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L’élément irrationnel dans le spinozisme 25/05/2021 13:48

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Philosophique
1 | 1998
Spinoza

L’élément irrationnel dans le


spinozisme
JEAN PRÉPOSIET CATALOGUE All
p. 55-64 HOME OF 558 OPENEDITION SEARCH OpenEdition
https://doi.org/10.4000/philosophique.263
JOURNALS

Abstract
Le soubassement dynamique et affectif du système, la recherche de la jouissance éternelle
d'une joie suprême, l'affirmation que toute idée en tant qu'idée est une force polarisée,
l'enracinement du désir dans une forme d'inconscient, l'identification du mal à l'absurde,
l'achèvement de l'Éthique en gnose, etc. sont autant d'intuitions et d'élans, qui, s'ils ont été
formulés logiquement et rationnellement par leur auteur, n'en dessinent pas moins les
contours d'un irrationalisme latent dans le spinozisme.

Index terms
Keywords : béatitude, désir, éternité, inconscient, mal

Full text
1 Le panthéisme de Spinoza laisse une impression de cohérence rationnelle totale,
fondée sur l’unité absolue de toutes choses en Dieu. Tout ce qui est existe
nécessairement dans la Substance éternelle. Sans doute, mais l’éternité du Dieu-Nature
n’est pas une inertie ni une platitude. La Nature infinie est un Univers différencié et
hiérarchisé : attributs, modes infinis, modes finis ; c’est-à-dire qu’il se trouve forcément
en elle des « points de vue » particuliers, de la diversité, voire des oppositions. La
Natura naturata contient certaines lignes de force, présente des rapports d’extériorité
et d’intériorité qui l’animent. En elle, une infinité de désirs de persévérer ne cesse de se
manifester chez les êtres singuliers, ce qui leur permet d’acquérir une relative

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autonomie dans l’ensemble qui les englobe. C’est donc qu’il y a tout de même des
choses qui franchissent les mailles serrées de la nécessité universelle brute et dépassent
par conséquent la Raison, sans d’ailleurs que le principe du déterminisme soit démenti.
En somme, tout ne semble pas « déductible » dans l’Être. Le spinozisme n’est pas un
rationalisme absolu. Nous aimerions faire ici quelques remarques sur ce qui nous paraît
un irrationalisme latent.

Existence et connaissance
2 Dans l’Éthique, Spinoza range les différents modes de connaissance humaine sous
trois rubriques : imaginatio, ratio, scientia intuitiva. L’imagination s’en tient aux
apparences immédiates, aux « images » contingentes de l’expérience naïve. La raison,
au contraire, considère les choses, non plus dans leur contingence accidentelle mais
dans leur essence et selon un ordre nécessaire. Or, la nécessité rationnelle renvoyant à
la nature éternelle de Dieu, Spinoza en conclut qu’il est de la nature de la raison
humaine de percevoir les choses sous une certaine espèce d’éternité, les saisissant ainsi
telles qu’elles sont en soi. Si bien que notre esprit, en tant qu’il appréhende les choses
dans leur vérité essentielle, coïncide avec l’Entendement infini de Dieu. Quant à la
science intuitive, elle nous livre directement la chose dans sa singularité concrète. Le
schéma est classique. Ce qui l’est moins, c’est que, dans le spinozisme, les trois genres
de connaissance correspondent, terme à terme, à trois états de l’existence des hommes :
ignorance, sagesse, béatitude. De plus, dans le domaine religieux cette fois, on peut
remarquer que cette tripartition se retrouve encore dans la succession des trois grands
moments historiques de la relation de l’homme à Dieu. En effet, selon le Tractatus
theologico-politicus, la révélation primitive et le prophétisme qui ont marqué la
première Alliance, caractérisent le règne de l’imaginaire chez les anciens Hébreux,
tandis que l’enseignement du Christ, qui a communiqué avec Dieu « d’esprit à esprit »,
sans le secours de l’imagination, a révélé au monde une morale religieuse universelle
conforme à la droite raison. Enfin, la troisième révélation sera de nature philosophique,
puisqu’elle dépendra entièrement de la vraie définition de Dieu, dont l’Éthique a été le
développement logico-théologique, vécu par Spinoza lui-même jusqu’à sa conclusion
béatifique.
3 Aussi l’Éthique a certainement possédé, dans l’esprit de Spinoza, une importance et
une signification particulières dans l’ensemble de son système. Il s’est mis tout entier
dans ce livre qu’il a préféré garder dans son tiroir, le polissant jusqu’à la fin de ses jours.
L’Éthique est bien plus qu’une œuvre intellectuelle ordinaire. Par cet ouvrage sans
équivalent dans toute l’histoire de la philosophie, Spinoza a joué en solitaire sa propre
transfiguration. Une oraison more geometrico ! Il a cherché à se prouver, à se
démontrer à lui-même plus qu’aux autres (qui l’aurait entendu ?), son appartenance
éternelle à l’Absolu. C’est la reconnaissance d’un tel lien ontologique qui justfie le
rapport nécessaire unissant la connaissance et l’existence dans l’Éthique. La liberté et la
vérité ne se séparent pas. Ce qui accroît ma connaisssance accroît en même temps le
niveau de mon être. Intellectualisme ? Oui, en un certain sens, mais n’oublions pas que,
d’après Spinoza, la volonté et l’entendement sont une seule et même chose. Ce
volontarisme de la pensée montre suffisamment que l’armature rationnelle du système
ne doit pas nous dissimuler son soubassement dynamique et affectif. Car,
contrairement à Descartes, Spinoza n’a jamais considéré la raison simplement comme
le moyen « de chercher la vérité dans les sciences ». Le rationalisme épistémologique
n’était pas son fait. D’autant plus que, à ses yeux, les idées, loin d’être « comme des

