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Chapitre III
Implantation et institutionnalisation du sport en France
(1870-1914)
Thierry Terret
Professeur à l’université Claude-Bernard (Lyon-I). Recteur de l’académie de la Réunion
Le sport pratiqué en France l’est d’abord par des Anglais venus sur le sol français 2
pour leurs affaires ou pour leurs loisirs, à Paris ou dans certaines stations du littoral
atlantique prises d’assaut en raison de la saturation de leur équivalent en Angleterre.
Ces premiers sportsmen pratiquent l’aviron, la course à pied, le lawn-tennis (tennis
sur gazon) le golf, le tir au pigeon, le hippisme, le skating (patin).
Si le football-rugby est alors plus rare, les premiers clubs ne tardent pas à apparaître 3
À Paris, l’exemple touche rapidement quelques jeunes Français qui, tels les lycéens de 4
Malgré l’indifférence des autorités politiques, les réticences des institutions scolaires 5
et universitaires qui voient davantage dans la gymnastique matière à former les corps
et les esprits, et l’hostilité manifestée par les sociétés de gymnastique elles-mêmes,
l’émergence du mouvement sportif associatif en France bénéficie, dans les
années 1880, d’éléments favorables à plusieurs niveaux.
conforter une partie de la jeunesse bourgeoise dans son désir d’activités sportives. Il
est, du reste, relayé par un déplacement sensible du regard scientifique et médical sur
l’exercice physique et le plein air, dont attestent, par exemple, la création de la
Station physiologique du Parc des Princes en 1881, le rapport que l’Académie de
médecine publie le 9 août 1887 afin d’ouvrir le système éducatif français aux grands
jeux, ou encore le succès de l’ouvrage de Fernand Lagrange, Physiologie des exercices
du corps (1888).
Certains établissements scolaires privés, telle l’école des Roches, en profitent pour 7
pays. Seules lui échappent des pratiques dont l’antériorité a pu générer des structures
unisport (par exemple le Club alpin français en 1874, la Fédération des sociétés
françaises d’aviron en 1890), celles dont les acteurs souhaitent maintenir une
distance aristocratique aux autres sportifs (escrime en 1882, automobile en 1895, golf
en 1912, voile en 1912) ou celles qui sont résolument plus populaires (cyclisme
en 1881, boxe en 1903, lutte en 1913, haltérophilie en 1914). Les fédérations
internationales, pour leur part, sont souvent postérieures à la création des structures
françaises et, pour une partie d’entre elles, à l’initiative de dirigeants français.
Au niveau local, loin des bureaux parisiens de l’USFSA, les clubs constituent la 10
structure de base du sport. Dans leurs statuts, ils mettent fréquemment en avant les
relations entre les membres (camaraderie, solidarité), le développement des forces
physiques, l’organisation de rencontres sportives, mais aussi de fêtes et de sorties, de
même que le développement du sport (règlement, perfectionnement technique et
matériel). La présence de finalités patriotiques et militaires, moins perceptibles que
dans les sociétés de gymnastique, s’intensifie cependant à l’approche de 1914. Les
clubs poursuivent ainsi simultanément de nombreuses fonctions : hygiéniques,
mutualistes, militaires, civiques, ludiques, éducatives, toutes valeurs conformes aux
attentes de la République.
Les statuts permettent aussi de faire du club une microsociété, avec son système de 11
Toutefois, une variété de situations existe selon l’activité. Golf, tennis, automobile 12
demeurent plus élitistes que l’aviron et l’alpinisme qui, eux-mêmes, le sont davantage
que les sports athlétiques comme le football-rugby, l’association, l’athlétisme ou la
natation. La première démocratisation concerne d’abord les milieux de la petite
bourgeoisie, les artisans et les employés. Les milieux ouvriers et ruraux sont touchés
plus tardivement ; le rugby, notamment, connaît au début du xxe siècle le glissement
d’une pratique urbaine à une pratique rurale à partir des grands centres où la
présence anglaise était importante (Bordeaux, Toulouse…).
Logique de classe, certes, mais aussi logique de genre : les sportifs sont des hommes 13
et, à quelques exceptions près, par exemple en natation, en tennis et en alpinisme, les
femmes sont absentes des sociétés sportives. Les Femmes de sport, le bel ouvrage que
le baron de Vaux publie en 1885, ne montre que quelques aristocrates dont
l’isolement social limite la portée exemplaire.
