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I
Pour cette rubrique confluences,
envoyez-nous une photo
(composition photographique,
peinture, sculpture, ensemble
architectural) où vous voyez un
croisement, un métissage
créateur, entre plusieurs cultures,
ou encore deux Euvres de
MUSIQUES
Musique en images?
Images en musique? A
chacun d'imaginer, répond
l'artiste allemand, en
COMMENT VOYAGENT
LES IDÉES
Au fil des mois par Bahgat Elnadi et Adel Rifaat 5
Dossier 34
PATRIMOINE 42
Palmyre, visages d'éternité par Mahmoud Zibawi
NOS AUTEURS 50
11
. :
Notre couverture:
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ABONNEMENTS
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Photocomposition et photogravure.
Le Courrier de I'Unesco.
communauté humaine.
principes, des normes qui méritent d'être partagés par tous, car
Comment voyagent les idées ? Question l'on étudie le théorème d'Euclide en Chine,
incongrue, surtout posée dans une que les revendications d'un mouvement poli¬
revue traduite dans plusieurs dizaines de tique latino-américain soient discutées en Aus¬
langues et diffusée dans le monde entier. tralie, tout cela n'étonne pas plus que d'utiliser
Si, renonçant à distinguer entre les notions de des télévisions japonaises ou de porter des vête¬
représentation, de croyance, d'information, ments tissés au Pakistan.
m
Lndach
; DJ BAKCfV
d'un itinéraire coupé. Avec le télégraphe, pour val ou dc chameau, dans des cales de navires ou
la première fois, un message va plus vite qu'un à pas d'homme. La portée, le rythme de pro¬
homme; avec les ondes, les paroles et bientôt pagation, et finalement le succès de techniques,
les images ne passent plus d'un point à un de conceptions scientifiques ou de croyances
autre, mais couvrent des territoires, se religieuses dont nous héritons s'expliquent par
moquant des frontières et des murs; avec la tout ce qui a stimulé ou limité les mouvements
télématique et l'interconnexion de millions terrestres et maritimes des hommes.
lentement et dangereusement. Bref, sur des par les mouvements commerciaux que par le
routes. Des siècles durant, il n'y a pas eu dc dif¬ centre vers lequel elles convergent: Jérusalem, la
férence entre diffusion et pérégrination, pro- ville sainte des trois religions monothéistes;
Soldats, marchands,
prédicateurs
Un des plus grands voyageurs est le soldat:
non seulement la guerre favorise les inventions
techniques et stimule les moyens de transmis¬
sion, mais elle provoque aussi des brassages,
installant les vainqueurs sur d'autres terres, fai¬
sant fuir des populations, en déportant d'autres,
mais les obligeant à mêler leurs croyances ou
leurs connaissances. Parfois le conquérant est le
premier à comprendre la valeur des informa¬
tions nouvelles. Les troupes d'Alexandre le
Grand sont accompagnées d'expéditions scien¬
tifiques; les armées omeyyades ramènent d'Asie
a premiere imprimerie créée
à Mexico en 1539. Gravure
centrale des artisans papetiers; Tamerlan épargne
al-Andalus, la province où cohabitèrent en paix mexicaine du 16e siècle.
dans ses massacres les savants, les écrivains ou
trois cultures. les artistes dont il voulait s'assurer les services.
La métaphore est claire: par la route vient Et si l'on considère l'espionnage comme une
tout ce qui est nouveau, ce qui s'échange et autre forme de guerre, nous lui sommes rede¬
vables de la circulation de nombreux secrets
qui nous change, tout ce qui excède nos limites
et nous transforme; à cause de la route, il y a techniques (dont le plus célèbre est celui de la
celle du marchand pour de simples raisons de raires de rencontre investis d'une puissante
sécurité et de logique: il est plus sûr de voya¬ signification symbolique se jouent des chan¬
ger avec les caravanes ou les navires marchands gements culturels déterminants. Des siècles
jusqu'aux villes cosmopolites où le message durant, les étudiants convergent vers les uni¬
religieux sera mieux accueilli par un milieu plus versités de Taxila, de Bologne ou de la Sor¬
ouvert. C'est ainsi que le moine bouddhiste bonne. Parfois c'est la volonté d'un prince ou
suit, lui aussi, les voies du trafic
d'un calife qui attire talents, curiosités scien¬
Les religions universalistes sont la troi¬ tifiques ou manuscrits rares. Vers la biblio¬
sième grande cause du voyage des idées, délibéré thèque d'Alexandrie ou la «maison de la
cette fois. Bouddhisme, christianisme, islam
sagesse» de Bagdad, vers la cour de Cordoue ou
déterminent avec quel corps d'écrits cano¬
celle dc Roger II de Sicile viennent cette fois
niques, avec quel type d'images, sous quelle
non plus des chercheurs de salut ou de savoir,
forme d'organisation communautaire les dif¬
mais des porteurs d'idées, des philosophes,
fuseurs de la foi doivent répandre le salut à
des médecins, des astronomes, des traducteurs
travers le monde. De telles questions suscitent
qui trouveront là sécurité matérielle et stimu¬
des querelles doctrinales, voire des hérésies.
lation intellectuelle.
Faut-il représenter le corps du Bouddha,
Propagation délibérée ou diffusion acci¬
peindre le Prophète, tolérer les icônes? Le
dentelle, expansion ou attraction, lent passage
Coran doit-il être traduit, la Bible répandue?
de relais en relais ou rupture historique,
Quels soutras appartiennent au canon? Qui
constante de la géographie ou hasard dc la
doit interpréter la parole du Prophète? Les
guerre, attraction de carrefours dc civilisation
moines doivent-ils se consacrer à leur propre
Nirvana ou s'ouvrir aux soucis dc laïcs? millénaires ou surprise de l'invention d'un
Jusqu'où faut-il accepter que les jésuites adap¬ nouveau chemin, tout cela forme le jeu com¬
tent le message évangélique à la culture chi¬ plexe des barrières physiques et mentales, des
noise? De la réponse théorique et pratique lignes dc force topographiques et des stratégies
résulte la forme prise par «l'idée» religieuse humaines dont le résultat final est qu'une idée
transposée à des milliers de kilomètres. traverse ou non le temps et l'espace, que l'effet
Mais si les idées s'exportent, elles s'impor¬ d'un texte produit dans un lieu et une culture
tent aussi. A la carte dc leur propagation et particulière se manifeste à l'autre extrémité
transformation, il faudrait en superposer une d'un continent. Pour comprendre d'où nous
autre, celle des points d'attraction spirituelle et venons, nous n'avons pas fini de retracer des
intellectuelle, à commencer par les lieux de pèle routes millénaires.
Le souverain mongol
Tahmaras, le «bien armé»,
avec un scribe arabe. Détail
illustrant le Al-Tawârîkh
historique mondiale.
Le destin et les
aléas des
manuscrits
jusqu'à
l'apparition de
l'imprimerie,
tendant reproduire les originaux du culte d'Isis Plus récemment, les manuscrits surtout
sont en fait des broderies sans grand rapport espagnols et portugais sur le Nouveau
avec l'original. Plotin, en son temps, avait Monde furent pour beaucoup fantaisistes eux
chargé Porphyre dc débusquer le fraudeur qui aussi et le continent qu'ils décrivent est pré¬
avait produit une Apocalypse de Zarathoustra senté eux Européens comme fantastique.
et, déjà, au 3e siècle avant J.-C, des escrocs astu¬ Troisième déduction: les idées fausses cir¬
cieux avaient tenté dc vendre à Ptolémée III La grande bibliothèque culent beaucoup plus aisément que les vraies.
d'Alexandrie (Egypte). Cette
Evergète «la vraie bibliothèque d'Aristote».
bibliothèque, la plus célèbre
Hier comme aujourd'hui, c'étaient les
de l'Antiquité, aurait compté Traduction, utilisation,
manuscrits les plus extravagants ceux qui jusqu'à 700 000 volumes.
Gravure hongroise de la fin du
récupération
19e siècle.
Une tradition occidentale veut que «les
Arabes» aient sauvé l'héritage culturel grec.
Cette idée et ces termes doivent être tempérés.
Certes, ils traduisirent presque tout Aristote,
Platon, et des néoplatoniciens comme Plotin,
Ptolémée, Euclidc. . . Mais cela signifie d'abord
que les manuscrits de ces textes existaient déjà.
D'autre part, le terme «Arabe» reste très flou
quant aux origines géoculturelles des traduc¬
teurs: turcs, persans, mésopotamiens dc Bag¬
dad, juifs et chrétiens convertis. Enfin, ces tra¬
ductions ne semblent pas toujours avoir été des
chefs-d' d'exactitude et certaines inter¬
manuscrits survivent bien mieux lorsqu'ils ser¬ publiée qu'en 1994 en Italie, par Einaudi, 275 ans
vent des intentions politiques ou idéologiques. plus tard. Cet ouvrage d'un auteur inconnu, le
Traité des trois imposteurs ou l'esprit de M. Spi-
nosa, avait en effet l'audace de dire que les trois
Mimpression, diffusion,
monothéismes n'étaient pas d'inspiration
interdiction
divine, mais humaine. Mais bien d'autres
L'imprimerie semblerait avoir changé définiti¬ manuscrits, anciens et contemporains, dorment
vement le destin des manuscrits. En multipliant encore dans des archives secrètes et des biblio¬
¿/
Le bouche-à-oreille et les publications clandestines ont façonné l'opinion
publique de ceñainspays européens avant la naissance des journaux d'information.
