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Gilles Deleuze cours du 10/11/1981- 1 transcription : Fanny Douarche

Ce que je voudrais faire cette année, pour que vous compreniez, surtout que vous sachiez,
s’il convient que vous veniez, que vous veniez encore. Eh bien voilà, d’une certaine manière,
je voudrais faire trois choses. Je voudrais faire trois choses différentes, même très différentes
en apparence, et je voudrais que chacune de ses choses vaille pour elle-même, vaille par elle-
même :

Première chose, je voudrais vous proposer une lecture d’un livre de Bergson, à savoir
"Matière et mémoire". Pourquoi ce livre de Bergson ? Parce que je suppose, je crois, que c’est
un livre très extraordinaire, non seulement en lui-même mais dans l’évolution de la pensée de
Bergson. Matière et mémoire, c’est le second grand livre de Bergson, après "l’Essai sur les
données immédiates [de la conscience", le troisième grand livre sera L’évolution créatrice.
Or, dans l’évolution de la pensée bergsonienne, on dirait - et pour ceux qui ont déjà lu ou pris
un peu connaissance de ces livres de Bergson, peut-être vous avez déjà eu cette impression -
on dirait que Matière et mémoire forme pas du tout, ne s’inscrit pas dans une espèce
d’enchaînement progressif, mais qu’il forme une très bizarre, un très bizarre détour, comme
une pointe extrême. Pointe tellement extrême que peut-être Bergson atteint là quelque chose,
que pour des raisons que nous aurions à déterminer, il renoncera à exploiter, qu’il renoncera à
poursuivre, mais qui marque un sommet extraordinaire dans sa pensée, et dans la pensée tout
court. Ça, c’est un point, voilà. "Matière et mémoire", j’ai envie de vous parler de ce livre.

Deuxième point, j’ai envie aussi cette année de vous parler d’un autre très grand livre,
beaucoup plus ancien, à savoir "la Critique du jugement" de Kant. Et la "Critique du
jugement" de Kant, c’est un livre où Kant dit ce qu’il pense, ce qu’il estime devoir dire, sur le
Beau et d’autres choses au-delà du Beau ou autour du Beau. Et cette fois, je dirais de ce livre
aussi que c’est un sommet pas seulement pour la pensée en générale, mais pour la pensée
kantienne. Parce que, pas tout à fait de la même manière que "Matière et mémoire" qui
représente une espèce de rupture dans une évolution, cette fois-ci, c’est presque lorsqu’on s’y
attendait plus. La "Critique du jugement", c’est un des rares livres écrits par un vieil homme,
à un moment où pratiquement il a fait toute son œuvre. D’une certaine manière on n’attendait
plus grand chose de Kant, très vieux, très vieux... Et voilà que, après les deux critiques qu’il
avait écrites : "Critique de la raison pure", "Critique de la raison pratique", survient tout d’un
coup ce dont personne n’avait l’idée que ça pouvait être, la "Critique du jugement", qui va
fonder quoi ? Qui va fonder une très bizarre esthétique, sans doute la première grande
esthétique, et qui va être le plus grand manifeste à la charnière de l’esthétique classique et du
Romantisme naissant. Voyez, je dirais que c’est là aussi un livre sommet, bon, mais pour
d’autres raisons et dans une autre configuration que "Matière et mémoire". Tout ça, ça n’a pas
l’air de bien s’accorder.

Et puis, troisième point, je voudrais aussi faire quelque chose concernant, je pourrais dire,
l’image et la pensée, ou plus précisément concernant le cinéma et la pensée. Mais en quoi,
voilà ma question, en quoi ce n’est pas trois sujets ? Si j’insiste, pourtant - je voudrais d’une
certaine manière - c’est pour ça que toute cette année, j’attacherai beaucoup d’importance,
pour nous faciliter les choses à tous, à des espèces de divisions. J’annoncerai par exemple que
telle séance, c’est l’image chez Bergson, telle autre séance, c’est tel aspect du cinéma, etc. Je
multiplierai des divisions, là, comme quantitatives : I, II... pour que vous sachiez, pour que
vous suiviez plus facilement où on va. Car ce que je voudrais, comprenez-moi, c’est
finalement que chacun de mes trois thèmes vaille pour lui-même et pourtant que tout ça
s’entrelace absolument. Que ça fasse vraiment une unité, cette unité étant finalement : cinéma
et pensée. Or, pourquoi ça ferait une unité ? Voilà ma question. Pourquoi trois choses aussi
différentes : "Matière et mémoire" de Bergson, la "Critique du jugement" de Kant et une
réflexion sur pensée et cinéma, pourquoi ça s’unifierait ?

Quant à Bergson, je réponds tout de suite que, en effet, c’est assez simple, la situation est
assez simple. Pourquoi ? Je prends quelques dates qui importent :" Matière et mémoire",

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1896 ; le livre suivant de Bergson, "Evolution créatrice", 1907. "L’évolution créatrice" est, à
ma connaissance, le premier livre de philosophie à tenir explicitement et considérablement
compte du cinéma. Au point que le quatrième chapitre de "L’évolution créatrice" de 1907
s’intitule : « Le mécanisme cinématographique de la pensée et l’illusion mécanistique ». En
1907, c’est quand même très tôt cette prise en compte du cinéma. Bon. "Matière et mémoire",
c’est 1896. La date, la date fétiche de l’histoire du cinéma, à savoir la projection Lumière, la
projection Lumière à Paris, c’est : décembre 1895. Je peux dire en très gros que Bergson ne
peut pas au moment de "Matière et mémoire" tenir compte explicitement du cinéma même
s’il en connaît l’existence. En 1907, il peut et il profite de l’occasion. Mais bizarrement - et ça
va déjà nous poser un problème - bizarrement, si vous lisez "L’évolution créatrice" et
"Matière et mémoire", qu’est-ce que vous vous dites peut-être ? Vous vous dites que dans
"L’évolution créatrice", il tient explicitement compte de l’existence du cinéma mais pour
dénoncer, selon lui, une illusion que le cinéma promeut, n’invente pas mais, selon Bergson, à
laquelle le cinéma donne une extension jusque là pas connue. Donc - et le titre du chapitre,
« Le mécanisme cinématographique et l’illusion mécanistique » - il s’agit de dénoncer une
illusion où ça a l’air d’être, on croirait que... Il s’agit de dénoncer une illusion. Ma question,
c’est, si au contraire, dans "Matière et mémoire" de 1896, Bergson d’une certaine manière
n’était pas beaucoup plus en avance, et là complètement en prise avec quelque chose non pas
que le cinéma inventait mais que lui inventait dans le domaine de la philosophie quelque
chose que le cinéma était en train d’inventer dans un autre domaine. Ce serait une manière
d’expliquer peut-être le caractère tellement insolite de "Matière et mémoire". Mais donc,
Bergson nous conduit à une espèce de confrontation cinéma / pensée, ou s’insère dans une
telle confrontation, pas de problème.

Pour Kant, pour Kant c’est évidemment moins évident, ne serait-ce que par les dates. Si bien
que ce qui m’intéresse dans la "Critique du jugement", c’est ceci. Dans "Matière et mémoire",
je peux dire, car je vous demande évidemment une chose, c’est, ceux qui suivront cette année,
c’est de lire deux livres, vous avez à lire vous, "Matière et mémoire", au point que pour la
semaine prochaine j’aimerais bien que vous ayez lu le premier chapitre de "Matière et
mémoire". Ah, il faut, il faut, il faut, sinon... sinon faut pas venir, voilà. Et puis, après, la
"Critique du jugement".

Or, si vous lisez la "Critique du jugement", ou bien quand vous la lirez, vous verrez ceci : que
tout le début porte sur le Beau, et que, c’est très beau mais c’est une espèce d’esthétique
classique. C’est l’espèce de dernier mot à une esthétique classique qui consiste à se demander
quelles sont les belles formes. Quand est-ce que je dis qu’une forme est belle ? Or, se
demander quand est-ce que je dis qu’une forme est belle ? c’est précisément le problème
esthétique de la grande période classique. Mais que toute la suite de l’esthétique de Kant
consiste à nous dire : oui, soit, mais en dessous du Beau, au dessus du Beau, au delà du Beau,
il y a certaines choses qui dépassent la beauté de la forme. Et ces choses qui dépassent la
beauté de la forme vont recevoir successivement le nom de : Sublime, le Sublime ; ensuite,
l’intérêt du beau, alors que le beau par lui même est désintéressé, l’intérêt du beau ; et enfin,
le génie comme faculté des idées esthétiques, par différence avec les images esthétiques.
C’est tout cet - en dessous du Beau - , cet - au delà du Beau - qui est comme l’annonciation du
Romantisme.

Pour moi, ma question, c’est si, précisément à ce niveau là, il n’y a pas quelque chose, il n’y
a pas un nouveau rapport proposé par Kant entre l’image et la pensée. Bon, rapport qu’il
faudrait appeler dans ce cas là « pré-cinématographique », mais que, d’une autre manière, le
cinéma pourrait confirmer... Donc moi, ce que je souhaite de vous, de ceux qui continueront à
venir, c’est la lecture de ces deux livres. Encore une fois en commençant par "Matière et
mémoire", si vous voulez bien.

[Intervention inaudible]

Mais c’est une catastrophe, mais c’est une véritable catastrophe...[brouhahas]

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Eh ben, il faut aller le lire en bibliothèque. Oh, il va peut-être réapparaître quand même... Il
n’est pas question, c’est scandaleux quoi, c’est scandaleux...

Eh bien, écoutez, vous le lirez pas, je vous le raconterai, hein [rires]. Alors pressez vous en
tout cas de vous procurer la "Critique du jugement" parce qu’elle va être épuisée aussi, alors.
La "Critique du jugement", c’est chez Vrin. Il y a une traduction récente, prenez la traduction
récente de Philonenko. Bon. J’ajoute enfin parce que je redoute beaucoup, je redoute par
crainte légitime, je précise bien que, en aucun cas, n’est-ce pas, je ne pourrais prétendre à
vous proposer un cours sur le cinéma, c’est donc d’un bout à l’autre un cours de philosophie.
Voilà... Voilà, voilà. Alors, on commence.

Je dis je commence comme ça, ça nous fait donc beaucoup. Vous comprenez, cette année, je
voudrais essayer beaucoup plus une espèce de parcours, donc. Avec ce centre : pensée /
cinéma, tout ça, mais... je voudrais donc, comme j’ai dit, bien numéroter pour, et je
commence donc par vraiment un grand 1, qui va nous tenir un certain temps, à savoir : les
thèses de Bergson sur le mouvement. Les thèses de Bergson sur le mouvement. Voilà, ça,
c’est mon grand 1, je vous préviendrai quand j’en aurais fini. Et je dis, imaginez, un
philosophe, c’est jamais aussi simple que ça, hein, ni aussi difficile, ni aussi simple, ni aussi
compliqué, ni aussi simple qu’on dit. Parce que, une idée philosophique, il me semble, c’est
toujours une idée à niveaux et à paliers. C’est comme une idée qui a ses projections. Je veux
dire, elle a plusieurs niveaux d’expression, de manifestation. Elle a une épaisseur. Une idée
philosophique, un concept philosophique, c’est toujours une épaisseur, un volume. Vous
pouvez les prendre à tel niveau, et puis à un autre niveau, et à un autre niveau, ça se contredit
pas. Mais c’est des niveaux assez différents. Si bien que quand vous exposez une doctrine,
vous pouvez toujours donner de la doctrine ou de l’idée une présentation simple, une
présentation - c’est un peu comme des tomographies - une présentation en épaisseur, à telle
distance, tout ça. Il y a même un philosophe qu’avait très très bien vu ça, c’était Leibnitz qui,
lui, présentait ses idées d’après l’intelligence supposée de ses correspondants. Alors il avait
tout un système, c’était le système, alors : petit 1, quand il pensait que c’était quelqu’un
qu’est pas doué, puis il avait un système petit 2, un système petit 3, tout ça. Et tout ça
s’harmonisait, c’était une merveille. Ce que je veux dire, c’est que chez Bergson, il y a aussi
des pages extrêmement simples. Et puis, vous avez des présentations de la même idée à un
niveau beaucoup plus complexe, puis à un autre niveau encore. Je dirais qu’il y a en quelque
sorte, concernant le mouvement, trois Bergson, et qu’il y en a un que nous connaissons tous,
même quand nous ne l’avons pas vu. Il y en a un qui est devenu tellement le Bergson, le
Bergson apparent, quoi. Et je commence donc, à supposer qu’il y en ait trois, sur ce problème
du mouvement, trois grandes thèses de Bergson, de plus en plus subtiles, mais simultanées,
complètement simultanées.

Je commence par le première, ou plutôt par rappeler la première puisque vous la connaissez.
La première, elle est très simple. Bergson a une idée qui assigne en même temps la démarche
de la philosophie, à savoir : le monde dans lequel on vit, c’est un monde de mélanges. C’est
un monde de mélanges, les choses, elles sont toujours mélangées. Tout se mélange. Dans
l’expérience, il n’y a que des - comment dirait-on ? - il n’y a que des mixtes. Il y a des
mélanges de ceci et de cela. Ce qui vous est donné, c’est ces mélanges. Quelle est la tâche
de la philosophie ? C’est très simple, c’est analyser. Analyser. Mais qu’est-ce que ça veut dire
analyser pour Bergson ? Il transforme complètement ce que les gens appellent « analyse ».
Car analyser, ça va être chercher le pur. Un mixte étant donné, analyser le mixte, c’est
dégager - quoi ? Les éléments purs ? Non. Bergson dira très vite : mais non, ce qui est pur,
c’est jamais des éléments. Les parties d’un mélange, c’est pas moins mélangé que le mélange
lui-même. Il n’y a pas d’élément pur. Ce qui est pur, c’est des tendances. La seule chose qui
puisse être pure, c’est une tendance qui traverse la chose. Analyser la chose, c’est donc
dégager les tendances pures. C’est dégager les tendances pures entre lesquelles elle se
partage. Dégager les tendances pures qui la traversent. Dégager les tendances pures qui la
déposent. Bon. Alors, cette analyse très spéciale qui consiste à dégager dans un mixte les

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tendances pures qui sont supposées déposées l’ensemble, c’est ce que Bergson appellera
l’intuition. Découvrir les articulations de la chose.

Bon. Est-ce que je peux dire que la chose se divise en plusieurs tendances pures ? Non, non.
Déjà à ce niveau, vous devez sentir, le pur, il n’y en a jamais qu’un. Ce que je dois faire
quand j’analyse quelque chose, c’est diviser la chose en une tendance pure qui l’entraîne, qui
entraîne la chose, et quoi ? Une autre tendance pure ? On pourrait dire comme ça. Mais en
fait, ça se passe jamais comme ça. Une chose se décompose en une tendance pure qui
l’entraîne et une impureté qui la compromet, une impureté qui l’arrête. Et en plusieurs, hein,
c’est pas forcément deux. Mais faire une bonne analyse, c’est découvrir une tendance pure et
une impureté qui jouent l’une par rapport à l’autre.

Bon, ça devient plus intéressant, c’est en sens que l’intuition est une véritable analyse,
analyse des mixtes. Or, qu’est-ce que nous dit Bergson ? C’est que, c’est très curieux mais,
rien que dans le monde de la perception, c’est tout le temps comme ça, parce que ce qui nous
est donné, c’est toujours des mixtes d’espace et de temps. Et que c’est catastrophique pour le
mouvement ça, pour la compréhension du mouvement. Pourquoi ? Parce que nous avons
toujours tendance - et c’est bien là que surgit le Bergson le plus connu - nous avons toujours
tendance à confondre le mouvement avec l’espace parcouru. Et nous essayons de reconstituer
le mouvement avec l’espace parcouru. Et dès qu’on se lance dans une telle opération,
reconstituer le mouvement en fonction d’un espace parcouru, on ne comprend plus rien au
mouvement. Voyez, c’est tout simple comme idée. Pourquoi est-ce que le mouvement est
irréductible à l’espace parcouru ? C’est bien connu, le mouvement est irréductible à l’espace
parcouru puisqu’en lui-même, c’est l’acte de parcourir. En d’autres termes, lorsque vous
reconstituez le mouvement avec l’espace parcouru, vous avez déjà considéré le mouvement
comme passé, c’est-à-dire comme déjà fait.

Mais le mouvement, c’est l’acte de parcourir, c’est le parcourir en acte. C’est à dire, le
mouvement, c’est ce qui se fait. Précisément, quand il est déjà fait, il n’y a plus que de
l’espace parcouru. Mais il n’y a plus de mouvement. En d’autres termes, irréductibilité du
mouvement à l’espace parcouru. Pourquoi ? Bergson dit, au niveau de cette première grosse
thèse, il dit : c’est évident, l’espace parcouru, il est fondamentalement divisible, il est
essentiellement divisible. Au contraire le mouvement comme acte de parcourir un espace, lui,
il est indivisible. C’est pas de l’espace, c’est de la durée. Et c’est une durée indivisible. A ce
niveau, on en est où ? Au plus simple : l’opposition catégorique entre l’espace divisible et le
mouvement - durée indivisible. Et en effet, si vous substituez au mouvement-durée
indivisible, si vous substituez au mouvement indivisible, c’est-à-dire qui parcourt en une fois
un espace, si vous y substituer l’espace parcouru qui lui est divisible, vous comprendrez plus
rien, à savoir : le mouvement, à la lettre, ne sera même plus possible. D’où nous rappelle
Bergson constamment le fameux paradoxe de Zénon à l’origine de la philosophie, lorsque
Zénon montre à quel point il est difficile de penser le mouvement. Oui, il est difficile de
penser le mouvement, il est même impossible de penser le mouvement si on le traduit en
terme d’espace parcouru. Achille ne rattrapera jamais la tortue, nous disait le vieux Zénon,
l’antique Zénon, ou, bien plus, la flèche n’atteindra jamais sa cible. La flèche n’atteindra
jamais la cible, c’est le fameux paradoxe de Zénon, n’est-ce pas, puisque vous pouvez
assigner la moitié du parcours, de la flèche point de départ à la cible, la moitié du parcours ;
quand la flèche est à cette moitié, il reste encore une moitié ; vous pouvez divisez la moitié en
deux quand la flèche est à ce point, il reste encore une moitié, etc., etc. Moitié / moitié, vous
aurez toujours un espace infiniment petit, un espace si petit qu’il soit, entre la flèche et la
cible. La flèche n’a aucune raison d’atteindre la cible. Oui, dit Bergson, Zénon a évidemment
raison, la flèche n’atteindra jamais la cible si le mouvement se confond avec l’espace
parcouru, puisque l’espace parcouru est divisible à l’infini. Donc il y aura toujours un espace
si petit qu’il soit entre la flèche et la cible. Même chose, Zénon ne rattrapera pas la tortue.
Voilà. Donc, à ce premier niveau, je dis juste Bergson, vous voyez ce qu’il fait, il oppose en
effet le mouvement-durée indivisible à l’espace parcouru fondamentalement, essentiellement,

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divisible.

Si c’était que ça, ce serait sûrement très intéressant, mais enfin, on sent bien que ça peut être
qu’un point de départ. Et en effet, si l’on reste à cette première thèse de Bergson, je vois
immédiatement que, elle a, cette première thèse, elle-même - c’est pas une autre thèse - elle a
un exposé possible déjà beaucoup plus... beaucoup plus curieux. Pourtant à première vue, ça a
pas l’air d’avoir changé grand chose. Bergson nous dit, cette fois, non plus ma première
proposition, c’était : on ne reconstitue pas le mouvement avec l’espace parcouru. La
deuxième présentation de cette première thèse, de cette même thèse, est un peu différente.

c’est : on ne reconstitue pas le mouvement avec une succession de positions dans l’espace,
ou d’ins tants, de moments dans le temps. On ne reconstitue pas le mouvement avec une
succession de positions dans l’espace ou avec une succession d’instants ou de moments dans
le temps. En quoi c’est déjà beaucoup plus poussée cette thèse là ? Qu’est-ce que ça ajoute à
la formulation précédente ? On voit bien que les deux formules sont tout à fait liées. Qu’est-
ce qu’il y a de commun, position dans l’espace ou instant dans le temps ? Et bien, c’est, en
eux-mêmes, ce sont des coupes immobiles. Ce sont des coupes immobiles prises, opérées sur
un trajet. Donc Bergson nous dit, non plus exactement : vous ne reconstituerez pas le
mouvement avec l’espace parcouru ; mais : vous ne reconstituerez pas le mouvement même
en multipliant les coupes immobiles prises ou opérées sur le mouvement. Pourquoi ça
m’intéresse plus ? Pourquoi ça me paraît déjà une autre présentation d’une idée. Tout à
l’heure, vous vous rappelez, il s’agissait simplement d’établir une différence de nature entre
l’espace divisible et le mouvement-durée indivisible.

A ce second niveau, il s’agit d’autre chose. Il s’agit de quoi, à ce second niveau ? C’est...
c’est très curieux. Car lorsque je prétends reconstituer le mouvement avec une succession
d’instants, de coupes immobiles, en fait je fais intervenir deux choses : les coupes immobiles,
d’une part, d’autre part, la succession de ces coupes, de ces positions. En d’autres termes, j’ai
de ce côté là, du côté gauche - vous sentez que le côté gauche de l’analyse, c’est toujours le
côté impur, c’est l’impureté qu’il y a de contrarier la tendance pure - eh bien, de ce côté
gauche, j’ai quoi ? Je n’ai plus un seul terme : l’espace est divisible ; j’ai deux termes : les
coupes immobiles, c’est-à-dire les positions ou instants, et la succession que je leur impose, la
forme de succession à laquelle je les soumet. Et cette forme de succession, c’est quoi ? C’est
l’idée d’un temps abstrait, homogène... égalisable... uniforme. L’idée d’un temps abstrait,
uniforme, égalisable. Ce temps abstrait, il sera le même pour tous les mouvements supposés.
Je vais donc sur chaque mouvement, je prendrais des coupes immobiles. Toutes ces coupes
immobiles, je les ferais se succéder suivant les lois d’un temps abstrait homogène... et je
prétendrais reconstituer le mouvement comme ça.

Bergson nous dit : pourquoi ça va pas ? Pourquoi ça va pas, et pourquoi là aussi, il y a le


même contresens que tout à l’heure sur le mouvement ? C’est que le mouvement, il se fait
toujours entre deux positions. Il se fait toujours dans l’intervalle. Si bien que sur un
mouvement, vous aurez beau prendre les coupes immobiles les plus rapprochées que vous
voudrez, il y aura toujours un intervalle si petit qu’il soit. Et le mouvement, il se fera toujours
dans l’intervalle. C’est une manière de dire : le mouvement, il se fait toujours dans le dos. Il
se fait dans le dos du penseur, il se fait dans le dos des choses, il se fait dans le dos des gens.
Il se fait toujours entre deux coupes. Si bien que vous aurez beau multiplier les coupes, c’est
pas en multipliant les coupes que vous reconstituerez le mouvement. Il continuera à se faire
entre deux coupes si rapprochées que soient vos coupes. Ce mouvement irréductible qui se
fait toujours dans l’intervalle, il se laisse pas confronter, il se laisse pas mesurer par un temps
homogène abstrait, ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’il y a toute sorte de mouvements
irréductibles. Il y a le pas du cheval, et le pas de l’homme, et le pas de la tortue. Et que c’est
même pas la peine de dérouler ses mouvements sur la même ligne d’un temps homogène. -
Pourquoi ? Ces mouvements sont irréductibles les uns aux autres, c’est même pour ça que
Achille dépasse la tortue. Si Achille dépasse la tortue, c’est pour une raison très simple, c’est
que ses unités de mouvement à lui, à savoir un bond d’Achille, n’a aucune commune mesure -

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c’est pas parce qu’il y a une mesure commune - n’a aucune commune mesure avec le petit pas
de la tortue. Et parfois, on peut ne pas savoir qui gagnera. Un lion poursuit un cheval. Il n’y a
pas de temps abstrait, il n’y a pas d’espace abstrait, hein, qui permette justement de dire
d’abord, il y a quelque chose d’imprévisible. Est-ce que le lion va avoir le cheval ou pas ? Si
le lion a le cheval, c’est avec des bonds de lion. Et si le cheval échappe, c’est avec son galop
de cheval. Ce sont des mouvements qualitativement différents. Ce sont deux durées
différentes. L’une peut interrompre l’autre, l’une peut s’emparer de l’autre ; elles ne se
composent pas avec des unités communes. Et c’est avec un bond de lion que le lion va bondir
sur le cheval, et non pas avec une quantité abstraite déplaçable dans un temps homogène.
Qu’est-ce qu’il est en train de nous dire Bergson ? Il nous dit : tous les mouvements concrets,
bien sûr ils ont leur articulation, chaque mouvement est articulé comme tel ou tel. En d’autres
termes, bien sûr les mouvements sont divisibles, bien sûr il y a une divisibilité du mouvement.
Par exemple, la course d’Achille se divise en... en... comment on appelle ça l’unité de pas de
l’homme... en foulées, la course d’Achille se divise en foulées. Très bien. Le galop du cheval,
il se divise. Evidemment, il se divise, la fameuse formule : 1,3,2... 1,3,2... 1... Tous les
mouvements se divisent. Voyez que ça devient déjà beaucoup plus complexe. Mais ils ne se
divisent pas suivant une unité homogène abstraite.

En d’autres termes, chaque mouvement a ses divisions propres, ses sous-divisions propres, si
bien qu’un mouvement est irréductible à un autre mouvement. Un pas d’Achille est
absolument irréductible à un pas de tortue. Si bien que lorsque je prends des coupes
immobiles sur les mouvements, c’est toujours pour les ramener à une homogénéité du temps
abstrait uniforme, grâce auquel précisément j’uniformise tous les mouvements, et je ne
comprends plus rien au mouvement même. A ce moment là, Achille ne peut pas rattraper la
tortue.

[Intervention : Est-ce que la rencontre est possible ?]

La rencontre, oh oui, tout est possible. Pour que la rencontre, pour qu’Achille et la tortue se
rencontrent, il faut que la durée ou le mouvement d’Achille trouve dans ses articulations à lui,
et que la tortue trouve dans les articulations de son mouvement à elle, quelque chose qui fait
que la rencontre se produit au sein de l’un et l’autre des deux mouvements.

En d’autres termes, qu’est-ce qu’il nous dit, là ? Voyez que tout à l’heure, c’était le premier
exposé de sa thèse. Ça consistait à dire : distinction de nature, opposition si vous voulez, entre
espace parcouru et mouvement comme acte de parcourir. Maintenant, deuxième présentation,
ça me paraît déjà beaucoup plus intéressant et intriguant, il distingue, il oppose deux
ensembles : premier ensemble, à gauche, coupes immobiles + idée de succession comme
temps abstrait, et de l’autre côté, du côté droit, mouvement qualifié comme tel ou tel
mouvement + durée concrète qui s’exprime dans ce mouvement.

Bon, alors peut-être que vous comprenez pourquoi tout d’un coup, la rencontre, la
confrontation avec le cinéma se fait. Et pourquoi, dans "L’évolution créatrice", Bergson bute
contre cette naissance du cinéma. Car le cinéma arrive avec son ambition, fondée ou non
fondée, d’apporter non seulement une nouvelle perception mais une nouvelle compréhension,
une nouvelle révélation, une nouvelle manifestation du mouvement. Et, à première vue... à
première vue, Bergson a une réaction très hostile. Sa réaction, elle consiste à dire : ben oui,
ben vous voyez, le cinéma, il ne fait que pousser à l’extrême l’illusion de la fausse
reconstitution du mouvement. En effet, avec quoi procède le cinéma ? Il fait manifestement
partie de la mauvaise moitié, en apparence. Il procède en prenant des coupes instantanées sur
le mouvement, coupes instantanées, et en les soumettant à une forme de succession d’un
temps uniforme et abstrait. Il dit : c’est sommaire. Est-ce que c’est sommaire ? Est-ce que là,
il a pas... il est pas en train de comprendre sur le cinéma en 1907 quelque chose que la plupart
des gens, à commencer même par certains de ses disciples plus avancés que lui quant au
cinéma pourtant, par exemple Elie Faure, je pense, avaient pas encore compris... concernant...
c’est compliqué, ça. Parce que les conditions du cinéma, au moment de Bergson, vous les

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connaissez bien, c’est quoi ? En très gros, en très gros c’est : prise de vue immobile, identité
de l’appareil de prise de vue et de la projection, et enfin, quelque chose qui semble tout à fait
donner raison à Bergson et qui a pas cessé, un grand principe sans quoi le cinéma n’aurait
jamais existé, enfin un grand principe technique quoi, quelque chose qui assure l’équidistance
des images. Il n’y aurait pas de projection s’il n’y avait pas équidistance des images, il n’y
aurait pas de projection cinématographique.

Et tout le monde sait que un des points techniquement fondamental dans l’invention du
cinéma, de la machine cinéma, ça a été assurer l’équidistance des images, grâce à quoi ?
Grâce à la perforation de la bande film. Si vous avez pas l’équidistance, vous aurez pas de
cinéma. On verra pourquoi, je laisse cette question, quitte à essayerde le
montrertoutàl’heure.Or,Bergsonesttrèsaucourantdeça, et de l’appareil des frères Lumière. Et
déjà, assurer l’équidistance des images par la perforation de la bande, c’est la découverte de
qui ? C’est la découverte, juste avant Lumière, c’est la découverte de Edison ; ce qui fait
qu’Edison a eu tant de prétentions justifiées sur l’invention même du cinéma. Donc ça été un
acte technique, même si on peut le considérer à d’autres égards comme secondaire, cette
équidistance des images instantanées, çaa été un acte technique qui vraiment conditionne le
cinéma. Or, ça semble complètement donner raison à Bergson ; quelle est la formule du
cinéma, en 1907 ? Succession d’instantanés, la succession étant assurée par la forme d’un
temps uniforme, deux images étant équidistantes. Les images étant équidistantes.

L’équidistance des images garantie l’uniformité du temps. Donc cette critique du cinéma de
Bergson, elle a l’air très... à ce moment là, tout le cinéma opère dans l’ensemble : coupes
immobiles + temps abstrait, et donc laisse échapper le mouvement, à savoir le mouvement
réel dans son rapport avec les durées concrètes. Bien. Est-ce qu’on peut dire à ce moment là
que, dès lors, est-ce qu’on peut, nous, nous référer à l’état du cinéma après pour dire : ah ben
oui mais Bergson, c’était le début du cinéma. Il s’est passé tant de choses, à savoir par
exemple, est-ce qu’on peut invoquer le fait que la caméra soit devenue mobile, pour dire : ah
ben non, là le cinéma a récupéré le vrai mouvement, etc. Or, ça changerait pas, ce qui est
resté... ça changerait pas... ce qui est resté, le fait de base du cinéma, à savoir que le
mouvement soit reproduit à partir d’instantanés, et qu’il y ait une succession d’instantanés
impliquant l’équidistance des images correspondantes. On voit mal comment ça subsisterait
pas puisque sinon il n’y aurait plus de cinéma. Il y aurait d’autre chose, il y aurait d’autre
chose, mais ça ne serait pas du cinéma. Si bien que notre problème, il ne serait pas, il ne
pourrait pas consister à invoquer une évolution du cinéma après 1907.

Je crois que ce que nous avons à invoquer, c’est tout à fait autre chose. C’est un problème
que j’appellerais le premier problème relatif au cinéma, à savoir le problème de la perception.
Bon, le cinéma me donne du mouvement à percevoir. Je perçois du mouvement. Qu’est-ce
que veut dire Bergson lorsqu’il dénonce une illusion liée au cinéma ? Qu’est-ce que ça veut
dire, qu’est-ce qu’il veut, qu’est-ce qu’il est en train de chercher ? Après tout, peut-être que si
on pose cette question, on s’apercevra que la critique du cinéma chez Bergson est peut-être
beaucoup plus apparente que réelle, cette critique très dure, à savoir : le cinéma procède par
coupes immobiles, par instantanés. Par coupes immobiles. Il se contente de les soumettre à
une forme de la succession abstraite, à une forme du temps abstrait.

Bon. Je dis c’est bien entendu que - mais qu’est-ce que ça veut dire ? - c’est bien entendu
que les moyens, le cinéma reproduit le mouvement. D’accord, il reproduit. Le mouvement
reproduit, c’est précisément le mouvement perçu, au cinéma. La perception du mouvement,
c’est une synthèse du mouvement. C’est la même chose, dire synthèse du mouvement,
perception du mouvement ou reproduction du mouvement. Si Bergson veut nous dire que le
mouvement au cinéma est reproduit par des moyens artificiels, c’est évident. Bien plus, je
dirais une chose simple : quelle reproduction de mouvement n’est pas artificielle ? C’est
compris dans l’idée même de reproduire. Reproduire un mouvement implique évidemment
que le mouvement n’est pas reproduit par les mêmes moyens par lesquels il se produit. C’est
même le sens de préfixe re-. C’est donc nécessairement par des moyens artificiels que

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quelque chose, que ce soit du mouvement ou autre chose, que quelque chose est reproduit.
Donc que le mouvement au cinéma soit reproduit par des moyens arti[ficiels,... est-ce que ça
veut dire que le mouvement que je perçois, que le mouvement reproduit, soit lui-même
artificiel ou illusoire ? Comprenez ma question. Les moyens de reproduction sont artificiels,
est-ce que ça veut dire, est-ce que je peux conclure du caractère artificiel des moyens de
reproduction au caractère illusoire du reproduit ? [...] D’après la méthode même, qu’est-ce
qu’il devrait nous dire, un fantôme de Bergson ? Il vient de nous dire : la perception naturelle,
finalement, ce que nous saisissons dans l’expérience, notre perception naturelle, c’est toujours
une perception de mélanges. On ne perçoit que des mixtes, on ne perçoit que de l’impur. Bon,
d’accord, dans les conditions naturelles, on ne perçoit que de l’impur, des mixtes d’espace et
de temps, des mixtes d’immobiles et de mouvements, etc. On perçoit des mélanges. Très bien,
très bien, on perçoit des mélanges. Mais précisément, la perception cinématographique,
c’est bien connu - on aura à revenir là dessus, comme ça, mais c’est un principe de base qu’il
faut établir tout de suite, qu’il faut rappeler tout de suite - la perception cinématographique,
c’est pas la perception naturelle. Pas du tout. Le mouvement n’est pas perçu au cinéma, le
mouvement d’un oiseau au cinéma, n’est pas du tout perçu - je parle en termes de perception,
hein - n’est pas du tout perçu comme le mouvement d’un oiseau dans les conditions naturelles
de la perception. C’est pas la même perception. Le cinéma a inventé une perception. Cette
perception, encore une fois, elle est définissable, il faudra la définir, comment est-ce qu’elle
procède par différence avec la perception dans les conditions naturelles. Bon. Dès lors,
qu’est-ce qui m’empêche de dire que, précisément, le cinéma nous propose ou prétend nous
proposer une perception que les conditions naturelles de l’exercice de la perception ne
pouvaient pas nous donner, à savoir la perception d’un mouvement pur, par opposition à la
perception du mixte. Si bien que, si les conditions de la reproduction du mouvement au
cinéma sont des conditions artificielles, ça ne signifie pas du tout que le reproduit, lui, soit
artificiel. Cela signifie que le cinéma invente les conditions artificielles qui vont rendre
possible une perception du mouvement pur, étant dit que une perception du mouvement pur,
c’est ce que les conditions naturelles ne peuvent pas donner parce que, elles condamnent
notre perception naturelle à ses idées mixtes. Si bien que ce serait ça, que tout l’artifice du
cinéma servirait à cette perception, et à l’érection de cette perception du mouvement pur. Ou
d’un mouvement qui tend vers le pur, vers son état pur.

Pourquoi est-ce que... Et en effet, qu’est-ce qui nous fait dire ça ? C’est que, à s’en tenir à la
description bergsonienne des conditions de la reproduction du mouvement au cinéma, on a
l’impression qu’il y a d’une part les coupes immobiles, et d’autre part le mouvement qui
entraînent ces coupes. Le mouvement uniforme abstrait. Le temps, ce temps abstrait,
homogène. Et c’est vrai du point de vue de la projection, mais c’est pas vrai du point de vue
de la perception. Le fait de la perception cinématographique, c’est quoi ? C’est que le
mouvement ne s’ajoute pas à l’image. Le mouvement ne s’additionne pas à l’image. Il n’y a
pas l’image, et puis le mouvement. Dans les conditions artificielles que Bergson a bien
déterminées, ce qui est présenté par le cinéma, ce n’est pas une image à laquelle du
mouvement s’ajouterait. C’est une image-mouvement - avec un petit trait, avec un petit tiret.
C’est une image-mouvement.

Bien sûr, c’est du mouvement reproduit, c’est-à-dire, mouvement reproduit, j’ai essayé de
dire ce que ça voulait dire, ça veut dire : perception de mouvement, ou synthèse de
mouvement. C’est une synthèse de mouvement. Seulement voilà quand je dis le mouvement
ne s’ajoute pas à l’image, je veux dire la synthèse n’est pas une synthèse intellectuelle. C’est
une synthèse perceptive immédiate, qui saisit l’image comme un mouvement. Qui saisit en
un, l’image et le mouvement, c’est-à-dire je perçois une image-mouvement. Avoir inventer
l’image-mouvement, c’est ça l’acte de création du cinéma. Oui, Bergson a raison, parce que
cela implique des conditions artificielles. Pourquoi ? On verra, on a pas du tout dit encore
pourquoi ça impliquait de telles conditions artificielles, à savoir ça implique tout ce système
de coupes immobiles instantanées, prises sur le mouvement, et leur projection suivant en effet
un temps abstrait. Mais ça, ça ne dépasse pas les conditions artificielles. Mais ces conditions

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artificielles, elles conditionnent quoi ? Elles conditionnent pas une illusion ou un artifice.
Encore une fois, je ne peux pas conclure de l’artificialité de la condition à l’artificialité ou à
l’illusion du conditionné. Ce que ces conditions artificielles du cinéma rendent possible, c’est
une perception pure du mouvement que la perception naturelle, dont la perception naturelle
était absolument incapable. Cette perception pure du mouvement, nous l’exprimerons dans le
concept d’image-mouvement.

Or, merveille, est-ce que c’est contre Bergson là que je me bats comme ça ? Non, pas du tout,
pas du tout, car "Matière et mémoire" l’avait déjà dit. Car "Matière et mémoire", et c’était
l’objet du premier chapitre de "Matière et mémoire", où Bergson - donc il ne pouvait pas à ce
moment là invoquer le cinéma - nous disait à peu près ceci dans le premier chapitre, "il faut
d’une manière ou d’une autre arriver jusqu’à l’intuition suivante : l’identité de l’image, de la
matière et du mouvement". Il dit : et pour ça, pour arriver à l’identité de l’image, de la matière
et du mouvement, il disait : il faut, c’est très curieux," il faut se débarrasser de tout savoir," il
faut essayer de retrouver une attitude, qui était pas l’attitude naïve, il disait, c’est pas l’attitude
naïve, c’est pas non plus une attitude savante, il savait pas bien comment qualifier, vous
verrez en lisant le texte qui sera imprimé, il savait pas très bien comment qualifier cette
attitude très spéciale, où l’on allait pouvoir saisir cette identité bizarre de l’image, du
mouvement et de la matière. Et là, on a avancé un peu.

Voyez, ce serait le premier problème que nous poserait vraiment le cinéma, à savoir : qu’est-
ce que c’est que cette perception du mouvement, que l’on pourrait à la limite qualifier de
pure, par opposition à la perception non pure, à la perception mixte du mouvement dans les
conditions naturelles. Bon. Voilà la première thèse de Bergson, si je la résume cette première
thèse sur le mouvement, elle consiste à nous dire : Attention, ne confondez pas le
mouvement, ni avec l’espace parcouru, ni avec une succession de coupes immobiles prises
sur lui. Car le mouvement est tout à fait autre chose, il a ses articulations naturelles, mais ses
articulations naturelles sont ce par quoi un mouvement n’est pas un autre mouvement, et les
mouvements ne se réduisent à aucune mesure commune. C’est donc ce vrai mouvement ou ce
mouvement pur, ou ces mouvements purs, notre question c’était : est-ce que c’est pas ça que
nous livre la perception du cinéma ? Bon.

Deuxième thèse de Bergson. Cette deuxième thèse alors, elle va faire, elle va nous faire
faire, j’espère, un progrès très considérable. Ecoutez-moi. Vous êtes pas fatigués, hein,
encore ? Parce que là, il faut que vous fassiez, je voudrais, très, très attention parce que c’est,
il me semble, une très grande idée de Bergson. Il revient un peu en arrière, hein, et il nous
dit : bon, d’accord, il y a toutes ces tentatives car l’humanité pensante, la pensée, n’a jamais
cessé de faire ça, vouloir reconstituer le mouvement avec de l’immobile. Avec des positions,
avec des instants, avec des moments, etc. Seulement, il dit : voilà, il y a eu, dans l’histoire de
la pensée, il y a eu deux manières très différentes. Elles ont en commun toujours de, cette
mauvaise chose, remarquez, là, cette chose impure, prétendre reconstituer le mouvement à
partir de ce qui n’est pas mouvement, c’est-à-dire à partir de positions dans l’espace, de
moments dans le temps, finalement à partir de coupes immobiles. Ça, de tout temps, on l’a
toujours fait. Et Bergson - ça, ça fait partie de l’orgueil des philosophes - mais Bergson peut
estimer à juste titre que il est le premier à tenter la constitution d’une pensée du mouvement
pur. Bon. Seulement, il dit : cette chose qu’on a tenté, reconstituer le mouvement avec des
positions, avec des coupes, avec des moments, dans l’histoire de la pensée, on a procédé pour
ça de deux manières très différentes. D’où tout de suite notre question avant qu’il commence :
et ces deux manières, est-ce qu’elles sont également mauvaises ? Ou est-ce qu’il y en a une
moins mauvaise que l’autre ? Qu’est-ce que c’est ces deux manières, avant tout ? Là, je crois
que Bergson écrit des textes d’une clarté, d’une rigueur, qui sont immenses. Donc, il faut que
vous soyez patients, là, que vous m’écoutiez bien.

Il dit : ben, oui, il y a par exemple une très grande différence entre la science antique et la
science moderne. Et il y aussi une très grande différence entre la philosophie antique et la
philosophie moderne. Et qu’est-ce que c’est ? Généralement, on nous dit : ah, oui, la science

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moderne, elle est beaucoup plus quantitative, tandis que la science antique, c’était encore une
science qualitative. Bergson, il dit : c’est pas faux, mais enfin, c’est pas ça, ça va pas ça, c’est
pas bien, c’est une idée pas au point ça. Et lui, il se sent fort pour assigner une sorte de
différence très intéressante. Il dit : eh ben voilà, justement à propos du mouvement, il dit
comment les physiciens antiques, par exemple les grecs, mais encore au Moyen Age, tout ça,
ça va se jouer au Moyen Age la naissance de la science moderne, et dans l’Antiquité,
comment est-ce que les physiciens ou les philosophes ou n’importe qui, traitent le
mouvement ? Vous vous rappelez ?

Pour que vous suiviez bien, il faut vous rappeler la donnée de base. De toute manière, les
uns comme les autres recomposent, ou prétendent reconstituer le mouvement, avec des
instants ou des positions. Seulement voilà, les Anciens, ils prétendent reconstituer le
mouvement avec des instants privilégiés. Avec des instants privilégiés. Avec des moments
privilégiés. Avec des positions privilégiées. Comme il y a un mot grec commode, vous allez
voir pourquoi j’ai besoin du mot grec pour indiquer ces instants privilégiés, les grecs, ils
emploient le mot, précisément, « position », « thèse », « thèse », « thesis ». La position, le
positionnement, la thesis. C’est le temps fort, la thesis, c’est le temps fort par opposition au
temps faible. Bon. En d’autres termes, ils prétendent reconstituer le mouvement avec - quoi ?
Il y a le mot français qui correspond exactement au mot grec thesis, c’est le mot « pose ».

Deleuze 10/11/81 (502) 1B transcription : lise Renaux.

Deleuze : « on va reconstituer le mouvement avec des poses, p / o / s / e, pas pause, cela irait
aussi mais avec des poses... Qu’est que cela veux dire ça ? Vous verrez dans...précisément le
quatrième chapitre de "l’Évolution créatrice", qu’il faut que vous lisiez alors, parce que il ne
doit pas être épuisé celui là... Il le dit très bien, bien oui, prenez la physique d’Aristote quand
il s’agit d’analyser le mouvement, qu’est qu’il nous dit ? Il retient essentiellement deux
thèmes, deux poses, deux moments privilégiés : Le moment où le mouvement s’arrête,
parce que le corps a rejoint son lieu dit "naturel" et d’autre part le sommet du mouvement,
par exemple dans une courbe le point est l’extremum.

Voilà un cas très simple : on retient des positions, des poses, on procède avec des poses, on
retient des positions privilégiées sur un phénomène. voyez... et on référera le phénomène à
étudier à ses positions privilégiées, ses instants privilégiés. Par exemple, c’est la même chose
en art, tout l’art grec s’établira en fonction précisément de moments privilégiés. La tragédie
grecque c’est exactement comme l’extremum d’un mouvement, c’est ce que les Grecs
appellent aussi bien pour le mouvement physique que pour le mouvement de l’âme dans la
tragédie, c’est ce qu’ils appellent l’acmé, Le point tel qu’il n’y en pas de plus haut, avant cela
monte vers ce point et après cela descend. Ce point extrémal... ce point extrémal cela va être
précisément un moment privilégié.

Bon qu’est ce que cela veut dire au juste ? Qu’est que c’est une pose, ? je dirais une pose
c’est une forme, une pose, une position, c’est une forme et en effet le mouvement est rapporté
à des formes - pas à une forme - à des formes. Qu’est ce que cela veut dire ça ? le mouvement
est rapporté à des formes, ce n’est pas que la forme soit elle-même en mouvement au
contraire, une forme n’est pas en mouvement, elle peut tendre vers le mouvement, elle peut
être adaptée au mouvement, elle peut préparer le mouvement, mais une forme en elle-même
c’est le contraire du mouvement, cela veut dire quoi ?

cela veut dire qu’une forme serait ou non actualisée, s’actualise dans une matière, l’opération
par laquelle une forme s’actualise dans une matière c’est ce que l’on appelle, ce que les Grecs
appellent, une information. Une forme actualise une matière, par exemple un sculpteur
actualise une forme dans une matière, dit Aristote.

Bon qu’est ce qui se meut ? qu’est ce qui est en mouvement ? c’est la matière, ce qui se

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meut c’est la matière. Qu’est que cela veut dire se mouvoir alors ? c’est passer d’une forme à
une autre. Ce n’est pas la forme qui se transforme c’est la matière qui passe d’une forme à
une autre. C’est une idée constante ça chez Platon, ce n’est pas le petit qui devient grand, ce
n’est pas le froid qui devient chaud. Mais quand l’eau s’échauffe, une matière fluide l’eau,
passe d’une forme à une autre, de la forme du froid à la forme du chaud, ce n’est pas le froid
qui devient chaud. Les formes en elles même, elles sont immobiles ou bien elles ont des
mouvements de pure pensée, mais le mouvement fini c’est celui d’une matière qui passe
d’une forme à une autre. Un cheval galope, c’est qu’en effet vous avez deux formes : vous
pouvez distinguer une forme d’un cheval et le dessinateur l’autre, la forme du cheval au
maximum de sa contraction et la forme du cheval de sa contraction musculaire - et la forme
du cheval au maximum de son développement musculaire. Et vous direz que le galop c’est
l’opération par laquelle la "matière cheval", le corps du cheval avec sa mobilité ne cesse de
passe de la forme A à la forme B et de la forme B à la forme A .

Peut être est ce que vous comprenez alors ce que l’on est en train de dire ? je dis il y a, je dis
d’après Bergson, il semble que change à peine les termes, il y a une première manière de
reproduire le mouvement, et cette première manière c’est quoi ? Vous pouvez reproduire le
mouvement en fonction d’instants et de moments privilégiés et cela veut dire quoi ça ? A ce
moment là vous reproduisez le mouvement en fonction d’une séquence de forme ou d’un
ordre de pose : séquence de la forme contractée du cheval et de la forme dilatée du cheval et
tandis que c’est la matière, le corps matériel du cheval qui passe d’une forme à une autre. En
d’autres termes c’est pas la forme elle-même qui se meut, c’est la matière qui se meut en
passant de la forme A à la forme B. Les formes elles, elles sont simplement plus ou moins
saisies proches de leur moment d’actualisation dans une matière. Alors quand je disais une
forme est plus ou moins "prête" à la mobilité, cela veut dire, vous la saisissez ou bien pour
elle-même ou bien à son point d‘actualisation dans une matière. Et tout l’art grec jouera, alors
que la philosophie, elle, se chargera de penser les formes en elles même, l’art grec lui, se
chargera de faire surgir les formes au point de leur actualisation dans une matière fluante. Et
vous voyez donc il me semble, Bergson a tout à fait raison de dire et de définir la pensée
antique par cette reconstitution du mouvement à partir, finalement le mouvement reconstitué
dépendra de quoi ? il dépendra de la séquence des formes ou des poses. Mais c’est une
séquence de quelle nature ? C’est une séquence, qui sera une séquence logique, non pas
physique. Ce qui est physique c’est le mouvement de la matière qui passe d’une forme à une
autre. Mais les rapports entre formes c’est de la logique, c’est de la dialectique, entre d’autres
termes c’est une dialectique des formes des poses qui va servir de principe à la reconstitution
du mouvement, c’est à dire à la synthèse du mouvement. C’est une dialectique des formes ou
des poses qui va servir de principe à la synthèse du mouvement c’est à dire à sa reproduction.
Par exemple la danse : dans la danse le corps fluide de la danseuse ou du danseur passe
d’une pose à une autre et sans doute les formes de la danse sont saisies au maximum du point
de leur actualisation. Cela n’empêche pas que le mouvement de la danse est engendré par
cette séquence de pose. Comprenez la conclusion déjà, j’anticipe à ce niveau et si on en était
restés là, il ne serait pas question qu’il y est quoi que se soit qui ressemble au cinéma.

En revanche, il serait question qu’il y est quoi ? Tout le reste : lanterne magique, ombre
chinoise tout ce que vous voulez. Je voudrais vous suggérer c’est qu’en effet on ne peut pas
faire une lignée technologique absurde comme dans... on ne pas faire une lignée
technologique absurde qui commencerait ou qui irait chercher une espèce de prè-cinéma dans
les ombres chinoises ou les lanternes magiques. Cela n’a absolument rien à voir, il y a une
bifurcation, le cinéma implique une bifurcation de la lignée technologique. En d’autres termes
je dirais : tant que vous reconstituez - vous pouvez très bien reconstituer du mouvement, vous
reproduisez du mouvement - mais tant que vous reproduisez du mouvement à partir d’une
séquence de forme ou de pose, vous n’avez rien qui ressemble à du cinéma. Vous avez encore
une fois, des ombres chinoises, vous avez des images qui bougent, vous avez tout ce que vous
voulez - ce n’est pas du cinéma. Vous avez de la danse, vous avez tout, mais rien à voir avec
le cinéma.

11
Or la science moderne, qu’est ce qu’elle a fait ? qu’est ce c’est que son coup de génie selon
Bergson ? son coup de génie est en même temps son coup très inquiétant, si vous m’avez
suivi, vous allez comprendre tout de suite, son coup de génie, c’est ceci a la science moderne,
la science moderne voilà ce qu’elle à fait : elle a reconstitué le mouvement mais pas du tout à
la manière des Anciens. Dans la même tentative de reproduire le mouvement, de reconstituer
le mouvement, comment est ce qu’elle a procédé ? Cette fois ci elle a reconstitué le
mouvement à partir d’un instant ou d’un moment quelconque. Et c’est la différence
effarante, c’est la différence insondable entre les deux sciences. La science moderne est née à
partir du moment où elle disait : le mouvement doit être défini en fonction d’un instant
quelconque. En d’autres termes il n’y aucun privilège d’un instant sur l’autre. Je pourrais
aussi bien dire très rapidement, du point de vue esthétique que c’était la fin de la tragédie et
c’était la naissance de quoi ? du roman, par exemple en littérature, le roman c’est bien. Et
qu’est ce que cela veut dire le mouvement rapporté à l’ instant quelconque au lieu d’être
rapporté à des instants privilégiés et dès lors au lieu d’être ré-engendré, reproduit à partir des
instants réels privilégiées ? - là il va être reproduit à partir de l’instant quelconque. Qu’est ce
que cela veut dire l’instant quelconque ? Comprenez c’est très concret comme notion.

Cela veut dire un instant tel que vous ne pouvez pas le poser en lui accordant le moindre
privilège sur l’instant suivant, en d’autres termes, l’instant quelconque cela veut dire des
instants équidistants. Ce ne veut pas dire pas tous les instants, cela veut dire n’importe quel
instant, à condition que les instants soient équidistants, Ce que la science moderne invente
c’est l’équidistance des instants. C’est ça qui va rendre possible la science moderne, Et dans
"l’Évolution créatrice", dans ce chapitre quatre auquel je vous renvoie, Bergson donne trois
exemples, donc pour bien comprendre son idée de l’instant quelconque, Galilée, non Kepler
d’abord, Kepler et l’astronomie, Galilée et la chute des corps, Descartes et la géométrie.

Il dit qu’est ce qu’il y a de commun ? par quoi ça marque vraiment l‘aurore, le début d’une
science moderne ? c’est dans les trois cas, aussi bien le trajet astronomique de Kepler, que la
chute des corps selon Galilée, que la figure selon que la figure géométrique suivant Descartes,
qu‘est ce qu’il y a d’étonnamment nouveau ? Vous voyez ces mathématiciens Grecs, chez un
géomètre Grec par exemple, une figure est définie par sa forme. Cela veut dire quoi la forme
d’une figure ? cela veut dire précisément ses thèses, ses positions, ses points privilégiés. Une
courbe sera définie, les mathématiciens grecs ils sont extrêmement savants, ils poussent très
loin l’analyse des courbes, ils la définissent en fonction de points privilégiés. La grande idée
de la géométrie de Descartes c’est par exemple qu’une figure renvoie à un trajet, lequel trajet
doit être déterminable à tout instant, à tout instant de la trajectoire. C’est à dire l’idée de
l’instant quelconque apparaît pleinement. Quand vous rapportez la figure non plus à la forme
mais à l’instant, tel que, c’est à dire à un moment privilégié mais à l’instant quelconque,
qu’est ce que vous avez ? vous avez non plus une figure, vous avez une équation. Et une des
manières possibles de définir une équation, c’est précisément la détermination d’une figure,
en fonction de l’instant quelconque concernant la trajectoire qui décrit cette figure. Donc vous
lirez j’espère, ces pages de Bergson très belles. Voilà donc que c’est vraiment une toute autre
manière de penser, saisissez même a la limite, on peut pas se comprendre, c’est deux
systèmes complètement différents.

Dans un cas vous prétendez reconstituer le mouvement à partir d’instants privilégiés qui
renvoient à des formes hors du mouvement, à des formes qui s’actualisent dans une matière.
Dans l’autre cas, vous prétendez reconstituer le mouvement à partir d’éléments immanents
du mouvement. Je dirais, à partir de quoi, qu’est ce qui s’oppose à la pose ? vous allez
reconstituer le mouvement non plus avec des poses mais avec des instantanés. C’est
l’opposition, c’est l’opposition absolue du cinéma et de la danse. Bien sûr, on peut toujours
filmer une danse, ce n’est pas cela qui compte. Lorsque qu’Elie Faure commence ses textes
sur le cinéma, qui sont très beaux par une espèce d’analogie cinéma / danse, là il y a quelque
chose qui ne va pas. C’est deux reconstitutions de mouvement, absolument, absolument
opposées... Et pourquoi, qu’est que ça veut dire çà ? essayons de le dire alors là

12
techniquement, technologiquement. Et bien en effet, c’est vraiment les ... lorsque par vœu
d’histoire universelle, on nous dit, on nous raconte une histoire qui irait depuis de la lanterne
magique jusqu’au cinéma. Parce qu’enfin ce n’est pas ça, ce n’est pas ça ! Je prends même
des exemples qui sont dans toutes les histoires du cinéma, des exemples très tardifs. Au
19eme siècle vous avez ces deux appareils très connus : le fantascope, le fantascope de
plateau et puis vous avez le praxinoscope.

( « cesses de te marrer tout le temps, c’est agaçant, je n’arrive plus à réfléchir, tu es là tout le
temps, tu me gênes, ou bien mets toi de côté ou viens pas, je veux dire c’est énervant...)

Et bien le praxinoscope de... comment il s’appelait celui là ? on voit cela partout...de


Reynaud, qu’est ce qui se passe ? Le principe vous le connaissez c’est précisément sur un
cercle là, on fait des dessins, et puis le cercle tournant on va projeter n’est ce pas, sur un
miroir, et bien avec Reynaud, il va y avoir un prisme central qui évite le miroir, bon tout ces
trucs très connus. En quoi ça n’a rien à voir avec le cinéma ? c’est tout ce que vous avez
dessiner - alors que vous l’ayez dessiner ou photographier cela ne change rien - que se soit du
réel - méthode ombres chinoises - c’est des parties du corps réel, que se soit une image - un
dessin ou comme dans la danse du réel le corps -, que ce soit oui, si je prends dans l’ordre,
que ce soit du corps, que ce soit de l’ombre, que ce soit une image, un dessin ou que ce soit
une photo, cela ne change strictement rien, vous aurez fait une synthèse du mouvement à
partir d’une séquence de forme. Ce que j’appelais - vous aurez fait une synthèse de
mouvement à partir d’un ordre de pose - vous aurez des images animées parfaitement ça
...oui...oui...oui - rien à voir de près ni de loin avec le cinéma, ce n’est pas cela le truc du
cinéma.

Quand est ce qu’il commence, quand est ce que ça commence le cinéma ? je dirais une chose
simple : ça commence exclusivement - non pas que ça existe déjà - mais c’est rendu possible
quand est que c’est possible ? quand est ce, comment le cinéma est il possible ?... Le cinéma
est possible à partir du moment où il y a une analyse du mouvement au sens littéral du mot,
où il y a une analyse du mouvement, telle qu’une synthèse éventuelle du mouvement dépende
de cette analyse. Ce qui définira le cinéma, c’est bien une synthèse du mouvement c’est à dire
une perception du mouvement - donner à percevoir du mouvement - mais il n’y a pas de
cinéma, et rien à voir qui ressemble à du cinéma quand la synthèse du mouvement n’est pas
fournie, n’est pas conditionnée par une analyse du mouvement. En d’autres terme tant que la
synthèse du mouvement est conditionnée par une dialectique des formes et ou par un ordre ou
par une logique des poses, il n’y a pas de cinéma. Il y a cinéma lorsque que c’est une
analyse du mouvement qui conditionne la synthèse du mouvement. »

[question d’un étudiant inaudible]

Deleuze : « Quoique... non.. Non ...non. Il ne faut pas me troubler, il faut retenir cette
question puisque dans... à la fin là et constamment et ça je ne l’oublierais pas dans mon
premier élément, j’ai beaucoup insisté sur la différence perception cinéma/perception
naturelle. Qu’est ce que ça veut dire ? heu... la question je dirais là... j’ai répondu hâtivement
"non" je ne sais pas si notre œil est une camera, cela n’a pas beaucoup de sens mais en
revanche, je dirais : même si notre oeil est une camera, notre vision n’est pas une vision de
cinéma, notre vision, notre perception visuelle n’est pas une perception cinématographique.

Quand à la question rapport de l’œil et de la camera, çà... çà me paraît beaucoup plus


compliqué, de toute manière cela ne change rien au fait de la différence de nature entre
perception de cinéma et perception dans les conditions naturelles, Alors qu’est ce que je
voulais dire ?...oui...ça se passe comment historiquement en effet la formation du cinéma ?
L’analyse du cinéma non pardon... l’analyse du mouvement, elle ne passe pas nécessairement
par la photo. Même historiquement on sait que un des premiers à avoir poussé l’analyse du
mouvement très loin, c’est Marey. Comment il pousse l’analyse du mouvement ? Très
précisément en inventant des appareils graphiques qui permettent de rapporter un mouvement

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à l’un de ses instants quelconques donc Marey est bien un savant moderne au sens
bergsonien. Bergson avait une formule parfaite qui résumait tout, il disait : la définition de la
science moderne c’est ceci : c’est une science qui a trouvé le moyen de considérer le temps
comme variable indépendante. C’est ça, rapporter le mouvement à un instant quelconque,
c’est traiter le temps comme variable indépendante. Les Grecs n’ont jamais eu l’idée de traiter
le temps comme variable indépendante, pourquoi ? ça il y toutes sortes de raisons, pourquoi
ils ne pouvaient pas traiter le temps comme variable indépendante.

Mais cette espèce de libération du temps saisie comme variable indépendante, c’est ça qui
permet de considérer le mouvement en le rapportant à l’instant quelconque, or Marey
comment il faisait ? Il prenait ses appareils graphiques pour enregistrer toutes sortes de
mouvements : mouvement du cheval, mouvement de l’homme, mouvement de l’oiseau bon
etc....L’oiseau c’était plus difficile, mais enfin ça consistait en quoi ? Il n’y avait pas photo,
du moins au début - Marey se servira de la photo - mais au début qu’est ce qui se passe ? Il se
sert d’appareils enregistreurs, à savoir les pieds, les sabots là du cheval sont pris dans des
appareils, des espèces de coussins avec des fils, c’est un appareil très beau, très beau, pour les
pieds, heu pour les mouvements verticaux, la croupe du cheval est elle-même prise dans un
appareil, la tête du cavalier avec un petit chapeau de toutes sortes, et puis c’est le cavalier
évidement qui tient le truc enregistreur où toutes les aiguilles se rejoignent, tout ça, et il obtint
ses fameuses courbes que vous trouvez dans les livres de Marey et qui sont très belles et qui
permettent de découvrir cette chose admirable : que précisément le galop du cheval ne se fait
pas avec deux poses. Le galop du cheval contrairement à ce que les peintres et les artistes
précisément croyaient et forcement, ne dépend pas d’une dialectique des formes mais
présente simplement une succession d’instantanés, à savoir le cheval tient sur un pied, sur
trois pieds, sur deux pieds, sur un pied, sur trois pieds, sur deux pieds, etc. à des instants
équidistants. C’est bouleversant ça comme découverte, c’est la substitution je dirais vraiment,
c’est la substitution de l’analyse du mouvement à la dialectique des formes ou à l’ordre des
poses ou à la logique des poses. Or bon qu’est ce qui se passe ? Vous savez l’histoire ?
enfin je la résume pour beaucoup, voilà qu’un homme de cheval est tellement étonné de voir
que, lui qui s’y connaît qu"un cheval au galop tient sur un pied, il dit que c’est pas possible !
Il prend contact avec un très bon photographe très très plein de malice et lui dit comment
vérifier cela avec des photos ? c’est l’histoire de Marey puisque Marey ne disposait que de ses
enregistrements que de ses courbes »

(intervention inaudible d’étudiante )

Deleuze : - et le photographe va avoir cette idée très très bonne de mettre à distance
équivalente - et c’est toujours le principe d’équivalence qui est fondamental- cet appareil de
photo relié à un fil, lequel fil va être rompu au passage du cheval donc l’appareil va déclenché
et il va avoir sa succession d’images équidistantes qui vont confirmer les résultats de Marey.
Bon, ça doit nous ouvrir des horizons ça, quand est ce qu’il y cinéma ? Encore une fois quand
la dialectique des formes laisse la place à une analyse du mouvement, lorsque la synthèse du
mouvement est produite par une analyse du mouvement, par une analyse préalable du
mouvement et non plus par une dialectique des formes ou des poses. Cela implique quoi ?
Est-ce que cela implique la photo ? oui cela implique la photo, évidement ça implique la
photo et cela implique l’équidistance des images sur la bande, c’est à dire cela implique la
perforation de la bande. C’est là le cinéma, cela implique la photo mais quelle photo ? Il y a
une photo de pose, si la photographie était restée une photo de pose, jamais le cinéma ne
serait né, jamais. On en serait resté au niveau du praxinoscope, on en serait resté au niveau de
l’appareil de plateau ou de l’appareil de... comment il s’appelle déjà, je ne sais plus - ou de
l’appareil de Reynaud, on aurait pas eu de cinéma.

Et en effet, le cinéma apparaît précisément lorsque l’analyse du mouvement s’est faite au


niveau de la série des instantanés et lorsque la série des instantanés remplace la dialectique
des formes ou l’ordre des poses. Du coup peut être, est ce qu’on est apte à comprendre alors
dans quelle situation en même temps que le cinéma faisait une chose étonnante, à savoir : il

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n’y a aucun rapport entre la reproduction du mouvement à partir d’une analyse du mouvement
c’est à dire d’une succession d’instantanés - aucun rapport entre ça et une reproduction du
mouvement quoi qu’il y ait aussi reproduction de l’autre côté, une reproduction du
mouvement à partir d’une dialectique des formes ou d’un ordre des poses, d’une logique des
poses.

Je dirais ce qui a rendu possible le cinéma, ce n’est même pas la photo, c’est la photo
instantanée à partir du moment où l’on a pu assurer l’équidistance des images par la
perforation. Bon ça c’est la définition comme technique, mais on voit bien dès lors que le
cinéma se trouvait dans une espèce de situation à la limite sans issue. Sa grandeur faisait, sa
nouveauté même faisait que dés le début, on va se retourner contre lui, sur lui, en disant mais
quel intérêt ? quel intérêt ? S’il s’agit de reproduire le mouvement à partir d’une série
d’instantanés, quel intérêt ? Intérêt artistique, intérêt esthétique nul, intérêt scientifique nul, ou
bien si petit, si petit. Voilà que tout se retourne contre lui à partir de son originalité, oui parce
que, on dira "c’est possible tout ça, le cinéma il reproduit le mouvement à partir d’une analyse
du mouvement", ça n’empêche pas qu’il n’y a d’art - et ça c’est une condition de l’art - que
dans la mesure où le mouvement est reproduit à partir d’un ordre des poses et d’une
dialectique des formes.

Et en effet la preuve que le cinéma n’est pas de l’art, on l’invoquait, comme Bergson, dans
cette succession mécanique des instantanés et du point de vue de la science, est ce que c’est
intéressant au moins ? Evidement non ! Pourquoi ? parce que ce qui intéresse la science, c’est
l’analyse du mouvement - la reproduction c’est pour rire - et en effet si vous prenez Marey,
c’est très clair chez lui, ce qui l’intéresse - c’est même pour cela qu’il ne passait pas toujours
par la photo - ce qui l’intéresse c’est l’analyse du mouvement, c’est à dire une perception
pure, ou une synthèse du mouvement : la manière ancienne en fonction d’instants
privilégiés, qui nous renvoie à une dialectique des formes, la manière moderne en fonction
d’instants quelconques qui nous renvoie à une analyse du mouvement, et bien est ce qu’elles
se valent ? Est-ce qu’elles se valent ? Bon là Bergson devient très hésitant et cela devient ce
texte de l’Évolution du chapitre quatre de "l’Évolution créatrice". Il dit : et bien finalement
elles se valent - sa thèse générale elle est très subtile - oui, les deux manières se valent mais
elles auraient très bien pu ne pas se valoir. Alors on se sentirait plus libres nous, pour dire et
bien finalement elles ne se sont pas valu du tout et en grande partie peut être grâce à Bergson.
Curieux je fais là une parenthèse sur :...Bergson lui, il ne fait que sa critique du cinéma, mais
finalement positivement il a une grande influence - je veux dire, que parmi les premiers qui
ait vraiment penser le cinéma, il y a Elie Faure qui fut élève de Bergson et il y a un homme de
cinéma Epstein, qui a écrit des textes très beau or Epstein tous ses textes sont très bergsonien,
l’influence de Bergson sur Epstein est évidente - bon alors voilà qu’il nous dit : "bien oui
d’une certaine manière les deux manières se valent", l’antique et la moderne s’affrontent,
pourquoi ?

Qu’est ce qui a de commun entre les deux manières ? et bien ce qu’il y a de commun entre
les deux manières vous comprenez, c’est que de toute manière on recompose le mouvement
avec de l’immobile, soit avec des formes qui transcendent le mouvement et qui ne font que
s’actualiser dans des matières, soit avec des coupes immobiles intérieures au mouvement, et
cela revient au même d’un certain point de vue, d’un certain point de vue on recompose
toujours le mouvement avec des positions, avec des positions, soit des positions privilégiées,
soit des positions quelconques. Soit avec des poses, soit avec des instantanés puis après, c’est
à dire dans les deux manières, on a sacrifié le mouvement à l’immobile et on a sacrifié la
durée à un temps uniforme.

Donc en rester là, ce ne serait pas bien, ni l’une ni l’autre_ C’est à dire ce que l’on rate dans
les deux cas c’est quoi ? ce que l’on rate dans les deux cas c’est toujours le thème bergsonien,
ce qui se passe entre deux coupes, ce que l’on rate dans les deux cas, c’est l’intervalle. Et le
mouvement il se fait dans l’intervalle. Ce que l’on rate aussi bien dans le second cas que dans
le premier c’est quoi ? c’est ce qui se passe entre deux instants - il y a que ça d’important

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pourtant - à savoir : non pas la manière dont un instant succède à un autre, mais la manière
dont un mouvement se continue - la continuation d’un instant à l’autre - c’est la continuation
d’un instant à l’autre n’est ce pas, ça n’est réductible à aucun des instants et à aucune
succession d’instants. Ce que l’on a raté c’est donc la durée. La durée qui est la continuation
même d’un instant à l’autre. En d’autres termes ce que l’on a raté, c’est ce qui fait que
l’instant suivant n’est pas la répétition du précédent. S’il est vrai que le précédent se continue
dans le suivant, le suivant n’est pas la répétition du précédent.

Ce phénomène de la continuation qui ne fait qu’un avec la durée, on ne peut pas le saisir, si
l’on résume le mouvement à une succession de coupes. Bien plus, qu’est ce qu’il y a de
commun entre la méthode antique et la méthode moderne ? bien il y a quelque chose de
commun, c’est que pour les uns comme pour les autres, tout est donné, et ça c’est le grand cri
de Bergson, quand il veut critiquer et les modernes et les anciens et marquer sa différence. Ça
c’est des pensées où tout est donné, comprenez au sens fort, tout est donné, on dirait aussi
bien le Tout est donné, pour ses pensées là le tout est toujours donné ou donnant, tout est
donné par ce que le Tout est donnable, qu’est ce que cela veux dire : "le Tout est donnable ?
en effet prenez la pensée antique, il y a cet ordre des formes, cet ordre des formes qui est un
ordre éternel, c’est l’ordre des Idées avec un grand I et le temps, puisque le temps il surgit
lorsque les idées s’incarnent dans une matière, le temps qu’est ce que c’est ? Le temps ce
n’est jamais qu’une dégradation, c’est une dégradation de l’éternel. Formule splendide de
Platon : "Le temps, image mobile de l’éternité", et le mouvement est comme une image
dégradée de l’éternité. Et toute la pensée grecque fait du temps une espèce d’image de
l’éternel.

D’où la conception du temps circulaire, tout est donné, tout est donné, puisque les raisons
dernières sont hors du temps dans les idées éternelles. Et dans la science moderne surgit le
principe qu’un système est explicable à un moment donné en vertu du moment antérieur.
C’est comme si le système mourait et renaissait à chaque moment, l’instant suivant répète
l’instant précédent, là aussi d’une autre manière dans la science moderne tout est donné -
notamment par exemple dans la conception de l’astronomie - je ne dis pas l‘astronomie
moderne, pas actuelle, pas contemporaine, mais l’astronomie du dix huitième, du dix
septième, du dix huitième, du dix neuvième siècle, tout est donné, c’est à dire le Tout est
donné cette fois ci c’est quoi ? pas sous la forme d’idées éternelles, hors du temps, cette fois
ci, c’est la forme du temps qui est donné c’est le mouvement dans la forme du temps qui est
donné, le mouvementn’est pluscequisefait,c’estun déjà fait, il est là il est fait. Sibien que de
deux manières différentes, soit parce que la philosophie et la science moderne se donnent le
temps, soit parce que les anciens se donnent quelque chose hors du temps, dont le temps n’est
plus qu’une dégradation - dans les deux cas : tout est donné, c’est à dire le Tout est de l’ordre
du donnable. Simplement, on dira ha ben, oui ! Nous, les hommes, on atteint pas au Tout,
pourquoi ? On atteint pas au Tout ? Parce qu’on a une intelligence limitée, on a un
entendement limité, etc. mais le "Tout est donnable en droit".

C’est pour cela que malgrè toute les différences, dit Bergson, la métaphysique moderne s’est
coulée et s’est accordée et a prit le relais de la métaphysique ancienne au lieu de rompre avec
elle. Voyez il y a donc bien quelque chose de commun aux deux méthodes, la méthode
ancienne et la méthode moderne et pourtant Bergson renverse tout et pourtant on était à deux
doigts. Dès que la science moderne a fait son coup de force - rapporter le mouvement à
l’instant quelconque, c’est à dire ériger le temps en variable indépendante - quelque chose
devenait possible qui n’était pas possible aux anciens. Si le mouvement se rapporte à l’instant
quelconque comment ne pas voir à ce moment là que tout ce qui compte, c’est ce qui se passe
d’un instant à un autre, c’est ce qui se continue d’un instant à un autre, c’est ce qui croît d’un
instant à un autre, c’est ce qui dure - en d’autres termes il n’y a que la durée de réelle.

C’est les coupes immobiles sur le mouvement, en tant qu’elles rapportaient le mouvement à
l’instant quelconque qui devaient être, qui auraient pu être capables de nous faire sauter dans
un autre élément, à savoir l’appréhension de ce qui est plus, l’appréhension de ce qui se

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continue d’un instant à l’autre, l’appréhension de l’intervalle d’un instant un autre, comme
étant la seule réalité. En d’autres termes la science moderne rendait possible une pensée du
temps, une pensée de la durée. Il aurait suffit que, il aurait suffit que la science moderne ou
que la philosophie moderne consente à renoncer à l’idée que tout est donné, c’est à dire que le
Tout est donnable. Si bien que si je dis non le Tout n’est pas donnable, non le Tout n’est pas
donné. Qu’est ce que cela veut dire ? là encore cela c’est tellement compliqué, c’est très bien,
cela se complique parce que le Tout n’est pas donnable, le Tout n’est pas donné, cela peut
vouloir dire deux choses ou bien cela veut dire la notion de Tout n’a aucun sens. Il y a
beaucoup de penseurs modernes qui ont pensé, qui ont pensé que le Tout était un mot vide de
sens, "Tout" cela voulait rien dire, cela peut se dire mais ce n’est pas l’idée de Bergson, en
somme ce n’est pas cela lorsque il dit : "Tout n’est pas donné tout n’est pas donnable", il veut
pas dire la notion de Tout est une catégorie de naissance il veut dire le Tout est une notion
parfaitement consistante mais le Tout c’est ce qui se fait.

C’est très curieux , il catapulte dans l’idée de Tout, deux idées à première vue tout à fait
contradictoires en apparence : l’idée d‘une totalité et l’idée d’une ouverture fondamentale, le
Tout c’est l’Ouvert, c’est très bizarre comme idée, le tout c’est la durée, le Tout c’est ce qui
fait, c’est ce qui se fait, le Tout c’est ce qui crée, et créé c’est le fait même de la durée c’est a
dire, c’est le fait même de continuer d’un instant à un instant suivant, l’instant suivant n’étant
pas la réplique, la répétition de l’instant précédent. Or la science moderne aurait pu nous
amener à une telle pensée, elle ne l’a pas fait, elle aurait pu donner à la métaphysique un sens
moderne. Et qu’est ce que cela aurait été ? Le sens moderne de la métaphysique c’est celui
que Bergson pense restaurer, être le premier à restaurer, à savoir une pensée de la durée.

Une pensée de la durée ça veut dire quoi ? ça à l’air très abstrait mais concrètement, cela
veut dire une pensée qui prend pour question fondamentale principale : comment quelque
chose de nouveau peut il se produire ? Comment y a t’il du nouveau ? comment y a t’il de la
création ? Selon Bergson il n’y a pas de plus haute question pour la pensée : comment un
quelque chose de nouveau - pas énorme : comment un quelque chose de nouveau peut-il se
produire dans le monde ? Et Bergson dans des pages très intéressantes finit par dire : c’est ça
la pierre de touche de la pensée moderne. C’est très curieux, parce que quand on pense à ce
que, à ce qui s’est passé en dehors de Bergson, tout ça on a l’impression et pourtant il n’est
pas le seul, il y a un philosophe anglais très important, très génial qui s’appelle Whitehead à
la même époque et les ressemblances, les échos entre Whitehead et Bergson sont très grands,
ils se connaissaient très bien et Whitehead....

( vous m’emmerdez, vous savez, non cela ne peut pas durer, vous...ce n’est que cela me gêne,
ou que cela me vexe mais cela m’empêche de parler vous comprenez, dés que j’ai les yeux
sur vous je vous vois hilare alors que se soit un tic, ou que vous rigoliez dans le fond de vous
même, moi cela m’est égal , mettez vous là bas, c’est très très embétant pour moi, un espèce
de ricanement, c’est gênant, oui, oui, il me fait taire une idée)

Oui Whitehead est très curieux parce qu’il construit des concepts, il construit des concepts
qui lui paraissent absolument nécessaire, à ne serait ce que la compréhension de la question.
La question ne va pas de soi, c’est une question très très difficile, qu’elle est le sens de la
question ? comment se fait il que quelque chose de nouveau soit possible ? alors il y a des
gens qui diront justement, ah mais non ! il n’y a rien de nouveau, ce n’est pas possible
quelque chose de nouveau - bon d’accord bon, ben tant pis c’est comme cela. Il y a un certain
ton du Bergsonisme qui est tout entier la promotion de cette question là, comment l’apparition
d’un nouveau égalisme est il possible une fois donné, le monde, l’espace etc. Il lui faudra
toute sa philosophie à repondre à cette question là et en effet c’est est une.. alors Whitehead il
invente des catégories, il va appeler ça, il invente une catégorie de créativité, il explique que
la créativité c’est la possibilité, uniquement la possibilité logique, que surgisse du nouveau
dans le monde.

En effet, on peut concevoir qu’est ce qu’il y a dans le monde, qui fait que : une nouveauté

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est possible ? L’émergence d’une nouveauté soit possible, pas évident, il faut que le monde
soit structuré de telle manière que quelque chose de nouveau soit productible, si on admet que
quelque chose de nouveau apparaît. Alors il lui va falloir une première catégorie de créativité
et puis une seconde catégorie il va lui falloir, très belle celle là, qu’il appelle la concressence,
et la concressence ce sera la production de quelque chose de nouveau dans le monde de la
créativité, c’est à dire dans le monde où c’est possible. Enfin je ne raconte ça que par
référence à Bergson, pour dire que il n’est pas seul quand même. Et que ça c’est un ton
proprement bergsonnien qui aboutit à ceci : le renversement par rapport à la philosophie
antique. Par rapport à la philosophie antique le renversement, il est immédiat, à savoir : en
faisant dépendre le mouvement et la constitution dans le mouvement d’une logique des
formes. Finalement toute la métaphysique antique sous entendait que l’abstrait explique le
concret : le concret c’était le mouvement de la matière qui passait d’une forme à une autre, il
fallait une dialectique des formes pour expliquer cela.

Que l’abstrait explique le concret, ça c’est la force de l’abstraction dans la philosophie


antique. Le renversement au niveau de Bergson ou au niveau de Whitehead, c’est évident,
c’est vraiment un espèce de défi là, c’est juste le contraire : à savoir c’est à l’abstrait d’être
expliqué, il faut expliquer : c’est l’abstrait. Donc nécessité d’arriver à des concepts qui en tant
que concepts, ils sont a la fois des concepts et puis en même temps en tant que concepts sont
des concepts concrets, que le concept cesse d’être abstrait et que se soit à partir des concrets
qu’on explique l’abstraction, l’abstrait. Bon peu importe voyez ce qu’est en train de dire
Bergson : d’une certaine manière la méthode moderne, la science moderne dans la mesure où
elle rapporte le mouvement à des instantanés c‘est à dire à une analyse du mouvement, rend
possible ou aurait pu rendre possible, une toute nouvelle forme de pensée.

Quelle pensée ? Une pensée de la création, au lieu d’être une pensée de quoi ? d’une certaine
manière de l’incréé, c’est à dire de Dieu, du créateur, ou de l’incréé : les idées éternelles. Une
pensée de la création, une pensée du mouvement, une pensée de la durée, ce qui veut dire
quoi ? Qui veut dire à la fois mettre la durée dans la pensée et mettre la pensée dans la durée
et sans doute c’est la même chose, mettre la durée dans la pensée et mettre la pensée dans la
durée, cela voudrait dire quoi ? cela voudrait dire une durée propre de la pensée, que la
pensée se distingue des choses, que la pensée se distingue d’un cheval, d’une fleur, d’un
monde, uniquement par une manière de durée, que la pensée elle même soit un mouvement,
bref qu’il y ait l’avènement d’un mouvement : à la fois que la pensée soit apte a penser le
mouvement et le mouvement concret, parce que en tant que pensée elle est elle même un
mouvement. En d’autres termes qu’il y ait une vitesse propre de la pensée, qu’il y ait un
mouvement propre de la pensée, qu’il y ait une durée propre à la pensée. Bon est ce que se
serait une nouvelle pensée tout ça ? bon peut être, en tout cas la science moderne rendait une
tel, comment dire, un tel remaniement de la philosophie possible et finalement cela ne s’est
pas fait, encore une fois cela ne s’est pas fait un peu par contingence, par hasard, parce que la
science moderne a préféré, adapter ou réadapter ou bien nier la métaphysique et la supprimer
ou bien refaire une métaphysique qui prenait le relais de la métaphysique ancienne. Mais
constituer une nouvelle métaphysique qui soit à la science moderne, ce que la métaphysique
ancienne était à la science ancienne, c’est ce que l’on a pas su faire. Si bien que la grande
idée de Bergson, c’est que lui est sans doute un des premiers à élaborer une métaphysique qui
corresponde à la science actuelle. Et en effet quand on voit les métaphysiques, la plupart des
métaphysiques du dix neuvième siècle, on a l’impression que, elles correspondent à la science
du dix huitième. Et les métaphysiques du vingtième, on a l’impression qu’elles correspondent
à la science du dix septième ou du dix huitième. Mais faire une métaphysique qui soit
comme le corrélat de la science actuelle - ça c’est là vous comprenez c’est très important par
ce que c’est ça la vraie idée de Bergson - alors que le Bergson le plus simple, le Bergson
premier là, je dirais qu’est ce qu’il fait lui ? le Bergson premier, il fait ce qui est célèbre, qui
est aussi chez Bergson, une critique de la science, il critique la science au nom de la durée,
bon mais en fait c’est beaucoup plus profond que cela, ce n’est pas critiquer la science qui
l’intéresse. C’est élaborer une métaphysique, qui soit vraiment le corrélat de ce que la science

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moderne raconte et a fait. Alors je dirais ça comme mon...mon second problème, je disais
tout à l’heure il y a un problème de la perception du mouvement au cinéma. là aussi.., est ce
que Bergson nous ouvre beaucoup plus d’ouvertures encore qu’on aurait cru, car cette pensée
dont il réclame qu’elle soit une pensée moderne en corrélat avec la science moderne.

Est ce que le cinéma n’a pas quelque chose à dire sur cette pensée, comprenez juste j’ajoute
que des lors, il s’agirait pas - ce problème du rapport du cinéma et de la pensée on peut le
poser de différentes manières mais on sent tout de suite qu’il y en a qui sont insuffisantes, pas
mauvaises mais insuffisantes - Je veux dire, on peut se demander par exemple comment le
cinéma représente la pensée alors on invoque le rêve au cinéma, la reproduction du rêve au
cinéma, ou bien la reproduction du souvenir au cinéma, le cinéma et la mémoire, le cinéma et
le rêve etc... il faudra bien passé par là, sans doute c’est très intéressant, c’est très important,
le jeu de la mémoire au cinéma, très important, mais ma question est au delà aussi : il ne
s’agit pas de savoir comment le cinéma se représente la pensée, il s’agit de savoir : sous
quelle forme de la pensée se fait la pensée dans le cinéma. Qu’est ce que c’est cette pensée ?
dans quel rapport est elle avec le mouvement, avec la vitesse, etc. ? Est ce qu’il y a une
pensée proprement cinématographique ?

En un sens on pourrait dire mais cette pensée que Bergson réclame, cette pensée de la
création, de la production de quelque chose de nouveau, est ce que ce n’est pas cette pensée
là, à laquelle précisément le cinéma s’addresse quand nous le regardons ? Et de même qu’il y
a une perception cinéma propre au cinéma, irréductible à la perception naturelle, de même il y
a une pensée cinéma irréductible à sans doute la pensée philosophique ou peut être pas la
pensée philosophique mais à laquelle tout ça. Il y a une pensée cinéma qui serait particulière
et qu’il faudrait définir,

Voilà et enfin j’ai presque fini parce que vous devez ne plus en pouvoir, je dis voilà la
seconde thèse de Bergson et je veux juste dire : c’est très curieux parce qu’il y a une troisième
thèse sur le mouvement. Voyez la seconde thèse de Bergson c’était : "sans doute c’est pas
bien de reconstituer le mouvement avec des positions et des coupes immobiles mais il y a
deux manières très différentes de le faire et ces deux manières finalement ne se valent pas".
Et troisième thèse alors là qui a quelque chose de stupéfiant - vous comprenez que parfois
c’est dans la même page qu’il y a un clin d’œil pour chacune de ses.-. ne se contredisent pas
mais elles sont bizarres, voilà que dans toutes sortes de pages, le lecteur peut être et j’espère
que vous serez comme moi, est un peu étonné toujours, dans ce quatrième chapitre de
l’évolution créatrice, très étonné le lecteur parce qu’il se dit tout d’un coup mais quoi ? tout à
l’heure on nous disait ceci, tout à l’heure on nous disait : "l’instant est une coupe immobile du
mouvement". Toute la thèse que j’ai présenté là de Bergson c’est : "l’instant est une coupe
immobile du mouvement et n’est rien d’autre", or c’est curieux, c’est curieux parce que il y a
toutes sortes de pages qui disent quelque chose très différent, très différent . Écoutez rien
qu’au son : on s’en tiendra là aujourd’hui, rien qu’au son pour mieux réfléchir : "le
mouvement est une coupe", il ne dit pas cela comme cela je résume : "le mouvement est une
coupe extensible de la durée". C’est curieux cela, bon ce n’est pas que les deux se
contredisent, je peux dire les deux à la fois, - on a vu, on a réglé c’est fini maintenant -
"l’instant est une coupe immobile du mouvement." Tout simple mais qu’est ce que cela peut
vouloir dire ? On a vu d’autre part qu’il y avait un lien intime intérieur mouvement/durée et
bien comment le mouvement exprime t’il la durée ?

Voilà notre problème au point où on en est : comment le mouvement exprime t’il la durée ?
réponse apparente de Bergson : le mouvement est une coupe extensive - il va pas dire
immobile cette fois ci, il s’agit du mouvement pur - "le mouvement est une coupe extensive
de la durée". Est ce que le mot coupe aurait deux sens absolument différents ? est ce que je
pourrais établir comme un rapport d’analogie, si vous voulez j’écris, je trace cela dans l’air,
vous me suivez, j’écris : coupe immobile/ mouvement = mouvement comme coupe/durée,
non vous comprenez, ceux qui prennent des notes vous recopiez comme cela vous pouvez
regardez toujours. quoi ? ou ? quoi ? il disparaît, non, il est au premier la coupe immobile

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instantanée, la coupe immobile c’est de l’instant, coupe immobile instantanée sur mouvement
réel égale mouvement réel comme coupe sur durée. Qu’est cela, c’est très curieux, est ce
cela veut dire ? Sentez, est ce que le cinéma réunirait pas tout cela, est ce que c’est pas des
unités de cinéma. Il n’est plus du tout en train de nous dire : "vous avez tort" - là même tout
change, de ton tout cela - il n’est plus du tout en train de dire :"vous avez tort de faire de
l’instant une coupe du mouvement", il va nous dire : "vous avez raison si vous faites du
mouvement dans l’espace, du mouvement extensif, une coupe de la durée". Qu’est ce que
cela une coupe de la durée ? on comprend ce que c’est "une coupe spatiale", une coupe
temporelle quoi. Bon c’est la troisième thèse de Bergson sur le mouvement à savoir sans
doute si je la résume, sans doute : "l’instant est une mauvaise coupe du mouvement puisque
c’est une coupe immobile, mais le mouvement lui même est une bonne coupe de la durée
parce que c’est une coupe temporelle".

Est ce que à ce niveau, c’est pas tout le cinéma qui serait récupéré, sous l’idée "le mouvement
en extension comme coupe, le mouvement extensif comme coupe d’une durée" ?

Qu’est ce que cela voudrait dire, quant à l’image de cinéma ? bon c’est donc cette troisième
thèse de Bergson qui me reste à développer, je ferai cela la prochaine fois. Voilà.

Gilles Deleuze - 17/11/1981- 2A (502) Retranscrit par Chloé Molina-Vée

Comme caractéristique finalement, de l’art, de l’art en général, enfin, de beaucoup de formes


d’art, et ça, tu l’as opposé à une autre reconstitution du mouvement dont tu prétendais que
c’était deux reconstitutions de différentes natures, une autre reconstitution du mouvement qui
consistait à reconstituer le mouvement, non plus en fonction d’instants privilégiés mais en
fonction d’instants quelconques, en fonction de l’instant quelconque. Et ça, je disais en
effet, ça, c’est le cinéma et avant le cinéma, c’était ça le roman : la relation du mouvement à
l’instant quelconque et non plus à des instants privilégiés. Alors l’objection qu’ il me fait c’est
- c’est pas une objection en fait, c’est quand même - ça revient à dire : il faut pas aller si vite
parce qu’après tout un homme de cinéma aussi important et aussi fondamental que Eisenstein,
qu’est-ce qu’il fait ? Sinon une reconstitution du mouvement à partir d’instants privilégiés.
Voyez, ça a l’apparence d’une objection mais comme il ne m’a jamais fait d’objection, Dieu
merci, ça ne doit pas en être une,

[Voix dans la salle] c’est au contraire, c’est au contraire, l’offre d’une direction à analyser.

Une seconde question qui m’intéresse là mais qui serait plus technique, c’est : c’est très
bizarre, s’il est vrai que Bergson tend à définir - mais ça, on l’a pas bien vu - tend à définir, le
Tout, la totalité par l’Ouvert, alors que pour la plupart des gens le Tout, c’est au contraire
quelque chose de fermé, c’est bizarre ça de dire quelque chose comme des formules du type :
« et bah, le Tout, c’est pas difficile, c’est l’Ouvert ». La question est que..., s’il est vrai que
Bergson dit ça, bizarrement y a quelqu’un d’autre qui a dit ça aussi, c’était Heidegger, et c’est
Rilke ; il y a des poèmes très beaux de Rilke sur l’Ouvert. Et est-ce qu’il y aurait un rapport
ça, entre l’idée bergsonienne et Heidegger ou Rilke ou Hölderling.

Bon, je veux juste répondre à la sec... à la première question. Ou essayer de répondre à la


première question parce que, elle renvoie à quelque chose que je peux considérer comme du
déjà-fait. Et que, en effet, ça fait problème, bon, si on voit un film de Eisenstein, qu’est-ce qui
se passe ? mais enfin, en effet, c’est du mouvement, c’est même parmi les plus beaux
mouvements de cinéma mais comment ne pas reconnaître que c’est une reproduction, une
reconstitution du mouvement en fonction d’instants privilégiés, et à la lettre, en fonction de
points de crise ? Bon, je dis, c’est une objection qu’en apparence. Je crois. Parce qu’en fait,
qu’est-ce qui se passe ? Quand je disais le cinéma, il ne se définit pas simplement par la
reproduction du mouvement, il se définit par ceci : « il y a cinéma lorsque la reproduction du

20
mouvement découle d’une analyse du mouvement ». Bien. Ce qui revient au même que dire
« il y a cinéma lorsqu’il y a reproduction du mouvement en fonction de l’instant
quelconque ». Pourquoi ? Parce que vous n’avez d’analyse du mouvement que lorsque le
mouvement n’est pas découpé d’après des instants privilégiés mais découpé d’après les
instantanés. L’instantané, c’est l’instant quelconque. « Un instant quelconque étant donné » :
alors, qu’est-ce que ça veut dire concrètement ? Vous sentez bien que l’instant quelconque,
c’est en fait une relation ; c’est une relation entre deux instants, sinon, c’est une abstraction,
l’instant quelconque. On dira, c’est quoi l’instant quelconque ? C’est rien, quoi, c’est quoi ?
En fait, « instant quelconque », c’est une notion parfaitement concrète et déterminable.

Si je dis « instant quelconque » comme ça, ça veut dire, un instant indéterminé. Un instant
égalique. Donc comment déterminer l’instant quelconque ? L’instant quelconque est
parfaitement déterminé comme équidistance entre deux instants. Donc, vous avez des instants
équidistants. Dès lors, votre analyse du mouvement mérite le nom « analyse du mouvement »
puisque, elle considère des coupes équidistantes. A ce moment-là, il y a analyse du
mouvement. Vous voyez que ce ne sont pas des instants privilégiés, là, vous pouvez définir
complètement et distinguer complètement l’instant quelconque et l’instant privilégié ; c’est
évidemment pas un instant privilégié puisque l’instant quelconque désigne seulement la
relation entre. Deux instants dont le caractère n’est nullement, d’impliquer un sommet, un
minimum ou un maximum du mouvement ou même une singularité du mouvement mais
uniquement d’être équidistants de l’instant, de l’autre instant. Bien. Alors, je dis et je crois
pouvoir maintenir que, si le mouvement n’est pas reproduit en fonction d’instants
quelconques, c’est-à-dire, en fonction d’instants équidistants, il n’y a pas cinéma ni possibilité
de cinéma. Bien. Et ça, ça reste vrai pour... [Intervention inaudible dans la salle]

à la lettre, le cinéma en tant que technique assignable.

[Intervention dans la salle] - Et la vidéo ?

Mais là-dessus, [Bref aparté de réponse à la question inaudible] Mais là-dessus, [Bref aparté
inaudible à la même personne] Là-dessus..., que..., des instants quelconques, c’est-à-dire des
instants équidistants soient choisis de manière à coïncider avec... des instants privilégiés
vieille manière, ça c’est parfaitement possible. Pour ceux qui se rappellent des thèses
d’Eisenstein, pensez à, la manière dont il (même c’en est à un point où on se dit « mais
pourquoi est-ce qu’il insiste là-dessus ? ») sur les considérations numériques du nombre d’or ;
non seulement dans chaque image mais dans la succession des images, tout son caractère
quantitatif du mouvement. Oui, je dirais de Eisenstein que, il est complètement,
évidemment homme de cinéma. Ca va de soi. Mais une de ses astuces diaboliques, c’est de
restituer un monde épique et un monde tragique. Restituer un monde épique et un monde
tragique, je veux dire « un monde épique et un monde tragique », c’était bien des mondes qui
reconstituaient le mouvement mais à partir d’instants privilégiés. Eisenstein fait du cinéma.
En tant qu’il fait du cinéma, il est comme tout le monde, c’est-à-dire, il ne peut reconstituer le
mouvement et il doit reconstituer le mouvement de cette manière radicalement nouvelle, en
fonction d’instants équidistants donc d’instants quelconques. Mais ce qu’il y a d’étonnant
chez Eiseinstein, c’est qu’il se sert de la méthode cinématographique pour restaurer un
nouveau monde épique et tragique, c’est-à-dire, il calcule ses équidistances de telle manière
qu’elles ressuscitent des moments privilégiés. Et ça vous pouvez toujours mais LE procédé
sera quand même le maintien de l’équidistance suivant des rapports du nombre d’or, de la
section d’or. J’ai répondu ?

[Intervention dans la salle] - Ah tout à fait.

Voilà. Alors, bon, continuons, continuons. La dernière fois, et j’insiste beaucoup sur... mon
besoin vraiment de beaucoup numéroter ce que nous faisons pour que quand on avance..., et
puis je le dis pas pour que vous veniez toujours aussi nombreux mais je le dis pour que vous
veniez moins nombreux. Quand vous venez, il faudra venir tout le temps, hein. Parce que

21
c’est pas découpable ce que je fais cette année alors vous avez tort de venir comme ça.

Vous voyez, la dernière fois, on a vu deux thèses de Bergson sur le mouvement. Et c’était
comme un premier chapitre, quoi, pour appeler ça d’un nom commode. C’était : « les thèses
de Bergson sur le mouvement ». Si savoir si..., si il peut en sortir pour le cinéma. On en a vu
deux. Je ferai une récapitulation quand j’aurai fini ce que je veux faire aujourd‘hui.

Et, on abordait la troisième thèse de Bergson sur le mouvement. Ses thèses, encore une fois,
ça se complique, parce qu’elles sont pas..., c’est comme tout, c’est comme toujours en
philosophie, y a pas « de telle page à telle page ou à tel moment, Bergson qui change de
thèse », c’est dans les mêmes pages que tout ça co-existe. Que par glissement, il passe d’un
niveau à un autre, ses trois thèses sur le mouvement, c’est comme trois niveaux d’analyse du
mouvement.

Et au niveau de cette troisième thèse, la plus complexe évidemment, ça devient... très


difficile, peut-être beaucoup plus intéressant que les autres thèses. Mais justement les autres
thèses étaient nécessaires pour arriver à l’énoncé de celle-ci. Et l’énoncé de celle-ci, elle
consisterait à dire, c’est ce que j’avais essayé de faire, de dire la dernière fois. Non,
seulement, si j’essaie de lui donner un résumé vraiment, non seulement, l’instant... est une
coupe immobile du mouvement... mais le mouvement est une coupe mobile de la durée. Je
vais dire en quoi c’est une thèse complexe alors. Parce que, on est sorti du bergsonisme le
plus traditionnel, le plus connu... le bergsonisme le plus connu, c’est celui qui met d’un côté :
mouvement et durée et de l’autre côté : espace et instant. Et qui nous dit « vous ne
reconstituez pas le mouvement avec de l’espace parcouru pas plus que vous ne reconstituerez
de la durée avec des instants ». Mais là, vous voyez, il ne s’agit plus de dire ça. Il ne s’agit
pas de contredire ça mais grâce à la première thèse, il passe à un niveau beaucoup plus
complexe d’analyse. Qu’est-ce que ça veut dire ce « de la même manière que » ? « De la
même manière que l’instant est une coupe immobile du mouvement et bien, le mouvement est
une coupe mobile de la durée ». Si bien que, là, cette thèse, je vous disais, on pourrait presque
la présenter sous forme d’un rapport dit d’analogie... ; rapport d’analogie que l’on énoncerait
ainsi : « coupe immobile instantanée », « coupe immobile instantanée » sur « mouvement
dans l’espace » égal « mouvement dans l’espace » sur « durée ». C’est pas mal qu’il le dise,
évidemment, il le dit.

Voilà une phrase que je lis lentement, tirée de "L’Evolution créatrice" : « les
déplacements », je lis lentement pour que vous suiviez bien, « les déplacements tout
superficiels de masse et de molécules que la physique et la chimie étudient, deviendraient », il
met un conditionnel, il est très prudent, « deviendraient par rapport au mouvement vital qui se
produit en profondeur, qui est transformation et non plus translation, ce que la station d’un
mobile est au mouvement de ce mobile dans l’espace ». « Deviendraient par rapport à ce
mouvement vital qui se produit en profondeur », c’est-à-dire à la durée, « ce que la station
d’un mobile est au mouvement de ce mobile dans l’espace ». Donc il nous propose
explicitement l’analogie : « station immobile ». [Blanc sur la bande]

Bon, et j’ajoute, « et c’est pas bien ». J’ajoute « et c’est pas bien », ça veut dire quoi « et
c’est pas bien » ? Ca veut dire, « je m’en tiens à Bergson, c’est Bergson qui me soucie, c’est
pas bien pour Bergson ». Plus tard, Bergson n’a pas cessé de dire et ne cessera jamais de
dire : « vous n’avez pas le droit de reconstituer le mouvement avec des coupes immobiles ».
Donc, du côté de, premier membre de mon équation : « c’est pas bien ». Le second membre :
« mouvement dans l’espace sur durée ». Quand je dis « ce que la station immobile est au
mouvement, le mouvement l’est à la durée ».

Donc, le second terme de mon équation, à savoir que : « le mouvement dans


l’espace exprime de la durée », pas comme Bergson, c’est bien ça. Là, le cœfficient affectif
dit que c’est bien ça, c’est bien ça. On pressent de la formule « c’est bien ça » à savoir « c’est
bien ça et ça marche ». Donc, quand j’établis mon rapport d’analogie, y a en même temps, un

22
glissement affectif du « ça marche pas » à « ça marche ». Le mouvement est bien une coupe
mobile de la durée.

Si bien que notre premier problème c’est qu’est-ce que ça veut dire cette thèse bergsonienne
très curieuse, parce qu’enfin, autant on pouvait être à l’aise, relativement, on savait tout ça
d’avance, que finalement, bon, l’espace parcouru et le mouvement c’étaient irréductibles, tout
ça, on savait tout ça mais maintenant, il est en train de nous dire tout à fait autre chose. Et j’en
doute que ce qu’il a dit nous paraissait si simple mais on était tellement content d’avoir
compris...

faut se méfier toujours avec les philosophes : quand on est très content d’avoir compris, c’est
que ce qu’on a compris, c’est une condition pour comprendre encore autre chose qu’on a pas
compris. Alors... je veux dire, c’est toujours des textes à plusieurs niveaux.

Donc, ma question actuellement quant à cette troisième thèse, c’est : « qu’est-ce ça peut bien
vouloir dire concrètement ? » « Le mouvement dans l’espace est une coupe mobile de la
durée. »

Et bien, procédons tout doucement. Ca veut dire d’une certaine manière que... le
mouvement, c’est quoi ? Le mouvement dans l’espace. Le mouvement dans l’espace, je dirais
que, comme on dit, le mouvement, c’est essentiellement relatif. Qu’est-ce que ça veut dire :
« le mouvement est relatif » ? Ca veut dire que si fort que vous sachiez quel est le mobile,
vous pouvez toujours penser le mouvement comme purement relatif, c’est-à-dire, ce par quoi,
ce par rapport à quoi un mouvement se fait, vous pouvez aussi bien dire ou penser que c’est
cela qui se meut par rapport au mobile posé à son tour comme immobile. La relativité du
mouvement. Vous pouvez aussi bien dire que vous vous déplacez par rapport au paysage ou
que le paysage se déplace par rapport à vous. Je dis pas que vous pouvez le sentir comme ça
et dans certains cas, vous le sentez comme ça. Mais vous pouvez le penser. Ce qui revient à
dire quoi ?

[Toussotements dans la salle]

Je dirais du mouvement qu’il est fondamentalement une relation entre parties. Je dis le
mouvement exprime de la durée. Ca veut dire quoi ? C’est ça qu’on essaie de commenter
encore une fois chez Bergson ? Qu’est-ce que veut dire « le mouvement exprime de la
durée ? » La durée, c’est quoi ? C’est ce qui change. Et Bergson finalement n’a jamais donné
une autre définition à la durée. La durée, c’est ce qui change ; c’est ce qui change et qui ne
cesse pas de changer. On avance un peu. Le changement, c’est quoi ? Pour des raisons qu’on
ne va comprendre que tout à l’heure,- il faut bien que je me précède dans cette analyse -,
Bergson nous montrera que le changement, lui, c’est une affection du Tout. Le mouvement :
relation entre parties ; le changement : affection du Tout.

Sans comprendre encore, je veux dire sans bien comprendre où on va, on va quelque part. Le
mouvement exprime de la durée, cela veut dire, une relation entre parties exprime une
affection du Tout. Le changement, c’est l’affection du Tout, le mouvement, c’est la relation
entre parties, bon. Un mouvement exprime un changement. Le mouvement exprime de la
durée, cela veut dire le mouvement comme relation entre parties exprime un changement
comme affection du Tout. On a au moins donné un corps plus détaillé à la thèse
bergsonienne. Est-ce que c’est vrai ça ? Qu’est-ce que ça peut vouloir dire ? Un mouvement,
donc, exprime un changement plus profond. Ce que Bergson traduit parfois très durement,
très... quand il veut supprimer toute [mot inaudible]. Il dit « une translation exprime
finalement une transformation ». Transformation, plus profond que la translation, c’est-à-dire
le mouvement comme relation entre parties, il y a la transformation comme changement d’un
Tout. Dans un texte de L’évolution créatrice, il dira : « au-delà de la mécanique de la
translation, il fallait imaginer une mécanique de la transformation. » Bon. Il faudrait... Plus ça
se complique, plus la philosophie doit être rythmée tout d’un coup par des retombées très

23
simples, très concrètes. Ca a l’air déjà très compliqué, très métaphysique. En fait, est-ce qu’il
veut pas dire quelque chose de très simple aussi, ça s’exclut pas. Là où le plus complexe
coïncide vraiment avec le plus simple, dans une espèce de chute. Oui, je crois, il veut dire
quelque chose de très simple.

Mouvement, prenons des exemples de mouvement. Je sors. Je sors, je vais faire ma petite
promenade. Deuxième exemple : l’oiseau s’envole. Troisième exemple : je cours parce
que j’ai vu à 10 mètres quelque chose à manger. Qui niera que tout cela, c’est des
mouvements ? Vous n’allez pas nier ça quand même ? Mais bien plus. Enfin, c’est du vrai
mouvement ça. Parce que les physiciens, ils nous parlent de quoi ? Si je me situe par exemple
au niveau des physiciens du XVIIème siècle, ils nous parlent de quoi ? De boules de billards.
Voilà ma question. Vous comprenez, quand on veut progresser, ça dépend de quel progrès on
se propose, mais faut généralement bien choisir ses exemples.

Je dis : « le mouvement exprime de la durée », c’est-à-dire, le mouvement comme relation


entre parties exprime un changement comme affection du Tout. C’est exactement pareil, pour
le moment... c’est pas pareil mathématiquement, sentez, c’est... je peux passer d’une formule
à l’autre. De la formule, simple mais difficile à comprendre, « le mouvement exprime de la
durée », je suis passé à (en essayant d’un peu mieux définir), à « le mouvement comme
relation entre parties exprime un changement comme affection du Tout ». Alors, c’est pas
évident si... tout dépend comment je taille mes exemples. Si j’invoque mes boules de billard,
c’est du mouvement. Toute la physique de la communication du mouvement au XVIIème
siècle s’est faite à partir d’exemples de ce type. Deux corps en mouvement se rencontrent,
qu’est-ce qui se passe ? Dans quel cas est-ce que chacun de deux rejaillit ? Dans quel cas est-
ce que l’un entraîne l’autre ? D’après quelles lois l’un entraîne t-il l’autre, etc. Bon, c’est des
exemples du mouvement, pour et dans quel but ? C’est beau l’exemple du mouvement mais
dans un but déterminé..., à savoir pour faire une science quantitative du mouvement et de la
communication du mouvement. Donc c’est pas étonnant qu’on s’adresse à ce type de
mouvement.

Lorsque je pose une toute autre question : « le mouvement dans l’espace exprime t-il
quelque chose d’une autre nature ? » Il est bien probable qu’il faudra d’autres exemples.

Or, je reprends : je sors faire ma promenade quotidienne. Supposons que je sois un être
d’habitude. Même si... A 5 h, à 5 h, Emmanuel Kant sortait tous les jours faire sa petite
promenade. Quand la nuit tombe, le vampire s’envole. Le vampire se lève quand la nuit
tombe. Qu’est-ce que ça veut dire tout ça ? Vous pouvez multiplier les exemples. Cela va de
soi que, lorsqu’il s’agit de mouvements réels et non pas de mouvements abstraits déjà saisis
dans des conditions artificielles comme les boules de billard, quand il s’agit de mouvements
réels, ça exprime de la durée en quel sens ? Je sors pas n’importe quand, n’importe comment,
je ne fais pas une translation dans l’espace comme ça. Ma translation dans l’espace est à la
lettre produite par quoi ?

Quand la nuit tombe, je sors. En d’autres termes, c’est un changement dans le Tout. Vous
me direz « qu’est-ce que c’est ce Tout ? » On va très, très lentement. C’est un changement
assignable comme affection d’un Tout. Le Tout de la ville, le Tout de la journée, le Tout de la
campagne. Il m’appelle à la translation au point que ma translation ne fait qu’exprimer ce
changement dans le Tout. Ca va de soi. Et même si je sors, si je fais ma petite promenade
après avoir bien travaillé... Bon, même chose. Il faudrait dire : « un changement assignable
dans le Tout est comme la raison suffisante du mouvement de translation. » C’est lui le
déclencheur du mouvement.

L’oiseau s’envole. Supposons qu’il s’agisse d’une migration. C’est ça un mouvement


concret, un mouvement réel. C’est pas les boules de billard dans leur système isolé. Boules de
billard qui sont supposées se mouvoir d’elles-mêmes, dans l’exemple de la pure physique de
la communication du mouvement. L’oiseau s’envole et migre. Supposons. Il est bien évident

24
que la migration comme mouvement de translation exprime un changement dans le Tout, à
savoir un changement climatique.

« Je cours ayant vu une nourriture, ayant faim. » Translation dans l’espace, qui implique
quoi ? C’est exactement comme si, entre ma faim et la nourriture, je pourrais presque les
assimiler en terme alors de physique, à nouveau pour revenir à la physique, à une différence
de potentiel. Une différence de potentiel s’est creusée dans un Tout, c’est-à-dire dans
l’ensemble de mon champ perceptif. Une différence de potentiel s’est creusée entre ma
sensation de faim, la perception de l’objet-aliment. Le mouvement dans l’espace trouve sa
raison dans cette différence de potentiel puisque il se propose précisément... une sorte
d’égalisation potentielle au sens où j’absorbe la nourriture. A ce moment-là, une autre
différence de potentiel se creusera dans le Tout. Je serai allé d’un état du Tout à un autre état
du Tout.

Si vous comprenez des exemples aussi simples... et bien, qu’est-ce qui se passe ? A la limite,
y a jamais de mouvement de translation à l’état pur dans le monde. Les mouvements de
translation expriment toujours par nature les changements du Tout. En d’autres termes, les
mouvements dans l’espace, les mouvements de translation renvoient toujours à des
changements qualitatifs ou evolutifs. Ca paraît très simple tout ça mais si j’insiste tellement
c’est pour vous faire suivre l’espèce de cheminement de la pensée bergsonienne. A cet égard,
où précisément, il met en valeur les choses tellement simples mais sans lesquelles on ne
comprend pas du tout ça. Or ça, je peux le dire presque, là, je peux réintroduire le concret
dans la science.

Et cette fois, c’est la première fois que je cite un texte de Matière et Mémoire : « il ne s’agit
plus de savoir... », chapitre... dernier chapitre, chapitre 4, « il ne s’agit plus de savoir
comment se produisent dans telle partie déterminée de la matière des changements de
position », remarquez « dans quelle partie déterminée de la matière des changements de
position », mais il s’agit de savoir comment s’accomplit dans le Tout un changement
d’aspect » ; changement dont il nous resterait d’ailleurs à déterminer la nature. Et, dans le
même chapitre, phrase encore plus nette... Il nous dit finalement « même les physiciens
doivent bien se cont..., doivent bien invoquer des mouvements de type tourbillonnaire ». Ils
ont beau décomposer le mouvement au maximum, ils en viennent toujours à des mouvements
tourbillonnaires. Or, la direction que ces mouvements indiquent n’est pas douteuse. Ils nous
montrent, cheminant à travers l’étendue concrète, des modifications, des perturbations, des
changements de tension ou d’énergie (c’est ce que j’appelais tout à l’heure des différences de
potentiel) et rien d’autre chose, c’est-à-dire, vous n’avez pas un mouvement de translation qui
ne renvoie à une perturbation, à une modification, à un changement de tension ou d’énergie.

Voyez. Dire « le mouvement, exprime la durée » ou dire, ce qui revient au même, « le


mouvement comme relation entre parties exprime un changement comme affection du tout »,
voyez, ça revient exactement à dire « toute translation trouve sa raison dans une perturbation,
dans une modification, dans un changement de tension ou d’énergie qui affecte le Tout ou qui
affecte un Tout ».

Voilà... alors, il faut que je sois très, très... Pourquoi est-ce qu’on le sent pas ? Pourquoi est-ce
qu’on le sent et qu’on on croit à une espèce d’autonomie du mouvement dans l’espace ? Pour
une raison très simple je crois, et que Bergson a très bien analysée. C’est que... c’est pour la
même raison que finalement, on prend toujours sur les choses des vues immobiles, des coupes
immobiles.

En effet, je divise finalement le monde en deux. Je distingue des qualités et des quantités.
Qualité, c’est par exemple, le rouge et je pense que le rouge, c’est quelque chose de simple,
que c’est une sensation simple. Et que en tant que sensation simple, c’est dans ma conscience.
Or, c’est de la même manière et c’est en même temps, que j’attribue à ma conscience des
sensations qualitatives simples, et que j’attribue à la chose des déterminations quantitatives

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infiniment divisibles. J’ai mis les qualités dans ma conscience comme quelque chose de
simple et je renvoie aux choses des mouvements infiniment divisibles. Et, c’est sur la base
de ce dualisme que je viens un peu, ah bah, oui, tout ce qui est qualitatif c’est ma conscience,
c’est ma sensation qualitative, et ce qui revient aux choses, c’est un peu l’univers, c’est un
peu l’univers de... du cartésianisme, et ce qui revient aux choses, c’est le mouvement
infiniment divisible. Mais en fait, c’est pas simple non plus. Si je m’interroge sur ce que c’est
qu’une qualité, « qu’est-ce que c’est une qualité ? ». Une qualité, c’est une perturbation.
Une qualité, c’est un changement de tension, c’est un changement d’énergie ; une qualité,
c’est une vibration ou c’est des millions et des trillions de vibrations. Une qualité, elle existe
peut-être bien dans ma conscience comme sensation simple, mais elle existe dans la matière
comme vibration et manière de vibrer. Le rouge, c’est un mode de vibration, le bleu, c’en est
un autre. Que dire alors de ce mouvement là ? La lumière devient rouge. Qu’est-ce que c’est
ce mouvement que j’exprime dans le terme « rougir » ? La lumière devient rouge ou bien de
rouge, elle passe au bleu. C’est des variations de vibrations. Ce mouvement vibrationnel, lui,
il dépasse complètement la dualité entre une sensation supposée simple et un mouvement de
translation supposé suffisant. En fait, c’est deux abstraits la sensation simple et le mouvement
supposé suffisant. Ce qui est concret, c’est quoi ? C’est, le mouvement comme trouvant sa
raison, comme trouvant son principe de production, dans quoi ? Dans un changement. Ca
bleuit, ça rougit, ça passe du rouge au bleu. La lumière passe d’une couleur à une autre, etc,
etc.

Bon, qu’est-ce que j’ai fait jusqu’à maintenant, j’ai juste essayé de commenter. Qu’est-ce
que ça peut vouloir dire : « le mouvement dans l’espace exprime de la durée. » ? Mais quand
même, j’ai été trop vite. [Aparté inaudible] J’ai tout de suite transformé ça en « le mouvement
comme relation entre parties exprime un changement comme affection du Tout ». Ca pouvait
se faire parce que ça coulait tout seul mais maintenant on revient un peu en arrière.

Comment, qu’est-ce que ça veut dire ça ? Est-ce que j’avais le droit d’introduire, alors, des
notions aussi complexes et pourquoi ? Je suppose que vous m’accordiez que d’accord (de ce
point de vue, ça veut pas dire que vous êtes d’accord vous-même mais vous verrez plus tard,
il faut d’abord comprendre)... supposez que vous m’accordiez que, en effet, le changement
exprime de la durée. Vous dites, oui, en effet, quand je sors à 5 h du soir, ma translation
renvoie à un changement... Or, la durée, c’est ce qui change. Donc, d’accord, jusque là, ça va.
Mais comment introduire ces notions alors ? « Le mouvement comme relation entre parties
exprime le changement comme affection d’un Tout ».

Là, il faut aussi faire confiance à Bergson et c’est très dur finalement. Vous sentez bien que
tout ce autour de quoi il tourne, c’est une certaine manière de dire : « vous savez, le Tout et
les parties, c’est deux notions qui ne sont pas sur le même plan ».

Bon. En d’autres termes, c’est pas en faisant une addition de parties qu’on arrive à un Tout.
D’accord. Tel que Bergson le dit, il ne serait pas ni le premier ni le dernier à le dire.
Beaucoup d’auteurs nous ont expliqué que le Tout et les parties, ce n’était pas sur le même
plan. Ce qui va nous intéresser, ou ce qui devrait nous intéresser, c’est la manière dont pour
lui, ce n’est pas sur le même plan où, là, je crois, il est très unique Bergson. Parce que son
idée elle est très simple, elle consiste à dire, bah, « oui, ce n’est pas sur le même plan, parce
que les parties, c’est toujours dans l’espace alors que le Tout, c’est le temps réel ». Et ça, c’est
très nouveau. Autant l’idée que « le Tout, c’est autre chose que la somme de ses parties »,
c’est une idée très courante, tout à fait courante, mais la répartition des deux plans, des parties
et du Tout sous la forme, les parties, c’est de l’espace et le Tout, c’est du temps réel, ça c’est
très curieux. Parce que, qu’est-ce qu’il veut dire ?

Vous vous rappelez, là, je voudrais pas trop revenir là-dessus, que j’ai essayé la dernière fois
de montrer pourquoi, selon Bergson, le Tout n’était pas donné. Le Tout n’est pas donné, en
effet. Qu’est-ce qui est donné ? Ce qui est donné, mettons, c’est des objets. Ces objets, sans
doute, peuvent être parties, peuvent être des parties. Parties de quoi ? Je dirais, des objets...

26
Vous pouvez toujours fairedessommes,vouspouveztoujourspar exemple faire entrer un objet
dans un système. On verra à quel point tout à l’heure mais faut attendre, à quel point pour le
cinéma, c’est trèsimportant ça. Vous pouvez toujours faire un système. Bien plus, vous
pouvez toujours clore un système. Vous établissez un système clos. Par exemple, ce qu’il y
a sur la table. Et vous décidez de pas considérer le reste. Remarquez, même si je disais, c’est
un Tout, ça, ce qui est pas sûr, mettons, un ensemble, c’est un ensemble qualifié : c’est
l’ensemble des objets qui sont sur cette table.

De même, si je dis « l’ensemble des objets rouges », c’est un ensemble qualifié. Qualifié, en
quel sens ? En ce sens que cet ensemble se définit par ce qu’il exclut : les objets non-rouges.
Mais lorsque je dis « le Tout », « tous les objets rouges ». Acceptons l’idée que ça a un sens,
que cette formule ait un sens. « Tous les objets qui sont sur cette table ». Là aussi acceptons
que, une telle formule ait un sens.

Mais si je dis : « le Tout ». Le Tout, tout court. Est-ce que ça a un sens ? Il est bien évident
que le Tout, tout court n’est ni donné, ni même donnable. L’ensemble des objets qui sont sur
cette table, c’est donné, l’ensemble des objets rouges, c’est donnable. Mais le Tout ? C’est si
peu donné ou même donnable, que beaucoup d’auteurs ont pensé que, la formule « le Tout »
était un concept vide ou un non-sens. Bon. Que c’était un non-sens. Que la formule « le
Tout » n’avait strictement aucun sens.

Chez Bergson, c’est très curieux. Lui, il a son chemin très... Et on risque de se retrouver
bergsonien avant d’avoir compris comment ni pourquoi. Car il nous dit à peu près ceci : le
Tout n’est pas donné, ni donnable, d’accord. Est-ce que je dois en tirer la conclusion que le
Tout n’a pas de sens ? Non. Cela veut dire qu’il n’est pas de l’ordre du donné. Oui. Alors de
quel ordre est-ce qu’il pourrait être ? Il est de l’ordre de ce qui se fait et ne cesse pas de se
faire ? Vous vous rappelez, ça, ça renvoie à des choses qu’on a vu la dernière fois, ce qui se
fait, ne cesse pas de se faire. Ca, c’est la durée.

C’est la création d’un quelque chose de nouveau à chaque instant. C’est l’instant suivant qui
continue l’instant précédent au lieu de le reproduire. C’est la production d’un quelque chose
de nouveau. Le Tout, il dira, c’est forcé que ce ne soit pas donné ni donnable. Encore une
fois, c’est ce qui se fait, c’est-à-dire, c’est la durée. « C’est ce qui se fait », c’est très curieux,
tout ça. Comprenez, il veut pas dire une chose plus compliquée ; lorsqu’il dit, le Tout, c’est
l’Ouvert. Le Tout, c’est l’Ouvert.

Et y a des pages de Bergson, là aussi, il faut se méfier, on a parfois l’impression que une
page vous rappelle une page d’un autre auteur. Et puis, vous vous apercevez que en fait, c’est
juste le contraire. Je veux dire, il y a une série, y a une métaphore qui court, à travers toute
l’histoire de la pensée, à savoir, c’est une métaphore qui consiste à rapporter l’un à l’autre, le
vivant et le Tout de l’univers. Et dire, oui, si le vivant ressemble à quelque chose, c’est pas à
quelque chose d’inanimé, c’est pas à un objet. Si le vivant ressemble à quelque chose, il faut
le comparer, non pas à un objet mort, il faut le comparer au Tout de l’univers. C’est la
fameuse théorie du microcosme. Le vivant est un microcosme, c’est-à-dire un petit monde, il
n’est pas un objet dans le monde, il est lui-même un petit monde. En d’autres termes, il doit
être comparé au monde, au Tout.

Or, ça, c’est une thèse qui court les rues, que les philosophes ont beaucoup développé. Ce
sont... [Bruits dans le micro - Aparté] Jusqu’à Bergson, comment ça s’interprétait ? Cette
thèse bien connue, elle consistait à dire, de même que le Tout est la totalité la plus extensible,
c’est-à-dire l’ensemble de tous les ensembles, c’est-à-dire, de même que le Tout est fermé sur
soi, de même que le Tout est la fermeture absolue, le vivant... est naturellement fermé sur soi.
Bien sûr, il n’est pas complètement fermé, il est une image du Tout.

Voilà que Bergson reprend une vieille thèse : le vivant comme microcosme, c’est-à-dire, le
vivant n’est pas comparable à un objet, il est comparable au Tout. Mais cette thèse, il en

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inverse complètement les signes. C’est curieux, hein, c’est assez beau, la manière dont il
renouvelle complètement un très vieux thème, parce que vous voyez, ce que lui va dire, si le
vivant est comparable au Tout, c’est parce que le Tout, ce qui se fait, c’est-à-dire, c’est
l‘Ouvert et que le vivant est naturellement ouvert. Il est ouvert sur quoi ? Et bien, le propre du
vivant, c’est d’être ouvert sur l’Ouvert. Il est ouvert sur le Tout mais le tout lui-même, c’est
l’Ouvert.

Et c’est là que Bergson, lance, dans L’évolution créatrice un exemple qui va beaucoup nous
servir plus tard pour le cinéma donc je suis forcé de lire la page. Il explique que, bien sûr, on
peut toujours fermer un système. Voyez, je peux toujours fermer un système. Ca revient à dire
quoi ? Et bien, j’isole un certain nombre de choses. Par exemple, je mets sur la table tel et tel
objet et je dis, y a que ça qui m’intéresse. Vous me direz, c’est une isolation par pensée mais
je peux aussi isoler mieux, je les mets dans une boîte. J’isole. Ou bien, je peux faire le vide
dans la boîte, j’aurai encore mieux isolé. Mais telle que la science s’intéresse beaucoup et à
comme condition cette constitution, j’emploierai pas le mot « Tout », là, où je l’emploierai
plus au sens bergsonien : « constitution d’ensemble fermé ou de système clos ».

Et en effet, vous pouvez sans doute étudier un phénomène, scientifiquement, que en le


rapportant à un système clos. Pourquoi ? Parce que vous ne pouvez le quantifier que comme
ça, vous voyez bien alors ce qu’il veut dire Bergson. C’est pour ça que la science est bien
incapable de saisir le mouvement de translation comme expression d’un changement plus
profond.

La science, elle peut étudier ces phénomènes, selon Bergson, que en isolant, c’est-à-dire,
non pas en faisant des Tout mais en arrachant au Tout. Arracher au Tout quelque chose, c’est
constituer un système clos, c’est-à-dire un ensemble. Là, on est en train de... essayer
finalement de distinguer les deux concepts « ensemble » et « Tout ». Or pourquoi est-ce que
la science procède comme ça ? Parce que... elle ne peut quantifier, que lorsque..., elle saisit un
phénomène, en rapport avec quelque chose qui peut ensuite rendre possible une équation.
Qu’est-ce qui peut rendre possible une équation ? La seule chose qui puisse rendre possible
une équation, c’est un système de coordonnées. Abscisse et ordonnée. Quelque chose doit
servir par rapport à un phénomène, il faut que vous ayez quelque chose qui puisse servir
d’abscisse et quelque chose qui puisse servir d’ordonnée. Mais faut pas exagérer, c’est
évident, évident, évident. Qu’est-ce que c’est, abscisse et ordonnée ? C’est des noms
mathématiques, mais pourquoi ? Y a pas à se demander pourquoi les mathématiques marchent
dans la physique quand même. Ces abscisses et ordonnées sont des notions mathématiques
qui renvoient immédiatement en physique, à quoi ? A un système clos. Dès lors, dans les
conditions où vous avez instauré un système clos, par abscisse et ordonnée, c’est bien forcé
que vous ayez coupé le mouvement de translation de ce à quoi il renvoie. Alors... Dans un
système clos, en même temps, qu’est-ce qui se passe ? Et bien, le temps ne mord pas. Le
temps, il mord pas, c’est pas un temps réel comme dit Bergson. Et pourtant, chacun sait que le
temps mord même sur un système clos. Oui, parce qu’il n’est que pratiquement clos. Si tenu
que soit son fil qui le relie à un Tout, il y a un fil qui le relie à un Tout et c’est par ce fil et
c’est uniquement par ce fil que le temps réel mord sur le système. Il faut bien que le système
soit quelque part ouvert, si mince soit l’ouverture et c’est par cette ouverture que le temps réel
mord effectivement, a prise sur le système.

D’où cette page célèbre de Bergson. « Nos raisonnements sur les systèmes isolés ont beau
impliquer que l’histoire passée, présente et future de chacun d’eux serait dépliable tout d’un
coup en éventail. « Tout est donné. On fait comme si tout était donné. « Cette histoire ne s’en
déroule pas moins au fur et à mesure comme si elle occupait une durée analogue à la nôtre. »
« Comme si elle occupait une durée analogue à la nôtre », c’est-à-dire le temps réel mord
quand même.

Et voilà l’exemple célèbre : « si je veux me préparer un verre d’eau sucré... Si je veux me


préparer un verre d’eau sucré, j’ai beau faire, je dois attendre que le sucre fonde. » Cet extrait

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célèbre de Bergson, il est très curieux parce que, il faut que vous admiriez quelque chose. « Je
me prépare... » et il dit, « il faut attendre que le sucre fonde. » Voyez ce qu’il veut dire,
l’exemple est très bien adapté à ce qu’il veut dire : j’ai mon verre, je mets de l’eau et un sucre
dedans. J’ai constitué un système artificiellement clos. Le verre comme contenant, qui isole,
l’eau et je mets un sucre dans l’eau. Bien. Si le système était entièrement clos et bien, voilà, le
temps serait comme une espèce de succession où l’instant suivant reproduit l’instant
précédent. C’est pas ça. Il faut attendre que le sucre fonde.

C’est très curieux ce qu’il dit, parce qu’enfin, la première réaction, oui, mais de quoi il
parle ? Il est bien connu qu’avec une petite cuillère on peut précipiter... Oui, c’est vrai.
Qu’est-ce que ça veut dire « que le sucre fonde » ? C’est un mouvement de translation. Les
particules du morceau de sucre, là, se détachent, tombent dans le fond, vous avez beau agiter
avec votre petite cuillère, vous précipiterez le temps mais faut attendre que le sucre fonde.
C’est-à-dire dans un système clos, il y a toujours une ouverture, parfois le temps a prise sur
le système. Si bien que, de ce point de vue, vous direz, là, on va retomber en plein sur le
commentaire littéral de Bergson, vous pourrez dire : le mouvement de translation, les
particules de sucre qui se séparent du morceau (c’est un mouvement de translation encore une
fois), marque le passage d’un premier état du Tout à un second état du Tout..., c’est-à-dire, le
passage d’un état où, vous avez « sucre dans l’eau » à un autre état du Tout où vous avez
« eau sucrée ». Il a fallu du temps réel pour passer de l’un à l’autre.

Bergson n’en demande pas plus. Il faut bien qu’il y ait une ouverture qui relie le système
artificiellement clos, c’est-à-dire que le système ne soit clos qu’artificiellement. Mais qu’il
garde un rapport avec l’Ouvert, parfois le temps réel... il faut attendre que le sucre fonde.
Tout ceci pour dire quoi ? En quel sens finalement Bergson peut traiter comme équivalent les
notions de durée, de Tout, LE Tout et UN Tout. - A quelle condition finalement ? A condition
de bien séparer les deux concepts d’« ensemble » et de « Tout ». L’ensemble, c’est quoi ?
D’après la lettre qui me semble du bergsonisme, il faudrait dire « l’ensemble, c’est une
réunion de parties dans un système artificiellement clos ». Et c’est très vrai que le mouvement
de translation est une relation entre parties. Le « Tout », c’est quoi ? Le « Tout », c’est
l’Ouvert, c’est le rapport du système avec l’Ouvert. C’est-à-dire, c’est le temps réel ou la
durée. « Durée » égale « Tout ». Par là même, devrait devenir comme limpide, la formule
complexe de tout à l’heure : « le mouvement comme relation entre parties... exprime un
changement comme affection du Tout ».

Si bien qu’à la limite... [Intervention dans la salle] Une seconde, tu diras après si il y a...

A la limite, qu’est-ce que serait notre conclusion, pour essayer de voir l’ensemble de cette
troisième thèse bergsonienne sur le mouvement. Ca reviendrait à dire : « écoutez, il faut
distinguer trois niveaux ». Il faut distinguer trois niveaux... Voilà. J’essaie maintenant,
j’essaie de vous avoir donné juste assez de données pour comprendre cette thèse compliquée.

Trois niveaux qui seraient trois niveaux de quoi ? Je prépare ce que j’ai encore à dire
aujourd’hui, à part... Peut-être, j’en sais trop rien, mais c’est ça qui nous intéressera tout à
l’heure, peut-être trois niveaux qui appartiennent à ce qu’il faut appeler l’image. Mais peu
importe. Ces trois niveaux, ce serait quoi ?

Premier niveau : les objets dans l’espace. Objets qui sont des parties. [Blanc sur la bande]
Mais contrairement aux logiciens, il dirait le « Tout » n’en a pas moins un sens. Simplement,
c’est pas l’ensemble de tous les ensembles. Le Tout qui est de la durée, c’est-à-dire de
l’Ouvert ou du changement.

Deuxième niveau : le mouvement, qui est essentiellement relatif aux objets dans l’espace, le
mouvement de translation qui est relatif aux objets dans l’espace, mais qui rapportent ces
objets dans l’espace à la durée. D’où : le mouvement dans l’espace exprime la durée. Si bien
que maintenant, je ne me contenterai pas de dire, voyez comme ces trois niveaux, je ne me

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contenterai pas... ces trois niveaux... Je retrouve exactement... Au niveau des objets et des
ensembles artificiellement clos, c’est quoi ? C’est l’équivalent de ce qu’il appelait tout à
l’heure, les coupes immobiles. C’est l’équivalent des coupes immobiles instantanées. Le
« Tout », le troisième niveau, c’est l’équivalent de la durée. Et je dirais, en quel sens, le
mouvement de translation, c’est-à-dire, le mouvement dans l’espace, en quel sens, le
mouvement dans l’espace exprime la durée ou exprime t-il de la durée ? Maintenant, je peux
dire mieux : il exprime de la durée exactement dans la mesure où le mouvement dans l’espace
rapporte, les objets entre lesquels il s’établit à la durée, c’est-à-dire au Tout. La translation
exprime une perturbation plus profonde.

Voyez, cette fois-ci, j’ai une distinction triatique. Le mouvement, c’est ce qui rapporte les
objets dans l’espace à la durée et ce qui rapporte la durée aux objets dans l’espace. Le
mouvement, c’est ce qui fait que les objets dans l’espace durent malgré tout, si clos que soit le
système artificiel où je les considère. Et c’est ce qui fait en même temps que la durée
concerne, non seulement ce qui se passe en moi mais ce qui se passe dans les choses. Donc, le
mouvement dans l’espace, là, à la double, à la situation charnière (c’est pour ça que c’était le
niveau deux), de rapporter les objets dans l’espace au Tout, c’est-à-dire à la durée et le Tout
aux objets dans l’espace. C’est exactement en ce sens donc, que le mouvement de translation
exprime du changement ou de la durée.

Ouais. A une condition. On a presque fini mais pas tout à fait fini. A une condition. Ce ne
marcherait que, voyez, que si mes trois niveaux sont communicants. Il faut que mes trois
niveaux soient communicants. Il faut que le mouvement de translation opère de telle façon
que, sans cesse, les objets découpables dans l’espace soient rapportables à la durée et la durée
rapportable aux objets. En d’autres termes, rien ne marcherait dans le système si la durée
n’avait pas d’elle-même un étrange pouvoir, de se diviser et de se réunir et de ne cesser de se
diviser et de se réunir. Elle se divise en autant de sous-durées. Elle se divise en autant de
rythmes, de sous-durées, qu’il y a d’objets dans l’espace concernés par le mouvement,
concernés par tel mouvement et inversement, ces objets se réunissent dans une seule et même
durée. La durée ne cesse d’être... à chaque instant, le mouvement de se diviser et de se réunir.

Or, qu’est-ce que c’est ça ? Qu’est-ce que c’est ? Tous ces exemples, on en aura besoin,
c’est pour ça que j’insiste sur la succession des exemples. Le verre d’eau, là. Un autre
exemple surgit dans un livre très étrange de Bergson. Livre qui a une longue histoire et qui
s’appelle Durée et simultanéité.

Durée et simultanéité, je dis, là, j’ouvre très vite une parenthèse, c’est un livre très spécial
dans l’ensemble des livres de Bergson, car c’est un livre où Bergson prétend se confronter à
la théorie de la relativité de Einstein. Et il a l’air de critiquer cette théorie de la relativité. Et
ce livre est à la fois très déconcertant parce que, on a l’impression, quelque chose, que ça va
pas, que ça va pas. Et puis, on est parfois ébloui, alors, par aussi, des moments qui vont
extraordinairement bien. Mais en gros, le ton est : « Et bien, Einstein n’a pas compris ».
Qu’est-ce que Einstein n’a pas compris et que Bergson veut faire savoir ?

Est-ce que Bergson est capable de discuter avec Einstein scientifiquement, c’est-à-dire
physiquement ? Oui, sans doute. Sans doute, il était très savant Bergson. Il savait beaucoup de
mathématiques, de physique, c’est pour ça que ça me gêne quand on... Ce qui ne va pas dans
Durée et simultanéité, quand on l’interprète sur l’insuffisance des données scientifiques de
Bergson. J’y crois guère parce que... ces données scientifiques... Je crois que... Ca doit pas
être ça si quelque chose ne va pas. Et pourquoi quelque chose va pas ? C’est que Bergson lui-
même a répudié ce livre, a refusé toute réimpression de son vivant. Et c’est même, c’est
même assez récemment, que malgré... Même dans son testament, il a interdit la réimpression
et puis, on l’a réimprimé, heureusement, moi je trouve... C’est... Heureusement et ça, ça pose
un problème. Ca pose un problème moral qui nous occupera or on l’a réimprimé donc on le
retrouve ce livre. Et qu’est-ce qui est gênant en effet, c’est qu’on sait pas très bien. Est-ce que
c’est Bergson critique de la science, Bergson critique de Einstein, mais il y aurait un côté

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quand même bizarre. Nous... - - Remarquez que, depuis la dernière fois, nous sommes mieux
armés pour comprendre ce qu’il voulait, de tout évidence dans Durée et simultanéité, il ne
s’agissait pas pour lui de critiquer la relativité, ça, pas du tout, ce serait une idée de dément.
Ce qu’il voulait de très, très différent, c’était : proposer et faire la métaphysique de la
relativité. Vous vous rappelez son idée. Il y a une science moderne qui se distingue de la
science ancienne. Et la distinction « science moderne »-« science ancienne », elle est très, très
facile à énoncer. C’est l’histoire des moments privilégiés. La science moderne, c’est le
rapport du mouvement à l’instant quelconque. La science ancienne, c’est le rapport du
mouvement à l’instant privilégié. Et il ajoutait. Bergson ajoutait. Mais c’est bizarre. Si la
science moderne, c’est bien ça, à savoir : prendre le temps comme variable indépendante,
jamais on a fait la métaphysique de cette science-là. Car la métaphysique dite moderne s’est
finalement greffée sur la métaphysique antique. Elle a raté sa grande occasion. Sa grande
occasion, ça aurait été de faire la métaphysique qui corresponde à cette science-là. A science
nouvelle, métaphysique nouvelle. Puisque, le monde moderne, apportait une science nouvelle,
la science qui consistait à traiter le temps comme variable indépendante, c’est-à-dire, à
reconstituer le mouvement à partir de l’instant quelconque et bien, il fallait une nouvelle
métaphysique, c’est-à-dire, une métaphysique du temps et pas de l’éternel.

C’est ce que Bergson préfère, euh, prétend faire avec la durée. Une métaphysique du temps
réel au lieu d’une métaphysique de l’éternel. Alors, c’est normal qu’il se confronte à Einstein.
Parce que la théorie de la relativité, c’est..., c’est une espèce de moment privilégié dans
l’évolution de la science moderne. Il ne s’agit pas pour Bergson de critiquer la théorie de la
relativité, il s’agit de se demander quelle métaphysique peut correspondre à une théorie aussi
nouvelle que la théorie de la relativité ?

Or, c’est dans le cadre d’un tel livre, on verra, et on ne pourra voir pourquoi que bien plus
tard ; c’est dans le cadre d’un tel livre que Bergson nous dit ceci. Il dit, vous savez, Einstein,
il ne nous parle que de la simultanéité des instants et... et la théorie de la relativité, c’est d’une
certaine manière, une théorie de la simultanéïté-instants. Quand est-ce et en quel sens peut-on
dire que deux instants sont simultanés ?

Mais dit Bergson, jamais, on aurait, jamais, on arriverait à l’idée d’une simultanéité des
instants si d’abord il y avait autre chose. Et c’est là, qu’il lance son idée : tout simultanéité
d’instants présuppose d’abord un autre type de simultanéité qui est la simultanéité des flux. Et
Bergson lance la notion de simultanéité de flux. Et la simultanéité de flux, voilà l’exemple
qu’il nous donne qui est aussi bon, aussi précieux pour nous, on le verra tout à l’heure, que le
verre d’eau sucré.

Il dit voilà, je suis, je suis sur la rive, je suis sur la rive et y a des flux. L’eau qui passe.
Premier flux : l’eau qui passe. Deuxième flux : ma vie intérieure. On dirait aujourd’hui, « vie
intérieure » (pour ceux qui aimerait pas ça), on dirait aujourd’hui (mais ça revient exactement
au même) une espèce de monologue intérieur. Mais « monologue », c’est trop langage, vaut
mieux « vie intérieure » ; ma « vie intérieure », c’est pas que ce soit formidable, c’est un flux.
Et puis, un oiseau. Un oiseau qui passe. Trois flux. Pourquoi est-ce qu’il faut au moins trois
flux ? Et bien, remarquez que, c’est une figure très variable ces trois flux. Car tantôt, je les
saisis en un ; espèce de rêverie là, où la continuité de ma vie intérieure, l’écoulement de l’eau
et la traversée ou le vol de l’oiseau tendent à s’unir dans un même rythme. Puis tantôt, j’en
fais trois.

Pourquoi est-ce qu’il faut toujours trois ? Et bien, il faut toujours trois parce qu’il y a
toujours deux flux ; étant donnés, il faut bien un troisième pour incarner la possibilité de leur
simultanéité ou non, à savoir, la possibilité qu’ils soient réunis dans un même troisième ou
qu’ils se divisent. Possibilité de réunion ou de division.

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Gilles Deleuze Cours du 17.11.81 [2B (502)] transcription : Lucie Marchadié

- Gilles Deleuze : « Or cette possibilité de réunion division qui appartient à la notion de flux,
elle dépend de quoi sur les trois flux du flux de ma vie intérieure ? C’est mon monologue
intérieur qui tantôt réunit les trois flux y compris lui-même, tantôt divise les trois flux en
saisissant les deux autres comme extérieurs à ma vie intérieure, à ma durée. C’est une espèce
de cogito de la durée qui s’exprimerait non plus sous la forme "je pense" mais "je dure", c’est
à dire tantôt je réunis et tantôt je sépare les flux dans une même durée. En d’autres termes
c’est par l’intermédiaire de ma conscience que j’ai le pouvoir de saisir tantôt les flux comme
un et tantôt comme plusieurs. Pourquoi j’introduis ça ? Parce que là, alors, on a la formule
complète. Si ma durée c’est cette capacité de se diviser, de se subdiviser en flux, ou de réunir
les flux en un, vous voyez bien comment ma conscience est comme l’élément actif qui fait
communiquer les trois niveaux de, ce que j’appelle provisoirement, de l’image.

Rappelez vous : Les trois niveaux de l’image c’est, encore une fois, les objets pris dans des
ensembles c’est à dire dans des systèmes artificiellement clos. Le Tout d’autre part, à l’autre
extrémité, comme durée, comme changement, comme perturbation. Puisque le Tout ne peut
se définir qu’en fonction de ces perturbations. Le Tout est fondamentalement passage, le Tout
est fondamentalement changement de tension, et justement un changement de tension ce n’est
pas localisable. Un changement de tension, une différence de potentiel, ce n’est pas
localisable. Ce qui est localisable c’est les deux termes entre lesquels la différence s’établit.
Mais la différence même concerne un Tout. Le Tout marche par différence. Il fonctionne par
différence.

Donc le Tout, c’est-à-dire l’Ouvert, le changeant, la durée. Le mouvement, troisièmement ou


plutôt deuxièmement entre les deux, le mouvement dans l’espace... le mouvement de
translation... je dis que le mouvement de translation rapporte les objets à la durée et rapporte
la durée aux objets. Quand les objets se rapportent à la durée c’est comme si... les flux se
réunissaient en un, quand la durée, le Tout, se rapporte aux objets c’est comme si, au
contraire, la durée se divisait en sous durées, se divisait en flux distincts, et vous avez le
mouvement perpétuel par lesquels les flux se divisent et par lesquels les flux se réunissent. En
d’autres termes, c’est comme ma conscience, au sens le plus psychologique qui soit, c’est ma
conscience psychologique qui assure la ventilation des trois niveaux.

- Si bien que je peux dire maintenant et c’est pas par hasard, c’est que de même que je disais,
le vivant a une affinité avec le Tout, à plus forte raison, les systèmes psychiques ont une
affinité avec le Tout. Si bien qu’à la limite même d’une espèce de manière progressive très
bizarre, je pourrais composer les vivants et à plus forte raison les êtres psychiques, je pourrais
les composer entre eux jusqu’à ce que j’arrive à une seule et même durée qui sera le Tout
avec un grand T. En tous cas pour le moment, on a juste commenté cette troisième thèse de
Bergson... à savoir non seulement l’instant est une coupe immobile du mouvement, mais, le
mouvement est une coupe mobile de la durée. Thèse qui reprend l’ensemble puisque... Le
mouvement est une coupe mobile de la durée ? Oui, parce que : il rapporte les objets isolés ou
isolables à la durée fonctionnant comme Tout et rapporte la durée fonctionnant comme Tout
aux objets dans lesquels la durée va se diviser en sous durées.

Alors ce que je voudrais dire avant que vous vous reposiez, c’est : bon et bien, qu’est-ce
qu’il nous reste ? Enfin évidemment, ça suppose que vous ayez suivi là ... mais je crois que ce
n’était pas trop trop difficile. Ce qu’il nous reste, c’est maintenant poser une question alors un
peu ... on prend un peu d’écart vis à vis de Bergson, à savoir, bon : est-ce que tout ça ça a des
conséquences, bon je schématise mon changement de plan, est-ce que ça a des conséquences
pour le cinéma, pour l’image de cinéma ? Après tout, c’est presque l’épreuve de ce sujet tel
que je voudrais le traiter cette année. Qu’est-ce que ça veut dire ? Je vais le dire ce qu’il
s’agirait de se demander. Mais on ne peut pas se demander s’il n’y a pas déjà une évidence
que ça marche. Alors ça dépend de vous tout ça... La question que je me pose c’est :
Supposons que l’image de cinéma soit l’image mouvement... ce qu’il convient d’appeler

32
image mouvement est ce que ce n’est pas cette image constituée par les trois niveaux que l’on
vient de voir ? Des objets, des mouvements, un tout ou une durée. Et l’image mouvement
consisterait exactement en ceci : elle rapporte les objets... le mouvement rapporte les objets à
la durée et sous divise la durée en autant de sous durées qu’il y a d’objets... donc
communication entre les niveaux.

Est-ce qu’il y a ça ? Essayons de situer là un des concept, des très gros concept
cinématographique. Qu’est ce qu’on appelle un cadrage ? Ca serait déjà profitable si on
arrivait à des définitions très simples, les définitions sont toujours beaucoup trop
compliquées. Qu’est-ce que c’est l’opération de cadrer au cinéma ? Moi je dirais... et bah
c’est très simple, cadrer c’est constituer un système artificiellement clos. En d’autres termes,
cadrer c’est... choisir et déterminer les objets et êtres qui vont entrer dans le plan. On ne sait
pas encore ce que c’est qu’un plan. Les objets qui vont entrer dans le plan sont déterminés par
le cadrage et méritent dès lors, en tant qu’ils appartiennent déjà pleinement au cinéma, un
nom spécial. On peut les appeler, par exemple, Pasolini propose le nom de cinéme : [Deleuze
épelle] C.I.N.É.M.E. Il dit, bah oui, les objets qui font parti d’un plan, appelons les : cinémes.
Cinéme...c’est peut être dangereux, vous sentez que la linguistique n’est pas loin, c’est-à-dire
qu’il veut faire un truc, il veut déjà introduire un parallèle...alors nous, il faudrait se méfier de
cinéme, alors n’importe quoi, vous pouvez les appeler « kinoc-objets »... les « kinoc-objets »,
vous pouvez les appeler n’importe comment. Les objets-cinéma quoi. C’est le cadrage qui les
détermine. Voilà. Vous voyez il n’y a aucun inconvénient à dire , bah oui, le cadre c’est un
système, c’est l’établissement d’un système artificiellement clos dont le cinéma a besoin.
Déjà, à ce moment là tout peut rater ou pas, on va voir...

Deuxième chose, deuxième niveau : Un mouvement relatif s’établit entre ces objets, vous
me direz le... j’entends bien que le deuxième niveau c’... je fais de l’abstraction...c’est... c’est
pas il n’y a pas d’abord ceci et puis... mais sans doute les objets n’ont été choisis qu’en
fonction de ce mouvement déjà... Mais la détermination du mouvement relatif entre les objets,
qu’est ce que c’est ça ? La détermination du mouvement, et qu’est-ce qui me fait dire du
mouvement relatif, mais en fait il y a plusieurs mouvements...alors ajoutons : la détermination
du mouvement relatif composé entre ces mouvements, qui s‘établit entre ces mouvements,
quitte à le justifier plus tard, je dirais, c’est ce que j‘appelle un plan. Pour moi ça a l’avantage
dans cette bouillie des définitions du plan, d’introduire une proposition de définition du plan.
Elle soulève toutes sortes de difficultés, je le dis tout de suite, mais on ne peut s’en rendre
compte que... tout à l’heure. Voilà, supposons pour le moment, on changera tout si ça marche
pas, mais posons comme point de repère, comme guide, je propose comme définition du plan
donc : la détermination du mouvement relatif composé entre les objets, qui eux ont été
déterminés par le cadrage. Au plan correspond, si vous voulez comme axe, si je cherche un
mot : le découpage.

Qu’est ce que c’est "découper" au cinéma ? Et bien, découper c’est... : déterminer le


mouvement complexe relatif... qui réunira les objets cadrés et se divisera entre les objets
cadrés de telle manière que quoi ? Sans doute il faudra ajouter à « de telle manière que »
quelque chose ? Aussi il y a un troisièmement. Mais alors découper un roman par exemple,
découper un roman dans un scénario c’est quoi ? Je crois que c’est très exactement, découper
ça veut dire là une chose très simple, une opération très simple, très difficile à faire, à savoir :
choisir les mouvements complexes qui vont correspondre à un plan et puis à autre plan. Je dis
de telle manière que, de telle manière que quoi ? Et bien, il faut choisir le mouvement relatif
complexe qui constitue le plan de telle manière qu’il rapporte l’ensemble des objets cadrés, à
quoi ? A un Tout. C’est à dire à une durée. Un Tout, c’est-à-dire à une durée.

Ah bon, parce que le cinéma s’occuperait fondamentalement de la durée au sens


Bergsonien ? Peut être, on ne sais pas encore, mais enfin... Mais, la manière dont le
mouvement relatif composé entre les objets, c’est-à-dire un plan... se rapporte par son
mouvement au Tout implique et passe par le rapport de ce plan avec d’autres plans. Si bien
que...si bien que...ce troisième niveau comme concept cinématographique, à savoir le rapport

33
du plan avec un Tout que le mouvement dans l’espace présent dans le plan est censé
exprimer, renvoie exactement au concept de montage.

On aurait donc déjà trois concepts cinématographiques...qui répondraient... en somme je ne


fais rien là, je ne fais que...j’essaie... ce qui m’ennuierait c’est que ça ait l’air d’une
application... Vous ne voulez pas là il y a quelqu’un... je crois que c’est... votre mouvement...
non, vous n’êtes pas sur une prise là, non...Qui est ce qui fait ça alors ?... ah, c’est peut être de
l’autre côté ?... Il n’y a pas quelqu’un qui s’appuie sur quelque chose, non ?... Vous
comprenez je ne voudrais pas que ça ait l’air d’une application, il faudrait... c’est autre chose
dans mon esprit certes... Voilà, alors quitte à faire des applications, c’est pour... je vois
quelqu’un qui a dit ça très bizarrement, qui a... qui est le plus proche de ce que j’essaie de...
c’est, je viens de le citer, c’est Pasolini. Pasolini... ce qui compromet tout c’est la manière,
mais ce n’est pas la seule fois, c’est la manière dont la linguistique frappe partout, donc elle a
frappé là et c’est terrible. Quand la linguistique frappe, plus rien ne repousse.

Alors c’est très simple, lui il est tellement obsédé par son histoire de linguistique et
d’application de la linguistique au cinéma que la pureté de ses schémas en est compromise.
Mais si j’essaie...la pensée de Pasolini elle est très complexe, si j’essaie d’en extraire un
aspect, je ne prétend pas vous donner le tout de la pensée de Pasolini, il est très sensible à une
espèce de division tripartite de l’image... où Pasolini nous dit : et bien voilà je vous propose
de distinguer dans l’image de cinéma... les cinémes... le plan... et le plan séquence idéal.
Voilà. Et il dit : on ne peut comprendre le cinéma qu’à partir de ces trois concepts. Et bien... il
se croit linguiste, en fait il est bergsonien quoi...il n’y a pas de honte, c’est même mieux.
Parce que, prenons mot à mot, comment il conçoit. Pour les cinémes c’est relativement
simple, encore une fois c’est la détermination des objets qui entrent dans un plan et ils sont
déterminés par le cadrage. C’est ça qu’il propose d’appeler cinéme. Alors, là où ça tourne, là
où ça tourne d’une manière qui ne peut pas nous convenir pour le moment, on aura à voir tout
ce problème cinéma/langage mais enfin c’est, c’est un problème... où ... déjà on a déjà trop
parler... il faut, il faut arrêter sur ce point... il faut laisser les choses se reposer. Parce que lui,
son idée c’est que, une fois dit que certains linguistes ont découvert que, il y aurait peut être
un phénomène dit de double articulation dans le langage, il veut trouver l’équivalent d’une
double articulation dans l’image de cinéma. Alors il dit : la première articulation ce serait le
plan et la seconde articulation ce serait les cinémes. Si bien que, il pourrait écrire : plan sur
cinéme égal équivalent de monème en linguistique sur phonème. Cet aspect je le dis pour le
moment en tous cas du point de vue où nous en sommes ça ne nous intéresse pas du tout. En
revanche ce qui m’intéresse beaucoup, c’est ce premier aspect de l’image : les objets
déterminés par le cadrage égal cinémes.

Troisième aspect. Il dit, et là tous les cinéastes ont toujours dit ça - je pense à des textes de
Eisenstein, qui sont aussi tellement frappant à cet égard - enfin, il dit : "Finalement, un film ça
vaut rien s’il n’y a pas un Tout." La notion de totalité au cinéma. Là dessus, si les cinéastes se
distinguent, si les grands metteurs en scène se distinguent c’est que, ils n’ont vraiment pas la
même manière d’actualiser le Tout, ni de le concevoir, ni de l’actualiser. Mais l’idée de Tout
c’est que : il y a toujours une totalité qui ne fait qu’un avec le film, et qui a un rapport
variable avec les images mais qui ne tient jamais en une image. D’où toute une école dira que
la totalité c’est l’acte du montage.

Donc, il y a un Tout. Supposons qu’il y ait un Tout. Ce tout, on peut même le concevoir
comme le Tout...le Tout absolu, le Tout universel. C’est ce que Pasolini appelle : plan
séquence idéal. Plan séquence idéal et il dit finalement ce plan séquence idéal, vous
savez...c’est quoi ? C’est la continuité cinématographique par opposition à quoi ? Par
opposition à la réalité du film. Vous voyez la continuité cinématographique, en effet, ce qui
existe ce sont des films... la continuité cinématographique à travers les films, elle est par
nature idéale. Pourquoi est ce que c’est idéal le plan séquence au sens de Pasolini ? On verra
ça posera toutes sortes de problèmes en effet, comme dit Pasolini, il ne croit pas au plan
séquence il n’en fait pas lui, bon... il ne fait pas de plan séquence au sens technique qu’on n’a

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pas encore vu... mais vous le savez je suppose, ou beaucoup... c’est un cinéaste qui n’est pas
du tout dans le sens de la recherche du plan séquence. Mais pourquoi il n’est pas à la
recherche du plan séquence ? C’est parce que pour lui le plan séquence ne se confond qu’avec
l’idéal cinématographique, à savoir une continuité infinie, et il s’exprime comme ça, et une
durée infinie. Continuité et durée infinie de la réalité. Là on ne peut pas parler en termes plus
bergsoniens. Si bien que, il dit : bah oui...le plan séquence si il existait et bien il n’aurait pas
de fin. Ce serait l’ensemble, ce serait la totalité du cinéma à travers tous les films. Ce serait la
reproduction de la continuité et de l’infinité du réel. Si bien qu’il est purement idéal.

Alors ce qu’il reproche, vous voyez ce qu’il reproche aux... aux cinéastes du plan séquence...
ce qu’il reproche aux cinéastes du plan séquence, qui ont fait des plans séquences, c’est
d’avoir cru que le plan séquence était actualisable comme tel... alors qu’il indique une
continuité idéelle, une continuité idéelle égale à tout le cinéma. Et il dit : lorsqu’on essaie
d’actualiser le plan séquence en faisant un plan séquence réel, qu’est ce qu’on tombe...là c’est
très curieux, il dit, là ça faiblit parce que c’est manifestement faux, mais ça lui est utile de le
dire : on fait du naturalisme. Quand on essaie de réaliser un plan séquence, le plan séquence
est l’idéal. Il dit d’accord. Mais justement c’est tellement un idéal, c’est tellement la
continuité idéelle et l’infinité de cette continuité idéelle que vous ne pourrez jamais le
réaliser. Si vous essayez de réaliser un plan séquence vous tombez dans le plus plat
naturalisme. Alors peu importe si c’est juste sa critique mais il en a besoin, il a besoin de dire
ça parce que quelle est son idée ? C’est que le plan séquence idéel, il ne pourra pas être réalisé
par des plans séquence, il ne pourra être réalisé que par des plans, que par des plans tout
court... que par des plans tout court renvoyant les uns aux autres par... renvoyant les uns aux
autres par l’intermédiaire d’un montage. En d’autres termes, c’est le montage de plans et non
pas le plan séquence réel, c’est le montage de plans qui est seul capable de réaliser le plan
séquence idéal. Vous voyez, alors on voit bien ce qu’il veut dire.

