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ÉLISÉE RECLUS ET LES COLONISATIONS

Béatrice Giblin

La Découverte | Hérodote

2005/2 - no 117
pages 135 à 152

ISSN 0338-487X

Article disponible en ligne à l'adresse:


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Pour citer cet article :
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Giblin Béatrice , « Élisée Reclus et les colonisations » ,
Hérodote, 2005/2 no 117, p. 135-152. DOI : 10.3917/her.117.0135
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Élisée Reclus et les colonisations 1

Béatrice Giblin
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À la fin du XIXe siècle, il y a un véritable engouement pour la géographie, et un
large public est très intéressé par ce que racontent les géographes. C’est en effet à
la fin du Second Empire que se développe et s’achève le partage du monde, que se
mettent en place les vastes empires coloniaux de l’Angleterre et de la France. Les
commerçants, les industriels ou tout simplement des esprits curieux souhaitent
connaître les territoires et les peuples de ces nouvelles colonies.
Reclus, en publiant sa Nouvelle Géographie universelle (NGU), arrive à point
nommé : à phénomènes nouveaux, livres nouveaux, comme il le dit d’ailleurs dans
sa préface. Reclus répond d’autant mieux à l’attente du public qu’il a parcouru lui-
même bon nombre des contrées qu’il décrit, il a séjourné aux États-Unis et en
Amérique latine, il connaît le Maghreb, et plus particulièrement l’Algérie, la
Turquie, etc. Il a donc souvent à sa disposition une information de première main,
sinon il utilise les dernières publications françaises ou étrangères, et bénéficie
aussi très souvent d’informations non publiées envoyées par des savants étran-
gers, car Reclus avait une telle notoriété internationale que ses collègues étaient
heureux de l’aider dans sa tâche. La Nouvelle Géographie universelle est de ce
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fait très appréciée pour la qualité et l’actualité de l’information qu’on y trouve. Le


géographe Reclus est à cette époque l’un des meilleurs connaisseurs des colonies
françaises et anglaises.

1. Cet article est le seul qui a été repris dans le numéro 22 d’Hérodote consacré à Élisée
Reclus en 1981.

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Et le libertaire Reclus, comment voit-il le fait colonial ?

Logiquement, Reclus se doit d’être hostile à toute domination quelle qu’en soit
la nature. Il est en effet un farouche défenseur du droit des peuples à disposer
d’eux-mêmes ; aussi condamne-t-il sans ambiguïté la colonisation, du moins
celle des colonies qu’il appelle d’« exploitation », c’est-à-dire les colonies où
l’appropriation des terres et d’une façon plus générale de l’ensemble des moyens
de production se fait au profit de la population conquérante, très minoritaire, qui
exploite le travail de la population indigène, comme le font les Britanniques aux
Indes ou les Hollandais en Insulinde.
Comme d’autres libertaires, Reclus distingue en effet deux types de colonies :
les colonies d’exploitation et les colonies de peuplement. Il y a au sein du mouve-
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ment anarchiste tout un courant favorable aux colonies de peuplement, c’est-à-
dire à l’installation définitive de colons dans des régions faiblement peuplées, peu
défrichées. Ces colons aideraient à la mise en valeur de terres fertiles que la popu-
lation locale trop peu nombreuse aurait négligées jusqu’alors. Cette forme de
colonisation représente pour ce courant anarchiste, mais aussi pour tout courant
d’opinion héritier du saint-simonisme, la maîtrise de l’homme sur la nature, la
conquête du sol étant envisagée comme un des aspects du progrès, au même titre
que la machine, le chemin de fer...
Pour les anarchistes, il ne s’agit absolument pas d’accaparer des milliers
d’hectares, mais de donner à chaque colon un espace qu’il mettra en valeur lui-
même sans exploiter la main-d’œuvre indigène. Par ce biais, les anarchistes voient
la possibilité de créer de toutes pièces une nouvelle société communautaire. En
effet, ils pensent très sincèrement, et au fond très naïvement, qu’il est possible
d’associer colons et indigènes d’une façon égalitaire dans une exploitation béné-
fique du milieu naturel, en quelque sorte l’union du bon colon et du bon sauvage
(rappelons que Reclus a lui-même tenté de mettre en pratique cette conception
de la colonisation, lors d’un séjour qu’il fit en Nouvelle-Grenade où il essaya de

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s’installer comme agriculteur).
Ainsi, Reclus ne classe pas l’Algérie dans les colonisations de conquête, car le
nombre élevé de colons qui travaillent la terre lui fait croire qu’il s’agit d’une
colonie de peuplement.

Un cas ambigu : l’Algérie

Si Reclus dénonce les méfaits des colonisations anglaise et hollandaise, il est


indiscutablement beaucoup plus indulgent avec la colonisation de l’Algérie, où la
domination coloniale lui semble un fait acquis. C’est sans aucun doute à propos de
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l’Algérie que la position de Reclus est la plus contradictoire : libertaire, il ne peut