Qu 'en était-il dans la France de Louis XV?
Ce serait une erreur de s'imaginer que la on-dit, pasquinade, canard, feuille volante,
\J i-dessus, «nouvellistes de
bouche» rassemblés sous France de Diderot, l'Angleterre de factum, libelle, chronique scandaleuse étaient
l'arbre qui leur servait de point Samuel Johnson et l'Allemagne de autant de moyens de communication?
de rencontre dans le jardin du Goethe ne connaissaient pas les médias. Et pourtant, ces médias étaient si nom¬
Palais-Royal à Paris vers 1750.
Bien au contraire, leur société était tout entière breux, se recoupaient et se chevauchaient tant
Maillons importants dans la
chaîne de l'information au 18e
traversée par un réseau de communication aussi qu'il est bien difficile d'en tracer une carte pré¬
siècle, ces «nouvellistes» dense que le nôtre mais différent. Si diffé¬ cise. Voici, par exemple, insérée dans une bio¬
cherchaient et transmettaient
rent, en fait, que la plupart des médias qui en graphie de Mme du Barry (la maîtresse de
oralement des nouvelles.
constituaient la trame ont aujourd'hui sombré Louis XV) qui fut un succès de librairie à
dans l'oubli. Prenons l'exemple du Paris du l'époque, une anecdote que l'on pourrait assi¬
18e siècle. Qui penserait aujourd'hui que des miler aujourd'hui à une «brève»:
termes comme mauvais propos, bruit public, «On rapporte un trait que les courtisans
que d'autres sources contemporaines, dresser de commérage, où l'on venait écouter les nou¬
rétrospectivement une liste des 15 «meilleures vellistes de bouche. L'Arbre de Cracovie était
ventes» sur les quelque 720 ouvrages qui cir¬ un arbre véritable, dans les jardins du Palais-
culaient alors sous le manteau. On y retrouve Rc
ropos échangés au café de Royal, connu pour avoir été, entre 1733 et
des luvres connues d'auteurs célèbres, comme la Régence, à Paris, vers 1750.
1735, le lieu de rendez-vous de tous ceux dési¬
Situé place du Palais-Royal, il
Voltaire, l'abbé Raynal et le baron d'Holbach. reux dc savoir qui allait l'emporter dans la
était fréquenté par de
Mais sur ces 15 titres, un tiers étaient des nombreux intellectuels. Dessin
Chansons séditieuses
I Un prisme folklorique
De l'exposé qui précède, on peut tirer au moins
deux enseignements:
éunion d'«incroyables<
Primo, distinguer culture écrite et culture
au café. Au début du
efficaces pour faire passer un message. C'était orale est une absurdité en soi, du fait même
Directoire en France (1795-
une habitude répandue que de composer 1799), ces élégants de la que les informations suivaient différents
quelques vers ayant trait aux événements du jeunesse dorée royaliste se canaux, et que ceux-ci se recoupaient et se che¬
distinguaient par leur vauchaient à tous les niveaux dc la société.
moment et dc les déclamer sur des airs connus,
tenue vestimentaire et leur
L'cntrcmêlement des médias au sein d'un
comme «Malbrough s'en va-t-cn guerre». Le comportement.
plus grand chansonnier du siècle, Charles Simon Gravure de 1797. public hétérogène nous suggère d'aborder l'his¬
Favart, apprit à mettre ses vers en musique tout toire du livre comme un aspect singulier d'une
en pétrissant en rythme dans la boulangerie de histoire plus générale dc la communication.
son père. De nombreux chansonniers étaient, Secundo, à défaut dc fournir une version
comme lui, issus des milieux d'artisans: Collé, exacte des événements, les «best-sellers», les
Gallet, Panard, Vadé, Taconnet, Fromaget, potins et les chansons nous disent comment ces
Fagan. Leurs chansons résonnaient partout événements ont été perçus par les médias de
dans les ateliers et les tavernes dc la capitale, et l'époque. Et j'irai même jusqu'à dire qu'ils pré¬
les chanteurs dc rue se chargeaient dc les pro¬ sentent, en ce qui concerne la France du 1 8e siècle,
une version tout à fait raisonnable des faits la
pager au son de l'orgue de Barbarie. Paris n'était
que chansons et nombre d'entre elles étaient seule, à vrai dire, qui fût accessible, puisque l'his¬
politiques. La France était alors, comme on toire contemporaine était alors interdite
disait, «une monarchie absolue tempérée par la d'impression. Les publications clandestines,
chanson». libelles et chroniques scandaleuses, ramenaient les
Quand un «tube» prenait le roi et ses affaires publiques du royaume sous le règne dc
ministres à partie, l'affaire était sérieuse. La Louis XV à un folklore traversé par deux thèmes
police se vit ainsi confier un jour dc 1749 la majeurs: le despotisme et la décadence.
tâche dc mettre la main sur l'auteur d'une chan¬ Nous savons aujourd'hui que l'image dc
son sur la disgrâce de Maurcpas. Elle n'avait l'Ancien Régime ainsi véhiculée était fausse.
pour commencer son enquête d'autres indices Mme du Barry s'était effectivement prostituée
que ses premiers vers: «Peuple autrefois si fier, un temps avant d'être promue à la couche royale
désormais si veule...» Mais cela lui suffit pour (comme le proclamaient les libelles), mais Louis
expédier ses espions dans les tavernes et les XV n'était pas un despote. Et quand la Bastille
cafés, si bien qu'il s'écoula peu de temps avant fut prise le 14 juillet 1789, on n'y trouva que
que l'un d'eux les entendît, déclamés par un sept prisonniers pour la plupart incarcérés
certain François Bonis, étudiant en droit. pour conduite immorale à la demande de leur
Emmené à la Bastille et interrogé, celui-ci propre famille. Mais les Français voyaient dans
déclara tenir la chanson d'un prêtre dc l'hôpi¬ la Bastille le symbole même du despotisme. Ils
tal. Arrêté à son tour, le prêtre dit la tenir d'un vécurent les événements des années 1780 comme
autre prêtre, qui lui-même la tenait d'un étu¬ des variations sur les thèmes qui traversaient
diant en droit, à qui la chanson avait été dictée bavardages, chansons et livres. Ils perçurent ainsi
en salle par un professeur, lequel affirma l'avoir le renversement dc l'Ancien Régime à travers le
entendue d'un bon plaisant rencontré dans un prisme d'un folklore politique largement
café, et ainsi dc suite. La police embastilla dc la répandu par les médias dc leur temps.
YOUSSOUFTATACISSÉ
répond aux questions de Jasmina Sopova
qu'on retrouve les mêmes idéogrammes noms identiques entre l'Egypte, le Soudan et
tatoués sur le corps de Marocaines et dans la l'Ethiopie d'une part, et l'Afrique de l'Ouest
statuaire bambara ou malinké? Comment d'autrepart. Voici quelques exemples: El Kan¬
expliquer la présence de mêmes toponymes, tara, en Egypte, et Kantara, nom de clan et
de mêmes divinités, de mêmes rites, de mêmes prénom soninké; Ségala, île de la mer Rouge,
instruments dc musique, dans la vallée du Nil et nom de plusieurs villages du Mali et de la
et dans l'ouest africain? Les études compara¬ Côte d'Ivoire; Dakar, en Ethiopie, et Dakar, la
tives sur la parenté génétique entre l'égyptien capitale du Sénégal. Par ailleurs, les plus
pharaonique et certaines langues africaines, réa¬
anciennes divinités de l'Egypte pharaonique,
lisées par le célèbre écrivain et égyptologue
comme Bès, l'oryx, le vautour, l'ibis, le faucon
sénégalais Cheikh Anta Diop, ainsi que ses
et le sphynx, sont encore chantées au Mali où
recherches sur les migrations des peuples, fon¬
elles ont leurs masques et leurs statuettes.
dées sur des données purement linguistiques,
en disent long sur cette circulation des idées en
L'absence d'écriture n'a pas été un obstacle
à la circulation des connaissances. Le culte de la
Afrique.