Il a donc...il a donc ces trois niveaux d’image. Les cinémes, c’est-à-dire les objets retenus
déterminés par le cadrage... le plan mobile... le montage par lequel chaque plan et l’ensemble
des plans renvoient au Tout, c’est à dire au plan séquence idéal. Vous voyez ce qu’il veut
dire, il a un texte qui me paraît très intéressant, il dit : oui le plan séquence idéal c’est une
continuité analytique, c’est la continuité analytique du cinéma à travers tous les films. Or on
ne peut pas le réaliser. Tous les efforts pour réaliser ça directement tombent dans le
naturalisme et engendre l’ennui dit-il. Et là il a des choses dans la tête... et c’est pas, c’est pas,
ce qu’il a dans la tête c’est... tous les essais de... tous les essais de...oui de plans séquences
infinis du type Warhol. Alors, bon... en fait la continuité analytique idéale du cinéma à travers
tous les films ne peut être réalisée que sous une forme synthétique, c’est-à-dire synthèse de
plans opérée par le montage. Si bien que la continuité d‘un Tout dans un film est
fondamentalement synthétique alors que la continuité du cinéma à travers tous les films, ça,
est un pur idéal, est un pur idéal analytique.

Alors, vous voyez en quel sens je peux dire : dans une telle distinction tripartite opérant dans
l’image... et bien il faut dire oui. Vous avez les objets découpés, découpés par le cadrage.
Vous avez le mouvement composé, relatif aux objets, constitutifs du plan et le mouvement
relatif rapporte les cinémes, c’est-à-dire les objets, au Tout, lequel Tout se divise en autant de
sous durées qu’il y a d’objets lesquels objets se réunissent en une seule et même durée qui est
celle du Tout.

Donc votre trinité - cadrage, plan ou découpage, montage - traduirait ces trois aspects de
l’image. Et en ce sens on pourrait dire, oui l’image- mouvement, voilà. Mais du coup on
apprendrait que toute image n’est pas comme cela, et non c’est ça qu’on est en train de
découvrir, on s’est installé dans un... une image qui est peut être un type d’image très spéciale
c’est-à-dire qui est un type d’image proprement cinématographique et qui n’est peut être pas
le Tout des images cinématographiques et peut être même une espèce... un cas spécial
d’image cinématographique. L’image - mouvement, ce serait quoi ? Ce serait l’image telle
qu’on vient de la définir depuis le début. Ce qu’il faudrait appeler l’image - mouvement ce

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serait une image telle que : le mouvement y exprimerait de la durée, c’est-à-dire un
changement dans le Tout... En d’autres termes où le plan serait une coupe mobile de la durée.
Et étant une coupe mobile de la durée, comprenez bien, étant une coupe mobile de la durée...
il rapporterait les objets déterminés par le cadre, il les rapporteraient ces objets déterminés par
le cadre au Tout qui dure et il rapporterait le Tout qui dure aux objets.

et c’est ça, donc, que nous pourrions appeler image - mouvement, avec des problèmes toutes
sortes de problèmes qui surgiraient à savoir : est-ce que c’est propre au cinéma ? Je vous dis
tout de suite que, il me semble que oui mais il faudrait le montrer. Toute autre question : est-
ce que c’est le seul type d’image propre au cinéma ? Réponse que je crois évidente : non. Il y
aurait d’autres choses que des images - mouvements au cinéma.

Bon bon bon, mais là au point où on en est, c’est là que... il va alors falloir invoquer alors
des exemples. Qu’est ce que ça veut dire que dans l’image - mouvement cinématographique
le mouvement exprime de la durée, c’est-à-dire le mouvement dans l’espace exprime
l’affection du Tout, un changement ou une affection du Tout ?

Voilà , on se repose là. Vous vous reposez. Je reprends dans dix minutes, un quart d’heure.

[Coupure]

Je sens votre fatigue légitime

Voilà, je vais vous donner des exercices pratiques à faire. [Un étudiant : - Ah, le meilleur
moment !] Toute une série d’exercices pratiques.

Donc, nous disposons maintenant d’une formule développée, la formule développée de


l’image - mouvement. L’image - mouvement est : l’image d’un mouvement de translation qui
rapporte des objets déterminés, sous-entendu par le cadrage, à un Tout et qui rapporte ce Tout
aux objets dans lesquels ils se divisent dès lors. Vous voyez, en ce sens le mouvement de
translation traduit un changement comme affection d’un Tout. Voilà. Alors, on pourrait
presque rêver d’une série où... il faudrait rêver d’une chose... je pense pas l’inventer, une
chose, au contraire... une chose où les exemples cinématographiques joueraient exactement...
si vous voulez un rôle, le même rôle que les exemples musicaux quand on parle de musique.
Alors j’aurais une suite d’exemples. J’aligne très vite une suite d’exemples et de problèmes et
l’on reprendra là la prochaine fois. Sur cette formule développée donc : objets, mouvements
relatifs entre les objets, tout, un Tout ou une durée. Je me dis et bien, il faudrait chercher... il
faudrait chercher comme des plans puisque c’est le plan qui expose le mouvement. Le
mouvement qui rapporte les objets au Tout et le Tout aux objets. Il faudrait chercher une série
de plans où cela apparaît très clairement à des niveaux différents. Je me dis : un mouvement
de translation qui exprime une durée... Je vois, là vous pourriez, ce serait à chacun de vous
de... Je cite comme au hasard, ce n’est pas des... je vois un film de Wylder... de William on
me dit... William Wylder : Lost Week-end, où il y a... »

(intervention des étudiants sur l’attribution du film à un autre cinéaste)

Une étudiante : - Mais non, ce n’est pas le même... Wilder, ce n’est pas le même.

G. D. : « Ce n’est pas Billy non... ce n’est pas Billy ? C’est Billy ? »

Un étudiant : - Non, non.

Une étudiante : -The Lost Week-end, c’est de Billy Wilder.

G.D. :« Ah bon, et bien vous voyez, mon premier exemple... mais vous corrigerez vous
même... Tous mes exemples sont faux. [ rires dans la salle] D’ailleurs peut-être que... le plan
n’est pas... peut-être... Je crois que ça arrive tout le temps... Je ne serais pas le seul... Alors

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bon... Le film vous dites que c’est Lost Week-end... »

Etudiante : - Billy Wilder, Lost Week-end.

G.D. : « Vous êtes sûr ? Tu es sûr ? Où tu as vu ça ? [rires et brouhaha dans l’assistance] Bon,
enfin dans ce film vous avez une promenade. Bon, tout comme on dit la poursuite c’est très
important au cinéma, la poursuite... et bien je n’en suis pas sûr parce que la poursuite ce n’est
pas tellement un bon cas justement, la poursuite c’est bien un mouvement de translation dans
l’espace mais... ce n’est pas évident la durée qu’il exprime... Peut-être mais enfin la
promenade c’est beaucoup plus.. pour ce qui nous occupe, c’est très intéressant la promenade
au cinéma. C’est la promenade de l’alcoolique dans la ville. La promenade de l’alcoolique
dans la ville c’est un thème commun à la littérature et au cinéma. Il y a des pages inoubliables
de Fitzgerald là-dessus. Mais... là il y a quelque chose d’étonnant, c’est Ray Milland, là je
suis sûr de l’acteur au moins, il se balade là... et c’est vraiment, comme on dit : il court à sa
perte. C’est curieux l’expression « il court à sa perte ». Comparez l’expression « il court à sa
perte »... et puis quand ce sont des images, c’est quoi ? Et bien il s’agit que le déplacement
dans l’espace exprime véritablement cette durée de la dégradation, cette durée de la
décomposition... que le mouvement dans l’espace exprime un changement comme affection
d’un Tout. Il me semble que la promenade là du personnage dans la ville, la promenade de
l’alcoolique est un très très bon cas. Mais un cinéaste plus... actuel et qui lui ... il me semble
que c’est Wenders ? Si vous prenez » [coupure de la bande...]

« Ou de faire passer le Tout d’un moment où les deux sont séparés, à un autre moment où les
deux vont être à nouveau séparés. Donc, dans cette voie, il me semble qu’il y aurait beaucoup
de choses à...

Autre cas, non plus le mouvement exprime une durée, mais le mouvement dans l’espace
rapporte un ensemble d’objets artificiellement découpés à une durée. Là je fais
immédiatement une remarque. Il faut maintenir l’idée que les objets soient artificiellement
découpés, et le cadrage est vraiment, il me semble, l’opération la plus artificielle du cinéma.
Mais qu’est-ce qui définit un bon et un mauvais cadrage ? Il faudrait distinguer, il faudrait
presque poser un principe sacré en cinéma, un principe d’utilité. C’est pragmatique, un
principe pragmatique. Vous pouvez avoir des cadrages très insolites et même esthétiquement
merveilleux et ce ne sera rien que de l’esthétisme c’est-à-dire rien du tout. Quand quoi ?
Cadrer c’est toujours constituer un certain nombre d’objets en un ensemble artificiellement
clos. Ça ne vaut rien, c’est-à-dire : c’est de l’esthétisme si ce système fermé reste fermé - à ce
moment là c’est arbitraire. Je me dis, moi je me dis vous pouvez avoir d’autres goûts dans
beaucoup de... dans beaucoup de films surréalistes, bon, le caractère insolite du cadrage c’est
strictement néant. Vous retenez les objets les plus... au besoin les plus hétéroclites, vous les
mettez dans un système clos, seulement voilà, le système est fermé et ne s’ouvre sur aucune
durée.

Donc la condition du cadrage c’est d’instaurer un système clos mais de faire en sorte que ce
système clos s’ouvre d’un côté ou de l’autre, s’ouvre sur quelque chose qui va fonctionner
comme totalité... une fois dit que ce n’est jamais l’ensemble des objets qui définit la totalité.
C’est-à-dire : par ce côté ouvert, il y aura une opération du temps qui mord sur le système,
sinon le temps glissera là-dessus et vous auriez quelque chose que vous diriez poétique mais
qui n’est même pas poétique. Alors je prends des exemples,, de cadrages célèbres...là juste
pour orienter... chacun de vous a mille autres exemples. Loulou de Pabst... les grandes images
de la fin... Jack l’éventreur... dont le visage est dans certaines positions, parfois en gros
plans... et le sourire étonnant de Jack l’éventreur, comme s’il était délivré, il sourit devant
Loulou qui est tellement belle, et puis le visage de Loulou qui est vraiment pris... enfin bref...
vous voyez. Et puis, le couteau... y compris qui donnera objet à un gros plan ou à des gros
plans... le couteau à pain. Voilà, vous avez les deux visages, le couteau, la lampe qui éclaire le
couteau. Voilà un cadrage. Vous avez déterminé les objets du plan. Il est évident que, un tel
cadrage constitue un système clos mais ne fonctionne que dans la mesure où il s’ouvre de

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manière à ce que le temps réel morde sur le système, c’est-à-dire que l’on passe d’un premier
état du tout : la confiance de Loulou, le sourire de Jack l’éventreur... par l’intermédiaire du
couteau, on passe... il y a un changement dans le Tout... le visage de l’éventreur se referme, il
ne peut plus s’empêcher de fixer le couteau, il va assassiner Loulou, à la fin d’un processus de
décomposition, décomposition de Loulou elle - même.

Autre exemple de système artificiellement clos et qui va déterminer l’image cinéma. Le rôle
des... alors reprenons le verre d’eau... le verre d’eau sucrée ou d’autre chose. Le rôle des
verres dans le cadrage... Je dis ça, ce n’est pas que le verre soit plus important qu’autre chose
mais, comme c’est un bon système clos. La fameuse utilisation des verres, notamment par
Hitchcock... dans deux grands cas : la fameuse séquence n’est-ce pas, la fameuse image où
quelque chose est vu à travers le verre de lait... et puis le niveau du lait monte jusqu’à envahir
tout l’écran. Ça c’est, c’est une belle image, c’est ce qu’on appelle une belle image de cinéma.
Ou bien le fameux verre dans... c’est dans quoi ? dans Soupçons... j’espère... c’est de
Hitchcock Soupçons ? [réponse affirmative d’un étudiant] Vous voyez, pour une fois, c’est...
et bien, le fameux verre supposé être empoisonné... là vous avez bien un système clos alors...
et puis il monte l’escalier... il apporte le verre à sa femme...le visage de la femme, et puis... le
verre, le gros plan du verre. Voilà il me semble, dans quel sens j’essaierais de commenter les
opérations de cadrage comme détermination d’un système clos, mais à une condition : c’est
que le système artificiellement clos doit dans la même image être artificiellement clos et
cesser de l’être, et cesser de l’être en tant qu’il est rapporté par le mouvement de l’image, en
tant qu‘il est rapportéparlemouvement à une durée c’est-à-dire à un Tout qui change.

Deuxième... remarque. Deuxième ordre de remarque.Evidemment lorsque au second niveau


j’ai défini le plan comme détermination d’un mouvement relatif complexe entre les objets, ça
faisait appel à toute sorte... presque à une histoire du cinéma sur laquelle je passe. Parce que,
il est très certain que la notion... je rappelle vite pour mémoire, pour qu’on ne me fasse pas
des...ou qu’on ne me pose pas des questions sur ce point... que lorsque le cinéma a commencé
par une caméra fixe, le plan ne pouvait être compris d’une manière spatiale. Je veux dire,
c’était ou bien plan d’ensemble lointain, ou bien plan rapproché et même gros plan, ou bien,
plan du milieu et, pour que la caméra bouge il fallait changer de plan. C’est les conditions du
tout début. Le cinéma comme art passe, pour exister... entre autre... à partir du moment où la
caméra devient mobile c’est-à-dire où un même plan au sens nouveau peut réunir plusieurs
plans au sens ancien. Je dirais plus simplement, à partir du moment où le plan devient une
réalité temporelle et non plus spatiale. Cesse d’être... oui, plutôt : au moment où le plan cesse
d’être une découpe spatiale pour devenir un processus temporel. A ce moment là, le plan peut
se définir, y compris quand il est immobile, le plan peut se définir par le mouvement
complexe c’est-à-dire : soit le mouvement opéré par les choses et les êtres et pas par la
caméra, soit par le mouvement empêché qui relie les êtres et les objets cadrés entre eux. Si
bien que le plan désigne à ce moment là précisément, l’opération par laquelle le mouvement
rapporte les objets à un Tout.

Donc je parle bien du plan au sein d’une réalité cinématographique temporelle et non pas
d’une coupe spatiale. Mais alors qu’est-ce qui permet si je dis dès lors, un plan c’est une
image - mouvement, qu’est-ce qui permet de finir à tel moment ou de commencer à tel
moment ? Qu’est-ce qui fait l’unité du mouvement ? A ce niveau, on a aucun problème si
vous m’avez compris. L’unité du mouvement elle est très suffisamment déterminée par ceci,
un mouvement ne... ou plutôt des mouvements complexes ne font qu’un dans la mesure et
exclusivement dans la mesure où ils rapportent les objets entre lesquels ils s’établissent à un
changement dans le Tout. Donc le mouvement sera un ou multiple, suivant qu’il rapporte ou
non des objets cadrés au changement dans le tout. Si bien que finalement ce serait peut-être
très intéressant d’essayer de définir le plan en ce sens, au sens de réalité mouvante, au sens de
réalité...oui, dynamique, et plutôt que spatiale... de le définir par la manière dont il finit. Je
pense à ceci parce que c’est compliqué là, je vais très vite parce que je ne me souviens pas
assez des textes, hélas. Ce sont des textes par-ci par-là. Vous savez à quel point la littérature

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cinématographique est pour le moment encore en mauvais état... c’est à dire, c’est
beaucoup...les meilleures choses ce sont parfois des articles qui ne sont pas réunis et cætera...
Bon, c’est gênant... Mais dans l’ensemble des cahiers du cinéma... j’ai vu par-ci par-là des
choses qui me paraissaient très... des textes de Alexandre Astruc d’une part, qui il me semble
est un des meilleurs écrivains sur le cinéma qui soit...Des textes d’ Alexandre et des textes de
Rivette, où au passage d’un compte rendu de film... ce ne sont donc pas du tout des choses de
réflexion sur le cinéma c’est en passant comme ça, en rendant compte d’un film, il s’interroge
sur la manière dont chez tel ou tel auteur fini un plan. Si vous voulez... en effet de mon point
de vue c’est très bien : définir le plan par la manière dont ça finit et pas dont ça commence, ça
revient au même finalement. Mais c’est meilleur. Pourquoi ? Si c’est vrai que l’unité du plan
elle est temporelle, que si c’est vrai ce qui fait qu’un mouvement est un, c’est-à-dire fait un
plan, c’est sa puissance de rapporter les objets cadrés à un changement dans le Tout, c’est
évidemment la manière dont le plan finit qui est déterminante.

Or, je me souviens là, très confusément, de Astruc disant mais alors très vite... ce serait
presque pour la prochaine fois si vous y pensez vous me trouvez des choses chez... Il parle
des plans de Murnau et il dit : c’est curieux Murnau, c’est... les plans ça finit toujours comme
par une espèce de meurtre. Il ne parle pas d’un meurtre qui s’effectuerait sur l’image. Le plan
va à la mort...mais à une mort violente. Ah bon, tiens... Je ne vois même pas ce qu’il veut dire
mais... et je ne sais même pas bien si il dit ça, il dit peut être quelque chose d’autre, c’est
compliqué, j’ai pas le, j’ai plus le texte. Vous voyez, mais enfin supposons qu’on puisse dire
ça. Et puis beaucoup d’auteur, Bazin par exemple. Bazin lui parlait de la manière dont les
plans de Rossellini se terminent. Il disait, c’est génial ce que Rossellini a amené au cinéma...
et il essayait de le dire, la signature Rossellini comment un plan se termine. C’est cette fois
non pas dans une espèce de mort violente, il n’y a pas une mort violente du plan, il y a une
espèce d’extraordinaire sobriété qui est la sobriété Rossellini où le plan est réduit vraiment à...
finalement au mouvement le plus pur... toujours chercher, ça c’est la formule de Rossellini...
toujours chercher le mouvement le plus simple et le plus pur. Entre deux mouvements, choisir
le plus simple et le plus pur. Et amener le plan jusqu’à une espèce d’extinction naturelle. Le
plan lui même est comme, s’est lui même épuisé, il n’a plus rien à dire alors on passe à un
autre plan. Là ça serait comme une espèce de mort naturelle du plan Rossellinien. Enfin ces
mots sont très mauvais.

Et puis, je crois que c’est Rivette qui lui est amené aussi, et il me semble qu’il n’y a pas du
tout concertation entre eux trois, entre ces trois critiques de cinéma... Rivette lui, il parlait de
la fin, de la manière dont se finissent les plans Mizoguchi. Alors... là c’est très com ... parce
que c’est, c’est un des cinéastes qui fait le maniement de la mobilité de caméra la plus, la plus
complexe. Il a des mouvements extrêmement complexes. Alors, et ça se termine, là comme...
par une espèce de... j’ose à peine dire parce que ça devient trop facile. La mort violente du
plan chez Murnau, la mort naturelle et l’extinction chez Rossellini, par une espèce de suicide
du plan Mizoguchien, une espèce de hara-kiri là... parce que, noblesse oblige... Alors, je dis
pas ça du tout, là c’est pas du tout au point ce que je dis ce sont des souvenirs très confus.
C’est pour dire que la question : comment un homme de cinéma termine ses plans serait peut-
être déterminant pour comprendre, cette fonction du plan en temps que réalité dynamique.
C’est à dire le plan comme temps et non plus la coupe spatiale.

Enfin, dernière remarque, je veux dire cette histoire de Tout. Le plan... il est sensé exprimer
un changement dans le Tout. Bien... Sous entendu, le plan avec d’autres plans... Non déjà par
lui-même mais en ce sens il fait signe à d’autres plans. Puisque si le Tout est changement, il
ne cessera pas de changer donc un plan n’épuisera pas le changement dans le Tout. C’est
donc le plan avec d’autres plans, d’où le thème du montage qui va exprimer le Tout. On
tombe sur un dernier problème là que... j’ai ce qui s’appelle... parce que... il faudra, on n’a pas
encore même les moyens de le poser. C’est que ce Tout, mais qu’est-ce que c’est ? Parce
qu’enfin, où est-ce qu’il est ? En quoi il consiste ? C’est intrigant ce Tout... je veux dire, ça a
été beaucoup fait le discours sur le peu de réalité du cinéma. La réalité du cinéma... comme

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remarque tout le monde, dans le cinéma c’est bizarre que les gens ils y croient tellement alors
qu’il n’y a pas de présence. L’absence de toute présence, les objets cadrés ils ne sont pas là.

Bien plus, qu’est-ce qui est gênant dans le cinéma ? C’est pas qu‘il soit pas là, mais c’est
qu’ils n’ont jamais été là. Si c’était simplement qu’ils ne sont plus là, mais ils n’ont jamais été
là. Il n’y a pas de Tout au cinéma. Ou du moins le Tout, quoi ? Il existe que dans l’œil de
celui...du spectateur. Ou dans la tête du spectateur, pourquoi ? Vous n’avez même pas comme
au théâtre les éléments coexistants d’une scène, parce que le décors, vous pouvez toujours le
foutre ap ... le mettre après. Vous pouvez toujours le rajouter. Et en plus vous pouvez en
peindre, il y a des... il y a un moment dans l’histoire du cinéma, vous pouvez en peindre sur le
verre de la caméra du décor. Vous pouvez faire tout ce que vous voulez. A aucun moment un
Tout n’est donné ni donnable. Vous me direz ça convient puisqu’il est de l’ordre du temps.
Mais d’accord, mais c’est peut-être propre au cinéma. Il n’est absolument pas donné ce
Tout... dont il est pourtant question au cinéma. Il n’est pas là.

En un sens qu’est-ce qu’il y a ? Ils l’on tous dit : Poudovkine le disait très bien que ce qu’il y
a dans le cinéma, il y a des bouts de pellicules, un point c’est tout, des bouts de pellicules. Et
avec quoi je peux faire ce que je veux, je peux toujours en couper une, la mettre là... Mais ça
n’a jamais existé ça, ça n’a pas d’existence tout ça qu’est-ce que c’est ? Ce peu de réalité. Ça
il faudra bien que ça nous occupe par différence avec les autres arts. Et c’est pour ça qu’il y a
une opération fondamentale et que jusqu’à maintenant, au point où nous en sommes, le Tout
n’est pas saisissable ni définissable indépendamment d’une opération dite de montage. Si bien
que ce qui nous importerait dans une série d’exemples pour en finir avec tout ça, c’est : voir
de quelle manière des plans... sont supposés susciter, évoquer, déterminer le Tout qui n’est
pas donné. Comment par l’opération du montage, des plans sont susciteurs, des plans définis
précisément par la détermination du mouvement au sens où je l’ai dit, et bien... de quelle
manière est-ce que, elle suscite ce Tout qui n’existe pas ? Là aussi il n’y a peut-être pas de
réponse univoque. Et je ne veux pas dire, là ce ne serait pas du tout une théorie du montage
qu’il faudrait faire. Vous voyez mon problème est beaucoup plus précis. Le montage on sera
amené à en reparler plus tard mais... c’est... c’est tout à fait autre chose, c’est un aspect très
particulier du problème que je prends.

Par quelles opérations et comment, des plans dès le moment où ils sont montés suscitent-ils
un Tout qui n’existe pas ? Qui n’existe nulle part. Qui n’existe même pas sur la pellicule. Et
bien... je dirais il y a plusieurs réponses, alors là on... si vous voulez, il me semble ...réponse
je dirais, il y a une conception qu’on pourrait appeler - je sens encore une fois que ça
concerne le problème du montage en général - une conception qu’on pourrait appeler
dialectique. La dialectique. Conception dialectique du montage, je dis là les choses les plus
simples qui soient... c’est que : les plans, chaque plan et, les plans les uns par rapport aux
autres doivent jouer au maximum de mouvements opposables ou opposés. Chez Eisenstein
vous trouvez ça mais chez beaucoup de Russes vous trouvez ça, une conception dialectique
du montage. Et c’est par le jeu des oppositions de mouvements que le Tout est suscité. Et que,
le changement comme affection du Tout est présenté. D’où l’idée d’une dialectique du
montage.

Il y aurait une autre conception je me dis est-ce que ça n’a pas été une espèce d’originalité
du cinéma français ? Une conception cette fois-ci très différente du montage, je dirais
presque, du point de vue qui nous occupe... Vous voyez que je prend le problème du montage
non pas du tout pour lui même mais uniquement au niveau rapport mouvement/ Tout. C’est
uniquement sous cet aspect pour le moment qui m’intéresse. Je dis une première réponse,
supposons une réponse russe, ça a été... c’est en opposant les mouvements dans chaque plan
et dans les plans et d’un plan à l’autre que le Tout est suscité, que le Tout est évoqué. Dans
une conception française, je dis aussi bien Gance, L’Herbier mais même Grémillon plus
tardivement, il y a une conception très intéressante qui a été quand même un grand moment
du cinéma. Je dirais que c’est une conception quantitative. Ce n’est plus une conception
dialectique du mouvement qui va évoquer le Tout, c’est une conception quantitative du

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mouvement. Qu’est-ce que ça veut dire ? Il me semble que tous les français de cette époque,
enfin quand ils sont grands, ont une espèce de... de projet ? De projet, et quand je l’exprime
ça fait très très arbitraire, c’est : comment mettre un maximum de quantité de mouvement
dans un plan ? Quitte à presque frôler l’abstraction. Quitte à frôler l’abstraction et quitte à
faire quoi ? A entraîner une précipitation des plans, car : plus vous aurez de quantité de
mouvement dans un plan, plus le plan semblera court. Et ça donne, ces choses qui sont quand
même une merveille de... de Gance, à L’Herbier, à Grémillon et cætera... ça donne ces
espèces de grandes épreuves de style, à savoir : la farandole, la danse... Epstein aussi, tous
quoi... ça c’est vraiment il me semble une espèce de problème...là, il y a, tout comme il y a
des caractères nationaux dans la philosophie, il y a des caractères nationaux dans le cinéma.
Cette espèce d’épreuve par laquelle ils passaient tous, la danse dans la guinguette, la
farandole, la farandole en milieu fermé. J’ai vu récemment un film muet de Grémillon
"Maldone" qui a une danse, une farandole dans un espace clos, dans... la farandole en espace
clos ça ce n’est pas...c’est... alors même des types comme Siodmak, il suffisait qu’ils arrivent
en France pour qu’eux ils trouvent ces thèmes et qu’ils s’y mettent aussi. »

Une étudiante :- [ ...] disait le maximum d’expression dans un maximum d’ordre...

G. D. « Et bien c’est ça, ça peut être ça. Là, moi je dirais ... moi je préférerais, et bien oui : la
formule dure. Maximum de quantité de mouvement dans un espace clos c’est-à-dire dans un
espace cadré. Et Gance, vous comprenez, le chef d’œuvre de Gance a toujours été cette
espèce de précipitation du mouvement, c’est-à-dire : partir d’un espace qui va être pris dans
un mouvement qui ne cesse pas de s’accroître du point de vue même quantitatif. Epstein, la
célèbre fête foraine de Epstein.. c’est absolument...je dirais cette fois-ci que c’est en prenant
le mouvement non pas du point de vue de ses oppositions dynamiques mais en prenant le
mouvement du point de vue de la quantité de mouvement que le montage opère, c’est-à-dire,
suscite l’idée du Tout. Puisque ce tout est purement idéel.

Et puis il y aurait, il y aurait, la dernière réponse, évidemment c’est un peu facile ce que je
fais là mais c’est comme ça... c’est pour finir... c’est le cinéma allemand. Le cinéma allemand
avec toutes ses...tellement, tellement d’influences parce que voilà...Il y a quelque chose de
curieux, et là c’est un problème dont il faut répondre même vis à vis de Bergson, à supposer
que Bergson soit là... il y a un problème gênant, c’est : pourquoi tant de gens dès qu’on leur
parle de durée, pensent immédiatement à un processus de décomposition ? C’est curieux,
pourquoi est-ce qu’il y a une espèce de pessimisme de la durée ? La durée c’est, ça se
décompose. La durée c’est une défection. La durée c’est tomber en poussière. C’est curieux,
pour Bergson ce n’était pas ça du tout, au contraire la durée s’était l’émergence du nouveau.
C’était le surgissement du nouveau. Mais le fait est, quand on parle de durée on a
l’impression d’un processus de décomposition. Toute vie bien entendu est un processus de
décomposition signé Fitzgerald. C’est la formule, c’est la formule ordinaire de la durée. Ah, si
c’est un processus de décomposition ça dure... ouais... ouais... Qui est-ce qui a introduit la
durée dans le roman avant qu’il y ait le cinéma ? Celui qui a introduit la durée dans le roman
à l’état pur c’est Flaubert. C’est Flaubert... notamment dans Madame Bovary... et sûrement ce
qu’on appelle le réalisme ou le naturalisme est strictement indissociable de l’entreprise de la
durée. Or comment se fait-il que cette durée soit un processus de décomposition ? Si ça dure,
ça se décompose. Ça c’est pas du tout Bergsonien.

Or, qui est-ce qui est considéré partout, dans toutes les histoires du cinéma comme le
Flaubert du cinéma, c’est-à-dire le grand naturaliste, celui qui a apporté la durée dans le
cinéma ? Bien connu c’est Stroheim. C’est Stroheim avec "Les Rapaces" ou en effet comme
on le dit, c’est la première fois que, il n’y a pas un seul mouvement ou une seule mobilité qui
ne soit rapporté à la durée des personnages. Ça a été un coup de génie. Ce n’est pas que les
autres, ils n’avaient pas déjà conscience de la durée, mais là vraiment la durée comme
conscience psychologique fait son entrée au cinéma. Comment se fait-il que "Les Rapaces"
soit précisément l’étude magistrale d’un processus de décomposition et même d’un double
processus de décomposition ? Je veux dire cette fois-ci c’est le mouvement de décomposition

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ou si vous préférez, c’est la chute qui est chargée d’être l’opération par laquelle les
mouvements peuvent évoquer l’idée d’un Tout. Les mouvements ne peuvent évoquer l’idée
d’un Tout, dirait-on, que dans la mesure où ils sont mouvements d’une décomposition, où ils
accompagnent une décomposition, où ils sont les mouvements d’une chute. Or ce n’est pas du
tout forcé ça. Je dirais là que c’est un montage, alors non plus, ni... dialectique à la russe, ni
quantitatif à la française - au sens où j’ai essayé de le dire - mais un montage intensif. Donc là
il y a une équivoque, mais partout il y a des équivoques. C’est un montage intensif... Oui,
c’est trop compliqué, alors vous voyez, on en est par là...

La prochaine fois, je voudrais ceci... bien sûr j’expliquerai ce que je voulais dire là, mais très
vite. Je voudrais que vous, vous réfléchissiez à tout ça : que vous parliez, que vous parliez et
que vous voyez vous aussi où vous en êtes par rapport à ça...si... et puis alors, je terminerai en
résumant les thèses de Bergson et on aura finit un premier... et puis en terminant là où j’en
suis, et on aura finit un premier groupe de...recherche. On passera à un autre groupe...

[Fin de la bande]

Deleuze - Cinéma cours 3 du 24/11/81 -1 transcription : Marc Ledannois

Intervenant 1 : - La métaphysique de la durée apparaît comme possible sinon nécessaire avec


la prise en compte de la psyché moderne comme science du mouvement, donc on part de ce
préalable (section science du mouvement, métaphysique de la durée) mais il me semble que
dans les deux cas ; on débouche sur (disons) l’intemporalité ou la neutralisation du temps.
Dans le cas non limitatif de la durée, la conception du Tout ouvert nous entraîne dans un sens
d’une embrassade sublime à la kantienne si tu veux, dans l’infinité du temps et de l’autre côté
par rapport à la science du mouvement, ce que tu as appelé (disons) le temps enregistré nous
entraîne encore une fois dans le centre ou dans le lit, que tu as caractérisé par M-E du système
ou encore une fois, il me semble, il y a neutralisation du temps. J’en veux pour preuve (si tu
veux), l’impossibilité de traiter dans un cas comme dans l’autre de la question de
l’évènement. On a parlé de l’instant, on a parlé de plusieurs vecteurs, disons entités de cet
ordre, mais pas de l’événement. A mon avis, l’événement semble être un monstre à la fois
pour la métaphysique de la durée comme pour la science du mouvement. J’évoque cette
question parce que Y Vigné et a ce que tu as évoqué aussi : le statut, disons ambigü du
cinéma : science ou art et aussi par rapport à la question de la réalité du cinéma que j’imagine
va être posé, en d’autres termes une fois que tu auras traité de ce cas, je vais pas plus loin
parce que on ne peut pas tout appeler (si tu veux) les conséquences de ça, que tu développes à
propos du cinéma, mais je ne sais pas si c’est juste mais je voudrais avoir ton avis sur cette
question.

Deleuze : - Bien, c’est une question, il me semble très intéressante et ça recoupe en partie les
soucis que je me fais, qui sont très nombreux, mais cette question, je dirais à la fois qu’elle
porte effectivement sur ce que nous faisons et qu’elle préjuge un peu de tout ce qui devrait se
passer cette année. Parce que si je traduis - et tu n’as pas tort sous forme d’une espèce
d’objection immédiate - et cette objection ça revient à dire : aussi bien du côté de
l’instantanéité de l’image, que du côté de la durée prétendument reconstituée : Est-ce qu’il y
a vraiment position d’un temps réel et notamment critère d’un temps réel ? Est ce qu’il y a
une véritable compréhension de ce qu’il convient d’appeler une instance très bizarre qu’il faut
appeler l’événement ? Je dirais presque - je peux dire d’avance oui, moi je crois que oui mais
faudrait encore, tu vois je suis incapable de le dire en quelques phrases. C’est le sujet de
l’année - alors que tu aies des doutes, à mon avis c’est de très bons doutes - oui ça on en est
presque là... et est ce que c’est du temps réel ? Qu’est ce que cette métaphysique de la
durée ? Est ce que son ouverture, est ce que l’ouverture dans ce qu’elle se réclame ne nous
conduit pas à une nouvelle fermeture ? Est ce que l’événement ne continue pas à lui
échapper ?

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Tout ça, c’est des questions il me semble parfaites à l’état où on est. Mais dans l’état où on
est, je crois qu’il est très prématuré de déjà répondre oui ou non. Mais sur la formulation de
tout ça, je me présente. Si je prends tout ce que je viens de dire comme des questions que tu te
poses et si tu me demandes mon avis sur ces questions, je dis c’est de très bonnes questions.
Faut te les poser, c’est pas dit que c’est toi qui les résoudras - c’est toi qui les pose.

Intervenant 2 :- Moi, c’est des questions beaucoup plus banales et un peu plus
compréhensibles, je ne sais pas si tu as bien compris tout ce qu’il voulait dire.

Deleuze :- si, c’était très clair, oui, mais non t’es pas bête. Bref

intervenant 2 :- Il y a deux points qui m’intéressent, le premier point, l’effet du langage

Deleuze : - Le ?

Intervenant 2 : - Le langage, y a t’il un langage au cinéma ? voir Pasolini, il exprime le


langage la réalité par la réalité, Pasolini dit un tas de choses, il dit, La réalité par la réalité,
l’ambiguïté et de même le langage ou pas de langage.... et deuxième point, c’est pour ça que
je suis hégélien ?

Deleuze : - Qu’est ce que tu es ?

Intervenant 2 : - Je suis hégélien (rires) Deleuze :- Mais non tu dis ça pour me contrarier, t’es
pas hégélien du tout (rires)

intervenant 2 : - s’insurgeant, Alors oui, nécessités, contraires (rires), alors oui, composition
théâtre cinématographique déjà différence de nature, de taille il le dit, en tant que marxiste ...
cinématographique, ... il a écrit

Deleuze : - Il le dit, est ce qu’il y croit ? (rires). Il avait intérêt à le dire.

intervenant 2 : - Pasolini dit un tas d’autres choses, il y a cette belle phrase de K il parle de
l’efficacité, légende vis à vis de Bergson. Le cinéma, c’est la plénitude comme chez Bergson
et pourtant aussi le manque de réalité au cinéma dramaturgie du néant et en plus la plénitude,
est ce que l’on peut ajouter quelque chose au Tout, la dernière fois vous avez parlé, est ce que
l’on peut ajouter quelque chose au Tout.

Deleuze : - Une fois dit là, je te coupe, parce que la réponse m’apparaît immédiate cette fois
ci, une fois dit et si on arrive à définir le Tout d’une manière aussi bizarre, originale que
Bergson, à savoir le Tout c’est l’Ouvert. La question : "est ce que l’on peut ajouter quelque
chose au Tout ?" est une question vide.

Intervenant 2 : - Je ne vous pose pas des questions qui sont des pièges, hein (rires) où sont les
pièges ?

Deleuze : - Alors quant à l’autre chose que tu as dite, on me l’a déjà demandé, on a déjà
souligné ce point, à savoir qu’il ne suffisait pas quand même que je me marre quand je parle
de linguistique appliquée au cinéma pour

Intervenant 2 : - mais bon.....

Deleuze : - pour régler le problème, en effet cela va de soi - alors je dis juste là que je réclame
une fois de plus toute votre patience c’est que le problème de « le cinéma est-il un langage ? »
tout ça, je pourrais l’aborder que bien plus tard. Donc je dis - je ne cache pas non plus, ma
seule impression - c’est que le cinéma n’a rien avoir avec un langage au sens des linguistes -
d’ailleurs tous le disent finalement - et donc ce problème ne m’apparaît pas urgent du tout.

En tout cas les concepts cinématographiques ou les grandes catégories au cinéma n’ont

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aucun besoin, même y compris quant au caractère sonore de l’image - mais vous remarquerez
pour le moment que je m’occupe et je ne suppose que des images visuelles - j’ai pas dit un
mot sur ce que seraient des images sonores - tout ça, ça c’est parce que j’ai besoin de prendre
les problèmes à part.

Alors eh bien, je suis content moi, de ces premières interventions parce qu’aujourd’hui j’aurai
particulièrement besoin de vous à un certain moment car si je ne fais pas une récapitulation
mais si je m’interroge sur les deux séances précédentes, c’est la troisième aujourd’hui, je dois
commencer par, mais très brièvement parce qu’il faut pas trop, je voudrais commencer par
une sorte d’autocritique. Quelque chose se passe, moi, dont je suis très profondément
mécontent, alors..

Internvenant 3 : - moi aussi

Deleuze : - ah toi aussi ?

intervenant 3 : - Ben oui (rires)

Deleuze : - Comme le mécontentement porte sur moi, évidemment et non pas sur vous, je le
dis parce que j’aurai besoin tout à l’heure que vous voyez. Ce mécontentement. Je crois d’une
manière très simple et toute modeste que je suis complètement en train - mais tout peut
s’arranger mais je suis en train de rater ce que je me proposais. Je vous rappelle une chose
que ce que je me proposais - je recommence pas - mais c’était un peu compliqué mais très
simple en fait. A savoir c’était la possibilité de - suivant un public assez divers qui est le vôtre
- c’était la possibilité de vous apprendre à la fois quelque chose sur Bergson, en essayant de
vous montrer que c’est quand même un philosophe très, très prodigieux quand même.

Alors là, Bergson valant pour lui-même et puis aussi de poser un certain problème sur l’image
et le cinéma, et que ça valait pour soi même aussi. Et puis que pourtant les deux se rapportent
l’un à, l’autre mais à une condition. Il fallait que les concepts que j’essayais de tirer ou
d’extraire comme concept cinématographique, que d’autre part les concepts bergsoniens que
j’essaie d’extraire, soient vraiment comme "extraits" chacun de leur territoire.

Or au lieu de ça, j’ai le sentiment alors très, très pénible que je vous parle de Bergson et puis
que j’applique ce que je dis concernant Bergson au cinéma. Or autant quant aux concepts et
quant à la philosophie, tout mouvement d’extraction - extraire un concept - est un mouvement
indispensable et nécessaire - autant l’application définit le travail médiocre ou le travail raté.
Si j’applique un concept venu d’un point à l’autre domaine (de toute façon) c’est raté. Bon, ce
qui me mécontente - c’est que je frôle au lieu de faire le surgissement de concepts que
j’espérais - je fais de la plate application de concepts ou je risque de tomber là dedans. Alors
ce sera à voir si ça continue, ben, il faudra, je vous dirai tout à l’heure si ce que je souhaite,
que vous corrigiez cet aspect. Alors, bon je me dis parfois pour me consoler, c’est pas de la
faute du cinéma, que le cinéma c’est une matière tellement inconsistante que je finalement -
ah si j’ose dire, ça va pas loin, que y’ a pas de matière - seulement là, ce serait accuser le
cinéma et pas moi, alors c’est gênant. La seule chose que j’y gagne à ce cours de cette année,
c’est que maintenant, quand je vais au cinéma, je me dis, j’ai bien travaillé : je vais au travail.
Finalement, je continue à y retourner, ça fait rien.

Je suis très abattu aujourd’hui. C’est ça qui augmente l’intensité de mon autocritique, et
parce que j’ai vu un film dimanche, pour aller au travail (rires), dont j’attendais beaucoup,
c’est : « Tendre est la nuit » Or, « Tendre est la nuit » est un des plus beaux romans du
monde. C’est un roman auquel on ne devrait pas pouvoir toucher si on a pas une espèce de
génie ou une compréhension de ce roman. Et voilà que j’ai vu un film qui a été une honte,
alors je me dis, tout ça.. Bon, mais enfin à d’autres moments, je me dis, c’est pas la faute du
cinéma, c’est ma faute à moi. Or, c’est pour ça que j’éprouve le besoin - pas de recommencer
ce que j’ai fait la dernière fois - mais de revenir sur certains points et de développer ce que

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j’avais pas développé.

Et je commence tout de suite là, plein d’entrain, et puis j’aurai besoin de vous, je vous dirai.
Je voudrais donc finir aujourd’hui là cette première tranche qu’on avait commencé deux fois.
Cette première tranche qui se présentait comme une étude des grandes thèses bergsoniennes
sur le mouvement. Eh bien, vous vous rappelez que la dernière fois je partais d’une première
formule : à savoir, dans l’image mouvement - puisqu’on est en train toujours, tous au premier
pan, c’est une recherche de la définition - de ce qu’on pourrait appeler image-mouvement
avec un petit trait d’union, et je disais, dans l’image-mouvement, il se trouve que le
mouvement de translation exprime la durée, est censé exprimer la durée, c’est à dire un
changement dans un Tout !

Si vous, comprenez bien et là je reviens pas sur tout ce que j’ai dit, je me le donne pour acquis
mais si vous comprenez bien cette formule telle que j’ai essayé de la développer la dernière
fois, je dis que c’est un concept cinématographique très important : en découle comme
immédiatement, ce serait celui - et il a été forgé ou il a été avancé par un grand cinéaste, à
savoir Epstein - c’est celui de perspective temporelle.

A savoir l’image cinéma n’opère pas malgré les apparences avec deux simples perspectives
spatiales, il nous donne des perspectives temporelles. C’est curieux cette notion de
perspective temporelle. Epstein, pour essayer de fonder son concept de perspective
temporelle, cite un texte d’un peintre mais d’un peintre qui a été particulièrement mêlé au
cinéma. A savoir Fernand Léger ; Fernand Léger a travaillé avec l’Herbier, il a fait des décors
pour l’Herbier, et voilà ce que dit Léger : « Toutes les surfaces se divisent, se tronquent, se
décomposent, se brisent, comme on imagine qu’elles font dans l’œil à mille facettes de
l’insecte. C’est une géométrie descriptive ou projective mais au lieu, mais au lieu de subir la
perspective ce peintre - ajoutez cet homme de cinéma - la forme, entre en elle, l’analyse et la
dénoue, illusion par illusion, à la perspective du dehors, il substitue ainsi une perspective du
dedans, une perspective multiple, chatoyante, onduleuse, variable et contractile comme un
cheveu hydromètre. Elle n’est pas la même à ; droite qu’à gauche, ni en haut qu’en bas. C’est
dire - c’est très important par exemple pour le décor expressionniste, voilà ce qu’il dit là. -
c’est dire que les fractions que le peintre - ajoutons : et l’homme de cinéma - présentent de la
réalité ne sont pas toutes au même dénominateur de distance et de relief, ni de lumière. » Bon,
il nous donne d’une manière très littéraire, le texte est beau.. C’est un beau texte, il nous
donne un sentiment de ce qu’il appelle "perspective temporelle", la perspective interne ou
perspective active et en effet quelle est la différence ? je me dis prenons quelques exemples
très, rapides, hein, une fois dit que je me trompe toujours dans mes exemples mais vous me
corrigerez vous-même. Prenons des grands plans, des grands plans dans l’histoire du cinéma.

Premier grand plan de King Vidor : La foule. Image de la cité, espèce d’image d’ensemble
de la cité, image d’un gratte ciel dans la cité, image d’un étage du gratte ciel, d’un bureau
dans l’étage et d’un petit homme dans le bureau (ça fait partie des grandes images qui ouvrent
des films classiques)

Deuxième exemple, c’est une image je dirai typiquement, c’est ça l’image- mouvement.
Deuxième exemple, le dernier homme de Murnau : la fameuse image du début aussi, caméra
dans l’ascenseur descendant, caméra et enchaîné par caméra sur bicyclette qui traverse le hall
de l’hôtel et qui arrive dans la rue.. cartes deviennent visibles et puis nous entrons dans la
foule et nous mêlons aux manifestants. Titre, voir à celui qui est plus près de moi, voir un
manifestant ou deux manifestants particuliers (là aussi splendide image profonde)

Je dis, ces trois exemples ce sont des perspectives temporelles, en quoi, eh bien pas
seulement des perspectives spatiales, c’est perspectives temporelles, là où le concept il semble
prendre une consistance parce que en effet c’est très différent de la perception naturelle,
Poudovkine nous dit c’est comme si, c’est comme si je m’installai sur le toit et puis je me
mêlai aux manifestants. Ce (comme si) indique que c’est une référence à la perception

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naturelle et en même temps que nous ne sommes pas dans un cadre de perception naturelle. Je
prépare là quelque chose qui me reste encore à faire : en quoi la perception de cinéma est
complètement différente de la perception naturelle, on peut déjà saisir un petit point de départ.

Dans la perception naturelle, vous avez à chacun de ses stades j’ose dire ce qu’on pouvait
appeler - et après tout les phénoménologues ont parlé comme ça, - vous avez à chaque fois un
ancrage : je suis en haut de l’immeuble et je vois l’ensemble de la manifestation, je suis au
premier étage et je lis les pancartes, je suis dans la foule et je vois les manifestants à côté de
moi. Vous avez chaque fois un ancrage et entre deux ancrages vous avez un mouvement
déterminé particulier, un mouvement qualifié.

Dans la perception de cinéma, vous n’avez pas ça et lorsque vous dites : la caméra a d’abord
été mise en haut et puis s’est arrêtée au premier étage et puis s’est mise dans la foule. C’est
absolument - c’est pas que ça soit faux, c’est qu’à ce moment là vous traitez la caméra comme
un œil c’est à dire vous préjugez déjà de ce qui est complètement en question - à savoir
l’identité de la perception cinématographique et de la perception naturelle. Même si elle s’est
arrêtée en fait, c’est pas ça qu’elle nous donne. Ce qu’elle nous donne c’est la continuité et
l’hétérogénéité d’un seul et même mouvement. Un seul mouvement a conquis continuité et
hétérogénéité, à quelles conditions ? Bizarrement, à condition de, comme diraient ou comme
devraient dire les phénoménologues, à condition de rompre avec tout ancrage. De se
désancrer, d’une certaine manière l’image cinématographique comme mouvement
cinématographique est déterritorialisée. Par-là, le mouvement acquiert continuité et
hétérogénéité - il me semble si je reviens à un exemple dont on a très vite parlé la dernière
fois - c’est bien c’est ça que d’une certaine manière nous montre Wenders, Wenders nous
montre si vous voulez, des ancrages différents séparés par quoi ? un moyen de transport
qualifié. Par exemple l’autocar succède à l’avion, l’auto à l’autocar, la marche dans la ville à
l’auto, etc.... Vous avez une série de "stages" - je dirai ça : c’est le contenu de l’image chez
Wenders - Tous les moyens de transport mis au service du mouvement, et ça : c’est le jeu de
la perception naturelle. Et ce que Wenders fait, si vous voulez, c’est ça le contenu de l’image
mais au niveau de l’image ce n’est plus ça, au niveau de l’image au contraire : vous avez le
correlat cinématographique : à savoir un mouvement posé comme "un" qui a conquis pour
soi, continuité et hétérogénéité et qui vaut - et c’est bien ça l’idée de Wenders - et qui comme
tel, comme mouvement cinématographique vaut, et pour l’avion, et pour l’auto et pour la
marche et pour etc. précisément par ce qu’il est, et parce qu’il a conquis l’hétérogénéité.

Alors peut être que là on comprend mieux, je dirai : c’est ça une perspective temporelle.
Alors que dans la perception naturelle, vous allez d’une perspective spatiale à une autre
perspective spatiale. Dans l’image cinématographique, vous élaborez une perspective
temporelle.

Bon, c’est pas important, je veux dire c’est pas très important de comprendre ou pas
comprendre, d’être d’accord ou pas d’accord, c’est juste, je dis, c’est juste la possibilité
d’ancrer le concept et de lui donner plus de consistance que Epstein qui en parle encore d’une
manière très littéraire, il me semble.

Or dire encore une fois l’image-mouvement c’est une perspective temporelle et non pas une
perspective spatiale, alors que finalement les Arts, les autres arts - sauf peut être la musique -
ils nous donnent que des perspectives spatiales. Dire parler de perspectives temporelles, c’est
uniquement dire - et c’est pas dire autre chose que - le mouvement dans l’espace est dans de
telles conditions que maintenant il exprime la durée c’est à dire un changement dans un Tout.

Bon, ceci je voulais l’ajouter à ce qu’on avait vu la dernière fois et j’ajoute encore autre
chose : Vous vous rappelez que la dernière fois et c’était tout l’objet de notre séance
précédente, j’avais essayé de montrer comment il fallait nécessairement passer d’une formule
à une autre : il fallait nécéssairement passer de la première formule : "le mouvement dans
l’espace exprime de la durée" c’est à dire un changement dans le Tout, à une autre formule

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plus complexe mais qui est la même, qui est plus simplement la même, plus simplement
formulée..

Et que la même formule développée c’était : "le mouvement dans l’espace s’établit entre des
choses - c’est le mouvement relatif - s’établit entre des choses et rapporte ces choses, et
consiste en ceci : qu’il rapporte ces choses à un Tout, lequel Tout va dès lors se diviser dans
les choses en même temps que les choses se réunissent dans ce Tout" - si bien qu’on avait
comme trois niveaux de l’image, de l’image- mouvement, trois niveaux communiquant
perpétuellement l’un avec l’autre, l’un avec les autres, donc le mouvement dans l’espace
s’établit entre des choses de telle manière qu’il rapporte ces choses à un Tout, lequel Tout se
divise dans les choses en même temps que les choses se réunissent dans ce Tout.

C’était donc ma formule développée de la perspective temporelle et on en tirait donc comme


trois niveaux à distinguer de l’image-mouvement. Ces trois niveaux, je pourrai les appeler là
de noms différents, j’essaie de fixer la terminologie que je vous proposerai. Ces trois niveaux,
je pouvais les, l’appeler le premier : contenu de l’image ; le deuxième : l’image ; le
troisième : l’idée ou bien je pouvais les appeler, je vous rappelle, en termes plus techniques,
le premier : le cadre ; le deuxième : le plan ; le troisième : le montage et je vous rappelle
juste les définitions

( vous voulez bien fermer la porte ?.. vous voulez bien allumer la lumière ?)

et je rappelle juste les définitions auxquelles on était arrivé parce qu’on en aura besoin toute
l’année compte tenu de vos interventions à venir tout à l’heure. Je disais le cadre ou le
contenu de l’image c’est quoi ? c’est exactement la détermination des choses en tant qu’elles
forment et doivent former un système artificiellement clos. Vous sentez déjà que ces choses,
c’est celles qui vont appartenir au plan. Le plan ou l’image c’est quoi ? C’est la détermination
d’un mouvement complexe et relatif qui saisit ces choses en Un. Il saisit ces choses en Un en
tant que même s’il est supporté particulièrement par une chose, il s’établit entre l’ensemble
des choses du cadre. Donc c’est la détermination du mouvement en tant qu’il saisit les choses
en Un, inutile de dire qu’il s’agit non pas du plan spatial mais du plan temporel. Enfin, le
montage c’est la détermination du rapport du mouvement ou du plan avec le Tout qui
l’exprime. Pourquoi est ce que cette détermination du plan ou du mouvement avec le Tout
que le plan ou le mouvement exprime, implique nécessairement d’autres plans ? on a vu pour
telles raisons immédiates : parce que le Tout n’est jamais donné.

C’est parce que le Tout n’est pas donné, y compris n’est pas donné dans un plan alors que le
mouvement, lui est donné. C’est parce que le Tout n’est pas donné et que bien plus, en un
sens, il n’a pas d’existence, en dehors des plans qui l’exprime, c’est pour cela que ce Tout on
pourra l’appeler l’Idée avec un grand I. Et en effet, Eisenstein l’appelait l’Idée ou parfois, mot
étrange mais que, heu, on aura à commenter, il l’appelait "l’image synthétique", pour la
distinguer des images plans, pour le distinguer des images plans. Ou bien Pasolini l’appelle :
"continuité cinématographique idéelle" ou "plan séquence idéal" qui n’existe que dans les
plans réels.

A partir de là, donc si vous m’accordiez donc ces trois concepts, je crois que nous restait un
certain nombre de problèmes que j’avais commencé.

Et le premier problème c’est que en effet on voyait bien le rapport entre cadrage, découpage,
heu, montage, cadrage découpage des plans c’est à dire détermination des plans et puis le
montage c’est à dire le rapport des plans avec le Tout ! Mais encore une fois ces opérations
techniques étaient absolument fondées presque dans "l’être même du cinéma" et je disais bon,
eh ben, heu, si on appelle "montage" cette opération qui consiste à rapporter le plan
mouvement, l’image-mouvement au Tout qu’elle exprime, qu’elle est censée exprimer -
puisque dans tout son être le mouvement consiste à rapporter les choses, les objets, consiste à
rapporter les objets en même temps que les objets se réunissent dans etc... - donc c’est évident

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qu’on peut déjà concevoir bien des manières : comment un mouvement dans l’espace va t’il
exprimer un Tout ?

Et je disais : c’est un aspect du problème du montage - encore une fois j’insiste beaucoup là
dessus parce que sinon vous me feriez dire des graves insuffisances et même des bêtises - je
dis pas du tout : c’est le problème du montage, je dis : un des aspects des problèmes du
montage et à cet égard je crois que je disais, historiquement il me semble qu’il y a eu trois
grandes réponses c’est à dire trois grandes réponses, ça sera trois grandes manières de
concevoir concrètement le rapport du mouvement dans l’espace c’est à dire de l’image-
mouvement ou du plan avec le Tout c’est à dire avec l’Idée.

Car le problème devient celui-ci : comment, comment une image-mouvement peut-elle


donner une idée ? Et s’il y a un rapport ou s’il y a une première position du problème cinéma-
pensée puisse se préciser c’est bien ici. Car enfin dans les autres arts, l’image-mouvement, on
sait toujours pas. Dans le cinéma, il semble que il y a une espèce de spécificité : l’image-
mouvement est censée susciter l’Idée. Mais quelle Idée et comment elle suscite l’Idée ? Or je
disais il me semble que là, le montage a quelque chose à nous dire parce que il y a eu trois
très grandes manières de concevoir comment des mouvements dans l’espace peuvent
renvoyer à une Idée c’est à dire finalement à un changement dans le Tout !

Ça revient au même de dire - comprenez mes équivalences - dire : comment l’image-


mouvement peut-elle susciter l’Idée ? ou dire : comment l’image- mouvement peut-elle
exprimer un changement dans le Tout ? - c’est pas difficile de montrer que c’est pareil - et je
disais : "eh ben oui, il y a une première conception - appelons là pour les derniers hégéliens
(rires)- appelons là le "montage dialectique" et après tout, tous les soviétiques à ce moment là
se sont réclamés d’un montage dialectique quelles que soient leurs oppositions profondes, ce
qui déjà pose des problèmes évidemment.

Mais qu’est ce que c’est un montage dialectique ? là , il faut que les réponses soient
relativement concrètes, hein, soient très concrètes. Et je vous disais mais je n’avais pas du
tout insisté là-dessus, je vous disais : eh ben oui, c’est pas difficile, heu, un montage
dialectique c’est un montage tel que la réponse qui nous est proposée est exactement celle ci à
savoir : c’est l’opposition des mouvements dans l’espace, c’est l’opposition des mouvements
dans l’espace qui va rapporter l’ensemble du mouvement à un Tout c’est à dire à une Idée.
Pourquoi est ce qu’on appellera ça dialectique ? Parce qu’il est connu que dans la dialectique
les choses n’avancent que par opposition c’est à dire quelque chose de nouveau et ce quelque
chose de nouveau - alors appelons là de ce point de vue, quitte à tout le temps changer de
point de vue - appelons le l’Idée.

Vous vous rappelez, j’essayais de montrer que le Tout était inséparable d’un changement
dans le Tout ? c’est à dire que le Tout est toujours identique au changement qui se produit en
lui. Que le changement qui se produit en lui, c’était toujours la production d’un quelque chose
de nouveau, la production de quelque chose de nouveau, c’est aussi bien l’Idée dans notre
tête.. Bon, on dira : eh ben oui dans la dialectique, la production du nouveau ça passe par
l’opposition du mouvement.

Donc là, la réponse est très très précise : c’est par l’opposition des mouvements dans
l’espace que le mouvement dans l’espace va exprimer l’Idée. Et c’est la réponse très
rigoureuse si vous voulez à notre problème - comme quoi notre problème est bien fondé, il
me semble à cet égard - C’est la réponse très rigoureuse de - je peux pas dire de Eisenstein en
général - mais de certains textes bien connus et de certains textes principaux de Eisenstein, en
effet, je fais allusion à quels textes ? les textes où il commente lui-même le cuirassé
Potemkine et montre l’importance de l’opposition et que les images mouvements du cuirassé
sont fondamentalement construites sur de grandes oppositions dynamiques du mouvement, et
que c’est ça qui produit le "quelque chose de nouveau" !

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Le "quelque chose de nouveau" étant quoi ? étant aussi bien du point de vue de l’évènement,
la révolution qui arrive, - que du point de vue de la tête du spectateur, l’idée qui émerge. Et
que c’est là que le cinéma est effectivement efficace ou agissant. Et ces grandes oppositions,
c’est par exemple dans la fameuse scène du grand escalier, c’est l’opposition perpétuelle et
perpétuellement multipliée, réfléchie, tout ça - qui va donner toute une théorie de l’opposition
du mouvement chez Eisenstein - entre les mouvements vers le haut et les mouvements vers le
bas où Eisenstein montre suivant quel rythme, un mouvement vers le haut est suivi par un
mouvement vers le bas, tout ça étant très diversifié, très et que cela constitue le rythme
cinématographique : par exemple, la foule qui monte l’escalier, les bottesdes soldats qui
descendent l’escalier, lafoule qui

remonte, heu,je ne sais plus quoi, quelqu’un qui descend encore, la mère, la femme seule, la
femme solitaire qui va remonter etc... jusqu’à la célèbre descente de la voiture d’enfant.

Donc reportez vous à ces textes là - on en a en effet l’idée de ce qu’est d’une manière très
simple un montage qu’on peut appeler dialectique - mais ce qui m’intéresse c’est que
Eisenstein ne dit pas que ça. Parce qu’on comprendrait mal à ce niveau - ça serait propre à
tous les soviétiques, on peut dire Poudovkine aussi ça se réclame davantage - eh bien ils
étaient bien forcés, c’est pour ça que je dis heu, qu’est ce qu’ils croyaient au juste de ça,
Vertov se réclame d’un montage dialectique pourtant Vertov et Eisenstein c’est pas la même
chose alors heu qu’est ce qui se passe ? Je dirai le propre d’Eisenstein si j’essaie de le dire
c’est, il ne cache pas finalement bizarrement c’est curieux, il est presque plus platonicien,
c’est un dialecticien Eisenstein, oui, mais il est plus platonicien que hégélien, seulement il
pouvait pas le dire, en fait. Pourquoi il est plus platonicien ? Parce que l’opposition du
mouvement comme condition pour créer quelque chose de nouveau, c’est à dire comme
condition pour que le moment exprime l’Idée, exprime le changement dans le tout - ça existe
bien mais c’est ce que Eisenstein appelle "le pathétique".

C’est le pathétique et le pathétique c’est l’un des pôles du montage dialectique mais ce n’est
qu’un des pôles et en effet le pathos, c’est, nous dit Eisenstein : c’est le choc, c’est
l’opposition des deux forces, c’est la collision. Il nous dit très bien : le montage est une
collision et pas une juxtaposition. Bon, tout ça, ça va bien on comprend - mais justement, ce
que jamais un dialecticien n’aurait fait, jamais, il faut qu’il établisse sa dialectique c’est à dire
l’élément pathétique - déjà bizarre pour un dialecticien : réduire la position du mouvement à
l’élément pathétique - une fois dit, qu’il y a un autre élément, eh ben cet élément pathétique
de l’opposition du mouvement, renvoie à quoi ? il renvoie à un autre élément plus profond
selon Eisenstein, un élément supposé qu’il appelle "l’élément organique". L’élément
organique : c’est dire que Eisenstein subordonne l’opposition du mouvement au mouvement
organique en quel sens ? eh ben, l’opposition du mouvement est quelque chose qui survient,
oui, qui survient au mouvement organique. Ca devient important ça, cette idée d’un
mouvement organique, qu’est ce que c’est le mouvement organique ? Suivant Eisenstein on
va voir que c’est très important pour distinguer ce courant, ce type de montage d’autres types
de montage.

Mais le mouvement organique dit Eisenstein, c’est un mouvement qui exprime la croissance,
c’est un mouvement qui exprime la croissance et qui comme tel est subordonné à des lois
mathématiques. J’ai jamais vu un dialecticien parler d’une subordination du mouvement à des
lois mathématiques - c’est tout ce que vous voulez mais ce n’est pas un dialecticien ça - peut-
être infiniment mieux, peut-être autre chose mais c’est pas un dialecticien qui peut dire une
chose comme ça. Et qu’est ce que c’est que le mouvement en tant qu’il exprime la croissance
et qu’il a donc, et qu’il obéit donc à une loi mathématique ? C’est la spirale, la spirale
logarithmique : elle est pas encore dialectique, la spirale. C’est la spirale, et Eisenstein insiste
énormément sur l’importance même au niveau pratique de sa constitution des images du film,
le thème de la spirale intervient partout. Que les images s’organisent en une spirale
logarithmique. Ah tiens une spirale logarithmique, oui c’est très curieux ! Car qu’est ce que
c’est que la loi mathématique de la spirale logarithmique ? là, Eisenstein ne se connaît plus

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d’aise, il dit : c’est la section d’or - ce qui est bizarre pour un dialecticien, de plus en plus
bizarre. C’est la section d’or. Ah qu’est ce que c’est "la section d’or" ?

La section d’or sous sa forme la plus simple, vous - là je vais très vite parce que, vous le
savez déjà ou bien vous regarderez dans le dictionnaire c’est ou bien vous lirez les livres de
Mathilde Adika et qui a beaucoup travaillé sur la section d’or et sa présence dans les arts - et
Eisenstein lui-même explique que en effet, la section d’or qui selon lui a régie l’architecture,
la peinture, c’est aussi une loi fondamentale du cinéma. Ah bon, mais alors qu’est ce que c’est
très vite la section d’or ? Eh ben la section d’or c’est ceci lorsque vous vous donnez une ligne
hein ? Vous donnez une ligne, vous la divisez en deux parties inégales, lorsque la plus petite
partie est à la plus grande partie ce que la plus grande partie est au Tout, vous avez la section
d’or. Pourquoi est ce que c’est l’harmonie organique ça, en effet, la plus petite partie - je redis
- votre ligne est divisée de telle manière que la plus petite partie est à la plus grande ce que la
plus grande est au Tout. et c’est une loi des rapports partie/Tout qui doit déjà nous intéresser
et qui va définir le mouvement organique. Bon, je précise pas mais Eisenstein le montre très
bien, en quoi - là j’ai pris mon exemple le plus simple au niveau de la plus simple ligne droite
- mais en quoi la spirale logarithmique est l’expression même de la section d’or. Bon, la
spirale logarithmique est l’expression même de la section d’or, en d’autres termes la section
d’or est la loi de la croissance et l’on invoque les coquilles d’escargot et l’on invoque là
toutes les spirales de la nature pour retrouver cette section d’or.

Voilà le domaine du mouvement organique. Je vous demande : pourquoi il a besoin de la


section d’or ? là je fais rapidement une parenthèse parce que ça renvoie à quelque chose que
tu m’avais posé la dernière fois : c’est évident, c’est évident, c’est évident, rappelez vous ce
que j’essayais de montrer : bien sûr au cinéma, vous pouvez toujours faire des images
centrées sur des instants privilégiés et des moments de crise - oui ça vous pouvez - ça
n’empêche pas que ça sera du cinéma c’est à dire que vous n’obtiendrez pas ces moments de
crise et ces instants privilégiés - comme on les obtenait dans les autres arts, par exemple dans
la tragédie. Dans la tragédie vous fixiez des instants privilégiés directement en fonction de
formes considérées pour elles-mêmes. je disais depuis le début : il n’y a cinéma que lorsque la
reconstitution du mouvement se fait, non à partir de formes privilégiées ou d’instants de crise
mais lorsque, la reconstitution du mouvement se fait à partir d’images équidistantes c’est à
dire à partir d’images quelconques.

Et si vous n’avez pas ça, vous avez tout ce que vous voulez dans le genre ombre chinoise,
vous n’avez pas de cinéma. C’est l’équidistance de l’image c’est à dire le fait que le
mouvement soit rapporté à l’instant quelconque, donc à des instants équidistants qui définit le
cinéma. Bon, voyez bien qu’avec son thème du mouvement organique et pourquoi il a besoin
de substructure organique sous le pathétique, parce que c’est la loi du mouvement organique
qui lui donne "son équidistance à lui" Eisenstein, - son équidistance à lui très particulière - ça
va être l’équidistance des parties déterminées pour la section d’or. Dans le cas le plus simple :
que la plus petite partie soit, non, oui, heu, que la plus petite partie soit à la plus grande ce que
la plus grande est au Tout - voilà une équidistance - que vous pouvez exprimer en effet sous
une qualité de type analogique, sous une relation d’analogie de la section d’or. Il a besoin de
cette équidistance et vous voyez pourquoi, alors je dirai : il calcule l’équidistance de telle
manière qu’elle coïncide avec les instants privilégiés. Mais la manière dont Eisenstein parle
restituer dans le cinéma les instants de crise, n’est pas du tout un retour pré-
cinématographique, c’est avec les ressources du cinéma c’est à dire en fonction de
l’équidistance des images qu’il va se faire coup de génie : retrouver d’une manière
proprement cinématographique l’idée pré-cinématographique des instants de crise. oui c’est
bien, ça, c’est bien - et c’est pour ça que, il ne pouvait pas être dialecticien : La dialectique
elle ne peut intervenir qu’en second sur fond d’organique. Elle peut intervenir qu’en second
c’est bien forcé parce que elle va intervenir comment ?

c’est lorsque vous disposez déjà de votre spirale organique et seulement à ce moment là que
vous pouvez constater que les vecteurs de cette spirale, s’organisent sous une seconde loi qui

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n’est plus la loi de la croissance. Mais qui est la loi de l’opposition du mouvement et en effet,
dans votre spirale, vous avez des vecteurs opposés et l’image spiraline va se développer sous
forme de ces vecteurs opposés c’est à dire sous forme de l’opposition de mouvement. A ce
moment là, la dialectique - mais seulement à ce moment là - la dialectique apparaît : c’est une
dialectique qui joue et qui ne fait que développer une loi profonde qui est la loi de l’organique
- Eisenstein traître à la dialectique.

Alors, évidemment, heu, le Parti s’en doutait - alors, heu, bon, c’est de la longue histoire du
cinéma pseudo-dialectique et les soviétiques - mais enfin on peut appeler ça montage
dialectique au sens où la réponse de ce type de montage, la réponse d’Eisenstein au moins,
sera exactement celle-ci : oui ! le mouvement dans l’espace peut exprimer l’Idée avec un
grand I, c’est à dire peut exprimer un changement dans le Tout, sous quelles formes et à
quelles conditions ? A condition que le mouvement dans l’espace se fasse, s’organise, en
opposition de mouvement, en mouvement dialectiquement opposé, sous la condition générale
du mouvement organique. D’où les deux pôles de l’image selon Eisenstein : l’image
organique et pathétique et l’image de cinéma doit être les deux. Elle doit être organique et
pathétique.

Voilà donc la première réponse que j’appellerai réponse dialectique et qui donne donc, et qui
inspire, comprenez que c’est bien une certaine manière de monter les plans. Ohhh, ouais,
alors deuxième, deuxième grande manière : j’en vois une autre qui est très intéressante parce
que - encore une fois bon, moi je vois pas d’inconvénient à ce qu’il y ait des génies nationaux
comme il y a des génies individuels - c’est cette fois-ci non plus le montage soviétique, avec
son apparence - mais là, c’est à vous de choisir : sa réalité, ou son apparence dialectique, hein,
heu, hégélien à la russe quoi. Eh, ouais, alors, heu, l’autre type de montage, c’est le montage à
la française, à la belle époque. Et en effet c’est complètement différent il faut voir, alors, heu,
et en même temps c’est complètement mélangé, heu, bon, comprenez que concrètement je
reste un peu, il faut que j’accuse les différences. Il va de soi que chacun récupère ce que
l’autre met en principe, ça se communique toutes ses formes de montage, hein, j’essaie juste
de faire une typologie abstraite.

Et le montage à la française, eh ben, oui je dis à la française parce qu’il y a quelque chose de
cartésien. Dans leur grande folie restant, c’est pas un reproche après tout, tous les autres
étaient de faux hégéliens (rires) les autres qui ont, cela c’est de faux cartésiens, parce que ils
ont un thème je crois vraiment les français de cette époque, ils ont un grand thème qui va
dominer leur conception du montage : à savoir la plus grande quantité de mouvement. Voyez
que leur réponse à eux : ça ne va pas être : opposons les mouvements pour que le mouvement
dans l’espace exprime le Tout c’est à dire l’Idée, ça va être : "le maximum de quantité de
mouvements pour que le mouvement exprime l’Idée ou le changement dans le Tout". C’est
une réponse également rigoureuse, c’est une réponse merveilleuse. La plus grande quantité de
mouvement c’est pas que ce soit des foules accélérées, hein, ils aiment bien pourtant
l’accéléré, les français. Pour tout, ils se servent énormément d’accéléré, tous ou du ralenti,
tous, c’est des artistes de l’accéléré et du ralenti. Pourquoi le ralenti aussi ? je dis, c’est pas
parce qu’ils sont pas obsédés par la quantité de mouvement, c’est aussi bien : s’éloigner du
maximum la quantité de mouvement c’est à dire atteindre au minimum que s’approcher du
maximum. Mais quand même dans la loi du rythme, c’est plutôt tendre et ce sera ça eux, leur
moment de crise c’est à dire l’instant de crise ou l’instant privilégié reconstitué par le cinéma
à sa manière et par ces moyens cinématographiques - si j’en reviens à l’Idée que je disais tout
à l’heure pour Eisenstein (rires)

Deleuze : Ah, il y a longtemps qu’il faisait ça ?

Elève : Non

Deleuze : Ah, alors bon, ouais, Du point de vue du rythme, c’est pour ça que les français vont
être des, des artisans du rythme, des artistes du rythme cinématographique fantastiques car il

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va y avoir au moins trois variantes, le niveau du montage français que, oui, dans le cadre
intervient évidemment, il y a perpétuellement dans l’image-mouvement et ses trois
dimensions, cadre, le plan, le montage Vous avez perpétuellement communication et passage
de l’un à l’autre ben oui, il y a la quantité de mouvement relative, la largeur du cadre, la durée
du plan. Et plus vous allez mettre de quantité de mouvement d’après la loi, on pourrait
presque appeler ça "la loi Gance". Plus vous allez mettre de quantité de mouvement dans un
cadre suffisamment large ou de plus en plus large, plus le plan doit paraître court et il sera
court. Et ça donne quel grand truc chez Gance ? Ça donne les tas de choses dont Gance s’est
toujours réclamé comme étant l’inventeur même si ça existait avant lui, mais avoir donné une
consistance telle que, avec lui ça prenait toute nouvelle signification et ces quatre choses
c’est :

premièrement ou après dans l’ordre du temps, le montage accéléré qui ne peut se


comprendre que du problème en effet de capter le maximum de quantité de mouvement, le
montage accéléré,

deuxièmement la mobilité fantastique de la caméra,

troisièmement les surimpressions qui multiplient la quantité de mouvement, qui donnent une
espèce de volume de la quantité de mouvement sur image plane et enfin le triple écran et
plus tard la polyvision. Le triple écran et la polyvision, qui sont - et comprenez que ces quatre
éléments techniques, très très différents les uns de l’autre, les uns des autres - trouvent une
parfaite homogénéité, du point de vue qui nous occupe, à savoir ce montage que j’appellerai
un montage quantitatif.

Et sans doute, à partir de là, ils sont très différents mais c’est pas étonnant que je vous dise,
finalement tous ce quoi disent que notre maître c’est Gance, Mais à partir de là, que ce soit
l’herbier, que ce soit Epstein, que ce soit bien plus tard Grémillon, il reste ce problème. Il
reste ce problème par exemple, le, ce film là que j’ai vu, qu’on a redonné, attendez il y a pas
longtemps dont je, auquel je faisais allusion la dernière fois, « Maldonne » de Grémillon, un
film muet de Grémillon où il y a cette splendide farandole. Or j’ai vu sur les papiers
explicatifs que, en plus c’était une des première fois, paraît-il que un cinéaste avait je, avait
fermé le décor, c’est à dire avait filmé un décor clos. En décor fermé. Or c’est très différent
là, j’insiste c’est très différent par exemple, heu, de certaines grandes scènes de Gance au
contraire, mais tout dépend des cas, tout dépend de l’évaluation, il y a une espèce d’acte
créateur, chaque choix, pourquoi il fait sa, sa grande farandole en décor fermé, évidemment
parce que il s’agit pour lui, alors là, il a une caméra sur rail, sur fil hein, le mouvement est sur
fil en haut, il fait monter sa farandole en haut, il faut que la farandole ferme, heu, frôle le toit,
heu, qu’elle grimpe tout l’escalier, qu’elle redescende, tout ça c’est des images splendides
mais dont je peux dire : "elles sont signées". Elles sont signées comme on dit en école
française en peinture, à tel moment, elles sont signées école française. C’est vraiment arrivé à
un moment de l’image par l’intermédiaire d’autres images, arrivé à un moment de l’image, où
vous capterez le maximum de quantité de mouvement dans un espace déterminé, dans ce cas
précis, un espace clos.

Et je disais bon, ben, très bien prenez les grandes scènes : l’Herbier ; « l’Eldorado », la scène
splendide, la grande scène de la danse. Epstein, je sais plus quoi mais vous le savez tous : la
grande fête foraine. Grémillon, la farandole de « Maldonne », bon Gance j’en ai assez parlé
hein. Et qu’est ce que ça veut dire ? qu’est ce qu’ils attendent de cette quantité de
mouvement ? en quoi ils sont cartésiens ? Ben, c’est pas difficile, c’est que eux - c’est donc,
leurs réponses ce serait : c’est en poussant le mouvement jusqu’à capter le maximum de
quantité de mouvement dans un espace variable : c’est ainsi que le mouvement exprimera
l’Idée c’est à dire le Tout et le changement dans le Tout. Là, la réponse, elle est très
rigoureuse aussi : le Tout c’est plus une idée dialectique à ce moment là ils y sont très
étrangers, c’est du quoi, c’est je disais, montage quantitatif, certains l’ont appelé aussi bien
montage lyrique, c’est une Idée lyrique : à savoir c’est l’Idée comme rythme et à la limite, ils

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disent tous : "l’Idée comme état d’âme". Je dirai cette fois que les deux pôles du montage - ou
même à la limite les deux pôles de l’image-mouvement - ce n’est plus organique pathétique,
comme dans le cas, comme dans le cas Eisenstein - mais ce serait cinétique lyrique, cinétique
c’est la capture du maximum de quantité de mouvement, lyrique c’est l’Idée déterminée
comme état d’âme, comme correspondant. Comme le quelque chose de nouveau
correspondant au maximum de la quantité de mouvement.

D’où la grande idée de Gance, ce n’est pas qu’il reprend à cet égard, qui va jusqu’à dire :
c’est vraiment l’âme qui est le vêtement du corps et pas le corps qui est le vêtement de l’âme.
Il faut mettre les états d’âme devant les personnages. Or ça ne peut se faire précisément que
par cette technique de la quantité de mouvement. Bon, bon, bon, alors qu’est ce qu’il peut
rester ? ben je disais juste et là j’en avais pas du tout parlé la dernière fois, je disais juste : eh
ben, il y a une troisième grande école de ce point de vue là, école de montage. Une troisième
grande conception du montage et cette troisième grande conception du montage, elle pas plus
dialectique que les autres, tout ça c’est pas sérieux, c’est pas raisonnable et pourtant elle est
allemande, c’est l’école allemande et l’école allemande - ils ont une de ces idées alors, ils ont
une de ces idées formidables et qui est une réponse, je voudrais beaucoup insister sur le
caractère très concret des réponses qu’on est en train d’examiner. Encore une fois c’est
vraiment de la pratique quelqu’un qui vous dit, si vous voulez : c’est abstrait, c’est de la
théorie lorsque je dis : ah oui, le mouvement , le mouvement dans l’espace va exprimer
l’Idée, c’est à dire un changement dans le Tout. Cela dit, ben faut le faire, comment le faire ?
Les réponses vraiment concrètes, c’est si on vous dit : eh bien si tu opposes les mouvements -
évidemment, pas, pas, il suffit pas de faire rencontrer deux boules de billard - mais si tu
opposes les mouvements d’une certaine manière conformément à des rythmes, à ce moment
là l’ensemble du mouvement évoquera l’Idée - vous pouvez dire ça me plait pas, vous pouvez
pas dire que c’est une réponse abstraite. C’est bien une recette - une recette pas du tout au
sens où il suffisait d’appliquer ça pour faire un truc génial - mais au sens où si c’est fait avec
génie, ça marche. De même la réponse française, la réponse Gance, pensez ça a tellement
marché que ça a donné une icône du cinéma français.

Et il me reste à voir cette troisième réponse où les âmes tendres, les âmes sentimentales pour
lesquelles les âmes sentimentales ont forcément une préférence, une petite préférence. Cette
réponse allemande, ou bien les âmes dures peut-être je sais pas, je sais pas, non, les âmes
tendres de préférence (rires) Cette fois-ci, c’est une idée très très bizarre et là je voudrais
qu’elle soit aussi concrète que les autres. Supposez que quelqu’un se dise : oh mais, si il s’agit
de faire que des mouvements dans l’espace expriment un Tout c’est à dire un changement
dans le Tout, il y a des gens qui disent : ben non, ça ne me convient pas, opposer les
mouvements, non ça me convient pas, c’est pas mon truc.

GILLES DELEUZE : Cinéma Cours 3 du 24/11/1981 - 2 transcription : Claire Pano

...intensif du mouvement dans l’espace alors là oui...peut-être que le mouvement dans


l’espace exprimerait un Tout. Exprimerait un Tout, c’est-à-dire exprimerait une idée.
Supposez qu’il soit dit ça ou qu’il y ait des gens qui se soient dit ça. C’est pas clair mais enfin
on sent, ça peut être une ....on peut toujours essayer mais qu’est-ce que c’est ? Un facteur
intensif d’un mouvement extensif ? Vous me direz il y a un facteur extensif du mouvement
tout simple, c’est l’accélération. C’est la vitesse et l’accelération. Ça ne va pas, ça ne va pas,
ça se serait plutôt pour l’école française. Ça serait plutôt pour le montage accéléré parce que
la vitesse et l’accélération, elle présuppose le mouvement, donc ça va pas. Il faudrait inventer
un facteur intensif qui soit correspondant à l’image cinématographique qui soit vraiment le
facteur intensif du mouvement dans l’espace c’est-à-dire la tension, la tension du mouvement.
La réponse peut-être qu’on va pouvoir seulement comprendre la, la...Je vous demande
toujours énormément de patience là.

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Supposez que la réponse....On essaie de préssentir avant de comprendre, supposez que, ces
gens se disent - Eh ben oui, après tout le facteur intensif ou la tension propre au mouvement
dans l’espace, c’est la lumière. Quelle drôle d’idée. Il ne faut pas se demander si c’est exact
du point de vue de la science physique parce que il faudra se le demander seulement après
c’est peut-être exact ou bien il y a peut-être quelque chose d’exact là-dedans, du point de vue
de la physique elle-même. Le facteur intensif du mouvement, ce serait la lumière. Alors
qu’est-ce qu’on ferait ? La lumière ça voudrait dire quoi ? ça voudrait pas dire la lumière en
général, c’est trop vague. Il faudrait dire : Le facteur intensif du mouvement c’est l’infinité
des états de l’intensité lumineuse.

Ça deviendrait déjà plus clair car là, l’infini des états de l’intensité lumineuse, on voit bien
que c’est du mouvement. Ben, ce serait ça le mouvement intensif ou l’élément intensif de tout
mouvement. Et c’est ça qu’il faudrait dégager du mouvement pour rapporter le mouvement au
Tout qui l’exprime. Ah c’est ça ! et pourquoi ? Alors reculons, cherchons toujours dans nos
préssentiments parce que pourquoi est-ce que... ? Pourquoi est-ce que un facteur intensif
rapporterait le mouvement dans l’espace à un Tout ou à l’unité ? Pourquoi ?

Qu’est-ce que ça veut dire un facteur intensif ? Qu’est-ce que ça veut dire une intensité ?
Une intensité, la définition est très simple, elle a été donnée par le grand philosophe Kant :
"Une intensité c’est une grandeur appréhendée dans l’instant". Voyez que dire ça, ça suffit à
distinguer quantité intensive et quantité extensive. En effet une quantité extensive, c’est une
grandeur appréhendée successivement. Vous dites : elle a tant de parties. Une quantité
intensive, vous dites par exemple : Il fait chaud, il fait froid, il fait 30°. Il est clair que 30 °,
c’est pas la somme de 30 fois un degré. Non, une longueur de 30 centimètres, c’est la somme
de 30 fois un centimètre. 30 degrés, c’est pas 30 fois un degré. Bon c’est des choses
évidentes.

Vous dites donc, le paradoxe de la quantité intensive c’est une grandeur appréhendée dans
l’instant. Bon c’est déjà très intéressant du point de vue des concepts : Vous êtes en train de
vous former un concept d’intensité. Essayons de préciser grandeur appréhendée dans l’instant
ça veut dire quoi ? Alors qu’est-ce que c’est ça ? Qui dit grandeur, dit : multiplicité... Dit
pluralité, bien une quantité intensive, je dirais c’est une quantité, c’est une grandeur dont la
pluralité ou telle que la pluralité contenue dans cette grandeur - lorsque vous dites il fait 30 °
degré par exemple - la pluralité contenue dans cette grandeur ne peut être représentée que par
sa distance indivisible à zéro. La pluralité contenue dans cette grandeur ne peut-être
représentée que par sa distance indivisible, c’est-à-dire son rapprochement dans l’instant avec
zéro. C’est ça une quantité intensive.

En d’autres termes une quantité intensive implique une chute, ne serait-ce qu’une chute
idéale. En effet 30 ° ne passe pas... la pluralité contenue dans 30 ° ne passe pas par une
succession où j’irai de un, deux, trois, quatre, jusqu’à 30, ça ce serait traiter la quantité
intensive comme une quantité extensive. Et qu’est-ce qui fait ça ? Ce qui fait ça c’est le
thermomètre, oui. Mais le thermomètre a pour fonction de substituer une quantité extensive...
à savoir la hauteur du mercure à la quantité intensive, la châleur. Donc l’évaluation de 30 ° ne
se fait pas à l’état pur, par le thermomètre - c’est-à-dire par tous les intermédiaires qui
ramènent la quantité intensive à une quantité extensive - mais se fait par... la distance traitée
comme indécomposable entre la quantité intensive considérée et zéro, c’est-à-dire par la
chute. Bon ça veut dire quoi, ça ? L’intensité renvoie à une chute...de la chose qu’elle
caractérise en intensité. C’est fondamental, cette idée d’une chute, de l’intensité inséparable
d’une chute, d’une descente. Et alors quoi, bon, j’ai l’air de m’éloigner mais pas du tout. Le
point zéro c’est quoi ? Je disais...C’est la négation ouais...c’est la négation de l’intensité. Et
c’est quoi alors le terme de cette chute ? On dira que le facteur intensif est inséparable de sa
distance, sa distance à l’état zéro de la matière. Et ce qui le définit, c’est-à-dire sa distance à
l’état zéro de la matière comme distance indécomposable lui appartient. Il est inséparable
d’elle. C’est-à-dire, il est inséparable de cette chute virtuelle.

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En d’autres termes, si je dégage ...Comprenez, on progresse beaucoup. Si je dégage euh l’état
intensif ou la tension correspondant au mouvement, j’ai fais un pas dans les deux autres
solutions, que j’avais pas : A savoir, j’ai introduit une nécessité de ne pas séparer le
mouvement d’une matière. J’ai introduit la nécessité de ne pas séparer le mouvant, d’une
matière nue.

Et après tout les autres ils s’occupaient beaucoup du mouvant mais pas beaucoup de la
matière nue. Et là, il y a une espèce de choix pratique c’est-à-dire, ils rattrapaient la matière
nue bien sûr il la rattrapait. Mais ils la rattrapaient secondairement, ce qui les intéressait
d’abord, c’était le mouvant. Et maintenant voilà que, arrive cette troisième espèce d’hommes
de cinéma qui vont s’intéresser énormément à la matière nue et à sa possibilité d’être nue ou
pas. Or ils ne pouvaient dégager la matière nue dans son caractère essentiel de liaison avec le
mouvement. Ils ne pouvaient faire cela que... à l’abri ou grâce à l’hypothèse d’un facteur
intensif du mouvement.

Or et qu’est-ce que c’est que cette distance indécomposable qui relie le facteur intensif du
mouvement à la matière nue comme égale zéro. Comme degré égal zéro. Sentez ce qu’on est
en train de ...reconstituer, c’est... vous devez déjà avoir deviner. Eh ben, ça va s’exprimer au
plus simple, on va voir que, perpétuellement il faut corriger ce que je dis. Ça va s’exprimer au
plus simple sous la forme : "Le mouvement est le processus par lequel quelque chose ne cesse
pas de se défaire". Le mouvement est inséparable d’une chute dans la matière. Le mouvement
- alors il faudrait sous-entendre "quand vous l’avez rapporté à son facteur intensif est
strictement inséparable d’une chute dans la matière". Et si cette chute est indéfinie ou infinie,
qu’est-ce que ça peut faire ? Le mouvement ne fait qu’un - quand on en dégage le facteur
intensif - ne fait qu’un avec un processus de décomposition possible. Processus de
décomposition possible ça veut dire quoi ça ? A savoir que, le mouvement vous allez le
rapporter à ce qui se passe dans le plus obscur de la matière. Ce qui se passe de plus obscur
dans la matière... Le mouvement rapporté par l’intensité à ce qui se passe de plus obscur dans
la matière. Qu’est-ce que ça peut-être ça ? Concrêtement, on le voit bien : les pièces
enfumées, les marais pestilentiels, là où la matière s’agite, est à son niveau zéro mais clapote
à ce niveau. Et toute intensité rapportera le mouvement dans l’espace, à ce fond marécageux.
Oh et les fumées sortiront de ce fond. Et qu’est-ce que ce sera ça ? Le mouvement rapporté à
ce fond de la matière....à ce fond ténébreux de la matière. Ah le mouvement... à ce moment je
dirais que j’en ai dégagé le facteur intensif du mouvement. Et qu’est-ce que c’est ce fond ?
Comment est-ce qu’on pourrait, ce fond abominable ? Ce fond qui n’a pas de nom, nommons
le, alors. C’est le contraire de la lumière, d’accord, bon, c’est le contraire de la lumière. C’est
l’ombre, c’est l’ombre absolue, c’est les ténèbres. Ah bon oui, puisqu’en effet, si le lumineux
c’était l’état intensif du mouvement, la chute du mouvement dans cette matière qui lui est
irrémédiablement liée, ça va être les ténèbres. Ah alors voilà les marais vaguement éclairés.
Des espèces de lueurs qui sont faites pour mourir. Ça clapote oui. Qu’est-ce que c’est alors ?
Ce mouvement là, qui...se repère à cette état clapotant de la matière à ce degré zéro. C’est
bien connu...Qu’est-ce que c’est cette décomposition ? Cette euh, je dirai eh oui, c’est très
vivant tout ça. Mais c’est une vie essentiellement non-organique. C’est la vie non-organique
des choses. Les choses ont une vie. Oui, ah ! vous croyez que pour vivre, il faut avoir un
organisme ? pas du tout. Mais pas du tout alors. L’organisme, c’est l’ennemi de la vie.
L’organisme c’est ce qui conjure ce qui il y a de terrible dans la vie. Ce qui vit, c’est les
choses parce qu’elles ne sont pas asservies à l’organisme.

Ah bon ce qui vit c’est les choses, alors il y a une vie non-organique ? Oui la vie est
fondamentalement non-organique. Admirez l’opposition avec Eisenstein. Eisenstein nous
disait : le montage et la mise en scène de l’opposition des forces. Cela ne peut se faire que sur
fond de la représentation organique de l’image organique. Et l’image-mouvement du cinéma
c’est ...la vie organique de la spirale et voilà que ces obscurs allemands surgissent et disent :
Pas du tout. L’élément de la vie, le premier élément, le premier élément de l’image-
mouvement, ça va être la vie non-organique des choses. Et tout le décor expressionniste y

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arrive. Une vie non-organique qui soit la vie des choses en tant que choses. Les choses vivent,
oui, les choses vivent. Sous quelle forme ? Sous la forme du marais, sous la forme du
marécage. Les maisons elles-mêmes sont des marais. Les maisons sont des chemins. Les
maisons, la ville est un marais, tout est un marais. Il y a une vie non-organique des choses.
Les vivants, les organismes sont des accidents de la vie. Quelle idée, quelle idée ! Et on dirait
quel pessimisme ! Quel pessimisme, quel désespoir. Si l’intensité ne s’évalue qu’à sa chute.
Si la chute est la chute dans le marais. C’est-à-dire dans cet état de la matière égal zéro. Si
tout mouvement doit exprimer la vie non-organique des choses comme ce qui fait notre
terreur même, c’est pas un monde joyeux, hein ?

Et vous allez voir à quel point c’est corrigé tout ça. Et en effet c’est tout un aspect de
l’expressionnisme et après tout, l’esthéticien qui a baptisé, qui a trouvé le nom
"expressionnisme", c’est un concept tellement confus et flou que je voudrais essayer de lui
donner un peu de consistance. Il y a mille manières moi je prends un aspect, je prends l’aspect
qui m’intéresse hein. Vous, vous pouvez avoir très bien d’autres aspects. Je dirai le premier
aspect de l’expressionnisme - comme j’ai trouvé dans les deux autres cas, deux pôles, Vous
sentez que pour l’expressionnisme allemand je suis en train de chercher aussi deux pôles pour
que ce soit plus clair.

Je dirai le premier pôle de l’image expressionniste ou du montage expressioniste, ça va être


la vie non-organique des choses. Et encore une fois, la vie non-organique des choses renvoie
au facteur intensif du mouvement dans l’espace en tant que ce facteur intensif, n’existe que
par sa relation indécomposable avec un état de la matière égale zéro. C’est pas difficile tout
ça, ça s’enchaîne très bien. Ah oui bon, ah ben ça c’est très connu tout ça. C’est très connu et
je et dans VÖHRINGER l’esthéticien qui invente le mot expressionnisme et qui va
l’appliquer tour à tour à toutes sortes de choses mais qui va finir par l’appliquer au cinéma.
Comment il le définit lui le baptiseur ? il faut bien puisque c’est lui qui invente, qui se sert du
mot. Et ben c’est très curieux, dans tous les textes de VÖHRINGER, il y a quelque chose
qu’il ne perd pas de vue enfin dans les plus beaux textes. Il nous dit « La ligne
expressionniste c’est la ligne qui exprime une vie non organique ». C’est à la fois du non
organique et pourtant c’est du vivant. Et il oppose la ligne expressionniste ou non organique,
la ligne vitale non organique, il l’oppose à la ligne organique de l’harmonie classique.

Quel hommage à EISENSTEIN, l’harmonie classique. C’est le grand classique du cinéma


EISENSTEIN. Et comment il définit la ligne non-organique ? La ligne organique ce sera le
cercle ou la spirale. Et la ligne non organique ? Ah celle-là elle est violente, dit
VOHRINGER, c’est la ligne violente. Qu’est-ce que c’est que la ligne violente ? C’est la
ligne qui ne cesse pas de changer de direction ou bien la ligne qui se perd en elle-même
comme dans un marais. Il dit pas ça, il dit presque ça, hein il dit « comme dans du sable »
c’est pareil, du sable mouillé quoi. La ligne qui ne cesse pas de changer de direction c’est ce
qu’il appelait et la première forme d’art expressionnisme, selon VÖHRINGER, c’est l’art
gothique. C’est l’art gothique avec sa ligne perpétuellement brisée, qui ne cesse de changer de
direction. Qui s’oppose perpétuellement à un obstacle pour reprendre force en changeant de
direction. Ça, c’est une ligne qu’aucun organisme ne peut faire et qui est pourtant la ligne de
la vie elle-même en tant qu’elle déborde tout organisme. Donc à la ligne organique de l’art
dit classique, VÖHRINGER oppose la ligne non organique, également vitale pourtant, de l’art
dit gothique - par là, ce sera l’expressionnisme.

Cette ligne se brise et ne cesse de changer de direction ou se perd en elle-même. C’est le


mouvement même de l’intensité. Bon alors, bien, est-ce que c’est étonnant que dès lors, le
mouvement dans l’espace tel que l’expressionnisme allemand va le concevoir, est
fondamentalement un mouvement - où paraît être pour le moment, tout va être corrigé, on va
voir ... paraît ëtre un mouvement de la décomposition. L’âme va se décomposer, l’âme
intensive va se confondre avec le mouvement d’une décomposition qui la ramène à une
matière marécageuse.

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Mon dieu quel malheur ! et ça va être la promenade dans le marais et ça va être ces décors
étouffants et ça va être ces décors étouffants, pas parce que fermés suivant une courbe
organique, mais parce que perpétuellement brisés et changeant de direction. Le cabinet
CALIGARI, CALIGARI avec ses décors extraordinaires qui sont des décors de plein cinéma
et qui introduisent précisément, c’est où il n’y a plus aucune ligne droite, une ligne droite, ça
c’est une ligne organique.

La diagonale. Ah la diagonale, c’est louche, c’est ce qui passe entre les deux. De la diagonale
à la ligne brisée, il y a des rapports très intimes. La diagonale qui renvoie à une contre
diagonale. Oh mais c’est plus du tout l’opposition de mouvements ça. C’est les intensités,
c’est les facteurs intensifs qui font pencher la droite. On peut toujours traduire en opposition
de mouvements, à ce moment là on perd l’originalité de l’expressionnisme.

C’est pas du tout une pensée de l’opposition, c’est une pensée de l’intensité et c’est très très
différent, hein. Ils ont choisi autre chose, une autre direction et c’est comme dans un tableau
de SOUTINE où la ville devient folle. La ville devient folle puisqu’il n’y a plus de verticale
ni d’horizontale. Il y a des diagonales avec une diagonale qui évoque la contre diagonale.
Toutes les choses ont l’air ivres, toutes les choses sont marécageuses et l’âme et l’âme
trouve son miroir dans les choses c’est-à-dire son intensité en tant qu’âme du mouvement, est
inséparable de la matière nue et cette âme du mouvement, cette âme intensive du mouvement
ne peut être saisie que dans le mouvement qui la rapporte à la matière nue, c’est- à-dire aux
marécages, aux clapotis. Et là tout l’expressionnisme y passe, je ne dis pas qu’ils se réduisent
à ça. Mais que ce soit AURORE de MURNAU, LOULOU de PABST, NOSFERATU de
MURNAU ou alors car je crois qu’à certains égards, il est très profondément expressionniste,
LA SYMPHONIE NUPTIALE, LES RAPACES de STROHEIM. En quoi est-ce de
l’expressionnisme ? Je peux toujours le dire si je donne un critère d’après lequel pour moi,
c’est bien de l’expressionnisme. Pour précisément cette raison, que le mouvement dans
l’espace exprime fondamentalement un processus de décomposition qui dépend de l’intensité
même du facteur intensif dégagé dans le mouvement.

Seulement , seulement tout le monde sait immédiatement que je ne viens de parler que d’une
moitié. Alors en effet à pessimisme à pessimisme, tragédie à tragédie oui, tout cela est
affreux, quel monde, quelle angoisse ! Mais euh, mais non, c’est pas ça. Ça peut être ça, ça
peut être ça par exemple "LES RAPACES". Il y a rien que le mouvement de décomposition.
C’est un chef-d’œuvre mais vous voyez que là, le mouvement dans l’espace, c’est bien une
réponse concrête à :"comment le mouvement dans l’espace exprime le Tout" ? Ben
évidemment, qu’il exprime le tout. Evidemment qu’il exprime le tout. Il exprime le
changement dans le tout. Il fait que ça grâce à cette méthode. C’est une méthode formidable.
Si je le traduis en recette de cuisine : dégager le facteur intensif évidemment ça implique tout
le jeu de la lumière et des ténèbres. C’est pour ça que le cinéma expressionniste va être fondé
là-dessus. Dégagez le facteur intensif, c’est-à-dire le facteur lumineux du mouvement.
Saisissez-le comme intensif. Donc dans son rapport avec la matière nue, avec la matière nue
qui elle, est le degré zéro det l’obscurité. Tout le mouvement va être qualifié comme
mouvement de décomposition. C’est-à-dire comme le mouvement de la chute d’une âme.
Comment perdre son âme c’est la leçon de ce premier aspect de cet expressionnisme et tout y
passe toute la mythologie que vous voulez sur la perte de l’âme, là trouve toute sa
justification concrête et pratique. Seulement voilà, voilà que ce n’était qu’un aspect car toutes
les choses ne peuvent pas si mal finir. Ce n’était qu’un aspect. C’était qu’un aspect parce
que.. parce que sauf dans quelques cas - on peut se contenter de cet aspect. Ça peut faire des
choses admirables, formidables encore une fois, il n’y a pas besoin d’autre chose.

Un processus de décomposition parfait, c’est un chef-d’œuvre mais je crois que ça se passe


jamais comme ça. Il n’y a jamais d’œuvre désespérées vous savez hein. Euh L’art même
implique tellement un appel à la vie, ne serait-ce qu’à la vie non organique et c’est quand
même de la vie, il n’y a pas d’œuvre de mort. Parfois il y a l’air d’en avoir, mais les œuvres
de mort, c’est toujours ....On sait ce que c’est ça vaut rien, ça vaut rien c’est de tristes et

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pauvres œuvres. Ça n’existe pas. Alors je veux pas dire il faut un message d’espoir, j’ai pas
besoin de mettre un message d’espoir. Bien que aussi ça peut se passer comme ça, un
message d’espoir, ben oui il faut le dire toujours dans une œuvre, allez y les gars, c’est bien
tout ça. Euh sinon, ça vaut pas la peine hein, ça vaut pas la peine parce que finalement si c’est
pour pleurer comme on ne pleure jamais si vous voulez que sur soi-même, ça donne le pire,
ça donne des petites œuvres narcissiques de dégoutation quoi, pas la peine.

Mais je dis c’est pas la peine de ....un message d’espoir encore que souvent ça convienne dans
une œuvre. Il n’y a pas de grande œuvre, à mon avis qui ne contiennent ce formidable
message d’espoir. Et parfois qui le contiennent d’autant moins que il est pas explicitement dit,
mais il est mieux que ça, il est formulé. Il est là, il est comme gravé à travers les lignes. Et
alors j’ai l’air de contrebalancer mais vous vous corrigez, tout ça, ça ne fait qu’un - car dans
beaucoup de ces films, c’est quoi ? ça peut prendre l’air même d’un espoir purement ironique.

A la fin de LOULOU, de PABST, il y a l’Armée du Salut. L’Armée du Salut, les images très
belles qui terminent le film : l’armée du salut, le chant de l’Armée du Salut le salut de l’âme.
C’était plus beau dans l’opéra. Dans l’opéra après la mort de Loulou, il n’y a pas l’Armée du
salut, il y a quelque chose qui est splendide, il y a l’ami de Loulou, qui lance, qui lance son
chant merveilleux qui est un chant merveilleux qui s’élève vers le haut - ne fait rien d’autre
que porter l’âme de Loulou au ciel exactement comme l’Armée du Salut, assure le salut de
l’âme de Loulou - comme une remontée de l’âme. Ah tiens une remontée de l’âme ! oh oui.
Dans la SYMPHONIE NUPTIALE de STROHEIM, il y a une séquence qui passe à juste titre
pour une des plus belles séquences admirables chez cet auteur dur, fourbe et cynique. Et qui
est une des plus belles parmi les plus belles images d’amour que le cinéma ait jamais fait. Qui
est, pour ceux qui se rappellent SYMPHONIE NUPTIALE, qui est le prince Nicolas - je ne
sais plus s’il est prince d’ailleurs enfin peu importe - qui entraîne la pauvre petite prolétaire
dans le jardin des pommiers où il y a une charrette abandonnée, il s’abrite sous la charrette il
y a les pommiers. C’est curieux ça, ça c’est vraîment comme une séquence impressionniste.
Et on dit très souvent que l’expressionnisme et l’impressionnisme se réconcilient que très
tardivement, que ça s’arrangeait pas. J’en suis pas sur. Moi j’ai le sentiment que
l’impressionnisme c’est, c’est une séquence de l’expressionnisme - c’est très curieux, que les
communications étaient constantes. Là il y a une scène impressionniste, tellement
impressionniste que, ça paraît, comme à la limite presque comme un Renoir d’avance, hein.
Euh c’est vraîment un tableau impressionniste, la scène que STROHEIM a faite.

Dans l’Aurore de MURNAU, ah les marais ils y sont, les lacs obscurs ils y sont. La chute de
l’âme elle y est, attirée par une mauvaise femme dans les marais. L’homme, l’homme, l’âme
de l’homme médite d’assassiner son épouse. Sa jeune épouse. Et il y a le marais, une
première traversée dans le lac. Le jeune mari se rend compte de l’horreur de son projet et ils
arrivent dans la ville, il y a la reconquête de leur amour - passage purement impressionniste
tout en vascillements, tout en petite lueur, tout en touches. Puis il y a le retour à travers le lac
noir, il y a l’accident etc...Il y a à nouveau la scène de chute.

Qu’est-ce que je veux dire ? VÖHRINGER le disait très bien finalement mais en même temps
pas bien, voilà. Il disait ceci VÖHRINGER, il disait : ben oui, la nature, la vie non-organique,
c’est le premier aspect de l’expressionnisme. Ce monde est maudit, ce monde est maudit et
les lois de ce monde, sont les lois de la décomposition. Mais l’autre aspect de
l’expressionnisme, l’aspect corrélatif : c’est que l’âme garde un rapport, non pas avec la
nature. C’est foutu, la Nature c’est la chute. Mais comme il est corrélatif - c’est pas une
correction, c’est vraîment le corrélat - l’âme est en rapport avec le divin. L’âme est en rapport
avec le divin et reste en rapport avec le divin. Et VÖHRINGER disait l’expressionnisme c’est
- en dehors de l’art baroque qui l’a précédé - la seule forme d’art qui considérait que l’affaire
de l’art n’était pas avec le sensible, mais était avec le spirituel pur.

Pas mal même si on trouve ça rigolo, cette idée bizarre. L’art en rapport avec le spirituel pur.
On peut dire que c’est une idée forte qui a du marquer une époque. En effet tout le monde

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vivait sauf l’idée de la vie organique. Et le présupposé de la vie organique c’est évidemment
ou de la représentation organique c’est : L’art est en rapport fondamentalement avec le
sensible et ne peut passer que par le sensible. Mais ceux qui nous disent :" je garde le sensible
parce que c’est la matière comme décomposition et parce que c’est le corrélat du rapport de
l’âme avec le divin". Ça c’est complètement un changement une redistribution dans tous les
éléments de l’art. Alors, qu’est-ce que je veux dire ? Qu’est-ce que je veux dire ? Et ben
l’expressionnisme est fait de ces deux mouvements. Quelque chose se fait à travers quelque
chose qui se défait. Vous me direz c’est vraîment une platitude ça quelque chose se fait à
travers quelque chose qui se défait. C’est que à ce moment là, vous me le dites pas parce que
vous seriez vraîment bêtes. Je veux dire, si quelqu’un vit cette idée là, quelque chose se fait à
travers quelque chose qui se défait. S’il le vit avec assez d’intensité, il a son œuvre. Il a son
œuvre parce que montrer quelque chose comme ça, c’est pas une idée dans la tête. C’est pas
quelque chose comme ça, c’est pas une formule toute faite. S’il s’agit de mobiliser les
éléments qui vont le montrer qui vont faire une œuvre avec ça. C’est par là que vit le cinéma.
C’est en effet d’une certaine manière le cinéma c’est une métaphysique, oui. Euh et c’est
pas parce que c’est nul que...qu’ il y a des films nuls parce que il y a des philosophies nulles
aussi, il y a la littérature nulle. Le cinéma ça va pas plus mal. Je dis ça pour me remonter, ça
va pas plus mal qu’autre chose. C’est comme le reste, c’est pas pire. Ça se voit plus oui, parce
que il y a des affiches, oui, mais c’est pas pire.

Alors bon quelque chose se fait à travers ce qui se fait et se défait. Si bien que de deux
manières, vous pouvez avoir un pôle un peu pessimiste, un peu : à savoir ce qui se défait est
comme premier et ce qui se fait n’est qu’une petite compensation à ce qui se défait ou bien
une tendance vraîment mettons optimiste à savoir, l’essentiel c’est ce qui se fait, c’est-à-dire
ce rapport de l’âme avec le divin. Voyez je retrouve des termes bergsonniens, se défaire, se
faire. C’est ça l’éclosion du nouveau, c’est ça l’Idée : Le rapport de l’âme avec ce qui se fait.
L’âme en tant qu’elle se fait dans un rapport avec le divin. Bon et alors, de ce côté un peu
optimiste, c’est ce qui se défait qui n’est plus que l’interruption provisoire de ce qui se fait.
De toutes manières vous irez de la lumière aux ténèbres et des ténèbres à la lumière par tous
les états lumineux. Par la série infinie des états lumineux car c’est ce facteur intensif qui
rapportera votre mouvement dans l’espace au Tout et le Tout c’est quoi ? C’est la coexistence
de la matière mue qui ne cesse de se défaire. Et de l’âme divine mouvante qui ne cesse de se
faire. Si bien que l’expressionnisme allemand c’est l’identité de deux pôles, tout comme
j’avais trouvé deux pôles pour le montage russe. Deux pôles pour le montage français, pour
l’harmonie des choses. Deux pôles pour le montage euh euh et pour le problème et pour la
solution expressionniste de...notre problème, je dirai c’est à la fois et irrémédiablement lié, la
vie non organique des choses et la vie non psychologique de l’esprit.

Et qu’est-ce que c’est que l’acteur expressionniste ? C’est pas difficile, à ce moment là.
Qu’est-ce que c’est "jouer" à la manière expressionniste ? C’est pas donner des signes là
comme ça, c’est très précis. C’est une technique d’acteur. Jouer à la manière expressionniste,
c’est deux choses, c’est deux choses. C’est faire que l’expression ne soit plus organique,
que l’expression excède l’organisme d’où les gestes en effet, les gestes eux mêmes brisés,
perpétuellement brisés de l’acteur expressionniste. Les expressions du visage complètement
marécageuses, le rôle de la lumière dans le jeu expressionniste etc... Et en même temps
c’est-à-dire un jeu qui ne serait ni organique, ni psychologique.

Si bien que, les deux pôles alors du problème expressionniste ce serait le non-organique et le
spirituel et la corrélation des deux c’est-à-dire la vie non-organique des choses. Et la vie non-
psychologique de l’âme. Est-ce que vous êtes fatigué ou vous êtes pas fatigués ?

Etudiant 1 « Oh non pas du tout ». Etudiant 2 - « ça dépend pour qui »

Je termine alors, je vais terminer vite hein euh, mais j’aurais bien voulu est-ce que vous... ?

Etudiante 3 « Moi je voudrais parler » . Tu voudrais parler alors très bien, alors on va parler

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hein et puis s’il y a le temps si vous êtes pas trop fatigués j’ajouterai un petit quelque chose
ou j’ajouterai pas, voilà.

Alors oui, donc une fois dit que mon souci est réel que mon auto-critique n’est pas du tout
euh coquetterie, là vraîment, c’est pas euh s’il y a quelque chose moi qui me contente pas
dans tout ça. Euh ! Vous pourriez peut-être m’aider, dire euh pas du tout m’encourager pas
me dire aussi : ça va, ça parce que ...non, euh et puis euh vous-mêmes, si vous avez à
intervenir euh ...quoi ?

Etudiante 4 ....inaudible ...ça ne paraît pas comme l’application de vos textes à une ...

Gilles Deleuze -« Non aujourd’hui ça ne le faisait pas. C’est curieux, ça ne le faisait pas.
Peut-être que ça va mieux que c’est ouais, ouais, »

Etudiante 5 : - Moi, J’ai eu cette impression aussi, euh la dernière fois ...

Etudiante 6 (inaudible).

Etudiante 5 : - Je ne sais pas, peut être que ça va mieux cette fois. Moi, il me reste toujours
quelque chose de très confus enfin qui se rapprocherait de ce que tu dis. C’est-à-dire en
quelque sorte j’ai l’impression que euh, ce dont parle Bergson, euh ça pourrait s’appliquer
effectivement au cinéma. Mais pas du tout au cinéma dont tu as parlé enfin les trois catégories
de cinéma dont tu as parlé aujourd’hui. C’est-à-dire que, effectivement je verrai dans
BERGSON, un certain rapport avec le cinéma mais qui s’appliquerait pour moi, à euh
certaines catégories de cinéastes extrêmement récents. Je citerai en particulier GODARD,
RESNAIS et Chantal ACKERMAN. Et d’une certaine manière, il me semble que euh, le
cinéma dont tu as parlé aujourd’hui en rapport avec BERGSON pour moi se rattache euh à
cette querelle dont parlait BERSON et dont il essaye de se défaire c’est-à-dire entre les
idéalistes et les matérialistes. C’est-à-dire que, il reste dans ces écoles de cinéma, c’est-à-dire
le cinéma allemand, le cinéma russe et le cinéma français, euh quelque chose de cette
dialectique que BERGSON essayait d’éviter, bon c’est-à-dire quand il part d’un premier
chapitre de Matière et Mémoire, bon : Est-ce que le monde extérieur existe en dehors de
nous ? Est-ce que nous existons enfin bon toute cette dialectique là et ce qu’il me semble c’est
que le cinéma effectivement.. est tout à fait en rapport avec cette durée que BERGSON
essaye de déterminer mais à partir du moment où il introduit dans le cinéma, un élément
extérieur et en l’occurrence bon, par exemple pour RESNAIS et pour GODARD, ça serait
pour moi un certain usage de la voix. Par exemple dans le dernier film de GODARD un
certain usage de la musique, c’est-à-dire bon le personnage est dans une pièce on a
l’impression qu’il n’entend la musique que dans sa tête quand il sort la musique continue bon
et il fait sans arrêt un jeu avec trois genres de musiques qui donnent une certaine durée du
temps mais qu’on peut retrouver par exemple, chez des compositeurs comme HAYDN. Enfin
bon je sais pas voilà, c’est tout. »

Gilles DELEUZE « Ouais là je réponds tout de suite parce que je mesure, je me demande si
une des choses qui font que ça va pas. Est-ce que c’est pas en effet une ambiguïté dont je suis
hélas responsable par le choix du sujet que j’ai fait, car ce que tu viens de dire, je conçois très
bien que ce serait possible de le faire mais en t’écoutant je me disais : Mon Dieu, c’est ça
entre autre que je ne voulais pas faire. Je veux dire pas que ce ne soit pas légitime mais ce
point m’intéresserait pour moi. Enfin m’intéresserait si c’était pas quelqu’un d’autre.

Etudiante 5 : Je ne dis pas que ça m’intéresse.

Gilles DELEUZE - Mais ce que tu dis un peu c’est...Eh ben quitte à faire ce que je me
proposais de faire, pourquoi ne pas avoir plutôt cherché des auteurs de films et des films que
l’on pourrait d’une manière ou d’une autre dire en effet avoir un certain rapport avec
BERGSON ? Et là ceux que tu cites, tu as bien choisi tes citations. Mais ça je ne le veux
absolûment pas.

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Etudiante 5 - Non mais...

Gilles DELEUZE : - Il y a deux choses que je redoutais avant de commencer, ce que je


redoutais avant de commencer, ce à quoi je tenais je me disais je vais gagner sur tous les
tableaux, c’est-à dire mais en tout honneur, je me disais encore une fois, il faut que je donne à
ceux qui ne connaissent pas BERSON et à ceux qui ne sont pas philosophes ou qui viennent
pour des raisons de philosophie, une certaine connaissance de BERGSON. Et ça j’y tiens
énormément, si bien que si ça continuait à ne pas aller je sacrifierais tout cet aspect, je
retiendrais plus que l’aspect commentaire de BERGSON et, ce que je voulais en plus, c’était
alors presque pour mon compte et avec vous, essayer de former des concepts
cinématographiques presque en oubliant que c’était BERGSON qui nous les fournissait ou
qui nous aidait à les fournir et il me fallait que ces concepts, ils vaillent... Je m’intéressais pas
à ce moment là à telle tendance dans le cinéma mais vaillent pour le cinéma en général,
indépendamment de tel film, indépendamment des films. Et ça, si je rate ça c’est que j’aurais
mal réussi, c’est que j’aurais raté.

Etudiante 5 Non mais...

Gilles DELEUZE - Et d’autre part, je ne voulais pas que ces concepts de cinéma soient une
application de BERGSON, c’est-à-dire de concepts forgés pour d’autres causes, au cinéma.
Alors en effet, ce que tu dis, on aurait pu le faire.

Etudiante 5 : - Non mais....attends moi je voudrais te préciser une chose, c’est que je ne
préfèrerais pas que tu parles de BERGSON par rapport à GODARD ou à RESNAIS ou à des
gens...Je veux dire, en effet m’intéresse beaucoup plus que tu parles de BERGSON, bon et
que que tu essayes de parler du cinéma et de voir quels concepts on pourrait en tirer. Je veux
dire c’est j’ai parlé de GODARD ou de BERGSON comme ça, c’est que..c’est pour parler de
quelque chose qui confusément jusqu’à présent semblait me manquer qui est que, dans
BERGSON, je trouve cette chose dont tu as parlé et qui est l’existence de trois mouvements,
enfin de trois niveaux qui doivent obligatoirement exister pour que quelque chose se passe et
que pour le moment la chose qui me met sans arrêt en décalage c’est que dans le cinéma dont
tu as parlé, je ne vois que deux mouvements.

Gilles DELEUZE - Ah bon ?

Etudiante 5 : - Ah oui c’est ça.

Gilles DELEUZE : « Ah bon ? Michaël....

Etudiante 5 : - Bon, je veux dire, là je suis un petit peu embêtée parce que je ne sais pas si il
faut que que je parle, que je m’informe de caractères plus techniques du cinéma là je suis un
petit peu embêtée mais c’est ce que je ressens et c’est pour ça que je parlais de GODARD, de
RESNAIS et de gens comme ça qui à mon avis avaient fait intervenir dans le cinéma quelque
chose d’autre que le cinéma, qui était soit une certaine manière de se servir de la musique,
soit une certaine manière de se servir de la voix.

Gilles DELEUZE « Ouais, c’est pas autre chose que le cinéma.

Etudiante 5 - Oui, non... c’est pas autre chose.

Gilles DELEUZE « - Ouais....je vois ce que tu veux dire, ouais, ouais »

Etudiante 5 : - par moments j’ai l’impression qu’il y en a trois et par moments j’ai
l’impression qu’il n’y en a que deux. Ce qui me fait penser à chaque fois à ce problème que
BERGSON essayait de résoudre c’est-à-dire bon sortir de des deux dialectiques auxquelles il
est affronté, c’est-à-dire les idéalistes et les matérialistes ...

61
Gilles DELEUEZE : Ouais

Etudiante 5 ...à propos du problème de la perception. C’est simplement ça. Mais bon
effectivement je préfère ton choix, de toute manière.

Gilles DELEUZE « - Ouais, ouais ouais ouais »

Gilles DELEUZE « C’est bien parce que en effet on nage dans l’ambiguïté

Autre étudiant (inaudible)

Gilles DELEUZE Quoi ? C’est ?

Autre étudiant (inaudible)

Etudiante 5 : - C’est transparent justement

Gilles DELEUZE - Oui, ah oui ça pour causer euh oui....Bon vous avez encore un peu de
courage ? Ou pas, on peut arrêter là hein. Vous réfléchissez ici à notre triste situation. Ah un
petit mot....Ouais Bon...Bon ben alors je termine sur ça fera une terminaison toute ...après tout
pour redoubler les ambiguïtés. De ce que je viens, de ce que...des trois niveaux de l’image de
mouvement....que j’ai essayé de dégager - encore une fois c’est pas difficile, c’est des
mouvements coexistants et communicants.

Déterminer les objets qui entrent dans le plan, c’est ce qu’on appelle le cadrage.
Déterminer, deuxièmement, déterminer le plan comme le mouvement relatif, un : Qui réunit
ses objets, c’est ce qu’on appelle un plan temporel ou une perspective temporelle. Et enfin
déterminer leur rapport du plan entre parenthèses avec d’autres plans avec, déterminer le
rapport du plan par l’intermédiaire d’autres plans avec l’idée ou le tout, c’est le montage.

Je me dis, ces trois catégories j’ai pas l’impression qu’on les définisse, ça c’est, c’est ma seule
joie, c’est peut-être alors des définitions très insuffisantes mais j’ai pas l’impression qu’on les
définisse aussi clairement d’habitude. C’est très clair là il me semble là hein euh eh ben, on
peut en tirer là comme juste une conséquence pour finir aujourd’hui une contribution à la
question importante.

Et Ben l’auteur d’un film c’est qui ? Eliminons tout de suite un des .... Bon, la réponse est
que, en général l’auteur du film, c’est le metteur en scène. De dire quoi ? C’est que en effet,
un metteur en scène, c’est pas quelqu’un qui est étranger ni au cadrage, ni au découpage, ni au
montage. Un metteur en scène qui saurait pas ce que signifie monter et qui laisserait le
monteur faire le travail si des metteurs en scène célèbres même pour qui le montage n’est
pourtant pas si vous voulez l’essentiel de l’essentiel comme STROHEIM par exemple
considère que, un film qu’ils n’ont pas monté cesse d’être un film de... euh, ça il répond bien
à la question, c’est évident que le metteur en scène n’est l’auteur du film que si c’est lui qui a
déterminé les cadres et si c’est lui qui a déterminé le montage. Bon, cette réponse elle est
simple. Mais elle revient à dire l’auteur du film, c’est à la fois celui qui constitue les systèmes
artificiels d’objets entrant dans le cadre et là c’est évident, que, je fais guère de différences à
ce niveau même si dans la pratique on en fait entre le décorateur et le cadreur.

Euh c’est un mérite de plus, là unifier ces deux fonctions, le décorateur et le cadreur est celui
qui choisit les objets strictement même si c’est plusieurs personnes ou si c’est une équipe
doivent ne faire qu’un c’est-à-dire là vraîment à un niveau de l’image. Le metteur en scène,
c’est-à-dire l’organisateur du découpage et des plans lui aussi son niveau avec lequel il
communique concrêtement, et puis il y a qui a l’idée du tout, alors évidemment, le metteur en
scène il est l’auteur total du film, si c’est lui qui a déterminé directement ou indirectement
cadrage, découpage et l’idée du tout.

62
Mais est-ce qu’il y a des cas, car il n’y a pas une réponse universelle à Qui est l’auteur ? C’est
très variable. Là j’ai mes variables ah ben oui, celui qui remplit toutes ces variables est
l’auteur du film. S’il y a deux types qui remplissent les variables, eh ben ça existe le travail à
deux ou le travail à petitaine à ce moment là, c’est le groupe qui est l’auteur du film. Si, bon,
s’il y a une rencontre parfaite entre décorateur et un metteur en scène, ça s’est vu dans
l’expressionnisme allemand. Ben il faut dire, il y a deux auteurs du film c’est pas compliqué
et il y a des cas relativement compliqués car chacun peut-être le traître de l’autre.

Ah bon, la trahison dans la création, il y a toujours de la trahison. Et je me dis, qui est-ce qui
a ? Alors si on essaye de fixer l’idée du tout qui n’existe pas au cinématographe, qui n’existe
pas filmiquement, qui n’existe que comme l’exprimé comme un des plans, des plans
manqués.

L’idée du tout, qui c’est qui l’a ? Et alors, en quel sens est-il aussi l’auteur du film ? Je me dis
toujours dans l’idéal, je peux définir donc le cadreur, le décorateur, le choisisseur d’objets. Le
régisseur idéal par mon premier niveau de l’image, le metteur en scène idéal par mon second
niveau est l’idée du tout qui sait qu’il a. Je dirais dans l’idéal, celui qui est chargé de l’idée du
tout, c’est le producteur. Alors bien sûr il faut que le metteur en scène soit aussi producteur.
Ou bien alors qu’ils s’entendent admirablement avec le producteur. Des producteurs comme
ça, bon disons-le tout de suite, il n’y en a plus. Mais euh, problème historique très intéressant,
problème historique très intéressant. Il y a en a eu ou est-ce qu’il y en a eu ? Là je ne sais pas
assez mais reportez-vous aux histoires du cinéma, je ne sais pas Jean MITRI, il parle peut-être
de ça. Euh les grands producteurs d’Hollywood, en quel sens ? Est-ce que ça arrivait ? Le
type, le producteur qui pouvait se définir ainsi, j’ai l’idée d’un film à faire. Bien sûr, c’est pas
moi qui peux le faire. Et à ce moment là, le metteur en scène devenant vraîment comme
l’exécutant du producteur. Je crois que c’est souvent arrivé, que c’est beaucoup arrivé ça. Et
inversement alors...j’ai l’idée du tout mais je ne suis pas metteur en scène. Alors bon ça peut
avoir des inconvénients même des choses monstrueuses comme, le metteur en scène qu’on
change comme un chien, à la belle époque d’Hollywood, hein. Euh oh non entre eux ça va
pas. T’es en train de trahir mon idée. Est-ce que le producteur a complètement tort si c’est lui
qui a eu l’idée.

Et encore une fois l’idée du film, on lui a donné un certain sens, là. Alors moi, comme je
connais rien à toute cette situation, je me dis quand même dans nos concepts, on peut déjà
situer ce producteur idéal et constater que sans doute le producteur marécageux dont on
entend parler de temps en temps et ben c’est un emploi à l’idéal. Mais et on voit bien
pourquoi le cinéma indépendamment même des questions d’argent comporte des producteurs.
Les producteurs c’est quand même des types qui, dans l’idéal, encore une fois, ont des idées.
Ils ont l’idée d’un film à faire. Qui sait qui va pouvoir le faire ? Bon. Alors je tombe sur un
texte des cahiers du cinéma qui fait ma joie et ma ...Et je me dis ah bon, alors je me suis
renseigné. Il paraît que c’est un producteur. C’est un type qui s’appelle TOSCAN du
PLANTIER. C’est un producteur ...

Etudiante 5 (inaudible) Gilles DELEUZE « Hein ? Cahiers du cinéma numéro 325, juin 81. Et
alors, je ne sais pas si c’est mensonge ou vérité dans ce texte, mais c’est un très très beau
texte. C’est un texte très très beau. Il est clair que euh TOSCAN du PLANTIER en tant que
producteur joue un peu, euh, je suppose. Là je dis tout ce que je dis c’est euh sous ma
responsabilité, joue un peu euh le grand producteur d’Hollywood, tel BALMER. Il essaie de
subjuguer....inaudible...que bon. Et il dit et c’est ça qui m’intéresse. C’est là-dessus que je
voudrais finir. Il nous raconte l’histoire suivante dans cette interview des cahiers très très
intéressante. Et je pense que les cahiers l’ont publié à cause de ça, ça leur a jchais pas, enfin
euh, il dit voilà, récemment j’ai eu deux idées. Notez bien tous les mots, c’est très important.
Récemment, j’ai eu deux idées de film à faire. Alors on a exclu la réponse. La réponse euh, la
réponse insolente, l’interruption insolente eh ben pourquoi que tu les a pas faites pauvre type.
Ce serait idiot, ce serait idiot, en tant que producteur, il a des idées de tout, un tout un tout
c’est-à-dire du cinéma et il cherche quelqu’un pour en faire un film. Bon il dit j’ai eu deux

63
idées, elles étaient bonnes mes deux idées. Et je me suis dit, qui sait qui va pouvoir les
réaliser ? Et dans les deux cas, j’ai cru. Il ajoute, il se donne beaucoup. Il a l’air très coquet, je
ne sais pas bien qui c’est mais il a l’air très coquet. Il dit eh ben, je me méfiais quand même
un peu. Et j’avais rien de mieux comme metteur en scène alors j’ai pris des metteurs en scène,
je leur ai dit mon idée et je les ai chargés. Donc ça me paraît très vieille technique Hollywood
hein. Encore une fois peut être que c’est pas vrai mais ça nous est égal, je développe un
exemple idéal.

Et il dit mes deux idées ça fait ceci : Première idée : Montrer comment dans un milieu pire
qu’hostile mais absolûment indifférent euh pire qu’hostile vous avez vu mais indifférent à
cela qui va se passer, je pense à COURTOIS là l’évènement, quelque chose va se passer
d’incroyable à savoir un petit groupe de femmes que rien ne prédestine à cela va s’emparer
d’une espèce de parole. Va prendre la parole et d’une certaine manière imposer sa parole dans
un milieu qui vraîment a pas l’habitude, à aucun égard. Et il dit, et c’était ça mon idée du
film, LES SŒURS BRONTË. C’est deux films récents hein, les SŒURS BRONTË.

C’était ça son idée, c’est-à-dire là, on voit bien, c’est à la lettre l’idée d’un tout, c’est-à-dire
l’idée d’un changement dans un tout ou la production dans quelque chose de nouveau, ça
marche très bien avec nos concepts. Trois filles, trois filles que rien ne prédestinât, vont
prendre la parole et l’imposer dans des conditions où l’Angleterre à ce moment là, est
vraîment pas favorable à une pareille chose. C’est comme ça qu’il voit son idée de film. Et
d’un.

Deuxième idée de film qu’il a, il dit eh ben voilà. Il dit et là il devient de plus en plus coquet,
il dit moi je me sens toujours une femme. J’ai un devenir-femme très profond qu’il dit. On l’a
tous , il a tort de s’atttribuer ça on l’a tous, vous comprenez, j’ai un devenir femme très
profond alors je suis très sensible à la situation de la femme, moi. Là-dessus, il serait de la
situation de la femme un peu rétro, un peu ....pas terrible. Il dit, moi j’avais une idée, une
seconde idée. Faire un film sur, mais vous vous rapporterez au texte, faire un film sur ...en
gros je résume mais vous vous reporterez au texte faire un film sur la femme et la valeur
marchande.

La femme et la valeur marchande. C’est-à-dire là, on voit son idée, les femmes c’est comme
le cinéma, c’est tellement pris dans l’argent, tellement pris dans un système d’argent. Est-ce
que c’est vrai encore ? Non, non, je dirai, non TOSCAN du PLANTIER, c’est pas vrai. Mais
ça l’a été, surement, c’est pris dans un tel récit, c’est comme la peinture quoi. C’est pourri
tout ça. Alors pardonnez moi c’est un lapsus, je veux dire pour la peinture, tellement pris dans
de l’argent que c’est fini, c’est ....fini c’est l’argent est corrompu, parce que il y a un marché
de la peinture jamais, le marché n’a envahi un art comme la peinture. La musique elle est pas
envahie par le marché, sauf hélas certaine...du moins la musique euh... et pas à ce point La
littérature, elle n’est pas envahie par le marché. C’est pas grave ce qui se passe avec le
marché pour la littérature. Mais là, la peinture c’est vraiment envahi, déterminé, dominé par le
marché. Eh ben, les femmes c’est comme la peinture selon, suivant TOSCAN du PLANTIER,
c’est comme la peinture, c’est-à-dire, la confrontation à la valeur marchande et consciente. Il
faut qu’une femme fasse de l’argent voilà, ou qu’elle en suscite, qu’elle fasse tourner de
l’argent qu’elle fasse circuler de l’argent, voilà sa triste condition.

Bon il disait j’avais cette idée et c’est comme ça que je voulais reprendre car c’aurait pas été
une idée suffisante euh merde j’ai oublié le nom euh LA DAME AUX CAMELIAS. C’est
comme ça dans ...c’est bien une idée...là on peut pas lutter. Si c’est vrai ce qu’il dit il a bien
eu une idée. Car considérez LA DAME AUX CAMELIAS sujet très classique, jusqu’à
maintenant, ça a pas été considéré comme cela. Considérez la dame aux Camélias comme
renvoyant à l’idée de la confrontation de la femme avec perpétuellement de la valeur
marchande. A savoir il dit et il dit très bien, et il dit et ben oui, son père la viole. Pour lui,
c’est sa version LA DAME AUX CAMELIAS. Son père la viole mais ça lui rapporte de
l’argent. Là-dessus il la distribue aux hommes. Il la vend, ça lui re-rapporte de l’argent. Les

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hommes eux, ils vont se la passer tout ça ; avec des affaires qui en même temps se font en
même temps. Tout ça ça rapporte encore de l’argent. Elle a la phtisie, c’est quoi pour elle la
phtisie ? Elle c’est trop vraîment il dit spirituellement TOSCAN du PLANTIER, c’est une
maladie du travail.

C’est la maladie du travail. Bon et puis elle-même elle a beaucoup d’argent et là-dessus
Qu’est-ce qui se passe ? Un petit gars, Alexandre DUMAS fils qui tombe vaguement
amoureux d’elle et qui fait quoi ? Qu’est-ce qu’il va faire ? Une pièce, une pièce qui va
rapporter de l’argent. La pauvre elle en crève. Tout l’argent qui tourne autour d’elle, qu’elle
suscite etc... Donc c’est la femme et la valeur marchande. La femme qui n’echappe pas à une
valeur marchande. C’est une idée, c’est vrai, LES SŒURS BRONTË et LA DAME AUX
CAMELIAS. Et voilà qu’il dit mon Dieu qu’est-ce qu’il s’est passé ? Je vais choisir mes
metteurs en scène. Je leur dis : Voilà l’idée. Voilà le tout. Et moi j’y vois rien de choquant là,
c’est toujours dans mon problème Qui est l’auteur du film ? Et qu’est-ce qu’ils font dans le
dos ? En effet, j’ai vu l’un des deux films, et c’est vrai ça ce qu’il dit, c’est moins sur que il
eut l’idée aussi purement qu’ il le prétend mais surement après tout, non non, il y a toute
raison de lui faire confiance. Il dit ben vous ne savez pas ce qu’il m’a fait le metteur en scène
des SŒURS BRONTË ? Il m’a transformé ça en histoire de trois soeurs qui ne pensent qu’à
une chose : La castration du frère. Il dit quand même j’étais effaré. Alors est-ce que c’est vrai
j’ai pas vu le film alors je vais pas.... Etudiante 7 « oui c’est vrai » Gilles DELEUZE « Euh
alors vous voyez, l’idée du tout, le tout c’était quoi ? Tel que le producteur idéal le concevait.
C’était trois femmes vont à l’extérieur, rompent les barrières, prennent la parole. Bon on peut
dire, c’est une mauvaise idée, on peut dire tout ce que vous voulez, c’est une idée. Au
contraire, trois femmes se ressèrent autour du frère et le castrent. Je peux dire c’est une autre
idée : Tout à fait autrement orienté et si c’est ça en effet, bon, on peut dire une fois de plus
c’est pour la, oui enfin la psychanalyse a frappé.

Etudiante 5 « Elles prennent la parole contre l’homme euh... »

Gille DELEUZE « La DAME AUX CAMELIAS, je l’ai vu, là, c’est absolument vrai ce qu’il
dit. Le tout a été complètement trahi car ce qu’on voit et ce qui est suggéré constamment et
montré dans les images, c’est que la phtisie n’est pas du tout une maladie du travail, mais que
c’est une maladie psychosomatique. Maladie psychosomatique qui vient de ceci, de la
culpabilité que, la pauvre fille éprouve des relations coupables qu’elle a avec son père. Donc
Là à nouveau la psychanalyse a frappé une seconde fois. C’est-à-dire à transformer une bonne
idée filmique en lamentable idée psychanalytique. Alors dans un tel cas vous voyez que, en
raison de nos critères on peut la poser en effet la question Qui est l’auteur du film ? avec à la
fois une réponse relativement constante et les variations correspondant à cette réponse.

Je dis : Est l’auteur du film, celui qui conçoit l’idée, une fois données mes trois instances,
celui qui conçoit l’idée et qui détermine les mouvements, c’est-à-dire les mouvements
temporels c’est-à-dire les blancs qui vont exprimer l’idée et qui opèrent le cadrage des objets
dans lequel une idée se (inaudible) 1 : 02 : 54 ? Mais n’est pas exclu du tout que il y ait soit
rencontre entre plusieurs personnes, le cadreur décorateur régisseur que je mettrai encore une
fois dans un bloc, le metteur en scène, le producteur. Le producteur idéal, les trois peuvent
être réunis dans la même personne. Je dirai le producteur idéal, c’est celui qui conçois l’idée,
c’est-à-dire le tout, qui n’a d’existence que conçu. Le metteur en scène, c’est le grand
agenceur des plans. Le cadreur-décorateur-régisseur, c’est celui qui détermine pour chaque
plan les objets qui entrent. Quand les trois personnes font un, il n’y a pas de problèmes à qui
est l’auteur du film. Et je crois qu’il y a un problème possible par exemple entre
« Producteur » et « Metteur en scène ».

Dans les cas privilégiés idéaux comme celui que je viens de citer avec toutes les trahisons que
vous voulez ...parce que parfois, la trahisons, se fait dans le sens inverse. Evidemment le
producteur qui a une idée de merde quoi qui a une idée vraîment nulle, mauvaise et il suffit
d’un metteur en scène génial pour engrosser l’idée. Alors c’est à ce niveau qu’on se poserait

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la question : Qui est l’auteur du film ? La prochaine fois nous continuerons et je vous
demanderai instamment de penser à mes soucis et au besoin vous direz ce que vous avez à
dire là-dessus.

Etudiante 7 Moravia raconte cette histoire

Gilles DELEUZE oui oui, du producteur, oui mais là c’est un producteur oui, en effet.

me reste toujours quelque chose de très confus en fait qui se rapprocherait de ce que tu
dis.C’est-à-dire en quelque sorte j’ai l’impression que euh, ce dont parle Bergson euh ça
pourrait s’appliquer effectivement au cinéma. Mais pas du tout au cinéma dont tu as parlé les
trois catégories de cinéma dont tu as parlé aujourd’hui. C’est-à-dire que effectivement je
verrai dans BERGSON, un certain rapport avec le cinéma mais qui s’appliquerait pour moi, à
euh certaines catégories de cinéastes extrêmement récents. Je citerai en particulier GODARD,
RESNAIS et Chantal ACKERMAN. Et d’une certaine manière, il me semble que euh, le
cinéma dont tu as parlé aujourd’hui en rapport avec BERGSON pour moi se rattache à ce
dont parlait BERGSON et dont il essaye de se défaire entre les idéalistes et les matérialistes.
C’est-à-dire que, il reste dans ses écoles de cinéma. Il y a le cinéma allemand, le cinéma russe
et le cinéma français. Quelque chose de cette dialectique que BERGSON essayait d’éviter
euh, bon quand il part d’un premier chapitre de Matière et Mémoire, bon est-ce que le monde
extérieur existe en dehors de nous euh. Est-ce que nous existons enfin toute cette dialectique
là et ce qu’il me semble c’est que le cinéma effectivement euh est tout à fait en rapport avec
cette durée que BERGSON essaye de déterminer mais à partir du moment où il introduit dans
le cinéma un élément extérieur et en l’occurrence pour par exemple pour RESNAIS et pour
GODARD, ça serait pour moi un certain usage de la voix. Par exemple dans le dernier film de
GODARD un certain usage de la musique, c’est-à-dire le personnage et dans une pièce on a
l’impression qu’il n’entend la musique que dans sa tête quand il sort la musique continue et il
fait sans arrêt un jeu avec trois genres de musiques qui donne une certaine durée du temps
mais qu’on peut retrouver par exemple chez des compositeurs comme HAYDN. Enfin bon je
sais pas voilà, c’est tout. Gilles DELEUZE « Enfin, là je réponds tout de suite parce que je
mesure, je me demande si une des choses qui....ça va pas est-ce que c’est pas une ambiguité
dont je suis hélas responsable par le choix du sujet que j’ai fait car ce que tu viens de dire, je
conçois très bien que ce serait possible de le faire mais en t’écoutant je me dis, c’est justement
ce que je ne voulais pas faire. Je veux dire pas que ce ne soit pas légitime mais ce point
m’intéresserait pour moi. Je crois que ça m’intéresserait si c’était quelqu’un d’autre.
Etudiante 4 : Je ne dis pas que ça m’intéresse Gilles DELEUZE mais ce que tu dis un peu
c’est quitte à faire ce que je me proposais de faire, pourquoi ne pas avoir plutôt cherché des
auteurs de films et des films que l’on pourrait d’une manière ou d’une autre dire en effet avoir
un certain rapport avec BERGSON et là ceux que tu cites, tu as bien choisi tes citations. Mais
ça je ne le veux absolûment pas. Il y a deux choses que je redoutais avant de commencer, ce
que je redoutais avant de commencer, ce à quoi je me disais je me disais : Je vais gagner sur
tout les tableaux, c’est-à dire mais en tout honneur, je me disais encore une fois, il faut que je
donne à ceux qui ne sont pas BERSON et à ceux qui ne sont pas philosophes ou qui viennent
pour des raisons de philosophies, une certaine connaissance de BERGSON et ça j’y tiens
énormément si bien que je me dis que si ça continue à ne pas aller, je sacrifierai tout à cet
aspect, l’aspect commentaire de BERGSON et ce que je voulais en plus, c’était alors presque
pour mon compte et avec vous, essayer de former des concepts cinématographiques presque
en oubliant que c’était BERGSON qui nous les fournissait ou qui nous les aidait à les fournir
et il fallait que ces concepts, ils valent à telle tendance dans le cinéma mais pour le cinéma en
général. Un indépendamment de tel film, indépendamment des films. Et ça, si je rate ça c’est
que j’ai mal réussi, c’est que j’aurai raté. Et d’autrepart,je ne voulais pas que ces concepts de
cinéma soient une applicationde BERGSON, c’est-à-dire de concepts forgés pour d’autres
causes au cinéma. Alors en effet, ce que tu dis, on aurait pu le faire.

Etudiante 4 Non mais....attends je ne préfèrerais pas que tu parle de BERGSON par rapport à
GODARD ou des gens...Je veux dire, en effet m’intéresse beaucoup plus que tu parles de

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BERGSON et que bon que tu essaye de parler du cinéma et de voir quels concepts on pourrait
en tirer. Je veux dire c’est j’ai parlé de GODARD ou de BERGSON comme ça, c’est
que..C’est pour parler de quelque chose qui confusément jusqu’à présent semblait me
manquer qui est que, dans BERSON, je trouve cette chose dont tu as parlé et qui est
l’existence de trois mouvements, enfin de trois niveaux qui doivent obligatoirement exister
pour que quelque chose se passe et que pour le moment la chose qui me met sans arrêt en
décalage c’est que dans le cinéma dont tu as parlé, je ne vois que deux mouvements. Ah oui
c’est ça.

Gilles DELEUZE : « Ah bon ? Michaël....

Etudiante 4 Comment vous dire là je suis un petit peu embêtée parce que je ne sais pas si il
faut que je m’informe de caractères plus techniques du cinéma là je suis un petit peu embêté
mais c’est ce que je ressens et c’est pour ça que je parlais de GODARD, de RESNAIS et de
gens comme ça qui à mon avis avaient fait intervenir dans le cinéma quelque chose d’autre
que le cinéma qui était soit une certaine manière de se servir de la musique, soit une certaine
manière de se servir de la voix.

Gilles DELEUZE « Ouais, c’est pas autre chose que le cinéma. Mais que oui, non, c’est pas
autre chose

Gilles DELEUZE « - Ouais.... »

Etudiante 4 : - par moments j’ai l’impression qu’il y en a trois et par moments j’ai
l’impression qu’il n’y en a que deux. Ce qui me fait penser à chaque fois à ce problème que
BERGSON essayait de résoudre c’est-à-dire sortir euh sortir bon des deux dialectiques auquel
il est affronté, c’est-à-dire les idéalistes et les matérialistes à propos du problème de la
perception. C’est simplement ça. Mais bon effectivement je préfère ton choix de toute
manière.

Gilles DELEUZE « - Ouais, ouais ouais ouais »

Gilles DELEUZE « C’est bien parce que en effet on nage dans l’ambiguïté..

Autre étudiant (inaudible)

Gilles DELEUZE oui, ça pour causer oui....Vous réflechissez à notre triste situation. Ah un
petit mot. Bon ben alors je termine sur bon ben alors ça fera une terminaison après tout pour
redoubler les ambiguïtés. De ce que je viens, des trois niveaux de l’imagerie ....que j’ai essayé
de dégager encore une fois c’est pas difficile, c’est des mouvements coexistants et
communicants.

Déterminer les objets qui entrent dans le plan, c’est ce qu’on appelle le cadrage.
Deuxièmement, déterminer le plan comme le mouvement relatif, un qui réunit ses objets,
c’est ce qu’on appelle un plan temporel ou une perspective temporelle. Et enfin déterminer
leur rapport du plan entre parenthèse avec d’autres plans avec, déterminer le rapport du plan
par l’intermédiaire d’autres plans avec l’idée ou le Tout c’est le montage.

Je me dis, ces trois catégories j’ai pas l’impression qu’on les définisse, c’est, c’est ma seule
joie, c’est peut-être ma définition très insuffisante mais j’ai pas l’impression qu’on les décrive
aussi clairement d’habitude. C’est très clair là le euh eh ben, on peut en tirer juste comme
conséquence pour finir aujourd’hui une contribution à la question importante : l’auteur d’un
film c’est qui ? Eliminons tout de suite un détail ....Bon, la réponse est que, en général
l’auteur du film, c’est le metteur en scène. De dire quoi ? C’est que en effet, un metteur en
scène, c’est pas quelqu’un qui est étranger ni au cadrage, ni au découpage, ni au montage. Un
metteur en scène qui saurait pas ce que signifie monter et qui laisserait le monteur faire le
travail - si des metteurs en scène célèbres même pour qui le montage l’essentiel de l’essentiel,

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comme STROHEIM par exemple considèrent que, un film qu’ils n’ont pas monté, cesse
d’être un film d’eux, ça il répond bien à la question, c’est évident que le metteur en scène
n’est l’auteur du film que si c’est lui qui a déterminé les cadres et si c’est lui qui a déterminé
le montage.

Bon cette réponse elle est simple. Mais elle revient à dire, l’auteur du film c’est à la fois celui
qui constitue les systèmes artificiels d’objets entrant dans le cadre et là, c’est évident que je
fais guère de différence à ce niveau, même si dans la pratique, on en fait entre le décorateur et
le cadreur. Euh c’est un mérite de plus, là unifier ces deux fonctions, le décorateur et le
cadreur et celui qui choisit les objets strictement - même si c’est plusieurs personnes ou si
c’est une équipe - doit même ne fait qu’un c’est-à-dire vraîment à un niveau de l’image.

Le metteur en scène, c’est-à-dire l’organisateur du découpage et des plans lui aussi son niveau
avec lequel il communique concrêtement, et puis il y a qui a l’idée du Tout, alors
évidemment, le metteur en scène il est l’auteur total du film, si c’est lui qui a déterminé
directement ou indirectement : cadrage, découpage et l’idée du Tout. Mais est-ce qu’il y a des
cas, car il n’y a pas de réponses universelles : à qui est l’auteur ?

C’est très variable. Là j’ai mes variables ah ben oui, celui qui remplit toutes ces variables est
l’auteur du film. S’il y a deux types qui remplissent les variables, eh ben ça existe le travail à
deux ou le travail à petit n à ce moment là, c’est le groupe qui est l’auteur du film. S’il y a une
rencontre parfaite entre un metteur en scène, ben il faut dire, il y a deux auteurs du film c’est
pas compliqué et il y a des cas relativement compliqués car chacun peut-être le traître de
l’autre. Ah bon, la trahison dans la création, il y a toujours de la trahison. Et je me dis, qui est-
ce qui a ? Alors si on essaye, l’idée du Tout qui n’existe pas au cinématographe, qui n’existe
pas filmiquement, qui n’existe que comme l’exprimé comme l’un des plans, des plans
manqués. L’idée du tout, qui c’est qui l’a ? Et alors, en quel sens est-il ainsi obtenu ? Je me
dis toujours dans l’idéal, je peux découvrir le cadreur, décorateur, régisseur idéal par mon
premier niveau de l’image, le metteur en scène idéal par mon premier niveau et l’idée du Tout
qui sait qu’il l’a ?

Je dirai que dans l’idéal, celui qui est chargé du Tout, c’est le producteur. Alors bien sûr il
faut que le metteur en scène soit aussi producteur. Ou bien alors qu’il s’entende
admirablement avec le producteur. Des producteurs comme ça, bon disons-le tout de suite, il
n’y en a plus. Mais euh, problème historique très intéressant, il y a en a eu ou est-ce qu’il y en
a eu, je sais pas assez reportez-vous aux histoires du cinéma, je ne sais pas Jean MITRY, il
parle peut-être de ça. Euh les grands producteurs d’Hollywood, en quel sens ? Est-ce que ça
arrivait ? Le producteur qui pouvait se définir ainsi :" j’ai l’idée d’un film à faire". Bien sûr,
c’est pas moi qui peut le faire. Et à ce moment là, le metteur en scène devenant comme
l’exécutant du producteur. Je crois que c’est souvent arrivé, c’est beaucoup arrivé et
inversement alors j’ai l’idée du Tout mais je ne suis pas metteur en scène. Bon ça peut avoir
des inconvénients même des choses monstrueuses comme le metteur en scène qu’on change
comme un chien, à la belle époque d’Hollywood, hein. Euh oh non entre eux ça va pas. T’es
en train de trahir mon idée. Est-ce que le metteur en scène c’est lui qui a complètement tort si
c’est lui qui a eu l’idée. Et encore une fois l’idée du film, on lui a donné un certain sens, là
alors moi, comme je connais rien à toute cette situation, je me dis quand même dans nos
concepts, on peut déjà situer ce producteur idéal et constater que sans doute le producteur
marécageux dont on entend parler de temps en temps c’est un manquement à l’idéal. Et on
voit bien pourquoi le cinéma indépendamment des questions d’argent comporte des
producteurs. Les producteurs c’est encore une fois des types qui dans l’idéal ont des idées. Ils
ont l’idée d’un film à faire. Qui sait qui va pouvoir le faire ? Alors je tombe sur un texte des
cahiers du cinéma qui fait ma joie et ma ...euh et je me dis ah bon, alors je me suis renseigné.
Il paraît que c’est un producteur. C’est un type qui s’appelle TOSCAN du PLANTIER. C’est
un producteur ...

Etudiante 4 (inaudible)

68
Gilles DELEUZE « Cahiers du cinéma numéro 325, juin 81. Et alors, je ne sais pas si c’est
mensonge ou vérité dans ce texte, mais c’est un très très beau texte. C’est un texte très très
beau. Il est clair que TOSCAN DUPLANTIER en tant que producteur joue un peu, je
suppose. Là je dis tout ce que je dis c’est sous ma responsabilité, joue un peu le grand
producteur d’Hollywood, tel BALMER. Il essaie de subjuguer. Et il dit et c’est ça qui
m’intéresse. C’est là-dessus que je voudrais finir. Il nous raconte l’histoire suivante dans cette
interview des cahiers très très intéressante. Et je pense que les cahiers l’ont publié à cause de
ça, ça leur a.. je sais pas, enfin euh, il dit : "voilà, récemment j’ai eu deux idées". retenez bien
tous les mots, c’est très important. Récemment, j’ai eu deux idées de film à faire. Alors on a
exclu la réponse. La réponse euh, la réponse insolente, l’interruption insolente : "eh bien
pourquoi tu les a pas faites, pauvre type ! Ce serait idiot, ce serait idiot, en tant que
producteur, il a des idées de Tout, un Tout c’est-à-dire du cinéma et il cherche quelqu’un pour
en faire un film. Bon il dit j’ai eu deux idées, elles étaient bonnes, mes deux idées. Et je me
suis dit, qui sait qui va pouvoir les réaliser et dans les deux cas, j’ai cru. Il ajoute il se donne
beaucoup. Il a l’air très coquet, je ne sais pas qui c’est mais il a l’air très coquet. Il dit : "eh
ben, je me méfiais quand même un peu ! Mais j’avais rien de mieux comme metteur en scène
alors j’ai pris des metteurs en scène, je leur ai dit mon idée et je les ai chargés". Donc ça me
paraît très vieille technique Hollywood hein. Au fond peut-être que c’est pas vrai mais ça
nous est égal, je vais donc un exemple ici idéal. Et il dit mes deux idées ça fait ceci.
Première idée : Montrer comment dans un milieu pire qu’hostile, mais absolument
indifférent euh pire qu’hostile vous indifférent à cela qui va se passer, je pense à toi là, "
évènement", quelque chose va se passer d’incroyable à savoir un petit groupe de femmes que
rien ne prédestine à cela va s’emparer d’une espèce de parole. Va prendre la parole et d’une
certaine manière imposer sa parole dans un milieu qui vraîment n’a pas l’habitude, à aucun
égard. Et il dit, et c’était ça mon idée du film, "les sœurs Bronté". C’est deux films récents,
"les sœurs Bronté". C’était ça son idée, on voit bien, c’est à la lettre, l’idée d’un Tout, c’est-à-
dire l’idée d’un changement dans un Tout ou la production d’un quelque chose de nouveau,
ça marche pas bien avec nos concepts. Trois filles, trois filles que rien ne prédestine, vont
prendre la parole et l’imposer dans des conditions où l’Angleterre à ce moment là n’est
vraîment pas favorable à une pareille chose, c’est comme ça qu’il voit son idée de film.

deuxième idée de film qu’il a, il dit : eh ben voilà. Il dit et là il devient de plus en plus
coquet, il dit moi je me sens toujours une femme. J’ai un devenir-femme très profond - on l’a
tous, il a tort de s’atttribuer ça on l’a tous - il dit j’ai un devenir femme très profond alors je
suis très sensible à la situation de la femme. Là-dessus, il serait de la situation de la femme un
peu rétro, un peu ....pas terrible. Il dit, moi j’avais une idée, une seconde idée. Faire un film
sur, en gros je résume mais vous vous rapporterez au texte - faire un film sur la femme et la
valeur marchande. La femme et la valeur marchande. C’est-à-dire là, on voit son idée, les
femmes c’est comme le cinéma, c’est tellement pris dans l’argent, tellement pris dans un
système d’argent. Est-ce que c’est vrai encore ? Non, non, je dirai, non TOSCAN du
PLANTIER, c’est pas vrai ! Mais ça l’a été, surement - c’est pris dans un tel récit, c’est
comme la peinture quoi. C’est pourri tout ça. Alors pardonnez moi c’est un lapsus, je veux
dire pour la peinture - tellement pris dans de l’argent que c’est fini, c’est ....fini - l’argent a
corrompu - parce que il y a un marché de la peinture jamais, le marché n’a envahi un art
comme la peinture. La musique elle est pas envahie par le marché - sauf hélas du moins la
musique et pas à ce point la littérature. La littérature elle est pas envahie par le marché. C’est
pas grave ce qui se passe avec le marché. Mais la peinture c’est vraiment envahi, déterminé
par le marché. Eh ben, les femmes c’est comme la peinture suivant TOSCAN du PLANTIER,
c’est comme la peinture, c’est-à-dire, la confrontation à la valeur marchande et consciente.

Il faut qu’une femme fasse de l’argent ou qu’elle en suscite, qu’elle fasse tourner de l’argent,
qu’elle fasse circuler l’argent, voilà sa triste condition. Bon il disait j’avais cette idée et c’est
comme ça que je voulais reprendre car c’aurait pas été une idée suffisante euh merde j’ai
oublié le nom euh "La Dame aux Camélias". C’est comme ça dans ...c’est bien une idée...là
on peut pas lutter. Si c’est vrai ce qu’il dit il a bien eu une idée.

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Car considérez la dame aux Camélias, sujet très classique, jusqu’à maintenant, ça n’a pas été
considéré comme cela. Considérez la dame aux Camélias comme renvoyant à l’idée de la
confrontation de la femme avec perpétuellement de la valeur marchande. A savoir il dit et il
dit très bien, et il dit ben oui : son père la viole. Pour lui, c’est sa version de "La Dame aux
Camélias". Son père la viole mais ça lui rapporte de l’argent. Là-dessus il la distribue aux
hommes. Il la vend, ça lui re-rapporte de l’argent. Les hommes eux, ils vont se la passer, tout
ça - avec des affaires qui en même temps.. se font en même temps. Tout ça ça rapporte encore
de l’argent. Elle a la phtisie, c’est quoi pour elle la phtisie ? Elle, c’est trop vraîment il dit
spitrituellement Toscan du plantier, c’est une maladie du travail. C’est une maladie du travail.
Bon et puis elle-même elle a beaucoup d’argent et là-dessus qu’est-ce qui se passe ? Un petit
gars, Alexandre DUMAS fils qui tombe vaguement amoureux d’elle et qui fait quoi ? Qu’est-
ce qu’il va faire ? Une pièce, une pièce qui va rapporter de l’argent. La pauvre elle en crève.
Tout l’argent qui tourne autour d’elle, qu’elle suscite. Donc c’est la femme et la valeur
marchande. La femme qui n’echappe pas à une valeur marchande.

C’est une idée, si ce qu’il dit est vrai il a eu deux idées : les sœurs Bronté et La Dame aux
Camélias. Et voilà qu’il dit mon Dieu qu’est-ce qu’il s’est passé. Je vais choisir mes metteurs
en scène. Je leur dis : Voilà l’idée. Voilà le Tout. Moi j’y vois rien de choquant là, c’est
toujours dans mon problème qui est l’auteur du film. Et qu’est-ce qu’ils font dans le dos ? En
effet, j’ai vu l’un des deux films, et c’est vrai ça ce qu’il dit, c’est moins sur qu’ il eut l’idée
comme il le prétend mais surement après tout, non non, il y a toute raison de lui faire
confiance. Il dit ben vous ne savez pas ce qu’il m’a fait le metteur en scène des Sœurs
Brontë ? Il m’a transformé ça en histoire de trois heures qui ne pensent qu’à une chose : La
castration du frère. Il dit quand même j’étais effaré. Alors est-ce que c’est vrai j’ai pas vu le
film alors je veux pas....

Etudiante 4 « oui c’est vrai »

Gilles DELEUZE « Euh vous voyez, l’idée du Tout, le Tout c’était quoi ? Tel que le
producteur idéal le concevait. C’était trois femmes vont à l’extérieur, rompent les barrières,
prennent la parole. Bon on peut dire, c’est une mauvaise idée, on peut dire tout ce que vous
voulez, c’est une idée. Au contraire, trois femmes se ressèrent autour du frère et le castrent. Je
peux dire c’est une autre idée : tout à fait autrement orientée et si c’est ça en effet, bon une
fois de plus : la psychanalyse a frappé. Etudiante 4 « Oui la femme contre l’homme euh... »

Gille DELEUZE « La Dame aux Camélias, je l’ai vu, là, c’est absolument vrai ce qu’il dit. Le
Tout a été complètement trahi car ce qu’on voit et qui a été suggéré constamment et montré
dans les images, c’est que la phtisie n’est pas du tout une maladie du travail, mais que c’est
une maladie psychosomatique. Maladie psychosomatique qui vient de ceci : qui vient de la
culpabilité que la pauvre fille éprouve des relations coupables qu’elle a avec son père. Là à
nouveau la psychanalyse a frappé une seconde fois. C’est-à-dire à transformer une bonne idée
filmique en lamentable idée psychanalytique. Alors dans un tel cas vous voyez que, en raison
de nos critères, on peut en effet poser la question : qui est l’auteur du film ? avec à la fois une
réponse relativement constante et les variations correspondant à cette réponse.