pas ne pas soutenir la résistance de la population indigène à la conquête française,
mais, partisan du progrès et de la mise en valeur de terres nouvelles, il ne peut que
soutenir l’action des colons qui luttent et travaillent durement pour conquérir le
sol, d’autant plus qu’au moment où il écrit bon nombre de nouveaux colons sont,
comme lui, d’anciens communards ! Et cette contradiction, comme nous allons le
voir, Reclus n’arrive pas à la résoudre.
Dans sa description de la conquête de l’Algérie, Reclus insiste ainsi sur les
difficultés rencontrées du fait de la résistance des indigènes. Il présente même une
carte du contrôle graduel du territoire et signale tous les foyers importants de
résistance. En vérité, il reconnaît que sur la presque totalité du territoire il y a
opposition à l’envahisseur, ce qui nécessite la mise en place d’un contrôle mili-
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taire ; pourtant, Reclus ne fait aucun commentaire ! De même il se contente de
signaler le massacre, à plusieurs reprises, de tout un village dont la population a
résisté avec acharnement à l’armée française, il énumère les massacres qui ont eu
lieu à Laghouat, à El Goléa, et les multiples révoltes des Kabyles, là aussi sans
commentaire, ce qui est étonnant de la part de Reclus qui n’hésite généralement
pas à porter un jugement moral lorsqu’il s’agit d’actions qu’il condamne.
Autre exemple, la prise de Constantine : Reclus fait un récit détaillé des diffi-
cultés de la conquête aggravées par la nature du site et l’exceptionnelle résistance
de la population. Il publie deux plans de la ville : l’un qui la représente avant la
conquête, l’autre telle qu’elle est après la conquête. Reclus insiste sur les grandes
avenues qui ont été percées au travers des quartiers musulmans où la résistance
avait été particulièrement forte, mais pas un mot sur le fait qu’elles permettent un
contrôle plus aisé d’une population toujours prête à se soulever.
Comment interpréter son silence ? Est-il tenu par le contrat passé avec la maison
Hachette qui spécifiait clairement qu’elle traitait avec le géographe et non avec
l’anarchiste ? Ainsi, dans les cas embarrassants, Reclus fournit le maximum d’in-
formations et laisse le lecteur tirer la conclusion qui s’impose. Autre hypothèse,
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Reclus s’est-il laissé prendre au discours officiel ? Dans le cas de Constantine, par
exemple, celui-ci présente les grandes avenues nouvelles comme le signe évident
du progrès puisqu’elles facilitent la circulation et permettent le développement de
la salubrité et de l’hygiène dans des quartiers surpeuplés et refermés sur eux-
mêmes. Pourtant, quand Reclus parle de l’accroissement rapide du nombre de
voies ferrées en Oranie, il ne s’embarrasse guère des arguments officiels vantant
l’amélioration des voies de communication comme un bienfait pour l’ensemble de
la population, et il n’hésite pas à dire clairement qu’elles serviront au déplacement
rapide des troupes en cas de troubles.
Alors, que penser ? Comment Reclus peut-il raconter les multiples et permanents
combats que se livrent Français et Algériens sans remettre en cause le bien-fondé de
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cette conquête ? Faut-il voir dans la fréquence des récits de combats le moyen
indirect de montrer les difficultés de l’installation française, l’existence d’une
solide résistance à l’envahisseur ? Compte tenu de la nature de son public, est-il
contraint d’être muet sur un certain nombre de considérations ? Il est possible
aussi que Reclus ait spontanément censuré son discours sur l’Algérie ; autocen-
sure qu’il aurait pratiquée d’autant plus facilement que le nombre élevé de colons
qui cultivaient la terre de leurs propres mains atténuait à ses yeux le scandale de la
guerre de conquête : un de ses gendres était même installé comme colon dans
le pays.
Cela a-t-il suffi pour convaincre Reclus de ne pas condamner publiquement la
colonisation française en Afrique du Nord, alors qu’il ne s’en prive pas dans sa
correspondance où, sans ambiguïté, il met sur le même plan les colonisations fran-
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çaise, anglaise et hollandaise qui pratiquent « toutes trois le même pillage » ?

Les bienfaits de la colonisation

Reclus voit dans la colonisation de l’Algérie une véritable conquête des terres
nouvelles et il lui semble que, au moins au début, il n’y a pas eu spoliation de la
population indigène, puisque les terres qui ont été attribuées aux colons étaient en
friche. Lui, si prolixe habituellement sur le scandale que représente l’appropriation
de terres par de grandes sociétés capitalistes, évoque rapidement le sujet, et ne
s’étend guère plus sur les refoulements dans la montagne ou vers le Sud d’une
bonne partie des paysans musulmans.
Prise dans son ensemble, l’œuvre de la nation conquérante, mélangée de bien et
de mal et très complexe dans ses effets comme toutes les œuvres humaines, n’a pas
eu pour résultante générale la diminution ou l’abaissement des indigènes. Sans
doute s’est-il trouvé des hommes pour demander que la loi du talion historique soit
appliquée aux Arabes et qu’ils soient refoulés dans le désert, comme ils refoulèrent

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jadis les Berbères vers les montagnes. En beaucoup d’endroits du Tell et aux alen-
tours des villes ces « procédés de refoulement » ont même été mis en pratique de
façon indirecte et légale, par voie d’expropriation pour cause d’utilité publique,
mais la plupart des Arabes sont encore en possession de leurs terres, et la part
qui leur est restée serait largement suffisante pour les nourrir si elle appartenait aux
cultivateurs eux-mêmes, et non à de grands chefs, vrais possesseurs sous le nom de
la tribu [NGU, t. XI, p. 296].
Selon Reclus, il y aurait détournement de la propriété collective au profit du
chef de la tribu. Mais alors pourquoi ne pas dire que cette opération s’est faite
parfois avec l’appui des colonisateurs désireux de trouver des alliés sûrs dans la
population locale ?
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Reclus voit surtout dans les colons des individus courageux, acceptant de vivre
une existence très pénible, faite de renoncement, risquant leur vie, mal adaptés au
climat, contraints de vivre au milieu d’une population hostile, « affolée par des
prédications fanatiques » ! On comprend mal que Reclus puisse réduire l’hostilité
de la population musulmane à l’influence pernicieuse de la religion. C’est quand
même aller un peu vite en besogne ! Naïvement, il imagine que l’énorme travail
accompli par les colons forcera l’admiration des indigènes et les amènera à
collaborer avec eux : « Ils [les colons] commençaient par la pioche l’ère de
l’annexion réelle. »
En effet, au moment où Reclus parle de l’Algérie, de nombreux colons paient
encore de leur vie la mise en valeur de cette terre nouvelle. Longtemps les taux de
mortalité furent beaucoup plus élevés que les taux de natalité dans de nombreux
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villages peuplés d’Européens. La « conquête agricole » de l’Algérie n’a pas été
facile, et Reclus le sait bien.