Dans les traditions orales des Soninké et parole en Afrique a fait d'elle un vecteur essen¬
des Malinké, il est fréquemment question de tiel dc toutes les connaissances, de toutes les
la vallée du Nil, considérée comme la patrie idées. C'est pourquoi, les Bambara disent: «La
d'origine de leurs ancêtres. Intrigué, j'ai effec¬ parole n'a pas de jambes mais elle marche.»
tué une recherche toponymique et ethnony- Rien ne peut l'arrêter.
connaissances acquises. Il apprenait tout: l'his¬ qu'ils sont capables de parcourir, je citerai un
toire, les origines des peuples, les langues, les exemple relativement récent. En 1946, à l'issue
mathématiques, les techniques, la morale, les de la Seconde Guerre mondiale, des griots sont
secrets de la nature et de l'univers. Au cours partis de Bamako et sont allés à pied jusqu'à
de cet apprentissage de la vie, les jeunes initiés Agadez, au Niger, en passant par Niamey
devaient aussi voyager. Accompagnés dc leurs soit une marche d'environ 4 000 kilomètres
maîtres, de musiciens, de danseurs, d'artisans, pour chanter la gloire du RDA (le Ras¬
ils allaient dans des contrées étrangères. Héber¬ semblement démocratique africain), implanté
gés chez les habitants, ils découvraient de nou¬ dans toute l'Afrique occidentale, le triomphe
veaux modes de vie, de nouveaux métiers, de du général de Gaulle, l'abolition du travail
nouvelles langues. A leur tour, ils donnaient forcé, la semaine dc travail de 44 heures... Le
des spectacles où ils montraient leurs propres voyage des idées politiques s'est ainsi fait, à
connaissances. L'enrichissement était mutuel. travers la chanson, par des griots illettrés.
gieux, dc maîtres initiatiques, de griots, de vers 666, par les émissaires d'Ocba Ben Nafî.
forgerons. Tous les corps de métiers grands Après avoir posé les fondations de la mosquée
vecteurs de la tradition étaient représentés de Kairouan, en Tunisie, ce champion de
dans leur escorte. Ils apportaient avec eux leurs l'expansion musulmane en Egypte et en
vêtements, leurs ornements, leurs bijoux. Sur Afrique du Nord aurait dépêché dans la capi¬
place, ils échangeaient leurs savoirs avec ceux tale du Wagadou (ancien Ghana) une délégation
chargée de demander au Kaya Maghan, l'empe¬
des populations occupées. Ainsi de nouvelles
reur, de se convertir à l'islam. Ce dernier aurait
civilisations sont nées, fruits de rencontres et
repoussé la proposition, mais il aurait permis
d'échanges.
à ses sujets, surtout à ceux qui entretenaient des
En temps de paix, les idées circulaient grâce
relations commerciales avec la Turquie (trafiede
aux relations protocolaires entre différentes
diamants, d'eunuques et d'esclaves) d'embras¬
communautés culturelles et cultuelles. Prenez,
ser la nouvelle religion. Les premiers convertis
par exemple, le fameux Mansa Moussa Ier, sou¬ furent les Soninké.
verain de l'empire du Mali entre 1307 et 1337. Grâce à une translittération en caractères
On dit que lors de son pèlerinage à La Mecque, arabes, le Coran fut aussitôt traduit et com¬
son escorte comprenait 60 000 porteurs, 10 000 menté, d'abord en soninké, puis dans les autres
sujets et 500 serviteurs. Sa richesse et sa géné¬ langues du pays. Ainsi, les gens pouvaient réci¬
rosité pendant son séjour au Caire furent ter le Coran par cuur et s'imprégner du dogme
remarquées non seulement par les Egyptiens, dc l'islam, sans connaître l'arabe. C'est encore le
mais aussi par les Italiens, les Portugais et les cas aujourd'hui. L'islam s'est donc intégré aux
Maghrébins. De nouvelles portes furent ainsi sociétés traditionnelles, sans pour autant détruire
ouvertes aux échanges commerciaux et culturels. les cultures et les langues traditionnelles.
\afuand l'information circule | adis les idées allaient à pied, voyageaient Marshall McLuhan à l'époque, n'est-elle pas
de bouche à oreille, ci-dessus à I dans les bagages des hommes. Par la suite, la même qui sert aujourd'hui à asseoir les bases
Fès (Maroc). I avec l'avènement et la démocratisation de idéologiques de la «mondialisation»?
l'écrit, c'est la nature même des relations Dans les années 80, un consensus formi¬
humaines, la perception et la connaissance du dable s'est cristallisé autour des thèses géné¬
monde qui s'en sont trouvées modifiées. reuses développées en France par Jean-Jacques
Aujourd'hui, cette divulgation des idées Servan-Schreiber, pour qui la technologie allait
s'effectue, pour l'essentiel, par la radio et la nous «faire passer de l'âge néolithique à l'âge
télévision. La généralisation des bases de don¬ post-industriel». Dans la fièvre des indépen¬
nées et la perspective mondialiste du «réseau des dances, les pays en développement ont été ame¬
réseaux» (Internet), ne feront que multiplier et nés à opter systématiquement pour une tech-
diversifier les accès à l'information. nologisation massive de la communication
Ainsi, ce qui n'était dans les années 60 institutionnelle, tandis que les décideurs occi¬
qu'un rêve utopique (l'abolition des fron¬ dentaux ont cru que la conversion des «masses
tières et l'avènement du «village planétaire» laborieuses» à la mentalité technologique pou¬
grâce à la généralisation des techniques de com¬ vait faire l'objet d'un décret au même titre
munication audiovisuelle) est en passe dc deve¬ qu'une campagne de vaccination.
nir réalité. Mais cette vision globalisante, qui Du jour au lendemain, après avoir été
sous-tendait la théorie du sociologue canadien concurrencée par la TSF et le transistor, puis
leurs affaires intérieures, risque fort de perdre entendu porteuses des valeurs de la société qui
dans un avenir proche ses repères familiers. A les a produites. Et parmi ces valeurs, il y a celles
mesure que des pays du Sud passent dans le de la démocratie. Car c'est le noble paradoxe des
camp des producteurs de technologies de com¬ flux transnationaux, hégémoniques par nature,
munication, l'expansionnisme longtemps ' de laisser passer, même au crible de l'idéologie,
décrié se fait peu à peu interpénétration. l'idée subliminale dc liberté. De liberté et de
fuir le réel, mais plutôt à y trouver ce qui est la démocratie? L'audiovisuel à l'heure transnationale,
La Découverte, Paris, 1983. Voir notre contribution à
susceptible d'améliorer leur qualité de vie dans
cet ouvrage pp. 96, 1 04
le travail comme dans les loisirs.
2. in Etats de la Francophonie dans le monde 1995/1996,
Jadis, disions-nous plus haut, les idées Paris, Documentation française, 1997
La parole et l'Image.
Bédouins dans le désert
LE (o
OURRIER DE L UNESCO |UIN 1997
25
les messages transmis n'entrent pas dans le Sans doute la radiodiffusion renforce-t-
cadre propre à la communication orale. Quant elle le sentiment d'une liaison entre tous les
au téléphone, il restitue partiellement l'expé¬ êtres humains, mais elle entretient également
rience d'une conversation menée de vive voix:
dans l'esprit de l'auditeur un flou, un flotte¬
il ne transmet ni les mimiques, ni les gestes, ni ment, en diminuant sa capacité à se forger une
les conditions ambiantes, mais seulement le vision hiérarchisée des faits à partir dc ce qu'il
ton, l'humeur et le débit des propos. On peut vient d'entendre. La télévision accentue davan¬
poser des questions, mener un dialogue. tage cette tendance. La diversité de l'informa¬
L'information transmise, même si elle porte tion transmise par satellite et le champ appa¬
sur des faits ou des événements qui ont eu lieu remment très vaste qu'elle couvre des
à très grande distance, est instantanée et assez informations à la fois verbales et visuelles, qui
détaillée, sans avoir évidemment la cohérence vont des «potins» locaux aux nouvelles inter¬
logique d'une communication écrite. nationales aboutissent à une profusion hété¬
roclite d'images et de messages.
M L'émission électronique La télévision reposant essentiellement sur
Dans les années 1920, la radiodiffusion est vite l'image, on peut désormais concevoir une logique
visuelle, qui complète la logique verbale et qui est
devenue le principal moyen dc divulgation des
appelée à jouer un rôle croissant dans le multi¬
nouvelles ou de la propagande. Cette étape
média. De cette forme interactive dc communi¬
décisive vers une ère de la communication non
cation, les réseaux informatiques, qui ouvrent la
écrite ne fut pas sans conséquence sur la phi¬
voie à une communication entre les utilisateurs
losophie du 20e siècle, en particulier sur les
travaux dc Heidegger et de Wittgenstein concer¬ d'ordinateurs, attendent beaucoup. Reconnais¬
nant la signification linguistique et le rôle sons cependant que l'utilisation des images dans
Jeunes femmes écoutant
cognitif de la communauté. la télévision actuelle pervertit, plus qu'elle ne la
la radio dans un sanatorium
développe, la pensée rationnelle.
des environs de Moscou,
vers 1930.
ML'ordinateur en réseau
Récemment encore, on pouvait analyser les
conséquences sociales et cognitives de l'expan¬
sion de l'ordinateur individuel en négligeant le
rôle du réseau informatique. Aujourd'hui cela
paraîtrait absurde: les ordinateurs sont intégrés
à des réseaux. Ils ne sont plus de simples
machines à calculer ou à traitement de texte,
mais avant tout des points nodaux de com¬
munication. Outil d'une puissance formidable,
l'ordinateur en réseau est capable de rassembler
des informations dispersées données, textes,
documents visuels et sonores dans le monde
entier pourbâtirde nouveaux édifices de savoir,
en exploitant les sources de référence avec une
ampleur de vue et une profondeur que ne per¬
met pas le support imprimé traditionnel.
