute, pour attirer l'attention, sou¬
vent dissimulé à la vue par la végé¬
tation, il est aussi d'une complexité
décourageante. Lorsque la Terre
était peu peuplée, ses utilisateurs
directs agriculteurs, forestiers,
bâtisseurs respectaient cette
couche superficielle et pourtant
essentielle à la vie.

Ce n'est plus le cas. Dans tous


les pays, développés ou non, le sol
est agressé, violenté, pollué. Il est
éventré de mines, percé de puits de
pétrole, labouré, bétonné. Par des
traitements «contre nature», il reçoit

engrais, herbicides et pesticides afin


de produire toujours davantage. Fougères et de la température et de la vie végé¬ nisé qui, par l'intermédiaire des
Peut-on indéfiniment porter atteinte érables d'un
tale, animale et humaine dont il est plantes et des animaux, nourrit les
à cette ressource naturelle? jardin japonais.
le support. A la fin du 19" siècle, sociétés humaines et qui est le sup¬
Le sol est la partie meuble et peu
apparaît la pédologie, branche de port direct de l'agriculture.
épaisse (de quelques centimètres à
la géologie appliquée, qui étudie les
quelques mètres) de la lithosphère,
la couche supérieure de l'éeoree ter¬ caractères chimiques, physiques et
UNE ANATOMIE MAL CONNUE
restre soumise aux intempéries. 11 biologiques, l'évolution et la répar¬
tition des sols. Mais c'est seulement
Pour décrire le sol, on distingue, du
est constitué des fragments de la
haut vers le bas, trois strates ou
roche mère, brisés et remaniés sous depuis une cinquantaine d'années
couches que les spécialistes appel¬
les effets conjugués de l'eau, de l'air, qu'on connaît mieux ce milieu orga-
lent «horizons». Ceux-ci se diffé¬

rencient par leur composition plus


ou moins riche en minéraux ou en

matières organiques, par les varia¬


tions de leur couleur, de leur tex¬

ture, de leur porosité, de leur teneur


en eau ou en gaz carbonique.
La litière, mobile, est facile à
observer à l' nu. On y trouve des
débris végétaux (branches, feuilles
d'arbres, aiguilles de pin, herbes
fanées, mousses, graines, fruits) et
des débris animaux (cadavres et
déjections). Au-dessous, se trouve
l'horizon humifère: une terre brune

ou noirâtre, qui contient les débris


décomposés de la litière et les par¬
ticules minérales remontées des

Acariens de gazon. couches profondes par les vers de


Coupe de sol végétales, aussi de nombreux C) clés
forestier vue au
biologiques passent-ils par lui. Une
ras du sol.
fonction alimentaire: il recèle des

éléments nécessaires à la vie, comme


les sels minéraux, l'air et l'eau, qu'il
accumule et met à disposition des
plantes et des animaux. Il joue, en
somme, «le rôle de garde-manger
qui, selon les cas, est plus ou moins
grand et plus ou moins rempli; de
même, il retient l'eau qu'il rend aux
plantes en fonction de leurs besoins.
Au total, une grande partie de ce
(pie les plantes mangent, boivent,
respirent, vient du sol». Une fonc¬
tion filtre: ce milieu poreux fonc¬
tionne comme un épurateur et
confère à l'eau (des puits, des
sources, des rivières) (¡ui le traverse
ses qualités chimiques et biolo¬
giques. Enfin, une fonction maté¬
riau: il sert à la fois de support et de
matériau de construction (bâtiments,
poteries, minerais, etc.).

UN TAPIS BIOLOGIQUE

Une faune et une flore souterraines

d'une incroyable diversité y prolifè¬


rent à l'abri des regards. Yves Coi¬
nçait, professeur au Muséum natio¬
nal français d'histoire natu relie, est un
spécialiste passionné dc la microfaune
du sol. «Le grand public, écrit-il, a
entendu parler de cette masse fabu¬
leuse qu'est le plancton marin, mais il
ne sait pas qu'à chaque instant, il

Microarthropodes foule des myriades d'animalcules


du sol forestier. constituant des populations denses, ^

terre. La qualité de cet horizon est


capitale pour la croissance des
plantes. Si, dans ses parties com¬
pactes, la vie n'est pas importante,
elle est très intense le long des
canaux formés par la décomposition
des racines mortes et des trous creu¬

sés par les vers de terre. Le troisième


horizon est qualifié de minéral. Il
représente l'interface entre la
couche d'humus et la roche mère.

D'une couleur plus claire que


l'humus, il recèle du sable, des gra¬
viers, des limons ou des argiles.
Les fonctions du sol sont mul¬

tiples, mais il en remplit quatre prin¬


cipales, mises en lumière parl'agro-
nome et pédologue Alain Huellan,
dans un ouvrage intitulé Regards sur
le sol.

Une fonction biologique: il abrite


de nombreuses espèces animales et

39
LE Qu RRIER DEL UNESCO JUIN 1907 ^
variées et actives qui, d'ailleurs, à vénération du sol témoigne encore A gauche, un les pays développés et 2 154 pour
acarien du groupe
4 bien des égards, font précisément pen¬ delà conscience de l'importance de les ¡lays en développement. Comme
des oribates.
ser au plancton. Le promeneur croit son mystère. Le sol est la racine l'écrit Michel Robert, de l'Institut
tout simplement marcher sur un sol même de l'humanité. S'il disparaît, A droite, un national français de recherche agro¬
collembole. Ce
minéral et inerte, alors qu'il se alors l'homme disparaît. nomique (IJNRA), «la fertilité natu¬
groupe voisin des
déplace sur un tapis biologique en «Tout est une question d'équi¬ relle des grandes forêts tropicales a
insectes est
perpétuelle évolution.» libre entre les capacités fonction¬ extrêmement toujours fait illusion. En réalité, il
La pédozoologie, c'est à dire nelles et de renouvellement des sols ancien. s'agit d'un écosystème fragile et, dès
l'étude de la faune du sol, est une et la pression des activités humaines, que l'on y touche par les deforesta¬
science récente et son inventaire est qui est excessive, souligne encore ce tions, on provoque des évolutions
loin d'être terminé. Il faut savoir, pédologue. A travers le monde, les importantes et irréversibles qui inté¬
pour en mesurer la difficulté, exemples de sols gravement modi¬ ressent plus de onze millions d'hec¬
qu'examiner la matière vivante des fiés, gravement blessés, à la suite de tares chaque année dans les zones
15 premiers centimètres d'une tern; leur mise en valeur, sont trop nom¬ tropicales».
de prairie la plus banale révèle, par breux: érosion, bien sûr, mais aussi Dans la forêt, la stabilité des sols
gramme, une flore de 100 000 déstructuration, tassement, appau¬ est grande et l'érosion faible. Mais le
algues, 600 000 000 de bactéries, vrissement et baisse des activités bio¬
défrichement mécanisé compacte la
400 000 champignons et une micro- logiques, dessicalion excessive, accu¬ terre, qui s'imperméabilise. L'eau
faune, par décimètre cube, de mulation de sels toxiques, lavage des alors ruisselle et l'érosion s'opère.
1 55 1 000 000 de protozoaires (uni- éléments fins et nutritifs, pollution.» D'où une recrudescence des phéno¬
cellulaires), de 51 000 métazoaires Selon l'Organisation des Nations mènes d'érosion. Les causes en sont