L’Algérie : une France africaine

Malgré tout, Reclus ne veut pas croire que colons et indigènes soient inconci-
liables. Il pense sincèrement que l’Algérie est définitivement entrée dans l’histoire
comme une terre appartenant légalement à la France, et il souhaite la mise en
place d’une législation qui permette la fusion des deux composantes de la popu-
lation, Français et Arabes, en une seule nation.
Cette union s’accomplit déjà spontanément : « Il faut voir les Arabes et les
colons français sur les lieux de marché discutant leurs ventes et leurs achats. On
reconnaît bien alors qu’ils constituent la même pâte humaine avec les mêmes
finesses, les mêmes ruses, et au fond la même bonhomie » [H&T, t. V, p. 426].
Union sans doute bien fragile, puisque Reclus admet qu’elle résulte surtout de
la désunion au sein de la population musulmane et repose sur les moyens rapides
d’écraser toute révolte.
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Les musulmans des diverses races qui constituent le gros de la population sont
trop séparés les uns des autres par les villes, les territoires de colonisation euro-
péenne et les voies ferrées pour qu’un soulèvement national, ou plutôt qu’une série
de soulèvements locaux, puisse désormais rejeter dans la mer les envahisseurs fran-
çais ! Arabes et Kabyles pourraient tout au plus servir d’alliés à tel parti en cas de
dissensions civiles ou à tel envahisseur étranger en cas de grande guerre. Désor-
mais, le danger menaçant directement la domination française ne viendra certaine-
ment pas des musulmans d’Afrique [ibid., t. V, p. 426-427].
Ainsi le manque d’unité de la population arabe, son contrôle par un réseau
urbain assez dense et par l’extension des territoires colonisés conduisent Reclus à
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envisager sereinement le développement de la colonisation française en Algérie.


Il est quand même surprenant de voir Reclus faire une analyse des conditions
du maintien de l’ordre et du contrôle de la population !

Des procédés condamnables

Mais est-il vraiment aussi naïf ? Ou ces petites phrases ne sont-elles là que
pour rassurer l’éditeur ? Car, plus on avance dans son analyse de la situation colo-
niale de l’Algérie, plus Reclus se montre critique. Alors que dans un premier
temps il ne trouvait rien à redire à l’acquisition de terres par les Européens, voilà
qu’il dénonce le fait qu’ils possèdent plus d’un million d’hectares, achetés le plus
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souvent pour des sommes dérisoires, dans le Tell où se trouvent les sols les plus

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fertiles.
Les ventes directes du domaine de l’État aux particuliers sont peu considé-
rables, mais un grand mouvement d’affaires a lieu entre Européens et musulmans,
et la plupart de ces opérations ont pour résultat d’accroître les propriétés des colons
aux dépens de celles des indigènes. II n’est malheureusement pas douteux qu’en
beaucoup de circonstances des spéculateurs profitent de l’ignorance des indigènes
pour leur dérober des terres en gardant les formes de la légalité : d’après la loi fran-
çaise, que « nul n’est censé ignorer » mais que ne connaît point l’Arabe, tout copro-
priétaire d’un domaine collectif a le droit de faire prononcer la division. Des gens
versés dans l’étude du code profitent de cette disposition pour ruiner à leur profit
des tribus entières : après avoir trouvé le moyen d’acquérir une part dans une pro-
priété commune, ils réclament la division, puis entament contre leurs associés
arabes un procès que ceux-ci ne peuvent soutenir, et le litige se termine à leur profit.
Pour éviter de pareils abus ainsi que beaucoup d’autres qui proviennent de l’incerti-
tude des titres de propriétés, il serait indispensable de recenser les terres arabes, de
les délimiter avec précision, d’assurer à chaque douar, à chaque individu, la pleine

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possession des champs ou des pâtis qu’ils détiennent, de faire un cadastre analogue
à celui qui existe déjà dans les communes de plein exercice, et qui couvraient en
septembre 1882 une superficie de 1 255 hectares. Dès 1873 ce travail de délimi-
tation de la propriété indigène fut commencé ; mais à la fin de 1876 il n’était achevé
que pour un douar, comprenant une superficie de moins de 6 000 hectares. Douze
ans après la promulgation de la loi, à la fin de 1884, 700 000 hectares, environ la
vingtième partie du Tell, était définitivement reconnue. C’est-à-dire que pour ter-
miner cette œuvre plus de deux siècles seraient nécessaires.
On étudie en ce moment une loi analogue à l’acte Torrens, en Australie, qui éta-
blirait l’état juridique de la propriété de manière à rendre le transfert aussi facile
que celui de la monnaie, mais qui aura aussi comme conséquence indirecte d’aider

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à la constitution rapide des grands domaines. II est toute une classe de la société
algérienne qui trouve un intérêt direct à ce que les questions de propriété restent
toujours embrouillées et que les titres soient difficiles à établir [ibid., t. XI, p. 615-
616].
Le mécanisme de l’appropriation des terres est ici clairement analysé. La spo-
liation des indigènes est évidente ; la lenteur avec laquelle est mené le recense-
ment des terres arabes montre que les colonisateurs n’ont nullement la volonté de
les préserver.
Malgré tout, Reclus espère encore que la volonté des gouvernants imposera aux
colons le respect de la propriété musulmane, en mettant fin au refoulement vers le
Sud des indigènes contraints de mettre en valeur les terres les moins fertiles, de
faire paître leurs troupeaux sur des pâturages clairsemés. L’arrêt du refoulement
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entraînerait aussitôt la fin de la constitution de vastes domaines au profit de colons
français. Cette espérance est d’autant plus vaine que le texte de Reclus démontre
l’inévitable développement de l’appropriation privée de la terre en Algérie entre
les mains de quelques-uns au détriment des tribus arabes qui vont inexorablement
s’appauvrir.
De même, en géographe soucieux de la protection du milieu, Reclus s’insurge
contre les trop nombreux incendies de forêts qui mettent les sols à nu et les exposent
à l’érosion des pluies, d’autant plus active qu’il s’agit d’un milieu méditerranéen.
Mais il rend responsables de cette destruction des sols tous les « Algériens », aussi
bien les colons que les Arabes, et il nuance l’action négative des colons en énu-
mérant les zones qu’ils ont entrepris de reboiser. Reclus chercherait-il à contreba-
lancer chaque méfait de la colonisation par un « bienfait », ce qui serait une façon
indirecte de justifier la colonisation de peuplement ?
Mais, une fois encore, sa clairvoyance l’empêche d’être totalement dupe et il
reconnaît que les incendies ne sont pas allumés aux seules fins de défrichement,
mais qu’ils servent aussi à éliminer les foyers de résistance puisque les résistants
ne peuvent plus se cacher dans la forêt.
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Son honnêteté l’oblige aussi à montrer l’inégale répartition des bienfaits de la