Cependant, l'ordinateur, qu'il soit ou non
en réseau, présente certaines caractéristiques
qui semblent, paradoxalement, rendre plus
difficile de trouver son chemin dans le laby¬
rinthe de l'information. Les connaissances qui
y sont stockées, loin d'être matériellement
présentes en tant que telles, apparaissent
momentanément par tranches à l'écran. Quand
on lit ou l'on feuillette un livre, qu'on arpente
les rayons d'une bibliothèque ou que l'on
compulse un fichier, on apprend à orienter sa
recherche, repérage que l'outil informatique
ne fournit pas. Pour qu'il y ait une cohérence
dans l'acquisition des connaissances, il faut
que vous ayez de celles-ci une vue d'ensemble,
une sorte de schéma panoramique qui reste
dans la mémoire. Nous nous souvenons visuel¬
d'un volume dans la bibliothèque. Quand on propre aux cultures dc l'ère manuscrite. Le cour¬
lit, ou qu'on parcourt, un texte sur l'écran, rier électronique mais aussi toutes les formes
on a rarement une telle perception. de travaux qu'il est loisible d'effectuer avec des
documents électroniques ont remis en
vigueur un autre trait caractéristique dc l'ère
Des messages électroniques à
manuscrite: l'intcrtextualité, c'est-à-dire le
la toile mondiale
mélange de passages empruntes à n'importe quel
Le courrier électronique est la forme élémen¬ texte en vue d'en produire un nouveau.
Cxposition «Voyage à travers
taire du réseau informatique. C'est un échange, l'espace numérique» à
D'où d'innombrables programmes de
entre deux ordinateurs individuels, de mes¬ l'abbaye de Montmajour, près
le(o
OURRIER DEL UNESCO »JUIN 1997
27
débats «publics», d'organismes diffusant des tant qu'instruments de la pensée ils n'en avaient
bulletins d'information, de services d'aide ou presque aucun. La possibilité dc manipuler des
de renseignements informatiques, où l'on a images sur l'écran a changé cette situation. Le
vu l'équivalent actuel du forum antique. Alors savoir n'est pas seulement une affaire de théo¬
qu'une part prépondérante de la communica¬ rie, c'est aussi un apprentissage pratique. Les
tion sur le marché électronique est flottante illustrations peuvent montrer comment les
et inorganisée, les groupes de discussion et choses fonctionnent. Il est très difficile, par
d'action coopérative représentent un immense exemple, d'expliquer en mots le maniement
potentiel démocratique et les échanges qu'ils d'un instrument particulier alors qu'une image,
permettent peuvent fournir une information ou une série d'images l'expliquent aisément. Les
de grande qualité. connaissances auxquelles on peut accéder sur
Cette qualité est maintenue plus ou moins la toile ne sont pas simplement universelles,
dans les échanges du réseau de la communauté elles se veulent réellement opératoires.
scientifique. On trouve aujourd'hui un nombre A l'échelle mondiale, rares sont les biblio¬
croissant de revues savantes sur support élec¬ thèques destinées au grand public ou à la
tronique; dans certains domaines, les pério¬ recherche qui aient déjà commencé à informa¬
tiser leur matériau de travail: d'abord les cata¬
diques traditionnels sont même déjà dépassés.
Particulièrement significatifs, comme le sou¬ logues, puis les ouvrages. Une fois numérisés,
ligne Stevan Harnad dans Psychological Science ces documents (en supposant que les pro¬
blèmes de droit d'auteur et autres difficultés
en 1990, sont les changements intervenus au
inhérentes à ce domaine aient été résolus)
stade de la prépublication cette phase
d'enquête scientifique où idées et découvertes seront, et beaucoup le sont déjà, accessibles
sur la toile. Ils constitueront alors le fonds
sont discutées librement entre collègues, pré¬
sentées de façon plus rigoureuse aux séminaires, d'une bibliothèque colossale qui n'existera
conférences ou colloques, puis distribuées très que sur l'écran. Cette bibliothèque «virtuelle»
s'enrichira constamment de publications scien¬
largement sous forme de communications
imprimées avant publication définitive. Il est tifiques sous forme numérisée.
désormais possible, observe Harnad, de «faire Les avantages d'une telle bibliothèque sont
tout cela d'une façon incomparablement plus patents. Les utilisateurs de la toile, qu'ils vivent
approfondie et systématique, par une distri¬ dans des régions pauvres ou riches, auront en
bution aune échelle potentiellement mondiale principe un accès illimité à n'importe quel titre
de la bibliothèque. Ils peuvent copier électro¬
et quasi instantanée, mais aussi par une dyna¬
mique interactive sans précédent». Harnad a niquement le document qui les intéresse ou le
tirer sur imprimante, ou bien l'utiliser selon
baptisé cette forme d'enquête scientifique par le
diverses configurations: en y procédant, par
moyen du courrier électronique du nom
d'Etudes savantes tombant du ciel. exemple, à une recherche, en établissant des
concordances ou un index. Quant aux ouvrages
originaux, on pourra les entreposer en toute
La toile mondiale
sécurité dans des bâtiments appelés à devenir
A la différence de l'univers instable, chaotique, des musées du livre plus que des bibliothèques
difficile à parcourir et à globaliser, des docu¬ traditionnelles.
Dans un environnement de plus en plus tion universelle, les pressions pour maintenir
dominé par les réseaux d'informatique en mul¬ une homogénéité culturelle à l'échelle nationale
timédia, l'enseignement traditionnel secon¬ se relâchent. La vie communautaire, culturelle,
daire et post-scolaire devient dépassé. Les jeunes linguistique à l'échelon local éveille un intérêt
générations qui grandissent à l'ère de l'ordi¬ grandissant, comme l'atteste le succès des radios
nateur, initiées très tôt aux merveilles de la ou des télévisions régionales. Ces activités ponc-
toile, trouveront artificielle la formation sco¬ tuelles prennent un tout autre sens dès lors
laire antérieure. Les jeunes sont déjà habitués à qu'elles peuvent être directement reliées, à tra¬
acquérir des connaissances, non pas en inter¬ vers le réseau, à des activités d'échelle mondiale,
rogeant leurs aînés ou en allant à la biblio¬ sans immixtion des institutions nationales. Le
thèque, mais en naviguant sur la toile. réseau informatique est universel par vocation,
Dans le post-scolaire la tendance va être à mais il convient parfaitement à tout ce qui est
suivre un apprentissage à vie, d'abord sous local et spécifique. Connaissance universelle et
forme d'un vaste enseignement interdiscipli¬ cultures locales devraient ainsi coexister et
d'argile à
l'ordinateur, en
passant par le
livre,
l'inscription a
permis aux idées
de franchir le
barrage du
temps et de
l'espace.
Pour se diffuser dans l'espace, une idée vie au-delà des limites de l'organique et de
doit d'abord traverser le temps, c'est- l'individu. Le message se détache ainsi du corps .
à-dire résister à l'oubli, à l'erreur ou à la et du sujet pour prendre lui-même corps dans
falsification, tout en restant vivante, un organe de mémoire et de diffusion, qui
évolutive et fertile. Ce qu'elle ne peut faire leur survivra.
30 LE (o
OURRIER DE L UNESCO JUIN 1997
scripteurs-lecteurs appartenant à un cercle res¬
treint de clercs).
Avec ses airs immatériels, le fichier infor¬
matique n'échappe pas davantage à cette phy¬
sique des traces hors de laquelle aucune idée
ne saurait durer et circuler. Certes, en perdant
son caractère définitif, le texte électronique
trai table à l'infini perd aussi les variantes et
brouillons qui témoignaient de sa genèse. Mais
la mémoire informatique retient beaucoup
plus d'informations que ne veut bien l'afficher
¡-dessus, fibres optiques.
l'écran. A chaque manipulation écriture,
Ces fils de verre ou de
plastique dans lesquels victoire de l'esprit sur la finitude humaine, un copie, sauvegarde ou effacement , le pro¬
passent des signaux lumineux premier pas vers l'autre qu'il soit d'ailleurs gramme enregistre l'instruction, la code et l'éti¬
sont utilisés sous forme de
ou à venir. quette en une série dc 0 et de 1 . Si ces marques
câbles dans les
Quant aux matières qui portent l'inscrip¬ sont indéchiffrables comme telles, elles n'en
télécommunications.
tion, elles sont aussi des foyers de cette restent pas moins des témoignages infaillibles
M gauche, hiéroglyphes
mémoire en acte: les procédés de fabrication y sur les opérations intellectuelles nécessaires à
rupestres à Assouan (Egypte).
laissent leur signature propre. Pas d'artefact l'élaboration d'un texte, d'une image ou d'un
qui ne soit un palimpseste ou un grimoire. En calcul. C'est en repassant par ces instructions
grattant son parchemin pour le réutiliser, le que le programme pourra restituer, transmettre
moine copiste de l'Occident médiéval produit et modifier ces énoncés, sur une autre machine,
des traces autant qu'il en efface. Le texte initial dans un temps différé.
se brouille ou disparaît, mais un autre s'inscrit
dans le support même du manuscrit, dont les
¡Voyager léger
griffures transmettront de génération en géné¬
ration une véritable histoire. Celle d'une tech¬ L'évolution des techniques d'inscription, de
nique d'écriture (calligraphie, pupitre, plume, stockage et d'enregistrement montre comment
la recherche d'une exactitude croissante des
couteau, règle); celle d'une méthode dc pro¬
traces se combine avec celle de leur mobilité.
duction et d'un système économique (les
peaux, chaulées, décapées, séchées, plâtrées, puis Fixer un message ne vise pas seulement à le
raclées, sont plus coûteuses que les heures de rendre inaltérable, mais garantit aussi sa liberté
travail dans les scriptoria); celle enfin d'un mode de mouvement dans l'espace et le temps, dès
de diffusion, lui-même articulé sur un certain lors que le support peut être manipulé, déplacé
modèle du savoir (un seul message, inépui¬ ou dupliqué. Dc la tablette d'argile ou de métal
sable et sacré, inlassablement visité par des (époque sumérienne) au polyptyque dc bois
r
LE ^^OU RRIER DE L UNESCO« JUIN 1997
l^
évidé pour recevoir la cire (Rome antique), du peuvent voyager en temps réel, et les données
volumen se déroulant sur plusieurs mètres circulent par milliards le long des fibres
aux feuillets reliés du codex (2c-4= siècles), et du optiques.
livre de poche à la disquette ou à l'agenda élec¬
tronique, les mémoires physiques de l'écrit
i Voyage organisé
n'ont cessé de gagner en maniabilité comme
en fidélité.