(constitués de plusieurs cellules) Unies pour l'alimentation et l'agri¬ multiples: la deforestation, mais aussi
dont 50 000 nematodes (vers). Yves culture (FAO), les sols cultivables le surpâturage et l'augmentation des
dans le monde sont estimés à 3 031
Coineau a créé, à Paris, le premier cultures pour répondre à la crois¬
microzoo au monde où les visiteurs millions d'hectares, dont 877 pour sance démographique: «Le sol est glo¬
placés devant des microscopes balement de moins en moins riche en

découvrent des créatures d'aspect matière organique et de moins en


surréaliste, comme les acariens ou Pour en savoir plus: moins couvert par les cultures.» La
les collcmboles, ses préférés. 11 les perte en sols atteindrait actuellement
Agricultures, Cahiers d'études et de recherches francophones,
traque non seulement dans le sol, de 5 à 7 millions d'hectares par an,
vol.l, n°l, mars-avril 1992
mais jusque dans notre lit où ils se estime la FAO; si l'érosion continue,
logent au prix d'une miraculeuse Regards sur le sol 20 à 30% des sols cultivables vont

adaptation! par Alain Ruellan et Mireille Dosso, Foucher, Paris, 1993 disparaître d'ici à l'an 2000.
11 faut dorénavant considérer les
Le sol
sols comme une ressource non renou¬
LA PRESSION DES ACTIVITÉS par Michel Robert, Masson, Paris, 1996
velable, au même titre que la tourbe,
HUMAINES
Guidelines for Soil Survey and Land Evaluation le charbon ou le pétrole. Un sol met
Nous vivons avec le sol dans un in Ecological Research très longtemps à se former. Il faut à
étroite relation d'interdépendance. par R. F. Breimer, A. J. van Kekem et H. van Reuler, la nature 100 à 400 ans au moins

«Le mot "sol" se dit "adâmah" en MAB Technical Notes 17, Unesco, 1986 pour créer 10 millimètres de sol
hébreu; il est à l'origine d'un autre superficiel et il lui faut 3 000 à
Le seizième Congrès mondial de science du sol, présidé par Alain Ruel¬
mot: "adam", le premier homme, 1 2 000 ans pour en former un d'une
lan, se tiendra du 20 au 26 août 1998 à Montpellier (France). Les
rappelle Alain Huellan. Au Japon, profondeur équivalant à la longueur
langues seront le français, l'anglais, l'allemand et l'espagnol. Secré¬
il existe des temples shintoïstes de cette page. L'humanité n'a pas le
tariat: téléphone: 0033 4 67 04 75 38; télécopie: 0033 4 67 04 75 49;
dédiés au sol: le signe japonais "sol" temps d'attendre qu'il se reconsti¬
courrier électronique: isss@agropolis.fr
symbolise la plan te enracinée. Cette tue. Il est urgent de le protéger. I

40 LE ÇowRRIER DE L UNESCO! JUIN 1907


LE ZIMBABWE DÉBORDÉ
PARSES ÉLÉPHANTS
Le Zimbabwe a soumis au secré¬

tariat de la CITES (Convention


internationale sur le commerce de

la faune sauvage) son souhait de


vendre son stock de 33 tonnes

d'ivoire d'éléphant, ce qui repré¬


senterait 4 millions de dollars. La

population des éléphants, proté¬


gés dans le pays, est estimée à
64 000 têtes et continue de pro¬
liférer, contrairement aux autres

régions d'Afrique où ces animaux


tendent à disparaître. Les trou¬
peaux font souvent de grands
dégâts dans les cultures et la vente
des défenses permettrait d'indem¬
de sélectionner plus rapidement éclairés et les adultes poursuivre grasses ou herbacées. La meilleure
niser les paysans. Mais la CITES a
des végétaux alliant des qualités leurs activités à domicile. Il suf¬ espèce à caoutchouc est l'hévéa
interdit depuis 1990 la vente de
aromatiques à une bonne pro¬ fira désormais aux familles rurales d'Amérique du Sud (Hevea bru-
l'ivoire des éléphants, considérés
ductivité et à une résistance aux
de verser un acompte de 75 à 100 silieiisis), qui a été introduit en
comme une espèce en voie de dis¬
maladies.
dollars et de payer 1 0 dollars par Asie au 1 91' siècle. Ce grand arbre
parition. La prochaine réunion de
la CITES a licúen juin à Harare. mois pendant quatre, ans pour ne prospère qu'en climat tropical
acheter à crédit des installations ou equatorial humide et peut
Sa décision est très attendue. H
CFC ET EMPREINTES
solaires. Le Eonds pour l'environ¬ vivre, à l'état sauvage, plus de 100
DIGITALES
nement mondial complétera les ans. Un hévéa cultivé produit en
HOTELS VERTS Le eliloroiluorocarbone (CFC), acomptes à hauteur d'une cen¬ moyenne 30 grammes de caout¬
ennemi de la couche d'ozone, est
Dans de nombreux hôtels d'Amé¬ taine de dollars par famille. H chouc par jour, obtenus par sai¬
utilisé par la police pour faire res¬ gnée du tronc. Pour fabriquer un
rique du Nord, une notice est
sortir en pourpre les cm p rein tes pneu de voiture, il faut une sai¬
désormais affichée en plusieurs
langues dans la salle de bains: «Si
digitales sur des surfaces poreuses UNE HISTOIRE DE gnée de 1 70 hévéas; pour un pneu
comme le papier. Au Royaumc- CAOUTCHOUC de camion, une saignée de 670
vous désirez que nous changions
Uni, des chercheurs travaillent à
vos serviettes, jetez-les dans la bai¬ Le caoutchouc est un hydrocar¬ hévéas. Aujourd'hui, grâce au
gnoire; sinon suspendez-les au remplacer les CEC par des II EC
bure produit directement par de Centre de coopération internatio¬
porte-serviettes.» Voilà une excel¬ (Iiydroíluorocarbones, donc sans
nombreux végétaux. Il se trouve nale en recherche agronomique
lente façon d'économiser eau, éner¬ chlore) amis de l'ozone. Ils ont
mélangé, en proportions variables, pour le développement (Cl RAD),
lesté avec succès la nouvelle for¬
gie et détergents pollueurs de dans le latex, un liquide blan¬ 1 20 000 hectares de plantations
l'environnement. Après tout, qui mule sur des milliers de chèques
châtre sécrété par diverses d'hévéas, particulièrement per¬
d'entre nous change de serviette frauduleux. Les services de police,
espèces, qui peuvent être des formantes, existent en Afrique de
du monde entier s'intéressent à
dc toilette chaque jour? M arbres, des lianes, ou des plantes l'Ouest.
cette découverte. H