colonisation. Ainsi, à propos de la scolarisation – sujet qui l’intéressait énormé-
ment, car l’enseignement pour tous était à ses yeux l’une des conditions néces-
saires de l’égalité des citoyens –, Reclus ne donne pas un chiffre global regroupant
les Français et les musulmans, mais il distingue les deux groupes, ce qui fait appa-
raître le très faible nombre d’enfants musulmans scolarisés par rapport au nombre
d’enfants français, bien que les premiers soient de loin les plus nombreux.
Pour une même ville, il distingue les taux de mortalité dans les quartiers euro-
péens des taux de mortalité des quartiers indigènes, mais sans commentaire, alors
qu’à propos des ghettos noirs aux États-Unis il n’hésite pas à dire pourquoi les
taux de mortalité y sont beaucoup plus élevés que dans le reste de la ville.
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STATISTIQUE DE L’INSTRUCTION EN ALGÉRIE EN 1882

Élèves en territoire civil


Français 26 648 Garçons 12 555 Filles 14 093
Musulmans 3 172 Garçons 2 814 Filles 358
Instruction secondaire
3 578 Européens 195 musulmans
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Signalons aussi que Reclus ne partage pas l’idée fort répandue d’une société

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musulmane où les nomades arabes s’opposeraient aux sédentaires berbères. La
situation ne lui semble nullement aussi contrastée. Pour lui, cette vision simpliste
et fausse entraînera des erreurs dans la conduite de l’ensemble de la population
algérienne. De la même façon, il est très critique sur la manière dont les coloni-
sateurs accentuent le particularisme kabyle afin de dissocier les Kabyles du reste
de la population musulmane. Reclus reconnaît bien entendu l’existence d’une
culture kabyle, et même une organisation économique et sociale originale ; cepen-
dant, il ne lui semble pas du tout évident que les colonisateurs aient intérêt à les
renforcer, car cette politique risque de provoquer des effets directement opposés à
ceux effectivement recherchés. Selon Reclus, grâce à la scolarisation plus déve-
loppée en Kabylie que dans le reste de l’Algérie, et aux contacts fréquents que les
Kabyles ont avec la population coloniale, ce groupe berbère peut prendre conscience
plus tôt que d’autres de la force qu’il représente, de la situation de dépendance
dans laquelle il se trouve, ce qui, à la longue, risque de donner naissance à un
foyer d’hostilité.
En vérité, les jugements contradictoires de Reclus à propos de la colonisation
de l’Algérie illustrent bien la complexité du phénomène colonial. En dépit de sa

Hérodote, n° 117, La Découverte, 2e trimestre 2005.


sympathie pour les peuples qui luttent pour leur liberté, en dépit du respect qu’il
éprouve pour ces hommes qui ont tenu tête aux colonisateurs, en dépit des ana-
lyses politiques et psychologiques – nuancées et contradictoires – qu’il présente,
Reclus n’attaque pas directement le principe même de la colonisation de peuple-
ment, il accepte la domination coloniale française sur l’Algérie comme un fait iné-
luctable et acquis. Parmi les hommes « de gauche », il ne fut pas le seul. Ce qu’il
critique finalement, c’est plus certaines méthodes coloniales particulièrement cho-
quantes que la colonisation de peuplement en tant que telle, car elle représente
pour lui une des modalités de la maîtrise de l’homme sur la terre.

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ÉLISÉE RECLUS ET LES COLONISATIONS

Les colonies d’exploitation

Si Reclus n’a pas su ou n’a pas pu résoudre les contradictions nées de la colo-
nisation de peuplement, il en va tout autrement pour les colonies d’exploitation :
c’est une condamnation nette et sans appel de la part de ce géographe libertaire.
D’ailleurs, il était loin d’être le seul à avoir cette position très critique sur le
phénomène colonial. Ce n’est donc pas elle qui suffit à rendre aussi passionnante
la lecture de Reclus sur ce sujet. On est ébahi en effet de l’évidente modernité des
analyses géographiques de Reclus, qui justifie pleinement l’intérêt qu’on peut
encore lui porter aujourd’hui.
Alors que la plupart des géographes de son époque s’intéressent à décrire les
permanences, les genres de vie, Reclus, lui, s’attache essentiellement à montrer
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les changements provoqués par la colonisation sur les populations indigènes et

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l’organisation de leurs espaces.
À l’inverse de la majorité de ses contemporains, Reclus a compris que les
populations colonisées, même très éloignées de l’Europe du Nord-Ouest, ne vivent
plus refermées sur elles-mêmes, en circuit fermé, en autosubsistance. Au contraire,
il insiste beaucoup sur les multiples contacts qui existent entre colonisateurs et
colonisés, sur les effets contradictoires nés du choc des civilisations, sur la péné-
tration brutale de la révolution industrielle dans un univers artisanal, sur le dévelop-
pement du commerce international qui s’accompagne aussi d’échanges culturels.
En fait, Reclus a une vision dialectique du phénomène colonial. S’il en
dénonce les effets négatifs : pillage de l’économie, déstructuration des sociétés
indigènes, multiplication des famines, etc., il sait aussi tenir compte des aspects
positifs : instruction dispensée à un plus grand nombre, disparition progressive
d’un certain nombre de coutumes « barbares » comme l’infanticide des filles, pro-
grès sanitaires, etc.
Par sa maîtrise des raisonnements géographiques, Reclus réussit à présenter
au lecteur une analyse claire et nuancée d’un monde en plein bouleversement.
Ses qualités de géographe jointes à ses convictions politiques lui permettent de
Hérodote, n° 117, La Découverte, 2e trimestre 2005.

comprendre, sans avoir aucune expérience du pouvoir, comment les états-majors


militaires, politiques et industriels ont réussi à conquérir le monde. II sait analy-
ser les tactiques et les stratégies des colonisateurs grâce à son étonnant talent de
géographe.