Je dis : Est l’auteur du film, celui qui conçoit l’idée - une fois données mes trois instances -
celui qui conçoit l’idée et qui détermine les mouvements c’est-à-dire les mouvements
temporels c’est-à-dire les blancs qui vont exprimer l’idée et qui opèrent le cadrage des objets
dans lequel une idée se réalisera ? Mais n’est pas exclu du tout que il y ait soit rencontre entre
plusieurs personnes, le cadreur décorateur régisseur que je mettrai encore une fois dans un
bloc, le metteur en scène, le producteur. Le producteur idéal, les trois peuvent être réunis dans
la même personne, je dirai le producteur idéal, c’est celui qui conçoit l’idée, c’est-à-dire le
Tout, qui n’a d’existence que conçu. Le metteur en scène, c’est le grand agenceur des plans.
Le cadreur-décorateur-régisseur, c’est celui qui détermine pour chaque plan, les objets qui y
entrent.

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Quand les trois personnes font un, il n’y a pas de problème quel est l’auteur du film. Et je
crois qu’il y a un problème possible par exemple entre producteur et metteur en scène. Dans
les cas privilégiés idéaux comme celui que je viens de citer, avec toutes les trahisons que vous
voulez parce que parfois la trahison se fait dans le sens inverse. Evidemment le producteur
qui a une idée de merde quoi, qui a une idée vraîment nulle, mauvaise et il suffit d’un metteur
en scène génial pour engrosser l’idée. Alors c’est à ce niveau qu’on se poserait la question :
Qui est l’auteur du film ? La prochaine fois nous continuerons et je vous
demanderaiinstamment de penser à mes soucis et au besoin vous direz ce que vous avez à dire
là-dessus.

Etudiante : Moravia raconte cette histoire du producteur. Gilles DELEUZE oui oui, mais là
c’est ...

Deleuze - cinéma cours 4 du 01/12/81 - 1 transcription : Farida MAZAR

Je vais commencer par une très rapide récapitulation de la première partie qui est
actuellement finie. Cette première partie, cette chose étant faite, je souhaite de tout mon cœur
que certains d’entre vous parlent, notamment sur les graves doutes, sur les doutes que j’ai
exprimés, la sévère auto-critique que j’ai faite la semaine dernière et puis il faudra que j’aille
au secrétariat pour des histoires d’UV et enfin, nous aborderons, donc il faudrait que ce soit
assez vite, la seconde partie de notre travail. Je disais, pour moi en tout cas c’est nécessaire -
pour moi-même, si ça ne l’est pas pour vous - c’est vraiment marquer les points où nous en
sommes.

Je disais, nous avons achevé une première partie, et cette première partie, on pourrait lui
donnait un titre pour fixer les choses, elle était centrée sur quelque chose comme : trois
thèses, trois thèses de Bergson sur le mouvement, trois thèses bergsoniennes sur le
mouvement. Et après tout, dans l’idéal, ce n’est pas moi qui donnerais des leçons évidemment
- mais dans l’idéal, si je devais donner un titre à l’ensemble de ce que l’on fait cette année, il
faudrait appeler ça quelque chose comme : "leçon bergsonienne sur le cinéma". Alors, ces
trois thèses de Bergson sur le mouvement, je voudrais les récapituler en marquant, d’une
part : au niveau de chacune le contenu de la thèse mais aussi - puisque tout cela est lié d’après
les règles qu’on s’était données - mais aussi, le problème qui en découle pour nous, quand à
une réflexion vague sur "Cinéma et Philosophie".

Donc, je commence très en ordre - ensuite, mais à chaque fois j’ai une telle envie d’ordre au
début, et cette envie, je ne sais pas ce qu’elle devient au fur et à mesure.

Voilà, 1ère thèse : la 1ère thèse de Bergson, c’est la plus connue, c’est celle que tout le
monde connaît un peu quoi. Si je l’exprime, je dirais : "les coupes immobiles ne nous donnent
pas le mouvement, elles nous permettent seulement de le reproduire ou de le percevoir dans
des conditions artificielles qui sont celles du cinéma". Au niveau de cette thèse : critique
bergsonienne du cinéma et du principe même du cinéma quand au mouvement. Quel est le
problème pour nous au niveau de cette thèse qui est la plus connue de Bergson ? A savoir
l’impossibilité de reconstituer vraiment le mouvement par des coupes immobiles.

- Le problème pour nous, je le résume, nous l’avons vu, donc je ne reviens pas sur ces points,
je donne des résultats. Le problème pour nous, c’est que de toute évidence, et je ne dis pas
que c’est contre Bergson - là on parle en notre nom. Je dis : c’est bien possible tout ça, pas
une objection, pas du tout d’objection, rien à dire, mais c’est bien possible tout ça pas, cela
n’empêche pas qu’on ne peut pas conclure - et je ne dis pas que Bergson le fasse, il nous
laisse dans le vide à cette égard, il ne peut pas tout faire - on ne peut pas conclure de
l’artificialité de la condition à l’artificialité du conditionné. Ce n’est pas légitime, ce n’est pas
parce que des conditions de productions sont artificielles que la production ou le produit est

71
lui-même artificiel. Je ne peux pas logiquement conclure de l’un à l’autre. Si bien que, on
pourrait dire : mais d’accord ! Les conditions de la reproduction du mouvement par le cinéma
sont complètement artificielles. Cela ne veut pas dire que la perception cinématographique du
mouvement soit artificielle ; pas du tout ; pas forcément.

Bien plus, ma question est celle-ci : est-ce que en vertu de ces conditions artificielles de la
production du mouvement, le cinéma au contraire, n’est pas en situation de dégager une
perception pure du mouvement ou ce qui revient au même, je me justifierai après - une
perception du mouvement pur ? En effet, perception du pur mouvement ou perception pure du
mouvement qui ne nous serait pas donnée dans la perception naturelle. Pourquoi ? Parce que
la perception naturelle implique fondamentalement une perception impure du mouvement,
c’est à dire une perception mixte. Je dirais que ce 1er problème, pour nous correspondant à la
première thèse bergsonienne, est le problème de la perception du mouvement au cinéma.

En quoi la perception du mouvement au cinéma se distingue t-elle en nature de la perception


dite naturelle, voila 1ère thèse et 1er problème. 2ème thèse Bergsonienne : ce serait celle-ci,
on pourrait l’énoncer ainsi : elle tient compte de la 1ere, elle s’enchaîne avec la 1ère - elle
consisterait à nous dire : encore il y a t-il deux manières de reproduire le mouvement - la 1ère
thèse ne les distinguait pas - avec des coupes immobiles ?

1ère manière : on le reproduit en fonction d’instants privilégiés, c’est-à-dire, en fonction de


formes en train de s’incarner ; en fonction de formes saisies dans le mouvement de leur
incarnation, de leur actualisation.

- 2ème manière de reproduire le mouvement : on le reproduit avec des "instantanés", c’est-à-


dire des instants non privilégiés, des instants quelconques, instants quelconques qui se
définissent comment ? Par leur équidistance. Je ne reviens pas sur tout ça, je récapitule ce qui
m’est nécessaire pour la suite.

Bergson nous dit que la 1ère manière, la 1ère reproduction du mouvement est le propre de la
science et de la métaphysique antique ; et que la science et la métaphysique antique en tirent
l’idée que le temps est second par rapport à l’éternité.

- La seconde manière, au contraire, définit la science moderne et elle appelle, bien plus, elle
aurait pû et elle aurait dû susciter une nouvelle métaphysique - celle que Bergson prétend
faire . Vous voyez dés lors que c’est très très ambiguïe (la situation étant un compliment ici)

C’est vrai qu’au niveau de la 1ère thèse, il y a une critique Bergsonienne du cinéma ; c’est
vrai, et il ne revient pas là dessus ; mais au niveau de la seconde thèse qui représente un
niveau plus profond, c’est infiniment plus complexe, car la production cinématographique du
mouvement se faisant, non pas en fonction d’instants privilégiés, mais en fonction d’instants
quelconques, c’est-à-dire d’une mécanisme des images des coupes équidistantes, il y a une
libération du temps, le temps est pris comme variable indépendant - ce qui est le fait
fondamental de la science moderne - est à ce moment là, il y a toutes les chances d’une
nouvelle métaphysique. J’en dégage le problème, pour nous, de cette seconde thèse : c’est
que, j’ai essayé de le montrer : "le cinéma ne peut se définir que comme la reproduction du
mouvement seconde manière". Et c’est là, la vraie rupture, la véritable nouveauté du cinéma.
Tant que vous pouvez avoir des appareils de projection, tant que ces appareils de projection
sont fondés sur le premier mode de reproduction du mouvement, c’est-à-dire en fonction
d’instants privilégiés, et non pas d’instants quelconques équidistants, vous avez tout ce que
vous voulez, vous n’avez rien même que vous puissiez appeler : pressentiment du cinéma. Il
peut y avoir des choses qui y ressemblent, oui, mais qui y ressemblent tellement
grossièrement.

C’est la reproduction seconde manière qui définit exclusivement le cinéma. Problème pour
nous : c’est qu’à ce moment là, il faut que nous prenions à la lettre l’hypothèse bergsonienne.

72
Non seulement, est-ce que le cinéma - à ce moment là - n’appelle pas une nouvelle
métaphysique, mais est-ce que d’une certaine manière, il ne se présente pas de la manière la
plus innocente comme cette nouvelle métaphysique ? Si bien qu’il ne faudrait même pas
parler de - et encore une fois ce n’est pas la médiocrité de la production courante qui est une
objection, ce n’est pas ça ma question - la métaphysique, cela peut être de la bonne
métaphysique et cela peut être de la très mauvaise métaphysique ; Mais bon ou mauvais, est-
ce qu’il n’y a pas indissolublement lié au cinéma, l’idée que le cinéma est bien quelque chose
de l’ordre d’une nouvelle métaphysique c’est-à-dire la métaphysique de l’homme moderne,
par opposition, par différence, avec la métaphysique antique ?

Si bien encore une fois qu’il ne faut pas dire, cinéma et métaphysique, il faudrait dire : le
cinéma en tant que métaphysique, sous quelle forme et quel genre de métaphysique. Je crois
que c’est "L’herbier" qui proposait un mot comme ça, il proposait un mot : cinémétagraphe au
lieu de cinématographe. Il disait à un moment - je crois, il faudrait vérifier, je crois cela m’est
resté dans la tête - il parlait du cinémétagraphe, est-ce qu’il ne voulait pas dire quelque chose
comme ça ? Le cinéma en tant que métaphysique moderne, qui correspond à quoi, qui
correspond à cette découverte de la science moderne, la reproduction mécanique du
mouvement c’est à dire reproduction du mouvement en fonction d’instants quelconques en
fonction des instants, équidistants et non plus comme avant, en fonction des formes en train
de s’incarner, c’est-à-dire en fonction des instants privilégiés.

Ce second problème, je dirais que c’est le problème de la pensée par rapport au cinéma,
alors que le 1er problème, c’était le problème de la perception par rapport au cinéma,

3ème thèse bergsonienne sur le mouvement : là, c’est encore un niveau plus complexe, et
elle consiste à nous dire : s’il est vrai que les instants sont des coupes immobiles du
mouvement, le mouvement dans l’espace, lui, est une coupe mobile de la durée. C’est-à-dire -
je n’ai plus à justifier ces équivalences puisqu’on y a passé des heures - c’est-à-dire,
expriment un changement dans un Tout.

Si les instants sont des coupes immobiles du mouvement, le mouvement dans l’espace de
son coté, est une coupe mobile de la durée, c’est-à-dire exprime un changement dans un Tout.

Le problème correspondant pour nous consiste en quoi ? Dans la tentative que nous avons
faite de forger ou d’appuyer le concept de perspective temporelle, par différence avec la
perspective spatiale, est de considérer la perspective temporelle comme propre à l’image-
cinéma. Il en est sorti - et ça j’y tiens parce que c’est un de nos acquis, que l’on peut toujours
remettre en question, mais qu’on avait achevé la dernière fois - il en est sorti une analyse de
l’image cinéma, ou image mouvement, pour le moment, distinguant trois niveaux ou trois
aspects de cette image.

1er aspect : Les objets instantanés présentés par l’image - Ce que Pasolini appelle les
cinêmes, par quoi nous avons défini le concept cinématographique de cadrage.

2ème aspect : le mouvement relatif est complexe entre ces objets, par quoi nous avons
défini : le plan, le plan temporel.

3ème aspect : le Tout - c’est-à-dire l’Idée - auquel le mouvement rapporte les objets puisque
le mouvement exprime un changement dans un Tout. Le Tout idéel, elle, à laquelle le
mouvement relatif rapporte l’ensemble des objets.

Ce qui nous avait permis de définir au moins un aspect d’un, du troisième grand concept
cinématographique, à savoir le montage. Comment le plan, c’est-à-dire, comment le
mouvement relatif entre des objets cadrés, va-t-il rapporter ces objets à un Tout ? Et l’on
distinguait des types de montage : montage dialectique, montage quantitatif, montage intensif,
suivant les manières dont le mouvement dans l’espace pouvait exprimé un changement dans
le Tout. Ces 3 aspects de l’image cinéma : les objets, le mouvement entre les objets, le Tout

73
auquel le mouvement rapporte les objets. Ces trois aspects de l’image étaient perpétuellement
en circulation les uns avec les autres. En effet, la durée du Tout se subdivisait en sous-durée
correspondant aux objets, de même que les objets se réunissaient dans le Tout par
l’intermédiaire du mouvement, par l’intermédiaire du plan temporel, c’est-à-dire du
mouvement relatif.

Si bien que je dirais pour finir ce point, oui, il y a comme un syllogisme cinématographique,
avec ces trois termes. Le moyen terme étant effectivement comme le plan, c’est-à-dire le
mouvement relatif ; la perspective temporelle ou la coupe mobile, le mouvement relatif qui
rapporte les objets au Tout et qui divise le Tout conformément aux objets donc là, se fait par
l’intermédiaire du moyen terme le mouvement relatif, toute une espèce de riche
communication. Nous en sommes là - qu’est-ce qui se passe ? Je peux dire que nous avons
essayé de définir - il nous a fallu tout ce temps - pour essayer de définir, ce que nous
appelions l’image-mouvement ou l’image-cinéma ; et en profiter pour définir des concepts de
cinéma liés à l’image-mouvement. Un point c’est tout. Je veux dire - on est tellement loin
d’en avoir fini avec l’image-mouvement que - en quoi elle consiste, de quoi est-elle faite ?
Comment opère t-elle ? Nous avons bien en gros, une définition pour le moment de l’image-
mouvement mais, et rien de plus, rien d’autre. Je signale que tous les textes sur lesquels je me
suis appuyé de Bergson, de la partie bergsonienniene de nos premières analyses, en effet,
portaient sur quoi ? Avant tout, " l’Evolution Créatrice", chapitres 1 et 4 ; accessoirement, je
ne l’ai pas cité, mais vous trouverez toutes sortes de textes confirmant ces thèmes de
l’évolution créatrice », "la pensée et le mouvement" et accessoirement aussi, des textes du
livre précédent « l’évolution créatrice », à savoir « matière et mémoire », dans le dernier
chapitre de « Matière et Mémoire » et dans les conclusions de « matière et mémoire » - vous
remarquerez que je n’ai même pas encore abordé ce que pourtant j’avais annoncé comme un
sujet de notre travail cette année - à savoir, je n’ai pas abordé de front « Matière et
Mémoire ».

Et en effet si pour clôre, pour résumer cette récapitulation, si maintenant nous nous trouvons
devant la tâche, et bien, même si nous gardons l’ensemble des définitions précédentes
concernant l’image-mouvement, maintenant ce qu’il faut faire, c’est une analyse de l’image-
mouvement. Du coup, nous avons un abord direct avec « Matière et Mémoire ». Si bien que
« Matière et Mémoire » a beau être avant « L’évolution Créatrice », il se peut très bien que
certaines directions de « Matière et Mémoire » - qui ne seront pas reprise par après - aillent
plus loin que les livres ultérieurs, que « L’évolution Créatrice ».

Si j’essaie de résumer l’ensemble de la thèse de "Matière et Mémoire", en effet il y a là


quelque chose, qui pour l’avenir puisque on a fini une 1ère partie je lance donc la seconde
partie de notre travail qui, pour l’avenir va être très important pour nous. Et là, je voudrais
presque procéder même par des formules abruptes, vous ne pouvez pas les remplir encore,
sauf ceux qui connaissent déjà Bergson, mais il faut que vous les gardiez comme des petits
"phares", comme des petites lumières là, ça prendra forme plus tard. Si j’essaie de résumer
vraiment l’ensemble de « matière et mémoire », je dirais voilà, imaginez un livre qui nous
raconte ceci : c’est une histoire.

Il y a deux sortes d’images ; nous appelons les unes : images-mouvements et nous appelons
les autres : images-souvenirs. Ce sont donc deux espèces d’images. D’un certain point de vue,
ces deux espèces d’images diffèrent en nature ; d’un autre point de vue, on passe d’une
espèce à l’autre par degrés insensibles. C’est curieux ; il faudrait évidemment que cela vous
paraisse très très intéressant car ce n’est pas des choses tellement courantes tout ça. Je fais
intervenir ça maintenant, mais c’est pour des raisons précises ; voilà que l’on apprend d’un
coup - rien ne le nous laisse prévoir encore - que l’image-mouvement que l’on a passé de
longues heures à essayer de définir, ce n’est que : "une espèce d’image".

Comment elles se distinguent alors les deux espèces d’images ? Si j’en reste vraiment à des
gros signaux, eh bien ! , Supposez que les images mouvement soient en quelque sorte

74
"pelliculaires" ; ces sont des surfaces, ce sont en effet des plans, plans très spéciaux, puisque
ce sont des plans temporels. On l’a vu, ça c’est acquis, on s’y repère un peu, mais cela ne les
empêche pas d’être des surfaces. Les autres images, c’est les images-volume. Ce qui est
intéressant ce n’est pas tellement le mot « souvenir », quoi qu’on verra à quel point cela peut
l’être intéressant, puisque c’est directement nous brancher sur la question du Temps. Les
perspectives temporelles déjà nous branchaient sur cette question du Temps. Les images
souvenirs, elles seraient volumineuses ; alors que les images mouvement sont superficielles -
sans jugement de valeurs, car »le superficiel », c’est aussi beau que « le volumineux ». Bon
mais, cela veut dire quoi ? Alors il y aurait deux sortes d’images ; donc on n’a pas fini ; on est
déjà en train de patauger dans une espèce d’image et on apprend déjà qu’il va, y en avoir une
autre après, et que sans doute, toute la solution, s’il y a une solution, ça viendra du rapport
entre les deux espèces. Mais pour le moment, un pressentiment doit-nous courir. Oh bon ! On
a déjà montré, on a bien montré qu’il y avait une présence des images mouvements au
cinéma ;

bien plus, est venu en nous le soupçon, est ce que ce n’est pas le cinéma qui invente les
images-mouvements ? Est-ce que ce n’est pas pour lui, en lui que l’image mouvement se
déchaîne ou que l’image se découvre image-mouvement ; mais alors on peut toujours
continuer dans nos pressentiments confus : Oh là là, est ce qu’il n’y aurait pas aussi au cinéma
un autre type d’images ? Est-ce qu’il n’y aurait pas des images volume ? alors nous laissons
du coté la préface de « matière et mémoire » puisque les préfaces dans les livres de
philosophie sont toujours très difficiles - et c’est vrai que la préface est une chose en
philosophie en tout cas qu’il faut lire après et pas avant - Si nous attaquons « Matière et
Mémoire » par le 1er chapitre, j’essaie de faire la même chose pour le 1er chapitre, c’est-à-
dire de le résumer d’une manière très grossière, sans qu’on puisse encore comprendre ce que
ça veut dire : Dans le 1er chapitre de « Matière et Mémoire », je dirais Bergson s’occupe
exclusivement du 1er type d’images, l’image mouvement ; Ah bon, ça, ça nous convient ; ça
nous convient puisque c’est ce qu’il nous faut, nous en sommes là. Donc joie, on va
commencer par le premier chapitre.

Et si j’essaye de résumer la thèse générale, Bergson nous dit et là, c’est bien une analyse de
l’image-mouvement, nous nous donnons encore une fois, nous avons le droit maintenant de
nous donner, supposée la définition de l’image-mouvement puisqu’on y a passé trois séances.
Si j’essaie de résumer cette analyse de l’image-mouvement telle qu’elle apparaît au 1er
chapitre de « Matière et Mémoire » est extrêmement simple ; Et ça fixe déjà des points de
terminologie fondamentaux. Bergson nous propose - il ne dit pas exactement ces mots sous
cette forme mais vous verrez, la chose y est - tout le 1er chapitre porte là-dessus, il y a trois
espèces, trois types d’images mouvement. Ça se divise bien ; l’image se divise en deux :
l’image mouvement et l’image souvenirs on laisse de coté image souvenirs, on ne pourra pas
aborder ça avant longtemps.

Et l’image-mouvement, se devise en trois. Et ces images-mouvement, Bergson les appelle :


les unes sont des images-perception, les autres sont des images-action, les autres sont des
images-affection. L’image-mouvement comprendrait trois types d’images très distinctes -
mêmes si elles sont très liées aussi. Je vous demande de pressentir juste aussi la richesse
d’une telle distinction si elle se révélait fondée à la suite d’une analyse qui nous reste à faire ;
les échos déjà que cela a avec l’image-mouvement au cinéma. Et- ce qu’en effet l’image-
mouvement au cinéma ne mêle pas étroitement suivant un rythme qui est le rythme du
cinéma ; des images qu’on pourra appeler des images-perception, des images qu’on pourra
appeler des images-action, des images qu’on pourra appeler des images-affection. Bon, c’est
possible, on verra. Nous en sommes là, ça nous précipite donc dans la seconde partie de notre
travail. Si la première partie c’était les thèses sur le mouvement d’où sortait la définition de
l’image-mouvement, notre seconde partie, ce sera : l’analyse de l’image-mouvement, et les
espèces d’image-mouvement.

En fonction des trois séances précédentes et du début de celle-ci, là dessous, c’est à vous de

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dire quant au point où on est - si vous avez des remarques à faire, c’est-à-dire soit des choses
qui m’aident, soit votre avis sur tout ça.

Question de l’assistance : inaudible : je commence à comprendre pourquoi on peut parler de


cinéma

Comtesse Je voudrais poser une question à propos du dernier cours quand tu as abordé pour la
1er fois, la question du rapport du mouvement non plus avec une forme comme dans la
tradition philosophique classique, Aristote par exemple - une forme qui informerait une
matière qui s’actualiserait dans cette forme qui suppose que soit le concept de matière est une
matière extérieure - comme par exemple le matériau d’un sculpteur - soit une matière
intérieure au sens par exemple où il y a progression vers une forme divine chez Aristote, mais
un autre concept de matière que tu n’avais à mon avis, presque jamais jusqu’ici dégagé et qui
est justement lié à une "chute" puisque le mouvement à ce moment là tombe dans une matière
qui est obscure, qui est cryptique, qui est terrifiante etc..., qui est marécageuse ou étouffante
et qu’on trouve dans les films expressionnistes allemands ; et puis en même temps qu’il y a
cette "chute" du mouvement dans une intensité égale zéro qui distribue le régime de l’âme
sensible ou insensible - en même temps, il y a un autre mouvement que tu as esquissé, qui est
le mouvement corrélatif de cette chute : Le mouvement de l’élévation vers le divin. Donc une
matière obscure et le divin. Alors la question qui se pose c’est lorsque l’on pense justement ce
rapport de la chute et de l’élévation, est-ce que, on en reste pas dans une image-mouvement,
et ce qui reposerait la question de l’image mouvement au cinéma - dans quelque chose qui ne
serait pas tout a fait un régime de mort ou un régime de vie mais un régime en quelque sorte
le pont entre les deux et qui serait aussi important que les deux extrêmes, puisque ça serait un
régime où rien ne serait tout à fait en mouvement, sauf en mouvement relatif, et où rien ne
serait tout à fait ou entièrement arrêté, dans un arrêt absolu qui serait justement la question du
rapport de l’image-mouvement avec un régime de maladie. Autrement dit un régime où
justement il se définirait comme cette espèce d’alternative, ou d’oscillation, justification que
tu as dite, à savoir chute et élévation entre la vie ou la mort, ou la vie et la vie : vie organique,
vie divine ; est-ce qu’il n’y aurait pas justement lié à l’image-mouvement.ce régime de
maladie, s’il est vrai justement et là on peut se référer à beaucoup de choses ou à beaucoup de
textes lorsque Blanchot interroge le rapport de l’œuvre d’art avec la maladie - s’il est vrai que
le régime de la maladie c’est l’impossibilité de penser comme le dit Blanchot, l’abîme,
l’absolu étranger, l’inconnu, le neutre ou le dehors autrement dit ; c’est à dire l’impossibilité ;
le régime de maladie comme impossibilité fondamentale de penser la mort en tant que telle,
c’est à dire l’impossibilité de penser une affirmation de vie qui à la fois ne nierait ni
n’affirmerait la mort mais la penserait. Autrement dit un régime de maladie qui renouvellerait
même, si on pensait ce régime, le concept même qui reste dans le discours que tu as tenu un
concept, maladif le concept même de matière cryptique, obscure, nocturne, dans la mesure où
justement avec un tel concept de matière, on reste étranger à soi, c’est-à-dire "malade" au sens
par exemple où Nietzsche dans la « généalogie de la morale » disait : "nous restons
nécessairement - en tant qu’il définissait ce régime de maladie - étrangers à nous même, nous
ne pouvons faire autrement que de nous prendre pour autre chose que ce que nous sommes ;
chacun est à soi-même le plus lointain. Autrement dit, dans ce régime de maladie comme
même pas médiation, même pas intermédiaire mais "milieu" entre deux mouvements, est-ce
que justement la question ne se pose pas du rapport de ce régime de maladie avec l’image-
mouvement ; et un régime de maladie qui poserait même d’une autre façon le problème que tu
as abordé au début concernant la question du mouvement chez Bergson avec le paradoxe de
Zenon, parce que le paradoxe de Zénon, tu l’as repris de la façon dont Bergson le percevait or
le paradoxe de Zénon c’est plutôt un défi que lançait justement Zénon. e n’est pas la question
par exemple de : est-ce qu’il y a du mouvement ou est ce qu’on trouve le mouvement en
marchant ? Ce qui est très facile, c’est la question non pas du mouvement, mais de
l’immobilité dont parler Zénon. Non pas est-ce que Achille va rejoindre la tortue ? Et
d’employer cette petite historiette ou ce petit récit de l’espace divisible parce que là tout le
monde sait que ça reste au niveau du récit. La question que posait Zénon qui appartient

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précisément au régime de la maladie, ce n’est pas la question de rejoindre ou non quelque
chose : Achille rejoint la tortue, la flèche rejoint la cible ; c’est la question de l’impossibilité
de commencer un mouvement ; autrement dit la question de l’absence du mouvement ;
autrement dit la question de l’immobilité, autrement dit la question du régime de maladie.
Question justement que les philosophes de l’époque classique ont chercher à résoudre :
Platon, Aristote etc.... Et que seul peut être - peut être - Nietzsche justement dans le
« Zarathoustra » a abordé d’une autre façon, a relevé le défi de Zénon et reposant ailleurs,
d’une autre façon le régime de maladie, c’est-à-dire lorsque Zarathoustra - il y a le
bondissement de Zarathoustra vis-à-vis de la femme Œdipe et le bondissement de
Zarathoustra est un mouvement de bondissement mais le mouvement il s’arrête, il
s’interrompe, il se fige lorsque Zarathoustra "se voit" dans l’œil cyclopéen, dans l’œil
terrifiant de la fin de vie, et à ce moment là il est pétrifié, il entre dans cette pétrification qui
insiste sans cesse dans le texte de Nietzsche lorsqu’il parle de la nuit glacée, de l’instant
éternel de pétrification et, à ce moment là la vie Elle-même dans le régime de maladie où se
trouve Zarathoustra, peut poser la question à Zarathoustra dans le texte à savoir : "tu ne
m’aimes pas et de loin autant que tu le dis".

Autre intervenant : Alors moi, ce qui m’a étonné à travers toi, c’est l’insistance à parler de
la chute. Je ne dis ça ne va pas ; Deleuze il parle de la chute, de la mort, du marécage. Même
Bergson en parlait. Il oublie une seul chose, et ça je l’ai noté. Lautreamont, Il dit, il faut
savoir arracher des beautés littéraires (littéraires ou autre chose) jusque dans le sein de la
mort, mais ces beautés n’interviennent pas à la mort ; et ça c’est important. Il part toujours du
régime de maladie, mais il oublie l’autre versant, qui est aussi important.

Réponse de Deleuze : Eh bien ! Je voudrais dire juste comment je réagis à ce que vient de
dire Comtesse, c’est parfait, ça me contenterait profondément parce que c’est le type même
des prolongements dont je souhaiterais, dont il est sur que beaucoup d’entre vous le font - lui
il nous dit les prolongements personnels qu’a eu tout cela. Sur ces prolongements personnels -
alors, je ne prétends pas du tout faire la moindre objection, les prolongements personnels c’est
sacré par nature - Je prétends juste dire mon point de vue sur en gros le thème que Comtésse a
esquissé. Quelque chose m’intéresse beaucoup parce qu’il - si j’ai bien suivi - il nous disait
quelque chose comme finalement les mouvements sont nécessairement des mouvements
qualifiés et pas seulement qualifiés au sens physique, ce seront des mouvements qualifiés au
sens métaphysique. Car lui, et pour des raisons que je connais bien, qui sont ses intérêts
philosophiques à lui - il insiste sur, dans ce qu’il vient de dire sur santé- maladie et comment
le mouvement expressionniste ne peut pas être saisi indépendamment d’une certaine
évaluation de la maladie et même d’un rapport pensé avec la mort. Je me dis oui, évidemment
il a raison. D’autres pourraient dire à propos de - tout dépend ce qu’il choisit comme film,
c’est très juste, ça va très bien avec certains films. Avec d’autres, on dirait c’est bien plutôt
une espèce de vastes règlements de compte et de reprise du problème du bien et du mal. Les
expressionnistes allemands au cinéma ont eu une espèce de manière, de véritable "innocence"
pour recommencer à zéro le problème du bien et du mal. Alors vraiment, alors là, si on essaye
de dire en quoi des hommes du cinéma sont naturellement des métaphysiciens, il suffit de
penser à ses manières de poser par exemple Lang son problème du bien et du mal. Bon,
Comtesse, il est sensible à quelque chose qui serait plus Murnau (ou bien d’autres encore) qui
est un problème de maladie, un problème santé-maladie. Il a complètement raison. Je fais
deux remarques juste, toujours dans mon souci d’ordre. Moi lorsque j’ai introduit - et ça il
faut que vous en teniez compte toujours - lorsque j’ai introduit par exemple ce thème de
l’expressionnisme la dernière fois, c’était comme exemple de montage parmi trois sortes de
montage.

Déjà, certains d’entre vous ont bien voulu avoir des réactions intéressantes. Une de ces
réactions consistant à me dire : oui d’accord, mais finalement le vrai montage et la vraie force
du montage, elle est au niveau du montage intensif, c’est-à-dire dans le troisième type de
montage ; et les autres montages ne sont vraiment du cinéma que lorsqu’ils recueillent

77
quelque chose de l’intensité.

Bon ; mais pour moi le montage expressionniste, je le définissais uniquement par ceci, à
savoir : étant donné la question, comment un mouvement relatif dans l’espace peut-il
exprimer un changement dans un Tout ? Ce qui était notre problème, la réponse
expressionniste ce sera : Et bien, le mouvement relatif dans l’espace peut se rapporter et
rapporter les objets à un Tout, c’est-à-dire à un changement dans le tout, sous quelle
condition ? Sous la condition qu’on dégage une intensité du mouvement.

Bon c’est à partir de là que Comtesse enchaîne sur la question de la matière, de la chute dans
la matière, de la santé et de la maladie. Je dis qu’il a complètement raison et que c’est ça la
métaphysique de l’expressionnisme ; Et que ma question ce serait ceci : est-ce que c’est bien,
comme dit Comtesse, au niveau de l’image-mouvement que déjà l’ensemble de ces problèmes
- que je ne prétendais pas poser - peut être posé ? Ou est-ce qu’il faudra, pour arriver à leur
pleine position, faire intervenir déjà la seconde nature de l’image dont je vous ai proposé de
remettre l’analyse à beaucoup plus tard, à savoir l’image-volume.

Au point que la métaphysique comme cinéma, ne se jouera pas simplement au niveau de


l’image-mouvement ; mais évidement dans le rapport du volume et du mouvement ; et que
c’est seulement là que pour compte, je pourrais rejoindre des thèmes comme celui de
Comtesse là c’est-à-dire la question de la pensée, la question de la maladie, la question de tout
ça ; mais sur tout ce que tu dis, moi tout me va, tout me parait parfait. Pour moi, je ne pourrais
arriver là où tu en es, que dans assez longtemps, en vertu de ce problème qui me soucie de :
Est-ce qu’il y a bien deux types d’images, etc...et comment est -ce qu’on passe de l’un à
l’autre, et en quoi est -ce que ce serait ça le tout du cinéma, mais sinon parfait, parfait.
Comtesse Dans la mesure où des cinéastes comme Pasolini, Marguerite Duras ou bien Godard
ont posé la question du cinéma comme question de l’absence de mouvement, dans l’image-
mouvement elle-même. Deleuze Complètement.Mais ça, l’absence de mouvement au cinéma,
je crois qu’on est en train de s’armer pour comprendre tout à fait, ça ne nous fera pas grande
difficulté ça. Même là, ce serait une objection bénigne, qui n’en fait pas une objection que
nous dire l’absence de mouvement qu’est-ce que vous en faites ? Ça c’est une question facile.

Suite à l’idée qui a été introduite ce matin de l’image-volume, je me demande si ce n’est pas
aussi une question prématurée. Oh oui ! Sûrement, mais on peut lancer comme ça une
question qui prendra son sens plus tard ; vous avez raison, oui c’était prématuré. Moi je disais
une chose très très simple, quand en effet ce qu’on appelle un producteur idéal, je conçois
assez la possibilité de quelqu’un qui dise : Oui j’ai l’idée d’un film : je ne le fais pas. Ce n’est
pas à moi de le faire ! Mais le producteur, c’est quelqu’un qui peut avoir l’idée d’un film, et
ça fait un moment que j’avais besoin de cet exemple puisque c’était un moment où on
essayait de dire ce que c’est qu’une idée au cinéma. oui avoir l’idée d’un film, c’est possible.
D’ou la situation effet Hollywood, où des producteurs pouvaient avoir des idées de films et là
dessus prendre traiter les metteurs en scène comme des espèces de domestique : Allez, tu vas
réaliser ça, allez fais -le ! Et puis s’il ne le faisait pas bien ou s’il faisait une autre idée, s’il
essayait une autre idée ; Ah non tu arrêtes ! On prend un autre metteur en scène. Ce n’était
pas du tout pour défendre ce régime si dur que je disais ça, mais c’était pour, en fonction de
mes trois aspects de l’image-mouvement, marquer en quel sens ces trois aspects, c’est-à-dire
les objets, le mouvement et le Tout - comment ces trois aspects étaient perpétuellement
inséparables et pourtant on pouvait être effectués par des fonctions différentes. Fonction
cadreur décorateur, fonction metteur en scène, fonction producteur ou bien ça pouvait être
réuni dans le même personnage ; tout comme tout ça c’est des différences d’accents vous
comprenez.

C’est bien entendu que les trois montages que j’essayais de distinguer, les trois types de
montage, ils pénètrent tout le temps mais il y a un accent émis particulièrement tantôt sur la
quantité de mouvement, tantôt sur l’intensité de mouvement tantôt sur l’opposition de
mouvement, tout ça. IL y a des metteurs en scène qui attachent plus ou moins d’importance

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au cadrage, d’autres plus ou moins d’importance au plan et au découpage, d’autres plus ou
moins d’importance au montage, tout ça. C’est comme des pôles, ce n’est pas des choses
séparées. Alors voila, nous allons commencer notre seconde partie sur cette histoire de
l’analyse de l’image-mouvement. il faut que j’aille au secrétariat.. reposez vous !

Question de l’assistance : Il me semble que l’œil n’est qu’un écart, qui porte comme une
prolongation du corps vers l’image, au point tel que je m’étais dit finalement si vous prenez
les trois aspects de l’image-mouvement, le dernier aspect, l’affection, je me dis que voilà :
quand on est dans l’affection d’une image-mouvement, l’image mouvement devient aussitôt
une image volume, c’est-à-dire le volume de mon corps. Réponse : Je vais vous dire, c’est
un excellent exemple parce que c’est un peu ce que je souhaite dans mes rêves. Vous avez
tous les droits. Alors dans la mesure où vous avez tous les droits, à partir du point où on en
est, une fois dit que vous écoutez très bien, vous devancez, vous prolongez, vous avez
parfaitement le droit. Alors, bien, vous venez de dire quelque chose où vous prolongez
complètement. Moi je fais une besogne un peu bizarre : Je dis oh ! Bon, d’accord, si vous
voulez, ci c’est ça votre direction ; moi loin, loin de moi l’idée de - et puis je ne pourrai pas
même si je le voulais, je ne pourrai pas vous empêcher d’aller dans une direction - mais si je
reprends chaque mot de ce que vous venez de dire, je dis, et vous le savez sans doute autant
que moi - ce n’est pas la question est -ce que moi je suis d’accord ou pas, je ne serai pas
d’accord, sur aucun point, mais c’est secondaire ça - de ce que vous avez dit, c’est intéressant
que ce soit. Je dis : ce que vous venez de dire est une série de formulation absolument
étrangères et bien plus, dirigées contre Bergson . Si je schématise en termes pédants, en
termes savants, vous êtes un bon phénoménologue et vous êtes un déplorable bergsonien. Car
Bergson à cet égard va tellement loin et c’est ça qui me reste, que je voudrais essayer de
montrer aujourd’hui - c’est que la proposition selon laquelle l’image mouvement présuppose
un œil auquel elle renvoie est une proposition pour Bergson absolument vide de sens ; pour
une raison très simple, c’est qu’il vous dira : "mais l’œil, qu’est-ce que c’est ? C’est une
image-mouvement". Alors si l’œil c’est une image mouvement parmi les autres, l’image-
mouvement ne me renvoie évidemment pas à l’œil. En revanche, un phénoménologue dira ça
et mon problème, ça l’introduit très bien, c’est ce que Bergson n’a pas, une immense avance
par rapport à la phénoménologie.

Evidemment, ça c’est des questions, à ce niveau alors ça devient des questions d’attirance pas
de goût. On ne peut pas dire n’importe quoi mais vous verrez vous-même. Je ne prétends pas
vous rendre bergsonien ; mais en tout cas, je prétends dire à ce qu’il vient de formuler très
bien, que c’est une thèse phénoménologique qui n’a rien avoir avec les thèses bergsoniennes
.. Entre autre c’est un point de vue qui justement ne répond absolument à rien chez Bergson,
c’est même ça qui rend Bergson tellement insolite. D’où, encore faut y voir et pour ça je dois
et je ne cesse de m’excuser à nouveau, je dois commencer par une courte séquence de
l’histoire de la psychologie. Pour que vous compreniez le problème.

Pour une fois notre problème c’est devenu analyse de l’image mouvement. Et je dis - il est
bien connu, et on nous le dit dans tout les manuels et tout le monde le sait, et si on ne le sait
pas ce n’est pas grave - que, il y a eu longtemps une psychologie dite classique et que cette
psychologie classique a buté sur une espèce de crise. C’est qu’on crée tout d’un coup des
conceptions qui vont, qui durent un certain temps et puis qui connaissent un point de crise ;
c’est-à-dire qui remontrent une difficulté qui jusque là pouvait être diluée et qui dans des
conditions données, quelles conditions ? C’est curieux - ne peuvent plus être esquivées. Et
contrairement à ce qu’on dit alors, à ce qu’on dit souvent, je ne crois pas que la psychologie
classique ait rencontré son écueil sur les problèmes de l’associationnisme. Ça n’a aucune
importance ce que je dis, c’est pour ceux, vous voyez là, on est dans une salle où les gens sont
très différents ; il y en a qui font de la philosophie, d’autres pas. Ça n’a aucune importance si
vous ne comprenez pas tel moment, vous recomprendrez après, aucune importance. Mais je
dis, ce n’est pas l’associationnisme qui a liquidé la psychologie dite classique. C’est quoi ?
C’est que les psychologues du 19ème finissaient par ne plus pouvoir esquiver un problème.

79
Problème effarant pour eux, que je pourrai résumer sous forme d’un quoi ? L’image et le
mouvement. Qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce qu’on va faire ? Ce n’est donc pas
l’associationnisme qui été leur écueil, c’est les rapports de l’image et du mouvement.
Pourquoi ? Parce que finalement toute cette psychologie tendait vers une distribution du
monde en deux ; deux parties, et deux parties tellement hétérogènes qu’établir une soudure
devenaient comme impossible. D’une part, dans ma conscience il y avait des images - c’est
comme si je faisais une ébauche si vous voulez, de la situation de cette psychologie et ça
voulait dire quoi ? Ça voulait dire des représentations qualifiées, et plus profondément des
états qualitatifs inétendues. Une image était une donnée qualitative inétendue de la
conscience. Elle était dans la conscience. Et d’autre part, il y avait dans le monde quoi ? Dans
le monde il y avait des mouvements ; et des mouvements c’était des configurations et
distributions variables quantitatives et étendues. Voilà, sentez que la crise n’était pas loin. La
crise n’était pas loin, mais comment elle va se produire la crise ? Peut -être que la crise va
devenir inévitable ; que jusque là il pouvait colmater les difficultés ? La crise devient de plus
en plus urgente quand quoi ? Quand l’analyse du mouvement et la reproduction
cinématographique s’affirment dans le monde. Peut-être que ça a été ça, un des points de crise
de la psychologie classique. On ne sait pas, faudrait voir. L’introduction en psychologie
expérimentale de films, tout ça. Ils se sont trouvés dans une situation incroyable. Comment
faire ? Ça marche comme ça des choses de la théorie. Comment faire ? Est-ce qu’on peut
maintenir l’idée qui est dans la conscience des images : état qualitatif inétendu et dans le
monde des mouvements ? Qu’est-ce qui faisait difficulté de toute manière, dans les deux
sens ? Si je dis, eh bien vous comprenez c’est pas difficile, dans votre conscience il y a des
images qui sont des états qualitatifs inétendus, et puis dans le monde il y a des mouvements
qui sont des états quantitatifs étendus. Si je dis ça, d’accord, mais qu’est ce qui se passe,
même dans la perception ? Un organe des sens reçoit un ébranlement, c’est du mouvement,
d’accord. Et tout d’un coup ça se transforme en image. J’ai une perception, tout d’un coup,
mais quand ? Où ? Comment ? Comment est-ce qu’avec du mouvement dans l’espace, vous
allez faire une image inétendue qualitative ? Comment ça peut surgir ça ? Tout ça, ça fait de
rudes problèmes, Dans l’autre sens, vous avez toutes les difficultés concernant dans l’autre
sens c’est quoi ? L’autre sens c’est la volonté et l’acte volontaire. Vous êtes censés avoir une
image dans la conscience, et puis vous faites des mouvements. C’est un acte volontaire. Mais
comment une image dans votre conscience a donné du mouvement dans l’espace ? Quel
rapport il peut y avoir entre deux natures aussi irréductibles, aussi hétérogènes que des images
définies comme état qualitatif et inétendu et des mouvements définis comme état quantitatif
étendu ? Si dans l’acte volontaire l’image donne lieu à un mouvement de votre corps, par
exemple vous voulez éteindre la lumière, vous faites un mouvement. Complexe alors.
Comment expliquez ça ? sinon parce que déjà l’image, elle n’est pas seulement dans votre
conscience, il faut bien aussi qu’elle soit dans les muscles de votre bras. Qu’est-ce que c’est
alors une image dans les muscles de mon bras ? Il y aurait des petites consciences ? Oui
pourquoi pas ; on peut le dire. Il y a des auteurs qui on écrit des pages admirables sur ces
petites consciences organiques ; mille petites consciences dans mes muscles, mais sous -
muscles, mes nerfs, mes tendons ; mais c’est bizarre ces consciences hein ! ; c’est curieux. Et
inversement dans l’autre sens, un mouvement vous ébranle et puis ça donne une image dans
votre conscience. Comment ça peut se faire sinon parce que votre conscience elle-même, elle
est parcourue de mouvements. Bon de tous les côtés c’est une situation de crise : vous voyez
si je résume cette situation de crise qui a mon avis a donné un coup fatal à cette psychologie
du 19ème siècle encore une fois, ce n’est pas à mon avis le problème de l’association des
idées et de l’inexactitude d’un compte rendu de la vie psychique à partir de l’association, c’est
en fonction du rapport devenu impossible entre les images et les mouvements quand je définis
les images comme des états qualitatifs dans ma conscience et les mouvements comme des
états quantitatifs dans le monde. Et comment s’est fait, dans cette situation de crise comme
s’est fait ? Comment se sont faites les tentatives pour sortir de la crise ? Les tentatives pour
sortir de la crise c’est bien connu, se sont faites de deux manières, c’est-à-dire sous deux coup
de génie successifs, mais inconciliables. Le premier, ce fut Bergson. Ce fut Bergson et pas
seulement lui. En Angleterre et en Amérique, en même temps, d’autres auteurs dont William

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James en Amérique et Whitehead, le grand Whitehead en Angleterre Mais Bergson ayant eu -
ce n’est pas parce que qu’il est français Bergson que je dis ça, mais Bergson a eu une
importance particulière - donc je retiens le premier coup, la première rupture, la première
fondation d’une nouvelle psychologie par Bergson. Le second coup, mais en fait ce fût
contemporain, ce fût un courant qui a son origine en Allemagne, et qui a été, (là je dis des
choses très rudimentaires, je peux grouper, faire des grands groupements) qui a été tenu par à
la fois ce qu’on a appelé la GUESHTALT théorie, la théorie de la forme ou de la structure,
encore une fois, c’est contemporains de Bergson les premiers qui élaborent cette théorie. Et
contemporain aussi, la phénoménologie.

Alors ma 1ère question, et ça je voudrais juste à la fois pas traîner là-dessus parce que c’est
juste une impression, je voudrais partir de, je dis c’est inconciliable. La nouvelle psychologie
que propose la phénoménologie et la nouvelle psychologie que proposa Bergson, ce n’est pas
conciliable. Pourquoi ce n’est pas conciliable, en quoi ce n’est pas conciliable ? Je voudrais là
aussi, puisque je lance aujourd’hui beaucoup de formules qui ne pourront être justifiées que
plus tard, la formule de la phénoménologie pour sortir de la crise, ça été quoi ? Elle est
célèbre, tout le monde la connaît, tout le monde la répète, tout le monde à un moment l’a
répétée ; on ne disait que ça, on la chantait, ça se chante sur toute les voix : « toute conscience
est conscience de quelque chose » Il faut mettre l’accent sur le « de ». Si vous ne mettiez pas
l’accent sur le « de », vous n’étiez pas phénoménologue. Toute conscience et conscience de
quelque chose. Et Sartre lançait son article célèbre et très beau sur « la conscience n’est pas
un estomac dans lequel il y a aurait quelque chose, la conscience est ouverture au monde, la
conscience est conscience de quelque chose ». Vous voyez ce que ça voulait dire. La
conscience est visée de quelque chose hors d’elle, elle ne contient pas des images en elle.
Toute conscience est conscience de quelque chose. Si je le rapporte à mon cas particulier du
mouvement, la crise de la psychologie classique, image et mouvement comment concilier ça,
comment les mettre en rapport, alors que la psychologie classique s’interdisait d’une certaine
manière de trouver une mise en rapport - je dirais, ce n’est pas difficile vous comprenez -
»toute conscience est conscience de quelque chose » ça veut dire aussi, ça ne veut pas dire
seulement ceci : "toute image est image de mouvement". Toute conscience est conscience de
quelque chose toute image est image de mouvement, ça voudrait dire quoi ? Ça veut dire,
l’image c’est pas quelque chose dans la conscience, c’est un type de conscience qui dans des
conditions données vise le mouvement. En termes savants, les phénoménologues disaient :
"toute conscience est intentionnalité". Ce qui veut dire, toute conscience est conscience de
quelque chose située hors d’elle, elle vise quelque chose dans le monde.

Donc l’image c’est en fait un mode de conscience et pas quelque chose dans la conscience,
c’est une attitude de conscience, c’est une visée ; et le mouvement dans le monde c’est ce que
vise cette conscience. Toute conscience est conscience de quelque chose. Pour Bergson, non !
Si on essaye de dégager une formule rivale, qu’est ce qu’un bergsonien dira ? Il ne dira jamais
« toute conscience est conscience de quelque chose » pour lui, là aussi je recommence - ça
serait une expression vide de sens. Il va falloir s’expliquer un peu sur ça. Ce qui pour l’un est
vide de sens, alors que pour l’autre c’est plein de sens - qu’est-ce que ça veut dire quand à la
philosophie ça. Et c’est évident que pour Bergson « toute conscience est conscience de
quelque chose », et pourtant c’est évident que entre Bergson et Husserl, entre Bergson et la
phénoménologie il y a avait un point d’accord fondamental. Ce point d’accord fondamental,
c’est quoi ? C’est : "nous ne percevons pas les choses dans notre conscience, nous percevons
les choses là où elles sont, c’est-à-dire dans le monde". Formule de Bergson, très belle
formule de Bergson, à cet égard il n’arrête pas de lancer ce thème : « nous nous plaçons pour
percevoir, nous nous plaçons d’emblée dans les choses ». On ne peut pas mieux dire, il n’y a
pas des petites images dans la conscience. Sur ce point, phénoménologie et Bergson sont
complètement d’accord. Il n’y a pas d’images dans la conscience. Il n’y a pas des états
qualitatifs qui seraient dans la conscience et des états quantitatifs qui seraient dans le monde.
C’est pas comme ça que ça se passe.

81
Nous nous plaçons d’emblée parmi les choses et dans les choses. Bien plus, il allait jusqu’à
dire ce que pourrait signer un phénoménologue : "nous percevons les choses là où elles sont".
Si je perçois l’un d’entre vous, eh bien je ne perçois pas l’image de celui là dans ma
conscience, je le perçois là où il est ! Ma conscience sort d’elle-même. Donc sur ce point, il y
a accord absolu entre les phénoménologues et Bergson ; et c’est le seul point. Car encore une
fois bizarrement, jamais Bergson ne pouvait dire : « toute conscience est conscience de
quelque chose » et qu’est-ce qu’il dirait lui Bergson.. « toute conscience et conscience de
quelque chose » On a fini par s’y habituer parce que même quand on a pas entendu la
formule, l’inconscient travaille, on a entendu, on est formé par elle. Mais comme Bergson a
été si fort oublié, hélas, et si fort maltraité par les phénoménologues qui ont réglé leurs
comptes avec lui, car toutes ces choses sont terribles et sont des combats inexpiables, eh bien,
eh bien Bergson n’aurait jamais fait ça ; Si on cherche quelque chose qu’il aurait pû dire : il
aurait dit exactement ceci : "toute conscience "est" quelque chose". Ah ! Quelqu’un qui arrive
et qui nous dit : « toute conscience est quelque chose » Alors on lui dit, un phénoménologue
dit quoi, qu’est-ce que tu veux dire ? Tu dis de quelque chose ? « Non, non, non, pas de
quelque chose ! Si vous me mettez un « de quelque chose », tout est faux. Je suis perdu. Ça ne
veut plus rien dire ». Pour Bergson, si je perçois les choses là où elles sont, c’est parce que
toute conscience "est quelque chose", précisément la chose que je perçois. Pour un
phénoménologue, si je perçois les choses là où elles sont, c’est parce que « toute conscience
est conscience de quelque chose », c’est-à-dire vise la chose dont elle est conscience. L’abîme
est immense. Je ne l’ai pas encore expliqué cet abîme. Donc j’ai un soupçon ; il faut quand
même que je fasse une courte parenthèse sur ceci : quelle est la situation de cette discipline, à
savoir la philosophie où donc il y a comme on dit des avis tellement partagés ; Comment
expliquer que Bergson n’a pas connu les phénoménologues ? Peut être est ce qu’il a lu un peu
de Husserl, on ne sait pas très bien mais je pense qu’il en a lu ; mais ça n’a pas dû l’intéresser
fort. En revanche les phénoménologues, parce qu’il venait après, beaucoup sont venus après
Bergson ils connaissaient bien Bergson. Ils lui ont réglé son compte d’une manière très, très,
c’est de bonne guerre vous savez. Ils lui devaient comme même pas mal, alors bon, mais il y a
une raison plus noble.

J’entends bien que la philosophie n’a jamais été affaire de goût. Que bien plus, la philosophie
a peu de chose avoir avec une succession de doctrines qui varieraient. Et pourtant, c’est très
vrai que les philosophes sont très peu d’accord. Mais qu’est-ce que ça veut dire ça ? Moi je
crois, je crois très fort à la philosophie comme, vraiment comme discipline rigoureuse, c’est-
à-dire comme science. Il suffit simplement de se dire bon, dans la science, ou bien de faire
une image ridicule de la science, dans la science réelle, comment ça se passe les choses ?

lorsque j’ai introduit, et ça il faut que vous en teniez compte toujours, lorsque j’ai introduit
par exemple ce thème de l’expressionnisme la dernière fois, c’était comme exemple de
montage parmi trois sortes de montage.

Déjà, certains d’entre vous ont bien voulu avoir des réactions intéressantes. Une de ces
réactions consistant à me dire : oui d’accord, mais finalement le vrai montage et la vraie force
du montage elle est au niveau du montage intensif, c’est-à-dire dans le troisième type de
montage ; et les autres montages ne sont vraiment du cinéma que lorsqu’ils recueillent
quelque chose de l’intensité. Bon ; mais pour moi le montage expressionniste, je le définissais
uniquement par ceci, à savoir : étant donné la question, comment un mouvement relatif dans
l’espace peut-il exprimer un changement dans un tout ? Ce qui était notre problème, la
réponse expressionniste ce sera : est bien, le mouvement relatif dans l’espace peut se
rapporter et rapporter les objets à un tout, c’est-à-dire a un changement dans le tout, sous
quelle condition ? Sous la condition qu’on dégage une intensité du mouvement.

Bon c’est à partir de là que Comtesse enchaîne sur la question de la matière, de la chute dans
la matière de la santé et de la maladie. Je dis qu’il a complètement raison et que c’est ça la
métaphysique de l’expressionnisme ; et que ma question ce serait ceci : est -ce que c’est bien,
comme dit Contès, au niveau de l’image mouvement que déjà l’ensemble de ces problèmes,

82
que je ne prétendais pas poser, peut être posé, ou est-ce qu’il faudra pour arriver à leur pleine
position faire intervenir déjà la seconde nature de l’image dont je vous ai proposé de remettre
l’analyse à beaucoup plus tard, à savoir l’image volume. Au point que la métaphysique
comme cinéma, ne se jouera pas simplement au niveau de l’image mouvement ; mais
évidement dans le rapport du volume et du mouvement ; et que c’est seulement là que pour
compte je pourrais rejoindre des thèmes comme celui de Contès là c’est-à-dire la question de
la pensée, la question de la maladie, la question de tout ça ; mais sur tout ce que tu dis, moi
tout me va, tout me parait parfait. Pour moi je ne pourrais arriver là où tu en es que dans assez
longtemps, en vertu de ce problème qui me soucie de : Est-ce qu’il y a bien deux types
d’images, etc...et comment est -ce qu’on passe de l’un à l’autre, et en quoi est -ce que ce
serait ça le tout du cinéma, mais sinon parfait, parfait. Dans la mesure où des cinéastes
comme Pasolini, Marguerite Duras ou bien Godard ont posé la question du cinéma comme
question de l’absence de mouvement, dans l’image mouvement elle-même.

Deleuze Complètement. Mais ça, l’absence de mouvement au cinéma, je crois qu’on est en
train de s’armer pour comprendre tout à fait, ça ne nous fera pas grande difficulté ça. Même
là, ce serait une objection bénigne, qui n’en fait pas une objection que nous dire l’absence de
mouvement qu’est-ce que vous en faites ? Ça c’est une question facile.

Suite à l’idée qui a été introduite ce matin de l’image volume, je me demande si ce n’est pas
aussi une question prématurée Oh oui ! , Sûrement, mais on peut lancer comme ça une
question qui prendra son sens plus tard ; vous avez raison, oui c’était prématuré.

Moi je disais une chose très très simple, quand en effet ce qu’on appelle un producteur idéal,
je conçois assez la possibilité de quelqu’un qui dise : Oui j’ai l’idée d’un film : je ne le fais
pas. Ce n’est pas à moi de le faire ! Mais le producteur, c’est quelqu’un qui peut avoir l’idée
d’un film, et ça fait un moment que j’avais besoin de cet exemple puisque c’était un moment
où on essayait de dire ce que c’est qu’une idée au cinéma. oui avoir l’idée d’un film, c’est
possible. D’ou la situation effet Hollywood, où des producteurs pouvaient avoir des idées de
films et là dessus prendre traiter les metteurs en scène comme des espèces de domestique :
Allez, tu vas réaliser ça, allez fais - le ! Et puis s’il ne le faisait pas bien ou s’il faisait une
autre idée, s’il essaye une autre idée ; Ah non tu arrêtes ! On prend un autre metteur en scène.

Ce n’était pas du tout pour défendre ce régime si dur que je disais ça, mais c’était pour, en
fonction de mes trois aspects de l’image mouvement marquer en quel sens ces trois aspects,
c’est-à-dire les objets, le mouvement et le tout, comment ces trois aspects étaient
perpétuellement inséparables et pourtant on pouvait être effectués par des fonctions
différentes. Fonction cadreur décorateur, fonction metteur en scène, fonction producteur ou
bien ça pouvait être réuni dans le même personnage ; tout comme tout ça c’est des différences
d’accents vous comprenez. C’est bien entendu que les trois montages que j’essayais de
distinguer, les trois types de montage, ils pénètrent tout le temps mais il y a un accent émis
particulièrement tantôt sur la quantité de mouvement, tantôt sur l’intensité de mouvement
tantôt sur l’opposition de mouvement, tout ça. IL y a des metteurs en scène qui attachent plus
ou moins d’importance au cadrage, d’autres plus ou moins d’importance au plan et au
découpage, d’autres plus ou moins d’importance au montage, tout ça. C’est comme des pôles,
ce n’estpasdes choses séparées. Alorsvoila, nousallonscommencer notre secondepartiesur
cette histoire de l’analyse de l’image-mouvement.

Question de l’assistance : Il me semble que l’œil n’est qu’un écart, qui porte comme une
prolongation du corps vers l’image au point tel que je m’étais dit finalement si vous prenez
les trois aspects de l’image mouvement, le dernier aspect, l’affection, je me dis que voilà,
quand on est dans l’affection d’un humain au mouvement, l’image mouvement devient
aussitôt une image volume, c’est-à-dire le volume de mon corps.

Réponse de Gilles Deleuze Je vais vous dire, c’est un excellent exemple parce que c’est un
peu ce que je souhaite dans mes rêves. Vous avez tous les droits. Alors dans la mesure où

83
vous avez tous les droits, à partir du point où on en est une fois dit que vous écoutez très bien,
vous devancez, vous prolongez, vous avez parfaitement le droit. Alors, bien, vous venez de
dire quelque chose où vous prolongez complètement. Moi je fais une besogne un peu bizarre
Je dis oh ! Bon, d’accord, si vous voulez, csi c’est ça votre direction ; moi loin, loin de moi
l’idée de - et puis je ne pourrai pas même si je le voulais - je ne pourrai pas vous empêcher
d’aller dans une direction. Mais si je reprends chaque mot de ce que vous venez de dire : je
dis, et vous le savez sans doute autant que moi, ce n’est pas la question est - ce que moi je
suis d’accord ou pas, je ne serai pas d’accord, sur aucun point, mais c’est secondaire ça ; de
ce que vous avez dit, c’est intéressant que ce soit. Je dis : ce que vous venez de dire est une
série de formulation absolument étrangères et bien plus, dirigées contre Bergson . Si je
schématise en termes pédants, en termes savants, vous êtes un bon phénoménologue et vous
êtes un déplorable bergsonien. Car Bergson à cet égard va tellement loin que si c’est ça qui
me reste, que je voudrais essayer de montrer aujourd’hui, c’est que la proposition selon
laquelle l’image mouvement présuppose un œil auquel elle renvoie est une proposition pour
Bergson absolument vide de sens ; pour une raison très simple, c’est qu’il vous dira : mais
l’œil, qu’est-ce que c’est ? C’est une image mouvement.

Alors si l’œil c’est une image mouvement parmi les autres, l’image mouvement ne me
renvoie évidemment pas à l’œil. En revanche, un phénoménologue dira ça et mon problème,
ça l’introduit très bien, c’est ce que Bergson n’a pas, une immense avance par rapport à la
phénoménologie. Evidemment, ça c’est des questions, à un niveau alors ça devient des
questions d’attirance pas de goût. On ne peut pas dire n’importe quoi mais vous verrez vous-
même. Je ne prétends pas vous rendre bergsoniens ; mais en tout cas, je prétends dire à ce
qu’il vient de formuler très bien que c’est une thèse phénoménologique qui n’a rien avoir
avec les thèses bergsoniennes c’est un point de vue qui justement ne répond absolument à rien
chez Bergson, c’est même ça qui rend Bergson tellement insolite. D’où, encore faut y voir et
pour ça je dois et je ne cesse de m’excuser à nouveau, je dois commencer par une courte
séquence de l’histoire de la psychologie. Pour que vous compreniez le problème.

Pour une fois notre problème c’est devenu analyse de l’image mouvement. Et je dis, il est
bien connu, et on nous le dit dans tout les manuels et tout le monde le sait, et si on ne le sait
pas ce n’est pas grave, que, il y a eu longtemps une psychologie dite classique et que cette
psychologie classique a buté sur une espèce de crise. C’est qu’on crée tout d’un coup des
conceptions qui vont, qui durent un certain temps et puis qui connaissent un point de crise ;
c’est-à-dire qui remontrent une difficulté qui jusque là pouvait être diluée et qui dans des
conditions données, quelles conditions ? C’est curieux, ne peuvent plus être esquivées. Et
contrairement à ce qu’on dit alors, à ce qu’on dit souvent, je ne crois pas que la psychologie
classique ait rencontré son écueil sur les problèmes de l’associationnisme. Ça n’a aucune
importance ce que je dis, c’est pour ceux, vous voyez là, on est dans une salle où les gens sont
très différents ; il y en a qui font de la philosophie, d’autres pas. Ça n’a aucune importance si
vous ne comprenez pas tel moment, vous recomprendrez après, aucune importance. Mais je
dis, ce n’est pas l’associationnisme qui a liquidé la psychologie classique.

C’est quoi ? C’est que les psychologues du 19ème finissaient par ne plus pouvoir esquiver
un problème. Problème effarant pour eux que je pourrai résumer sous forme d’un quoi ?
L’image et le mouvement. Qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce qu’on va faire ? Ce n’est donc
pas l’associationnisme qui été leur écueil, c’est : les rapports de l’image et du mouvement.
Pourquoi ? Parce que finalement toute cette psychologie tendait vers une distribution du
monde en deux ; deux parties, et deux parties tellement hétérogènes qu’établir une soudure
devenaient comme impossible. D’une part, dans ma conscience il y avait des images (c’est
comme si je faisais une ébauche si vous voulez de la situation de cette psychologie) et ça
voulait dire quoi ? Ça voulait dire des représentations qualifiées, et plus profondément des
états qualitatifs inétendues. Une image était une donnée qualitative inétendue de la
conscience. Elle était dans la conscience. Et d’autre part, il y avait dans le monde quoi ?
Dans le monde il y avait des mouvements ; et des mouvements c’était des configurations et

84
distributions variables quantitatives et étendues. Voilà, sentez que la crise n’était pas loin. La
crise n’était pas loin, mais comment elle va se produire la crise ? Peut -être que la crise va
devenir inévitable ; que jusque là il pouvait colmater les difficultés ? La crise devient de plus
en plus urgente quand quoi ? Quand l’analyse du mouvement et la reproduction
cinématographique s’affirment dans le monde ? Peut-être que ça a été ça un des points de
crise de la psychologie classique. On ne sait pas, faudrait voir. L’introduction en psychologie
expérimentale de films, tout ça. Ils se sont trouvés dans une situation incroyable. Comment
faire ? Ça marche comme ça des choses de la théorie. Comment faire ? Est-ce qu’on peut
maintenir l’idée qui est dans la conscience des images : état qualitatif inétendu et dans le
monde des mouvements ? Qu’est-ce qui faisait difficulté de toute manière, dans les deux
sens ? Si je dis, eh bien vous comprenez c’est pas difficile, dans votre conscience il y a des
images qui sont des états qualitatifs inétendus, et puis dans le monde il y a des mouvements
qui sont des états quantitatifs étendus. Si je dis ça, d’accord mais qu’est ce qui se passe, même
dans la perception ? Un organe d’essence reçoit un ébranlement, c’est du mouvement,
d’accord. Et tout d’un coup ça se transforme en image. J’ai une perception, tout d’un coup,
mais quand ? Où ? Comment ? Comment est-ce qu’avec du mouvement dans l’espace, vous
allez faire une image et inétendu qualitative ? Comment ça peut surgir ça ? Tout ça, ça fait de
rudes problèmes, Dans l’autre sens, vous avez toutes les difficultés concernant dans l’autre
sens c’est quoi ? L’autre sens c’est la volonté et l’acte volontaire. Vous êtes censés avoir une
image dans la conscience, et puis vous faites des mouvements. C’est un acte volontaire.

Mais comment qu’une image dans votre conscience a donné du mouvement dans l’espace ?
Quel rapport il peut y avoir entre deux natures aussi irréductibles, aussi hétérogènes que des
images définies comme état qualitatif inétendu et des mouvements définis comme état
quantitatif étendu ? Si dans l’acte volontaire l’image donne lieu à un mouvement de votre
corps, par exemple vous voulez éteindre la lumière, vous faites un mouvement. Complexe
alors. Comment expliquez ça, sinon parce que déjà l’image, elle n’est pas seulement dans
votre conscience, il faut bien aussi qu’elle soit dans les muscles de votre bras. Qu’est-ce que
c’est alors une image dans les muscles de mon bras ? Il y aurait des petites consciences ? Oui
pourquoi pas ; on peut le dire. Il y a des auteurs qui on écrit des pages admirables sur ces
petites consciences organiques ; mille petites consciences dans mes muscles, mais sous -
muscles, mes nerfs, mes tendons ; mais c’est bizarre ces consciences hein ! ; c’est curieux. Et
inversement dans l’autre sens, un mouvement vous ébranle et puis ça donne une image dans
votre conscience. Comment ça peut ce faire sinon parce que votre conscience elle-même,
elle est parcourue de mouvements. Bon de tous les côtés c’est une situation de crise vous
voyez si je résume cette situation de crise qui a mon avis a donné un coup fatal à cette
psychologie du 19ème siècle encore une fois, ce n’est pas à mon avis le problème de
l’association des idées et de l’inexactitude d’un compte rendu de la vie psychique à partir de
l’association, c’est en fonction du rapport devenu impossible entre les images et les
mouvements quand je définis les images comme des états qualitatifs dans ma conscience et
les mouvements comme des états quantitatifs dans le monde. Et comment c’est fait, dans cette
situation de crise comme c’est fait ? Comment se sont faites les tentatives pour sortir de la
crise ? Les tentatives pour sortir de la crise c’est bien connu se sont faites de deux manières,
c’est-à-dire sous deux coup de génie successifs, mais inconciliables.

Le premier, ce fut Bergson. Ce fut Bergson et pas seulement lui. En Angleterre et en


Amérique, en même temps, d’autres auteurs dont William James en Amérique et Whitehed, le
grand Whitehead en Angleterre Mais Bergson ayant eu, ce n’est pas parce que qu’il est
français Bergson que je dis ça, mais Bergson a eu une importance particulière que je retiens le
premier coup, la première rupture, la première fondation d’une nouvelle psychologie par
Bergson. Le second coup, mais en fait ce fût contemporain, ce fût un courant qui a son origine
en Allemagne est qui a été, (là je dis des choses très rudimentaires, je peux grouper, faire des
grands groupements) qui a été tenu par à la fois ce qu’on a appelé la GUESHTALTE théorie,
la théorie de la forme ou de la structure, encore une fois ces contemporains de Bergson les
premiers qui élaborent cette théorie. Et contemporain aussi, la phénoménologie. Alors ma

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1ère question, et ça je voudrais juste à la fois pas traîner là-dessus parce que c’est juste une
impression, je voudrais partir de, je dis c’est inconciliable. La nouvelle psychologie que
propose la phénoménologie et la nouvelle psychologie que proposa Bergson, c’est pas
conciliable.

Pourquoi ce n’est pas conciliable, en quoi ce n’est pas conciliable ? Je voudrais là aussi,
puisque je lance aujourd’hui beaucoup de formules qui ne pourront être justifiées que plus
tard, la formule de la phénoménologie pour sortir de la crise, ça été quoi ? Elle est célèbre,
tout le monde la connaît, tout le monde la répète, tout le monde à un moment l’a répétée ; on
ne disait que ça, on la chantait, ça se chante sur toute les voix : « toute conscience est
conscience de quelque chose » Il faut mettre l’accent sur le « de ». Si vous ne mettiez pas
l’accent sur le « de », vous n’étiez pas phénoménologue. Toute conscience et conscience de
quelque chose. Et Sartre lançait son article célèbre et très beau sur « la conscience n’est pas
un estomac dans lequel il y a aurait quelque chose, la conscience est ouverture au monde, la
conscience est conscience de quelque chose ». Vous voyez ce que ça voulait dire. La
conscience est visée de quelque chose hors d’elle, elle ne contient pas des images en elle.
Toute conscience est conscience de quelque chose. Si je le rapporte à mon cas particulier du
mouvement, la crise de la psychologie classique, image et mouvement comment concilier ça,
comment les mettre en rapport, « alors que la psychologie classique s’interdisait d’une
certaine manière de trouver une mise en rapport ; je dirais, ce n’est pas difficile vous
comprenez, »toute conscience est conscience de quelque chose » ça veut dire aussi,ça ne veut
pas dire seulement ceci :toute image est image de mouvement.

Toute conscience est conscience de quelque chose toute image est image de mouvement, ça
voudrait dire quoi ? Ça veut dire, l’image c’est pas quelque chose dans la conscience, c’est un
type de conscience ; qui dans des conditions données vise le mouvement. En termes savants,
les phénoménologues disaient toute conscience est intentionnalité. Ce qui veut dire, toute
conscience est conscience de quelque chose située hors d’elle, elle vise quelque chose dans le
monde. Donc l’image c’est en fait un mode de conscience et pas quelque chose dans la
conscience, c’est une attitude de conscience, c’est une visée ; et le mouvement dans le monde
c’est ce que vise cette conscience. Toute conscience est conscience de quelque chose. Pour
Bergson, non ! Si on essaye de dégager une formule rivale, qu’est ce qu’un bergsonien dira ?
Il ne dira jamais « toute conscience est conscience de quelque chose » pour lui, là aussi je
recommence, ça serait une expression vide de sens. Il va falloir s’expliquer un peu sur ça. Ce
qui pour l’un est vide de sens, alors que pour l’autre c’est plein de sens, qu’est-ce que ça veut
dire quand à la philosophie ça et c’est évident que pour Bergson « toute conscience est
conscience de quelque chose », et pourtant c’est évident que entre Bergson et Husserl, entre
Bergson et la phénoménologie il y a avait un point d’accord fondamental. Ce point d’accord
fondamental, c’est quoi ? C’est : nous ne percevons pas les choses dans notre conscience,
nous percevons les choses là où elles sont ; c’est-à-dire dans le monde. Formule de Bergson,
très belle formule de Bergson, à cet égard il n’arrête pas de lancer ce thème : « nous nous
plaçons pour percevoir, nous nous plaçons d’emblée dans les choses ». On ne peut pas mieux
dire, il n’y a pas des petites images dans la conscience.

Sur ce point, phénoménologie et Bergson sont complètement d’accords. Il n’y a pas


d’images dans la conscience. Il n’y a pas des états qualitatifs qui seraient dans la conscience
et des états quantitatifs qui seraient dans le monde. C’est pas comme ça que ça se passe. Nous
nous plaçons d’emblée parmi les choses et dans les choses. Bien plus, il allait jusqu’à dire ce
que pourrait signer un phénoménologue : nous percevons les choses là où elles sont. Si je
perçois l’un d’entre vous, eh bien je ne perçois pas l’image de celui là dans ma conscience, je
le perçois là où il est ! Ma conscience sort d’elle-même. Donc sur ce point, il y a accord
absolu entre les phénoménologues et Bergson ; et c’est le seul point. Car encore une fois
bizarrement, jamais Bergson ne pouvait dire « toute conscience est conscience de quelque
chose » et qu’est-ce qu’il dirait lui Bergson, « toute conscience et conscience de quelque
chose » On a fini par s’y habituer parce que même quand on a pas entendu la formule,

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l’inconscient travaille, on a entendu, on est formé par elle.

Mais comme Bergson a été si fort oublié, hélas, et si fort maltraité par les phénoménologues
qui ont réglé leurs comptes avec lui, car toutes ces choses sont terribles et sont des combats
inexpiables, eh bien, eh bien Bergson n’aurait jamais fait ça ; Si on, cherche quelque chose
qu’il aurait pû dire, il aurait dit exactement ceci : toute conscience est quelque chose. Ah !
Quelqu’un qui arrive et qui nous dit : « toute conscience est quelque chose » Alors on lui dit,
un phénoménologue dit quoi, qu’est-ce que tu veux dire ? Tu dis de quelque chose ? « Non,
non, non, pas de quelque chose ! Si vous me mettez un « de quelque chose », tout est faux. Je
suis perdu. Ça ne veux plus rien dire ». Pour Bergson, si je perçois les choses là où elles sont,
c’est parce que toute conscience est quelque chose, précisément la chose que je perçois. Pour
un phénoménologue, si je perçois les choses là où elles sont, c’est parce que « toute
conscience est conscience de quelque chose », c’est-à-dire vise la chose dont elle est
conscience. L’abîme est immense. Je ne l’ai pas encore expliqué cela tout de même. Donc j’ai
un soupçon ; il faut quand même que je fasse une courte parenthèse sur ceci : quelle est la
situation de cette discipline, à savoir la philosophie où donc il y a comme on dit des avis
tellement partagés ; Comment expliquer que Bergson n’a pas connu les phénoménologues ?
Peut être s’il a lu un peu de Husserl, on ne sait pas très bien mais je pense qu’il en a lu ; mais
ça n’a pas dû l’intéresser fort. En revanche les phénoménologues, parce qu’il venait après,
beaucoup sont venus après Bergson ils connaissaient bien Bergson. Ils lui ont réglé son
compte d’une manière très, très, c’est de bonne guerre vous savez. Ils lui devaient comme
même pas mal, alors bon, mais il y a une raison plus noble.

J’entends bien que la philosophie n’a jamais été affaire de goût. Que bien plus, la philosophie
a peu de chose avoir avec une succession de doctrines qui varieraient. Et pourtant, c’est très
vrai que les philosophes sont très peu d’accord. Mais qu’est-ce que ça veut dire ça ? Moi je
crois, je crois très fort à la philosophie comme, vraiment comme discipline rigoureuse, c’est-
à-dire comme science. Il suffit simplement de se dire bon, dans la science, ou bien de faire
une image ridicule de la science, dans la science réelle, comment ça se passe les choses ?

Deleuze / Cours du 01 /12/ 1981. 502 / 4B transcription : Mohammed Salah

faut voir, par exemple, quand Kant en tant que philosophe, ou quand Leibnitz critique
Descartes ou lorsque Kant critique Descartes, il faut pas croire que ce soit une question de
goût, chacun pour placer sa théorie, non quand même pas. C’est que Kant estime, par
exemple, avoir découvert une manière de poser le problème de la connaissance dont
Descartes n’avait pas idée ; et par rapport à cette nouvelle position du problème de la
connaissance, les solutions cartésiennes ne fonctionnent plus. A ce moment là, en effet il ya
"discussion", parce que vous pouvez avoir un cartésien, un disciple de Descartes, qui dit
"attention !" : moi je vais construire un tel problème de telle manière, que tenant compte des
acquis récents, les solutions de Descartes doivent ètre réactualisées. Donc, comprenez, il peut
très bien y avoir des "polémiques" en philosophie, elles ne dépendent absolument ni de
l’humeur, ni du goùt, mais elles ont une rigueur scientifique égale à ce qui se passe dans les
sciences les plus pures, en mathématiques, en physique, etc. ; Et vous ne pouvez jamais juger
d’une théorie philosophique si vous la séparez du cadre des problèmes qu’elle pose, et elle ne
résoud que les problèmes qu’elle pose. Changer la nature d’un problème, vous ne pouvez pas
rester dans le cadre de telle théorie.

Alors, qu’est-ce-que ça veut dire, etre bergsonien par exemple aujourd’hui, ou être
platonicien aujourd’hui ? C’est considérer qu’il ya dans Platon, Bergson, ou dans n’importe
qui, des conditions de problèmes qui se révèlent encore, aujourd’hui, bien posées. Dès lors,
des solutions de type platoniciennes sont possibles. Mais donc, tout ceci c’était une remarque
pour dire : ce qui se joue dans les discussions entre philosophies, est infiniment plus
important que des disputes théoriques - c’est pas des disputes théoriques, Je dirais, à la lettre,

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si vous m’avez compris : ce sont des discussions "problématiques", à savoir concernant les
problèmes, leurs conditions et leurs positions.

Et c’est pour ça que je voudrais dire, si je prends deux formules - je reviens à ma question :
La formule phénoménologique : "toute conscience est conscience de quelque chose", et la
formule bergsonienne "toute conscience est quelque chose", avant mème d’avoir - encore une
fois, il n’est pas dans Bergson, mais vous verrez en lisant Bergson, je ne fais que résumer une
thèse évidente de Bergson. Voilà ma question : s’il y a une telle différence - avant mème
que nous ayons compris la formule bergsonienne - s’il y a une telle différence que nous
sentons - que nous pressentons entre les deux formules, c’est évidemment qu’il ne pose pas le
problème dans les mèmes conditions. Alors là, si j’essaye de dire : "quelles conditions du
problème, pour l’un comme pour l’autre" - là dessus je n’est mème pas ..., je ne prétendrais
mème pas vous dire qui a raison. J’aurais prétendu faire mon métier, à savoir vous mettre en
état de voir ce que "vous", ce qui vous convient "vous", peut être ce qui vous conviendra
vous, ce sera encore une autre position de problème, à ce moment là vous la ferez et à ce
moment là vous serez un "bon" ou un "grand" philosophe. Bien, mais jamais une idée sans
détermination du problème auquel l’idée correspond. Jamais, sinon c’est du bavardage, sinon
c’est de l’opinion, et l’opinion c’est intéressant mais très moderément intéressant. Toute
phrase qui se trouve, qui peut s’énoncer sous la forme logique, "moi je trouve que", est
philosophiquement nulle .

Alors, vous voyez, le soupçon que j’ai c’est ceci - et comme je vous cache pas ma préférence
- c’est que Bergson est très très en avance, l’air de rien sur la phénoménologie. Et que le
problème qu’il pose est finalement beaucoup plus englobant, beaucoup plus subtil que celui
de la phénoménologie. Aussi je vais allez très vite sur la phénoménologie, pour dire ne serait-
ce que par ingratitude, sournoiserie et je suppose que... Je dis, comme-mème, il s’agit de quel
problème dans le fond ? "Toute conscience est conscience de quelque chose, toute image est
image de mouvement". Au contraire, Bergson :" toute conscience est quelque chose, c’est-à-
dire, toute image est mouvement". Vous voyez ? il ya pas besoin de dire toute image est
mouvement, toute image est déjà mouvement.

Bon, quel est l’enjeu, quel est le problème là-dans ? C’est évident qu’il s’agit toujours d’un
problème de la reproduction du mouvement. Et pour une raison simple, c’est que la question
de la reproduction du mouvement et la question de la perception du mouvement, ne font
strictement qu’un - j’ai essayé de le montrer dans nos premières scéances. Donc, je ne reviens
pas là-dessus .

Or je demande : quel est le modèle de la reproduction du mouvement pour la


phénoménologie ? Pas difficile : le modèle de la reproduction du mouvement pour la
phénoménologie : ils se donnent la "perception" dans les conditions dites naturelles, et leur
tâche précise c’est faire une description, c’est-à-dire, une phénoménologie au sens exact du
mot de cette perception naturelle. Mais la perception naturelle reproduit le mouvement,
comme le reste, il s’agit toujours d’une reproduction. Ma question c’est simplement : si la
phénoménologie prétend etre une description de la perception naturelle du mouvement, à quel
type de reproduction du mouvement se refère t-elle ?

En douce, implicitement, nous la tenons puis-je dire, car ... il se réfère à quoi ? Prenons les
textes. Je prends le cas de Merleau-Ponty, il a fait un livre célèbre, un des plus beaux livres de
la phénoménologie, intitulé : "Phénoménologie de la perception". Quand il s’agit de la
perception du mouvement, il se réfère à deux choses fondamentales, deux grands concepts
pour expliquer la perception naturelle du mouvement. C’est selon Merleau Ponty, le concept
d’ancrage :" nous sommes ancrés quelque part". C’est une version de ce que les
phénoménologues appellent "être dans le monde", ou "être au monde", nous sommes ancrés -
l’ancrage . Et d’autre part - mais les deux vont ensemble - la meilleure forme, "la meilleure
forme" qui est une notion qui va parcourir toute la phénoménologie et qui est empruntée à la
Geschtalt Theorie, mais entre phénoménologie et Geschtalt les communications étaient

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nombreuses.

Qu’est-ce que ça veut dire ?

Je prends un texte, - là j’ai pas le temps de commenter parce on y sera encore .... Dans
l’édition ..., voyez 322, 323 : "la pierre vole dans l’air" - voilà un exemple - que veulent dire
ces mots sinon que notre regard installé et ancré dans le jardin - Vous voyez, vous êtes dans
votre jardin, et il y a a une pierre qui passe, vous dites : ouh là là... Que veulent dire ces mots
sinon que notre regard installé et ancré dans le jardin est sollicité par la pierre ; et pour ainsi
dire, tire sur ses ancres. C’est bien dit, c’est une belle phrase. Or, la relation du mobile à son
fond passe par notre corps - à quel point vous étiez phénoménologue, hein ? - mon regard est
ancré, pas seulement mon regard, mon corps est ancré dans le jardin, la pierre traverse le
champ. Et je dis que c’est la pierre qui se meut. Qu’est-ce que ça veut dire ?

Compte tenu de cette organisation du champ perceptif par l’ancrage, appréhender la pierre
comme en mouvement c’est la meilleure forme. Comme disaient les geschtaltistes, c’est la
seule forme "prégnante" en fonction de l’organisation du champ total. Et Merleau-Ponty
continue : Qu’est-ce au juste que l’ancrage ? et comment constitue-t-il un fond en repos ? Le
fait : tout ancrage accompagne..., suppose un fond en repos. Qu’est-ce au juste que
l’ancrage ? et comment constitue-t-il un fond en repos ?" Ce n’est pas une perception
explicite. En effet, ça va être une condition la perception, ce n’est pas une perception
explicite. Les points d’ancrage lorsque nous nous fixons sur eux, ne sont pas des objets. Le
clocher ne se met en mouvement que lorsque je laisse le ciel en vision marginale. Il est
essentiel au prétendu repère du mouvement de n’être pas posé dans une connaissance actuelle
et d’être toujours "déjà là", etc., etc. "Les cas de perception ambigues où nous pouvons à
notre gré choisir notre ancrage, sont ceux où notre perception est artificiellement coupée de
son contexte", etc.,etc. il faudrait lire toute la page, je vous y renvoie pages 322-324.

Ce que je veux en tirer c’est une chose très très simple, et même si je me trompe ça n’a
aucune importance - c’est comme pour mon amusement pas pour le vôtre. Je me disais bon,
mais les phénoménologues - justice à Bergson, vengeance de Bergson, l’heure arrive.. Bon, je
remarque leur obstination à revenir quand il s’agit de la perception du mouvement à un type
de mouvement particulier : le mouvement stroboscopique. J’ai pas le temps de développer là,
c’est pour ceux qui savent déjà. J’ai vu dans beaucoup d’histoires, et beaucoup dans l’histoire
du cinéma que, le mouvement stroboscopique était considéré comme une base de la
perception cinémtographique du mouvement. J’ai des soupçons absolus là-dessus, ça me
parait pas du tout aller de soi..., mais ça me parait absolument faux. Peu importe. Je remarque
le modèle du mouvement émis par les phénoménologues est emprunté au mouvement dit
stroboscopique et pas au mouvement cinématographique. Je remarque que Sartre dans
l’imaginaire, commence par une série d’exemples, d’images, qui couvrent beaucoup de
choses. Puisqu’il y a des images-photos, il y a des images-théatre, il y a des images-marc de
café, il y a des images-rêverie, il n’ y a rien sur l’image-cinéma. Curieux ! Qu’est-ce que je
veux dire, où je veux en venir ? Que dans le problème de la reproduction du mouvement - que
quelque soit, je ne vais pas dire des choses trop simples, que c’est pas bien tout ça je veux
dire quelque soit la nouveauté de la phénoménologie, la manière dont ils posent la question de
la reproduction du mouvement, donc de la perception, nous renvoie à la première manière,
c’est-à-dire, la manière pré-cinématographique. Ils sont d’avant le cinéma.

Voilà la vérité abominable que je vais vous révèler aujourd’hui : la phénoménologie est d’un
âge avant le cinéma. C’est terrible, parce qu’ils ont cru etre absolument dans..., c’est terrible...
C’est pas possible une chose comme ça. Eh ben, si ! parce que je dis, c’est la reproduction du
mouvement "première manière". Vous vous rappellez si vous avez suivi, ce que c’est que la
première manière, reproduction du mouvement : c’est reconstituer le mouvement à partir de
quoi ? à partir d’instants privilégiés, c’est-à-dire, de formes en train de s’incarner.
Reconstituer le mouvement non pas à partir d’intantanés, mais à partir d’instants priviligiés de
formes en train de s’incarner, ça renvoie à quoi ?

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Dans l’antiquité, ça renvoyait à des formes en elles-mèmes intelligibles. Là, je pèse bien mes
mots. Ca renvoyait à des formes essentielles ou intelligibles, éternelles, tout ce que vous
voulez. Ca renvoyait donc à des coordonnées intellectuelles.

La phénoménologie rompt avec ça, elle rompt radicalement avec ça, mais comment ? Avec
cette vision ancienne mais en gardant tout. Car j’entends bien que pour elle les coordonnées
ne seront plus des coordonnées intellectuelles, se seront des ancrages existentiels. D’accord,
ça sera des ancrages existentiels, mais je ne dis pas que ça soit la mème chose. Les formes en
train de s’incarner ne seront plus des formes intelligibles, se seront des formes immanentes au
champ perceptif, c’est-à-dire, des geschtaltons. D’accord, la différence est immense, elle n’est
pas assez grande pour rompre avec quelque chose de commun entre la vision la plus ancienne
et la vision phénoménologique, à savoir : "on reproduit le mouvement avec et en fonction de
coordonnées et de formes’. On a changé le statut des coordonnées pour en faire des ancrages
existentiels, on a changé le statut des formes pour en faire des formes immanentes ou
sensibles renvoyant à l’organisation d’un champ perceptif pur qui ne renvoie plus à rien
d’intelligible ; On a fait tout ça, on continue à reconstituer le mouvement à l’ancienne
manière avec des coordonnées et des formes. Dès lors, c’est forcé : toute conscience est
conscience de mouvement.

Je dirais, oui, la phénoménologie c’est vraiment avant le cinéma. Et en effet, qu’est-ce qu’ils
veulent ? ça s’explique tout simplement, je veux dire ce n’est pas parce qu’ils ignorent le
cinéma. Ca s’explique tout seul, comprenez-moi, parce que en vertu de ce qu’ils veulent. Ce
qu’ils veulent, et c’est ça leur problème, ce qu’ils veulent : c’est une description pure de la
perception naturelle. Quand j’ajoute" pure" à "description", je veux dire : il ne s’agit pas de
prendre sa plume, etc., description pure implique une certaine méthode que Husserl a
formalisé quand il a parlé de la méthode phénoménologique, que j’ai pas le temps d’expliquer
tout ça, et puis ce n’est vraiment pas mon sujet. Mais c’est ça qu’ils veulent :" une description
pure de la perception naturelle".

Bon voilà, fini pour la Phénoménologie. Je suggère - ne me le faites pas dire, parce que ça
serait trop léger, entendez tout ce que je viens de dire comme une question. Mais après tout :
est-ce que la phénoménologie n’en resterait pas à un monde très antérieur au cinéma ? Il tient
pas compte - alors aprés il a beau nous parler nous parler du cinéma, alors il ne nous parle pas
jamais du cinéma, mais il nous parle du mouvement troboscopique - Husserl alors, il n’avait
jamais été au cinéma ; Bergson n’on plus, pas beaucoup, mais... le Dimanche, de temps en
temps, mais ...il avait beaucoup mieux compris le cinéma. C’est très bizare, à mon avis
Bergson est coincé, il est coincé entre sa condamnation de principe du cinéma : à savoir c’est
pas du "vrai" mouvement, et son appel à une nouvelle métaphysique où il prétend très fort que
le cinéma est la plus belle contribution à cette nouvelle métaphysique. Il a saisi quelque
chose, il me semble, que les autres avaient pas saisi. Et qu’est-ce qu’il a saisi ? Lui en effet, il
nous lance et c’est tout le premier chapitre de "Matière et Mémoire" - il le dit pas, il le dit pas
je doit le reconnaitre, mais ça fait rien. Ce qu’il dit formellement, ce qu’il va se lancer dans le
premier chapitre de "Matière et Mémoire" dans un tout autre mode de production de
mouvement. Pour lui, il en reste là : la science moderne a dégagé le temps comme variable
indépendance, c’est-à-dire : l’analyse du mouvement se fait non plus en fonction d’instants
privilégiés, c’est-à-dire avec des formes et des coordonnées mais en fonction de l’instant
quelconque, c’est-à-dire, avec des instants equidistants. Il faut trouver la métaphysique de
cette science là. Bon, s’il en est là, lui il est pleinement - lui ça ne l’interesse plus du tout une
reconstitution du mouvement mème avec des formes proprement sensibles et des coordonnées
existentielles. Ca ne l’interesse pas de tout, c’est pas son problème car son problème ne peut
pas être comme celui de la phénoménologie, décrire purement une description naturelle du
mouvement. Son problème va être quoi ? quelque chose de beaucoup plus insolite - je
l’exprime comme ça, ça va s’éclairer petit à petit, j’espère - déduire une perception du
mouvement pur, et encore une fois la perception naturelle n’est absolument pas une
perception du mouvement pur, la perception du mouvement pur, on est encore à sa recherche.

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Et l’idée de Bergson c’est exactement : est-ce que : à partir - vous voyez bien que là le
problème se ramifie - à partir de l’image-mouvement telle nous l’avons définie, gràce à
Bergson, est-ce que je peux en déduire une perception pure du mouvement ? C’est un
problème complètement différent. dans un cas : comment decrire une perception naturelle
du mouvement ? dans l’autre cas, comment déduire une perception pure du mouvement ? Je
dirais, au premier problème répond la formule : "toute conscience est conscience de quelque
chose". Et si c’est le premier problème qui vous interesse, vous vous trouverez
phénoménologues avant d’avoir compris pourquoi. Si jamais un jour le second problème vous
intéresse, vous risquez bien de vous retrouver bergsonien sur ce point, ce qui engagera pas
votre ligne et votre avenir. Et en tout cas, vous cesserez de dire :" ah Bergson ou Husserl se
contredisent". Car ils se contredisent absolument pas ; en un sens moins grave, en un sens
bien pire : ils ne posent pas le mème problème. Savoir quel est le meilleur problème là alors ?
c’est votre affaire, l’affaire de chacun. Et de ces deux problèmes, lequel vous plaît le plus ?
Vous allez me dire les deux, ou certains de bonne volonté, les deux. Impossible, car ces
problèmes empiètent tellement l’un sur l’autre que dans le premier cas, le second problème va
devenir une conséquence lointaine du premier ; et dans le second cas c’est juste le contraire.
Vous ne pouvez pas choisir les deux. D’où nous sommes renvoyé alors et enfin, nous sommes
en mesure, après juste cette suggestion : "peut être que" Bergson, là je viens justifier ce .. peut
être que Bergson est beaucoup en avance et que c’est le seul à avoir posé un problème de la
perception du mouvement parfaitement adéquat à l’image cinématographique. Vous me direz,
il n’y a pas de quoi en faire... Ben si, peut être, peut être que la pensée du cinéma dès lors, a
encore plus à attendre de Bergson que nous le pensions, que nous croyons. Tout ça c’est pas
grave de toute manière.

D’où, oublions tout ça, c’était des présupposés, des espèces d’introductions et reprenons.
Alors, comment il va faire ? Admettons : de l’image-mouvement il veut déduire la perception
pure du mouvement - la perception pure du mouvement n’étant pas la perception naturelle. A
ce moment là, oui ! le cinéma a quelque chose à faire avec Bergson ; les autres, ils peuvent se
contenter du mouvement stroboscopique.

Ouf vous êtes fatigués ? je continue - si vous l’êtes, je vois vos traits qui se tirent . aussi n’en
ai je plus pour longtemps..

" Toute conscience est quelque chose, toute image est mouvement". Pour comprendre une
proposition, il faut se mettre dans un état supposé par cette proposition. Là aussi, je bute sur
ce fait - ça étonnera pas quelqu’un qui est en train de regarder du cinéma - en revanche ça
étonnera beauoup quelqu’un d’autre. Un phénoménologue, ça l’étonnera beaucoup, "toute
image est mouvement", "toute conscience est quelque chose". Je réponds parce que la
prochaine fois en se souviendra plus, je réponds à toi, parce que là c’est formidable, mais que
personne ne croit que je fasse une critique facile de la phénoménologie, et que pour te
contrarier, c’est pas de tout dans ..., c’est juste pour essayer de situer des problèmes.

Les phénoménologues sont tellement - c’est pour rire que je dis ça - en retard, qu’ils ont gardé
complètement une métaphore qui est la métaphore de l’oeil. Je dis la métaphore de l’oeil,
c’est quoi ? C’est l’idée qui il y a un sujet, qui a une lumière, ou qui balade une lumière, et
que la lumière va de la conscience aux choses. La conscience, serait de la lumière qui, d’une
manière ou d’une autre, se poserait sur quelque chose, telle chose, ah tiens je regarderai ça,...
Vous voyez, l’idée de la conscience-lumière, les choses dans l’obscurité et le faisceau de la
conscience, vous avez donc tous ses termes dans la métaphore, je dis pas que ce soit une
théorie, j’essaye de dégager un appareil métaphorique. La conscience-lumière ; l’objet dans
l’ombre ou dans l’obscurité ; l’acte de conscience comme pinceau-lumière qui passe d’une
chose à l’autre.

Si vous voulez évaluer la nouveauté de Bergson - et à mon avis c’est vraiment le seul à avoir
présenté les choses comme ça - Lui, il dit, eh ben non, c’est juste le contraire ! eh bien : la
lumière elle est dans les choses ; c’est les choses qui sont de la lumière, c’est des choses qui

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sont lumière, petite lumière..., petite lumière truc..., petite lumière..., petite lumière partout !
Comme il dit, une formule splendide de Bergson :"si photo il y a, la photo est déjà tirée dans
les choses", si photo il y a - il y a peu de si belle formule... Simplement qu’est-ce qu’il
manque ? c’est l’écran noir. La photo, elle est tirée dans les choses mais elle est translucide,
ce qui manque à la lumière-chose, c’est précisement l’obscurité.

Vous voyez, c’est le renversement total de la position classique du problème. Et les écrans
noirs c’est nous, c’est-à-dire, nous ce que nous amenons c’est l’obscurité, et c’est seulement
grâce à l’obscurité que nous pouvons dire : "ah oui...nous percevons les choses". S’il n’ y
avait pas l’écran noir, on les percevrait pas. Renversement complet, c’est les choses qui sont
lumière et c’est nous l’obscurité, c’est pas nous la lumière et les choses qui sont dans
l’obscurité. Si la photo, elle est tirée dans les choses, seulement elle est translucide. Pour que
la photo prenne il faut un écran noir, c’est-à-dire, il faut qu’on arrive ; mais la photo elle est
dans les choses. Bon, c’est très curieux ça, je dirais alors pour achever ma comparaison avec
la phénoménologie : la phénoménologie en reste absolument à l’appareil métaphorique
classique. il change parce qu’il fait tout descendre au niveau d’un description du vécu, au
niveau d’une description du sensible et de l’existant mais il en reste absolument au niveau de
la lumière-conscience. C’est Bergson qui fait le renversement absolu.

Peut être est-ce que vous sentez déjà ? on approche un petit peu de... on tient pas du tout, mais
on approche un petit peu de : "toute conscience est pas de tout conscience de quelque chose",
ça c’est la conception de la conscience lumière : "mais toute conscience est quelque chose".
La lumière c’est pas vous, il n’ y a jamais eu une négation du sujet à ce niveau tel que
Bergson ...tel qu’on la voit dans le Bergsonisme. "Un monde sans sujet", enfin la
philosophie nous livrait un monde sans sujet.

Quel auteur, quel penseur ! Bon, mais qu’est-ce que ça voulait dire ? Reprenons plus calme, il
ne faut pas s’emporter dans tout ça, reprenons plus calme vraiment.

"L’image est mouvement" ; voyez, j’essaye de cerner à partir de cette espèce de lumière de la
formule : "toute conscience est quelque chose", faire le tour, puis bon... on descend d’un cran
. L’image est mouvement, qu’est-ce qu’il veut dire ? C’est quand mème déjà très nouveau, et
pour qui ? encore une fois, je reprends ma question - pour qui l’image l’image est elle
mouvement ? qui est-ce qui sait qu’il a raison Bergson, et dans quel cas nous le savons ? En
effet, une image, c’est quand même drôle ... je reviens, je fais mes allées et venues. Dans la
psychologie classique, on nous parle de l’imagination c’est des images quoi ? ou encore
Sartre dans l’Imaginaire. "Mon ami Pierre, je regarde la photo de mon ami Pièrre, alors à
travers la photo je vise mon ami Pièrre et je le vise en tant qu’absent, je ne dis pas que ça soit
mauvais tout ça, j’ai pas de tout ...,la nouveauté était radicale mais sur d’autres points. Alors
là, j’ai été malhonnète car j’ai pas dis - je n’ai pas chercher la nouveauté du problème de la
phénoménologie. Et alors, vous comprenez, la photo de mon ami Pièrre, d’accord, ça bouge
pas, mais qui de nous ne sait qu’une image, c’est pas une image si ça..., c’est peut-être une
apparence de souvenir, c’est peut être "je sais pas quoi" mais si ça bouge pas c’est pas de
l’image. Bachelard est absolument Bergsonien lorsque, dans sa tentative de refaire une théorie
de l’imagination poétique, il va commencer par dire : "mais une l’imagination ne peut pas se
définir comme une faculté de former des images, parce que l’image ne commence qu’à partir
du moment où ça se déforme".

Il n’y a d’image que si quelque chose bouge et change, voilà une espèce de certitude toute
simple, c’est pas de la philosophie dire ça, vous pouvez me parler bien sûr - à la lettre, vous
pouvez me dire : mais la photo c’est une image, il ya des images immobiles, vous pouvez me
dire tout ça. D’accord, oui vous avez raison, mais vous m’ôterez pas un petite conviction : s’il
n’y a pas une qui bouge, qui change, il n’y a pas d’image de tout. L’image ça bouge et ça
change, qu’est-ce que ça veut dire ça ? C’est d’une évidence aussi simple, ça veut dire
quelque chose, à quoi il en est réduit Bergson ?. Vous verrez, dans la lettre du premier
chapitre, il est assez embété, parce que avec sa petite certitude : "l’image ça bouge et ça

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change et sinon c’est pas de l’image". Il est embété parce qu’il se dit, il prévoit l’objection :
"mais de quel point de vue tu parles ? cette question stupide, d’où tu parles ? de quel point de
vue ? Il dit : en effet, c’est pas de la philosophie et ce n’est pas de la science non plus ça. Il
s’en tire comme toujours les philosophes quand ils sont embétés, qu’ils savent pas bien dire
de quel point de vue ils parlent, ils disent c’est le sens commun. Mais le sens commun, il a
bon dos, vous sentez que le sens commun il n’a pas grand-chose à faire la-dedans. Parce qu’il
ne veut pas dire - moi je crois que c’est en vertu de sa situation de coinçage. Il se serait pas
coincé le grand Bergson, il aurait pas été géné de dire : "je parle de tel point de vue", je parle
du point de vue de l’image-cinéma. Eh ben, d’une certaine manière, toute l’imagination a été
révélée par le cinéma, parce que avant le cinéma, les poètes c’était la mème chose. Une image
pour eux ça changeait, ça bougeait, et c’est à partir de là comme dit Bachelard qu’il ya une
image poétique. Si ça change pas, si ça bouge pas, une image qui n’est pas prise dans un
voyage, qui ne comporte pas voyage, qui n’est pas l’image d’un voyage, qui n’est pas un
voyage-image, c’est pas une image. C’est rien, c’est un résidu d’image ; d’accord, la photo de
mon ami Pierre c’est un résidu . Bien, alors, toute image - vous sentez, il s’agit pas de dire :
l’image représente un mouvement, en se retrouverait dans la mème bouillie que la
psychologie classique : il y aurait des représentations dans la conscience mais quel rapport il
y aurait entre la représentation et le représenté ? la représentation serait dans ma conscience,
le représenté serait dans le monde ; l’image serait l’image d’un mouvement, ça irait pas ça.
Aussi Bergson reprend avec sa tranquille certitude : "l’image est mouvement". Ah bon,
l’image est mouvement et peut être que le corollaire, on va voir, ça se complique. Et le
mouvement, il est image ? "oui", dit Bergson : l’image est mouvement et mouvement est
image. Ah, tiens : l’image est mouvement et le mouvement est image, et qu’est-ce que c’est
cette identité alors ? Il y a le coeur, il y a le coeur de nous tous. Oh Bergson ! faites nous
comprendre cette identité de l’image et du mouvement. Il n’y a aucune raison qu’il nous
réponde, mais s’il consent à nous répondre, il nous dira - et ça doit vous éclairer
complètement - il nous dira : eh ben "oui", l’identité de l’image et du mouvement est
précisemment ce que vous avez toujours appelé, de tout temps, "la matière".

Matière = image = mouvement, oh, mon Dieu ! Matière = image = mouvement, dès le début
du premier chapitre de Matière et mémoire, nous enseigne cette évidence cinématographique,
mais qui, hors du cinéma, est un paradoxe fondamental. C’est une espèce de paradoxe
incroyable, or comme il se réfère pas au cinéma - coincé comme il est - ça devient très bizarre
ce premier chapitre. Et qu’est-ce qu’il veut dire lorsqu’il dit : matière= image = mouvement ?
Prenons au le plus simple avant de prendre "matière" qui s’introduit dans le troisième terme
identiques aux deux autres, image = mouvement. Il veut dire ceci une image, ce n’est pas
seulement qu’elle subisse une action d’autres images ; ce n’est pas seulement qu’elle réagisse
aux autres images. Une image est strictement identique aux actions qu’elle subit d’autres
images et aux réactions qu’elle opère sur d’autres images. En d’autrestermes,l’ensemble des
images et l’ensemble des actionset des réactions des choses les
unessurlesautres,sontstrictementla mème chose. Il faut se laisser aller, ne demandez pas trop
tout de suite des justifications rationnelles, il faut, votre tàche se serait presque : essayer de
trouver la caverne où tout ça est vrai, le monde où c’est vrai.

Q’est-ce que ça veut dire ? ça veut dire qu’une image a - si vous voulez - pour partie
élémentaire..., qu’est-ce que ça serait une partie d’une image ? une image a pour partie
élémentaire les actions qu’elles subit de la part d’autres images et les réactions qu’elle opère
sur d’autres images.

En d’autres termes, une image c’est un ensemble d’actions et de réactions. Dès lors, il y a
évidemment aucune différence entre image et mouvement. L’image dans sa nature la plus
profonde c’est cela : c’est ce "quelque chose qui subit une action", ce quelque chose "qui
exerce une réaction". Si bien que le "Tout" des images ou plutôt l’ensemble des images -
puisque j’aimerai garder en toute rigueur le mot Tout pour tout à fait autre chose sui vant nos
séances précédentes - c’est l’ensemble des actions et des réactions qui constituent l’univers.

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Conséquence immédiate - mème si vous le comprenez comme ça - comprenez-le comme ça,
axiomatiquement. Je veux dire Bergson a parfaitement le droit de se donner ce sens du mot
image - avant que vous l’ayez compris vous l’acceptez comme une définition formelle, mème
si vous ne comprenez pas encore pourquoi. Conséquence immédiate de cette identité de
l’ensemble des images avec l’ensemble des actions et réactions qui composent le monde, à
savoir une image peut etre perçue, et on sait mème pas ce qu’est-ce que c’est qu’une image
qui est perçue. Pas forcément, une image peut très bien ne pas etre perçue, en d’autres termes,
ces images définies comme l’ensemble des actions et de réactions constitutives de l’univers,
sont des images "en soit" qui ne cessent d’agir les unes sur les autres, et de réagir les unes sur
les autres - là c’est très important ce que Bergson ajoute - sur toutes leurs faces, ou si vous
preferez cela revient au même - dans toutes leurs parties élémentaires. Un monde d’images en
soi qui ne cesse d’agir et de réagir sur toutes ses faces et dans toutes ses parties élémentaires,
voilà ce qu’est l’image-mouvement. Peu importe, dites-moi là-dessus, l’image-mouvement
n’existe pas en ce sens. Si vous aviez le mauvais coeur de dire ça, ce serait terrible mais bon,
je pose pas la question : est-ce que ça existe ? je dis voilà ce que Bergson appelle l’image-
mouvement et dans toute l’analyse d’image-mouvement va dépendre. Vous allez me dire, on
va bien rencontrer le problème, est-ce que ça existe ? oui, on va le rencontrer, mais pas cette
fois. Bon, alors comprenez déjà...

Mais l’oeil, je reprends ma remarque de tout à l’heure, l’oeil c’est quoi ? d’accord l’oeil, bon,
c’est une image, c’est une image-mouvement. Il se définit comment cette image-mouvement ?
Les excitations, comme toutes les images-mouvement, il reçoit des excitations d’aussi loin
qu’elles viennent, d’aussi loin. Et il y a des réactions - d’après ce que je vois,par exemple, je
lève le bras Je vois une pierre qui m’arrive sur la tète, je fais...,c’est une réaction. Ben, l’oeil
c’est un système action-réaction, c’est-à-dire, c’est une image, une image-mouvement,
d’accord dit Bergson. Le cerveau c’est une image-mouvement, vous, votre personnalité, c’est
une image-mouvement, qu’est-ce que vous avez ? vous êtes des images-mouvement, tout.

S’il y a des choses différentes dans le monde, c’est qu’il y a des types des images-
mouvement différentes, c’est là qu’on arrive à notre problème. Mais, vous comme moi
comme le caillou comme l’oeil, etc., alors comment vous voulez que l’oeil conditionne quoi
que ce soit ? mais l’image, elle n’a pas attendu l’oeil, puisque l’oeil, c’est une image parmi
d’autres. Mon cerveau, il contient pas des images - ça ça fait beaucoup rire Bergson, dire que
mon cerveau contient des images exactement c’est comme cela fera tellement rire Sartre,
l’idée que la conscience puisse contenir quelque chose. Vous vous rendez compte : dire que le
cerveau contient des images. Mais..., c’est une image, c’est une image-mouvement, il reçoit
des vibrations, il envoie des vibrations. D’accord, entre les deux, quelque chose se passe,
c’est ça le propre d’une image : elle convertit une image-mouvement, une image-mouvement,
c’est un convertisseur ; ça convertit une action, des ébranlements. Vous me direz mais il faut
quelque chose qui agisse. Non, ce quelque chose c’est une image, une image c’est..., ben oui,
le monde il est fait d’ébranlements et de vibrations, d’accord, tout le monde le sait ça. On dit
non, il est fait d’atomes. Non, il n’est pas fait d’atomes, seuls les atomes peuvent se définir
par les vibrations et les ondes et tout ça. Et les actions qu’ils subissent et les réactions qu’ils
opèrent ? tout est image-mouvement, il n’y a que des images-mouvement en soi. Et vous êtes
une image-mouvement parmi les autres ; Bien plus, chacun de nous en a plusieures images-
mouvements, mais ça va pas loin, on pèse pas lourd. On est une petite image-mouvement
parmi une infinité d’images-mouvements.

Voilà, alors les images-mouvements n’ont absolument pas besoin ni de mon corps ni de mon
oeil, puisque mon corps, mon oeil, mon cerveau, ma conscience, tout ce que j’appelle tout ça,
c’est une image-mouvement un point c’est tout. Là-dessus, dans ce monde universel
d’images-mouvements, c’est-à-dire, d’actions et de réactions, comment Bergson peut il nous
annoncer que quelque chose va se distinguer ? Bien plus, si j’allais jusqu’au bout du
Bergsonnisme, pour en finir, je dirais les vraies perceptions c’est pas moi qui les aies. Qui est-
ce qui perçoit à ce niveau si j’en reste à ce stade ? ce qui perçoit c’est les images-

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mouvements. Percevoir ça veut dire quoi ? percevoir ça veut dire qu’une chose : ça veut dire
subir une action et renvoyer une réaction, c’est ça percevoir. Les choses perçoivent en elles-
mèmes, elles-mèmes et les autres choses, les choses sont des "perceptions". Dire que c’est des
images-mouvements, dire que c’est des perceptions c’est la mème chose, comprenez, car ça
serait un contresens catastrophique : Il ya un philosophe dans le temps qui a dit ètre c’est
d’etre perçu, il s’appelait Berckeley. Ca n’a aucun rapport Bergson avec Berckeley, car
Berckeley voulait dire les choses sont nos états de conscience. Bergson veut dire juste le
contraire, c’est les choses en elles-mèmes qui sont des perceptions. Le grand philosophe
Whitehead lui disait quelque chose de...,il avait un mot qui me semble encore meilleur que
perception. Il disait : "les choses sont des préhensions". Qu’est-ce qu’une chose préhende ?
une chose préhende, l’ensemble des actions qui s’exercent sur elles-mèmes.

Bon, il n’y a mème plus de problème de perception pure, la perception pure c’est pas la
perception de quelque chose, c’est la chose elle-mème. C’est dans les choses qu’il y a la
perception. Le problème de la déduction c’est : comment moi, image spéciale, comment moi
qui fut qu’une image parmi les autres, je perçois et je m’attribue de la perception ? Nous
vivons dans un monde de préhensions, ce n’est pas nous qui préhendons les choses, c’est nous
qui sommes la préhension parmi l’infinité des autres préhensions. et ben ecoutez, vous êtes
fatigués..

ah complètement là tu as complètemenet raison une seconde s’il vous plait

de la sémiotique j’en parlerai de

Transcription : Maryline Cuney. Deleuze : Cours du 05/01/1982.

Une fois de plus par ma faute - si bien que j’avais donné un rendez-vous que j’ai appris
ensuite que je ne pouvais pas tenir - il y en a parmi vous qui ont dû venir, tout ça était
lamentable et une fois de plus, c’est ma faute, ce dernier trimestre c’était la catastrophe.
Enfin, alors je n’ai même plus le cœur de m’excuser auprès de ceux qui sont venus parce que
j’ai été absurde. Moi j’ai cru que les vacances universitaires étaient les mêmes que les
vacances scolaires donc que mardi marchait toujours enfin bref tout ça, ça a été confusion,
confusion euh donc il faut que je rattrape un peu du temps perdu.

Vous vous rappelez sûrement ayant eu le temps de réflèchir à tout ça où j’en étais, à savoir
j’abordais dans la perspective de notre travail d’ensemble, j’abordais le premier chapitre de
Matière et mémoire, c’est-à-dire la lettre de ce premier chapitre avec une idée très simple
encore une fois que le texte de ce chapitre est extraordinaire à la fois en soi et par rapport à
l’œuvre de Bergson. Si vous le prenez comme texte en lui-même ou si vous le prenez comme
un texte appartenant au Bergsonisme - mais à ce moment-là on s’aperçoit qu’il a même dans
le Bergsonisme une situation unique et que c’est un texte quand même très curieux. Et la
dernière fois - il y a donc très longtemps - c’est parti comme une introduction de ce premier
chapitre où je vous disais : bien oui c’est très simple, supposons que la psychologie à la fin du
XIXe°siècle se soit trouvée vraiment dans une difficulté, une crise tout comme on parle de
crise de la Physique à tel moment ou crise des Mathématiques à tel moment.

Et cette crise de la Psychologie, c’était quoi ? Je le rappelle en un mot, c’est qu’il ne pouvait
plus tenir dans la situation suivante c’est-à-dire une distribution des choses telle qu’on nous
proposait qu’il y eût des images dans la conscience et des mouvements dans les corps. Et
qu’en effet, cette espèce de monde fracturé en images dans la conscience et en mouvements
dans les corps soulevait tellement de difficultés. Mais pourquoi ça soulevait des difficultés à
la fin du XIXe°siècle et pas avant ? Et au début du XXe° siècle surtout et pas avant ?

Là je faisais une hypothèse ; est ce que c’est par hasard que ça coïncide précisément avec le

95
début du Cinéma ? Je ne dis pas que c’était le facteur fondamental, mais est ce que le Cinéma
aurait pas été - même inconsciemment chez les philosophes qui allaient peu au cinéma à ce
moment-là - est ce que ça n’aurait pas été, une espèce de trouble, rendant de plus en plus
impossible une séparation de l’image en tant qu’elle renverrait à une conscience et d’un
mouvement en tant qu’il renverrait à des corps ?

Si bien, que je dis, au début du XXe°siècle, les deux grandes réactions contre cette
psychologie classique qui s’était enlisée dans la dualité de l’image dans la conscience et du
mouvement dans le corps, les deux réactions se dessinent : l’une qui donnera le courant
phénoménologique et l’autre qui donnera Bergson, le Bergsonisme.

Et ma question, c’était une espèce d’entreprise de réparation puisque après tout - la


phénoménologie a traité si durement Bergson ne serait ce que pour se démarquer de lui - et
puis sans doute parce que ce n’était pas tout à fait le même problème. Mais la question que je
posais c’était : ce qu’il y a de commun entre la phénoménologie et Bergson c’est ce
dépassement de la dualité image/mouvement : image dans la conscience, mouvement dans le
corps. Ils ont ça en commun, donc ils veulent sortir vraiment la psychologie d’une ornière
dont elle ne pouvait pas sortir jusque-là. Mais si ce but leur est commun ; ils le réalisent, ils
l’effectuent de manière complètement différente. Et je disais si l’on accepte que le secret de la
phénoménologie est contenu dans la formule stéréotypée bien connue : "Toute conscience est
conscience de quelque chose » parquoi ils pensaient précisément surmonter la dualité de la
conscience et du corps. De la conscience et des choses.

Le procédé bergsonien en un sens peut-être, va encore plus loin, en tout cas il est différent,
puisque la formule stéréotypée du bergsonisme, si on l’inventait, ce serait pas du
tout : « Toute conscience est conscience de quelque chose », mais si l’on cherchait la formule
qui correspond au chapitre premier de Matière et Mémoire, ce serait : "Toute conscience, non
pas est conscience de quelque chose mais, toute conscience "est" quelque chose »

Et je disais bien c’est ça qu’il faut voir : la différence entre ces deux formules et là aussi
j’avais une nouvelle hypothèse comme marginale, concernant le cinéma. À savoir est ce que
d’une certaine manière - quant à certains points précis, tout ce que je dis n’est pas absolu - ce
n’est pas Bergson qui est très en avance sur la Phénoménologie ?

Parce que j’essayais de dire dans toute sa théorie de la perception, la Phénoménologie malgré
tout, conserve des positions pré-cinématographiques. Tandis que très bizarrement Bergson qui
opère dans l’évolution créatrice libre postérieure, une condamnation si globale et si rapide du
cinéma. Il développe peut-être dans le chapitre premier de "Matière et Mémoire" un univers,
un étrange univers qu’on pourrait appeler "cinématographique" et qui est beaucoup plus
proche d’une conception cinématographique du mouvement que la conception
phénoménologique du mouvement.

Or maintenant entrons dans ce premier chapitre, avec ce qu’il a de très très bizarre. Bon je
vous le raconte comme ça, je vous le raconte - vous avez eu le temps de le lire, bon, encore
une fois c’est un texte très très difficile, quand on dit Bergson est un auteur facile, ce n’est
évidemment pas vrai , c’est très difficile, ce texte.

Mais voilà que ce texte nous lance immédiatement, de plein fouet, bien entendu il n’y a pas
de dualité entre l’image et le mouvement, comme si l’image était dans la conscience et le
mouvement dans les choses parce qu’il n’y a finalement pas ni conscience ni chose. Qu’est ce
qu’il y a ? il y a uniquement des images-mouvements. C’est en elle-même que l’image est
mouvement, c’est en lui-même que le mouvement est image. La véritable unité de
l’expérience c’est l’image-mouvement avec un trait d’union.

C’est déjà très nouveau dans quelle atmosphère on se trouve ? Tiens il y a des image-
mouvements ? Et il n’y a que des image-mouvements ? À ce niveau, on verra ensuite

96
comment ça... Mais on n’est que dans le premier chapitre et, dans le premier chapitre, il n’y a
que les image-mouvements. Un univers d’image-mouvements ! C’est même trop dire
un univers d’image-mouvements , les image-mouvements c’est l’univers. L’ensemble
illimité des image-mouvements : c’est ça l’univers. Qu’est ce qu’il veut dire ? Dans quelle
atmosphère on est déjà ? Il se demandera, Bergson se demandera, il se dira : Mais de quel
point de vue je parle ? C’est un chapitre très inspiré... Bon, un univers illimité d’image-
mouvements...Ça veut dire quoi ? Ça veut dire quoi le mouvement est image et l’image est
mouvement ? Ca veut dire que l’image fondamentalement, elle agit et réagit. L’image, c’est
ce qui agit et réagit. C’est-à-dire l’image, c’est ce qui agit sur d’autres images et ce qui réagit
à l’action d’autres images. L’image subit des actions d’autres images, et exerce des réactions
sur les autres images, non qu’est ce que je dis (je suis bête... ) L’image subit des actions
venues des autres images et elle réagit. Elle réagit, l’image-mouvement, nous dit Bergson,
pourquoi c’est une image ? Pourquoi ce mot « image » ? C’est très simple, il n’y a même pas
à l’expliquer, il faut - toute compréhension est un peu affective, il y a toutes sortes de choses
déjà très affectives là-dedans.

L’image, c’est ce qui apparaît. En d’autres termes, Bergson, il n’éprouve pas de réel besoin
de définir l’image. Ça va se faire à mesure qu’on avance : on appelle image ce qui apparaît.
La philosophie a toujours dit ce qui apparaît c’est le phénomène. Le phénomène, l’image,
c’est cela qui apparaît en tant que ça apparaît. Bergson nous dit donc, ce qui apparaît est en
mouvement, en un sens c’est très très classique. Ce qui ne va pas être classique c’est ce qu ‘il
en tire, il va prendre au sérieux cette idée.

Si ce qui apparaît est en mouvement, il n’y a que des image-mouvements. Il n’y a que des
image-mouvements ; cela veut dire non seulement que l’image agit et réagit, elle agit sur
d’autres images et les autres images réagissent sur elle, mais elle agit et réagit, dit Bergson -
là je prends de ces termes parce qu’ils sont très utiles quand vous les retrouverez dans le
chapitre - dans toutes ses parties élémentaires, ses parties élémentaires qui sont elles-même
des images ou des mouvements à votre choix. Elle réagit dans toutes ses parties élémentaires
ou comme dit Bergson : « sous toutes ses faces ».

Chaque image agit et réagit dans toutes ses parties et sous toutes ses faces, qui sont elles-
même des images. Ça veut dire quoi ? Comprenez, il essaye de nous dire - mais ce n’est pas
facile à exprimer tout ça - il essaye de nous dire : ne considérez pas que l’image est un
support d’action et de réaction mais l’image est en elle-même, dans toutes ses parties et sous
toutes ses faces ou si vous préférez : Action et Réaction c’est des images.

En d’autres termes l’image, c’est quoi ? c’est l’ébranlement, c’est la vibration. Dès lors c’est
évident que l’image c’est le mouvement. L’expression qui n’est pas dans le texte de Bergson
mais qui est tout le temps suggérée par le texte, l’expression « image-mouvement » est alors
de ce point de vue - mais qu’est ce que c’est ce point de vue ? encore une fois tout à fait fondé
- Bergson veut nous dire à cet égard : il n’y a ni chose, ni conscience, il y a des image-
mouvements et c’est ça l’univers ! En d’autres termes, il y a un en-soi de l’image. Une image,
elle n’a aucun besoin d’être aperçue. Il y a des images qui sont aperçues, oui, et il y en a
d’autres qui ne sont pas aperçues. Un mouvement, il peut très bien ne pas être vu par
quelqu’un, c’est une image-mouvement.

C’est un ébranlement, une vibration qui répond à la définition même de l’image mouvement
à savoir : une image-mouvement c’est : ce qui est composé dans toutes ses parties et sous
toutes ses faces par des actions-réactions. Il n’y a que du mouvement, c’est dire :" il n’y a que
des images".

Alors, bien oui, à la lettre il n’y a ni chose ni conscience. Voyez à quel point c’est très
distinct : la phénoménologie gardera encore les catégories des choses et de conscience, en en
bouleversant le rapport, chez Bergson à ce niveau, au début du premier chapitre, il n’y a plus
ni chose ni conscience. Il n’y a que des image-mouvements en perpétuelles variations les unes

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par rapport aux autres. Pourquoi en perpétuelles variations les unes par rapport aux autres ?
C’est le monde des image-mouvements puisque toute image en tant qu’image exerce des
actions, subit des actions et exerce elle-même des actions - puisque ses parties en tant
qu’images sont des actions et réactions...Etc.

Si bien qu’il y a ni chose ni conscience pourquoi ? parce que ce qu’on appelle les choses,
ben oui c ‘est très bien les choses, c’est quoi ? c’est des images, c’est des ébranlements, c’est
des vibrations. La table qu’est ce que c’est ? C’est un système d’ébranlements, de vibrations.
D’accord, très bien. J’introduis là quelque chose qui peut éclairer certains textes de Bergson,
parce que, on aura à y revenir beaucoup dans le cinéma. Une molécule ? bon c’est une image
une molécule, très bien dirait Bergson ; c’est une image, mais justement c’est une image
puisqu’elle est strictement identique à ces mouvements.

Je veux dire quand les physiciens nous parlent de trois états de la matière : état gazeux,
état liquide, état solide. Ca ça nous intéressera beaucoup pour l’image cinématographique.
Mais c’est quoi ? Et bien ça se définit avant tout par des mouvements moléculaires de types
différents, les molécules n’ont pas le même mouvement dans ce qu’on appelle l’état solide,
l’état liquide,, dans l’état gazeux. Mais c’est toujours de l’image mouvement, il n’y a pas de
chose, il y a des image-mouvements, c’est-à-dire des vibrations et ébranlements soumis à des
lois sans doute, bien sûr il y a des lois.

La loi c’est le rapport d’une action et d’une réaction. Ces lois peuvent êtres
extraordinairement complexes mais c’est quand même des lois. Les lois de l’état liquide, c’est
pas les mêmes que les lois de l’état gazeux ou les lois de l’état solide. Et pas plus qu’il n’y a
de choses, il n’y a pas de conscience. Pourquoi ?

Ce qu’on appelle des choses c’est par exemple la chose solide bien c’est une image-
mouvement d’un certain type. Je peux dire c’est lorsque le mouvement des molécules est
confiné par l’action des autres molécules dans un espace restreint, de telle manière que la
vibration oscille dans une position, autour d’une position moyenne. Au contraire dans un
état gazeux il y a un libre parcours des molécules déjà par rapport aux autres mais tout ça
c’est des types de vibrations différents, d’ébranlements différents. Et pas plus qu’il n’y a de
chose, il n’y a pas de conscience. Ma conscience c’est quoi ? C’est une image, ma conscience
c’est une image-mouvement, une image parmi les autres. Mon corps ? ben d’accord mon
corps très bien c’est une image-mouvement parmi les autres, mon cerveau c’est une image-
mouvement parmi les autres. Aucun privilège, aucun privilège d’une conscience, aucun
privilège d’une chose. Rien. Tout est image-mouvement et se distingue par les types de
mouvements et par les lois qui règlent, qui réglementent le rapport des actions et des réactions
dans cet univers.

Donc je viens juste de suggérer cette identité ; image = mouvement. Bergson , c’est ça le
thème général, si vous voulez, du premier chapitre, Bergson y ajoute quelque chose de plus
important, à savoir ; non seulement image = mouvement mais image égale mouvement =
matière. A mon avis c’est pas facile, d’une certaine manière cela va de soi tout ça et d’une
autre manière c’est très difficile. Si vous voulez, il y a deux lectures, on se laisse aller : c’est
complètement convaincant, on s’y prend, on réfléchit : c’est toujours convaincant mais il faut
trouver les raisons. Je crois que pour comprendre la triple identité il faut la...Il faut procéder
en cascade. Il faut d’abord montrer comme je viens d’essayer de faire, l’identité première
« image-mouvement » et l’identité de la matière découle de l’identité « image-mouvement ».

C’est parce que l’image est égale au mouvement que la matière est égale à l’image
mouvement.

En effet ce qu’on appellera matière c’est cet univers des image-mouvements en tant qu’elles
sont en actions et réactions les unes par rapport aux autres. Ce qui veut dire quoi ? Et
pourquoi la matière et l’image se concilient si bien ? C’est que par définition la matière c’est

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ce qui n’a pas de virtualité. Dans la matière il n’y a jamais rien de caché, nous dit Bergson. Ça
paraît curieux à première vue et puis dès qu’on voit ce qu’il dit, c’est tellement évident,
tellement évident. Il n’y a rien de caché dans la matière. Attention : il y a mille choses que
nous ne voyons pas. Ça pour ne pas voir ce qu’il y a dans la matière, on ne le voit pas. Il faut
des instruments de plus en plus complexes, de plus en plus savants, n’est ce pas ? Pour voir
quelque chose dans la matière, bon oui, c’est très vrai ça.

Mais il y a une chose que je sais comme « a priori » comme indépendamment de l’expérience
selon Bergson : c’est que si dans la matière il peut y avoir beaucoup plus que ce que je vois, il
n’y a pas autre chose que ce que je vois. C’est en ce sens qu’elle n’a pas de virtualité. À
savoir dans la matière il n’y a et il ne peut y avoir que du mouvement. Alors bien sûr, il y a
des mouvements que je ne vois pas, c’est une reprise du thème précédent,il y a des images
que je ne perçois pas ; c’en n’est pas moins des images, tel qu’il a défini l’image. L’image
n’est nullement en référence à la conscience pour la simple raison que la conscience est une
image parmi les autres.

Bon vous voyez, dans l’ordre, dans une espèce d’ordre des raisons, il faudrait dire : je
commence par montrer l’égalité de l’image et du mouvement et c’est de cette égalité de
l’image et du mouvement - que je conclus et que je suis en droit de conclure - l’égalité de la
matière avec l’image-mouvement. Or, nous voilà donc avec notre triple identité. Aujourd’hui
je ferai des arrêts pour que vous réagissiez parce que j’ai commencé par le thème général, je
vais ajouter quelque chose dans l’espoir de faire mieux comprendre ce point de vue
bergsonien.

Cette triple identité « image mouvement matière » c’est comme, on dirait, l’univers infini
d’une, d’une universelle variation ; perpétuellement ces actions et réactions. Encore une fois
c’est ça que je voudrais que vous compreniez - qui est tout simple - c’est que c’est pas
l’image qui agit sur d’autres images mais c’est l’image dans toutes ses parties et sous toutes
ses faces qui est en elle même action et réaction c’est-à-dire vibration et ébranlement. Si vous
comprenez ça, il me semble que la question que je posais tout à l’heure trouve une
justification.

À savoir de quel point de vue est ce que Bergson peut découvrir cet univers de l’image-
mouvement ? Que vous pouvez traiter à la fois comme la chose qui va le plus de soi et le
monde le plus bizarre qu’on puisse imaginer ? Une espèce de clapotement d’images-
mouvements. Bon, il se le demande lui, dans ces textes du chapitre premier, vous verrez, il se
le demande. Il dit : Mais c’est quel point de vue ça ? Et il dit ; eh bien finalement c’est le
point de vue du sens commun. En effet le sens commun ne croit pas en une dualité de la
conscience et des choses. Le sens commun sait bien que nous saisissons comme il dit : plus
que des représentations et moins que des choses. Le sens commun il s’installe dans un monde
intermédiaire à des choses qui nous seraient opaques et à des représentations qui nous seraient
intérieures.

Alors il dit, cet univers de l’image-mouvement, dans lequel nous sommes pris, dont nous
faisons partie, finalement c’est le point de vue du sens commun. Il me semble évidemment
non : non c’est pas du tout le point de vue du sens commun. En revanche ce qu’il me paraît
évident, et donc je redouble ma question, qui est pour le moment encore une question encore
marginale : Est ce que c’est pas singulièrement un univers, un monde de cinéma, qu’il nous
décrit là ? Cet univers de l’image-mouvement ? C’est pas le point de vue. Est ce que c’est le
point de vue du sens commun ? Est ce que ce n’est pas plutôt le point de vue de la caméra ?
Enfin ça, cette question elle pourra prendre un sens que plus tard... Ce que je veux dire c’est
donc, univers infini d’universelles variations, c’est ça l’ensemble des images-mouvements.

Dès lors je pose une question : Est ce que je pourrais définir cet univers comme une espèce de
mécanisme ? Ou par une espèce de mécanisme ? Action et réaction. Il est bien vrai qu’il a
avec le mécanisme un rapport étroit à savoir : il n’y a pas de finalité dans cet univers. Cet

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univers est comme il est, tel qu’il se produit et tel qu’il apparaît. Il n’a ni raison ni but.
Pourquoi telles images plutôt que d’autres ? Ben c’est comme ça ; c’est comme ça. Bien plus
pour Bergson la question n’a pas de sens. Il consacrera de longues pages à montrer pourquoi
ceci plutôt qu’autre chose et à la limite pourquoi quelque chose plutôt que rien. Questions qui
ont beaucoup agitée la Métaphysique. Pourquoi selon lui, ce sont des questions dénuées de
sens.

Donc cet univers semble bien être une espèce d’univers qu’on pourrait appeler mécanique. Et
en fait pas du tout. Pourquoi est ce que à la lettre et rigoureusement, ça ne peut pas être un
univers mécanique ? Cet univers de l’image, des images-mouvements. C’est que si l’on prend
au sérieux le concept de mécanisme, je crois qu’il répond à trois critères ; dont Bergson a très
bien parlé lui-même. Premier critère : instauration de systèmes clos, de systèmes
artificiellement fermés. Une relation mécanique implique un système clos auquelle elle se
réfère et dans lequel il se déroule. Deuxième caractère d’un système mécanique : il implique
des coupes immobiles du mouvement. Opérer des coupes immobiles dans le mouvement, à
savoir : l’état du système à l’instant petit « t ». Troisièment : Il implique des actions de
contact qui dirigent le processus tel qu’il se passe dans le système clos.

Or on a vu précédemment dans nos recherches précédentes, on a vu que chez Bergson, il y


avait toute une théorie des systèmes clos. On l’a vu suffisamment pour que je puisse déjà
conclure assez rapidement : quelle que soit l’importance des systèmes clos chez Bergson,
l’univers des images-mouvements n’est pas un système clos. C’est donc sa première
différence avec un système mécanique. Pas du tout un système clos, c’est un univers ouvert.
Là vous voyez je parle pour ceux qui se souviennent des notions qu’on a déjà dégagées ; et
pourtant il ne faut pas le confondre avec ce que Bergson dans « L’Evolution créatrice »
appelait le « Tout », le Tout ouvert au sens de la durée. Voilà qui maintenant nous avons trois
notions à distinguer ; les systèmes artificiellement clos, pour lequel je proposais de garder le
mot « ensemble ». Un ensemble est un système artificiellement clos. Deuxième point : le
Tout ou chaque Tout qui est fondamentalement de l’ordre de la durée. Mais maintenant nous
avons une troisième notion qu’il ne faut confondre ni avec la précédente ni avec la
précédente. Pour celle-là j’aimerais réserver le mot de « univers ». L’univers ça désignerait
l’ensemble des images-mouvements en tant qu’elles agissent les unes sur les autres et
réagissent les unes aux autres.

Donc cet univers des images-mouvements - je dis juste - n’est pas de type mécaniste
puisqu’il ne s’inscrit pas dans des systèmes clos. Deuxième point, il ne procède pas par
coupe immobile du mouvement. En effet il procède par mouvements et si comme nous
l’avons vu précédemment aussi ; le mouvement à son tour est la coupe de quelque chose, on
ne doit pas confondre la coupe immobile du mouvement avec le mouvement lui-même
comme coupe de la durée. Or dans l’univers des images-mouvements, les seules coupes sont
les mouvements eux-mêmes à savoir les facettes de l’image, les faces de l’image. C’est donc
une seconde différence avec un système mécaniste. Troisième différence : l’univers des
images-mouvements exclut de loin les actions de contact ou déborde de loin les actions de
contact. En quoi les actions subies par une image s’étend aussi loin et à distance aussi grande
qu’on voudra d’après quoi ? D’après les vibrations correspondantes.

Et c’est très curieux là, je tiens à le signaler là ,c’est pour le détail du texte, que Bergson qui a
tellement critiqué : "les coupes que l’on opère sur le mouvement". On s’attendrait à ce que
très souvent il prenne comme exemple, de ces "coupes immobiles opérées sur le mouvement",
qu’il prenne comme exemple : l’atome. L’atome ce serait typiquement une coupe immobile
opérée sur le mouvement. Or jamais : or jamais il n’invoque l’atome quand il parle des
coupes immobiles. Pourquoi ? C’est qu’il a une conception très très très - et il ne met jamais
en question l’atome dans sa critique. C’est que l’atome pour lui, il s’en fait une conception
très riche.

À savoir l’atome, il est toujours inséparable d’un flux, l’atome il est toujours inséparable

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d’une onde, d’une onde d’action qu’il reçoit et d’une onde de réaction qu’il émet. Jamais
Bergson n’a conçu l’atome comme une coupe immobile. Il conçoit l’atome comme il faut le
concevoir, à savoir : comme corpuscule en relation fondamentale avec des ondes, en relation
fondamentale avec des ondes, en relation inséparable avec des ondes ou comme un centre
inséparable de lignes de force. En ce sens, l’atome pour lui est fondamentalement pas du tout
une coupe opérée sur le mouvement mais est bien une image-mouvement.

Donc voilà que pour ces trois raisons, je dis : l’univers des images-mouvements mérite le
nom d’univers parce qu’il ne se réduit pas à un système mécanique. Et pourtant il exclut toute
finalité, il exclut toute finalité. Il exclut tout but bien plus il exclut toute raison, d’où la
nécessité de trouver un terme qui distinguerait bien la spécificité de cet univers d’images
mouvements. C’est pourquoi là encore une fois, le mot « machinique » me paraît nécessaire,
pas du tout pour employer un mot barbare mais parce qu’on a besoin d’un terme qui rende
compte de cette spécificité de l’univers des images-mouvements. Je dirais c’est un univers qui
n’est pas un univers mécaniste, qui n’est pas un univers mécanique, c’est un univers
machinique. C’est l’univers machinique des images-mouvements. Quel est l’avantage de
« machinique » ici ? C’est que c’est par lui que nous pouvons englober la triple identité ;
image mouvement matière.

L’univers à ce moment-là, je pourrais le définir plus précisément comme étant l’agencement


machinique des images-mouvements. Toujours ma question marginale me poursuit : Est-ce-
que c’est pas ça le cinéma ou une partie du cinéma ? Est ce que le cinéma dans une définition
très générale - partielle d’ailleurs, très partielle, je dis pas du tout qu’il n’y ait que ça - est ce
que l’on ne pourrait pas dire : oui c’est l’agencement machinique des images-mouvements ?

Qu’est ce qu’il y a d’étonnant ? qu’est ce qu’il y a d’étonnant dans ce premier thème ? Moi ce
qui me paraît très étonnant dans ce premier thème, voilà c’est là que je voudrais finir ce
premier point, ce qu’il me paraît tout à fait étonnant dans ce premier thème : c’est que jamais
à ma connaissance on avait montré que l’image était à la fois matérielle et dynamique. Si à un
autre niveau, si vous voulez, lorsqu’il s’occupe de l’imagination, Bachelard retrouvera à sa
manière par d’autres moyens - à savoir l’idée que l’imagination est dans son essence
matérielle et dynamique. C’est affirmé avec une force extraordinaire par le premier chapitre.
L’image c’est la réalité matérielle et dynamique. Et qu’est ce qu’il y a d’extraordinaire,
alors ? Si vous lisez tous les textes de Bergson avant Matière et Mémoire, si vous lisez la
plupart, tous les textes en gros de Bergson après Matière et Mémoire, vous vous retrouvez,
vous vous retrouvez dans un terrain bien connu qui est le bergsonisme. Et si j’essaye de
définir le bergsonisme, ça revient à dire : bon ben c’est très simple, en apparence c’est très
simple, d’un côté vous avez l’espace de l’autre côté vous avez le vrai mouvement et la durée.
Le premier chapitre de matière et Mémoire fait une avancée formidable parce qu’il nous dit
ou semble nous dire tout à fait autre chose.

Il nous dit le vrai mouvement c’est la matière. Et la matière-mouvement c’est l’image. Il n’y
a absolument pas de question de durée, plus question de durée. Et il nous introduit dans un
univers très spécial, que j’appelle par commodité : l’agencement machinique ou l’univers
machinique des images-mouvements. Et ce premier chapitre forme alors une telle avancée
dans le bergsonisme que la question pour ceux qui ont lu les livres d’avant et d’après, c’est :
comment une pointe aussi extraordinairement avancée va pouvoir se concilier avec les livres
précédents et avec les livres suivants ? Mais là, uniquement dans le premier chapitre de
Matière et mémoire on assiste à une redistribution des dogmes à partir de cette découverte
d’un univers matériel des images-mouvements. Au point que vous comprenez, le problème de
l’étendue il ne se pose même plus. Quand je dis par exemple l’image est mouvement sous
toutes ses faces, on dira mais combien a-t-elle de faces ? combien il y a de dimensions, tout
ça.... ? La question ne se pose absolument pas. Pourquoi ? Il y a une raison simple, c’est que
l’étendue il n’en est pas question là-dedans, c’est l’étendue qui est dans la matière et pas la
matière dans l’étendue. Ce qui compte c’est la triple identité : image = mouvement = matière.

101
Cette triple identité définit ce qu’on peut appeler désormais l’univers matériel ou
l’agencement machinique des images-mouvements. L’univers machinique des images-
mouvements. Alors si bien plus tard, on se dit, ah eh bien peut-être que le cinéma, ah oui c’est
ça...c’est l’agencement des images-mouvements. Et est ce qu’il y a d’autres choses ? Qu’est
ce que c’est un tel agencement, etc... ? Peut-être qu’à ce moment-là on aura besoin d’une tout
autre manière de reconvoquer Bergson, de se resservir de Bergson. Voilà donc le premier
point qui est, je le dis bien, le thème général, car - c’est comme un roman, c’est des romans
tout ça, c’est beau comme des romans, c’est plus beau que des romans - car dans cet univers -
là, dans cet univers machinique des images-mouvements qui agissent et réagissent les unes
sur les autres, en perpétuelles vibrations, en perpétuels ébranlements, c’est des vibrations :
c’est ça l’image.

Voilà que quelque chose va se passer... Et que, ce que je viens de décrire ce n’était que le
thème général du premier chapitre. Mais que dans ce monde va surgir quelque chose
d’extraordinaire et ça ; ça va être donc notre deuxième thème. Qu’est ce qui dans le premier
chapitre, une fois défini l’univers des images-mouvements ou l’agencement matériel,
l’univers matériel des images-mouvements ou l’agencement machinique des images-
mouvements...Qu’est ce qui va bien pouvoir surgir dans cet univers ?

Qu’est ce qui peut se passer dans cet univers ? Sinon perpétuellement des images qui
clapotent. Vous voyez l’angoisse alors, qu’est ce qui peut se passer là-dedans ? Tout ça, ça ne
vaut que si on avance, que si ça nous fait avancer c’est-à-dire si quelque chose arrive dans cet
univers (quelle heure est-il ?) onze heure vingt-...Eh bien il faudrait que je passe au
secrétariat tout à l’heure encore) Alors voilà. Je fais un court arrêt, vous réagissez, parce que
ce qui m’importe ce n’est pas, ni objection ni quoi que ce soit parce que vos objections, elles
ne vaudront que plus tard si vous en avez...

Ce qui m’importe c’est : Est ce que ce point est suffisamment...Essayez de vous mettre dans
cet état, - alors il faudrait beaucoup cligner les yeux, c’est un état presque d’endormissement,
cet univers d’images mouvements...Encore une fois je suggère : est ce que ce n’est pas ça
quand vous vous apprêtez à voir du cinéma. ?..Et vous vous dites bien n’oubliez pas : vous
n’êtes pas extérieurs à cet univers mais vous vous êtes une petite image-mouvement, vous
recevez des actions, vous renvoyez des réactions. Vous êtes une image parmi les images. Et si
vous voulez dire : « attention non, je suis une image spéciale » pour le moment absolument
pas. Il va peut-être se passer quelque chose qui va faire de vous des images très spéciales.
Mais pour le moment pas du tout. Vous êtes un clapotement parmi les autres quoi, vous êtes
une vibration, vous êtes des vibrations parmi les autres et chacun ne vibre pas de la même
façon.

Quel bel univers ! Oui, un coup d’œil, une vibration, un coup d’œil quoi, c’est une image,
c’est un mouvement, c’est une image-mouvement ! Bon, bien voilà, est ce que c’est assez
clair ? Ou est ce que je dois reprendre des points ? Il faut que ça soit clair, pas d’une clarté de
...Il faut que ça soit clair bien-sûr d’une clarté de l’intelligence mais également d’une clarté de
sentiment.

« Je peux poser une question ? »

Deleuze : Oui, mais vous je redoute parce que vos questions elles sont toujours difficiles :
déjà trop...Mais posez la, oui ?

(QUESTION INAUDIBLE)

Cet univers des images-mouvements, cet univers machinique d’images mouvements,


comment va naître une perception ? Pour le moment il n’y a pas de perception ou ce qui
revient au même : tout est perception. On verra en quel sens. Mais pour le moment je n’ai pas
introduit la catégorie de perception, j’ai introduit uniquement dans ce premier thème les

102
catégories de : :image, mouvement, matière.

(DEUXIÈME QUESTION INAUDIBLE)

Eh bien c’est la situation qu’on peut supposer, à coup sûr ce n’est pas notre situation, mais
encore une fois je n’ai pas introduit notre situation, mais ce que vous dites c’est la situation de
l’univers. Des images, des images-mouvements qui agissent réagissent voilà, il y a
communication, oui, au sens de transmission d’action et de réactions. Mais c’est tout ; c’est
un univers absolument aveugle. Comment va naître communication, perception, etc.... ? Ça
c’est justement, ça va être le second thème.

Comtesse : Par exemple quand tu parles de l’imagination dynamique chez Bachelard.


Comment tu expliques qu’en même temps Bachelard parle d’imagination dynamique dans la
« poétique de la rêverie » par exemple il dit explicitement que l’image, l’imagination
dynamique a essentiellement pour fonction de revenir à la permanence de l’enfance immobile
qui est hors de l’histoire ; Comment accorder le dynamisme de l’imagination avec la
permanence et l’immobilité ?)

G Deleuze : Écoute, ça c’est une question trop riche, parce que, ou bien ça concerne la pensée
de Bachelard, alors je précise bien : Bachelard à mon avis n’est pas un penseur bergsonien.
Ce que je voulais dire c’est qu’à un certain niveau de sa théorie de l’imagination il emprunte,
parce qu’il a besoin, et il le dit volontiers lui-même, il a besoin de cette espèce d’intuition
bergsonienne : du rapport de l’image avec matière et dynamisme. Et ça, il le reprend tout à
fait à son compte. Alors les développements ensuite de Bachelard, ils n’ont rien à voir avec
ça. Et à mon avis ça ne serait pas du tout notre sujet. Si la question que tu poses est une
question très générale ; à savoir l’immobilité, je dirais juste qu’il est facile de concevoir, par
exemple que l’immobilité ne soit pas un état intelligible par lui-même, suffisant par lui-même
mais que l’immobilité soit par exemple, un mouvement interrompu... la nécessité de penser
l’immobilité en termes de mouvement et pas l’inverse me paraît très important, par exemple,
le cinéma nous en donnera mille exemples : un gros plan immobile, est ce que c’est une
objection à l’idée que l’image de cinéma soit une image-mouvement ? Là c’est des choses qui
à la fois comme vont de soi et sont très intéressantes qu’on a pas encore abordées, mais c’est
trop évident que si lorsque j’ai dit à un moment : l’image de cinéma c’est l’image-
mouvement, vous m’aviez dit : « ah ben qu’est ce que tu fais d’un gros plan immobile ? » Je
ne crois pas que ça aurait été une très grande difficulté, une objection sérieuse. Alors là juste
ce que tu dis de très intéressant, c’était en effet : une théorie de l’image-mouvement implique
une conception de l’immobilité ou de, ce qui est mieux, de l’immobilisation. Car
l’immobilisation c’est vraiment le mouvement, par rapport à l’immobilité. Ça on aura tout à
fait à le rencontrer.

question de Comtesse : il y a une permanence de l’immobilité. Rhyzome tout le dynamisme

tu poses un problème interessant mais à mon avis tu dirais cela de Bergson ausssi.. je retiens
cette question... Alors je dis vite avant de disparaître dans le secrétariat un court moment.

Deuxième thème ça va être : Qu’est ce qui se passe là-dedans ? Qu’est ce qui peut se passer ?
Mais comprenez les règles du jeu, c’est-à-dire les règles du plus sérieux, c’est-à-dire les
règles du concept que Bergson s’est imposé.

Il nous a dit la matière ne contient rien de plus que ce qu’elle nous donne...Il n’y a rien de
caché dans la matière. À la question : qu’est ce qui peut se passer dans l’univers matériel des
images-mouvements ou dans l’agencement machinique des images-mouvements ? À cette
question il est complètement exclu de faire appel à quelque chose qui ne serait pas du
mouvement. Il ne s’agit pas de réintroduire en douce dans cet univers une nouvelle catégorie
qui permettrait d’en sortir quelque chose comme on sort un lapin d’un chapeau. Donc c’est
uniquement avec les données de cet univers des images-mouvements qu’en tant qu’elles

103
agissent et réagissent les unes sur les autres, quelque chose va se passer. C’est ça qui est bon.
C’est le suspense, quoi.

Qu’est ce qui va se passer ? Et bien je vous le dis : le temps que vous réfléchissiez quand je
vais y aller là-bas au secrétariat...Je vous dis : il va se passer ceci qui à l’air de rien :
CERTAINES IMAGES, dans cet univers d’images-mouvements, voilà certaines images
présentent un phénomène de retard.

Bergson n’introduit rien de plus que le retard. Retard ça veut dire quoi ? Tout simple : le
retard ça veut dire qu’ au niveau de certaines images, l’action subie ne se prolonge pas
immédiatement en réaction exécutée, entre l’action subie et la réaction exécutée : il y a un
intervalle. Vous voyez c’est prodigieux ça parce que la seule chose qu’il se donne et qu’il va
nous demander de lui accorder c’est l’INTERVALLE DE MOUVEMENT. Mais c’est pas sa
faute, c’est comme ça, il dit : « Bien oui, dans mon univers d’images-mouvements il y a des
intervalles », c’est-à-dire il y a certaines images ; c’est des riens, à la lettre, c’est des riens.
Entre une image, il y a des images constituées de telle sorte qu’entre l’action quelles subissent
et la réaction qu’elles exécutent, il y a un laps de temps, il y a un intervalle. Là je ne vais pas
tout mélanger, mais rappelez vous les belles pages de Vertov quant au cinéma : ce qui compte
c’est pas le mouvement, c’est l’intervalle entre les mouvements... aussi le cinéma va être plein
du problème de l’intervalle.

Qu’est ce qui se passe entre deux mouvements ? Et bien à première vue cette question, elle ne
se posait pas ! Il y a jamais entre deux mouvements dans la mesure où une action subie se
prolonge en réaction exécutée. Et c’est là, c’est la loi de la nature, dans la plus grande partie
de ces parties... Dans le plus grand nombre de ces parties. Une action subie se prolonge
immédiatement en action, en réaction exécutée. C’est même ce qu’on appellera, même au
niveau animal, c’est ce qu’on appellera la loi du circuit réflexe. Et dans ce qu’on appelle un
acte réflexe, il y a le prolongement d’une excitation reçue c’est-à-dire d’une action subie et
d’une action exécutée.

Mais voilà nous dit Bergson que, il y a certaines images qui n’ont pas d’âme, vous voyez
leur supériorité ce n’est pas d’avoir une âme, c’est pas d’avoir une conscience...Elles restent
complètement dans le domaine des images-mouvements. Simplement comme si, l’action
subie et la réaction exécutée étaient distendues. Qu’est ce qu’il y a entre les deux ? Pour le
moment : rien, un intervalle, un trou. Bon vous me direz c’est pas grand-chose ça alors... Et
bien on va voir ca que ça donne si on s’accorde des images d’un tel type. Et est ce qu’il y a
des images d’un tel type ? C’est-à-dire des images qui se définiront uniquement au niveau du
mouvement, retard du mouvement.

(Je reviens tout de suite./

G.Deleuze- Cinéma cours 5 du 05/O1/82 - 2 transcription : Una Sabljakovic

Vous voulez fermer la porte ? Vous n’avez pas bien envie de travailler, hein ? C’est quand
vous voulez moi je ne vais pas vous pousser... Oh j’espère que vous avez vu à la télévision,
l’émission Glenn Gould - ceux qui ont la télé - quel génie ! Glenn Gould...Un
pianiste..prodigieux, prodigieux... .Ah ! mon Dieu ! Alors quand même... ;

voilà rien d’autre, qu’est ce qu’on demande encore une fois, rien d’autre qu’un petit écart. Un
petit intervalle, un petit intervalle entre deux mouvements. Encore une fois ce n’est rien qui
ressemble pour le moment à une conscience, à quelque chose, à un esprit, non...Qu’est ce que
ça veut dire ça ? Hein, Comprenez que c’est déjà très important si je prends à la lettre : il y
aurait donc deux sortes d’images ?

104
Premièrement, il y aurait des images qui subissent des actions et qui réagissent, retenez bien
parce que ça va nous être à nouveau très important ; qui subissent des actions et qui réagissent
immédiatement dans toutes leurs parties et sous toutes leurs faces. Elles subissent et
réagissent immédiatement sur toutes leurs parties et sur toutes leurs faces.

Et puis il y a un autre type d’images, qui simplement présente un écart entre l’action et la
réaction. Ça nous permet de faire une précision terminologique : on réservera le mot
« action » a proprement parlé à des réactions qui ne surviennent qu’après l’écart.

De telles images, qui réagissent à l’action qu’elles subissent sous condition d’un intervalle
entre les deux mouvements, ces images-là sont dites "agir " à proprement parler. En d’autres
termes il y a "action a proprement parlé" lorsque la réaction ne s’enchaîne pas immédiatement
avec l’action subie. C’est bien ok, c’est bien ce que tout le monde appelle action, si on
cherche une définition de l’action celle-là c’est une bonne définition. Pourquoi ? Parce que
c’est une définition temporelle. Et en effet il y a un grand art de Bergson ; les définitions de
Bergson c’est toujours, même quand elles n’en ont pas l’air, c’est toujours des définitions
temporelles. C’est toujours dans le temps qu’il définit les choses ou les êtres.

Mais essayons de mieux comprendre parce que c’est curieux mais je continue à avoir
l’impression que c’est à la fois, simultanément, extraordinairement simple tout ça et
extraordinairement compliqué, les deux à la fois. Et l’un ne détruisant pas l’autre. Prenons un
exemple alors, vite un exemple alors, vite un exemple d’une image qui comporte un tel écart.
Bien mon cerveau, j’ai un cerveau : c’est une image, vous vous rappelez ; c’est une image-
mouvement, c’est une image comme les autres, parmi les autres et c’est une drôle d’image
l’image-cerveau. Parce quelle différence il y a entre le cerveau et la moelle épinière ? On
peut dire bien des choses, notamment on peut chercher des définitions structurales, c’est-à-
dire, finalement spatiales de la moelle épinière et du cerveau. Mais si on joue le jeu de la
recherche des définitions temporelles, dans l’acte réflexe : un ébranlement reçu, une action
subie se prolonge immédiatement. Par l’intermédiaire, il y a donc un enchaînement immédiat,
sans intervalle. Il est temporel, mais sans intervalle - mettons en très gros, comme ça c’est
simplifié cela va de soi - entre les cellules sensitives qui reçoivent l’excitation et les cellules
motrices de la moelle qui déclenche la réaction.

D’accord, d’accord. J’ai un cerveau, je reçois une excitation bon ça ça reste, c’est-à-dire je
reçois un mouvement, un ébranlement, je reçois une excitation mais bizarrement au lieu que
cette excitation reçue dans un centre de sensibilité se prolonge immédiatement dans une
réaction déclenchée par un centre moteur de la moelle, un détour se fait. Dans tout ça, j’en
reste en termes de mouvements : un détour se fait, c’est-à-dire l’excitation remonte, à quoi ?
C’est très rudimentaire comme schéma mais ça fait tout comprendre. L’excitation remonte
aux cellules de l’encéphale, aux cellules corticales, de là : elles redescendent aux cellules
motrices de la moelle. Bien. Donc différence entre une action réflexe et une action cérébrale :
ébranlement reçu par le centre de sensation, le centre sensible, de sensibilité, prolongement
immédiat, réaction déclenchée par le centre moteur de la moelle. Action cérébrale : premier
segment, la même chose, mais ça monte dans les cellules de l’encéphale, et ça redescend dans
les centres moteurs de la moelle.

Tout ça c’est du pur mouvement. C’est ça le retard. Le retard ou le détour. L’intervalle entre
les deux mouvements a été pris par le détour du mouvement. Vous comprenez ; ça commence
par remonter dans l’encéphale et ça redescend au centre moteur de la moelle. Pourquoi ? À
quoi ça sert tout ça ? À quoi ça sert ? Alors on commence à mieux comprendre, j’introduis
rien de plus que le mouvement, l’écart, l’intervalle entre deux mouvements ou le détour opéré
par le mouvement. Et vous voyez que je peux donner des définitions spatiales du cerveau qui
seront très complexes, qui seront les définitions du savant. Mais après tout le philosophe ou le
métaphysicien pour le moment n’a strictement besoin que d’une définition temporelle du
cerveau et la première définition temporelle du cerveau ce sera : un détour non, un écart ; le
cerveau est lui-même un écart.

105
Le cerveau c’est l’écart. C’est un écart entre un mouvement reçu et un mouvement rendu.
Ecart à la faveur duquel se produit un détour. Un détour du mouvement. Qu’est-ce que ça
implique ça ? Cet écart ou ce détour ? Trois choses. Il va nous donner trois caractères. Il a
comme concomitant trois caractères. - Premier caractère : l’image spéciale, voyez l’image
spéciale, c’est l’écart ou le détour. Et bien les images spéciales qui sont ainsi douées de cette
propriété d’écart ou de détour. Premier caractère : on ne peut plus dire qu’elles "subissent"
des actions ; on ne peut plus dire qu’elles reçoivent des excitations ou qu’elles subissent des
actions dans toute leur partie ou sur toute leur face. C’était le cas de l’image-mouvement
ordinaire une image ordinaire : une image-mouvement recevait des actions, subissait des
actions sur toutes ses parties, sur toutes ses faces, dans toutes ses parties et sur toutes ses
faces. Là quand il y a écart entre le mouvement reçu et le mouvement exécuté, la condition
même pour qu’il y ait écart, c’est que le mouvement reçu soit localisé. L’excitation reçue soit
localisée.