DE NOUVEAUX RIZ
PARFUMÉS LE SOLEIL BRILLE EN n ,
INDONÉSIE
A l'Institut français de recherche / M
scientifique pour le développe¬ La Manque mondiale a approuvé

ment en coopération (ORSTO.M), un prêt de 44 ,3 millions de dollars


des chercheurs du Laboratoire à l'Indonésie pour intensifier le

des ressources génétiques et recours à l'énergie solaire. Actuel¬ M ~ :


d'amélioration des plantes tropi¬ lement, plus de 115 millions

cales viennent de confirmer que d'Indonésiens, sur une population


l'arôme des riz parfumés est d'environ 195 millions, vi\ eut sans

déterminé par un gène majeur, électricité. Grâce à l'énergie


situé sur le chromosome 8. Grâce solaire dont disposent déjà 20 000
à cette cartographie génétique familles, les enfants peuv eut étu¬
de l'arôme du riz, il sera possible dier le soir dans des lieux mieux

LE Qu RRIER DE L UNESCO! JUIN 1907


PATRIMOINE

ALMYRE visages d'éternité


par Mahmoud Zibawi

Fondéeàlafin du 3e millénaire avant notre ère, Palmyre s'élève au centre du désert syrien dans une

oasis située entre l'Oronte et l'Euphrate. La Palmyrène, dont elle est la capitale, est l'alliée de Rome dès

le début de l'empire romain (1^ siècle avant J.-C). La «cité des palmiers» connaît son apogée au
troisième siècle de notre ère, sous le règne de Zénobie. Saccagée par l'empereur romain Aurélien en

273, elle reprendra de l'importance dans les siècles suivants mais sans jouer le même rôle. Elle laisse

des ruines qui sont parmi les plus importantes de l'antiquité tardive. L'originalité de Palmyre tient

aussi à sa sculpture funéraire. Son hiératisme, son intensité spirituelle transcendent les apports grec,

romain et persan, pour annoncer l'art byzantin.

La sculpture palmyréiiieiine mondes et des cultures dans le artistes prêtent à leur modèle des
donne ses plus beaux fruits creuset de l'empire romain apporte traits imaginaires. Figures du
alors à l'art un souffle nouveau. passé, portraits des contemporains
aux trois premiers siècles de l'ère
chrétienne, à une époque où la/jax Les modèles classiques de Rome, sont ainsi réinventés. Qu'il s'agisse

romand favorise les échanges au toujours vivants, sont repris, mais de souverains ou de simples sujets,

long cours. Elle, appartient à l'art on les recrée plus qu'on ne les ils apparaissent vêtus d'attributs
imite. L'art de Palmyre intègre divins et se masquent de visages
du Moyen-Orient romain où
ainsi des traits venus de l'empire idéalisés.
l'influence de l'hellénisme est
perse et fait une large place aux Cette orientation de la statuaire
dominante, de l'Egypte aux confins
traditions syriennes, mésopota- romaine débouche, dans les pro¬
de la Mésopotamie. La fusion des
miennes, et orientales en général. vinces orientales, sur une profonde
Dans la sculpture c'est une mutation. Une stylisation pronon¬
de ses caractéristiques majeures cée transgresse délibérément les
canons de la beauté naturaliste. La
chaque personnage est présenté
dans son individualité et de face. face humaine cherche à se purifier
Ce souci d'individualisation est de la ressemblance terrestre pour
particulièrement sensible dans les porter l'empreinte de l'image
effigies funéraires. Les sculpteurs céleste. Des portraits peints du
palmyrénie.ns réinterprètent à leur Fayoum, en Egypte, aux portraits
manière le portrait romain clas¬ sculptés des cités du désert arabe,
sique, dont l'idéal réaliste évolue. le visage se situe au-delà des limites
Au 2e siècle après J.-C, l'expres¬ de lieu et de temps. Avec ses lèvres
sion de la vérité physionomique y fines, son nez effilé, ses yeux déme¬
cède à une tendance à l'idéalisa¬ surément agrandis et son regard à
tion. A la première statuaire jamais ouvert, il est d'éternité.
Un chef-d'uuvre
romaine, dont le réalisme a pro¬
de la statuaire
duit une extraordinaire variété de
MAISONS D'ÉTERNITÉ
romaine réaliste: le

portrait de Caius types, succède, à l'époque impé¬ La sculpture palmyrénienne porte


Marius, général et f
riale, une galerie de portraits idéa¬ cette évolution stylistique à son
homme politique |
lisés. La stricte ressemblance indi¬ zénith. Une pléiade de visages
romain (marbre, f
1er siècle av. j.-C). g viduelle est abandonnée. Les taillés dans la pierre habitent les

42 IX lOU RRIER DE L UNESCO« |UIN 1997


TURQUIE
/

République
arabe syrienne
i
PALMYRE

Damas
IRAK

Section centrale de la rue principale de Palmyre. Longue d'environ


a 1 200 mètres, cette rue traverse d'est en ouest la ville d'époque
°i romaine et forme l'axe du quartier officiel. Elle était bordée de
| portiques, d'où son appellation de Grande Colonnade par les
| archéologues. Tout au fond, le sanctuaire de Bel. Au centre, le
| théâtre, l'un des plus importants du Proche-Orient. A l'extrême
| d roite, en partie visible seulement, l'agora ou forum. Au premier
| plan, le tétrapyle, monument à quatre piédestaux qui marque un
1 des centres de la ville.

hypogées (sépultures souterraines) ressait le plus le sculpteur pal¬ l'immortalité. Nulle narration,

baptisés «maisons d'éternité». La myrénien, dans l'être, est son nulle description du jardin d'éter¬
stèle qui se dresse sur la tombe contenu le plus profond et le plus nité. Le regard contemplatif du
individuelle représente le défunt permanent», écrivait l'archéo¬ défunt évoque silencieusement la
debout ou en buste. Suivant la
logue Henri Seyrig. vie dans l'au-delà. Les visages des
règle de la frontalité, il se tient Le nom du défunt est souvent dieux, tournés également vers le
face à nous, presque toujours sous
précédé du terme araméen naf- spectateur, ont la même présence
la forme d'un relief plus ou moins
shâ: «souffle», «âme» ou «per¬ spirituelle. Un même visage se
marqué (la ronde-bosse est très sonne». Au-delà delà ressemblance
Stèle funéraire d'un
répète à l'infini. L'humain se fait
père et de son fils
rare dans l'art palmyrénien). Un
terrestre, le visage s'ouvre sur (2<= siècle ap. J.-C). divin; le divin, humain.
type conventionnel unifie les visages
(¡ui, idéalisés et rajeunis, offrent
tous des traits analogues. L'homme,
la femme et l'enfant deviennent des

types. Voiles et boucles de che¬


veux encadrent l'ovale pur des
visages. Les traits sont simplifiés;
le mouvement, retenu ; l'expression,
concentrée.