La mise en place des forces du pouvoir politique colonial :


le contrôle de l’espace
La grande caractéristique des colonies d’exploitation réside dans la faible
importance numérique des colons par rapport à la population indigène, et Reclus
explique comment un effectif aussi réduit peut dominer un espace souvent très
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HÉRODOTE

grand. Dans le cas de l’Inde, Reclus explique la façon dont les Anglais ont réussi,
avec si peu d’hommes, à dominer deux cents millions d’individus dans un pays
grand comme douze fois la Grande-Bretagne. II localise les voies de chemin de
fer et les villes importantes car il estime que quelques troupes bien concentrées
aux endroits stratégiques sont plus efficaces grâce aux chemins de fer qu’une
grande armée disséminée sur l’ensemble du territoire. Il fait ainsi une étude
détaillée des dispositifs stratégiques permettant aux soldats anglais d’intervenir
rapidement à partir de certaines bases choisies en fonction du terrain, de la situa-
tion politique et sociale de la région et des intérêts économiques de la puissance
coloniale.
Ainsi les ports furent d’abord considérés comme des points stratégiques
puisque toute l’activité de la Compagnie des Indes était tournée vers l’extérieur,
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mais, par la suite, la conquête de la péninsule a nécessité le déplacement vers l’in-

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térieur des forces du pouvoir politique, soit pour tenir en respect et prévenir toute
révolte de certaines populations considérées comme particulièrement rebelles, soit
pour prévenir toute attaque extérieure.
L’important pour eux [les Anglais] consiste à rendre leur position stratégique
absolument parfaite. [...] Les points vitaux sont occupés et le réseau des routes et
des voies ferrées, accru chaque année, permet de répartir à volonté les éléments de
la force souveraine. [...] Au XVIIIe siècle, Madras et Bombay étaient encore tout
extérieurs : ils avaient à desservir en premier lieu le mouvement commercial avec
l’Europe, mais la cohésion de l’ensemble exigeait que la force se reportât vers l’in-
térieur et les puissances militaires gravitaient naturellement vers Delhi, la cité qui
domine à la fois les deux versants de l’Indus et de la Ganga [NGU, t. VIII, p. 703].
Ainsi, la création de nouvelles villes par les Anglais et le développement de
petites villes qui existaient déjà ne sont nullement le fait du hasard.
Reclus explique aussi comment les forces armées ont été réorganisées à la
suite de la révolte des cipayes : malgré le renforcement du nombre des soldats bri-
tanniques, les soldats indiens restent les plus nombreux. Seulement :

Hérodote, n° 117, La Découverte, 2e trimestre 2005.


Toutes les précautions ont été prises pour que la supériorité matérielle, prove-
nant d’une organisation plus compacte, appartienne aux troupes européennes. [...]
Les régiments indigènes, auxquels on n’a prudemment laissé qu’une faible artille-
rie, sont divisés en trois corps d’armée, différents par l’organisation, l’origine et
même la langue de la plupart des soldats. [...] Ainsi les trois corps n’ont entre eux
aucun lien de nationalité, de langue, de patriotisme, et les castes qui les composent
sont groupées de manière à s’équilibrer et à se neutraliser en cas de dissensions
intestines [ibid., t. VIII, p. 704].
Il est d’autant plus important de citer longuement Reclus que ce genre d’ana-
lyse disparaîtra pour longtemps des ouvrages de géographie publiés en France.
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ÉLISÉE RECLUS ET LES COLONISATIONS

Ainsi, dans le volume consacré à l’Inde de la Géographie universelle dirigée par


Vidal de La Blache, l’auteur, J. Sion, parle effectivement des forces armées, mais
uniquement à propos du développement des communications réalisé pour faciliter
leurs déplacements, et il ne dit mot de leur composition.

La minorité privilégiée indigène, auxiliaire indispensable de la colonisation

On sait aujourd’hui que, si la conquête de l’Inde a pu se faire avec seulement


quelques milliers de soldats, c’est grâce à l’appui que les Anglais trouvèrent
auprès de notables indiens qui ont vu dans la colonisation une nouvelle possibilité
de s’enrichir. Ces notables, les zamindars, étaient pour la plupart des percepteurs
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d’impôts qui prélevaient une partie de la récolte des villages, en principe pour le

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compte du souverain ; la propriété des terres était collective. En revanche, les
Anglais ont considéré les zamindars comme propriétaires de la terre des villages
sur lesquels ils étaient chargés de percevoir l’impôt. Les zamindars sont donc
devenus les plus chauds partisans de cette domination coloniale qui les avanta-
geait tant.
Élisée Reclus analyse clairement le rôle de ces privilégiés :
Les pays les plus fertiles, du moins dans les bassins du Gange et du Brahma-
poutra, sont précisément ceux dont la population vit dans la plus abjecte misère.
Les taloukdar de l’Aoudh, les zamindars du Behar et du Bengale, les planteurs de
l’Assam se sont partagé la contrée, favorisés par le gouvernement anglais, qui se
compose lui-même de landlords, possesseurs d’immenses domaines : c’est ainsi
qu’une grande partie de l’Inde a été changée en une « autre Irlande ». [...] Ainsi la
classe des riches propriétaires, hindous ou musulmans, se tient-elle pour solidaire
des maîtres britanniques, auxquels elle doit son pouvoir et la rentrée régulière de
ses revenus.
Parmi ces zamindars, il en est comme le radjah de Bardwan, dont le domaine
Hérodote, n° 117, La Découverte, 2e trimestre 2005.

rapporte en fermages jusqu’à 10 millions de francs par année ; mais au-dessus de


lui, que d’agents qui ont encore à prélever leur fortune sur le travail des misérables
rayots ! Et que de haines entre la foule des laboureurs, esclaves de fait, quoique
libres en droit, et les intermédiaires qui les oppriment ! [ibid., t. VIII, p. 652-653].
Situation similaire à Java où Reclus décrit la façon dont les Hollandais utilisent
les descendants des familles princières pour assurer leur domination. Mais pour
Reclus, toute situation est complexe. C’est pourquoi il perçoit la contradiction
dans laquelle se trouve la minorité privilégiée. En effet, aux Indes par exemple, les
Anglais ont protégé le développement de la propriété privée et renforcé le pouvoir
des brahmanes au-dessus de toutes les autres castes. Une partie de la puissance
des Anglais repose donc sur la division en castes de la société hindoue.
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HÉRODOTE