Les idées voyagent mieux en groupes. Sciences,
arts et religions sont d'abord des collections,
Pour accéder au texte que lui ont recom¬
qui ramassent l'univers physique ou spirituel
mandé ses maîtres, l'étudiant européen du 13e
en un tout pour le réorganiser afin de le mieux
siècle est contraint d'en emprunter Yexemplar
transmettre. C'est son appartenance à un
auprès d'un stationnaire pour en faire une
ensemble structuré qui garantit la pérennité
copie. Celui du 20e siècle emprunte à la biblio¬ d'un message.
thèque un livre imprimé pour le photocopier, Avant de se donner pour objectif la sauve¬
ou en télécharge la version numérisée dispo¬ garde du patrimoine, le musée trouve son ori¬
nible sur le réseau. Dans les deux cas, les idées gine dans ce besoin de convoquer tous les
circulent en se fixant sur des supports succes¬ savoirs en un même foyer d'échanges et de
sifs; mais d'un mode de fixation à l'autre, le recherches. A la fois trésor et laboratoire, le
risque d'altération des énoncés au moment de Mouseion d'Alexandrie, 300 ans avant J.-C.'
la transmission diminue considérablement. Ce est une communauté d'objets et de penseurs,
qui vaut ici pour les textes se vérifie d'autant d'où science et croyance rayonnent vers
mieux pour la diffusion des images: qu'on l'ensemble du monde hellénistique. Des trésors
imagine seulement la difficulté de recopier un des temples antiques à ceux des églises médié¬
patron, une carte géographique ou un schéma vales ou des princes, c'est le même geste fon¬
de montage, et l'on mesurera combien les tech¬ dateur de la collecte qui ouvre aux kuvres de
l'esprit une voie vers l'avenir. La thésaurisa¬
niques d'inscription gravure, presse ou
tion ne signifie pas seulement l'accumulation:
numérisation affectent la propagation des
savoir-faire et des connaissances.
elle implique un traitement des unités regrou¬
pées en vue d'une gestion et d'une organisation.
En même temps qu'augmente la fiabilité
Inventaire, index, suivi et catalogage, mais aussi
des procédés, les supports s'allègent et se minia¬
comparaison, confrontation et hiérarchisation
turisent, mais ils nécessitent en contrepartie
dynamisent les pièces collectées en les intégrant
un appareillage technique de plus en plus com¬ dans des systèmes générateurs.
plexe. Vitesse et mobilité vont alors de pair Dans la France révolutionnaire, c'est le
avec capacité d'enregistrement, de stockage des regroupement des biens nationaux, récemment
informations. Aujourd'hui, grâce à l'évolu¬ confisqués à la noblesse et à l'Eglise, qui
tion des composants électroniques, celles-ci engendre la notion de patrimoine, et non
Mssemblée de villageois au
sud de Bangalore, capitale de
l'Etat indien de Karnâtaka.
ont pris part quelque 150 délégués dc 65 pays, s'est tenue à Oslo du centaine de pays, de l'Albanie au Zimbabwe, et dans toutes les disciplines
3 au 5 juin 1996. La résolution qu'elle a adoptée invite tous les pays (en sont exclus les périodiques, articles de périodiques, brevets et brochures).
à mettre en place des comités nationaux «Mémoire du monde» et L'édition de 1996 comprend quelque 830 000 notices bibliographiques; près
à participer activement au Programme.
de 200 000 auteurs y figurent et 400 langues y sont mentionnées.
Projets pilotes L'édition courante de l'/Tpeut être commandée directement à: Editions Unesco,
34 LE Q
OURRIER DE L UNESCO
LES ROUTES DU DIALOGUE
Comment les identités culturelles se sont-elles forgées BIBLIOGRAPHIE
au fil du temps? Par un jeu d'influences venues
d'ailleurs, de rencontres avec d'autres cultures, de
Publications des Editions Unesco, 1, rue Miollis, 75732 Paris Cedex 15,
migrations d'une région vers une autre. Pour mieux France. Tél.: (+33) 01 45 68 43 00. Télécopie : (+33) 01 45 68 57 41.
comprendre comment elles ont façonné les sociétés contem¬ Internet : http://www.unesco.org/publishing
poraines, I'UNESCO a lancé en 1988 des projets d'étude de
«routes» qui ont relié les peuples du monde depuis des temps CD-ROM:
1991, des Routes de la foi (en hommage à l'importance inter¬ La Route de la soie et des épices (4 volumes pour jeunes lecteurs):
nationale, interculturelle et interreligieuse de Jérusalem) vise Cultures et civilisations, Struan Reíd, 1994; Exploration à travers les mers
à mieux faire comprendre les liens étroits tissés au fil des siècles et les océans, Paul Strathern, 1993; Exploration à travers les terres loin¬
entre les trois religions monothéistes. Lancé en 1995, le projet taines, Paul Strathern, 1993; Inventions et commerce, Struan Reíd, 1994.
des Routes d'al-Andalus, entre l'Europe, le monde arabe et
l'Afrique noire, entend montrer au grand jour la force d'ave¬ ARTICLES PARUS DANS LE COURRIER DE L'UNESCO:
nir de l'héritage interculturcl de l'Espagne musulmane où, Sur les Routes de la foi:
entre le 8= et le 15e siècles, trois cultures, à travers trois reli¬
«La ville trois fois sainte», Annie Laurent, mai 1995 (Pèlerinages)
gions, ont créé une civilisation cosmopolite. Sur les Routes de la soie:
e l'idéal
a Taction
Dans son dernier livre, Unesco: un idéal en action, Actualité d'un texte
qu'il dirige, depuis bientôt dix ans, pour développer une vaste réflexion
Et pourtant... Pourtant l'humanité possède le savoir et égale d'éducation pour tous, libre échange des idées et des
les moyens qui lui permettraient de mettre fin à la plupart connaissances, prospérité commune de l'humanité, avan¬
des crises, d'éliminer, de réduire ou d'atténuer considé¬ cement et diffusion du savoir.
rablement les causes des inégalités révoltantes, des injus¬ Le lecteur trouvera, dans les pages qui suivent, le
tices, des discriminations, des exclusions, des frustrations, résultat d'un effort visant à dégager certaines implications
des humiliations. Au sortir de la «grande et terrible de ces idées et notions qui paraissent s'imposer dans le
guerre», elle s'est dotée d'un ensemble de mécanismes de contexte de la problématique mondiale actuelle. Cet
concertation et d'action permettant aux nations du monde effort n'est pas et ne pouvait pas être exhaustif. II n'est
et aux hommes et aux femmes de bonne volonté de joindre qu'une contribution à la réflexion sur la raison d'être de
leurs efforts pour assurer la paix universelle, la prospé¬ I'UNESCO et sur sa mission telle que ses fondateurs l'ont
rité commune et le bien-être dc tous les peuples. L'UNESCO voulue et l'ont définie et telle qu'elle se présent»; dans
est l'un de ces mécanismes, et non des moindres. la perspective du 2L siècle. I
UN TAPIS BIOLOGIQUE
39
LE Qu RRIER DEL UNESCO JUIN 1907 ^
variées et actives qui, d'ailleurs, à vénération du sol témoigne encore A gauche, un les pays développés et 2 154 pour
acarien du groupe
4 bien des égards, font précisément pen¬ delà conscience de l'importance de les ¡lays en développement. Comme
des oribates.
