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REVUE DES PROCÉDURES COLLECTIVES - N° 1 - JANVIER-FÉVRIER 2020 - © LEXISNEXIS SA Dossier

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La responsabilité pour insuffisance
d’actif 1
Vincent MAZEAUD,
professeur à l’université d’Aix Marseille,
centre de droit économique (EA 4224)

Le droit des entreprises en difficulté connaît un type particulier de responsabilité, la responsabilité pour
insuffisance d’actif, qui présente de nombreuses similitudes avec la responsabilité civile de droit commun.
Il ne s’agit cependant pas de vraies jumelles car la première se distingue de la seconde par ses conditions
de mise en œuvre, le mode d’évaluation du préjudice et ses finalités. L’étude de cette responsabilité
particulière au droit des affaires révèle que cette sanction s’avère insuffisamment encadrée, et laissant au
juge un trop vaste pouvoir d’appréciation, blesse la sécurité juridique. Il est dès lors nécessaire de se
demander s’il ne serait pas opportun de la réintégrer dans le droit commun de la responsabilité civile.

1 - L’étude de la responsabilité pour insuffisance d’actif illustre tout ou en partie, par tous les dirigeants de droit ou de fait, ou par
les liens étroits qui unissent le droit civil et le droit des affaires. certains d’entre eux, ayant contribué à la faute de gestion ».
Plus précisément encore, par ses conditions comme par ses fonc- À contempler cette disposition, le civiliste n’est pas dépaysé.
tions, la responsabilité pour insuffisance d’actif appelle naturel- Par déformation ou conviction, il y verra l’exigence d’une faute,
lement une comparaison avec le droit commun de la responsa- d’un préjudice et d’un lien de causalité. Le triptyque est au
bilité civile. Elle fournit l’occasion de s’interroger sur l’existence complet. Il en déduira volontiers qu’il s’agit là d’une responsa-
et le bien-fondé d’un droit spécial de la responsabilité appliqué bilité civile qui, tout au plus, présente quelques particularités,
aux affaires. notamment procédurales 2. En ce sens, l’on rappellera sans y
Ce droit spécial est au cœur de débats récurrents. revenir que :
S’il en va ainsi, c’est que l’élaboration de la responsabilité pour - s’agissant de son domaine, l’action ne peut se développer
insuffisance d’actif est le fruit d’une politique juridique qui, par qu’en présence d’une liquidation judiciaire 3 visant une
essence, repose sur des équilibres mouvants. Du point de vue personne morale ou bien encore, désormais, un entrepreneur
des créanciers, le cantonnement de la responsabilité pour insuf- individuel à responsabilité limitée (C. com., art. L. 651-2) ;
fisance d’actif nuit à la possibilité d’obtenir le recouvrement de
- s’agissant de ses acteurs, l’action est exercée par le liquida-
leur créance. À l’inverse, envisagée du point de vue des diri-
teur ou le ministère public 4, à l’encontre des dirigeants de droit
geants, une trop lourde responsabilité pourrait freiner l’initiative
ou de fait voire, en présence d’un EIRL, de l’entrepreneur.
individuelle et blesser la liberté d’entreprendre. Au surplus, la
mise en cause de la responsabilité du dirigeant conduit à briser Ces particularités pourraient s’expliquer par le contexte dans
l’écran de la personnalité morale, au mépris de la technique lequel cette responsabilité spéciale se déploie : l’entreprise en
sociétaire. D’où la volonté, également manifestée, d’alléger la difficulté. Elle rappelle à chacun que l’échec d’une société est
responsabilité par faveur pour un dirigeant qui, pour être au souvent le produit d’erreurs commises par ses dirigeants.