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peintures muettes sur un tableau » enveloppent toujours « une affirmation ou une


négation » L’idée est, en tant qu’idée, une force. L’expression potentia intellectus
revient fréquemment sous la plume de Spinoza. Le philosophe de La Haye a représenté,
au XVIIe siècle, ce rationalisme de combat qu’on retrouvera un peu plus tard chez un
Pierre Bayle, et qui éclate dans le Tractatus theologico-politicus, avec la critique de la
Bible et des institutions politiques. Cependant, parallèlement à son rôle polémique, la
raison a surtout servi de moyen pour atteindre le salut.

Le désir d’éternité
4 Le spinozisme est une philosophie du salut. Dès le Traité de la Réforme de
l’Entendement, ouvrage de jeunesse resté inachevé, Spinoza proclame son désir de
découvrir et acquérir quelque chose qui lui procurerait pour l’éternité la jouissance
d’une joie suprême. Se sentant dans un péril extrême, celui qui devait succomber à la
phtisie écrivait : De même qu’un malade mortellement atteint et qui sent venir une
mort prochaine s’il n’applique un remède, est contraint de le chercher de toutes ses
forces, si incertain soit-il, car il place tous ses espoirs en lui. Il n’est pas courant de lire
des aveux aussi pathétiques dans un traité de méthodologie.
5 Ainsi, malgré l’immutabilité de la Substance divine, le progrès et même le devenir des
êtres restent possibles dans l’univers. Dès l’instant que le désir est l’essence de l’être,
chaque individu évolue dans le temps, cherchant à exister davantage. Certains
voudront atteindre le degré supérieur de perfection qui convient à leur nature et auquel
ils aspirent. Si le changement dans la durée était incompatible avec l’éternité, la quête
spinozienne de la félicité perdrait tout son sens. À propos du désir, on soulignera que,
d’après Spinoza, si nous désirons une chose, ce n’est pas parce que nous jugeons qu’elle
est bonne ; au contraire, elle nous paraît bonne parce que nous la désirons (Éth. III, 9,
scolie). Autrement dit, le désir a des racines inconscientes. Freud ne désavouerait pas
Spinoza.
6 Autre manifestation extra-rationnelle : l’effort (conatus), par lequel chaque chose
cherche à persévérer dans son être, se manifeste également dans l’esprit, que ses idées
soient claires ou confuses. La théorie du conatus prouve à quel point Spinoza s’écarte
du mécanisme cartésien pour renouer avec la pensée de la Renaissance. Et, bien qu’il
n’y fasse jamais la moindre allusion, l’auteur de l’Éthique a pu connaître les écrits de G.
Bruno qui circulaient en Hollande.
7 Philosophie du salut, le spinozisme est en même temps une philosophie de la vie.
Dans l’univers spinozien, tous les êtres — et pas seulement les hommes — sont doués
d’âme (omnia animata), bien qu’à des degrés différents. De plus, Spinoza a retenu du
judaïsme, qui a été sa formation première, ne l’oublions pas, l’idée d’un Dieu qui n’est
pas seulement vivant, mais qui est la vie elle-même. Le chapitre VI, de la deuxième
partie des Pensées métaphysiques, consacré à la vie de Dieu, mérite d’être relevé : « Il
ne manque pas de théologiens pour comprendre que c’est pour cette raison (que Dieu
est la vie et ne se distingue pas de la vie) que les Juifs, quand ils juraient, disaient : Par
Dieu vivant, et non : Par la vie de Dieu ... » En définitive, les termes : actio, vis,
potentia, cupiditas, appetitus, conatus, tous plus ou moins synonymes, nous laissent
deviner, derrière la rigidité formelle du système, toute la sève vivante qui circule dans
l’univers spinozien et on conçoit aisément que Spinoza, à l’encontre de Socrate et du
christianisme, ait défini la philosophie comme une méditation, non de la mort mais de
la vie, lui qui a mis de la vie partout dans le monde. Cependant, une difficulté d’ordre
ontologique se présente à l’esprit.