ser au plancton. Le promeneur croit son mystère. Le sol est la racine l'écrit Michel Robert, de l'Institut
tout simplement marcher sur un sol même de l'humanité. S'il disparaît, A droite, un national français de recherche agro¬
collembole. Ce
minéral et inerte, alors qu'il se alors l'homme disparaît. nomique (IJNRA), «la fertilité natu¬
groupe voisin des
déplace sur un tapis biologique en «Tout est une question d'équi¬ relle des grandes forêts tropicales a
insectes est
perpétuelle évolution.» libre entre les capacités fonction¬ extrêmement toujours fait illusion. En réalité, il
La pédozoologie, c'est à dire nelles et de renouvellement des sols ancien. s'agit d'un écosystème fragile et, dès
l'étude de la faune du sol, est une et la pression des activités humaines, que l'on y touche par les deforesta¬
science récente et son inventaire est qui est excessive, souligne encore ce tions, on provoque des évolutions
loin d'être terminé. Il faut savoir, pédologue. A travers le monde, les importantes et irréversibles qui inté¬
pour en mesurer la difficulté, exemples de sols gravement modi¬ ressent plus de onze millions d'hec¬
qu'examiner la matière vivante des fiés, gravement blessés, à la suite de tares chaque année dans les zones
15 premiers centimètres d'une tern; leur mise en valeur, sont trop nom¬ tropicales».
de prairie la plus banale révèle, par breux: érosion, bien sûr, mais aussi Dans la forêt, la stabilité des sols
gramme, une flore de 100 000 déstructuration, tassement, appau¬ est grande et l'érosion faible. Mais le
algues, 600 000 000 de bactéries, vrissement et baisse des activités bio¬
défrichement mécanisé compacte la
400 000 champignons et une micro- logiques, dessicalion excessive, accu¬ terre, qui s'imperméabilise. L'eau
faune, par décimètre cube, de mulation de sels toxiques, lavage des alors ruisselle et l'érosion s'opère.
1 55 1 000 000 de protozoaires (uni- éléments fins et nutritifs, pollution.» D'où une recrudescence des phéno¬
cellulaires), de 51 000 métazoaires Selon l'Organisation des Nations mènes d'érosion. Les causes en sont
(constitués de plusieurs cellules) Unies pour l'alimentation et l'agri¬ multiples: la deforestation, mais aussi
dont 50 000 nematodes (vers). Yves culture (FAO), les sols cultivables le surpâturage et l'augmentation des
dans le monde sont estimés à 3 031
Coineau a créé, à Paris, le premier cultures pour répondre à la crois¬
microzoo au monde où les visiteurs millions d'hectares, dont 877 pour sance démographique: «Le sol est glo¬
placés devant des microscopes balement de moins en moins riche en
adaptation! par Alain Ruellan et Mireille Dosso, Foucher, Paris, 1993 disparaître d'ici à l'an 2000.
11 faut dorénavant considérer les
Le sol
sols comme une ressource non renou¬
LA PRESSION DES ACTIVITÉS par Michel Robert, Masson, Paris, 1996
velable, au même titre que la tourbe,
HUMAINES
Guidelines for Soil Survey and Land Evaluation le charbon ou le pétrole. Un sol met
Nous vivons avec le sol dans un in Ecological Research très longtemps à se former. Il faut à
étroite relation d'interdépendance. par R. F. Breimer, A. J. van Kekem et H. van Reuler, la nature 100 à 400 ans au moins
«Le mot "sol" se dit "adâmah" en MAB Technical Notes 17, Unesco, 1986 pour créer 10 millimètres de sol
hébreu; il est à l'origine d'un autre superficiel et il lui faut 3 000 à
Le seizième Congrès mondial de science du sol, présidé par Alain Ruel¬
mot: "adam", le premier homme, 1 2 000 ans pour en former un d'une
lan, se tiendra du 20 au 26 août 1998 à Montpellier (France). Les
rappelle Alain Huellan. Au Japon, profondeur équivalant à la longueur
langues seront le français, l'anglais, l'allemand et l'espagnol. Secré¬
il existe des temples shintoïstes de cette page. L'humanité n'a pas le
tariat: téléphone: 0033 4 67 04 75 38; télécopie: 0033 4 67 04 75 49;
dédiés au sol: le signe japonais "sol" temps d'attendre qu'il se reconsti¬
courrier électronique: isss@agropolis.fr
symbolise la plan te enracinée. Cette tue. Il est urgent de le protéger. I
DE NOUVEAUX RIZ
PARFUMÉS LE SOLEIL BRILLE EN n ,
INDONÉSIE
A l'Institut français de recherche / M
scientifique pour le développe¬ La Manque mondiale a approuvé
Fondéeàlafin du 3e millénaire avant notre ère, Palmyre s'élève au centre du désert syrien dans une
oasis située entre l'Oronte et l'Euphrate. La Palmyrène, dont elle est la capitale, est l'alliée de Rome dès
le début de l'empire romain (1^ siècle avant J.-C). La «cité des palmiers» connaît son apogée au
troisième siècle de notre ère, sous le règne de Zénobie. Saccagée par l'empereur romain Aurélien en
273, elle reprendra de l'importance dans les siècles suivants mais sans jouer le même rôle. Elle laisse
des ruines qui sont parmi les plus importantes de l'antiquité tardive. L'originalité de Palmyre tient
aussi à sa sculpture funéraire. Son hiératisme, son intensité spirituelle transcendent les apports grec,
La sculpture palmyréiiieiine mondes et des cultures dans le artistes prêtent à leur modèle des
donne ses plus beaux fruits creuset de l'empire romain apporte traits imaginaires. Figures du
alors à l'art un souffle nouveau. passé, portraits des contemporains
aux trois premiers siècles de l'ère
chrétienne, à une époque où la/jax Les modèles classiques de Rome, sont ainsi réinventés. Qu'il s'agisse
romand favorise les échanges au toujours vivants, sont repris, mais de souverains ou de simples sujets,
long cours. Elle, appartient à l'art on les recrée plus qu'on ne les ils apparaissent vêtus d'attributs
imite. L'art de Palmyre intègre divins et se masquent de visages
du Moyen-Orient romain où
ainsi des traits venus de l'empire idéalisés.
l'influence de l'hellénisme est
perse et fait une large place aux Cette orientation de la statuaire
dominante, de l'Egypte aux confins
traditions syriennes, mésopota- romaine débouche, dans les pro¬
de la Mésopotamie. La fusion des
miennes, et orientales en général. vinces orientales, sur une profonde
Dans la sculpture c'est une mutation. Une stylisation pronon¬
de ses caractéristiques majeures cée transgresse délibérément les
canons de la beauté naturaliste. La
chaque personnage est présenté
dans son individualité et de face. face humaine cherche à se purifier
Ce souci d'individualisation est de la ressemblance terrestre pour
particulièrement sensible dans les porter l'empreinte de l'image
effigies funéraires. Les sculpteurs céleste. Des portraits peints du
palmyrénie.ns réinterprètent à leur Fayoum, en Egypte, aux portraits
manière le portrait romain clas¬ sculptés des cités du désert arabe,
sique, dont l'idéal réaliste évolue. le visage se situe au-delà des limites
Au 2e siècle après J.-C, l'expres¬ de lieu et de temps. Avec ses lèvres
sion de la vérité physionomique y fines, son nez effilé, ses yeux déme¬
cède à une tendance à l'idéalisa¬ surément agrandis et son regard à
tion. A la première statuaire jamais ouvert, il est d'éternité.
Un chef-d'uuvre
romaine, dont le réalisme a pro¬
de la statuaire
duit une extraordinaire variété de
MAISONS D'ÉTERNITÉ
romaine réaliste: le
République
arabe syrienne
i
PALMYRE
Damas
IRAK
hypogées (sépultures souterraines) ressait le plus le sculpteur pal¬ l'immortalité. Nulle narration,
baptisés «maisons d'éternité». La myrénien, dans l'être, est son nulle description du jardin d'éter¬
stèle qui se dresse sur la tombe contenu le plus profond et le plus nité. Le regard contemplatif du
individuelle représente le défunt permanent», écrivait l'archéo¬ défunt évoque silencieusement la
debout ou en buste. Suivant la
logue Henri Seyrig. vie dans l'au-delà. Les visages des
règle de la frontalité, il se tient Le nom du défunt est souvent dieux, tournés également vers le
face à nous, presque toujours sous
précédé du terme araméen naf- spectateur, ont la même présence
la forme d'un relief plus ou moins
shâ: «souffle», «âme» ou «per¬ spirituelle. Un même visage se
marqué (la ronde-bosse est très sonne». Au-delà delà ressemblance
Stèle funéraire d'un
répète à l'infini. L'humain se fait
père et de son fils
rare dans l'art palmyrénien). Un
terrestre, le visage s'ouvre sur (2<= siècle ap. J.-C). divin; le divin, humain.
type conventionnel unifie les visages
(¡ui, idéalisés et rajeunis, offrent
tous des traits analogues. L'homme,
la femme et l'enfant deviennent des
les êtres se côtoient dans leur soli¬ proclame Roi des rois. ottomane, son déclin s'accélère. Palmyre
268: à la mort d'Odainat, son fils est réduite à un village, à la merci des
tude. Les figures en pied s'élèvent tribus nomades.