cœur de l’échec de la société qu’il a dirigée, doit lui aussi 3 - Ces éléments ne permettent cependant pas de justifier le
pouvoir rebondir. Où faut-il donc situer le curseur ? La tâche est bien-fondé de cette action. Nous nous proposons, après d’autres,
délicate. de le mettre à l’épreuve. Afin d’apprécier l’utilité comme le bien-
De telles considérations pourraient suffire à expliquer l’exis- fondé de la responsabilité pour insuffisance d’actif, il faut mesu-
tence d’un régime spécial de responsabilité pesant sur le diri- rer avec précision sa spécificité par rapport au droit commun. Si
geant en cas de liquidation judiciaire. Encore faut-il, avant de elle n’était qu’un doublon du droit commun, la question de son
mener la comparaison entre ce droit spécial et le droit commun, maintien n’aurait guère d’intérêt. Elle ne serait qu’un satellite du
préciser de manière rapide le fonctionnement de l’action en droit commun. Il faut ainsi étudier tant les conditions de la
responsabilité pour insuffisance d’actif. responsabilité pour insuffisance d’actif que les fonctions qui lui
2 - Le siège de la matière réside, on le sait, dans l’article sont assignées. Si ces conditions témoignent sans doute d’une
L. 651-2 du Code de commerce. Rappelons, pour mémoire que, spécificité réelle, la mise en lumière de ses fonctions souligne
dans sa version actuelle, le texte dispose que : quant à elle, de manière plus accusée, son caractère exorbitant
« Lorsque la liquidation judiciaire d’une personne morale fait du droit commun.
apparaître une insuffisance d’actif, le tribunal peut, en cas de
faute de gestion ayant contribué à cette insuffisance d’actif, déci-
2. Sur la procédure, V. not. : A. Diesbecq, Conditions procédurales de l’action
der que le montant de cette insuffisance d’actif sera supporté, en en responsabilité pour insuffisance d’actif : Rev. proc. coll. 2012, prat. 1.
3. Sur l’article L. 631-10-1 du Code de commerce, V. la communication de
V. Perruchot-Triboulet : Rev. proc. coll. 2020, dossier 4. – Dans l’ensemble :
1. Intervention au colloque du 6 décembre 2019 organisé à la faculté de droit Ph. Roussel Galle, La responsabilité civile du dirigeant de la société en diffi-
d’Aix-Marseille, sous la direction scientifique d’Adeline Cerati-Gauthier et culté : Dalloz, coll. Thèmes et commentaires, 2018, p. 85 s.
Vincent Perruchot-Triboulet, sur le thème « Responsabilité et entreprises en 4. Je laisse de côté l’action exercée en cas de carence du ministère public, par
difficulté ». la majorité des créanciers nommés contrôleurs (C. com., art. L. 651-3).
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Ces développements s’articuleront donc autour du particula- responsabilité. À l’inverse, au terme de la seconde lecture, la
risme des conditions de la responsabilité pour insuffisance d’actif déclaration tardive pourrait être, selon les cas, simple ou bien
(1) et de la diversité des fonctions de la responsabilité pour insuf- grave en fonction des éléments relevés par les juges du fond.
fisance d’actif (2). Si l’on éprouve sans doute une préférence pour la seconde
lecture, la formule retenue par le législateur suscite assurément
1. Le particularisme des conditions de l’embarras. À notre connaissance, la Cour de cassation n’a pas
encore levé les doutes qu’une telle redéfinition peut susciter, lais-
la responsabilité pour insuffisance sant le champ libre aux spéculations doctrinales 11.
d’actif Envisageons désormais les autres conditions de la responsabi-
lité.