La contemplation est l'uni-que


action. Deux cercles concen¬

triques (l'iris et la pupille) figu¬


rent l'eil. Les pupilles se figent
entre les paupières. «Ces yeux
énormes, tout aussi irréels (pie les
plis du manteau, semblent vouloir
verser un torrent de vie, et c'est

sur eux seuls que repose la tâche


magique d'animer ce buste où
allaient manquer toutes les appa¬
rences de l'être. (...) Ce qui inté

LE ^1OURRIER DE L UNESCO |UIN 1997


43
PAT I M gnées de leurs symboles debout, d'un mortel: c'est le dédicant qui,
assises, dans un char, parfois à che¬ en signe de piété, offre l'encens
val ou à dos de chameau sont sur un autel enflammé, en un geste
nombreuses dans les sanctuaires de symbolique qui devient un signe
la Palmyrène. Comme les portraits établi, repris par l'artiste dans ces
des défunts, ces figures sont reliefs cultuels.

représentées de face, le regard «Et vous, rues de Palmyre/


fixe et immuable. Souvent en cos¬ Forêts de colonnes dans l'immensité

tume militaire romain, elles annon¬ du désert/Qu'êtes-vous devenues?»


cent les futurs saints guerriers de s'exclamait Hölderlin. Carrefour

l'iconographie chrétienne. Leur de la Syrie et de la Mésopotamie,


nom se résume parfois à un quali¬ à la limite des mondes nomade et

ficatif anonyme: un, unique, misé¬ sédentaire, la grande cité carava-


ricordieux. A l'image du dieu nière laisse en héritage ces visages
s'ajoute dans un angle l'image d'éternité.

Jalons d'une longue histoire


1980: Inscription du Site archéologique de Palmyre
sur la Liste du patrimoine mondial de I'Unesco.

SITUATION: août, Palmyre capitule. Aurélien yinstalle


République arabe syrienne, province une garnison et quitte la ville.
de Homs. Printe mps 273: nouvelle révolte à
A 215 km au nord-est de Damas. Palmyre; la garnison est massacrée.
Bordée à l'ouest et au nord par une Aurélien y revient d'urgence et livre la ville
chaîne montagneuse, l'oasis de Palmyre au pillage. Zénobie et son fils prennent en
s'ouvre au sud et à l'est sur le désert. captifs la route de Rome. Palmyre ne se
La ville antique s'étale au nord- remettra pas de cette défaite.
Fin du 3e siècle: Dioclétien fait de
Femmes voilées,
ouest; la ville moderne occupe le plateau
Le corps, exalté dans la sta¬ aride au nord-est de l'oasis. Palmyre un élément du limes d'Orient, le
détail d'un relief du
tuaire classique, se raidit pour dis¬ réseau de routes et de postes militaires
sanctuaire de Bel
HISTOIRE: qui protégeait l'Empire contre les Perses.
paraître derrière les drapés des (1" siècle ap. J.-C).
Les plus anciens outils retrouvés à Vers 400, sous le règne d'Arcadius,
costumes. Les règles de l'anatomie Palmyre remontent à 75 000 ans environ. Palmyre reprend une certaine importance.
sont abolies. Les figures sont tra¬ Début du second millénaire av. J.-C: 6e siècle: la dynastie arabe des
première mention connue de Tadmor, nom Ghassanides, alliée aux Byzantins, domine
pues et impassibles. Les formes se
d'origine de Palmyre, toujours en usage en le désert de Syrie. L'empereur Justinien
dématérialisent. Les plis du drapé arabe. s'intéresse vivement à Palmyre, la fait
3e siècle av. J.-C: Palmyre et son rénover, l'entoure de fortifications,
grec, allié au graphisme de
territoire constituent une principauté l'approvisionne en eau, y installe une
l'Orient, se régularisent. L'hiéra¬ arabe. garnison.
tisme règne. La composition est 1er siècle av. J.-C: la ville est 634: Khâled ibn al-Walid, un des
tributaire de Rome. généraux du premier calife Abu-Bakr,
structurée harmonieusement, mais
Vers 129: l'empereur Hadrien lui s'empare de Palmyre, qui redevient
le mouvant est comme absorbé par accorde le statut de ville libre. Tadmor. Durant les premiers siècles de
une mimique fixe. Les scènes ani¬ 2e siècle: âge d'or de Palmyre. Son l'Islam, la ville sombre progressivement
dans l'oubli.
mées sont rares C'est un art sta¬ activité commerciale s'étend jusqu'en Inde
et en Chine, à l'est, et jusqu'à l'Italie, à A partir du 12* siècle: nouvelle
tique et non dramatique; Sur des l'ouest. période de prospérité sous le gouverneur
panneaux surmontant des sarco¬ Milieu du 3e siècle: la situation de Yusuf ibn Fairiiz. Importants travaux de
rénovation.
l'Empire romain se détériore; Palmyre jouit
phages, on peut voir des scènes 1264: Homs et Palmyre passent au
d'une certaine indépendance; Odainat,
domestiques. Mais le banquet hel¬ d'une famille de souche arabe, anoblie par pouvoirdu célèbre Baibars.
Septime Sévère, devient «Imperator», ce 1401: Tamerlan y envoie un
lénistique s'immobilise et se trans¬
qui fait de lui le dépositaire de l'autorité détachement qui pille la ville.
forme en un portrait de groupe où dans cette partie de l'Empire. Il se 16e-19e siècle: sous domination

les êtres se côtoient dans leur soli¬ proclame Roi des rois. ottomane, son déclin s'accélère. Palmyre
268: à la mort d'Odainat, son fils est réduite à un village, à la merci des
tude. Les figures en pied s'élèvent tribus nomades.
Wahballat, héritier de ses titres, est trop
comme des colonnes ornementées. Au 17e siècle: Pietro délia Valle,
jeune pour gouverner. Sa mère, Zénobie,
L'être est consumé dans l'intério¬ exerce le pouvoir, avec le titre Tavernier, Halifax visitent les ruines de

d'illustrissime reine. Elle envahit l'Egypte. Palmyre et en font des descriptions


rité de la contemplation. enthousiastes.
270: l'armée de Palmyre occupe
Les reliefs de la sculpture reli¬ Antioche, capitale de la Syrie. Au 18e siècle: le voyage des
9 272: les troupes romaines, dirigées explorateurs anglais Dawkins et Wood, en
gieuse rejoignent ceux de la sculp¬
par Aurélien, entrent en Syrie. Zénobie 1751, et celui du philosophe français
ture funéraire. Immobiles, seules Volney, en 1787, révèlent aumondela
défend la capitale syrienne. Elle rompt
ou alignées comme à la parade, les avec Rome et se proclame Auguste. En splendeur du site oublié.

divinités auréolées et accompa-

44 LE r
^URRIERDE L UNESCO [UIN 1997
Les pharaons victimes
parSamirGharib de l'urbanisation
Les surfaces vertes ont ainsi cédé la place à
Les empiétements de l'urbanisation mettent d'autres embouteillages et une urbanisation sau¬

en péril certains sites archéologiques de vage a proliféré le long de cette nouvelle artère. Les
habitants de ces cités surgies dans l'anarchie n'ont
l'ancienne Egypte. d'ailleurs à leur disposition ni parcs de station¬
nement, ni garages. Parfois, ils n'ont même pas