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Panthéisme et subjectivité
8 Tout monisme rencontre inévitablement un écueil : comment concevoir l’existence
singulière au sein d’une totalité homogène unique et justifier le principe d’individuation
des êtres ? Le problème devait rebondir à l’avènement du matérialisme historique, à
propos de la conscience. Est-elle un simple reflet de la matière ? Un épiphénomène ?
Dans ces conditions, que devient la conscience de soi ? Quel est son degré d’efficacité
sur les conditions matérielles réelles ?, etc. Évidemment, cette problématique de la
pensée moderne ne pouvait se poser en ces termes au XVIIe siècle. Néanmoins, la
question de l’intériorité subjective dans la Substance divine éternelle et infinie reste un
des points délicats du spinozisme. Naturellement, cette difficulté, qui se rattache au
problème classique des rapports de l’Un et du Multiple, n’a pas échappé à Spinoza et il a
cherché à la dépasser dès le Court Traité, où il distingue deux formes de la
« providence » divine, adoptant en quelque sorte une solution qu’on pourrait qualifier
de « dialectique », au sens hégélien du mot. Il envisage en effet l’existence d’une
providence universelle, celle qui produit et maintient chaque chose, en tant qu’elle est
une partie de la Nature totale ; et une providence particulière, qui exprime l’effort que
fait chaque chose singulière pour maintenir son être propre, non pas en tant que simple
parcelle de la nature, mais comme tout possédant son haeccéité, pour employer la
terminologie de la scolastique scotiste.
9 Retour déguisé au dualisme ? Sûrement pas, car le rapport d’inclusion qui lie
organiquement le mode fini à la Nature infinie est conservé. Simplement, la nécessité
universelle, en se répercutant à travers l’univers, entraîne tous les êtres particuliers,
mais ceux-ci la reprennent activement pour leur propre compte. Le déterminisme reçu,
se double alors d’un déterminisme voulu, chemin de la liberté.
10 Ainsi, l’universel et le particulier s’impliquent mutuellement. On ne les sépare
qu’abstraitement, le particulier étant en quelque sorte l’envers de l’universel. Si bien
que, par cette nécessité à deux faces, l’ordre général de la Nature s’intériorise dans le
sujet, lequel, par l’effort qui lui est propre, peut contribuer à son tour, au déterminisme
universel. Autrement dit, en agissant librement, les hommes ne dérangent en rien
l’ordre universel. Inversement, dans la sphère des relations humaines, le déterminisme
général prend la forme de la liberté. On pourrait presque dire qu’en cette occurence
Dieu a besoin des hommes.