Wahballat, héritier de ses titres, est trop
comme des colonnes ornementées. Au 17e siècle: Pietro délia Valle,
jeune pour gouverner. Sa mère, Zénobie,
L'être est consumé dans l'intério¬ exerce le pouvoir, avec le titre Tavernier, Halifax visitent les ruines de
44 LE r
^URRIERDE L UNESCO [UIN 1997
Les pharaons victimes
parSamirGharib de l'urbanisation
Les surfaces vertes ont ainsi cédé la place à
Les empiétements de l'urbanisation mettent d'autres embouteillages et une urbanisation sau¬
en péril certains sites archéologiques de vage a proliféré le long de cette nouvelle artère. Les
habitants de ces cités surgies dans l'anarchie n'ont
l'ancienne Egypte. d'ailleurs à leur disposition ni parcs de station¬
nement, ni garages. Parfois, ils n'ont même pas
r
le Courrier de l unesco iuin 1997
45
«
ment dit et de la Route des Béliers qui les reliait,
et à l'ouest, la Vallée des Reines, avec le temple de
Hatchepsout, le tombeau de Néfertiti et la célèbre
Vallée des Rois.
menée, faisait courir à d'éventuels monuments demeure. D'une part, ce sont des terres élevées
et sèches, car hors de portée des eaux du Nil en
enfouis. Ala faveur de la polémique déclenchée par
période de crue. D'autre part, elles sont consti¬
la presse, puis de l'intervention de I'UNESCO, les tra¬
tuées de deux couches géologiques superposées:
vaux ont été suspendus jusqu'à la remise d'un rap¬
la première, calcaire, abrite les tombeaux royaux;
port d'études commandé à un comité spécialisé.
la seconde, argileuse, retient dans ses fissures les
Ce n'était pas la première fois qu'une lutte
eaux de pluie et l'humidité ambiante. Dans les
s'engageait pour préserver l'intégrité du plateau
tombeaux, d'épaisses colonnes portantes les pro¬
des Pyramides. Déjà, à la fin des années 80,
tègent même des secousses sismiques. La construc¬
I'UNESCO avait envoyé sur place un comité
tion du pont risquait, en saturant d'eau les couches
d'experts pour établir un projet de protection de
inférieures argileuses, de les faire glisser, entraînant
la zone, comprenant la restauration du Sphinx et
le mouvement des couches calcaires supérieures et
la construction d'une muraille entre le site archéo¬
l'effondrement des temples.
logique et le s avant-postes urbains les villages
D'autres arguments ont mis en avant le risque
de Nazlet Essallab et de Kafr Elgabal qui, à
de voir ce site historique, dont la beauté et la
force de progresser, avaient fini par se rejoindre.
solitude grandioses attirent les touristes, défiguré
Mais une tempête de protestations émanant de
par le commerce et les constructions ce qui,
tous les groupes ayant des intérêts dans la région finalement, se retournera contre le tourisme. Mais
avait conduit à l'abandon du projet. Affaire à
il est trop tard. Le pont est là, bien en place.
suivre, donc...
Des lois rigoureuses interdisent aujourd'hui
toute avancée urbaine sur les terres agricoles et
LA SECONDE MORT DES PHARAONS
toute construction sur la rive ouest du Nil; la
Mais les pyramides ne sont pas les seuls vestiges zone interdite autour des monuments a même
pharaoniques offensés par l'avancée urbaine. été étendue. Mais cela suffira-t-il à empêcher
Louxor, l'une des villes historiques les plus pres¬ de futures avancées d'une urbanisation si sau¬
tigieuses du monde, n'est pas épargnée. De part et vage qu'elle ne se soucie pas plus de la conser¬
d'autre du Nil, elle abrite, à l'est, les sites du vation des terres cultivables que de celle du
temple de Karnak, du temple de Louxor propre- patrimoine archéologique? I
Vous êtes romancière et vous vous intéressez Aujourd'hui vous dénoncez le discours optimiste
souvent à la littérature anglo-saxonne, en selon lequel la crise actuelle avec son corollaire: un
particulier aux romanciers et intellectuels anglais chômage permanent passagère. Cette crise
du groupe de Bloomsbury, à Virginia Woolf et à traduit-elle au contraire une mutation majeure?
Thomas Bernard par exemple. Pourquoi un livre sur
V. F.: Je le crois. Nous vivons, à mon sens, une rup¬
l'économie?
ture radicale, une mutation non seulement de
Viviane Forrester: Je n'ai jamais séparé les activi¬ société, mais dc civilisation. Nous la vivons très
tés créatrices. Toute réflexion, à mon sens, mal. Comment faire le deuil d'une société qui
demeure politique, même quand elle ne se pré¬ élait fondée sur la permanence de l'emploi, gage
tend pas telle. Je pense qu'aujourd'hui chacun de sécurité et garantie d'une existence tant soit
d'entre nous quel que soit son métier peu décente? L'emploi sécurisant est en train de
devrait se préoccuper de la situation actuelle disparaître. Dans mon livre je parle surtout de
du monde, entièrement commandée par l'éco¬ l'exploitation qui est faite de cette situation. Pour
nomie. Cette situation n'est-elle pas intimement la première fois au cours de l'histoire, l'ensemble
liée à la politique, au sens le plus noble du terme? des humains n'est ¡dus indispensable au petit
Si Shakespeare revenait dc nos jours, je crois nombre de ceux qui gèrent l'économie mondiale.
que ce qui le passionnerait le plus, ce serait les L'économie s'investit chaque jour da va nlage dans
jeux (tragiques) de l'économie, et aussi ses la spéculation pure. Les masses laborieuses, et
enjeux. Ce sont eux qui touchent et transfor¬ les dépenses qu'elles supposent, en deviennent
ment, d'une manière puissante et secrète, la vie superflues. Il y a donc pire que d'être exploité,
et le destin des citoyens disons plutôt des c'est de n'être même plus exploitable.
habitants de tous les pays. Certes, on ne cache pas cet état de fait, mais
Nous assistons aujourd'hui à une véritable cette mondialisation (je sais que dans beaucoup
d'autres langues on dit globalisation, ce qui enlève
mondialisation de Véconomie et aussi de la au terme son caractère cosmopolite, sympathique)
et avec ces techniques de pointe auxquelles on
misère. n'osait même pas rêver auparavant. Elles devraient
nous être à tous propices. Elles nous sont funestes.
Il est capital de trouver un mode différent d'exis¬
on évite d'en parler de façon claire. Dans les tence, qui ne sera pas forcément idéal. Je ne pense
sociétés démocratiques, en tout cas, on n'annonce pas (¡uc cette planète devienne un paradis. J'aime¬
pas aux vivants qu'ils sont tenus pour superflus. rais qu'elle abrite au moins des sociétés vivables
Dans un régime totalitaire, le péril pourrait être où chacun retrouve sa dignité et où le respect du
plus grand encore que l'inactivité et la misère. Le voisin soit une règle de vie.
travail salarié disparu, pourquoi un tel régime ne
Dans votre livre vous parlez de «marchés
[iroeéderait-il pas à l'élimination pure et simple
..de ces forces devenues inutiles? virtuels». Qu'entendez-vous par là?
V. F.: Nous avons vécu pendant des décennies avec vrais emplois.
l'utopie que vous évoquez. Nous assistons
V. F.: Le discours en vogue mentionne les «créa¬ Il y a une vingtaine d'années, au cours d'un col¬
tions des richesses». Autrefois cela s'appelait tout loque littéraire en Autriche, la salle s'était esclaf¬
bêtement des bénéfices. On parle aujourd'hui de fée lorsqu'un des orateurs avait demandé au public
ces richesses comme si elles devenaient aussitôt (très international) s'il connaissait un poète français
collectives et allaient automatiquement être créa¬ nommé Mallarmé. Plus tard, quelqu'un d'autre
trices d'emplois, alors qu'on voit des entreprises prit la parole en s'indignant de nos rires. Il men¬
largement bénéficiaires qui licencient à tour de tionna à son tour plusieurs noms propres. Nous les
bras. En France, l'on entend aussi parler des ignorions tous. C'étaient des marques de fusils et
«forces vives de la nation» . Or ces paroles ne dési¬ de mitrailleuses. Ce deuxième orateur revenait
gnent pas chaque habitant d'un pays, mais les d'un ¡lays du Sud, en pleine guerre civile, où 90%
chefs d'entreprise, (¡ui délocalisent si volontiers. des habitants connaissaient les noms de ces armes,
La classe politique fait de l'emploi sa priorité, mais où tous ignoraient celui dc Mallarmé. Je me
mais la Bourse exulte chaque fois qu'un com¬ suis entendue répondre (¡ue si les servants de ces
plexe industriel important licencie et s'affole mitrailleuses et les paysans d'Afrique, si les
chaque fois que le chômage baisse, même imper¬ mineurs d'Amérique latine et la plupart des
ceptiblement. Tel est le paradoxe queje voulais ouvriers non qualifiés d'Europe ignorent tout de
mettre en évidence. Les cotations en Bourse dépen¬ Mallarmé, ce n'est pas de leur plein gré: ils n'y ont
dent pour une grande part du coût des emplois et pas accès. A certains les mitrailleuses, à d'autres
le profit s'obtient, en dernière instance, en dimi¬
nuant le nombre de ceux (¡ui ont un emploi.
donc être rentable pour «mériter» le droit de travail accompli par les Mallarmé, Senghor, Omar
vivre? La réponse du bon sens est qu'il convient Khayam, Kafka, Proust, ou Virginia Woolf ne
d'être utile à la société. Or on empêche les gens devrait pas être le privilège d'une élite. Il brise
de l'être, on gaspille les forces de la jeunesse en les murs qui nous gardent prisonniers. Décrypter
ne privilégiant que l'activité rentable. Ainsi, dans les signes et discours de ces créateurs nous rend
la plupart des pays, les priorités ne sont plus les plus libres, moins aveugles et moins sourds. Leur
bonnes. Le besoin d'enseignants ou de personnel travail tend à dilater nos espaces étriqués, à affi¬
médical et soignant se fait de plus en plus aigu. ner, à assouplir la pensée, qui seule permet la cri¬
Or l'on constate l'agression grandissante des pou¬ tique, la lucidité. La lutte efficace. Quelqu'un
voirs envers ces professions. C'est là que des dans cette assemblée s'est alors levé et a crié: «Mal¬
postes sont supprimés et les financements res¬ larmé is a machine gun!» («Mallarmé est une
treints. Il s'agit pourtant de métiers indispen¬ mitrailleuse!»)
sables au bien-être et à l'avenir de l'humanité.