El La démographie et l'urbanisation galo¬ d'eau courante. Faute de la moindre planifica¬


tion urbaine, la circulation sur ces deux routes
pantes de ces dernières années n'ont cessé
s'apparente à une course d'obstacles.
de multiplier les dangers qui menacent l'inté¬
Pour mieux relier Le Caire aux villes nou¬
grité des monuments et des sites archéologiques
velles qui l'entourent, l'idée est venue de
en Egypte. Les corollaires funestes du dévelop¬
construire un gigantesque boulevard périphé¬
pement urbain sont bien connus de tous les cita¬
rique (95 kilomètres de long sur 42 mètres de
dins du monde: pollution des eaux et de l'air,
large et un coût global d'un milliard de livres
nuisances sonores, vibrations continues et bou¬
égyptiennes). Or les pyramides de Guizeh sont
leversements écologiques.
situées à proximité immédiate de ce parcours
De vieux habitants du Caire se souviennent
tout le secteur qui les entoure figurant depuis
qu'il y a seulement cinquante ans la route des
1979 sur la Liste du patrimoine mondial de
pyramides, à partir de la place de Guizeh, tra¬
l'UiSESCO. Les travaux du périphérique n'en ont
versait des champs avant de rejoindre le désert pas moins commencé en 1986, sans consultation
des Pyramides. On pouvait alors voir ces der¬ préalable du Comité international du patrimoine
nières de loin, à huit kilomètres de distance. et en violation flagrante de la législation égyp¬
Aujourd'hui, de la place de Guizeh, on ne voit tienne sur le patrimoine, qui protège les terrains
plus qu'une forêt d'immeubles. pouvant abriter des monuments historiques.
Les encombrements ont asphyxié cette route à L'alerte a été lancée en 1994 par le quotidien
En haut, les Pyramides
un point tel qu'il a fallu en créer une seconde, britannique The Indépendant. 11 soulignait les
menacées par les faubourgs
du Caire. parallèle, en empiétant sur les terres agricoles. risques que le passage de cette route, dans un

r
le Courrier de l unesco iuin 1997
45
«
ment dit et de la Route des Béliers qui les reliait,
et à l'ouest, la Vallée des Reines, avec le temple de
Hatchepsout, le tombeau de Néfertiti et la célèbre
Vallée des Rois.

Récemment encore il fallait, pour traverser le


fleuve, emprunter un bac si l'on allait à pied et, si
l'on était en voiture, faire un détour par la ville loin¬
taine d'Esna, où un pont enjambe le Nil. L'idée
d'en construire un à Louxor, née en 1972, s'est
concrétisée en 1982. L'emplacement alors retenu
est situé au nord de la ville, à sept kilomètres de
la Vallée des Rois.

Les responsables du projet firent valoir les nom¬


breux services que ce pont rendrait à la commu¬
nauté et surtout l'intérêt qu'il présentait pour le
développement des activités industrielles de la
ville proche d'Armante, centre de l'industrie
sucrière de la région, en permettant d'acheminer,
par la route l'énorme production des champs de
canne à sucre. Le pont réduirait par ailleurs de
près de 100 kilomètres la distance entre Assouan
et la capitale.
En 1990, le projet est décrété d'intérêt public
et le coup d'envoi des travaux est donné. Cinq ans
et 25 millions de livres plus tard, alors (pie la
construction du pont est presque achevée, la
bombe éclate dans la presse: la présence de ce
pont risque de détruire tous les vestiges archéo¬
logiques de la rive ouest. Artistes et scientifiques
du pays unissent leurs voix pour réclamer l'arrêt des
travaux.

Les pharaons avaient en effet soigneusement


secteur où aucune recherche n'avait encore été Obélisque de Louxor. choisi, avec leurs bâtisseurs, le site de leur dernière

menée, faisait courir à d'éventuels monuments demeure. D'une part, ce sont des terres élevées
et sèches, car hors de portée des eaux du Nil en
enfouis. Ala faveur de la polémique déclenchée par
période de crue. D'autre part, elles sont consti¬
la presse, puis de l'intervention de I'UNESCO, les tra¬
tuées de deux couches géologiques superposées:
vaux ont été suspendus jusqu'à la remise d'un rap¬
la première, calcaire, abrite les tombeaux royaux;
port d'études commandé à un comité spécialisé.
la seconde, argileuse, retient dans ses fissures les
Ce n'était pas la première fois qu'une lutte
eaux de pluie et l'humidité ambiante. Dans les
s'engageait pour préserver l'intégrité du plateau
tombeaux, d'épaisses colonnes portantes les pro¬
des Pyramides. Déjà, à la fin des années 80,
tègent même des secousses sismiques. La construc¬
I'UNESCO avait envoyé sur place un comité
tion du pont risquait, en saturant d'eau les couches
d'experts pour établir un projet de protection de
inférieures argileuses, de les faire glisser, entraînant
la zone, comprenant la restauration du Sphinx et
le mouvement des couches calcaires supérieures et
la construction d'une muraille entre le site archéo¬
l'effondrement des temples.
logique et le s avant-postes urbains les villages
D'autres arguments ont mis en avant le risque
de Nazlet Essallab et de Kafr Elgabal qui, à
de voir ce site historique, dont la beauté et la
force de progresser, avaient fini par se rejoindre.
solitude grandioses attirent les touristes, défiguré
Mais une tempête de protestations émanant de
par le commerce et les constructions ce qui,
tous les groupes ayant des intérêts dans la région finalement, se retournera contre le tourisme. Mais
avait conduit à l'abandon du projet. Affaire à
il est trop tard. Le pont est là, bien en place.
suivre, donc...
Des lois rigoureuses interdisent aujourd'hui
toute avancée urbaine sur les terres agricoles et
LA SECONDE MORT DES PHARAONS
toute construction sur la rive ouest du Nil; la
Mais les pyramides ne sont pas les seuls vestiges zone interdite autour des monuments a même

pharaoniques offensés par l'avancée urbaine. été étendue. Mais cela suffira-t-il à empêcher
Louxor, l'une des villes historiques les plus pres¬ de futures avancées d'une urbanisation si sau¬

tigieuses du monde, n'est pas épargnée. De part et vage qu'elle ne se soucie pas plus de la conser¬
d'autre du Nil, elle abrite, à l'est, les sites du vation des terres cultivables que de celle du
temple de Karnak, du temple de Louxor propre- patrimoine archéologique? I

46 LE QOURRIER DE L UNESCO JUIN 1997


l'invitée du mois Viviane Forrester
I \ ous vivons une mutation
de société et même de civilisation

Auteur de romans, d'essais et d'une biographie


de Van Gogh (prix Femina-Vacaresco 1983),
critique littéraire, l'écrivain français Viviane
Forrester a vu son dernier livre L'horreur

économique (Fayard, 1996) couronné en


France (prix Médicis de l'essai). Consacré à la
tyrannie qu'exerce l'économie sur la société
contemporaine, il connaît une audience chaque
jour plus grande auprès du public. Dans une
analyse aussi passionnée que documentée,
Viviane Forrester y trace les contours d'un
monde où le travail est en train de disparaître,
privant les masses laborieuses de leurs moyens
d'existence, et dénonce, surtout, l'exploitation
qui est faite de cette situation. L'horreur
économique est actuellement en cours de
traduction dans une vingtaine de pays. Viviane
Forrester répond aux questions d'Edgar
Reichmann.