4 - Les conditions de la responsabilité pour insuffisance d’actif
témoignent sans difficulté de son particularisme. Il en va ainsi de
l’appréciation de la faute de gestion (A) comme de la détermi- B. - La contribution de la faute à l’insuffisance
nation du préjudice qu’elle a causé (B). d’actif

A. - La faute de gestion 7 - S’agissant du préjudice causé par la faute de gestion, il


réside dans l’insuffisance d’actif. Il s’agit d’une perte éprouvée
5 - S’agissant de la faute, déjà, l’on sait que le dirigeant – de par la société et, par contrecoup, par les créanciers qui, en raison
droit ou de fait – doit avoir commis une « faute de gestion ». Il de cette insuffisance d’actif, ne peuvent être payés. L’insuffisance
s’agit d’une faute spéciale comparée à la faute issue de la d’actif est constituée par « la différence entre le montant du passif
« clause générale » de l’article 1240 du Code civil. La faute de à payer et celui de l’actif à répartir » 12, étant ajouté que seules
gestion est cependant largement entendue et ne concerne pas peuvent être prises en compte les dettes antérieures au jugement
d’ailleurs, au sens strict, la seule gestion de la société. Au-delà, d’ouverture 13.
par le passé, on a pu relever qu’une « faute même légère suffit,
une simple imprudence ou une négligence » pour caractériser La particularité de la détermination du préjudice réparable tient
la faute de gestion 5. Cette dernière solution a été jugée trop notamment au fait que l’insuffisance d’actif constitue en vérité,
sévère. non le préjudice réparable, mais un plafond en deçà duquel le
Aussi, depuis la loi dite « Sapin 2 » du 9 décembre 2016, il est juge est libre de fixer la réparation. Il s’agit, en fait comme en
désormais prévu que, « Toutefois, en cas de simple négligence droit, du « préjudice maximum réparable » 14. Le juge dispose
du dirigeant [...] dans la gestion de la société, sa responsabilité ainsi, on y reviendra, du pouvoir de moduler la sanction, voire
au titre de l’insuffisance d’actif ne peut être engagée ». Il s’est agi, même d’exclure toute responsabilité.
on l’aura compris, d’alléger la responsabilité des dirigeants. Ce 8 - L’existence d’un lien de causalité entre l’insuffisance d’actif
phénomène est banal en matière de responsabilité civile tant et la faute de gestion doit également être caractérisée, comme
sont nombreuses « les lois restrictives de responsabilité » 6. le rappelle la Cour de cassation 15. En la matière, il est classique-
6 - Pour autant, la difficulté tient désormais à l’identification de ment jugé que « le dirigeant d’une personne morale peut être
la « simple négligence ». déclaré responsable [...], même si la faute de gestion qu’il a
L’on a ainsi relevé, non sans humour et avec un propos d’une commise n’est que l’une des causes de l’insuffisance d’actif et
particulière actualité en ces périodes de fête, que « sous la loi peut être condamné à supporter en totalité ou partie les dettes
Sapin » se cachait un « cadeau » peut-être empoisonné pour le sociales, même si sa faute n’est à l’origine que d’une partie
dirigeant 7. L’obscurité de la définition de la « simple négli- d’entre elles » 16. L’on souligne que cette construction est « parti-
gence » 8 expliquerait cette méfiance. L’expression est, il est vrai, culièrement utile » dans la mesure où il est le plus souvent « diffi-
confuse. Que faut-il comprendre ? La faute de « simple négli- cile d’isoler un facteur causal déterminant » 17. Faut-il y voir une
gence » est-elle, simplement – si j’ose dire – une négligence ? Il
dérogation au droit commun de la responsabilité civile ?