En d’autres termes, l’image spéciale - je garde ce mot pour le moment - l’image spéciale sera
une image qui ne reçoit les excitations qui s’exercent sur elle - elle ne subit les actions qui
s’exercent sur elle que - dans certaines de ses parties et sur certaines de ses faces. Ca veut dire
quoi ça ? Ca veut dire que lorsqu’une autre image, c‘est à dire lorsque quelque chose d’autre
agit sur elle, elle ne retient qu’une partie de l’action de l’autre chose. Il y a des choses qui la
traversent ; il y a des choses qui traversent l’image spéciale et - à quoi à la lettre - elle reste
indifférente. En d’autres termes, elle ne retient que ce qui l’intéresse. En effet, elle ne retient
que ce qu’elle est capable de saisir dans certaines de ses parties et sur certaines de ses faces.
Or pourquoi est ce qu’elle retient ceci plutôt que cela : évidemment elle retient ce qu’il
l‘intéresse. Dans la lumière - là prenons un exemple vraiment enfantin - dans la lumière, le
vivant- et ça varie d’après les vivants - ne retient que certaines longueurs d’ondes et certaines
fréquences. Le reste le traverse, et l’état indifférent reste. Voyez, là l’opposition devient très,
très rigoureuse. L’image-mouvement, ordinaire, c’était une image - encore une fois - qui
recevait action et exécutait réaction immédiatement ; c’est à dire dans toutes ses parties sur
toutes ses faces l’image spéciale qui présente le phénomène d’écart, de ce fait même elle ne
reçoit l’action qu’elle subit que sur certaines faces ou dans certaines parties, dès lors elle
laisse échapper de l’image de la chose, ça revient au même, qui agit sur elle, elle laisse
échapper beaucoup. En d’autres termes, le premier caractère de l’écart ou de l’image spéciale
ça va être ; "sélectionné". Sélectionné dans l‘excitation reçue ou si vous préférez : éliminer
soustraire. Il y aura des choses que l’image spéciale laissera passer. Au contraire une image
ordinaire, elle ne laisse rien passer. En effet, elle reçoit, encore une fois, elle reçoit sur toutes
ses parties et dans toutes ses parties et sur toutes ses faces. L’image spéciale, elle ne reçoit
que sur les parties, que sur certaines faces et dans les parties privilégiées. Donc, elle laisse
passer énormément de choses. Je ne verrai pas au-delà et en deçà de telle longueur d’onde, et
telle fréquence. Un animal verra ou entendra, sentira des choses que moi je ne sens pas, etc.,
etc., enfin, vous pouvez prolonger tout ça ; c’est ce premier aspect de la sélection ou de
l’élimination qui va définir le phénomène de "l’écart" et ce type d’image spéciale.

Deuxièmement : considérons l’action subie alors dans ce qui en reste puisque j’ai
sélectionné ? en tant qu’image spéciale, j’ai sélectionné les actions que je subissais - Si vous
préférez mon corps a sélectionné - ça revient au même - a sélectionné les actions que je
subissais.

Alors, considérons maintenant ce que je subis comme action : qu’est-ce qui se passe ? Je
subis un ébranlement, je subis une action, je reçois des vibrations, tout ça ; je ne parle plus de
celle que j‘élimine. Je parle de celle que je laisse passer ; je parle de celle que je retiens, que
je reçois sur une face privilégiée, que je reçois dans une de mes parties. Qu’est-ce qui se passe
pour cette action subie ?

Ca va être le second caractère. Dans le circuit réflexe, pas de problème, elle se prolongeait
en réaction exécutée par l’intermédiaire des centres moteur. Et on a vu que là, au contraire, il
y a un détour par l‘encéphale. Qu’est-ce qu’il veut dire ce détour ? Qu’est-ce qu’il fait ?

106
Qu’est-ce que ça veut dire ce détour par l’encéphale ? Tout se passe comme si, l’action subie,
quand elle arrivait dans l’encéphale - appareil prodigieusement compliqué - se divise en une
infinité de chemins naissants. Alors, on peut dire pour simplifier que c’est des chemins déjà
préfigurés, qu’il y en a plein, mais en fait c’est des chemins qui se refont dans l’ensemble du
cortex à chaque instant, qui sont déterminés par des rapports électriques etc. par des rapports
encore bien plus compliqués, par des rapports moléculaires, enfin bon, toutes sortes de
choses. Tout se passe comme si l’excitation reçue se divisait à l’infini comme en une sorte
de multiplicité de chemins esquissés. Voilà, je fais un petit dessin pour que vous compreniez :
l’arc reflexe est très bien, vous avez excitation reçue, un segment, cellule sensitive qui reçoit
l’excitation et transmission à la moelle, centre, truc moteur de la moelle, réaction. Là, vous
avez au contraire excitation reçue - le premier segment reste le même - montée dans
l’encéphale, et là ça devient... L’excitation se trouve devant une espèce de division de soi en
mille chemins corticaux et toujours remaniés. C’est une division ; une multidivision ;
multidivision de l’excitation reçue.

- Voilà dans la description bergsonienne ce que fait le cerveau. C’est pas compliqué à quel
point Bergson est en train de nous dire, mais évidemment le cerveau, il introduit pas des
images, les images - elles étaient déjà là avant ; il n’y avait pas besoin d’introduire des
images. Non, le cerveau il opère uniquement au niveau du mouvement. Il divise un
mouvement d’excitation reçue en une infinité des chemins. Bon, ça c’est le deuxième aspect :
je dirais ce n ‘est plus une sélection soustraction, c’est une division . C’est donc le deuxième
aspect de l’écart ; l’écart opérait tout à l’heure une soustraction élimination, non une
soustraction sélection, maintenant il opère une division de l’ébranlement reçu, de l’excitation
reçue. L’action subie donc, si vous voulez, ne se prolonge plus dans une réaction immédiate ;
il se divise en une infinité de réactions naissantes. Qu’est-ce que c’est ça ? On en aura besoin
- j’introduis ce concept là, parce que Bergson n’emploie pas ce mot, mais comme j’en avais
besoin - c’est comme une espèce de division c’est aussi bien une espèce d’hésitation comme
si l’excitation reçue hésitait, s’engageait un pied dans un tel chemin cortical, un tel autre pied
dans tel autre chemin etc. C’est exactement ce qu’on appelle - il y a ça en géographie là
quand un fleuve se met à ..... comment ça s’appelle ?... c’est très connu ça...Ah, écoutez, un
effort ; enfin, c’est pas possible que tous on perde les mots en même temps : ce n’est jamais
les mêmes mots qu’on perd - Ah, non, ah, mais ce n‘est pas ça méandre, non. Ce n’est pas ça.
Un delta. C’est ça.

Troisièmement, grâce à ça ; grâce à cette division et ces subdivisions de l’excitation reçue


par le cortex, division opérée par le cortex. Qu’est-ce qui va se passer ? Quand il y aura une
redescente au centre moteur de la moelle, il faudra que ce ne soit plus le prolongement de
l’excitation reçue mais que ce soit comme une espèce d’intégration de toutes les petites
réactions cérébrales naissantes. En d’autres termes : apparaîtra quelque chose de radicalement
nouveau par rapport à l’excitation reçue. Ce quelque chose de "radicalement nouveau par
rapport à l’excitation reçue" c’est ce qu’on appellera : une "action" à proprement parler. Et ce
troisième niveau on dira qu’il consiste en ceci : que ce sont des images spéciales parce qu’au
lieu d’enchaîner leurs réactions avec l‘excitation, elles choisissent leurs actions. Elles
choisissent la réaction qu‘elles vont avoir en fonction d’excitation. Voilà donc trois termes
uniquement cinétiques - c’est à dire en terme de mouvement - on a rien introduit qui
ressemble à un esprit. Ces trois termes cinétiques qui permettent de définir l’image spéciale
c’est : premièrement : soustraire / sélectionner, deuxièmement : diviser, troisièmement :
choisir. Alors, vous me direz "choisir", ça implique quand même la conscience, tout ça ...,
rien du tout. La définition toujours temporelle qu’on peut donner de "choisir" à partir des
textes de Bergson, c’est :"intégrer la multiplicité des réactions naissantes telles qu’elles
s’opéraient ou se traçaient dans le cortex."

Donc, je dis une telle image qui est capable de sélectionner quelque chose dans les actions
qu’elle subit, de diviser l’excitation qu’elle reçoit et de choisir l’action qu’elle va exécuter en
fonction de l’excitation reçue, une telle image, appelons là : image subjective. Remarquez

107
qu’elle fait absolument partie des images-mouvement. Elle est tout entière définie en
mouvement. Image subjective : pourquoi et en quel sens de sujet ? Là il ne faut pas ; il faut
rester quand même très, très rigoureux, si non tout s’écoule.

Sujet n’est ici qu’un mot pour désigner l’écart entre l’excitation et l’action. Et je dirais,
"image subjective" c’est : qu’est-ce que ça veut dire cet écart, en effet ? Cet écart ça définit
uniquement un centre qu’il faudra bien appeler un "centre d’indétermination".

Quand il y a écart entre l’excitation subie et la réaction exécutée il y a centre


d’indétermination. Ca veut dire quoi ? Ca veut dire, en fonction de l’excitation subie, je ne
peux pas prévoir quelle sera la réaction exécutée. Je dirais il y a là un centre
d’indétermination. Ce qu’on appelle "un sujet", ce n’est absolument pour le moment, rien
d’autre que ceci : c’est un centre d’indétermination. Tiens, voilà alors la définition spatiale
qui correspond à la réalité temporelle du sujet. Par sujet on entend quelque chose qui se
produit dans le monde - c’est à dire dans l’univers des images-mouvement : à savoir c’est un
centre d’indétermination et ce centre d’indétermination est défini comment ? - il est défini
temporellement par l’écart entre mouvement reçu et mouvement exécuté. Cet écart entre
mouvement reçu et mouvement exécuté ayant trois aspects : sélection / soustraction,
division, choix.

Voilà la seconde idée du premier chapitre, qui nous a conduis tout droit à une troisième idée.
mais quel est le lien entre ces caractères ? Le centre d’indétermination est donc défini par
soustraction etc. , division et choix. Quel est le lien de ces trois caractères ?

Voilà mon troisième problème concernent le Premier chapitre. D’accord ? Pas de difficulté
sur le second point ? Ca va ? C’est minutieux, vous savez, c’est très minutieux ce truc. Bon. Il
faudrait que j’avance vite mais en même temps j’ai peur... Voilà. Je dis toute de suite, quel est
l’enchaînement du caractère tel que ... Qu’est-ce que ça veut dire ça ? Des images spéciales
reçoivent l’action d’autres images mais en sélectionnant. C’est à dire, elles ne reçoivent pas le
"Tout" de l’action. Elles éliminent - en d’autres termes - elles éliminent pour elles, pour leur
compte, ces images spéciales, elles éliminent certaines parties et même un très grand nombre
de parties de l’image qui agit sur elle. C’est à dire de l’objet qui agit sur elle. Et en effet c’est
bien connu - c’est un lieu commun là, mais tant mieux - On retombe sur un lieu commun,
c’est bien connu qu’on ne perçoit que très, très peu de choses. C‘est pas qu’on perçoit mal,
c’est qu’on perçoit vraiment pas beaucoup. C’est idiot dire qu’on perçoit mal ou que ce qu’on
perçoit n’existe pas. Tout ces vieux problèmes ; ça se trouve même plus pour Bergson. Et dire
oui, on ne perçoit pas assez, et en même temps c‘est notre grandeur parce que c’est
précisément en ce sens, qu’on a un cerveau. Qu‘est-ce que ça veut dire ça ? En effet, on
perçoit pas assez. Très intéressant comme formule si vous la comprenez.

C’est que percevoir, c’est par définition "percevoir pas assez". Si je percevais tout, je
percevrais pas. Percevoir par nature c’est bien saisir la chose, ça oui, c‘est saisir la chose mais
c’est saisir la chose moins tous ce qui m’intéresse pas dans la chose. Et en effet pour
percevoir - voyez comment le problème devient celui-ci : pourquoi les images spéciales sont-
elles douées de perception ? C’est forcé puisqu’elles opèrent la soustraction / sélection. Elles
sont douées de perception. Elles perçoivent la chose dans certaines parties d’elles-mêmes
privilégiées, sur certaines de leurs faces. Par la même, elles ne retiennent de la chose que ce
qui les intéresse. Elles perçoivent la chose oui, mais moins beaucoup de choses. En d’autres
termes : qu’est-ce que c’est que la perception d’une chose ? C’est la chose encore une fois
moins tout qui ne m’intéresse pas. C’est la chose moins quelque chose. C’est pas la chose
plus quelque chose. C’est la chose moins quelque chose. Pour percevoir il faut que j’en retire.
Et que je retire quoi d’abord ? Vous vous rappelez toutes les images-mouvement, mais sur
toutes leurs faces et dans toutes leurs parties, elles sont en communication les unes avec les
autres. C’est à dire, elles échangent du mouvement. Elles reçoivent du mouvement, elles
transmettent du mouvement. C’est pas de bonnes conditions pour percevoir. Même pas du
tout. C’est forcé qu’au sens où nous employons le mot perception, elles perçoivent pas les

108
choses. La table, elle perçoit pas. Il n’y a pas d’écart entre les actions qu’elle subit et la
réaction. Elle ne peut pas faire de sélection. Elle perçoit pas. Pour percevoir qu’est-ce qu’il
faut ? Il faut déjà que je coupe la chose sur ses bords. En effet il faut que je l’empêche de
communiquer avec les autres choses dans lesquelles elles dissoudraient ces mouvement. Avec
lesquelles elle fondrait ces mouvements. Comme dit Bergson ; « Il faut bien que je l’isole ». Il
faut bien que j’en fasse une espèce de tableau. Mais c’est pas seulement sur les bords que je
dois soustraire pour avoir une perception. C’est dans la chose même, encore une fois - tout
qui m’intéresse pas. Je compose mon système des couleurs avec les longueurs d’onde et les
fréquences qui me concerne. C’est uniquement limitant, la perception elle naît de la limitation
de la chose. Si vous comprenez ça, ça donne une idée il me semble très formidable. Une idée
très formidable : qui est quoi ?

Qui est... quelle différence il y a t-il, voilà mon problème - quelle différence il y a-t-il entre
la chose et la perception de la chose ?

Là on est en plein dans ce qui faisait les difficultés de la psychologie classique.

[...] Absolument rien à avoir avec ce que veut dire Bergson ; rien, rien, rien en commun. Car
lorsque d’autres philosophes disaient ça, ça voulait dire : les choses finalement se confondent
avec les perceptions que j’en ai. Il n’y a pas de chose sans perception que j’en ai.

Bergson il veut pas du tout dire ça. Il veut dire : les choses sont des perceptions en soi. En
d’autres termes, une chose, c’est une image-mouvement. Elle ne cesse de recevoir des actions
et d’exécuter des réactions et d’avoir des réactions. Je peux très bien convenir de dire que
toutes les actions qu’elle subit : elle subit des actions dans toutes ses parties - et que toutes les
réactions qu’elle exécute - elle exécute des réactions sur toutes les parties. Je peux très bien
dire : l’ensemble des actions qu’elle subit et les réactions qu’elle fait sont des perceptions. Je
dirais, la chose est une perception totale de tout ce qu’elle subit et de tout qu’elle exécute.
Mot splendide d’un philosophe qui a des rapports - qui n’est pas du tout un Bergsonien, qui a
son originalité entière, auquel j’ai fait déjà plusieurs allusions - de Whitehead à la même
époque," les choses sont des préhensions". Les choses sont des préhensions. En effet, elles
préhendent - au sens de prise - elle prend, la préhension c’est à la fois perception et prise. Elle
prend toutes les actions qu’elle reçoit et toutes les réactions qu’elle exécute. Mais je dirais elle
prend précisément, dans les conditions qu’on a précisé, sur toutes ses faces, dans toutes ses
parties. Donc je dirais : chaque chose est une perception totale. C’est justement pour ça que
c’est pas une perception. Je dirais c’est une préhension.

Il y a un mot qui est très facile, il y a un mot qui a eu du succès en philosophie parce que c’est
la distinction entre... c’est difficile oralement parce que... vous allez toute de suite
comprendre pourquoi - mais par écrit, on voit bien... Distinguer ... il y a toute sorte de
philosophes qui ont distingué les préhensions et les appréhensions. La préhension étant
comme une perception inconsciente, une espèce de micro-perception, et l’appréhension étant
perception consciente. Je dirais les choses sont des perceptions totales, c’est-à-dire des
préhensions. Ma perception de la chose c’est quoi ? C’est la même chose. C’est la même
chose moins quelque chose. C’est une préhension partielle. Une appréhension : c’est pas
comme le croyaient les autres philosophes : une préhension plus une synthèse de la
conscience. Il faut dire une appréhension consciente, une perception consciente : c’est une
perception moins quelque chose, c’est à dire c’est une préhension partielle. Je perçois la chose
telle qu’elle est moins quelque chose, moins beaucoup de choses, moins tout ce qui
m’intéresse pas. Qu’est-ce que ça veut dire : "ce qui m’intéresse pas" ? Vous voyez c’est par
là que les choses sont des préhensions ou des perceptions totales, mes perceptions de choses
sont des perceptions partielles et c’est pour ça qu’elles sont conscientes. Quel curieux
rabaissement, là, de la conscience ? Finalement, les perceptions parfaites, c’est la perception,
l’atome. L’atome a autant de perception et étend sa perception aussi loin qu’il reçoit des
actions et aussi loin qu’il exécute des réactions. Les perceptions totales, ce sont celles des
corps chimiques. Les perceptions totales ce sont celles des molécules. Les molécules sont des

109
préhensions totales. Les atomes sont des préhensions totales.

Mais moi, ce que j’appelle "ma perception" et dont je fais mon privilège, et j’ai raison d’en
faire mon privilège parce que c’est précisément, un ensemble de préhensions partielles. En
d’autres termes, la perception c’est la chose même moins quelque chose. D’où le
renversement du Bergsonisme. Le renversement opéré par Bergson, qui est un renversement
très prodigieux - il me semble, dont j’avais parlé justement pour l’opposer à la
phénoménologie, à savoir, Bergson ne cesse pas de nous dire : mais vous savez, c’est pas
votre conscience qui est une petite lumière et les choses qui attendent votre conscience pour
s’illuminer. C’est pas ça : les choses n’ont jamais attendu votre oeil. C’est curieux tout ça
pour un auteur qu’on a tant taxé, à commencer par les marxistes, d’idéalisme et de
spiritualisme, c’est très curieux ce Premier chapitre. Les choses elles ne vous ont jamais
attendu, elles ont jamais attendu l’homme. Rien du tout. Qu’est-ce qui se passe ? C’est que les
choses sont lumière. Là, il le dit à sa manière, c’est son romantisme à lui. La lumière, elle
n’est pas dans l’âme mais elle est dans les choses. Et la conscience, c’est pas un faisceau de
lumière comme une lampe électrique qu’on promènerait dans une pièce noire ; c’est juste
l’envers : c’est la conscience qui est un écran noir. L’écran noir - c’est quoi ? C’est le centre
d’indétermination : à savoir c’est le fait que dans la chose beaucoup de choses ne m’intéresse
pas. Voilà la page très belle de Bergson où il fait le renversement complet de la métaphore
ordinaire sur la lumière : Donc, "c’est les choses qui sont lumineuses et "nous" qui sommes
obscurs".

Alors que vous remarquerez que la phénoménologie - encore une fois - a beau apporter
beaucoup de choses de nouveau quand à la conception des rapports conscient / choses, elle en
reste entièrement dans l’ancienne métaphore - à savoir c’est la conscience qui est lumineuse
et les choses qui sont obscures - et l’intentionnalité : c’est le rapport de la conscience-lumière
avec les choses. Avec les choses tirées de leur fond. Tandis que pour Bergson, pas du tout.

Voilà le texte bergsonien qui paraît si beau dans le premier chapitre : " Si l’on considère un
lieu quelconque de l’univers, on peut dire que l’action de la matière entière y passe sans
résistance et sans déperdition et que la photographie du "Tout" y est translucide. C’est la cas
des images-perception totale, c’est les images-mouvement. Comme il dira dans un autre
texte : " la photographie est dans les choses". La photographie est dans les choses ; les choses
sont des perceptions totales , ce sont des préhensions totales. La photographie - si
photographie il y a - est déjà prise, déjà tirée dans l’intérieur même des choses et pour tous les
points de l’espace.

Seulement, elle est translucide. Pourquoi elle est translucide ? Parce que précisément ces
choses ne cessent pas de varier, de passer les unes dans les autres en même temps qu’elle
reçoivent des actions et qu’elles exécutent des réactions. "Il manque, derrière la plaque, un
écran noir sur lequel se détacherait l’image". Est-ce que l’image spéciale, c’est à dire chacun
de nous apporte dans l’univers des images mouvements, c’est précisément l’écran noir sur
lequel se détacherait l’image, c’est à dire, se fait cette sélection. Nos zones d’indétermination,
c’est à dire ce que nous appellions "zones d’indétermination", joueraientt en quelque sorte le
rôle d’écran. "Elles n’ajoutent rien à ce qui est" - en d’autres termes la perception n’est pas
quelque chose de plus - "elles n’ajoutent rien à ce qui est, elles font seulement que l’action
réelle passe et que l’action virtuelle demeure" - je vais expliquer toute à l’heure ce que c’est
que l’action virtuelle. Si bien que Bergson peut nous proposer de la conception, constamment
ou sur la perception, la thèse suivante : Nous percevons les choses là où elles sont. Bien
plus la perception est dans les choses.

Voyez ce que je voulais dire quand je disais c’est pas :" toute conscience est conscience de
quelque chose", c’est : "toute conscience est quelque chose". C’est la chose qui est préhension
totale. Préhension totale de ce qu’il lui arrive et de ce qu’elle fait. L’atome, comment définir
l’atome ? On définira l’atome comme la préhension de tout ce qu’il lui arrive et de tout ce
qu’il fait. Ou la molécule, peu importe.

110
Donc, la perception est "dans" les choses. Et pour percevoir - nous nous installons vraiment
"dans les chose"s. Nous nous installons forcément dans les choses puisque nous, nous
sommes rien d’autre qu’un centre d’indétermination. Simplement dans les choses, nous
opérons une soustraction. Nous ne retenons dans la chose que ce qui nous intéresse. Ce que
nous appelons notre perception - c’est pas qu’il soit nôtre qui compte, parce qu’elle n’est pas
"nôtre" en fait - Elle se distingue de la chose même, encore une fois, uniquement parce que
elle est une préhension partielle, tandis que la chose est une préhension totale. Et elle est une
préhension partielle parce que nous ne recevons de la chose là où est la chose - Nous ne
recevons de la chose qu’une petite partie des actions et nous ne transmettons des réactions
que avec un retard.

D’où les formules de Bergson : c’est bien en p - au point p - et non pas ailleurs que l’image
de p est formée et perçue. Autre formule : "les qualités des choses perçues d’abord en elles,
dans les choses, plutôt qu’en nous". Autre formule :" la coïncidence de la perception avec
l’objet perçu existe en droit". Pourquoi en droit ? Existe en droit oui, puisque les choses sont
déjà des perceptions totales. Toutefois, la coïncidence de la perception avec l’objet perçu
n’existe pas en fait, simplement parce que notre perception en fait, c’est la chose moins tout
ce qui nous intéresse pas. Il y a toujours plus dans la chose que dans la perception. D’où le
thème aussi :" la photo est dans les choses, comme la lumière", et ce que nous nous apportons
c’est précisément l’écran noir sans lequel l’image ne se détacherait pas, et ne se détachant pas
ne cesserait pas de passer dans les autres images. Si bien qu’on serait renvoyé au monde des
préhensions totales, où rien ne peut être fixé, où aucune perception ne peut apparaître. En
d’autres termes - là je suggère parce que je ne pourrai l’expliquer qu’après - c’est évidemment
en fonction des centres d’indétermination que nous sommes, que se forment des
constellations solides.

Dès lors, ma perception c’est évidemment la perception du solide. Parce que l’image-
mouvement isolée, telle qu’on en retient que l’action nous intéresse, c’est précisément ce
qu’on appellera "un solide". Tandis que la préhension totale qui ne fait qu’un avec la chose,
c’est forcément des choses liquides, ou pire des choses gazeuses. Et c’est évident que
l’univers n’est pas solide, il est liquide et gazeux, profondément gazeux. Pourquoi que ça
importe au cinéma ? Ca va importer follement sur la nature de l’image cinématographique,
mais ça je ne peux pas dire déjà. Alors ce que je voudrais finir... Vous êtes pas trop... ? Vous
voyez que - voilà ce qu’il dirait, entre la chose et la perception de la chose, entre la chose et
ma perception de la chose il n’y a qu’une différence de degrés. Je perçois les choses là où
elles sont, simplement ce que je perçois des choses c’est la chose même moins beaucoup de
choses, moins tout ce qui ne m’intéresse pas. Et alors - parce que là à tout prix il faut que je
finisse - Vous voulez deux minutes de repos sans bouger ? Je peux continuer vous êtes plein
d’endurance 1 heure moins 20 Ceux qui veulent partir qu’ils partent maintenant pour ne pas
me troubler

Alors, qu’est-ce que ça veut dire retenir de la chose ce qui m’intéresse ? Voyez pour le
moment, j’ai : percevoir c’est une préhension partielle c’est à dire c’est saisir la chose là où
elle est moins tous qui m’intéresse pas. Deuxième détermination : qu’est-ce que ça fait ça
que je saisisse la chose dans ...

Qu’est-ce que ça veut dire retenir de la chose ce qui m’intéresse ? Ca veut dire laisser passer
beaucoup de l’action réelle des choses sur nous. Et notre perception consciente qu’est-ce
qu’elle laisse échapper de l’action réelle de choses sur nous ? Ca passe comme ça ; ah j’ai pas
vu...Phénomène de la distraction ça va être fondamental ; "

oh j’ai pas vu, j’ai pas vu... Pourtant, j’ai pu sentir en dessous de la conscience oui, très bien,
qu’il y a un inconscient, mais à ce moment là est-ce que c’est pas déjà quelque chose par quoi
j’ai des perceptions comme moléculaires ; c’est à dire des préhensions totales qui n’arrivent
pas à l’inconscience ? Mais enfin, bon je laisse passer énormément de choses mais au moins,
ça a un avantage. Je laisse passer beaucoup de l’action réelle de la chose sur moi mais en

111
revanche je réfléchis la chose sous l’aspect de son action virtuelle sur moi.

En d’autres termes je perçois à distance. Ce que je perçois finalement, grâce aux


éliminations et aux sélections, c’est la chose "avant" qu‘elle ne m’ait atteint. L’action virtuelle
de la chose sur moi. Je sors pas du domaine de l’action exactement comme dans un modèle
optique. Quand la réfraction ne se fait pas, lorsque les milieux que le rayon lumineux passe,
sont dans des rapports de densité tel qu’il n’y a pas refraction : il y a ce phénomène qu’on
appelle de "réflexion". Là en terme optique et pas du tout en terme de conscience, Bergson
dira de la perception : c’est un phénomène de "réflexion". C’est à dire ce qu’elle va saisir
c’est l’image "virtuelle" de la chose. Et la perception à distance, c’est précisément la saisie de
l’image virtuelle de la chose, c’est à dire - comme j’ai beaucoup sélectionné dans l’action de
la chose sur moi, j’y ai au moins gagné de percevoir une action virtuelle c’est à dire : ce que
j’ai gardé de l’action réelle je la perçois à distance avant qu’elle se produise.

Donc, je peux définir une image-perception par déjà deux caractères : je dirais une image
perception c’est une image moins quelque chose, c’est une image qui a subi la sélection et la
soustraction qu’on vient de voir, ça c’est le premier caractère. Elle est donc isolée des autres
images et ne se fond pas avec les autres images par le jeu des actions et des réactions.
Deuxième caractère : l’image-perception c’est une image qui présente l’action virtuelle de
la chose sur moi. Troisième caractère qui s’enchaîne là - tant mieux, ça me permet d’aller
très vite - vous verrez dans le texte c’est très clair. Dès lors c’est une image qui présente aussi
bien, mon action possible sur la chose. Comme il dit tout le temps la perception est sensori-
motrice. Voilà ce que je cherchais, c’est à dire les trois caractères donc, de ce que on peut
appeler maintenant "image-subjective ou image-perception".

C’est l’image en soi, moins quelque chose, c’est l’image en tant qu’elle présente l’action
virtuelle de la chose sur moi, c’est l’image, troisièmement, en tant qu’elle présente, qu’elle
figure mon action possible sur la chose. Voilà... vous tenez encore un quar d’heure ? Ce que
je veux bien définir là c’est : dans l’univers, dans mon agencement - là je reprends mon
expression parce que elle me sera utile plus tard. Dans mon agencement "machinique"
d’images- mouvement, je viens de définir un premier type d’image qui surgit dans cet
univers, les images- perception.

Il va y avoir un deuxième type d’image et si vous m’avez suivi - vous comprenez déjà parce
que il était comme déjà tout annoncé et préfiguré dans le premier type - Ce deuxième type
d’image je l’appellerai - conformément il me semble au texte de Bergson - non plus des
"images-perception" mais des "images-action". Puisque en effet, l’existence dans l’univers
des images-mouvement, l’existence de centres d’indétermination ne faisait pas seulement
qu’il y ait eu des perceptions, ça faisait aussi qu’il y ait eu des actions à proprement parler.
Puisque les réactions ne s’enchaînaient plus avec les actions subies, il y avait "choix", c’est à
dire formation de quelque chose de nouveau qu’on appelait "action". Donc c’était déjà
compris dans la perception. Et ces images-action, en effet, elles se dessinent déjà dans le
monde de la perception si vous consentez à l’idée que l’image-perception ne se définit pas
seulement négativement. L’image- perception, elle ne se définit pas seulement négativement
c’est à dire au sens au l’image-perception ça serait l’image en soi moins quelque chose. Elle
se définit aussi - il me semble d’après le texte de Bergson vous verrez tout ça, il faut le lire ce
texte, il faut le lire - c’est défini aussi par une espèce de courbure que prend l’univers
machinique. Dès que vous introduisez dans l’univers des images-mouvement, des centres
d’indétermination tout se passe comme si cet univers subissait une courbure.

Pourquoi ? C’est que dès que vous introduisez des centres d’indétermination, c’est à dire des
sujets, parce que le sujet ce n’est absolument rien d’autre qu’un centre d’indétermination - on
l’a vu - et que ça suffit aussi à faire naître la perception et l’action. Je dis, ça introduit
nécessairement dans l’univers des images mouvement, une courbure. Pourquoi ? C’est qu’à
partir du moment où vous disposez d’un centre d’indétermination, votre univers machinique
joue, votre univers matériel des images-mouvement joue sur deux systèmes ; il a deux

112
systèmes : un premier système qui est celui des images en soi qui passent les unes dans les
autres etc, et qui se définit comment ? Toutes les images à chaque instant varient pour elles
mêmes et les unes par rapport aux autres. Toutes les images varient à chaque instant pour
elles mêmes et les unes par rapport aux autres. Ca va de soi.

Mais dès qu’il y a des centres d’indétermination, second système qui coexiste avec le
premier, qui le supprime pas, qui coexiste avec le premier - il faudra dire là que par rapport au
second système c’est à dire par rapport au centre d’indétermination - voyez que les deux ne se
contredisent pas du tout - par rapport au centre d’indétermination, toutes les images-
mouvement varient par rapport à une image privilégiée. Le monde s’incurve, se courbe autour
du centre d’indétermination. Et en effet : va lui tendre les perceptions, va lui tendre les objets
à percevoir suivant un ordre qui est celui de la distance, et comme dit Bergson dans une
formule splendide :" ma perception dispose de la distance pour autant que mon action dispose
du temps". Le dernier objet là, l’objet qui est le plus dans le fond, mais la profondeur nait
comme relation l’univers des images, les images, elles étaient sans profondeur ; la matière
était sans virtualité ; la profondeur commence à naître à partir du moment où l’ensemble des
images varie par rapport à des images spécialisées, à des images privilégiées qui sont définies
comme des centres d’indétermination. A ce moment là par rapport à ce centre, telle image
objet est plus au moins loin, telle autre est plus loin, telle autre est plus près, et c’est ça qui va
définir l’ordre de l’action virtuelle des objets sur moi mais c’est ça aussi qui va définir, c’est à
dire le objet le plus proche et le plus menaçant ou bien celui dont je peux m’emparer et donc -
ce qui va aussi permettre de définir l’ordre de mon action possible sur les choses.

Voyez que ce second aspect : la courbure que prends l’univers va être la base d’une logique
de l’action à proprement parler ; Il va fournir, va empiéter complètement sur la perception,
tout ça ça se mélange. Retenez bien que ça se mélange beaucoup ces types d’images. Mais je
dirais que dans le monde de la perception "la courbure de l’espace" nous introduit et nous fait
déjà passer d’un premier type d’image, les images-perception à un second type d’image les
images- action. Images-action qui sont définies par le double registre de l’action virtuelle
des choses sur moi et de l’action possible de moi sur les choses. "Moi" voulant dire : centre
d’indétermination toujours et rien d’autre.

On a introduit absolument rien d’autre que du mouvement. Voilà le second type d’image, les
images action. Il y en a-t-il encore d’autre - on peut chercher, oui il y en a encore - Il y en a
encore une. Une. On pourra se demander s’il n’y en a pas encore d’autre mais je crois, je crois
que. Non, non il faut pas,il faut pas... Voilà ! Comprenez un dernier point :

C’est que beaucoup de choses me traversent. Dans l’action que les choses exercent sur moi il
y a énormément de choses qui passent, qui me sont indifférentes. Ca me touche pas, ça
m’intéresse pas. En compensation je perçois, c’est à dire je retiens ce qui m’intéresse, c’est à
dire j’appréhende l’action virtuelle des choses sur moi. Du moins certaines. J’appréhende
l’action virtuelle des choses sur moi dans le cadre de ce qui m’intéresse, mais ça empêche pas
que les choses, elles se plient pas forcément à ma courbure d’univers, à mon registre d’action
virtuelle des choses sur moi, action possible de moi sur les choses comme dit Bergson, il faut
avoir "le temps". Et tout est venu du phénomène d’écart temporel. Mais les choses, elles me
pressent aussi. Les images-mouvement, elles protestent, elles protestent contre les images
"centre d’indétermination". Pourquoi elles supporteraient l’écart et de temps en temps "pan",
quelque chose que je reçois en plein coeur, en plein fouet etc ... En d’autres termes, il y a des
actions réelles qui passent. Et quand l’action réelle passe c’est quoi ? La chose attaque,
pénètre mon corps. Au moins elle le touche, elle s’y inscrit. Bon bon oui, action réelle - là, la
distance est abolie. Nous ne sommes plus dans le domaine de l’action possible de moi sur les
choses et de l’action réelle des choses... l’action virtuelle des choses sur moi. Nous sommes
dans le domaine de ce qui a "passé" sous la grille des sélections, à savoir l’action réelle des
choses. L’action réelle des choses sur mon corps, un bruit assourdissant - ah ! mon tympan
crevé. Qu’est-ce que c’est ça ? L’action réelle des choses sur moi elle se fait sur mon corps,
dans mon corps. Si je la perçois, je la percevrais là où elle est, là où ça se passe. Tout à

113
l’heure je disais : " je perçois les choses là où elles sont"... Quand la chose réagit sur mon
corps et se confond avec une partie de mon corps c’est sur mon corps que je perçois ce qui est
en question.

Et qu’est-ce que c’est ce qui est en question ? Qu’est-ce que c’est que cet appréhension des
actions réelles qui pénètrent mon corps ? Voyez là c’est plus les choses indifférentes qui me
traversent : c’est comme on dit, des choses qui affectent mon corps en abolissant toute
distance perceptive ? Je dirais je ne perçois plus, je sens. Je ne perçois plus, je sens. Et de
même que je percevais les choses dans les choses là où elles étaient, je perçois ce que je sens
ou plutôt je sens ce que je sens là où c’est - c’est à dire sur et dans mon corps. Et c’est ce
qu’on appelle des "affections".

Voyez, c’est une troisième... tout à fait, Bergson dira très fort :’ il y a une différence - alors
qu’il n’y avait pas de différence de nature entre la chose et la perception de la chose - en
revanche il y a une différence de nature entre la chose et l’affection, entre la perception et
l’affection. Comprenez ? Et comment expliquer ce statut de l’affection très privilégié ?
Bergson nous dit une chose très simple : Le prix des centres d’indétermination, qu’est-ce
qu’ils ont dû payer pour instaurer l’écart, l’intervalle qui a entraîné tant de choses nouvelles
dans l’univers des images-mouvement ? Il ont dû - on a vu - spécialiser certaines de leur
parties dans la réception, dans la réception des excitations. Ils ont dû sacrifier certaines de
leurs faces pour en faire des faces uniquement réceptives, sacrifier certaines de leurs parties
pour leur déléguer un rôle uniquement réceptif. En d’autres termes ils ont immobilisé. Les
images spéciales ont dû immobiliser certaines de leurs parties pour en faire, je schématise, des
organes des sens. Bon... dès lors il y avait une espèce de division du travail entre les parties
sensitives immobilisées et les parties motrices.

C’était la rançon du cerveau. Qu’est-ce que c’est qu’une affection ? Lorsque la chose atteint
mon corps c’est à dire agît réellement sur mon corps, affection qui est saisie sur mon corps
même c’est la protestation des parties immobilisées. C’est une belle définition de
l’affection : c’est la protestation, c’est la revendication des parties organiques immobilisées.
C’est ça l’affection. En d’autres termes c’est :"l’effort des parties immobilisées de mon image
- c’est à dire de l’image que je suis - pour retrouver le mouvement. Alors, ça peut être une
affection de joie ou de tristesse, ça c’est autre chose, il faudrait distinguer les cas. Et,
splendide définition que lance Bergson il dit : qu’est ce qu’une affection ? Une affection,
c’est une tendance motrice sur un nerf sensible ? C’est une tendance motrice sur un nerf
sensible, à ma connaissance, jamais on a donné une plus belle définition de l’affection en
philosophie. C’est une tendance motrice, pour comprendre imaginez un mal de dents. Vous
avez mal aux dents. Et bien, votre mal de dents c’est une tendance motrice sur un nerf
sensible. Fantastique définition il me semble... Qu’est ce qu’un amour ? Tendance motrice sur
un nerf sensible.

Ca couvre tout le domaine des affections. Si bien qu’il pourra dire - je cherche là un
prolongement quelconque - Il y a en nous une partie alors qui n’est pas simplement une partie
réceptive de notre organisme mais qui est une partie qui figure perpétuellement l’effort d’une
tendance motrice sur un nerf sensible. - C’est le visage.

C’est le visage. Alors, pourquoi le visage est l’image affective par excellence et pourquoi le
cinéma fera t-il du gros plan du visage l’image affective par excellence ? Ca va trop de soi.
En d’autres termes voilà... Je peux conclure enfin. Je peux conclure. Si vous voulez tout ce
qu’on a fait aujourd’hui - d’où un texte qui ne vous étonnera pas lorsque Bergson dit :" les
affections c’est finalement ce qui vient s’insérer dans l’écart entre l’excitation et la réaction".
C’est à dire ça s’insère dans l’écart entre la perception reçue, la perception sélectionnée
plutôt, et, la réaction agit.

C’est ça, c’est l’affection qui dans mon corps, dans mon corps même vient remplir l’écart. Si
bien que - je résume parce que on partira de là la prochaine fois - puisque je dis juste : le

114
contenu du premier chapitre de "Matière et Mémoire" me paraît être celui-ci : première
proposition il y a un univers matériel d’images mouvement. Voilà. Deuxième proposition :
cet univers matériel d’images mouvement se trouvent dans des conditions telles que sont
distribués en lui des centres d’indétermination. Que se distribuent en lui des centres
d’indétermination, uniquement définis par l’écart entre mouvement reçu et mouvement rendu.

- Troisième proposition : par rapport à ces centres d’indétermination, les images mouvement
vont se diviser en trois types que l’on pourra appeler - Bergson n’emploie pas ces mots tel
quels mais vous trouverez la chose - qu’on appellera image-perception, image-action, image-
affection ; ces trois types étant vraiment des espèces d’images différentes les unes des autres.
Si bien que l’agencement des images - mouvement, l’agencement matériel des images -
mouvement pourra être en fin de compte défini comme ceci : c’est l’ensemble des images-
mouvement, l’agencement machinique. l’univers pourra être défini comme ceci l’ensemble
des images-mouvement en tant que par rapport à des centres d’indétermination il donne lieu
nécessairement à des images-perception, images-action, images-affection. Alors, je vous
supplie pour la semaine prochaine de revoir tout ça parce que la semaine prochaine il y aura
vos questions à vous là-dessus. J’en ai fini avec le premier chapitre de "Matière et Mémoire"
et j’ai donc rattrapé une partie de mon passé et on passera à la question : "les types d’images
au cinéma".

cours 6 - 12/01/82 - 1

la dernière fois, j’ai essayé de rattraper du temps mais ça a consisté en ceci : j’ai commenté ou
j’ai prétendu commenté le premier chapitre de "Matière et mémoire". C’est donc fini pour
nous ça.

La question c’est : qu’est ce qui va en sortir pour nous c’est-à-dire quelle aide, quel apport va
être pour nous ce premier chapitre de" Matière et Mémoire" ? Et si je résume la direction des
apports que nous avions retenus dans ce texte si étrange, je dis voila bon :

Bergson nous mettait en présence d’un univers "matériel" des images-mouvements et l’on
entrait véritablement dans cet univers images-mouvements qui se présentait comme un monde
d’universelles interactions des images les unes sur les autres et il montrait comment dans cet
univers d’images-mouvements étaient distribués, au hasard, des centres d’indéterminations.

N’oubliez pas le pari que faisait Bergson dans ce premier chapitre : "il n’introduirait rien qui
ne fut "matière" c’est-à-dire "mouvement". Il n’introduirait surtout pas quelque chose d’une
autre nature et en effet il gagnait son pari dès le moment où les centres d’indétermination
n’impliquaient rien qui ne fut "matière et mouvement". Les centres d’indéterminations se
définissaient simplement par l’écart, l’intervalle entre une action subie, une réaction exécutée.
Les centres d’indéterminations étaient dès lors, complètement compris eux même en termes
d’image-mouvement.

Il y avait centre d’indétermination lorsque au lieu qu’une action subie se prolongeant


immédiatement en réaction exécutée, il y avait un intervalle entre l’action subie et la réaction
exécutée. Reste que dès qu’il se donnait les centres d’indéterminations au sein de l’univers
matériel des images-mouvements. : trois types d’images en découlaient. Je reviens pas là
dessus puisque j’essaye de résumer notre acquit au point que l’on pouvait dire : les images-
mouvements, l’univers des images-mouvements lorsque on les rapporte à un centre
d’indétermination sous cette condition, à condition qu’on les rapporte à un centre
d’indétermination, va nous donner trois types d’images ; donc ce sont trois types d’images-
mouvements : les images- mouvements rapportées au centre d’indétermination donnent trois
types d’images des images-perception des images-action des images-affections c’est en
ce sens que le centre d’indétermination sera dès lors et pourra être défini comme un sujet en

115
un triple sens c’est-à-dire quelque chose qui perçoit une image, une image qui perçoit
d’autres images un sujet qui agit, un sujet qui est affecté. Sujet ne désignant toujours rien
d’autre qu’une image-mouvement qui présente un écart entre le mouvement reçu et le
mouvement exécuté, qui présente un intervalle, bien. Dès lors on a toutes sortes de problèmes
pour nous : qu’est-ce que ça va être ? maintenant on reprend comme notre autonomie. Et on
se dit bien le moment déjà venu de fixer une sorte de pressentiment, notre pressentiment c’est
que bien entendu et on le savait depuis le début, l’image-mouvement ce n’est qu’un type
d’image. Il en a bien d’autres, on ne sait pas encore quelles autres, toutefois on commence à
avoir un indice.

Car on a fixé la dernière fois cette notion de univers matériel d’images-mouvements ou plus
précisément d’agencement machinique d’images-mouvements. Et on disait ben oui, le cinéma
sous un de ses aspects c’est un agencement machinique humain bien plus on pourrait dire
c’est l’agencement machinique des images-mouvements. Mais et la je fais appel à ceux qui
ont suivi ce qu’on fait ici depuis beaucoup d’années parce que c’est un thème que je ne
voudrais pas reprendre - il nous est arrivé dans d’autres années d’essayer d’analyser ce
concept d’agencement et on arrivait à dire : "oui, tout agencement est double, il a comme
deux faces" Si l’on analyse bien ce qu’est un agencement, on voit qu’il n’est indissolublement
sur une de ses faces : agencement machinique de choses - ici agencement machinique
d’images-mouvements - et sur un autre face il est agencement d’énonciations.

En d’autres termes si vous voulez il a un "contenu" et une "expression" : le contenu de


l’agencement c’est l’aspect machinique renvoyant aux images-mouvements et il a un autre
aspect : agencement d’énonciations et tout agencement est double en ce sens. Quel rapport il
y aura entre les énoncés de l’agencement et le contenu de l’agencement ? - ici les images-
mouvement, on ne le sait pas. Tout ce que je veux dire c’est que nous ne tenons qu’une moitié
de l’agencement cinéma, et il est bien évident qu’un agencement machinique d’images-
mouvement se double d’un certain type, d’une certaine forme d’énonciation.

Qu’est-ce que c’est, les énoncés qu’on pourra appeler cinématographiques ? Est-ce que je
peux dire que dans la "Naissance d’une nation", dans le "Cuirassé Potemkine" etc. etc. il y a
un certain style d’énoncés qui ne vaut pas et qui ne se définit pas seulement par son contenu
mais qui se définit comme "énoncés de cinéma" ? Pourquoi est ce que j’introduis déjà cela,
pour bien marquer que de toute manière, tout ce que nous disons sur l’image-mouvement ne
concerne qu’une partie de l’agencement. Encore une fois il y a bien d’autres images, au point
que lorsque je me réfère alors à l’aspect "énonciation" de tout agencement pour faire
pressentir l’existence de ces autres images, ça veut dire : est ce qu’il y aura des images-
énoncés ? est-ce qu’il faudra par exemple donner un statut particulier aux images-sons ?
l’image-son est-ce que c’est quelque chose qui diffère en nature de l’image-mouvement ? et
de quelle manière ?

Tout ceci pour dire déjà au point où nous en sommes, au moment même où nous sommes de
plus en plus en train de nous enfoncer dans l’image-mouvement pour essayer d’en sortir
quelque chose, nous savons aussi qu’il y a un au delà de l’image-mouvement et qu’on n’a pas
fini notre affaire. il faut tout faire cette année, quoi sinon ça va plus. Alors Bon ! L’idéal ce se
serait quoi ? ce serait que ce soit notre analyse de l’image-mouvement qui nous amène à
dépasser l’image-mouvement pour tous les autres types d’images. Est ce que c’est possible ?
est ce que c’est l’image-mouvement elle même qui nous forcera à découvrir qu’il y a d’autres
types d’images qui font partie de l’agencement "cinéma" ? ce serait parfait ça, comme ce
serait parfait, c’est ce qui arrivera.

Mais non seulement il n’y a pas un "au delà" de l’image-mouvement, c’est à dire autre chose
que des images-mouvement mais je reviens au point où nous en sommes précisément, il y a
un en-deça de l’image-mouvement

Je veux dire : non seulement il y a d’autres types que l’image-mouvement mais l’image-

116
mouvement elle même dans certaines conditions nous livre trois types d’images-mouvement.
Et c’est à ça que je reviens : ces trois types d’images qui ne dépassent pas l’image-
mouvement - on n’en ai pas encore là, hélas - mais qui sont comme les espèces de l’image-
mouvement sous une certaine condition, à savoir que les images-mouvement soient
rapportées à un centre d’intermination.

Lorque les images-mouvement sont rapportées à un tel centre d’intermination qui pourtant en
fait parti, alors elles livrent tantôt des images-perception, tantôt des images-action, tantôt des
images-affection qui font partie de l’image-mouvement. Dés lors notre tâche est comme
double : pour plus tard la recherche pleine de pressentiment d’autres types d’images que
l’image-mouvement, Mais immédiatement l’analyse precise, aussi précise que l’on pourra,
l’analyse des trois types d’images-mouvement à savoir : les images-perception les
images-action les images-affection En quel sens ? qu’est ce que ça veut dire ça ?

c’est notre objet immédiat : analyse des trois types d’images-mouvement. Essayons avec
tout ce que nous a apporté Bergson. je dirais d’abord un premier point : un film, je peux le
présenter toujours partiellement, ne me dites pas c’est pas seulement ça puisque nous nous
réduisons très provisoiremernt à la considération de l’image-mouvement

De ce point de vue restreint, je peux dire un film c’est quoi ? un film c’est un mélange en
certaine proportion des trois types d’images. c’est un mélange d’images-perception,
d’images-affection et d’images-action. supposons une séquence puérile, rudimentaire - bien
plus cette séquence a des invraisemblances - il faudra se demander ce qu’il y
d’invraisemblable dans cette séquence que je propose comme ça comme exemple vraiment
rudimentaire.

Première sorte d’image : un cow-boy vu de face, il regarde et puis on voit ce qu’il regarde :
il regarde l’horizon dans un paysage western. Je dirais : c’est une image-perception ; Tout
ceci encore une fois ça suppose tout ce qu’on a vu la dernière fois. Manifestement il cherche
quelque chose. Il est inquiet, il cherche comme dirait Bergson "ce qui l’intéresse" et il passe
sur ce qui ne l’intéresse pas. Qu’est ce qui l’interesse : est ce qu’il y a des indiens ?

premier type d’image je dirais, bon, en termes techniques mais je risque beaucoup de me
tromper, c’est juste pour essayer de fixer les concepts : vous pouvez avoir là une série :
champ, contre champ et panoramique : image perception

Deuxième sorte d’image qui s’enchaîne - on est encore dans l’image perception - il faut que
ça s’enchaîne, que chaque image ait une racine dans l’autre, on est encore dans l’image-
perception mais tout se passe comme si l’horizon s’incurvait. On a vu l’importance de -
comment dire, quel est le substantif ? en fin vous voyez - de cette courbure prise par le monde
de la perception. C’est là que l’image perception va donner l’image-action. Car lorsque le
monde prend cette courbure, qu’est ce qu’il se passe ? les choses et les êtres du monde
s’organisent suivant des rapports de distance et des profondeurs qui définissent à la fois
simultanément l’action virtuelle des choses sur moi et l’action possible de moi sur les choses.
c’est la naissance de l’action : cet univers s’incurve et en effet les indiens sont apparus au
sommet de la colline ou de la montagne. un indien, deux indiens et voilà que immédiatement
on est déjà dans l’image-action, apparemment dans l’image-action : les indiens descendent, ils
se groupent, ils descendent au galop, voilà, bon, et les cows boys, ils arrangent leur chariot :
image-action techniquement cela peut être un travelling. Bon

troisième sorte d’image : le cow-boy reçoit une flêche dans l’oeil - gros plan du visage
douloureux : image-affection. Je dis : il y a des invraisemblances dans cette séquence mais
lesquelles ? lesquelles ? Je dis : supposons qu’un film du point de vue qui nous occupe c’est à
dire du point de vue de l’image-mouvement, soit composé, soit vraiment constitué de ce
mélange des trois sortes d’image et des passages d’une image à l’autre. Déjà comprenez que
pratiquement, et aprés tout l’idéal c’est si nos concepts répondent bien à des problèmes

117
pratiques que vous rencontrez dans tous les films il n’y a pas un ordre déterminé ; dans quel
cas, est ce que par exemple, l’image-affection doit précéder l’image-perception ? dans quel
cas au contraire c’est l’image-perception qui doit être première ? On sait pas. Cas où l’image-
affection précède l’image-perception : visage horrifiés mais vous savez pas quelle est la chose
qui fait horreur ; vous voyez d’abord le visage horrifié et puis c’est après que vous allez voir
l’horreur, que vous allez percevoir l’horreur. Dans d’autres cas c’est pas bon, dans d’autres
cas manifestement l’émotion du spectateur est beaucoup plus grande si on voit d’abord si il y
a l’image-perception d’abord parce qu’on se dit dans ce cas c’est l’image perception avant,
comprenez que - ce que je veux dire c’est une chose extrêmement simple - on est en train de
tenir un second sens pour nous, dans la progression puisque encore une fois ce que je vous
propose c’est une recherche trés trés progressive - on tient un second sens du mot montage.

Car certains d’entre vous avaient été étonnés au tout début de l’année quand on avait parlé du
montage à quel point, le point de vue dont j’en parlais, était restreint - ils m’avaient dit : "il
n’y a pas que ça dans le montage", c’est évident il n’y a pas que ça dans le montage ; C’est
qu’au premier trimestre la manière dont nous avons considéré l’opération du montage
consistait à le saisir sous un de ses aspects : rapport des images-mouvement à un Tout d’une
autre nature qu’elles sont censées exprimer rapport des images-mouvement avec un Tout, ce
Tout n’étant pas du mouvement mais étant de l’ordre de la durée et c’est uniquement de ce
point de vue que j’avais essayé de distinguer des types de montage.

je dis au point où nous en sommes maintenant nous rencontrons une seconde détermination
du montage : ce que l’on pourrait appeler montage du point de vue qui nous occupe là, c’est
la détermination dans un film précis du rapport et des proportions entre les trois types
d’images. Non plus rapport de l’image-mouvement avec un Tout d’un autre ordre mais
rapport des trois types d’’images entre elles c’est à dire rapport et proportion des images-
action, des images-perception et des images-affection dans un film, Bien.

Ceci n’empêche pas que - et c’est mon second point - beaucoup de films présentent une
prédominance d’un certain type d’images sur les deux autres. Et après tout, une fois dit que
Bergson la dernière fois nous a donné les définitions théoriques conceptuelles des trois types
d’images, maintenant il faut juste exercer une espèce de pacte pour les reconnaître et c’est pas
difficile de les reconnaître au passage même quand il y a des images composites même quand
il y a des images qui mélangent les genres, des images composantes secondaires et c’est pour
ça que dèjà bien longtemps avant les vacances, je vous avais proposé trois exemples d’images
types : je vous les rappelle en vous demandant de réflêchir là dessus.

Image-perception : je disais, prenons l’exemple d’un film de Lubitch que j’ai pas vu qui est
cité par Mitry et qui est décrit par Mitry exactement comme ceci et que me parait si belle que
et puis j’en aurai besoin tout à l’heure : c’est le film :"l’homme que j’ai tué". Cela
commençait comme ceci mouvement de caméra saississant une foule de dos à hauteur de la
taille, la caméra continue, bouge et s’arrête à un endroit : cet endroit c’est le dos d’un
unijambiste. elle glisse et elle s’insère dans une espèce d’intervalle, intervalle entre la jambe
subsistante et la béquille, voyez ! Dans cet intervalle, à travers cet intervalle,"On, mais qui est
"On" ? pour le moment c’est "on", on voit quoi ? on voit un défilé militaire et on apprend du
coup que ce que cette foule regardait, vue de dos, cette foule regardait un défilé militaire. Et
puis la caméra découvre quoi ? autre plan, plan suivant : la caméra découvre un cul de jatte.
voyez le défilé militaire a lieu après la guerre : il y a donc un unijambiste qui a perdu sa
jambe à la guerre et puis il y en un qui en a perdu les deux. Il y a un cul de jatte qui vend des
petits articles de mercerie, des lacets et en même temps qu’il vend des lacets, il a cette espèce
de fascination de ce qui se passe, du défilé militaire et il regarde ; or lui est en situation
d’effectuer la perception que Lubitch avait laissée dans le vide sous la forme d’un"on". Qui
était ce "On" extraordinaire qui saisissait le défilé militaire à travers, entre - de ce point de
vue extraordinaire - entre la béquille de l’unijambiste et la jambe valide ? Voilà que l’image
perception qui jusque là était dans l’air et apparaissait dès lors, comme un effet esthétique de
cinéma, se trouve effectuée. effectuée par quoi ? l’unijambiste est dans une situation telle que,

118
vendant ses petits lacets, il est exactement à hauteur voulue pour voir le défilé militaire à
travers l’intervalle de l’unijambiste.

Je dis ces deux plans qui sont surement splendides, je dis ces deux plans définissent l’image-
perception et même toute une aventure de l’image-perception, je dis : toute une aventure de
l’image-perception puisqu’elle commence par être posée sans être effectuée et ensuite elle est
effectuée par le cul de jatte qui nous est montré que dans le second plan. Je dirais c’est une
image-perception, voilà.

Deuxième exemple que je vous proposais : une image-action ; voyez, cela correspond à ma
séquence western de tout à l’heure mais cette fois ci : au lieu de saisir leur mélange je donne
trois exemples comme purs. Exemples purs d’images-action : je disais cette fois et peut être
que ce n’est pas par hasard peut être que Lubitch a été un très grand artiste des images-
perception, mais peut être que celui dont je parle maintenant à savoir Fritz Lang a été un des
plus grands artistes de l’image-action Et je vous donnais comme deuxième exemple cette
fois-ci de l’image-action : le début du docteur Mabuse qu’est ce qu’il y a ? une action qui se
décompose en un ensemble d’images, à savoir : attaque d’un courrier dans le train : premier
ensemble d’images : un courrier est attaqué dans le train et volé, dépossédé d’un document.
deuxième sorte d’images : le vol est porté dans une auto, est mis dans une auto, il y a une
auto qui part, qui démarre : Voyez il y a déjà un système : train, vol dans le train, transport
par auto. troisième sorte d’image : un type de la bande monte à un poteau télégraphique -
non téléphonique, je ne sais plus, vous corrigez vous mêmes les inexactitudes - il monte à un
poteau là, et il téléphone à - quatrième image - Mabuse qui attend le coup de téléphone.

Là vous avez des segments d’actions - des segments d’actions avec déjà quelque chose qui
sera portée à un paroxysme par Wenders bien plus tard c’est à dire de nos jours - avec l’idée
fondamentale qui n’est pas une idée théorique, qui est vraiment une pratique de cinéma à
savoir que la caméra assure la conversion et prend sur soi la conversion des mouvements
hétérogènes : elle homogénéise pas du tout les mouvements, elle prend sur soi et c’est
l’appareil qui convertit les mouvements. Train, dans la séquence de Lang, train, auto,
téléphone. Si vous pensez aux grandes séquences de Wenders avec mouvement de conversion
à la lettre,"des changements" qui impliquent précisément des intervalles aussi. Tout à l’heure
j’invoquais un intervalle perceptif, la jambe qui manque de l’unijambiste, là maintenant
j’invoque des intervalles entre actions, entre segments d’actions dans une action composée.

je dirais que, que.. les premières images du premier Mabuse nous donnent comme "à l’état
presque pur" - il y a jamais d’images pures - tout comme tout à l’heure j’avais un cas
"presque pur" d’image-perception là j’ai un cas "presque pur" d’image-action. et je disais :

Troisième exemple : une image affection : je cherche les exemples les plus simples et qui
surgissent dés le début du film puisque l’image de Lubitch elle est, d’aprés Mitry, dés le début
de "L’homme que j’ai tué", Mabuse c’est dès le début du premier Mabuse et là, dès le début il
suffit de voir "la Passion de Jeanne d’arc" pour voir un film où domine l’image-affection.

Et déjà on en sait juste assez si vous rappelez nos acquis bergsonniens pour ne pas être
étonnés que l’image-affection ait comme lieu privilégié, "le gros plan", "le visage" tout
comme l’image-action peut comporter des travellings : l’image-affection comportera
forcement des gros plans.

Voila mes trois types d’images donc là c’est pour faire passer au concret tout ce que Bergson
nous a dit pas du tout parce que ce que nous a dit Bergson l’autre fois était abstrait mais
c’était du concret philosophique la on le fait passer au concret comment dire on essaye de le
faire passer au concret cinématographique. Or je dis non plus je ne dis plus comme tout à
l’heure tout film est un mélange des trois types d’images-mouvements de l’image
perception l’image action l’image affection on se dit autre chose évidement ça ne se
contredit pas je met l’accent sur autre chose à savoir :on peut distinguer différents genres de

119
film d’après la dominante de l’une des images sur les deux autres et si j’essaye de placer les
genres, tout ca c’est objet de remaniment. On verra bien en avançant ce je dis evidemment
c’est toujours provisoire il n’y a pas tellement de problème un film où domine l’image
affection c’est quoi ? ça serait ce qu’on appellerait d’après Pariscope c’est ce qu’on
appellerait "un drame psychologique", un film où domine l’image-action c’est ce qu’on
appellerait un policier. Pourquoi j’insiste là dessus parce que c’est sans doute le film policier
qui a apporté l’idée de segment d’action et d’un minutage dans les segments d’action. C’est la
découverte de Lang qui ensuite aura toutes sortes de continuation, de renouvellement tout ça ;
l’image-action c’est vraiment le film policier, c’est là que vous trouvez une dominante
d’images-actions.

Est-ce qu’il y a un cas, alors est ce qu’il y a un genre aussi gros que ce que je suis en train de
définir où ce qui domine c’est les images-perceptions ? là j’ai juste une idée là dessus : moi je
pense qu’il y a bien un genre où domine l’image-perception et qui finalement a inventé le film
à dominance d’image perception et que c’est : le western Et que dans le western précisément,
il y a très peu d’images-affection et très peu d’images- actions c’est pour cela que mon
exemple de tout à l’heure où j’invoquais une séquence tirée d’un faux western était pleine
d’invraisemblances, l’action dans le western elle beaucoup trop stéréotypée, elle a pas du tout
les inventions et.. vraiment les inventions des segments d’actions dans le film policier. Si je
pense par exemple à....en effet tous les films fondés sur le minutage du hold-up, à chaque fois
l’action se définit bien conformément au thème bergsonien par l’émergence d’un quelque
chose de nouveau, par exemple dans un film célèbre de Jules Dassin, le moment où le
parapluie est utilisé pour recevoir les gravats dans le minutage du hold-up, dans "Asphalte
Jungle" où le minutage aussi à chaque fois qui introduit quelque chose de nouveau et en effet
la nécessité de parer à de l’inattendu et c’est ça le lieu des images-actions, le policier. C’est
une logique de l’action. Le western c’est pas du tout son problème. Le western c’est vraiment
le genre qui à fondé et aussi développé à l’état le plus par l’image perception et
l’enchainement des images perceptions les unes avec les autres. Pourquoi ? Il y a un texte de
Bazin "sur pourquoi le western ?" et qu’est ce qui fait l’excellence du western comme genre
cinématographique et la réponse immédiate de Bazin elle m’a parut curieuse. Elle consiste à
dire c’est pas la forme, faut pas chercher dans la forme du western parce que tout ce qui est de
la forme de la forme du western à la rigueur on pourrait le retrouver ailleurs dans un autre
contexte que celui du western. Il dit en effet ce qui appartient au western c’est les vastes
étendues c’est la confrontation des rochers etc. etc. c’est la ligne du ciel et de la terre ouais
tous ça. Le paysage western le panoramique western mais il dit c’est pas ça ! et si l’on essaye
de comprendre vraiment l’excellence du western, il faut invoquer quelque chose du contenu à
savoir : le western a vraiment introduit et créer une mythologie propre au cinéma. J’ai pas
l’impression que ce soit absolument vrai ça. Ca fait rien ça importe pas. Je préfère les
remarques où Bazin dit dans le western vous trouverez très très rarement des gros plans bien
plus le héros du western il est essentiellement impassible.

Et Bazin a de belles pages par exemple sur un western célèbre « cet homme à abattre » sur
l’impassibilité et là du visage. Pas de gros plans, pas de gros plans pas d’images affection
même quand le cow boy est amoureux c’est exactement de la même manière qu’il regarde
l’être aimé qu’il regarde son troupeau toujours le regard à l’horizon c’est-à-dire c’est
vraiment un regard perceptif. Et introduire des images affections c’est pas du tout bon peut-
être on verra on verra quel problème ça pose mais alors pourquoi dire vous voyez je dirais pas
comme Bazin il me semble que c’est secondaire que le western introduise une mythologie
propre au cinéma. Je n’en suis même pas sûr parce qu’il me semble qu’on pourrait dire du
policier qu’on pourrait le dire de milles choses. En revanche ce qu’on peut dire que du
western c’est quelque chose qui tient à sa forme mais pas à sa forme objective. Bazin a
évidemment raison de dire : à la rigueur les paysages de western, vous pouvez trouver
l’équivalent ailleurs. Mais ce que vous ne trouverez pas l’équivalent ailleurs c’est la
constitution de films fondés sur les images-perceptions.

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Quel est le problème du western ? C’est essentiellement des personnages pour qui il est vital
de percevoir, pas d’agir et s’il y a une mythologie du western c’est ça. S’il y a une mythologie
du western je crois que ce soit le bien et le mal ; le bien et le mal c’est la métaphysique du
cinéma vous le trouvez partout. Mais ce qui est propre au western c’est : si tu ne perçois pas
tu ne survis pas. Ce qu’il s’agit de voir là, c’est vraiment l’image-perception dans tous ses
sens. Depuis tout percevoir jusqu’à retenir ce qui m’intéresse au sens Bergsonien, la
perception subjective c’est-à-dire percevoir tout sauf ce qui ne m’intéresse pas y compris
percevoir ce qui se passe dans mon dos. Qu’est ce que c’est qu’un duel à la western ? les deux
types qui s’avancent l’un vers l’autre tout ça ! Comprenez du point de vue action C’est zéro ;
c’est pas des images-actions c’est des images-perceptions et toutes leurs beautés viennent de
l’image-perception. C’est des images-perceptions ce qui veut dire quoi ? Ce qui veut dire
quoi ?

Ce qui est en jeu dans ces images ce qui leur donne une charge dramatique intense : qui c’est
qui va percevoir le premier des deux ? à savoir la règle du jeu étant : il faut que l’un ait tiré
son revolver pour que l’autre déjà ait envoyé la balle. C’est une action de perception et avec
les indiens il s’agit de les voir les indiens ha... c’est pas rien de voir un indien.

Là dans ces rochers dans ces montagnes tous ça c’est ça l’objet du western c’est un
développement de l’image perception comme en effet aucun genre ne le rendait possible. Et
pourquoi ? Il y a un livre que j’aime beaucoup d’un américain sur le roman américain. C’est
un livre de Leslie Fidler je crois qu’il a enseigné ici Leslie Fidler enfin je sais pas je crois
ouais.... qui s’appelle « le retour du peau rouge » et Leslie Fidler part d’une idée très très juste
concernant la littérature américaine. Il dit bah oui en gros en gros je schématise, il dit les
américains c’est des gens qui n’ont pas d’histoires biens connues mais en revanche ce qui à
remplacé l’histoire chez eux c’est la géographie. Ils ont une géographie et il dit « on parle
toujours du western mais en fait il y a quatre grandes directions et leurs littérature est traversé
par ces quatre grandes directions et si vous pensez aux auteurs américains que vous aimez
vous pouvez le distribuer dans cette direction. Il y a dit-il : un ce qu’il faudrait appeler un
Northern et un soutier et puis ya un Eastern simplement ces directions sont qualitatives la
direction Eastern est bien connue c’est la direction de l’américain qui va chercher non pas ces
racines mais qui va renouer un contact très étrange avec la vieille Europe. C’est ça qu’ils font
à l’Est.... Alors ça c’est Henry James toute une partie de Fitzgerald évidemment les grands
auteurs américains ils participent à plusieurs directions chez Fitzgerald il y a une direction au
Sud. Il y a une direction au Sud et une Est c’est-à-dire le retour en Europe à l’américaine
d’Henry James à Fitzgérald vous trouvez

Le nord c’est plus compliqué c’est la montée vers l’industrialisation des grands romanciers,
ils sont très très connus.... le Sud... bon vous avez Faulkner, bien d’autres, une partie de
Fitzgerald et la grande confrontation, la confrontation avec le Noir. Il reste l’Ouest : là vous
avez quoi ? Fidler le dit très bien et oui c’est la confrontation cette fois si, c’est d’une part la
confrontation avec un sens tout à fait nouveau des limites ou des frontières, et en même temps
les deux étant complètement liées, la confrontation avec l’indien.

Ah bon la confrontation avec l’indien et puis un sens nouveau des frontières,voila ce qui est
découvert dans le western ! ça veut dire quoi ? ça veut dire que la frontière c’est plus quelque
chose qui sépare ceci et cela, c’est quelque chose qu’on cesse pas de déplacer . La frontière
elle est vécue comme perpétuellement déplaçable. Rappelez vous les belles pages de Marx sur
le capitalisme et les deux aspects du capitalisme : il s’oppose toujours des limites d’une part
et d’autre part il ne cesse pas de repousser ses limites pour s’en opposer d’autres.

Les deux aspects du capitalisme on pourrait aussi bien dire c’est : l’esclavage et l’évacuation.
Il ne cesse pas de s’opposer des limites à l’interieur desquelles il va établir le système de la
domination et de l’exploitation. Mais ces limites aussi d’un ordre ordre, d’une autre main il ne
cesse pas de les repousser, il fait le vide pour une nouvelle organisation. Cette fois ci il ne
s’agit plus de faire des esclaves, il s’agit de vider des terres, vider des terres de leurs

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habitants. Pourquoi aujourd’hui - parenthèse - y a-t-il des héritiers des peaux rouges ? et c’est
les palestiniens. Très curieux. Les palestiniens cessent pas dire - ils ont très bien saisis ça - s’il
y avait un nouveau western se serait Arafat - c’est très curieux il ne cesse pas de dire : oui,
nous les peaux rouges, on est les peaux rouges modernes. Il dit c’est en effet il ne s’agit pas
de dire que les palestiniens sont des esclaves il s’agit de les vider, il s’agit de les évacuer de
leurs terres. alors ça c’est un mouvement très différent. Pourquoi ? En quoi c’est très lier au
western tout ça ? Cette limite etc.

je dis que cette limite perpétuellement déplacée et ce rapport avec l’indien vont vraiment se
confondre, vont être les constituants d’un monde perceptif à la limite pure, pourquoi ? Fidler
analyse une figure du roman américain qui hélas n’a pas eu il me semble dans le cinéma assez
il a eu quelques non par application mais quelques exemples déjà. C’est l’union que fait
l’américain blanc, l’union que fait un héros américain blanc soit avec un noir soit avec un
indien, une espèce d’amitié étrange qui va les emporter dans une aventure ; une espèce
d’aventure qui sera à moitié une espèce d’expiation du coté de l’américain blanc, qui sera
découverte du coté soit du noir soit de l’indien et en effet du coté du southern ou du coté du
western vous avez cette espèce de confrontation avec le noir et avec l’indien.

Et sur quel base se fait la confrontation entre les deux. Dans les deux cas elle se fait de
manière très différente et là je veux juste lire parce que ça me va trop, c’est pour vous
persuader qu’il le dit bien - page 162. Voila ce que nous dit Findler, hélas il ne développe pas
assez parce qu’il y aurait beaucoup à développer : "lorsque dans le mythe » dans le mythe
américain - l’idée de Findler là l’idée n’est pas bonne c’est que cette espèce d’union, union
homosexuel entre l’américain avec soit un noir au sud, soit un indien à l’ouest et voilà la
différence entre les deux lignes, la ligne du Sud et la ligne de l’Est :"Lorsque dans le mythe le
compagnon de couleur que recherche l’américain blanc est noir plutôt qu’indien, on a
tendance à interpréter l’histoire comme une tentavive qu’il fait pour étendre le champ de sa
sexualité recouvrer une libido perdue", en d’autres termes c’est l’affaire du désir. "Lorsque au
contraire le compagnon est indien le mythe s’interprète plutôt comme un essai pour faire une
brèche dans notre monde et étendre le champ de notre conscience. Le noir représente dans le
mythe, une sexualité qui fascine, une passion étrangère mais l’indien traduit une perception
étrangère". D’où par parenthèse le rapport de l’indien avec la drogue qui n’est pas du tout, qui
ne se retrouve pas du tout dans le rapport du noir. Le noir représentant dans le mythe, un désir
qui fascine, une libido qui fascine, une passion étrangère mais l’indien traduit une perception
étrangère, la perception d’un monde étrange autre. Si bien que tout western comme
confrontation du cow boy et de l’indien ne pourra se développer qu’en images au moins à
tendance perceptive pure c’est-à-dire dans le sens. Aussi bien du point de vue du paysage, que
du point de vue des personnes, des héros mis en cause, ce sera un monde de la perception.
Donc tout ceci j’essayais de dire çà et ça me prenait du temps mais tant pis.

Pour dire vous voyez, il y a pas seulement : je ne peux pas dire seulement : tout film est un
mélange des trois types d’images mais tout film a aussi une dominante. Si bien que je ne peux
plus dire simplement : le montage défini comme de ce point de vue limité à nouveau, mais
vous voyez c’est un autre point de vue que nous avions au premier trimestre, le montage
défini comme détermination du rapport entre les trois types d’images, va donner lieu tout
comme j’avais essayé de distinguer au premier trimestre trois sortes de montage ça pourrait
êtres 3 comme 4 ,5 ça n’a pas d’importance. Trois types de montage par rapport au Tout.

j’avais distingué : le montage d’opposition, le montage dialectique, le montage


quantitatif et le montage intensif.

et bah la, on trouverait en effet trois types de montages assez différents

il faudrait parler d’un montage perspectif lorsque domine dans le film les images
perceptions ;

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un montage actif qui est d’un tout autre type qui serait par exemple le montage Fritz Lang -
et encore une fois je dis pas que ça épuise la question ni du montage en général ni du montage
de Lang c’est un aspect - Le montage actif lorsqu’il s’agit au contraire de mettre en rapport
des segments d’actions complexes et dans le cas de Lang en effet il assure son montage actif
par l’insertion d’une pendule qui marque les heures entre chaque segment de l’action.

Et puis un montage affectif dont c’est évident la passion de Jeanne D’arc serait l’exemple
classique, l’exemple immortel. Car en effet il ne suffit pas de dire l’image-affection c’est le
gros plan, il s’agit de savoir, une fois dit que c’est un film à dominante de gros plans - ce qui
est normal si c’est un film à dominante d’images-affection - il s’agit de savoir comment vous
montez là, tous ces gros plans. Car il y a assez peu, comme tout le monde l’a remarqué, il y a
assez peu d’images isolées du visage de Jeanne D’arc. Les gros plans de Dreyer dans "la
passion de Jeanne D’arc" prennent par exemple le visage de Jeanne D’arc et puis un autre
visage celui d’un juge coupé ou de biais, à partir de là vous avez tous les problèmes de
montage mais d’un type particulier de montage. Dès que vous avez à faire intervenir un gros
plan dans un montage, vous avez un certain problème du modèle du montage affectif, à plus
forte raison quand il s’agit de faire un montage de gros plans les uns par rapport aux autres et
sans doute est ce une prouesse fantastique le montage de gros plans, bon tout ça, voilà.

Alors c’est bien, parce que on a fini un nouveau pan de ce qu’on avait à faire, c’est ce groupe
qu’on a fini maintenant où j’ai quand même rattrapé maintenant, j’ai été trop vite mais tant
pis - on a rattrapé un peu du retard que l’on avait pris : à savoir ce nouveau pan que nous
avons fait c’est : commentaire du chapitre 1 de "Matière et Mémoire" et conséquence pour les
trois types d’images cinématographiques.

Donc les trois cas de l’image-mouvement sont image-perception image-action image-


affection. Dès lors notre plan, notre devoir hélas, est tracé pour assez longtemps mais au point
que se sera si longtemps qu’il faudra faire des coupures. Mais dans l’absolu on serait forcé
avant d’en finir avec l’image-mouvement car on est pressé d’en finir avec l’image-
mouvement, ce qui m’intéresse vraiment maintenant c’est : qu’est ce que ça va être les autres
images ? et pourtant il faut rester encore il faut patauger dans cette histoire d’image-
mouvement alors on est d’un coté attiré, dans l’autre retenu, c’est une bonne situation, c’est
une situation riche affectivement ou bien y en a marre de tout et puis voilà. Mais notre plan
immédiat : c’est analyse détaillée de l’image-perception, analyse détaillée de l’image- action,
analyse détaillée de l’image-affection. Je voudrais faire l’analyse détaillée de l’image-
perception au cinéma Et puis si on voit que c’est trop long - et bah je donnerais juste je ne sais
pas de très courtes indications sur les deux autres images enfin on pourra concevoir de passer
- à moins qu’on travaille ça sur deux ans je ne sais pas oh écouter c’est trop difficile - moi je
m’attendais à en avoir pour un semestre - et puis tout ça : fallait pas toucher au cinéma Non
moi j’en suis désespéré de tout ça c’est trop difficile.

Bon alors voila image-perception. C’est donc un nouveau thème qu’on abordera. Qu’est ce
que c’est que l’image-perception au cinéma ? Et je dis tout de suite parce que là, ça va être
difficile parfois, je dis tout de suite que je voudrais envisager comme trois étages parce que
c’est confus. C’est très difficile je dirais qu’à un premier étage nous allons voir un premier
niveau, nous allons voir qu’il peut y avoir deux pôles - je cherchais des mots mais c’est juste
pour diviser notre recherche - que nous allons d’abord distinguer deux pôles de l’image-
perception et on va s’apercevoir que - c’est bien oh oui c’est bien mais c’est pas encore
suffisant - et à chaque fois il y aura sans doute des cinéastes qui et je veux pas dire que les uns
sont meilleurs que les autres je suis bien incapable c’est tellement beau tout ça donc Et puis
on va distinguer un second niveau ou il n’y aura non plus deux pôles de l’image-perception
mais deux systèmes de perception Et puis on va s’apercevoir que ça va pas encore, ou que ça
pourrait être autre chose encore et là on distinguera non pas deux système ou deux pôles mais
deux "états" de perception je dis ça uniquement comme points de repères.

Donc ce que je commence immédiatement : c’est les deux pôles de l’image-perception. En

123
quel sens peut on dire qu’il y a deux pôles d’image perception ? Là Bergson nous a donné une
indication au moins c’est quoi - c’est qu’en effet il y a deux pôles de perception puisque il y a
des perceptions choses et des perceptions qui sont celles que j’ai des choses. Les choses elles
même sont des perceptions, en quel sens ? Pas du tout au sens où je dirais que les choses sont
mes perceptions mais parce que les choses en-soi du point de vue de l’image-mouvement,
sont des perceptions totales et que les perceptions que moi j’ai d’une chose, ce sont les
perceptions partielles. Bon, mais ça c’est déjà bien compliqué ; la chose est une œuvre disons
alors beaucoup plus simplement on va partir d’une tentative là, où il faut que vous consentiez
à m’accorder tout, quitte à ce qu’après, vous me le repreniez.

Il faut partir de quelque chose de beaucoup plus simple sur les deux pôles de l’image : qu’est
ce que ce serait une image objective et qu’est ce que serait une image subjective ? Et là il ne
faut pas être bien exigeant, faudrait se contenter d’une définition très étroitement nominale.
Une définition nominale c’est à dire extrinsèque, par opposition à ce qu’on appelle en logique
des définitions réelles qui sont des définitions intrinsèques, intérieures à la chose définie. La
définition purement extrinsèque qu’est ce que je dirais ? une image subjective c’est quoi ?
C’est l’image d’un ensemble tel qu’il est vu du point de vue de quelqu’un qui fait partie de cet
ensemble. Voila je me donne ça comme définition de l’image-subjective, voyez ce que je
veux dire pour m’épargner des discussions qui n’en finiraient plus, je vais pas dire : "l’image
objective c’est une image sans point de vue". Est ce que ça existe une image sans point de
vue ? on sait pas à quelles conditions ? C’est déjà trop pour nous.

Donc il faut qu’on parle de quelque chose de beaucoup plus modeste, je dis de toute manière :
image objective ou subjective, elles renvoient à un point de vue supposons, mais je dirais que
l’image est subjective lorsque c’est l’image d’un ensemble qui renvoie au point de vue de
quelqu’un qui appartient à cet ensemble. Je dirais de ce quelqu’un qu’il appartient à cet
ensemble qu’il perçoit. Là aussi comprenez bien à quel niveau du problème on en est. Je
m’interdis de faire intervenir en tous cas directement, des facteurs subjectifs du type : le rêve,
le souvenir, l’hallucination. Cela serait trop facile. Si je faisais c’est, que le mot "sujet" à
beaucoup de sens si je fais intervenir directement des facteurs de rêves, d’hallucinations, de
souvenirs, j’en suis plus dans les conditions de mon étude, je ne m’occupe plus des images-
perceptions comme telles, je m’occupe de tout à fait autre chose, je m’occupe d’images-rêves,
d’images-souvenirs dont je sais pas du tout quel est le rapport avec l’image- perception.

Donc là quand j’emploie "subjective" ça peut pas renvoyer à des images de rêves ni de
souvenirs, du point de vue qui m’intéresse, il s’agit du cadre étroitement défini précédemment
de l’image- perception, si je fais intervenir du rêve, de l’hallucination ou n’importe quoi ce
sera simplement sous la forme de facteur agissant sur la perception. Mais je considère pas,
j’en suis pas du tout là à un moment où je pourrais considérer le problème de l’image ou le
problème de l’image souvenir au cinéma ; c’est pour ça que je dis bien j’appelle pour le
moment de manière purement nominale, j’appelle image subjective, l’image d’un ensemble
tel qu’il est vu par quelqu’un qui appartient ou qui fait partie de cet ensemble. Des images
subjectives comme ça on en connaît au cinéma, bien plus elles sont marquées d’une espèce de
splendeur et elles ont commencées très vite dans le cinéma.

Là aussi je cite des exemples. Premier exemple : perception subjective avec cette fois ci,
compte tenu de ce que je viens de dire : un facteur actif, puisque tout réagit là, il y a un
facteur actif qui agit indirectement sur la perception. Je cite deux cas : la danse ou la fête vu
par quelqu’un qui y participe. Voyez que le facteur actif est fort : par exemple la fête foraine
vu quelqu’un qui est sur le manège, ça peut donner des perceptions subjectives c’est-à-dire
des images-perceptions splendides ou bien la danse, la salle de danse avec tous les danseurs
vu par un danseur. Merveille ! l’un c’est un exemple célèbre de Epstein, l’autre c’est un
exemple célèbre de L’Herbier.

voilà premier exemple : je dirais perception subjective avec facteur actif. J’en donne un
troisième parce qu’il est aussi tellement beau et c’est un grand classique : un film lié à

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l’expressionisme allemand, à savoir un film de Dupont "Variétés" célèbre image où toute la
salle du cirque est vue par l’acrobate au trapèze en plein mouvement. Prodigieuse image où là
, la perception subjective est inséparable d’un très fort facteur dynamique actif puisque le
sujet qui appartient à l’ensemble cirque est lui même en mouvement tout comme le danseur
était lui même en mouvement et l’image de Dupont, les images de "Variétés" sont
splendides...

ranscription : KONÉ Assétou Deleuze - cinéma Cours 6 - 12/01/1982 - 2

C’est-à-dire là, la perception redoublée, en quelque sorte, c’est l’image célèbre que l’on cite
toujours dans toutes les histoires du cinéma de Gance dans "La Roue". Qui passe pour être
une des premières images subjectives au sens de la perception lancée par le cinéma, à savoir,
le héros qui a reçu je crois, mais oui, à peu prés oui, qui a reçu un jet de vapeur dans les
yeux : le héros, conducteur de chemin de fer - qui a reçu son jet de vapeur dans les yeux et qui
a les yeux abîmés : donc, facteur perceptif là, de la perception. On voit sa pipe, il prend sa
pipe et on voit sa pipe, telle qu’il la voit ou telle qu’il est censé la voir.

Bon, Image Subjective à Facteur Perceptif. Enfin, Perception Subjective à Facteur Affectif.
Il y a une image que je trouve très belle, qui est dans le film de Fellini : Le Tchèque blanc. Il
y a une jeune mariée là, où vous savez, qui est amoureuse, qui est vaguement amoureuse là,
du, de l’acteur de roman photo. Et puis, elle arrive sur le lieu du travail là du roman photo, de
la prise de vue de roman photo. Et, il est déguisé en Tchèque. Et, on nous le montre tel qu’elle
est censée le voir. Et ça donne : il est comme - Fellini a évidement utilisé des objectifs, il a
tout mis, il a tout fait. Une image très, très, très savante. Et on a l’impression, on a le
sentiment que euh, euh, le héros de, du roman photo est complètement en haut d’un arbre
immense, et se balance dangereusement là sur une espèce de, de soutien là et, et il a toutes les
proportions, n’est-ce pas, gigantesques d’un héros, d’un héros au sommet d’un arbre
immense. Puis, succède après, alors ce que j’appelle : l’Image Objective. Ce que j’appelle
l’image objective vraiment, dans les conditions nominales, dans les conditions très, très, où je
ne me complique pas les choses. J’appelle l’image objective et ben oui, et qu’est ce qui se
passe d’un coup en fait : ce n’est plus le héros tel que le voit la jeune femme - Il est sur une
balançoire tout près du sol. Et, qu’il se balance minable là, hein, et que, il a pas besoin de
choir de l’arbre immense. En fait, il a quarante centimètres à faire pour... Bon. Passage de
l’image objective, de l’image subjective, à l’image objective. Parfois l’ordre est inverse.

Dans le cas de Gance : on nous a montré la pipe et le personnage en image objective, avant de
nous montrer l’image subjective de la pipe. Bon. Or, la seule chose que je constate c’est que
si j’en reste à ceci : j’ai donc mes deux définitions : J’appelle Image Subjective encore une
fois l’image vue, l’image d’un ensemble vu par quelqu’un qui fait partie de l’ensemble.
Image Objective : non pas du tout une image sans point de vue, ça, je pourrais pas encore
me donner une notion si difficile. Mais Image d’un ensemble vue d’un point de
vue"extérieur" à cet ensemble.

Or, déjà là une première évidence pour nous. À savoir que si je définis ainsi, si je pars de
définitions aussi simples de l’Image Objective/Image Subjective : l’une ne cesse pas de passer
dans l’autre et réciproquement. Et c’est même les bons moments du cinéma.

Et l’exemple que je donnais de Lubitch tout à l’heure est un passage très net de pôle objectif à
pôle subjectif. Il commence par cadrer avec... Par nous faire voir le défilé militaire dans
l’intervalle de la béquille et de la jambe euh, subsistante. Telle qu’elle est présentée dans ce
premier plan, oui, je dirais que l’image est objective. Elle est complètement tordue, elle est
bizarre : cadrage en dessous de la taille et on voit le défilé à travers ça. C’est donc un point de
vue esthétique trés curieux. Peu importe. Peu importe que le point de vue soit bizarre. Dans ce
premier plan, il ne fait pas partie du... euh, de l’ensemble qui est présenté, il n’appartient pas à
l’ensemble présenté. C’est donc une Image Objective, si « artiste » qu’elle soit, si « esthéte »

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qu’elle soit.

Deuxième plan : Cette perception qui nous paraissait si esthète, si bizarre, se trouve
effectuée par le cul de jatte. Ah ! C’est donc ça : il y avait un cul de jatte ! Et c’est ce qu’il
voit. L’image est devenue Image Subjective, c’est-à-dire en effet, le cul de jatte fait bien
partie de l’ensemble : foule/défilé. On est passé de l’image, on est passé d’une Image
Objective ou pseudo Objective à une Image Subjective. Alors, ce balancement c’est quoi ?
Voilà, on va faire, on va faire un tout petit bond. Il y a un balancement de ce type. Eh ben, ça
indique bien que, d’une certaine manière, il faut trouver un statut à ces deux pôles et au
passage d’un pôle à l’autre.

Or, voilà que ce statut, la "technique" du cinéma nous l’offre et nous l’offre d’une manière
bizarre. C’est donc un nouveau pas de notre analyse : elle nous l’offre sous une scène, sous
une forme célèbre : Champ/Contre-champ. Pourquoi ? C’est que Champ/Contre Champ, c’est
le lieu d’une rencontre très extraordinaire. C’est le lieu d’une rencontre entre : des
déterminations spatiales et des déterminations psychologiques. Pourquoi ? Spatialement, et
c’est bien là l’origine de Champ et Contre-Champ. Spatialement, le Contre-champ c’est
l’inverse symétrique d’un plan. Ou si vous préférez, définition, cherchez vraiment les
définitions vraiment les plus rudimentaires : c’est deux prises de vues des directions
opposées par rapport à un même plan spatial.

Bon. Là, Mitry il me semble. Jean Mitry a de bonnes pages lorsqu’il dit : « Le grand moment
ça a été lorsque cette structure spatiale Champ/Contre-champ, cette structure
cinématographique spatiale Champ/Contre-champ a rencontré une détermination d’une toute
autre nature, à savoir : Regarder/ Regardant ». Alors là, c’était quelque chose de très
important. Pourquoi ? Il me semble que ce qui c’est fait de très important c’est que, « Image
Objective » et « Image Subjective » pouvait recevoir un statut plus ferme. En quel sens
« recevoir un statut plus ferme » ? Alors moi j’aurais une question, parce que Mitry assigne la
rencontre de ces deux caractères de : Champ/Contre-champ : détermination spatiale /
Détermination : Regarder/ Regardant. Vous voyez ce que je veux dire ? Oui ? Je vais quand
même trop vite. Champ : vous prenez en champ un personnage qui regarde. Et puis en
Contre-champ : vous prenez ce qu’il regarde. Bon et bien, Mitry il dit : « Ceux qui ont
vraiment fait..., (Peut-être pas inventé mais) : Ceux qui ont vraiment élevés, à l’état de, de, de,
de, de grands moyens cinématographiques ce double aspect du Champ/ Contre-champ c’est
l’Expressionnisme allemand ». Et il cite des exemples, il cite beaucoup d’exemples. Par
exemple : Champ/Contre-champ dans... Il y a un cas célèbre : c’est le "Tartuffe" de Murnau.
Mais, bien avant il cite aussi : "Variétés". Variétés de Dupond là, comme étant un grand
moment où « Champ/Contre-champ » épouse la construction Regarder/ Regardant.

Mais je me demande, j’en aurai bien besoin, ça c’est juste une question et je me dis : « Non,
non c’est pas possible. Il faudrait que ce soit autre chose ». À savoir, il faudrait que ce soit
dans le western justement que ça ce soit fait. Il faudrait que ça soit dans le western que ça soit
fait que : le champ/le cow-boy qui regarde/le Contre-champ ce qu’il regarde. Euh parce que
ça m’intéresserait beaucoup si c’était dans le western. Parce que ce serait une confirmation
que le western ne peut se définir que comme un genre, un genre de film où domine l’Image-
Perception.

Alors donc euh, euh, voilà. Il faudrait, bon, il faudrait montrer que...j’espère, que se serait
dans les premiers westerns. Bien, mais peu importe hein. On fait comme si. Alors qu’est-ce
qui se passe ? Vous prenez en Champ, l’image de quelqu’un qui regarde. C’est une Image
Objective. En effet, elle est d’un point de vue extérieur à l’ensemble de l’image. Donc, c’est
une Image Objective mais elle est déjà Subjective puisqu’elle se présente comme l’image
d’un « regardant ». Et puis, Contre-champ : vous passez à l’autre côté. Au symétrique inverse,
à savoir : ce qu’il regarde. -

Cette fois, vous avez une image subjective, subjective oui et non. Peut-être, pas forcément.

126
Elle est bien subjective si : ce qu’il vous est montré, c’est bien ce qu’il regarde, comme il le
voit, comme il le regarde, comme il le voit. Elle peut être plus ou moins subjective. Et à la
limite, elle peut être objective si on vous donne à deviner et à choisir ce que le personnage
que vous venez de voir en champ regarde. Donc là aussi, dans ma seconde détermination :
Champ/Contre-champ. Voyez que j’arrête pas d’être baladé d’un pôle à l’autre : du pôle
Objectif au pôle Subjectif de l’Image-Perception. Si bien que finalement, l’idée là, l’idée de,
on arrive à quoi ? Jusqu’à maintenant on peut suivre il me semble assez bien Jean Mitry. Ça
revient à dire que : l’Image-clé du cinéma, du point de vue de l’Image- Perception, c’est ce
qu’il faudrait appeler une « Image Mi-Subjective/ Semi-Subjective ». Alors, c’est intéressant
la manière dont il définit l’Image Semi-Objective comme étant l’image courante au cinéma,
celle qui s’est imposée. Pas partout, pas toujours, l’Image Semi-Subjective. Elle peut se
consigner avec des moments d’Image-Subjective. Mais de toute manière les Images
Subjectives, ou les Images Objectives, elles formeront que des moments "singuliers" dans un
film. Supposons, supposons tous ça. J’ai tellement envie d’aller très progressivement ! Le tout
courant, il sera donné par des images Semi-Subjectives. Qu’est-ce que ça veut dire ? Alors
Semi-Subjective ça rend bien compte de ceci : c’est le « devenir réciproque ». L’Image
Subjective qui devient Objective ; qui est toujours susceptible de devenir Objective...
L’Image Objective qui est toujours susceptible de devenir Subjective. Mais il faut qu’elle ait
un statut consistant à l’Image Semi-Subjective.

Là, comme disent les phénoménologues se serait quoi ? Moi je dis comme disent les
phénoménologues : il faut, est-ce qu’il faudrait pas dire, une espèce de... ou faire le concept
lié à la caméra. Une espèce « d’être avec », pas être à la place de, du personnage : « Etre
avec », un « être avec » : de la caméra. Cet « être avec » de la caméra qui définirait alors une
position comme « d’équilibre » de l’Image Semi-Subjective et qui expliquerait que, dès lors,
l’Image Subjective peut toujours devenir Objective... toujours devenir Subjectives, etc. Euh,
ce, ce, cet « être avec », cette situation comme ce statut de l’Image Semi-Subjective, on le
trouvait dans quelle figure ?

Première figure : La caméra, dans le dos du personnage, et là c’est très important dans les
histoires du cinéma. On voit bien l’importance qu’a eu par exemple chez Burnau : grande
importance de la position de la caméra dans le dos, mais chez beaucoup d’autres : dans
l’Expressionnisme Allemand .Très, très fréquent cette position de la caméra dans le dos du
personnage avec tous les effets que ça peut donner. Et puis, autre figure, parce qu’il y a
plusieurs figures pour l’image, si l’on essaye de donner une consistance. Voyez mon
problème. Quel consistance à l’image euh, Semi-Subjective, indépendamment du fait qu’elle
assure la circulation, la transformation et l’image Objective en image Subjective, et de
Subjective en une Image Objective ? Quelle est sa substance indépendamment de ce rôle de
conversion, de transmission ? Bon alors je dis : « caméra dans le dos du personnage ».

Autre exemple, ce qu’on appelle ou ce qu’on a appelé (je ne sais pas si ça s’emploie
toujours) : le Travelling en circuit fermé. Le "Travelling en circuit fermé" c’était lorsque ou
c’est lorsque : il y a pas seulement mobilité de la caméra, mais lorsque la mobilité a acquis un
degré supplémentaire. C’est-à-dire, elle ne suit plus un personnage, elle se promène "parmi"
un ensemble, elle se promène "dans" l’ensemble, dans l’ensemble clôs. Par exemple, la
caméra qui se promène "parmi" les danseurs, la caméra qui se promène "parmi" les tables
d’un restaurant. Ça a été fondamental ça pour la mobilité de la caméra, lorsqu’elle a cessée
d’être une caméra qui suit pour devenir une caméra qui euh oui, qui se déplace : « parmi ».
Voyez, c’est un tout autre niveau de la mobilité. Eh bah, on pourrait dire voilà, c’est ça
l’Image Mi-Subjective. Seulement voilà : problème énorme encore une fois. On tient pas un
statut de l’Image Mi-Subjective par là.

Si l’on dit, eh ben oui, l’Image Perception : voyez exactement où j’en suis parce que ça a l’air
de... D’une manière obstinée,je suis mon problème, c’est ça que je voudrais que vous
compreniez. Si je pars de l’idée : l’Image perception à deux pôles : Objectif et Subjectif,
définis de manière très nominal, très verbal, et là me critiquez pas sur ces définitions, c’est un

127
point de départ. on verra que on n’en reste pas à ces définitions évidemment. On s’aperçoit à
partir de cette distinction des deux pôles, on s’aperçoit que :

il y a une image comme non seulement Bi-Polaire (l’image Semi-Subjective), mais que cette
image a une consistance en elle-même : consistance attestée par les moyens techniques qui la
produisent. Eh bah, ce qu’il nous faut, c’est pour nous, un statut conceptuel de l’image Mi-
Subjective. Or voilà, l’hypothèse que je ferais, c’est là que euh, euh mais encore une fois :
c’est que le début de notre analyse, hein. Je dirais quand à cela et si nous posons le problème :
quel peut être de l’Image Mi-Subjective, tel que l’on vient de voir que le cinéma était capable
de produire, de l’obtenir ? Je dirais euh oui, c’est évidemment pas dans Mitry, qui arrête son
analyse ! Euh, mais là, c’est peut-être le moment de se pencher sur une théorie très curieuse
de Pasolini.

Et cette théorie très curieuse (le temps que j’essaye de l’expliquer parce que moi, elle me
frappe énormément), c’est une théorie « obscure » il me semble. Mais c’est l’essentiel de la
pensée ... Il me semble que c’est l’essentiel et le plus original de la pensée de Pasolini sur le
cinéma. Non seulement sur le sien propre, mais sur la manière dont il voit le cinéma des
autres. C’est lorsque, il essaye de lancer une notion qui est exactement, qui est à peu près,
non, pas exactement puisqu’il emploie pas exactement ce mot là : "Image Subjective Libre
Indirecte". « Image Subjective Libre Indirecte », je dis ceci (comprenez, j’annonce pour
essayer de vous épargner de ....), je dis ceci :

si l’on arrive, grâce à Pasolini à donner à comprendre ce que peut être ces termes multipliés,
barbares, compliqués, cette "Image Subjective Libre Indirecte", si on arrive à comprendre ce
qu’il veut dire, peut-être qu’on va avoir un statut de l’Image Perception comme : passant
perpétuellement du Pôle Objectif au Subjectif, du Pôle Subjectif au pôle Objectif, et peut-être
que ça va nous faire faire un grand progrès.

Seulement, c’est pas rien tout ça ! Parce que ça suppose que je vous explique d’abord
comment Pasolini le comprend lui-même, et puis que je vous explique ensuite comment je
comprends Pasolini hein. Bon, ce... Voilà. Puis : qu’est-ce qui sortira de tous ça ? Et puis
vous : comment vous le comprenez ? euh, car tous ce que je peux dire c’est ceci : je prends le
point de départ de Pasolini, et ce qu’il fait, c’est qu’il emprunte la notion en question, la
notion qui fait notre souci actuellement. Il l’emprunte semble t-il à la linguistique : ce qui
évidemment est très ennuyeux. Mais lui-même, il n’y tient pas, on va voir pourquoi il n’y
tient pas. Mais il l’emprunte à la linguistique parce que la linguistique semble lui proposer
une distinction entre trois choses du discours. Donc c’est bien dans l’analyse du discours qu’il
trouve la source de sa notion, qu’il va élaborer au cinéma. Quand je dis : « discours », c’est
déjà plus de la linguistique (vous allez comprendre pourquoi). Et il nous dit, bah oui, dans le
discours on distingue trois types de discours. On distingue : le discours direct le discours
indirect et le discours indirect libre. Bon, c’est ça qu’il faut comprendre.

Le discours direct, c’est euh quelqu’un qui parle en son nom. Voilà, c’est bien connu. Le
discours indirect c’est lorsque je dis euh : « il dit qu’il faisait froid » ou bien lorsque je dis
euh, je dis qu’il fait froid. Discours indirect, ça tout le monde connaît le discours direct et le
discours indirect. Discourt indirect libre : C’est curieux, en Français c’est assez rare et très
littéraire, mais tous ceux qui est là - ma remarque est très importante - Tous les grammairiens
qui se sont occupés du discours indirect libre précisent qu’il a une importance fondamentale
dans les langues suivantes : Italiens/ Allemand/ Russe. Et que même, il y a beaucoup plus de
richesse évidemment qu’en français. Mais quand même je donne un exemple en français.

Alors j’essaye de le calculer mon exemple : -« Il lui dit hein, il lui dit qu’il ne fallait
entreprendre ce voyage, et que euh, et que... ». (Une élève tente de finir sa phrase). Non,
non ! Euh, oh bah non euh ! Laissez moi ! Ah, ah ! Euh, si tu me mets un point maintenant,
je... hein ! -« Et que cette démarche était hasardeuse ». C’est pour ça que je ne veux pas de
point là ! C’est, ça, c’est du style indirect : -« Il lui dit que euh ce, ce voyage était trop

128
dangereux et que cette démarche était hasardeuse. » Alors là, point. Point. "Mais elle n’était
pas née d’hier, elle éviterait tous les dangers, elle saurait prendre des précautions. » Point : -
« Je n’étais pas convaincu par toutes ces, ces, par toutes ces... Voyez, vous continuez là - par
toutes ces protestations". Voilà hein, Voyez que la seconde phrase est du discours indirect
libre. Ca se comprend tout seul. C’est, c’est quoi ? C’est quelque chose qui a un rapport avec
la phrase que la personne concernée, à laquelle je m’adresse, était censée, serait censée
répondre. Ce n’est pas du discours direct, ce n’est pas du discours indirect. « je lui dis que le
voyage serait dangereux et qu’elle ne devait pas le faire. Ah, elle n’était pas née d’hier, elle
prendrait toutes ses précautions. Moi, je n’étais pas convaincu de ses protestations ». Entre les
deux, il y a eu un discours indirect libre, qu’est-ce que c’est ?

On dira au plus simple : le discours indirect libre représente une espèce de contamination, ou
de contraction de deux discours : Le discours de celui qui parle et le discours de quelqu’un
qui rapporte. Bien ! Pourquoi alors ? Réglons oui, un problème sur lequel Pasolini parle très
bien. Il est fasciné par ça, Pasolini. Mais pourquoi ? Ce qui m’intéresse moi, c’est déjà :
Pourquoi, en tant qu’homme du cinéma, il est fasciné par ça ? Parce qu’il est fasciné par ça en
tant que auteur, auteur littéraire et particulièrement, auteur littéraire italien puisse qu’il pense
que le discours indirect libre est une forme fondamentale dans la langue italienne. Mais il est
aussi fasciné en tant que « homme du cinéma », pourquoi ? En Tant qu’auteur, ou en tant qu’
« aimant la littérature », Pasolini est fasciné pour une raison très simple, c’est qu’il dit : -
« c’est évident qu’en italien ça a beaucoup plus d’importance que... dans tout autre langue
Parce que « l’Italien » dit-il, c’est une langue finalement qui n’a pas de langue
moyenne. » L’Italien , il a jamais vraiment fait son homogénéisation. Il y a une langue
moyenne d’apparence, c’est une langue qui vit encore sur deux pôles extrêmes : Un pôle
littéraire et un pôle vulgaire.

« Pôle vulgaire » qui peut par exemple se diviser lui-même en toutes sortes de dialectes. C’est
à-dire : un pôle haut, sans aucune nuance péjorative, et un pôle bas : Ce qui est arrivé au
« Français » très haut, c’est-à-dire cette centralisation qui a fait un « Français moyen » qui
finalement, fini par être une langue commune à un illettré et à Victor Hugo. En Italien, c’est
pas aussi prononcé. En Allemand, il y aurait effectivement - dans toutes les langues où y a
discours hein - où y a comme ça, il y a beaucoup moins, y a pas, y a pas l’imposition d’une
langue moyenne. (coupure)

Si bien que dans le discours indirect libre, qu’est-ce qu’il y aura ? J’en reste toujours au
niveau du discours. Selon lui, il va y avoir Ouhlala ! Pardonnez-moi, c’est urgent ! Il faut que
j’aille au secrétariat, j’en ai pour 1 minute hein.

Ah, c’est qu’en apparence, un, un emprunt à la linguistique, car c’est évident que hum, hum,
tel que Pasolini vient de le définir et tel qu’il faut le définir, le discours indirect libre n’est pas
une catégorie linguistique. C’est comme disent les linguistes eux mêmes : une catégorie
stylistique.

Mais enfin, si je comprends bien, parce que encore une fois, c’est une thèse, il me semble très,
très complexe de Pasolini. Si je comprends bien la thèse de Pasolini, elle reviendrait à nous
dire à partir du point où on en est - c’est-à-dire à partir de cette caractérisation très générale
du discours indirect libre - elle reviendrait à nous dire l’Image-Perception au cinéma. C’est
non pas exclusivement, vous comprenez là aussi, c’est plein de nuances non pas
exclusivement, mais l’Image-Perception au cinéma, non pas exclusivement mais de manière
privilégiée, c’est ce qu’on pourrait appeler une "Subjective Indirecte Libre". Mais qu’est-ce
que ça veut dire une "Subjective indirecte libre" rapportée non plus au discours mais
rapportée à l’Image-mouvement ? C’est là que ça devient à la fois important pour nous,
intéressant pour nous, et très difficile, mais toujours, alors, toujours si, toujours si je
comprend bien, voilà ce que ce serait cette image indirecte libre, cette "subjective indirecte
libre".

129
Supposez un personnage, ou des personnages dont le cinéaste, prétend nous faire voir
comment ils voient eux-mêmes le monde. Bon, voilà. Voilà. Premier Niveau : le cinéaste veut
nous faire voir comment x, y, tels et tels personnages, voient le monde. Normalement, on
pourrait dire : c’est une image subjective, alors, ou si vous préférez une "image directe" je
dirais, une image subjective ou une image indirecte. Précisons : « veulent nous faire voir,
comment un névrosé », dit Pasolini dans son texte, « comment un névrosé voit le monde. »
Tiens : « névrosé » ! Pourquoi ça intervient là ? Ça intervient il me semble, exactement dans
les conditions, heureusement, que j’avais fixé tout à l’heure en prenant mes précautions. Il ne
s’agit pas d’introduire une image « névrose ». Il s’agit d’introduire la « névrose » comme
facteur agissant sur la perception. Bien, par exemple, il est certain que "l’obsession" agit sur
la perception. Donc acceptons, ça ne nous gêne pas ça. Il s’agit bien de l’image-perception, en
tant qu’elle subit des effets qui peuvent être ceux de la « névrose ». Donc, dans ce premier
niveau, le cinéaste se propose de nous montrer le monde tel qu’il est vu par tel personnage
névrosé. Si avec ça, ce serait du Discours direct ou si vous préférez, de "l’Image Subjective
Directe" ou bien cela pourrait être de l’image indirecte, il faudrait conclure à partir des images
présentées, la manière dont « névrose » et moi ce serait possible aussi. Mais au fait, il y a un
second niveau selon Pasolini.

Le Second niveau c’est quoi ? Ce n’est plus la Perception Subjective du personnage


supposé : le « névrosé ». C’est la Conscience Critique de la caméra. C’est la Conscience
Critique, c’est plus la Perception Subjective, c’est la Conscience Cinéma, le second niveau.
Voilà les deux niveaux de Pasolini. Qu’est-ce que ça veut dire : Conscience Critique de la
Caméra ? Comprenez déjà, ça me parait très, très intéressant parce que, si vous trouvez le
moyen d’assurer une espèce de contamination de court-circuit, d’un niveau à l’autre, qu’est-
ce que vous allez avoir ? Vous allez avoir une opération par laquelle le cinéma prend
conscience de soi, à travers une Image Subjective du personnage, et où le personnage prend
conscience de soi, ou prend une espèce de distance à l’égard de soi-même - aspect Brechtien
de l’opération - à travers la conscience critique.

Voyez où je veux en venir. Et c’est, et c’est Pasolini qui y mène. Nous ne sommes plus, nous
n’en sommes déjà plus. On a déjà dépassé notre point de vue trop restreint du début. Nous
n’en sommes plus à deux pôles de la perception : Image Subjective/Image Objective. Nous en
sommes à un couple qui a évolué. Le couple est devenu : Perception Subjective -
Conscience Critique du Cinéma/Perception Subjective du Personnage - Conscience Critique
du cinéma. Le cinéma va prendre conscience de soi, c’est-à-dire, va se poser lui -même, va
prendre conscience de soi à travers la vision subjective. Et la vision subjective va s’élever à
un niveau supérieur à travers la conscience cinéma. C’est curieux ça ! Bon, faut que ça
devienne concret, comment faire ? Et voilà que Pasolini, très discret à cet égard, ne prend pas
des exemples dans son œuvre propre. Il dit : « C’est vrai, vous n’êtes pas forcés de faire de
l’Image Subjective Indirecte Libre, vous avez, vous pouvez faire des films indépendamment
de ça, et même très beaux ! Lui, c’est ça qui l’intéresse, on peut pas lui retirer ça.

C’est parce que, c’est par là qu’il va définir ce qu’il appelle le "Cinéma de Poésie", par
opposition au "Cinéma de Prose. Le Cinéma de Prose, c’est un cinéma qui opère par image
directe ou indirecte. Le Cinéma Poésie, et ça me parait la seule manière de comprendre la
distinction que Pasolini fait entre Cinéma de Prose et Cinéma de Poésie. Le Cinéma Poésie
c’est celui qui procède par cette double opération, par cette contamination qui définit l’Image
Subjective Libre Indirecte. Bon, mais alors, mais alors : Techniquement, ça veut dire quoi ?
Faut bien ! Eh ben, il prend trois exemples. Il prend : Antonioni : Le "désert rouge".
Bertolucci : "Prima de la révoluccione" Hein, et il prend Godard, mais semble t-il là, sans
se référer à quelque chose de particulier, Godard en général.

Je dis pas que ces interprétations soient exactes. Ça va au moins nous apprendre mieux ce
qu’il appelle "Image Subjective Libre Indirecte". Et il dit ceci : « Il y a deux procédés dans ce
cinéma. Il y a deux procédés. Les deux temps de cette opération sont : Premièrement, je
dirais : une espèce de décalage ou de dédoublement de la perception. Et deuxièmement,

130
second procédé : Il faut pas lui faire dire plus, que ce qu’il nous dit, hein. Parce que, on va
avoir envie de dire tout de suite : « Ah oui, on voit tout de suite ce que c’est ! » Deuxième
procédé, c’est ce qu’il appelle, Pasolini, le Cadrage Obsédant ou le Plan Immobile. Cadrage
Obsédant ou Plan Immobile. Et c’est ces deux procédés selon lui, du dédoublement ou de la
démultiplication de la perception et du Cadrage Obsédant, qui vont permettre de définir
l’Image Indirecte Libre, "l’Image Subjective Indirecte ".

Je lis le texte. C’est tiré d’un article : "Le cinéma de poésie", que vous trouvez chez Payot
dans le livre : "L’expérience hérétique" page 148 et suivantes : « Les deux temps de cette
opération. » Et ce qu’il prétend là dire euh. Il prétend euh, que ça doit valoir aussi bien pour
Antonioni euh, Bertolucci et, et Godard. Évidemment sans doute, pour d’autres aussi. « Les
deux temps de cette opération sont premièrement :

le rapprochement successif de deux points de vues, dont la différence est négligeable sur une
même image. Voyez ! Rapprochement de deux points de vues à petites différences sur la
même image. C’est-à-dire, la succession de deux plans qui cadrent le même morceau de
réalité, d’abord de près, puis d’un peu plus loin ou d’abord de face, puis un peu plus
obliquement. Ou bien enfin tout simplement : sur le même axe, mais avec deux objectifs
différents. Il en est une assistance obsé. Euh, euh, il en est une assistance qui se fait
obsédante. Voilà le premier procédé que je résume donc : Décalage et Démultiplication de la
Perception en deux.

Deuxièmement : "la technique, qui consiste à faire entrer et à sortir les personnages du
cadre, et qui fait que le montage, de façon obsédante - vous voyez la reprise du mot
« obsédant » - et qui fait que le montage, de façon obsédante parfois, consiste en une série de
tableaux que nous pouvons qualifier d’informels. tableau où les personnages entrent, disent,
au fond quelque chose laissant à nouveau le tableau à sa pure et absolue signification de
tableau,auquelsuccèdeun autre tableau analogue où ensuite les personnages entrent etc. De
sorte que le monde apparaît comme régit par un mythe de pure beauté picturale que les
personnages envahissentil est vrai, mais en se soumettant aux règles de cette beauté, au lieu
de les profaner par leurs présences". Là, il le dit très bien. Voyez que dans ces procédés qu’il
qualifie de lui-même « d’obsédant », c’est que, on est passé en effet, des deux pôles : objectif
et subjectif de la perception à un autre couple déjà : Perception Subjective, mis en echo et en
résonance avec une Conscience-Cinéma. Conscience-Cinéma, avec un petit trait d’union.

Qu’elle est la loi de la contamination des deux ? Évidemment, c’est qu’il va falloir qu’il y ait
un rapport énonçable entre la perception subjective. Par exemple, bon : « Des personnages
entrent et sortent du cadre », comme il dit. Et le cadre vaut comme « tableau », et va subsister
après le départ des personnages. Et puis un nouveau cadre, et peut être, d’autres personnages,
ou les mêmes entrent et sortent, et le cadre subsiste. Vous avez là, une Conscience Fixe
Caméra. Tiens, tiens, je peux pas tout dire à la fois, c’est mon malheur ! Conscience Fixe
Caméra : mais c’est formidable ça ! Est-ce que c’est pas le petit fil qui, au sein de l’Image-
Mouvement, va peut être nous permettre bien plus tard et avec d’autres problèmes de sortir de
cette première espèce d’image qui est l’Image-Mouvement. Donc, Conscience Fixe Caméra et
Mouvements.

Mouvements sans arrêt : des personnages qui sortent dans le cadre, qui sortent du cadre, qui
entrent dans le cadre, qui sortent du cadre, entrent dans un autre cadre, etc. Là, se produit une
espèce de contamination entre le monde tel qu’il est vu par les personnages dans le cadre et le
cadre lui-même, agissant comme Conscience Critique, c’est-à-dire comme opération qui
passe à travers l’image subjective en même temps que l’image subjective s’élève à un plus
haut niveau. A quelles conditions ? qu’il y ait des rapports énonçables entre ces deux
niveaux ? Le Niveau de l’Image Subjective du personnage « névrosé » et le Niveau de la
Conscience Critique Caméra. Alors, quel peut être ce rapport ? Pour Antonioni, il nous
suggère à propos du "Désert rouge", et effectivement, il prend des exemples du personnage ou
un des personnages principaux, est un ou une névrosée. Là, le texte est très, très bien fait. Il

131
nous dit finalement, le niveau de la Conscience Caméra chez Antonioni dans "le Désert
rouge", c’est fondamentalement une "Conscience Esthétique" qui opère par tableau. C’est une
Conscience esthétique, tout le côté « esthéte », bon.

Chez Bertolucci, il nous dit : « Vous trouverez la même chose en apparence ». Par exemple :
les plans fixes sur un fleuve, ou bien, les plans fixes sur les rues de Parme, qui vont jouer le
même rôle - et cette fois-ci, c’est pas la Conscience Caméra, c’est-à-dire le second niveau se
présentera comme une Conscience Esthétique. Bertolucci attend beaucoup plus euh, là c’est
une espèce de... suggère, suggère Pasolini, c’est une espèce de contamination entre la névrose
du personnage - il s’agit du névrosé dans ce cas précis. La névrose du personnage et la
névrose propre de Bertolucci - évidement c’est méchant pour Bertolucci, il veut dire autre
chose. Faisons mieux, c’est pas exactement la conscience fixe caméra, n’agit plus alors
comme conscience esthétique à la manière d’Antonioni, et là je dirai beaucoup plus comme
"Conscience Réflexive".

Chez Godard euh, il suffit de chercher des nuances. Eh bah, ah, c’est encore autre chose. La
conscience fixe caméra quand elle se présente là, dans les mêmes conditions, elle va agir
comme Conscience. Et là euh, euh, Pasollini le dit très bien, il a un passage et une phrase sur
Godard qui le dit très, très bien. Euh, "Godard ne s’impose aucun impératif, dans la culture de
Godard, il y a quelque chose de brutal. Il ne conçoit pas l’élégie car en tant que Parisien, il ne
peut être touché par un sentiment aussi provincial et paysan. Il ne conçoit pas non plus, pour
la même raison le classicisme formel d’Antonioni.

Il est tout à la fois : Post-impressionniste et ne possède en rien cette vieille sensualité


croupissante dans l’ère conservatrice marginale. Pado romaines Pan ! pour Bertolucci tout ça,
même si elle est très Européanisé. Godard ne s’est imposé aucun impératif moral. Il ne ressent
ni la « normalité », ni la « normativité » de l’engagement marxiste, ni la mauvaise conscience
académique. Sa vitalité ne connaît ni retenue, ni pudeur, ni scrupule. Elle reconstruit en en
elle le monde, en outre. Elle est cynique envers elle-même. La poétique de Godard est
ontologique, elle se nomme : Cinéma. Son formalisme est donc un technicisme." Vous voyez,
la réponse ce serait, non dans ce cas de Godard, c’est pas la conscience esthéticienne à la
manière de, d’Antonioni dans : Du "désert rouge". C’est pas la conscience réflexive à la
manière de Bertolucci, c’est une Conscience Technicienne qui va alors se charger d’une
espèce de poésie et qui va se charger du rôle du Cinéma de Poésie.

Bon d’accord, très bien. Enfin d’accord, c’est très obscur. Je dirais presque, on a envie de
prolonger. Là, j’ai trouvé un petit truc alors je le signale parce que ça, ça me laisse dans une
sorte de stupeur. On m’a passé un numéro des cahiers euh, Renaud/Barrault. Où il y a un
article d’Eric Rohmer de 1977. Or Eric Rohmer, je crois qu’il est des plus importants, ces
films sont très importants. Mais mon mystère c’est ceci : c’est que le texte de Rohmer
s’appelle :"Le film et les trois plans du discours indirect/direct/Hyper Direct". Peut importe ce
qu’il appelle « hyper direct », ça n’a rien à voir avec « l’indirect libre » hein. Mais ça me
parait très curieux que Rohmer lance ses catégories, et qu’il ne fasse aucune, aucune référence
aux textes de Pasolini, qui sont pourtant anciens, qui sont avant 77. Alors je me dis : « Est-ce
que euh, c’est parce qu’il ne les connait pas ? » Ça me parait peu vraisemblable quand même
qu’il ne le connaisse pas. Comme il lit beaucoup, et comme c’est un très, très grand, c’est pas
seulement un très grand cinéaste, c’est un très grand critique : critique de cinéma Rohmer
euh. C’est curieux, il les connaît sûrement.

Donc, il doit vouloir exclure toutes références à Pasolini parce qu’il estime avoir quelque
chose d’autre à dire. Mais à mon avis, pas du tout ! À mon avis, il ne dit pas du tout autre
chose. Si bien que le texte de Rohmer qui est très extraordinaire, ne peut même se
comprendre qu’en référence à Pasolini, car Rohmer en était au point où, il pensait, où il était
déjà peut-être en train de tourner "La marquise d’O"... Et il dit : dans la littérature, dans le
texte de Kleist, dans la nouvelle de Kleist : « Il y a quelque chose qui frappe : c’est la forme
littéraire d’un discours indirect d’un type trés particulier. Et l’importance de ce discours

132
indirect d’un type très particulier est mon problème. » Dit-il. Pour la Marquise d’O..., c’est
comment rendre ça ? Comment rendre ça ? Il a l’air de dire uniquement au point de vue des
dialogues et là par honnêteté, je dis bien, il ne parle explicitement que des dialogues. Tout son
texte montre, il me semble, qu’il dépasse évidement les dialogues et que ce qu’il dit, concerne
aussi les images-mouvement.

Et à mon avis dans la Marquise d’O... Mais, aussi dans les "contes moraux", Rohmer
formerait comme une quatrième solution dans le schéma de Pasolini. A ceci prés que il me
semble (Rohmer), je sais pas si c’est un bien ou un mal, peu importe, c’est non plus la
conscience euh, euh esthétique du cinéma. Non plus la conscience perceptive du cinéma euh,
non plus la conscience technique du cinéma et euh, euh, c’est la Conscience Morale du
Cinéma c’est la Conscience Éthique. C’est pas par hasard, que ses contes, sont précisément
« contes moraux », et que La Marquise d’O..., c’est un conte moral en plus. Or, comment il
l’obtient, à ce moment là ? C’est bien là aussi. Il y a tout un problème, ou tout un double
niveau : Ce que font les personnages et ce qu’ils disent en entrant dans le champ et en
sortant du champ traité comme un tableau. Et la Conscience Caméra, telle qu’elle établit le
tableau et la succession des tableaux et la contamination entre les deux, c’est-à-dire : Le
monde tel que le voit la Marquise (qui est dans une situation très bizarre), qui agit sur sa
perception. Le monde tel que, tel que la caméra nous le fait voir : contamination entre les
deux niveaux. Si bien que, à travers le monde tel que le voit la Marquise, c’est à la lettre, La
caméra, Le cinéma qui prend conscience de soi. Et à travers le cadre, tel que la caméra
l’opère, c’est la Marquise qui prend conscience de soi.

Il y a une espèce de double opération là, par lequel le cinéma a besoin... et c’est ça. Et ce
serait ça que Pasolini appellerait le Cinéma de Poésie. Alors que ce soit, si vous voulez là -
j’indique juste les tendances, je veux dire que, voilà exactement où j’en suis. Je veux dire,
mais je vous demande de maintenir ça comme très confus. Vous n’aurez peut-être pas de
peine euh, Pour moi c’est extrêmement confus. Comme c’est pas comme ça que je voudrais
poursuivre le programme euh. Je voulais juste marquer l’état des choses tel que, il me semble
apparaître d’après cette conception théorique de Pasollini, qui me paraît très, très intéressante.
Si je résume, et en quoi, ça sert à notre analyse, je dirais uniquement ceci, je dirais :

Si nous partons d’une définition pure extrinsèque, nous pouvons toujours définir des Images
Perceptions-Objectives et des Images Perceptions- Subjectives. Mais à ce moment là, nous
voyons qu’elles ne cessent de passer les unes dans les autres. D’où, prend toute sa
consistance, une notion simple. À savoir, celle d’Image Semi-Subjective. Mais l’Image Semi-
Subjective ne se contente pas de passer d’un pôle à l’autre. Il faut qu’elle ait sa consistance
propre : Une tentative. Et je ne dis rien de plus.

Une tentative - pour fixer la consistance de l’Image Semi- Subjective, du point de vue de la
perception serait celle de Pasolini, Tentative, qu’il applique lui-même à d’autres cinéastes. Et
là, dans mon exemple, j’essaierais de l’appliquer comme Pasolini à « 3+1 », à savoir :
Rohmer. Et ce statut, alors que prendrait l’Image Semi-Subjective, ce serait donc le statut
d’une Subjective Indirecte Libre. Et cette Image Subjective Indirecte Libre, ne se définirait
pas simplement par l’oscillation du pôle subjectif et inversement. Mais par la coexistence de
deux niveaux.

Perception Subjective du personnage, d’une part : Conscience du personn... ah oui, je


précise : Perception Subjective du personnage en mouvement d’une part. D’autre part :
Conscience fixe de la caméra : Il faudrait, pour que l’Image Semi-Subjective, soit fondée et
que les deux niveaux communiquent, c’est-à-dire, qu’il y ait un rapport énonçable entre les
deux, tel que, encore une fois, la caméra prend conscience de soi à travers l’histoire des
personnages et les personnages prennent conscience ou prennent une distance par rapport à
leur propre perception, en fonction de la Conscience Caméra. Or, si ça c’était vrai hein ? si ça
c’était vrai, ça consisterait à dire à ce moment là : Il faut qu’on trouve euh, une autre
définition... qu’une définition simplement extrinsèque.

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Voyez, finalement, qu’est-ce qu’on fait ? On a déplacé notre dualité : au lieu que ce soit la
dualité de deux pôles, c’est devenu la dualité, d’une Perception Subjective du personnage et
d’une conscience fixe de la caméra.

Oui ? Une seconde, oui juste une seconde.

C’est devenu ça. D’où nécessité absolue de tout réorganiser. C’est-à-dire, bon d’accord, il
nous faut une définition réelle « d’objectif et subjectif ». On partira maintenant, d’une
définition réelle et puis on verra si ça nous mène dans une voie ensemble. Là, j’ai
l’impression qu’à la fois, on a fait un gain, grâce à Pasolini. Et puis, on se trouve dans une
espèce d’impasse. Bon, euh, qu’est-ce que c’est que ça, cette Conscience Caméra et cette
Conscience Cinéma sur laquelle il y a, il n’y a pas de cinéastes ? Qu’est-ce que c’est, cette
conscience cinéma dont finalement, tous se sont réclamés (quitte à la concevoir de manière
différente : de manière esthétique, de manière technique, de manière morale, de manière...
etc.) ? Très compliqué ! Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qui va nous permettre ?

D’où là, je n’ai fait que : premier niveau de mon analyse « objectif/subjectif ». Deuxième
niveau : Il faudrait simplement atteindre à une définition réelle de l’objectif et du subjectif.
Or, la définition « réelle », elle me paraît très simple : c’est dès qu’on s’aperçoit que Subjectif
et Objectif ne renvoie pas simplement à des pôles de la perception, mais renvoie à deux
systèmes de perceptions. Comprenez ce que j’y gagne : Si c’est plus des pôles, mais deux
systèmes de perception, ah bah oui, peut-être que l’un des systèmes est effectué par la
conscience caméra. Tandis que l’autre est effectué par quoi ? Ah ! Et il faut que je lâche tout :
par l’Image-Mouvement. Mais si l’Image-Mouvement est effectuée par un des systèmes,
l’autre système, il va se trouver en rapport avec quelles images ? Ah bah d’accord ! C’est que
depuis le début, il y avait autre chose que des Images-Mouvements. Ah oui, mais quoi ? Et
comment on va se faire la confrontation de l’Image-Mouvement avec autre chose que
l’Image-Mouvement ?

Ouais ? Bon, oui ? Qu’est-ce que vous vouliez dire ? (Une élève répond mais sa réponse est
non audible).

(...) de personnage à la caméra comme un narrateur ? (Il répond) Comme un narrateur, il


faudrait pas !

(Et elle argumente, mais c’est non audible. Il répond).

Ouais, on pourrait dire ça. D’accord, on pourrait dire ça euh, euh, j’vais vous dire, pour moi,
ça me paraîtrait très, très fâcheux de dire ça, mais on "peut" le dire parce que c’est absolument
pas un problème de narration. Au point où on en est, il y aura peut-être, j’en sais rien, si on en
rencontrera jamais. Mais au point de vue où j’en suis, pour moi, c’est absolument pas un
problème de narration puisque c’est un problème de pure "Perception". Si, vous me flanquez
de la narration, la caméra, et je crois que la prise de conscience caméra n’a rien à voir ni avec
la narration, ni avec la non-narration, c’est une affaire de Perception. À savoir ce que je veux
dire. C’est une chose que je traite depuis le début, mais qu’on n’a pas encore engagée. Il
s’agit d’un problème d’œil et pas d’histoire, pas de narration. Un « problème d’œil », je veux
dire quoi ? La caméra, c’est pas un œil humain plus parfait ! Si c’est un œil, c’est un œil non
humain. C’est un œil non humain !

Qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce que ça veut dire, un œil animal ? Non, ça veut pas dire un
œil euh, animal. Euh, un œil animal, c’est un œil animal, c’est un œil non humain. Est-ce que
on peut donner à... en fonction de la caméra, à l’expression ou à l’idée d’un œil non humain,
un sens, un sens réel ? Je prétends pas, j’en serais incapable, de faire une histoire continue du
cinéma. Si y a quelqu’un qui par exemple à lier la conscience cinéma à la position et à
l’invention d’un œil non humain comme tel, c’est plus du tout, du côté de Pasolini et du
cinéma moderne qu’il faudrait chercher. C’est euh, du côté de Vertov. Alors qu’il y ait une

134
lignée Vertov, Godard là-dessus, on peut toujours faire les embranchements qu’on veut. C’est
évident qu’il y ait une lignée Vertov/Godard.

Mais lui, c’est pas... et alors je le cite lui dès maintenant euh... en, en, en avançant sur ce qu’il
me reste à faire. Euh, c’est que, euh, euh, euh c’est que, lui on peut euh, . C’est pas un
problème de narration pour lui, c’est vraiment : En quel sens et de quelle manière, la caméra
effectue t-elle ou invente t-elle, un Œil, qu’il faudra bien appeler. Pas du tout un œil qui
rivalise ou avec lequel, oui, qui représenterait un perfectionnement. Il s’agit pas de voir ce
que l’homme n’arrive pas à voir, c’est pas ça le Ciné-Œil, c’est pas ça. Le Ciné-Œil, c’est
vraiment : La fabrication d’un œil non humain. Mais qu’est-ce que c’est un « œil non-œil » ?
À ce moment là oui, si, si, si j’ose tout dire, vous allez voir ce qui va se passer. Il suffit (je
voudrais que vous sentiez ça) que nos deux niveaux, voilà, et puis je vous laisse parce que
c’est trop compliqué tout ça, vous voyez !

On est parti de deux pôles de la perception. Voilà que ces deux pôles se sont transformés en
un couple : Perception Conscience - Perception Subjective du personnage/ Conscience Fixe
de la Caméra. Sentez qu’il faudrait pas beaucoup poursuivre l’analyse, pour arriver à... Bon,
l’Image-Perception, la Perception Subjective elle vaut là comme une image etc. C’est là où
s’est réfugiée l’Image-Mouvement. Alors la Conscience Fixe du Cinéma, c’est quoi ? C’est
quoi ? Ce par quoi, et les deux sont euh, euh, ils sont inséparables. Eh bah oui ! Ce qui va
nous faire sortir de toute nécessité d’Image-Mouvement, c’est en même temps quelque chose
qui reste le corrélat de l’Image-Mouvement. L’Image- Mouvement c’est quoi ? L’Image-
Mouvement, je dirais maintenant : c’est un premier niveau.

Voyez, je suis en train de transformer mes niveaux : « Image-Mouvement », maintenant je dis


plus : « La Perception Subjective du Personnage ». Plus besoin, plus que c’est le personnage
en tant qu’il entre, sort, rentre ans le cadre etc. C’est l’Image-Mouvement en fait, voilà.
L’Image-Mouvement elle est liée, peut-être aux personnages. Tiens, elle est liée aux
personnages ! Mais alors, la Conscience Fixe de la Caméra qui en effet est pourtant corrélatif
de l’Image-Mouvement, strictement, le corrélatif, elle est liée à quoi. L’Image-Mouvement
c’était quoi ? L’Image-Mouvement, c’est une Image Moyenne en tant que moyenne. Elle est
douée de mouvement, tant de photogrammes par seconde. C’est ça, l’Image-Mouvement, et
un gros plan, c’est pas un photogramme, sauf dans certains cas. Mais un gros plan classique,
c’est une Image-Mouvement : tant de photogrammes par seconde. C’est ça :

l’Image-Mouvement : c’’est l’Image Moyenne, définie par tant de photogrammes par


seconde.

La Conscience Cinéma, c’est quoi ? C’est le travail sur photogrammes. Supposons oh. C’est
pas, c’est pas exclusif d’autres choses. Ça peut être ça, ça peut être ça. La Conscience Fixe de
la Caméra, c’est quoi ? Ce qu’on peut faire avec un photogramme. Je veux dire : Mes deux
niveaux représentent un triple déplacement. Je passe de l’Image-Mouvement à quoi ?
Premier niveau : image moyenne Deuxième niveau : Photogramme arrêté.

Premier niveau : Mouvement. Deuxième niveau : Intervalle entre mouvements. C’est pas
un hasard, que Vertov réclame une théorie des intervalles. Troisième détermination : Premier
niveau : Caméra Deuxième niveau : Table de montage. (Table de montage qui permet le
travail su photogramme.)

Bon, mais là, je en dis trop. Je veux dire : Nos niveaux se distribueraient comme ceci, alors.
La confrontation qu’on est en train de chercher, deviendrait alors : La confrontation entre
l’Image Moyenne, qui en tant que moyenne est douée fondamentalement de mouvements
Cinématographiques, et d’autre part, le Photogramme à Intervalle, renvoyant à la table de
Montage, qui lui renvoie un autre type d’image, et ce sera la confrontation des deux, je crois
que vraiment même dans le cinéma, le premier à avoir fait la confrontation des deux niveaux,
où l’on retrouve alors l’idée de Pasolini mais d’une toute autre manière d’une Conscience

135
Critique Cinéma, qui affronte l’Image-Mouvement. Et de l’Image-Mouvement, qui affronte la
Conscience Critique Cinéma.

À ce moment là, se prononçait Vertov, mais à ce moment là, se produit quelque chose de
formidable : Il ne s’agit plus de critiquer l’Image-Mouvement du Cinéma en disant : « C’est
du faux mouvement, c’est une illusion. » C’était notre point de vue Bergsonien, vous vous en
rappelez.

Il s’agit plus du tout de dire ça. Il s’agit de critiquer l’Image-Mouvement du Cinéma en


disant : « C’est pas encore ça le cinéma. C’est du vrai mouvement, mais c’est pas encore ça le
cinéma. » Tout a changé ! Je veux dire : La critique est devenue intérieure au cinéma. C’est
plus une « critique » portant sur le cinéma. C’est une Critique, menée par le cinéma. C’est au
Cinéma de critiquer lui-même l’Image-Mouvement et c’est pas les, l’Image, la Critique de
l’Image-Mouvement qui constitue une critique de l’Image du Cinéma. Voilà, mais ça devient
de plus en plus confus. Alors on arrête hein ! Voilà euh, euh, Voilà, voilà ! Euh, pas de
questions ? Euh, bah, des questions, ce sera... Mais je reviendrai en arrière la prochaine fois.

transcription : Céline Romagnoli - Pierre Gribling Deleuze Cinéma (7) - Cours du


19.01.1982 (1)

« Vous y êtes, vous y êtes... bien vous voyez notre programme, notre programme pas
définitif, mais notre programme pour les semaines prochaines. Notre programme c’est encore
une fois - une fois dit que nous avons cru nécessaire de distinguer trois types d’images-
mouvement, nous essayons d’analyser dans des espèces de grands schémas chacun de ces
types. Et donc nous avons commencé par l’analyse de l’image-perception. Or je précise que
l’analyse de l’image-perception, si rudimentaire que soit cette analyse, je proposais de la faire
à trois niveaux. Je précise encore avant de commencer vraiment que, il ne s’agit pas de dire
que ces niveaux sont ou bien évolutifs, ou bien progressifs. Quand je passerai d’un niveau
auquel je fais correspondre tel ou tel auteur, à un autre niveau auquel je fais correspondre tel
ou tel autre auteur, ça ne veut évidemment pas dire que les auteurs de la seconde direction ou
du second niveau sont meilleurs, ou plus parfaits, ça va trop de soi. C’est une méthode, encore
une fois cette méthode d’analyse par niveau n’est ni évolutionniste ni progressiste, n’implique
aucun jugement de valeur, ou plutôt implique un jugement de valeur identiquement réparti, à
savoir : tout est parfait. Tout est parfait. C’est donc une méthode de variation. Je distingue des
niveaux en fonction de tel ou tel type de variable qui se trouve effectuée, et puis voilà. Ceci,
c’est un avertissement qui allait de soi et qui vaut pour tout, pour tout l’ensemble.

Or, la dernière fois, notre tâche a été très précise, nous avons analysé le premier niveau de
l’image-perception, nous avons analysé l’image-perception au cinéma, telle qu’elle se
présente d’après un premier niveau. Et, je résume, je résume les résultats. Parce que là encore
une fois ce que je vous demande c’est d’être sensibles à la progression, à ce qu’on acquiert
petit à petit - à supposer que ce soit de l’acquis. Bon je disais, le premier niveau de l’image-
perception, c’est si l’on part d’une définition nominale, purement extérieure, purement
conventionnelle, de deux pôles de l’image-perception. Ces deux pôles de l’image-perception,
nous les appelions image objective, image subjective. Ils faisaient l’objet d’une - je ne
tiens pas à ces termes hein, c’est des termes commodes, puisque tout ça ça dépendait d’une
définition nominale. La définition nominale c’était, supposons, supposons que l’image
objective, ce soit l’image, non pas du tout sans point de vue - parce que qu’est-ce que ce
serait, une image sans point de vue ? - mais une image prise d’un point de vue qui
n’appartient pas à l’ensemble correspondant. Qui n’appartient pas à l’ensemble
correspondant. Donc, vue du dehors, vue d’un point de vue extrinsèque. Et l’image
subjective, c’est l’image qui, elle renvoie au contraire à un point de vue qui appartient à
l’ensemble correspondant. Par exemple quelque chose tel que le voit quelqu’un qui fait partie
de cet ensemble. La fête foraine telle qu’elle est vue par quelqu’un qui participe à la fête.

136
Bon.

En partant de ces deux définitions très conventionnelles, qu’est-ce qu’on a fait, et comment
est-ce qu’on a avancé ? On a vu d’abord que les deux pôles communiquaient et ne cessaient
pas de communiquer l’un avec l’autre. L’image subjective devenait objective, et l’image
objective devenait subjective. On a vu ensuite que c’était bien là que se posaient et que se
réglaient certains problèmes concernant les rapports champ/contre-champ. On a vu ensuite
encore que, dès lors, un certain type d’image propre au cinéma, un certain type d’image-
perception propre au cinéma s’affirmait, ou se manifestait, que l’on pouvait appeler image
mi-subjective.

Et l’on cherchait un statut pour cette image mi-subjective. Puisque l’image mi-subjective ce
n’était plus, et ça n’était déjà plus, un mixte de l’image dite subjective et de l’image dite
objective. Il fallait qu’elle eût sa consistance à elle. » [un chien aboie] « ... ah ah, je savais
qu’il ferait problème... euh... il fallait qu’elle eût sa consistance en elle-même. Et c’est du côté
de Pasolini que l’on a cru possible de trouver ce statut ou de dégager cette consistance. Et, dès
lors, nous avons essayé de comprendre un concept propre à Pasolini, mais d’une grande
importance : celui d’image indirecte libre, que nous proposions donc, comme statut, ou
comme un des statuts de l’image-perception au cinéma, et rendant compte - statut qui rendait
compte, du passage perpétuel de l’image-perception de cinéma d’un pôle à l’autre, du pôle
objectif au pôle subjectif.

Et nous constations là, et c’est là-dessus que la dernière fois nous avions fini, nous
constations là que quelque chose de très important... se passait pour nous. C’est que, d’après
le concept "d’image subjective indirecte libre", image subjective indirecte libre tel que il nous
semblait se dégager des textes difficiles de Pasolini, bien, on assistait à un évènement
affectant le concept d’image-mouvement. A savoir que l’image-mouvement tendait à dégager
en elle-même un élément qui se trouvait précisément dépasser le mouvement. A savoir que,
l’image subjective indirecte libre tendait à se scinder, non plus entre deux pôles - voyez que
notre analyse quand même avançait - non plus entre deux pôles entre lesquels elle aurait
assuré la communication, mais qu’il y avait quelque chose de plus profond en elle, qu’elle
tendait à se scinder en deux directions : la perception subjective des personnages en
mouvement c’est-à-dire entrant et sortant d’un cadre déterminé... » [interruption de la bande]
« ...simplement tout ce que je peux dire c’est que non pas dans les films de Pasolini lui-même,
ni dans les films que Pasolini invoque comme démonstrations vivantes de ce qu’il appelle
image subjective indirecte libre - que ce soit Antonioni, que ce soit Bertolucci, que ce soit
même Godard - mais, du point de vue de la théorie, du statut théorique du concept de
Pasolini, cette conscience caméra, cette conscience du "cadre obsédant" comme il dit, et
bien... elle n’était définie, il me semble, par Pasolini que d’un point de vue étroitement ou
exclusivement formel. Comme si, du point de vue de la théorie cette thèse ou cette
découverte d’un statut de l’image-perception restait comme on dirait quoi, idéaliste.

Bon, si c’est une restriction quant à la théorie de Pasolini que je viens de faire, ça n’implique
aucune restriction quant à sa pratique et à la pratique des cinéastes qu’il citait. Encore une
fois, ce qui va se passer ensuite, c’est parmi eux. Mais au moins ça nous permet de toucher
alors au second niveau. Et c’est là-dessus que je commence aujourd’hui.

Second niveau de l’analyse de l’image-perception.

Cette fois-ci, on repart de nos deux pôles. Perception objective, perception subjective.
Seulement nous réclamons pour eux une définition réelle. Et non plus une simple définition
nominale du type, oh ben l’image objective ce serait celle qui est prise d’un point de vue
extérieur à l’ensemble, et l’image subjective d’un point de vue intérieur. On réclame une
définition réelle. Puisqu’on a atteint vous comprenez, vous comprenez, on a atteint... le bout il
me semble de - en tout cas moi j’ai atteint le bout de ce que je pouvais aller à partir d’une
première définition. Bon, alors on revient, on repart à zéro. Définition réelle. Est-ce qu’il y

137
a une définition réelle "possible" de l’image objective et de l’image subjective comme étant
les deux pôles de l’image-perception au cinéma ? Oui oui oui disons-nous, car nous l’avons
déjà, car nous l’avons déjà grâce - et c’est pour ça que tout se mélange tellement - grâce à nos
études précédentes concernant Bergson et le premier chapitre de "Matière et Mémoire". Car le
premier chapitre de "Matière et Mémoire" nous proposait bien une définition réelle, de quoi ?
De, à la lettre, deux systèmes de perception. Et ces deux systèmes de perception sans doute ils
étaient coexistants. Sans doute est ce que il était possible à la limite de passer de l’un à
l’autre. Et c’était quoi, ces deux systèmes de perception ? Dans le premier chapitre de Matière
et Mémoire, Bergson nous disait, il est aisé de concevoir deux systèmes en fonction de tout ce
qu’il avait dit et qu’on a vu.

- Un premier système où les images-mouvement varient, chacune pour elle-même, et les unes
par rapport aux autres. On a vu c’était même ça que nous appelions l’univers machinique des
images-mouvement. Les images-mouvement varient chacune pour elle-même et les unes par
rapport aux autres. C’est comme le monde de l’universelle variation, ou de l’universelle
interaction - ce qui nous permettra de définir un univers : l’univers des images-mouvement.
Voilà. Bon. Je propose d’appeler ce système "système objectif". Pourquoi ? C’est
évidemment une drôle de conception d’objectif, mais seulement en apparence - on va voir. En
tout cas, je le dis déjà : c’est un système "total", qui constitue l’univers des images-
mouvement. En quoi est-il perceptif ? Il est bien perceptif au sens où, les choses mêmes c’est-
à-dire les images en elles-mêmes sont des perceptions. Vous vous rappelez le terme de
Bergson : mais les images-choses, ce sont des perceptions, simplement ce sont des
perceptions totales. Puisqu’elles perçoivent tout ce qui leur arrive, et toutes leurs réactions à
ce qui leur arrive. Un atome est une perception totale. Une molécule est une perception totale.
Donc, ça justifie déjà le terme "objectif". C’est bien un système de perception objectif dans la
mesure où c’est le système total des images-mouvement en tant qu’elles varient chacune en
elle-même et pour elle-même, et les unes par rapport aux autres.

Voyez que c’est une définition là de l’image objective différente de celle dont on partait au
premier niveau. Je dis c’est une définition réelle et non plus une définition nominale.

Et l’image subjective, ce sera quoi ? J’appellerai alors image subjective, ou "système


subjectif" plutôt, le système où toutes les images varient par rapport à une image supposée
privilégiée, soit mon corps, c’est-à-dire moi-même, en termes d’image-mouvement, soit le
corps d’un personnage, c’est-à-dire un personnage d’imagination. Voyez les deux systèmes
sont très simples dans le premier les images varient chacune pour elle-même et en elle-
même et toutes les unes par rapport aux autres, dans l’autre toutes les images varient par
rapport à une image supposée privilégiée. J’appelle le premier "système total objectif",
j’appelle le second "système partiel subjectif". Or encore une fois si nous n’étions pas passés
par le long commentaire du chapitre un de "Matière et Mémoire", ces définitions seraient très
arbitraires. J’estime que pour ceux qui ont suivi jusque là, ces définitions ne sont pas
arbitraires et sont bien des définitions réelles.

Or qu’est-ce que ça nous donne ça ? J’ai donc comme coexistants, un système total
d’universelle interaction, et un système partiel de perception censée privilégiée à point de vue
privilégié. Système objectif, système subjectif. Je dis, supposons, supposons - je fais toujours
appel à votre confiance, quitte à ce que vous me la retiriez cinq minutes après - supposons que
nous appelions "documentaire" le système objectif total d’interaction. Car après tout c’est un
mot qui a eu beaucoup d’importance au cinéma. Et sans doute nous oublions, c’est-à-dire
nous ne pensons même pas aux mille plaisanteries qui ont été faites sur un certain type de
documentaire, c’est-à-dire l’éternelle pèche à la sardine, que le cinéma entre les deux guerres
faisait avant de projeter le vrai film. Mais lorsque les grands hommes du cinéma, très
différents parfois les uns des autres, ont lancé le thème : mais il n’y a pas de cinéma sans
documentaire... Evidemment ils entendaient autre chose... et qu’est-ce qu’ils entendaient ?
Qu’est-ce que c’était l’aspect documentaire de l’image-cinéma ? Est-ce que ce n’était pas - ce
sera vérifié tout à l’heure est-ce que ce n’était pas quelque chose comme le système de

138
l’universelle interaction des images en elles-mêmes et les unes par rapport aux autres ? Est-ce
que c’était pas le système total objectif ?

Et le drame, par opposition au documentaire, et le drame, la dramatique, c’était quoi ? Est-ce


que c’était pas l’autre système ? Je veux dire, cette fois-ci, les images qui se mettaient à varier
non plus les unes par rapport aux autres, en atteignant à ce stade suprême de l’objectivité qui
est en effet l’universelle interaction, qui est l’univers matériel des images-mouvement - et
c’est ça le documentaire, c’est l’univers matériel des images-mouvement, c’est-à-dire c’est au
moins un résumé, ou une prise, sur l’universelle interaction. Mais le processus dramatique lui,
qu’est-ce que c’était ? C’était lorsque se greffait sur le monde de l’universelle interaction, une
nouvelle organisation de images, où les images-mouvement se mettaient à varier en fonction
d’une image privilégiée, celle du héros, celle du personnage, celle du personnage dont j’allais
dire, ça c’est le personnage du film, ou c’est un des personnages du film.

Alors... à ce niveau, uniquement à ce niveau, je ne veux pas dire que c’est ça le cinéma, mais
un certain type de cinéma a bien été construit là-dessus. A savoir : des images d’universelle
interaction, qui constituaient le documentaire, sur lequel on allait greffer des processus - là
maintenant j’espère que ça devient clair en fonction de ce que j’appellerai des processus de
subjectivation, c’est-à-dire par rapport à une image privilégiée, celle du héros, on passait du
monde documentaire de l’universelle interaction, à un processus dramatique qui était une
histoire particulière. Voyez tout se passe comme si mes deux systèmes de... il se produisait
une greffe, une greffe de subjectivation, ici et là, sur le fond des images documentaires. Ou,
sur le fond de... du premier système, système total des images objectives, se greffaient des
processus de dramatisation, qui eux, renvoyaient à l’autre système. Et c’était une solution
absolument cohérente.

Tellement cohérente que la cohérence de cette solution - il faudra si c’est pas clair faudra que
je recommence tout, je ne sais pas - la cohérence de cette euh... voyez les deux s’unissaient
dans l’image-mouvement. J’insiste là-dessus les deux aspects, l’aspect documentaire, et
l’aspect dramatique, et la greffe de l’aspect dramatique sur l’aspect documentaire. Le passage
perpétuel à nouveau, mais on est à un tout autre niveau que précédemment. Voyez vous
sentez que l’atmosphère a changé. Le passage perpétuel de la greffe à ce sur quoi il est greffé,
de ce sur quoi il est greffé à la greffe elle-même, du processus, du processus d’universelle
interaction = documentaire, au procès de subjectivation = le drame, tout ça a formé des films
qui sont reconnaissables. Et là aussi je recommence à dire qu’il ne s’agit pas de dire que c’est
insuffisant : c’était une solution. C’était une solution pour l’ensemble de l’image-cinéma, et
une solution très intéressante. Et, qui a marqué quoi ? qui a mon avis a marqué l’école
française entre les deux guerres. Et ça a été, ça a été ça, la formule du cinéma français de
grand euh... de grand public - qui a fourni, comme toutes ses directions, qui a fourni ses
choses lamentables et qui a fourni ses chefs d’œuvre.

Et si j’essaie d’exprimer sous quelle forme ça s’est présenté, vous allez reconnaître tout de
suite à quel genre de film je pense. Euh... sous quelle forme, pour le pire et le meilleur, sous
quelle forme ça s’est présenté ça ? Un thème bien qui appartient il me semble vraiment bien
au cinéma français d’entre les deux guerres : le conflit du métier et de la passion. Le conflit
du métier et de la passion, qu’est ce que ça vient faire ici ? C’est une manière, c’est une
manière très simple d’exprimer tout ce que je viens de développer. Le conflit du métier et de
la passion, bien... en quoi c’est un... Alors je dis forme réussie, forme très réussie :
"Remorques", de Grémillon. Forme douteuse : "Carnet de bal", Un "Carnet de bal".
"Remorques" de Grémillon... chaque fois que j’émets un doute je ne dis pas l’auteur puisque
je ne cite que les gens admirables, n’est-ce pas. Donc, euh... "Remorques" de Grémillon, c’est
quoi ? Je ne raconte pas l’histoire mais, il faut que je raconte le minimum pour que vous...
euh, retrouviez en quoi... Voilà un capitaine de navire de sauvetage. Bon. Capitaine de navire
de sauvetage. Tiens. C’est le même Grémillon qui à l’époque de "Remorques" disait, "mais
finalement dans le cinéma il n’y a qu’une chose : tout est documentaire". "Tout est
documentaire" en fait c’était faux. Il ajoutait, ben oui, parce que même un film tout

139
psychologique dit-il, "c’est un documentaire d’état d’âme". "Et même un rêve c’est du
document" disait-il. En fait je crois que... il exagérait. C’était une formule comme ça, c’était
une formule de provocation. "Le cinéma est documentaire". L’interprétation à la française de
ça, ça aurait peut-être été une formule aussi à une certaine époque, et pas à toutes, à une
certaine époque de Vertov, en Russie - non pas en... en URSS - non je veux dire parce qu’il y
avait eu la Révolution... Ca a été une formule, et en effet c’est d’une certaine manière une
formule éminemment socialiste. Alors, bon, qu’est-ce qu’il voulait dire ? En fait la formule
française c’était pas, "tout est documentaire". Car les Français atteignaient, dans leur
socialisme à eux, dans leur caractère d’hommes de gauche, ils atteignaient à ce qu’on pourrait
appeler un "vertovisme modéré".

Leur vertovisme modéré, c’était : oui, d’accord, l’image-cinéma implique nécessairement du


documentaire, mais sur ce documentaire va se greffer ce que j’appelais un processus de
subjectivation, c’est-à-dire un procès dramatique, un processus dramatique. Et c’est par là...
Je dis que la manière la plus simple d’énoncer cette situation c’est tous ces films qui énoncent
un conflit métier/passion.

Alors dans "Remorques" voilà donc ce capitaine, qui est un capitaine de navire de sauvetage.
Et il prend la mer et il vit pour ça, pour son équipage etc. Alors ça commence par une fête à
terre, suivant les techniques de Grémillon qui sont très belles, la petite fête de mariage, tout
ça, tout en mouvement, et puis la fête est interrompue pour aller sauver un navire, et il y a les
images, il y a les images de métier. Dans ce cas métier maritime - je dis maritime comme ça,
peut-être que ça va avoir une importance fondamentale pour plus tard mais, euh... c’est
comme ça que ça s’introduit. Métier maritime puisque c’est un capitaine de bateau. Et, je
peux dire, pourquoi ça ? Ca pourrait être tourné avec des acteurs etc, mais pourquoi
nécessairement ? C’est ce qu’on pourrait appeler l’aspect documentaire. C’est l’aspect
documentaire parce que là, c’est un régime d’images-cinéma très particulières. C’est
forcément - un navire en sauve un autre dans la tempête, si vous ne reconnaissez pas à travers
la tempête le régime de l’universelle interaction où chaque image varie pour elle-même et les
unes par rapport aux autres... c’est évident. Evident. Bon. Et en effet, on y apprend, quand on
voit "Remorques" de Grémillon, on y apprend toutes sortes de choses, on en sort très
documenté. Mais vous voyez que on a au moins fixé un mot de documentaire, documentation,
qui est très précis : ça ne consiste pas à vous raconter en effet, à filmer un métier - ou si ça
filme un métier, ça filme un élément, ça filme tout ça - mais pourquoi c’est du documentaire ?
C’est pas du documentaire pour n’importe quelle raison.

Le documentaire encore une fois c’est cette activité de la caméra qui atteint l’universelle
variation des images, et l’universelle interaction des images. Et c’est à ça que je voudrais
réserver le terme de documentaire, au sens sérieux du terme. Voilà. Il fait ça. Il fait ça le
capitaine. On est en pleine image alors que j’appellerai "image objective", image
documentaire, image objective puisque encore une fois le système objectif je ne lui donne
plus d’autre sens pour le moment, que l’universelle interaction et l’universelle variation.

Et puis évidemment dans le bateau qu’il est en train de sauver etc, il y a une femme, qui ne
devrait pas être là, la femme appartenant à la terre. Il y a une femme. Alors il la ramène à
terre, il n’est pas content du tout, il trouve qu’elle ne devrait pas être là. Tiens. Comme si elle
troublait les images documentaires, c’est-à-dire comme si elle troublait le système de
l’universelle interaction. Sentez c’est déguelasse tout ça, l’universelle interaction ça se fait
entre hommes, enfin ! ...euh, bon. Et puis il revient à terre et évidemment il va tomber
amoureux. Il va tomber amoureux ça veut dire quoi ? Ca nous intéresse beaucoup. Conflit du
métier et de la passion. Il va tomber amoureux, c’est à dire : le capitaine qui était une image
prise dans l’universelle interaction, l’autre bateau, son bateau, les compagnons du premier
bateau, la tempête, les vagues, etc, etc, va se trouver entraîné dans un processus, processus de
dramatisation, qui va le sortir du régime objectif, du régime documentaire, du régime de
l’universelle interaction. Ca va le sortir en effet, ça va l’immobiliser. Aimer c’est
s’immobiliser, mon dieu. Et bien oui, c’est s’immobiliser. C’est s’immobiliser en quel sens ?

140
En ce sens que c’est maintenant toutes les images qui vont varier en fonction d’une image
privilégiée. Soit image privilégiée de celui qui aime - ah qu’est-ce qu’elle devient etc... - soit
image privilégiée de l’être aimé. Et toutes les images se mettent en rond, et ne varient plus
qu’en fonction de ce centre, de ce centre privilégié soit le personnage immobilisé, soit
l’objet de sa passion.

Et ce n’est plus la même perception de la mer. Ah non, c’est plus la même perception de la
mer. Au point que dans "Remorques", il y a ce moment admirable, enfin pour moi c’est un
très beau film - mais enfin il vaut pour beaucoup d’autres films - il y a ce moment où, il va
visiter - parce qu’il n’a pas de chance, non seulement la femme qu’il aime finalement veut
l’immobiliser, l’arracher au régime documentaire, de l’universelle inter-action, mais sa propre
femme, sa propre femme légitime veut déjà qu’il arrête ce métier. Il y a déjà un conflit alors
tout ça bon elle veut qu’il achète une petite villa sur la plage. Il y a les images très belles où il
visite d’ailleurs avec la femme qu’il aime la villa qu’il veut acheter pour l’épouse : ça se
complique, là, il y a plusieurs, c’est le jeu de plusieurs centres privilégiés, mais qui ont en
commun de l’immobiliser, c’est-à-dire de le faire passer à l’autre système de perception, où
c’est l’ensemble des choses qui varient par rapport à un centre fixe. C’est l’ensemble des
images qui va varier par rapport à un centre fixe. Et il regarde la mer, de sa petite villa, et il
dit, oh la la, mon dieu, comme s’il ressentait avec douleur cette greffe, qui l’arrache au monde
de l’universelle interaction, pour le faire passer au monde de la perception subjective, où il ne
va plus voir la mer que comme quelque chose de grotesque qui bouge autour de lui point fixe
avec comme seule consolation de regarder le visage de la femme aimée - où, à la rigueur, au
mieux les beaux jours la mer, se reflèterait.

Bien... Mais qu’est-ce qui fait la réussite du film ? C’est évidemment la manière dont les deux
systèmes d’images coexistent, dont ça passe de l’un à l’autre, et finalement du système
d’universelle interaction au système immobilisé - où la greffe de subjectivation se produit, et
puis disparaît, se reproduit. C’est ça qui fait un grand film. Quand c’est raté vous trouverez la
même chose. Quand je dis, dans "Carnet de Bal" il y a la femme à la recherche de ses anciens
amoureux, elle va en voir un qui est devenu guide de la montagne. Et le même procédé se
produit. C’est vraiment un peu une recette. Ca peut être une recette. Quand c’est bien fait
c’est pas une recette. Alors il y a la femme, qui arrive, et puis elle re-séduit son ancien
amoureux, qui est guide de la montagne. Alors il dit, oh bon bah adieu la montagne - très, très
français - adieu la montagne. Et puis évidemment on sait ce qui va se passer là, il y a la
trompette - c’est exactement comme "Remorques", c’est le doublet de "Remorques". Il y a la
trompette qui annonce un cas de sauvetage à faire en montagne, toujours un sauvetage. Les
avalanches c’est aussi le nom de l’universelle interaction, la montagne, vous comprenez -
enfin ça paraît, ça semble être. Mais de Epstein à Daquin, c’est la formule du cinéma français,
que j’exprime alors sous une forme volontairement, non, involontairement ironique - mais
elle cache quelque chose de beaucoup plus profond il me semble - ce conflit, du métier et de
la passion. Mais alors heureusement le guide de la montagne il... tout comme dans
"Remorques" exactement, il ira à nouveau à la montagne, il ira à la montagne, et puis la
femme elle partira, elle prendra le train, exactement comme dans "Remorques". Elle
retournera à la terre. Bon.