Mais l’instauration de la propriété privée déstabilise le système des castes. En


effet, les hindous acceptaient qu’il y ait des castes supérieures parce que celles-ci
avaient, en contrepartie, un rôle et des responsabilités clairement définis face aux
autres castes. Désormais, comme la minorité privilégiée est de moins en moins
insérée dans la vie traditionnelle indienne, dans la communauté villageoise, il est
tout à fait possible que certaines castes se rebellent et ne supportent plus cette
division encore plus inégalitaire de la société hindoue. D’autant plus que l’aboli-
tion de l’esclavage et de la vente des hommes avec le sol – ce que Reclus met
indiscutablement à l’actif de la colonisation – a pour conséquence de « relever les
plus misérables des Hindous et de les faire naître au sentiment du droit ».
Par ailleurs, la présence anglaise a conduit les Indiens à acquérir le « sens de
l’unité nationale » :
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Pour la première fois dans l’histoire du pays, les enfants ont appris à considérer
comme leur patrie l’immense territoire qui s’étend des Himalaya au cap Comorin et
comme leurs compatriotes les millions d’êtres qui l’habitent. Certes, un pareil
changement est d’une importance capitale [...] et, quoiqu’ils ne puissent encore
songer à la conquête de leur autonomie collective, c’est un fait très important que
leur imagination puisse se porter déjà sur le rêve de « l’Inde aux Hindous » ! [H&T,
t. VI, p. 52].
Reclus pressent déjà que le mouvement nationaliste sera l’élément moteur des
luttes de libération des peuples opprimés.

L’agriculture dans les pays colonisés

Les autorités coloniales ont longtemps insisté sur la croissance économique


qui suit la colonisation, et cette croissance est explicitement considérée comme
signe de progrès. Les courbes sont ascendantes : augmentation de la production

Hérodote, n° 117, La Découverte, 2e trimestre 2005.


agricole, augmentation des rendements, des surfaces cultivées, etc.
Reclus ne néglige nullement cet aspect de la géographie économique et décrit
les progrès de la productivité agricole dans les pays colonisés, l’élévation des
rendements qui est indiscutable, grâce à l’introduction d’un matériel perfectionné,
mécanisé, ou par la mise en place de nouvelles façons culturales. Mais, alors que
les géographes se sont souvent arrêtés aux chiffres fournis par les statistiques et
constatent les progrès réalisés, Reclus ne se contente pas de ces résultats et pose
deux questions essentielles : que traduit cette nouvelle mise en valeur ? Quels sont
ses effets sur l’ensemble de la population ?
L’augmentation de la production agricole ne concerne que les cultures d’expor-
tation, et Reclus insiste beaucoup sur les conséquences de ce choix pour la popu-
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ÉLISÉE RECLUS ET LES COLONISATIONS

lation. Très judicieusement, il décrit comment les différentes activités agricoles


sont en train de perdre leur caractère traditionnel. En effet, il lui semble erroné de
distinguer deux secteurs agricoles, l’un traditionnel, l’autre colonial, car même
dans le secteur indigène la part des cultures vivrières a considérablement diminué
au profit des cultures d’exportation.
C’est ainsi qu’il voit la monoculture, facilitée par la grande propriété, connaître
une extension étonnante, réaliser des progrès dans le domaine des rendements et
de la productivité, mais entraîner aussi l’appauvrissement des sols et fragiliser la
situation économique de la population à la merci d’une chute des cours, comme le
café au Brésil :
La récolte totale a notablement augmenté dans les dernières années, malgré
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l’abolition de l’esclavage. L’accroissement des récoltes se fait presque en entier au

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profit des grands propriétaires : la petite culture n’a qu’une très faible part dans
cette production. Dans la région des « terres rouges » de São Paulo, on peut traver-
ser des propriétés de dix mille et de vingt mille hectares, et telle importante station
de voie ferrée n’a été fondée que pour desservir une seule plantation. Une caféterie,
appartenant en un seul tenant à une compagnie financière, qui dispose d’un capital
évalué à 8 500 contos – 10 millions de francs au cours de 1893 –, comprend,
d’après le rapport officiel, environ six millions de pieds, et emploie 4 200 per-
sonnes, presque toutes d’origine italienne, réparties en 26 villages et hameaux : dans
les bonnes années, les plants de la fazenda peuvent donner jusqu’à 6 000 tonnes de
café. Certes, l’industrie du café au Brésil, et notamment dans l’État de São Paulo,
où l’on compte plus d’un milliard de plants, est une merveille de l’agriculture et fait
l’étonnement des économistes ; mais on peut se demander, sans parti pris contre le
régime de la grande propriété, s’il n’y a pas danger à sacrifier toutes les productions
à une seule, tant fructueuse qu’elle soit : la population, rapidement croissante, se
trouverait exposée à un appauvrissement soudain si quelque phénomène écono-
mique ou un désastre naturel venaient à tarir tout à coup la source de cette éton-
nante richesse [NGU, t. XIX, p. 456].
Hérodote, n° 117, La Découverte, 2e trimestre 2005.

Pour ce géographe anarchiste, le régime de la propriété est l’un des principaux


révélateurs de l’équilibre ou du déséquilibre d’une situation agricole donnée.
C’est pourquoi, dans toutes ses études régionales, Reclus accompagne l’analyse
des productions agricoles d’une étude du régime de la propriété. Régulièrement,
Reclus attaque violemment le régime des grandes propriétés, dont il a noté au
cours de ses voyages, surtout en Amérique latine, la sous-exploitation, alors que la
majorité des paysans est condamnée à vivre misérablement sur des lopins minus-
cules. Il compare les propriétaires à de grands féodaux tenant leurs paysans à leur
merci par les dettes que ceux-ci ont contractées auprès de leurs maîtres en étant
bien trop pauvres pour pouvoir les rembourser un jour.
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Hérodote n°117 24-05-2005 15:25 Page 148