faudrait alors considérer qu’une négligence ne peut jamais, en
elle-même, donner prise à une responsabilité 9. Ou bien faut-il De mon point de vue, l’originalité de notre action n’est pas si
considérer, différemment, que la faute de « simple négligence » évidente qu’il y paraît et l’on pourrait y voir une application de
est, en vérité, une négligence simple, par opposition à une négli- la théorie de l’équivalence des conditions. Au fond, il s’agit ici
gence grave ou qualifiée 10 ? Cette appréciation n’est pas sans de considérer que toutes les fautes qui ont contribué à la réali-
conséquence. Aussi, si l’on prend notamment l’exemple de la sation du préjudice – l’insuffisance d’actif – en sont juridique-
déclaration tardive de cessation des paiements, qui est souvent ment la cause. L’insuffisance d’actif peut en effet être envisagée
présentée comme une négligence, la solution change du tout au globalement sans qu’il soit nécessaire de procéder à un dépe-
tout. Au terme de la première lecture, la déclaration tardive çage visant à identifier, parmi l’insuffisance d’actif, les dettes
constituerait toujours une simple négligence exclusive de précisément provoquées par une ou plusieurs fautes de gestion

5. E. Mouial Bassilana, Entreprises en difficultés : responsabilités et sanctions : 11. Sur ces difficultés : I. Parachkévova-Racine, Retour sur les écueils de l’action
Rép. sociétés Dalloz, 2017, n° 81. en responsabilité pour insuffisance d’actif : Bull. Joly Sociétés 2018, p. 600
6. C. Pérès, L’intérêt général et les lois restrictives de responsabilité civile, in Mél. s.
G. Viney : LGDJ, 2008, p. 805. 12. F.-X. Lucas, Manuel de droit de la faillite : PUF, 2e éd., 2018, n° 294.
7. F. Pérochon, Sous la loi Sapin, un cadeau de Noël pour le dirigeant fautif ? : 13. Cass. com., 17 sept. 2013, n° 12-21.686 et 12-26.360, inédit : JurisData
BJE janv. 2017, p. 1. n° 2013-019856.
8. A. Jacquemont, N. Borga, T. Mastrullo, Droit des entreprises en difficulté : 14. A. Jacquemont, N. Borga, T. Mastrullo, Droit des entreprises en difficulté :
LexisNexis, 11e éd., 2019, n° 1065. LexisNexis, 11e éd., 2019, n° 1084.
9. M. Menjucq, La négligence ne peut plus fonder l’action en « comblement de 15. Par ex., pour le lien de causalité entre faute de gestion et insuffisance d’actif :
passif » : Rev. proc. coll. 2017, repère 1. – Comp. A. Jacquemont, N. Borga, Cass. com., 5 sept. 2018, n° 16-28.681, inédit : JurisData n° 2018-015850.
T. Mastrullo, Droit des entreprises en difficulté : LexisNexis, 11e éd., 2019, 16. Cass. com., 31 mai 2011, n° 09-13.975, 09-14.026, 09-16.522 et 09-67.661,
n° 1085. P : JurisData n° 2011-010298.
10. En ce sens : F.-X. Lucas, Réforme de l’action en comblement de passif : Bull. 17. A. Jacquemont, N. Borga, T. Mastrullo, Droit des entreprises en difficulté :
Joly Sociétés 2017, p. 1. LexisNexis, 11e éd., 2019, n° 1087.
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du dirigeant. L’on retrouve ici le débat, classique – et non résolu faire échec à une responsabilité dont les conditions sont par
– entre la causalité adéquate et l’équivalence des conditions 18. ailleurs remplies provoque l’effroi. Le texte exprime à tout le
Ainsi présentée, tant au regard de la faute que de l’exigence du moins une conception bien singulière de la sécurité juridique
préjudice et d’un lien de causalité, le particularisme de notre qui, de mon point de vue, est injustifiable. L’invocation du
action n’est que relatif. Dans ce registre il fait bien tout au plus « principe de proportionnalité », également mentionnée par le
figure de responsabilité spéciale. En vérité, c’est ailleurs là, on Conseil constitutionnel 25, n’est pas plus convaincante compte
va le voir, que se loge la principale dérogation au mécanisme de tenu de son imprécision et de la singularité de sa mise en œuvre
la responsabilité civile. Le particularisme de la responsabilité par la Cour de cassation. Sans constituer un « pouvoir arbi-
pour insuffisance d’actif s’exprime au plus haut point par la traire », le juge dispose en tout cas d’un pouvoir exorbitant qui
pluralité de ses fonctions. C’est ce qu’il faut désormais observer. tranche avec le droit commun.