- Alors qu’est-ce que ça cache, ça ? Qu’est-ce que ça cache ? Car enfin, ce qui nous montre
bien que, parler simplement d’un conflit - je dis, je dis, c’est comme ça que vous trouverez ce
thème, je ne prétends pas épuiser cette époque du cinéma français, mais vous trouverez ce
thème vraiment de Epstein à Grémillon. Or, pourquoi dans ce conflit - oui, et à Daquin - mais
tous, la formule française... Je regardais dans Télé7Jours là où ils donnaient un film de
Delannoy, ils le résumaient très bien, ils redonnaient un vieux film de Delannoy, ils
résumaient très bien, ils disaient : ce film est un documentaire sur les hôtesses de l’air, hein,
sur lequel - ils ne disaient pas "se greffe" mais c’était analogue - sur lequel se greffe un
drame, un drame de la passion. Ca c’est tout à fait la force du film... les hôtesses de l’air c’est
pas les hôtesses de l’air rien du tout, c’est le métier, cette fois-ci, tout y passe, la montagne, la

141
mer, l’air... Et quand je dis tout y passe, faut pas exagérer, c’est quand même des métiers, des
métiers très spéciaux. La montagne, l’air, la mer. Alors bon pourquoi ? Pourquoi est-ce que
ces cinéastes ont éprouvé le besoin de déterminer le métier, c’est qu’il s’agissait bien d’autre
chose finalement. Alors il est temps de dépasser notre point de vue là. Il s’agissait de bien
autre chose que d’un conflit métier/ passion.

C’est pas par hasard que tous les métiers qu’ils nous proposaient - pas tous, il y a des cas où
c’est pas comme ça, mais, dans beaucoup de cas et dans les plus beaux films, de ce genre, les
métiers qu’ils nous proposent sont des métiers de cette nature. Soit aériens - Grémillon
encore. Soit montagnards. Soit surtout, surtout, maritimes. Un nombre de péniches, de
canaux, de rivières... et de bords de mer, qui fait vraiment la vitalité du cinéma français entre
les deux guerres. Qu’est-ce qu’ils ont à nous dire avec ça ? Ben je dis, vous comprenez c’est
évident, si vous m’avez suivi vous comprenez déjà tout, c’est évident... C’est évident, il ne
s’agit plus de rigoler en disant conflit de l’amour et de la passion - euh, et du métier. C’est pas
ça. Si l’on revient à notre seul point sûr, c’est vraiment la confrontation de deux, de deux
systèmes de perception. Alors c’est ça qu’il faut creuser. La perception que j’appelle
objective et totale parce qu’elle est la perception de l’universelle variation et de l’universelle
interaction, d’une part. Et d’autre part la perception que j’appelle subjective, le système
subjectif, parce que il est la variation des images par rapport à un centre privilégié fixe -
supposé fixe, ou supposé en voie d’immobilisation.

Quel aurait été finalement le rêve de beaucoup, de beaucoup de grands cinéastes français
entre les deux guerres ? Qu’est-ce qu’ils auraient fait s’ils avaient été Andy Warhol ? S’ils
avaient été Andy Warhol c’est pas difficile de savoir, on sait bien ce qu’ils auraient fait, ils
auraient planté une caméra devant de l’eau courante. Et puis ils se seraient tirés. Et puis ils
auraient attendu. Ils auraientfilmé.Unmême endroit, en plansfixes. De l’eau courante. C’était
ça leur affaire. C’est ça leur affaire. L’eau courante. C’est pour ça je dis, c’est pas par hasard.
Alors ils peuvent obtenir le même effet avec des avalanches, peut être, mais rien ne vaut l’eau
courante. Bon, un cinéma d’eau courante, qu’est-ce que ça veut dire ça ? Qu’est-ce que c’est,
qu’est-ce que c’est ? Voilà l’image liquide. Bon. L’image liquide. Par opposition à quoi ? Par
opposition à l’image terrestre. A l’image solide. Les deux systèmes vont coexister. Tiens, je
suis en trainde transformer, vous comprenez tout ça est tellement progressif. Je parlais tout à
l’heure de deux systèmes, l’un de l’universelle interaction, l’autre, de la variation par rapport
à un centre privilégié. Et maintenant, on est passé en glissant - mais on ne voit pas encore tout
à fait très bien pourquoi, comment - passé en glissant à deux systèmes : système liquide,
système solide. L’image liquide et l’image solide.

Oui, bon. L’image liquide, l’eau courante c’est important qu’elle soit courante, parce qu’on se
dit en même temps - attention faut bien distinguer les problèmes, c’est bien connu qu’au
cinéma il y a aussi un grand problème lié aux images-miroir... Je ne suis pas sûr que ce soit la
même chose. En tout cas pour le moment on a tendance à séparer. Nous, nous nous occupons
de l’eau courante. Pourtant, les problèmes de l’image-miroir au cinéma et le problème de
l’image liquide peuvent se rejoindre. Il y a des cas où ça se rejoint. Quand le miroir... dans
certains cas de miroirs déformants. Il y a quelqu’un qui a fait... je me dis, mais justement là il
nous sortirait - ça nous éloignerait de notre sujet aussi je fais juste une allusion. Il y a
quelqu’un qui a tendu à vraiment rapprocher au maximum l’image-miroir de l’image liquide,
c’est Losey. Notamment dans Eva. Parce qu’il se sert de types de miroirs très spéciaux, et
notamment de miroirs vénitiens, miroirs vénitiens à facettes qui brisent le reflet. Ah bon le
miroir vénitien à facettes qui brise le reflet il rejoindrait l’image liquide ? Oublions cette
histoire de miroirs parce qu’encore une fois c’est évidemment un autre problème - problème
du miroir au cinéma du point de vue de la perception c’est un problème d’espace.
Notamment : comment agrandir le champ. C’est un problème d’agrandissement ou de
rétrécissement de l’espace.

L’image liquide c’est un tout autre problème, c’est un problème de l’état de la matière par
rapport à la perception. C’est pas un problème d’espace, c’est un problème de matière, de

142
matière qui remplit l’espace. Alors, parfois, ça se rejoint, parfois, ça se rejoint pas. Mais je
dis, quand ça se rejoint c’est par exemple dans le cas de "Eva" de Losey - des miroirs très
spéciaux, qui fragmentent le reflet. Bon.

Pourquoi l’image liquide est-elle, pourquoi ce que j’appelais tout à l’heure système objectif
de l’universelle interaction se réalise dans l’image liquide ? - au niveau où nous en sommes,
c’est pas une formule générale, c’est au niveau où nous en sommes, évidemment. C’est que
l’image dans l’eau, l’image dans l’eau, quelle est la différence avec ce qui se reflète ? Ce qui
se reflète c’est un solide. C’est un solide qui appartient à la terre. Bon. D’un certain point de
vue, il peut toujours être pris, n’importe quoi peut être pris comme centre privilégié. Mais le
reflet lui-même, le reflet lui-même lui, il appartient à l’autre système. Il appartient au système
de l’universelle interaction et de l’universelle variation. Voilà que je crache dans l’eau, voilà
que je jette un petit caillou. Le reflet se trouble, toutes les images dans l’eau, toutes les images
réagissent chacune en elle-même et les unes par rapport aux autres. Le système total objectif
c’est le système des images liquides. C’est le système des images dans l’eau. On ne se lassera
pas de filmer de l’eau courante, parce que l’eau courante, comme l’a dit Héraclite - vous
supprimez "comme l’a dit Héraclite" - l’eau courante, c’est l’universelle interaction.

Ah bon, il y aurait donc deux types d’images ? les images de la terre - les images solides - et
les images liquides. Et là je ne suis pas du tout d’un point de vue de psychanalyse de
l’imagination, du type Bachelard. Je parle de tout autre chose, je parle de deux systèmes
perceptifs et de la manière dont on passe de l’un à l’autre. Alors ça... qu’est-ce qui intéresse,
qu’est-ce qui intéresse le cinéma français entre les deux guerres ?

Ce qui intéresse le cinéma français entre les deux guerres, c’est au niveau des rivières ou au
niveau de la mer, la ligne de partage de la terre et des eaux. La ligne de partage de la terre et
des eaux, et c’est là que tout se passe. Car la ligne de partage de la terre et des eaux peut aussi
bien être le passage du système liquide au système solide, ou le passage du système solide au
système liquide. Il peut être aussi bien la manière dont je suis rejeté hors du système de
l’universelle interaction, ou bien la manière au contraire, dont j’échappe au système subjectif
du centre privilégié, pour revenir à l’universelle interaction. Et dans le célèbre Renoir -
puisque j’ai réservé comme pour la fin le cas typique n’est-ce pas d’un grand homme de
cinéma qui est fasciné par ce thème précisément de l’eau courante, et des deux systèmes de
perception - la perception subjective sur terre et la perception d’universelle interaction, la
perception totale objective qui est une perception liquide, aquatique - si vous pensez à "Boudu
sauvé des eaux", la ligne, la ligne de séparation de la terre et des eaux, va être tantôt celle qui
rejette Boudu sur le système de la terre, système partiel, système partial, système solide, où
finalement il ne va pas pourvoir vivre, de l’autre système, système de l’universelle
interaction. Et finalement il va filer sur sa petite rivière là échappant au mariage, c’est à dire
échappant aux déterminations fixes, échappant aux déterminations solides de la terre.

Bon c’est... c’est comme ça, c’est comme ça que, c’est comme ça que ça apparaît pour le
moment. Donc pourquoi est-ce que l’image dans l’eau encore une fois, réalise et effectue ce
que j’appelais : "le système objectif", la perception objective ? Déjà, il y a quelque chose qui
point, et qui pourtant ne sera pas effectué par ce cinéma dont je parle, par ce cinéma français
d’entre les deux guerres. Mais qui point tellement qu’il faut déjà... C’est que, évidemment je
disais l’image liquide, le reflet dans l’eau là, en quoi il effectue vraiment l’universelle
interaction ? C’est que, il supporte tout. Multiplication de l’image, instabilité de l’image,
surimpression de l’image, réaction immédiate de Tout à Tout... c’est toutes les, c’est tout ce
qu’on a appelé le système total objectif. Finalement ce sont les reflets et non pas les choses
solides qui effectuent le système objectif total. Quant à la terre elle est le lieu du solide, donc
du partiel, du partial, de l’immobilisation d’un système partiel et partial, puisque le
mouvement ne sera plus saisi que comme la variation des images non plus universelles - sous
la forme : les images qui varient les unes par rapport aux autres et en elles-mêmes - mais les
images qui varient simplement d’après un point de vue privilégié. Alors, bon.

143
Et vous voyez que si je dis à ce moment là dans un tel cinéma c’est la ligne de partage de la
terre et des eaux où va tout se jouer, puisque c’est ça qui va réunir et le documentaire,
fondamentalement liquide, de l’universelle interaction, et le processus dramatique
fondamentalement terrestre, de la variation limitée par rapport à un centre privilégié. Je dis si
c’est ça leur affaire, alors Epstein, Grémillon, Renoir... et bien d’autres, et bien d’autres... Si
c’est ça... oui, c’est évidemment ça. C’est très différent, on conçoit d’autres, vous
comprenez... c’est ça... Oh mais ça peut être ça aussi chez d’autres, dans de tout autres
directions de cinéma, oui, bien sûr, je pense au "Cuirassé Potemkine". Est-ce qu’il n’y a pas
quelque chose de ça dans "Le Cuirassé Potemkine" ? Parce qu’enfin, "Le Cuirassé
Potemkine", il est à cheval si j’ose dire, sur la terre et les eaux. Et, le montage - vous
comprenez que là aussi tous les problèmes de montage reviennent, à ce niveau - le montage,
bah, mon dieu que il tient compte de ça. Telle scène sur le cuirassé est dans l’eau, telle scène
sur la terre. Et un soin extraordinaire de Eisenstein à calculer le rapport entre les scènes
terrestres, solides, et les scènes maritimes. Et la terre va être le lieu d’un échec - ça c’est en
commun avec le cinéma français où la terre, c’est à dire le processus de subjectivation, le
processus dramatique de subjectivation est un échec. Le processus amoureux est un échec.
Mais là, dans "Le Cuirassé", la révolution, le processus révolutionnaire échoue sur terre. Et la
révolution emporte son espoir, ou plutôt le cuirassé emporte l’espoir de la révolution, quand il
passe entre les navires, qui refusent de tirer sur lui. Et il emporte... La ligne de séparation de
la terre et des eaux joue en plein. Mais je crois qu’elle joue dans un autre contexte, ou bien
que ce n’est qu’une détermination secondaire du "Cuirassé Potemkine", ce qui ne veut pas
dire que ce soit mieux encore une fois. Tandis que dans les films auxquels je fais référence,
de Epstein à Grémillon... pensez par exemple à un titre de Epstein, "Finis Terrae". Vraiment
l’extrémité de la terre, c’est ça la ligne de séparation.

Dans d’autres cas, dans d’autres cinémas c’est de tout autres problèmes. Je veux dire si je
reviens, je fais une courte allusion aux westerns. Qu’est-ce que c’est leur problème ? Même
au niveau du montage. Le western il n’invente pas l’image liquide - probablement il n’a rien à
en faire de l’image liquide. Qu’est-ce qu’il ferait du reflet d’une vache ou d’un cow-boy
dans... rien rien rien rien. C’est pas ça son problème. Mais il a un problème qui est au moins
aussi beau. Son problème qui est au moins aussi beau mais qui est tout autre, c’est la ligne de
séparation de la terre - c’est-à-dire du solide, le western est solide, c’est du roc, c’est du roc,
c’est du cinéma solide, Ford c’est le génie du "solide", Ford - et puis d’autres, il n’y a pas que
lui.

Mais c’est la ligne de séparation de la terre, de la terre conçue comme solide, sous forme du
rocher, du rocher, de la terre - et du ciel. Et le problème du montage, et le problème de
l’image-perception au western, ce sera en partie du point de vue qui nous occupe là : quelle
proportion dans l’image au ciel ? Qui est-ce qui apporte le ciel au cinéma ? C’est Ford. Euh...
on peut dire le ciel "Ford" comme on dit le ciel à propos d’un peintre euh... les ciels de un tel.
Il y a les ciels Ford bon, les ciels "Ford" tout le monde les reconnaît. Mais, quelle proportion,
deux tiers, et un tiers pour la terre ? Quoi, et qu’est-ce qu’il se passe, à la ligne de séparation
du ciel et de la terre ? Est-ce que c’est l’indien qui surgit là ? Et qu’est-ce qu’il nous propose ?
Tiens si c’est l’être de la séparation, si c’est l’être qui effectue cette ligne de séparation...

Des lignes de séparation le cinéma en a énormément joué, au point que, je me dis - et c’est
trop évident - que c’est quelque chose qui appartient fondamentalement au cinéma. Car il
faudrait si on avait le temps, mais là je... si on avait le temps il faudrait parler d’une troisième
ligne de séparation - parce qu’il n’y en a peut-être pas d’autres - qui a été utilisée dans un
certain nombre de films d’ailleurs très admirables, généralement de grands films américains.

C’est la ligne de séparation cette fois-ci de l’air et des eaux. Ligne de séparation de l’air et
des eaux, ça c’est quelque chose de très très spécial. C’est bien plus, ça permet alors... tout ça
c’est très lié aux problèmes de cadrage au cinéma aussi. Il y a deux grands cas, il y a un cas
de grand film... voyez je cite même pas, parce que d’une part pour que vous retrouviez vous-
même, le prisonnier évadé qui a son chalumeau, et qui s’est mis dans la rivière et qui respire à

144
travers le chalumeau, cette image splendide. Et la reprise d’un équivalent de cette image dans
un film de quelqu’un que je trouve très admirable, qui est Paul Newman - les films qu’il a fait
lui-même, l’acteur, vous savez qu’il a fait des films, un certain nombre de films très très
beaux. Et dans un de ces films il y a la scène je crois devenue célèbre, où il y a la ligne de
séparation de l’air et des eaux qui est absolument comme tirée là au crayon noir... » [fin de la
bande].

TRANSCRIPTION : Binak KALLUDRA CD 7B - cours du 19 janvier 1982

Plaies de visages complètement distendus avec le fait qu’il va mourir et qu’il meure dans une
espèce de fou rire. Euh, c’est une très belle image pour le journal, euh ! Bon, mais vous voyez
que là il faudrait voir dans quel genre. je me sens plus solide lorsque je dis : "oui, le western,
son affaire c’est vraiment d’avoir inventé, avoir apporté le ciel au cinéma ou en avoir apporté
les ciels au cinéma, même si en suite on s’est servi des ciels dans d’autres sites".

Mais, ce cinéma français au contraire, - ce que je résumais tout à l’heure sous la forme de
conflit du métier et de la passion - vous voyez que c’est pas ça, c’est pas ça. C’est bien plutôt
la confrontation de deux types d’images, de deux types d’images - perception. Encore une
fois les images liquides qui effectuent le système objectif total de l’universelle interaction est
le système subjectif terrestre. Les images solides, terrestres, qui effectuent le système de la
variation limitée par rapport à un centre d’immobilité. Et c’est pour achever cette - juste cette
indication sur le cinéma français - je cherchais l’exemple qui résume tout ce que je viens de
dire, c’est évident : je me serve là d’une analyse qui me semble excellente qui a été faite par
Jean Pierre Bamberger, concernant « L’Atalante » de VIGO. Et « L’Atalante » de VIGO
semble vraiment réunir à l’état le plus pur, la confrontation et la compénétration -évidemment
c’est pas, c’est pas un dualisme - il faut chacun fois que le système terrestre sort des eaux que,
les eaux reconquièrent se reconquièrent sur le système terrestre - il y avait perpétuellement
intercommunication entre les deux - mais si vous prenez « L’Atalante » qu’est-ce que vous y
apprenez ? Vous y apprenez que la terre est le lieu - mais alors là c’est pas mal de parler
vraiment à la lettre d’une espèce d’érratisme de ce cinéma français - vous y apprenez que la
terre et le lieu depuis l’injustice parce que c’est lieu du partiel, de l’imparfait, et que c’est
fondamentalement le lieu du déséquilibre. Il faut toujours rattraper son équilibre et c’est la
descente la plus longue de « L’Atalante ». Et vous y apprenez qu’à la frontière de la terre et
des eaux, peut encore régner le système de la terre par certains aspects, et c’est la cabine. La
cabine encombrée, la cabine de la péniche encombrée d’objets cassés, d’objets à moitié-
objets, d’objets qui marchent plus etc. C’est les objets partiels de la solidité, c’est les objets
qui nous rattachent au passé, c’est les objets souvenirs etc. Mais la cabine elle est aussi autre
chose : elle est déjà le lieu maritime, le lieu aquatique où se définit quoi ? où se définit une
nouvelle démarche, un nouvel équilibre de cet équilibre instable, fondamental qui est
l’équilibre de la justice, qui est l’équilibre de la vérité, la vérité c’est celle du reflet, la vérité
elle est sur l’eau. Et la démarche sur la péniche qui s’oppose à la démarche sur terre, et sur
tout ce qui se passe sur la péniche et c’est l’avertissement mille fois lancé : L’eau est lieu de
la vérité et la preuve c’est que dans l’eau tu verras le visage de l’aimé(e). Cette fois-ci il s’agit
plus d’un conflit de l’amour et du mépris, au contraire. l’amour est bien passé non pas du coté
de ce qui nous subjective mais de ce qui nous amène à l’universelle interaction, c’est à dire à
la vérité. Et une fois le personnage va plongé sa tête dans le seau pour voir le visage de
l’aimé(e). Et c’est pas VIGO, c’était déjà EPSTEIN, qui faisait surimpression de visage de
femmes sur l’eau, où là la surimpression prenait un sentiment très grand et très fondé, et là en
effet dans le sourire plonge sa tête pour regarder le visage de la femme aimée. Une seconde
fois, il cherchera la femme aimée dans l’eau quand ils sont tombés.

Bon, tout ça je dirais que « L’Atalante » est vraiment le condensé - le condensé très génial -
de la confrontation des deux systèmes, des deux systèmes perceptifs en tant que chacun de ces
systèmes s’incarne, s’effectue, l’un dans l’ensemble des images liquides de l’universelle

145
interaction, l’autre dans le système subjectif de la variation limitée terrestre. (Il parle tout
bas) Euh ? Vous comprenez euh ? Alors, finalement c’est ça si vous voulez, l’aspect
documentaire : pourquoi tant de péniches, pourquoi bah ? Pourquoi ? Pour cette raison, pour
cette raison qui appartient vraiment à ce qui est le plus essentiel dans la distribution du
problème de l’image perception au cinéma.

Euh ! Oui, et bien il faut que j’ aille au secrétariat eu.. deux minutes, mais je vous demande
eu.. de réfléchir à ça euh ! Mais je reviens tout de suite euh ! Vous dispersez pas parce que
comme il faut que on partage une heure hein ! Et on est très pressés aujourd’hui alors vous
restez bien sages là, vous bougez pas, oui parce que je voulais écrire un courrier.

Euh.. vous voyez euh ? Petite remarque : on a progressé un petit peu parce que tout à l’heure,
quand j’en restais au niveau de la définition nominale là, des deux pôles de la perception :
c’est dans "l’ensemble de l’image- mouvement", c’est dans l’ensemble de l’image-
mouvement qu’on arrivait à distinguer les deux éléments ou les deux pôles, objectif et
subjectif. Maintenant vous pouvez me dire c’est pas un grand gain. Maintenant on a changé
de point de vue grâce à la définition réelle des deux pôles - on distingue les deux pôles
comme deux sortes d’image en perpétuelle relation, en perpétuelle communication. Alors où
ça nous entraînera ? Parce qu’au fond on a d’autant plus gagné - il faut tout prévoir pour
l’avenir puisque qu’on a pas fini - que liquide et solide, c’est pas seulement deux systèmes
perceptifs. C’est deux états, deux états de la matière. Et après tout, il nous faudra bien de la
physique simple : comment les physiciens distinguent les.. oh ! Oh ! Eu.. non non, c’est c’est
la fumée, c’est pour les mêmes raisons que vous, vous fumez trop hein ? Vous savez, c’est
pas bien oui. C’est pas bien du tout (rires d’étudiants). Eh par contre, c’est votre santé .. (Il rit
suivi des étudiants).

Ces deux états de la matière ; voyez comment les physiciens définissent "l’état liquide" et
comment ils définissent "l’état solide". Faudrait vous rappeler ce que vous avez appris à
l’école parce que c’est pas difficile tout ça c’est.., mais enfin pour le moment on en dit pas
plus. Bon je crois qu’on a beaucoup fait euh ? Il y a une convention ici quant vous en pouvez
plus vous me faites arrêter et puis moi j’arrête là.

Alors sur ce point, donc comme on a fait un écart dans l’analyse, est-qu’il y a des
compléments, des interventions des compléments ? Est-ce que vous voyez des lignes de
recherche qu’on pourrait inscrire dans eu.. eu.. des lignes de recherche qu’on pourrait inscrire
dans.. à ce niveau là ! Non ? Vous devriez comme même, je sais pas ! Enfin si ça peut vous
venir d’ici la prochaine fois alors convention aussi, quand vous pensez à lignes de recherche à
coté de laquelle je suis passé moi, c’est ça qui m’aiderait beaucoup c’est que vous vouliez soit
aller voir ceci, soit aller voir cela. Donc encore une fois les objections ça m’est égal, mais non
ça m’est douloureux et j’en en tiens jamais le moindre compte, mais les.. les lignes de
recherche que j’ai oublié ou que vous pouvez ajouter là, ça m’intéresse énormément même si
doit changer des choses, alors là ça peut être des lignes de recherche comportant des
objections, là c’est bien, c’est.. voilà ! Bon bah personne ne m’aide c’est eu.. non, voilà.

Et bien alors passons à la suite. Oui je passe à la suite ou vous en avez assez ! Encore un tout
petit peu bien je sais pas, bon alors (en chuchotant - c’est gentil) Bien, bien ça va être à
nouveau une direction différente, puisque que je parlaisEt lors que je proposais comme
formule facile "vertovisme modéré" pour le cinéma français, euh.. encore une fois ça ne
voulait pas dite que Vertov c’est mieux ! Euh.. ça, je vous rappelle vraiment parce que - en un
sens on sait bien que « L’Atalante » c’est pas un film absolument réussi « Boudu » aussi, il y
a pas à faire des..- mais, je viens d’essayer de montrer explicitement comment dans le cinéma
français - que ce soit un exemple de GREMILLON, un exemple de VIGO, il y avait d’autres
exemples possibles, eu..- c’est un système de variables qui se trouvent effectuées là par,
encore une fois dans la pensée très simple, un système de variables cinématographiques qui
est effectué par la ligne de partage de la terre et des eaux courantes. Bon alors, ce serait idiot
de dire c’est mieux ou c’est moins bien que autre chose. - on est à la recherche d’un troisième

146
niveau.

Donc ce que je cherche maintenant, c’est un troisième niveau d’analyse de l’image


perception. Donc modéré, "vertonisme modéré" ça voulait pas dire du tout allant moins loin,
c’était une voie moyenne, mais dans cette voie moyenne on pouvait aller aussi loin que le
plus loin.

Alors troisième niveau ce serait quoi, et bien ce serait la recherche cette fois-ci d’une
définition non plus ni nominale ni réelle, qu’est ce qui reste ? D’une véritable définition qu’on
pourrait appeler "génétique", génétique de l’image-perception et des pôles de l’image-
perception.

Et je dis et bien revenons, revenons un peu puis que cette homme sent bien avoir eu cette
haute, ce cinéaste sent bien avoir eu une influence décisive sur le cinéma. Revenons un peu à
la tentative et aux tentatives de Tziga VERTOV. Car après tout - sauf par GODARD - ces
tentatives ont été souvent maltraitées ou mal comprises. Sauf par GODARD et sauf je dois
dire un excellent article dans le volume collectif des éditions Klinsieck Cinéma, sauf par
quelqu’un je ne sais pas qui c’est - mais ça semble être un spécialiste Annette MICHELSON.
Oh c’est pas ! (Une étudiante intervient) Ah bon, ah bon, c’est dans le volume de Klinsieck
excellent.. ah bon, (deux fois) excellent article sur Vertov. Mais là je citerai cet article quant
j’en aurais besoin, là je commence par des choses très simples. VERTOV immédiatement, et
un peu tout le temps, invoque quoi ? Il invoque le réel tel qu’il est ! La caméra capable de
nous livrer le réel tel qu’il est. Que ça peut vouloir dire ça :"la camera va nous livrer le réel tel
qu’il est" ! Bon, et en même temps VERTOV fait partie de ces cinéastes soviétiques qui ne
cessent de dire - bien qu’ils le comprennent les uns et les autres, d’une manière tout à fait
différente et parfois opposée - l’essentiel ou un des essentiels du cinéma, c’est le montage.
Bien plus avec VERTOV, le montage réellement se croit tout permis. Déjà dès ce niveau là,
les premiers doutes, si nous n’étions pas déjà très armés pour comprendre ce que veut dire
VERTOV, les premiers doutes nous saisiraient : Premier doute sur : qu’est ce que bien
vouloir dire au niveau des images : "le réel tel qu’il est" ! Deuxième doute, comment est-ce
qu’on peut dire à la fois : on va atteindre le réel tel qu’il est et vive le montage ! Comme dit
Jean MITRY parfois - je veux pas dire du mal de MITRY mais là dans ce cas il se.. il se
surpasse, c’est à dire manifestement c’est.. eu c’est pas ça que l’intéresserait il comprendrait
vraiment pas c’est.. c’est un point que alors il faut le prendre comme exemple. Euh.. je l’ai
pris là d’un texte de MITRY : « on ne peut défendre, on ne peut défendre le montage créateur
et soutenir dans le même temps l’intégrité du réel ». Vous voyez : c’est difficile comme idée.
Bon, nous, on en sait juste assez pour savoir qu’il n’y a pas de problèmes. Alors je veux dire
c’est.. c’est.. c’est fascinant c’est comme toute les choses - quant on fait un peu de
philosophie c’est empoisonnant. Ou bien faut en faire beaucoup parce que.. mais si on en fait
qu’un peu ça - ça fait naître toutes sortes .. ça ça fait naître que de faux problèmes. Alors bon
faire oui, non j’ai tort de dire ça fait naître.. oh je ne sais plus.

Mais nous on n’a pas ce problème parce que - dire à la fois : "vive le montage" et
dire :"voilà le réel tel qu’il est" - ça va de soi que c’est parfaitement cohérent, il y a aucun
problème. Pourquoi ! Pourquoi il n’y a aucun problème ?

Qu’est ce qui nous dit VERTOV dès la période, si vous voulez que on appelle communément
d’après le titre de film de VERTOV « La période du ciné œil ». Bien Vertov ne cesse pas de
se réclamer de l’universelle "interaction". Bon ça nous intéresse beaucoup du film.
L’universelle interaction. Simplement, bizarrement on n’y reconnaîtra pas les images liquides
dont on vient de parler ou du moins très rarement, il y en a.. il y en a, mais ce sera pas ça son
problème. C’était le problème des autres, bon c’est pas.. c’est pas son problème, et justement
ça va nous lancer puisque c’est un nouvel élément. Encore, a-il en commun avec ce qu’on
vient de voir, l’appel perpétuel avec l’universelle interaction qui va jusqu’à ce stade là :
VERTOV, nous disons :" il s’agit de connecter un point de l’univers à un autre point
quelconque

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- on ne peut pas mieux définir l’universelle interaction - connexion d’un point de l’univers à
un autre point quelconque". Le temps étant aboli, la négation du temps. Négation du temps,
de quel temps ? Est-ce que c’est pas pour saisir le temps que il y a cette connexion d’un point
de l’univers à un autre ? Retenons juste un certain temps étant aboli. Donc, ce thème là il
apparaît constamment il nous est tellement précieux alors que j’insiste beaucoup là dessus."

En quoi ça nous sert ? C’est que voilà : "le réel tel qu‘il est" ça veut dire quoi ? Selon une
définition tout à fait rigoureuse, je peux dire j’appelle ou bien mieux encore, VERTOV
appelle "réel tel qu’il est", non pas quelque chose derrière les images mais l’ensemble des
images en tant qu’elles sont saisies dans le système de leur perpétuelle interaction, c’est à dire
dans un système où elles varient chacune pour elles mêmes et les unes par rapport aux autres.
Si vous me dites : ah non c’est pas ça le réel ! je vous dis d’accord c’est pas ça le réel pour
vous bien, trouvez un autre mot, aucune importance. On voit en tout cas pourquoi VERTOV
emploie l’expression du réel. C’est que ça va s’opposer à quoi ? Ca va s’opposer à une vision
qui sera dite "subjective". La vision qui sera dite subjective c’est précisément la vision où les
variations se font par rapport à un point de vue déterminé et immobilisé. Or.. le point de vue
déterminé-immobilisé c’est quoi ? Je disais c’est la vision terrestre solide, d’accord c’est la
vision terrestre solide tout à l‘heure, ça veut dire quoi ça ? Ca veut dire c’est l’œil humain.
L’œil humain.

Et BERGSON à coup sùr n’avait pas tort - je vais pas tout mélanger là, je cite c’est pas une
citation de Bergson - lors qu’il nous rappelait que : l’œil humain paie, a payé sa capacité
réceptive, de quoi ? D’une relative immobilisation. C’est un œil immobilisé qui bouge
vaguement au fond de son orbite mais c’est pas grand chose eu.., eh.. comme il disait très
bien : "le vivant paie ses organes des sens d’une immobilisation de certains lieux" -
précisément les surfaces de réception sensorielle. Mon oreille qui bouge pas, mon nez qui
bouge à peine, mon œil qui bascule tout juste, il y a et mes mains au bout de mes petits bras je
ne sais pas, tous mes sens paient leur capacité réceptive d’une relative immobilisation. Et
c’est pour ça que - comprenez il n’y a plus de problème pour on tient bien ça - Ce point de
départ du ciné œil de VERTOV est le thème lancinant de VERTOV :" La caméra ne vous
apporte pas un œil amélioré", la caméra ne vous apporte pas un œil amélioré, évidemment ça
n’améliore pas votre œil, c’est un autre œil. Je disais c’est une perception non humaine. Bien
dès le début je vais pas oublier un aspect de VERTOV, c’est que ce sera la "perception non
humaine" ou l’œil non humain de la "conscience révolutionnaire". C’est à dire qu’il y a un
problème que j’ai laissé de coté puisque ça ferait appel à des images qui ne sont plus les
images-mouvements et qu’on rencontrera qu’à la fin de l’année ou une autre année ou jamais,
à savoir : le problème du sujet d’énonciation dans le cinéma, mais le sujet d’énonciation n‘a
rien à voir avec le sujet "percevant". Mais on peut pas oublier, on peut pas dire un mot sur
VERTOV sans oublier que tout son cinéma est commnoté par l’idée d’énonciation
révolutionnaire fondamentale à laquelle correspond ce nouvel œil- qui n’est en rien un œil
humain amélioré, qui est d’une autre nature.

Et vous voyez pourquoi il est d’une autre nature, c’est l’œil de la perception totale. C’est
l’œil de la perception totale, c’est à dire c’est l’œil de la perception de l’universelle variation
où les choses mêmes, c’est à dire : où les images variant en elles- mêmes les unes par rapport
aux autres "sont" les vraies perceptions. Au lieu que je saisisse une image, ce sont les images
dans leur interaction qui saisissent toutes les actions qu’elles reçoivent, toutes les réactions
qu’elles exécutent. Pour une fois c’est le système qu’on a vu, avec le système total de
l’interaction, de l’interaction universelle.

Bien. Alors, une telle conception du réel se concilie absolument avec bien plus - qu’elle est
besoin du tri complémentaire que.. que le montage se permet tout, tout est permis au montage.
Où est le problème ? Mais il faut être idiot pour voir un problème et une opposition avec.- il
faut être idiot provisoirement - car MITRY est loin d’être idiot, eh.. Il faut être aveuglé - il
faut être aveuglé un instant - puisque il va de soi que, comme voulez vous, mettre des images
en situation d’être objectives au sens que nous venons de voir - c’est à dire d’être prises dans

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le système de l’universelle interaction : où chaque image varie en elle-même et les unes par
rapport aux autres - sinon par des opérations de travail sur l’image qui définissent le montage.
Bien plus je dirais qu’est-ce que eu.. VERTOV est en train d’inventer ! Il est en train
d’inventer le montage qui sort directement non pas sur le rapport entre les images mais qui
porte déjà sur l’image en elle-même. Il fera faire porter le montage sur l’image elle-même et
non plus sur des rapports d’images. Pour ça que EISENSTEIN il va être fasciné par cette
histoire. Tantôt il va dire tout ça c’est des clowneries et du formalisme forcément, clowneries,
formalisme, esthétisme - pire injure pour VERTOV. Eh.. bon tantôt en douce il va dire qu’est-
ce que... qu’est-ce qu’il est en train de faire VERTOV ? Qu’est-ce que.. qu’est-ce qu’il
dirait ? Il agit comme un grand créateur. Qu’est-ce qui peut se rendre de ça ? Qu’est-ce que..
est-ce que il peut assimiler quelque chose ? Mais vous voyez que dans ce problème du
montage on cesse pas de varier et voilà que, et je n’est pas encore et je ne peux pas encore
expliquer ce que ça veut dire au juste - le montage tant à porter sur chaque image elle-même
et non pas simplement sur les rapports entre images. Mais ça ne devra devenir clair il me
semble que petit à petit. En tout cas aucune, aucune contradiction entre les deux thèmes : le
réel en lui-même, même entre l’ensemble des trois thèmes suivants : le réel en lui-même,
la construction découverte d’un œil non humain et l’universel montage, puisque c’est les
trois aspects de l’universelle interaction.

En quoi est-ce que - alors je continue ma parenthèse - en quoi est-ce que c’est au service de
l’énonciation de la conscience révolutionnaire ? et pourquoi la conscience caméra va être - La
conscience révolutionnaire ? la conscience caméra sera forcément conscience révolutionnaire
parce que l’universelle interaction ne peut être prise en charge que par le processus de la
révolution, par opposition au processus de la dramatisation, au processus de la passion, au
processus de l’histoire individuelle. Bon, tout ça s’enchaîne merveilleusement, ça fait un
ensemble très très cohérent, bien. Voilà, voilà le premier point de notre nouvelle analyse.

Nous nous lassons pas de revenir à l’universelle interaction. Cela nous a permit de définir le
documentaire et VERTOV commence par de véritables documentaires qui se présentent
comme tels. Mais vous voyez que chaque fois, chaque fois que "documentaire" est vraiment
une catégorie cinématographique - si l’on essaye d’en faire une telle catégorie, il y a pas de
problème - Le documentaire c’est vraiment : "l’image rapportée au système de l’universelle
variation et l’universelle interaction". Or, à la même époque, c’est à dire tout ça se passe vers
- le grand film de euh.. VERTOV euh.. on verra tout à l’heure puisque on en ai pas là, ce sera
1900 je me souviens plus d’ailleurs je crois 1929 « L’homme à la caméra » - c’est une année
très riche pour le cinéma. Je cite : 1928 : IVENS « Le pont d’acier », 1929 du même IVENS
« La pluie », 1927 « L’allemand Ruthman », « Berlin, symphonie d’une ville », qu’est-ce
qu’il y a en commun ? et 1929 je crois bien « L’homme à la caméra » de VERTOV qui
représente comme un stade ultime de sa recherche - provisoirement ultime. Qu’est-ce qu’il y
a en commun ? Voilà comment un critique décrit les films de : IVENS - BALAZE : "La pluie
que nous montre Ivens, ce n’est pas une pluie déterminée qu’un jour est tombée quelque part -
aucune représentation d’espace ou de temps ne relie ces impressions entre elles. L’auteur a
merveilleusement vu et capté dans les images la façon dont l’étang silencieux se couvre de
chair de poule sous les premières gouttes d’une légère averse, donc une goutte de pluie ou sur
une vitre en cherchant son chemin ou encore comment la vie de la cité se reflète sur l’asphalte
mouillé. Ce sont mille impressions, pourtant toutes ces seules impressions ont bien une
signification pour nous. Ce que de telles images veulent représenter ce n’est pas un état de
fait, mais une impression optique déterminée. L’image même est la réalité que nous vivons.
En d’autre terme avec la pluie - là on revient alors aux images mouillées, aux images liquides,
- déjà IVENS atteignait à sa manière ce système de "l’universelle interaction". Et même
lorsqu’il s’agit d’un objet unique comme « Le pont d’acier » que IVENS nous montre dans un
montage rapide de sept cent plans, l’objet pour ainsi dire se pulvérise dans ces images,
précisément la possibilité de montrer en sept cent plans, des impressions visuelles aussi
totalement différentes, retire à ce pont de Rotterdam son évidence d’objet concret à finalité
pratique". Tien c’est curieux, c’est très équivoque la dernière phrase de BALAZE, il dit : Un

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tel pont, avec la multiplication de points de vue sur le pont, avec l’universelle interaction de
chaque élément par rapport aux autres, tout ça : c’est un pont qui ne peut plus servir à rien. Et
je dis : c’est très équivoque par ce qu’il a l’air de le regretter. Comprenez, l’objet qui sert à
quelque chose - si j’en reviens à tout à l’heure - c’est l’objet solide, c’est l’objet solide de la
terre. En effet l’objet intégral ne peut servir à rien. Là aussi BERGSON nous l’a appris - et à
quel point et de quelle manière très précise : la perception quand elle se sert d’un objet :
qu’est-ce que c’est ? C’est l’objet lui-même, moins tout ce qui nous intéresse pas. Le service,
l’utilité c’est la chose - c’est complètement la chose - moins tout ce qui n’intéresse pas
l’action, tout ce qui n’intéresse pas notre action. Une image totale ou une image intégrale par
définition on ne s’en sert pas. Comme dira BALAZE avec le même regret, mais il devrait au
contraire s’en réjouir, dans le Berlin de Rothman on ne peut pas s’y reconnaître, c’est pas
comme le plan d’une ville. Là, le pont, on ne peut plus s’en servir. En effet, si le pont est
réintégré dans le système de l’image totale, de l’universelle interaction, on ne peut plus s’en
servir, on ne peut se servir que des choses qui renvoient un profil par rapport à un centre
privilégié. C’est la définition de l’outil, c’est la définition de l’usage. Donc on ne s’en servira
pas. En revanche est-ce que ça veut dire que c’est de la contemplation ? Non. C’est
l’universelle action, c’est l’univers.

Bon très bien. Alors tout ça avant, ça revient toujours à dire : on voit bien en quoi ce n’est
pas une amélioration de l’œil humain - il s’agit à la lettre de construire une autre perception.
Et que ce soit IVENS, que ce soit Rotman, et que ce soit VERTOV avec ses moyens
c’est...c’est la construction d’une autre perception, cette perception totale, cette perception de
l’universelle interaction. Bien.

Alors, comment on va faire ? Qu’est-ce que c’est que cette "autre" perception ? Là, je crois
que, pour une fois je fais un rapprochement avec quelque chose de complètement différent
mais qui n’est pas du tout forcé. Surtout ça, ça me paraît très très "cézanien". Chez
CEZANNE apparaît - sans doute, il dit quelque chose que tous les peintres ont toujours pensé
- mais chez CEZANNE apparaît un thème qui est vraiment signé par lui, à savoir l’œil du
peintre, c’est pas un oeil humain. Et pourquoi c’est pas un oeil humain, l’œil du peintre ?
L’œil du peintre c’est pas un oeil humain parce que, c’est l’œil d’avant l’homme. Rendre au
monde sa virginité. Là je cite de mémoire : "rendre au monde sa virginité" - tout ce thème de
CEZANNE vous le trouvez dans les entretiens, dans les conversations avec Gérôme
GASQUET. "Rendre au monde sa virginité", le monde d’avant l’homme. Nous ne sommes
plus innocents, nous ne sommes plus innocents, c’est à dire, nous sommes des êtres faits de
terre et de solides. Nous ne voyons pas les couleurs, l’œil humain n’est pas fait pour voir les
couleurs, il est fait pour voir des moyennes, des objets - moyenne etc. des solides. Le monde
d’avant l’homme c’est pas le monde tel qu’il est sans l’homme, c’est sans doute le monde
dans lequel l’homme surgit comme dans une sorte d’acte de naissance, de double naissance et
du monde et de l’homme et du rapport de l’homme et du monde.

Qu’est ce que c’est que ça ? C’est ça l’autre perception. Percevoir c’est notre tâche en tant
qu’homme de percevoir le monde d’avant l’homme ; ça se complique - bon. Un cinéaste
américain très très récent, et ça s’inscrit vraiment dans ce que je suis en train de dire - par ce
que ça, ça se retrouve dans le cinéma le plus récent, dans le genre cinéma indépendant ou
expérimental ou peu importe eh.. EuH.. BRACKHAGE , Stan BRACKHAGE, voilà
comment il définit Stan BRACKHAGE - c’est rudement bien défini - le projet d’un film , si je
vous avais dit c’est signé Cézanne, vous m’auriez dit : "oui", ceux qui connaissent un peu -
"Combien de couleurs, combien de couleurs existent dans un champ couvert d’herbe,
combien de couleurs existent dans un champ couvert d’herbe - pour le bébé en train de
ramper, inconscient du vert ? Merveille ça, je veux dire, c’est mal traduit mais c’est c’est
rudement bien dit et pensé. C’est ça le monde d’avant l’homme. Nous, notre œil, bon, quoi -
notre gros oeil immobile, c’est quoi ? c’est ah ça, c’est du vert, d’accord. Avec beaucoup de
raffinement, on distingue des verts, toute une liste de verts, bon. BRACKHAGE il nous
propose l’épreuve suivante comme un rêve : Combien de couleurs existent dans un champ

150
d’herbe pour un bébé en train de ramper, inconscient du vert ? Sans doute qu’alors, peut-être
qu’il ne distinguera pas plus de vert que nous ne sommes capables d’en distinguer, ce sera
sûrement pas avec le même rapport ! Et sous quelle forme ce sera, qu’est-ce que c’est ça ?
Voilà bon , que BRAKHAGE en fait un court-métrage de ça. Tiens, ça nous introduit l’image
couleur, holala, il aurait fallu, est-ce qu’il faudra, ? non ,il faudra en parler plus tard, ça alors,
l’image couleur, bon.. vous sentez déjà que ça va.., c’est d’un autre domaine. On ne peut
même pas la ramener à l’image-perception et puis on ne peut pas la ramener à l’image-
mouvement. Dans toutes nos - il y a quelque chose qui se passe là.. heu...il faut ouvrir la.. heu
...ça c’est pas normal.. - .. on ne peut pas tout faire mais on met de côté à l’image couleur, tien
on n’y avait même pas pensé, enfin moi.. il faudra. Bien...- ah, mais ça s’emballe là, voilà,
voilà, voilà voilà bon..

Bien, euh tout ça pour juste faire sentir, et si le machin de BRACKHAGE, qu’est ce qui ?
qu’est ce que c’est cette histoire de bébé qui rentre dans le champ d’herbe, c’est passionnant ?
Mais qu’est cequec’estlevrai représentantdu bébé dansle champ d’herbe, c’estl’œil camera. Il
s’agit pas de redevenir un bébé, c’est pas ça, c’est vraiment construire cette autre perception,
c’est construire cette perception non-humaine. Combien il y a de verts dans le champ pour le
bébé ? ça veut dire, bon, atteindre au système de l’universelle interaction du vert.
L’universelle interaction du vert, ça. Et vous ferez des séries d’universelles interactions , vous
pourrez faire la série de l’universelle interaction du rouge etc. Et comprenez que, le montage
vous en avez besoin là, et que ce sera avec du montage que vous ferez ça, c’est pas en suivant
un baiser. Donc, vive BRACKHAGE pour ce..pour cette tentative extraordinaire.

Bon, alors on précise un peu ce que veut dire cette perception d’avant l’homme ! La camera
va nous donner la perception d’avant l’homme ou la perception du monde sans les hommes.
Comprenez que ça se pose partout, je pense - là je mélange les choses exprès, je mélange pour
vous le donner, parce que si vous ne comprenez pas bien tel exemple, vous comprendrez
peut-être mieux avec tel autre exemple qui vous conviendrait mieux.. l’histoire Marguerite
DURAS là, "AGATHA" eu.. c’est un tout autre problème, bon, mais qu’est-ce que c’est ces
images plan-fixe de cette plage ? de cette plage de Trouville là - avec ces espèces de
mouvements très, très décomposés, très - qu’est-ce que c’est...ou..- complètement désert,
pendant que la voix dévide une histoire dramatique. C’est un peu, c’est un peu, là ça
appartient .. c’est sa faute, ça appartient un peu à la formule française, à la vieille formule
française .., mais cette fois-ci au lieu de l’image aquatique de l’eau courante, il y a l’image
fixe du monde "d’avant les hommes" et les images d’AGATHA , c’est le monde "d’avant les
hommes" pendant que la voix dévide l’histoire de l’inceste frère - sœur, qui est humaine, trop
humaine, l’histoire d’inceste. Mais il y a une espèce de tension du monde d’avant les
hommes, à moins qu’elle n’ait pensé - ce qui ne serait pas étonnant, tout est possible - que
l’inceste soit vraiment la véritable origine de l’homme, et que c’est en même temps que le
monde "d’avant les hommes" et que l’homme naît dans le monde "d’avant des hommes" par
une sorte d’inceste.. (propos inaudibles) .

Bon voilà, alors qu’est ce qui va se passer ? Il y a un thème qui - je reviens en arrière - il y a
un thème qui à cette époque vers 1927-1930, tourmente un certain nombre d’hommes de
cinéma et qui est vraiment la perception d’avant les hommes ou la perception en absence des
hommes. La ville quand il n’y a personne. Vous voyez on tourne autour du même truc. Et
voilà que Vertov voulait faire un "Moscou qui dort". Et voilà que Rotman dans l’admirable
« Berlin symphonie d’une ville » commençait par des images de rues absolument désertes et
puis introduisait dans la rue déserte un "chant", un chant d’avant les hommes, et puis petit à
petit il y avait la naissance des hommes dans la ville. Bon. Et puis, voilà que René CLAIR
avait fait "Paris qui dort". Et « Paris qui dort » c’était quoi ? Et puis tout ça c’est c’est un
thème qui les.. qui je crois les a obsédé. C’est formidable, je veux dire c’est vrai tout ce qu’on
dit, toutes les platitudes qu’on dit sur ce moment du Cinéma où vraiment ils avaient
l’impression que tout était à créer - ça a été formidable. La joie, imaginez la jubilation
de...d’un type comme RENOIR ou comme GREMILLON vraiment, devant l’eau courante, et

151
qu’est-ce qu’ils allaient en faire au Cinéma. Euh...la jubilation d’EISENSTEIN devant une
fête foraine bon Dieu, ça c’est du Cinéma. Ou bien lorsqu’il détient la vie la vie "d’avant les
hommes", qu’est-ce que.. bon, ça va devenir un concept au Cinéma. Et bien sûr, alors René
CLAIR il en fait un vague scénario, bon un petit scénario : « Le rayon du savant fou », « Le
rayon du savant fou », une espèce de petit truc science-fiction quoi. Le rayon du savant fou
qui immobilise tout, bon alors.. Vous voyez qu’on est entrain de tourner, je veux dire, est-ce
que l’immobilisation n’appartient pas au système de l’universelle variation et de l’universelle
interaction ; sans doute si. Sous quelle forme, il va falloir le voir. Voilà que l’image est
immobilisée. Bon, tout s’immobilise. L’image mouvement est frappée d’immobilisation. Là
on va faire un rude progrès, au point qu’il va falloir s’arrêter, parce qu’on va trop vite.

L’image mouvement est frappée d’immobilisation. Au profit de quoi ? Surgit une image
immobile, bon, qui fige tout et qui va faire quoi ? ça ne va pas rester comme ça ! A partir de
l’image immobilisée, à partir de l’image figée, reprise du mouvement, mais le mouvement ou
bien s’inversa, ou bien ralentit, ou bien précipité ou bien autre chose encore. Sentez : on se
trouve devant un second procédé beaucoup plus complexe. J’appelle premier procédé tel
qu’on vient de le voir - parce que ça va être aussi un procédé VERTOV. VERTOV a été très
très frappé par le « Paris qui dort » de René CLAIR. Il disait : "mais bon dieu c’est ça , c’est
ça que je voulais faire", là dessus il s’en servira dans « L’homme à la camera ». Bon, très
important ça, on n’est pas sorti de l’histoire VERTOV dans tout ça.

Je veux dire premier procédé : introduire l’image dans le système de l’universelle


interaction. Ca veut dire quoi techniquement ? Ca veut dire se permettre tout. Je veux dire
démultiplication de l’image, mise en oblique. Je prends une liste dans un texte de Vertov :
"ralenti, accéléré, inversion, démultiplication, oblique - j’insiste sur "oblique", parce que, les
"images obliques", on aura à revenir là dessus, on retrouvera ce thème - micro prises de vue,
angles insolites et extraordinaires... Je dis que tout ça, c’est la méthode du "pont d’acier" de
IVENS aussi. Tout ça est combiné, c’est-à-dire faire danser, multiplier tellement les points de
vue, et c’est forcé. Si je définis l’image subjective par un point de vue comme "immobilisé",
un point de vue privilégié, je dirais en même temps car il y a perpétuellement interaction entre
les pôles d’images - je dirais que plus le point de vue subjectif est mobilisé - devient mobile -
plus il tend à se déverser dans le système objectif. Si vous mettez l’image subjective en
complet mouvement du point de vue de son centre de référence, elle va tendre à verser dans le
système objectif de l’universelle interaction.

Donc, à ce premier niveau vous avez déjà tout un système de procédés qui impliquent le
montage, et qui opère sur l’image-mouvement (propos inaudible) ...l’oeil non humain on a
dégagé. Le thème de la ville qui dort ou de l’immobilisation de l’image, comme second
procédé, second procédé en effet, en apparence très différent - on va voir comment tout ça se
regroupe. Vous extrayez, vous fixez une image, vous prolongez une image immobile, et vous
réembrayez avec mouvement inversé, mouvement ralenti, mouvement précipité etc.,
mouvement surimprimé au besoin. Qu’est ce que ça fait ? René CLAIR disait très bien :
recherche d’une espèce de décharge électrique que va produire cette immobilisation suivie
de...un nouveau type de mouvement. Bon. Qu’est-ce qu’il faut dire ? Alors là c’est.. les
conséquences sont tellement importantes. Voyez que dans le premier procédé , on en était
encore à image-mouvement. Tout le travail se faisait sur l’image-mouvement , même les
immobilisations, même tout ça . C’est pour ça que c’est le premier procédé - je dirais , c’est à
la limite le procédé de ce que VERTOV appelait le "ciné œil". Le procédé de « L’homme à la
camera » il va être plus complexe. Ca va être le procédé de quoi, extraire de l’image
mouvement...quoi ? Quelque chose qui est de l’ordre du photogramme. L’image immobilisée
ce ne sera plus l’image mouvement, ce sera le photogramme. Ah bon, c’est un le
photogramme. Qu’est-ce que ça veut dire ça ? Et bien, tout le monde sait : une image-
mouvement c’est une image moyenne, au Cinéma, c’est une image moyenne. Bon, tant de
photogrammes par seconde. Extraire le photogramme, ça c’est quelque chose de relativement
nouveau pour nous. Ca s’enchaîne. Cette fois-ci il ne s’agit plus de multiplier les points de

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vues de telle manière que l’image mouvement entre dans le système de l’universelle
interaction. Il s’agit d’extraire de l’image mouvement le photogramme pour que quoi ? Pour
que quelque chose se produise, à savoir que déjà, il y a un travail sur le photogramme. Quel
sera ce travail ? Et bien la possibilité de produire la décharge électrique, c’est-à-dire de
réenchaîner avec mouvements inversés, mouvements accélérés, mouvements ralentis,
mouvements surimprimés etc. D’où l’importance. A ce moment là ce qui compte c’est quoi ?
Ce n’est plus le mouvement, c’est l’intervalle entre les mouvements. Pourquoi ? Tout simple,
parce que l’intervalle entre les mouvements c’est précisément le point singulier qui dépend du
photogramme, alors que le mouvement dépendait de l’image moyenne. L’intervalle entre les
mouvements, c’est le point singulier où le mouvement est capable de s’inverser, de
s’accélérer, de ralentir, de se sur imprimer, etc. Alors, voyez les progrès qu’on a fait ! Vous
vous rappelez du vieux thème bergsonien : « vous ne reconstruirez pas le mouvement avec
des positions dans l’espace » et pourquoi ? Parce que le mouvement se fait toujours dans
l’intervalle.

En d’autres termes, dans notre point de départ - c’est pour mesurer tout le chemin qu’on a
accompli, il n’y a pas du tout de contradictions - dans notre point de départ, c’est le
mouvement qui était un intervalle entre positions dans l’espace.

Maintenant, nous ne disons plus ça, et la théorie de l’intervalle de VERTOV, théorie


vraiment fondamentale pour le Cinéma nous dit quoi ? Nous dit : "le réel tel qu’il est, il est
dans l’intervalle entre mouvements." Est-ce que ça se contredit ? Pas du tout, même il faut
passer par la première proposition pour arriver à l’autre. De toute manière, la théorie du
mouvement et de son dépassement est une théorie des intervalles. Simplement, dans un cas
le mouvement lui-même est un intervalle entre positions - c’est l’image moyenne mouvement
- dans l’autre cas c’est le réel tel qu’il est, c’est un intervalle entre mouvements - c’est
l’extraction du photogramme et le point singulier.

Peut-être que ça se complique, que je ne suis plus assez clair, mais enfin ça ne fait rien. C’est-
à-dire - ce qui commence à poindre si vous voulez, c’est pour nous une conclusion très
importante - On était partis au tout début de.- tout à fait au début de l’année - on était partis
d’une vieille critique adressée au Cinéma, à savoir : "le Cinéma est incapable de reconstituer
le mouvement, il ne donne qu’une illusion de mouvement, il ne donne pas le mouvement
réel". Et je disais toutes les critiques du Cinéma à ses débuts a été fondé sur ces critiques, sur
ça. L’image mouvement cinématographique est une illusion, sous-entendu : par rapport au
réel qui échappe au Cinéma. Maintenant, qu’est-ce qui se passe ? Quel progrès on a fait ? On
n’a dit rien du tout, c’est pas ça, heu...les procédés, oui, par lesquels le Cinéma construit
l’image mouvement sont artificiels, mais l’image mouvement qui est ainsi constituée, c’est du
mouvement parfaitement réel. Mais maintenant, qu’est-ce qu’on est amené à dire ?
Maintenant on est amené à dire, attention - oui, retour à la première thèse, oui - l’image
mouvement du Cinéma est une illusion. Et bien-sûr c’était vrai, c’était une illusion, de tous
temps c’est une illusion. Mais attention, c’est quoi ? C’est pas du tout une illusion par rapport
à un réel qui échapperait au Cinéma, c’est une illusion par rapport à la réalité du Cinéma
même. Car le Cinéma c’est l’image-mouvement en tant que cette image-mouvement ne cesse
de se dépasser vers quelque chose d’autre, vers un autre type d’image. Il faut qu’il y ait
l’image-mouvement, il faut que ça passe par l’image-mouvement, mais il faut en même temps
que l’image-mouvement ne soit posée que pour être dépassée vers quelque chose d’autre, qui
est quoi ? Triple dépassement : dépassement de l’image mouvement qui est une moyenne
vers le photogramme, donc dépassement de l’image moyenne vers le photogramme.
deuxième point : dépassement du mouvement vers l’intervalle entre mouvements.
troisièmement : dépassement de la camera même et de la table de montage ordinaire -
j’appelle table de montage ordinaire, le montage en tant qu’il porte sur le rapport entre
images, vers un montage qui porte sur l’image même : travail du photogramme - avec la
détermination du point singulier ou le mouvement va subir toutes les manipulations. Qu’est-
ce que ça va faire ça ? Si j’essayais - je le dirais mieux la prochaine fois, parce qu’il est temps

153
de finir là, autant terminer par de l’obscur, hein ! Qu’est-ce que ce serait ça ? Le
photogramme, mais c’est vraiment, eh, alors du coup, je dirais c’est l’image...qu’est-ce que
c’est ? Par rapport à l’image mouvement qui est une moyenne, tant de photogrammes par
seconde, et puis le photogramme, quel rapport ? Je dirais aussi bien, est-ce que c’est une
métaphore ou plus qu’une métaphore ? Je dirais aussi bien : le photogramme c’est l’image
moléculaire. C’est l’image moléculaire du Cinéma, c’est l’image cinématographique
moléculaire. L’image moyenne c’est l’image dite molaire, c’est une moyenne, bon.

L’autre perception à la recherche de laquelle je suis l’autre perception, est-ce que ce n’est
pas la perception moléculaire que la camera nous livre enfin une perception moléculaire ?
Qu’est-ce que c’est une perception moléculaire ? Qu’est-ce que ce serait ? Bon, c’est la
perception ? Non plus. Image moyenne-mouvement, mais quoi ? Photogramme intervalle.
C’est abstrait, on n’arrive pas à bien saisir "intervalle", alors cherchons un mot plus
dynamique qui veut, qui - pourtant c’est exactement la même chose qu’intervalle. Et bien,
"photogramme clignotement". Photogramme clignotement, ah bon, ah quel drôle de Cinéma
c’est ? Et bah c’est bien connu ça. Photogramme clignotement, par différence avec image
moyenne-mouvement, c’est quoi ? C’est ce qu’on appelle, bon, toute une partie, toute une
partie du Cinéma dit expérimental. Bon, est-ce que ça veut dire que c’est ça le vrai Cinéma ?
Non, c’est pas du tout ça dans mon esprit. J’indique une direction. Bon, qu’est-ce que c’est
que cette méthode montage-clignotant ? Le rapport photogramme/clignotement, se découvre
derrière le rapport image-moyenne/mouvement. Bien, qu’est-ce que c’est ? Un peu comme
des "états moléculaires" se découvrent derrière les "moyennes molaires", derrière les grands
ensembles, vers une perception moléculaire. Ca veut dire quoi ? Les physiciens nous disent -
enfin les physiciens vraiment de vulgarisation, mais il faudrait pousser, il faudrait voir ce
qu’il disent à un niveau pas de vulgarisation, tellement c’est beau, c’est très important - eh,
elle n’est pas arrêtée cette montre ? Quelle heure il est ? Un dernier effort, euh, vous allez
comprendre. L’état solide, qu’est-ce que c’est ? Vous allez tout comprendre, des images !
L’état solide c’est quoi ? C’est pas compliqué l’état solide. Il y a un état solide lorsque les
molécules ne sont pas libres de se déplacer. Hein, vous me suivez ? Supposez que les
molécules ne soient pas libres de se déplacer, pourquoi ? A cause de l’action des autres
molécules. En d’autres termes, elles sont maintenues dans un petit domaine. Elles sont
confinées dans un petit domaine par l’action des autres molécules. Là je fais vraiment de la
physique de bas niveau, hein. Et dans cet état elles sont animées de vibrations rapides autour
d’une position moyenne dont elles s’écartent peu. Voilà la formule de l’état solide. Voyez ?
Les molécules de la table, elles ne sont pas libres de se déplacer. Donc, elles sont maintenues
dans leurs petits domaines, chaque molécule est maintenue dans son...par la pression des
autres molécules. Elles sont confinées dans ce petit domaine, elles sont animées de vibrations,
parce qu’elles font partie de l’univers. Elles font partie de l’univers machinique, elles sont
animées de petites vibrations autour d’une position moyenne dont elles s’écartent peu. L’état
liquide, qu’est-ce qui se passe ? On sait bien que : quel moyen pour défaire les solides ? Bon,
défaire les solides, dans le cas de certains solides, il faut les plonger dans l’eau. Mais il y’en a
qui résistent, hélas, alors il faut les chauffer, il faut les chauffer. Bon. L’état liquide en effet
c’est quoi ? C’est tout à fait autre chose. Dans les liquides, les molécules se définissent par
ceci : qu’elles ont conquis un degré supplémentaire de liberté. Le solide : c’est le degré le plus
bas de liberté des molécules. Je dirais que le solide est dès lors objet d’une perception
molaire. ça veut dire on perçoit des ensembles solides. Des molécules sont comprimées,
disposent d’un petit espace de euh... elles s’écartent peu d’une position moyenne. Le solide
c’est un objet moyen, c’est une moyenne. Tout comme l’image mouvement. Dans le liquide
les molécules elles ont un degré de liberté supplémentaire, c’est à dire elles se déplacent. Les
molécules se déplacent, elles restent en contact en se déplaçant - ce qui se passe pas du tout
dans un solide - elles restent en contact en se déplaçant et glissent les unes entre les autres.
C’est ça la définition toujours de vulgarisation de l’état liquide.

Troisième étape : l’état gazeux, troisième degré de liberté des molécules. Ah alors là c’est
quoi ? Chaque molécule acquiert et conquiert à l’état gazeux. Elle acquiert et conquiert ce

154
qu’on appelle, ce que le physicien appelle un "libre parcours moyen", qui varie d’après les
gaz évidemment, qui varie aussi bien d’après la pression, enfin qui varie d’après mille choses
euh..., rappelez vous vos souvenirs de physique euh...Et qu’est-ce qu’on appelle le libre
parcours moyen d’une molécule ? C’est la distance moyenne parcourue par une molécule
entre deux chocs successifs. Exemple fameux, le mouvement brownien Bon, tout ça c’est le
plus élémentaire de ce qu’on appelle, reportez vous si vous avez des petits frères et des petites
sœurs, au chapitre de leur livre de physique « La théorie cinétique des gazs » où vous
trouverez tout ça très bien expliqué. Nous pourquoi que nous concerne ça pourquoi ça fait
notre.. notre thème, la finale pour aujourd’hui, c’est que.. de quoi on a parlé depuis le début ?
De trois étapes de la perception : la perception solide, la perception liquide, et nous
sommes sur le point de découvrir une étrange perception gazeuse.

Et si il est vrai qu’à une certaine direction parfaite en elle-même, le système total objectif de
l’universelle interaction se trouvait effectuait par les images liquides telles qu’on les a vues
comme esquissées dans le cinéma français d’entre les deux guerres, tout le travail de
l’extraction du photographe, du travail sur le photographe, du cinéma dit clignotant ou le
couple "photogramme clignotement", tant à dépasser - non pas se passer de, ça on verra la
prochaine fois - mais tant à dépasser le couple image moyenne-mouvement, ça nous donnait
une espèce de cinéma gazeux. Est-ce que ce cinéma gazeux, c’est.. c’est là aussi, est-ce que
j’emploie ça par métaphore ? Non à la lettre, il se réclamera de l’état des gaz, tout comme
RENOIR, eUh.... EPSTEIN, GREMILLON pouvaient se réclamait de l’état de l’eau courante.
Ce sera la longue conquête, longue longue conquête d’une perception moléculaire. Le nouvel
œil ce serait entre autre - on est loin d’avoir fini - surtout je ne veux pas dire que l’issue du
cinéma c’est les tentatives de cinéma expérimental. Mais chose admirable, un des grands du
cinéma expérimental américain qui s’appel LANDOW, nous présente un film dans.. - je vous
parlerai mieux la prochaine fois comme ça on en est là c’est bien. Comment suivant les
techniques - on verra quelles techniques pour ce cinéma gazeux - mais comment on
commence par nous montrer sur l’écran une jeune femme qui nage - pas par hasard comme
même qui nage, j’espère c’est pas par hasard qu’il parle d’une image liquide. Cette jeune
femme qui nage gracieusement et qui chaque fois qu’apparaît sur l’écran euh.. nous fait un
petit bonjour euh. Il y a travail sur le photogramme, extraction du photogramme travail sur le
photogramme, avec coexistence - là dessus division de l’écran, il y a des rangs et sur eu..
coexistence, la même jeune femme à des moments différents au même mouvement - c’est la
technique fameuse dont on parlera la prochaine fois, la technique de la boucle, qui réapparaît
sur l’écran - chaque fois elle nous fait un petit bonjour comme ça - pas au même moment il y
a des décalages, des intervalles, des tout ça bon. Et puis un truc, grand truc de clignotement
etc. Procédé qui est cher au cinéma indépendant, au cinéma expérimental américain,
refilmage : pour obtenir quoi ? Procédé du refilmage qui permet d’obtenir une texture
granulaire. Le grain est une espèce de texture vraiment moléculaire et qui a comme corrélat
une suppression de la profondeur - l’univers vraiment en espace plat et technique de brûlage
du photogramme. Brûlage de photogramme - il faut prendre ça à la lettre - brûler une
photogramme pourquoi ? On l’a vu : "libérer les molécules". A ce moment là un jeu de
couleurs extraordinaires, des images couleurs très très curieuses vont venir occuper l’écran.
Tout ça va devenir une espèce de matière en fusion très ... bon, et c’est très ennuyeux on un
sens. Encore une fois je ne veux surtout pas dire c’est ça le cinéma. Je veux dire ça c’est une
direction - on verra ce que ça devient ce que.. ce que on peut en tirer mais je dis là c’est
textuellement, textuellement, si je prends l’histoire de ce film à la fois indépendant,
expérimental, abstrait tout ce que vous voulez euh.., j’ai dit l’auteur ? Oui. Landow euh.. L a
n d o w, euh... qui est un grand du cinéma américain. Euh.. si je prend euh.. cette exemple,
voyez typiquement le passage d’une perception liquide ou d’une référence à une perception
liquide - la nageuse - à une perception gazeuse impliquant y comprit le brûlage du
photogramme. Bon tout ça c’est vers une perception moléculaire. Est-ce qu’on peut acquérir ?
Est-ce que la caméra nous donne cette perception moléculaire ? Quel avantage ? Qu’est-ce
que c’est cette œil "non humain" ? Qu’est-ce qu’on va faire avec cette œil non humain etc.,
toutes sortes de questions euh.. toute sorte de questions brûlantes que nous reportons à la

155
prochaine fois. Réfléchissez à tout ça, moi j’aurais besoin que la prochaine fois vous
interveniez, sous forme de direction de recherche.

Gilles Deleuze - Cinéma cours 8 du 26/01/82 - 1 transcription : Hamida Benane

Il faudrait finir aujourd’hui l’image-perception puisque nous avons tant à faire. Or


heureusement nous avons progressé dans cette analyse de l’image-perception car nous n’en
sommes plus à distinguer ou à opposer ou à jouer de deux pôles de la perception dont l’un
pourrait être appeler pôle objectif et l’autre pourrait être appeler pôle subjectif .

nous n’en sommes plutôt à quoi maintenant ? nous n’en sommes à - grâce à l’image-
perception - essayer de dégager comme un élément génétique. Elément génétique de quoi ?,
un élément génétique qui serait l’élément génétique de l’image-mouvement ou qui serait un
élément génétique de l’image-mouvement, il faut toujours nuancer, il faut toujours nuancer de
vous même. Et cet élément donc, distingué grâce à l’image-perception, grâce à notre analyse
de l’image-perception distinguer un élément génétique de l’image-mouvement qui serait au
même temps une autre perception.

Une autre perception, c’est à dire une autre manière de percevoir ou ce que j’essaie
d’appeler, tout sommairement, mais vous aussi, introduisez toutes les nuances que vous
voulez, une perception non humaine ou un œil non humain. Et en effet ça serait assez normal
que la même instance soit élément génétique de la perception, élément génétique de la
perception du mouvement et perception non humaine ou œil non humain.

Or à cet égard, l’évolution, ou les progrès de « Vertov », que j’avais essayé de montrer à la fin
de la dernière séance, les progrès de « Vertov » sont évidemment pour l’histoire du cinéma
quelque chose de très important. Car, Vertov , partait, on l’a vu, dans toute sa tentative
d’actualité de documentaire, « Vertov » partait d’un traitement libre, d’un traitement original
de l’image-mouvement. Mais si libre et si original que soit son traitement de l’image-
mouvement, nous avions vu en quel sens son œuvre plus tardive," l’homme à la caméra",
débordait cette première tentative. Et la débordait en quel sens ? eh bien dans le sens d’une
double opération et c’est cette double opération que, il me semble, qui est très bien analyser
par Annette Nickelson dans le texte que j’invoquais à savoir au édition Klincksick le livre
collectif « cinéma théorie de lecture » où il y a un article d’ Annette Nickelson sur « Vertov ».

Cette double opération, si j’essaie de la résumer, en vous renvoyant à cet article, consisterait
en ceci :d’une part, extraire de l’image-moyenne-mouvement, un ou plusieurs photogrammes.
Et par là s’élever à un couple du type photogramme/ intervalle où déjà, où déjà,
photogramme/clignotement et c’est évidemment ce couple photogramme/intervalle,
photogramme/intervalle de mouvement, ou photogramme/clignotement dont vous sentez bien,
en effet nous pourrons le considérer comme l’élément génétique de l’image moyenne de
l’image-mouvement.

Et au même temps, comme nous donnant une autre perception comme constituant l’œil
caméra c’est à dire un œil non humain. Et au même temps, envers de l’opération, ça ne vaut
que si l’on réinjecte le couple photogramme/intervalle ou photogramme/clignotement, si on le
réinjecte dans l’image- mouvement, soit pour changer la nature du mouvement c’est à dire,
l’inverser, l’accélérer etc.., etc... ; soit pour obtenir une alternance entre les deux, alternance
que l’on pourra précipiter de plus en plus. Exemple concret : pris dans "l’homme à la
caméra", présentation d’une série de photogrammes et c’est seulement ensuite, par exemple :
photogramme de paysanne ou photogramme d’enfants, de tête d’enfants, et c’est seulement
ensuite qu’on les reconnaîtra dans des images-mouvement de type traditionnel. Il ne fait pas
grand chose, on va voir, c’est peut être beaucoup, c’est peut être quelque chose d’intéressant

156
qui se passe dans le cinéma à ce moment là.

Ou bien autre procédé, présentation d’une image normale, d’une image moyenne mouvement,
une course cycliste et re filmage en présentant la même image-mouvement, re filmer dans les
conditions, le mouvement se déroule alors sur écran. Procédé du re filmage , et comparaison
alors alternance de plus en plus précipitée entre les deux situations. La course cycliste
présentée dans les conditions ordinaires de l’image-mouvement, la même course cycliste
représentée dans les conditions du re filmage et passage de l’un à l’autre de plus en plus
précipité, de plus en plus rapide.

Comme j’ai dit, l’importance, vous voyez cette tendance, en effet qu’il s’agit bien de dégager
un élément génétique à l’intérieur du cinéma, un élément génétique du point de vue du
cinéma, un élément génétique de l’image-mouvement et par la même de nous convier à une
autre perception.

On comprend que là il y a une espèce d’opération où en effet, perpétuellement, le nouveau


couple photogramme/intervalle soit extrait de l’image moyenne mouvement mais à condition
d’être aussi perpétuellement réinjecté dans l’image-mouvement, quitte à changer à la lettre,
les allures de l’image-mouvement moyenne. Si bien c’est une espèce d’ensemble très curieux
et peut être que l’importance de ces tentatives de « Vertov » ne pouvait apparaître que
maintenant, peut être que l’on est plus sensible à l’importance de ce type de tentatives,
pourquoi ? parce que on est sensibilisé par tout ce qui c’est passer après, à savoir par le
cinéma américain dit indépendant ou dit expérimental.

Et dans le même texte de « Klincksick », cinéma théorie lecture, il y a un article également


très bon d’un critique américain qui s’appelle « Sitney » sur ce qu’il appelle le « cinéma
structurel » en américain.

Et je dégage juste , je vous renvoie à cet article, je dégage juste trois procédés, ou trois
directions de ce cinéma dit "structurel".

1ère direction : extraire le photogramme ou une série de photogrammes. Donc substituer à


l’image moyenne mouvement du type 24 images seconde, extraire un photogramme ou une
série de photogramme et tantôt prolonger le photogramme, tantôt le répéter avec intervalle, ce
qu’on appellera et là le terme aura de l’importance, on va voir pourquoi tout à l’heure,
"procédé de la boucle" ; et si vous prenez en effet une boucle constituée avec une série de
photogramme avec intervalle. les possibilités de jouer avec le décalage, font que le procédé
peut se compliquer à l’extrême dans cette première direction c’est à dire que vous pouvait
même obtenir à la limite des surimpressions, des superpositions de la série , de votre série de
photogramme à des moments différents. Par exemple une surimpression de la fin de la série
sur un autre moment ; donc le procédé de la boucle là vous permet des phénomènes d’échos
mais des phénomènes de surimpressions.

2ème direction : non plus substituer à l ‘image moyenne, la série de photogrammes prise
dans les opérations de boucle mais substituer à l’image-mouvement, le clignotement comme
une espèce de vibration de la matière.

Or là je ne sais pas les nuances entre les deux mots, en américain, deux mots semble
employés « blink » et « flik » un des premier films à clignotement, en effet, c’est « Mac-
Larein » je ne sais plus la date mais , « Mac-Larein », qui fait un film expérimental très beau
avec procédés de clignotement et ce film s’appèle « blinkety blank », blank, c’est le vide je
crois, c’est ça, c’est un vide mais un vide spécial non ? c’est une espèce de vide zen, je crois
hein ? à la lettre le vide clignotant « blinkity ». et puis, un autre qui s’appelle « Tony
Conrad », « Tony Conrad » qui fait un film qui s’appelle « l’œil du comte Flicker Stein »,
l’œil du comte Flicker Stein, c’est à dire l’œil du comte clignotant voilà, ça serai la seconde
direction.

157
3ème direction : substituer à l’espace de la perception un espace aplati, granuleux sans
profondeur, un espace granuleux, un espace granulaire, obtenu comment ? obtenu par un
procédé très simple par une série de re filmage par un ré enregistrement, un ré enregistrement
des images projetées sur écran, bon !

Comprenez que ces trois, - je dégage de bien, il y a toutes sortes de procédés, je dégage
comme particulièrement important dans le cinéma dit expérimental ou là au sens... de...
comment il s’appelle ? de « Sitney », le film structurel. Ces trois procédés ils animent tant de
films expérimentaux américains nous permettent, peut être, de mieux comprendre ce qui dans
l’homme à la caméra de « Vertov » était à la fois annonciateur, et n’ était là comme une
espèce de procédé encore isolant car il s’agit de quoi ? Alors, j’empreinte à « Sitney » le.. à la
fille de « Sitney » le, une espèce de description d’un film qui me plait beaucoup, vous savez
que tout ça c’est entrain d’être re-projeté hein ? il faudrait y aller les grands du cinéma
structurel américain ils repassent ou du moins ils devrait repasser à Beaubourg , mais il y a la
grève à Beaubourg, alors ils étaient programmés, mais j’ai vu qu’ il y a d’autres endroits où
on les projette en ce moment, alors si le cœur vous en dit, ...il y a notamment un des plus
grands du cinéma structurel on en parlera mais plus tard il s’appelle « Mickael Snow » , or
j’ai vu qu’on redonnait du « Mickael Snow » ....ah bon ! ah bon ! ceux qu’il n’ont pas vu,
allez y tout ça deviendra limpide. Or j’extrais le compte rendu donc d’un film Bardo folie’s
« B. A. R. D. O. », Bardo folie’s , film de « Landow », « L. A. N. D. O. W. » aussi un des
grands homme du cinéma structurel voilà ce que nous dit « Sitney », c’est comme une espèce
de résumé de tout ce que je viens de dire mal mais un résumé concret, : le film commence , le
film commence avec une image imprimée en boucle, bon prenez que l’image c’est un
photogramme, le film commence avec une image imprimée en boucle d’une femme flottant
avec une bouée et qui nous salut à chaque reprise de la boucle.

Voilà ça c’est le premier temps. Je disais, je vous en parler très vite la dernière fois, je disais,
comme même ce n’est pas par hasard que tout ça peut être considéré que c’est un clin d’œil
que ça commence par une image aquatique, car on va assister dans le film, il me semble au
passage singulier d’une image aquatique à une image typiquement gazeuse. Le film
commence avec une image imprimée en boucle d’une femme flottant avec une bouée et qui
nous salut à chaque reprise de la boucle ; après dix minutes environ, évidemment ça
commence à bien faire, après dix minutes environ - entre parenthèses il existe aussi une
version plus courte, allez voir la version plus courte - la même boucle apparaît deux fois, la
même boucle apparaît deux fois à l’intérieur - voyez là ce n’est pas un phénomène de sur
impression c’est un phénomène de juxtaposition - La même boucle apparaît deux fois à
l’intérieur de deux cercles sur fond noir. Puis un instant apparaissent trois cercles, l’image du
film dans les cercles commence à brûler, c’est à dire brûlage du photogramme. On enregistre
le brûlage du photogramme hein ..l’image du film dans les cercles commence à brûler c’est
une étape fondamentale, provoquant l’expansion d’une moisissure bouillonnante à dominante
orange. Et ça c’est vraiment le passage de l’état liquide de l’image à l’état gazeux ...hein, là je
n’invente pas c’est en toute lettre quoi, c’est pour ça que « Landow » est le plus grand hein ?
bon, ou j’en suis ? .

L’image du film dans les cercles commence à brûler provoquant l’expansion d’une moisissure
bouillonnante à dominante orange. L’écran entier est empli par le photogramme en feu qui se
désintègre au ralenti en un flou extrêmement granuleux évidemment le re filmage assure déjà
l’espace granulaire, tout y est dans ce film hein ? Bardo folie’s. Hein, hein, un autre
photogramme brûle, il se sent plus, il va tout brûler, un autre photogramme brûle, tout l’écran
palpite de celluloïde fondante. Ah ! c’est beau ça, cet effet a été probablement obtenu par
plusieurs séries de re filmage sur écran. Le résultat est que c’est l’écran lui même qui semble
palpiter et se consume. La tension de la boucle désynchronisée est maintenue tout au long de
ce fragment où la pellicule elle même semble mourir.

Après un long moment, ça c’est le dernier moment, ah, vous voyez, après un long moment,
qu’est ce qui ce passe ?, l’écran se divise en bulles d’air dans l’eau, l’écran se divise en bulles

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d’air dans l’eau, filmé à travers un microscope avec des filtres colorés, une couleur différente
de chaque coté de l’écran. Par les changements de distance focale, les bulles perdent leurs
formes et se dissolvent l’une dans l’autre et les quatre filtres colorés se mélangent. A la fin,
quarante minutes environ après la première boucle, l’écran devient blanc : fin du film.

Bon alors c’est ça alors, si nous accordez ce qu’on a vu la dernière fois à la fin et ce je viens
de dire maintenant, il s’agit de quoi ? il s’agit vraiment de construire avec le cinéma ce qu’on
pouvait appeler quoi ? une perception moléculaire, l’élément génétique de l’image-
mouvement sera lui même saisi dans une perception moléculaire comme une espèce
d’équivalent d’une micro perception où de ce j’appelais, par opposition aux images liquides,
une perception gazeuse pourquoi perception gazeuse ou perception moléculaire ? c’est la
même chose je l’ai dit, je doit dire c’est pas une métaphore ça évidemment c’est la même
chose puisque encore une fois un état gazeux c’est l’état où les molécules disposent d’un libre
parcours, d’un libre parcours moyen par différence avec l’état liquide et avec l’état solide.

Or un tel procédé l’atteint d’une perception moléculaire, tout ça avec les procédés : la boucle,
l’espace granulaire, vous voyez, le photogramme qui serait vraiment , le photogramme traité
comme molécule cinématographique, le procédé de la boucle, l’espace granulaire tout ça, et
bien, c’est à mettre en comparaison avec d’autres choses qui se passaient dans d’autres arts. je
veux dire, à la fois et en peinture et en musique, en peinture même il fallait peut être remonter
un peu en arrière, mais pas tellement, pour trouver un fameux "espace granulaire" dont
certains américains ce réclament à savoir l’espace pointillistes de « Seurat » du type de
cinéma structurel qui connaissent très bien « Seurat » et qui pensent par leur procédé de re
filmage obtenir une espèce d’espace à grain ou bien ce qui ce passe aussi en musique à la
même époque, à savoir un procédé musical qui est celui des boucles avec possibilité de servir
des intervalles et de jouer des intervalles de telle manière que l’on puisse obtenir des sur
impressions, des superpositions de deux moments différents de la série et tout à l’heure quand
j’aurai fini avec ça, si « Richard Pinhas » veut bien dire quelques mots sur les procédés des
boucles chez un musicien comme « Fripe » aujourd’hui, vous verrez qu’il y a une espèce
d’analogie entre le procédé des boucles sonores et le procédé des boucles cinématographique.

Or, je dirai c’est donc cette perception moléculaire qui nous donne, à la fois, l’élément
génétique de l’image-mouvement et ce qu’on appelait l’œil non humain, la perception non
humaine et à son tour de même que, tout à l’heure, on pouvait dire, peut être, c’est grâce à
toutes les tentatives du cinéma structurel américain, que l’on est plus sensible à ce qui avait d’
extraordinaire dans la tentative de « Vertov », l’homme à la caméra, est ce qu’il ne faudrait
dire encore quelque chose de plus ? à savoir que ce qui nous rendait maintenant, ce qui nous
sensibilise à ces tentatives du cinéma structurel américain c’est l’avènement d’un nouveau
type d’image, l’image vidéo. Et pour une raison simple là je ne veux pas du tout développer,
peut être que si « Richard Pinhas » donnera des indications là dessus.

Si on définit très grossièrement l’image vidéo comme étant non plus comme une image
analogique mais une image codée, comme une espèce d’image digitale et non plus
analogique, la première chose qui définit, qui caractérise l’image vidéo c’est que elle joue sur
un nombre de paramètres infiniment plus grands que l’image ( coupure de son) en somme les
procédés de l’image vidéo serait une confirmation là dans la même lignée, mais enfin comme
l’image vidéo, on la retrouvera plus tard, je m’arrête tout de suite là, car tout ça après tout
c’est en rapport, c’est en rapport aussi bien avec des choses qui se faisaient en peinture sur les
espaces granulaires. C’est pas sûr, je veux dire hein ! comme espèce d’initiateur si vous
voulez au même titre que « Vertov », d’une initiation prodigieuse mais l’étape actuelle,
l’étape actuelle, dont certains, pas tous, dans leurs tentatives pour reconstituer les espaces
granulaires, granuleux c’est très, très fantastique, on en a parlé, un peu, l’année dernière,
notamment ceux qui peignent à l’envers ou ceux qui peignent sur des matières spéciales
comme de la tarlatane, là il y a constitution de l’espace granulaire très intéressant.

Bon ! ce que je disais c’est pas, pas seulement en rapport avec ce qui se passe dans les autres

159
arts c’est évidemment en rapport avec quoi ? avec des mouvements de l’esprit si l’on peut
dire, c’est très difficile à dissocier en droit, je ne dit pas en fait, ça, ça compte pas si ils sont
drogués ou ils ne sont pas drogués, ça n’a pas beaucoup d’intérêt mais c’est très difficile à
dissocier en droit de certaines expériences liées à la drogue et où, où les plus belles
expériences liées au bouddhisme, au bouddhisme Zen.

Pourquoi ? C’est pas difficile, c’est pas difficile, là il faudrait reprendre de ce point de vu le
film de « Michaux » mais enfin dans le cinéma dit "structurel américain", les expériences de
drogue ont été actives dans ce type de cinéma, eh bien pourquoi ? pourquoi cela ? c’est que la
drogue ou le Zen, il vaut mieux le Zen, une fois, mais la philosophie suffisait déjà, c’est
vraiment l’accession à une perception moléculaire en quel sens ? je prend le, qui serait au
même temps perception moléculaire qui est au même temps l’élément génétique de la
perception.

Je prend le livre classique, le livre pour tout, ce livre qui m’intéresse beaucoup, qui a eu tant
de succès à un moment, le livre de « Castaneda », les livres de « Castaneda » sur son
initiation aux hallucinogènes par le sorcier indien, par le bon sorcier. Bon que ce que j’en
retiens ? j’en retiens ce qui m’intéresse c’est exactement la même chose, la leçon, la leçon du
grand Sorcier c’est quoi ?

Premièrement tu n’auras rien fait, vous allez voir, première grande proposition tu n’auras
rien fait si tu n’est pas arrivé à stopper le monde, ah ! stopper le monde tiens ! il faut que je
stoppe le monde bon, eh ! bien d’accord, qu’est ce que ça veut dire stopper le monde ? Vous
le sentez, extraire de l’image-moyenne-mouvement le photogramme mais c’est pas ça qui
veut dire, on d’autres choses maintenant alors qu’est ce que ça veut dire "stopper le monde"
d’après l’indien grand sorcier ça veut dire accéder au ne pas faire, "accéder au ne pas faire",
tiens, tiens, il faut briser le faire il faut s’empêcher de faire, dans certains cas on a pas de
peine, brisons le faire, brisons le faire, accédons au note en faire. Faire, F. A. I. R .E.

Arrêtons, arrêtons stoppons le monde bon, le "ne pas faire", qu’est ce que c’est ? le faire c’est
l’image subjective rappelez-vous des choses qu’on a vu avec Bergson, le rapport action
réaction, perception subjective, "c’est la perception qui consiste à saisir l’action virtuelle de la
chose sur moi et mon action possible sur la chose". La perception subjective c’est le « faire »,
arrêter le faire c’est quoi ? c’est accéder à une autre type de perception bon, stopper le monde
bon, bien voilà, premier thème.

Deuxième thème : si vous êtes arrivés dans votre perception, un peu, à stopper le monde
vous c’est bien une espèce d’effort pour dépasser l’image-mouvement mais pourquoi faire ?
on va voir pourquoi note en faire plutôt ; eh bien le premier phénomène qui vous est donné
comme une splendide récompense déjà c’est l’agrandissement, l’insensé agrandissement des
choses. A la lettre les choses deviennent des gros plans, à la lettre les choses s’agrandissent hé
oui ! vous regardez un visage, non pas sous l’expérience de la drogue qui est toujours
misérable mais dans l’illumination du zen, ça je l’apprend, une dimension colossale. Quel
intérêt ? quel intérêt ? si ça vous arrive pas c’est que vous n’avez pas pris assez, quel intérêt ?

prodigieux d’intérêt c’est que à ce moment la chose est trouée, plus est grande plus elle est
trouée ; vous n’accéderez à la perception moléculaire que si qui vous atteignez au "trou" dans
chaque chose. Tiens l’image vidéo, facile de la trouer, l’image vidéo, tout ça ça fait une
espèce d’ensemble, il faut que la chose et vous saisissiez la chose comme Castaneda dit :
"saisir les choses en fonction d’une trame", la trame de chaque chose ; la chose est trouée
quand vous avez stoppé le monde, la chose a grandi, révèle ses trous et les analyses de
Castaneda qui sont belles même littérairement, c’est la perception de l’eau, perception
moléculaire de l’eau, perception moléculaire de l’air, perception moléculaire du mouvement ,
et chaque fois perception moléculaire ça veut dire avoir stoppé le monde, obtenir cet
agrandissement de l’image et saisir les trous dans l’image.

160
L’ eau, elle n’est pas trouée comme l’air tant que vous ne savez pas comment une chose est
trouée, un visage n’est pas troué comme l’autre visage tant que vous ne savez pas comment la
chose est trouée. qu’est ce que c’est que ça ? Je dit, c’est exactement le thème des l’intervalles
de mouvement, saisir dans un mouvement les intervalles, dans un mouvement qui vous paraît
continu à la perception ordinaire ; eh ! bien, non ! saisir les intervalles ; c’est pas rien saisir
les intervalles dans un gallop d’un cheval ; quel sagesse ! c’est seulement si vous avez su
stopper le monde que vous saisirez les trous dans le monde et encore une fois chaque chose a
sa manière d’être trouée, il n y a pas deux choses qui sont trouées de la même manière ; bon,
c’est l’intervalle ça, et par là vous obtenez typiquement un monde clignotant , ça clignote de
part tout sur des rythmes différents, c’est la vibration de la matière.

Et troisièmement, troisièmement, par ces trous vous faites passer, ça c’est l’opération la plus
mystérieuse, à la rigueur on comprend les deux premières, la troisième, il faut un peu de
magie quoi !, c’est ou alors il faut être arrivé au stade zen ou alors il faut être dans un état que
tout le monde redoute.

Dernière étape, par ces trous, vous allez faire passer les lignes de forces, lignes de forces qui
sont parfois des lignes de lumières et qui strassent dans cet univers stoppé et sur ces lignes de
force vont se produire les mouvements accelerés, c’est le fameux montage hyper rapide du
cinéma structurel. Tout s’enchaîne, je veux dire ces trois aspects là et c’est sur ces lignes de
force qui passent par les trous des choses que l’initié dans Castaneda voit le sorcier danser,
c’est à dire faire des bonds, faire des bonds à une vitesse qui dépasse toute vitesse concevable,
c’est à dire sauter du haut de la montagne à un arbre et puis sauter de l’arbre, à la montagne
etc. etc.. une sorte de prodigieux..

...(aboiement d’un chien ),ah !ah !, je le reconnaîs celui là , je le reconnaîs ah ! ah ! qui excite
le chien ? qui a fait du mal à ce chien ?

Eh ben vous voyez c’est, vous voyez, bon ces trois aspects, on peut les présenter dans trois
étapes de l’expérience zen ou l’expérience hallucinogène et trois étapes aussi de cette image
photogramme de ce couple photogramme/ intervalle tel de ..qui constitue l’élément génétique
de la perception et nous donne au même temps une autre perception, une perception dite non
humaine.

Alors, bon, je dis : j’en est presque fini de cette histoire de l’image-perception, et je dit juste
est ce que ça veut dire je rappelle mon avertissement ?, là je vous supplie vraiment de me
prendre au sérieux, est ce que ça veut dire que ce cinéma structurel qui est en avance sur les
autres formes, qu’on a vu précédemment, dans cette longue analyse de l’image-perception ?
encore une fois non ; même je dirai ce qu’on appelle le cinéma structurel une forme d’avant
garde, je dirais bien et je l’ai déjà dit dix fois le propre de l’avant garde c’est sans doute il faut
que ça existe, il faut le faire, il faut le faire, ben oui, il faut que des gens qui se dévouent, c’est
évident , mais qui est plus créateur ?, je veux dire le propre de l’avant garde c’est d’être sans
issue, c’est d’être sans issue, c’est à dire de recevoir ses issues d’autres choses, ça veut dire
que tout ça, ça ne vaut toute cette conquête d’une perception moléculaire et d’une hein !, et
d’un élément génétique, Il me semble que ça ne vaut que pour au tant que c’est réinjecté dans
soit : dans un cinéma à histoires et narrations, soit même et les frontières tellement floues qu’
il n y a pas tellement lieu d’attacher beaucoup d’importance à ces catégories soit en tout cas
dans l’image-mouvement et que si vous le réinjecter pas, si vous n’avez pas le génie pour
opérer la ré injection, c’est du cinéma expérimental se stériliser sur lui même, au point qu’il
faudrait dire : qui est le plus fort qui est le plus génial, qui est le plus ?....celui qui se lance
dans la voie expérimentale ou celui qui réinjecte les données expérimentales dans l’image-
mouvement ?

Et là je prends deux exem, trois exemples, bon, « Antonioni » , « Antonioni », qu’est ce qui
ce passe dans ce cinéma où il est bien connu où c’est même des fort moments affectifs,
beaucoup plus que les mouvements, compte ce que Antonioni lui même présente comme son

161
problème, les intervalles entre mouvements.

Deuxième exemple, qu’est ce qui ce passe lorsque, c’est un exemple que l’on m’a donné la
dernière fois, parce que je n’ai pas vu ce film, qu’est ce qui ce passe lorsque « Bergman »
éprouve le besoin de brûler un photogramme et de re filmer, de faire brûler un photogramme
de visage dans "personna" ?

Troisième exemple, qu’est ce qui ce passe dans la fameuse promenade à vélo de « Sauve qui
peut" de"Godard » .

Bon, je donne trois exemples : qui est créateur ? des expérimentaux, qui sont de grands
cinéastes au besoin, ou les autres grands cinéastes qui réinjectent, je veux dire où est le
maximum d’invention ?. Il n y a aucun lieu de distribuer là, mais il ne faut pas dire
simplement l’un vient après l’autre, les uns utilisent ce que les autres ont troués. C’est pas ça,
il y a une espèce de direction, il y a comme des lignes différenciées dans la création et dans
l’invention où je dirais un intervalle d’Antonioni c’est évidemment aussi important qu’un
intervalle expérimental de « Landow », de la même manière, le photogramme qui brûle chez
« Bergman » c’est aussi important que "bardo folie’s". Bon, c’est chacun de nous, voilà.

Si bien que, compte tenu de ceci, et là parce que je suis fidèle, j’ai beaucoup de soucis que
vous sentiez exactement à quel point on en est : avant de, je résume simplement ce que
j’estime être nos acquis, après tout, on en fait pas tellement d’acquis, donc, ce que j’estime
être nos acquis correspondant à cette nouvelle partie qui vient de se terminer, à savoir
l’image-perception comme étant un des cas de l’image-mouvement, vous vous rappelez, en
effet que l’image mouvement avait trois cas, d’après notre analyse :

l’image-perception, l’image-action, l’image-affection.

Je viens de terminer l’analyse du premier cas, l’image-perception. Je voudrais résumer nos


acquis sous forme de neuf remarques.

L’image perception c’est donc le premier type de l’image-mouvement dans les conditions que
nous avons vu précédemment.

Première remarque : ce qui nous a permis d’organiser une analyse, ce n’était pas nécessaire
mais ça c’est trouvé comme cela pour nous, ce qui nous a permis d’organiser une analyse de
l’image- perception, c’est la distinction de deux pôles de la perception, l’un nous l’appelions,
par convention objectif, nous avions des raisons de l’appeler "objectif" et c’était le régime de
l’universelle variation, l’universelle interaction des images c’est à dire : toutes les images
varient à la fois pour elles mêmes et les unes par rapport au autres. Dés lors, pour moi, on
supprimait le faux problème ridicule de : "une perception objective devrait se priver du
montage ! pas du tout, pas du tout, si on comprend ce que veut dire objectif, c’est à dire : le
lieu de l’universelle variation, l’universelle interaction, c’est évidentça. D’ autre part nous
appelions pôle subjectif lavariation de toutes les images par rapportàuneimageprivilégiée,soit
celle de mon corps, soit celle du corps d’un personnage eh, voilà. C’était notre point de
départ, c’était notre première remarque.

Deuxième remarque : l’idée ainsi définie, l’objectif, subjectif, on ne cesse pas de passer d’un
pôle à l’une à l’autre. Nous avons vu, en un
sensnouscroisionslà,essayevraimentderésumerlesacquis,enunsensàce niveau, nous croisions le
problème champs contre champs.

Troisième remarque on pourrait poser le principe suivant : que plus le centre de référence
subjectif , puisque l’image subjective c’est l’image rapportée à un centre de référence, c’est
les images qui varient par rapport à un centre, plus le centre de référence subjective sera lui
même mobile, plus en passera du pôle subjectif au pôle objectif.

162
Exemple, les images merveilleuses là de variétés de « Dupond » où le centre référence
subjectif est un acrobate en mouvement et où la vision de l’enfant du cirque, du point de vue
d’un tel centre de référence dynamique en mouvement, passe déjà d’un régime de l’universel
variation, c’est à dire un pôle objectif.

Quatrième remarque : dans ces passages perpétuels, du pôle objectif au subjectif et du


subjectif à l’objectif, c’est comme s’il mettait une forme spécifique de l’image-perception au
cinéma. Cette forme spécifique de l’image au cinéma c’est la mi-subjective tel que l’a baptise
« Jean Mitry » ou la demi, la semi subjective, l’image semi subjective ainsi nommée par
« Mitry », et en effet, le statut de la mi-subjective ; nous convie à dégager une espèce de
nature de la caméra définie comme : « être avec ». L’être avec de la caméra, cet être avec qui
consiste en quoi ? qui s’effectue par exemple dans le travelling d’un circuit fermé lorsque la
caméra ne se contente plus d’être avec, de suivre un personnage mais de se déplacer parmi les
personnages.

Cinquième remarque : si l’on essaye de donner un véritable statut, un statut conceptuel, à


cette mi-subjective, mais il faudra bondir sur une occasion qui est au même temps, il me
semble, une des tentatives théoriques exceptionnelles dans l’effort pour penser le cinéma, à
savoir la tentative de « Pasolini », tentative théorique exceptionnelle dans la mesure où elle
culmine avec un concept, je vais essayé d’analyser le plus près que je pouvais, cette fois-ci,
"la subjective indirecte libre". L’image subjective indirecte libre, qui renvoie à des procédés
techniques précis, qui alors ne sont plus la caméra qui se déplace parmi les personnages, les
procédés techniques que « Pasolini » définit comme le zoom - on a pas encore parlé parce que
ça je veux le garder pour plus tard - mais ça fait rien, le dédoublement de la perception et le
plan immobile ou cadrage obsédant. Et qui selon, « Pasolini » définit bien une direction du
cinéma, par exemple du cinéma italien pas seulement mais du cinéma italien après le
néoréalisme et qui aurait ses exemples privilégiés chez « Antonioni », chez « Bertolucci », et
chez « Pasolini » lui même.

Sixième remarque : à ce stade de l’analyse là où « Pasolini » nous porte, si vous voulez, avec
cette nouvelle notion, surgit quelque chose de décisif déjà pour .., à savoir que l’image
moyenne mouvement du cinéma, dans laquelle nous nous étions installés depuis le début,
l’image moyenne mouvement tend à se différencier d’après deux directions :

Première direction, la perception subjective à des personnages en mouvement, perception


subjective des personnages en mouvement qui sortent et entrent du cadre immobile.
Deuxième direction, conscience de soi objective du cinéma par lui même. Sous la forme du
cadre obsédant.

Le danger s’il y avait un danger théorique, c’est que cette conscience de soi du cinéma, se
présente encore, si vous voulez - d’un point de vue théorique je parle pas d’un progrès
pratique - se présente encore comme une conscience idéaliste ou comme une conscience
esthétique pure.

Septième remarque, la conscience fixe du cinéma par lui même, doit être celle du pôle
objectif, c’est à dire, celle de l’universelle variation, ou de l’universelle interaction, c’est à
dire, -si vous voulez c’est tout simple par rapport à la précédente remarque, elle ne doit pas
être elle même simplement, une composante de la perception - elle doit être elle même un
objet de perception, c’est en ce sens que nous avions trouvé, dans une certaine direction du
cinéma, la coexistence de deux objets de perception, si l’on peut dire : l’objet liquide comme
à la fois objectif et véridique, l’objet solide comme subjectif et partiel, et dans cette
coexistence de deux régimes de la perception, perception liquide, et perception solide, déjà
commençait à naitre ce qui nous occupait, ce qui commençait à nous occuper, c’est à dire la
possibilité d’une perception moléculaire, à ce moment là, la conscience cinéma, la lettre
idéalement, la conscience cinéma, c’était "l’eau qui coule", et il nous avait semblé que ça
définissait toute un école française entre les deux guerres, c’est dire a quel point je ne

163
progresse pas d’après l’histoire.

Huitième point de remarque, un pas de plus , il fallait que les deux pôles dont nous étions
partis, ne soient plus simplement deux objets polaires de la perception comme l’objet liquide
et l’objet solide, il fallait que ça soit comme deux formes de perception, bien plus, deux
formes dont l’une jouerait le rôle d’élément génétique par rapport à l’autre, c’est à dire que
l’une joue le rôle, vraiment, de "micro-perception" , de perception moléculaire, et ça il nous a
semblé que c’était la direction qui était ébauchée par « Vertov », qui était reprise par le
cinéma structurel, et ou cette fois l’image-mouvement se trouve dépasser vers le couple
photogramme/intervalle.

Neuvième et dernière remarque, et voilà que, une fois de plus nous ne pouvons pas nous
empêcher lorsque nous résumons nos acquis de faire comme s’il y avait là une espèce de
progression, il va de soit que là encore il n’y a aucune progression et que les grands arts
créateurs se font au besoin, si vous prenez mes huit niveaux, se font lorsque, un niveau plus
évolué est réinjecté dans un niveau précédent, si bien que ce qui compte c’est l’ensemble du
schéma, sans qu’une direction vaille mieux que l’autre, et que l’ensemble du schéma consiste
à nous dire quoi ? que l’image-perception est parcourue par une espèce d’histoire, euh, c’est
pas l’Histoire !, par une espèce d’histoire qui la pousse à mettre en question la notion
d’image-mouvement.

L’image-perception commence par être un type, du point de vue de notre analyse, l’image-
perception commence par être un type d’image-mouvement. mais elle ne se développe et elle
ne développe ses pôles, qu’en tendant à dépasser l’image-mouvement vers autre chose , vers
un autre type d’image, et cela de deux façons, c’est notre dernière remarque :

Première façon : ce n’est plus le mouvement qui est un intervalle entre des positions dans
l’espace, c’est maintenant au contraire, l’intervalle entre mouvements qui va nous élever à
une réalité.

Deuxième acquis : ce n’est plus le mouvement cinématographique qui est plus au moins
illusoire par rapport au mouvement réel, mais c’est le mouvement réel et sa transcription
cinématographique qui sont illusoires par rapport à un réel-cinéma, que d’actifs ! que de
gains !. Qu’est ce qui nous reste ? vous voyez ce qui nous reste, c’est simple, il va falloir faire
la même chose à condition que ça ne soit pas décalqué ! le rêve ce serait arriver à image-
affection et image-action, et si on arrive à faire ça, on aura épuiser l’image-mouvement. Bien
plus, on ne l’aura pas épuisé, c’est elle qui nous aura conduit à un autre type d’images, car les
autres types d’images que l’ image-mouvement il y en a dix, il y en a cent, il y en a tant et
tant, si bien qu’on en a jusqu’à la fin de notre vie quoi ! parfait, de la mienne peut être, peut
être, et pas tant que parfait ! voilà, alors, nous allons bientôt commencer un nouveau type
d’image, après un très court petit repos, de vous, mais je voudrais si Richard Pinhas » se sent
..mais si tu te sens entrain pour lire ce que je..., mais si tu te sens pas en train... et bah ! tant
pis ! tu te lèves hein ! si tu veux bien parce que on entend très mal, ou alors, tu viens là,
comme tu l’entends.

L’intervention de « Richard Pinhas » n’est pas audible. " je prends un exemple trés
simple..quatre paramètres...produire le timbre à partir du moment ou on va calquer.. ;
variations possibles de l’intensité et de la durée paramètres beaucoup plus fins : la lumière , la
profondeur

Deleuze : D’ailleurs en musique je pense, tout d’un coup que le premier à avoir invoqué une
espèce d’état gazeux, ou du moins un état chimique c’est « Vareze », c’est « Vareze » qui est
tellement à la, à l’origine de...

puis l’intervention de Richard Pinhas qui est toujours d’une qualité médiocre.

Deleuze : Il manque absolument des instruments techniques qu’il faut pour sa musique,

164
C’est ça, c’est ça ! Indépendamment c’est grotesque toutes ces rapprochements, mais c’est
parce que je ne peux pas m’ en empêcher tout en pensant que c’est grotesque , et il me semble
un peu la même situation que celle de « Vertov » au cinéma, c’est avoir l’ idée de.. et pourtant
c’est pas des œuvres, on peut pas dire que « Vareze », son œuvre manque de quelque chose !
et prouve en effet, qu’une certaine manière, il fait quelque chose , qui ne pourrait être
entendue que lorsqu’on disposera d’instruments du type synthétiseurs qui n’existe pas encore
au moment où il le fait et à la lettre je crois qu’il a plus de cas, il y a beaucoup de cas comme
ça je crois qu’il y a beaucoup de cas comme ça ! euh. ! je crois qu’on pouvait aimer, admirer
« Vareze » de son vivant de.. est ce qu’on pouvait l’entendre pleinement ? sûrement ! il y a
des gens qui l’ont entendu pleinement, qui l’ont compris très, très vite ! Mais pour nous, ça
me paraît évident que pour la moyenne des auditeurs, on peut comprendre, ou entendre,
vraiment entendre « Vareze » que une fois le synthétiseur existe. C’est très, très curieux ça !
tu veux pas.. ça t’embête de euh...d’essayer de dire en très peu si ça peut se dire assez
clairement, le procédé, parce que ça permettrait, ça aiderait peut être, tout le monde ! le
procédé des boucles et des superpositions de « Fripe ».

(intervention de Richard Pinhas)

J’ai entendu ah ! personne ici n’a entendu « Fripe » quand il est venu à Paris, ça fait très,
très.., a mon avis c’était très, très beau !

(intervention de : R. P)

Deleuze Formé, c’est bien pensé finalement, nous avons notre thème, former des trames,
finalement le procédés de la boucle c’est la formation de trames, former des trames adéquates
et qui varient d’après chaque paire ou chaque chose .

(intervention de : R.P)

Oui c’est l’aspect conscient qu’on se fixe ! c’est l’aspect "stopper le monde" ça !

(intervention de : R.P.)

Oui, oui, c’est lumineux tout ça, eh bien voilà vous êtes reposés ? oui, alors on continue, donc
on engage une nouvelle partie, vous ne voulez pas vous reposez vous ? hein, autant en finir
hein, vous fumez trop, il faut arrêter hein, ...on ne se voie plus, les yeux piquent... on va
attraper le rhume, bon ça y est ? Eh bien maintenant, et la prochaine fois nous allons être
occupés, vous voulez pas fermer la porte ? parce que ça m’angoisse les portes ouvertes. Nous
allons être occupés maintenant par la seconde espèce d’image : l’image-affection. Et voilà,
j’ai envie tout de suite de dire comme ça une espèce de formule qui pourrait nous servir de
repère, bien qu’à la lettre on ne puisse pas du tout comprendre où elle va nous mener, ce que
j’ai envie de dire c’est - le fait que j’en ai envie ça doit être signe de quelque chose alors que
pour l’image-perception, il nous a fallut très longtemps pour avoir une formule qui dessinait
les choses - là j’ai envie tout de suite une espèce de formule, on l’a tout de suite, elle est très
simple, c’est tout simple, on a l’impression que le secret, moi j’ai l’impression que le secret il
est là, à savoir l’image- affection c’est le gros plan et le gros plan c’est le visage, un point
voilà, et puis salut.

L’image-affection c’est le gros plan, et le gros plan c’est le visage, alors je me répète ça, je
me répète ça, évidemment il y a tout de suite, toute sortes de problèmes. La formule elle me
paraît pleinement satisfaisante pour moi, j’ai presque envie de ne rien dire d’autre et puis on
sent bien qu’il y a toute sorte de choses à savoir qu’il y a des objections possibles, elles sont
tellement évidentes que bon, mais justement, toute les objections possibles, j’ai l’impression,
pour moi, que la formule elle tient comme même avec toute les objections ; alors ça fait
mystère et puis du coup cette formule qui paraît si simple, on s’aperçoit aussi qu’elle doit être
plus compliquée, je dit d’abord toutes sortes d’objections :

165
objection immédiate, eh ! ben quoi, qu’est ce que ça veut dire tout ça, déjà il y a toutes sortes
de gros plan qu’ils n’ont pas de visage, bon d’accord, il y a toutes sortes de gros plan mais
aussi qu’est ce que ça veut dire le gros plan, c’est le visage. Ça implique que je ne voudrais
par la formule qu’elle me donnerait pas le même contentement si je disais un gros plan de
visage, c’est pas le gros plan qui est gros plan de visage, c’est le gros plan qui est visage.

Ah ! bon, alors la formule peut être qu’elle est fausse, mais ce n’est pas ça mais je veux juste
dire que sa simplicité est fausse, elle, elle risque de nous entraîner dans des voies qui ne vont
pas, qui vont moins de soi qu’elle en a l’air. bon, car notre problème c’est quoi ? ce qui nous
remontait dans l’image-perception dans notre analyse précédente de l’image-perception, c’est
que on était arrivé à un critère pour mener cette analyse, le critère pour mener l’analyse nous
l’avons eu des que nous avons pu distinguer deux pôles de l’image-perception.

Quitte à ce que notre analyse nous fasse prendre ces pôles dans des sens progressifs qui
variaient d’après une progression ; évidemment, comprenez les conditions du problème : pas
question de dire "eh ! ben, dans l’image-affection il y a deux pôles, un pôle objectif et un pôle
subjectif", si ça valait pour l’image-perception ça ne vaut pas pour l’autre. Il va nous falloir
une toute autre ligne directrice d’analyse, or, cette ligne directrice, moi j’en reviens à ça je
suis tellement content, je me répète : l’image c’est pas qu’elle soit une bonne formule mais je
sens que en elle qu’elle est en vrai non plus, mais je sens en elle réside une vérité. "L’image-
affection c’est le gros plan, et le gros plan c’est le visage" . Eh ! bien, un petit texte de
« Eisenstein », qui a été traduit, un très petit texte qui a été traduit dans les Cahiers du Cinéma
dit quelque chose qui est très intrigant, très intéressant il me semble, il dit : prenons les trois
grands types de plans plan d’ensemble, plan moyen, gros plan.

Il faut bien voir que ce n’est pas simplement trois sortes d’images, dans un film, mais c’est
trois manières dont il faut considérer n’importe quel film, trois manières coexistantes dont il
faut considérer n’importe quel film, -et il dit le plan d’ensemble, il y a une manière dans,
quelque soit le film que vous voyez, propose « Eisenstein », comme manière de voir les films
- il faut que vous le voyez comme s’il a été fait uniquement de plan d’ensemble et puis au
même temps il faut que vous le voyez comme s’il a été fait uniquement de plan moyen, et
puis il faut que vous le voyez comme si il a été fait uniquement de gros plans , il dit c’est
forcé parce que, le plan d’ensemble c’est ce qui renvoie au Tout du film, et quand vous voyez
un film vous devez être sensible au Tout, et puis le plan moyen c’est ce qui renvoie à quelque
chose comme l’action ou l’intrigue ou l’histoire et quand vous voyez un film il faut que vous
soyez sensible à l’action, et le gros plan c’est le détail et quand vous voyez un film il faut que
vous soyez sensible au détail. Bon nous, on dirait un peu autre chose mais ça revient au
même. On dirait, eh ben oui ! le plan d’ensemble c’est l’image-perception, le plan moyen
c’est l’image-action, le gros plan c’est l’image-affection. Et quand vous voyez un film il
faut que vous le voyez comme simultanément fait exclusivement....

Cours de Deleuze du 26/01/82 - 2 Cinéma - cours n° 8 B

Transcription : Nicolas Lehnebach

Eh bien maintenant et la prochaine fois, nous allons être occupés - vous voulez pas fermer la
porte ? parce que ça m’angoisse les portes ouvertes - nous allons être occupés maintenant par
la seconde espèce d’image : l’image-affection.

Et voilà, j’ai envie tout de suite de dire comme ça une espèce de formule qui pourrait nous
servir de repère bien qu’à la lettre on ne puisse pas - je crois - comprendre où elle va nous
mener. Ce que j’ai envie de dire c’est... j’en ai envie déjà, le fait que j’en ai envie ça doit être
signe de quelque chose. Alors que pour l’image-perception, il nous a fallu très longtemps
pour avoir une formule qui dessinait les choses. Là j’ai envie tout de suite - je me dis : la

166
formule on l’a tout de suite. Et elle est très simple, c’est tout simple. On a l’impression que le
secret, moi j’ai l’impression que le secret il est là.

À savoir : une image-affection c’est le gros plan et le gros plan c’est le visage.

L’image-affection c’est le gros plan et le gros plan c’est le visage, bon. Alors je me répète ça,
je me répète ça, bon. Et évidemment, y a tout de suite euh... toutes sortes de problèmes. La
formule elle me paraît pleinement satisfaisante pour moi, j’ai presque envie de rien dire
d’autre. Et puis, on sent bien qu’il y a toutes sortes de choses. À savoir qu’il y a des
objections possibles - alors certainement évidentes que bon... - mais justement toutes les
objections possibles j’ai l’impression pour moi que la formule elle tient quand même avec
toutes les objections.

Alors ça fait mystère... Et puis du coup, cette formule qui paraît si simple, on s’aperçoit aussi
que elle doit être plus compliquée. Je dis d’abord « toutes sortes d’objections » : objection
immédiate... ben quoi qu’est-ce que ça veut dire tout ça : déjà il y a toutes sortes de gros plans
qui sont pas de visages. Bon d’accord y a toutes sortes de gros plans... mais aussi, qu’est-ce
que ça veut dire « le gros plan c’est le visage » ? Ça implique que je ne voudrais pas de la
formule, qu’elle me donnerait pas le même contentement que si je disais : un gros plan de
visage. C’est pas le gros plan qui est gros plan de visage c’est le gros plan qui est visage.

Alors bon la formule peut-être qu’elle est fausse... mais c’est pas ça, je veux juste dire : sa
simplicité est fausse, elle. Elle risque de nous entraîner dans des voies qui vont moins de soit
qu’elle n’en a l’air. Bon, car... notre problème c’est quoi ? Si vous remontez dans l’image-
perception dans notre analyse précédente de l’image perception, c’est que, on était arrivé à un
critère pour mener cette analyse. Le critère pour mener l’analyse nous l’avons eu dès que
nous avons pu distinguer deux pôles de l’image-perception.

Quitte à ce que notre analyse nous fasse prendre des pôles dans des sens progressifs qui
variaient d’après une progression. Évidemment, comprenez les conditions du problème. Pas
question de dire : « Ah ben dans l’image-affection il y a deux pôles, un pôle objectif et un
pôle subjectif ». Si ça valait pour l’image-perception ça vaut pas pour l’autre. Il va nous
falloir une tout autre ligne directrice d’analyse. Alors cette ligne directrice moi je reviens à
ça, je suis tellement content euh... je me répète, c’est pas que ce soit une bonne formule mais
je sens que en elle - qu’elle est pas vraie non plus - mais je sens que en elle réside une vérité.
L’image-affection c’est le gros plan et le gros plan c’est le visage.

Bien... Un petit texte de Eisenstein qui a été traduit en très petit texte qui a été traduit dans les
cahiers du cinéma dit quelque chose qui est très intrigant, très intéressant il me semble. Il dit :
prenons les trois grands types de plans : plan d’ensemble, plan moyen, gros plan. Faut bien
voir que c’est pas simplement trois sortes d’images dans un film, mais c’est trois manières
dont il fat considérer n’importe quel film... trois manières coexistantes dont il faut considérer
n’importe quel film.

Et il dit « le plan d’ensemble », il y a une manière dont quel que soit le film que vous voyez
- propose Eisenstein comme manière de voir les films - il faut que vous le voyiez comme s’il
était fait uniquement de plans d’ensembles, et puis en même temps, il faut que vous le voyiez
comme s’il était fait uniquement de plans moyens, et puis il faut que vous le voyiez comme
s’il était fait uniquement de gros plans. Et puis il dit : c’est forcé parce que le plan d’ensemble
c’est ce qui renvoie au Tout du film... et, quand vous voyez un film vous devez être sensible
au Tout. Et puis, le plan moyen, c’est ce qui renvoie à quelque chose comme l’action ou
l’intrigue, ou l’histoire. Et quand vous voyez un film il faut que vous soyez sensible à
l’action. Et le gros plan c’est le détail... quand vous voyez un film il faut que vous soyez
sensible au détail. Bon. Nous on dirait un peu autre chose mais ça reviendrait un peu au
même. On dirait - ben oui le plan d’ensemble c’est l’image-perception, le plan moyen
c’est l’image-action, le gros plan c’est l’image-affection.

167
Et puis, il a succédé à un ton de critique de cinéma plus avisé de ton un peu : "on nous la fait
pas nous hein ? on nous la fait pas quand même faut pas exagérer". Comme si on avait honte
de ce lyrisme des premiers hommes de cinéma où là y a une vision plus critique du gros plan
parfois inspiré de la psychanalyse qui suppose ou qui suggère : peut-être le gros plan n’est pas
sans rapport avec la castration.

Et puis alors on se trouve devant un déchaînement, bon les gros plans, ah bon on sait même
plus à qui penser tellement chaque grand homme de cinéma les a assigné les siens. Et puis
bien plus, alors qu’avant on n’éprouvait aucun besoin de parler des acteurs, c’est quand même
difficile là, il faudra envisager, il faudra bien parler d’acteur parfois, comme si un gros plan
était co-signé par celui qui prête son visage par l’auteur du film. Bon, c’est le couple, par
exemple : Marlène Dietrich - Sternberg. Et les grands couples, c’est au niveau des gros plans
que se fait les grands couples metteurs en scène - acteurs ou actrices. Bien, alors, c’est un seul
- vous comprenez - c’est un seul bruit, seulement il faut en sortir et puis, mon problème c’est
à partir d’une telle formule aussi discutable qu’elle soit, l’image-affection c’est le gros plan et
le gros plan c’est le visage, est-ce que nous allons pouvoir en extraire une méthode d’analyse
de l’image-affection ?

D’où premier point... voilà, faut que je ne me donne rien, faut que... il faut pas que vous
puissiez me reprocher de m’être tout donné dans la formule alors je pars d’un exemple de
gros plan qui précisément n’est pas un gros plan de visage. Un gros plan qui intervient tout le
temps dans l’histoire du cinéma, un gros plan de pendule. En quoi est-ce un gros plan ? Bon,
parce que c’est vu en gros, parce que c’est vu de près comme on dit, parce que c’est vu de
tout près bon d’accord... mais c’est pas ça. En quoi c’est un gros plan ? Par exemple : gros
plan de pendule qu’on vous montre plusieurs fois. Ces gros plans de pendule ils existent
depuis longtemps dans le cinéma, je cite deux types de gros plans de pendule : les Griffith, y
en a beaucoup des gros plans de pendules, les gros plan Lang, y a aussi chez Lang beaucoup
de gros plans de pendules, puis beaucoup d’autres. Bien, qu’est-ce que c’est un gros plan de
pendule ? Je dis pas « qu’est-ce que c’est qu’une pendule ? », « qu’est-ce que c’est qu’une
pendule qui peut être en gros plan ? ». Je dis « qu’est-ce que c’est une pendule en tant que
gros plan ? ». Ben il me semble que c’est une chose, du coup on est sauvé... c’est deux
choses. D’une part il y a des aiguilles dont au besoin, nous évaluons la seconde... que tantôt
nous évaluons à l’heure, tantôt à la seconde. Je dirais de ces aiguilles que elles ne valent en
gros plan que comme susceptibles de bouger. Elles ont un mouvement virtuel, puisque le gros
plan peut sans doute, les montrant bouger, les montrer bougeant - pardon - mais peut aussi les
monter fixes, même quand elles sont fixes elle ont un mouvement virtuel. Bien plus elle
peuvent avoir un mouvement minuscule, puis ça saute d’une minute.

Le film d’horreur dont nous avons beaucoup à parler parce que enfin... il a à dire quelque
chose quant au gros plan. Eh bien... le film d’horreur a beaucoup joué de l’« instant
infinitésimal » avant l’heure fatale, avant minuit. Bon, je dirais que dans le gros plan pendule,
les aiguilles sont inséparables d’un mouvement virtuel ou d’un micro-mouvement possible. Et
même quand on nous montre d’abord un gros plan « onze heure du soir » et puis le gros plan
« minuit », notre émotion liée au gros plan... vient que, dans chaque lecture, nous animons
l’aiguille d’un mouvement - là pardonnez-moi c’est pour... j’ai peut-être enfin retrouvé le
même schéma - d’un mouvement que l’on pourra appeler à la limite un mouvement virtuel ou
un mouvement moléculaire.

Je remarque juste que ce mouvement moléculaire ou ce mouvement virtuel ne serait rien


dans le gros plan s’il n’entrait dans une série intensive au moins possible, même si elle ne
nous est pas montrée... une série dans laquelle l’intensité croît. Je dirais donc des micro-
mouvements en tant qu’ils entrent dans une série intensive virtuelle... au moins virtuelle.
Voilà le premier aspect du gros plan de pendule.

Deuxième aspect du gros plan de pendule co-existant avec le premier. C’est une surface
réceptrice immobile, c’est une plaque réceptive... Surface réceptrice immobile, plaque

168
réceptive, ou si vous une unité réfléchissante et réfléchie. Unité réfléchissante et réfléchie
représentée par le cadran et le verre. Et en quoi c’est complémentaire ? et bien évidemment
c’est l’unité des micro-mouvements. En d’autres termes, c’est l’unité qualitative de la série
intensive représentée de l’autre côté. Voilà... eh ben formidable on l’a, je veux dire... on l’a
notre euh... nos pôles. Et ce qui me rassure c’est qu’on les a pas du tout décalqués sur les
deux pôles de l’image-perception. Là on vient de trouver à nouveau deux pôles du gros plan
qui sont pas du tout décalqués de l’image précédente, l’image-perception, et qui valent par
eux-mêmes. Les deux pôles du gros plan c’est : micro-mouvements pris dans une série
intensive d’une part ; d’autre part : unité réfléchissante et réfléchie qualitative.

Qu’est-ce qu’un visage ? Un visage c’est la complémentarité d’une unité réfléchissante et


réfléchie et d’un micro-mouvement, et de micro-mouvement qui déterminent une intensité...
c’est ça un visage. Ah bon, c’est ça un visage ? ben oui c’est évident que c’est ça un visage.

On appellera « surface de visagéification » l’unité réfléchissante et réfléchie ; on appellera


« trait de visagéité » les micro-mouvements qui entrent dans les séries intensives. Et l’on dira
que le visage est le produit d’une opération de visagéification par laquelle l’unité
réfléchissante et réfléchie subsume, s’empare des traits qui sont dès lors des traits de visagéité
- des traits intensifs qui deviennent alors traits de visagéite. Et c’est ça un visage : Unité
qualitative / Série intensive. Bon... Vous me direz c’est ça un visage mais c’est bien autre
chose... et c’est ça un gros plan. Et un gros plan c’est quoi ? Un gros plan opère.

Un gros plan n’est pas nécessairement un gros plan de visage mais un gros plan est forcément
un visage. [...] c’est pas forcément un gros plan de visage d’accord mais c’est un visage : un
gros plan opère la visagéification de ce qu’il présente. Le gros plan de la pendule opère la
visagéification de la pendule. Ce qui veut dire quoi ? ce qui veut dire une chose très très
simple : il extrait de la pendule les deux aspects corrélatifs et complémentaires de la série
intensive des micro-mouvements et de l’unité qualitative réfléchissante. Et que ce soit ça les
deux aspects du visage, c’est évident car qu’est-ce que fait un visage ? Ce que fait un visage
c’est deux choses... mais il peut faire que ça. Un visage ressent, et un visage "pense à". Un
visage ressent, ça veut dire quoi ? Ça veut dire : il désire, ou bien - ce qui revient au même - il
aime et il hait. Il aime ou il hait... ou bien les deux à la fois comme on nous le dit souvent...
C’est-à-dire : il passe par une série intensive qui décroît et qui croît. Et il pense à... il pense
à quelque chose. Et ça c’est plus le pôle désir, c’est ce qu’on pourrait appeler le pôle
admiration. Il admire... Pourquoi que je dis ça ? Peut-être qu’on comprendra plus tard mais
les Anglais ont un mot qui nous convient là, les Français l’ont pas hélas. Je le dis avec mon
accent le meilleur : I wonder. « I wonder » c’est « j’admire » mais c’est aussi « je pense à ».
Du côté du visage comme unité qualitative réfléchissante et réfléchie je dirais c’est aussi bien
« j’admire » que « je pense à ». Bon... de l’autre côté, c’est je désir, j’aime ou je hais. Je
parcours une série intensive : je croîs et je décrois. Le visage a donc deux composantes qui
sont celles du gros plan. Il a d’une part une composante qu’on pourrait appeler de contenu...
non, non ce serait pas bien. Il a une première qu’on appellera : trait de visagéité. Les traits
de visagéité ce sont les mouvements sur place, les mouvements virtuels qui parcourent un
visage en constituant une série intensive. D’autre part, il a un contour. C’est une véritable
pendule quoi, dans les deux sens, il a un contour sous lequel il est unité réfléchissante et
réfléchie. Je rentre chez moi le soir épuisé... ou bien une femme rentre chez - non, euh - le
mari rentre chez lui le soir épuisé d’un long travail. Alors, sa femme lui dit... Non, non... Il
regarde sa femme, il ouvre la porte - voilà, c’est du cinéma - il traîne des pieds, il ouvre la
porte, sa femme le regarde et il lui dit, hargneux : « A quoi tu penses ? », et elle, elle lui
répond : « Qu’est-ce que t’as ? » - voyez c’est... d’un pôle à l’autre... À quoi tu penses ? c’est
le visage communicant et réfléchi, c’est-à-dire, qu’est-ce que c’est cette qualité qu’il a sur le
visage ? Quelle qualité émane de ton visage ? Et l’autre répond : qu’est-ce qui te prend ?,
qu’est-ce que t’as ? qu’elle est cette étrange série intensive que tu parcours en montant et en
descendant ? À partir d’un si bon début la scène de ménage s’engage. [...] des gros plans, tout
en gros plan. Ça existait déjà en peinture, ces deux aspects du visage.

169
En peinture existaient si fort ces deux aspects du visage que je lis ou même relis car, pour de
toutes autres raisons, on l’avait trouvé, on en avait eu besoin l’année dernière, un texte de
Wolfflin sur l’évolution du portrait du XVIème au XVIIème siècle. Portrait XVIème et
portrait XVIIème. Et là encore, on n’y met aucun progrès. Choisissons un portrait du type
Dürer ou encore Holbein. Il établit - ça c’est le premier type de portrait - il établit sa forme à
l’aide d’un tracé très sûr et catégorique. Le contour du visage progresse - vous voyez c’est le
visage contour - le contour du visage progresse des tempes au menton en un mouvement
continu et rythmé au moyen d’une ligne régulièrement accentuée Le nez, la bouche, le bord
des paupières sont dessinés d’un seul trait enveloppant, d’une ligne continue enveloppante. La
toque - chapeau - appartient à ce même système de pure silhouette. Pour la barbe même,
l’artiste a su trouver une expression homogène, tantôt modelée qui est fait au frottis, il
ressortit absolument au principe de la forme palpable. C’est donc la ligne continue qui fait
contour et qui en ce sens renvoie au tact non moins qu’à l’œil. C’est le visage contour ou c’est
le visage qualitatif, unité réfléchissante et réfléchie.

Autre type de portrait. En parfait contraste avec cette figure, voici une tête de Lievens
contemporain de Rembrandt. Là, toute l’expression qui est refusée au contour a son siège à
l’intérieur de la forme. Deux yeux sombres au regard vif, un léger tressaillement des lèvres,
de-ci de-là, une ligne qui étincelle pour disparaître ensuite. On chercherait en vain les longs
traits du dessin linéaire. Quelques fragments de ligne indiquent la forme de la bouche, un petit
nombre de traits dispersés celles des yeux et des sourcils. Là, c’est le visage ramené du côté
de son autre pôle : les traits de visagéité. Le portrait sera constitué de trais de visagéité
discontinus et non plus d’une ligne enveloppante qui fait contour. Quelques fragments de
ligne indiquent la forme de la bouche, un petit nombre de traits dispersés, celles des yeux et
des sourcils, souvent le dessin s’interrompt tout à fait. Les ombres qui figure le modelé n’ont
plus de valeur objective. Dans le traitement du contour de la joue et du menton il semble que
tout soit fait pour empêcher que la forme devienne silhouette, c’est-à-dire qu’elle puisse être
déchiffrée à l’aide de lignes.

Donc la peinture nous le confirmait déjà, les deux aspects corrélatifs du visage c’est les traits
de visagéités dispersés de manière à constituer une échelle intensive d’une part, d’autre part,
la ligne contour qui fait du visage une unité qualitative. Chaque fois qu’une chose sera réduite
à ces deux pôles de telle manière que les deux pôles co-existent et renvoient l’un à l’autre
vous pouvez dire « il y a eu visagéification de la chose » et vous verrez avec vos stupeurs,
étonnements, que vous vous trouvez devant un gros plan. D’où vous pouvez dire déjà : le
gros plan c’est le visage, et il n’y a pas de gros plan de visage, mais il y a pas d’autre visage
que le gros plan. Et quand le gros plan s’empare d’une chose qui n’est pas le visage, c’est
pour visagéifier la chose. C’est ce que Eisenstein certainement a compris d’une manière
obscure lorsqu’il commence un texte célèbre et admirable en disant : le vrai inventeur du gros
plan c’est Dickens. Lorsque Dickens commence un texte célèbre par : c’est la bouilloire qui a
commencé, c’est la bouilloire qui a commencé... Il y a en effet un gros plan et Eisenstein l’a
sorti. [...] tout le monde y reconnaît un gros plan de quoi - c’est un gros plan Griffith. C’est un
gros plan Griffith mais, nous pouvons ajouter, qu’est-ce que fait le gros plan et en quoi c’est
un gros plan ? C’est une visagéification de la bouilloire et c’est par là que c’est un gros plan.
Bien, prenons une séquence de gros plan, plutôt une séquence comportant des gros plans...
tout ça c’est... sentez, on cherche notre chose... on n’a pas vraiment commencé encore, on
amasse des confirmations, on amasse des données, des matériaux. Toujours sur ces deux
pôles du visage. Voyez je commence à... c’est pour ça j’insiste énormément sur c’est pas un
décalque des deux pôles précédents de l’image-perception.

On est en train de trouver deux pôles propres à, au visage, c’est à dire à ce qui se révèlera -
mais j’ai pas encore expliqué - à ce qui se révèlera être l’image-affection. Et tout ça c’est
compliqué, il faut aller très doucement - il faut pas, si vous êtes fatigués vous me faites un
signe et j’arrête tout de suite... Je pense à une longue séquence - parce que parfois je suis
forcé de citer des films que j’ai pas vus mais je crois que c’est les meilleurs quand... parfois

170
c’est des films que j’ai vus mais ça change rien - c’est « Loulou » de Pabst. La splendide fin
où Loulou rencontre Jack l’éventreur et va y périr. Le script de Loulou de Pabst a paru en
anglais. Avec le dictionnaire j’ai bien lu, et voilà ce que donne la fin, j’introduis juste des
divisions puisque le découpage n’est pas indiqué.

Voyez, c’est la rencontre Loulou, ils se sont rencontrés en bas mais je prends le moment où
Jack l’éventreur et dans la chambre, dans la chambre sordide de la pauvre Loulou. C’est une
scène étonnante de détente, avec des gros plans de visage. Ils sont détendus, ils s’admirent
l’un l’autre, ils s’étonnent, ils jouent... et le mot anglais « wonder » apparaît. Et ils jouent, elle
joue, Loulou joue, [...] de ses poches, elle lui demande de l’argent mais il en a pas, et ça fait
rien, c’est un grand moment de douceur comme si Loulou avait recouvré toute sa jeunesse,
toute sa fraîcheur. Bon, elle fouille dans les poches de Jack l’éventreur et elle tire un petit brin
de gui que vient de lui donner une femme de l’armée du salut et elle tapote sur le brin de gui,
elle le dispose sur la table tout ça... et les visages sont heureux et détendus. Voilà, bien,
premier temps... Je dirais c’est le premier pôle du visage. Loulou et même très mutine, elle
pense à quelque chose, elle tapote le gui. Elle parle du premier « wonder » : s’émerveiller ; au
second « wonder », : avoir une pensée. Scène charmante - mon Dieu, pourquoi ça n’est pas
resté comme ça ? car tout ça devait mal finir. Deuxième moment : elle a allumé sa bougie
sur la table là, et il voit le couteau qui brille, il voit le couteau à pain qui brille. Bon nous nous
arrêtons sur ce second mouvement car nous connaissons dans l’histoire du cinéma un certain
nombre de gros plan de visage - je dirais plutôt maintenant « gros plan (trait d’union) visage »
nous connaissons un certain nombre de gros plans-visage qui sont célèbres parce qu’ils ont
été particulièrement audacieux. C’est la succession d’un gros plan de visage et de l’image
après, ce à quoi pensait le visage. Et au tout début ça a fait jeter des cris littéralement -
racontent les histoires du cinéma - parce que comme association c’était dur visuellement. Un
gros plan de visage et puis après l’enchaînement se faisait avec les images suivantes c’était
simplement que, dans les images suivantes on voit ce à quoi le visage pensait.

Et ça c’est un grand truc de Griffith. Dans un exemple célèbre, Griffith fait un gros plan de
visage de jeune femme qui pense à quelque chose - voyez c’est toujours le pôle « penser à
quelque chose » - et puis l’image d’après : son mari, dans un tout autre lieu. Traduction : elle
pense à son mari. Fritz Lang a aussi utilisé ce procédé : gros plan de visage et enchaîné avec
ce à quoi le visage pensait. Bon ça, on met ça de côté. Pourquoi je le [...] maintenant ?
Maintenant, on a le même procédé mais beaucoup plus logique. On commence par faire un
gros plan de ce à quoi le personnage va penser : le gros plan du couteau et, visage de Jack
l’éventreur qui montre déjà une terreur. Voyez, on commence par montrer l’objet de sa
pensée et on montre le gros plan-visage après.

Ça ça arrive très très souvent au cinéma. Y a un très beau cas que j’aime beaucoup dans
l’histoire du cinéma c’est - je ne dis pas que j’aime ce film, je dis que j’aime beaucoup ce
moment - c’est « L’assassin habite au 21 » de Clouzot, où y a la chanteuse, elle chante. Et
tout en chantant, y a un gros plan tout d’un coup : trois roses, trois fleurs. Et puis - je sais
plus, je me rappelle plus - trois bougies. Tout ça succession, j’espère, de gros plan - faudrait
revoir le film mais ça doit être... en tout cas y en a certains qui sont des gros plans - trois
fleurs. Un groupe de trois personnes qui l’écoute. Mais succession de gros plans. Puis après
on revient à elle, et, visage : elle a tout compris. Là on va de la chose qu’elle saisie et qu’elle
pense à son visage en tant qu’elle pense et qu’est-ce qu’elle pense là dans « L’assassin habite
au 21 » ? Elle comprend tout, à savoir, elle comprend que l’assassin qui est recherché n’est
pas une seule personne mais trois personnes... trois personnes à la fois. Donc c’est le même
procédé.

Voyez vous pouvez faire donc les deux procédés dans le visage-pensée : visage, et enchaîner
avec : "ce à quoi il pense" ; ou au contraire, l’objet est saisi comme : "ce à quoi il pense", et :
visage après. Mais donc, à cette charnière : couteau à pain, qui s’impose à Jack l’éventreur. Il
saisit le couteau à pain, c’est sa pensée, et il bascule dans l’autre pôle du visage. Il bascule
dans l’autre pôle du visage-gros plan car, troisième moment, à partir de cette terreur initiale -

171
quand il saisit le couteau à pain - il est bien dit dans le script que son visage va parcourir tous
les degrés de la terreur jusqu’à un paroxysme. Finie la tranquillité, la sérénité du visage-
pensée, du visage-amusement, du visage-admiration, du visage-étonnement de tout à l’heure.
Il est entré dans la terrible série intensive des traits de visage-unité.

En effet, là on voit bien ce que c’est un trait de visage-unité. C’est tous les traits du visage qui
échappent à la belle organisation qualitative du visage pensant. La bouche fout le camp, la
bouche s’étire, les yeux s’exorbitent, comme si les traits qui tout à l’heure composaient le
visage calme prennent une autonomie. Mais à quel prix ils prennent une autonomie ? C’est
d’entrer dans une série intensive qui va faire éclater le visage Dabs une panique de la terreur
folle. Tout ceci ça nous servira beaucoup pour le cinéma d’épouvante. Bon, jusqu’à quel
moment ? Le script dit très bien : jusqu’au moment où il se résigne. Denier moment,
quatrième moment de cette séquence - du point de vue qui nous occupe c’est-à-dire des gros
plans - il se résigne, il sait qu’il ne pourra pas lutter. Il accepte, il accepte quoi ? il accepte la
pensée. Il revient à la pensée sous forme de résignation. Eh ben oui, l’affaire est faite : je vais
la tuer. Et à ce moment-là, il commet une détente. Il commet une détente, il est revenu à
l’organisation du visage, cette fois-ci non plus sous la forme du visage innocent qui admire
mais sous la forme du visage qui reçoit son destin, c’est-à-dire, il a - le visage - a changé de
qualité, mais il est revenu au stade qualitatif du visage. Et, il s’empare du couteau [et je vous
dis pas comment ça se termine parce que c’est trop triste].

Bien, voilà que on s’est donné du matériau pour justifier quoi ? Pour justifier le visage, ce
qu’est le visage, en quoi le visage c’est le gros plan... voilà on a un peu avancé. Mais on n’a
pas du tout justifié le début de la formule : l’image-affection c’est le gros plan et c’est donc le
visage. Je vous propose que ce soit notre dernier effort pour aujourd’hui parce qu’on a
beaucoup fait. Déjà - j’ajoute quand même pour maintenir mes acquis - c’est vrai, les grands
act... notamment les grandes actrices de gros plans, et les grands metteurs en scène de gros
plan, qu’est-ce qu’ils savent faire qui n’est pas rien ? C’est le seul moment où il y a une
collaboration entre l’acteur et le metteur en scène. Sinon [...] mais le gros le gros plan c’est
pas rien, et ça ça ne vaut évidemment que pour le cinéma, ce que je dis. Qu’est-ce qui sait
faire un grand metteur en scène de gros plan ?.. et c’est pas facile. Il prend un gros plan et il
va montrer, tantôt dans un ordre tantôt dans un autre ordre, le visage qui d’abord pense à
quelque chose et qui ensuite ressent quelque chose... ou l’inverse.

Pour ceux qui ont revu récemment ce film très beau « Pandora », y a un gros plan, c’est vrai
qu’il faut que - on peut pas parler du gros plan en disant gros plan Sternberg ou gros plan
untel sans ajouter le nom de l’actrice. Dans le très beau « Pandora » qui est de Levin, il y a un
gros plan « Ava Gardner », qui est une grande spécialiste du gros plan. Et quand vous voyez
ce gros plan, c’est très formidable parce que elle commence par se mettre dans les bras de
l’homme qu’elle aime, le hollandais volant. Et à ce moment-là elle penche son visage [...] et y
a un gros plan du visage d’Ava Gardner et il suffit que vous voyiez ce visage pour dire : c’est
l’unité réfléchissante qui exprime une seule qualité : l’amour. Et le contour du visage d’une
pureté, d’une beauté, enfin très beau. Et puis, tout d’un coup un air comme... parfois c’est
vraiment un rien, un petit jeu des lèvres et des yeux. Et vous ne pouvez pas ne pas vous dire :
tiens, elle pense à quelque chose. C’est passé d’un plan à l’autre. C’est pas le même type de
visage... ça peut être dans le même gros plan... c’est pas le même type de visage, y a eu une
réorganisation. Un petit bout de la lèvre qui a filé, qui a filé hors de l’organisation qualitative,
elle [...] en effet : à quoi elle pense ? Elle pense à ceci que il n’y a plus de problème pour elle
et qu’elle va donner sa vie pour le rachat de l’âme du hollandais volant... ça c’est une pensée.

Bon, vous avez des gros plans à dominante : le visage pense à quelque chose. Vous avez des
gros plans à dominante : le visage traverse une série intensive. Bien plus, dans la fameuse
histoire où Eisenstein à écrit - encore une fois - des pages splendides mais a tout embrouillé,
est-ce qu’on pourrait pas dire que au début du grand cinéma, ça a été les deux grands pôles :
le pôle Griffith et le pôle Eisenstein.

172
Si l’on se demande quel est l’apportdeGriffithquandil impose le gros plan au cinéma. La
réponse elle est simple : c’est lui qui fait les plus beaux visages-contours, tellementvisages-
contours que ils sont entourés d’un cache, très souvent. Dans le gros plan de Griffith, y a un
cache au milieu duquel il y a le visage tout le reste est en noir, un cache circulaire. On ne peut
pas mieux indiquer le visage comme - souligner le visage comme - contour. Quitte à ce que
dans les images suivantes on découvre ce que ce visage perçoit ou ce à quoi ce visage pense.
Je dirais qu’avec Griffith se forme le gros plan-visage comme unité qualitative réfléchissante
et réfléchie. Et qu’est-ce que peut réfléchir un visage de plus beau - même si c’est du tragique
- je vais vous le dire, ce qui réfléchit c’est le blanc ou la glace. J’en dis trop déjà, ça fait rien.
Gros plan de Liliane Gish et Griffith avec les cils givrés. C’est Eisenstein qui dit : Griffith il a
compris que l’aspect glacé d’un visage pouvait aussi bien renvoyer à la qualité physique d’un
monde qu’à la qualité morale d’une atmosphère, que le visage puisse exprimer la glace pour
le meilleur et pour le pire, qu’il exprime le blanc - le blanc de la glace ou le blanc de l’amour.
Bon mais ce serait ça le pôle Griffith. Eisenstein, quel est son apport fantastique ? Qu’est-ce
qu’il a vraiment inventé ? On essaiera de dire la prochaine fois dans quel sens il a inventé ça.
Mais la série intensive des visages, chacun ne valant plus que par un trait de visagéité, il va
tendre vers un paroxysme dément. Dans les monstres, dans le cinéma d’épouvante [oui, peu
importe]. Est-ce que y a pas un pôle Griffith et un pôle Eisenstein là au début du cinéma ? où
le visage est compris par Eisenstein sous la forme des traits de visagéité qui entrent dans une
série intensive par Griffith etc.

Et pourtant bien sûr on amènera l’immense nécessaire la prochaine fois quand...mais voyez,
ce qui m’occupe, la dernière chose qui m’occupe c’est bon, je trouve ça très bien mais
l’affection... Qu’est ce que l’affection ? Je me la suis donnée, je l’ai présupposé depuis le
début. Pourquoi que c’est ça aussi l’affection ? Ce que je viens de justifier c’est en gros j’ai
amassé du matériau pour justifier l’identité : visage et gros plan. Mais mon identité elle était
pas double, elle était triple. Pourquoi que c’est aussi ça l’affection ? Il faudrait y arriver avec
la même certitude, avec la même... Bien, ben qu’est-ce que c’est qu’une affection ?

Cherchons alors enfin sur le visage, les philosophes ben c’est pas leur problème, si ça peut
être leur problème mais enfin c’est pas leur problème principal mais en revanche sur le gros
plan, alors c’est pas du tout leur problème, mais enfin l’affection ça c’est leur problème. Alors
peut-être qu’ils ont quelque chose à nous dire les philosophes sur l’affection... c’est des
spécialistes. Et l’affection c’est quoi ? Si vous n’avez pas tout perdu de Bergson et si vous
aimé, peut-être que vous vous rappelez la définition que Bergson proposait de l’affection - et
c’est ma première tentative pour amasser du matériau de ce côté-là. Il nous disait une
affection, c’est pas difficile, et il lançait sa formule splendide : c’est une tendance motrice sur
un nerf sensible. Et je l’avais déjà fait prévoir, quelle plus belle et quelle meilleure définition
du visage que celle-ci ? Si vous voulez une vraie définition du visage c’est pas celle que je
viens d’essayer de donner parce que celle que je viens d’essayer de donner je crois qu’elle est
vraie mais elle n’est pas belle. En revanche Bergson il dit la même chose, c’est la même
chose après tout. On va voir que c’est la même chose. Une tendance motrice sur un nerf
sensible c’est ça une [...]. Qu’est-ce qui veut dire ? Il dit c’est ça une affection. Il veut dire,
dans ces images très particulières - on a vu, je fais un tour très rapide en arrière - dans ces
images très particulières où il y a pas réactions et actions qui s’enchaînent immédiatement
mais y a un phénomène de retard - vous vous rappelez ? - eh ben, ces images très particulières
ou ces corps très particuliers ils se sont fabriqué des organes des sens.

C’est-à-dire au lieu de réagir avec tout leur organisme, au lieu de saisir les excitations avec
tous leurs organismes et de réagir avec tout leur organisme, ils ont délégué certaines parties
de leur organisme à la réception. C’est un gros avantage, ils se sont fait des organes des sens
au lieu de réagir en gros. Ils se sont fait des yeux, un nez, une bouche, à travers une longue
histoire qui est celle de l’évolution. Ça avait un gros avantage ça, spécialiser certaines parties
du corps à la réception des excitations... mais quel inconvénient ! L’inconvénient, c’est que
dès lors, ils immobilisaient certaines régions s’ils déléguèrent la réception des excitations. Ils

173
immobilisaient... c’est terrible ça pour un vivant - à moins qu’il ne soit une plante -
d’immobiliser des régions organiques. Et l’affection c’est quoi ? L’avantage c’était que ça
leur permettait de percevoir à distance, de ne pas attendre le contact, grâce à ces organes des
sens.

La définition de Bergson si on la découpe maintenant, on retrouve nos deux aspects du


visage. Les traits de visagéité qui renvoient à une série intensive sur place ou à des micro-
mouvements, c’est la tendance motrice et ses mouvements virtuels. La surface nerveuse
immobilisée, la plaque réceptrice, c’est le visage communiqué réfléchissant et réfléchi. Si
bien que la définition de Bergson est indissolublement une définition de l’affection puis nous
pouvons ajouter maintenant, il ne savait qu’il était en train de définir le visage mieux qu’on
ne l’avait jamais défini. Ah bon, car après tout, rebondissement, c’est quand même pas par
hasard que nos organes des sens, sauf nos mains qui sont tellement visagéifiables - celles-ci
par parenthèse font tellement l’objet de gros plan - c’est pas par hasard que nos organes des
sens sont localisés sur ce qu’on appelle le visage. Bon, les organes des sens sont localisés sir
le visage... et qu’est-ce que ça a à voir avec l’affection ?

C’est que, notre visage, menteur ou pas, exprime les affections que nous avons ou que nous
feignons d’avoir. Et c’est encore le moyen le plus commode pour exprimer les affections, soit
involontairement, soit volontairement. Et pourquoi est-ce que le visage exprime des
affections ? Et pourquoi est-ce une fonction du visage d’être l’expression des affections ? Là
nous laissons Bergson car il y a tant de philosophes qui ne demandent qu’à nous faire [...], et
nous sautons un grand texte de philosophie : « Le traité des passions » de Descartes. Car dans
« Le traité des passions » il y a certains articles - il est divisé en articles - pourquoi il y a un
lien entre les passions et le visage. Des remarques ? Question inaudible

Gilles Deleuze - Cinéma cours 9 du 02/02/1982- 1 9A

[...] Et bien, je continue. Vous vous rappelez, peut-être, que nous avons commencer l’analyse
de la seconde espèce - de la seconde comme ça, c’est un ordre arbitraire - de la seconde
espèce d’image-mouvement que nous avions définie comme étant l’image-affection.
L’image-perception, c’était fini, puis nous étions passés à l’image-affection.

Et, la dernière fois, si j’essaie de résumer le peu que nous avions acquis, cela consistait à
dire : bien oui, d’une manière encore toute confuse, on a l’impression que l’image-affection
c’est le gros plan, et le gros plan c’est le visage. Ce qui, encore une fois, implique que le gros
plan ne soit pas le gros plan "du" visage. Encore une fois on le sentait confusement, mais
c’était confus puisque on n’était pas encore qu’on n’était pas encore pas de justifier. L’image-
affection, c’est le gros plan, et le gros plan, c’est le visage. Et on était parti d’une analyse très
simple consistant à découvrir comme deux pôles, aussi bien du gros plan que du visage et ces
deux pôles, c’étaient d’une part :

des traits matériels que l’on appelaient - par commodité alors pour chercher une formule
capable de grouper ces phénomènes - des traits matériels de visagéité, susceptibles d’entrer
dans une série intensive : par exemple tous les degrés de l’horreur, tous les degrés de
l’horreur. Ces traits de visagéité capables d’entrer dans une série intensive peuvent concerner
des organes différents. Par exemple un trait de l’œil, un trait du nez, un trait de la bouche,
peuvent constituer une série intensive ou une graduation, série intensive s’entendant aussi
bien dans le sens d’une croissance ce que d’une décroissance. Mais si ça était le premier pôle
du visage,

le seconde pôle du visage, c’était : l’unité qualitative d’une surface réfléchissante. L’unité
qualitative d’une, donc, série intensive de traits de visagéité, unité qualitative d’une surface
réfléchissante et, les deux étant strictement complémentaires, c’est vraiment les pôles vivants

174
du visage. Les pôles vivants impliquant évidemment une tension polaire, tension d’après
laquelle il y a toujours un risque dans un visage pour que les traits de visagéité s’enfuient,
filent, échappent à l’organisation qualitative du visage. C’est même ça qu’on appellera un tic.
Le tic, le tic de visage, c’est très précisément le mouvement par lequel un trait de visagéîté
échappe à l’organisation réfléchissante et rayonnante du visage : tout d’un coup quelque
chose qui file, la bouche qui part, un œil qui s’en va qui bascule tout ça, qui tente d’échapper
à l’organisation qualitative.

Et à l’autre pôle de la tension l’effort perpétuel du visage comme surface réfléchissante pour
récupérer les traits de visagéité qui, comme des oiseaux, tentent constamment de s’en aller, de
fuir. En d’autres termes, "le visage est un animal en lui-même". C’était donc nos deux pôles

Et je disais, la première chose dans notre analyse, c’est essayer de fonder cette identité du
visage et de l’affection, puisque on tourne autour. perpétuellement de trois termes qui vont
circuler, qui vont être dans une espèce de cercle mobile : visage, affect, gros plan.

Et donc notre première tache que j’avais commencé la dernière fois, c’était "comment faire
sentir cette identité du visage et de l’affect" ? Alors que l’affect qui traverse tout le corps
évidemment et il traverse tout le corps il concerne tout le corps, bien sùr !. Et pourtant, il y a
bien une identité du visage et de l’affect. Et j’avais commencé ce premier terme en
m’appuyant sur la conception bergsonienne de l’affect. Et en reprenant la définition très belle
que Bergson donne de l’affect, à savoir : "l’affect, c’est une tendance motrice s’exerçant sur
un nerf - nervosité - s’exerçant sur un nerf sensible". J’avais cru pouvoir y trouver les deux
pôles du visages, et fonder ainsi une espèce de communauté substantielle de l’affect et du
visage. Et puis je cherchais dans une toute autre direction. Et je disais, si on regarde un texte
très curieux d’une autre époque, à savoir, du dix septième siècle, Le "Traité des passions" de
Descartes.

Laissons nous conduire un petit peu, on oublie pourquoi même on regarde ce texte, c’est en
concluant que ça se révèlera pourquoi on s’est servi de ce texte, mais le "Traité des passions".
C’est un texte très très curieux, très beau. Alors si ça donne à certains d’entre vous l’envie de
le lire, cela ça sera encore mieux. Et Descartes, il donne, comme le titre l’indique, sa théorie
des passions, c’est-à-dire des affects. Et voilà qu’il distingue trois sortes de mouvements
corporels - mais il faut jamais rien croire de ce je dis, il faut aller vérifier. Vous pouvez voir
"Théorie des passions". Il distingue trois sortes de mouvements corporels intérieurs.

Je précise trés vite pour Descartes (j’en dis vraiment le minimum) que...il conçoit des choses
de telle manière que le sang qui circule dans le corps a des parties très subtiles. Les parties du
sang très subtiles, Il les appelle "esprit animaux". Voyez que "esprit animaux", l’esprit ne
désigne pas du tout une âme ou des âmes, mais désigne des particules matérielles. Les esprits
animaux sont les parties très subtiles comment on dit de l’esprit de gens, comment on dit
l’esprit de, je ne sais pas quoi ... Particules très subtiles du sang, ces particules très subtiles du
sang et en mouvement par la circulation du sang vont émouvoir mais purement
matériellement le cerveau, et notamment une partie du cerveau que Descartes nomme "la
glande pinéale". qui est le lieu, avec toutes les obscurités que ça comporte, le lieu de l’union
de l’âme et du corps.

Bon, ceci, c’était nécessaire pour que vous compreniez le shéma. Et bien, voilà que les objets
d’extérieurs qui nous impressionnent, qui impressionnent notre corps mettent en mouvement
les esprits animaux, lesquels esprits animaux sont amenés par la circulation du sang à frapper
le cerveau et à orienter la glande pinéale d’une certaine manière. "D’après la manière dans la
glande pinéale est orientée par le mouvement des esprits animaux qui la frappe, L’âme se
représente tel ou tel objet".

Voyez, c’est très simple. Je dis juste : la première espèce de mouvement distinguée par
Descartes, ce sont des mouvements invisibles, intérieurs au corps et qui consistent en ceci :

175
"mouvements par lesquels les particules du sang viennent frapper le cerveau, et par là,
déterminent l’âme à se représenter tel ou tel objet".

Je suis content parce que c’est une définition possible de ce qu’il faudrait appeler une image-
perception : "L’âme se représente tel ou tel objet sous la détermination des esprits animaux
qui viennent frapper Le cerveau et notamment la glande pinéale".

Deuxième sorte de mouvements également intérieurs au corps. Il nous dit et le texte est
admirable d’autant plus qu’il est écrit merveilleusement, donc voyez tout ça. Il nous dit - c’est
des récits très précis, c’est des chemins trés précis répondant à la médecine du temps, mais
même Descartes invente, invente beaucoup de choses, "le Traité des Passions", il invente
même énormément, et dire, et ban, alors la seconde sorte de mouvement, c’est ceci, c’est que
tous les esprits animaux ne vont pas frapper le cerveau, bien même il y a une petite quantité, il
y a une certaine quantité qui, par intermédiaire des nerfs vont dans les muscles. Et suivant la
nature de l’objet que l’âme se représente le corps va avoir telle attitude motrice. C’est bien
une seconde sorte de mouvement.

Ce n’est plus le mouvement perception, c’est quoi ? C’est le mouvement action.. Exemple. Je
vois un objet terrifiant. C’est l’exemple que donne Descartes lui-même. Ça veut dire quoi ?
Ça veut dire qu’un objet frappe, mobilise mes esprits animaux de telle manière et telle
condition que la glande pinéale recevant des mouvements, dans ce cas là, des mouvements
très très bouleversés, de bouleversements, l’âme se représente l’objet terrifiant. C’est l’image-
perception.

Mais, en même temps, une certaine partie des esprits animaux se précipitent vers les nerfs
moteurs des jambes et qu’est ce qu’il peut se passer là ? mille choses. Eh bien, il y en a peu,
tellement tellement tellement qui se précipitent vers les nerfs moteurs des jambes que se
forme un engorgement. J’ai tellement peur que je suis paralysé. Bon. Eh bien, alors quand
même, c’est pas...j’ai tellement peur que je me demande pas mon reste, comme on dit. Je
m’enfuis, c’est-à-dire, mes jambes me portent loin. Voilà le seconde type de mouvement.
Voyez que celui-là, j’ai peux l’appeler l’image-action.