Vous êtes romancière et vous vous intéressez Aujourd'hui vous dénoncez le discours optimiste
souvent à la littérature anglo-saxonne, en selon lequel la crise actuelle avec son corollaire: un
particulier aux romanciers et intellectuels anglais chômage permanent passagère. Cette crise
du groupe de Bloomsbury, à Virginia Woolf et à traduit-elle au contraire une mutation majeure?
Thomas Bernard par exemple. Pourquoi un livre sur
V. F.: Je le crois. Nous vivons, à mon sens, une rup¬
l'économie?
ture radicale, une mutation non seulement de

Viviane Forrester: Je n'ai jamais séparé les activi¬ société, mais dc civilisation. Nous la vivons très

tés créatrices. Toute réflexion, à mon sens, mal. Comment faire le deuil d'une société qui
demeure politique, même quand elle ne se pré¬ élait fondée sur la permanence de l'emploi, gage
tend pas telle. Je pense qu'aujourd'hui chacun de sécurité et garantie d'une existence tant soit
d'entre nous quel que soit son métier peu décente? L'emploi sécurisant est en train de
devrait se préoccuper de la situation actuelle disparaître. Dans mon livre je parle surtout de
du monde, entièrement commandée par l'éco¬ l'exploitation qui est faite de cette situation. Pour
nomie. Cette situation n'est-elle pas intimement la première fois au cours de l'histoire, l'ensemble
liée à la politique, au sens le plus noble du terme? des humains n'est ¡dus indispensable au petit
Si Shakespeare revenait dc nos jours, je crois nombre de ceux qui gèrent l'économie mondiale.
que ce qui le passionnerait le plus, ce serait les L'économie s'investit chaque jour da va nlage dans
jeux (tragiques) de l'économie, et aussi ses la spéculation pure. Les masses laborieuses, et
enjeux. Ce sont eux qui touchent et transfor¬ les dépenses qu'elles supposent, en deviennent
ment, d'une manière puissante et secrète, la vie superflues. Il y a donc pire que d'être exploité,
et le destin des citoyens disons plutôt des c'est de n'être même plus exploitable.
habitants de tous les pays. Certes, on ne cache pas cet état de fait, mais

LE QOURRIER DE L UNESCO! JUIN 1997


47
aujourd'hui à une véritable mondialisation de
l'économie et aussi de la misère. Nous vivons avec

Nous assistons aujourd'hui à une véritable cette mondialisation (je sais que dans beaucoup
d'autres langues on dit globalisation, ce qui enlève
mondialisation de Véconomie et aussi de la au terme son caractère cosmopolite, sympathique)
et avec ces techniques de pointe auxquelles on
misère. n'osait même pas rêver auparavant. Elles devraient
nous être à tous propices. Elles nous sont funestes.
Il est capital de trouver un mode différent d'exis¬
on évite d'en parler de façon claire. Dans les tence, qui ne sera pas forcément idéal. Je ne pense
sociétés démocratiques, en tout cas, on n'annonce pas (¡uc cette planète devienne un paradis. J'aime¬
pas aux vivants qu'ils sont tenus pour superflus. rais qu'elle abrite au moins des sociétés vivables
Dans un régime totalitaire, le péril pourrait être où chacun retrouve sa dignité et où le respect du
plus grand encore que l'inactivité et la misère. Le voisin soit une règle de vie.
travail salarié disparu, pourquoi un tel régime ne
Dans votre livre vous parlez de «marchés
[iroeéderait-il pas à l'élimination pure et simple
..de ces forces devenues inutiles? virtuels». Qu'entendez-vous par là?

V. F.: Je fais référence à une forme existante dc


Que faire pour ne pas être réduit à cette
trafic où l'on négocie ce qui n'existe pas. C'est un
extrémité?
trafic où s'échangent non pas des actifs réels, ni
V. F.: Dans les pays qui bénéficient d'un ordre démo¬ même des symboles de ces actifs, mais où l'on
cratique, un devoir de vigilance s'impose d'urgence. achète et l'on vend, par exemple, les risques cou¬
Un discours communément admis essaie de faire rus jiar des contrats (¡ui sont encore à conclure ou
croire qu'on peut rafistoler un âge industriel depuis seulement au stade de projet; où l'on cède des
longtemps révolu, où le salaire régulier garantissait dettes qui sont à leur tour négociées, revendues
les moyens de subsistance. On n'en est plus là. Le et rachetées à l'infini; où l'on conclut, le plus
salaire disparaît et l'éventail des subsides tempo¬ souvent de gré à gré, des contrats portant sur
raires destinés à le remplacer rétrécit comme une des valeurs virtuelles mais déjà garanties: elles
peau de chagrin, ce qui est quasi criminel. Les susciteront d'autres contrats, qui porteront sur
gérants de la machine économique exploitent cette la négociation de ces contrats-là! Ce marché des
situation. Alors qu'aujourd'hui le plein emploi risques et des dettes permet dc se livrer, en toute
n'existe plus, nous vivons toujours selon les critères fausse sécurité, à ces petites folies. On y spé¬
de travail qui avaient cours au 191' siècle ou il y a cule sur la spéculation. C'est un marché illu¬
vingt ou trente ans, quand il existait encore, ce qui soire, fondé sur des simulacres. Lorsque j'écrivais
encourage, par exemple, la honte que ressentent le chapitre de mon livre sur cette économie vir¬
beaucoup de chômeurs. Cette honte a toujours tuelle, et que je me relisais, je me disais que
été aberrante, mais elle l'est davantage encore tout cela n'était pas possible, que je délirais. Le
aujourd'hui. Elle va de pair avec la peur panique soir même, l'ex-chancelier allemand Helmut
de ceux qui ont encore le prh ilège de garder un tra¬ Schmidt parlait sur une des chaînes de la télé¬
vail salarié et (¡ui redoutent de le perdre. Je dis que vision française. Il confirmait que sur ces marchés
cette honte et cette peur devraient être cotées en surréalistes se faisaient cent fois plus d'échanges
Bourse, car elles sont des éléments importants du que sur les autres. C'est très grave car cela nous
profit. Autrefois l'on parlait de l'aliénation par le conduit vers une économie autonome, incapable
travail, et on la fustigeait. A présent, la baisse du de créer de vrais emplois. Une seule personne
coût de la main-d'ouvre contribue aux bénéfices équipée d'une télécopie et d'un ordinateur suf¬
des grandes entreprises et leur moyen de gestion fit ¡tour mener ce type de transaction où l'on
favori est le licenciement, qui fait monter en flèche n'investit pas, mais où l'on mise, comme au casino
leur cote boursière. ou aux courses, sur un marché virtuel qui n'a
rien à voir avec le marché du travail.
Mais l'accumulation des richesses bancaires et

financières, le chômage généralisé et permanent


que vous annoncez ne pourraient-ils pas déboucher
sur une civilisation dite de loisirs? Comme le voulait Les marchés virtuels nous conduisent
la défunte utopie marxiste, chacun y serait rétribué
en fonction de ses besoins et pas seulement pour ce vers une économie incapable de créer de
travail qui lui permet de subsister.

V. F.: Nous avons vécu pendant des décennies avec vrais emplois.
l'utopie que vous évoquez. Nous assistons

Í -G OURRIER DE L UNESCO [UIN 1997


Mais vous insistez aussi dans votre livre sur la d'aujourd'hui car ils continuent leurs études tout
création des richesses et sur les forces qui sont à la en sachant qu'ils courent le risque d'être rejetés
source de cette création. par la société!