Le pouvoir ainsi dévolu au juge démontre que, au-delà de sa
fonction réparatrice, la responsabilité pour insuffisance d’actif
2. La diversité des fonctions de la peut également assurer une fonction punitive, laissée à la libre
responsabilité pour insuffisance appréciation du juge. L’action en responsabilité pour insuffi-
d’actif sance d’actif tient donc parfois lieu d’action en responsabilité
mais elle peut aussi, dans une autre direction, être exploitée en
9 - La responsabilité pour insuffisance d’actif sert, en vérité, tant qu’instrument de police du comportement des dirigeants
diverses fonctions dont certaines excèdent le rôle classiquement sociaux. Une moralisation des comportements en somme. C’est
dévolu à la responsabilité civile. Ce constat (A) précèdera une donc en considération du mérite du dirigeant que les juges
rapide appréciation de ce phénomène (B). peuvent alors être incités, soit à le punir, soit à exclure toute
responsabilité. Tout ceci dépend, précisément, du rôle du juge
A. - Constat en la matière. Cette sanction particulière vient donc potentiel-
10 - Sur le plan général, l’on fait couramment valoir qu’elle a lement compléter l’arsenal des sanctions du « dirigeant
pour fonction d’indemniser les créanciers en présence d’une coupable » 26, à côté des sanctions professionnelles et pénales
faute de gestion. Constitutive d’une « authentique action en dont il peut faire l’objet 27.
responsabilité civile » 19, elle présente naturellement une « fonc- Faut-il s’émouvoir de la fonction punitive de l’action en respon-
tion réparatrice » 20. C’est d’ailleurs l’analyse retenue par le sabilité pour insuffisance d’actif ?
Conseil constitutionnel en filigrane d’une célèbre QPC 21 et,
dans son sillon, par la Cour de cassation 22. B. - Appréciation
L’analyse peine toutefois à convaincre et le Conseil constitu- 12 - En sens contraire, l’on pourrait certes relever que la
tionnel, comme souvent, se borne à rappeler les conditions qui responsabilité civile de droit commun a, elle aussi, été présen-
entourent le mécanisme contesté pour conclure à sa conformité tée de longue date comme pouvant exercer une fonction de
à la Constitution. L’existence de ces conditions exclurait en peine privée. Starck l’avait notamment soutenu et, plus près de
l’espèce un « pouvoir arbitraire » du juge 23. Quoi qu’il en soit, nous, Suzanne Carval a démontré la présence officieuse en droit
l’irréductible spécificité de la responsabilité pour insuffisance français de la fonction de peine privée de la responsabilité
d’actif, au-delà de ses conditions, tient en effet à son caractère civile 28. Le droit spécial épouserait, en vérité, les mouvements
« facultatif ». Il est ainsi précisé que le tribunal « peut » mettre souterrains du droit commun de la responsabilité civile.
à la charge du dirigeant fautif tout ou partie du passif considéré. La situation nous semble cependant différente s’agissant de
Mieux, l’on souligne qu’il dispose d’un « pouvoir d’appréciation l’action en comblement de passif. Le pouvoir dévolu au juge est
à la fois sur le principe de la condamnation et sur son en effet ici considérable qui, en fonction de sa seule apprécia-
montant » 24. Entrent alors en ligne de compte, pour décider du tion, peut faire ou défaire un responsable, augmenter ou dimi-
sort de notre dirigeant, la solvabilité du dirigeant, la gravité de nuer la réparation, sans être soumis à une exigence de motiva-
la faute qu’il a commise, son comportement et son attitude géné- tion ni à un contrôle véritable de la solution ainsi retenue. Une
rale qui, convenablement orientés, peuvent alors justifier sa telle configuration paraît inédite.
rédemption et la clémence du tribunal...