Et voilà que Descartes nous dit : il y a un troisième type de mouvement. Et celui-là, sans
doute, il dépend tout comme les autres, il dépend de l’action des esprits animaux du cerveau
et des nerfs et des muscles, tout ça. Mais, il est différent des autres pourquoi ? parce qu’il a
beau passer à l’intérieur du corps. Il devient visible. Il devient visible à la surface du corps. Et
dire, c’est un type de mouvement qui ne sera ramener ni au mouvement à la perception, ni au
mouvement à l’action. Il dit : "le premier type de mouvement, on peut dire qu’il précède
l’affection". La vue de l’objet terrifiant et du second type de mouvement, on peut dire qu’il
suit l’affection. Je vois quelque chose terrifiant, j’ai peur que je sens, je cours, je m’enfuis.
mais de ce troisième type, qui seul est saisi dans un mouvement de l’apparaître, va devenir
visible. De ce troisième type de mouvement (il faut dire) qu’il accompagne, il est
consubstantiel à l’affection, à la passion, à l’affect.

Et lorsque Descartes essaie d’expliquer qu’il y a différence de nature entre ce mouvement et


les deux précédents. Il va nous dire, il va en donner la liste, il est assez géné pour les définir.
C’est des mouvements qu’on appellera quoi ? Des mouvements expressifs. Ce sont des
mouvements expressifs. Il les découvre, c’est divisé en articles, le "Traité des passions", il les
découvre article 112.

Il les appelle, ces mouvements expressifs, ce troisième type de mouvements. Il les appelle des
signes. Il termine l’article 112 par : "les principaux de ces signes sont les actions des yeux et
du visage. Les actions, des yeux et du visage, les changements de couleur, les tremblements,
la langueur, la pâmoison, les ries - rire -, les larmes, les gémissements et les soupirs".

C’est une liste à peu près exhaustive mais la variété, elle viendra de la manière dont tous se

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combinent, c’est une très belle liste : les actions des yeux et du visage et changement de
couleur, les tremblements, la langueur, la pâmoison, les ris, les larmes et les gémissements et
les soupirs. Et c’est très, c’est très délicat parce que toute la suite : la pâmoison et le soupir,
c’est pas du tout pareil, vous comprenez ? C’est très important pour un acteur de lire le
"Traité des passions".

Voilà, je lis très vite pour vous donner le goût d’aller voir le texte.

l’article des soupirs : La cause des soupirs n’est pas au différente de celle des larmes. Pas
confondre, ah ? La cause des soupirs à la lettre, c’est pas le même affect. "La cause des
soupirs n’est pas du tout la même et fort différente de celle des larmes, encore qu’il
présuppose comme elle, la tristesse. "Car au lieu qu’on n’est incité à pleurer quant les
poumons sont pleins de sang". Ça, il l’a expliqué avant. "En revanche, on est incité à soupirer
quand ils en sont presque vides". "Et quelques imaginations d’espérance ou de joie ouvrent
l’orifice de l’artère veineuse que la tristesse avait rétrécie. Pour ce qu’alors, le peu de sang qui
reste dans les poumons tombe tout à coup dans le côté gauche du coeur par l’artère veineuse,
et y étant poussé par le désir de parvenir à cette joie, lequel agite en même temps tous les
muscles du diaphragme et de la poitrine, l’air est poussé promptement par la bouche dans les
poumons pour y remplir la place que laisse le sang et c’est cela que l’on nomme soupirer".
Beau texte.

Mais enfin, il va pour comme ça dans le "traité des Passions", toute cette analyse du troisième
type de mouvement pas seulement, et qu’est-ce qui apparaît, oui, il apparaît précisément que
s’il est vrai que ce troisième type de mouvement se distingue des deux autres en ce sens qu’il
est inséparable d’une espace d’expression à la "surface" du corps. C’est le visage qui va
recueillir l’ensemble de ces expressions et qui bien plus, va posséder un art supplémentaire
qui va pouvoir les feindre, les feindre dans le but de tromper.

En ce sens, Descartes va, dés lors, développé une théorie des passions à partir, comment
dire ? d’un degré zéro. C’est la passion fondamentale. La passion originelle, c’est comme ce
degré zéro, degré zéro de quoi ? À la limite le degré zéro des mouvements expressifs. On
vient de voir cette liste de mouvements expressifs et la première affection ce sera comme le
degré zéro c’est à dire celle qui mobilise, qui présente le moins de mouvements expressifs. Et
cette passion trés curieuse, cette passion originelle, Descartes lui donne comme nom,
l"admiration". Pourquoi ? Parce que "admiration" - il le prend en ce sens, précisément qui
était celui dont nous avions besoin la dernière fois. À la fois "admiration" et quelquechose de
beaucoup plus simple. Quelque chose qui fixe l’attension. L’admiration, c’est l’état d’une
âme, l’admiration, c’est pas un sens plein pour Descartes. Il a défini à peu près par ; "l’état
d’une âme dont l’attension est fixée par un objet". En d’autres termes, c’est l’âme en tant
qu’elle est déterminée à penser à "un" quelque chose. à Un quelque chose, ça veut dire quoi ?
A un quelque chose dont elle ne sait pas encore si ce quelque chose est bon ou pas bon, c’est-
à-dire si ce quelque chose va lui convenir ou lui disconvenir.

Vous voyez alors pourquoi précisément l’admiration sera alors posée comme la première des
passions. Puisque ce qui reste incertain dans l’admiration, c’est : "est-ce que l’objet est bon,
pour moi, ou pas bon ?". Donc l’admiration, c’est uniquement le fait qu’un objet à la limite
m’intrigue, se détache sur mon plan perceptif. Et c’est l’affection qui correspond à la saisie
d’un tel objet dont je me dis ; "qu’est ce qui va se passer ?". "c’est bon ou c’est pas bon, ça" ?
Et c’est par là que c’est la première passion. Descartes dit dans un texte très beau : C’est la
passion la moins expressive. Les yeux s’aggrandissent un peu, la bouche s’ouvre un peu. Il a
un long passage sur l’admiration.. Mais, c’est comme le...c’est vraiment le degré zéro du
mouvement expressif.

Et à partir de ce degré zéro du mouvement expressif, qu’est-ce qui se passe ? les mouvements
expressifs vont se développer en deux séries suivant que la réponse donnée à la question
lancée par l’admiration ; l’objet est il bon ou mauvais L’objet, ils vont reculer mauvais, ils

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vont reculer mauvais. Suivant que cette question trouvera une réponse, vous aurez la série de
l’amour et la série de la haine. Série de l’amour, si l’objet est bon, série de la haine si l’objet
et du mauvais.

Vous voyez donc, que l’ordre de passion, ça sera admiration, degré zéro du mouvement
expressif. Deuxième, le désir attraction pour la cause bonne, répulsion pour la cause
mauvaise. Donc le désir est comme la base d’une différenciation et d’une part série de
l’amour, série de la haine.

Bon, qu’est-ce qu’on a gagné ? Qu’est-ce qu’on a gagné à tout ça ? Une seconde confirmation
sur l’affinité fondamentale de l’affect du visage. C’est la première chose qu’on ait gagné, il a
fallu se débrouiller comme ça, c’est une confirmation.

Deuxième chose qu’on a gagné : confirmation des deux pôles du visage.

Pourquoi ? Parce que Descartes présente comme le point départ, "l’admiration", d’une série.
La série du désir, la double série du désir, amour et haine. Nous, nous avons tout intérêt et
toute raison, et la on force pas la texte de Descartes, puisque lui-même indiquait que
l’admiration était comme le degré zéro du mouvement expressif. Nous, on a tendance à faire
deux pôles. Le pôle désir avec sa série intensive, le pôle admiration qui renvoie à l’autre
aspect du visage, c’est-à-dire le "visage communauté réfléchissante".

Si vous préférez pour rejoindre le point où on avait fini la dernière fois : le pôle du visage
c’est le visage en tant qu’il ressent. Et "ressentir", ça veut dire quoi au point où on en est ?
Ressentir, ça veut dire passer par le degré d’une série intensive qui immobilise les traits de
visagéité. Et l’autre pôle du visage, non plus le visage qui ressent, mais le visage qui pense
"à" quelque chose. Et j’insistais la dernière fois sur l’ambiguïté du mot anglais "wonder". Et
voyez que le français avait la même chose au 17eme L’ambiguïté du mot "admiration", chez
Descartes qui ne désigne pas seulement l’admiration au sens étroit, mais qui désigne le fait de
penser à quelque chose. Le visage qui pense à quelque chose.

Donc, on retrouve nos deux pôles au point que, si j’essaie maintenant de - ce qu’on a gagné
encore une fois c’est cette confirmation de la consubstantialité, affect/ visage - Et si j’essaie
maintenant de regrouper les deux pôles du "visage affect". C’est important parce que je ne
veux pas aller trop vite, parce que mais quoi ? Pour l’image-perception, c’était tout à fait
différent. Là, je veux dire pour l’image-affection, tout un progrès cela va consister à
perpétuellement arriver à conquérir des choses qui d’une certaine manière, vont de soi. Parce
que je veux dire il y a une chose qui va de soi ?... j’avance là, bon.

Qu’est-ce qui va de soi concernant le visage ? que le visage déborde évidemment, des
fonctions qu’on lui donne. À savoir, on lui donne deux grandes fonctions : l’individuation,
et la socialisation.

Les caractères individuels et les rôles sociaux il est censé se débrouiller avec tout ça, mais là
je ne fais que dire des choses qu’on a à dire. Le gros plan est commence à partir du
mouvement ou quoi ? Le visage abandonne - je ne veux pas dire perd - abandonne son
pouvoir d’individualisation et renonce a son rôle social. Il y a un homme de cinéma qui l’a
vu, l’a dit qui l’a montré, qui a fait tout son oeuvre là-dessus. C’est Bergman. Quand le visage
perd sa fonction d’individualisation et abandonne son rôle social, alors commence le visage,
alors commence l’aventure du visage. Mais cette aventure du visage, c’est celle du gros plan.
Voilà ce qu’il veut dire, Bergman. Pour arriver à trouver ce que ça veut dire de simple, il nous
faut nous, à notre manière, peut être de longs détours. Donc que j’ai été trop vite

Pour le moment j’en reste avec mes deux pôles du visage affect. Et, en effet, ça veut dire
quoi, ça ? Ça veut dire uniquement, il faut que le visage abandonne son apparence
individualisante et son apparence sociale pour qu’il surgisse en ce qu’il est, à savoir, pour que
surgisse le visage affect. Si le visage est l’affect pur, faudra peut être en arriver jusque là. On

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n’en est pas encore là. Si le visage est l’affect pur, Il est évident qu’il n’a rien a voir avec
l’individuation de quelqu’un, ni avec le rôle social de quelqu’un.

Mais, pour le moment, donc, nous regroupons notre double série, puisqu’il y a deux pôles.
C’est deux pôles du visage on peut les exprimer de multiples manières, mais ces multiples
manières maintenant nous savons qu’elles reviennent au même. Je peux dire le visage : il est
d’une part : fourmillement, ensemble de micro-mouvements. D’autre part : surface
d’inscription réfléchissante ou surface d’inscription pour ces micro-mouvements.

Deuxième manière d’énoncé, mais je considére juste ce qu’on a fait la dernière suffit à fonder
les équivalences entre ces manières. Deuxième manière, je dirais le visage est un ensemble
désordonné de traits de visagéité, traits matériel de visagéité. Et d’autre part, je dirais le
visage, c’est un contour formel visagéifiant.

Troisième manière, je dirais le visage est intensité ou série intensive dans laquelle peuvent
toujours entrer les traits de visagéité. Et d’autre part, en même temps, il est unité qualitative,
qualité pure. Là ici, je m’avance trop, mais, tout ça, on verra si ça se justifie.

Quatrième manière de dire, je dirais d’une part le visage est désir, c’est dire affect
passionnel. Et d’autre part (coupure) le visage est admiration, affect intellectuel.

Cinquième manière, je dirais d’un côté, le visage est le visage qui ressent, de l’autre coté,
le visage est le visage qui pense à....

Bon, immédiatement, on va changer. Tout ceci concernait notre tentative de fixer le rapport
"visage/ affect". Maintenant on change. Ça bascule. Ce qu’on va tenter, c’est essayer de fixer
ou d’évaluer des rapports entre ce "visage-affect", puisqu’on a gagné un certain ensemble : le
"visage affect". On va voir quel rapport il peut y avoir entre ce visage-affect d’une part, et
d’autre part, le gros-plan.

Si on trouve en effet des rapports très profonds, on sera en mesure de dire, oui, il est bien
probable que le gros plan, c’est l’image affective, c’est le type même de l’image affective. Et
là, il faut passer par des analyses, tout comme on parle d’auteurs philosophiques ...de cinéma.
Et concernant le gros plan il y a un certain nombre de noms, de noms qui reviennent
constamment. On a bien voulu maintenant me passer deux numéros d’une...de la revue
"Cinématographe", laquelle revue avait consacré...date, deux numéros, justement au problème
du gros plan, en février ’77 et mars ’77. Les monographies, c’est toujours les grands
exemples, je crois là, ils ont très bien choisi. Les monographies concernent Griffith,
Eisenstein, Bergmann et Steinberg. Bon, mais, on peut toujours dire qu’évidemment il en
manque, mais... nous, dans quelle mesure on en aura besoin de se servir de ces thèses qui sont
souvent très bons, là de cette revue dans quelle mesure par...on le verra en avançant. Moi, ma
première question, c’est en effet il y a un thème courant, il y a un terme courant depuis
Eisenstein, c’est que le gros plan Eisenstein et le gros plan Griffith compris comme gros plan
de visage, représentent deux compréhensions comme "polaires" du visage.

Est-ce que c’est ça que Eisenstein dit tout à fait, c’est pas tout à fait ça qu’il dit. On le verra.
Mais qu’il y ait là comme - c’est très tentant pour nous. Je veux dire qu’il y ait dans les
histoires du cinéma, un certain thème tout à fait fréquent sur deux pôles du gros plan, dont
l’un s’erait effectué par Griffith et l’autre par Eisenstein. On se dit quelle chance pour nous !
ça vient bien puisque à l’issue d’une tout autre analyse, on a dégagé deux plans du visage,
deux pôles du visage.

Alors on n’a trop pas envie de se dire...bon...voyez un peu du côté de Griffith et de Eisenstein.

Et en effet, je dis, à première vue tout ça, il faut toujours relativiser, nuancer, vous apporter
vous-même les nuances, c’est pas possible que ce soit aussi simple. Mais, à première revue,
c’est vrai. C’est vrai que le gros plan Griffith est celui d’un visage contour, d’un visage qui

179
s’étonne ou admire ou qui pense à quelque chose et qui présente une forte unité qualitative.
Même le procédé de Griffith dans beaucoup de gros-plans que je citais, qui est très bien
analysé dans la revue Cinématographe.

Le procédé de cadrer un gros plan de visage avec un cache et bien plus, le procédé dit d’iris,
assure précisément cet espèce de "contour du visage qui pense à quelque chose". Et on a vu
l’emploi du visage qui pense avec même la possibilité de renversement, puisque nous ne
perdons pas de vue notre problème secondaire qui a cessé même d’être une objection pour
nous. Comment ça se fait qu’il y est parfois et si souvent des objets en gros plan et pas
seulement des visages ? Ça, on a déjà répondu et, sans doute pour nous plus tard cela ne fera
aucune difficulté, ce ne sera même pas un problème.

Mais, en effet, on peut déjà indiquer juste, quoi que ce soit pas notre réponse à cette question,
pourquoi des objets en gros plan ? C’est pas ça, notre réponse, mais, un élément de la réponse
ce sera peut-être que quand on nous présente un visage en gros plan, et puis après, ce à quoi il
pense l’image célèbre) de Griffith lorsqu’il présente un visage de femme, et puis après, de
présente à quoi il pense à savoir son mari. Et, l’inversion est possible, on nous présente
quelque chose en gros plan, et puis ensuite, le visage qui pense à ce quelque qui va penser à
partir de cet objet. Gros plan du couteau, le visage un peu exhorbité qui pense à quoi, à servir
du contenu pour tuer, pour tuer(). (), ça fait un ensemble, visage-contour, le gros Griffith, ce
serait dans ce visage-contour qui pense à quelque chose, et qui présente une unité qualitative
forte. Unité qualitative forte, qu’est-ce que dans cette lignée, c’est cohérent, tout ça. Visage-
contour qui pense à quelque chose ou qui (s’éteint) nous admire, et qui présente une unité
qualitative. En somme c’est lié c’est pas clair. Comment je peux passer de l’idée que le visage
pense à quelque chose à cette autre idée, en apparence, qui est fondamentalement unité
qualitative et que, bien plus qu’il exprime une qualité pure.

Ça va faire problème pour nous. C’est bien alors, du coup nous v oilà relancer, ça va faire
problème. Mais encore faudrait-il reconnaître() un fait qu’en effet c’est comme ça que un
visage qui pense à quelque chose, exprime une qualité pure. C’est pas évident. Pourquoi ? De
quel droit ? Pourquoi dire ça ? Moi, je n’en sais rien pourquoi. Mais, c’est un fait. Je veux
dire, j’en suis encore rien pourquoi. Mais, c’est un fait.C’est un fait du gros plan Griffith. Et
sans doute est-ce le fait de son art souvent que c’est visage d’une femme, par exemple qui
pense à quelque chose, c’est visage réflexif, ne contente pas de penser à quelque chose, mais
en même temps qu’il pense à quelque chose, ’il s’exprime) une qualité pure.

Mais cette qualité pure, comment est-ce qu’on l’a nommerait très souvent () Griffith, c’est
très variable, mais très souvent on la nommerait je dis mes impressions comme ça, le blanc.
Alors, oui, tout de suite, on peut avoir une reaction déçue, oui, le blanc, c’est virginal, le
blanc, d’accord, mais enfin, c’était pas au niveau du symbolisme qu’il faut juger de la qualité.
Elles sont pas blanches ces visages, ils sont bien plus subtils. Qu’est-ce que ça veut dire qu’il
exprime quelque chose qui est de l’ordre du blanc. Ça poursuit Griffith comme une
obsession : Le visage de femme et la neige et le givre et la glace. Femme qui court sur un
glacier. Voilà que le visage de Griffith, je veux dire, le visage à la Griffith, le visage-contour
ne pense pas à quelque chose, le gros plan ne presente pas un visage qui pense à
quelquechose, sans presenter aussi une qualité qui souvent est de l’ordre du blanc, du givre,
de la neige ou même de la banquise. Exemple fameux : gros plan de Liliane Dish, puisque, en
effet, il faut bien citer les actrices à propos des gros plans. Gros plan de Liliane Dish au style
givré. Bien, je retiens là juste comme faisant problème pour nous, mais nous permettant
d’avancer un peu : On reconnaît comme un fait, encore inexpliqué pour nous, ce lien bizarre
entre ce visage-contour, visage admiratif qui pense à quelque chose, et l’expression d’une
qualité pure, ici, le blanc.

Avançons un tout petit peu : c’est comme si le fait de penser à quelque chose renvoyait à une
qualité commune - extraction d’une qualité commune - ce serait ça, la qualité pure, qualité
commune à quoi et à quoi ? Supposons : qualité commune au visage lui-même en tant qu’il

180
pense à quelque chose - ce serait le plus simple, ça. Qualité commune au visage en tant qu’il
pense à quelque chose, et au quelque chose à quoi il pense.

Le gros plan, à ce moment-là, serait le visage en tant que : il extrait une qualité pure -
j’appelle qualité pure la qualité commune dés lors qu’il déborde et le visage et la chose à quoi
il pense - au déla du visage il y aurait la qualité pure exprimée par le visage. Pourquoi ce
serait au-delà du visage, ce serait pas au-delà, c’est ce qu’aussi bien dedans ? Parce que ce
serait la qualité commune, au visage et à ce à quoi il pense. Tiens, on sent que ça va pas. Est-
ce que Liliane Dish, là dans son gros plan 0E au style givré, pense au givre, à la neige ?

Peut-être, mais de quelle manière ? c’est pas à "ça" qu’elle pense, à quoi ça va nous
entraîner ? Je dis juste que : nous commençons à tenir à titre vraiment problématique, le lien -
on a avancé, si vous voulez, on a avancé on lance notre fil, là.

J’ai d’un côté, visage-contour qui s’enchaîne avec visage-admiration ou "qui pense à",
toujours du même côté, visage qui exprime une qualité - cette qualité, d’une certaine manière
qui le déborde - il exprime une qualité qui le déborde, peut-être, parce que cette qualité, est la
qualité commune lui, visage et ce à quoi il pense.

Dans cette lumière, je fait tout de suite à l’usage(findans les ) très très conçu, il faudrait que je
le revoie. Mais, je me souviens, en revanche, du texte qui a (de Roman) à la base de suivant.
C’est le film de ()même pas sous quel titre, c’est à partir du (Roman).

C’est " femme amoureuse ". C’était quoi ? C’était " love" " ? Peut-être " love ". Ou là, j’ai
souvenir, j’ai vaguement souvenir de gros plan du visage tout à fait, on a Griffith exaspéré.

Je veux dire dans les deux femmes du (Roman) et les deux femmes (), () (j’admire sur ). Le
visage de ()etla glace, c’est du très grand Laurence).

Ou il suggère, il suggère, c’est très très, c’est très fin, c’est, il suggère que cette femme soufre
d’une frigidité fondamentale. C’est tellement bien fait, tellement bien fait. Alors, bien. Il y a
ça, il y a ce terme. Puis il y a toute une aventure dans les glaciers ou l’amoureux de cette
jeune femme la périr. () il meurt. Et, dans les films de Ken russell que j’avais trouvé, vrai, j’ai
un souvenir, je ne sais pas, je ne sais plus, mais j’ai un souvenir que c’était que vous en avez
sembler encore pour moi() parce que même par rapport aux () comme beaucoup ça, pour une
fois que (), ce n’était pas trahir par le (sur une image) et puis traiter d’une manière (au Dieu)
c’était pauvre.

Or, dans mon souvenir, même les couleurs, c’était un film en couleur. Les couleurs du film
avait des espèces de blanc de, blanc de vert très intéressants et apparaissait de toute évidence,
la qualité commune entre le visage de cette héroïne et le paysage de glace. C’était très fin,
c’était pas du tout parce que le visage glacé, pas du tout, pas du tout, c’était () lumière etc. Il
faisait que, sur son visage supposé vraiment la lumière et la () de lumière que la lumière prend
qu’on () sur un glacier. La lumière très très spéciale sur un glacier, tout ça.

Je dirais à peu près ce que, ça, c’était le film () seul me parait () tout à fait () premier. Voilà
donc ce premier aspect. Voyez, mais, dans notre analyse, elle a parlé, j’insiste, parce que nous
sommes ( en avant si bien, ). Ce jour, ça va pas, ça peut pas durer. J’insiste sur ce point.

Et donc, on a fait un petit point, en passant de visage qui pense à quelque chose, à visage
exprimé une qualité encore une fois, on ne comprend pas pourquoi, mais on (rencontre )
comme un fait. Alors quand en philosophie vous rencontrez quelque chose comme un fait
conceptuel, deux concepts s’unissent. Et vous savez même pas encore pourquoi, ça, c’est un
bon moment.Vous pouvez le dire, j’ai raison. Vous pouvez vous dire, j’ai raison, alors il va
falloir trouver une raison, lais c’est le même que, un concept vous a amené à l’autre. C’est pas
de l’association d’idée. En philosophie, c’est vraiment des types d’association par concepts
qui sont...c’est très particulier, ça.

181
Bon mais alors, passons façon à l’autre (). Un gros plan Eisenstein, c’est quoi ? On a envie de
dire, parce que ça, c’est bien simplifions, qui ( temps à ) corriger tout à l’heure, simplifiant.
On a envie de dire, bah, oui, évidemment, c’est l’autre pôle du visage. C’est le visage-trait de
visagéité. C’est le visage, série intensive. C’est le visage-désir. Bon, et en effet, il a peut-être
pas étais le premier d’ailleurs, c’est pas la question (avec) le premier, mais s’il y a quelqu’un
qui a sut utiliser la matière dans un trait de visagéité file, échappe à l’organisation qualitative
générale du visage. On pense immédiatement à Eisenstein. On passerait dans tout ’autre
contexte qu’on pense aussi à (sur travail), mais enfin peu importe. On va voir pourquoi peut-
être Eisenstein a pensé cette conception du visage jusqu’à un degré qui en tout cas avant lui,
était inconnu.

C’est quoi, ça ? Un trait de visagéité, voyez, c’est l’autre pôle du visage. Dans la ligne
générale, il y a un exemple célèbre qui, souvent, a été cité et raconté). C’est le visage da’un
Pope). C’est le pope est (beau).

On le voit mille plans. On le voit s’approcher, oui, c’est un exemple de la ligne générale et
gros plan du visage. Et on voit que un œil, le visage est noble beau, très très beau, très très,
formidable. Et un œil est d’une fourberie On n’a jamais vu ça, un oeil sournois. C’est ça, vous
le avez tout le temps. C’est ça qu’on appelle petite défaut de visage, vous le savez ?
Quelqu’un regard quelqu’un de loin, dit il est bien et il est joli. C’est vrai ça, elle est jolie, et
puis on s’approche et c’est comme s’il y avait un trait du visagéité qu’on pourrait pas voir de
loin, qui fout le camp visage( se décèle). On dit oh la la, sur là, ça arrive très souvent quand
les gens vous donnent une impression d’une bonté, voyez ? Voyez l’impression d’une bonté,
alors on s’approche, enfin un bon homme, enfin quelqu’un de bon ! regardons le, on en voit
pas si souvent, et puis, on s’approche et puis il y a une quelque chose dans la bouche, quelque
chose qui révèle une franche crapulerie.

Ça, Eisenstein, c’est le roi, pour ça. C’est tout un savoir, comprenez ? Ça vaut la peinture, elle
a ses problèmes, cinéma aussi. c’est pas rien faire valoir) un trait du visagéité en tant qu’il
échappe et ça sera une des fonctions fondamentales du gros plan chez Eisenstein. Le trait du
visagéité en train d’échapper a l’organisation dominante du visage radieux , c’est-à-dire du
visage-contour. Le trait matériel dynamique qui dérappe.

Bon, mais alors, si c’était que ça. Si c’était que ça, je dis ça, vous trouvez ça, chez Stroheim.
Chez Stroheim aussi avec génie. Mais chez Stroheim c’est jamais, non, on ne peut pas dire,
c’est déjà propre chez Eisenstein. Parce que c’est trop facile, si c’est des visages déjà
dégoûtants de loin. Cela devient beaucoup plus complexe, c’est quand le visage même, un
plan moyen n’est pas mal. Tout est en s’approchant, tout d’un coup on découvre le trait
d’oiseau, le trait qui s’en va là, le trait qui décolle.

Mais là où Eisenstein a signé, a laissé son nom d’une manière manifeste, c’est quoi ? Ça nous
convient. C’est que je citais un exemple de gros plan unique, mais c’était quand il constitue
cette échappée des traits de visagéité, en série intensive et c’est ça qu’il a fait ; faire série
intensive des traits de visagéité qui s’échappent , cela lui permet quoi ? Une succession du
gros plan. Bon, succession du gros plans, succession du gros plans, chaque fois d’un visage
différent.

Est-ce que, serait pas ça, la nouveauté ? parce que et chaque fois un trait de visagéité qui file
et d’un gros plan à l’autre, se constitue la série intensive des traits matériels de visagéité dont
chacun quitte le visage d’appartenance, dont chacun quitte le visage d’appartenance pour
former par eux-même une série intensive autonome. Et c’est ce que lui-même dans ses
commentaires, Eisenstein, appelle la ligne montante : constituer une ligne montante intensive,
constituée par ces traits de visagéité - gros plans. Et Eisenstein, parle de la ligne montante du
chagrin dans "Potemkine". Mais Il faudrait aussi parler de la ligne montante des bourgeoises
dans "Octobre" ou de la ligne montante des koulacks dans la ligne générale. Des lignes
montantes avec des traits de visagéité ou de corporéité, pris en gros plan, c’est constant, c’est

182
constant.

Mais en quoi c’est important alors ? parce que je me dis, c’est bien évident si on revient à la
distinction : gros plan Griffith, gros plan Eisenstein. C’est bien évident que, en effet, on
trouvera les deux pôles, c’est chacun des deux, à un niveau plus complexe de l’analyse, on
partait de l’idée, oui, le gros plan Griffith, c’est un pôle du visage, le gros plan Eisenstein,
c’est l’autre pôle du visage.

Immédiatement, l’objection que vous m’avez épargné, parce que, mais, il faut bien le
rappeler, c’est que, on trouve les deux pôles du visage. C’est des deux. Par exemple des
montées intensives chez Griffith, vous en trouvez constamment. Sous quelle forme ?
généralement : jeune femme qui vient d’apprendre la mort de sa mère ou de son enfant. Mais,
c’est très très fréquent avec une série intensive du visage qui ressent des degrés de plus en
plus forts. Là aussi, on pourrait dire : ligne montante du chagrin.

Inversement, donc, chez Griffith, vous avez le visage intensif aussi bien que le visage réflexif.
Inversement, chez Eisenstein, c’est bien connu que, ’il a fait en gros plan parmi les plus beaux
visages réflexifs sur le mode : contour et visage qui pense à quelque chose, et qui pense à
quelque chose de sublime ou de grandiose, ou qui pense à la mort. Dans "Ivan le terrible" il y
a les gros plans d’Anastasia qui sont célèbres où la jeune femme est absolument prise en
visage-contour pensant à quelque chose de profond. Ou Alexandre Niewsky le héros même,
c’est le héros méditatif, le héros pensif. Il pense à quelque chose, il ne cesse pas de penser à
quelque chose.

Et les gros plans d’Alexandre Niewsky répond tout à fait à l’aspect du visage, visage-contour,
réflexif, admiratif, et qui pense à quelque chose de sublime.

Donc des gros plans intensifs, vous le trouvez chez Griffith, les gros plans réflexifs,
qualitatifs, vous les trouver chez Eisenstein.

Alors la différence, elle serait où ? ça empêche pas, ça empêche pas que l’on peut maintenir
que l’un des pôles renvoie à Griffith et l’autre pôle à Eisenstein. J’essaie d’expliquer.

Et là, dans l’article sur Eisenstein de la revue "Cinématographe", il y a, à la fin, quelque chose
qui m’a beaucoup intéressé. C’est, non dans l’article Griffith, l’article Eisenstein aussi. Oui.
C’est dans l’article sur Griffith, pas sur Eisenstein, et l’auteur développe l’idée que, dans le
cinéma sur Griffith, il y aurait d’une manière une structure binaire, comme il dit. Une
structure binaire qui serait à l’oeuvre dans beaucoup d’images de cinéma, et que cette
structure binaire s’actualise entre autres, pas seulement, dans une espèce de binarité de
couple, l’épique et le lyrique, ou encore plus simplement, le collectif et l’individuel. Et il
prend des exemples tirés de "Naissance d’une nation", où l’on voit bien cette alternance ou
cette binarité du collectif et de l’individuel et de l’épique et du lyrique. À savoir : plan
d’ensemble de la bataille, ou plan d’ensemble des soldats, qui vont sortir de leur tranchées.
Ça, si vous voulez, c’est le plan épique mettons, et puis pôle lyrique, gros plan du visage. Et
plusieurs gros plans de visages différents qui se succèdent. Bon, seulement voilà - vous avez
donc un bon cas-là, de gros plans intensifs chez Griffith : la succession des gros plans de
visages des soldats qui sortent de leurs tranchées dans "Naissance d’une nation".

Seulement voilà voilà, il y a quelque chose qui est frappant, en vertu même de la structure
binaire, c’est qu’il y a alternance. Vous avez un plan d’ensemble, et puis un gros plan de
visage, visage A, nouvelle image d’ensemble ou moyenne et un autre visage, etc. Vous avez
alternance selon cette structure de binarité, entre le collectif et l’individuel. Je dirais que c’est
encore une structure qui force le gros plan de visage à s’en tenir à certain régime
d’individuation puisqu’il se distingue du plan d’ensemble qui lui, s’est chargé du collectif. Si
bien que vous en restez à une espèce de binarité : la foule, l’individu. La foule renvoyant au
plan d’ensemble ou au plan moyen, et l’individu extrait de la foule, renvoyant au gros plan.

183
Bon, qu’est-ce que fait Eisenstein ? Là où, il me semble, il y a vraiment invention chez lui.
Qu’est-ce qu’il va faire ? Par exemple , il fait sa succession de gros plans. Chaque fois un
visage différent, mais c’est pas ça qui compte. Ce qui compte, c’est que dans chacun des
visages est présenté s’impose avec évidence, un trait de visagéité, qui prend son autonomie
par rapport au visage. Et qui, dès lors, prenant son autonomie par rapport au visage, (son
chaîne) immédiatement avec le trait de visagéité du plan suivant. Qu’est-ce qu’il a trouvé,
Eisenstein là ? Il a trouvé une conception absolument nouvelle des foules, c’est-à-dire ce qu’il
a su complètement dépasser, c’est la dualité : foule-individu. Il a découvert une nouvelle
entité. Il a complètement débordé la structure binaire : foule - collectivité/ individu - extrait de
la foule. Les gros plans d’individus, précisément parce que c’est des gros plans qui montrent
le trait de visagéité échappant à l’organisation du visage, dès lors formant une échelle
intensive, entrant dans une échelle intensive autonome.

Par là, il a complètement débordé la dualité collectif-individuel. En d’autres termes - et si je


dis : la foule c’est un ensemble divisible et si je dis : l’individu, c’est un indivisible,
Eisenstein, il a trouvé quelque chose qu’il a imposé dans le cinéma, c’est quelque chose qui
n’est ni indivisible, ni divisible, pour lequel il faut trouver un nom nouveau - comme on
retrouvera ce problème plus tard, c’est pas grave - Et qui, est de l’ordre des ensembles
intensifs, ni ensemble extensif du type la foule, ni individu.

Si bien que, vous comprenez que, lorsque je disais chez Griffith, vous avez aussi des série
intensives, d’accord, mais c’est soit.. soit. Peut être qu’on trouverait des exemples contre,
mais en gros, le plan souvent, c’est, ou bien, une série intensive affectante un seul et même
visage, série intensive montante du chagrin du désespoir de la.............(1:12:40)

Transcription : Tamara Saphir Gilles Deleuze 02/02/1982 502/9B

[...] Tandis que chez Eisenstein, la structure binaire, ou ce que l’auteur de l’article appelle la
structure binaire de Griffith, a complètement disparu. Et là, il y a une série intensive pure qui
va s’imposer, si bien que, en gros, ma conclusion pour le moment serait ceci : bien sûr, les
deux pôles du visage sont présents, dans les gros plans de Griffith, comme ils sont présents
dans les gros plans d’Eisenstein. Ça n’empêche pas que, d’une part, il y a prévalence du
visage-contour réfléchissant chez Griffith, et prévalence du visage-trait de visagéité, série
intensive, chez Eisenstein. Mais que, d’autre part, plus profondément, dans la tendance de
Griffith, qu’est-ce que ce serait la vraie nouveauté ? C’est ce que j’essayais de dire tout à
l’heure, très confusément ; je le rappelle parce que ça va tellement avoir à guider toute notre
analyse ensuite.

Ce que je disais tout à l’heure très confusément c’est que la grande découverte de Griffith,
ça pourrait être ou découverte artistique, il n’y a pas de formule, c’est pas une recette, c’est
quelque chose qu’il a réussi quoi, en faisant des gros plans de visages qui pensent, qui pensent
à quelque chose, des visages-contours, il a poussé le visage jusqu’à l’expression d’une qualité
pure. Que je vois dans ce rapport encore mystérieux pour nous du visage et de la mer, du
visage et du givre, du visage et du blanc. Inversement, je dirais que le pôle Eisenstein, lui,
son vrai coup de génie alors, c’est avoir poussé tellement l’autre pôle du visage, le trait de
visagéité, qu’il a su en extraire des séries intensives directes, non brisées, alors qu’on vient de
voir que la série intensive quand elle existait chez Griffith elle était brisée, elle était brisée par
le retour au plan d’ensemble, par la structure binaire. Dégagement d’une série intensive non
brisée, qui dès lors surmonte toute dualité du collectif et de l’individuel et qui va marquer
quoi ? Sentez que là je me trouve bloqué parce qu’il faut trouver à tout prix une réponse, tout
de suite, tout de suite ! On peut plus s’arrêter, tout va bien parce que, tout à l’heure, le pôle du
visage qui pense me forçait, j’étais forcé, j’avais l’impression que je ne pouvais pas faire
autrement que le dépasser vers quelque chose qui était quoi ? Le visage qualitatif, le visage
qui exprimait une qualité pure. Même si c’était la qualité pure commune au visage qui pense

184
et à ce à quoi il pense. Il faut que le visage série intensive, série intensive de traits matériels, il
faut que lui aussi nous force à dépasser, à aller vers quelque chose.

Qu’est-ce que ça fait ? Une série intensive de traits de visagéité qui échappe à plusieurs
visages distincts, dont chacun échappe à son visage d’origine. Qu’est-ce que ça va faire ?
Qu’est-ce que ça donne ça ? Quel effet sur nous ? Quel affect ? Tout à l’heure, c’était la
qualité comme affect pur, qu’est-ce que ça produit là ces séries intensives d’Eisenstein ? Ça
produit, à la lettre, ce qu’on pourrait appeler, il me semble, une sorte de potentialisation. Une
potentialisation. Ça produit cette fois une puissance. Une potentialité. Qu’est-ce que je veux
dire ? Je veux dire une chose aussi simple, je sens qu’on ne peut pas faire autrement ; et
encore une fois on ne comprend pas pourquoi. On ne comprend pas encore pourquoi, mais ça
nous donne de la tâche pour l’avenir. On ne comprend pas pourquoi et puis on sait que c’est
comme ça. En effet, qu’est-ce que ça vous fait, par exemple, la montée dans le Cuirassé
Potemkine ? La montée, les gros plans de visage, les traits de visagéité des marins... tout ça.
Vous dites : « Ah ! La colère monte, la colère monte ». La colère monte jusqu’à quoi ?
Jusqu’à quoi elle monte la colère ? Jusqu’au moment où les officiers vont être débarqués,
vont être jetés dans l’eau, où le lorgnon du médecin va gigler, etc. En d’autres termes, qu’est-
ce qui se passe ? « La colère monte » c’est une potentialisation d’espace. Vous potentialisez
tout un espace. Vous rendez dans cet espace quelque chose de possible. Qu’est-ce que ça va
être ce quelque chose de possible ? L’explosion révolutionnaire.

Ça peut se faire aussi dans le sens inverse. La potentialisation ça peut se faire dans le sens de
« La répression arrive ! », « La révolution est foutue », etc. De toute manière il y aura des
espaces potentialisés par ces séries intensives. En d’autres termes, le premier pôle du visage,
en effet, maintenant je me sens plus sûr puisque ça se confirme, mais encore une fois il y a
toujours des raisons à trouver : Pourquoi ce lien ? Si nous reconnaissons seulement le fait
d’un double lien, le lien entre le visage qui pense et l’extraction d’une qualité pure, et d’autre
part le lien entre le visage qui ressent, c’est-à-dire le visage qui passe par la série intensive et
une potentialisation de l’espace. Et est-ce que ça ne serait pas comme ça à chaque fois qu’il y
a gros plan, au point que ça dépasserait ? Chaque fois qu’il y a gros plan de visage, est-ce
qu’on ne se trouverait pas devant une double opération, dont tantôt un aspect est privilégié,
tantôt l’autre aspect est privilégié, mais finalement tous les deux sont toujours là : extraction
d’une qualité pure commune à... Commune à quoi ?

Contentons nous alors, soyons modestes- commune à plusieurs choses. Extraction d’une
qualité pure commune à plusieurs choses, elle est précisément pure parce qu’elle est
commune à plusieurs choses : ce n’est pas un abstrait, c’est une qualité. Par exemple quelque
chose de l’ordre du blanc, le blanc ou noir, ou ce que vous voulez. Et de l’autre côté on se
trouverait toujours, dans la fonction du gros plan, dans une espèce de potentialisation d’un
espace, au sens de quelque chose devient possible, ou bien tout devient possible, ou bien plus
rien n’est possible. Tout ça, c’est des potentialisations d’espace. Si bien que la question qui
serait évidemment très troublante, mais là on l’aborde beaucoup trop vite, donc on va reculer
immédiatement, c’est, après tout alors, quoi ? Je dis juste pensez aux autres grands hommes
de cinéma dont il nous reste à parler, est-ce qu’on ne sent pas déjà que cette double opération
de l’extraction d’une qualité pure par le gros plan et de la potentialisation d’espace, mais ça
n’arrête pas. Qu’on trouverait même dans leurs déclarations des choses comme ça.

Sautons immédiatement à Sternberg, avant même de l’analyser en détail. Si quelqu’un a lié le


gros plan de visage à la blancheur... et si le gros plan de visage de Sternberg est inséparable
de « blanc sur blanc » au sens où la peinture, après tout à la même époque, inventait ces
structures blanc sur blanc. [... inaudible] personnages, et ça vaut pour tous les espaces blancs
de Sternberg. Un des personnages dit : « C’est un lieu où l’on sent bien que tout est
possible ». Donc, à savoir, cet espèce de blanchissement de l’espace, dans des conditions très
particulières, doublé d’une potentialisation très particulière de l’espace, on dirait : C’est signé
Sternberg. C’est-à-dire, il y a des manières de potentialiser à quoi vous reconnaissez, et puis il
y a des manières d’extraire des qualités... tout ça ce n’est pas le même d’un cinéaste à l’autre.

185
Bon, mais aussi, question troublante qui nous entraîne trop en avant, s’il s’agit de ça dans le
gros plan du visage, est-ce qu’on ne pourrait pas s’éviter le détour du gros plan de visage ?
Est-ce que le cinéma n’aurait pas la possibilité d’atteindre à des potentialisations d’espace et à
des extractions de qualité pure sans passer par le gros plan de visage ? Oui, ça poserait des
problèmes, ça nous permettrait de peut-être de revenir à certains domaines du cinéma qu’on
appelait, très grossièrement, cinéma expérimental. Et qu’est-ce qu’il nous montre finalement,
sinon des espaces- potentialités, et des espaces vides potentialisés, et des qualités pures ?
Alors évidemment, c’est pas très... ça explique souvent ou beaucoup d’entre nous, parfois
insuffisamment formés que nous sommes, nous nous ennuyons autant à ce cinéma. Je prends
un exemple tout de suite, certainement pas ennuyeux : Agatha de Marguerite Duras. Il n’y a
pas de gros plans. Qu’est-ce qui se produit ? En quoi est-ce que c’est très lié ? Mais j’aurais
pu prendre aussi des cinéastes américains, ils l’ont fait aussi. Je le dis tout de suite aussi : un
auteur de cinéma, qui me paraît aussi très correspondant à ça, c’est Agnès Varda ... extraction
de qualité pure... Là, je dis tout en désordre pour avancer notre programme d’analyse.

Quand Agnès Varda parle dès le début, dès son premier film, du rôle et de l’importance du
blanc et du noir, et de la répartition du noir et du blanc dans ses films. Eh bien, oui, le blanc
c’est du côté des femmes, le noir c’est du côté des hommes, les femmes ça lave le linge. C’est
important ça, bon. Mais, elle fait pas du symbolisme, elle ne veut pas dire « les femmes c’est
blanc et les hommes c’est noir ». Elle ne veut pas dire ça, elle veut dire que sans doute ce qui
l’intéresse dans ce film - et des choses très voisines l’intéresseront dans ses autres films, je
suppose - c’est bien un aspect extraction de qualité pure. Si je saute à Agatha, qu’est-ce qu’on
voit ? Bon, c’est curieux ce qu’on voit dans Agatha. On voit une pièce vide ou remplie de
deux fantômes, ou presque fantômes. Indépendamment de la voix : deux fantômes, une pièce
vide qui se rétrécie. La voix raconte une histoire du passé, en d’autres termes c’est la pièce
d’après les hommes, c’est la pièce d’après le frère et la soeur, c’est la pièce d’après le couple.
Et la caméra se rapproche de ce qui est hors de la pièce, et ce qui est hors de la pièce c’est la
plage. La plage découverte avec la mer. La plage à marée basse. Donc ça, c’est plutôt, on l’a
vu à propos... tiens, l’espace d’avant les hommes. C’est le monde à la Cézanne, l’homme
absent, la plage déserte. Et le film sera fini, en gros, lorsque la caméra aura rejoint les
fenêtres. Le film c’est le temps de la pièce vide. Est-ce qu’on ne peut pas pressentir qu’il y a
là une espèce de potentialisation d’espace très curieuse, qui sera effectuée par la voix qui
raconte une histoire du passé. Bon, mais alors ça devient très compliqué.

Pensons à [quelque chose de] plus simple. Il y a un film célèbre du cinéma indépendant
américain : un film de Michael Snow, qui est l’un des plus grands, il s’appelle « Longueur
d’ondes ». Ce film célèbre - on reviendra dessus, mais là je veux lancer des thèmes pour que
vous y réfléchissiez pendant ces 15 jours - c’est un zoom, il est fait d’un zoom. La caméra
saisie une pièce vide, et le temps du film va être le temps d’épuiser cette pièce vide ; en
partant du mur du fond, elle doit arriver jusqu’au mur d’en face où est cadrée une gravure
représentant, tiens, la mer ! Curieux, il me semble qu’il y a une certaine analogie avec le truc
de Marguerite Duras. Qu’est-ce qui se passera entre les deux ? Il se produit une étonnante
potentialisation d’espace, qui va provoquer des événements, des événements vont surgir,
d’après le moment où l’on est, l’endroit où l’on est de la pièce dans le cheminement de la
caméra d’un mur au mur opposé. Et le film se terminera lorsque la caméra entrera dans la
gravure mer. La pièce abolie, l’espace a épuisé sa potentialité. Et au même temps ça
s’accompagne d’une extraction de qualité, puisque, à chaque niveau de la caméra qui gagne,
qui va d’un mur au mur opposé, à chaque niveau il y a un jeu de couleur extrêmement subtil
qui varie : extraction de la qualité et potentialisation de l’espace. C’est donc peut-être ça des
choses très fondamentales appartenant au cinéma. On dit juste, on dit juste ? Bon, prenons les
choses comme elles sont au niveau de notre analyse, alors on revient tout à fait en arrière.

Il se trouve qu’un grand nombre de cinéastes sont passés par le gros plan, et je ne dis rien de
plus, pour obtenir ces deux opérations, ces deux opérations fondamentales, dont nous ne
savons même pas encore en quoi elles appartiennent essentiellement au cinéma, ni ce qu’elles

186
rendent possible au cinéma. Notamment, à mon avis, si le cinéma prend de plus en plus
conscience de ces deux opérations, qui débordent évidemment la technique, qui impliquent
certaines techniques mais qui débordent infiniment la technique, le cinéma deviendra capable,
je suppose, même si ce n’est pas son but ultime, de traiter d’une toute autre manière un
certain nombre de grands chefs-d’œuvres littéraires. C’est-à-dire que les rapports
littérature/cinéma risquent de pouvoir changer très fondamentalement ; bon, bon, bon... ou
même les rapports cinéma/art risquent de pouvoir changer...

Mais peu importe, je dis juste qu’il se trouve que ces trucs que je viens de présenter comme
très modernes, extraction de qualité pure et potentialisation d’espace. Il se trouve qu’on peut
dire qu’ils existaient tout le temps. Et je ne peux même pas dire que c’est seulement par le
gros plan qu’un certain nombre de cinéastes l’on fait, ça. Et je peux dire qu’en tout cas c’est
souvent par le gros plan, qu’un certain nombre de cinéastes, dont Griffith et Eisenstein, l’ont
obtenu. Si bien que, vous voyez, ma conclusion sur cette analyse de Griffith et Eisenstein, elle
consiste à dire qu’il faut quand même se méfier. Parce que, là aussi, beaucoup de gens l’ont
déjà remarqué, Eisenstein écrit des pages splendides sur le gros plan chez Griffith et chez lui-
même, mais évidemment il ne résiste pas à cette espèce de coquetterie, c’est-à-dire qu’il
triche. Sa manière de tricher, comme il veut toujours rappeler qu’il est dialecticien, c’est-à-
dire qu’il est bon marxiste, il conçoit les choses dialectiquement. Alors, ce n’est pas difficile,
chez lui ça donne ceci : que Griffith c’est en quelque sorte le premier pas dialectique, et que
lui il a été plus loin dialectiquement, puisqu’il disposait de la méthode dialectique. Mais rien
du tout ! Car il nous dit ceci, exactement, si je reprends le texte d’Eisenstein concernant le
gros plan de Griffith comparé au gros plan de lui. Il dit deux choses : Griffith est un grand
génie mais il lui manque quelque chose. Car chez lui le gros plan est subjectif, seulement
subjectif, et seulement associatif.

Je résume là le texte d’Eisenstein. Il dit qu’il est subjectif parce que le gros plan, il concerne
les conditions de la vision. Il va très loin et il a même des formules très belles. Il dit « chez les
américains, le gros plan concerne les conditions subjectives de la vision », c’est-à-dire les
conditions subjectives du spectateur. On lui montre quelque chose de près, « tandis que, dit-il,
chez nous Russes, parce que nous disposons de la méthode dialectique, chez nous Russes,
c’est différent. On a fait un pas de plus, parce qu’on a compris que le gros plan devait
concerner l’appréhension objective de ce qui était vu. On est passé de la subjectivité à
l’objectivité ». Et puis il ajoute, et ça revient au même, « le gros plan de Griffith est
seulement associatif, c’est-à-dire qu’il anticipe. Vous voyez, ça répond relativement au visage
qui pense à quelque chose, je passe de l’un à l’autre. Il y a association entre le visage et ce à
quoi il pense, tandis que mon gros plan à moi, dit Eisenstein, est dialectique, il n’est pas
associatif ». Et ça veut dire quoi « dialectique » pour Eisenstein ? Ca veut dire produire une
qualité nouvelle. Il a bien lu Lénine, par juxtaposition ou par fusion. Et il dit : « Moi, mes
gros plans, c’est comme ça, ils produisent une qualité nouvelle par juxtaposition ou fusion ».
Vous voyez ce qu’il veut dire, là : juxtaposition de visages du Cuirassé Potemkine, des
visages de marins, la colère monte, ou le chagrin monte, etc. Bon, là il y a bien une espèce
d’union dialectique, de fusion dialectique, qui va produire une nouvelle qualité. Ce dernier
point va nous intéresser.

Donc, on a vu en fait que, rien du tout, ce n’est pas ça. La vraie différence ne nous est pas
apparue là, elle nous ait apparue... d’une part, il nous est difficile de parler de progrès, d’autre
part, moi, je n’ai pas du tout l’impression que la conception du gros plan d’Eisenstein soit
dialectique, rien du tout, elle n’est pas du tout dialectique, elle est intensive, ce qui est bien
plus beau. Et elle consiste à établir une série d’intensités. Mais il est vrai que, la dernière
remarque d’Eisenstein doit nous servir pour conclure [...] Car la dernière remarque
d’Eisenstein nous parle d’une fusion qui permet d’aboutir, de franchir un seuil. Fusion
qualitative. Tous les traits de visagéité qui, par intensité, par graduations intensives, vont
produire une qualité nouvelle. Je peux dire maintenant que dans le premier pôle de visage,
visage à la Griffith, le visage pense à quelque chose, mais en tant qu’il pense à quelque chose,

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il exprime une qualité pure. Cette qualité pure étant commune à plusieurs choses.

Voilà mon acquis, aujourd’hui. Second pôle, pôle Eisenstein, c’est le visage, trait de
visagéité. Il entre dans une série intensive, et cette fois-ci, cette série intensive consiste à
passer d’une qualité à une autre. L’opération de la qualité, c’est l’opération qu’on pourra
appeler opération de la qualité pure, c’est l’extraction d’une qualité commune à plusieurs
choses. L’autre opération, que j’ai appelée opération de potentialisation - on voit mieux
maintenant peut-être ce que ça veut dire grâce à la dernière remarque d’Eisenstein - la
potentialisation d’espace c’est le passage d’une qualité à une autre par l’intermédiaire d’une
série intensive.

Alors, dans l’entrain, cherchons un autre couple. On en est là... mais on a d’autres problèmes.
Je veux dire, ce problème on ne va pas le résoudre aujourd’hui, il faudrait que vous vous
rappeliez ce problème pour la rentrée (je rappelle qu’il y a deux fois où nous ne nous voyons
pas, 15 jours). Donc ce problème qui nous reste, ce sont ces opérations. Mais ce qui
m’intéresse pour le moment, je ne peux pas le traiter pour le moment puisque ce qui
m’intéresse c’est que... elles ne m’intéressent pour le moment que en tant qu’elles passent par
le visage gros plan. Alors, avant de s’en tirer, il faut imaginer un autre couple.

Ce qu’on vient de faire, et qui est très classique, pour Griffith et Eisenstein, je voudrais le
prendre à deux autres niveaux, le faire pour l’Expressionnisme d’une part, et Sternberg
d’autre part. Pour essayer de mettre un peu d’ordre dans toute cette question tellement
embrouillée de l’Expressionnisme, et surtout tirer Sternberg de là puisque il n’a absolument
rien à voir, ça nous ferait un doublet comme pour Griffith et Eisenstein. Et enfin un troisième
couple : Dreyer/Bergman. Car là, je ne prétends pas épuiser, chez les cinéastes plus modernes
il y a des renouvellements du gros plan, mais je crois que ces renouvellements du gros plan là,
c’est une question que je vous pose, sont très liés à l’extraction de qualité commune et à la
potentialisation d’espace.

Ça, c’est la seule idée que j’ai pour le moment, c’est la seule idée qui aurait une importance
pour la philosophie et pour tout notre travail de cette année. Mais on n’est pas encore en état
de l’analyser. Donc ce qu’on va faire, c’est revenir en arrière et reprendre le souffle après une
courte récréation. Revenir en arrière pour examiner alors, qu’est-ce qu’il nous apprendrait et
qu’est-ce qu’il nous ferait avancer un couple du type expressionnisme d’un côté, de l’autre
côté, Josef von Sternberg.

Repos ? Ah, vous êtes fatigués, ou alors j’arrête maintenant, moi je veux bien, ah...

[...] Je vous rappelle que, pour ces fiches, pour ceux à qui ça intéresse, c’est théoriquement la
dernière semaine, il faut me les donner. [...]

(Reprise) Alors, essayons de voir si ce nouveau parallèle nous donne des... il ne faudrait pas
que ça nous donne seulement des confirmations, mais que ça nous fasse un peu avancer,
puisque que on tient une analyse à faire. On tient une analyse qu’il faut faire puisqu’on a un
double problème. Vous vous rappelez qu’on avait déjà rencontré l’Expressionnisme à propos
de tout à fait autre chose, c’est-à-dire à propos de l’image-mouvement. On avait déjà
rencontré son problème à propos des généralités sur l’image-mouvement. Et on avait déjà été
frappés par ceci, que beaucoup de commentateurs de l’Expressionnisme ont l’air extrêmement
gênés, parce qu’ils considèrent que ce mouvement est tellement complexe que... et puis,
finalement, qu’ils disposent avec peine d’un critère solide. Et puis, nous, avec naïveté, mais
pas du tout comme ça, on avait l’impression que ce n’était pas aussi compliqué que ça et que
l’Expressionnisme était un mouvement extrêmement cohérent - je ne dis pas du tout abstrait,
c’était un mouvement très vif, très vivace - et qui poursuivait sa tâche d’une manière obstinée.
Cette tâche, on avait essayé de la résumer, de dire qu’est-ce qui est expressionniste pour nous.
Et on avait dit : Voila ! C’est la perpétuelle tension entre quelque chose qui se défait et
quelque chose qui se fait. Ça ne suffisait pas, parce que ça, ce n’est pas que les

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expressionnistes. Mais, le moment de quelque chose qui se défait, supposez que ce soit la vie
elle-même, en tant qu’elle cesse d’être vie organique. En d’autres termes, on découvre la vie
non organique des choses.

Et quelque chose qui se fait : c’est la vie de l’esprit. La vie de l’esprit, en tant qu’elle se
découvre comme vie non psychologique. Et nous disions, et ça c’est un acquis du premier
trimestre, que l’Expressionnisme est fait de ces deux rythmes fondamentaux, et chaque fois
qu’il y a ces deux rythmes fondamentaux vous avez un artiste expressionniste : la vie non
organique des choses confrontée à la vie non psychologique de l’esprit - ça, c’est un acquis de
notre premier trimestre - je le rappelle uniquement. D’où, la ligne expressionniste, cette ligne
brisée, qui consiste précisément à briser le contour organique, qui consiste à briser la ligne
organique, pour faire jaillir la vie non organique des choses. Et il est vrai que des deux côtés,
vie non psychologique de l’esprit et vie non organique des choses, et leur complémentarité
fondamentale, il y a bien quelque chose en commun à savoir, on cassera les contours. On
cassera les contours, c’est-à-dire qu’il n’y aura plus de contours, ni comme contour organique
ni comme profil psychologique. Et c’est dans cette tension des deux pôles (quelque chose qui
se défait et quelque chose qui se fait) que on avait trouvé ce qui se fait : c’est l’esprit en tant
qu’il acquiert et qu’il conquiert la vie non psychologique ; ce qui se défait : c’est la vie en tant
qu’elle déborde l’organique et tombe dans une vitalité non organique de la matière. Si bien
que, l’éveil de l’esprit au sein des marécages, vie non organique du marécages, élévation de
l’esprit au-dessus de toute psychologie... ça, c’est la formule expressionniste. Eh bien, si c’est
ça (mais c’était notre thème, donc je ne reviendrais pas dessus) on tient quelque chose pour ce
qui nous occupe maintenant à savoir, cette complémentarité c’est quoi ?

Cette complémentarité est fondamentalement la complémentarité de la lumière et de


l’ombre. Car la vie non psychologique de l’esprit c’est la lumière ; et la vie non organique des
choses c’est l’ombre, le sombre. C’est le sombre où s’opère le contour organique, tout comme
dans la lumière se défont les profils psychologiques. Et c’est l’affrontement de la lumière et
de l’ombre qui va modeler, modeler quoi ? Est-ce qu’on peut déjà dire le visage
expressionniste ? Disons pour le moment qu’il va modeler quoi ? Il va modeler le visible. Le
visible va être saisi dans l’Expressionnisme, là je parle du cinéma. Dans le cinéma
expressionniste, il va être saisi comme le produit de la lutte ou la tension de la lumière et de
l’ombre. Et cela, pour essayer de distinguer les choses, il me semble, sous quatre aspects.
Sous l’aspect le plus fondamental, je peux dire : la lumière et l’ombre sont les conditions du
visible. La lumière en elle-même est invisible, l’ombre en elle-même est invisible, mais ce
sont les deux conditions du visible. Et elles sont complémentaires.

Dans « Le cimetière marin », poème de Paul Valéry, il y a le vers suivant (il s’agit d’un appel
à son âme, le poète appelle son âme) : « Regarde-toi ! (Il s’agit de son âme, le poète appelle
son âme, sous-entendu : mon âme) Mais rendre la lumière suppose d’ombre une morne
moitié » C’est beau, c’est un beau vers. Deux beaux vers. « Rendre la lumière », c’est
intéressant. Il s’agit de « rendre la lumière » et non pas rendre à la lumière. En un sens, c’est
une déclaration expressionniste pure. Les deux moitiés, qui sont comme la condition du
visible. Dans un vieux texte philosophique qui est le Parménide, le poème du Parménide le
développe aussi. Valéry connaissait très bien tout ça, alors on ne sait pas, peut-être que cette
espèce de contraste du jour et de la nuit, non pas dans le monde mais comme condition du
monde... Je dis que c’est ça le cinéma expressionniste. Sous quelle forme et dans quel aspect ?
Lorsque, comme cela leur arrive très souvent, ils divisent l’écran en deux, en deux moitiés.

« Rendre la lumière suppose d’ombre une morne moitié ». Parfois c’est une diagonale, ou une
quasi diagonale. D’un côté, vous avez la partie purement lumineuse, et de l’autre côté, la
partie sombre obscure. Je dirais que ça c’est le contraste absolu des deux moitiés comme
condition du visible ou, si vous préférez, c’est le contraste absolu de la vie spirituelle et de la
vie non organique. Dans tout le cinéma expressionniste vous retrouvez des images de ces
deux moitiés.

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Quand je disais « la condition »... passons un degré plus bas.

Deuxième aspect. On va pénétrer dans le conditionné. Le conditionné, c’est quoi ? Le


conditionné est le fruit de l’union des deux moitiés, la morne et la lumineuse, la morne et la
luminante. Dès qu’il y a mélange des deux conditions, apparaît le conditionné, c’est-à-dire le
visible. Et, sous ce second aspect, le conditionné apparaît. Sous quelle forme ? Il apparaît
comme le mélange des deux conditions, mais mélange alterné.

Qu’est-ce que j’entends par alterné ? Ce sera de célèbres images du cinéma expressionniste :
les stries ou les raies. L’image striée ou rayée. A savoir, des stries de lumière, un creux
d’ombre, des stries de lumière, un creux d’ombre, etc. Tout un système qui va rayer l’image
de faisceaux lumineux et de zones d’ombre. Je disais bien une série alternée puisque, vous
n’avez plus deux moitiés qui s’opposent et qui divisent l’écran. Vous avez cette fois-ci des
stries lumineuses qui ne laissent subsister l’ombre que sous forme de creux entre deux stries.
Cela a été bien l’une des tendances comme fondamentales de l’image expressionniste. Et je
dirais, avec les mêmes nuances que tout à l’heure pour Griffith et Eisenstein, que si l’on
cherche dans l’histoire le grand film de base de tout ça, de ce striage, ça a été Calligari. Mais
je crois que cela a été l’une des tendances, parce que chez lui il y a tellement de choses,
comme dans les autres cas de Fritz Lang. Chez Calligari c’est complexe, parce que la
méthode de striage est liée aussi à des décors peints. Chez Lang, évidemment, au contraire,
elle est liée à toute une conception - c’est bien connu - architecturale de l’espace, où les
nervures par exemple, sont précisément soulignées d’un faisceau lumineux . On pourrait
appeler ça « l’image striée ». A la limite, vous savez bien, avec le système de nervures, les
reliefs soulignés par faisceaux lumineux, le creux accentué par zones d’ombre, etc... vous
avez bien tout un espace strié qui est extrêmement intéressant et qui, à la limite, forme une
espèce de voile, de voile strié.

Mais allons encore plus bas. On descend encore plus dans le conditionné. Déjà, lorsque vous
mélangez en séries alternées l’ombre et la lumière vous obtenez comme un premier visible.
Un second visible sera obtenu lorsque, vous ne faites plus des séries alternées. Mais cette
fois-ci, il n’y aura plus une partie lumineuse et une partie ombre, une partie lumineuse, une
partie ombre... mais c’est chaque partie qui sera elle-même un mélange d’ombre et de
lumière, à l’infini. C’est comme deux types de mélanges différents. Mais ça c’est une autre
tendance de l’Expressionnisme. Et moi, ça m’étonne toujours que, par exemple, même de très
bons auteurs sur l’Expressionnisme semblent considérer que ces deux tendances s’excluent,
que l’une est expressionniste et que l’autre n’est pas vraiment expressionniste, etc. Cela me
paraît évident ; ça va de soi dans la logique de l’Expressionnisme, que ça appartienne à
l’entreprise expressionniste. Et donc ce troisièmeniveau, ce troisième aspect, c’est quoi ?
C’est tous les [...] du clair-obscur et qui forment une toute autre conception du voile, c’est
plus du tout le voile à nervures, c’est le voile à fumées. Et ce serait beaucoup plus la
tendance, toujours avec les précautions d’usage j’indique que des grandes directions, de
Wegener, dans Le Golem. Et ensuite, celui qui la portera à la perfection : Murnau. Il la
portera à la perfection avec un film célèbre : Le Faust.

Et quatrième aspect. Ces deux directions : le striage, les raies, ou bien l’épanouissement du
clair-obscur. Croyez bien que de toute manière l’Expressionnisme reste fidèle à tout son
thème : libérer le contour, libérer les choses et les âmes. Libérer les choses de leur contour
organique, libérer les âmes de leur contour psychologique. D’une certaine manière, si
différent que ce soit, ça va se retrouver dans un quatrième aspect qui est commun à tout
l’Expressionnisme : le violent... Je ne sais pas comment appeler ça, le violent coup de
projecteur dans les ténèbres. Violent coup de projecteur dans les ténèbres qui fait surgir quoi ?
Qui fait surgir un visage. Tout le reste restant dans les ténèbres. Là, tout se réunit, c’est-à-dire
que ce dernier aspect renvoie à notre aspect primordial. Le visage surgit lumineux, entouré
bien plus d’une espèce de halo...

Là, je dirais que ce quatrième aspect c’est le halo. Une espèce de halo ou de

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phosphorescence autour de la tête, produit par le coup de projecteur dans les ténèbres. Et qui
est illustré par des images, qui sont restées célèbres dans toutes les histoires du cinéma, à
savoir dans Le Golem (et des images très semblables) l’apparition du visage du démon, où le
démon surgit avec cette espèce de [Dieu mort ?] et tend à se transformer en une sorte de
masque chinois, alors que tout le reste, reste dans l’ombre. Et là, évidemment il y a eu
manière de rivaliser, puisqu’il connaissait le film.

Dans Le Faust de Murnau, le surgissement du démon, dans des circonstances, dans des
conditions analogues. Vous voyez à quel point on ne pourrait pas [les] rapprocher, on est dans
un monde tellement étranger à celui de Griffith qu’on ne pourrait pas se servir d’une analogie
très sommaire à savoir, le gros plan visage de Griffith, avec un cache qui met dans le noir tout
le reste, n’a strictement rien à voir avec le procédé du projecteur qui fait surgir le visage
comme vie spirituelle, c’est-à-dire comme non psychologique. Vie spirituelle ne veut pas dire
qu’elle soit bonne, pour l’Expressionnisme, le démon n’est pas moins spirituel, que la plus
belle âme. Simplement, le démon c’est l’esprit qui a sans doute, avec la vie non organique de
choses, avec le marécage, des rapports très différents que ceux qu’aura l’esprit, l’esprit sain.
En tout cas, le démon est spirituel, la spiritualité est démoniaque, pas toute [spiritualité], mais
parfois.

Ce quatrième aspect revient comme à une espèce d’affrontement de la lumière et de l’ombre,


mais le visage expressionniste a traversé les quatre aspects. En effet, dans le visage
expressionniste vous trouvez, si je prends alors tour à tour avec cette succession, qui est
uniquement de tentative logique là que je fais, le visage partagé entre une moitié luminante et
une morne moitié ; le visage éclairé d’en dessous qui est strié de zones, d’après ses creux et
ses reliefs, de zones lumineuses et de creux obscurs ; le visage pris en clair-obscur et traité
tout entier en clair-obscur, avec parfois des clairs-obscurs extraordinairement nuancés et cela
est une réussite géniale de Murnau dans Faust ; et enfin, le visage extrait, appelé à une
lumière violente, tout le reste étant dans les ténèbres. Voilà, ce serait très sommairement
comme une espèce de quoi ?... C’est bien connu que l’Expressionnisme (on l’avait vu au
premier trimestre toujours) jouait précisément avec tout un registre intensif de la luminosité.
Et là, je reprends le même thème, dans l’Expressionnisme il y a une espèce de traitement
intensif du visage, c’est bien les pôles intensifs du visage, dans les rapports d’intensité
d’ombre et de lumière, avec simplement ceci, mais qui n’est pas fait pour nous étonner,
maintenant que ce premier pôle du visage qui est le lieu où s’installe l’Expressionnisme, va
comme rejoindre par lui-même le second pôle. Et en effet, au niveau du dernier aspect, le
visage arraché, par coup de projecteur violent, à l’ombre ou à la nuit... là, c’est comme la
série intensive qui a atteint l’autre pôle, c’est-à-dire le visage réflexif, le visage infiniment
pensif du démon.

Donc, je dirais que dans l’histoire du visage expressionniste, vous avez exactement ce
privilège donné à la série intensive de la visagéité, mais qui va débaucher sur une reconquête,
sur une conquête à leur manière à eux, de l’autre pôle du visage. Or, si j’établis là mon
opposition (très scolaire, mais pour avancer), si quelqu’un n’a rien eu affaire avec le monde
expressionniste (Dieu ! qui n’a pas été un petit peu expressionniste !), s’il y avait quelqu’un
qui n’a pas été [expressionniste] c’est évidemment Sternberg. Et quand on entend parler d’un
expressionnisme quelconque chez Sternberg par certains historiens du cinéma, c’est que
l’Expressionnisme est employé dans n’importe quel sens, ce qui n’est pas grave d’ailleurs.
Car, s’il y a quelqu’un qui ne l’a pas été du tout, pourquoi dis-je que c’est Sternberg ? Parce
que jamais cinéma ne se fit en affirmant aussi tranquillement que sa seule affaire, malgré les
apparences, malgré toutes les apparences, c’était la lumière, et rien que la lumière. Et que la
lumière avait assez à faire avec elle-même pour qu’elle ne rencontre l’ombre que lorsqu’il y
avait des exigences internes, intérieures à elle, lumière, pour une telle rencontre. Mais que
d’un bout à l’autre, finalement, elle rencontrait l’ombre quand son histoire avait fini, ou
quand toute histoire avait fini. Mais qu’elle avait tant à faire avec elle-même, que l’idée
même que le visible impliqua le contraste de la lumière et de l’ombre était une idée stupide.

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Et que le visible ne pouvait naître que de la lumière et de la reduplication de la lumière. Et
que le visage, et donc le gros plan, avaient là tout son sens. Et que élever un visage au gros
plan c’était, d’abord et avant tout, le rendre lumineux. Et que si parfois il convenait de mettre
des ombres dans un visage, c’était quand le visage n’arrivait pas, que le visage était d’assez
mauvaise qualité, il n’arrivait pas à être assez lumineux par lui-même. Si bien que quand il se
sentait mal et brouillé avec Marlène Dietrich, il lui flanquait des ombres. Mais quand il
l’aimait, il n’y avait plus d’ombre. Toute l’histoire s’était déjà passée avant que l’ombre
arrive.

C’est une idée insolite, ça. Qu’est-ce qu’il voulait dire et à quoi il s’engageait ? En effet, la
lumière c’est l’invisible. On comprenait mieux ce que disaient les autres, que la lumière c’est
l’invisible. Et les gros plans de Sternberg, c’est quoi ? Je commence par des exemples. Si je
prends un exemple dans ses films les plus célèbres, évidemment je prends de ceux qui me
conviennent le plus à cet égard : « L’impératrice rouge ». Dans « L’impératrice rouge »,
voilà, j’essaie de récapituler les gros plans de visage. Un premier gros plan extraordinaire
apparaît lorsque la future impératrice est encore une toute jeune fille naïve. Ça nous intéresse
beaucoup, ça. Pourquoi toute jeune fille naïve nous intéresse-t-elle ? Parce que Marlène
Dietrich, sous les ordres fermes de Sternberg, joue la jeune fille naïve d’une manière très
intéressante elle s’[...] les russes qui viennent la chercher, elle n’a jamais vu de russes, ils ont
de drôles de manières en plus, elle est là... et elle le rend très bien ; c’est vraiment le visage de
quelqu’un qui a peur de rater quoi que ce soit.

C’est un regard très vif, elle regarde tout et elle en rajoute même : elle bat des yeux, elle
regarde en haut, en bas... On sent que, bon, c’est parfait tout ça. C’est le visage qui, à la fois
s’amuse, il trouve tout très, très rigolo, elle se dit « Qu’est ce que c’est que ce type là ? Oh, ce
chariot, je n’ai jamais vu un chariot comme ça ! » Elle découvre tout. Un visage d’une
mobilité extraordinaire, qui va culminer avec le premier plan de « L’impératrice rouge », qui
est une merveille, qui est ceci : elle a dit au revoir à toute le monde, sa mère lui a dit « va te
coucher ». Et quand même ça l’intrigue, il y a le colonel russe, qui est là, cette espèce de
géant mal poli, il a un costume très curieux. Ça l’intéresse tout ça, ça intéresse beaucoup la
jeune fille. Et voilà, elle ouvre la porte et elle sort de la pièce, mais elle sort de la pièce en
reculant, en regardant. Et elle ferme la porte sur son visage.

L’image est ceci : mur blanc, porte blanche en train de se refermer, fond blanc du corridor,
visage blanc du type « s’émerveiller ». Vous avez là une espèce d’étude de blanc sur blanc.
Vous avez en fait quatre blancs, sur ce premier plan de visage. Je dirais que c’est un exemple
typique de visage contour. De visage qui pense à... elle cesse pas de penser à... tiens « Oh
quel drôle de costume ! Oh qu’il est beau ce colonel malgré tout, quelle brute, quel mal
poli... »Elle pense à ... elle pense à... elle n’arrête pas de penser, quoi. Ça se voit sur son
visage puisqu’elle fait tout pour montrer qu’elle pense à plein de choses.

Blanc, sur blanc, sur blanc, sur blanc... Gros plan de visage, qu’est-ce qu’il y a ? Vous savez
déjà où Sternberg va. Il va vers l’idée que le visage va devenir une aventure de l’espace blanc.
Ce n’est pas le visage qui est dans du blanc, ce n’est pas ça. C’est qu’il faut, il faudra aller
jusqu’au moment où le visage sera une simple aventure du blanc. Alors, si le visage devient
une aventure du blanc, et pas le blanc une qualité du visage, ça va peut-être nous faire
avancer, dans nos problèmes. Mais enfin, n’allons pas si vite. Là-dessus, elle arrive en Russie.
Longue éducation. Longue éducation par la tsarine, tout ça n’est pas facile. Le Tsar est
bizarre... bon, et il y a toujours de gros plan de visage, de très beaux gros plans de visage. En
plus, elle est tout le temps habillée en blanc ; c’est une merveille. Comme souvent chez
Sternberg. Et puis, elle est évidemment amoureuse du colonel, mais elle apprend - pour moi,
ça c’est le second moment, mon second point de repère - ou plutôt elle assiste, elle n’apprend
pas, par la perfidie de la vielle tsarine, qui lui dit : « Allez, tu descends et puis tu fais monter
le type qui attend », qui, manifestement, est l’amant de la vieille tsarine.

Alors elle descend, dans cet humble besoin domestique, mais elle ne peut pas faire autrement

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elle, alors elle comprend tout. Elle voit que c’est le colonel, c’est le colonel qui monte chez la
vieille tsarine. Et comme elle était toute prête à tomber amoureuse du colonel, ça la trouble
énormément. Il faudrait vérifier, il faudrait revoir le film dix fois, mais enfin vous corrigerez
mes erreurs, et de toute manière elles ne sont pas importantes, mais il me semble que c’est le
seul cas où le visage de Marlène va être marqué d’ombres.

Là, il y a des ombres profondes. Elle ne pense plus, elle ressent la jalousie. Elle ressent
l’indignation, la jalousie, elle passe par une série intensive. Et je crois que Sternberg, comme
dans un clin d’œil, passe à l’autre pôle, pour lequel il a la plus vive répugnance, et il rend
cette espèce d’hommage au visage intensif. Bon, elle sait plus, c’est qu’elle ne sait plus. Elle
se reprendra vite, et en même temps qu’elle se reprend, elle redevient blanche. Et vous voyez
que, là aussi, la pure lumière ne veut pas dire la bonté. Puis qu’en se reprenant, elle médite
des choses abominables et elle pense à des choses abominables, c’est-à-dire à l’assassinat de
son mari. Mais, comme dit Agnès Varda dans un beau texte, le blanc n’est pas la gaîté. Le
blanc c’est la mort, c’est la dissolution de l’existence, aussi bien que c’est l’amour. Donc, il
ne s’agit pas d’un symbolisme des teintes ou des couleurs. Il ne s’agit pas du tout de ça. Il
s’agit d’extraire des qualités. On verra, tout ça nous renvoie toujours à notre problème.

Mais enfin, bon, elle redevient très blanche, elle a son costume blanc d’uniforme de la garde,
admirable, qui lui va si bien. Blanc sur blanc, sur blanc, et commence - c’était déjà avant,
j’exagère, ç’avait déjà été en plein dans le mariage avec le tsar - l’extraordinaire série qu’on
retrouvera dans tous les films de Sternberg, bien sur : les voilages, les différents modes de
voilages. Il s’agit de mettre un voile blanc sur un espace blanc. Et là, sur les fameux voiles et
les fameux voilages de Sternberg, on peut tout dire. Mais surtout, je crois que,
indépendamment de toute anecdote, il faut rappeler à quel point il s’y connaissait. Je veux
dire non seulement qu’il a un goût, qu’il a un goût fort du voilage, c’est son problème à lui,
mais qu’il s’y connaissait professionnellement puisque, dans ses souvenirs, il explique très
bien, il rappelle très bien que, à son arrivée en Amérique, il a travaillé d’abord dans la
mercerie et ensuite dans une fabrique de dentelles. Et qu’il connaissait tous les différents
points, c’est-à-dire le tulle, le voile de tulle, la mousseline, la dentelle, les points de dentelle,
tout, tout, tout... Il savait tout ça, mais il ne savait pas ça d’un savoir abstrait. Il savait tout ça
d’une espèce de savoir amoureux. Et c’était son rapport avec le monde. Son rapport avec le
monde passait par le voile. Mais sentez à quel point ce n’est plus le voile expressionniste.

Le voile expressionniste, qui était fait du quadrillage, et de dentelures ou de striages, ou bien


de la nébulosité du clair-obscur, n’a plus rien à voir avec le voile de Sternberg qui seul, le
seul, a le droit et le mérite d’être appelé voile à proprement parler, puisqu’il est le voile de la
mercière. C’est le voile de la mercerie, qui va du filet de pêcheur - dans beaucoup de ses
films, où le filet de pêcheur intervient comme voile grossier- jusqu’à la dentelle, ou jusqu’au
voile incrusté. Il faut que le visage soit pris entre l’espace blanc et le voile.

C’est ça l’aventure de la lumière. Qu’est-ce que l’ombre aurait apporté ? L’ombre va


intervenir quand tout est fini. Oui, c’est à ce moment-là que l’ombre arrive, mais tout c’est
passé avant. Tout s’est passé avant, tout s’est passé entre l’espace blanc et le voile, le voile
qui - on ne l’a pas encore bien vu - qui redouble l’espace blanc. Et entre les deux il y a le
visage. Et le visage n’est plus que quoi ? A la limite, le visage ne doit plus être qu’une
incrustation du voile, ou au choix, c’est la même chose, une incrustation du voile une forme
qui s’esquisse sur l’espace blanc. Et en effet, non seulement les images du mariage, de la
future impératrice avec le futur tsar, passe déjà par plusieurs types de voile, mais ça culmine
au moment où elle a un enfant.

Au moment où elle est jeune mère apparaissent des images très, très curieuses. Il y en a une
qui m’a fait tellement mystère que je la cite, enfin telle que je l’ai dans la mémoire. Vous avez
une série d’images qui sont des gros plans, mais gros plans constitués par ceci : un voile, un
voile de lys, le visage de Marlène écrasé sur oreiller (bon, ce n’est pas exactement un gros
plan, c’est un presque gros plan). Où vous avez une espèce de conspiration de blancs, entre le

193
blanc du voilage, le blanc de l’oreiller, le blanc du drap, le blanc du visage... là, tout y est. Et
il y a plusieurs quasi gros plans comme ça. Il y en a un qui se termine par une image qui me
paraît exactement du type actuellement que l’on obtient relativement facilement avec la
vidéo. Une image où on a le sentiment que... il me semble qu’un spectateur innocent dirait :
« Ah bah, ça c’est une image vidéo », où vraiment le visage devient une pure incrustation,
d’autant plus qu’avant il avait montré des voilages incrustés. Il a montré des voilages avec
incrustations et là, bizarrement, par une série progressive - alors il se sert quand même de
séries - le visage est complètement devenu incrustation du voile.

Mais tout ça, je reprends ma question. On va bientôt arrêter, on n’en peut plus. Voilà la
question où j’en suis : si tout se passe dans le blanc, et si du début à la fin on est dans la
lumière... en effet, on ne peut pas imaginer plus vif anti-expressionnisme. L’illumination du
visage contour, et du visage qui pense à quelque chose, la question est : Comment définir un
tel espace qui sera l’espace du gros plan visage, et que je peux définir comme à triple
épaisseur mais écrasé, sans profondeur, à triple épaisseur feuilletée, sans profondeur ? Le mur
blanc, ou les draps blancs, le voile, le visage gros plan entre les deux, qu’est-ce qu’il y
gagne ? Vous sentez toujours mon problème, de lier ce problème avec un problème d’espace.
Je reprends la question : Est-ce qu’on ne va pas se retrouver devant la double opération d’un
dégagement de qualité extraordinaire dans ce cinéma, et d’une très étrange potentialisation de
l’espace ? En d’autres termes, qu’est-ce que c’est que cet espace blanc chez Sternberg ?
Comment faut-il le définir ? Je considère que je viens juste de donner un exemple.

Donc, nous en sommes à ceci. Dans trois semaines on retrouvera le problème de la


construction de cet espace et de l’espace blanc chez Sternberg. Réfléchissez à tout ça. Ah !

Coupure dans l’enregistrement. Fin de la phrase incompréhensible (24 minutes 19 dans


l’enregistrement du CD)

transcription : KAMISSA KONE GILLES DELEUZE : CINEMA 10 - 23/02/1982 - 1

A ceci...on analysait et on était en train d’analyser le second type d’image, l’image-affection...


et euh l’image affection, dans les conditions du cinéma, nous avait parut être d’abord - donc
ce d’abord signifie pas exclusivement - nous avait parut être d’abord : visage ; et le visage
nous avait paru être "gros plan" . Alors tout comme pour l’image précédente, tout comme
pour le type d’image précédente ; les images-perceptions, on avait chercher des pôles qui
nous permettaient de poursuivre l’analyse, d’engager l’analyse, et on avait trouvé en effet
pour plus de commodité : on avait trouvé, on avait trouvé deux pôles, deux pôles de l’image-
affection ou pour le moment ça revient au même pour nous, du visage - gros plan. Le premier
pôle c’était en très gros là, je récapitule très vite, le visage-contour. Le euh, visage-contour ou
visage qui pense, ou visage réfléchissant.

Et il nous semblait, que euh ce visage réfléchissant, ce visage qui pense, on pouvait le définir
comme ceci : il exprime une qualité, il exprime une ou des qualités. Si bien que ce pôle
autant l’appeler : "pôle qualitatif du visage".

Deuxième pôle, deuxième pôle, c’était le visage trait, les traits de visagéité ; et cette fois
c’était : le visage qui ressent. C’était plus une question de contour puisque c’était une
question de marquage de traits dans la masse du visage ; et de traits variables tantôt l ’oeil,
tantôt la bouche, tantôt un coin du nez etc. Et ce visage qui ressent lui, il se définissait, ou il
se présentait comme ceci qu’il passait par une série intensive, et passant par une série
intensive sans doute, il nous faisait passer d’une qualité à une autre. Par exemple, la gradation
du désespoir ou la gradation de la colère. Qui va faire passer d’une qualité à une autre c’est à
dire qui va rendre quelque chose possible ; et cette fois, ce second pôle du visage, le visage-
trait, le visage qui ressent, autant le définir donc en vertu de son caractère "série intensive"

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dont il est inséparable, autant le définir cette fois ci par la notion de potentiel ou d’intensif.
Donc, on avait deux pôles du visage, un pôle qualitatif, un pôle potentiel ou pôle intensif.

Or il va de soit que dans un visage "gros plan", finalement, d’une certaine manière et quel que
soit l’auteur qu’on invoque on trouvera des exemples des deux. Concrètement, il y a toujours
présence des deux pôles. Et si lorsque j’essayais de faire ou d’esquisser ou de reprendre,
puisque ça a été déjà beaucoup fait, de reprendre des exemples concrets empruntés à tel ou tel
auteur de cinéma ; c’est que bien entendu que finalement les deux pôles étaient toujours là. Je
voulais juste dire que - il n’y en avait pas moins dans tel exemple, soit exemple d’auteur, soit
exemple de film, soit exemple d’image précise - Il n’y en avait pas moins une prévalence
d’un pôle sur l’autre. Mais j’ajoute aussi que, s’il est vrai qu’il y avait prévalence d’un pôle
sur l’autre, quel que soit l’exemple, il fallait bien que à partir du pôle prévalent, on rattrape
l’autre pôle. En effet, les deux pôles étaient toujours là.

Simplement les deux pôles étaient toujours là dans les conditions telles, que l’un des pôles
étant prévalent c’est à partir du pôle prévalent qu’on allait récupérer, rattraper c’est-à-dire,
supposons : supposons un gros plan où ce qui est vraiment prévalent c’est l’aspect qualitatif.
La question ce sera de savoir dans quelles conditions peut être rattrapée la série intensive ?
Supposons un gros plan intensif : la question ce sera dans quelles conditions peut être rattrapé
l’aspect qualitatif ? Si bien que j’avais commencé par un premier doublet, en reprenant des
analyses concernant les gros plans Griffith et le gros plan Eisenstein ; et en montrant
comment bien sûr les deux pôles étaient présents chez chacun des deux. Mais ça n’empêche
pas que peut être, que peut être, avec toute sortes de précautions - on pouvait parler d’une
prévalence du gros plan qualitatif, du visage qualitatif chez Griffith, c’est-à-dire du visage qui
exprime une qualité, et inversement quand j’avais parlé d’une prévalence des visage intensifs,
et de la série intensive chez Eisenstein.

Et puis, j’étais passé à un autre doublet, à une autre comparaison ; et c’était : expressionnisme
d’une part, d’autre part Sternberg. Et pour l’expressionnisme, j’avais été dire eh ben oui,
finalement, leur conception du visage-gros plan va être inséparable et c’est ça qui va être
prévalent chez les deux, d’une série d’une degré d’ombre : série d’une degré, série intensive
de degrés d’ombres. Qui d’ailleurs peut être analysé de manière très différente soit sous forme
de l’image rayée, de zone d’ombre et de lumière, soit sous forme du clair/obscur. Donc déjà il
y a des variétés de style très très importants. Et si le visage est traité en fonction de cette
prévalence, la série intensive des degrés d’ombres, comment est ce que l’autre pôle, le visage
qualitatif va être rattrapé ? Il va être rattrapé, il me semble comme, à l’extrême issue de la
série ; à savoir, la série des degrés intensifs d’ombres et lumières va nous faire déboucher sur
le visage, sur le visage lumineux.

Le visage à forte lumière qui se décale du sombre entouré d’un halo (il épelle h.a.l.o).

Et c’est le "halo expressionniste", la tête infiniment réflexive, la tête infiniment réfléchie de


Mephisto ou du démon.

Donc, donc là je retrouvais ce balancement, mais en effet qui est une prévalence du pôle
intensif par l’expressionnisme, ça confirmait justement nos analyses précédentes.

Et puis j’étais passé à Stenberg, en disant que vraiment : si le terme même de anti-
expressionnisme pouvait être employé, il me semble que c’était bien là ; car ce qui va
compter, ce qui va être constituant, ce qui va être prévalent chez Stenberg c’est quoi ? Cette
fois ci c’est : le rapport immédiat de la lumière et du blanc. Vous me direz y’a pas que ça ;
c’est pour ça que je prends des précautions. Mais euh c’est évident qu’il n’y a pas que ça, il y
des ombres chez Sternberg, bon mais c’est pas la question. La question c’est : à quel moment
de son opération logique ? A quel moment elles surgissent ? Comment elles sont engendrées ?
Est ce qu’il n’y a pas une différence de nature entre l’ombre expressionniste et l’ombre "
Sternberg". etc.. Je dis : lui, il commence c’est-à-dire la prévalence est donnée à l’aventure du

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blanc et l’aventure du blanc, c’est la rencontre de la lumière et du blanc ; à savoir, le blanc
réfléchit la lumière. Et tout ce qui l’intéresse c’est ça, et tout ce qu’il va faire, il va le faire
avec ça, le reste va être conséquence. Il le dit dans un texte très intéressant là, de ses
souvenirs, il dit : "il y a deux manières de traiter le visage" - ça ça nous convient puisque c’est
heu..., bon alors on dit, qu’est ce qu’il va ajouter ? Il dit : "ou bien on lui fait réfléchir la
lumière", on reconnaît un de nos pôles. ou "bien si l’on ne peut pas", si l’on ne peut pas c’est-
à-dire : soit qu’on sache pas, soit que le visage ne soit pas de nature à supporter cette
réflexion, soit que pour des raisons quelconques ce ne soit pas ça qui soit souhaitable ; Mais il
y a bien le "si l’on ne peut pas", "à ce moment là, il vaut mieux le plonger dans l’ombre".

C’est ce qui m’intéresse dans le texte, c’est évidemment ni trop, mais on a pas besoin de ça.
Une confirmation de nos deux pôles, mais ce qui m’intéresse c’est le « si l’on ne peut pas »
c’est-à-dire la prévalence qui est explicitement donnée, à produire un visage réfléchissant,
faire que le visage blanc réfléchisse la lumière. Et si "l’on ne peut pas à ce moment là mieux
vaut le plonger dans l’ombre".

On voit bien que, à partir de la prévalence, il va rattraper quelque chose de la série intensive ;
mais son affaire aura d’abord, celle du blanc et de la lumière. Et comment il va le faire cette
affaire du blanc et de la lumière ? J’avais donné - et j’en étais là, la fois dernière, donc euh je
peux ré-enchaîner maintenant. J’avais donné des exemples consistant à suivre" l’Impératrice
Rouge" de ces gros plans où le blanc du visage réfléchit la lumière dans des conditions
différentes. Et cet exemple tiré de l’Impératrice Rouge, exclusivement je les avais pas du tout
analysés, si l’on essaie une analyse plus poussée, il me semble que il y a un texte excellent sur
Stenberg qui est un texte de Claude Ollier dans "souvenir écran " qui est un recueil d’articles
là publiés par les "cahiers du cinéma". Il y a un excellent texte sur le film que l’on redonne en
ce moment de Sternberg "la saga d’Anna Marane", la saga, la saga d’anna Marane. Et Ollier
commence par marquer quelque chose il me semble de très important et qui se voit
particulièrement dans ce film : "la saga". C’est ceci, il dit : « la démarche préliminaire de
Sternberg, c’est toujours réduire l’esprit. Resserrer le lieu, réduire l’espace, resserrer le lieu.
Arriver à produire ce que Ollier appelle très bien un "champ opératoire exigü". Je dis ça :
c’est une démarche préliminaire pourquoi ? Parce que, au besoin, dès le début d’un film il
part déjà d’espaces assez resserrés, assez réduits. Mais, dans la plupart des films, on assiste en
effet, à une réduction de l’espace quitte à ce que ensuite, il reprenne un espace un peu plus
grand qu’il va réduire à son tour. Mais cette opération de la "réduction de l’espace" est
exemplaire.

A mon avis - et c’est pas par hasard que je cite cet auteur - il n’y a qu’un cinéaste qui obtient
ici des effets de réduction d’espace aussi puissant : c’est Misogushi, mais comme dans le cas
de Misogushi, c’est dans un tout autre but, avec de tout autre moyen.

Je dis, qu’est ce qu’il faut retenir quelque chose de Stenberg à nous là, - c’est pas par hasard
que Stenberg à été fasciné par les thèmes d’orient, il y a quelque chose dans sa nécessité de
réduire, de quadriller, de cloisonner l’espace, qui est déjà très important qui fait quei iI va y
avoir tout un thème oriental, les situations vont souvent être des situations orientales. C’est
curieux ça ! Qu’est ce que je veux dire ? Ben très souvent alors dans la saga on le voit,
particulièrement. Ollier le montre très bien car au début du film, de quel espace s’agit il ? Dés
le début du film on va assister à une succession de réductions d’espace pour en arriver à
quoi ? Evidemment pour en arriver à ce qu’il veut ! et qu’est ce qu’il veut ?

L’espace, les premiers plans c’est l’espace de la guerre du pacifique ; avec un bateau japonais
qui est chargé de ravitailler les îles tenues par l’armée japonaise. Le bateau est torpillé et je
sais plus quoi et immédiatement enfin : réduction d’espace. Les survivants là, arrivent dans
une île : première réduction, c’est plus la guerre du pacifique c’est les survivants dans l’île :
réduction d’espace. Nouvelle réduction d’espace ça va même plus être l’île, c’est très vite
liquidé : ça va être la maison dans l’île. Et puis enfin, cela ne va pas être la maison dans
l’île, ça va être - c’est là que vous sentez Il arrive à ce qu’il veut, - ça va être des portions

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déterminées soit par des murs de papiers, soit des voiles de toutes sortes. Puisqu’en effet... Et
tout cela va s’accompagner de quoi ? Au lieu du monde dont on était parti, qu’est ce qui va
surgir de plus en plus ?

Le visage en gros plan d’une jeune femme. Tout se passe comme si la réduction d’espace, les
réductions d’espaces successives nous faisaient passer du" plan d’ensemble monde" au gros-
plan visage. Or je dis que ces réductions d’espaces elles vont être dessinées par quoi à la fin ?
lorsque vraiment Sternberg produit l’espace qu’il voulait ? C’est, on l’avait vu la dernière
fois, c’est tous les types de voilages, c’est le voile qui va donc circonscrire l’espace blanc
dans lequel il va se produire quelque chose. En d’autres termes, c’est par le voile que va se
faire la concentration du blanc et de la lumière. Et qu’est ce que ça va être ce quelque chose
qui va se produire ? Je crois qu’en fait plusieurs choses vont se produire : ce qui va se
produire d’abord c’est l’extraordinaire aventure du gros plan Sternberg à savoir le visage pris
entre le fond blanc et le voile qui décrit l’espace, l’espace exigü concerné, conservé ou
constitué. Le visage va devenir une aventure du blanc. Le visage va devenir une véritable
incrustation du voile blanc.

Et je rappelle - ça je l’avais cité la dernière fois - les extraordinaires images de "l’Impératrice


Rouge" à cet égard et le visage d’elle endormie sur draps blancs, sur oreiller blanc et à travers
un voile, son visage devient véritablement une "incrustation", d’où l’usage des dentelles, des
mousselines, de tout, de tout ce que Sternberg connaissait par cœur, au vrai sens de par cœur
c’est-à-dire pour son goût même et par sa compétence. Que l’espace se réduise de telle
manière que décrit, déterminé par le voile, déterminé par le tulle ou la dentelle, le visage ne
soit plus qu’une incrustation du voile, les traits de visagéïté semblent disparaitre
complètement, c’est l’aventure du blanc. Ce qui nous fait déjà signe, c’est que, c’est très vrai
que les traits de visagéïtés disparaissent, mais le contour aussi disparaît. Ca ça va évidemment
compliquer les choses c’est que ; qu’est ce qu’il va obtenir ? Donc, il va donc déterminer les
conditions sous lesquelles la lumière et le blanc se rencontrent. Les conditions dans lesquelles
la lumière et le blanc se rencontrent c’est le voilage de l’espace blanc qui détermine un espace
blanc exigu. C’est comme le lieu qui va être vraiment le lieu de la lumière, si bien qu’il y a
une complémentarité absolue de la lumière et du voile. Le voile passe à la lumière, la lumière
passe à travers le voile.

Bon, bon alors consentez à réfléchir à ceci : généralement qu’est ce qu’il se passe dans un
gros plan, qu’est ce qu’il va obtenir ? J’ai l’impression que, il tend à obtenir quelque chose de,
finalement peut être il n’y a que lui qui a réussi ça. Eh bien comme on dit d’un grand auteur
de littérature ça, eh ben oui ça c’est lui, c’est à lui ça, ! faut même y toucher, faut même pas y
toucher, faut pas y toucher ces choses là, ça peut servir qu’une fois quoi. Il a trouvé quelque
chose, qu’est ce que c’est ? mettez vous à la place ;

On revient à un gros plan normal de type réfléchissant c’est-à-dire dans le pôle, dans le pôle
Sternberg, puisqu’on a vu, il donne la prévalence au visage réfléchissant. Mais un gros plan
normal de visage réfléchissant. Donc qui réfléchit la lumière. Je vois deux cas, je vois deux
cas, deux cas possibles : ou bien le visage réfléchissant regarde la caméra, ou bien le
visage réfléchissant regarde ailleurs. Donc il n’y a que ces deux possibilités là.

La première possibilité elle est très connue ; elle est connue (...) de l’histoire, elle est ce que
tout le monde a toujours condamné sauf quelques exceptions. A savoir ce que tout le monde à
toujours condamné dans les gros plans : c’était précisément le "regard caméra" ; parce que les
visages présentés aux gros plans, en gros plan, regardent la caméra, bien sûr ça fait un effet
spécial mais si l’effet spécial n’est pas absolument nécessaire c’est une catastrophe, c’est une
catastrophe c’est très très mauvais. D’où dans la très grande majorité des gros plans
réfléchissants, de visages réfléchissants, au sens de réfléchir la lumière, voyez je joue toujours
sur le mot réfléchir puisque j’emploie visage réfléchissant au sens de à la fois visage qui
pense, mais plus profondément visage qui réfléchit la lumière ; et cinématographiquement
c’est pareil ; penser c’est réfléchir la lumière. Alors euh, bon, Je dis : dans quel cas est ce que

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c’est très ., on cite quelques cas de regards camera réussis ? Là je crois qu’il faudrait lesrevoir
tout ça, c’est tellement, c’est tellement c’est embêtant, on ne se souvient plus. Euh, je crois
que le gros plan célèbre des "lumières de la ville" il y a un très beau regard caméra. La tête de
Charlot en gros plan à la fin, regarde la caméra - et faudrait voir, je dis ça peut être très bien.

je me sens plus sûr parce que c’est attesté par Bazin dans "les Nuits de Cabiria" de Fellini à la
fin, c’est curieux que ce soit toujours des exemples, ces deux exemples soient empruntés à la
fin d’un film. Bazin affirme que l’héroïne à plusieurs reprises regarde la caméra mais il la
félicite de ce que ce regard caméra est comme, distrait, en fait elle passe, elle balaie le
champs, elle passe plusieurs fois et ses yeux passent plusieurs fois par la caméra. Là je me
risque beaucoup parce que j’ai l’impression - et j’ai au moins une euh personne qui me la
confirmé alors euh, mais je peux pas en être sûr - que dans une Partie de campagne il y a un
très très beau regard camera.

Pardon, Quoi ?

une élève inaudible, il répond : « ah bon, d’accord, d’accord ».

il dit : « oui, oui, tu as fini oui ?! »... un regard Caméra dans Monica ! ah bon ? tu dis que...

- Orson Wells aussi dans Citizen Ken

G D : Tu dis que dans Orson Wells il y a des regards caméras ?

A la fin quand Orson Wells dit à sa femme de ne pas partir : Don’t go ! il y a un énorme plan
de visage bouffi, énorme et enfin c’est frappant ! alors ce serait beaucoup plus fréquent même
que je ... j’ai jamais vu Monica c’est chiant Monica G.D : Mais alors tout Bergman est
chiant, c’est pas la question.. Oui ? quoi ? CP : au moment ou elle vient d’être deflorée par le
fils, elle regarde la caméra elle a les yeux vaguement larmoyants..là il ya un regard caméra
trés appuyé c’est dans "Partie de Campagne" ça ? c’est dans Partie de campagne ! un regard
trés sensuel

Je me rappelle les déclarations de Bergman lorsqu’il dit tout le temps : « moi j’aime bien tout
à coup que flanquer une image qui rappelle aux gens que ça n’est que du cinéma, ce serait ça,
ce serait ça. Mais à mon avis il a tort - je veux dire il a pas tort de faire ça - mais à mon avis
c’est une toute autre raison que.. en effet, on garde ça pour tout à l’heure, pour dans quelques
temps : est ce que dans certains cas là, vous voyez déjà nos subdivisions se multiplieraient
parce que rien que dans l’exemple du regard caméra, on pourrait dire : dans certains cas, il a
la prétention de réintroduire la "conscience cinéma". Tout ça c’est du cinéma. Dans d’autres
parts - je crois que tu as tout à fait raison, dans Partie de Champagne, c’est pas ça du tout. Le
regard qui est un regard splendide là, sublime regard de Sylvia Bataille - quand elle regarde,
quand elle lance ce regard - pas du tout comme ça on peut dire bah ça c’est du cinéma, cela au
contraire à un sens qui va être quoi ? alors à mon avis, l’argumentation conscience cinéma
n’est jamais suffisant - je ne dis pas qu’il soit faux - et on verra pourquoi tout à l’heure
précisément et on verra pourquoi, à propos de Bergman

(une élève parle mais c’est inaudible. Il répond :

Dans la m... c’est très intéressant aussi...oui oui oui oui, oui... Mais elle a plus de regard ?...
si ? A quel film tu penses ? ah oui, en effet mais là oui mais c’est encore un autre cas... Il y a
le fameux regard camera dans... Non dans "a bout de souffle"... tu crois qu’il y a des regards
camera ? Il regarde la camera ?

Béni soit ce jour ! Il regarde la camera ! moi je croyais qu’il y en avait très peu, alors, mais je
vais si peu au cinéma. Chez Ozou ? Même chez Ozou !

Alors c’est très courant, très courant, très courant... Ah bon ! C’est un principe chez lui ? Oh

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là là !... Tirons en les conséquences, de cette fréquence : vous n’avez qu’à mettre, ceux qui se
sont laissés abusé par moi ; vous corrigez et vous mettez : fréquents au lieu de rares.

(Discussion des élèves inaudible). Ouais ouais. ; Et alors dans votre souvenir, euh la fin des
"Lumières de la ville", dans le gros plan, c’est pas un regard caméra ? Personne ici ne pourrait
dire s’il y a un regard-caméra à la fin ,, c’est encore autre chose).

Et alors donc vous voyez, nos deux cas de visages réfléchissants, quelqu’un sait où le visage...

tu t’en vas ? tu as un téléphone ? (Parle avec un élève de ses coordonnées)) t’oublies tout
hein ? tu laisses tout ! bientôt Salut !

G.D. : Qu’est ce qui se passe dans les deux cas ? Appelons ça en fait - tout est extraordinaire
mais, appelons ça - par rapport à Sternberg qu’on a pas commencé, qu’on a abandonné,
appelons ça : deux cas ordinaires, les deux cas ordinaires de visages réfléchissants. Dans le
cas du regard caméra, je dirais et en employant des termes comme "" physique c’est
l’équivalent d’une réfléxion totale. C’est comme si la lumière arrivait jusqu’à un milieu puis
était renvoyée, la ligne change de sens mais reste la même, et la même direction. Quel est
l’intérêt de l’autre cas ordinaire ? visage qui réfléchit, le visage regardant ailleurs ne regardant
pas dans la caméra. L’intérêt est évident, c’est ce qu’on appellera un phénomène de - non plus
de réflexion totale mais de réflexion tout court. A savoir comme si la lumière arrivant à la
rencontre d’un nouveau milieu, était réfléchie. Vous voyez, rappelez vous ce que vous avez
appris en physique. Qu’est ce qui assure ça ? C’est précisément, qu’est ce qui assure cet effet
de réflexion ? Ce qui assure cet effet de réflexion dans le visage gros plan c’est précisément,
il ne regarde pas la camera, il regarde ailleurs, si bien que voilà . On peut se dire bien que
faire de plus ? Avec un visage réfléchissant ? Donc avec un gros plan ? Et on revient à
Sternberg ! Là c’est très confus, ça va être de plus en plus confus, mais comme euh ce jour est
béni euh je sens que vous - que vous allez m’aider. Je dirai ceci je commence par le dire très
abstrait pour que ce soit presque plus clair. Je crois que ce qu’il y a de très curieux chez
Sternberg c’est que il obtient des effets, finalement où le visage n’est plus simplement un
visage réfléchissant par rapport à la lumière mais son aventure de la lumière et du blanc fait
que le visage réfracte. C’est plus simplement, c’est plus le simple domaine de la réflexion, il
confère une nouvelle fonction au gros plan de visage qui va être l’équivalent d’une espèce de
"réfraction".

Qu’est ce que ça veut dire réfraction ? Là je garde évidemment les données les plus
élémentaires, je prends même pas, je vous renvoie juste à un livre de physique sur la lumière
où vous trouverez réflexion/réfraction mais vous voyez la réflexion totale, vous voyez la
réflexion ordinaire avec langue, mise en forme, mais la réfraction c’est quoi ? C’est le cas où
la lumière passant d’un milieu dans un autre, à la surface du milieu se fait quoi ? Se fait d’une
part : une partie du rayon lumineux est réfléchi, symétriquement à son incidence, à son
origine et une autre partie est réfractée, c’est-à-dire s’enfonce dans le nouveau milieu en
changeant de direction.

Vous voyez, si j’avais prévu le tableau je vous ferai le schéma tout simple, vous voyez là je
trace la ligne de différence des milieux, le rayon qui arrive sur cette ligne, réflexion c’est ça,
les deux étant symétriques par rapport à un axe, et la réfraction c’est que : il se fait un
phénomène de déplacement dans l’autre milieu, de l’image dans l’autre milieu. C’est ça qu’on
appelle une réfraction,

Sentez ce que je veux dire, avec son aventure du blanc, c’est-à-dire avec son espace blanc
voilé, le visage étant entre le voile et l’espace blanc. Espace exigu, voilage, visage devenu
incrustation du voilage, qu’est ce qu’il obtient ? A mon avis il obtient des effets de réfractions
extrêmement curieux ou plutôt il va pas les obtenir comme ça, ça va coïncider, ça va
coïncider avec ça : tout se passe comme si le visage blanc alors, absorbait une partie de la
lumière en en déplaçant la direction. Elle réfléchit une partie de la lumière, elle en absorbe ça

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- le gros plan ordinaire subsiste - mais il y a quelque chose de plus que Stenberg obtient : un
effet de réfraction. Elle absorbe une partie de la lumière en opérant une espèce de
déplacement du rayon.

Comment ça ? comment elle va l’obtenir ? Supposez la ce que je vais dire devient de plus en
plus confus parce que c’est...Mais au moins j’ai procédé par ordre généralement,
généralement un gros plan de visage réfléchissant, il est pris par la caméra d’un point de vue
non pas identique mais semblable, semblable au point de vue du spectateur, par exemple :
face à face. Je dirais par commodité que dans ce gros plan ordinaire qu’il y est réflexion totale
ou réflexion tout court, il y a en gros donc, non pas identité mais : affinité, assimilation du
point de vue de la prise de vue, de la prise de vue et du point de vue du spectateur. Donc oui,
c’est une espèce de face à face ; une espèce de face à face qui définit bien les conditions de la
réflexion.

Imaginez maintenant, et vous sentez que c’est ça - un certain nombre de - pas tous mais un
certain nombre de gros plan de Sternberg - imaginez maintenant que la camera prenne le
visage "gros plan" d’un point de vue nettement différent, de celui du spectateur qui est appelé
à le voir. Je vois un visage en "gros plan", mais il a été pris par rapport à ma position à moi, il
a été pris beaucoup plus haut et un peu à gauche, c’est vrai que c’est un gros plan que je vois
de face, mais il y a quoi ? Y’a une espèce de déséquilibre, déséquilibre voulue entre l’image
et la vision, ça va être ça l’effet de réfraction. Et à ce moment comprenez,... Je termine avant
de vous euh... c’est vraiment pas clair, je sens ce que je dis.

A ce moment là, vous allez pouvoir récupérer toute une série de graduations des ombres
puisqu’en effet, cette prise de vue de visage gros plan de face se fait alors dans de telles
conditions que toute une partie du visage va pouvoir être ombrée et manifester des
dégradations. Dégradations qui seront comprises en ceci : la différence entre l’image et la
vision c’est-à-dire entre le point de vue du spectateur et le point de prise de la caméra. Si bien
que ce déplacement de l’image, cet espèce de déplacement de l’image, ce bougé de l’image et
même parfois ce flou chez Sternberg va jouer exactement le rôle que jouait tout à l’heure dans
l’expressionnisme le halo, le halo phosphorescent, mais complètement d’une autre nature.
C’est par la déclinaison car réfraction c’est exactement ça la réfraction, c’est exactement la
déclinaison, c’est cette déclinaison de l’image, qui va devenir l’apport fondamental il me
semble, l’effet fondamental de ce qui sort de l’espace blanc lumière et de sa rencontre
fondamentale avec Sternberg.

Et là, il va y avoir quelque chose il me semble que, de tout à fait, tout à fait particulier, tout à
fait,tout à fait particulier, avant de vous demander votre avis là-dessus. Je crois, il y a toujours
dans la revue "le Cinématographe", le cinématographe où je vous disais qu’il y avait deux
numéros qui m’avait semblé très très intéressant sur le gros plan. Euh, il y en a justement un
sur Sternberg et l’auteur qui est Louis Audibert. Louis Audibert écrit quelque chose, fait une
remarque, qui moi me paraît très importante, alors ce qui me trouble déjà c’est que lui il dit
elle est pas importante cette remarque, moi ça m’embête parce que il dit il y en a une plus
importante et moi ça me paraît l’inverse, la seconde qu’il fait me parait sans aucune
importance mais alors celle là me parait très très prodigieuse et en même temps le texte me
paraît très difficile. Alors voilà je vous le lis hein : j’ai l’impression que je viens d’essayer de
dire la même chose que c’que le texte dit. Mais j’en suis pas bien sûr hein, de toute manière
c’est très intéressant ce qu’il dit Audibert, il dit : « le gros plan focalise, le gros plan focalise
la vision du spectateur, le gros plan focalise la vision du spectateur sur le regard qui l’isole ».
Bon alors, ce qui est propre à Sternberg : dans la mesure où ce regard est "visée", mais visée
comme substantif hein, dans la mesure ce regard est visée v.i.s.é.e, dans la mesure où ce
regard est visée propre d’un point hors champ, dans la mesure où ce regard est visée propre
d’un point hors champ il enclenche un procès perspectif, qui se trouve ainsi justifié et renvoyé
à un point de vue même s’il n’y a pas identité absolue entre l’image et la vision".

A vraidire ça me troublebeaucoup ce texte parce que je comprend pas, je comprend pas s’il

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veut dire la premièrechose : est ce qu’il veut dire simplement, quand je lis la phrase : "le gros
plan focalise la vision du spectateur sur le regard qui l’isole" est ce que ça veut dire bon ben
dans le gros plan, l’attention du spectateur est attiré sur le regard du visage, de la personne
présentée en image et cette personne regarde un autre côté, lui il ne peut pas vouloir dire ça,
ça ne eput pas vouloir dire ça puisque c’est le cas de la grande majorité des gros plans donc ça
n’aurait rien de propre à Sternberg. Alors ce qui m’embête il me semble bien qu’il veut dire :
dans la mesure où ce regard est visée v.i.s.é.e propre d’un point hors champ. Il me semble que
ça veut dire dans la mesure où la caméra prend l’image d’un point de vue qui ne coincide pas
avec le point de vue du spectateur. Dans cette mesure va se produire un décalage, va se
produire nécessairement un décalage entre l’image et la vision, c’est-à-dire : entre l’image tel
que moi spectateur je la voie et la vision c’est-à-dire : la prise de vue par la caméra. Mais si ça
voulait dire ça il faudrait pas terminer j’espère que ça veut dire ça, j’ai l’impression que ça
veut dire ça, donc il aurait très bien analysé ce que j’essais d’appeler l’effet rétraction c’est-à-
dire ce bougé de l’image, cette déclinaison de l’image.

Mais il termine sa phrase en disant : « même s’il n’y a pas identité absolue entre l’image et la
vision, ce qui me gêne parce que : c’est pas même s’il n’y a pas identité absolue, c’est que,
c’est fait pour ça, c’est fait pour rompre l’identité de l’image et de la vision, c’est-à-dire
d’obtenir cet effet de dérivation, cet effet de dérive, qu’on appelle précisément une réfraction,
c’est-à-dire cette dérive de l’image, ce qui ne coïncide plus : dérive de l’image définie par la
différence entre l’image et la vision, entre mon point de vue spectateur et la prise de vue
caméra. Vous comprenez ? alors je suis un peu perplexe devant de ce texte mais personne n’a
une lumière, non, je suppose, j’ai l’impression donc euh, alors revenons à ce que j’ai essayé
de dire, est ce que vous... j’ai le sentiment que je vais vous dire quelque chose et que j’arrive
pas à le dire bien, et que peut être on pourrait arriver à le dire même à condition de parler plus
techniquement, qu’on pourrait arriver à le dire très très bien, Dans Shanghai express et dans
Shanghai Gesture, ce type de gros plans avec effet de dérivation euh apparaît très très fort il
me semble, plus que dans "l’Impératrice rouge", dans l’impératrice rouge il y a ces effets de
flous mais euh il me semble euh... (intervention des élèves) oui oui oui, je crois aussi, y’a
manifestement des gros plans de visages où la prise de vue se fait de haut en bas un peu
oblique, regardez de biais si vous voulez, moi je regarde de face mais la caméra imprime de
biais, c’est exactement ça, c’est ça l’effet de déplacement : spectateur de face, tandis que la
prise de vue est la prise de vue par la caméra est de biais : en haut de biais par exemple. Et ah
oui, là je deviens plus clair alors là vous avez, un effet de bougé de l’image, et voyez que je
pourrais dire : le bougé de l’image, c’est-à-dire l’effet de réfraction c’est le contraire du halo
expressionniste. Si on fait une théorie de la lumière au cinéma il faudrait tenir compte de tous
ces facteurs et puis de bien d’autres mais de même que le halo expressionniste était une
manière d’ombre, à partir du pôle prévalent des intensités d’ombres, des degrés d’ombres, ils
débouchaient sur l’autre pôle c’est-à-dire : ils obtenaient , ils arrivaient à reproduire une
espèce réflexion, car c’est l’inverse, c’est l’inverse, le bougé de Sternberg, le flou de
Sternberg, la dérivation de l’image, c’est-à-dire l’effet de réfraction, c’est la manière dont à
partir de son pôle prévalent à lui, à savoir le visage réfléchissant, il va récupérer l’autre pôle,
la série intensive ; ce qui explique que dans cet espace blanc, voilé, traversé par la lumière
avec des traits de réfraction qu’est ce qui va se passer ? Il va se passer l’aventure intensive des
passions. L’aventure intensive des passions mais au sommet de leur intensité, dans des série
la où elle devient ; là où elle s’exacerbe, car, et là je rejoins à nouveau un texte de l’article très
bon de Ollier c’est que cet espace blanc, artificiel, voilé, etc. c’est finalement l’espace le plus
ouvert qui soit mais ouvert sur l’incertain, à savoir que c’est l’espace du ; "tout peut arriver",
"tout peut arriver, n’importe quoi", et ça c’est bien connu, ça fait partie des images très belles
de Sternberg, sa manie de faire qu’à un moment le voile soit déchiré, soit ,alors là ça varie,
soit au feu rouge, dont je sais plus lequel de film de lui. Soit au couteau dans "Makao", toutes
les formes de déchirure du voile pour permettre à quelque chose de hors champ, à quelque
chose d’extérieur, de faire intrusion dans les espaces blancs du voile.

Donc je dirais en même temps que, par l’effet de réfraction, Stenberg récupère toute la série

201
des intensités, en même temps l’espace blanc circonscrit par le voile s’ouvre, c’est à dire est
vraiment l’espace où on est passé dans la qualité de blanc, à la potentialité, à la potentialité
intensive : "tout est désormais possible". Ou bien dans la Saga, le coup de couteau qui
traverse le mur de papier. Voyez, si bien que je re-conclus, à partir de séries intensives,
l’expressionnisme conquèrait à sa manière le visage réfléchissant qui réfléchit la lumière et
inversement maintenant, à partir du pôle prévalent le visage réfléchissant qui réfléchit la
lumière, Sternberg par tout un jeu d’espace extrêmement nouveau, va reconquérir l’aspect
intensif potentiel. "Tout est désormais possible", je répète cette phrase puisque c’est un texte
qui fait partie d’un film de Sternberg.

Alors il y aura un autre cas, si on essayait de grouper, les histoires du cinéma groupent très
souvent, Bordage d’avec Sternberg, et là hélas, alors là si j’en ai jamais vus, il y a très très
longtemps que j’ai pas vu de films de Bordage, mais je pense que chez Bordage il y aurait
aussi toute une aventure du blanc très extraordinaire, de la lumière et du blanc, mais avec des
moyens très très différents de ceux de Sternberg, si bien que là j’aime bien dans tout ce qu’on
fait mais depuis le début parfois je le dis même pas, parce que ça va trop de soi, - je me dis
que ce serait bien qu’on laisse des trous, soit que vous comblez, soit que vous remaniez tout
ça à votre manière vous euh

là je dis il y a quelque chose que il faudrait voir !

Si bien que au point où nous en sommes maintenant quelle avancée on a fait, en gros on a
comme euh épuisé un nombre restreints d’exemples et encore là je parle de trous, il y a toutes
sortes de traits grands, c’est pour ça que j’ai aimé les interventions que vous avez fait tout à
l’heure, où vous me disiez bah merde on pourrait aussi bien parler de ça, de ceci, il faudrait
ajouter euh moi c’est en portugais, en argentin, en portugais il faut que j’aille le voir non ?
C’est amusant non, c’est pas, c’est pas... c’est terrible le cinéma, c’est terrible le cinéma,
c’est...bon bah, bah voilà. Bien.

Alors au point où nous en sommes, qu’est ce qu’il faut faire maintenant ? Je crois que si on
multipliait les exemples on avancerait plus, puisque on cesserait pas de se confirmer parce
que comme on a eu deux séries de confirmations : Griffith, Eisenstein et expressionniste
Sternberg et bon on se dit ; ça va, ça va, pour le moment ça va. Maintenant il faut vraiment
passer non plus aux exemples mais à une vraie analyse à savoir : de quel droit est ce que nous
étions partis - parce que on l’a jamais remis en question ça - de quel droit est ce que nous
étions partis de cette formule : l’image affective, c’est le visage et le visage c’est le gros plan ;
parce que enfin on s’en était servis comme point de départ mais maintenant on peut plus
reculer. Enfin l’image affective c’est d’abord je disais, c’est d’abord ! et il se pouvait pas que
ce soit autre chose. Mais pourquoi c’est d’abord le visage et pourquoi le visage c’est le gros
plan ?

Parce que enfin ce qu’on appelle visage généralement il n’y a pas tellement de nécessité du
gros plan. Pourquoi un gros plan ?et encore une fois tous les gros plans ne sont pas des
visages, il y a des gros plans d’objets, très bien ça tout le monde le sait.

Onze heures et demi, je trouve... vous êtes fatigués ? On s’arrête cinq minutes ? Hein ? Oui ?
Oui, Non ? (Pause) Vous voulez pas fermer la porte ?

Bien ! Alors euh courage, courage, courage ! Eh bien je dis donc vous comprenez un visage.
Le vôtre et le mien, bon heu qu’est ce que ça veut dire ? Qu’est ce que ça veut dire un
visage ? Bah un visage j’en resterai vraiment au plus bas, un visage, ça veut dire heu, c’est
bien connu trois choses. Ça veut dire trois déterminations :

Un visage il a un caractère individuant, votre photo c’est une photo. Votre photo c’est votre
photo d’identité, bon voilà ça on voit ça D’autre part le même, le même c’est un rôle social et
ouais, est ce que je peux déjà répartir - j’essaie de m’en tirer et ça va pas loin hein, on nage

202
dans la platitude mais il faut : caractère individuant, rôle social : c’est deux aspects du visage.
Ça m’arrangerait alors essayons, on a toujours des tentations quand on manie des notions
hein. On a des tentations de faire des phénomènes d’échos : est ce que je peux dire l’aspect
individuant c’est le visage réfléchissant et le rôle social c’est les traits de visagéité plutôt ? A
certains égards on aurait un peu envie de dire ça. Les professions, par exemple : les gens dont
on dit : "tiens il porte une profession sur son visage, sa profession il la porte sur son visage.
C’est pas à partir du visage-contour réfléchissant, il a peu d’indice professionnel à mon avis ,
ces vrais indices, c’est des indices d’individuation, le visage-contour réfléchissant. Mais les
traits de visagéité, "une nuque un peu trop raide qui annonce le militaire" : hein sa nuque, et
puis tiens, je vois quelqu’un je le regarde, je lui dis bonjour monsieur, puis il se lève et il s’en
va. La nuque ça fait partie du visage, je dis : oh tiens, j’aurais dû dire :" mon général, mon
général" , j’aurais pas du dire : bonjour monsieur ! Ou bien je vois quelqu’un et puis euh, qui
est dans une exposition, et puis il regarde un tableau, je le regarde et je me dis : tiens il est
beau quand même ce type là et puis je me retourne à nouveau toujours, et puis il a un drôle de
regard : je m’dis : ça doit être un commissaire priseur ça ! A la manière dont il regarde ! Il a
un trait de visagéité qui est tamponné socialement, est ce qu’on pourrait faire cette
correspondance ? Oui et non. On peut dans certains cas, dans d’autres cas non, on peut pas, il
y a des traits de visagéité qui évidement ne sont pas professionnels - encore une fois la colère
monte, et encore la colère monte comme le dirait Eisenstein, la colère prolétarienne ne monte
pas comme la colère bourgeoise. Les traits de visagéité ne sont pas les mêmes : Dans le cas
excellent de Eisenstein si vous prenez les deux grandes scènes des bourgeoises qui à coup de
parapluies là, assomment là, massacrent et d’autre part la colère prolétarienne qui monte chez
les matelots, là vous avez des traits de visagéités qui sont très très signés socialement, très ..du
point de vue des classes.

Bon et voilà, bon on laisse tomber, on sent que ça ne nous mène pas à grand-chose. En
revanche, si, ça doit nous mener à quelque chose parce que après tout, qu’est ce que c’est un
visage sinon le dialogue entre le caractère individuant et le rôle social ?

Je veux dire : si les visages communiquent les uns avec les autres, c’est pas ça qui compte.
Les visages qui communiquent les uns avec les autres c’est d’abord des visages dont chacun
communique avec soi-même. Et après tout c’est peut être un aspect du jeu de l’acteur - mais
ça on verra ces problèmes hein on s’en approche - c’est peut être aspect, un aspect, un petit
aspect du jeu de l’auteur : assurer cette communication du visage/visage mais pas entre deux
visages, cette intra communication du visage-facteur individuant, du visage-facteur
social,facteur collectif, social. et ce qu’on appellera communication, c’est avant tout le
rapport entre le facteur individuant et le facteur social si bien que la crédibilité du visage
s’estompe : facteur individuant/ facteur social/ facteur de communication. Bien. Alors
voilà, c’est ça un visage ordinaire. Qu’est ce que c’est qu’un gros plan ? Voyez que le
moment, je suis vraiment dans l’analyse comprenez moi, je suis dans l’analyse, j’essaie de
justifier la proposition que je m’étais donné si légèrement au départ. L’image affective : c’est
d’abord un visage et un visage c’est d’abord un gros plan. Qu’est ce que c’est qu’un gros
plan ? Imaginez un visage qui a défait son triple aspect. Il a tout défait, il a défait son
apparence et il a dénoncé ce triple aspect comme pure apparence.

Imaginez un visage, vous me direz qu’est ce qui reste ? On va très doucement, ou bien rien ou
bien un gros plan ou bien rien, ou bien un gros plan. En effet qu’est ce que c’est qu’un gros
plan ? C’est le visage Je recommence : il n’y a pas de gros plan de visage parce que le gros
plan c’est le visage. Je précise juste, on avance, oui c’est le visage, mais en tant qu’il a défait
une triple apparence ; en tant qu’il a défait son apparence d’individuation son apparence
de socialisation, son apparence de communication. Qu’est ce qu’il vous reste sous cette
triple apparence ? Rien qu’un gros plan. Ah bon, vous sentez tout de suite que ça va pas
suffire, rien qu’un gros plan mais enfin il faut d’abord asseoir ça ! Est ce que c’est bien ça ?
Immédiatement, celui qui a suffit, c’est celui dont on a pas parlé tout à l’heure c’est Bergman,
qu’est ce que c’est un hasard si Bergman ? C’est celui, c’est sans doute l’homme de cinéma,

203
c’est sans doute le metteur en scène qui a le plus dit, le plus distinctement le cinéma n’a qu’un
matériau, c’est le visage. Le cinéma n’a qu’un matériau c’est le visage et finalement un seul
moyen le gros plan, le reste c’est pour amener le gros plan, c’est autour du gros plan, c’est les
conséquences du gros plan, tout ça mais le seul matériau du cinéma c’est le visage, le seul
moyen du cinéma c’est le gros plan. Ah bon ! Qu’est ce que ça veut dire ? Ca veut dire pour
moi Bergman, il y a pas à discuter je veux dire, c’est une proposition à la lettre vide de sens
qui ça veut dire euh, l’essence du cinéma, Bergman sait bien qu’il y a des euh hommes de
cinéma pour qui ça ne peut pas être une grande admiration qui euh travaillent pas comme ça,
ça veut dire que pour lui c’est ça Le cinéma, que le cinéma qu’il fait c’est ça. Or, qu’est ce
qu’il fait avec son gros plan de visage puisque c’est pas un auteur de gros plans ? Bergman ?
Eh bah, le gros plan-visage il a une triple fonction : défaire l’individuation, défaire la
socialisation, défaire la communication.

Défaire l’individuation. Non d’abord je commence par le plus facile défaire la socialisation.
Vous savez dans tous les thèmes dans tous les films de Bergman le drame commence, le
cinéma commence lorsque les gens abandonnent leurs rôles, dénonciation du, dénonciation du
rôle social, culminant avec le rôle de l’acteur à savoir l’acteur qui à un moment pas pour
toujours sans doute......

COURS 10 du 23 FEVRIER 1982 - 2 transcription : Carine BAUDRY

(...) comme si acteur était le rôle des rôles. Et c’est ça que Bergman, d’après une terminologie
philosophique tout à fait classique - ou psychologie tout à fait classique - appelle : « la
persona ». « La persona » c’est le rôle social, ou du moins c’est un aspect de « la persona ».
Dans tous les films de Bergson il y a le ... Dans tous les films de Bergman, il y a comme
prémice du film, pour une raison ou pour un autre - le rôle social s’écroule.

Deuxième écroulement plus intéressant, plus important, mais comprenez bien le premier ne
vaudrait rien si - c’est ça que je voudrais si ça consistait à dire : "sous les rôles sociaux il y
aurait votre véritable individualité". Soyez vous même mais c’est peut être vrai tout ça mais
enfin ! c’est ni trés nouveau, ni trés passionnant !

Bizarrement pour Bergman, le caractère "individuant" du visage et le caractère "socialisant"


du rôle sont strictement corrélatifs. Si vous faites fondre l’un, si vous défaites l’un, vous
défaites l’autre aussi. On se dit : je ne sais pas si il a raison mais philosophiquement c’est
beaucoup plus intéressant. Et ça renvoie à quel aspect de Bergman ? En même temps que les
rôles sociaux tombent, qu’est-ce qui tombent ? Les individuations et vous vous retrouvez
devant d’étranges visages, dédoublés ou détriplés. Là on retombe dans les clins d’oeils, quels
clins d’œil ? Est-ce qu’ils se ressemblent ? Oui et non, oui, peut-être qu’ils se ressemblent les
visages de Bergman. Je cite : j’avais fait une petite liste c’est pour.. : les deux femmes de
"Persona", les 2 femmes de "Face à Face", les 2 sœurs de "Silence", les 2 soeurs et la
servante de "Cris et Chuchotement"s. C’est ce dont je me rappelle un peu, cela fait toute une
série, là.

je dis les facteurs individuants tombent : il y a l’image célèbre de Persona, et puis les
anecdotesde Persona où où Bergman décide... est ce qu’il se moque du monde ou est-ce que
c’est sérieux ? aprés tout les ressemblances... Il dit que ce qui le frappe c’est la ressemblance
entre les deux actrices qui jouent le rôle dans le film : de l’actrice qui a abandonné son rôle,
son rôle social, sa « persona » et l’infirmière. Il dit : les deux se ressemblent,- on lui dit ; "pas
tellement" puis il dit que ça dépend du point de vue, il n’y tient pas fondamentalement à
l’idée qu’elles se ressemblent car évidemment c’est un piège - il faut se méfier de la
déclaration des gens. La déclaration des gens à la fois elles nous aident énormémént et à
chaque il peut y avoir un piège, un petit piège Ce n’est pas intéressant qu’elles se ressemblent.
elles se ressemblent elles ou pas ? Comme vous voudrez, ce qui est intéressant c’est quelles

204
sont à un niveau où elles n’ont plus - ça peut être un signe commode qu’elles se ressemblent
un peu - Pour le spectateur c’est un signe commode. Et pourquoi en tant que sœurs, elles ne se
ressembleraient pas ? Mais ce n’est pas ça qui le plus intéressant. Ce qui est intéressant c’est
que plus profondément et en même temps elles se ressemblent, oui ! c’est vrai et elles sont à
ce niveau où elles n’ont plus ni a se ressembler ni a ne pas se ressembler. Pourquoi ? Parce
que ce sont les critères d’individuation qui ont fichu le camp, qui n’existent plus, donc on est
hors de la question de ressemblance ou pas. Et ça c’est mieux ! Vous n’avez pas pu
abandonné votre rôle social, sans avoir perdu votre individuation même - pas du tout que les
deux soient la même chose mais les deux sont en corrélation stricte.

D’où la fameuse image du visage de « persona » où une partie du visage de l’actrice et une
autre partie du visage de l’infirmière vont composer - et c’est autre chose qu’une image
composite - en un gros plan, un visage. Un visage qui quoi ? qui n’est pas le produit de leur
ressemblance, qui est le niveau de tout visage, niveau du visage quelconque lorqu’il a perdu
sa socialisation et son individuation. C’est un visage qui n’est plus individué.

Mais c’est toujours un visage de femme, un au sens de quoi, un au sens de un non au sens
d’un ’article indéfini, oui c’est un visage. et ce n’est pas une individuation de personne C’est
en même temps qu’il n’y a plus d’individuation. Dans "Cris et Chuchotements" qui est un
film de Bergman trés beau là où il y a le trio : les deux sœurs et la servante qui a une espèce
de visage lunaire, il n’y a pas forcément composition de deux visages, elle toute seule, elle a
un visage complètement lavé, et qui a abdiqué tout rôle social et toute nature individuée.

Il nous reste le troisième point qui en découle : dés lors s’écroule aussi la communication, il
n’y a plus rien à communiquer. Et là le moment est venu pour nous de rompre trés vite avec
les platitudes c’est des platitudes insupportables sur le drame de la communication, il n’y a
pas de drame de l’incommunication. L’incommunication, c’est la fête. Aussi bien pour
Antonioni que pour Bergman, tout ce qu’on raconte sur l’incommunication cela fait pleurer, il
ne faut même pas en tenir compte. Ce qui est évident c’est que la fonction de communication
s’est écroulée puisque il Il n’y a pas rien à communiquer et ça se montre comment ? Le visage
en gros plan est frappé de mutité, mutité de l’héroïne de "Persona" , mutité de la servante de
"Cris et Chuchotements", etc... ce qu’on appelle l’incommunicabilité dans le monde
Bergmanien, bien loin d’être un terme pour Bergman, c’est comme un préliminaire de départ,
ça va trop de soi.

Si vous lancez la question « Oh visage, Oh qu’es-tu visage ? » si vous vous apercevez que les
conditions même pour comprendre la question c’est que le visage renonce à sa triple fonction.
Il n’y pas à pleurer sur la, la non-individualité, la non-communication, la non-socialité. Au
contraire il y a de quoi s’égayer puisque vont commencer les choses sérieuses : le visage
apparaît dans sa nudité, dans sa nudité même et quand le visage apparait dans sa nudité. Alors
ce serait ça le gros plan : faire apparaître la nudité du visage. On s’aperçoit que la nudité du
visage, elle est plus grande, plus intense, plus forte même que celle de tout corps possible. Ce
qui peut accéder à la nudité dans une aventure dramatique c’est le visage. Les corps : rien du
tout. La nudité des corps c’est pas grave, je veux dire : les corps tous nus ils n’abandonnent
rien d’eux-mêmes et sont en quête de l’apparence mais les visages nus s’abandonnent
réellement eux -mêmes.

Les visages tout nus c’est vraiment notre réelle nudité.

La question de l’érotisme du gros plan, elle est pas difficile, par exemple le rapport du gros
plan et du baiser. Comment ça s’explique l’érotisme du visage ? Pourquoi c’est plus érotique
qu’à priori la scène porno la plus typique ? Quelqu’un l’a compris, qui pourtant est loin de
notre domaine c’est Hitchcock, dans ses scènes de baisers, ce qui l’intéresse ce n’est pas
l’image-affection. Une réponse facile à ceci serait de dire : le visage vaut pour le corps, c’est
l’objet partiel. On nous a assez répété que le gros plan c’était une espèce d’objet partiel
cinématographique. Est-ce que l’érotisme du gros plan Est-ce que ça vaut de ce que le visage

205
vaut pour le corps ? Dans un gros plan, le visage devient nu, cela est vrai, même sans le baiser
sauf pour Hitchcock. Il lui en faut mais pour des raisons très simples, c’est que lui c un tel
système d’image perfection et action que les gros plan ne peuvent intervenir que dans les
plans de baisers. Le cinéma d’Hitchcock étant dans nos catégories en trois types d’images :
image perception image affection image action,

Il ne s’intéresse pas intensément à l’image affection. Le jeu d’acteur qu’il veut est une
neutralisation de l’image affection, et cela est donc un prodigieux cinéma d’images-
perception et d’action. Donc les rares images affection qu’il se permet ce sont les fameux gros
plans de baisers qui représentent l’érotisation du visage. Quelqu’un comme Bergman n’a pas
besoin de passer par le baiser, c’est le visage dans sa nudité Ce n’est pas un visage qui vaut
pour le corps, non, car la manière dt le visage est nu n’a rien à voir avec un corps qui est nu.
Qu’est-ce qui surgit ? Le visage comme étant la figure la moins humaine du corps, du monde.
Le gros plan c’est le visage dans sa nudité, arraché à son humanité, devenu inhumain. On est
là en avance sur tout ce thème traité au cinéma, ce dernier, finalement traite le visage comme
un paysage. Oui et non... Il y a une très belle page de Bazin sur la passion de Jeanne d’arc, il
atteint à une sorte d’inhumanité du visage et c’est par là que c’est du cinéma et il ajoute les
visages traités comme paysages. Dans notre ordre à nous, on est déjà un peu plus loin, le
visage-paysage peut être mais ce n’est pas n’importe quel paysage. Car ça ne vaut que pour
les paysages qui ont perdu leur individuation, leur sociabilité, leur socialité et leur
communications donc finalement ce qui fonde l’identité du visage et du paysage est quelque
chose de plus profond. C’est cette nudité du visage inhumain ou du paysage non-humain.
Pourquoi ça ne serait pas pareil ? En d’autres termes, le visage en gros plan exprime bien
quelque chose, mais ce n’est ni un rôle social ni un état d’âme. Et c’est sûr que l’acteur au
cinéma n’exprime pas d’états d’âmes. Ni état d’âme soumis à une loi d’individuation, ni rôle
social soumis à une loi de socialisation, non. Ça n’empêche pas que ces visages en gros plan
soient parfaitement signés. On ne confond pas un gros plan de Marlène Dietrich et de Greta
Garbo. Cela n’a plus rien à voir avec l’individuation, ce visage dans sa nudité, il y a encore
des distinctions, d’où notre question :

Qu’Est-ce que c’est ce visage qui a fait fondre sa triple apparence ?, on a une raison simple.
Ce visage qui a défait sa triple apparence, c’est un visage qui ne peut être défini dans sa
nudité ou son inhumanité même, que sous la forme suivante : il exprime un affect ou des
affects et s’il se distingue - ce n’est pas au nom d’une distinction des individus - mais au nom
d’un autre type de distinction, celle des affects. Et si les affects se distinguent, ce n’est pas du
tout comme des personnes.

Voilà, que le visage en lui-même ou du moins tel que le gros plan le présente, peut être défini
comme ceci : c’est l’expression d’un affect.

Vous me direz du coup : on croyait avoir avancé et pas du tout. Si ! Et cela doit nous donner
juste déjà un tout léger vertige : c’est la masse de choses qui ne pourront plus nous servir à
définir ce qu’est un affect puisqu’il faudra que nous arrivions

Si j’ai défini le visage-gros plan comme expression d’un affect « pur » je ne peux donc plus
définir l’affect, ni par des états d’âmes individués, ni par des signes et rôles sociaux. Je dirais
qu’un affect est toujours singulier mais jamais individué, ni du général ni de l’individuel.
Donc ajoutons pour le moment que le visage dans sa nudité, dans son inhumanité c’est
l’expression d’un affect « pur », c’est-à-dire une essence singulière, n’ayant rien à voir avec
une personne ou un individu. Est ce qu’on avance Ce visage qui exprime un affect c’est
quoi ?

Finissons en avec cette histoire d’objet partiel : quand on nous dit :"un gros plan, c’est un
objet partiel

Et le cinéma, là il a toute les possibilités pour nous faire valoir des objets partiels, pour

206
séparer des parties du Tout. Dans un texte de Jakobson qui commence par : « Par ce“pro
toto” : la partie pour le Tout, métonymie=métonymie=cinéma. »

C’est intéressant pour nous, notamment dans le casle meilleur dans le cas du visage, c’est pas
du tout un parti pris pour la personne car celle-ci a fondu dans le gros plan. Alors
généralement, il y a beaucoup de critiques qui tiennent à l’idée du gros plan comme une
métonymie, c’est-à-dire comme un objet partiel, une partie prise pour le Tout. Simplement il
me semble qu’il y a deux manières de le faire, les uns disent :"oui le gros plan est un objet
partiel dés lors, le problème c’est d’injecter cet objet partiel dans la continuité filmique. En
tant qu’objet partiel, il introduit une rupture, on ira même jusqu’à parler même d’une espèce
de castration, il introduit une coupure. Et la question c’est : comment le concilier avec la
continuité filmique ?

Les autres diront : rien du tout : Le gros plan est bien objet partiel, il témoigne pour ce qui est
le plus profond dans le cinéma, c’est-à-dire une discontinuité filmique. Mais si fort, qu’ils
s’opposent l’un et l’autre etils sont d’accord sur le thème gros plan et de l’objet partiel. Mais
nous avons une autre idée, ça n’est pas un objet partiel, le gros plan. C’est quoi donc alors un
gros plan ? C’est l’expression d’une essence singulière, l’expression d’un affect « pur », donc
c’est une entité. Qu’Est-ce que c’est une entité ? C’est quelque chose qui - à la lettre n’existe
pas. Le visage serait donc un néant, mais on peut modérer. Mais comment on peut parler de
quelque chose qui n’existe pas ? Je peux aussi bien dire : un fantôme. C’est une entité, c’est
un fantôme C’est quelque chose qui n’existe pas, oui, en dehors de ce qu’il exprime.

Une entité c’est un exprimé qui n’existe pas hors de son expression. L’exprimé c’est
l’affect « pur », l’expression c’est le visage. L’affect « pur » c’est donc une entité, mais dés
lors l’expression aussi en est. Ou encore on peut dire que c’est l’ensemble « exprimé-
expression » qui est une entité c’est à dire un fantôme. Le gros plan présente le visage et
l’affect « pur » indissolublement comme les deux parties d’une entité simple ou les deux
éléments d’un fantôme.

Ah bon si c’est ça ! On se repose..

L’effet du gros plan ce n’est absolument pas de séparer un objet du Tout, une partie du Tout,
ni d’opérer une coupure, ce n’est pas ça du tout, l’effet du gros plan.

Il faut avoir une théorie déjà derrière la tête.. Qu’Est-ce que c’est alors l’effet d’un gros plan
de visage sur vous, immédiatement ? Cette image spéciale, gros plan est arrachée pas à un
Tout dont elle serait une partie, elle est arrachée à toutes coordonnées spatio-temporelles.
C’est par là qu’elle exprime une essence. entez que tout ça, ça se lie. l’ effet du gros-plan
c’est quoi ? Ce qui vous est montré n’est plus ni dans l’espace, ni dans le temps mais ce n’est
pas dans l’éternité non plus pour autant. Peut-être qu’entre l’espace et le temps et l’éternité il
y a tellement d’autres choses. L’image gros plan, c’est une image qui s’est séparée de toutes
coordonnées, qui est extraite de toutes coordonnées spatio-temporelles. Un point c’est tout !
c’est le seul moyen d’obtenir de telles images On ne peut donc pas dire que dans un gros plan
vous êtes tout prés, sauf grossièrement. Vous êtes ni prés, ni loin. C’est-ce qui vous est
présenté qui ne se réfère plus à des coordonnées spatio-temporelles. C’est en ce sens que je
disais : C’est une pure présentation d’affect, pourquoi ? Car c’est peut-être parce que l’affect
c’est pareil : l’affect « pur » c’est-ce qui ne se raccorde plus à aucune coordonnée spatio-
temporelle mais qui n’est pas éternel pour ça. C’est, ce qui est hors de l’espace et du temps. Il
y a quelqu’un qui l’a vu ça, je trouve les pages belles - c’est un critique dont je vous ai déjà
parlé, et qui est important, qui est Balazs.

Dans deux livres, (mais apparemment qui seraient deux versions d’un même livre) : « Le
Cinéma » paru chez Fayot, P.57 de « Le Cinéma » : « L’expression d’un visage isolé est un
tout intelligible par lui-même. Nous n’avons rien à y ajouter par la pensée ni pour ce qui est
de l’espace et du temps. Lorsqu’un visage, que nous venons de voir au milieu d’une foule est

207
détaché de son environnement, mis en relief, c’est comme si nous étions soudain face à face
avec lui ou encore si nous l’avons vu précedemment dans un grande pièce, nous ne penserons
plus à celle-ci lorsque nous scruterons ce visage en gros plan. Car l’expression d’un visage et
la signification de cette expression ( Je dirais : le visage comme expression et l’exprimé du
visage c’est à dire l’affect ) - n’ont aucun rapport ou liaison avec l’espace. Face à un visage
isolé nous ne percevons pas l’espace. Notre sensation de l’espace est abolie. Une dimension
d’un autre ordre s’ouvre à nous celle de la physionomie. (il s’est juste trompé, il voulait dire
une dimension d’un autre ordre s’ouvre à nous celle de l’affect « pur). »

Dans « Esprits du cinéma », P.130 : « Si un visage isolé et agrandi nous fait face, nous ne
pensons plus à quelque lieu que se soit ni à aucun environnement, même si nous venons de le
voir au milieu d’une foule nous sommes à présent brusquement seul avec lui, en tête à tête.
Nous savons peut-être que ce visage est dans un lieu déterminé mais ce lieu nous ne
l’ajoutons pas par la pensée car ce visage devient expression et signification, même sans y
ajouter par la pensée une relation spatiale. Le précipice au-dessus duquel quelqu’un se
penche, "explique" peut-être son expression de frayeur mais ne la "crée "pas car l’expression
existe même sans justification. (Là, il s’agit bien de l’affect.) Face au visage nous ne nous
trouvons pas dans l’espace. »

Donc je dirais, la fonction du gros plan ça n’est pas d’agrandir une partie mais pas non plus
inversement diminuer l’espace, rétrécir l’espace et c’est absolument pas faire valoir un objet
partiel. C’est extraire la chose, c’est-à-dire l’image de toute coordonnée spatio-temporelle.
Qu’Est-ce qu’un gros plan raté ? Il faut encore le faire, facile à dire mais pas si facile à faire.
C’est lorsqu’il y a les amarres qui tiennent, les coordonnées spatio-temporelles subsistent.
Vous avez beau faire Je pense à un petit texte très amusant, qui m’a mis dans la joie, un texte
d’ Eisenstein qui a été publié dans « les cahiers du cinéma » où il dit : « Il y a un gros plan
dans "Intolérance" de Griffith. Un gros plan obsessionnel de berceau, qui est censé être quoi ?
Et puis il dit dans un film de Dovchenko, il y a aussi un gros plan de femme nue, et les deux
c’est raté. Pourquoi selon lui, sont-ils ratés ? Car dans les deux, cela ne fonctionne pas, le
berceau par exemple, reste vraiment lié au fait qu’il y a un bébé qui est né. Alors que toute
l’intention de Griffith c’était d’en faire toute l’expression de l’origine du temps, le berceau du
temps.

Et l’autre non plus ne marche pas, on l’a vu précédemment nue dans la cuisine entourée de
tous ces ustensiles. Donc ce sont des images qui même en gros plan n’ont pas réuussi à
rompre leurs amarres. » Cela n’a donc pas marché. Alors on en revient toujours là,

voilà que le visage-entité est bien l’expression d’un « pur » affect ou d’une essence singulière
ou encore l’ensemble de deux éléments. Mais ce n’est pas une distinction réelle car l’exprimé
n’existe pas hors de l’expression. Mais je ne les confonds pas. Je ne confonds pas la frayeur-
affect « pur » et le visage effrayé et pourtant la distinction n’est pas réelle. La cause de la
frayeur est bien distincte du visage effrayé mais la frayeur elle-même n’est pas réellement
distincte du visage effrayé. Et pourtant il y a une distinction. A savoir que la frayeur, c’est
l’exprimé et que le visage effrayé c’est l’expression : c’est ça que j’appelle le fantôme ou
l’entité. C’est justifié puisque, maintenant je pourrai dire : On appelle fantôme ou entité,
toute chose ou être - je dis pas existence puisque ça n’existe pas - en tant qu’abstraite de toute
coordonnée spatio-temporelle, c’est cela un fantôme. On vit dans les fantômes. Alors
pourquoi avoir attaché tellement d’importance à l’image-affection au cinéma ? Les fantômes
ce sont des visages, il n’y en a pas d’autres. Qu’Est-ce que ça veut dire « on vit dans les
fantômes » ? Ce n’est pas du tout des choses archaïques, les fantômes. Il y a un texte de
Kafka qui m’a frappé : Les lettres à Milena, où il parle pour son compte, le monde tel qu’il le
voit et on sent tellement que ça lui tient à cœur.

C’est donc plus une anecdote qu’une idée car il vivait comme ça. Cela me fascine, les
anecdotes de vie et leurs résonances sur des formes d’art quand il s’agit d’un trés grand
artiste. C’Est-ce que Nietzsche appelait les anecdotes dans la vie d’un penseur, ... Empédocle

208
et son Volcan, Empédocle se jette dans le volcan. C’est un fait divers de la pensée. Pourtant il
se jete vraiment ! C’est quelque chose de formidable, Kant faisait cela durant ses promenades.
C’est curieux ce phénomène, le fait divers Kafka. Il vivait comme si le monde était double et
le monde moderne. Il disait : « il y a deux sortes de chose dans le monde : il y a tout ce qui
nous aide dans l’espace et dans le temps. Il y a, à la fois l’espace et le temps comme obstacles
- il faut vous rappeler ça pour l’avenir - et tout ce qui constitue cette première lignée ceux-ci
comme obstacles et le moyen de les surmonter. Il disait c’est quoi ça ? et bien c’est toute une
série animée par les moyens de locomotion - alors il citait les moyens de locomotion
modernes : la voiture, le train, le paquebot ou encore l’avion. » Voilà vous avez votre série.

Mais il disait aussi « Faites attention, il y a une autre série ! Notre monde moderne aurait
gagné son entreprise de dominer la nature si , il n’y avait pas : non moins moderne, non moins
technologique, il y a une autre lignée : les PTT, le téléphone, la photo...il aurait ajouté après le
cinéma, la télé, etc... Il disait ::"c’est comme si la lignée technologique de l’espace et du
temps ne pouvait pas progressée sans susciter son opposé. Et en quoi sont-ils opposés ? Ce
sont comme les moyens qui vous épargnent toute confrontation avec l’espace et le temps, on
prend en charge le mouvement, quelque chose d’autre prend en charge le mouvement. Qu’et
ce que c’est que ça ? C’est la lignée qui nourrit et fait naître les fantômes, et notre technologie
n’avance pas sans susciter, sans produire autant de fantômes qu’elle produit de
perfectionnement technique. Pourquoi qu’une lettre, qu’un coup de téléphone serait un
fantôme ? Comme il dit à Milena : « Même avant que la lettre soit partie, les fantômes ont bu
le baiser que je t’envoyais. » J’espère qu’il ne le dit pas encore mieux car c’est d’une beauté.

Hors dans son esprit pervers, qu’est-ce qu’il faisait Kafka ? Un humour tellement diabolique,
il avait lui, déjà fait son choix et il savait que son choix ferait son malheur et qu’il irait
jusqu’à la mort. Son état de santé de santé extrêmement fragile l’empêchait d’affronter les
chemins de fer, les voitures et les avions. Il avait choisi la ligne technologique des fantômes.
Il se rachetait, bougeait pour voir sa fiancée, non rien du tout. Mais en revanche il lui envoyait
lettre sur lettre, la précédente décommandant la précédente, non... la suivante, bref tout cela
dans un mélange. Et bien sûr dans son raisonnement, il n’avait pas écrit une lettre que les
fantômes l’avaient déjà bu, il fallait en faire une autre. Et son rêve, il disait il avait uen
fiancée qui était spécialiste des « parlaphones, papophones, parlophones »... je ne sais plus..
C’est la production technologique des fantômes

Vous voyez ces deux lignées...

Voilà, le texte, voilà, « Lettres à Milena », aux Editions Gallimard, P.260 : « Je n’ai pour ainsi
dire jamais été trompé par des hommes, par des lettres, toujours. Et cette fois, ce n’est pas par
celles des autres mais par les miennes. Il y a là, en ce qui me concerne, un désagrément
personnel sur lequel je ne veux pas m’étendre. Mais c’est aussi un malheur général. La grande
facilité d’écrire des lettres doit avoir introduit dans le monde du point de vue purement
théorique, une terrible dislocation des âmes, c’est-à-dire une double perte, de la fonction
individuante et de la fonction sociale. C’est un commerce avec des fantômes, non seulement
du destinataire mais encore avec le sien propre. Le fantôme croit sous la main qui écrit, dans
la lettre qu’elle rédige, à plus forte raison dans une suite de lettres où l’une corrobore l’autre
et peut l’appeler à témoin. Comment a pu naître l’idée que des lettres donneraient aux
hommes le moyen de communiquer ? On peut penser à un être lointain, on peut saisir un être
proche - c’est la série de l’espace-temps.

Là, on est dans l’espace et le temps. Écrire des lettres, en revanche c’est se mettre nu devant
les fantômes (c’est l’essence du gros-plan), ils attendent ce geste avidement. Les baisers écrits
ne parviennent pas à destination, les fantômes les boivent en route. C’est grâce à cette
copieuse nourriture qu’ils se multiplient si fabuleusement. L’humanité le sent et lutte contre le
péril, elle a cherché à éliminer le plus qu’elle pouvait, le fantomatique entre les hommes à
obtenir entre eux des relations naturelles, à restaurer la paix des âmes en inventant le chemin
de fer, l’auto, l’aéroplane, mais ça ne sert plus de rien. Ces inventions étaient faites une fois la

209
chute déclenchée. L’adversaire, c’est à dire les fantômes est tellement plus calme et tellement
plus fort après la poste il a inventé la télégraphie, la téléphone sans fil, les esprits ne mourront
pas de faim mais nous, nous périrons. » Une drôle de situation ! Je voudrais en finir avec deux
remarques. J’ai dit, il y a un cinéaste qui a très bien compris cela : si vous vivez, vous pouvez
très bien ne pas vivre comme ça, on a toujors le choix. Votre découpage de concepts cela peut
être tout à fait autre chose que ces deux lignes Lui dans la technologie la pus moderne, il
distinguera : la ligne des cordonnées spatio-temporelles l’espace-temps (avion, train...) et la
ligne des fantômes (ligne également technologique). Il est le premier à dire cela, que l’un va
avec l’autre. Mais il y a une tension entre les deux. La première ligne est la conquête de
l’espace-temps et des conquêtes de l‘espace-temps, la deuxième est celle des affects « purs »,
des entités, la ligne des fantômes.

Wenders est kafkaïen - le texte est issu d’une belle rencontre, mais son cinéma n’est pas une
atmosphère Kafka, non, c’est toiut à fait autre chose. Tout le cinéma de Wenders est basé sur
la coexistence et les interférences entre deux lignes. D’une part, la ligne des moyens de
locomotion et leur conversion ... : C’est présent dans tous ses films sans exception.

En corrélation - et tout le problème c’est comment l’un reagit sur l’autre - la ligne des petites
machines à fantômes et les voyages dans l’espace et le temps vont emprunter tous les moyens
de locomotion et c’est par là qu’il une idée de cinéma tout à fait formidable. Tout comme
Bergman disait « mon problème à moi ce sont les gros plans de visages », lui son problème ça
me paraît être ça, l’histoire de ces deux lignées et leurs rapports.

Dans "Au fil du temps", c’est évident, le voyage auto, camion ... des deux types, l’étrange
visite aux machines à imprimer, au cinéma ambulant, etc...se confrontent avec l’autre ligne,
les fantômes, il faut traverser ces fantômes en même temps qu’on traverse l’espace et le
temps. Il l’a fait une fois mais pas deux de cette manière de traiter ce sujet mais cependant,
comme d’une certaine façon obsessionnelle.il le garde toujours,

Si je prends "Alice dans les villes", c’est à l’état le plus pur, les changements de moyens de
transports, leur conversion l’un dans l’autre. Bien plus encore, pour faire dormir la petite fille,
il lui raconte une histoire - souvent c’est important le dialogue, il dépasse la situation d’où
toute son importance : « un petit garçon joue avec sa maman mais il se perd et il commence
par rencontrer une grenouille, il la suit. Premier moyen de locomotion. Puis il arrive à une
rivière et il y a un poisson, il décide de le suivre (changement de transport), il arrive à un pont
où il y a un cheval : immobile, il se met en mouvement donc il suit le cheval. Il a changé de
moyen de transport encore. Puis il arrive sur une route il voit un camion, il monte dans le
camion. Il dit à la petite fille que c’est rudement bien là où il est car il peut tripoter, il y a la
radio, etc...et le camion arrive à la mer et on ne saura plus. Et pendant tout ce temps lui,
qu’est-ce qu’il a fait, le petit d‘Alice ? Pendant toute la durée du film, il a pris des polaroïds,
en même temps qu’il changeait de moyen de transport. Avion, bateau, métro aerien, tout y
passe Ce sont les grandes conversions de mouvement propres à Wenders. Il prenait donc tout
le temps des polaroïds ce qui agaçait quelque peu la petite fille. Et tout le film est composé
avec de extinctions d’images jusqu’à un certain moment, exactementsur le thème ; le négatif
de polaroïd, de même que sur le polaroïd en couleur vous voyez l’image se former. Tout le
début d’Alice est prodigieux car on a l’impression d’un caractère très insolite des images,
mais là c’est au contraire, des images qui s’éteignent comme pour marquer que c’est comme
des polaroïds. Et quand, ils arrivent avec Alice, à Amsterdam, elle se tourne vers lui et lui dit :
« Tu ne fais plus de polaroïds », et là le style du film a changé.

Ce qui a de Kafkaïen chez Wenders, non une atmosphère générale, c’est cette manière de
vivre les deux lignées. Et la confrontation des deux lignées, alors même dans "L’ami
américain", là aussi dans toute la conversion des moyens de transports, comment se fait le
rapport étrange des deux ? Là aussi il y a abandon et des individuations et du rôle social. La
communication, elle passe par quoi ? L’échange de petits objets optiques, des petits cadeaux
qui se font, tout l’art des fantômes.

210
(Intervention : « Dans « Le rendez-vous d’Anna », elle traverse la capitale, passe d’hôtel à un
autre. Puis rentre chez elle et écoute ses messages. » Deleuze : Oui, en effet, dans « Le
rendez-vous d’Anna » d’Akermann.

Ce que dit Kafka, c’est que finalement la ligne technologique pure, moyen de locomotion qui
permet de vaincre l’espace et le temps, est vaincue d’avance par la ligne des fantômes. Elle
sera noyée pour les fantômes, on périra, on n’aura plus aucun contact avec le réel. Fini tout ça
, c’est déjà fait. Il n’y aura plus comme chez Wenders, ce sens étonnant de (l‘espace ?...), ces
interférences entre les deux lignées (machine fantomatique et espace-temps), il n’y aura plus
bi interférence ni concurrence, tout sera rabattu sur une seule et même lignée, entre machine
fantomatique et machine espace-temps : les machines à fantômes, les lettres. Le caractère
fantomatique des lettres apparaîtra de manière très... Je cite, l’importance des lettres
précisemment dans le cinéma de Bergman, dans le livre de Denis (Marion sur Bergman, il
cite deux cas, non, P.37, voilà : « Dans "les communiants" c’est un pasteur qui reçoit de sa
maîtresse, une lettre traçant le bilan de leurs rapports. Il y aurait dit Marion, l’auteur deux
manières de filmer cette séquence 1) on voit la femme écrire la lettre, Ou alors : 2) on voit
l’homme en train de lire cette lettre.

Bergman invente lui, une troisième méthode : 3) pendant que le pasteur lit la lettre, la
femme en premier plan, en dit les phrases sans les écrire. trés interessant Dans Sonate
d’automne, le texte d’une lettre est présentée de manière encore plus artificielle, il est réparti
entre celle qui l’écrit, son mari qui en prend connaissance et la destinataire qui ne l’a pas
encore reçue. On voit bien là, il n’y a plus de lutte, interférence entre les deux lignées
technologiques, les fantômes ont déjà gagné, la ligne des fantômes a déjà gagné

et il dira : « Je ne peux faire que des gros plans, les rares trains que je mettrai, les rares
moyens de communication que je mettrai, seront rendus suffisamment indéterminés pour
qu’ils soient soumis à des affects « purs », ce sera un monde où n’existera plus ni perception
ni action, car de tels fantômes habitant un tel monde ne pourront percevoir et agir que par
leurs affects". Les affects feront/seront les actions et les perceptions de ces fantômes qui
peuplent un tel monde." Je ne veux pas dire que le cinéma de Bergman va plus loin que celui
de Wenders mais que Bergman a complètement décalé le problème.

