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L’humanisme

Autrement dit, ce que nous vivons dans le monde entier est exactement l’inverse du
discours humaniste. Et ici il faut appliquer la loi d’interprétation que j’ai souvent rappelée.
Dans une société donnée, plus  on parle d’une valeur, d’une vertu, d’un projet collectif…,
plus c’est le signe de son absence. On en parle précisément parce que la réalité est inverse. Si
5 on proclame très haut la liberté, c’est que le peuple est privé de liberté, etc. Et plus la réalité
est sombre, plus le discours est lumineux. Mais le lecteur pensera : dans cette énumération des
horreurs de notre siècle, qu’est-ce que la technique a à faire ? Ce n’est pas la faute de la
technique s’il y a des camps de concentration et des attentats terroristes ! Tout ce qui a été cité
relève de décisions politiques. Bien entendu, la technique n’est pas la cause directe et
10 immédiate. Mais c’est elle qui, d’une part, a rendu possible l’extension des désastres et qui,
d’autre part, a induit la décision politique. C’est parce qu’elle a exigé pour l’industrie toujours
plus de matières premières, etc., parce que les méthodes de contrôle se sont améliorées, qu’il
y a un État policier, parce que les moyens de tuer sont devenus énormes qu’il y a eu des morts
par dizaines de millions (et fabriquer ces moyens de tuer n’était pas une « décision
15 politique » : il fallait développer les techniques de guerre pour pouvoir améliorer les
techniques « pacifiques », l’un est lié à l’autre). Et elle donnait tant de possibilités d’action
aux organismes politiques, que ceux-ci étaient induits à devenir totalitaires. Aucune des
atrocités de notre temps n’eût été possible sans les techniques. Elles ne sont pas
responsables ? Non, bien sûr. L’homme seul est responsable. Mais voilà ! Il a mis toute sa
20 passion, son espoir et sa volonté dans le développement des techniques et d’elles seules. Le
résultat fut celui-là. Et il fallait cacher à tout prix à la fois la réalité brute et le rapport entre
cette réalité et la croissance technicienne : d’où le discours humaniste des technocrates qui
introduit parfaitement au « bluff technologique ».
Un dernier mot bien éclairant sur tout ceci : l’auteur du beau discours humaniste intitulé
25 « L’homme, le capital le plus précieux » n’est autre que Iossif Vissarionovitch Djougatchvili
Staline, qui a mis son discours en œuvre dans le Goulag.
Jacques Ellul*, Le bluff technologique. Hachette (1988).

*Jacques Ellul, né le 6 janvier 1912 à Bordeaux et mort le 19 mai 1994 à Pessac, est
un professeur d'histoire du droit, sociologue et théologien protestant libertaire  français.
Surtout connu comme penseur de la technique et de l'aliénation au xxe siècle, il est l’auteur
d’une soixantaine de livres (la plupart traduits à l’étranger, notamment aux États-Unis et en
Corée du Sud) et de plusieurs centaines d’articles. Ayant adopté comme devise « exister, c’est
résister », il disait de son œuvre qu'elle est entièrement axée autour de la notion de liberté :
« Rien de ce que j’ai fait, vécu, pensé ne se comprend si on ne le réfère pas à la liberté ».

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