HÉRODOTE

L’Ecuador, pays d’anciennes traditions espagnoles et aristocratiques, c’est aussi


un pays de grande propriété. Un seigneur possède toute la montagne de Cayambe,
avec le Sara-Urcù, les plaines et les vallées intermédiaires. Un autre possède
l’Antisana, avec les fermes et les parcs à bétail de toute la région, et du côté de
l’Amazone son domaine n’a pas de limites : « La terre est à lui aussi loin qu’on peut
aller vers l’orient. » Il en résulte que le gros de la population se compose de servi-
teurs, presque d’esclaves, gens toujours endettés, dont la situation lamentable est
légalement déguisée sous le nom de concertados – par corruption conciertos –,
comme si leur misère était l’effet d’un libre contrat [ibid., t. XVIII, p. 478].
Mais dans l’Angola du Nord et du Centre les vastes propriétés sont gérées à peu
près comme elles l’étaient au temps de la servitude des nègres : dans la plupart des
plantations ce sont même des contratados, « engagés » temporairement attachés à la
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glèbe, qui travaillent sous la direction de contremaîtres portugais. L’esclavage est
aboli, mais non la pratique des engagements à long terme ; on recrute même des
nègres pour les envoyer aux plantations de São-Thomé pendant une période de
deux ou cinq années. D’ailleurs, la plupart des travailleurs employés sur les grands
domaines sont tellement endettés envers leurs maîtres qu’ils ne peuvent espérer
d’être vraiment libres un jour. Les salaires sont minimes et la monnaie qui sert à
payer les nègres est moindre en valeur que celle des Blancs : les reis fracos que
connaît le Noir représentent seulement les trois cinquièmes des reis fortes du cours
légal. [...]
Le funeste héritage laissé par les institutions serviles est le régime de la grande
propriété. Presque tous les domaines des planteurs sont de très vaste étendue, compre-
nant des centaines et même des milliers d’hectares. Ce n’est pas du tout : il est rare,
et dans certains districts sans exemple, que le propriétaire réside avec sa famille sur
sa plantation [ibid., t. XIII, p. 399].
L’extension des productions est aussi due au fait qu’un grand nombre de paysans
se trouvent contraints de vendre une partie de leur récolte de céréales pour payer
l’impôt, le propriétaire ou l’usurier.

Hérodote, n° 117, La Découverte, 2e trimestre 2005.


Le fisc exigeant l’impôt non de l’ensemble du village, mais du villageois
comme individu, celui-ci doit s’ingénier personnellement pour gagner les annas et
les roupies qu’il lui faudra verser dans les mains de l’exacteur [H&T, t. V, p. 70].

La déstructuration des sociétés

Reclus dénonce la déstructuration par la colonisation des structures agraires


traditionnelles, avec l’appui d’une minorité privilégiée devenue propriétaire de la
terre, alors que jusque-là les membres de la classe dirigeante avaient seulement le
droit de prélever l’impôt. Il démontre avec pertinence comment, par la coloni-
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ÉLISÉE RECLUS ET LES COLONISATIONS

sation, les paysans sont passés d’une situation où existaient une réelle cohésion
sociale et un sentiment de solidarité à une situation toute nouvelle où l’appropria-
tion des moyens de production entre les mains d’une minorité autochtone entraîne
l’appauvrissement, voire l’asservissement, du plus grand nombre, et la disparition
de la prise en charge des uns par l’ensemble du groupe social.
La conséquence normale de la désintégration des communes devrait être l’attri-
bution de la terre à chacun des anciens participants, mais les gens des castes infé-
rieures n’ont point reçu le lopin qui eut dû leur revenir de droit : libres en principe,
ils sont maintenant de simples esclaves asservis au salariat, sans les garanties que
leur accordait autrefois la solidarité entre les membres de la communauté [ibid.,
t. V, p. 70-72].
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En lisant Reclus, on sent son indignation devant l’injustice, l’exploitation, la

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misère qui touchent les paysans. Qu’il parle de l’Iran, de l’Inde, de l’Indonésie, de
l’Amérique latine, on retrouve la même dénonciation du fisc, des salaires misé-
rables, du travail forcé, des prélèvements iniques faits sur les récoltes, du scandale
des usuriers. Il dénonce l’extrême pauvreté plus souvent à l’origine des famines
que les calamités naturelles. Il signale d’ailleurs des famines qui ont parfois lieu
dans des régions très fertiles aux Antilles, en Indonésie, à La Réunion, au Chili...
Mais il y a encore plus insidieux que la famine : la disette, l’insuffisance quoti-
dienne de nourriture, et Reclus expose les conséquences dramatiques qu’entraîne
la malnutrition chronique :
La famine sévit fréquemment dans les provinces occidentales, enlevant des cen-
taines de mille, même de millions de victimes, réduisant à l’état de squelettes la
moitié des misérables qui restent en vie. On se plaint alors de la mousson qui n’a
pas apporté les pluies régulières sur lesquelles on comptait. Mais, si le rayot, pour-
tant merveilleusement sobre, habile à vivre de rien, finit par succomber, c’est que
les réserves publiques sont absolument nulles et que l’on a tari les fonds sur les-
quels on pouvait prélever les 15 ou 20 centimes nécessaires à l’entretien de chaque
Hérodote, n° 117, La Découverte, 2e trimestre 2005.

existence humaine. Cependant, que l’année soit bonne ou mauvaise, on « boucle »


toujours le budget, on trouve invariablement les 500 millions de francs qu’exige le
paiement des fonctionnaires.
Les famines fréquentes aux Indes sont dues moins au manque éventuel de
pluies qu’à la dépendance absolue du malheureux rayot. [...] Le riz qui pourrait ser-
vir à sa nourriture est ensaché par lui-même et empilé dans les trains de marchan-
dises pour les brasseries de bière et les menneries d’Europe, on spécule même sur
sa misère pour diminuer chaque année son maigre salaire [ibid., t. VI, p. 305-306].
Famines et disettes ne sont donc pas systématiquement à mettre sur le compte
des catastrophes naturelles, mais résultent aussi du développement d’une écono-
mie de marché. Que nous sommes loin d’un discours déterministe ! Rappelons
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HÉRODOTE

simplement pour mémoire qu’un géographe aussi célèbre que Vidal de La Blache
ne dira pas un mot des famines dans le chapitre des Principes de géographie
humaine (1921) qui est consacré aux régimes alimentaires. En revanche, Reclus se
donne même le mal de cartographier l’extension d’une famine qui touche l’Orissa
et le Bihar en Inde, carte qui ne devait guère être facile à réaliser si l’un songe aux
difficultés rencontrées pour réunir la documentation nécessaire.
La démographie dans les colonies

La forte croissance démographique des pays du tiers monde est un phénomène


récent et de ce fait largement postérieure à l’époque de Reclus. Toutefois, on doit à
sa perspicacité et à la qualité de son information une étude particulièrement pré-
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cise du comportement démographique des populations colonisées.