L’argile et le potier
11 La question de l’être du sujet s’accompagne du problème tout aussi aigu du néant au
sein de l’Être. La contingence ne peut se concevoir dans l’univers spinoziste. Réalité et
perfection sont une seule et même chose. Ce n’est qu’a posteriori qu’on imagine que ce
qui existe effectivement aurait pu ne pas être ou exister différemment. Ce qui est ne
résulte donc pas de l’actualisation d’un possible virtuel parmi d’autres, mais s’inscrit
nécessairement dans le déterminisme le plus strict. D’autre part, la Substance divine
n’admet aucune vacuité. Dès lors tous les défauts que nous croyons découvrir dans la
Nature ne sont que des façons de penser ou de sentir dépourvues de correspondance
dans l’absolu.
12 Dans ces conditions, comment concevoir le négatif, le manque, le mal dans la
positivité de l’Être, sans altérer sa plénitude éléatique ?
13 Spinoza a évoqué plusieurs fois le problème du mal. Dans les Pensées métaphysiques
(II,8),ouvrage précieux pour les définitions qu’on y trouve, il s’interroge sur la question

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de la faute et de la responsabilité telles qu’elles apparaissent dans le théisme judéo-


chrétien. En réponse à quiconque s’étonnerait que les impies par exemple soient punis,
alors qu’ils n’ont fait que suivre les nécessités de leur nature, qui leur a été accordée par
la volonté de Dieu et qu’ils n’ont pas choisie, Spinoza répond que c’est aussi « par
décret divin » qu’ils sont punis, si incompréhensible que cela puisse paraître. D’ailleurs,
dit-il,

si ceux-là seuls que nous imaginons pécher en vertu de leur propre liberté
doivent être punis, pourquoi les hommes s’efforcent-ils d’exterminer les
serpents venimeux ? Car ils pèchent en vertu de leur nature propre et ne
peuvent faire autrement.

14 Ici, la raison doit avouer son impuissance. Sans doute influencé par la théologie
calvinienne, Spinoza adopte un point de vue assez proche des doctrines de la
prédestination et du mystère impénétrable de la justification ou de la réprobation
devant Dieu. Même métaphysiquement innocent, l’homme n’échappe ni à la
responsabilité ni à la culpabilité.
15 Le philosophe de la Substance revient au problème du mal et de la souffrance, d’une
façon plus développée, un an avant sa mort, dans la lettre du 7 février 1676 à H.
Oldenburg. Reprenant l’adage de saint Paul :

Nous sommes comme l’argile aux mains du potier, qui se sert de la même
matière pour faire aussi bien un vase pour l’honneur qu’un vase pour
l’ignominie (Rom.,IX, 20-21)

16 Spinoza essaye de persuader le secrétaire de la Société Royale de Londres que


l’homme est entièrement au pouvoir de Dieu et que personne ne peut reprocher au
Tout-Puissant de lui avoir donné une nature faible ou une âme impuissante (pour se
faire entendre de ses correspondants, Spinoza est constamment obligé de parler de
Dieu dans un langage qui n’est pas le sien). En effet il serait tout à fait vain

qu’un enfant qui souffre de la pierre se plaignît de n’avoir pas reçu un corps sain
[...]. Car rien d’autre n’appartient à la nature d’une chose que ce qui suit
nécessairement de sa cause.

17 L’expérience et la raison nous montrent que la santé de l’âme et du corps est très
inégalement répartie chez les hommes. On prétendra peut-être que si les hommes font
le mal ou souffrent, par une nécessité inflexible de la Nature, ce dont ils ne sont
aucunement responsables, ils seront justifiables devant Dieu. Pourtant, il sera toujours
impossible d’expliquer la conclusion qu’on en tirera. Certes, on peut admettre
facilement que Dieu ne saurait s’irriter contre eux, puisque c’est par Lui que tout arrive
(pour s’exprimer comme dans l’Écriture). En revanche, Spinoza n’accepte pas que, à
cause de cela, tous ceux que le malheur accable injustement puissent mériter la
béatitude. On a tort de prendre pour une malédiction ce qui est pur enchaînement
causal :

Les hommes, en effet, peuvent être excusables et cependant ne pas jouir de la


béatitude, mais souffrir mille maux. [...] Celui qui devient enragé par la morsure
d’un chien est excusable, mais l’on a pourtant le droit de l’étrangler. Et celui,
enfin, qui ne peut gouverner ses désirs ni les maîtriser par la peur des lois est
certes justifiable en raison de sa faiblesse, mais il ne peut cependant pas jouir
de la tranquillité de l’âme, de la connaissance et de l’amour de Dieu, et il périt
nécessairement.