Ce constat n’est pas un hasard. La fin du xixe siècle correspond à une transformation 14
du rapport entre les hommes et les femmes. Politiquement, la femme est encore
mineure, mais la société mâle a besoin de se rassurer en installant des espaces
réservés, qui correspondent aux valeurs qu’elle estime masculines (fair-play, force
physique, courage, etc.) et qui peuvent contribuer à forger une masculinité
conquérante. Les femmes sont donc souvent interdites dans les clubs de sport. Leur
présence est à peine tolérée comme spectatrices. Les quelques pionnières qui se
lancent à bicyclette font scandale et sont l’objet de dérision dans la presse. Le corps
médical soutient largement cette position en affirmant que l’effort est dangereux pour
Jusqu’à la Grande Guerre, le sportif est encore volontiers un sportsman, pour qui un 15
style de vie distingué est plus important que les rigueurs d’un « entraînement » – ce
terme même est, d’ailleurs, encore souvent réservé aux chevaux. Cette sociabilité de
l’entre-soi ne s’ouvre que très lentement à une dimension plus ascétique, comme le
montre la remarquable monographie de Christian Vivier (1999) sur une société
d’aviron de Besançon. Cette position se retrouve aussi en lawn- tennis où de
nombreux pratiquants français préfèrent s’affilier à la Lawn Tennis Association
anglaise plutôt qu’à l’USFSA.
Les installations spécifiques sont rares. Aux côtés d’espaces naturels – terrain 17
vaguement aménagé pour le football, le rugby ou l’athlétisme, cours d’eau ou lac pour
la natation –, quelques équipements plus appropriés voient le jour à partir
d’initiatives privées : courts de tennis, piscines, patinoires et, à partir des
années 1890, vélodromes, mais ces espaces sont encore davantage pensés pour le
loisir que pour la compétition. Il en est de même pour les vêtements. Les sportifs
hésitent longtemps entre le port de tenues du quotidien et celui de costumes plus
spécialisés, alors que l’influence du hippisme pousse les coureurs à adopter des
tenues de jockey. Il est vrai que le marché du costume de sport n’en est qu’à ses
premières heures. La première génération des fabricants et vendeurs est constituée
d’Anglais qui importent des produits d’outre-Manche avant de les faire fabriquer sur
le territoire français. Deux enseignes, la maison Tunmer et la maison Williams & C°,
se partagent alors un monopole que peine à concurrencer l’Agence générale des
Sports, présentée dans les annuaires de 1894 comme « la seule maison française
vendant tous les articles de sport », avant que quelques grands magasins parisiens,
La Belle Jardinière en tête, ne relèvent le défi de la bonneterie et de l’équipement
sportifs.
La loi du 1er juillet 1901 sur la liberté d’association entérine un essor des clubs 18
sportifs qui lui est bien antérieur. Dès 1896, le rapport entre clubs civils et scolaires
s’inverse durablement au profit des premiers. L’USFSA, qui comptait 13 sociétés pour
moins de 2 000 licenciés en 1890, en annonce respectivement 1 700 et 300 000 avant
la Première Guerre mondiale, à un moment où le pays est fort de 39 millions
d’habitants.
reflètent aussi le maintien d’une certaine distance sociale de la part des dirigeants et
pratiquants les plus favorisés. Ainsi, les clubs corporatistes, de même que les
amicales laïques, sont membres de l’USFSA, mais n’ont pas le droit d’y rencontrer les
autres clubs. Par ailleurs, le discours dominant des élites de l’USFSA fait porter une
double critique sur le sport des ouvriers, en suspectant les activités les plus
populaires de professionnalisme, comme le cyclisme par exemple, ou au contraire en
condamnant toute velléité populaire de pratiquer certains sports très discriminants
comme le golf ou le lawn-tennis.
Avec l’élargissement du spectre social des pratiquants, les positions élitistes et figées 22
été l’un des artisans en promouvant des spectacles sportifs pouvant être vécus par
procuration. Le hippisme, là encore, avait montré la voie avec le journal Le Jockey
dès 1863, mais une presse spécialisée, notamment dans le cyclisme, ne tarde pas à
s’engouffrer dans la voie ouverte. Selon Philippe Tétart et Sylvain Villaret [2010],
21 titres sont lancés dans la décennie 1880, suivis de 90 autres dans la décennie
suivante. Certes, beaucoup d’entre eux n’atteignent pas l’équilibre financier et doivent
cesser leur parution après quelques numéros, mais le mouvement est irréversible.