V. F.: Le discours en vogue mentionne les «créa¬ Il y a une vingtaine d'années, au cours d'un col¬

tions des richesses». Autrefois cela s'appelait tout loque littéraire en Autriche, la salle s'était esclaf¬

bêtement des bénéfices. On parle aujourd'hui de fée lorsqu'un des orateurs avait demandé au public
ces richesses comme si elles devenaient aussitôt (très international) s'il connaissait un poète français
collectives et allaient automatiquement être créa¬ nommé Mallarmé. Plus tard, quelqu'un d'autre
trices d'emplois, alors qu'on voit des entreprises prit la parole en s'indignant de nos rires. Il men¬
largement bénéficiaires qui licencient à tour de tionna à son tour plusieurs noms propres. Nous les
bras. En France, l'on entend aussi parler des ignorions tous. C'étaient des marques de fusils et
«forces vives de la nation» . Or ces paroles ne dési¬ de mitrailleuses. Ce deuxième orateur revenait

gnent pas chaque habitant d'un pays, mais les d'un ¡lays du Sud, en pleine guerre civile, où 90%
chefs d'entreprise, (¡ui délocalisent si volontiers. des habitants connaissaient les noms de ces armes,
La classe politique fait de l'emploi sa priorité, mais où tous ignoraient celui dc Mallarmé. Je me
mais la Bourse exulte chaque fois qu'un com¬ suis entendue répondre (¡ue si les servants de ces
plexe industriel important licencie et s'affole mitrailleuses et les paysans d'Afrique, si les
chaque fois que le chômage baisse, même imper¬ mineurs d'Amérique latine et la plupart des
ceptiblement. Tel est le paradoxe queje voulais ouvriers non qualifiés d'Europe ignorent tout de
mettre en évidence. Les cotations en Bourse dépen¬ Mallarmé, ce n'est pas de leur plein gré: ils n'y ont
dent pour une grande part du coût des emplois et pas accès. A certains les mitrailleuses, à d'autres
le profit s'obtient, en dernière instance, en dimi¬
nuant le nombre de ceux (¡ui ont un emploi.

Quelle est l'incidence de cette tyrannie


économique sur la culture, l'enseignement,
Faut-il être rentable pour «mériter» le droit
l'éducation et la vie des jeunes?
V. F.: La situation actuelle soulève une interro¬ de vivre?
gation vitale pour l'avenir des habitants de notre
planète, surtout pour les jeunes et leur futur.
Aujourd'hui, il ne s'agit plus d'être «utile» mais
«rentable». C'est extrêmement grave. Faut-il le loisir dc lire Mallarmé. C'est encore un crime! Le

donc être rentable pour «mériter» le droit de travail accompli par les Mallarmé, Senghor, Omar
vivre? La réponse du bon sens est qu'il convient Khayam, Kafka, Proust, ou Virginia Woolf ne
d'être utile à la société. Or on empêche les gens devrait pas être le privilège d'une élite. Il brise
de l'être, on gaspille les forces de la jeunesse en les murs qui nous gardent prisonniers. Décrypter
ne privilégiant que l'activité rentable. Ainsi, dans les signes et discours de ces créateurs nous rend
la plupart des pays, les priorités ne sont plus les plus libres, moins aveugles et moins sourds. Leur
bonnes. Le besoin d'enseignants ou de personnel travail tend à dilater nos espaces étriqués, à affi¬
médical et soignant se fait de plus en plus aigu. ner, à assouplir la pensée, qui seule permet la cri¬
Or l'on constate l'agression grandissante des pou¬ tique, la lucidité. La lutte efficace. Quelqu'un
voirs envers ces professions. C'est là que des dans cette assemblée s'est alors levé et a crié: «Mal¬

postes sont supprimés et les financements res¬ larmé is a machine gun!» («Mallarmé est une
treints. Il s'agit pourtant de métiers indispen¬ mitrailleuse!»)
sables au bien-être et à l'avenir de l'humanité.

Cette confusion entre «utilité» et «rentabilité» Votre analyse porte surtout sur la situation dans
les pays industrialisés. Qu'en est-il de ceux en
est désastreuse pour l'avenir de la planète.
développement?
Les jeunes vivent au sein d'une société qui leur
propose toujours comme seul modèle de vie per¬ V. F.: Cette question devrait raviver la honte de
mise, honnête et licite, la vie salariée. Or, ¡mur la l'Occident! Il a été rapace dans les pays qu'il a
plupart d'entre eux, cette vie leur est confisquée colonisés et aujourd'hui il se ferme à ceux de leurs
d'avance. On voit combien, dans les banlieues dites habitants qui, pour subsister, viennent chercher de
«difficiles», cette confiscation fait problème et petits emplois, sous prétexte (¡ue leur présence
prend des proportions monstrueuses. Mais je ren¬ augmenterait le chômage. A supposer qu'il y ait
contre aussi souvent des jeunes bardés de diplômes une ombre de vérité dans ce discours en réalité

qui sont au chômage. Quel gâchis impardonnable! il n'y en a aucune jamais cette forme d'immi¬
Pendant des générations, l'étude fut pour les gration ne pourra être aussi prédatrice que les
jeunes une initiation à la vie sociale. J'admire ceux anciennes puissances colonisatrices l'ont été, et

LE Ç)UIRRIER DE L UNESCO |UIN 1997


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de solution de rechange à la situation actuelle;
(¡ue nous n'avons pas le choix. Avec ce livre, j'ai
essayé dc faire un constat. La situation est dra¬
matique. C'est vrai. Je n'en suis pas moins, avec
beaucoup d'autres, la citoyenne, bien vivante,
d'un pays dont le régime démocratique permet
de réfléchir et de résister librement à la pres¬
sion croissante qu'exerce le facteur économique
». parfois continuent de l'être, dans ces continents
sur notre destin. En évoquant si souvent le sys¬
ravagés par la famine, les pandémies et les guerres
tème dictatorial qui a régné jusqu'à ces derniers
civiles. En fait, ceux qui s'efforcent, dans certains
temps sur une partie de l'Europe et du monde,
pays du Nord, de convaincre l'opinion (¡ue le flux
on veut nous amener à penser que l'échec ter¬
migratoire serait à l'origine du chômage détournent
rible de l'URSS justifie l'horreur économique
cette opinion de la réalité. Ce sont les délocalisa¬
à laquelle nous sommes confrontés. C'est une
tions de certaines industries, ainsi (¡ue la fuite des
forme de chantage.
capitaux, qui, chaque année davantage, créent et
Je voudrais qu'il y ait des contre-pouvoirs,
entretiennent le chômage dans le Nord.
une contre-pensée, des conflits d'idées et d'inté¬
Il y a deux ou trois décennies, on pouvait rêts. Qu'ils ne soient ¡tas violents, bien sûr, mais
encore espérer (¡ue la prospérité relative du Nord que l'on se réveille, que nous cessions de rester
allait devenir planétaire. Aujourd'hui, c'est la pétrifiés, prisonniers d'une réflexion figée. Déjà
pauvreté (¡ui se mondialise. Les entreprises du dans les pays où mon livre est en cours de tra¬
Nord installées dans les pays dits «en dévelop¬ duction notamment aux Etats-Unis , au Brésil,
pement», loin de créer des emplois pour leurs au Mexique, en Lituanie, en Pologne et aussi en
habitants , les font le plus souvent travailler sans d'autres comme la République de Corée une
aucune couverture sociale, sans protection certaine effervescence se manifeste autour de