Alors voilà, pour le moment nous en sommes à ce rapport fantomatique entre le visage et
l’affect mais, sans avoir fait encore l’analyse des affects « purs », de cette ligne des fantômes.
Oui, une seconde, oui.

(Intervention ...)

A mon avis, je dirais écoute, il ne faut pas, j’essaierai d’en parler un petit peu la prochaine
fois, tu me le rappelles, hein ? Le masque n’a aucun privilège, car le masque c’est une notion
ambiguë, je veux dire qu’un visage démasqué peut être beaucoup plus masque lui même
qu’un visage avec un masque, alors ce que je dirais, alors ça, tu y penses la prochaine fois.

Gilles Deleuze - Cinéma cours 11 du 02/03/82 - 1 transcription : Sabine Mazé

Bon... alors j’ai fait... je fais d’abord une rapide mise au point, quant à, quant à la dernière
séance.

A la dernière séance certains d’entre vous ont bien voulu intervenir mêmetrès, très ... sur des
points tout à fait localisés. Or je trouve que pour moi ça a été très riche, parce que... parce que
finalement, vous sentez bien que ce qu’on fait ici cette année, à la limite, moi, je souhaiterais,
je me contenterais très bien, que ce ne soit qu’une espèce de tentative de classification où on
pourrait dire, ah bah voilà, tel type d’image, tel prédominance d’image, tel genre de cinéma,
tel style de metteur en scène, etc. . Alors ça permettrait évidemment une méthode, là je

211
commence à réver, une méthode de travail en commun, dont je ne désespère pas d’avance.

Car à mesure que l’on avance très lentement, je m’aperçois que ce que je pensais faire en un
an, eh bien, c’était de la folie parce que, il me faudra deux, trois ans peut être.

Alors l’année prochaine je me disais vous voyez en rêvant, comme ça, l’année prochaine, bon
faudra bien que je fasse un cours nouveau parce que, ça me paraît... hein, la moindre des
choses. Mais je me dis, je diviserais mes heures en deux : je ferais un cours nouveau pendant
une heure ou une heure et demie, et puis l’autre heure, ça consisterait exactement en ceci : si
c’était possible qu’on forme un groupe restreint... ça, ça a toujours été mon rêve, mais comme
c’est exclu il semble, en vertu de ce qu’est paris 8, de faire des séminaires fermés - ça je
trouve ça scandaleux, il faudrait que ce soit de l’auto restriction, quoi, que ce soit... - et où on
se contenterait... et où moi uniquement je reprendrais les catégories qu’on aurait essayé de
former cette année , et puis, et puis grâce à ceux qui participeraient vraiment activement, on
les remanierait, on chercherait des exemples.

Moi ça m’a beaucoup frappé que la dernière fois, les exemples que vous m’avez donné de
« Regards caméras », par exemple, pour moi ont changé beaucoup de choses, ça m’a entraîné
à distribuer tout à fait autrement... Et je suis sûr que pour toutes les catégories qu’on a déjà
envisagées ce serait : La répartition des exemples réagirait sur les concepts eux mêmes, alors
ça ce serait très intéressant donc, si on peut déjà l’esquisser, si on peut déjà l’esquisser cette
année et puis on verrait... mais enfin il me semble qu’il y a des possibilités. Mais enfin donc,
on continue parce que je voudrais bien cette fois-ci, cette semaine, terminer l’image-affection.
Et donc, compte tenu de la dernière fois, voilà où nous en sommes : Si j’essaie de distinguer
les propositions, je dis première proposition - ça c’est comme une espèce de mise au point -
eh bien le gros plan présente le visage en tant que tel, il ne le grossit pas, c’est pas, c’est pas
vrai...il ne le grossit pas... il présente le visage en tant que tel. Seulement qu’est-ce que ça
veut dire le visage en tant que tel ? Ca veut dire quelque chose de très précis, c’est le visage
en tant qu’il a défait sa triple fonction, à savoir : sa fonction individuante, sa fonction
socialisante, sa fonction communicante.

C’est tout simple, il y a pas à dire le gros plan c’est un visage grossi, il suffit de dire...parce
qu’en plus c’est faux, c’est faux... Il suffit de dire, le gros plan c’est le visage en tant qu’il a
perdu, et en tant qu’il est présenté pour perdre, pour avoir perdu, cette triple fonction : de
l’individuation, de la socialisation et de la communication.

Deuxième proposition : mais dès lors qu’est-ce que c’est un tel visage ? Qu’est-ce que c’est
un tel visage, qui n’est plus ... qu’est-ce que c’est un tel visage, merde...heu qu’est ce que
c’est un tel visage... qui n’est plus individuel, ni social, ni communiquant ?

Notre réponse c’est que, un tel visage exprime... un tel visage exprime un ou des affects, il
exprime un ou des affects. (Court dialogue sur l’origine - allemande ou latine - du mot affect
entre G. Deleuze et un étudiant) L’étudiant (Alain) « T’empiètes sur mon domaine Gilles.
C’est de l’allemand, c’est de l’allemand hein ? » Deleuze « Non, non, non, c’est du latin »
Alain « Il faut l’aider à se décontracter...Gilles » Deleuze « mais non moi il faut m’aider à
me contracter au contraire, si je suis décontracté, je, j’ai plus envie de travailler. » Deleuze
« eh bah me v’la tout décontracté, j’ai plus rien à dire... »

Regardes un gars de Vincennes salut ! relax Max ! On me censure ici !

Laisse moi me contracter un peu !

Alors... oui... je dis un tel visage qu’est-ce qu’il fait ? Un tel visage ne fait qu’une chose il
exprime un ou des affects. Bien. Mais un ou des affects, ça veut pas dire quelque chose de
général. Comprenez que déjà, on est dans un problème. j’ai dit : c’est le visage en tant qu’il
a perdu ses fonctions d’individuation, bon...et pourtant, l’affect qu’exprime un visage gros
plan, ou les affects, ce n’est pas n’importe quel affect, un affect ne vaut pas un autre affect.

212
Donc il faut croire qu’il y a une singularité - j’emploie le mot singularité pour qu’il ne
recouvre pas l’autre mot que nous venons de répudier il y a une singularité des affects qui
ne se confond pas avec l’individualité. De quoi ? Cette individualité que le visage gros plan a
précisément perdu. Si bien qu’il est très possible que le visage gros plan soit lui même sans
individualité, alors qu’il exprime pourtant des affects en eux mêmes proprement singuliers.
En effet la singularité d’un affect, ne se confond ni avec la personnalité d’une personne, ni
avec l’individualité d’un état de chose.

Si bien que ce que le visage a répudié dans le gros plan, c’est aussi bien la personnalité de la
personne, ou l’individualité de la personne, que l’individualité de l’état de chose.
Individualité de l’état de chose qu’on pourrait appeler comment ? L’individualité d’un état
de chose...on l’appelle comment ? par exemple, cette salle, avec sa fumée, avec chacun de
nous, avec la solitude... on l’appellera comment ? On l’appelle le "ici maintenant".
L’individualité d’une personne, on pourra l’appeler, par commodité, on pourra
l’appeler...on pourra l’appeler une durée. D’une certaine manière le visage gros plan n’a plus
rien à voir, ni avec l’individualité d’un état de chose, ni avec la personnalité d’une personne.
En revanche, pourquoi est-ce que ce visage ne se confond pas avec un autre ?

Évidemment parce qu’ils n’expriment pas les mêmes affects de visages gros plan. C’est en ce
sens que je disais Marlène Dietrich et Greta Garbo en gros plan, on confond pas. On confond
pas, est-ce que c’est bien sûr, c’est parce que elles ont telle et telle personnalité. Que je
pousse, à la limite, en fait la personnalité n’est jamais complètement, complètement déposée.
Bon. Mais j’ajoute que c’est pas ça qui compte, c’est parce que, à la limite, à la limite - vous
apportez la correction vous mêmes -, à la limite, le visage gros plan exprime des affects,
parfaitement singuliers.

Or, notre question, vous le sentez, ça va pas être forcément facile, c’est : qu’est-ce qu’il faut
appeler "la singularité des affects" en tant qu’elle est complètement différente de
l’individualité d’un état de choses ou d’une personne ?

Troisième point. Cet affect que le visage gros plan exprime, on l’a vu, il n’existe pas hors de
son expression, il n’existe pas hors de son expression. C’est en ce sens, et là je voudrais aussi
faire une distinction - tout ça c’est des distinctions, il faut qu’elles fonctionnent pour vous, je
veux dire, enfin rien de très rigoureux forcément - Je dirais en ce sens cette fois ci, je voudrais
introduire une différence entre affect et pulsion.

Alain « J’introduirais un autre terme, celui d’émotivité »

Deleuze « D’accord, d’accord »

Alain « L’émotivité du...double »

GD : La différence ce serait, c’est que dans l’affect il y aurait comme l’expérience de


quelque chose, qui serait comme en soi même flottant... et qui réclamerait de quoi s’incarner.
Qu’est ce que je veux dire « de quoi s’incarner » ? On passe tous, vous savez on passe tous,
par ces expériences où quelque chose, par exemple dans un lieu, quelque chose flotte - et on
dirait un peu comme un esprit qui réclame, qui réclame de s’incarner, de s’incarner dans
quoi ? Dans un geste, dans un mot, dans une attitude, ou même dans un visage.

La pulsion c’est très différent, la pulsion c’est l’affect en tant qu’il est intériorisé, en tant
qu’il est intériorisé dans une conscience ou dans une personne. Il est actualisé, mais l’affect
défini comme état flottant qui réclame un quelque chose qu’il exprime, qu’il exprime sans
l’actualiser, c’est un état différent. C’est un peu, à la lettre, comme quelque chose d’errant,
quelque chose d’errant qui cherche, qui cherche une expression. Ca peut même être quelque
chose de tellement insistant ce quelque chose d’illocalisé, qui cherche une expression, que
quelqu’un l’assume, quelqu’un l’assume tout d’un coup et l’ensemble des gens se disent, « ah
c’est ça, c’est ça ». Par exemple une espèce d’atmosphère, on entre dans une pièce et on se

213
dit : "tiens, il y a de la violence là dedans"...

Voilà, c’est ça un affect. Il y a de la violence là dedans, pourtant tout le monde est très
calme, tout le monde est sage, tout le monde est tranquille. C’est ce qu’on appelle en un sens
"une atmosphère" ce que je suis en train d’essayer d’appeler affect, tout le monde est
tranquille, mais ça empêche pas... elle est là. Tout à l’heure ! Et puis ça peut s’exprimer tout
d’un coup, ça s’exprime dans un visage, et on dit « ah oui c’est ça », et puis à un autre niveau
- c’est pas le même niveau - ça va s’actualiser dans l’état de chose, donc les gens vont
commencer à voir. Alors en ce sens, je dis l’affect saisi comme état flottant, avant son
actualisation dans un état de chose, en tant qu’il réclame simplement une expression, c’est ça
le rapport affect-visage. L’affect est l’exprimé, qui à la lettre n’existe pas, il est comme une
pure essence, essence du tragique, essence du comique, essence de ceci de cela. Il n’existe pas
hors de son expression, pourtant il s’en distingue, il se distingue de son expression
exactement comme l’exprimé se distingue de l’expression. Tout à l’heure .. ; C’est en ce sens
que, dans la mesure où c’est un exprimé qui n’existe pas en dehors de son expression, en lui
même il est vraiment entité. Ce que j’essayais de dire la dernière fois : il est fantôme, il se
distingue de son expression mais pas d’une distinction réelle, son expression c’est le visage.
Dès lors c’est le groupe même affect-visage, dans la mesure où l’affect n’existe pas comme
état flottant, n’existe pas hors duvisage qui l’exprime, c’est cet ensemble affect-visage qui
peut être présenté comme étant l’entité, ou le fantôme.

Dernière proposition qui fait le point, c’est que cette entité visage-affect,
expression/exprimé, quel est son caractère ? Son caractère fondamental, c’est que, à ce
niveau, on a vu : elle est indépendante de son état de chose. Il y a bien expression de l’affect,
mais il n’y a pas encore actualisation dans un état de choses, dans un ici/maintenant, et en
effet le propre du visage gros plan, on l’a vu, c’est pas du tout de constituer des objets
partiels. Le propre du visage gros plan c’est d’extraire ce qu’il présente, à savoir le visage et
donc l’affect exprimé, c’est d’extraire le visage et l’affect à toute référence à des coordonnées
spatio- temporelles, c’est à dire de toute référence à un ici maintenant.

Oui ? Oui ? (Question inaudible) Pardonne moi je ne te suis pas bien, tu dis, tu introduis
l’idée de sémiotisation, au niveau du visage gros plan... (Précisions de nouveau inaudibles)

J’ajoute - je ne sais pas si ça va dans le sens de ce que tu viens de dire -, vous sentez pourquoi
j’ai un souci, même abstraitement, parce que tout ça c’est encore une fois des classifications.
Pourquoi j’ai tellement de souci de distinguer pour le moment l’affect en tant qu’exprimé par
un visage et, en disant ne le confondez pas avec autre chose, l’affect en tant qu’il sera
actualisé dans un état de choses. Pourquoi j’ai tellement de souci à faire cette distinction, tout
en sachant bien que dans n’importe quel film, il y a les deux états. C’est que seul le premier
état pour moi, fait partie de ce qu’on peut appeler comme dans un pôle pur, à la limite, seul le
premier état, l’affect en tant qu’exprimé par un visage, renvoie aux images-affections. Quand
l’affect, lui - et on verra dans quelles conditions - n’est plus simplement exprimé par un
visage mais s’actualise dans un état de choses, on est déjà dans un tout autre domaine. Et vous
sentez, je précède ce que je veux dire, ce sera précisément un des pôles fondamentaux de
l’image-action.

Mais si j’essaie d’abstraire au maximum -tout en sachant qu’un film est nécessairement fait
d’images-affections, d’images-perceptions, d’images-actions - si j’essaie de pousser mes
pôles d’abstraction le plus loin possible - je dirais évidemment, dès qu’un affect est actualisé,
soit dans des pulsions, soit dans des états de choses, on est déjà plus dans le domaine de
l’image-affection supposée pure, on est déjà dans un autre domaine qui est le domaine de
l’image-action. Ceci dit, tout film ne cesse pas d’enchaîner, et on a vu que c’était un aspect du
montage, un aspect du montage très précisément. Par rapport à tel film, les proportions
disaient de ces types d’images et même de beaucoup d’autres types qu’on n’a pas vus encore.

Donc pour le moment je dis l’image affective telle qu’on arrive à la cerner c’est uniquement

214
le complexe visage-affect, en tant que le visage n’actualise pas un affect - seuls les états de
choses actualisent - mais en tant que le visage se contente - gros plan - d’exprimer un affect.
Encore une fois, je laisse complètement pour le moment de côté la question : « est-ce que il
n’y a pas des images affectives d’une autre nature que les visages gros plan ? » C’est évident
que si !

(Intervention d’Alain) « Il y a un point important, c’est le rapport d’un individu


complètement, comme dirait David Cooper, complètement paranoïaque, c’est à dire à côté de
lui-même. Donc, moi je ne suis pas d’accord, il ne peut pas y avoir de bagarre dans une
atmosphère calfeutrée, calme. Tu entres là dedans, avec toute son agressivité, parce que c’est
paranoïaque comme dirait David. Bon, donc si tu sens l’agressivité, elle vient d’où ? C’est ça
la question, et je te pose cette question : la question de l’arrivée d’un solitaire dans un groupe.
C’est une question que je te pose, c’est un problème qui se pose en france de plus en plus
depuis Mai 68. Gilles je plaisante pas. Bon, on arrive dans un groupe, les gens fument du
hash, bon tout de suite ils ont tout un cérémonial de refus, de répulsion pour t’en donner du
hash. Tu fais partie, comme dirait Devos, des gens moyens... Non mais c’est très important ce
que j’essaie de dire, mais j’arrive pas à l’exprimer, il faudrait que Félix soit là. Il
comprendrait le processus de la violence retournée contre sois-même... Non, mais, Gilles
comment on peut entrer dans un groupe sans se faire rejeter ? [...] C’est ça le problème Gilles
comment entrer dans un groupe sans se faire rejeter ? [...] Gilles il faut absolument que tu
répondes à cette quesion parce que tu es le seul maître ici à bord. » (Réponse de Deleuze)
C’est pas la seule question tu comprends ? c’est pas la seule question parce qu’une question
comme celle que tu poses, il me semble qu’on ne peut y répondre que si là aussi, on fait la
liste des questions apparemment similaires. Parce que entrer dans un groupe sans être rejeté
c’est bien une question, mais sortir d’un groupe sans être battu...c’est aussi une question très
importante. Actuellement, par exemple, il est tout le temps question, et ça c’est un peu depuis
68, heu...comment arriver à ce que les gens prennent la parole ? Mais il y a une question non
moins pathétique, c’est comment arriver à se taire ? Parce que c’est pas du tout facile, je veux
dire - c’est pas simplement parce que j’ai ce métier, où il faut parler - mais dans tous les
métiers c’est comme ça.

Comment arriver à se taire ? C’est intéressant aussi "se taire". Comment y arriver ? C’est peut
être dur mais c’est pas mal... Alors c’est en ce sens que je dis, la question d’entrer dans un
groupe sans être mal vu, remarque c’est, on va y arriver...c’est le problème en effet, c’est un
peu un des aspects du problème du cinéma de terreur, qui en effet est très fort, le cinéma de
terreur c’est un cinéma qui a une forte prévalence d’images affectives, d’images-affections.
D’ailleurs il faudra qu’on en parle, mais heu... c’est le problème Frankenstein...mais moi je
trouve que ce problème, tu comprends, il ne peux pas être posé si tu ne poses pas en même
temps le problème inverse. Moi quand à Laborde je suis avec Félix... A Laborde, je le disais
toujours à Félix, et c’est pas que c’était pas trés malin ce que je disais...mais je réclamais qu’il
y ait à laborde des moments de silence. Il s’agissait toujours que les gens prennent la parole...
Alain « C’est pas possible gilles à Laborde » Deleuze « Mais c’est fondamental que les gens
aient des lieux où se taire...c’est fantastique qu’il y ait ça. » Alain « Gilles écoute moi, on
avait un club, personne ne parlait, à part les soignants »

Deleuze « Oui mais c’est trop, il faut que les soignés et les soignants se taisent. C’est très
important ça...comment se retirer d’un groupe ? Les groupes généralement ils ne vous lâchent
pas... Alors tu vois, moi quand tu poses ton problème, j’en pose un qui est au moins aussi
pathétique : comment sortir, comment se tirer, comment arriver à se taire ? » Alain « C’est
une question de volonté Gilles. » Deleuze « Pas du tout, arriver à se taire, ça met en jeu toutes
les déterminations sociales, psychologiques, heu...tout, tout, tout ! Arriver à se taire, c’est
presque une question de veine maintenant...c’est pas facile, hein, pas facile... »

Alain « Gilles tu es capable de te taire, tu es capable de le faire quand même... »

Deleuze « Et non, tu vois là non, je suis pas capable ... »

215
Alain « Mais tu es sollicité, tu es l’homme du comité central » Deleuze « Et bah tu vois
chacun de nous a appelé l’homme du comité central, chacun de nous a quelqu’un qui viendra
lui dire, « aller prend la parole »...c’est pas facile de dire « mais non j’ai rien a dire », arriver à
dire « j’ai rien à dire » c’est quelque chose de formidable. » [...] Deleuze : Alors, voilà, « et
poursuivant ce triste destin... » Alain « Tu ne répond pas à ma question, alors Gilles... »
Deleuze « Ecoutes, je l’ai enrichi d’une question complémentaire... c’est la meilleure
réponse...moi je dis que ton problème ne trouvera pas de solution si le mien n’en trouve
pas... » [...] Moi sans Félix je suis complétement paumé ? j’espère que lui aussi il donnait la
réplique à gilles d’une manière fantastique Alors...bon, je sais plus bien où j’en suis moi... je
veux bien moi on arrete.. En France un coup d’état ? [...] Je ne sais plus du tout ce que je
disais.... J’essaie de dire très confusément, donc au point où on en est, je viens de faire
comme une espèce de résumé de nos acquis. Et je dis bien, si le ou les affects exprimés par le
visage, vous voyez on ne s’occupe que de leur état d’expression, pour une fois on sait qu’il va
y avoir d’autres niveaux.

Tout ça pour dire : ils ont une singularité, il faut essayer de comprendre en quoi consiste cette
singularité de l’affect. Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est l’affect en tant qu’exprimé ?
C’est à dire qu’est-ce que c’est que l’entité de l’affect, ce que j’appelais l’entité, le fantôme ?
Depuis le début finalement, depuis le début de notre analyse de l’image affection, on tourne
autour du point suivant : c’est que l’affect en tant qu’exprimé par le visage c’est quoi ?

C’est, on dirait aussi bien une qualité, une qualité, ou une puissance. Une qualité ou une
puissance ou une "potentialité". Dans quelle atmosphère - là je voudrais que vous
abandonniez presque la rigueur des notions pour essayer, comme une espèce de rêverie, on
verra bien si ça va, où ça nous mène. Qualité, puissance, ça veux dire qualité en "elle même",
il s’agit pas d’un objet qualifié... objet qualifié c’est lorsque par exemple quand je dis « ah
oui, cette chose, cet objet est rouge, cette table est blanche... », mais le blanc, le rouge, et
toutes sortes d’autres qualités... ou bien une puissance, une puissance c’est pas du tout la
même chose que quelque chose d’actualisé, la puissance elle pourra passer à l’acte. Mais
une puissance c’est aussi une potentialité qui est pas encore actuelle, qui comme telle n’est
pas encore actuelle. Voilà que le visage donc serait - quand je parle d’affect, ce serait les
qualités-puissances en tant qu’elles ne sont pas encore actualisés, puisque lorsqu’elles
s’actualiseront pour une fois ce sera dans des états de choses ou dans des individus ou dans
des groupes ; Mais avant - en quelque sorte cet « avant » n’ayant qu’un sens logique - de
s’actualiser, il s’exprime ; les qualités-puissances s’expriment et le visage c’est précisément
l’expression d’une ou plusieurs qualités-puissances. Mais en quoi consiste alors leur
singularité ?

C’est pas seulement le "rouge" en général, c’est ce rouge-ci, c’est pas seulement "le terrifiant"
en général, comme puissance, c’est ce "terrifiant". Alors, est-ce qu’il ne faudrait pas
concevoir les choses comme ça, en fait telles que nous les connaissons, telles que nous en
faisons l’expérience, les qualités-puissances sont déjà actualisées dans des états de choses et
des personnes. Telle personne est terrifiante, tel état de chose est qualifié par du rouge... Il y a
donc distribution des qualités et des puissances entre des choses, des personnes, et c’est ça qui
constitue un état de chose ici et maintenant. [Interrompu]

Les rapports qu’il y a entre des objets et des personnes au sein d’un état de chose, appelons
les des connexions réelles, connexions réelles....ça forme un monde de relations et de
connexions réelles, relation d’une chose et d’une personne, relation d’une personne et d’une
autre chose, etc. Donc vous avez tout ce monde de connexions réelles. Dans ce monde de
connexions réelles, des qualités-puissances s’actualisent, d’accord... « Cet état de chose sera
dit « rouge », cet état de chose sera dit « terrifiant ». ». Telle personne sera terrifiante, telle
personne sera terrifiée. Donc c’est tout cet ensemble que j’appelle l’ensemble des connexions
réelles. Je veux dire, il faut en distinguer, comme un autre niveau, mais les deux sont tout à
fait immanents, il s’agit pas de mettre dans un ciel, les deux vont se pénétrer complètement.
J’en distinguerai le monde des conjonctions virtuelles.

216
Bien, je dis que, le monde des connections virtuelles, les connections réelles, entre choses et
personnes d’une part, d’autre part les conjonctions virtuelles entre affects, vont être
strictement contemporaines, elles vont se poursuivre en même temps, sur les deux niveaux,
les deux niveaux vont tout le temps interférer. Simplement tantôt, il y aura l’accent mis sur
une conjonction virtuelle, tantôt l’accent mis sur une connection réelle.

J’essaie de m’expliquer de plus en plus, parce que c’est - je veux dire, c’est pas une idée que
je vous propose, c’est une affaire de sentiments. C’est si vous arrivez à sentir comme ça, je le
dis parce que je le sens comme ça, il faut que ça marche pour vous, sinon vous laisserez
tomber ce point. Je veux dire ceci, c’est un peu comme la trame et la chaîne, je veux dire, là
aussi ce sont des distinctions qui sont pas des distinctions réelles. Voilà, je prend un exemple,
vous avez quelqu’un de terrifié - c’est pour ça que là, vous voyez poindre mon exemple des
films d’horreur - des films d’horreur dont il va bien falloir parler un peu plus. Vous avez
quelqu’un de terrifié, je le prend comme personne réelle, c’est le domaine de l’actualité, de
l’actualisation, son affect, la terreur qu’il éprouve, est actualisé, dans tout son corps. En tant
que cet affect est actualisé, dans une personne réelle ou supposée réelle, il renvoie à quoi ? Il
renvoie à un objet, ou une autre personne. Cet autre objet ce sera par exemple, le couteau, qui
fait peur, à la personne, ou bien une autre personne, le vampire, qui fait peur à la victime.
Entre le vampire, le couteau et la personne terrorisée, vous avez un ensemble de connexions
réelles.

Bon, prenons l’autre point de vue, mais les deux points de vue sont strictement coexistants.
Je ne considère plus la personne en tant qu’elle actualise un état de terreur, qui en tant
qu’actualisé est un état "ici maintenant", je prends le visage gros plan de la personne en tant
que terrorisée, en tant que terrifiée. Ce n’est plus le stade de l’actualisation, c’est le stade de
l’expression, elle exprime un affect de terreur ; Cet affect de terreur, tout à l’heure il renvoyait
à un objet capable de le produire, que ce soit le couteau ou le vampire. Mais quand vous le
considérez comme, là c’était l’affect actualisé, quand vous le considérez comme affect
exprimé, il renvoie pas à l’autre personne ou à l’autre objet, il renvoie à un autre affect, à
savoir, le vampire comme affect c’est à dire ce terrifiant là, le couteau comme affect, c’est à
dire cette puissance là, puissance de s’enfoncer dans un corps.

Si bien que en même temps vous avez un monde des connections réelles, qui unissent des
personnes et des choses, des personnes et des objets dans un état de chose. Le monde des
connections réelles, ce serait exactement l’ensemble des personnes et des objets réunis dans
un état de chose. Mais en même temps que vous avez ce monde, il est non pas doublé, il est
pénétré de l’autre monde. Le monde des conjonctions virtuelles, à savoir les conjonctions
virtuelles entre affects purs, où il n’y a plus ni objet réel, ni personne réelle, mais il n’y a plus
que des affects qui se pénètrent les uns les autres, et c’est cette pénétration d’affects qui va
constituer une essence singulière. Et alors, à ce niveau l’objet ne vaut plus comme objet, à
savoir objet de perception, l’objet ne vaut plus que comme affect - la personne ne vaut plus
comme personne, c’est à dire comme personne agissante ou ressentante, ayant des pulsions -
elle vaut uniquement comme Et, si bien que contrairement à beaucoup de critiques je ne ferai
jamais la moindre différence entre, par exemple, les gros plans et les très gros plans, je veux
dire entre les gros plans de visage et les très gros plans de détails ou entre les gros plans de
visage et les gros plans d’objets. Pourquoi ?

Parce que de toute manière quelque soit l’objet du gros plan, l’opération du gros plan
consiste en ceci : en extraire un affect pur. Si bien que faire un gros plan d’objet, quand est-ce
que ça réussit, quand est-ce que ça rate, c’est pas difficile...enfin c’est très difficile à faire,
mais c’est pas difficile à voir pourquoi ça réussit et pourquoi ça rate, on a vu la déjà dernière
fois avec des exemples tirés de Eisenstein. Un gros plan de visage ça rate essentiellement
lorsque, le gros plan n’arrive pas à défaire, à déconnecter le visage des coordonnés spatio-
temporelles, on l’a vu. Un gros plan d’objet ça rate quand quoi ? Quand l’objet reste objet au
lieu d’être réduit à un pur affect. C’est très curieux cette réduction par le gros plan de l’objet à
un affect objet, c’est pas un affect de moins, il y a trois types d’affects et il y a toujours

217
finalement trois types d’affects et c’est cette communication, cette conjonction virtuelle des
trois types d’affects qui va définir l’entité complexe ou l’essence singulière exprimée, qui va
définir cet exprimé. Les trois types d’affect c’est quoi ? Je dirais, il y a toujours des affects du
type...c’est tellement compliqué...je peux pas dire...c’est par commodité des affects qui,
lorsqu’ils s’actualiseront, renverront à une personne. Par exemple, terrifiant, ou
terrifié...terrifié.

Des affects qui lorsqu’ils s’actualiserons renverrons à une autre personne, le terrifiant cette
fois-ci, si le premier était le terrifié. Et troisièmement des affects-choses, des affects-objets.
Le couteau, je reprend un exemple dont j’étais partis, les très beaux gros plans de « Loulou »,
de Pabst, le visage de Jack L’éventreur, avec deux affects successifs : l’horreur, l’horreur qui
monte jusqu’à un seuil insupportable, et la résignation. Et, gros plan du couteau, il sait qu’il
pourra pas résister ; il va flanquer un coup de couteau à Lou. Mais là, ce qui fait du couteau
un gros plan possible, c’est que, c’est le couteau qui est un affect. Je veux dire en effet, qu’il
faut qu’il y ait une puissance de l’image suffisante pour que le couteau soit saisi comme
puissance.

Puissance de quoi ? Puissance de s’enfoncer dans un corps, avant même que Jack L’éventreur
sesoit saisi du couteau. Et d’après la nature des choses, d’après la nature des objets, c’estpas
les mêmes affects, c’est là que l’on voit à quel point c’est singulier. Je me rappelle une toute
autre année où l’on avait parlé des affects de choses et je disais par exemple, l’affect de
l’épée, c’est très important pour les films d’aventure ça.

L’affect de l’épée c’est pas du tout la même chose que l’affect du sabre. En effet, l’affect de
l’épée c’est percer, transpercer, alors que l’affect du sabre, c’est la puissance de taillader.
Bon. C’est pas le même affect. Lorsque vous avez au cinéma, là... dans le cinéma de terreur il
me semble qu’il y a un type qui a réussit les plus beaux gros plans d’objets.

C’est Mario Bava. Dans l’école italienne, ils ont beaucoup, beaucoup réussit de gros plans.
Les gros plans d’objets, on dit parfois, on dit parfois que c’est pour détourner l’attention d’un
( ???) trop facile. Je crois pas que ce soit ça, c’est réellement convier l’objet à dégager lui
même des affects car il n’y a aucune raison que ce soit seulement les personnes qui en
dégagent.

Si bien que...comprenez que ce que j’essaie de dire tellement, tellement confusément, ce que
j’appelle l’essence singulière, l’entité, c’est la combinaison d’affects qui varient toujours et
que le visage gros plan va exprimer d’une certaine manière, un autre aspect de la même entité,
de la même entité singulière, de la même essence singulière. Prenez par exemple, dans un
film de terreur : visage épouvanté, visage terrifié, on peut concevoir trois gros plans. Pourquoi
est-ce que souvent ça ne procède pas comme ça, pourquoi dans le cinéma de terreur, il n’y a
pas nécessairement beaucoup de gros plans, ça c’est un autre problème, j’en reste au cas où il
y a le gros plan. Je prends trois gros plans : visage terrifié, visage terrifiant, objet, objet
chargé d’affects. Prenez alors l’objet chargé d’affects, ça peut être le crucifix, ça peut être
dans le cas du vampire...il est chargé d’un double affect, puisque l’objet va être une sorte de
ventilation entre chacun, Si je prend mes trois affects : affect actif, affect passif, affects chose,
le terrifié, le terrifiant et l’affect objet, à chaque fois les échanges sont nombreux. Puisque la
croix, elle va être n’est-ce pas le signal d’un renversement de la terreur, à ce moment là c’est
le vampire qui devient terrifié. Dans le terrifié en tant que purement, dans le visage terrifié en
tant que purement exprimé, lorsque la terreur est purement exprimée et pas considérée comme
actualisée dans l’état de chose : vous avez un type de conjonction virtuelle, c’est à dire de
conspiration entre le terrifié et le terrifiant, qui n’est pas du tout le même que la connection
réelle, dans le domaine de l’actualisation entre le personnage qui fait peur et le personnage
qui a peur.

Donc à chaque instant c’est comme si j’avais simultanément un monde double, les
connections réelles de l’état de chose, les conjonctions virtuelles de l’affect.

218
Et je dis, lorsque vous avez des images où prédominent les conjonctions virtuelles de l’affect
sur les connections réelles, encore une fois les conjonctions virtuelles de l’affect comprenant
elles-mêmes les objets, mais les objets élevés à l’état de purs affects, à ce moment là vous
avez : le gros plan visage, et en même temps on sent que ça déborde la gros plan visage, et
comment faire ? Alors attaquons un peu l’exemple même du cinéma de terreur. Tout le
monde sait bien et ça a été dit plusieurs fois, il ya comme deux très grandes tendances dans le
cinéma de terreur ou d’épouvante, yen a même beaucoup plus mais partons des deux
premières. Il y a une tendance mettons...et chacune à eu...et là ça permettrait de poser - de
reposer, j’avais posé une fois, mais beaucoup trop vite - ça permettrait de reposer le problème
des rapports producteur metteur en scène.

Puisque les grandes tendances du cinéma de terreur, me paraissent alors exemplaires en ceci
que, chacune d’elles, et yen a pas que deux encore une fois, correspondent à une maison de
production différente. Tout le monde sait qu’il ya une première tendance, qui a été présentée
par, avant la guerre, par l’Universal et qui a fait de grands chefs d’oeuvres. Comment la
définir ? C’est une tendance dérivée de l’expressionnisme, et c’est un peu ce que certains
auteurs appellent « la tendance gothique », et c’est pas mal puisqu’en effet l’expressionnisme
est très lié à un art gothique ou pseudo gothique. Et ça consiste en quoi ? Je dirais c’est assez
simple, qu’est-ce que ça représente cette tendance ? Eh bah, ça représente les grands films
expressionnistes dans le cinéma de terreur : Wegener, « Le Golem » ; « Nosferatu », Murnau,
« Le cabinet des figures de cire »... et après ?

Et après quand ça passe en Amérique, quand ça passe en Amérique c’est repris par les très
grands américains de l’avant guerre, à savoir James Whale, avec « Frankenstein » en 1931,
« La fiancée de Frankenstein » en 1935...bon...le fameux - c’est aussi ça, c’est du pur
gothique, c’est, c’est la terreur gothique comme on dit - le fameux « White Zombie » de 1932,
de Victor Halperin...bon, même on s’en tient là, pour pas, pour pas augmenter les exemples.
(..) Comment on pourrait essayer de définir alors, cette tendance gothique ? Bien c’est tout
simple en fonction même de l’expressionnisme ou de ce néo-expressionnisme : je dirais c’est
un cinéma, c’est un cinéma de terreur, et pourquoi avoir choisit de privilégier la terreur ?
C’est parce qu’évidemment c’est un gros affect, mais tout ce qu’on dit c’est pas du tout que,
c’est pas un affect privilégié, il se voit plus, oui ; et puis il a fondé un genre, mais il faudrait
aussi imaginer des affects très souriants... Mais enfin dans le cinéma de terreur qu’est-ce qui
se passe dans cette tendance gothique, représentée par Whale, tout ça ? En effet il y a des
cimetières, c’est toute une scénographie qui est très connue : cimetières sous la lune, les
cryptes profondes, les châteaux en hauteur, etc. Eh bien oui, on voit ça. Ca donne parfois des
mises en scènes admirables, bien...il s’agit de quoi ? Il s’agit il me semble, dans toute la mise
en scène, il s’agit d’une espèce de tentative qui va très, très loin pour subordonner les
connections réelles qui ne doivent subsister qu’au minimum, les déformer, à la lettre, les
triturer, les prolonger, les déformer pour que elles tendent vers un point de conjonction à
l’infini ; Il s’agira de déformer toutes les connections réelles pour les faire tendre vers un
point virtuel à l’infini, c’est les fameuses lignes expressionnistes, c’est les fameuses
diagonales.

Point de conjonction virtuelle qui sera quoi ? Qui sera précisément la composition des
affects, si bien que l’espèce de conjonction des affects, des puissances et des qualités, va
valoir au maximum pour elle même, ce qui subsiste des connections réelles n’étant que
comme des lignes qui ébauchent et qui doivent être prolongées pour arriver à la seule chose
qui compte, c’est à dire ces conjonctions d’affects. Conjonctions d’affects qui vont réunir
l’affect passif, l’affect actif je dirais et l’affect témoin, j’appelle affect témoin dans ce cas là
l’affect objet. Donc en ce sens les connections réelles vont être complètement écrasées, elles
vont être plus qu’écrasées, elles vont être retraitées, elles vont être complètement étirées au
besoin, et ça va être les brisures de lignes, ou les déformations linéaires expressionnistes, etc.
Dont tout ça, dont les américains ensuite reprennent le secret. Ca c’est la tendance gothique.
(...) La terreur monte. Toi tu es un bon vampire.. Salut Alain ! Vous rigolez mais c’est

219
épuisant, c’est tuant Le revoilà ! C’est la panique parce que je me dis... Ouais bon !

Et alors l’autre tendance, l’autre tendance ça me paraît très, très curieux, c’est l’autre
tendance du cinéma d’épouvante. Ce serait une tendance à maison de production là, qui
correspond... c’est aussi une tendance qui est "avant guerre", la maison de production ce serait
RKO, qui en effet, se présentait comme amenant une toute nouvelle compréhension du film
d’épouvante, et je crois que vraiment le grand, le grand metteur en scène de cette tendance
c’est Tourneur, c’est Jacques Tourneur. Et Jacques Tourneur insiste énormément là-dessus, et
surtout, alors ça a l’air d’être contre ce que je cherche, mais vous allez voir au contraire que
ça va tout à fait dans le sens de ce que je cherche...si vous avez la patience d’attendre. C’est
pas question de gros plans de choses terrifiantes, rien, non, pas du tout. Il s’agit pas de ça,
bien plus, les grandes scènes se passent en ombre, il insistait énormément...pourtant il y avait
aussi un rôle des ombres dans l’expressionnisme, mais on verra, c’est pas le même, sûrement.
Tout est dans l’ombre, Jacques Tourneur explique beaucoup que ce qu’il veut dans les scènes
d’épouvante, c’est que les hommes, les personnages soient en bleu noir, que l’atmosphère soit
sombre ou que la scène ne soit vue que par ombres et encore par ombres floues. Par exemple,
« Cat People », un des chefs-d’oeuvre de Tourneur, représente l’attaque dans la piscine,
l’attaque par la panthère dans la piscine, il la représente uniquement par des ombres
extrêmement mobiles ; c’est pas du tout comme l’ombre, vous voyez que l’ombre gothique,
elle au contraire, c’est une ombre linéaire, qui précisément, force toutes les connections
réelles à épouser une linéarité là, très, très tranchée.

Là au contraire c’est un traitement des ombres anti-expressionniste. Et ça correspond à quoi


ce goût des ombres chez Jacques Tourneur, où les scènes d’épouvante sont toujours en
ombres ? Il a fait aussi là, dans son « L’homme léopard »... « Cat people » c’est 43, 1943,
« L’homme léopard » c’est 43, il a fait aussi un film sur les zombies, qui est intitulé en
français, enfin en tout cas qui est paru en France sous le titre « Vaudou ». C’est que, là cette
fois-ci, c’est comme si les connections réelles étaient conservées...on conservera un
maximum de connections réelles, en même temps, les conjonctions virtuelles, les
conjonctions monstrueuses, se feront, mais elles se feront sous forme d’ombres, au point que
subsiste un doute : est-ce que c’est de l’hallucination ou est-ce que c’est vraiment du
surnaturel ? Vous voyez c’est la tendance opposée à la tendance gothique, et bien plus : non
seulement il y aura perpétuelle équivoque entre la ligne des conjonctions virtuelles
monstrueuses et la ligne des connections réelles subsistantes, mais il y aura perpétuel chassé-
croisé et on retournera, on sortira des connections réelles vers les conjonctions d’ombres et
des conjonctions d’ombres, on sera renvoyé aux connections réelles. Sous quelle forme ? Par
exemple, la sorcière vaudou, eh bien après tout ça n’était que la veuve du missionnaire dans
"Vaudou" ou bien l’homme léopard ce n’était qu’un névrosé. Vous voyez perpétuellement on
saute d’une ligne à l’autre et on resaute de l’autre ligne à la première. C’est comme une
direction tout à fait différente...

Alors qu’est-ce que je peux... vous me direz ça suffit pas, il y a bien d’autres choses dans le
film de terreur, oui il y a bien d’autres choses, mais à mon avis, je dis ça parce qu’on ne
pourra, je pourrais essayer de le dire que plus tard, à mon avis ce qui s’est passé de nouveau
après la guerre, et qui est très très important, s’est fait soit dans la direction gothique, soit
dans la direction Tourneur, en apportant quoi de nouveau ? En apportant une conversion, à
savoir passage d’un primat des images affections à un primat d’un tout autre type d’images
qui est précisément les images qu’on a pas encore étudiées.

Conversion à un certain type d’images qui sont des images-action.

G.Deleuze - Cinéma cours 11 du 02/03/82 - 2 transcription : Letourneur Jerôme

Et, si vous voulez, du côté - alors, si j’essayais de pousser ma classification - du côté du

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gothique (du gothique expressionniste), vous aurez : une espèce de néogothique fantastique
qui d’ailleurs de manière très différente sera représenté par...Fisher...

Qu’est ce que c’est qu’une image-cinéma ? Je prends un exemple alors là bon, bon... Belle
image-cinéma, dans... une grande image-cinéma, dans ... dans... dans Fisher. Bon... c’est
Dracula. Alors qu’est ce que c’est faire l’histoire d’une image cinéma ? - je prends juste cet
exemple très rapidement. Fisher présente - dans les ‘Maîtresses de Dracula’ - Fisher présente :
Dracula, en train d’être crucifié... avec des clous, avec de gros clous : des clous-pieux. Il est
crucifié, juste, par terre, exactement là où se projette l’ombre des ailes d’un moulin pendant
que le moulin brûle. Splendide image, quoi...

Je dirais ça c’est une image-affection bien que ce ne soit pas un gros-plan de visage mais - je
précède ce qui me reste à dire - c’est une image forte, une image affective forte, d’autant plus
forte que conformément à toutes les lois de l’expressionisme sur la volonté spirituelle, il y a
une identification, il y a une identification proposée, scandaleuse identification et voulue par
Fisher, de Dracula et du Christ.

Voyez ce que j’appelle des affects-objets. Les clous qui le crucifient, les ailes du moulin, qui
forment une croix (comme ça) c’est typiquement des affects-objets, bon. C’est la mort de
Dracula. Or en quoi - que ça appartienne à, ça à la tendance gothique, ça va trop de soi. Mais,
quelle est l’histoire d’une pareille image ? L’histoire d’une pareille image c’est que, dans un
Frankenstein, dans "La fiancée de Frankenstein"de Well, vous avez déjà le thème de cette fois
Frankenstein, qui est présenté comme une espèce de Christ... Il est présenté comme une
espèce de Christ, avec tout un thème, tout un thème ésotérique très curieux, à savoir le
créateur de Frankenstein lui-même, c’est à dire le docteur Frankenstein, qui est le créateur -
qui est Dieu - l’aide du créateur - qui est le diable - et Frankenstein, qui est la créature ou le
Christ. Et, il se termine, il se termine dans un moulin qui flambe.

Or chez Fisher vous voyez comment plusieurs éléments qui étaient éparpillés, à commencer
par l’analogie : créature de Frankenstein-Christ... moulin qui flambe, va être comme réunis
dans une espèce d’image qui est restée célèbre... en effet qui est la crucifixion, de Dracula
cette foisci, sur l’ombre des ailes de moulin.

Bon, voilà. Et, lors donc, chez Fisher qu’est ce qui se passe ? il semble qu’il y a toute une
reprise de la tendance gothique ... C’est à dire : sacrifice des connections réelles au profit du
surnaturel des conjonction virtuelles... il y a toute une reprise du gothique : il y a un
néogothique, mais complètement transformé, à la fois son... on le verra : par l’image couleur,
mais parce que : le tout est introduit dans un systèmes d’images-actions, bon supposons...
mais comme on ne sait pas ce que c’est encore que l’image-action je ... je me devance.

Dans l’autre cas : la tendance Tourneur, vous avez presque, vous avez une évolution qui me
paraîtrait vraisemblable, à savoir, de plus en plus, la formule Tourneur - c’est à dire :
maintenir les connections réelles, les doubler de conjonctions virtuelles, dans des conditions
telles que l’on saute des connections réelles aux conjonctions d’ombres, et que l’on repasse
des conjonctions d’ombres aux connections réelles - cette autre formule de l’épouvante, il me
semble, elle va être aussi reprise, après la guerre. Elle va être reprise notamment par un type
très très grand qui est, je crois aussi grand que Terence Fisher dans le... dans le cinéma
d’épouvante d’après-guerre, qui est : John Gieling. Où, finalement, le surnaturel n’a pas de
consistance pour lui-même, puisque la ligne des conjonctions monstrueuses n’est là que pour
relancer la ligne des connections réelles et la ligne des connections réelles n’est là que pour
lancer la ligne des conjonctions - avec perpétuellement hésitation - Qu’est ce que c’est au
juste ? Est-ce que c’était une hallucination ? Est-ce que c’était vraiment du surnaturel ?
Qu’est-ce que... ? Bon. Et ... puis alors ce qu’il y a de très curieux il me semble, c’est que, là
aussi, la vraie nouveauté de Gieling, c’est faire la même opération que Fisher de l’autre côté,
c’est à dire une conversion : de ce cinéma d’affection, dans l’élément de l’image-action. Et
c’est comme ça que ça va être un cinéma des pulsions, alors, ça va être un cinéma où la

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pulsion va devenir le phénomène fondamental, ce qui n’était pas du tout le cas de l’image-
affection - telle que, que je la traite en ce moment - mais enfin là je suis beaucoup trop rapide.

Alors ce qui est très curieux, il me semble,c’est que c’est la même maison de production, la
troisième, celle qui a surgi après la guerre enfin, celle qui a eu son succès après la guerre : la
Warner, qui a réuni les deux tendances, d’après la guerre. C’est à dire : la tendance Fisher et
la tendance Gieling. Bien plus, Gieling a fait des scénarios pour Fisher. Là il y aurait des
communications très très curieuses, mais enfin c’est pas ça où je veux en venir, ce à quoi je
veux en venir, c’est exactement ceci, c’est que... je dirais...

Voilà : j’essaie de répondre, après cette ... vous prenez pas ça trop... encore une fois c’est fait
comme une espèce de rêverie, hein, où je menais mon... Il faut : Ceux d’entre vous qui
trouvent que ça va pas vous laissez complètement tomber. Ceux à qui ça dit quelque chose à
ce moment là : vous retenez ... le résultat vers lequel je tendrais si j’étais arrivé à mieux dire.

Le résultat vers lequel je tendrais si j’étais arrivé à mieux dire c’était, ce serait exactement
celui-ci, à savoir, répondre à la question : qu’est ce qu’un affect ? Qu’est ce qu’un affect en
tant que entité ou essence singulière ? Je réponds à ça : un affect c’est, soit une puissance,
commune à deux contraires... exemple : terrifiant / terrifié ... soit, une qualité commune à :
le vampire et sa victime, soit une qualité commune à deux dissemblables, à deux différends,
exemple : Jacques l’éventreur et le couteau.

En d’autres termes, un affect comme essence singulière c’est une qualité-puissance - puisque
finalement toute qualité est puissance d’un certain point de vue, toute puissance est qualité
d’un autre point de vue c’est une qualité-puissance.

Simplement nous avons vu la nécessité de distinguer déjà deux niveaux de la qualité-


puissance. Si je résume l’ensemble de ce que on vient de faire : deux niveaux. Un premier
niveau, la qualité-puissance, doit être considérée comme actualisée ou actualisable dans un
état de chose déterminé - état de chose qui comprend des objets et des personnes réelles, ou
présentées comme réelles - la qualité-puissance en tant qu’actualisée dans un état de chose
déterminé.

Je dis, voyez ou je veux en venir, en quoi je prépare ce qui nous reste tellement à faire, je dis,
je ne peux pas m’en occuper au niveau de l’image-affection parce que ça c’est déjà de
l’image-action, ça ça renvoie déjà. Cet état de la qualité puissance, en tant qu’elle est
actualisée dans un état de chose déterminé ça renvoie déjà, à l’image-action. Pourquoi ? Bah
euh je le sais pas, je voudrais que vous le pressentiez, je le dirai quand on arrivera à l’image
action.

Parce que ça définit - oui, c’est facile - parce que ça définit une situation. Une situation, avec
des coordonnées spatio-temporelles, et que c’est dans le cadre d’une situation ainsi
déterminée que, il y a action. Donc la qualité-puissance en tant qu’actualisée dans un état de
chose déterminé, c’est à dire, dans un ensemble de connections réelles, renvoie déjà au
troisième type d’imagemouvement, à savoir l’image-action. Mais plus profondément, il y a un
autre état de la qualité-puissance. C’est la qualité-puissance en tant qu’exprimée par ou dans
un, des visages. Et la qualité-puissance en tant qu’elle est exprimée par ou dans des visages,
c’est ça qui définit l’image-affection ou du moins un type d’image-affection...

Bien : on en est là... bien entendu, tout ce que je viens d’expliquer sur le cinéma de terreur,
c’est simplement que, bien entendu, il y avait toujours un minimum de connections réelles qui
subsistaient, ou bien un maximum de connections réelles, c’est à dire l’image-affection elle
est toujours embranchement avec des images-actions. Bah oui ça ça nous gêne pas. Mais dans
mon effort d’abstraire l’image-affection en tant que telle - qui n’existe jamais à l’état pur dans
un film quelconque - dans mon effort pour pousser cette abstraction, je dis : c’est seulement
dans la mesure où, vous dégagerez le concept de qualité-puissance et que vous distinguerez

222
déjà les deux niveaux, son actualisation dans des états de choses, son expression sur un
visage, que vous pourrez cerner déjà, ce premier type d’image-affection c’est à dire : le gros-
plan visage.

Car à ce moment là on est relancé dans un tout autre problème, j’aimerais bien en, j’aimerais
en finir vite avant de... que je sente quelque chose arriver ... alors vous comprenez, je le
redis : on est lancé, on peut plus s’arrêter, parce que, méfiez-vous, il faut remonter de la
qualité puissance telle qu’elle est : elle est singulière, elle forme une essence singulière vous
voyez, en tant qu’elle est ...exprimée par et dans un visage, et cette essence singulière ne se
confond en rien avec - au moins j’ai tenu un certain nombre de mes engagements - ne se
confond en rien avec l’individualité de la personne, l’individualité d’une personne, elle
n’interviendra - même si c’est inséparable en fait - elle n’interviendra qu’au niveau de
l’actualisation, dans un état de chose.

Et sinon, dans l’image-affection elle n’intervient pas : le seul facteur individuant dans
l’image-affection c’est la singularité de l’affect, et la singularité de l’affect c’est quoi ? C’est
la composition de l’entité complexe : affect-passif, affect-actif, affect témoin... Vous
comprenez ? Alors, on peut plus s’arrêter pourquoi ? Parce que j’ai distingué deux niveaux !
La qualité-puissance s’actualise dans un état de chose bon, là ... plus profondément : la
qualité-puissance, elle s’actualise même pas. Là, c’est pas qu’elle s’actualise ou qu’elle
s’actualise pas, c’est que : ce n’est plus cet aspect là qu’on considère.

Oui, là c’est bien, là c’est clair. C’est pas que ça cesse de s’actualiser dans l’état de chose,
mais ce n’est plus ça qu’on considère. Alors qu’est ce qu’on considère ? Je dis, plus
profondément : on considère la qualité-puissance en tant que uniquement elle s’exprime sur
ou dans un visage. C’est : l’image-affection - gros-plan. Bien... Mais, il y a encore un autre
niveau ! Ou du moins pourquoi qu’y en aurait pas un autre ? Pourquoi cette entité complexe,
cette entité singulière, pourquoi la qualité-puissance pourrait pas être exposée pour elle-
même ? Il y aurait même plus besoin de visage : elle pourrait être exposée pour elle-même...

Et ça ça ferait : un autre type d’image affection, puisque depuis le début on sent bien que les
images-affection elles ne se réduisent pas au gros- plan, qu’elles se réduisent pas, au visage.
Des qualités-puissances qui seraient "exposées" - elles seraient donc objets d’une ex-position
- ce qui m’engage à quoi ? Il faudrait arriver alors à multiplier les distinctions, puisqu’on aura
à distinguer, l’actualisation de la qualité-puissance dans un à l’état de chose c’est à dire dans
un système de connections réelles. Deuxième degré : l’expression de la qualité de
puissance, dans un visage ou dans un gros-plan et puis l’exposition pour soi de la qualité-
puissance. Y aurait ça, on sent bien qu’y faut qu’y ait ça. Ce serait comme un troisième état, y
aurait trois états de la qualité-puissance. L’exposition, pour elle-même et, en effet, pourquoi
j’en ai tellement besoin de ça ? là, parce que c’est, c’est constant, encore une fois, et c’est un
pôle, et c’est peut-être le pôle le plus profond, des images-affections. Ce serait quoi en effet ?
[...] L’espace-temps en apparence, puisque l’espace temps il fait partie des coordonnées
spatio-temporelles...

A moins que - et là ça fait partie déjà de ce que... certains d’entre vous m’ont beaucoup
apporté - l’un d’entre vous, il y a déjà très longtemps, m’a dit là comme ça, très vite, parce
que c’était une notion à lui, c’est Pascal Auger, et, et il m’a dit comme ça en passant que, ça
l’intéresserait de former un concept de "l’espace quelconque", parce que ça lui paraissait
correspondre à certaines choses qui se passent dans le cinéma expérimental et que, la notion
d’espace quelconque elle serait assez bien, dans une des suites - je dis pas que ce serait la
suite naturelle !- mais elle se concilierait très bien avec l’idée dont on était parti au tout début,
l’idée que il n’y avait de cinéma que : lorsque le mouvement était rapporté à l’instant
quelconque et que, dans l’enchaînement, dans une espèce d’approfondissment du thème de
l’instant quelconque on pourrait bien déboucher sur "l’espace quelconque". Et puis : ça ma
frappé et toi, je sais pas dans quel sens tu la pousseras cette notion, mais je me suis dit que ça
c’était typiquement une notion dont, dont on aurait grand besoin.

223
Et je me dis : en effet, y a un certain type d’image au cinéma, et notamment dans le cinéma
moderne, qui est très frappante parce que ça consiste en quoi ? Ça consiste à constituer un
espace quelconque, donc j’insiste là-dessus. ... Tenez bien hein, je veux dire, tenez bien : cette
expression bizarre d’espace quelconque. Drôle... je veux dire, un espace quelconque, c’est
bien en un sens : ça répond à toutes nos exigences, bien que ce soit un espace. Un espace-
temps quelconque. La question pratique, ce serait - je la laisse de côté pour le moment : il faut
bien que je commente un peu théoriquement - la question pratique ce sera : mais comment
faire ? Comment est-ce qu’on constitue un espace quelconque ?

Ça c’est très intéressant parce que je crois que le cinéma actuel nous donne beaucoup de, de
réponses, déjà, à cela : la constitution d’un espace quelconque. Et qu’est ce que ça voudrait
dire ? Supposons, bien. Ça cette chose pratique on la garde pour la fin : ça vaut mieux, hein ?
Commençons par pousser théoriquement : qu’est-ce que ce serait, un espace quelconque ?
C’est pas difficile, ça s’oppose - à quoi ? - ça s’oppose à tout espace déterminé. En ce sens, un
espace quelconque ne va pas contre l’idée qu’il est arraché à toute coordonnée spatio-
temporelle, l’espace quelconque, un espace quelconque, il peut être parfaitement défini, mais
il n’est pas ici maintenant. Ou même s’il est ici maintenant ce n’est pas en tant qu’on le
rapporte aux catégories du "ici et du maintenant" qu’il vaut comme espace quelconque, il a
une autre, il a une autre spatialité, il a un autre mode de spatialisation.

C’est vraiment un espace quelconque et non pas : tel ou tel espace, dans lequel s’installe un
état de chose - c’est un espace donc dénué de tout état de chose. Est-ce que c’est un espace
vide ? Peutêtre, ça peut être un espace vide, ça n’est pas forcément un espace vide, bon.
Avançons toujours : un espace quelconque ? Alors d’accord, admettons. Il ne contredit pas les
lois de l’image affective, il ne contredit pas les lois de l’image-affection puisqu’on a vu les
lois de l’image-affection c’étaient : être arraché aux coordonnées spatio-temporelles. Mais
l’espace quelconque est sans coordonnées spatio-temporelles. C’est un espace, mais c’est un
espace non-déterminé et qui ne comprend aucun état de chose.

Alors qu’est-ce qui y a ? Qu’est-ce que c’est cette espace ? Vous sentez ? Notre solution on
l’a déjà, c’est précisément l’espace quelconque comme tel qui expose, qui expose pour elle-
même, en elle-même la qualité-puissance. En d’autres termes : l’espace quelconque est
inséparable d’une simple potentialisation. C’est par là que c’est pas un espace actualisé : c’est
une pure potentialisation d’espace. Qu’est-ce que ça veut dire, une potentialisation d’espace ?
Ça veut dire un espace tel que, dans la mesure où il est vide, dans la mesure où il est vide tout
peut y arriver, tout peut arriver : mais quoi ? Quelque chose, un événement quelconque peut
arriver, à la fois du dehors et du dedans. Remarquez que c’était déjà - et après tout, y a pas
d’inconvénient à dire que, un cinéaste comme Sternberg était déjà complètement sur cette
voie - car les espaces-blancs de Sternberg et les superpositions de blancs, définissaient bien
un espace quelconque où tout pouvait arriver : et du dehors et du dedans. Du dedans sous la
forme de la métamorphose, la métamorphose de, du héros dans l’espace blanc n’avait retenu
que le visage gros-blanc : métamorphose de l’impératrice, par exemple, et où tout pouvait
arriver du dehors, c’est à dire, toujours cet élément de l’espace blanc chez Sternberg, qui peut
être traversé d’un coup de couteau du dehors. Bon : Et en effet Sternberg est peut-être le
premier - enfin, le premier non, je retire premier - est un de ceux qui, dans un cinéma déjà
relativement ancien, a opéré, grâce à ces techniques de noi.. de blanc sur blanc, une
potentialisation d’espace fondamentale. Grâce à ses voilages, il constitue déjà des espaces
quelconques, bon : qui sont très différents des espaces déterminés, des espaces "états de
choses", bien.

Mais il faut, il faut quand même aller plus loin, c’est à dire l’espace quelconque ce serait : un
espace potentialisé, de telle manière qu’une pure qualité-puissance y serait exposée. Et ce
serait ça, le dernier aspect de l’image-affection. Si bien que notre question ce serait, ça
deviendrait, pour essayer de comprendre, pratiquement, qu’est ce que je dis là ? Qu’est ce que
ça veut dire qualité-puissance ? Qui se présenterait, voyez, qui ne serait ni actualisée ni
exprimée. Elle serait exposée dans l’espace quelconque, puisque l’espace quelconque est

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inexpressif : c’est pas un visage, et chez Sternberg y a encore besoin du visage gros-plan,
mais là ce seraient des espaces quelconques dénués de tout visage, écoutez, à la limite des
espaces vides où s’opérerait simplement une potentialisation magistrale.

Et c’est cette potentialisation qui ferait de "l’espace quelconque" une pure potentialisation,
une pure exhibition de la qualité puissance pour elle-même. Voyez ? Et là ce serait : un type
tout nouveau pour nous d’image-affection. Et bah, Et bah... c’est bien ça ! C’est bien ça. A
mon avis y a trois moyens pratiques pour le faire - si j’ose, si j’ose parler pratique, enfin, c’est
pas des recettes que je vous donne, c’est des descriptions de pratiques : le premier moyen
pour ériger un espace en "espace quelconque" : voyez mon problème, y faut que, dans ce qui
nous reste à faire, y faut que apparaisse de toute évidence pour vous, si c’est possible que :
ériger un espace en espace quelconque c’est, en même temps et nécessairement, potentialiser
cet espace, et c’est nécessairement, dès lors, faire qu’une qualité-puissance soit exposée pour
elle-même. Ouais ? Tout à l’heure ?

Je dis qu’y a un premier moyen très classique - pas très classique, non ... c’est : remplir un
espace avec des ombres. Remplir un espace avec des ombres... et là déjà, faut voir à quel
point les choses se mélangent parce que, faut voir dans quelles conditions. Remplir un espace
avec des ombres, c’est la découverte de qui ? Encore une fois - et on ne leur rendra jamais
assez hommage - c’est la découverte de l’expressionisme. Mais, remarquez que, je dis juste -
et c’est pas une restriction - tout est, encore une fois, je peux pas cesser de répéter, tout est
parfait. Tout est parfait, c’est pas que les gens y en restent à un niveau, ils en restent au niveau
qui leur faut : tout est parfait compte-tenu de ce qui se propose. Mais on voit bien ce qui est
encore limité là-dedans. C’est que - en apparence, au moins - plusieurs choses sont limitées :
je prends des grands cas, par exemple Murnau, l’ombre de Nosferatu, l’extraordinaire
ombre de Nosferatu qui se penche, sur le lit de la victime. Ou bien, cas encore plus célèbre,
c’est chez Murnau, et c’est très normal, en rapport avec ce qu’on appelle en gros le gothique,
c’est les ombres très fers de lances, des ombres comme des couteaux, des ombres pénétrantes,
aiguës, des ombres aiguës. Autre exemple célèbre, dans ‘Tabou’, de Murnau, lorsque
l’ombre du prêtre s’avance et, vient recouvrir le couple des amoureux enlacés dans la cabane :
splendide image ! Je dis, faites abstraction, et ne considérez de cet espace - c’est un espace
déterminé, la cabane où sont les amoureux - ou bien, même dans le gothique, dans le cinéma
de terreur, dans le château de ‘Nosferatu’, par exemple, ou dans la petite ville endormie et
sous la peste, c’est, c’est encore un espace qualifié : c’est un espace gothique.

Donc, c’est un espace gothique qui est particulièrement favorable à une fuite vers les affects,
vers les conjonctions, vers les conjonctions virtuelles et l’espace gothique c’est encore un
espace qualifié. Et ensuite : nouvelle restriction, c’est que l’ombre - notamment chez Murnau
- annonce quelque chose qui va se passer. C’est à dire, elle a un rôle affectif très précis, c’est
l’affect de menace, c’est l’affect-menace. Elle annonce quelque chose qui va se passer, c’est à
dire qui va se passer : dans l’état de chose réel, dans l’état de chose actuel. Et, en effet :
l’ombre du prêtre annonce la malédiction - et tout ça va très mal finir pour les deux amoureux
- la silhouette de l’ombre de Nosferatu annonce la morsure du vampire. Donc à tout égard,
vous avez bien comme - si vous voulez, voilà - c’est le moment très émouvant, où peupler un
espace d’ombres est comme le premier degré pour constituer un espace quelconque, mais
n’est encore qu’un premier degré car, en fait, l’espace quelconque est encore pris dans les
coordonnées réelles de tel ou tel état de chose, et l’ombre ne peut agir que comme
"anticipation" de ce qui va arriver dans l’état de chose.

Voyez donc c’est pas., mais il y a quelque chose qui commence à naître, tout ne vaut pas
toujours dans la même technique des ombres, le film qui représente la pointe des ombres
expressionnistes c’est : le film de Robeson - comment qu’il s’appelle mon dieu... (consulte
ses notes) ... "Le montreur d’ombres", le montreur d’ombres... "le montreur d’ombres" : dix
neuf cent vingt trois, R-o, b-e, s-o-n, c’est un américain qui travaillait en Allemagne, qui avait
fait, qui avait été élevé en Allemagne, et qui fait pleinement partie de l’école dite
expressionniste, or qu’est ce qu’il y a, en quoi le montreur d’ombres c’est un film comme

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unique - pas qu’il soit plus beau que Murnau - mais il va dans une direction qui sera très
difficilement reprise parce que c’est un truc qu’il fallait faire une fois et puis pas deux.

Vous allez voir le lien qu’on fait vers la construction d’un espace quelconque. C’est un film
tout animé par les ombres, mais voilà dans quelles conditions, voilà dans quel contexte.
Premièrement : le thème du film, c’est un montreur d’ombres qui appelle, qui convoque ou
qui réunit trois personnages réels, le mari, la femme et l’amant de la femme, et va leur
projeter des ombres, qui va leur permettre de comprendre à quels excès ils peuvent se livrer,
quelles imprudences ils risquent de faire, et cætera... C’est à dire ce n’est plus l’annonce,
l’ombre ne joue plus le rôle d’annonce, l’ombre n’est plus l’indice d’un futur, qui
s’actualisera - comme l’ombre de Nosferatu, qui va en effet mordre la victime, ou comme
l’ombre du prêtre de Tabou, qui va en effet maudire les amoureux - c’est une ombre au
conditionnel, c’est pour éviter que ça se passe. Le montreur d’ombres fait son jeu d’ombres,
"pour que" ça ne se passe pas, "pour que" ça ne s’actualise pas dans un état de chose - ça c’est
la première dimension du film qui paraît déjà au delà même de l’intrigue très très curieuse -
et deuxième chose alors, beaucoup plus savante : tout le film va montrer ce qui se passe,
alors comme si c’était du réel, mais c’est du réel conditionnel, le film va perpétuellement
montrer des jeux d’ombres qui ne répondent à aucun état de chose réel, comme
perpétuellement les ombres en font. Et deux images sont restées particulièrement célèbres,
dans ce film de Robeson, à savoir, vous avez : une première image, qui montre, en ombre...
une femme qui se... qui, qui : une femme manifestement qui prend des poses coquettes. Et
autour d’elle des hommes...qui à la lettre la tripotent. La tripotent, là là... Bon. Image d’après,
le réel supposé, c’était pas ça. C’était : la femme se regardait avec beaucoup de, une coquette,
ça c’était vrai. Elle se regardait dans son miroir. Et derrière elle, à petite distance, mais à
distance, il y avait le cercle de ses admirateurs qui faisait des gestes comme ça, et la
projection des ombres faisait comme si les gestes des admirateurs touchaient la femme, alors
que, dans l’état de chose, ils ne le faisaient pas. Deuxième exemple, une splendide image où
deux mains semblent s’étreindre : au niveau de leurs ombres, les ombres s’ét..., s’étreignent
alors que les mains ne s’étreignent pas. Voyez je dis juste : le film de Robeson me paraît avoir
un intérêt là, du point de vue de cette technique, des ombres... c’est ... bon, comment, encore
une fois la question c’était comment potentialiser un espace ? c’est à dire : comment
constituer un espace quelconque ? La première réponse c’était : usage de l’ombre dans
l’expressionisme. Objection : ah mais... oui, mais ce n’est que très partiel car malgré tout,
l’espace expressionniste reste qualifié - par exemple, l’espace gothique - et la potentialisation
renvoie à une actualisation encore, puisque ça va être l’annonce de ce qui va arriver, de ce qui
va s’actualiser dans l’état de chose. Réponse à l’objection : ah oui, d’accord, c’était que, un
très timide début. Mais, réponse à l’objection, le film de Robeson a fait un pas de plus. Dans
ce problème - comment faire un espace en le peuplant d’ombres ? - car cette fois ci, les
ombres ne renvoient plus à quelque chose qui va se passer, tout le domaine de l’actualisation
est comme conjurée, les ombres valent pour elles-mêmes, remplissent pour elles-mêmes un
espace, et dès lors on fait un pas de plus vers la formation d’un espace quelconque. Et en
effet, il y a un gain dans la potentialisation et dans [l’image]...

Troisième niveau avec les ombres, je reviens pas, je le cite juste, parce que je voudrais le
considérer là, j’avais besoin de le considérer avant, c’est : le cinéma d’épouvante de chez
Jacques Tourneur où, en effet, toutes les conjonctions affectives, les conjonctions virtuelles...
se font en nombre, ce qui fait que l’espace réel est doublé d’un espace quelconque potentiel -
d’un espace quelconque où se produit la potentialisation - voilà ce serait ça, le premier
niveau. La première manière , le, les premières tentatives pour constituer un espace comme
espace quelconque... Le deuxième moyen c’est quoi ? Je vois un deuxième moyen, c’est là
aussi - vous, vous pourrez peut-être en voir beaucoup plus, je sais pas, mais - deuxième
moyen c’est quoi ? Je dirais, ma première réponse c’était donc que le premier moyen pour
constituer un espace quelconque, c’est à dire pour potentialiser un espace, c’était l’ombre,
c’était l’image ombre. Voyez que nos distinctions d’images se multiplient : l’image-affection
ça n’est plus à ce moment là, l’image-visage, l’image-affection c’est l’image-ombre de ce

226
point de vue, et en effet, la charge affective des grandes ombres expressionnistes elle est
fondamentale, fondamentale. Mais je dirais le deuxième moyen c’est quoi ? Et bien, c’est
bizarre, le deuxième moyen, c’est, je dirais c’est : l’image-couleur... il a fallu attendre la
couleur, et là je vais très vite parce que sinon on y resterait, il faudrait... j’aurais pu aussi, on
aurait pu choisir de faire... une ou deux séances sur l’image-couleur, mais là je le prends
uniquement d’un biais très particulier, donc je vais aller très très vite.

Il faut dire en effet que la couleur - dans certains cas - pas dans n’importe quel cas, certaines
formes de couleurs-cinéma ont pour effet direct de potentialiser un espace, c’est à dire :
d’établir un espace quelconque... Pas n’importe quel : parce que finalement il y a plusieurs
formes de la couleur, dans l’image-cinéma. Mais j’en retiens deux,
particulièrement,l’unequej’appelerai :les couleurs-surfaces... les couleurs-surfaces c’est très
curieux, parce que c’est un traitement de la couleur, là, si vous voulez ce serait l’équivalent de
l’aplat en... peinture : c’est les grands aplats de couleur, les grands aplats de couleur
uniformes et vives,les grands aplats de couleur vive-uniforme. Or qu’est-ce qu’est l’origine là
, - vous voyez cela nous ou... cela nous entraînerait si bien que je dis bien des choses dont j’ai
honte c’est à dire un strict minimum - l’origine de cet usage de la couleur-surface au cinéma,
j’ai l’impression, ça ne doit pas faire de doute : c’est quoi ? c’est la comédie musicale, c’est la
comédie musicale qui s’est permis, et ça a été précisément pour ça qu’elle a eu besoin de la
couleur, c’est elle qui a fondé les grands aplats vifs uniformes et ça, et ça a été - je crois - ça a
été un acte très très fondamental du cinéma, et c’est un type d’image-affective extrêmement -
cette fois ci c’est plus des images d’épouvante, c’est des images très de douceur - mais c’est
d’une très forte, ça peut être de douceur et d’une très forte affectivité.

C’est donc ça des couleurs-surfaces. Or pensez, par exemple, que ça peut se, ça à peut-être
son lieu dans la comédie musicale, mais... mais... faisons un grand saut : utilisation - par
exemple - utilisation par Godard des grands aplats-couleurs, bon. On va voir pourquoi, et quel
est le sens de ces grands aplats. Mais je dis autre valeur de la couleur, autre valeur affective
de la couleur, non plus la couleur surface, mais, ce qu’on pourrait appeler, ou ce que, ou ce
que... les psychologues à propos d’autre chose que du cinéma ont parlé, de ce type de
couleurs, couleur-atmosphérique, les couleurs-atmosphériques, c’est à dire qui sont pas
localisées comme telles, qui se confondent avec l’atmosphère, ou si vous préférez on pourrait
dire : une couleur dominante qui imprègne toutes, toutes les autres couleurs - tout comme on
parle d’une période bleue Picasso, bon - on peut parler d’un film en bleu, ça veut pas dire que
tout soit bleu, non ! Bien. Qui est-ce qui a... ? Alors, c’est u... u..., j’aimerais bien distinguer
dans le cinéma actuel, les grands pots de la couleur-aplat, non, je crois qu’un des maîtres de la
couleur-aplat c’est en effet Godard. Mais, il y en a sûrement d’autres. Un des maîtres de la
couleur dominante, hein, je crois... je ne sais, je, je pense et ça doit être, peut-être un des ... je
me souviens pourtant d’un film série B dont je ne sais plus le titre : qui était un film en bleu,
très très curieux. Je sais plus le titre, je sais plus ce qu’il disait, c’était, enfin, c’était très
curieux, c’était très curieux. Mais... je crois que... un des grands maîtres de, la couleur
atmosphérique c’est Antonioni... et que notamment le grand acte de la couleur-
atmosphérique, tout comme d’une certaine manière le grand acte de l’aplat ça a été "Le
Mépris", hein ? Le grand acte de la couleur atmosphérique ça a été "Le désert rouge"... bon,
mais : c’est un autre type de la couleur, vous remarquerez que, dans les deux cas, elle est pas
localisable, elle est pas sur un objet, c’est ou bien une couleur-surface, ou bien une couleur-
atmosphère.

Car la couleur, la couleur qui qualifie un objet, qu’est-ce que c’est ? Là ça fait partie d’un état
de chose actuel, ça fait partie, c’est tel objet qui est rouge, bon, tout ça c’est... Mais pourquoi
c’est quand même du cinéma ? Pourquoi c’est une troisième sorte de couleur ? Parce que c’est
une couleur-mouvement... En quoi le, en quoi la couleur appartient au cinéma ? Elle
appartient au cinéma sous trois formes. Il y a trois types d’image-couleur au cinéma : la
couleur-surface, ou les grands aplats... la couleur-atmosphérique ou dominante, et la
couleur-mouvement c’est à dire rougir, pâlir, jaunir et cætera, si bien que la couleur qui

227
qualifie un objet ne vaut en fait au cinéma que comme couleur-mouvement et la couleur-
mouvement elle-même, elle me paraît singulièrement, même quand ce n’est pas exprimé
comme tel, avoir comme conditions les deux grands usages affectifs de la couleur... les deux
grands usages affectifs de la couleur, à savoir : la couleur-surface et la couleur- atmosphère.
Et pourquoi et ça, ça potentialise un espace ? Prenez l’espace de la comédie musicale, il est
complètement potentialisé par les grands aplats, un espace-Godard... ou bien... et l’impression
c’est le garage dans Week end... le rouge, le fameux rouge, pourquoi ça potentialise un
espace ? Godard le dit, mais un type de la comédie musicale s’il avait été très intelligent
l’aurait dit aussi, et pou... et peut-être qu’ils l’ont dit déjà... quand, je sais pas, qui disait à
Godard : “Ohlala, y’a plein de sang !”, y disait : “C’est pas du sang, pauvre con, c’est du
rouge.”. C’est pas du sang : c’est du rouge, ça veut dire quoi ? Bon, c’est une formule à la
Godard, c’est... "c’est pas du sang, c’est du rouge". Là aussi, ça pourrait s’interpréter trop
vite, ça aussi, ça veut dire clin d’oeil cinéma, mais tout ça c’est du cinéma enfin... faites pas
chier, c’est du cinéma". Mais ça veut dire bien autre chose, quoi. C’est comme lorsqu’une
couleur est employée comme surface ou comme atmosphère : qu’est-ce qui se passe ? Et bien,
elle opère une potentialisation d’espace, c’est à dire : elle est elle-même qualité-puissance
valant pour elle-même. Elle est qualité-puissance valant pour elle-même. Bon. Alors qu’est ce
qu’elle fait, une qualité-puissance ? Elle absorbe strictement tout ce qu’elle peut absorber,
tout ce qu’elle peut absorber, qu’est-ce qui l’empêche d’absorber tout ? C’est que : elle est
pas le Tout, alors qu’il y aura une autre qualité-puissance qui de son côté absorbera "tout ce
qu’elle peut absorber".

Bon, qu’est ce que veut dire Godard quand il dit, ‘Oh, mais c’est pas du sang, c’est du
rouge’ ? ça veut dire : en faisant cet usage de la couleur-surface, du rouge, je ferai que le
rouge absorbe tout ce qu’il peut absorber - le sang entre autre chose - ne privilégiez pas le
sang, ne privilégiez pas le sang, qui est encore un état de chose et un objet, par rapport à la
qualité puissance qu’on appelle : le rouge. D’accord : le rouge c’est le sang, mais c’est bien
autre chose, tout ce que le rouge pourra absorber... prendra dès lors la charge affective de cet
aplat, de cette image-aplat, de cette image-surface. Alors j’ai l’air de faire parler Godard
parce que c’est pas forcément Godard, qui est-ce qui a dit ça il me semble à merveille, et qui
pourtant a commencé avec le blanc et noir ? C’est Agnès Varda. C’est Agnès Varda. Agnès
Varda quand elle a commencé avec le blanc et noir, elle a pas cessé de dire : “Il s’agit pas de
faire”- et là c’est très très fort, il me semble - “Il s’agit pas de faire ce qu’on appelle
communément un usage symbolique de la couleur”, il s’agit pas de dire, le rouge il est
symbole du sang, jamais personne a fait ça, jamais personne sauf, quelle idée... Il s’agit pas de
dire le vert il est... il est symbole d’espoir, non : que le vert comme couleur-surface absorbe
tout ce qu’il peut absorber et on ne sait pas d’avance, on le saura d’avance si on le confronte à
ce que peut absorber une autre couleur, la couleur complémentaire, par exemple.

Et Agnès Varda part, avec son dualisme - car il faut bien partir des dualismes les plus simples
- pour comprendre quelque chose, elle part avec son dualisme noir/blanc. Et qu’est ce que
peut absorber le blanc ? Et elle fait des blancs magnifiques, et à mon avis c’est du film
expérimental en quel sens ? Bien sûr elle avait sa petite sur ce que le blanc absorbe, mais pas
forcément tout, elle savait pas tout d’avance, fallait que le film se fasse pour qu’elle apprenne
beaucoup sur ce que, le pouvoir d’absorption du blanc, c’est à dire sa valeur affective. Et
voilà que le blanc absorbe, peut-être... une chose, la lumière ? oui, le blanc absorbe la
lumière, c’est en effet, comme disait Goethe, c’est, c’est le “trouble minimum”, le blanc c’est
le trouble minimum de la lumière, le reste c’est pire. Le blanc absorbe la lumière, il absorbe
quoi, d’autre ? Bah, il absorbe, tiens ?... le blanc d’un drap de, le, d’un drap, le blanc d’un
drap, tiens ? On est renvoyé un peu à Sternberg, mais Agnès Varda elle a un autre point de
vue sur le drap... c’est le drap blanchi, c’est le drap blanchi par le travail des femmes, et le
travail des femmes ça passe beaucoup de temps, beaucoup de temps et beaucoup d’opérations
qui consistent à blanchir tant bien que mal.

Et dans son admirable premier film, le blanc absorbe la lumière, oui ? ah oui, mais il absorbe

228
aussi le travail des femmes ou un aspect - n’exagérons pas - un aspect du travail des femmes,
bon. Et qu’est ce qu’il absorbe encore ? Faut pas croire que ce soit tout de jeunesse et beauté,
le travail des femmes c’est dur, quoi, laver un drap c’est dur, toujours plus blanc, un blanc
plus blanc, toujours un blanc plus blanc : et qu’est-ce que c’est tout ça ? Et ça absorbe la
lumière, et ça absorbe le travail féminin, ou une partie du travail féminin - et pourquoi que ça
absorberait pas la mort ? La mort, la mort ? Mais on n’en n’est plus à la mort, c’est, trop
général la mort, puisqu’on est en plein dans des affects qui sont des essences alluviaires,
quelle mort ? Est ce qu’il y a une mort blanche ? Il y a un travail blanc, le travail des femmes,
bien. Un travail blanc... Est ce qu’il y a une mort blanche ? Oui, il y a une mort blanche, oui il
y a une mort blanche, selon Agnès Varda. Et la mort blanche c’est la mort qui consiste à se
dissoudre dans la lumière. Tiens, le vampire il a une mort blanche, lui, c’est une mort
blanche : il a une vie noire mais une mort blanche. Hein ?... Voilà, bon. Le blanc comme aplat
absorbera - ce sera une surface diabolique - il absorbera tout ce qu’il peut absorber comme
dans l’astuce - Godard dans je sais plus quel film, là - où il représente... quelqu’un qui peint
un mur en bleu, vaste aplat, et il y a un petit tableau sur le mur et il, il... il peinture, il
peinturlure le tableau avec le mur, je sais plus dans quoi c’est ça, mais...

Typique : votre couleur-surface absorbera tout ce qu’elle peut absorber, quitte à ce que la
couleursurface en contraste complémentaire ou une autre couleur-surface car, le "noir" chez
Agnès Varda dans son premier film, va faire la même besogne : il absorbera tout ce qu’il peut
absorber, et ce sera le travail des hommes, et ce sera la nuit, et ce sera et ce sera et ce sera et
ce sera une chose, et ce sera une mort noire. Bon alors, c’est pas simplement des contrastes,
on peut raffiner à l’infini, mais c’est en ce sens, vous voyez, que l’image-couleur, quand c’est
la couleur-surface et quand c’est la couleur-atmosphère, a cette fonction absorbante qui va
constituer, à partir d’un espace réel, à partir d’un espace qualifié, qui va en faire surgir un
espace quelconque. Et l’espace d’Antonioni dans "Le désert rouge", et l’espace-Godard dans
toutes sortes de films, c’est typiquement un espace quelconque, qui sera extrait de l’espace
qualifié par, entre autres, par cet emploi de l’image couleur.

Ayez de la patience - parce que je voudrais terminer très vite pour que vous me disiez votre
avis là-dessus... Et je dis : est-ce qu’il y a pas encore un autre moyen ? Puisqu’on a vu un
premier moyen pour potentialiser l’espace, ou constituer l’espace quelconque, ce serait :
l’ombre. Deuxième moyen c’est : la couleur quand il s’agit de la couleursurface ou de la
couleur-atmosphère. Troisième moyen - et c’est certainement le plus mystérieux - c’est, là,
comme une espèce de constitution directe, une constitution directe d’espace quelconque. Qui
passerait plus elle pourrait comporter des ombres et de la couleur, on le verra, mais qui sont
comme des espè... des espè... mais il suffit pas de vider un espace pour l’obtenir là il y a une
espèce de magie - qui sont comme des espèces d’espaces vidés. Des espaces vidés. Mais il
faut que ce soient des espaces vidés, quoi ?

Qui m’appelle, là ? Oui. (On lui pose une question : est ce que tu peux faire une petite
parenté ? Je peux annoncer l’avenir, juste. Je peux dire que formellement, une définition de la
qualité-puissance, indépendamment du cinéma, elle n’est comme concept philosophique
possible : je le fais la prochaine fois, en m’appuyant sur des philosophes... il faut, peu
importe, hein ?... voilà. Deuxième question : est-ce que la qualité-puissance peut être définie
indépendamment de l’espace quelconque ou indépendamment de son indifférence à toute
coordonnée spatiotemporelle, et ça revient au même, hein ?... Ma réponse ce serait : non.
Alors pour toi qui te - je vois bien ce dont tu te soucies - est-ce que Kant pouvait ?
Évidemment, non. Kant n’aurait jamais pu parce que, pour lui... toute sensation, toute
affection, était subordonnée à l’espace-temps. Donc, il pouvait pas...

Alors je termine vite ce troisième point. Quelle heure ? (Il est et demie) Je dis... Comment
constituer les espaces vides directs ? Même si des couleurs y interviennent, mais
secondairement, même si des ombres y interviennent, mais secondairement ? Je cite dans
l’ordre, dans, là : oui, c’est des choses qui se passent actuellement... Il me semble que, un
succès très curieux, en ce sens, une voie - je dis pas que ça réussit d’un coup - c’est : l’école

229
allemande. L’école allemande actuelle, qu’est-ce qu’ils ont réussi d’étonnant, c’est les
images-villes. Des images-villes qui sont en même temps des images-déserts, la ville-désert.
Il faut à la fois que ce soit : une ville - donc là ça renverrait à un espace qualifié - mais
bizarrement en tant que ville, c’est un désert. C’est pas deux choses, hein, qui est-ce qui a
réussi ça ? A mon avis Fassbinder, Fassbinder... très très souvent, Jacques Schmidt, dans
"L’ombre des anges" (Daniel), non Daniel, pardon "Daniel Schmidt", dans L’ombre des anges
qui a fait la... très bel espace-ville désert et, mais pour lui c’est secondaire, c’est pour ça que
je le cite juste, vous allez voir pourquoi : Wenders, où les villes peuvent être surpeuplées,
c’est des déserts. Alors, la ville-désert du cinéma allemand actuel m’apparaît très très
curieuse, et pourquoi j’ajoute Wenders ? Parce que, ils ont tous quelque chose en commun,
dont ils se réclament constamment - alors là, on voit bien le rapport avec la terreur, c’est pas
du cinéma de terreur, pour eux ça n’a aucun intérêt le cinéma de terreur - enfin c’est peut-être
quelque chose qu’ils estiment plus profond, c’est comme ils disent un cinéma de la peur et
l’affect fondamental, lié à ces espaces vides ou vidés, c’est la peur. Déclarations à cet égard
de Wenders, constamment... que ça veut pas dire qu’il est a peur, c’est l’affect de la peur en
tant que il peut être surmonté, combattu ou bien on peut être vaincu par lui, c’est une histoire
avec : c’est la peur qui devient affect là. Avec tout le problème de avec quoi elle se combine ?
Quelle essence singulière ça va former ? Et ce serait ça mon premier exemple. Deuxième
exemple que je cite, mais que je connais absolument pas, donc je le cite pour mémoire, et ce
serait à vous de... c’est, ce que, je ne connais moi guère que par les textes de... et des textes
assez courts, je crois, ceux que je connais, de Narboni... à propos de Straub. Ce que Narboni
appelle, je crois bien, les espaces creux, ou les espaces vides ou vidés, chez Straub qui, si je
ne me trompe pas d’après les articles que j’ai lus là, de Narboni... sont des espaces en...
extérieurs, sont des espaces en, décor naturel en... alors là il y aurait comment, qu’est ce que
c’est que cette image ? Ceux qui connaissent bien les films de Straub, je vous, je vous y
renvoie, là.

Troisième approche, de cela - et je voudrais m’en tenir là, et puis ce serait à vous de prendre
le relais à tous ces égards - c’est, bien quelque chose qui me frappe beaucoup là, que je
connais un peu mieux, et que je crois sentir un peu mieux, un rôle très particulier qu’à pris
dans le cinéma moderne - surtout avec la nouvelle vague - les appartements, non finis. Il
faudrait presque en faire un concept de cinéma : les appartements non finis - je pense que
dans le cinéma canadien aussi, il y a de drôles de trucs là-dessus - les appartements non finis
qui vraiment tendent pa... à arracher un espace quelconque à l’espace réel, à l’espace des
connections réelles. Les appartements non finis c’est quoi ça alors, encore ? je récite Godard
parce que, il en a joué avec génie parce que, vous comprenez ce que ça implique ? Je veux
dire, c’est pas des exemples là, que je donne, c’est vraiment des essences de formations
d’espaces vides, d’espaces -pardon - d’espaces quelconques. Car, dans un appartement non
fini, les acteurs vont avoir un jeu, vont avoir des possibilités, et les affects qui vont être
exprimés, seront d’un type très très particulier. C’est pas du tout ju... une astuce de décor,
l’appartement non fini. Ça permet d’abord des angles et des prises de vues très particulières,
ça permet des mouvements - pensez par exemple à un acteur de Godard, n’est-ce pas, qui se
trouve devant une porte non finie : la porte est là mais il n’y a rien au milieu de la porte alors -
dans la même scène c’est, c’est ... dans mon souvenir c’est une grande scène du Mépris, tantôt
il ouvre la porte comme si elle était pleine, tantôt il passe à travers, sans l’ouvrir, tantôt il
l’ouvre et il passe à travers... et cætera, il y a toutes les possibilités, toutes, toutes les
potentialités. Un espace, un appartement non fini, c’est un espace potentialisé au maximum.
Et potentialisé pas du t..., pas seulement du point de vue de l’extérieur, à savoir : les
événements qui peuvent y survenir, car n’importe quoi peut entrer dans un appartement non
fini, mais aussi du point de vue de "l’intérieur", entre guillemets, c’est à dire : des affects. Des
affects qui vont s’y jouer, et une des scènes de ménage dans "Le mépris" dont, la longue
scène, se fait dans un tel appartement, non fini, et je crois que c’est très très important comme
constitution d’un espace quelconque, une fois dit que - je vous le signale par parenthèse, ça va
de soi - que deux méthodes au moins peuvent se concilier très aisément, à savoir
l’appartement non fini et la couleur grand aplat, et la couleur-surface, c’est même ce que fait

230
Godard la plupart du temps. Et là, alors, il y a beaucoup d’autres types qui ont essayé de, mais
à mon avis, c’est quand même Godard qui a tiré de, l’appartement non fini, la plus grande
potentialisation. Aussi bien du point de vue des événements que du point de vue des affects :
dans "Pierrot le fou" aussi, il y a des lieux indéterminés, des espèces d’appartements non finis
extrêmement...

Je voudrais, pour ceux qui s’intéressent à ce point, comparer avec un type d’appartement là,
là, également qui m’intéresse beaucoup, et qui est pas du tout du type des appartements "non
finis" de Godard, des appartements en cours de construction, mais qui lui est un type
d’appartement, c’est les appartements de Resnais. Appartements de Resnais très curieux
aussi, sur le chemin de la constitution de l’espace quelconque pensez - je prends un seul cas -
l’appartement tournant de "Muriel" , évidemment et fondamental là aussi il fait une chose de
décor, et fondamental pour toute la mise en scène, c’est appartement où, n’est ce pas, vous
vous rappelez, où l’héroïne était une espèce d’antiquaire a... : en appartement, où les meubles
changent de pièce, disparaissent réapparaissent, et c’est très important. C’est l’équivalent...
c’est pas la même chose qu’un appartement non fini, cette fois ci c’est un appartement :
faudrait trouver un adjectif pour le qualifier, cet appartement de Muriel, qui a tellement,
tellement d’importance.

Alors à cet égard, je dis : voyez, l’approximation des espaces quelconques c’est à dire des
potentialisations d’espaces, c’est vraiment : d’abord les ombres, ensuite les couleurs-surfaces
et les couleurs- atmosphères, ensuite les espaces quelconques directs. Et dans les trois cas
vous avez : exposition d’une ou plusieurs qualités-puissances pour elles-mêmes et, pour tout
regrouper, je vous signale, et je relis très vite... Bien sûr ça a été précédé, qu’est ce qui a fait
les espaces quelconques ? C’est nulle doute, cette idée d’espace quelconque, et je crois, que
chez celui qui... qui a imposé cette notion là, chez Pascal Auger. C’est bien comme ça ?
Auger... Chez toi c’était... tu l’empruntais... et... tu : ce qui t’avait donné cette idée c’était
précisément le cinéma indépendant.

(réponse de Pascal Auger) Chez Michael Snow ? C’est de Snow, hein ? Oui ? ( Pascal Auger
répond) C’est ça. C’est Pas...

[...] trente-sept, je vous lis le résumé, c’est vite. [...] Voilà, le film s’appelle Longueur d’onde.
C’est l’exploration continue, évidemment c’est pas très rigolo... je veux dire, on retombe pas
dans le problème, bon, quand Godard reprend ça, et bah qu’est ce que ça a beau être ? Peu
importe. Là, je vous le lis tel quel : "c’est l’exploration continue d’une pièce, un atelier tout
en longueur, espace où viennent s’inscrire les événements fortuits du monde extérieur, tant
que le zoom permet de voir les fenêtres et la rue." C’est à dire, hein, la caméra part... du mur
opposé dans la pièce close, du mur opposé au mur des fenêtres, qui donnent sur la rue et, le
film va durer le temps du zoom. Et s’arrêtera lorsque la caméra sera arrivée. Sur quoi ? Sur le
mur opposé, le mur des fenêtres, où elle braquera une gravure, qui représente de l’eau. Et le
film s’achèvera sur, cette image d’eau. Il aura traversé tout cet espace : vous allez voir, le
potentialisant, tout à l’issue de son avancée et du zoom. "C’est l’exploration continue d’une
pièce, un atelier tout en longueur, espace où viennent s’inscrire les événements fortuits du
monde extérieur, tant que le zoom permet de voir les fenêtres et la rue". Filmé de jour ou de
nuit, sur des pellicules différentes, produisant des modifications de couleur,’ et donc cette
utilisation de la couleur, couleur-atmosphère ou couleur-aplat, mais ça : on laisse, c’est pas
l’essentiel, ‘avec des filtres et même à l’occasion en négatif, l’espace de la pièce est
progressivement réduit, au fur et à mesure que le zoom nous rapproche du mur du fond, et
d’une photo de vague, qui s’y trouve affichée." C’est l’histoire’ et... l’auteur du, résumé, qui
est Sitner dit : c’est l’histoire de la diminution progressive d’une pure potentialité. Cette
intuition de l’espace et implicitement du cinéma comme potentialité, est un axiome du film
structurel. Il continue le résumé : "Donc la pièce est le lieu du pur possible." C’est à dire de la
potentialité. "En opposition à cela, interviennent une série d’événements, dont la réalité est
soulignée par la substitution d’un simple son synchrone. Il y a progression et interrelation de
ces événements". A mesure que la caméra avance, vers le mure, hein ? Vers le mur opposé.

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"Un rayonnage est apporté dans la pièce’ Bon. C’est un petit événement. ‘Deux jeunes filles
écoutent la radio." C’est encore le début, l’aube du film : les événements apparaissent
clairsemés. "A mi-film,’ Bon : "A mi-film, nous entendons un homme monter les escaliers.’
On ne le voit pas : la vision est hors-champ, le son est dans le champ. "Nous entendons un
homme monter les escaliers et s’effondrer sur le sol. Mais le zoom est déjà arrivé à mi-pièce,
et l’on ne fait qu’entrevoir le corps : l’image le laisse hors-champ." Un événement qu’arrive,
dans une pièce pas finie comme ça, une pièce pas meublée, pas finie, on vient d’apporter un
rayonnage, et puis un type arrive, s’écroule : bon... "Plus tard, au crépuscule du film, l’une
des jeunes filles à la radio revient, se dirige vers le téléphone qui, installé sur le mur du fond,
est donc dans le champ." La caméra a avancé mais elle n’a pas encore atteint le mur du fond :
il y a le téléphone au mur. "Et dans un moment de tension dramatique - inhabituel dans le
cinéma d’avant-garde - appelle un homme, Richard, pour lui dire qu’il y a un cadavre dans la
pièce. Elle insiste sur le fait qu’il ne semble pas ivre mais bien mort, et elle donne rendez-
vous à ce Richard en bas. Elle sort. Le coup de téléphone transforme les événements
précédents en récit" - c’est à dire en potentialité - "si le film s’était arrêté là, la présence de
cette forte image de la mort aurait épuisée toute l’énergie potentielle accumulée auparavant,
mais Snow adopte un parti plus profond : nous voyons en écho visuel un fantôme," Ça, ça
m’intéresse beaucoup, vous voyez, l’ombre qui revient là... C’est pas l’essentiel, d’accord,
mais tout comme il y avait couleur, pour potentialiser l’espace, là il y a ombre et fantôme. "
Nous voyons en écho visuel un fantôme en surimpression négative de la jeune fille, qui donne
le coup de téléphone, et le zoom continue tandis que le son se fait plus perçant, jusqu’à
l’image finale de la mer immobile, épinglée sur le mur." Quand la caméra a achevé son trajet,
hein. Bon. Qu’est ce que ça veut dire ? Je vous disais, là je reprends, ça me paraît une
structure très très analogue, quelle que soit la différence des styles, ça me paraît une structure
complètement analogue, celle de "Agatha" de Marguerite Duras où, en effet, il s’agit de
quoi ? Il s’agit de, là aussi, c’est... ça c’est le cas typique d’un espace vide, d’un espace
potentialisé, d’un espace vidé, tel que : la caméra va partir d’un bout et va tendre vers la
fenêtre. Et au delà de la fenêtre il y a quoi ? C’est plus une gravure sur le mur qui représente
de l’eau c’est, la véritable mer, c’est la plage et la mer, et la caméra va traverser cet espace
vide, et le temps où elle opère toute cette potentialisation d’espace, c’est à dire toute cette
constitution d’espace quelconque, il y a l’image-son qui raconte ce récit de l’amour
incestueux et, tout se terminera... Tout à commencé si vous voulez, après l’histoire, après
l’histoire, puisqu’elle est rapportée au passé et, quand on se précipitera... quand on sera
comme précipités sur la plage et dans la mer, là ce sera le, avant toute histoire, c’est à dire ce
qu’on appelait précédemment là "le paysage d’avant les hommes". Et ça ira de après les
hommes à avant les hommes, à la faveur de cette avancée et la traversée de quoi ?
Uniquement, un espace potentialisé. Alors, je dirais que là on la tient, notre second aspect de
l’image-affection, si bien qu’on en aurait plein s’il fallait le détailler, mais, je voudrais... je
conclus aujourd’hui parce que, c’est très... le temps : presse.

Donc on a vu l’image-affection, dans un premier... dans une première présentation, et c’était :


le gros-plan ou le visage, avec toutes ses variétés. Je dis toutes ses variétés puisqu’il y avait
plusieurs pôles du visage, puisque bien plus on a vu que le visage pouvait ne pas être un
visage - ça pouvait être une partie du corps ou un objet, ou un affect-objet et cætera - et cette
première grande dimension de l’image affection c’était, il vous a semblé que c’était la qualité-
puissance en tant qu’exprimée, par différence avec la qualité-puissance en tant qu’actualisée
dans un espace déterminé.

Puis, deuxième dimension de l’image affection, c’était la qualité-puissance en tant


qu’exposée dans un espace quelconque, par opposition avec, toujours, actualisée dans un
espace déterminé. En tant qu’exposée dans un espace quelconque, à charge de construire les
images de l’espace quelconque, grâce soit à des ombres, soit à des traitement de la couleur,
couleur-surface ou couleur-atmosphère, soit à une potentialisation directe des espaces vides.
Alors, j’en ai fini avec l’image affection, j’aimerais beaucoup, si vous le voulez bien que,
pour la semaine prochaine vous réfléchissiez, et que on commence par ce que vous vous

232
ajouteriez - quitte à ce que ça nous fasse remanier - et on pourrait commencer, et on
continuerait après.

Cours 12 du 9/03/82 Deleuze Cinéma Transcription : Nicolas Lehnebach

(...) telle qu’elle apparaît dans l’exemple privilégié : “force résistance”, ou “effort résistance”,
deux termes. Et il faut dire de la secondéité deux choses, c’est que, elle est dite secondéité
parce que elle vient après la priméité, mais aussi parce qu’en elle même, elle consiste en
« deux ».

Là où il y a image-action, ou là où, je dirais aussi bien, là où il y a sentiment de réalité, il y a


« deux ». Vous me direz on n’a pas beaucoup avancé, bon. Cherchons alors, cherchons,
qu’est-ce qui pourrait nous arranger ?

Trois temporalitées chez Pierce

PIERCE lui, il va faire tout un système... supposons qu’on ait fini avec MAINE DE BRIAN,
j’en n’ai pas dit lourd sur MAINE DE BRIAN mais juste ce qu’il fallait. Supposons qu’on
fasse tout un syst... que euh, maintenant, on envisage le système de PIERCE. PIERCE va
distribuer l’ensemble de ce qui apparaît, l’ensemble des phénomènes sous trois catégories. Et
les trois grandes catégories de PIERCE, très insolites à première vue mais peut-être qu’on est
un peu mieux armé pour les comprendre c’est :

Priméité, secondéité, tiercéité.

Il dit : “tout ce qui apparaît”, et il appelle cela : des “catégories phénoménologiques”. Ou


comme il emploie des mots de plus en plus compliqués, il adore les créations de mots, c’est
son droit, des “catégories phanéroscopiques”, mais le phanérum en grec c’est la même chose
que le phénoménum donc euh... catégories phénoménologiques disons. Et tout ce qui apparaît
donc va être ou bien phénomène de priméité ou phénomène de secondéité ou phénomène de
tiercéité.

Bien... alors, cherchons un peu... qu’est que mais qu’est-ce que ça peut nous faire tout ça ?
pourquoi ? quand même, j’essaie pas de gagner du temps, ça serait une idée abominable tout
ça... alors, pourquoi raconter tout ça ? C’est comme au hasard, EISENSTEIN ne peut pas être
euh... soupçonner d’avoir lu MAINE DE BRIAN, bien qu’il ait lu beaucoup.

EISENSTEIN

Dans un curieux texte euh... d’un livre d’EISENSTEIN La non-indifférente nature, dont on
aura à parler par la suite, La non-indifférente nature, EISENSTEIN nous dit à peu près la
chose suivante : (quoi ?)... nous dit à peu près la chose suivante. Il dit, il y a de très curieux
états par lesquels on passe. Ce sont de pures affections... et ces états de pures affections, c’est
comme si on ne peut les saisir que dans la mesure, ça peut être très simple, mais c’est comme
si ils nous mettaient hors de nous-mêmes. Rupture de la relation avec un moi. Et il dit c’est
ça, alors il retrouve un concept qui lui est propre, tiens ça va j’espère nous intéresser, il dit
c’est ça, c’est ça que j’appelle l’extase ou le fond du pathétique.

L’extase, elle est du type, non pas du tout « je vois ceci », mais « il y a ». L’extase c’est
jamais, et il cite et il va jusqu’à citer des textes pathologiques et des textes mystiques, tout
nous va. MAINE DE BRIAN aussi faisait allusion à des textes mystiques. Le mystique, il
commence pas par dire « je vois Dieu », ce qui serait d’ailleurs une proposition insupportable
à son orgueil, à son humilité plutôt. Il dit pas « je vois Dieu » ou « je vois le Christ », il dit « il
y a la déïté ». C’est-à-dire il ne voit rien du tout, il éprouve un affecte, il éprouve un affecte
pur, sans relation avec le moi, sans relation avec l’espace et le temps.

233
Et voilà qu’EISENSTEIN nous dit c’est ça que j’appelle le pathétique. Une fois dit que, et
même l’extrême du pathétique, une fois dit que la pathétique c’est en effet le mouvement
d’être hors de soi.

Et il nous dit, s’il y a une chose au monde qui est supra-historique, c’est ça. C’est ça qui est
supra-historique, et, voyez que ce monde du pathétique va couvrir beaucoup de choses
puisque il va terminer son texte en donnant comme exemple la faim. Il dit : i n’y a pas
plusieurs manières d’avoir faim d’après les époques. La faim c’est exactement ce que MAINE
DE BIRAN appellerait une affection impersonnelle. Sentiment de la faim qui n’est même plus
considéré sous la forme d’un « j’ai faim », mais sous la forme de « il y a de l’affamé ». Pur
affect impersonnel qui n’est même plus localisé dans l’espace et dans le temps... et qui en
effet... Et, EISENSTEIN - alors ça m’intéresse parce que c’est trés curieux - EISENSTEIN
fait ses catégories et propose un ensemble de catégories où vous avez d’un côté la sphère du
pathétique fait d’affections simples sur le mode du « il y a » sentiment absolu, sentiment
absolu d’entité. On retrouverait là toutes les entités dont j’ai essayé de parler la dernière fois,
supra-historiques, hors de l’espace et du temps, qu’il va distinguer du monde historique ou du
monde de l’action qui lui, est un monde à coordonnées spatio-temporelles avec des individus
relatifs à une époque ou déterminés par une époque etc., mais voyez ces deux sphères qui
correspondent exactement à la priméité et à la secondéité. Et puis alors bon euh... ce serait
intéressant ce texte de le voir de très près. Alors il dit, EISENSTEIN s’en prend très
violemment à la religion parce que il dit voilà, voilà le tort de la religion. La mystique, c’est
rien parce que les mystiques ils sont très exacts. Ils disent, il y a de la déïté mettons, présence
d’une qualité puissance. Eh ben oui ça c’est très bien dit EISENSTEIN. Mais l’opération de
l’église, d’après EISENSTEIN, c’est précisément de rapporter ces états d’affections simples à
des coordonnées spatio-temporelles, à tout un mécanisme de causes, à des "moi", et dire c’est
la preuve de l’existence de Dieu etc, etc. Alors il dit, là y a une opération qui défigure
complètement le pathétique.

Voyez c’est très correspondant là... euh je dirais c’est bien au niveau de l’histoire, c’est la
même histoire que je raconte sans du tout, je cherche pas un rapprochement arbitraire de
texte. Ça me paraît très très étonnant que il y ait cette correspondance. Et si je venais à en
chercher une autre de correspondance...

GODARD

Je me dis, bon, c’est curieux, y a un thème qui a toujours obsédé GODARD. Et là aussi
GODARD, il est comme EISENSTEIN euh... c’est quelqu’un qui lit beaucoup, beaucoup,
beaucoup hein, il a beaucoup lu mais ça m’étonnerait, je sais pas pourquoi, je sais pas
pourquoi, ça m’étonnerait qu’il ait lu PIERCE. Or, beaucoup d’entre vous savent avec quelle
persistance à travers toutes ces différentes époques, si l’on peut dire, Godard a utilisé et manié
un thème qui peut être résumé sous la forme, un thème qui concerne étroitement sa
conception des images au cinéma et qui peut être ramené à la forme : 1,2,3...

1,2,3.

Et, je dis à travers les époques parce que à travers les époques, ça a prit des sens assez
différents, mais, à ma connaissance c’est toujours revenu dans la pensée de GODARD
comme un thème obsessionnel comme une espèce de clé pour comprendre l’image-cinéma.

Et le thème du 1, 2, 3 il apparaît je crois que une de ses premières apparitions très euh...
explicite, c’est à propos de Deux ou trois choses que je sais d’ellec’est ça ? Deux ou trois
choses que je sais d’elle, (c’est ça !) oui... mais ensuite pendant sa période Vertov, là, le 1, 2,
3 bon ressurgit, reprend un autre sens, dans Ici ailleurs, il prend, à mon avis un autre sens,
dans les émissions télé, il va ressurgir alors à fond le 1, 2, 3 en prenant encore un autre sens.
Et évidemment c’est pas parce qu’il dit 1, 2, 3 qu’il est hégélien ou qu’il est marxiste hein,
non, je veux dire les hégéliens ils disent, ils disent 1, 2, 3 mais euh, mais ce serait offensant

234
pour HEGEL et pour les autres de penser que ça suffit à définir un hégélien. Y a des gens qui
disent 1, 2, 3 et qui sont pas du tout hégélien, tout dépend comment on conçoit le 1, 2, 3,
alors, bon ben... GODARD il dit 1, 2, 3 et il pense nous apporter un message vraiment très
profond sur la nature de l’image au cinéma, bien. Je me dis, ça... on va finir bien par la
rencontrer cette histoire, on en tient le début.

Y aurait des images de priméité, des images de secondéité et PIERCE nous dit des images de
tiercéité.

On commence à se débrouiller dans les deux premiers types d’images : priméité, secondéité.
Mais enfin, on se débrouille encore assez mal.

PIERCE

D’où, prenons maintenant PIERCE. Ce que je voudrais que vous sentiez c’est à quel point on
va avoir besoin de PIERCE. Voilà comment il nous définit priméité, secondéité, etc. C’est pas
difficile tout ça, hein, ça va, vous... c’est ennuyeux mais c’est pas difficile.

Intervention : “C’est pas du tout ennuyeux !”

« La priméité est le mode d’être de ce qui est tel qu’il est ».

Alors hein, il pèse ses mots hein... c’est, c’est un genre de penseur qui pèse chaque mot hein,
« La priméité est le mode d’être de ce qui est tel qu’il est positivement et sans référence à
quoi que ce soit d’autre ». Là, on comprend pourquoi ça s’appelle priméité, c’est ce qui est
« un ». Seulement qu’est-ce qui est « un » ? Bien ce qui est « un » c’est ce qui est tel qu’il est
positivement et sans référence à quoi que ce soit d’autre. Un exemple, vous me direz,
donnons-le tout de suite. Je dis : le rouge. Le rouge, tout le monde me comprend. Bon, je dis
« le rouge ». Ce mot renvoie à quelque chose qui est tel qu’il est le « rouge », positivement et
sans référence à quoi que ce soit d’autre.

« La secondéité est le mode d’être »...

Intervention : « mais quand on dit le rouge c’est... » inaudible

Deleuze : quand on dit le « rouge » parce qu’il y a un mot et qu’un mot, c’est manifestement
de la tiercéité, mais ce que désigne le mot... essayez par abstraction, vous me direz ah... oh ça
pose des tas de problèmes, vous allez voir ce qu’il dit hein, vous allez voir ce qu’il dit. Oui,
ça euh, votre remarque est très juste, ça va de soi que, si vous tenez compte du mot le
« rouge » mais je pourrais m’en passer, je pourrais faire sans, euh... vous suiviez mon doigt
mais y a mon doigt qui lui introduit un rapport mais c’est parce que j’essaie de parler, de vous
parler c’est donc de la secondéité au moins. Mais, si je suis dans le rouge là moi, j’ai, j’ai un
phosphène rouge au moment de m’endormir ça arrive, une lueur rouge, le rouge je le dis à
personne, voilà, il y a, il y a le rouge, y a le rouge dans mon œil mais je le dis pas, je dis rien,
y a le rouge. Ben, c’est une qualité telle qu’elle est, positivement et sans référence à quoi que
ce soit d’autre. Vous me direz « si c’est en référence à ton œil », non c’est pas en référence à
mon œil, ça le sera si j’introduis d’où vient ce rouge, si je pose une question de la cause. Mais
là, pas du tout, je suis absolument comme une vache avec euh ah...euh, une vache qui se dit
« ah ! y a du vert ». Hein... elle se dit pas « y a de l’herbe », « y a de l’herbe » ce serait de la
secondéité hein. Là y a du vert...une vache qui mangerait pas quoi, parce que manger c’est de
l’action, voilà bon.

« La secondéité est le mode d’être de ce qui est tel qu’il est par rapport à un second. »

Vous direz ça va de soi, ça va pas de soi du tout tout ça. « La secondéité est le mode d’être de
ce qui est tel qu’il est par rapport à un second mais sans considération d’un troisième quel
qu’il soit. » Sentez tout ce qui est réel, tout ce que vous éprouvez comme réel est de la

235
secondéité. Force-résistance, action-réaction. La secondéité c’est toutes les formes de duels.
Partout où il y a duel, il y a secondéité. Et tous les phénomènes qui ressortissent d’un duel
quelconque... action-réaction, force-résistance et bien d’autres euh... eh bien d’autres encore
renvoient à la catégorie de secondéité. La tiercéité, alors ça qui n’avait pas d’équivalent chez
Maine DE BIRAN, du moins dans mon analyse hein.

« La tiercéité est le mode d’être de ce qui est tel qu’il est en mettant en relation réciproque un
second et un troisième. »

C’est-à-dire, il y a tiercéité chaque fois qu’il y a médiation... chaque fois qu’il y a médiation...
ou disons le mot peut-être, chaque fois qu’il y a loi ou possibilité de loi. Chaque fois qu’il y a
loi ou possibilité de loi, est-ce que j’en n’ai pas trop dit parce que dans le, dans le duel euh,
dans la secondéité...

Coupure

Exemple de tiercéité ... de l’eau bouillante, je veux de l’eau bouillante, bon, je la mets sur le
gaz, je la fais bouillir, j’attends. Voilà, je prends cet exemple pour distribuer à la PIERCE les
trois catégories. Supposez qu’elle ait bouillie et puis je plonge mon doigt dedans alors qu’elle
est bouillante. Euh... je pousse un hurlement, la douleur est si grande que c’est même plus une
douleur locale, c’est vraiment : "il y a du bouillant", affection pure. Je sais même plus où j’en
suis, j’ai giclé hors de l’espace et du temps, sous la douleur, euh affection pure oh lala, euh...
c’est même plus moi qui ai mal, le monde a mal, bon, voilà. Je dis c’est la priméité. Y a bien
une loi d’après laquelle l’eau bout, cette loi, vous constatez que c’est une médiation. C’est
une médiation entre l’eau et la chaleur telle que la chaleur doit être à cent degrés pour que
l’eau bout. Cent degrés est ici la médiation légale. Je dirais, c’est le nombre de la tiercéité.
Vous avez trois termes. Un terme, un second terme, une médiation qui rapporte un à deux.
C’est très simple ce qu’il dit mais mais ça me paraît trés...c’est... les philosophes anglais ils
procèdent toujours comme ça. Ils sont dans des trucs absolument simples qu’ils découpent
d’une manière tellement tordue, tellement bizarre que on a l’impression qu’ils vous parlent
d’une autre planète... et c’est avec ça qu’ils construisent leurs concepts. C’est très très
curieux, y a que les anglais qui savent faire ces coups-là... bon alors ça c’est la tiercéité. Mais
moi quand je veux faire bouillir de l’eau, qu’est-ce que c’est ? Ben, c’est un rapport force-
résistance. Vous me direz y a une loi. Bien sûr y a une loi mais la loi, elle porte pas du tout
sur le fait que je veuille faire bouillir de l’eau. La loi c’est quoi ? c’est l’énoncé de la
possibilité de porter, et je dis bien, de la possibilité de porter l’eau à l’ébullition. Une loi est
toujours comme on dit en terme savant hypothético-déductive. Elle est hypothétique et elle
s’exprime sous la forme : si tu portes l’eau à cent degrés, elle entrera en ébullition. D’accord
si je porte l’eau à cent degrés, elle entre en ébullition, c’est le domaine de la tiercéité. Bon
mais, quand je veux faire bouillir de l’eau, c’est pas au nom de la loi, c’est au nom de quoi ?
C’est au nom d’un phénomène de secondéité, à savoir : moi, le but que je me propose. Et ça
se fait dans un monde de la secondéité, à savoir mon effort : il a fallu que je remplisse la
casserole, que je la porte, que je la mette sur le gaz... et, la résistance. La résistance à mon
effort c’est quoi, là... comme disait BERGSON dans une autre occasion : faut bien attendre
que le sucre fonde, faut bien attendre que l’eau bout... c’est la forme d’inertie et de résistance
qui s’oppose à mon effort. Lorsque vous voulez faire bouillir de l’eau, vous êtes dans le
monde de la secondéité, bien que la loi au nom de laquelle l’eau bout fasse partie de la
tiercéité. Vous comprenez ? Ça doit être très très concret ça doit changer même votre
manière vous comprenez, vous...l’idéal c’est que vous ne fassiez plus jamais bouillir de l’eau
de la même façon... euh, pas de la même manière que les choses se sont distribuées. Ça c’est
le monde signé PIERCE. C’est un monde très curieux, très attirant, très...

Bon alors bien sûr les actions et réactions répondent à des lois. Oui, elles répondent à des lois,
mais pas en tant qu’actuelle, pas dans leurs réalités. Elles répondent à des lois dans ce qui les
rend possible, or ce qui les rend possible, c’est des phénomènes de tiercéité. Mais en elles
mêmes c’est de la pure... c’est de la pure secondéité... l’actualité même est pure secondéité.

236
D’accord ?...

Alors, là-dessus, si vous comprenez vaguement cette première différence, priméité,


secondéité, tiercéité.

Il va, dans certains textes - parce que, on va comprendre qu’en fait c’est bien plus compliqué
que ça - dans certains textes, il va dire, eh ben, en gros, à la priméité, à la secondéité, à la
tiercéité correspondent trois sortes de signes. Moi je dirais pour mon compte, et la différence
il me semble est très très mince, correspondent trois sortes d’images.

Y a des images de priméité, et comment qu’on va les appeler les images de priméité ? au plus
simple. Je dis bien ce n’est pas l’état final de la pensée de PIERCE, hein, mais il passe par là.
On va les appeler des icônes. C’est des icônes. Un icône, qu’est-ce que c’est en effet, c’est
un signe qui fait signe en fonction de ce qu’il est. Uniquement de ce qu’il est. C’est un signe
de priméité. C’est un signe qui fait signe en fonction de ce qu’il est. Nous appelons ça une
icône... j’ai dit un icône ? pardon euh... nous appelons ça : une icône...

Bon... Signe de secondéité... c’est un signe qui fait signe en fonction d’autre chose d’existant,
d’autre chose d’actuel. C’est un signe actuel qui fait signe en fonction d’autre chose d’actuel.
Il faut qu’il y ait deux. Un tel signe nous l’appellerons : un indice. Par exemple : pas de
fumée sans feu. La fumée fait signe en rapport avec quelque chose d’autre qui est actuel
même si ça m’est pas donné... faut qu’il y ait du feu, je vois de la fumée, y a pas de fumée
sans feu, bon... la fumée est l’indice d’un feu. L’indice ça sera le signe de la secondéité.
Action-réaction, je dirais un baromètre... tiens on pourra faire le code de la route comme ça
d’ailleurs, on pourrait, vous allez voir... enfin, il faut pas compliquer. _ Ben y a des signes de
secondéité, des signes de priméité et y a des signes de tiercéité... enfin euh...

Un signe de tiercéité, c’est ce qu’il appellera : des symboles. Un symbole c’est un signe qui
unit deux choses par une médiation.

C’est le monde de la signification car... selon lui, selon Pierce, il n’y a pas de médiation qui
unisse deux choses indépendamment d’une signification.

C’est la signification qui est de la médiation même... bon, peu importe, tout ça ce serait
compliqué. Voilà, je dis... maintenant... ça peut préciser notre vocabulaire... un tout petit peu.

Je dirais les images affections sont des icônes... ça va bien, tout ce qu’on a vu sur le gros plan
tout ça, voilà et euh... je sous-entends que il nous apporte autre chose que des mots là, ça doit
nous faire faire des progrès.

Et les signes de l’image-action sont des indices.

Et je dis : 1, 2. Bon... et quand je dirai 1, 2 maintenant ça voudra dire : je mets là un icône et


puis je mets là un indice... puisque je vous le rappelle que 2 c’est pas seulement ce qui vient
après 1, 2 c’est ce qui en soi même et par soi même est 2... et si 2 vient après 1 c’est parce que
1 est en soi-même 1 priméité et que 2 est en soi-même 2 secondéité. Alors je dis bon, je dis 1
et puis je dis 2 et puis si j’ose je dis 3 mais est-ce que je tombe ou est-ce que je tombe pas
quand je dis 3 si y a quelque chose dans le cinéma qui soit de la tiercéité.

Ce sera pas rien. Qu’est-ce que veut dire GODARD lorsqu’il dit : 1,2 et puis 3. Sans le
savoir, sans le vouloir, peut-être est-il le plus pur disciple de PIERCE.

Mais enfin, on n’en est quand même pas là, on tient juste : image de priméité ou icône... ou
image-affection, quoi. Image-action égale indice ou image de secondéité.

Ah bon, est-ce qu’on peut développer un peu déjà... euh, ou bien alors il faut que j’en finisse
avec PIERCE... ouais, oui oui, parce que sinon la prochaine fois on n’en pourra plus.

237
Donc seulement, reprenons, faut pas se lasser, tant que, tant que y aura quelque chose d’un
peu obscur.

La priméité, telle que la définit PIERCE c’est en fait très, très compliqué. C’est tellement
compliqué à comprendre par l’esprit que il faut bien... faut, faut essayer de sentir ce qu’il veut
dire. Lui-même moi j’ai l’impression que lui-même par moment il, il peut pas s’exprimer. Y a
bien en effet, c’est pas, c’est pas étonnant, dans la priméité y a quelque chose d’ineffable. Dès
que vous vous servez de mots, on est déjà dans la tiercéité alors...

À la rigueur avec la tiercéité on peut pressentir ce qu’est la, la secondéité mais, arriver jusqu’à
la priméité pure c’est pas facile hein. Mais il essaie, alors il se crée un langage. Il essaie et une
de ses formules les plus satisfaisantes c’est, il dit : « la priméité c’est ce qu’il y a de
conscience immédiate et instantanée dans toute conscience ». Seulement méfiez-vous,
aucune conscience n’est immédiate et instantanée. Il n’y a pas de conscience immédiate et
instantanée qui soit donnée en fait. Pour une raison simple. Il n’y a pas de conscience
immédiate et instantanée qui soit donnée en fait pour la simple raison que, le fait, c’est le
domaine de la secondéité.

Il n’y a de fait que comme relation entre deux choses.

Donc, la formule elle devient très, très bizarre la formule qu’il emploie, c’est pour ça que il
faut que vous la reteniez à la lettre ou que vous l’oubliez complètement.

« Ce qu’il y a de conscience immédiate et instantanée dans toute conscience est, tandis


qu’aucune conscience n’est immédiate et instantanée ».

D’accord, c’est pas contradictoire... aucune conscience n’est immédiate et instantanée mais il
y a une conscience immédiate et instantanée dans toutes conscience. Simplement faut
rudement gratter pour la dégager. Et alors qu’est-ce que c’est, cette conscience immédiate et
instantanée qui est présente dans toute conscience ?

Prenons un exemple, il le prend lui-même. « Le rouge » et c’est l’exemple qu’il prend, « le


rouge », comme affection pure. La petite fille à l’école c’était, tout à l’heure, c’était « le
jaune ». Ça pourrait être la faim, ça pourrait être la faim, car je commence par un des plus
beaux textes de, de Pierce, quand il veut essayer de nous faire vaguement comprendre ce que
c’est la priméité, il donne une liste d’exemple qui fait rêver... euh... - où c’est... si je le trouve
plus ça sera catastrophique... évidemment j’ai perdu la page... Ah voilà !

Parmi, ça vous donnera un exemple de son style, parmi les phanérums, c’est-à-dire parmi les
phénomènes, parmi les phanérums il y a certaines qualités sensibles comme :

la valeur du magenta, l’odeur de l’essence de rose le son d’un sifflet de locomotive le


goût de la quinine la qualité de l’émotion éprouvée en contemplant une belle démonstration
mathématique la qualité du sentiment d’amour, etc...

Il nous dit tout ça c’est des qualités et les qualités c’est la priméité.

Comprenez c’est déjà énorme. Ça peut pas être actuel. C’est vrai que, l’actualité c’est
toujours le rapport d’une action et d’une réaction, c’est toujours le rapport force-résistance.
Donc la priméité selon PIERCE ce sera les qualités pures ou les pures puissances. Il emploie
lui-même le mot : potentialité. Ce sont des qualités ou potentialités...

Ah bon, c’est des qualités ou potentialités, comme ça nous va... Qu’est-ce qu’on rêve et
qu’est-ce qu’on pouvait rêver de mieux ? Un philosophe qui a tout trouvé alors sur cette
nature, euh, de l’image-affection telle qu’on l’a cherché. Et ça peut être le sifflet des wagons
de locomotive, de la locomotive, ça peut être la quinine, ça peut être l’amour, ça peut être la
faim, la soif... ça recouvre à peu près les affections pures et les affections impersonnelles de

238
MAINE DE BIRAN. Mais vous me direz, mais comment c’est pas actuel ?qu’est-ce que ça
veut dire...

reprenons l’exemple, « le rouge ». Vous pouvez percevoir du rouge, c’est un mode de


conscience, perception de rouge, là il est actuel, vous êtes dans la secondéité. Lorsque vous
percevez un objet rouge, vous êtes en pleine secondéité. Sujet percevant-objet perçu, action-
réaction, effort-résistance, tout ce que vous voudrez vous êtes dans la secondéité, vous êtes
dans la relation.

La tiercéité c’est la médiation, la secondéité c’est euh la relation.

Bon... lorsque vous pouvez vous souvenir du rouge... « Ah ! je me rappelle, il avait mis son
bel habit rouge », je dis hier, « Ah oui, elle avait mis sa belle jupe rouge... ». Voyez, je fais
mes exemples de plus en plus tentant pour que vous... pour que vous suiviez mieux, ah ! oui
elle avait sa jupe rouge... Bon... Je peux imaginer du rouge, là je verrai du rouge, je dis ah oui
ça je fais un... je vais faire un tableau, je dis là oui je vois du... je verrai du rouge bon... je
peux faire tout ça.

La priméité n’est dans aucun de ses modes de conscience. Ce n’est ni du rouge perçu, ni du
rouge imaginé, ni du rouge souvenu.

C’est quoi ? C’est ce qu’il y a de, je recommence, c’est ce qu’il y a d’immédiate et


d’instantanée dans tous ces modes de conscience. Ah qu’est-ce que c’est ça alors qu’est-ce
qu’ y a de...d’immédiate et d’instantanée dans tous ces modes de conscience, perception,
imagination, mémoire, lesquelles ne sont pas, eux-mêmes, immédiates et instantanées. Mais
c’est formidable comme idée, je crois que c’est un statut du sensible que PIERCE impose là
qui est fantastique. Il dit, ben oui, c’est pas difficile, il dit, alors là il prend un ton plus, qui se
met, c’est de la grande philosophie délire... et plus qui va loin plus euh... plus il prend des
exemples familiers. Il dit y a des gens très bizarres, ils pensent que quand un objet est dans le
noir...que quand un objet rouge est dans le noir il cesse d’être rouge. Il dit c’est quand même
une drôle d’idée, il dit ah ben oui si ils vivent comme ça eux alors ils sont pas bons pour mes
catégories. Parce que, bien sûr quand un objet est dans le noir il cesse d’être actuellement
rouge... ça d’accord. En effet, il y a plus de secondéité, dans le noir, y a plus de secondéité.
Mais... le rouge il cesse pas, il cesse pas du tout. Pourquoi ? Supposez que je dis « Oh... elle
n’est pas en rouge », « Tiens, elle n’est pas en rouge » Ma conscience du rouge comme
conscience immédiate et instantanée n’est pas moins positive dans la formule « Elle n’est pas
en rouge » que dans la formule « Oh, elle a mis sa belle robe rouge ». Le rouge qui n’est pas
actuel qui n’est pas actualisé n’est pas moins rouge que le rouge qui est prit dans une
actualité, c’est-à-dire dans une secondéité. Et dans la mesure où le rouge est une priméité, il
n’a rien à faire avec la question : Est-il ou non actualisé ?.

Intervention inaudible d’un auditeur

Ah ben c’est très bien, tu es ? hein ? eh ben très bien alors... tu vois tout va bien, tout va
bien... d’accord... très bien, parfait, tout va bien... tout comme tu dis...

(Bruit) La porte s’ouvre

Deleuze : - Au revoir... Oui, vous voyez cette histoire de... est-ce que vous sentez quelque
chose ? Il faudrait que vous sentiez quelque chose, oui. Je dis : Ce n’est pas rouge. Eh ben,
le « Ce n’est pas rouge » est une présentation immédiate du rouge égale à celle de la
proposition « C’est rouge ». Dès lors c’est forcé que le rouge comme pure qualité soit une
potentialité soit une qualité puissance. Et y a un autre philosophe anglais, moi, qui me fascine
dont je voulais parler tout à l’heure, puis j’ai renoncé à en parler parce que déjà que je suis en
retard sur tout euh... mais auquel j’ai fait plusieurs fois allusion ; qui est WHITEHEAD.
WHITEHEAD, il s’entendait très mal avec PIERCE, ils se méprisaient tous les deux euh...
les Anglais ils sont très... c’est comme ça, c’est la vie hein, mais Pierce il trouvait que

239
RUSSEL et WHITEHEAD c’était vraiment pas grand-chose et puis RUSSEL et
WHITEHEAD ils le lui rendaient bien hein euh... du coup euh bon mais ça fait rien...

WHITEHEAD

C’est quand même étonnant, WHITEHEAD, qui pour moi est un très, très grand philosophe
autant que PIERCE, développe toute une thèse sur ce qu’il appelle les objets éternels.

Et il fait la distinction des objets éternels et des préhensions.

Et il dit l’objet éternel, l’objet éternel c’est une pure virtualité, une potentialité. Il devient
actuel quand quoi ? quand il se réalise dans une préhension... C’est-à-dire dans un acte de
perception si vous voulez, dans un acte d’appropriation, de perception mettons.

Il dit alors qu’est-ce que c’est l’objet éternel en lui-même ? Y en a de toutes sortes
commechezPIERCEmaisunesorted’objetséternels,c’estlesqualités,lesqualitéspures,« lerouge »
,

etjemesouviensd’unepagetrès belle de WHITEHEAD sur le bleu comme objet éternel.

Alors la secondéîté, c’est lorsque la potentialité s’actualise dans un état de choses.

Voyez qu’on est en train de dessiner notre image-action.

L’image affection, c’est la qualité puissance en elle-même. C’est-à-dire, suivant cette


formule merveilleuse - j’imagine pas de plus belle formule - encore une fois que ceci : « ce
qu’il y a de conscience immédiate et instantanée dans toute conscience. » Dans toute
conscience qui elle n’est pas immédiate et instantanée.

Alors ça c’est, bon, mes images d’affection, les icônes.

Je demandais qu’est-ce qu’y a d’autre que les deux types d’icônes, pour moi je distinguerais
deux types d’icônes : les icônes d’expression et les icônes, euh... ça serait bien ça alors...
euh... Je dirais : y a des icônes d’expression et des icônes d’exposition, conformément à mes
deux types d’images-affection.

Et qu’est-ce qui peut arriver d’autre à une qualité-puissance que l’exposition ou l’expression ?
C’est la priméité. Exposition ou expression, c’est la priméité .

Eh ben, il peut arriver qu’une chose à une icône : passer à l’actualité. La qualité-puissance
s’actualise dans un état de choses déterminés dans un espace-temps déterminé, dans un état de
choses individué. À ce moment-là, l’icône n’est plus icône, à ce moment-là, l’icône est
devenu indice. Indice de quoi ? Indice de l’état de choses. Vous avez une image-action.
Vous avez déjà une image-action.

Tiercéité, pour le moment, je laisse de côté. Est-ce qu’il y a des images de tiercéité ? Pour le
moment, on a vu : La tiercéité, c’est ce qui met en jeu le futur. Là, si je fais ceci,
j’obtiendrais ceci par l’intermédiaire d’une médiation ou d’une loi. Médiation, loi ou
signification. Bon eh ben, finissons-en avec PIERCE.

Seulement voilà, vous avez vos trois machins : priméité, secondéité, tiercéité.

Là, où ça se complique, il peut pas en rester là parce que il est euh c’est trop bien parti, c’est
beaucoup trop bien parti. Qu’est-ce qui va tout compliquer ?

Là, je vais vite parce que vraiment je voudrais avoir fini ça aujourd’hui.

Non, j’essaie pas d’expliquer pourquoi ce problème vient. Surgit la notion de signe, puisque,

240
en effet y a des signes de priméité, des signes de secondéité, des signes de tiercéité. Et voilà
que Pierce va s’apercevoir que ce qu’on appelle un signe a lui-même trois aspects. Non
seulement y a : des signes de priméité : icônes des signes de secondéité : indices signes
de tiercéité : symboles mais, tout signe quel qu’il soit, a lui-même trois aspects.

Premier aspect, mettons - je simplifie beaucoup - mettons, le signe en lui-même. Le signe en


lui-même. Il l’appelle d’un nom barbare : le représentamen. Peu importe. Le signe en lui-
même.

Deuxième aspect : le signe par rapport à un objet dont il tient lieu. En effet, un signe c’est
quelque chose qui tient lieu d’autre chose. « Tenir lieu » est l’expression plus vague pour
exprimer l’opération du signe. Donc, y a le signe en lui-même, deuxième aspect, y a le signe
par rapport à l’objet dont il tient lieu, et

troisièmement, y a le signe par rapport à ce qu’il appelle l’interprétant. Et là c’est une notion
aussi très complexe. L’objet c’est quoi ? L’objet c’est pas forcément un objet réel. Vous
pouvez avoir signe d’un objet qui n’existe pas. Et en plus, vous pouvez avoir signe désignant
un objet qui ne peut pas exister. Donc, c’est pas forcément l’objet réel. Et l’interprétant,
surtout ce n’est pas celui qui interprète le signe.

Ce que PIERCE appelle « l’interprétant, c’est d’autres signes qui forment avec le premier
signe une série d’après laquelle la signification du signe va être complétée, développée ou
déterminée. »

L’interprétant, je répète c’est, un ensemble de signes ou une série de signes liés au premier
signe de telle manière qu’ils en développent, complètent ou déterminent la signification, la
signification du premier signe.

Exemple tout simple : je dis le mot "grenade" euh, bien plus, il dira dans une formule très très
abstraite, très très obscure PIERCE : finalement l’interprétant c’est l’habitude.

Y a pas de philosophes anglais qui un moment quelconque ne ramènent l’habitude. Pour eux,
ça tient lieu de... C’est le meilleur concept pour eux. Mais ils se font une conception de
l’habitude qui est alors, à la lettre vraiment pas croyable, très très curieuse, très belle. Ça de
toutes traditions chez les anglais quand vous rencontrez le thème “habitude,” je crois qu’il
faudrait le traduire plus euh, ceux qui ont fait du latin je dis uniquement pour ceux qui euh...
c’est beaucoup plus proche de ce que les latins appelaient “habitus”, c’est-à-dire le mode
d’être, mode d’être.

Exemple du troisième aspect du signe Eh ben, je dis le mot “grenade”,je dis le mot
"grenade". "Grenade" ah bon, bien, c’est un signe, c’est un signe le mot "grenade". Mais,
signe de quoi ? Première série d’interprétants : "ville", "Espagne". Je dirais : "ville",
"Espagne" sont les interprétants de "grenade" de ce point de vue là. Je dis : "dégoupiller",
boum boum". C’est autre chose. C’est une autre série d’interprétants, à ce moment là, c’est
que “grenade” n’était pas signe de la ville d’Espagne, “grenade” était signe de l’arme de
guerre. Y aurait une troisième série : “grenade”, “arbre”, “grenade”, est-ce un arbre ou une
plante ? oui, euh c’est un arbre euh... "fruit" etc. Bon, vous pouvez toujours comme ça
constituer des séries d’interprétants. Voilà c’est ça le troisième aspect du signe.

Introduction au tableau de Pierce

Bien, alors, pour en finir parce que je vous sens épuisés, on va avoir un tableau très, très
curieux, on va avoir un tableau. Là, j’ai pas le temps de sauter au tableau mais il faut que vous
voyiez. Si j’avais une feuille de papier, je mettrais en horizontal. Là ! vous voyez, vous
suivez mon doigt. Je diviserais trois colonnes mais je me réserverais à gauche quelque chose
hein, et je ferais trois colonnes à partir du milieu de la page. Priméité : première colonne
Secondéité : seconde colonne Tiercéité : troisième colonne.

241
Et puis, verticale, dans la marge, je mettrais mes trois aspects du signe : signe en lui-même
signe par rapport à son objet signe par rapport à son interprétant

Calculons rapidement, ça va me donner combien de signes ? Combien de signes de base ?

Neuf.

Et je vous donne la liste parce qu’elle est trop charmante euh et elle sert à tout, vous
comprenez, et puis après on va pouvoir combiner mais on s’arrêtera là.

Premier aspect du signe : le signe en lui-même. Alors, dans la colonne Priméité ça sera les
qualisignes. Q.U.A.L.I.S.I.G.N.E. etc. Qualisigne. Qu’est-ce que ça veut dire un
qualisigne ? C’est lorsque c’est une qualité qui fait signe. C’est une qualité qui fait signe.

Signe de secondéité, c’est ce qu’il appelle un sin signe. S.I.N. plus loin Signe. Un sin signe.
Pourquoi ? Le sin signe, c’est un signe qui fonctionne dans un état de choses, dans un état de
choses singulier. C’est le préfixe de singulier qu’il a pris. Lui, dit singulier moi je préfèrerais
dire individué puisque je me suis servi de singularité pour au contraire la priméité mais ça
compte pas ça. C’est-à-dire dans ce cas là le sin signe, cette fois ci, c’est bien un signe mais
cette fois c’est une existence qui est signe. Ça n’est plus une qualité ou potentialité qui est
signe c’est une existence qui est signe.

Signe de tiercéité, ce qu’il appelle un légisigne. Légisigne. Cette fois, c’est une loi qui est
signe.

Par rapport à l’objet :

signe de priméité : icône. En effet, une icône sera définie comme ceci : « C’est un signe qui
renvoie à l’objet par des qualités qui lui sont propres à lui, signe ». C’est un signe qui renvoie
à l’objet par des qualités qui lui sont propres. Par exemple : la ressemblance.

Une icône est ressemblante, or sa ressemblance est une qualité qui lui est propre.

Du côté de la secondéité : indice. Que cette fois maintenant en sens plus précis PIERCE va
définir : c’est un signe qui renvoie à l’objet parce qu’il est affecté par cet objet.

Signe de tiercéité : symbole. Cette fois-ci, c’est un signe qui renvoie à l’objet en vertu d’une
loi ou d’une habitude.

Enfin, par rapport à l’interprétant.

Signe de priméité, ce qu’il appelle le rhème. R.H.E.M.E. C’est un signe qui dit-il pour son
interprétant est signe de possibilité, et c’est l’équivalent en logique formelle de ce qu’on
appelle un terme.

Signe de secondéité ce qu’il appelle le dicisigne. D.I.C.I.Signe. Le dicisigne qui répond à


ce qu’on appelle en logique formelle une proposition. Cette fois-ci, c’est un signe qui pour
son interprétant est signe d’existence réelle.

Signe de tiercéité, ce qu’il appelle un argument. Argument. Et euh, et voilà et cette fois ci
c’est un signe de loi, et, ça correspond, à ce qu’on appelle en logique formelle, un
raisonnement.

Bon. si ça vous amuse, c’est un exercice pratique. Voyez bien que vous pouvez combiner vos
neuf types de signe. Vous aurez tout compris de Pierce lorsque sans vous reporter à ses
propres tableaux à lui il se lance dans des tableaux, toute sa vie il va remanier son tableau, il
va en ajouter d’ailleurs ça va devenir de plus en plus dément. Mais, déjà avec vos neuf
signes, il y a des combinaisons permises et des combinaisons pas permises.

242
Un exemple, je prends un exemple : est-ce que je peux parler d’un qualisigne indiciel ? Et ça
vous ouvre une logique, une drôle de logique formelle, ça vous ouvre une logique formelle
d’un type très nouveau qui va être tout un aspect de ce qu’il appelle une sémiotique. Est-ce
que vous pouvez parler d’un symbole rhématique ? Un symbole rhématique, est-ce que vous
pouvez en parler ? Sentez que, dans les combinaisons il y a des incompossibilités, y a des
incompatibilités et y a des compatibilités. Oui ?...

Intervention : question inaudible

...un qualisigne ? un qualisigne. Eh ben. c’est un signe qui fait signe. Euh non, pardon !...

Rire

...C’est une qualité qui fait signe. Du rouge, vous prenez comme signe du rouge. Lorsque
une qualité est prise comme signe, je dirais presque : un aspect du feu rouge. Quand je parlais
du code de la route, ça serait très intéressant de prendre les différents signes du code de la
route et de voir dans quelles catégories de PIERCE. Le rouge-vert. Là, ce sont de pures
qualités qui font signe. Ce ne sont pas seulement des qualisignes. parce que en fait c’est aussi
des indices etc. Mais, si vous dites : je ne retiens du feu rouge et du feu vert que cet aspect
abstrait séparé des autres, le rouge est signe, le vert est signe, vous avez un qualisigne...

Intervention : question inaudible

...Quoi ! un cri. Je préférerais un cri, un cri. Un cri c’est un indice d’abord, une onomatopée,
à mon avis oui, vous auriez raison, une onomatopée c’est une icône. Euh, c’est pas un
qualisigne c’est une icône puisque une onomatopée ça renvoie au second aspect du signe.
Quel rapport avec un objet ? Parce que sinon vous distinguez pas une onomatopée d’un
bruit. Si vous me dites un bruit qui fait signe, oui c’est un qualisigne...

Intervention : question inaudible

...Un signe par définition c’est : un quelque chose qui renvoie à quelque chose d’autre et qui a
des interprétants qui se développent dans d’autres signes hein. Tout signe réunit ces trois
aspects, mais c’est une abstraction légitime que dire : je vais commencer par considérer le
signe en lui-même en tant qu’il est lui-même quelque chose, et puis je vais le considérer en
tant qu’il renvoie à quelque chose, et puis je vais le considérer en tant qu’il a des
interprétants. Il est bien entendu que tout signe... si bien que y a pas des qualisignes qui ne
soient que des qualisignes. ou peut-être que si, mais des cas extraordinaires. Par exemple,
j’imagine un qualisigne qui n’est que qualisigne, ben j’dirais c’est en effet ; je m’endors et
j’ai ce qu’on appelle une lueur entoptique. Remarquez que si j’ai une lueur rouge dans l’œil,
et que je me dis ou lala, j’ai une artère qui vient de craquer...

Rire

...c’est plus un qualisigne ça, plus du tout un qualisigne, mais une lueur entoptique c’est
proche d’un qualisigne. Vous aurez jamais un exemple pur, vous aurez une prévalence de ceci
ou de cela.

Alors. euh. j’ai presque fini. Qu’est-ce qu’on retient de tout ça ? Pourquoi j’ai, pourquoi j’ai
raconté tout ça ? Eh ben, vous comprenez, parce que là du coup ça nous lance. On avait
besoin d’un relancement et que enfin la philosophie nous relance. vous savez. Pourquoi ?
Parce que je tiens encore une fois le moment où je peux faire commencer abstraitement
comme ça l’image-action, c’est-à-dire, le troisième type d’image. Je sais où elle commence,
et puis, je sais aussi qu’on va avoir de rudes problèmes.

Je dirais, l’image-action, c’est pas difficile, elle commence à partir du moment, là je pèse mes
mots, quand on passe des qualisignes aux sin signes. Car, je reprends alors mon vocabulaire,

243
pour plus de commodités. J’appellerai sin signe, moi pour mon compte, j’appellerai sinsigne
les qualités puissantes en tant qu’effectuées dans un état de choses individué. C’est-à-dire : en
tant qu’effectuées dans un espace-temps déterminé. À ce moment là il y a quoi ? Il y a :
monde actuel où pour le moment on peut traiter tout ça comme euh... équivalent mais on
verra que peut-être pas, ou milieu, ou situation.

Monde actuel, milieu ou situation se définit comment, eh ben, c’est l’effectuation de qualités
puissantes dans des états de choses. Et, l’image-action, elle va de quoi ? Elle va de la
situation à l’action, elle va du milieu au comportement. Est-ce que j’en dis pas trop, pourquoi
pas l’inverse ? j’en sais rien elle opère et elle balaie tout le domaine de la secondéité. Bien eh
ben mais ce domaine il va être immense, rendez-vous compte, rendez-vous compte à quel
point il va être immense.

Intervention : Question inaudible

Le sinsigne oh lala c’est , c’est un état de choses ou un espace-temps déterminé en tant qu’il
actualise des qualités puissances. C’est ça ? Alors euh, ça va être un programme immense,
c’est pour ça que l’image-action, mais peut-être pas plus que, l’image-action vous
comprenez ? il va falloir, on se trouve devant quoi qu’est-ce que ça va être les milieux, les
mondes ? et puis, comment les actions vont-elles sortir des situations de milieux et mondes ?
On pourrait presque alors prendre une première formule. Qu’est-ce qu’y a ? Première
formule de l’image-action au cinéma. S situation tiré A action tiré S prime (S-A-S’)...

Coupure

... actualisé dans un état de choses déterminé. L’action c’est quoi ? Cherchons, cherchons
vite là, euh, pendant qu’on est poussé par PIERCE. Je dirais l’action c’est le duel. L’action
c’est toujours la relation, relation euh. action-réaction, force-résistance. C’est le duel. Bon,
j’ai donc situation, qui est un sin signe, action qui est un duel, réaction sur la situation qui est
modifiée par le duel. C’est intéressant ça, pourquoi c’est intéressant ? Je suppose mais là on
en reparlera on verra ça, c’est pour euh avant de m’écrouler c’est...

y a une loi, y a une loi qui avait été dégagée, il faudrait l’appeler la loi de BAZIN par
hommage à André BAZIN. Qu’est-ce que c’est la loi de BAZIN ? C’est dans des articles qui
avaient eu beaucoup de retentissement et qui avaient comme thème "montage interdit". Y a
des cas où le montage est interdit. Et on verra la prochaine fois les textes de BAZIN là-
dessus. Ben ça me parais pas difficile le cas où le montage est interdit et le cas où le montage
est permis ou bien même euh recommandé.

Le montage est complètement nécessaire à toute présentation de monde, milieu et situation,


au cinéma dans l’image action.

Le montage est strictement interdit et doit être prohibé lorsque l’action qui sort de la situation
se resserre au maximum en un duel.

Car là il faut bien que vous ayez un seul plan qui réunit les deux termes de l’action. Mais,
l’action-duel réagit sur la situation S-A-S’. Et pourquoi pas l’inverse ? Pourquoi qu’on
n’aurait pas un type d’image-action euh inverse, juste le contraire ? A-S-A’, Action-
Situation-Autre Action. Est-ce que c’est les mêmes types d’images-actions ? Est-ce que c’est
les mêmes auteurs, est-ce que c’est les mêmes génies dans le cinéma, qui ont particulièrement
réussi le chemin S-A-S’ et ceux qui ont réussi le chemin A-S-A’ ? Est-ce que... est-ce que les
genres sont liés à un des deux chemins ? Je veux dire est-ce que le western appartient à tel
côté ? est-ce que le burlesque, le burlesque américain. Hein, tout ça ? ça va être de grands
grands problèmes. Donc, on tient juste ceci, l’image-action va être l’image qui de toutes les
manières, saisit dans un ensemble les situations et les duels.

C’est-à-dire, la situation étant l’effectuation de la qualité-puissance dans un état de choses.

244
et le chemin par lequel la situation se développe est le duel.

Voilà bon. Donc, on pourra commencer l’image-action la semaine prochaine.

DELEUZE / Cinema - cours du 16/03/1982 – 1 transcription / Lucie Dubus

un moi absolu - est ce qu’il y a un rapport avec la catégorie...

Gilles Deleuze : C’est de qui ? La rigueur de la question m’inquiète... Voilà ce qui se passe.
Je voudrais que vous sentiez vous-même ces choses. En effet, supposez que je dise - et
comme je l’ai dit, supposez que je re-dise - nous groupons dans la catégorie de "priméité’ un
certain nombre d’états qui n’ont en commun que d’être sans relation avec un " moi ", et d’être
sans assignation spatio-temporelle. Ç’est comme un premier groupe, à charge pour moi de
dire : ah oui, tout n’est pas comme ça ! Il y a aussi, on l’a vu, de la secondéité, et de la
tierceité. Je ne précise pas s’il y a , à supposé qu’il y ait bien : première remarque qu’on
peut me faire : est ce que de tels états existent ? Je dirais presque, là, non pas affaire de goût,
mais affaire de goûts philosophiques. Est ce que de tels états existent, qu’est-ce que ça veut
dire ? ça peut vouloir dire : est-ce que de tels états se présentent à l’état pur ? Parmi nous, je
suppose, certains diront : priméité : aucun sens. Ça voudra dire que, finalement, je n’ai pas à
m’en servir, moi, tel que je vois les choses. Je n’ai pas à m’en servir. Réaction très légitime.
Seconde réaction possible : ha oui, la priméité ça me dit quelque chose ! Et en effet, dans
votre expérience, vous vous dites : ah oui j’ai connu des états de ce type. Des états que je
vivais comme sans relation avec moi, et sans relation avec un espace-temps déterminé.

Ou bien, troisième réaction possible : oui, je vois bien ce qu’il veut dire, mais ce n’est pas
des états purs ça, c’est à la rigueur : un pôle de certaines expériences. Ce qui voudrait dire : ce
que tu appelles priméité ça n’existe jamais à l’état pur, c’est un pôle abstrait de l’expérience
que tu as le droit de dégager. Mais il est entendu que tous les états concrets ont un aspect de
priméité, mais ont aussi d’autres aspects.

Alors, c’est pour ça que, dans les questions que vous me posez, c’est sans aucune provocation
que j’ai presque envie de répondre : c’est vraiment celui qui pose la question qui seul a les
moyens d’y répondre. mais je prends l’exemple de la question que tu viens de me poser Dans
ce qu’on a défini vaguement comme priméité on peut aussi avoir des états différents.

A supposer que ça existe, de tels états, quelles structures d’expériences les présentent ? et là
c’est très varié puisque, la dernière fois, on a vu que ça pouvait être l’expérience de
l’endormissement, mais ça pouvait être aussi certaines expériences du délire, des expériences
de type schizophrénique, et ça pouvait être encore certaines expériences mystiques. Et il ne
s’agissait pas du tout, pour nous, de dire : tout ça c’était la même chose. C’était simplement
un aspect de l’expérience qui se découvrait aussi bien dans certaines expériences
d’endormissement, que dans certaines expériences de processus schizophréniques, que dans
certaines expériences mystiques.

Là-dessus tu me dis : oui, mais l’expérience mystique ne se réduit pas à ça, car il y a des
aspects de l’expérience mystique ou intervient la référence à un " moi ".

Je dirais que je n’en suis pas bien sûr. Je crois que lorsque le moi intervient dans un processus
d’expérience mystique, ce n’est plus sous l’espèce de l’expérience mystique, mais qu’il y a eu
un glissement de l’expérience mystique à ce qu’on pourrait appeler le "domaine de la foi". Ce
qui n’est pas tout à fait la même chose.

Mais, même si toi tu me répondais : si, si, ça fait partie de l’expérience mystique ! Je dirais :
très bien, c’est que l’expérience mystique a bien un pôle de priméité, mais qu’intervient aussi,
dans l’expérience mystique, des aspects de secondéité.

245
ça c’est une manière de dire que tu refères

mais que j’ai pas la réponse - c’est toi qui l’a De toute manière, je n’ai jamais dit :
l’expérience mystique c’est ceci ! Tout ce que j’ai dit c’est que certains aspects d’après le
récit par les mystiques de leur expérience, certains aspects insistent sur l’impossibilité de
rapporter l’expérience mystique à un moi et de rapporter l’expérience mystique à des
coordonnées spatio-temporelles. C’est tout. Maintenant, que dans l’expérience mystique, il y
ait d’autres éléments, peut être ? très bien. Notamment, je dirais, moi, qu’il y a sûrement un
élément, pour parler comme Peirce, un élément de Tercéité. C’est à dire qu’il y a une forme
de pensée dans l’expérience mystique, mais c’est normal tout ça. Il ne faut pas du tout que
vous les fermiez ces catégories. Il faut que vous laissiez une chose : ben finalement peut-être
que tout expérience à son aspect priméité, secondéité, tiercéité. Simplement on peut dire que
telle expérience met l’accent , ou présente un moment où la priméité est presque pure, etc...

Question : inaudible l’image- affection, c’est la primeité on pourrait imaginer l’univers des
pour traiter de cette typologie de la spirale.. étant donné que tu as dis ....

Gilles : Comme vous êtes sévère avec moi ! Je répondrais ceci : c’est vrai en toute rigueur. Si
j’avais voulu, par coquetterie, m’en tenir à Bergson comme unique fil conducteur, je n’avais
en effet aucun besoin de faire ma référence à Maine de Biran, et ma référence à Peirce. Je
remarque juste que, si Bergson remplaçait si facilement Maine de Biran, c’est parce qu’il
connaissait très bien Maine de Biran. Donc je maintiens que, est ce que j’ai tenu ? je
maintiens que finalement, notre seul conducteur effectif, ça a été Bergson, pourquoi ? Pour
lancer la distinction de nos trois images, les images-perception, les images-affection, images-
action. Mais, vous l’avez senti - j’ai pas besoin de le dire - Bergson, il y a un certain temps
qu’on l’a quitté. Tout ce qu’on a vu, tout ce qu’on a dit, il ne le dit pas. Il ne faut pas dire
qu’il le dise. Il nous a donc servi et c’est ça, il faut à la fois ne pas faire dire à un grand
philosophe ce qu’il n’a pas dit, et il faut à la fois se servir pleinement, il faut considérer ce
qu’il a dit comme objet d’un usage possible, il faut s’en servir.

Pourquoi est-ce que j’ai éprouvé le besoin de faire un détour ? je le dis parce que en même
temps c’est honteux et c’est très respectable, je me dis : tiens c’est une bonne occasion pour
leur apprendre quelque chose. Ils ne doivent plus connaître Maine de Biran et ils ne doivent
pas encore connaître Peirce. Donc c’est le moment où jamais. C’est pleinement justifié si,
même à deux ou trois d’entre vous, j’ai donné envie de lire Peirce ou de lire Maine de Biran.
Mais j’en avais quand même besoin autrement.

Les catégories de Peirce, par exemple : priméité, secondéité,tiercéité, il me semble, vont


nous permettre de relancer. Et que là, en effet, ça déborde Bergson, ça ne le contredit pas,
c’est un tout autre genre de problème. Est-ce que j’ai oublié Bergson, depuis le temps ? Car
au premier trimestre on avait passé deux fois différentes des séances à commenter
uniquement le premier chapitre de "Matière et Mémoire".

J’oublie pas du tout et si le temps nous est donné, après Pâques, nous commenterons les
second et troisième chapitre de "Matière et Mémoire", si bien que, pour la fin de l’année
j’aimerais avoir tout fini de "Matière et Mémoire".

Mais si là j’introduis secondéité et tiercéité, priméité, c’est bien parce que d’une certaine
manière ça va relancer les trois types d’images qu’on avait extrait de Bergson, et ça va peut-
être nous permettre de pousser l’analyse de l’image-action plus loin - non pas que Bergson
lui-même - mais plus loin que Bergson nous en donne les moyens. Voilà, du coup il faut y
aller..

Intervention Comtesse : le rapport de Bergson à la mystique : nous croyons constater que là


est la vérité. chez Bergson il y a un lien il y a dans la mystique une expérience qui diffère de
la simple foi.. la vérité de la maladie. la maladie implique une foi mystique dans la mort si la

246
Mort n’était pas l’objet d’une telle foi. quelqu’un ne comprenait pas le rapport entre le
synsigne l’exemple du film d’Alfred Hitchcock Marny exemple de la théorie de Pierce la
compulsion à voler de l’argent le qualisigne : la couleur rouge qui envahit tout l’écran la mère
et la petite fille

Gilles deleuze : quel est le rôle du rouge dans la troisième image ?

le marin a brutalisé et la mère et la fille l’ont tué la médiation du rouge

Gilles : trés bon exemple, tu me le donnes ?

Gilles : Ca nous emmène à la suite. On est déjà dans l’élément de l’image- action. Vous vous
rappelez, en un mot, la priméité, si je reprends les termes de Peirce, la priméité c’est
l’affectif, mais pas en n’importe quel sens de affect, au sens de "qualité-puissance". La
secondéité c’est l’action, la relation effort-résistance, et la tiercéité, en très gros, c’est le
mental.

Ce découpage du monde, ce découpage des images en trois, ça nous a paru assez bizarre. Si
on estimait en avoir fini avec l’image-affection, donc on entrait tout naturellement dans
l’image-action.

Or l’image-action c’est la secondéité. C’est à dire, non seulement c’est ce qui vient en
decond, ça c’est assez peu important, ce déroulement logique, mais c’est "ce qui en soi-même
est deux", par opposition à la qualité-puissance qui en elle-même est une et ne renvoie qu’à
elle-même. C’est ce qui en soi-même est deux. Essayons de préciser donc de quoi va être faite
l’image-action. Il faut la prendre au sens large. Je suggère - et c’est conforme aux analyses de
Peirce qui portent sur de tout autre thème - que en fait il ya deux formes de secondéités. Il y a
deux secondéités. On n’en fini pas avec ce deux. Il y a deux secondéités. Mettons qu’il y ait
comme une secondéité primaire, c’est à dire une secondéité - il faut prendre tout ça à la lettre
- qui serait encore tres proche de la priméité. Elle ne serait plus de la priméité, mais en elle-
même, en tant que secondéité ce serait une secondéité primaire. C’est quoi une secondéité
primaire ? On l’a vu, c’est lorsque une - ou plusieurs - qualité-puissance s’effectue ou
s’actualise dans un état de chose. Ça répond à la notion de Peirce : le synsigne. La qualité-
puissance en elle même, c’était un qualisigne, lorsque la qualité-puissance est actualisée dans
un état de chose, on a un synsigne.

Il y a déjà secondéité puisque vous avez "qualité-puissance" d’une part, état de chose qui
actualise d’autre part. C’est une secondéité primaire. L’ensemble, donc vous l’appelez
synsigne. Exemple : le qualisigne c’était le pluvieux ou la pluie, le synsigne c’est : ce jour
pluvieux, cette journée pluvieuse. Cette fois ci la qualité-puissance " le pluvieux " est
actualisée dans un état de chose déterminé : ce jour, ici et maintenant. Donc c’est
l’actualisation dans un espace-temps déterminé. Vous voyez que ça suffit déjà à distinguer du
domaine de l’affection, on avait vu le rôle des espaces quelconques. Là, avec les images-
action l’espace ne sera plus quelconque, ce sera un espace ici-maintenant, c’est à dire un
espace défini par ses coordonnées spatio-temporelles. J’espère que c’est très clair. C’est donc
le premier aspect de l’image-action.