13 - L’on peut d’ailleurs en fournir une illustration banale,
11 - Face à ce dispositif, le juriste ne manquera pas de se frot-
librement inspirée d’une affaire récemment tranchée par la cour
ter les yeux.
d’appel de Caen 29.
Une responsabilité dont les conditions sont réunies pourrait
donc être écartée au seul motif que...le tribunal estime qu’il doit Voici le dirigeant d’une société de taille moyenne dont l’acti-
en aller ainsi ? Cette cause d’exonération de responsabilité serait- vité s’essouffle progressivement. Elle fabrique des produits
elle un authentique droit de grâce ? L’on ne sauvera pas le cosmétiques et, depuis la dislocation du groupe auquel elle
procédé en le plaçant sous l’étendard protecteur de l’équité. Car appartenait, le dirigeant cherche de nouveaux clients. Il croit
enfin, que l’équité soit une source d’inspiration de la règle de toucher au but lorsqu’il est approché par de nouveaux indus-
droit est une chose. Qu’elle puisse guider la solution retenue par triels, chinois, qui acquièrent des parts de la société et promettent
le juge se conçoit également. En revanche, qu’elle permette de de lui passer de nombreuses commandes. Nous sommes en avril
2019 lorsque la cession de droits sociaux intervient. La situation
se détériore cependant rapidement et les commandes promises
18. V. par ex. : F. Terré, Ph. Simler, Y. Lequette, F. Chénedé, Droit civil, Les obli-
gations : Dalloz, 12e éd., 2019, n° 1091. – Ph. Malinvaud, M. Mekki, J.-B.
Seube, Droit des obligations : LexisNexis, 15e éd., 2019, n° 781. 25. Cons. const., 24 sept. 2014, n° 2014-415 QPC, préc., cons. 10.
19. F.-X. Lucas, Manuel de droit de la faillite : PUF, 2e éd., 2018, n° 294. 26. F.-X. Lucas, Manuel de droit de la faillite : PUF, 2e éd., 2018, n° 298.
20. A. Jacquemont, N. Borga, T. Mastrullo, Droit des entreprises en difficulté : 27. Sur lesquelles, V. not. : F.-X. Lucas, Manuel de droit de la faillite : PUF, 2e éd.,
LexisNexis, 11e éd., 2019, n° 1065. 2018, n° 298 s.
21. Cons. const., 24 sept. 2014, n° 2014-415 QPC : JurisData n° 2014-021639. 28. B. Starck, Essai d’une théorie générale de la responsabilité civile considérée
22. Cass. com., 17 janv. 2019, n° 18-18.498, inédit : JurisData n° 2019-000416. en sa double fonction de garantie et de peine privée, préf. M. Picard : éd.
23. Cons. const., 24 sept. 2014, n° 2014-415 QPC, préc., cons. 11. Rodstein, 1947. – S. Carval, La responsabilité civile dans sa fonction de peine
24. A. Jacquemont, N. Borga, T. Mastrullo, Droit des entreprises en difficulté : privée, préf. G. Viney : LGDJ, 1995.
LexisNexis, 11e éd., 2019, n° 1065. 29. CA Caen, 9 mai 2019, n° 18/02920 : JurisData n° 2019-013067.
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tardent à se concrétiser. Que faire ? Le dirigeant consulte les En revanche, l’on comprend avec beaucoup plus de difficultés
nouveaux entrants qui réitèrent leurs promesses et l’entretiennent que, tout en prétendant encadrer le mécanisme de responsabi-
dans l’espoir que l’activité va reprendre. Hélas, les commandes lité pour insuffisance d’actif, le législateur laisse au juge le soin
ne seront jamais passées. Le dirigeant est contraint de déclarer de mettre finalement de côté l’effet juridique de la règle dont il
la cessation des paiements au mois de décembre. La société fait a lui-même posé les conditions. La méthode est confuse.
l’objet d’une liquidation judiciaire. La date de cessation des paie- On l’aura compris, de mon point de vue, cette action exorbi-
ments est fixée au mois d’avril 2019. De nombreux créanciers tante du droit commun laisse un trop large pouvoir d’apprécia-
ne sont pas payés. tion au juge et, en l’état, est trop peu encadrée. D’où l’idée, après
Que penser de son comportement ? d’autres, d’envisager la refonte de ce dispositif.