aucune, comme au Moyen Age. C'est (¡ue la main- lui avant même la publication. Des articles parais¬
d'iuvre celle des femmes, des enfants sous- sent, des gens m'interrogent, les amis qui lisent
payés, celle aussi des prisonniers coûte moins le français m'en demandent des exemplaires.
cher que ne coûterait un processus d'automati¬ Je ne suis ni contre la mondialisation des

sation dans le pays d'origine. Cela revient à une échanges, ni contre l'émergence des technolo¬
autre forme, tout aussi nocive, de colonisation. gies nouvelles. Une telle attitude serait absurde.
Je suis contre leur récupération par une infime
Malgré votre pessimisme, entrevoyez-vous des
minorité de puissances économiques, souvent
solutions d'avenir qui soient différentes de celles
privées, alors que des populations entières sont
qui ont conduit au totalitarisme?
écartées de ces progrès prodigieux. Je suis contre
V. F.: Je ne suis pas pessimiste, loin de là. Les la mondialisation de l'exclusion et de la misère,

pessimistes sont ceux qui affirment qu'il n'y a ¡las je suis pour la mondialisation du bien-être. M

NOS AUTEURS

FRANÇOIS-BERNARD HUYGHE, de France, spécialiste des civilisations mandingues, est communication à l'université Pans X-Nanterre. Elle

enseigne la sociologie des médias à Pans. Il a chercheur au Centre national français de la est également secrétaire de rédaction de la revue
récemment publié: Les experts (Pion, Paris, 1996). recherche scientifique (CNRS). Il a notamment Les Cahiers de médiologie (Gallimard).
publié: Soundyata, la gloire du Mali (Karthala, Paris,
GERALD MESSADIÉ, historien, essayiste et FRANCE BEQUETTE, journaliste franco-américaine,
1991).
romancier français, se consacre à l'histoire des est spécialisée dans l'environnement.
religions. Il est l'auteur d'une Histoire générale du SALAH GUEMRICHE, journaliste et écrivain
MAHMOUD ZIBAWI, artiste peintre libanais, est
diable (Robert Laffont, Pans, 1993), de L'homme algérien, est également chercheur en
qui devint Dieu (4 volumes, R. Laffont, Pans, 1990-
aussi écrivain. Il a publié deux monographies sur les
communication, spécialiste des sociétés
arts de l'Orient chrétien: L'icône, sens et histoire
1995) et d'une Histoire générale de Dieu (à maghrébines. Il a notamment publié Un amour de
paraître). rJ/ihad(Balland, Paris, 1995).
(Desclée de Brouwer, Paris, 1993) et Orients
chrétiens, entre Byzance et l'Islam (Desclée de
ROBERT DARNTON, historien américain, est J. C. NYÍRI, de Hongrie, est professeur de
Brouwer, Pans, 1995).
professeur d'histoire européenne à l'université de philosophie à l'université Eótvós Loránd de
Princeton (New Jersey). Spécialiste du 18e siècle Budapest et directeur de l'Institut de philosophie SAMIR GHARIB, d'Egypte, est journaliste et

français, il a notamment publié: Edition et sédition, de l'Académie hongroise des sciences. Parmi ses critique d'art.
L'univers de la littérature clandestine au 18" siècle publications: Tradition and Individuality (1992,
EDGAR REICHMANN, écrivain et critique littéraire,
(Gallimard, Paris, 1991) et Gens de lettre, gens du Tradition et individualité).
est l'auteur de plusieurs romans. Parmi les plus
//vre(0di!e Jacob, Paris, 1992).
LOUISE MERZEAU, de France, est maître de récents: Nous n'irons plus à Sils Maria (Denoël,
Y0USS0UF TATA CISSÉ, ethnologue malien conférence en sciences de l'information et de la Paris, 1995).

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Paulo Freiré
(1921-1997)

Paulo Freiré n'est plus. Dans toutes les classes d'école du monde, imper¬
ceptiblement, l'air s'est raréfié; dans tous les continents, les enseignants,
inconsciemment peut-être, ont senti la tristesse les envahir un instant,
avant de reprendre leur tâche avec un surcroît de conviction et d'énergie.
Enseigner l'autonomie, enseigner l'espoir à l'opprimé: cet homme
savait, tel Bolivar, que l'éducation est la clef de la liberté. Paulo Freiré,
pédagogue de la libération, a été emprisonné et exilé par ceux qui avaient
peur des hommes prenant en main leur destin.
Paulo Freiré était poussé par l'urgence du changement: il n'a jamais
oublié que, comme l'écrivait Salvador Ortiz-Carboneres, «la nuit est
longue pour ceux qui attendent le jour».
Offrir la technologie, certes, mais, avant tout, la tendresse. Avant
tout, des sourires et de l'affection pour éviter l'univers glacé, détraqué,
des machines. Forger une conduite, contribuer à l'accession de chacun
à la pleine et entière souveraineté individuelle. Que chacun, à la fois indé¬
pendant et critique, avance en gardant pour repères ces feux qui brillent
tout là-haut étoiles qu'on n'achète ni ne vend.
Il y a quelques mois, j'écrivais, pour sa biobibliographie, ces lignes: «La
longue, étincelante trajectoire de Paulo Freiré dans l'art d'enseigner a fait
de lui une figure de légende. Il n'y a de pédagogie que par l'amour et
l'inquiétude. Celle qui conduit tout être humain, homme ou femme, à cet
exercice périlleux: assumer ses responsabilités, prendre ses décisions
sans ingérence extérieure, en suivant une ligne de crête entre l'ombre et
la lumière, l'opacité et la clarté là où la liberté est l'essence, la cime et
la raison de chaque vie.»
Un jour, dans un petit village du sud du Soudan, en avril 1995, j'ai
dédié à mon ami Paido, l'enseignant des enseignants, un poème: «Ceint pour
toujours de ces mangliers, / de ces baobabs et de ces acacias, /je ne penserai
plus qu'à tes yeux / de gazelle blessée, / fillette de la solitude / et de la dis¬
tance. / Je pars / vêtu de boue et de paille, / car ta case / occupe / à présent
/ tous les espaces / de ma maison. / Nos maisons débordantes / et la tienne
démunie. / Tout le reste / est sans importance, / il ne faudra pas que je
l'oublie. / Ah, me rappeler / ta case vide, / pleine d'amour et de sourires!»
Les géants de l'esprit meurent sans jamais disparaître. Ils deviennent
invisibles, c'est tout. Leur leçon est la plus haute: ils ont donné l'exemple.

Federico Mayor
Paris, le 4 mai 1997
DANS NOTRE PROCHAIN NUMERO DOUBLE:

L'IMAGE DE LA FEMME
DANS LES LIVRES POUR ENFANTS
L'INVITÉ DU MOIS

MSTISLAV ROSTROPOVITCH
PATRIMOINE

TEOTIHUACAN, la cité des dieux (Mexique)


ENVIRONNEMENT

REGARD SUR LA FORET

POUR TO UT COMPRENDRE EN VOUS AMUSANT


COMME... DES EXTRA-TERRESTRES

LE SECRET
DE L'UNESCO

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