Une presse sportive en profite, non réduite au seul cyclisme, par exemple avec L’Écho
des Sports en 1886. Entre les années 1870 et 1890, les presses quotidiennes régionale
et nationale la complètent en consacrant désormais quelques articles, puis de
véritables rubriques au phénomène sportif, pour des volumes pouvant parfois flirter
avec 5 % de l’information totale.
le sport, tel le football qui draine un nombre toujours croissant de spectateurs [Wahl,
1989] et le cyclisme. Dans ce dernier cas, deux structures défendent des conceptions
complémen- taires : l’Union vélocipédique de France, fondée en 1881 sur le modèle
britannique, promeut la compétition vélocipédique alors que la vocation du Touring
Club de France, créé en 1890, est la diffusion du tourisme vélocipédique et le plaisir
de l’exploration de la France rurale [Gaboriau, 1995]. L’une et l’autre comptent
respectivement autour de 1 800 et 500 sociétés avant 1914, alors qu’on recense
3,5 millions de détenteurs d’un vélo en France [Poyer, 2003]. D’autre part, cette
activité devient spectacle avec les grandes courses médiatiques lancées après 1891
comme Bordeaux-Paris ou Paris-Roubaix (1896). Le Tour de France, créé en 1903 par
Henri Desgrange, directeur du journal L’Auto, pour concurrencer son rival du Vélo
sur fond d’opposition politique au regard de l’affaire Dreyfus, installe définitivement
la presse sportive comme l’un des principaux moteurs du spectacle sportif en France.
En quelques éditions, « le » Tour s’impose même comme l’un des hauts lieux de la
mémoire collective. Un statut que sont loin de posséder alors les Jeux olympiques.
aristocratie républicaine qui traverse la IIIe République en fondant son action sur les
grands principes de la paix sociale et de la prospérité des nations de Frédéric Le Play
[MacAloon, 1981 ; Clastres, 2003]. En 1883, il adhère aux unions de la paix sociale,
l’un des mouvements français représentatifs d’un plus vaste courant d’idées en
Europe, favorable au pacifisme viril, international, libéral et pédagogique. Formé
chez les jésuites, il suit les cours de l’École supérieure des sciences politiques dans les
années 1880 et est alors fortement influencé par le modèle éducatif des Public schools
britanniques qu’il découvre dans ses lectures puis lors de voyages outre-Manche [1] .
Coubertin souhaite faire du sport un levier de rénovation du système scolaire pour les 26
élites. Mais ni son initiative d’un Comité pour la propagation des exercices physiques
dans l’éducation, ni son action en tant que secrétaire général de l’USFSA ne sont
couronnées de succès. Il quitte d’ailleurs l’USFSA en 1898 pour se consacrer à
d’autres initiatives. Jusqu’à la fin de sa vie, il poursuit une œuvre littéraire abondante
touchant à l’éducation, l’histoire et le sport [Boulongne, 1975 ; Müller, 1986], tout en
lançant, avec une réussite très inégale, plusieurs propositions d’organisations
nationales et internationales à vocation éducative : Association pour la réforme de
l’enseignement, Union pédagogique universelle, etc.
Son action la plus connue demeure la rénovation des Jeux olympiques. Coubertin en 27
bien dérisoires.
Coubertin doit accepter que les premiers Jeux de l’ère moderne soient donnés à la 28
international que français. D’un côté, il doit par exemple affronter les réserves des
Britanniques quant à la légitimité du mouvement olympique. En outre, son ambition
d’en faire un levier de la paix entre nations ne tient pas un instant devant la force des
événements politiques : les Jeux olympiques de 1916, prévus à Berlin, ne pourront
évidemment avoir lieu. De l’autre, Coubertin, qui souhaite pour l’olympisme
hexagonal une structure indépendante du mouvement sportif, met en place en 1907
un comité pour assurer la participation de la France aux Jeux de Londres l’année
suivante, mais les fédérations ne l’entendent pas ainsi : autour de l’USFSA, de la
FGSPF, de l’UVF et d’autres fédérations de moindre importance, elles créent en
réaction un Comité national des sports (CNS), le 23 mai 1908. À l’approche des Jeux