Cette confusion entre «utilité» et «rentabilité» Votre analyse porte surtout sur la situation dans
les pays industrialisés. Qu'en est-il de ceux en
est désastreuse pour l'avenir de la planète.
développement?
Les jeunes vivent au sein d'une société qui leur
propose toujours comme seul modèle de vie per¬ V. F.: Cette question devrait raviver la honte de
mise, honnête et licite, la vie salariée. Or, ¡mur la l'Occident! Il a été rapace dans les pays qu'il a
plupart d'entre eux, cette vie leur est confisquée colonisés et aujourd'hui il se ferme à ceux de leurs
d'avance. On voit combien, dans les banlieues dites habitants qui, pour subsister, viennent chercher de
«difficiles», cette confiscation fait problème et petits emplois, sous prétexte (¡ue leur présence
prend des proportions monstrueuses. Mais je ren¬ augmenterait le chômage. A supposer qu'il y ait
contre aussi souvent des jeunes bardés de diplômes une ombre de vérité dans ce discours en réalité
qui sont au chômage. Quel gâchis impardonnable! il n'y en a aucune jamais cette forme d'immi¬
Pendant des générations, l'étude fut pour les gration ne pourra être aussi prédatrice que les
jeunes une initiation à la vie sociale. J'admire ceux anciennes puissances colonisatrices l'ont été, et
aucune, comme au Moyen Age. C'est (¡ue la main- lui avant même la publication. Des articles parais¬
d'iuvre celle des femmes, des enfants sous- sent, des gens m'interrogent, les amis qui lisent
payés, celle aussi des prisonniers coûte moins le français m'en demandent des exemplaires.
cher que ne coûterait un processus d'automati¬ Je ne suis ni contre la mondialisation des
sation dans le pays d'origine. Cela revient à une échanges, ni contre l'émergence des technolo¬
autre forme, tout aussi nocive, de colonisation. gies nouvelles. Une telle attitude serait absurde.
Je suis contre leur récupération par une infime
Malgré votre pessimisme, entrevoyez-vous des
minorité de puissances économiques, souvent
solutions d'avenir qui soient différentes de celles
privées, alors que des populations entières sont
qui ont conduit au totalitarisme?
écartées de ces progrès prodigieux. Je suis contre
V. F.: Je ne suis pas pessimiste, loin de là. Les la mondialisation de l'exclusion et de la misère,
pessimistes sont ceux qui affirment qu'il n'y a ¡las je suis pour la mondialisation du bien-être. M
NOS AUTEURS
FRANÇOIS-BERNARD HUYGHE, de France, spécialiste des civilisations mandingues, est communication à l'université Pans X-Nanterre. Elle
enseigne la sociologie des médias à Pans. Il a chercheur au Centre national français de la est également secrétaire de rédaction de la revue
récemment publié: Les experts (Pion, Paris, 1996). recherche scientifique (CNRS). Il a notamment Les Cahiers de médiologie (Gallimard).
publié: Soundyata, la gloire du Mali (Karthala, Paris,
GERALD MESSADIÉ, historien, essayiste et FRANCE BEQUETTE, journaliste franco-américaine,
1991).
romancier français, se consacre à l'histoire des est spécialisée dans l'environnement.
religions. Il est l'auteur d'une Histoire générale du SALAH GUEMRICHE, journaliste et écrivain
MAHMOUD ZIBAWI, artiste peintre libanais, est
diable (Robert Laffont, Pans, 1993), de L'homme algérien, est également chercheur en
qui devint Dieu (4 volumes, R. Laffont, Pans, 1990-
aussi écrivain. Il a publié deux monographies sur les
communication, spécialiste des sociétés
arts de l'Orient chrétien: L'icône, sens et histoire
1995) et d'une Histoire générale de Dieu (à maghrébines. Il a notamment publié Un amour de
paraître). rJ/ihad(Balland, Paris, 1995).
(Desclée de Brouwer, Paris, 1993) et Orients
chrétiens, entre Byzance et l'Islam (Desclée de
ROBERT DARNTON, historien américain, est J. C. NYÍRI, de Hongrie, est professeur de
Brouwer, Pans, 1995).
professeur d'histoire européenne à l'université de philosophie à l'université Eótvós Loránd de
Princeton (New Jersey). Spécialiste du 18e siècle Budapest et directeur de l'Institut de philosophie SAMIR GHARIB, d'Egypte, est journaliste et
français, il a notamment publié: Edition et sédition, de l'Académie hongroise des sciences. Parmi ses critique d'art.
L'univers de la littérature clandestine au 18" siècle publications: Tradition and Individuality (1992,
EDGAR REICHMANN, écrivain et critique littéraire,
(Gallimard, Paris, 1991) et Gens de lettre, gens du Tradition et individualité).
est l'auteur de plusieurs romans. Parmi les plus
//vre(0di!e Jacob, Paris, 1992).
LOUISE MERZEAU, de France, est maître de récents: Nous n'irons plus à Sils Maria (Denoël,
Y0USS0UF TATA CISSÉ, ethnologue malien conférence en sciences de l'information et de la Paris, 1995).
Paulo Freiré n'est plus. Dans toutes les classes d'école du monde, imper¬
ceptiblement, l'air s'est raréfié; dans tous les continents, les enseignants,
inconsciemment peut-être, ont senti la tristesse les envahir un instant,
avant de reprendre leur tâche avec un surcroît de conviction et d'énergie.
Enseigner l'autonomie, enseigner l'espoir à l'opprimé: cet homme
savait, tel Bolivar, que l'éducation est la clef de la liberté. Paulo Freiré,
pédagogue de la libération, a été emprisonné et exilé par ceux qui avaient
peur des hommes prenant en main leur destin.
Paulo Freiré était poussé par l'urgence du changement: il n'a jamais
oublié que, comme l'écrivait Salvador Ortiz-Carboneres, «la nuit est
longue pour ceux qui attendent le jour».
Offrir la technologie, certes, mais, avant tout, la tendresse. Avant
tout, des sourires et de l'affection pour éviter l'univers glacé, détraqué,
des machines. Forger une conduite, contribuer à l'accession de chacun
à la pleine et entière souveraineté individuelle. Que chacun, à la fois indé¬
pendant et critique, avance en gardant pour repères ces feux qui brillent
tout là-haut étoiles qu'on n'achète ni ne vend.
Il y a quelques mois, j'écrivais, pour sa biobibliographie, ces lignes: «La
longue, étincelante trajectoire de Paulo Freiré dans l'art d'enseigner a fait
de lui une figure de légende. Il n'y a de pédagogie que par l'amour et
l'inquiétude. Celle qui conduit tout être humain, homme ou femme, à cet
exercice périlleux: assumer ses responsabilités, prendre ses décisions
sans ingérence extérieure, en suivant une ligne de crête entre l'ombre et
la lumière, l'opacité et la clarté là où la liberté est l'essence, la cime et
la raison de chaque vie.»
Un jour, dans un petit village du sud du Soudan, en avril 1995, j'ai
dédié à mon ami Paido, l'enseignant des enseignants, un poème: «Ceint pour
toujours de ces mangliers, / de ces baobabs et de ces acacias, /je ne penserai
plus qu'à tes yeux / de gazelle blessée, / fillette de la solitude / et de la dis¬
tance. / Je pars / vêtu de boue et de paille, / car ta case / occupe / à présent
/ tous les espaces / de ma maison. / Nos maisons débordantes / et la tienne
démunie. / Tout le reste / est sans importance, / il ne faudra pas que je
l'oublie. / Ah, me rappeler / ta case vide, / pleine d'amour et de sourires!»
Les géants de l'esprit meurent sans jamais disparaître. Ils deviennent
invisibles, c'est tout. Leur leçon est la plus haute: ils ont donné l'exemple.
Federico Mayor
Paris, le 4 mai 1997
DANS NOTRE PROCHAIN NUMERO DOUBLE:
L'IMAGE DE LA FEMME
DANS LES LIVRES POUR ENFANTS
L'INVITÉ DU MOIS
MSTISLAV ROSTROPOVITCH
PATRIMOINE
LE SECRET
DE L'UNESCO