18 Le théisme traditionnel se heurte lui aussi aux mystères angoissants de la

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justification des âmes et des fins dernières (les voies du Seigneur sont impénétrables !).
Aussi la question de la Grâce a-t-elle suscité les controverses que l’on sait. Seulement,
s’agissant d’un Dieu personnel, juge du Bien et du Mal, poursuivant des fins
transcendantes, on est au moins assuré de l’existence d’un sens caché — quel qu’il soit
— de la destinée humaine. Par la Révélation, le croyant se sait dans la main de Dieu.
19 Rien de semblable dans le panthéisme de Spinoza. Le Dieu-Substance n’a aucune des
caractéristiques anthropomorphes que lui prête la religion. Il n’est pas une personne
extérieure au monde, douée de volonté, éprouvant des sentiments, poursuivant des fins,
ayant des intentions, etc. C’est pourquoi, dans la perspective spinoziste, le mal ne
trouvera ni explication métaphysique ni justification religieuse. Il n’a aucune place dans
le système. La maladie peut sans doute s’interpréter comme un simple enchaînement
objectif de causes naturelles, mais la souffrance éprouvée par l’enfant malade est
« insignifiante » par elle-même. C’est un pur vécu. Spinoza lui-même y a vu les limites
infranchissables de la pensée. Dépourvu de consistance ontologique dans le spinozisme
(comme d’ailleurs dans le christianisme, où il se définit comme simple privation d’un
bien, comme non-être), par surcroît sans signification religieuse possible, le mal, chez
Spinoza, n’est plus que facticité. Ne se rattachant à rien, perdant toute justification
transcendante, puisque la Nature totale, éternelle et infinie demeure étrangère à la
finalité intentionnelle, aux sentiments et aux valeurs de la condition humaine, le mal,
ne pouvant trouver place dans le système, c’est l’absurde.

La gnose finale
20 Spinoza prétend que « celui qui est conduit par la Raison est plus libre dans la Cité,
où il vit selon la loi commune, que dans la solitude où il n’obéit qu’à lui-même »
(Éth.IV, 73). Cette proposition nous indique un certain stade de la liberté : l’attitude du
sage qui sait que, pour vivre librement, il convient d’observer les règles de la
communauté. L’homme est un être social et sa liberté passe par celle des autres.
21 Cependant, la sagesse n’est pas encore le salut. La communauté des êtres
raisonnables n’est pas le terrain de la félicité suprême. La vie selon la Raison est une
condition nécessaire mais non suffisante pour atteindre à la béatitude. C’est seulement
de la connaissance du troisième genre que naîtra la plus grande satisfaction de l’esprit.
Et Spinoza rappelle que, plus on est capable de ce genre de connaissance — qui nous
permet d’accéder à la chose en soi — plus on est conscient de soi-même et de Dieu. En
effet, l’idée de soi-même, accompagnée de l’idée de Dieu comme cause, telle que
l’intuition la fait apparaître, conduit Spinoza à la conscience de son éternité en Dieu,
faisant naître ce qu’il appelle l’Amour intellectuel de Dieu.
22 Il s’agit bien d’un contact de nature affective, par la jouissance spirituelle que l’âme
en reçoit ; mais c’est un amour sans effusion extatique, qui procède de l’intelligence,
« la meilleure partie de nous-même ». L’Éthique va s’achever en gnose. Et, comme chez
les anciens gnostiques, la compréhension de la vraie nature de Dieu, sans laquelle nul
ne peut être sauvé, n’appartient qu’à quelques rares privilégiés de l’esprit, tandis que les
ignorants ne parviendront jamais à la vraie satisfaction de l’âme et continueront à vivre
dans l’inconscience d’eux-mêmes, de Dieu et des choses.

23 On trouvera peut-être excessif d’avoir parlé d’irrationalisme à propos d’un penseur


qui a justement cherché son salut dans le pouvoir de connaître. Pourtant, le point de
départ de Spinoza étant de nature religieuse : rejoindre l’éternité, il lui a fallu mettre en

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formules logiques et rationnelles des intuitions et des élans qui ne l’étaient pas. Mais
n’est-ce pas là le sort habituel de tout philosophe ?

References
Bibliographical reference
Jean Préposiet, “L’élément irrationnel dans le spinozisme”, Philosophique, 1 | 1998, 55-64.

Electronic reference
Jean Préposiet, “L’élément irrationnel dans le spinozisme”, Philosophique [Online], 1 | 1998,
Online since 06 April 2012, connection on 25 May 2021. URL:
http://journals.openedition.org/philosophique/263; DOI:
https://doi.org/10.4000/philosophique.263

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