En première instance, les juges estiment qu’il a commis une
15 - Si l’action pour insuffisance d’actif s’expose à la critique,
faute de gestion. Sa faute : avoir tardé à déclarer la cessation des
les voies qui permettraient de corriger ses excès – ou ses insuf-
paiements. Il ne s’agit pas, pour les juges, d’une simple négli-
fisances – peuvent être débattues. Deux solutions paraissent
gence. La sanction est prononcée : 8 000 € de dommages et
envisageables afin de rénover l’action en responsabilité pour
intérêts. Un appel est interjeté. En appel, les juges estiment à
insuffisance d’actif :
nouveau que la faute de gestion est caractérisée mais
condamnent cette fois-ci notre ancien dirigeant à la somme de - la première est radicale, elle conduit à supprimer cette action
100 000 €. La faute est identique. La condamnation est 12 fois spéciale. C’est la voie proposée par le professeur François-Xavier
supérieure ! Comment expliquer cette solution ? L’aléa judiciaire Lucas 30. Elle se ferait au profit d’un retour pur et simple au droit
ou, plutôt ici, la roulette russe, ne fournira que de médiocres commun de la responsabilité civile et, partant, à l’article 1240
explications au dirigeant condamné. Cette situation suscite du Code civil ;
l’étonnement. - la seconde est modérée, elle conduit à l’encadrer davantage
14 - Plus que la mise en œuvre des conditions de la responsa- et, au fond, à corriger les excès du droit positif. Cette correction
bilité pour insuffisance d’actif, son caractère facultatif – et le droit pourrait passer, comme on l’a proposé, par la redéfinition de la
qu’elle confère au juge – éloigne cette institution des canons de faute susceptible de déclencher le mécanisme, à travers
la responsabilité civile. Un tel constat n’est, en lui-même, l’exigence d’une faute qualifiée. Surtout, sans nier le particula-
évidemment pas décisif pour se prononcer sur le bien-fondé ou risme des conditions de cette responsabilité, il paraît raisonnable
le maintien d’un tel mécanisme spécifique. Pour autant, s’agis- pour les créanciers comme les dirigeants que l’exorbitance des
sant de la responsabilité pour insuffisance d’actif, l’éloignement fonctions dévolues à la responsabilité pour insuffisance d’actif
du droit commun paraît avoir été réalisé au détriment de la sécu- disparaisse. Il s’agirait alors de supprimer le pouvoir d’apprécia-
rité juridique et des intérêts en présence. En effet, de cette tion du juge relatif à l’existence de la réparation et, partant, de
curieuse responsabilité dont le juge apprécie le principe comme tirer un trait sur la faculté de gracier ou de punir indirectement
l’étendue, ni la victime prétendue, ni l’auteur du dommage ne reconnue au juge. Le principe de réparation intégrale du préju-
se trouvent placés dans une position appréciable. À ce titre, l’on dice serait alors rétabli dans ses fonctions. ê
comprend d’ailleurs fort bien qu’au gré de réformes successives
Mots-Clés : Responsabilité pour insuffisance d’actif -
le législateur entende, par faveur pour l’un ou l’autre et au gré Particularisme - Responsabilité civile de droit commun
de ses inspirations, privilégier la responsabilité ou, à l’inverse,
alléger le sort du dirigeant. Tout ceci se comprend sans peine
parce que, précisément, c’est une affaire de politique juridique. 30. F.-X. Lucas, Manuel de droit de la faillite : PUF, 2e éd., 2018, n° 291 s.

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