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Reclus distingue deux phases dans le mouvement démographique qui touche
les populations indigènes : la première correspond à un accroissement du taux de
mortalité provoqué par l’absence d’immunité aux maladies importées par les
Européens, par l’extension du travail forcé donc des cultures d’exploitation et par
son corollaire, la diminution des cultures vivrières, qui entraîne inexorablement
une dégradation du régime alimentaire de la population indigène. Mal nourrie,
exploitée, fatiguée, celle-ci se défend mal devant les épidémies et dans les périodes
de famine.
Inversement, la seconde phase correspond à une réduction du taux de morta-
lité. En effet, l’extension du réseau de voies de communication plus rapides per-
met aux autorités coloniales d’intervenir vite et efficacement sur les lieux où sévit
la famine, pour des raisons humanitaires évidentes et dans le souci d’éviter des
révoltes populaires. Mais Reclus est l’un des tout premiers à comprendre et pres-
sentir la raison fondamentale de la chute probable des taux de natalité. En effet, il
a réalisé beaucoup plus vite que d’autres que la multiplication des échanges inter-
nationaux nécessite impérativement une organisation sanitaire capable d’enrayer
rapidement les épidémies fréquentes dans les pays colonisés, afin de limiter les

Hérodote, n° 117, La Découverte, 2e trimestre 2005.


risques de propagation dans les pays colonisateurs.
Encore plus riche de résultats sera la révolution de l’hygiène qui s’opère main-
tenant dans tous les États policés du monde et même en certaines contrées barbares,
notamment [...] sur les grandes routes où l’on arrête les contagions mondiales telles
que le choléra, la fièvre jaune et la peste. Les changements sont de tout premier
ordre parce qu’ils s’appliquent directement à l’ensemble de l’humanité, comme si
elle constituait un immense individu. Le grand souci de l’hygiène universelle se fait
maintenant en dépit des frontières, des séparations officielles entre les hommes. Au
point de vue de la répression des épidémies, la science ne distingue point l’indigène
de l’étranger. [...] Mais la grande source des maladies, on le sait, est de celles que
l’on veut tenir ouvertes : c’est l’inégalité sociale » [H&T, t. VI, p. 471].

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ÉLISÉE RECLUS ET LES COLONISATIONS

Reclus a donc déjà perçu la raison principale qui a justifié une politique sani-
taire : la crainte de la contagion. Et pour enrayer les épidémies, il faut soigner,
vacciner indistinctement colons ou marchands et indigènes.
Reclus note évidemment la disparition des activités artisanales qui existaient
avant la colonisation, afin que leurs productions ne concurrencent pas les produits
importés de la métropole, et il n’est pas question de partager avec une production
locale un marché déjà étroit. C’est pourquoi les industries textiles de l’Inde, autre-
fois florissantes, ont périclité :
Autour de chaque fort, les Compagnies des Indes avaient établi des centaines,
ou même des milliers de tisserands qui leur fournissaient des tissus pour l’expor-
tation. Le prodigieux développement de l’industrie textile dans le Lancashire et le
Yorkshire a changé les rôles et c’est l’Angleterre qui exporte maintenant les coton-
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nades dans l’Hindoustan, surtout en étoffes grossières : on évalue aux deux cin-
quièmes de la consommation les « indiennes » que la péninsule achète aux fabricants
de Manchester [NGU, t. VIII, p. 654].
La modernité des analyses du phénomène colonial par Reclus justifie amplement
l’intérêt que nous lui portons aujourd’hui, d’autant plus qu’après lui le champ de
ce qui est « géographique », du moins tel que le conçoivent les géographes univer-
sitaires français, sera beaucoup plus restreint. Nombre de thèmes abordés par
Reclus vont disparaître après lui des ouvrages de géographie pour une durée de
cinquante ans.
Par ailleurs, Reclus est un géographe libertaire, c’est-à-dire qu’il n’abandonne
jamais sa vision critique du développement de la conquête coloniale, une des
formes de l’impérialisme. C’est pourquoi il n’omet jamais de souligner l’exploita-
tion et l’oppression des populations colonisées. Mais Reclus va encore plus loin
grâce à ses convictions anarchistes qui le conduisent à dénoncer les forces réelles,
précises, concrètes qui oppriment les populations les plus pauvres, et c’est ainsi
qu’il accuse les minorités privilégiées indigènes d’être les relais de l’oppression
coloniale, d’être l’allié des colonisateurs. Voilà, je crois, l’apport le plus positif
Hérodote, n° 117, La Découverte, 2e trimestre 2005.

du libertaire au géographe : jamais Reclus ne néglige de décrire avec précision la


hiérarchie des oppressions.
S’il y a eu ambiguïté dans le discours de Reclus sur la question coloniale à pro-
pos de l’Algérie, c’est sans nul doute à cause du nombre élevé des petits colons
qui effectivement travaillaient durement de leurs mains. Pourtant, à la fin de sa vie,
Reclus condamne aussi cette forme de colonisation, conscient de la multiplicité
des injustices commises par les Français au détriment de la population indigène.
Reclus a perdu ses illusions sur les colonisations de peuplement. Très lucidement,
il écrit :
Si jamais le panislamisme devait, de l’Inde à l’Adriatique et du Nil à l’Atlan-
tique, se dresser devant l’Européen, cela serait un épisode de la guerre éternelle de

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HÉRODOTE

l’exploité contre l’exploiteur, et non celle du mahométan contre le roumi [H&T,


t. V, p. 427].
Bibliographie

RECLUS Élisée, Nouvelle Géographie universelle, la Terre et les hommes, Hachette,


19 vol., Paris, 1876-1894.
–, L’Homme et la Terre, Librairie universelle de Paris, 6 vol., Paris, 1905-1908.
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