On pourra l’appeler - au choix - et on va voir pourquoi : un monde, un milieu, une situation.


Au choix, peut-être pas, peut-être qu’il va y avoir des nuances entre monde, milieu et
situation. Mais c’est le premier aspect de l’image Et puis, je dis, il y a une secondéité
seconde. On pourrait l’appeler, cette fois-ci secondéité vraie, car vous sentez que la première
secondéité est encore très proche, qu’il y a des transitions insensibles entre la priméité et la
première secondéité. La vraie secondéité elle apparaît, cette fois-ci, non plus au niveau du
monde actuel, de l’état de chose déterminé, de la situation, mais elle apparaît au niveau de
l’action pure et simple. La situation d’une manière ou d’une autre se trouve engendrer une
action qui va réagir sur la situation. La situation ou le milieu va engendrer, va susciter une

247
action qui va réagir sur le milieu, donc l’action, soit sous son aspect effort-resistance, soit
sous son aspect action-réaction, implique toujours " deux ". L’action, qu’est-ce que c’est que
l’action ? C’est le duel. L’action implique au moins le rapport entre deux forces : effort-
résistance, action-réaction, que ces forces soient réparties entre deux personnes, entre une
personne et une chose, toutes sortes de combinaisons sont possibles, mais on acceptera -très
grossièrement- pour le début de notre analyse, la formule : l’action c’est le duel. Et c’est ça la
vraie secondéité. Vous vous rappelez lorsque le signe, selon Peirce, lorsque le signe est du
type duel , action-réaction, effort-résistance, par exemple mon effort est le signe de la
résistance que j’affronte, ou inversement la résistance que j’affronte est le signe de mon
action. Ces signes de duel, ou interme, un terme existant, un existant actuel devient signe d’un
autre existant actuel, c’est ce que Peirce appelait, dans la table qu’on avait vu la dernière fois,
un indice. Je veux dire deux choses contradictoires à la fois, ce qui me paraît très important
c’est que l’on fixe notre terminologie, parce que les termes là c’est de véritables concepts, et
en même temps que vous ne les durcissiez pas, que vous sentiez que on passe des uns aux
autres d’une manière très très nuancée. Si j’essaie de résumer je dirais que, l’image-action
commence, d’une part, lorsque le callisigne devient synsigne et, d’autre part, lorsque l’icône
devient indice. Les images-affection c’étaient des callisigne et des icônes . Le callisigne
c’était la qualité-puissance exposée dans un espace quelconque, l’icône c’était la qualitée-
puissance exprimée par un visage. Vous voyez que l’image-action suppose que l’on a quitté
ce domaine des images-affection, on n’est plus dans le domaine des callisignes on est dans le
domaines des synsignes, à savoir qualités-puissances actualisées dans un état de chose
déterminé, et on n’est plus dans le domaine des icônes, on est dans le domaine des indices,
c’est à dire des actions qui procèdent par duels. Dans mon souci de tenir toujours comme
deux pôles uniquement pour mener mon analyse, et autre souci complémentaire que ces deux
pôles ne soient pas décalqués sur les deux pôles des autres types d’images, là est-ce qu’on est
pas en train de trouver nos deux pôles de l’image-action, ce qu’on pourrait appeler en très
gros : la situation ou le synsigne, l’action, le duel ou l’indice, d’autre part. Et toute l’image-
action se déroulerait, non pas dans un ordre fixe, mais d’un pôle à l’autre ou de l’autre pôle à
l’un. Car après tout il en faut du chemin. Là tout de suite quelque chose nous frappe. D’une
situation à une action, qu’est-ce qu’il va falloir faire pour pouvoir passer légitimement de
l’une à l’autre ? ou d’une action à une situation, au niveau de l’image, au niveau de l’image
cinéma. C’est tout un mode de récit, c’est toute une histoire qui est en jeu, c’est toute une
logique cinématographique. Quels intermédiaires faudra-t-il ? Je dis : la situation suscite une
action et l’action réagit sur la situation. Bon. Mais à quel prix. Comment est-ce qu’on passe
de la situation au duel. L’action-duel, vous la trouvez partout dans l’image-action au cinéma,
vous la trouvez partout. Si je cherche parmi les genres : le western, pas besoin de
commenter ; le film historique, dès qu’il y a une bataille, avec toutes sortes de problèmes,
parce que, après tout, où est ce qu’il est le vrai duel. Ce qu’il y a de bien avec l’image-action
au cinéma, on verra pourquoi, on ne sait jamais où il est le vrai duel. Il n’est jamais ou on le
croit. C’est comme un emboîtement de duels les uns dans les autres. Pourquoi est-ce qu’il y a
nécessairement un emboîtement de duels les uns dans les autres ? Ha, je croyais que le duel se
passait entre un tel et un tel, tel et tel personnage du récit, et pas du tout, il se passe entre un
troisième et un quatrième, ou entre le second et le troisième. Il n’est jamais où je crois, le
duel. Mais si il y a cet emboîtement de duels, c’est que ça ne va pas du tout de soi, le passage
de la situation qui exige une action - pour être résolue, le passage de la situation à l’action.

Et quel est, au juste, l’élément de l’action, l’action qui va résoudre la situation ou réagir sur la
situation ? Si vous voulez il y a tout un système d’approximations qui vont faire les joies au
cinéma, c’est à dire la découverte d’un récit, la découverte d’une histoire . Où, pour passer de
la situation au duel, il faut beaucoup beaucoup d’intermédiaires, et pour que le duel rejaillisse
sur la situation...sauf dans certains cas...je ne connais qu’un cas, à vrai dire. Il est si beau et il
est si drôle. Mais précisément, imaginez un film où on se proposerait de montrer une
transformation immédiate de la situation en duel. Pour parler barbare, un film où on se
proposerait de montrer immédiatement la transformation brutale d’un synsigne en indice. Si
ça arrivait, tout le monde rirait. C’est dire. Ça ne pourrait être que dans un genre précis, le

248
burlesque, qu’on montrerait ça. Ce n’est pas facile. Je ne connais qu’un cas. Quand je vais le
raconter, forcement il n’y aura pas de quoi rire.

Il y a un film de WC Fields, qui est une merveille, qui est son grand film shakespearien. Je
ne me souviens ni du titre en anglais ni du titre en français. Là il donne tout son talent. Quel
acteur il aurait été du théatre shakespearien. Quel Falstaff il aurait joué, Fields ! Il est dans sa
cabane, dans sa cabane dans le nord. Personne se rappelle comment ça s’appelle ? Il a son
bonnet de fourrure formidable. Il a reçu son fils, ils se disent au revoir. Il va traire l’élan. Il
ouvre rythmiquement la porte, et il dit d’une voix shakespearienne pure : " il fait un temps à
ne pas mettre un chien dehors " ! Il reçoit immédiatement deux boules de neige dans la
gueule ! Vous voyez en quoi c’est du burlesque. "Il fait un temps à ne pas mettre un chien
dehors", en effet on voit le vent la glace, la neige, etc. et en effet - c’est une image de
situation. Et à peine il a dit ça, il reçoit les deux boules de neige, comme si quelqu’un les lui
avait envoyé. C’est la transmutation immédiate de la situation en duel. Quand on voit l’image,
pas quand je le raconte, on est saisi d’un rire...Parce que il y a précisément eu cette
transformation immédiate, cette transformation sur place. C’est très compliqué. Et sans doute,
les très grands metteurs en scène se reconnaîtront à certain styles, dans un cinéma d’action, où
prévalent les images-action, ils se reconnaîtront à la manière dont ils combinent ces deux
pôles, le pôle synsigne et le pôle indice, la première secondéité et la seconde secondéité.

Je vous rappelle donc : l’image-action oscille d’un pôle à l’autre, le premier pôle c’est,
encore une fois, les qualités-puissances c’est à dire les affects en tant qu’actualisés dans des
états de chose déterminés, le second pôle c’est les actions qui, sous forme de duels, vont
naître de l’état de chose et réagir sur l’état de chose.

Voilà. A moins qu’on ait été trop vite. On revient un peu en arrière. Les qualités-puissances
s’actualisent dans un état de chose. C’est ça qu’on pourrait appeler un milieu : un milieu est
fait de qualités-puissance actualisées. Et ça va se développer en actions -réactions.

Est-ce qu’on a pas été trop vite ? Supposons ! Des auteurs de génie peuvent essayer de saisir
l’actualisation, puisqu’on est bien dans le domaine de l’image-action, c’est à dire le processus
d’actualisation, les auteurs de génie peuvent peut-être se dire : on va prendre les choses avant,
ça ne suffit pas. Là on pourrait comme jouer à un jeu radiophonique, je ne vais pas citer les
auteurs auxquels je pense. On va faire un anti-jeu radiophonique, parce que si vous les
trouvez vous aurez perdu parce que ma description aura été si juste, c’est moi qui gagnerais et
si vous ne les trouvez pas, vous gagnerez parce que c’est que ma description aura été fausse,
mon idée aura été fausse...Je ne dis pas quels auteurs.

Alors voilà. Ils disent : avant que les qualités-puissance s’actualisent dans des milieux, dans
des espaces-temps déterminés, ils s’actualisent dans "des mondes". Dans des mondes ! Dans
des mondes , ça veut dire quoi ? Comme dans des naissances de mondes. Pour qu’il y ait
actualisation, il faut bien qu’un monde naisse. Il faut que le cinéma, sous son aspect image-
action, nous fasse comme assister à la naissance d’un monde. En d’autres termes, c’est eux
qui parlent, on vous montrera des états de choses parfaitement déterminés. On vous montrera
des milieux soit fictifs soit réels, peu importe. On vous montrera des montagnes, on vous
montrera des casinos. On vous montrera des principeautés fictives, on vous montrer des
pièces d’appartement, etc... etc. Mais vous verrez que par notre art, vous ne les saisirez pas
seulement, vous les saisirez bien comme ça, comme des espaces-temps déterminés, mais vous
les saisirez comme des naissances de mondes. C’est à la fois des milieux complètement
déterminés et des mondes qui naissent sous nos yeux. Ces milieux déterminés valent pour un
monde originaire. Ils diront que le monde ne cesse pas de naître, que le monde ne cesse pas de
naître à chaque instant de son histoire, et c’est au cinéma de montrer cet aspect par lequel le
monde ne cesse pas de naître.

En d’autres termes, tout milieu déterminé est comme doublé par un monde originaire qui va
prendre sa place. Et originaire ça ne veut pas dire le monde de la nature "avant", c’est ici et

249
maintenant que les milieux, si vous savez les saisir avec suffisamment de profondeur, valent
pour des mondes originaires. Ça à l’air curieux, ça. Et je dirais que ça c’est l’ambition
fondamentale de ce qu’on pourrait appeler, quoi ? Si l’image-action, à laquelle je me
précipitais tout à l’heure, situation-action, et puis je me suis aperçu que j’allais trop vite. Si
situation-action, le schéma de ces deux secondéité, donnons lui son nom : c’est le réalisme.

Milieu-action, réaction sur le milieu, c’est le réalisme. Si on essaie de fonder un concept de


réalisme, c’est ça le réalisme : lorsque les milieux font place à des mondes originaires.
Lorsque les états de chose déterminés laissent échapper un monde originaire qui valent pour
eux, ici et maintenant, qu’est-ce que c’est, ça ? Vous sentez bien qu’il y a quelque chose par
quoi le réalisme est dépassé, on dirait - c’est à ça qu’on reconnaît ces hommes de cinéma-, on
dirait que le monde même ne commence qu’avec le film, qu’avec les images qu’il montre.
Chez les réalistes ce n’est pas comme ça. Chez les réalistes, les images qu’ils montrent
renvoient à un monde précédent, c’est à dire que le film est censé être pris dans le courant de
quelque chose qui le déborde.

Là pas du tout. Avec le film on assiste à la naissance d’un monde. Rien ne précède et rien ne
suivra. Rien ne précède et rien ne suivra, qu’est-ce que c’est , ça ? C’est l’ambition qui
dépasse le réalisme, encore une fois, qui lui fait du prélèvement. Mais reconstituer le monde
originaire ça a toujours été l’ambition, mais l’ambition secrète et profonde, de ce qu’on
appelle le naturalisme. Et le naturalisme, évidemment, ça ne veut pas dire le monde de la
nature, ça veut dire des espaces-temps déterminés, mais par différence avec le réalisme ce
sont des espaces-temps déterminés auxquels on arrache la valeur de mondes originaires. Et
dans la littérature l’inventeur de ça, il me semble, l’incroyable inventeur de ça ce fut Zola. Ce
fut Zola, d’où la construction très bizarre, la construction par quoi il se signalait, ce fut sa
force et sa faiblesse, sa construction littéraire très très curieuse où il prend un sujet et il
l’épuise. C’est l’anti-Balzac, si vous voulez. En un sens Balzac est très en avance sur Zola. Ça
a un côté assez retardataire, la méthode Zola, et en même temps, si on remet dans son projet...
vous voyez, sa nouveauté, il procède par pans. Si il vous fait un roman sur l’argent, le sujet
doit être épuisé. Si il vous fait un roman sur l’alcoolisme, pareil. Ce sont des espèces de
fresques dont chacune est censée épuiser son objet. Ce n’est pas du tout le système d’un
roman à l’autre où il y a toutes sortes de renvois, de jonctions, etc.. ; cette méthode qui
consiste vraiment à aller jusqu’au bout d’un monde. C’est ça le naturalisme, et ça ne se
comprend que si vous saisissez, dans le naturalisme, cette chose essentielle, très belle qui est
que , pour eux , tous les milieux qu’ils nous présentent sont des états de chose parfaitement
déterminés , historiquement et géographiquement, mais qui sont en même temps présentés
comme des mondes originaires. Et c’est en tant que mondes originaires qu’ils les prennent au
début et les mènent à leur fin. Ces mondes originaires auront un commencement absolu et une
fin radicale.

Si bien que vous aurez comme une double épaisseur : une action se passera dans un milieu
historiquement déterminé, mais en même temps c’est bien autre chose, quelque chose de plus
profond, qui se déroulera dans le monde originaire qui correspond à ce milieu déterminé. c’est
à chaque instant de l’histoire que vous pouvez découvrir le monde originaire qui correspond
aux milieux dérivés.

Le naturalisme ce n’est pas du tout il me semble, comme on le dit simplement : une


description des milieux déterminés le plus exactement possible C’est l’élévation des milieux
historiques déterminés, des milieux historico-déterminés, c’est l’élévation des états de chose à
la forme d’un monde originaire qui a son début t sa fin. C’est ça le premier point

deuxième point : Ils auront pas de peine à nous montrer que quel soit le milieu considéré, il
est resté à la lettre le plus "naturel" qui soit : c’est à dire le plus naturel en quel sens ? C’est le
monde de la cruauté bestiale, de la cruauté animale, ou de la sainteté primitive, de l’âme la
plus délicate, de l’âme originelle, et que, dans tout milieu déterminé dans l’histoire et dans la
géographie, il suffit que vous grattiez pour trouver le monde originaire qui vous livrera les

250
plus incroyables animaux préhistoriques, mais qui ne seront plus préhistoriques, où les
personnes les plus célestes, mais qui ne seront pas célestes. C’est une drôle d’opération le
naturalisme.

Vous voyez, la première actualisation, dans l’image-action, elle ne se fait même pas dans le
complexe milieu-situation-action, elle se fait dans cette instauration, cette exhibition de
mondes supposés primordiaux, supposés imaginaires. Quoi ? pas tout de suite

Deuxième point : de quoi s’est fait, un monde originaire ? De quoi s’est fait ? Quelle est la
secondéité ? Quelle secondéité va s’exercer ? Quels duels ? De même que ce n’étaient pas des
milieux-situation, ce n’étaient pas encore des milieux-situation, c’était des mondes
originaires, des mondes primordiaux. Sous l’action la plus rigoureuse et la plus précise vous
allez découvrir quelque chose, de la même manière que dans le milieu le plus déterminé
historiquement et géographiquement, vous découvriez le monde originaire, là, sous l’action la
plus rigoureuse et la plus implacable, vous allez découvrir une autre secondéité, une
secondéité originaire. Et ça va être quoi la secondéité originaire ?

Ce sera - et c’est bien une secondéité - ce sera l’accouplement de ce qui va fonder toute
action selon le naturalisme, à savoir l’accouplement de la pulsion et de son objet. Les mondes
originaires sont fait de pulsions et d’objets de la pulsion sous la forme d’une secondéité parce
que les objets et les pulsions sont séparés. La pulsion et la recherche aveugle, obstinée, de son
objet, ou d’un quelque chose qui sera son objet, et l’objet est à la recherche de sa pulsion. Et
ça pourra être la sauvagerie la plus pure, pourquoi ? Parce que " objet " est un mauvais mot.
La pulsion ne choisit pas un objet, elle arrache, elle découpe, elle capture, elle déchire son
objet. Elle ne déchire pas son objet par sadisme, elle déchire son objet pour le constituer,
pourquoi ? Parce qu’il est bien connu, et ce n’est pas par hasard que là, ces auteurs auront
quand même subi une influence certaine de la psychanalyse.

L’objet de la pulsion c’est ce que la psychanalyse a su appeler, avec Mélanie Klein, "l’objet
partiel".

L’objet partiel, ce qu’il y a de décevant dans l’expression "objet partiel", c’est qu’on a
l’impression que c’est un type d’objet, mais ce n’est pas un type d’objet, l’objet partiel, c’est
un objet réduitàcetétat. Ila fallu arracher quelque chose à l’objet complet. En d’autres termes
il faut trouver un autre mot qu’objet partiel. Alors mettons un " ejet " ou un " dejet ",
impliquant l’action d’arracher. Il doit être conquis sur l’état de chose. La pulsion doit
conquérir. En d’autres termes la pulsion n’a jamais pour objet un objet global, il faut qu’elle
conquiert sur l’état de chose, des morceaux. Car le véritable objet de la pulsion c’est le
morceau. Et le monde originel c’est précisément le monde où se confrontent les pulsions et
les morceaux d’objets, les morceaux qui vont servir d’objets à la pulsion. Et ces morceaux
peuvent être quoi ? Autant qu’il y a de pulsions. Et ces pulsions peuvent être quoi ? Autant
qu’il y a de morceaux. Tout ce qui est en morceaux suscite une pulsion, même si c’est
artificiel. On est au-delà de la différence artifice/nature puisque même dans le monde le plus
artificiel, il y a quelque chose d’originel qui se joue. Si bien que tout ce qui est morceau est
objet de pulsion. Pulsion sexuelle avec des morceaux de corps. Pulsion d’argent avec les
piéces, pulsions de faim, pulsion alimentaire, excellent pour les "morceaux".

Et peut-être bien d’autres encore. Là, la notion de monde originaire se précise. Lorsque l’état
de chose est terminé, si historique qu’il soit, si artificiel qu’il soit, laisse dégager cette seule et
unique histoire : l’histoire des pulsions et de leurs objets. Si bien que à ce niveau de l’image-
action, quel sera le type de signe qui répondra à " monde originaire" en tant qu’il se
développe en pulsion-objet ?

Qu’est-ce que la forme, le signe de cette secondéite là ? c’est ce qu’il faudra appeler le
symptôme et ce cinéma sera un cinéma de symptômes

251
Et aprés tout les metteurs en scène qui se sont élevés jusqu’à ce cinéma auront droit - s’ils le
veulent - à dire comme Nietzche disait : "Nous autres, médecins de la civilisation" "Nous
autres, medecins de la civilisation, cette phrase qu’il appliquait aux philosophes : un petit
nombre de grands metteurs est apte à se l’approprier : "Nous sommes médecins de la
civilisation" voulant dire quelquechose de très précis, à savoir : dans le milieu le plus
historique et le plus déterminé, nous diagnostiquons le "monde originaire" que recèle ce
milieu historique et déterminé, cet état de chose. Car nous diagnostiquons les pulsions, les
objets de pulsion, les noces entre les pulsions et les objets, tels qu’ils se déroulent dans ce
monde.

3ème remarque : dès lors, je dis : ce monde originaire défini par l’aventure des pulsions et de
leurs objets, c’est une origine radicale, c’est un commencement absolu et c’est en même
temps une fin absolue.

Ce qui les intéressent c’est donc que ce monde - ce n’est pas les intermédiaires qui les
intèressent - précisément un "réaliste" il s’intèresse aux intermédiaires, à ce qu’il ya entre les
deux, il ne s’interesse pas ni au début et ni à la fin - eux, ils ne s’interessent qu’au début et à
la fin parce que c’est la même chose "c’est dans le même mouvement que ce monde éclos et
qu’il est déjà fini". C’est comme si l’idée naturaliste c’est de faire précisément des mondes
avortés, pour les naturalistes ce que Dieu a réussit, c’est des mondes avortés, on peut supposer
dans une mythologie, il y a des mythologies comme ça : Dieu avant de créer le monde, il
essaie, il a des ratés. Il fait plein de ratés qui ne marchent pas alors Il les jette avant de créer
notre monde. Eux ils disent : ben non on est toujours à la période des ratés. On a toutes sortes
de mondes originaires, tous ratés Ils vont se définir par quoi ?

Le Temps, le vrai temps, c’est cette identité du début et de la fin. la seule chose qui compte
c’est : le commencement du monde originaire et dés lors aussi bien, sa fin absolue, sa fin
radicale. Pourquoi il va vers une fin radicale ? c’est que ces mondes originaires sont des
système clos, abominablement clos - les personnages sont radicalement et à jamais enfermés
dans ces mondes primordiaux - a jamais ? méfions nous - peut être qu’on va trop vite... tant
mieux, on rectifiera. Pourquoi ils vont vers une fin radicale ? parce qu’il suivent la pente des
pulsions et de leurs objets. Et le monde originaire, ce n’est rien d’autre que la pente commune
des pulsions et de leurs objets.

Qu’est que c’est la pente commune des pulsions et de leurs objets ? D’une part c’est la mort et
là surgit la plus étrange pulsion de mort comme recueil de toutes les pulsions. Et oui, la
psychanalyse est bien passée par là ! mais c’est beaucoup plus vivant, au besoin ils n’en
dépendent pas. Qu’est ce que c’est la pente des objets là ou tous les objets se réunissent
formant humus qui ne fait qu’un avec l’humus du début de monde et l’humus de fin du
monde ? c’est le depôt d’ordure, c’est l’universel dechet. Et lorsque la pulsion en sera à
fouiller dans les ordures, on saura que le monde originaire est arrivé à sa fin et que sa fin, elle
était là, dès le début.

transcription : Yaelle Tannau cours 13 du 16/03/82 - 2

Vive le naturalisme. Quelle merveille. C’est comme le monde d’Empédocle quand il est
mené par la discorde : des yeux sans front, des mains sans bras, tous les objets partiels qui se
réunissent et qui clapotent. Qui forment une espèce de marécage.

Voyez à quel point ce n’est plus du tout l’expressionnisme. C’est le monde des pulsions et
de leurs objets. Ce n’est plus du tout le monde des affects que là je veux pas - je ne développe
pas. Bon ! Il y a donc cette pente commune qui va du monde originel dans son
commencement absolu à sa fin radicale. avec quand même, c’est trop triste tout ça. A moins
que...c’est comme l’entropie du monde originaire. A moins que le monde clos, le monde

252
originaire dans sa clôture, dans sa pente, dans son entropie, ne soit quelque part ouvert sur
l’Ouvert. Ou "entrouvert". A moins que ne se produise une remontée d’entropie. Une
"neguentropie". Qu’est-ce qui amènerait cette remontée d’entropie ? Est-ce qu’il y a un salut ?
Dieu que les naturalistes sont loin de la mystique. Mais ils n’ont pas cessé de poser le
problème de la foi.

Est-ce qu’il y a un salut ? pas au sens général, mais une fois dit que c’est eux qui ont inventé
ce problème, des mondes originaires, vases clos dans lesquels ils découvraient sous les états
de choses déterminés, dès lors ils ne pouvaient pas ne pas rencontrer le problème de : est-ce
qu’on va s’en sortir ? Et qui nous en sortira ? Quelle foi ? Et ils oscillaient entre plusieurs
réponses, sans doute. Peut-être une foi de type religieuse, c’est à dire toute religion abdiquée.
Extraire de la religion une foi, c’était une réponse possible. Ou bien alors peut-être l’amour.
Mais quel amour il faudrait pour remonter cette entropie, pour ouvrir ces mondes clos ? Ou
bien le socialisme révolutionnaire. Et après tout c’était déja toutes les directions de Zola.
Comment sortir de ces mondes originaires : par l’amour, par le socialisme, par un équivalent
de la foi. Est-ce que c’est possible ?

Voilà en trois moments le tableau que je voulais faire : A mon avis il n’y a que deux types,
qui, dans le cinéma, aient construit d’un bout à l’autre ce monde des pulsions et des objets, et
fait voir les mondes originaires sous les états de choses déterminées : c’est evidemment
Stroheim et Bunuel.

Et c’est ça, le cinéma d’action de Stroheim et de Bunuel.

On va le voir, la question est trés juste. - Je vais essayer de montrer en quoi tout ce que j’ai dit
sortait bien du cinéma de Stroheim et du cinéma de Bunuel. Mais en d’autres termes, je dirais
presque, que c’est du cinéma d’avant l’action, pas du cinéma d’action. C’est pas du réalisme,
c’est du naturalisme. Et c’est très très différent. C’est ce monde des pulsions et de leurs
objets. Et filmer des pulsions et leurs objets, à ma connaissance, le cinéma américain quelque
soit sa puissance - rappellez vous Marey, je ne dis pas que c’est mieux - n’a jamais rien
compris à ce problème. Si bien que Stroheim et Bunuel ne pouvaient pas être intégrés dans le
cinéma américain, même quand ils étaient à Hollywood, ou quand ils y allaient.

Or, le vrai truc du cinéma américain, en simplifiant beaucoup, ça a été le cinéma d’action. Ils
ne croient pas à des idées de mondes originaires, forcément, l’idée des mondes originaires
c’est une idée tellement européenne, découvrir des mondes originaires sous les états de choses
déterminées, c’est pas du tout une idée d’américain, c’est une idée de vieil allemand ou
d’espagnol un peu tordu, quoi. Oui c’est très curieux. Or à ma connaissance il n’y a qu’eux
qui ont saisi ça.

Question : - Et Ferreri il est dans quoi ?

- Ah, Ferreri c’est un cas. Peut-être que Ferreri serait dans cette lignée. Ce serait interessant
de voir Ferreri sous cet aspect. Il y a des films, je vois tout de suite à quoi vous pensez, ouais
c’est même trés bien

il faut que je courre au secrétariat.. ne partez pas, vous aussi ?

GD ; Faut fermer la porte si vous voulez bien, ça y est ? Alors ? elle m’agace cette porte... je
hais les portes...

Alors je voudrais dire très vite ce que c’est que ce "naturalisme". Si vous m’avez compris,
tout le monde sait que chez Bunuel par exemple, la question de son "surréalisme" est une
question très difficile à poser. Je veux dire à cet égard une chose très très simple : l’équivoque
du rapport Bunuel\surréalisme s’explique très facilement. C’est que ce qui est surréel pour
Bunuel, c’est précisément la découverte et la construction de ces mondes originaires. Et cela
avait assez peu de choses à voir, Breton ne s’y est pas trompé (quand à l’étrangeté des

253
rapports Bunuel\Breton), il sentait bien que Bunuel n’était pas des leurs. A la lettre le premier
surréalisme, c’est précisément le naturalisme, si l’on définit le naturalisme par cette
construction et cette découverte des mondes originaires interieurs aux états de choses
historico-géographiques. Alors... merde ! merde ! vous voulez bien la fermer c’te porte ? Je
me sens tres bunuellien, il faut que ce soit fermé tout ça, c’est l’ennemi, je ne crois pas quele
salut ne vienne du dehors, il ne peut arriver rien que du mauvais...

- Alors, qu’est-ce que vous retrouvez de commun, entre Stroheim et Bunuel, même dans leur
manière de filmer ? Vous avez un premier thème qui est fondamental qui est celui des mondes
clos. Même qui, quand ils sont ouverts sur la nature, ça peut être des exterieurs. Mais, les
grandes clôtures, même de paysages exterieurs, chez l’un comme chez l’autre, c’est des
grands moments. Les montagnes de Stroheim, ce n’est pas rien. Les exterieurs de Bunuel,
filmés de telle manière que cela constitue précisément des vases clos. Ces mondes clos qui
sont précisément des mondes originaires, c’est à dire, où va se déchaîner l’histoire des
pulsions et de leurs objets.

- Deuxième point : Toutes les actions sont rapportées. En effet, c’est la première forme de
violence au cinéma. On verra dans notre analyse de l’image-action toutes formes de
violences. Mais cette première violence est la violence naturaliste. Première au sens logique
où on en est dans notre analyse. C’est la violence des pulsions et de leurs objets. De ces objets
arrachés et de ces pulsions qui arrachent. C’est le monde des prédateurs. J’arrache. Et les
actions ne sont là que "pour quelque chose", qui est l’action originaire, c’est à dire l’acte de la
pulsion. C’est pas des actions, il n’y a pas d’actions dans ce cinéma là. C’est des actes
pulsionnels. Qui impliquent au besoin la plus grande ruse, la ruse, cela fait partie de la
pulsion, etc. Mais ce n’est pas encore l’image-action au sens du cinéma américain.

Ensuite la double pente de la dégradation, où la pulsion et l’objet se précipitent vers quoi ?


vers la fin du monde. Fin du monde qui chez les deux, par exemple réunis dans la même
image, l’image célèbre de "Folies de Femme" : le cadavre jeté dans le dépôt d’ordures, c’est à
dire la finalité commune de la pulsion et de l’objet. Et l’image non moins célèbre à la fin de
Los Olvidados : le cadavre du gosse jeté par le dépôt d’ordures. Et, chez l’un comme chez
l’autre, l’affirmation que toujours il s’agit d’un monde originaire, ça pourra être chez
Stroheim une principauté d’opérette. Ca pourra être une opérette du type "La Veuve Joyeuse".
Ca pourra être n’importe quoi. Ca pourra être le casino, dans "Folies de Femme", etc.

Ce monde clos est découvert et posé comme le monde originaire, le monde des origines, c’est
à dire le monde qui se définit comme symptôme par les pulsions et par les objets arrachés.

- D’où, chez l’un comme chez l’autre aussi, un type tout à fait nouveau du gros plan. Cette
fois et cette fois seulement, le gros plan : c’est bien l’objet partiel. Chez l’un comme chez
l’autre, les chaussures comme objets de la pulsion sexuelle. Ou la jambe qui manque.
L’infirmité. Mais, voyez, je ne reviens pas sur ce que j’ai dit quand je disais à propos de
l’image-affection :" mais jamais le gros plan ne constitue quelque chose en objet partiel". Son
opération est tout à fait différente. Là je trouve en effet un autre type de gros plan, mais je
n’ai pas à me corriger, car ce n’est pas le gros plan qui constitue la chose en objet partiel,
c’est parce que la chose est en elle même objet partiel en tant qu’elle est objet de la pulsion,
que dès lors elle devient l’affaire d’un gros plan. D’où gros plan de chaussures, d’où gros plan
de jambes qui manquent, d’où gros plan d’infirmité, etc. La pente commune, c’est
finalement la manière dont la pulsion prend un monde originaire, vous avez beau l’extraire
d’un milieu, il traverse plusieurs milieux, c’est même une de ces différences avec ce qu’on
verra tout à l’heure sur le milieu. Il comprend différents milieux, il est orienté comment ? Il a
deux coordonnées. Un monde originaire il est déja orienté dans sa distribution des pulsions
en riches\pauvres par les classes qui sont une notion dérivée. Mais la brutalité du riche et du
pauvre et le bon et le mauvais. Riches\pauvres, bons et mauvais vont quadriller le monde des
pulsions et de leurs objets.

254
Chez Bunuel comme chez Stroheim alors, la manière dont la pulsion alimentaire, la faim, est
fondamentalement filmée, surtout Bunuel, cela va de soi. Les correspondances entre les deux
m’apparaissent si grandes, dans un commun naturalisme. Mais chacun sait en même temps
que ces deux auteurs sont extraordinairement différents. Ce qu’ils ont en commun, je peux le
dire aussi : vous savez que Stroheim, d’une manière pathétique, dès qu’il n’a plus pu faire de
films, il mourait tellement de ne pas pouvoir faire de films, qu’il faisait des pseudo-romans.

Et ces romans sont des scénarios de ce qu’il aurait voulu faire. Ces romans sont des romans
lamentables, si on veut poser la différence entre romans, c’est très mauvais, mais comme
scénarios c’est sublime. Il a écrit beaucoup à cet égard, ce sont de purs scénarios, admirables.
Il y en a un, "Poto Poto", qui est très insolite. On a une idée de comment aurait tourné
l’oeuvre de Stroheim. "Poto Poto", c’est son grand film africain. Or vous savez peut-être que
un des films de Stroheim, "Queen Kelly", qui a été interrompu, comportait un épisode
africain. L’héroine Kelly allait en Afrique, et il devait se passer des choses abominables. Et
"Poto Poto", c’est la suite, c’est le grand film africain. Où la jeune femme se vend, elle vend
son corps, mais d’une manière très curieuse : à la roulette. C’est le monde des riches, ça. Elle
vend son corps à la roulette, c’est à dire qu’il y a des hommes qui mettent des mises, et celui
qui met la plus grosse mise a le droit de jouer à la roulette avec elle. C’est une scène tyique
Stroheim, ça. On imagine ce qu’il en fait au cinéma. Alors bon, il y a une espèce de brute
alcoolique, un colonial de l’endroit, qui met une grosse mise, donc il gagne le droit de jouer à
la roulette avec elle, et c’est : ou bien elle gagne et elle prend l’argent de la mise, ou bien elle
perd et elle se donne à lui. Evidemment elle perd. Et il va l’emmener dans un marais putride
où il a installé son système d’exploitation et d’asservissement. C’est un tyran.

Et voila que, et là c’est de plus en plus du pur Stroheim, voila qu’à peine arrivée, elle est
lancée dans le marécage de "Poto Poto", et qu’il lance le cri : "Maintenant vous avez reçu le
baptême, vous voila nommée citoyen d’honneur de Poto Poto, le cloaque du monde, sur
l’équateur. Quel est donc celui qui a dit : "un degré de latitude ou de longitude en plus ou en
moins change entièrement le code de la morale et des lois." C’est une espèce de Montaigne ou
de Pascal qui a du dire cela. Ca, je dirais en terme de cinéma, c’est le cinéma des milieux-
actions. Mais dans le cinéma des pulsions-objets c’est pas ça. C’est pas ça la Loi. "Eh bien ici,
il n’en est pas comme ça. C’est pas un degré de latitude ou de longitude en plus ou en moins
qui change, parce que, eh bien ici, la latitude est zéro." C’est le monde originaire. "La latitude
est zéro ! Nous, de Poto Poto, nous n’avons pas de lois, pas de morale, pas d’étiquette
mondaine. Ici, pas de traditions, pas de précédent. Ici chacun agit selon l’impulsion du
moment et fait ce que Poto Poto le pousse à faire. Poto Poto est notre seule loi, notre chef tout
puissant, roi empereur, mogul, juge suprême. Il est sans merci, il n’accepte aucune
circonstance atténuante." Eh bien c’est la latitude zéro, c’est le monde originaire. Voila.

Mais vous sentez que malgré tout ces rapprochements, c’est un rapprochement très formel,
c’est que on va tout à l’heure revenir au cas en effet que quelqu’un vient de citer parce que
cela me paraît passionnant, ça. Est ce que cela ne serait pas quelque chose de l’entreprise en
effet très insolite dans le cinéma actuel de Ferreri ? est que ce ne serait pas lui qui aurait
compris quelque chose de ce cinéma très curieux, très violent. c’est la première grande
violence cinématographique ça. C’est le premier monde de la violence.

Je voudrais juste marquer les différences. Qu’est-ce qui fait que, dans cette communauté de
styles, dans ce naturalisme commun, le naturalisme Stroheim n’est pas le même que celui de
Bunuel ? Ce n’est pas la même chose. Ce n’est pas le même monde. Moi je disais, j’insistais
sur ceci. Je commençais avec Zola. Et Je disais : "Ben oui, vous comprenez, chez Zola c’est
bien du naturalisme. Mais l’histoire du mouvement naturaliste, si je pousse un peu ma
comparaison, elle m’apparaît très interèssante. Parce que, un disciple de Zola s’appelait
Huysmans. Et avec Huysmans, il s’est passé quelque chose. Il a fait une espèce de manifeste.
En disant : "Eh bien Zola y’en a marre parce que c’est trop restreint, c’est trop réduit.
Finalement on nous parle de quoi dans le naturalisme à la Zola ? Eh ben oui on épuise,
comme je viens de le dire on épuise chaque chose a un livre pour mais pourquoi ? Pour les

255
pulsions les plus matérielles, les plus animales. Alors oui, un livre ou un film sur la sexualité,
un film sur l’avarice, un film sur la faim ou sur l’aliment, il dit : "mais cela ne va pas loin tout
ça". Il dit ce qu’il faudrait découvrir, et c’est à ce moment là que Huysmans forme un projet
très bizarre, il dit :"Mais il faut comprendre qu’il y a un naturalisme de l’âme. Il n’y a pas
seulement un naturalisme du corps, il y a un naturalisme de l’âme. Bien plus, il y a un
naturalisme du plus artificiel. Il faut aller encore plus loin, ajoute-t-il, il y a un naturalisme du
spirituel, et pour comprendre cela, dit-il, il faudrait avoir la foi et moi je ne l’ai pas encore".
Heureusement il l’aura bientôt. Oui, il est aussi las. Il dit : "Mais y’en a marre, y’a pas que
des document sociaux, ou des documents psychologiques, il y a des documents d’âmes". Et il
prétend renouveler le naturalisme par cet espèce de truc : faire un naturalisme de l’âme. Soit
sous la forme des vies artificielles, il dit : "oui finalement le héros naturaliste, c’est pas
fameux parce que cela se réduit ou bien à la bête brute, à l’homme dominé par ses pulsions
les plus matérielles, ou bien à l’homme quelconque, et ca glisse dans le réalisme". La bête
humaine ou bien l’individu quelconque.

coupure

Et alors il raconte comment deux des Esseintes, qui souffrent de toutes les maladies,
névrosées jusqu’au bout, organisent une vie de pur artifice. Et, dans le courant du livre, ça
glisse tout le temps comme thème : finalement, l’artifice est encore décevant, car ce qui est
encore plus beau que l’artifice, c’est le surnaturel. Et le surnaturel, il n’y a que la foi qui
puisse nous le donner.

Vous voyez ce glissement de l’homme de la perversion à l’homme de la foi. Qui va constituer


un très étrange nouveau naturalisme. Ou on le dirait presque a un point ou le naturalisme et le
surnaturalisme ne se distinguent plus. Je dirais presque, là je simplifie beaucoup trop, mais
entre Stroheim et Bunuel, il y a quelque chose de semblable à cette différence entre Zola et
Huysmans.

Car qu’est-ce que c’est finalement la grande différence ? C’est que Bunuel - vous corrigez
de vous mêmes - ne cesse pas d’interroger la possibilité qu’existent des pulsions du bien. Ou
des pulsions de la foi. La foi comme pulsion. A partir de la, le problème est double. La foi ou
le bien comme pulsion. La première réponse de Bunuel, mais c’est pas un retour au
naturalisme Zola, c’est bien un autre élément. L’élément a changé. La première réponse de
Bunuel, c’est : "Eh bien oui, il y a des pulsions de la foi, et bien plus il y a des pulsions vers le
Bien. Seulement elles ne valent pas mieux que les autres". Elles sont aussi dégoûtantes que
les autres.

Tout cela c’est le thême des rapports de Bunuel avec le catholicisme, c’est très curieux. Mais
je crois qu’au moins on est un peu armés en ce moment pour essayer de comprendre. Mais oui
il y a des saints. Mais oui, la sainteté existe, mais vous savez cela ne vaut pas cher, tout ça.
Aussi bestiale que la Bête. Aussi pulsion objet partiel. Dans "Mazarin", rappelez-vous ce qui
est dit au prêtre : "Toi et moi - et c’est evidemment la voix du démon - toi et moi nous
sommes pareils. La seule différence c’est que toi tu est du côté du Bien et moi du côté du
Mal, et c’est justement pour ça que tous les deux nous sommes inutiles".

Ca aussi c’est une espèce de phrase clé. "Tous les deux nous sommes inutiles." Si vous vous
rappelez "Viridiana", l’homme du Bien ou l’homme de la foi comme radicalement inutiles.

C’est un univers clos non moins qu’un autre, bien plus. Ca fait partie du monde originaire
clos. Vous aurez les hommes du Bien, vous aurez les hommes du Mal, vous aurez les pauvres,
vous aurez les riches, les deux ne se correspondant pas. Vous aurez ces quatre catégories,
mais l’inutilité radicale de tout cela, le Bien comme le Mal... mais c’est des parasites. Ce
monde originaire n’a comme habitants que des parasites. Pauvres, riches, hommes du mal,
hommes du bien, c’est des parasites, c’est des prédateurs.

256
Bon. Alors tous ces thèmes ils étaient aussi chez Stroheim. Mais je veux dire, chez Bunuel,
cela va devenir le thème fondamental. Et, deuxième niveau : et pourtant. Et pourtant, est-ce
qu’il n’y a pas un salut ? Ce que j’appelle la remontée de l’entropie. Il y a des déclarations
très curieuses de Stroheim, ou il fait semblant d’être un pur chrétien. Mais il aimait tellement
faire des déclarations pour étonner, evidemment : il dit "Oh mais c’est très important le
christiannisme, moi le christiannisme traverse toute mon oeuvre." Cela ne me paraît pas
évident. Mais chez Bunuel c’est évident. Et en effet c’est très lié à : est-ce qu’il y a un salut ?
A partir de ces mondes originaires clos, est-ce qu’on peut remonter la pente de la pulsion et
de son objet ? Chez Stoheim, je laisse complêtement la question ouverte, parce que là, encore
une fois, cette oeuvre a été trop vite interrompue. Je signale juste que, dans les projets de
scénarios, quand il a dû interrompre, d’une part on lui a coupé toutes ses fins, le plus souvent,
puisque Queen Kelly, du moins reprise par le scénario Poto Poto, est une histoire d’amour
pur. Où à la fin les deux héros sortent mais dans quel état du marécage où ils étaient attachés
l’un à l’autre pendant que les eaux montaient et que les crocodiles arrivaient, ça aurait fait de
ces images, le marécage suivant Stroheim n’aurait pas du tout été un marecage expressioniste,
cela aurait été un marécage naturaliste très très curieux, comme le type "dépôt d’ordures",
c’est ça qui le fascine : le dépôt. Le dépôt et le cadavre. Mais, justement, les deux amants qui
sont attachés l’un contre l’autre pendant que le crocodile arrive et que les eaux montent,
formidable ! ils sont sauvés à temps, et c’est l’amour qui les a sauvé. Bon. Il y a la fameuse
scène dans Stroheim de le remontée de l’entropie, la scène des pommiers en fleurs et de
l’amour pur dans... "Symphonie Nuptiale".

Mais laissons ouvert. On ne sait pas, on ne sait pas ce qu’aurait fait Stroheim. Ce que je dis,
c’est que, dans le cas Bunuel, il ya bien un ordre. Cette indication que, par un moyen
quelconque, pourquoi ? Par un moyen quelconque peut-être, peut-être... Alors chez lui c’est
bien toujours tourné autour de deux Pôles. La révolution ou l’amour. Transformer le monde,
changer la vie, enfin tous ces trucs fameux, je n’ai pas besoin de développer cela. Il me
semble que ce que j’ai besoin de développer, c’est la nouveauté. La formule "Stroheim", elle
est finalement connue. Pas sa manière de filmer, mais dégradation, avec un grand X, est-ce
qu’on peut remonter la dégradation ? c’est connu. Ce qui est prodigieux c’est la manière dont
il sait filmer une d’égradation.

Quand on dit c’est un cinéaste du temps, je dis c’est vrai et c’est faux. C’est vrai comme on
dit dans toutes les histoires du cinéma qu’il est le premier à avoir introduit vraiment la
"durée" dans le cinéma, mais on dit toujours cela à propos des "Rapaces". Moi je dis que c’est
bien un cinéaste du temps, mais où le problème du temps ne peut pas intervenir comme tel.
Donc c’est pas tout à fait vrai, ce n’est pas un cinéaste du temps à proprement parler. Un
cinéaste du temps, y’en a pas tellement, c’est un drôle de problème, mais il y a une raison très
simple pour laquelle le problème du temps ne peut pas être l’objet vraiment du cinéma de
Stroheim, c’est que précisément le temps est subordonné à la pente des pulsions et de leurs
objets. Et le temps ne peut intervenir que "en fonction" de ce thème majeur du cinéma de
Stroheim. Il ne peut pas passer à l’avant plan, il ne peut pas être traité directement comme tel.
Il ne peut être traité que en fonction des pulsions. Tandis que, prenez un autre type, qui a raté,
lui, la fonction des pulsions. Il aurait bien voulu mais il était trop élégant, trop aristocrate. Et
lui c’est juste l’inverse. C’est parce que lui son problème c’est le temps, qu’il n’a jamais pu
arriver au problème des pulsions. Si fort qu’il ait essayé. C’est Visconti. Il était beaucoup trop
aristocratique pour arriver à ce monde de violence. Mais enfin peu importe.

Chez Bunuel, il y une formule absolument nouvelle. Qui est que : on se trouve plus devant
dégradation, remontée éventuelle de la pente - qui seraient un peu les termes de Stroheim.
Parce qu’il a trouvé quelque chose de cinématographiquement signé Bunuel : c’est que pour
lui : voila : la dégradation c’est quoi ? Il tourne autour d’un truc : la dégradation c’est la
répétition. C’est le premier sans doute à avoir fait de la répétition une puissance
cinématographique. C’est la répétition, pourquoi ? Parce que tout se dégrade par le répétition.
La répétition c’est la vie, et c’est la dégradation de la vie. Toujours se lever, toujours se

257
coucher, chaque jour se nourrir, comment voulez-vous que cela tourne bien, tout ça ? Comme
disait Comtesse tout à l’heure ou plutôt comme disait Lacan, si il n’y avait pas la mort,
comment pourriez-vous vivre ? Vous ne supporteriez pas la vie. Or si il fallait que ça dure
comme cela, la répétition, c’est la dégradation même. Ce qui va se produire dans l’univers
clos de Bunuel, c’est le processus de répétition. C’est ça se qui se passe dans le monde
originaire. Le monde originaire est livré à un processus d’auto-répétition qui ne fait qu’un
avec sa dégradation même.

Mais est-ce que c’est vrai ? Et qu’est-ce qui pourrait nous sauver de la répétition ? La
réponse est simple, et après tout elle a été donnée, tiens, et cela va nous permettre de retrouver
des philosophes. Qu’est-ce qui peut nous sauver de la répétition : rien, sauf la répétition ? Ah
donc, il y deux répétitions. Sûrement il y en a mille, entre autres il y en a deux. Et il y aurait la
répétition qui sauve, et il y a la répétition qui tue. Il y a la répétition qui sauve de la
dégradation, et il y a la répétition qui ne fait qu’un avec la dégradation et qui remonte la pente
de la dégradation. Et qui a dit ça ?

Je vois un premier auteur qui l’a dit sur le mode "burlesque", ou je ne sais pas, burlesque est
un mauvais mot, un auteur que les surréalistes connaissaient très bien, et cela ne me paraît pas
exclu que Bunuel l’ait connu bien que, à ma connaissance il ne fasse pas de référence à cet
auteur - c’est .. croyez pas que je fasse semblant de trainer mais j’ai un trou - l’auteur
d’Impressions d’Afrique ?

c’est Roussel. Que les surréalistes aimaient beaucoup. Et Roussel racontait souvent d’étranges
histoires comme celle-ci, et si vous écoutez bien l’histoire, vous allez voir tout de suite que
c’est du Bunuel : Quelques cadavres, chacun enfermé dans une vitrine, sont condamnés à
répéter un évênement fondamental de leur vie. Et un grand savant, cadavre dans sa vitrine, ne
cesse de répéter l’évênement fondamental de sa vie, à savoir la mort de sa fille par assassinat.
L’enfer répétition, c’est un thème très connu, Strindberg, aussi...mais vous allez voir où
Bunuel décolle.

Et puis ce grand savant, cadavre qui ne cesse de répéter l’assassinat de sa fille dans une
espèce de somnambulisme absolu, la mauvaise répétition, invente un instrument incroyable
pour l’époque. Maintenant, Roussel toujours en avance aurait inventé autre chose. Il invente
un synthétiseur, où il emprunte la voix d’une cantatrice. Il trafique tellement cette voix que, il
reconstitue la voix la plus naturelle, la plus authentique de sa fille. Et c’est quand il a
retrouvé, par le synthétiseur magique, la voix pure, de sa fille, qu’il est délivré de la mauvaise
répétition. Et d’une certaine manière, sa fille lui est rendue. Il est guéri. Il revient des morts.
Belle histoire. Le même Roussel abonde de ces trucs qui consistent à opposer deux
répétitions. La répétition qui enchaîne et la répétition qui libère. Qui sauve. Et il les
distribue. Mais vous sentez bien que ce n’est pas de cela qu’il s’agit en fait, il les distribue,
l’artiste a tous les droits, pour s’y reconnaître, il y a la répétition imparfaite, et la répétition
absolument parfaite. On sent qu’il s’agit d’autre chose. C’est pas la perfection de la répétition
en tant que répétition qui est salvateur. Mais c’est une manière symbolique d’exprimer les
deux répétitions que de dire que l’une comprend de petites inexactitudes, et l’autre est parfaite
et absolument exacte. Tout le monde sent encore une fois qu’il s’agit d’autre chose, dans ces
deux répétitions.

Un autre auteur, que je ne sait pas si Bunuel connaissait peut-être, et qui a eu une grande
importance pour la philosophie, s’appelait Kierkegaard. Et le grand Kierkegaard écrivit un
livre intitulé "La répétition". et dans ce livre il développe l’idée suivante. Il y a une mauvaise
répétition, un répétiton démoniaque et qui tue. Et il l’appelle la répétition esthétique. et c’est
une répétition qui nous enchaîne. Cela peut être la répétition de l’habitude, ou c’est pire
encore : c’est la répétition de Dom Juan. C’est la répétition esthétique de celui qui cherche à
revivre le passé. C’est la répétition tournée vers le passé. "Je veux reconstituer l’instant ou je
fus heureux". "Je veux que ma fiancée me soit rendue". Mais qui peut me la rendre ? N’a-t-
elle pas vieillie et moi aussi.

258
Vous voyez cette recherche à travers le temps. Ressuciter le passé. Et puis et puis, ils ont beau
faire l’artiste, c’est la répétition bourgeoise. Mais dans ce monde bourgeois surgissent
d’étranges hommes que vous ne reconnaissez d’abord à rien. Ils ont l’air comme tout le
monde. Seulement voilà, leur vrai nom c’est Job. Ou Salomon. ou Kierkegaard lui même. Qui
pleurait une fiancée perdue, qui ne cessait pas de pleurer des fiancées perdues.

Et qui se trouvait devant ce problème : comment échapper à la répétition ? Et il découvrait


ceci : quelle est l’opération de la foi ? Elle consiste en ceci, et ça c’est une foi dénuée de
religion, qu’est-ce que c’est la pointe de la foi quand elle ne dépend plus, quand elle crève le
plafond religieux ? que je renonce à tout - non pas pour que - et dans la même opération qui
est celle que Kierkegaard appelle un saut : tout me sera rendu. Que je renonce à tout et tout
me sera rendu. Bien plus, au décuple. Il faut que je renonce à ma fiancée pour que ma fiancée
me soit rendue sous quelle espèce ? Sous l’espèce de lafidélitéabsolue.Oh bien sûr elle ne me
sera pas rendu corps et chair. Comment serait-ce possible ? D’ailleurs elle a épousé
quelqu’un, c’était le cas de Kierkegaard. Elle me sera rendue "mieux" que "corps et chair".
Elle me sera rendue dans la fidélité absolue que j’aurais pour elle. C’est en même temps que
je renonce à elle et que j’obtiens la vraie répétition, la répétition qui sauve.

Là on comprend mieux. La symbolique c’était : répétition inexacte, imparfaite, répétition


parfaite et exacte, mais plus profondément, c’est répétition esthétique, répétition de la foi. Par
la foi. Or c’est ça, chez Bunuel, ce qui fonctionne cinématographiquement. Pour ce qui est de
saisir le mouvement de la dégradation, et des petites remontées d’entropie, ça c’est Stroheim
qui sait le faire. Il est vraiment du côté de Zola je crois, c’est un espéce d’immense Zola
cinématographique.

Mais ce au service de quoi, Bunuel met la caméra, c’est le processus de la répétiton et


l’éventualité d’une répétition qui sauve - c’est à dire qui ouvre le monde originaire clos. Et
comment cela se voit ça ?

Deux cas fondamentaux. Le "Charme Discret de la Bourgeoisie", c’est le type-même de la


répétition qui enchaîne. Et en effet dans celle-ci il faut répéter, pourquoi ? Quelle est la loi de
la répétition qui enchaîne ? Roussel la donnait déjà finalement. C’est pour cela qu’on ne peut
pas exclure une influence à travers les genres, Roussel sur Bunuel. A savoir c’est que
l’évênement se défait tout seul avant même de se produire. On n’y arrive pas. Et "Le Charme
Discret de la Bourgeoisie", c’est le récit de huit déjeuners ratés qui n’arrivent pas à se faire.
C’est à dire qui se défont avant de se faire. C’est la répétition qui enchaîne. Et chaque fois
avec une raison différente, une motivation différente. Mais c’est cette série répétitive a huit
termes qui va constituer la structure du "Le Charme Discret dela Bourgeoisie". Mais le film
encore plus connu à cet égard, c’est "L’Ange Exterminateur".

Et "L’Ange Exterminateur", si je le résume très vite, avant d’en finir, c’est : des gens, des
bourgeois - toujours le thème de la répétition liée à la bourgeoisie - se trouvent réunis dans
une pièce, là ou ils sont réunis normalement, mondainement. Et les mêmes scènes - dés le
début - sont filmées plusieurs fois avec des variantes. Robbe Grillet a repris ce procédé mais
lui je crois, dans un tout autre contexte que ce problème des pulsions et de leurs objets ? Faut
eviter les rapprochements purement formels parce que les problèmes de Robbe Grillet sont
tellement autres Lui c’est plutôt des problèmes de temps, c’est pas des problèmes de pulsions
et d’objets, c’est des problèmesde fantasme, c’est très différent.

Au début de ce film, L’Ange Exterminateur, deux personnes sont présentées l’une à l’autre.
Une fois c’est filmé de telle manière qu’ils se détournent immédiatement, c’est comme si ils
ne se connaissaient pas, comme si ils étaient plutot antipathiques l’un à l’autre, et la seconde
fois ils sont filmés comme étant de vieux amis qui se retrouvent. Et dans mon souvenir il y a
même un troisième fois où ils sont encore filmés. De même le maître de maison une fois porte
un toast dans l’indifférence générale avec brouhaha, avec tout le monde qui parle, une
seconde fois porte un toast dans l’attention générale. Et tout le temps c’est comme ça. Vous

259
avez cet espèce de répétition qui répéte par inexactitudes. Et puis vous savez ce qui se passe -
ils vont se trouver sans comprendre pourquoi dans l’impossibilité de sortir de la pièce. Ils
vont être condamnés à une espèce de répétition. C’est le monde originaire clos. Pourtant il n’y
a pas de barrières, personne ne les force, il y a une pulsion. Pulsion qui est leur enracinement
dans ce monde originaire. Il a suffit de dégager le monde originaire correspondant à l’état de
choses pour que dès lors ils ne puissent pas en sortir, qu’il y ait une pulsion d’enracinement.

Ils vont jouer leur histoire avec chaque fois La main du mort dans celle de l’ange
exterminateur, cette espèce de répétition obsédante, etc. et puis il y a une étrange jeune
femme, la Walkyrie. Qui a un rôle trés curieux, Qui semble être la fille de Dieu. C’est elle qui
a déterminé la première claustration c’est à dire la répétition mauvaise, au moment où elle
jetait un briquet dans la vitre. Qui était comme le départ du monde originaire. C’était le signal
du départ du développement du monde originaire. Et puis elle se donne ou elle ne se donne
pas au maître de maison qui semble bien être Dieu le père et elle même être la fille de Dieu,
entre autres. Enfin on ne sait pas très bien parce qu’il semble en même temps que ce Dieu- le-
père soit impuissant, enfin c’est la moindre des choses, puisque, c’est des pulsions.

Et ils sont libérés. Le monde clos s’est ouvert. Il s’est ouvert par une répétition de type spécial
qui était le rapport de la Walkyrie et du maître de maison. Et vous avez absolument le thème
Kierkegaardien ou le thème de Roussel, celui de la répétition qui sauve. Sauf que, elle sauve
et elle sauve pas ? Là dessus tous contents ils se retrouvent tous dans une cathédrale, avec
beaucoup plus de monde, pour chanter un Tdeum en faveur de la répétition qui sauve. Pas de
chance. Ils ont confondus la foi et la religion. Ce Tedeum est une catastrophe puisqu’ils se
retrouvent tous plus nombreux que la première fois dans la cathédrale, et ils ne peuvent pas en
sortir. Ca va recommencer. C’est à dire, que la répétition mauvaise s’est introduite dans la
cathédrale, pendant qu’il y a la rumeur des troubles sociaux et de la révolution à l’exterieur.
Donc la répétition qui sauve a raté, mais il y a l’autre posibilité que le monde s’ouvre par la
révolution tout ça.

Enfin dans un grand grand Bunuel : "La Voie Lactée". Là vous retrouvez tout son thème.
Mais bien sûr il y a des pulsions de la foi, il y a tout ce que vous voulez. Seulement encore
une fois, premièrement les pulsions de la foi, c’est aussi dégoutant que les pulsions de la
pure matière, de la pure bestialité. Et d’autre part, même dans la mesure ou cela n’est pas,
tout ça, ça ne fait que des inutiles et des parasites. Et d’autre part, le personnage du christ,
lui, est-ce que ce n’est pas la répétition qui sauve ? Et là les commentateurs de "La Voie
Lactée", (livre de Maurice Drouzy : Luis Bunuel, Architecte du Rêve), montrent très bien
comment techniquement, chaque fois qu’il y a la répétition mauvaise, c’est vraiment la
caméra, que ce soit dans les interieurs, ou dans des exterieurs, qui contitue le monde comme
un vase clos. Même à l’exterieur, opèrent des prisons, avec des colonnes, avec des jeux très
très savants de décors, ou des jeux très savants de caméras.

Et au contraire, dans les passages du christ, où on ne voit jamais le ciel, notamment, même
dans les exterieurs, et là c’est le monde ouvert. Possibilité d’une répétition qui sauve sous
quelle forme ? c’est un christ qui est aussi bien la foi sans religion que la révolution sans
quoi ? C’est ça le surréel pour lui. C’est pas quelque chose qui s’oppose au réel, c’est quelque
chose qui se passe dans le monde originaire correspondant au monde réel. C’est en passant
par le monde originaire que l’on saura si l’on est condamnés, ou si le monde fermé peut être
ouvert. Seulement voila, à la fin, doute de Bunuel, Comme Drouzy le montre très bien, à la
fin, et c’est la seule fois, sur les images finales, le christ lui même est filmé en vase clos.
Comme si il nous avait ouvert la possibilité de la répétition qui sauve, mais il nous rappelait
que tout cela - il ne faut pas aller si vite - et pan ! voilà le christ qui réintègre son monde
originaire où il est comme les autres, un parasite.

Alors vous voyez ce qu’il se passe enfin, je voudrais que la prochaine fois - en effet votre
remarque m’intéresse de plus en plus - possibilité que si vous me suivez dans cette
description du premier niveau de l’image-action à savoir : mondes originaires comme forme

260
de secondeïté renvoyant à la secondeïté pulsion/objet et toute cette aventure. En effet quand je
dis c’est arrivé deux fois et puis c’est tout dans le cinéma, votre remarque : "c’est peut être ça
en effet le problème de Ferreri" notamment dans un film du début de Ferreri ou il y a deux
types qui ne cessent pas de souffler sur un ballon, ça se serait très curieux comment il
s’appelle ce film ? Epatant - on verra je demande que la prochaine fois surtout ceux qui
connaissent Ferreri, on parle de Ferreri...

Gilles Deleuze - Cinéma - cours 14 du 23/03/82 - 1 transcription : Eugène Bitende


NTOTILA

Nous sommes en vacances. Mais je voudrais savoir ah hé KASH, tu viens me voir quand
j’irai au secrétariat. Tu viens avec moi hein ? Tu me suis quand j’irai au secrétariat hein ! Ha !
Et ce qu’il faut savoir, c’est quand est-ce qu’on rentre. Réponse des étudiants : le 13 avril.
C’est un mardi ? Ho ho ho, vous êtes sûrs hein ! On rentre mardi.

Voilà ! Alors, on rentre le...On rentre le 20 ? (Réponse d’une étudiante : le 13). Oui, pour
vous bien avant. Mais... Mais ce n’est pas le 13. Le 13 c’est un... C’est le mardi de Pâques, le
13... Non, je vais me renseigner au secrétariat tout à l’heure. Toi, tu parles sur l’école
maternelle oui ? (Rire des étudiants). Est ce que c’est la même chose ! Peut-être d’ailleurs.
Bon !alors, on ne sait pas quand on rentre, mais on sait quand on part hein !

He bien alors, continuons à progresser à toute allure. Voilà ! Vous voyez où nous en sommes.
Nous avons déjà... Nous avons déjà entamé l’analyse de l’image-action.

Et, nous avons vu la dernière fois, uniquement un premier niveau de l’image-action. Et sans
doute, tout ce que je peux dire pour résumer, c’est que ce niveau, il est extrêmement profond.
Non pas, certes, par l’analyse que nous en avons faite, mais par sa situation. C’est comme une
espèce de niveau qu’on pourrait appeler (oui), un niveau de fond, de fond d’où sort l’action.
Ou un niveau (mais le mot n’est pas bon), un niveau archéologique, puisqu’il consiste en
quoi ? On l’a vu, il s’agit bien de présenter dans l’image des états de choses parfaitement
déterminés, ce qui est la condition de l’image-action, on a vu ça, des états de choses actuels et
déterminés.

Mais ce niveau le plus profond consiste à extraire des états de choses historico-
géographiques, ici et maintenant, des milieux précis. Extraire de ces milieux comme des
mondes originaires où se débattent pour constituer l’action, où se débattent les pulsions et les
objets. Et je disais, ce cinéma ou ces images, ces images-actions, de pulsions et d’objets qui
s’épousent suivant la plus grande pente, au sein d’un monde originaire qu’elles décrivent ,
qu’elles sont censées décrire, de deux manières très différentes et j’ai essayé d’expliquer en
quoi c’était deux manières différentes, de deux manières différentes - c’est un cinéma assez
prodigieux que tout le monde connaît plus ou moins à savoir - c’est l’entreprise de Stroheim
et c’est l’entreprise de Bunuel. Bon ! Et, quelqu’un, quelqu’un ici avait fait une remarque, car
j’avais dit, un peu imprudemment, mais quand même que c’était quand même les deux grands
hommes de cinéma.

Et que, en effet, affrontée par l’image, cette espèce d’aventure de la pulsion et de son objet,
en même temps qu’on extrait dès lors - les deux opérations vont ensemble -, en même temps
qu’on extrait des milieux déterminés, autant de mondes originaires : monde de la faim, monde
de la sexualité, monde de l’argent, etc., etc., monde des pulsions. Hé bien, cette opération, elle
avait été comme réussie, elle avait été comme réussie, fondamentalement réussie deux fois,
sous les deux formes différentes, du naturalisme (à la) Stroheim et du naturalisme ou
surnaturalisme (à la) Bunuel. Et en effet, ce niveau le plus profond de l’image-action, nous
l’avions qualifié pour plus de commodité, nous avions dit, c’est le naturalisme.

Or, quelqu’un faisait remarquer que, après tout, il y avait peut-être quand-même une

261
descendance du cinéma. Et on pourrait penser à certaines formes du cinéma, du néo-cinéma
de terreur. Par exemple encore une fois, chez un auteur qui n’est pas... qui n’est pas médiocre,
chez Bava, il y a des... il y a des reprises d’une espèce de cinéma de pulsion très fort, mais
c’est quand-même secondaire. Et quelqu’un, la dernière fois me disait : mais, il faudrait voir
parce que quand même... Mais, je crois qu’elle n’est pas là aujourd’hui. Enfin, je ne la vois
pas. Si ! Si ! Si ! Et, il faudrait voir si chez un cinéaste qui, je crois que ce n’est pas...ce n’est
pas l’offenser que de dire qu’il n’a pas le génie de Bunuel ou de Stroheim, mais, qui est quand
même important, chez Ferreri, « si chez Ferreri actuellement il n y a pas une espèce de reprise
de ce projet sans qu’il imite du tout ni Stroheim ni Bunuel... ».

Et moi, je réagis à cette remarque avant que, si vous le vouliez bien, vous ne disiez quelque
chose vous. Je réagis en effet, si vous prenez un film relativement récent de Ferreri comme
Rêve de singe - c’est ça ? Ça s’appelle Rêve de singe ? - Comme Rêve de singe (ha), il y a
quelque chose quand même dans ce film, moi, il m’avait assez frappé. Et d’après...d’après
votre remarque, je me disais en effet, c’est bien ça, car si vous voulez, si j’essaie d’extraire la
formule, mais c’est bien autre chose que la formule, vous corrigez de vous-mêmes. Si j’essaie
d’extraire une espèce de structure de Rêve de singe, c’est quoi ? Il y a un état de choses
historico-géographique, parfaitement déterminés, il y a vraiment un milieu. Mais en même
temps, comme de ce milieu déterminé, est extrait la puissance d’un monde originaire. Et c’est
les images très insolites de l’énorme cadavre de King Kong, occupant le terrain vague d’un
grand ensemble...dans mon souvenir. Là, vous avez bien c’est... C’est là, c’est un procédé, à
la limite un peu surréaliste qui permet cette extraction du monde originaire. Mais donc, vous
avez le monde originaire dont on ne peut même pas dire que, il double l’état de choses
déterminé. Non, ce n’est pas...ce n’est pas...il ne vient pas là en doublure. Il est comme
extrait, il est immanent. C’est le monde originaire qui est au fond de cet état de choses là. Et,
sur fond là de l’immense cadavre de King Kong occupant, encore une fois, le champ vague
d’un grand ensemble, qu’est-ce qui se passe ?

Il va y avoir l’aventure d’une pulsion, avec tout ce qu’il y a de violent dans une pulsion.
Pulsion paradoxale puisqu’il s’agit de la pulsion maternelle chez un homme. Pulsion
maternelle chez un homme qui va prendre pour objet quoi ? Un petit singe. Et cette histoire
un peu grotesque comme ça, va en effet faire une espèce... et va emprunter le principe - alors
toujours de la plus grande pente - où la pulsion et son objet s’épousent dans une espèce de
pente qui leur est commune ou suivant une pente qui leur est commune. Et en effet, il me
semble que "Rêve de singe" répond assez à cette formule de la violence, de la pulsion et de
son objet. Voilà en quel sens, moi, je prendrais - mais vous avez sans doute des choses à
ajouter à cet égard. .(Intervient alors une question).

(En réponse à la question :) Oui, mais, on est tous d’accord sur ceci... (Hé), pardon de vous
interrompre. On est tous d’accord sur ceci : nos goûts ou nos...nos goûts (He), n’entrent pas
en ligne de compte. (La question continue). . Mais ça ne fait rien ! Que ça ne vous blesse pas
(hein !), ça fait rien puisque on cherche des concepts. Alors qu’est-ce que ça peut faire que ça
vous plaise ou pas ? Est-ce que vous avez la même réaction un peu de dégout avec Stroheim ?
(réponse de l’étudiante : non). Là ça vous va ? Hein ! Vous voyez comme c’est curieux hein !
Curieux. Hé oui, mais oui, mais c’est bien toujours comme ça hein ! Alors, je ne veux pas dire
que ce soit insignifiant ce domaine. Ça, ça me va. Cette forme de cinéma, ça me va. Telle
autre, mais d’un autre point de vue, ça n’a pas d’importance quant à nous. J’insiste beaucoup
que dans tout ce qu’on fait là, il n’y a aucun jugement de valeur, c’est-à-dire la seule chose et
le seul jugement de valeur c’est que... tout ce que, tous les exemples que je donne sont des
exemples que je suppose, moi, avoir une certaine importance quant au cinéma. Donc, encore
une fois, en effet Ferreri n’est pas... Alors, si vous voulez, moi je crois que je vous proposerai
l’idée que ce qui vous dégoute, ce n’est pas spécialement cette violence de la pulsion et de
son objet. C’est que chez Ferreri, il y a bien quelque chose qui grince, c’est-à-dire, il y a
quelque chose quand même de construit. Il ya quelque chose de construit et qu’on sent
construit, alors que...alors que chez Stroheim ou même chez Bunuel aussi parfois, pas dans le

262
mauvais Bunuel, il y a très...là c’est très construit. Mais dans le bon Bunuel ou partout chez
Stroheim, c’est absolument pas construit. Il ya cette lutte rude de la pulsion et de son objet. Je
vous disais ça vous dégoute, et ça parce que vous êtes...n’y voyez aucune ironie, c’est que
vous êtes trop, vous êtes comme Visconti. Vous aimez Visconti ? (Réponse de l’étudiante).

Alors ! C’est bien ce que je disais la dernière fois. Prenez un type comme Visconti, moi je
crois que ça va toujours travailler, Visconti : arriver à faire un cinéma de la pulsion et de
l’objet. Aussi la nourriture chez Visconti est très très important. Très important tout ça. Mais,
bien plus, je me souviens d’un texte, alors, on est dans le dialogue, et c’est très important le
dialogue pour nous. He bien !, un moment du débat où le curé explique le monde des riches.
Il dit : le monde des riches, vous savez, très bizarre ! Là le curé est complètement abruti, tout
d’un coup, parle à des gens du peuple, qui est l’esclave du... eh baron, là, je ne sais plus, du...
c’est le baron, mais bon enfin, enfin l’esclave du guépard. (He) Son curé personnel, et qui se
met à parler à des gens du peuple. Il dit : "vous ne comprenez pas les riches, vous les co... (et
ça c’est du vrai Visconti). Alors, vous ne comprenez pas les riches parce que, ils ne vivent pas
dans un monde que le seigneur a créé. Ils ne vivent pas dans un monde créé par Dieu. Ils
vivent dans un monde qu’ils ont créé eux-mêmes. Si bien que ce qui est très important pour
vous, pour eux, n’a aucune importance. Et ce qui vous parait insignifiant, est au contraire
pour eux, question de vie ou de mort.

En effet, c’est une période agitée socialement, mais le guépard qui..., il sait bien que tout ça,
ça n’a aucune importance pour le monde des riches, aucune importance. En revanche,
importance fondamentale, faire son pique-nique, un pique-nique en effet admirable, image
pur Visconti, Le pique-nique est formidable, bon, et le monde des riches, voyez là, il y a
(hé)...

*** *** ***

(Eh) Stroheim, il avait droit à avoir des prétentions à l’aristocratie, personne ne le prenait au
sérieux. De toute façon, il n’était pas un aristocrate Stroheim. Il n’était pas vulgaire, mais
personne ne vo... (He), c’était un violent, c’était un violent. Visconti lui, il sera empêché
toujours de réaliser ses rêves de faire un cinéma des pulsions. Et il le fera, et ce film là est
quand-même beaucoup plus aristocratique. Il fera un cinéma du temps. Tandis que chez
Stroheim, et c’est ça qui indique le cinéma des pulsions. C’est pour cela qu’il ne réalisera
jamais un cinéma des pulsions, tandis que Stroheim, lui, il le fait. Et moi, je crois, je vous le
disais, je crois que c’est faux de le citer toujours comme s’il n’était pas toujours dans
l’histoire du cinéma. Stroheim va être quand même un grand cinéaste du temps. Chez lui, si le
temps était violence, le temps était violence, mais ce n’est pas toujours vrai, et quand il y a
une violence du temps, c’est parce que le temps est subordonné aux pulsions. Le temps c’est
le déroulement de la pulsion. Mais lui, ce n’est pas du tout un cinéaste qui appréhende les
phénomènes du temps, ou le temps comme phénomène pur. Ça c’est un cinéaste,... c’est, c’est
un type...c’est un type de cinéaste très très très spécial, qui se refugie derrière les images de
temps. Et encore une fois, il croit que ça vaut mieux. He. Bon. Mais, vous voyez donc qu’on
n’a ajouté juste que le seul cas Ferreri dans la descendance possible...bon. Voilà, premier
niveau terminé.

Et nous entrons maintenant dans un second niveau d’image-action. Et ce second niveau, je


précise tout de suite, que c’est sans doute là, non pas du tout que ça s’identifie, non pas du
tout que ce cinéma là couvre le second niveau. On verra qu’il y a mille autres exemples de ce
second niveau. C’est là qu’on trouvera ce qu’on peut appeler, je ne sais pas, le cinéma
américain par excellence, à ce second niveau de l’image-action. Et vous comprenez que si je
le présente comme un second niveau, c’est que, il ne s’agit plus de pulsions et d’objets. Il ne
s’agit plus de mondes originaires. Il ne s’agit plus de symptômes au sens qu’aussi bien
Stroheim que bunuel pouvaient se dire de véritables "médecins de la civilisation".

Mais, il va s’agir de quoi ? Alors, on retombe dans un domaine - vous sentez que tout va

263
changer. Par exemple, si l’on découvre une violence dans ce cinéma, de second...dans ce
second niveau, ce sera une forme de violence tout à fait différente de la violence que l’on
vient de voir chez Stroheim ou chez Bunuel. Donc, il va falloir changer toutes nos catégories
pour trouver de nouvelles catégories pour analyser ce second niveau.

En effet, ce second niveau, comment le présenter ? En un sens, il a l’air assez simple. Hé ben,
il part d’un état de choses déterminé. Vous voyez ! Il ne s’installe plus dans le monde
originaire découvert à travers et dans les états de choses. Lui, il prend l’état de choses
déterminé pour ce qu’il est, c’est-à-dire, pour la manière dont il se présente, pour la manière
dont il apparaît. Et cet état de choses déterminé a des coordonnées spatio-temporelles. Il
consiste en quoi cet état de choses déterminé ? Alors, on revient à des choses qu’on a dé...
qu’on connaît déjà, donc, relativement simples. Et ben, nous savons ce que c’est un état de
choses déterminé à coordonnées spatio-temporelles : c’est les qualités-puissances qu’on a
analysées précédemment. Les qualités-puissances saisies en tant qu’elles sont actualisées.
L’état de choses, c’est l’actualisation des qualités-puissances, et les qualités-puissances en
tant qu’elles sont actualisées dans un état de choses constituent quoi ? Un milieu. Ils
constituent un milieu.

Or, la nature peut être un tel milieu et à ce titre, avoir une grande puissance. Ça n’empêche
pas que le milieu est toujours un monde dérivé. Ce n’est pas un monde originaire. Et la
puissance que la nature peut avoir dans ce milieu, c’est la puissance dérivée de la nature. Si
les qualités-puissances en elles-mêmes nous les nommions, en nous servant de la
terminologie de Peirce, des callisignes, les qualités-puissances effectuées et actualisées dans
un état de choses constituant un milieu, nous les appelons, conformément au vocabulaire de
Peirce, nous les appelons des synsignes.

Je dirai, nous ne sommes plus dans le monde du naturalisme - je vous dis ça pour essayer de
fixer des concepts -, nous sommes dans ce qu’il faudrait bien appeler un monde du réalisme
dont le premier aspect c’est le milieu comme monde dérivé. Mais, ce milieu comme monde
dérivé, en même temps, il forme par rapport à un personnage ou à des personnages, il forme
une situation. En d’autres termes, le milieu c’est un ensemble de circonstances ambiantes et
influentes, influant sur un personnage par rapport auquel il se manifeste comme situation. Et
le personnage lui-même, le personnage lui-même, il ne se définit plus par des pulsions. De
même que nous ne sommes plus dans les mondes originaires, le personnage n’est plus mené
par les pulsions. Finalement, dans le naturalisme, on a vu, les vrais personnages, c’était les
pulsions elles-mêmes.

Là, nous avons au contraire un personnage d’un tout autre type dans le réalisme. Il va se
définir comment ? Il va se définir par ceci que, en tant que personnage, il réagit. Il réagit à la
situation ou il agit sur le milieu. En d’autres termes, il va se définir par son comportement, par
sa manière d’être, en entendant par comportement, l’ensemble des actions qui réagissent sur
la situation ou sur le milieu. Ce comportement, pourquoi ça ne se sent pas tout de suite ? J’ai
l’air là, de vouloir raffiner à tout prix. J’ai besoin d’un nom technique. Mais, on ne
comprendra la nécessité de ce nom technique que plus tard.

Donc, nous pouvons l’appeler, en empruntant un terme latin, « habitus ». L’ « habitus » c’est
quoi en effet ? C’est vraiment d’où est dérivée, notre habitude. Mais en fait, l’habitude n’est
que un cas particulier de l’ « habitus », et c’est pour ça que j’ai besoin d’un nom plus barbare,
plus barbare du latin... (He), alors, « Habitus » c’est quoi ? C’est la manière d’être en tant
qu’elle réagit sur une situation ou sur un milieu. C’est le comportement. Et nous ne sommes
plus..., là on voit bien que nous ne sommes plus dans le monde originaire des pulsions. C’est
que la pulsion n’apparaît plus comme telle. Elle ne va plus apparaître que sous des formes
dérivées elles-mêmes. De même que le milieu est un monde dérivé, la pulsion ne va
apparaître elle-même dans le personnage que sous une forme dérivée, à savoir, soit sous la
forme d’émotion, soit sous la forme de mobile, mobile et émotion étant simplement les
pulsions en tant que rapportées à des comportements, étant les pulsions en tant que traitées

264
comme simples variables du comportement, comme simples variables de l’« habitus ».

Je dirai donc, ce cinéma, cette image-action, elle est très simple. Vous y reconnaissez... C’est
peut-être un peu plus clair maintenant. On va passer à des exemples qui vont rendre ça
lumineux bien sur, vous y reconnaissez peut-être une formule que j’avais lancée d’avance,
que j’avais proposée d’avance, à savoir, c’est la formule de l’image-action qu’on pourrait
symboliser par SAS’. SAS’ : S : milieu - situation. S c’est le milieu en tant qu’il s’organise en
situation par rapport à un personnage ou à de personnages ; A c’est le comportement ou
l’action ou l’ « habitus » (ça s’écrit avec « h » habitus hein !). C’est l’action. Mais l’action
réagit sur la situation et sur le milieu ; S’ c’est la situation modifiée. C’est ça le second niveau
de l’image-action. Si l’image-action, conformément à la terminologie que nous empruntons à
Peirce, c’est le domaine de la secondéité sous la forme très sommaire due (au fait que) dans
toute action il y a deux, nous voyons que ce niveau de l’image-action présente deux
secondéités.

Première secondéité, et c’est ça qui va constituer l’ensemble de l’image-action. Première


secondéité, c’est celle du synsigne ou du milieu lui-même en tant que monde dérivé. En quoi
est-ce de la secondéité ? En ceci : des qualités-puissances s’actualisent dans un état de choses.
Il y a là deux termes : les qualités-puissances et l’état de choses qui l’actualise. Ces deux
termes sont quand même assez difficiles à distinguer, si bien que je dirai que ça c’est une
secondéité introductive.

Deuxième secondéité : le personnage agit. Et en agissant, en se comportant, réagit sur la


situation. Là nous avons une véritable secondéité. Sous quelle forme ? Action - modification
de la situation. Ou plus profondément, cette seconde secondéité c’est quoi ? C’est, de fait on
l’a vu et, on l’a vu et c’est pour ça que l’analyse de Peirce nous sert. On l’a vu : toute action
implique réaction, tout effort implique résistance. Et le comportement ne peut être conçu
finalement que sous quelle forme ? Sous la forme d’un duel. Et c’est ça la vraie secondéité de
l’image-action. Il s’agira nécessairement d’un duel. Soit duel avec le milieu, soit duel avec un
élément du milieu, soit duel avec quelqu’un d’autre.

Déjà, nous pouvons être inquiets ou bien satisfaits, mais nous pressentons que la forme du
duel couvre toute forme de choses, et que vous le retrouverez chaque fois qu’il y a
comportement. Chaque fois qu’il y a comportement, un duel est inscrit dans le comportement.
Il va ventiler les émotions et les mobiles du comportement. Or, ça toujours conformément au
vocabulaire de Peirce, c’est le domaine non plus du synsigne, mais le domaine de l’indice.
Quand deux éléments sont dans un rapport d’action et de réaction, l’un est l’indice de l’autre.
La résistance est l’indice de l’effort, et l’effort est l’indice de la résistance. Je dirai donc, les
deux secondéités de l’image-action dans ce sens réaliste, c’est celle du synsigne et celle de
l’indice.

Si je résume, je dirai : première secondéité de l’image-action : le milieu lance un défi. Le


milieu lance un défi à un ou plusieurs personnages. Et par là même, le milieu en tant qu’il
lance un défi à un ou plusieurs personnages, il constitue une "situation", situation de ces
personnages. Deuxième secondéité : le personnage réagit et c’est le rapport effort -
résistance, ou si vous préférez, c’est l’indice du duel. C’est l’indice du duel. Et, c’est bien
forcé, et c’est conforme à son génie que le cinéma, nous présente un certain nombre de ses
œuvres sous cette forme de ce schéma SAS. En effet, son génie est de considérer des
situations et des actions. Comme on dit ou comme le disait, dans son livre sur le roman
américain, où elle comparait beaucoup le roman américain et le cinéma, Claude Edmonde
Manni ben oui, au cinéma on ne saisit pas les émotions indépendamment des
comportements ! En tout cas Soit d’une certaine manière elle se trompait. En tout cas, le
cinéma dont elle parlait, comme vous sentez déjà que, il va occuper beaucoup le cinéma
américain, toute une forme de cinéma va de la situation au comportement, du milieu-situation
au comportement réaction, c’est-à-dire, on va du synsigne à l’indice. On va du milieu au duel.
Ce sera un cinéma du comportement qui répond à quelle formule ? Eh bien, on vient de le

265
voir, SAS’ qu’on peut faire varier. On peut dire il y a deux extrémités, parce que, il y aura
deux films. Ça c’est la formule développée SAS’ : situation de départ - action sous forme de
duel - situation modifiée.

Mais, vous pouvez avoir une formule courte SA : situation de départ - action qui réagit sur la
situation et fin du film. On ne vous montre même pas en quoi la situation est modifiée. Il n’y
a pas besoin, parce que cela va tellement de soi. Ou bien alors une forme, une forme qui peut
arriver, mais évidemment en sent que ce n’est pas forcément les films les plus gais SAS. A la
fin, ça recommence. Ça n’a rien changé. Ici, ce qui est important, parce que, entre S’ de la fin
et le S de la fin, vous pouvez avoir des variations minuscules. Ça peut être un S’ tellement
voisin du S de départ et pourtant un peu différent. Je vois des films. La situation est à peine
modifiée en pire ou en bien. On verra tout ça tout à l’heure, mais c’est vous dire que déjà
cette formule n’est pas du tout une formule figée.

Et pour que ce soit plus compréhensible, cherchons toujours à...à forcer, car je voudrais que
vous reteniez cette année, ceux qui suivent au moins ceci que des efforts pour fixer une
terminologie font pleinement partie du travail. Et encore une fois, chaque fois que l’on n’a
pas de mots à notre disposition, il faut arriver à en créer un. Chaque fois qu’un mot est en
notre disposition, il faut s’en servir et en faire une catégorie. Je me dis, cette forme de action,
d’image-action, ou si vous préférez, là à ce niveau, ça revient au même degré de récit
cinématographique. Comment l’appeler SAS’ ? Pour des raisons qui nous échappent encore,
je vais l’appeler, en empruntant ce terme à un auteur qui l’a appliqué à propos de "M. le
maudit" de Lang : la grande forme. Grande forme, sous entendue, la grande forme de récit.
Oui, ça nous engage déjà dans l’avenir, parce que, si ce terme est justifié, grande forme, pour
désigner l’image-action qui procède par SAS’, ça nous laisse déjà prévoir que, on ne va peut-
être pas s’arrêter là, qu’il y aura un troisième niveau au moins, et que le troisième niveau sera
celui de "la petite forme". La petite forme, bon (He). Mais pourquoi alors on sera forcé de
justifier grand et petit, hein ! Mais on va tout doucement.

Et alors donnons, pour que ce soit simple, un exemple qui regroupe tout ce que je viens de
dire. Un exemple de cinéma grande forme SAS’. Il s’agit, car le nom est difficile à prononcer,
d’un film de 1927 intitulé "Le vent", d’un grand suédois Sjöström (intermède sur le nom). "Le
vent" de 1927 de l’auteur que je viens de...d’indiquer, eh bien ça s’écrit, si ça s’écrit dans
mon souvenir, eh bien je n’ai pas noté : Sjöström, trés important puisque ça doit nous
intéresser, fait partie de grands, de ce qu’on souvent appellé (là il y a une équivoque, il y a
une ambiguïté du cinéma de grands), de ce qu’on a appelé...de ce qu’on appelle tantôt
l’impressionnisme suédois, tantôt l’expressionnisme suédois. Je préfère l’expressionnisme
suédois que l’on qualifie aussi dans beaucoup d’histoires du cinéma par la magie blanche par
opposition à la magie noire de l’expressionnisme allemand. Et, en effet, ceci nous ferait sentir
ce que c’est l’expressionnisme suédois. Ça n’a rien à voir avec l’expressionnisme allemand,
même s’il y a eu des mélanges.

Car, voilà (hé), je résume. Ce n’est même pas le scénario. Voilà ce que nous présente Le vent.
Le vent est un film tardif, n’est-ce pas ? Puisque, il a déjà émigré, l’auteur susnommé, il a
déjà émigré en Amérique. Mais, il fait là un film comme il en faisait, il avait fait par exemple
en Suède un film admirable, un grand classique qui s’appelle Les Proscrits, qui était tout à fait
sur le même type. Et je prends Le vent parce que c’est à l’état tellement pur de la formule
SAS’. C’est ceci : c’est dans les grandes plaines d’Amérique, que je ne sais plus (He) dans
quelle région de l’Amérique. Je n’ai pas noté, ça fait rien, voyez vos histoires du cinéma. Peu
importe. Dans les grandes plaines d’Amérique, battues par le vent, le vent souffle. Je
commente : le vent souffle. D’accord. Mais ça n’est plus le vent comme callisigne, ça n’est
pas le vent comme qualité-puissance. C’est le vent en tant qu’actualisé dans une prairie
américaine. Dans un monde de prairies américaines, avec des cowboys et tout ça, avec du
sable, avec... C’est vraiment un état de choses déterminé. Le vent là est saisi comme actualisé.
Et ce monde est rude, c’est-à-dire la situation est dure pour ceux qui habitent ce milieu,
violents et...et rudes cowboys, marchands de bestiaux. C’est un monde très violent, très dur.

266
C’est un monde de l’ouest, le vent dans la prairie. Bon ! Je dirai, le vent c’est le synsigne. Et
là-dessus, dans ce monde violent et dur, arrive une jeune orpheline qui, elle, vient du sud, là
où il n’y a pas de vent, et elle est accueillie... elle est accueillie. C’est une lointaine famille,
elle n’a plus personne et elle est accueillie avec violence et brutalité. Elle est accueillie par le
jeune cowboy très brutal et par les parents du jeune cowboy, terribles les parents, terribles. Le
vent. Et elle ne peut pas se faire vent. Elle ne peut pas se faire au cowboy non plus, mais elle
ne peut pas se... non plus. En d’autres termes, elle n’a pas l’« habitus », une fille du sud, et
elle souffre infiniment. Elle se fait rudoyer de partout, partout, partout.

Bon, là-dessus, elle ne peut pas résister ! Elle est forcée d’épouser le cowboy. Mais par une
espèce de dignité, voyez la naissance d’un... Bon, j’introduis là une notion un peu
nouvelle :un premier duel. La situation pour jeune fille dans le vent, dans la prairie, n’ayant
pas l’« habitus »...situation produit un duel. Duel. Premier duel, avec le jeune cowboy qui
l’épouse quasiment de force, et elle réagit dans le duel. La pauvre elle, est bien incapable,
pour le moment, de réagir sur le milieu, on va voir. Mais, elle fait ce qu’elle peut, elle réagit,
elle se refuse à lui. Et le duel est incertain. C’est un très très beau film. Je fais l’idiot, mais, un
très très beau film, admirable. Le duel est incertain, parce que, il l’aime avec ses manières très
rudes. Parfois des hommes très rudes et très grossiers conçoivent un amour très pur. Hé ben,
c’est le cas. Ce rude cowboy l’aime vraiment. Il ne sait pas l’exprimer, mais enfin, c’est
comme ça, ça arrive. Alors, elle se refuse à lui. Donc ils sont comme ça, dans cet état de duel.

Il y a le marchand de bestiaux qui arrive un jour, quand le cowboy n’est pas là. Il y a des
scènes sublimes, admirables tentatives de viol, qui font partie de grandes images de cinéma.
Le viol dans le cinéma c’est très curieux... dans ... Pour ceux qui ont vu ce film, rappelez-vous
les images fantastiques de viol dans "Eldorado" de l’herbier hein ! Mais c’est un autre type
d’images chez l’herbier. Mais là, ça fait partie de très très grandes images de cinéma. Bon, et
elle...On ne sait pas très bien si le viol a eu lieu ou pas. Moi, jepensequ’iln’a pas eu lieu. Et,
pour des raisons finalement discutables. Et, elle le tue, elle le tue. Hé bien, moment aigü où le
duel. Voyez ! Le duel s’est déjà déplacé (He !). Premier duel avec le cowboy mari, issue
incertaine ; deuxième duel avec le marchand de bestiaux, là, issue radicale, elle le tue ;
troisième duel : ou cette fois-ci, le duel se déplace. Ça va être le premier duel de la fille avec
le milieu. Splendides images là, de toute beauté, où elle essaie de l’enterrer. Ce n’est pas bien
d’enterrer quelqu’un quand il y a du vent. Et dans un terrain sableux ... Terrible ça, vous
comprenez ? Bien sur qu’elle l’enterre, mais le vent qui souffle le déterre. Une merveille du
cinéma. Le vent qui souffle déterre ce type là. La pauvre, elle ne sait plus que faire ? Elle
court, elle enterre et le vent défait tout ça..., elle fait tout ça, il y a un vent qui fait ça. Ça ne va
pas. Et, heureusement, le rude cowboy rentre. et lui dit tout. A nouveau, le duel déplacé. Mais
là, remarque particulièrement importante, le moment où le duel a été réellement un
affrontement avec le milieu. Bon ! Et le mari comprend tout. Il lui dit : tu as bien fait, tu as
bien fait, un salaud ce type là, tu as bien fait.

Et là elle commence à comprendre que le cowboy l’aime vraiment. Elle va aimer le cowboy :
résolution du premier duel. Alors, le cowboy, il enterre bien parce que lui il est fort, lui il
connaît le vent, donc il a l’« habitus », il enterre bien le type. Et, image finale. Là aussi très
très beau, très très belles images où elle sort, moi je.., elle sort, elle sort dans la prairie.
Qu’est-ce qui s’est passé ? La situation est modifiée. Elle est réconciliée avec le vent, elle est
réconciliée avec le vent. Et on voit des images admirables, elle qui se tient dans le vent, où le
vent est devenu une puissance, une qualité-puissance amie. ...Jo...ce film. Très beau film.

Je dis, là je n’ai pas besoin de commenter. Vous reconnaissez pleinement la structure SAS’.
Simplement, cet exemple me sert à indiquer que A n’est pas un terme simple, puisque dans la
rubrique A, vous allez mettre tous les duels successifs, soit entre personnages, soit par
personnage avec le milieu, tous les comportements qui peuvent se mettre sous la forme effort-
résistance, ou tous les indices qui tendent à avoir et à opérer une réaction sur le milieu et à la
situation, et sur la situation imposée par le milieu.

267
Bon, alors, je dis et je voudrais que vous compreniez pourquoi je fais ça. Les genres soit les
genres au cinéma, c’est très peu important. En tout cas, je ne crois pas, mais ça je pourrai le
dire que au troisième semestre, ou dans un an, dans deux ans, dans trois ans, mais je ne crois
pas du tout à l’idée de code appliqué au cinéma. Et les genres là j’en ai besoin ! Parce que je
me dis, si on a découvert une formule d’images-actions sous la forme SAS’, montrons au
moins comment ça traverse tous les genres, mais ça ne les épuise pas. Donc, je dirai en quoi
ça traverse des genres très différents, cette formule SAS’. Qu’est-ce que je pourrai mettre
sous cette formule SAS’ dans le cinéma classique le plus connu ?

J’y mettrai d’abord une grande école documentaire : Flaherty. Et là, je dis juste quelques
mots. Vous sentez que tout ça, ça n’a d’intérêt que si dans l’avenir et quand on découvrira
d’autres formules d’images-actions, à ce moment là, on pourra comparer à l’intérieur même
d’un même genre, ce qui répond à telle formule et ce qui répond à telle autre formule. C’est
pour ça que j’en ai besoin là de mon petit tableau actuel. Flaherty, moi, je crois que dans le
cinéma c’est exactement donc il est mieux qu’un disciple, c’est le correspondant de ce que
dans l’histoire et la philosophie de l’histoire a fait un écrivain, un anglais qui s’appelait
Toynbee. Et Toynbee avait une idée assez simple, mais riche et bien, qui est très belle, sur les
civilisations. Il ne cesse d’expliquer ceci : eh bien vous comprenez, le milieu lance un défi à
l’homme. C’est la théorie du défi chez Toynbee. Il tenait beaucoup à cette notion de défi. Le
milieu lance un défi à l’homme. Seulement, il y a trois cas, ou il y a deux cas. Il y a deux
grands cas :

premier cas : le milieu lance un défi à l’homme, mais l’homme... mais ce défi est assez
modéré, c’est-à-dire le milieu a assez de ressources, pour que l’homme réagisse sur le milieu,
c’est-à-dire triomphe du défi, et n’y mette pas toutes ses forces, ait un reste de force,
justement pour créer un nouveau milieu, c’est-à-dire que la réaction au milieu ne soit pas
suffisamment épuisante pour que l’homme ne puisse pas recréer le milieu. Alors ça, cette
situation où le défi n’est pas épuisant et où l’homme, en réagissant au milieu, recrée un autre
milieu qui lui convient, c’est les grandes civilisations évolutives.

Mais, le deuxième cas réunit les deux autres figures : ou bien le milieu est si favorable, si
accueillant. Il fait si beau et tout est là, que l’homme n’est convié à aucun duel par le milieu.
Le milieu ne lance pas de véritable défi. L’homme n’entre donc pas dans une relation de duel
avec le milieu. Il n’a pas besoin de réagir. C’est trop beau, c’est le paradis. Mais il n’y en a
pas beaucoup comme ça, des iles, certaines iles... vous voyez ! Ou bien, le défi est tellement
fort, tellement violent que toutes les forces de l’homme sont investies dans l’entreprise de
survivre. Donc sa seule réaction se réduit à survivre. Il ne peut pas modifier le milieu. Le
milieu est tellement dur. Le défi que lui impose le milieu est tellement fort que l’homme ne
peut que subsister, survivre dans un tel milieu. Et Toynbee donne des exemples : les nomades
du désert et les esquimaux de la glace. Et c’est des civilisations au besoin admirables,
d’accord, mais, c’est des civilisations bloquées, puisque ça ne peut être que des civilisations
de survivance.

Vous me direz c’est simple, c’est un peu simple comme schéma tout ça. S’il vous arrive de
lire Toynbee, vous allez dire : c’est assez puissant, c’est un historien lyrique ce qui se passe,
c’est une vision de civilisation. A partir de là, c’est... c’est des idées qui nous conviennent très
bien. Le défi que lance le milieu est le duel que l’homme entretient avec le milieu. Or, si je
prends Flaherty, qu’est-ce qu’on voit ? SAS’ ou SAS dans le cas d’une civilisation bloquante,
dans le cas d’une civilisation non évolutive parce que l’homme ne peut qu’y survivre, vous
aurez typiquement SAS. Vous n’aurez pas SAS’. L’on ne peut pas véritablement modifier le
milieu ! Il ne peut que s’en tirer dans ce milieu là. Il ne peut que s’accrocher au milieu. Sans
doute a-t-il des raisons de s’accrocher au milieu. Mais ça ne peut pas être une civilisation dite
progressiste, progressive. Le milieu est trop dur. Or le premier très grand documentaire de
Flaherty, il est bien célèbre, c’est Nanouk. Et, que Nanouk réponde à cette structure SAS. A
quel point sc’est visible puisque les premières images de Nanouk sont les images d’ensemble
du paysage avec la côte, les glaces, la brume et les images suivantes, ça va être les duels de

268
Nanouk, et vous avez absolument ces duels, qui n’ont qu’un objet : que finalement Nanouk et
sa famille survivent. Bien sûr, il y a des moments de joie, il ya des moments...bien sûr je
résume trop, mais... Mais c’est vraiment la structure dure SAS que Flaherty sait manier et
vous devinez la splendeur des images qu’il peut y avoir dans cette structure tout comme dans
Le vent le mauvais récit que j’en faisais, pouvait bien laisser pressentir la beauté de ces
images et de cette structure de récit, Nanouk est un cas célèbre de documentaire puisqu’il a
une impotance fondamentale dans l’histoire du cinéma. Donc il y a, je dirai alors en termes
techniques, l’exposé du synsigne, du milieu-situation dans les premières images, puis on
passe aux duels, à savoir :

Premier duel : Nanouk construit son igloo. Là, il y a vraiment un duel avec le milieu et pas
avec le milieu en général. Et puis, il y a les fameuses séquences qui font tant parler, et à juste
titre dans les histoires du cinéma : le duel avec le phoque dans les glaces. Le trou dans la
glace et la pêche aux phoques, qui vraiment est un duel à l’état pur, puisque vous avez la
catégorie indicielle de l’action et de la réaction, de l’effort et de la résistance. Nanouk qui tire
un peu, le phoque qui tire, etc., tous les gestes de Nanouk, en réponse à la défense du phoque,
etc. qui sont des images sublimes. Et puis, vous avez la grande chasse, vous avez etc., vous
avez toutes sortes de duels et qui indiquent comment... comment quoi ? Comment la famille
Nanouk survit dans ce milieu qui lance un défi surhumain, qui lance un défi incomparable. Si
bien que je vois que ça va trop de soi (avec) une grande cohérence, lorsqu’ensuite Flaherty
fait Moana, qui, lui répond à l’autre cas de milieu stagnant, c’est-à-dire un milieu tellement
favorable des iles, que la situation est stagnante.

Là, le milieu ne lance aucun défi. Bon, le milieu ne lance aucun défi, les choses, intéressantes,
et c’est toute la structure de Moana. Là aussi, il a la structure réduite du type SAS. A ce
moment là, il faut que l’homme s’impose un défi, sinon il ne survivrait même pas comme
l’impose le milieu. Il faut qu’il s’impose un défi. Et ça, Flaherty le montre admirablement.
C’est presque là du coup...c’est presque nietchéen d’ailleurs les images. Il va s’imposer
l’épreuve de la douleur, ce qui v a faire le grand moment de Moana. C’est comme si l’homme
prenait la place de la nature, lorsque la nature ne lance pas à l’homme un défi suffisant. Vous
voyez ! C’est une conception très lyrique de la civilisation. Et ça va être l’épreuve sous forme
de duel, l’épreuve du tatouage. Un tatouage particulièrement douloureux, qui va être le signe
sous lequel l’habitant de l’ile devient véritablement un homme, c’est-à-dire qu’il faut
substituer quelque chose, une épreuve, à l’absence de défi lancé par la nature.

Mais donc là, vous avez aussi cette structure SAS ...où le duel prend une autre forme,
puisqu’il prend la figure de tatouage. Peut-être est ce que vous comprenez dès lors, pourquoi
Flaherty dans toute son œuvre allait susciter cette espèce d’opposition. Et là encore, il ne
s’agit pas de dire les autres avaient raison ou Flaherty. Mais comment Flaherty allait être
traité d’auteur d’une espèce de robinsonnade, ou bien d’idéalisme, de chantre de civilisations
en train de disparaître sans s’occuper des raisons pour lesquelles elles disparaissaient ? Et
pourquoi ceux qui travaillaient avec Flaherty allaient susciter une école de documentaires tout
à fait différente et comprise d’une autre manière ? « Tout à fait différente ou comprise d’une
autre manière » ça veut dire quoi ? Mais oui, c’est tout simple ! Elle emprunterait une toute
forme de récit, sans doute elle ne serait pas du type SAS. Elle serait d’un autre type, elle
emprunterait une autre forme. Laquelle ? On ne peut pas le dire pour le moment hein ! Donc
on tient, premier pôle là : le documentaire.

Deuxième genre (je vais très vite) : le film social. L’exemple typique : "La foule" de Vidor
qui est aussi un classique (1928), ce qui est tout à fait la formule SAS, alors là c’est un SAS
très dur. Situation du pauvre type avec le grand panoramique sur la ville, et puis, on va
chercher dans la ville le building où travaille le type, dans le mouvement de la caméra
continu, et puis l’étage où il est, et puis le bureau, la pièce, et puis le bureau dans la pièce, etc.
Vous avez donc un passage de S au personnage, de la situation d’ensemble au personnage très
très fort, du milieu au personnage, et puis toute la vie médiocre du pauvre type. Et puis donc,
dans le premier mouvement de SA, il a été pris à partir de la foule et individué, et puis dans

269
tout le reste il va se reconfondre avec la foule, puis ça se termine par une séance au cirque, où
le type rigole, prend un moment de détente. Mais, ça se confond avec le rire collectif de tous
les gens. Vous avez une pure structure SAS.

Je dirai aussi structure SAS, le premier western...le premier western, c’est-à-dire leur...

Transcription : PANO Claire G. Deleuze- Cinéma - cours du 23/03/82- 2

...Scarface de Hawks et sans doute le plus grand des ces films noirs de motif S A S, on verra
je commenterai tout à l’heure, "M le maudit" de Lang et enfin le grand film historique soit
récent soit antique et archaïque : Griffith récent, "naissance d’une nation" avec période
archaïque "Intolérance" et les grands films historiques de Cécil B de Mille. Bon voilà.

Si j’en ai besoin de ça, c’est pour l’avenir ; j’ai juste noté ça, on va essayer de se débrouiller
là dedans. parce que mon problème maintenant c’est bien.. ça c’est juste des exemples
d’application de ce que j’appelais "la grande forme" de récits. Ce qu’il nous reste à voir pour
en finir avec cette "grande forme" c’est :

quels seraient les lois ? est ce qu’on peut dégager des espèces de shèmes de lois très
générales de la "grande forme" ? et bien oui, on peut en dégager je voudrais proposer quatre
lois de la "grande forme" A quoi, vous reconnaissez nécessairement la "grande forme".
Quatre lois : Vous voyez il y en a beaucoup hein.. Bon je m’en vais...je m’en vais au
secrétariat..j’en ai pour 5 min, je vous rapporterai la date des vacances.. Je vais porter vos
U.V avec Bernard Casse

D’abord une très mauvaise nouvelle à vous annoncer : les vacances, hélas on ne peut même
plus travailler, ont lieu du vendredi 26 mars au soir au mercredi 14 avril au matin ... ah c’est
le sale coup, quoi ?. . (rires d’étudiants) ça fait trop ah oui

Bon, je disais quoi ? on se retrouve le 20, oui c’est ça le 20 je sais qu’il y en a qui sont
contents, mais pas moi.. Alors voilà et si on dégageait quand même des lois mais des schêmes
très généraux de cette grande forme SAS, SAS’

je dirais 1ère grande loi - il ne faut pas prendre ça pour des lois, faut pas prendre ça pour des
lois hein - première grande potentialité. On pourrait appeller cela : La loi du montage
d’action. Car en effet depuis le début, on a vu et on a considéré le montage sous des aspects
très très différents les uns des autres, j’ai bien dit les premières fois où je parlais de montage,
je ne parle du montage que d’un certain point de vue pas là qu’il y a quelque chose qui
s’impose en effet par quoi ?

Le point de vue qui m’intéresse ici, sur le montage, c’est le montage en tant qu’il est
montage d’action.

Et qu’est-ce qu’il faudrait appeler le montage d’action ? Ben voilà : dans la formule SAS où
je vais d’un milieu situation à l’action duelle qui réagit sur la situation. Il faut bien que du
milieu émanent comment dire plusieurs lignes. Il faut bien que dans le milieu soient formés,
soient constitués des foyers qui eux-même vont agir sur le personnage, c’est-à-dire il faut bien
que s’exercent sur le personnage des actions concourantes pourquoi ? Parce que il y a une
inadéquation fondamentale entre le personnage pris dans le milieu et le milieu avec toute sa
puissance. Il faut donc qu’il y ait un ensemble d’actions convergentes sur le personnage. Pour
quoi ? pour déterminer la situation. Pour déterminer la situation dans laquelle le personnage
est pris. Il faut donc qu’il y ait des séries concourantes qui vont toutes contribuer à la
description de la situation et aussi à la résolution de la situation par le duel, par l’action du
personnage soit que ces lignes d’action qui s’exercent sur le personnage soient hostiles au
personnage, soit qu’elle lui soient favorables. Soit qu’elles lui soient de toutes manières

270
hostiles soit de toutes manières favorables. Vous avez de toute manière dans votre image
SAS, le milieu périphérique, des foyers distribués dans ce milieu et des lignes de force qui
s’exercent sur le personnage. Dans l’exemple que j’ai pris "le vent", il y a un foyer, le vent et
le vent dans la prairie qui s’exerce sur la pauvre jeune fille, un autre foyer : rudesse du mode
de vie des habitants de la prairie, un autre foyer et c’est ça qui va déterminer sa situation.
Donc le montage là ce sera le rapport respectif du point de vue des images entre ces
influences, ces déterminations concourantes et monter : ça va vouloir dire sous quel rythme et
sous quelle forme est-ce que vous allez passer à telle série déterminée, telle autre série
déterminée. Quel rapport est-ce que deux séries s’exerçant sur le personnage à partir des
foyers distribués dans le milieu, sous quelle forme ?

Alors par exemple, je reprends l’exemple du "vent" et ben vous avez des images qui vont
marquer que ...l’héroïne ne peut pas supporter le vent . Ça c’est un foyer périphérique, le vent.
Mais elle ne peut pas supporter non plus le mode de vie cette fois-ci : des images d’intérieur
où elle ne supporte pas le père et la mère du cow-boy. Bon sur quel rythme vous passez de
l’un à l’autre ?

C’est ce qu’on appellera un montage d’action et quels rapports vont avoir ces images
concourantes ? Est-ce que ça va être des rythmes d’opposition ? Opposition, C’est possible
par exemple dans le montage Eisenstein les rythmes d’opposition sont très fréquents. Mais
c’est pas la seule chose, les actions souvent sont concourantes et ne s’opposent pas . Si bien
qu’il va y avoir des inventions de montage dans la forme du montage d’action, des inventions
très importantes et s’il est vrai comme disent les histoires du cinéma que c’est Griffith qui
donne une importance ou qui, d’une certaine manière invente le montage d’action notamment
dans « naissance d’une nation », ça n’empêche pas que, il ne détermine pas une forme du
montage d’action définitive et ça chaque grand cinéaste, surtout en cette période, en cette
période ancienne, a su inventer ses formes de montage d’action. Si bien que je prends un cas
très précis, ces formes de montage d’action, c’est ce qu’on appelle le montage alterné. Tantôt
vous foncez dans un foyer de série, tantôt dans l’autre série, mais dans quel rapport ? Je
voudrais juste indiquer là comme exemple de cette loi du montage d’action où il faut bien que
dans l’image-action vous ayez ce montage puisque vous voyez exactement à quel niveau je le
prends.

Le montage d’action, intervient précisément pour ventiler, distribuer et rapporter les unes
aux autres, les différentes séries d’influences qui, à partir du milieu, s’exercent sur le
personnage. Bon, eh bien je prends l’exemple de M.LE MAUDIT comme étant un exemple
génial de montage d’action et qui a eu une nouveauté qui a eu une influence sur le cinéma
fondamentale. Si je fais très vite : le commentaire de M.LE MAUDIT, le film de Fritz Lang :
De ce point de vue. C’est bien une forme SAS pure, plutôt SAS (prime). C’est une forme SAS
prime, ça commence par quoi ? par quoi ? Enoncé de la situation : (bruit de camion qui
freine)ça va être génant... .... Euh ça va être SAS PRIME c’est-à-dire énoncé de la situation
d’abord : à savoir un meurtrier est dans la ville, un assassin d’enfant, un assassin de petite
fille, pas d’enfant de petite fille, un assassin de petite fille est dans la ville. Bon ça c’est
vraîment l’exposé de la situation mais il est très, c’est vraiment là, le synsigne. Il est vraîment
très rapide et tout de suite et maintenant vous avez donc un état de choses : c’est l’état de
choses. Là-dessus dans ce milieu etat de choses, deux foyers, sont tout de suite déterminés :
deux foyers , Le foyer des criminels : le foyer de la pègre, foyer de pègre, foyer de la police.
De ces deux foyers émanent deux actions s’exerçant sur le personnage = x on ne connaît pas :
"qui c’est" ? Deux foyers d’où émanent deux actions, deux influences. D’une part la police
cherche le criminel et dès le début, la pègre a décidé aussi de chercher le criminel pourquoi ?
Parce qu’il nuit et on va voir ce que ça veut dire - je crois que ça a un sens très profond du
point de vue du cinéma - parce-que M.LE MAUDIT, l’assassin des petites filles nuit aux
bonnes affaires de la pègre.

Tous disent, depuis les mendiants jusqu’aux criminels, il disent : « c’est pas un des nôtres ,
c’est pas un des nôtres celui-là nous on est des hommes d’affaire, nous on est dans la société,

271
c’est-à-dire on est bien dans le milieu, on est dans la société. Il nous nuit beaucoup, il faut le
trouver, on a plus la paix parce que la police elle surveille tout, on n’a plus la paix donc et se
dessine une - ce qu’il faut bien appeler - une double pince vers le personnage = x. Les
mendiants cherchent à l’extérieur délégués par la pègre, cherchent dans les rues avec tout un
système qui est le leur et la police, elle remonte des filières et cherche dans les maisons,
cherche à l’intérieur.

Vous avez une double-pince là qui se dessine et qui va traquer. Et là le montage formidable
de Lang à ce point - c’est d’ailleurs tout le monde l’a remarqué c’est et là je dis rien d’original
- c’est d’avoir fait un montage alterné d’un type tout à fait nouveau, je crois, faisant appel,
non plus du tout à des oppositions mais à un système de rimes, de complémentarités.
Exemple, exemple bien connu : Les policiers se réunissent et le commissaire dit une phrase,
on saute à la réunion de la pègre où la question que posait le commissaire, c’est quelqu’un de
la pègre dans la réunion de la pègre qui la reprend ou qui y répond tout un système de
rythmes euh de rimes par lequel vous passez d’une des séries à l’autre série et les deux séries
vont concourir .

Elles vont concourir pour quoi ? je peux pas le dire encore. Mais grossièrement je peux juste
dire : Elles vont coucourir vers quoi ? Vers le sommet du film qui va être l’action duelle. Le
criminel traqué est découvert. Il est découvert et il est pris par les mendiants et il va être jugé
par l’incroyable tribunal de la pègre. Et là il y a un rapport de duel qui vient. Le rapport de
duel, il était déjà là tout le temps je dis bien, mais culmine au moment où il se trouve devant
le tribunal. Bon et puis, situation modifiée qui fera la fin du film mais à peine modifiée. Est-
ce que c’est SAS prime ou est-ce que c’est SAS ? C’est SAS prime, si l’on considère que la
pègre a retrouvé sa liberté d’action . La police tient le criminel. Bon c’est fini ils peuvent
reprendre leurs affaires. Mais c’est du SAS c’est-à-dire du très peu modifié dans la mesure où
le dernier mot du film c’est la mère, qui, au tout début a eu sa petite fille assassinée qui dit,
qui dit d’un ton crâne, quelque chose comme : « Ca recommencera maintenant il va falloir les
surveiller les enfants ». Vous voyez il y a une oscillation. Est-ce que c’est SAS ? ou est-ce
que c’est SAS prime ?

Voilà ma première loi, Mais j’insiste sur ceci que dans chaque cas de montage d’action il
faut évidemment dans des études de type structurale, voir comment opère le montage c’est-à-
dire : est-ce que c’est sous forme d’opposition, est-ce que c’est sous forme de écho et de
rime ? Et il y a bien d’autres formes et chaque grand cinéaste a sa logique de montage
d’action.

2ème loi, c’est ce que j’appelais la dernière loi de BAZIN, en hommage à André BAZIN ou
loi du montage interdit. Car je dis juste c’est dans l’édition définitive en un volume de
"Qu’est-ce que le cinéma" ? C’est page 59-61 où Bazin a un très bon texte où il dit en gros et
bien voilà, je vous le lis pas parce que j’ai pas le temps, je vous lis que des petits bouts il dit,
voilà , voilà la loi qu’il propose. Voyez il dit bien une loi, hein : « On pourrait poser en loi
esthétique le principe suivant : quant l’essentiel d’un évènement est dépendant d’une présence
simultanée de deux ou plusieurs facteurs de l’action, quant l’essentiel d’un évènement est
dépendant d’une présence simultanée de deux ou plusieurs facteurs de l’action, le montage est
interdit . Qu’est-ce qu’il veut dire de simple ? il veut dire : même une chose du type champ-
contre-champ, nous laisse une impression de gène. Pas du tout, voilà ce qu’il veut dire pas du
tout qu’il y a des moments où il faut filmer en simultanéité et en un seul plan. Il veut dire,
dans une action, il y a toujours un moment et c’est ça qu’on pourrait appeler le "sommet de
l’action" où vous ne pouvez plus procéder même par champ/contre-champ où il vous faut la
simultanéïté sur un plan. Il dit comme exemple = bon, c’est pas difficile, il donne deux
exemples dont l’un va pour nous va de soi, « NANOUK » , la chasse aux phoques : Il y a le
phoque dans son trou, Nanouk qui a fait le trou dans la glace, heu, il tire sur le phoque, le
phoque résiste etc. bon. C’est un cas de duel. Il peut faire plein d’images comme la séquence
dure longtemps, tantôt NANOUK, tantôt le phoque. Oui très bien, parfait, c’est des espèces
de champ/contre champ mettons. Mais, il faut bien que - au moins une fois, sinon ça marchera

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pas - il faut bien que, au moins une fois vous ayez une seule fois vous ayez un seul plan
réunissant Nanouk et le phoque.

Autre exemple qu’il donne "le cirque" de Charlot, Il y a un moment où charlot entre dans la
cage aux lions. Il se trouve devant le lion. Là l’exemple est encore plus net, Bazin a raison : si
vous filmez ça en champ/contre-champ une image pour le lion, une image pour Charlot, ça
n’a aucun sens c’est un non sens. Ce qui est intéressant dans l’article de Bazin, c’est que
Bazin montre dans des films pourtant très bons certains cas où de tels non-sens se produisent,
alors qu’on voit pas très bien pourquoi et on voit pas pourquoi le type a pas fait son plan
unique, son plan de simultanéïté. Et alors je dis vous lirez ces pages qui sont bonnes de Bazin.
Je dis juste quant à nous, on comprend presque très bien la loi de Bazin elle nous convient
tout à fait pourquoi ? parce que moi je dirais simplement tant que l’action dépend, tant qu’une
action dépend du milieu et des foyers qui sont dispersés dans le milieu, le montage est - sinon
obligatoire car vous pouvez avoir des plans d’ensemble - mais si les foyers sont à longue
distance le montage s’impose. Mais dans la même action, dans une action quelconque, le
moment du duel, le moment pur du duel : montage interdit. Tous les préliminaires au duel
peuvent être en champ, contre-champ ou en montage. Il y aura toujours dans le duel, un
moment qui sera l’essence du duel où là, vous ne devez plus faire de montage.

En même temps il faut une exception à la loi, un cas mais là, je ne peux pas l’expliquer pour
le moment, l’exception glorieuse, sublime splendide ! à la loi de Bazin c’est le plan où un
duel ne passe plus par la simultanéïté des éléments de l’action, c’est-à-dire effort - résistance
vous comprenez si le duel c’est bien, le rapport effort résistance, action réaction, là vous ne
pouvez plus faire de montages. Il faut que vous ayez le tout dans une image dans un.plan. Je
dis sauf exception : les duels, les duels de Laurel et Hardy et c’est le génie du duel de Laurel
et Hardy d’avoir échappé à ce qui semble être cette loi inévitable. Mais pourquoi ? et
comment ? Nous le verrons dans l’avenir.

Troisième loi que j’appelle par commodité, loi de l’écart, loi de l’écart. Ben je dirais, ben
oui, vous comprenez, c’est tout facile : si vous prenez la formule SAS, la situation elle-même
renvoyant à un milieu très vaste, l’action en duel renvoyant à un personnage individué mais
vous avez un très grand écart, vous avez un très grand écart entre la situation qui implique
tout un milieu dérivé, on l’a vu , et le pauvre personnage qui se trouve en proie à cette
situation dans le milieu, perdu dans le milieu dérivé et c’est pour ça que, je tenais au mot :
"Grande forme", la "grande forme" implique la grande forme de récit implique ce grand écart,
par exemple entre l’immense prairie parcourue par le vent et la pauvre jeune fille qui
débarque là-dedans. En d’autres termes, il est impossible de transformer immédiatement la
situation en action. Le grand écart indique que entre la situation et, la riposte, le
comportement du personnage, il y aura beaucoup d’intermédiaires, il y aura beaucoup de
médiations et c’est forcé. On l’a vu déjà avec la première loi puisque il faudra des séries
d’influences concourantes pour constituer dans le milieu, la situation dans laquelle le
personnage se débat. Donc "grande forme" implique bien ce grand écart.

Sauf dans un cas là aussi, il y avait une exception à la loi du grand écart comme par hasard,
c’est aussi dans le burlesque, c’est l’exemple que je donnais de Feands. La boule de neige, il
ouvre sa porte ah...il fait un temps à ne pas mettre un chien dehors !.. et il reçoit la boule de
neige en pleine figure et là il y a une transformation immédiate du milieu en duel. Mais
pourquoi que, malgré mon récit même au cinéma ça nous fait rire ? Tout comme les duels de
Laurel et Hardy nous font rire. Précisément parce que c’est des exceptions à ces lois, encore
faut-il trouver les techniques qui fondent ces exceptions. Bon, mais sinon je dirais de la
grande forme qu’elle opère avec de grands moyens, par définition. Elle opère avec de grands
moyens, qu’est-ce que ça veut dire ? Est-ce que ça veut dire qu’elle coûte cher ? Il faut garder
tout les sens, oui ça coûte cher, le cinéma SAS, coûte cher en apparence, on verra oui
pourquoi ? parce-qu’il faut de grands moyens : qu’ils soient en studio ou en extérieur, il faut
de grands moyens pour partir des situations, pour partir des milieux, constituer les situations,
déterminer les duels qui vont réagir etc... Il faut combler, il faut multiplier les médiations,

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c’est une forme à grand moyen donc grand moyen ça veut pas dire seulement qu’ils coutent
cher, ça veut dire aussi qui mobilisent aussi beaucoup de médiation. En d’autres termes, il y
aura, voilà la loi de l’écart telle que je voudrais la proposer dans la formule SAS, il y a
nécessairement un maximum de différence entre la situation et l’action duelle et en même
temps, ce maximum de différence doit être comblé par un maximum de médiation. Qu’est-ce
que c’est que ces médiations ? Ces médiations c’est d’abord, les actions concourantes, les
actions concourantes dont nous avons parlé dans la première loi et deuxièmement
deuxièmement c’est le rapport des personnages avec un ou des groupes. Les groupes qui sont
à la fois constitutants de la situation dans laquelle est le personnage, qui sont en même temps
des alliés ou des ennemis du personnage, vont être un type de médiation très importante.
Troisièmement, l’emboîtement des duels qui vont combler la différence entre la situation et
le duel exemplaire. En d’autres termes un duel ne vient jamais seul un duel en cache toujours
un autre dans la forme SAS.

D’où 4ème et dernière loi, ce qu’on pourrait appeler la loi du duel, à savoir : chaque fois
qu’un duel est donné dans la forme SAS et vous en trouvez partout dans les films historiques :
les duels de la bataille, dans les films noirs : les duels de gangsters toujours, vous trouvez
partout des duels, dans le western, le duel est fondamental. Bon la loi du duel, c’est à la
lettre : "un duel en cache toujours un autre" et la question qui nous est posée à nous
spectateurs, même s’il n’y a pas de réponse et souvent il y a une réponse c’est : Et finalement
dans tout ça, quel est le vrai duel ? C’est ça qui remplit l’écart, c’est une des manières dont le
grand écart va être rempli, je croyais que le duel il était là mais .. oh non, il n’est pas là, il est
ailleurs. C’est pas seulement les foyers là, il n’y a pas seulement des foyers dans le milieu des
foyers périphériques d’où sortent les actions concourantes sur le personnage, c’est au niveau
du duel même qui engage le personnage que un duel en cache un autre et que ça se déplace,
que ça se déplace de manière à combler de plus en plus le cadre entier de la situation et à la
limite du milieu. Je prend des exemples simples : Western : Vous avez un duel évident, bon le
shérif cherche un bandit , ça c’est un duel évident. Ah mais, tout d’un coup, je me dis mais, ils
sont deux à le chercher il a un copain ou quelqu’un qui est avec lui C’est une figure courante
du western, ils sont deux à le chercher. Il a un copain ou quelqu’un qui est avec lui, ah mais
est-ce que le vrai duel, il va pas être là ? entre les deux poursuivants ? pas du tout entre le
poursuivant et le poursuivi mais entre les deux poursuivants parfois ça éclate. Quant à eux
deux ils ont liquidé le ou les bandits. Ils règlent leurs comptes l’un avec l’autre. On se dit à
bon, ah bien le vrai duel il n’etait pas là. Il y en a encore un, le duel en cache un autre. Ou
bien, ils aiment la même femme. Ah ils aiment la même femme, curieux ça, alors c’est un
trio. Non c’est pas un trio, c’est deux duels. On verra à quel point c’est important. On a trop
vite tendance à prendre pour un trio, deux duels. Et le duel il est avec qui ? c’est les deux qui
aiment la même femme qui sont en duel ? ou bien à eux deux réunis, ils sont en duel avec la
femme ? C’est qu’elle était très maltraitée dans le cinéma américain la femme, hein. Ou dans
le burlesque alors ça, les duels, les duels du burlesque ils sont avec la femme, elle arrête pas
de faire des gaffes terrible cette mysoginie du cinéma américain. La mysoginie que nous
condamnons tous. Mais c’est comme ça alors la loi du duel c’est vraîment : ne croyez jamais
que vous avez déterminé le duel.

Je reprend pour en finir avec ça, l’exemple de M.le Maudit. Le duel on sait elle est là la forme
de duel. Mais ce que je veux dire c’est que dans la formule SAS. Ce qu’il y a de formidable
dans le duel c’est que c’est une forme vide. C’est une forme vide je veux dire qui est remplie
de manière très variable et un film riche, c’est un film précisément qui dans la forme duel,
mais qui successivement ou simultanément, toutes sortes de duels différent. Vous voyez par
exemple le grand western à la Ford . Bon je prends un exemple de grand western Ford.
"L’homme qui a tué Liberty Valence", le duel il est entre qui et qui ? A première vue il est
entre Liberty Valence et le juriste, l’homme de loi l’homme du livre, qui n’a comme force que
le livre. Là-dessus arrive le cow-boy qui aurait beaucoup de raisons de s’allier avec Liberty
Valence mais un petit rien fait que ça nous posera des problèmes, fait que, il s’allie avec
l’homme de la loi . Que finalement vous connaissez la merveilleuse histoire : L’homme de la

274
loi croit que c’est lui.qui a tué Liberty Valence. En fait c’est le cow-boy qui l’a tué pour lui.
Bon mais le vrai duel, il se déplace. Il est entre l’homme de la Loi et l’homme qui ne sait pas
lire et la femme elle ne s’y est pas trompée. L’homme qui ne sait pas lire, le vieux cow boy. Il
a compris qu’il n’aurait pas la femme quand la femme s’est approchée de l’homme de loi et
lui a dit « apprend moi à écrire ». A bon, il y a donc trois duels, là. Chaque fois qu’on croît
saisir le duel, il se déplace. Ça c’est une loi fondamentale, il me semble de la forme SAS et je
dis dans M.le Maudit. Alors là aussi, ne prenez jamais pour, - voyez pourquoi je dis ça je
voudrais déjà préserver l’avenir. Ce que je veux dire si je reprend les termes de PIERCE : ne
prenez jamais, ne confondez jamais une pluralité de duels, c’est-à-dire une pluralité de
secondeïté, ne le confondez pas avec de la tierceïté . Si vous multipliez les duels, vous ne
sortez pas de la secondeïté, vous ne sortez pas du duel. Vous faites une tierceïté apparente. Il
y aura tellement de problème pour l’image-cinéma. Comment conquérir une vraie tierceÏté ?
C’est parce que évidemment il ne suffit pas de multiplier les duels. Mais ça fait une fausse
tierceïté. Quand même fausse tierceïté, c’est quand même très important ces duels emboîtés
ou déplacés les uns par rapport aux autres.

Alors M. Le Maudit qu’est-ce que vous voulez, duels, il mène deux duels simultanément et il
a aussi peur, presque plus peur quand il comprend le truc il a bien plus peur des mendiants
que de la police. Bon, donc, duel : M.le Maudit avec les mendiants. Duel : M.le Maudit avec
la police. Ce qui n’exclut pas des duels entre par exemple, du côté de la pègre, les mendiants
et les criminels. Du côté de la police entre le commissaire et d’autres et son chef et le ministre
etc... Vous avez toutes sortes de duels à emboîter. C’est ça qui va remplir la "grande forme".
Et finalement le vrai duel, qu’est-ce qu’il est ? Et ben il est charmant pour nous, le vrai duel.
On voit bien, il est pas dit dans le film forcément et finalement peut-être que toujours dans le
vrai duel, c’est ce que le film a pas à dire, c’est à nous suivant nos goûts, suivant la manière
dont on aime le film. Là, je vois un vrai duel qui lui est toujours à la fin, un duel
cinématographique. Je veux dire dans le vrai duel extérieur au film mais qui est le fin fond du
duel, que nous présente le cinéma c’est toujours une manière dont le metteur en scène règle
ses comptes. Il règle ses comptes Oui, c’est son duel à lui . Alors en effet quand on dit que il y
a des grands auteurs de westerns qui en ont profité pour lancer une contre-attaque contre le
Mac-cartysme . C’est très vrai ça, ça c’est le duel il est pas ...il est dans le film d’une certaine
manière, il est extérieur au film et pourtant le film l’impose. Le vrai duel, c’était le duel du
metteur en scène contre le Mac-carthisme. Bon, c’est ça à travers un western, c’est son
affaire. Très bien euh mais prenons alors le cas de M.le Maudit, je veux dire que, dans le vrai
duel extérieur au film vous avez toujours un secret bon pour l’histoire du cinéma car, si je
reprends M.le Maudit. M.le Maudit a joué, qui est Peter Lorre, cet acteur formidable, mais qui
en sait lourd, qui appartient à toute la tradition allemande. Euh, il a joué très très sobre. Il a
joué en cinéma d’action, en auteur, en acteur d’action : vous voyez d’après notre
classification. C’est injuste qu’il y ait des cinémas qui s’appellent action Lafayette, action
République, il faudrait des affections à Lafayette, les affections République pas de raisons
que le cinéma il ait pas forcément d’action . Mais alors bon là Peter Lorre a joué jusque là en
acteur d’action, très sobre en plus et pas n’importe lequel, il y a beaaucoup d’école d’acteur
d’action mais il a joué à sa manière. Quant il est pris par les mendiants, il y a la séance du
tribunal de la pègre où là il se trouve devant des mendiants et il y a un pseudo avocat et il y a
la grande scène du faux tribunal et il montre une terreur et de toute évidence, Peter Lorre se
met à jouer en acteur expressionniste. Sa terreur n’est plus du tout une terreur du type
émotion rapportée à l’action, à un moment de l’action. C’est la terreur expressionniste à l’état
pur. Bon avec tous les tics expressionnistes que vous voulez, admirables d’ailleurs, c’est pas
du tout un jeu médiocre. Mais on est frappé par le changement de style du jeu d’acteur. C’est
évident que LANG l’a voulu, là c’est très différent. Or qu’est-ce qu’il dit dans sa gesticulation
expressionniste et dans sa mimique expressionniste ? Il dit écoutez, vous ne pouvez pas me
condamner vous ne pouvez pas me tuer, moi, parce-que ce que je fais, mes crimes, je ne peux
pas faire autrement, je ne peux pas faire autrement, en d’autres termes, "je suis poussé par une
pulsion". Or LANG s’en fout parce que c’est pas son affaire de distinguer puisque nous nous
l’avons fait parce que c’était notre affaire un cinéma de pulsion et un cinéma expressionniste.

275
Un cinéma de pure qualité de puissance. On peut considérer que pour lui c’est la même chose,
donc c’est de la même manière. C’est la même chose parce que c’est pas son problème. De
toute manière, ce qu’il assigne à Peter Lorre au moment du jugement par la pègre, c’est un jeu
expressionniste et Peter Lorre se réclame d’une pulsion irrésistible à tuer : mettons que ce soit
un monde expressionniste, nous on sait que c’est plus compliqué que ça mais peu importe. Et
la pègre lui répond. Elle dit tu vois pas que tu viens de te condamner ? Tu vois pas que c’est
justement pour ça qu’on ne peut pas te supporter ? Parce-que nous, nous, nous sommes des
hommes d’affaire. Nous nous ne tuons pas par pulsion, nous tuons quand nous tuons, par
intérêt bien compris. En d’autres termes LANG est déjà dans le cinéma américain. Il est déjà
dans le film noir américain. "Nous tuons nous par intérêt bien compris". C’est-à-dire les
pulsions, nous on en a rien à en faire, nous ce qui nous importe c’est le système de l’action.
En d’autres termes, je conclus très vite, le vrai duel, hors du film et pourtant imposé par le
film, c’est que c’est dans ce film là, que Lang rompt expressément avec son passé
expressionniste et va passer de son cinéma - je ne dis pas que ça ne s’étaitpasfaitdéjàavant
mais c’est là la grande déclaration de rupture - et va passer d’un cinéma de l’expression c’est-
à-dire d’un cinéma de l’affect ou de la pulsion puisqu’il confond les deux choses lui et il n’a
aucune raison de les distinguer, là encore une fois, c’est pas son affaire et va passer d’un
cinéma de l’affect ou de la pulsion à un cinéma de l’action et donc M.le Maudit doit être
condamné au sens où il est le porteur de l’affect expressionniste donc le vrai duel là vous
voyez. Le vrai duel est comme sorti du film et s’inscrit dans une véritable histoire du cinéma.
Si bien que peut être il y aurait une possibilité de faire une histoire du cinéma en considérant
pour chaque grand réalisateur, pour chaque grand metteur en scène quel était le vrai duel qui
le poursuivait lui à travers les duels qu’il présentait comme les duels affrontés par « ses
personnages.

Et bien écoutez, écoutez, ça veut dire : quelque chose de plus sérieux va se passer mais il
pense que c’est plus sérieux, il a tort . Si bien que le livre célèbre de Kracauer, « de Caligari à
Hitler », C’est quoi, ça veut pas dire qu’il y a continuité de Caligari à Hitler, ça veut dire au
contraire la grande rupture, ça veut dire la grande rupture celle là même que fait LANG,
lorsque il s’aperçoit que l’heure est venue de substituer à un cinéma des affects, un cinéma de
l’action et de l’organisation de l’action. C’est-à-dire l’organisation froide du crime, par
opposition au crime pulsionnel et c’est le même devenir que vous pouvez trouver dans la série
des Mabuse où à l’expressionniste des premiers, du premier Mabuse va succéder de plus en
plus le crime comme organisation froide délibérée de « Caligary à Hitler ».

Bon mais voilà, alors finissons-en vite parce-que vous n’en pouvez plus, euh voyez et c’est
harmonieux, ça se termine bien. J’ai pas grand-chose à dire de plus, pour le moment, sur cette
formule de la "grande forme" SAS, car on sent bien, je ne l’ai pas encore vraîment définie
encore et sans doute je pourrais la définir qu’en comparaison avec une autre formule.

Car, il est entendu que dans le cinéma, l’image-action nous présente des comportements.
Bon d’accord. Mais il y a deux manières de présenter des comportements. On a vu qu’une
première manière et c’est pas par hasard qu’on l’appelait la "grande forme", c’était SAS
prime. Supposez qu’on fasse l’inverse. On reste dans le domaine du comportement, c’est un
autre pôle du comportement : cette fois-ci ce sera A S A prime. Qu’est-ce que ça veut dire A
S A prime ? On partira d’une action ou d’un comportement. La situation S ne sera définie que
dans la mesure où l’action la suggère ou en montre une partie et l’action, une action ne pourra
pas faire plus que suggérer une situation ou en montrer une petite partie. Et cette partie
montrée donnera une nouvelle action A prime qui a son tour suggèrera ou dévoilera une
partie, une nouvelle partie d’une situation. C’est toujours avec des éllipses et cette fois-ci,
cette figure sera l’art de l’éllipse en comparaison avec une autre formule car il est entendu que
dans le cinéma l’image-action nous présente des comportements. Bon d’accord, mais il y a
deux manières de présenter les comportements.

On a vu qu’une première manière et c’est pas par hasard qu’on l’appelait la "grande forme",
c’était SAS prime. Supposez qu’on fasse l’inverse, on reste dans le domaine du

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comportement, c’est un autre pôle du comportement, cette fois-ci ça sera A S A prime, qu’est-
ce que ça veut dire A S A prime ? On partira d’une action ou d’un comportement. La situation
S, ne sera définie que dans la mesure où l’action la suggère ou en montre une partie et
l’action, une action ne pourra pas faire plus que suggérer une action ou en montrer une petite
partie et cette partie montrée donnera une nouvelle action, A prime qui à son tour suggèrera
ou dévoilera une partie, une nouvelle partie d’une situation. C’est toujours avec des éllipses et
cette fois-ci, cette figure sera l’art de l’éllipse.

rupture, ça veut dire la grande rupturecellelà même que fait LANG, lorsque il s’aperçoit que
l’heure est venue de substituer à un cinéma des affects, un cinéma de l’action et de
l’organisation de l’action. C’est-à-dire l’organisation froide du crime, par opposition au crime
pulsionnel et c’est le même devenir que vous pouvez trouver dans la série des Mabuses où à
l’expressionniste des premiers, du premier Mabuse va succéder de plus en plus le crime
comme organisation froide délibérée de « Caligary à Hitler ».

Bon mais voilà, alors finissons-en vite parce-que vous n’en pouvez plus euh voyez et c’est
harmonieux, ça se termine bien. J’ai pas grand-chose à dire de plus, pour le moment, sur cette
formule de la grande forme SAS, car on sent bien, je ne l’ai pas encore vraîment définie
encore et sans doute je pourrais la définir qu’en comparaison avec une autre formule. Car, il
est entendu que dans le cinéma, l’image-action nous présente des comportements. Bon
d’accord. Mais il y a deux manières de présenter des comportements. On a vu qu’une
première manière et c’est pas par hasard qu’on l’appelait la grande forme, c’était SAS prime.
Supposez qu’on fasse l’inverse. On reste dans le domaine du comportement, c’est un autre
pôle du comportement, cette fois-ci ce sera A S A prime. Qu’est-ce que ça veut dire A S A
prime ? On partira d’une action ou d’un comportement. La situation S ne sera définie que
dans la mesure où l’action la suggère ou en montre une partie et l’action, une action ne pourra
pas faire plus que suggérer une situation ou en montrer une petite partie. Et cette partie
montrée donnera une nouvelle action A prime qui a son tour suggèrera ou dévoilera une
partie, une nouvelle partie d’une situation. C’est toujours avec des éllipses et cette fois-ci,
cette figure sera l’art de l’éllipse en comparaison avec une autre formule car il est entendu que
dans le cinéma l’image-action nous présente des comportements. Bon d’accord, mais il y a
deux manières de présenter les comportements.

On a vu qu’une première manière et c’est pas par hasard qu’on l’appelait la grande forme,
c’était SAS prime. Supposez qu’on fasse l’inverse, on reste dans le domaine du
comportement, c’est un autre pôle du comportement, cette fois-ci ça sera A S A prime, qu’est-
ce que ça veut dire A S A prime ? On partira d’une action ou d’un comportement. La situation
S, ne sera définie que dans la mesure où l’action la suggère ou en montre une partie et
l’action, une action ne pourra pas faire plus que suggérer une action ou en montrer une petite
partie et cette partie montrée donnera une nouvelle action, A prime qui à son tour suggèrera
ou dévoilera une partie, une nouvelle partie d’une situation. C’est toujours avec des éllipses et
cette fois-ci, cette figure sera l’art de l’éllipse

transcription : Yann girard 20/04/82 – 1 15 A cours du 20/04/82 - 1

Donc je voudrais faire ce serait la dernière fois, cette confrontation je vais la faire en prenant
deux exemples : Premier exemple ; je dirais, qu’est ce que la dégradation d’un personnage
au cinéma, pourquoi ça m’intéresse ? Parce que c’est très intéressant comment un art
représente la décomposition, la dégradation ? C’est pas gai comme sujet ça ne veut dire du
tout que je suis pessimiste, c’est des phénomènes qui peuvent intervenir. Là je voudrais faire
une épreuve de la différence entre expressionnisme, naturalisme et réalisme, au niveau de ce
cas de la dégradation d’un personnage.

et puis deuxième exemple clé, je voudrais considérer un problème que j’ai presque pas

277
abordé même lorsque je parlais du gros plan, j’ai abordé très furtivement mais que l’on va
avoir à aborder de plus en plus, qui est le problème de l’acteur et du jeu et donc je voudrais
me demander très rapidement : comment joue un acteur expressionniste ? comment joue un
acteur naturaliste ? comment joue un acteur réaliste ? Il va trop de soi que ce n’est pas une
liste exhaustive des modes de jeu de l’acteur, il n’y a pas de liste exhaustive des modes de
l’acteur, et en plus je ne peux même dire que ces trois cas soient particulièrement intéressants,
il me semble que ce qui est intéressant dans le jeu de l’acteur ou dans les problèmes de
l’acteur, c’est des choses qu’on pourra saisir que plus tard, donc sans doute jamais puisque
l’année sera finie. Je dis très vite pour la dégradation, la dégradation expressionniste,
comment je la connais ? C’est comme une histoire d’un tableau.

Qu’est ce que c’est une dégradation expressionniste ? Il faudrait dire en fait : c’est pas une
dégradation, c’est vraiment et là j’avais abordé ça mais je regroupe là parce que je le
souhaite : c’est une espèce de chute. Les grands expressionnistes, ils ont reproduit la
dégradation des personnages, comme étant une chute, chute dans quoi ? chute dans des
ténèbres de plus en plus intenses, comme si le personnage était attiré, aspiré, par une sorte de
trou noir. Une chute, bon, alors cette chute elle se fait comment ? elle se fait notamment par
quelque chose qui concerne aussi le jeu de l’acteur, la fameuse utilisation de la diagonale, le
corps s’inscrit dans l’acteur expressionniste une des choses que l’acteur expressionniste a su
introduire non seulement au théâtre mais pleinement au cinéma sans doute plus au cinéma
encore qu’au théâtre : c’est habiter la diagonale avec tout son corps, soit la diagonale arrière
de Nosferatu qui meurt qui meurt au petit matin soit la diagonale avant du dernier des
hommes au moment de son désespoir, espèce d’utilisation très riche, très belle de la
diagonale, car comme ils disent : "la diagonale est la véritable ligne de l’intensité", mais de
l’intensité de quoi ? Intensité de la chute. Bon, donc à la limite c’est pas une dégradation qui a
dans l’expressionnisme, ça ne deviendra une dégradation que lorsque quoi ? Que lorsque
l’expressionnisme sortira de ces espaces quelconques, de ces espaces ténébreux enfumés pour
conquérir un certain réalisme social, alors à ce moment là il gardera toute sortes de données et
de déterminations expressionnistes mais les faisant jouer dans un espace temps déterminé,
dans un milieu déterminé, alors la chute expressionniste pourra prendre l’aspect d’une
dégradation et ça sera le cas de "Loulou" de Past, du "dernier des homme" de Murnau qui
sont les grandes dégradations expressionnistes. Au point que si vous voulez là je dit les
choses très, très rapidement si vous vous rappelez l’opposition que j’avais établie entre ce que
j’appelle l’abstraction lyrique de Stenberg et l’expressionnisme, opposition qui a été vraiment
très violente - l’objection que vous aviez sûrement dans l’esprit, que vous aviez la gentillesse
de ne pas me faire - c’est "l’Ange bleu", "l’Ange bleu" qui parait être un film presque
expressionniste, et qui précisément raconte la longue histoire d’une dégradation. Or je dirais
que dans "l’Ange bleu" là je dirai très vite parce que c’est un point tout à fait de detail que
dans "l’Ange bleu" , en effet Stenberg peut non pas du tout faire un film expressionniste parce
qu’à mon avis ce n’est pas ça du tout, mais mimer ou rivaliser avec une espèce
d’expressionnisme, rivaliser avec ses moyens propres : à savoir l’aventure de la lumière et
non pas l’aventure du clair-obscur, rivaliser avec l’expressionnisme précisément parce que
l’expressionnisme de son coté est sorti des espaces quelconques enfumés et que alors là peut
se faire une confrontation où la dégradation du professeur dans "l’Ange bleu"- que ça
préserve tous les professeurs ça - que la dégradation du pauvre professeur dans l"Ange bleu"
qui est là est typiquement présentée comme la chute dans un trou, dans un trou noir, c’est la
dégradation expressionniste.

La dégradation naturaliste, elle est tout autre : si vous prenez les grandes dégradations
Stroheim, la dégradation fameuse des "Rapaces" ou la dégradation "Folies de femme" qui me
parait en un sens plus, parce qu’elle est plus suptile mais plus importante même, de la
dégradation du héros de "folies de femme" que celle du couple des "Rapaces", mais enfin
c’est une dégradation très différente Je vous rappelle très brièvement la formule, je reprends
pas toute ces analyses : cette fois-ci c’est la pente de la pulsion ; très différente du thème. là je
crois c’est comme des métaphores pour nous guider, c’est pas du tout ça, ce n’est plus : chute

278
dans un trou noir, c’est plus le navire qui coule là, cette position diagonale qui exprime
comme le bateau qui coule, qui sombre, qui est happé, c’est pas ça : c’est la déclinaison, la
plus grande pente de la pulsion. C’est ce qu’on a vu quand on a analysé le naturalisme, c’est
ce phénomène de l’entropie du monde originaire, l’entropie du monde originaire ou la pulsion
suit une pente, une pente irrésistible qui va conduire le héros de "folies de femme" de la
séduction d’une femme de monde par exemple à la tentative de viol de la petite débile. Et tout
ça la dessus mort et son cadavre jeté aux ordures, la pente de pulsion : chaque fois elle aura
arraché un morceau, car la pulsion c’est une drôle de chose car elle est double, c’est ça
l’horreur de la pulsion et du cinéma de la pulsion ; c’est que l’horreur de la pulsion c’est que :
à chaque fois,comment dire : elle prend ce qu’elle trouve et en même temps elle ne prend que
ce qu’elle trouve et en même temps elle choisit un morceau, elle prend ce qu’elle trouve et
elle choisit un morceau, c’est comme les deux tensions contradictoires de la pulsion : quoique
je trouve je m’en contenterai ah oui ! mais de quoi que je me contente : j’élirai un morceau,
j’arracherai un morceau, le mien ! c’est terrible la pulsion alors c’est ça l’espèce de
dégradation car je trouverai de plus en plus bas, il faudra que je fouille de plus en plus bas.
C’est ça la pente irrésistible et je prendrai des morceaux de plus en plus avariés, une espèce
de plus grande pente.

la dégradation naturaliste il me semble est très, très différente conceptuellement et


visuellement par les images très très différentes de la dégradation expressionnisme. et enfin
- est ce que c’est une dégradation américaine ? bein vous sentez bien les américains, non, non
pour eux une dégradation expressionniste ou une dégradation naturaliste pour eux c’est des
trucs à la limite, je me dis ils comprendraient pas, ils comprennent parce que ils sont très
cultivés mais c’est pas leur truc, leur truc : ils se disent c’est des choses européennes et pas
étonnant que Stroheim coupure du son ...dont une grande partie sont des alcooliques. En effet
le manifeste de la dégradation à l’américaine - et je dirai ça c’est la dégradation "réaliste" -
c’est la dégradation réaliste et c’est une troisième formule alors ce qui serait gai, c’est
inépuisable tout ça il faut allez vite parce que on pourrait prolonger, c’est pas du tout
exhaustif aussi mes trois dégradations il y en a bien d’autres : il y a les dégradations
symbolistes, il ya les dégradations.. et puis il y a peut être la plus belle enfin on verra, on
verra mais rien n’est exhaustif de ce que je dis bein, vous pouvez vous-même prolonger ces
tentatives de classification, alors alors comprenez "dégradation réaliste" je dis bien oui, il y
a un grand manifeste de la dégradation réaliste à l’américaine, c’est Fitzgerald c’est Fitzgerald
et la fameuse nouvelle : "La fêlure" et je rappelle que "La fêlure" commence par : "toute vie
bien entendue est un processus de décomposition". Alors je dis bien sur le texte de Fitzgerald
est d’une beauté universelle mais je dis en quoi en même temps c’est un grand texte
américain. Et quelle tristesse que Fitzgerald ait jamais jamais rencontré un grand homme de
cinéma puisque les films tirés de Fitzgerald sont vraiment, sont vraiment des films américains
pas bons, mais ça tant pis hein, car les films de la dégradation à l’américaine qui feraient écho
à Fitzgerald, c’est pas dans les adaptations de Fitzgerald qu’il faut les chercher c’est dans
quoi ? je suppose c’est pas de très très grands films quand même c’est dans « lost week end »
dégradation alcoolique, le film de Billy Wilder et un peu dans Milos Forman : "le vol au
dessus du nid de coucou" je viens de dire quelque chose qui m’intéresse : Milos Forman
vous voyez pourquoi ? Ceux qui font le cinéma américain par excellence et on va chercher
pourquoi parce que tout ça c’est reposant, c’est des recherches faciles. Pourquoi est ce que
c’est des immigrés de période récente ? pourquoi le cinéma américain par excellence et Kazan
et toute la suite de Kazan hein ?Pourquoi c’est eux qui ont lancé, pourquoi c’est eux le vrai
réalisme au cinéma américain ? peut être que c’est eux qui font la loi du rêve américain

Bon mais la dégradation à l’américaine c’est quoi ? la dégradation du type SAS’. le S prime
étant bien pire qu’avant ou bien même le néant, plus rien. C’est que ça traverse le cinéma
américain, généralement quand même avec dégradation, j’aurais aussi bien pu dire "les
saluts" et j’aurais pu dire : il y a le salut expressionniste, le salut naturaliste mais c’etait moins
amusant alors bon. Parce que dans le rêve américain : il y a le type tout le temps, le type qui
craque mais il craque d’une manière américaine, il craque pas comme nous c’est pas pareil.

279
C’est pas la dégradation de la pulsion et c’est pas la dégradation il craque comment ? trop
fatigués, ils en ont trop fait, ils en ont trop fait pourquoi ? pour monter les habitus nécessaires
et là il n’y a plus de raisons ils n’en peuvent plus. Fatigue, fatigue quelle fatigue ! ça vaut plus
la peine. Ils monteront plus l’habitus tant pis ou alors il y a d’autres possibilités - Mais on
réserve les autres possibilités - Ils ont tout fait, ils ont fait ce qu’ils pouvait. Bien oui, ils sont
indignes de l’Amérique, ils sont indignes de l’Amérique mais l’Amérique en demandait trop.
l’Amérique leur disait : qu’elle que soit la situation tu trouveras l’habitus et tu seras
milliardaire et tu cesseras d’être milliardaire et tu remonteras l’échelle et tu descendras
l’échelle ect.. Et puis il vient un jour où ils en peuvent plus. Ils restent au même degré de
l’échelle. Alors il disent : laissez moi tranquille, laissez moi tranquille laissez moi tranquille
avec un peu de whisky et puis voilà.

Qu’est ce que ça veut dire ça ? quand Fitzgerald fait ce manifeste merveilleux sous le titre
"La fêlure", qu’est ce qu’il dit ? Qu’est ce que c’est la dégradation telle qu’il l’a peint ? la
dégradation telle qu’il l’a peint c’est voilà : la situation change, elle ne cesse pas de changer
donc il y a perpétuellement des changements de la situation. Lui, il fixe un changement qu’il
le concerne, la montée du cinéma, un changement ! "je me demandais pas ce que c’était la
littérature, j’écrivais, c’était mon affaire" et puis là comme cinéma est arrivé alors il fallait
que je prenne de nouveaux habitus. Qu’est ce que c’est les nouveaux habitus qu’il fallait qu’il
prenne ? qu’il devienne scénariste. Il a essayé d’accord, bon il s’est fait traité comme un chien
par le producteur, par les producteurs. Ça été l’aventure de beaucoup y compris de Faulkner,
ils y sont tous passés, c’est la méthode américaine quelque chose change la situation et bien
on cherche l’habitus, on cherche la réponse, la réponse juste à la situation. Seulement tout ça
c’est très fatiguant et à mesure que se font les grands changements de la situation, il y a un
processus souterrain nous dit Fitzgerald beaucoup plus perceptible c’est mille petites fêlures,
mille petites fêlures, des micro fêlures qui font notre fatigue. Et bien un moment, ces fêlures
s’additionnent quand les fêlures s’additionnent et bien en ce moment se fait le craquement on
n’en peut plus, on sait qu’on est devenu incapable de monter de nouveaux habitus. l’espèce de
spirale de la degradation réaliste, on peut plus monter de nouveaux habitus.

Alors qu’est ce qu’il nous reste, qu’est ce qu’il nous reste ? deux solutions américaines : les
deux solutions de la dégradation. J’exclue la troisième, la troisième c’est remonter la pente, ça
c’est le salut. les films américains, le réalisme américain aiment beaucoup nous présenter le
processus de dégradation même dans le western. Constatez à quel point le western a présenté
des très beaux processus de dégradation : l’ancien chérif alcoolique, une de plus grandes
figures de la degradation dans le western c’est "Rio bravo" de Hawks : il y a l’ancien shérif
alcoolique qui, comble de la dégradation, pour boire son petit whisky, est interdit du saloon et
pour boire son petit whisky doit s’agenouiller devant le crachoir. Dans Fitzgerald y a des
images tout a fait de cette nature. Mais voila les américains aiment bien ne pas désespérer leur
peuple et voilà généralement le héros remonte la pente, même "lost week end" hélas il sera
sauvé alors qu’il devait pas être sauvé. C’est pas juste, l’alcoolique au bout de sa grande
spirale de la dégradation, sera sauvé. Mais je dis si on exclue cette solution qui en est une et
pas plus, comme ça si on exclue cette solution, qu’est ce qu’il reste ? je dis et bein c’est foutu.
Dans le film de Forman, il y a la commune degradation du chef indien qui est une espèce de
western en milieu psychiatrique. C’est même l’intérêt de ce film : il y a la double dégradation
du chef indien et du blanc à laquelle le blanc va échapper par la mort puisque le chef indien le
tue par pitié. Il y a là une espèce de spirale de dégradation très forte, ce qui fait précisément
l’intérêt du film mais ça n’est intéressant, la dégradation à l’américaine que précisément parce
que c’est pas "une" situation qui vous rend incapable, c’est l’évolution continuelle et le
changement perpétuel des données de la situation c’est-à-dire la spirale qui vous use de plus
en plus, qui introduit des micros-fêlures - je dis pas ça parce que ça va être très important
pour le jeu de l’acteur réaliste - qui introduit en vous des micros fêlures : voyez de quels types
d’acteurs je veux parler, évidemment des acteurs de "l’Actor’s studio. Introduire dans le type,
tout un ensemble de micro-fêlures et c’est de l’ensemble de ces micros-fêlures que tout d’un
coup va résulter la dégradation. Ah non j’en peux plus je renonce ! Ou alors si c’est pas la

280
renonce qui conduit à la mort : ça sera quoi ? ça sera ce que Fitzgerald disait : "la seule issue :
un véritable acte de rupture" et finalement plus rien ne compte et c’est différent de l’autre :
"redevenir comme tout le monde", y perdre tout, à commencer par même perdre le respect de
soi même, perdre le respect de soi même pour redevenir comme tout le monde et comme dit
Fitzgerald qui termine son texte d’une manière si belle et si émouvante : "si vous me jetez un
os à sucer, je lècherai la main" Redevenir comme tout le monde c’est ça, faire la grande
rupture et faire la grande rupture "redevenir comme tout le monde" ou bien se lancer dans une
tentative, se lancer dans une espèce "d’acte pour rien" sans issue, survivre. Et là encore je
prends des exemples dans le western. Le western, ce qu’on appelle précisément le néo
western ou le sur western, on verra s’il a raison de faire ces distinctions, nous présente tout le
temps le cow-boy vieilli, fatigué, il en peut plus, il en peut plus. C’est fini tout ça. La loi de
l’ouest. Oui d’accord c’était dans le temps mais il n’y croit plus, il en veut plus, trop fatigué,
qu’on le laisse tranquille. On le laisse pas tranquille, bon !je vous ferai l’acte de survie. Voyez
ou bien qu’on me laisse tranquille avec mon whisky ou bien vous m’embêtez encore,
d’accord, de toute manière j’ai perdu, j’ai perdu mais je me conduirai comme tout le monde,
"je lècherai l’os que vous voulez", je sais que c’est perdu mais j’y vais. Et un des auteurs, je
crois très important du néo western, à savoir Peckinpah est celui qui a poussé plus loin ce
terme de la dégradation non seulement dans tous ses films mais dans ses séries télévisées,
notamment dans une grande série qui s’appelait "les perdants" où il décrit son héros, son type
de héros tout a fait, il nous donne la formule de la dégradation à l’américaine. "Ils n’ont
aucune façade", ils ne croient plus à rien. "Ils ne leur restent plus aucune illusion, aussi
représentent -ils l’aventure désintéressée. C’est ça la rupture, une aventure désintéressée, ou
bien on s’écroule dans l’alcool ou bien on fait une aventure de survivance : "ils représentent
l’aventure désintéressée, celle dont on tire aucun profit sinon la pure satisfaction de vivre
encore" - elle est belle cette phrase - "sinon la pure satisfaction de vivre encore".

Bon voila, ça c’est la formule de dégradation réaliste. Voyez elle est complètement
différente de la degradation expressionniste et de la dégradation naturaliste. Et du coup,
j’enchaîne tout droit transposons : seconde épreuve : comment est ce qu’on pourrait définir
le jeu de l’acteur réaliste du types SAS dans la forme SAS ou SAS prime par différence avec
l’acteur. ah non j’ajoute quelque chose - je fais très vite une parenthèse : je suis tellement
loin d’avoir épuisé les formes de dégradation possibles que même et avant tout du point de
vue du cinéma, pensez, qu’est ce qu’il faudra dire s’il s’agissait de ce sujet là, j’ai même pas
commencé car où mettra t’on une race de grands auteurs qui découvrent un autre type de
dégradation qui n’est ni la chute ni la pente ni la micro-fêlure c’est-à-dire la perte d’habitus, à
savoir et là vous voyez tout de suite à qui je pense - il y a tout un cinéma de la dégradation
pas uniquement de la dégradation mais où la dégradation est un thème fondamental - et où la
dégradation est uniquement et simplement "le temps". Mais la degradation "temps" ça c’est
une autre figure et alors sentez pourquoi je vais si progressivement, on a même pas les
moyens de la traiter actuellement. On aura le moyen de la traiter cet autre type de la
dégradation que lorsqu’on en sera à l’image-temps mais pour le moment on est encore à
patauger avec l’image-mouvement.

Quand on abordera l’image-temps - si ça nous arrive un jour - quand on abordera l’image-


temps alors là on rencontrera à nouveau de grands auteurs de cinéma qui se heurtent à un type
de dégradation qui n’a rien avoir avec ces trois là. Qui est une dégradation qu’est qu’il
faudrait l’appeler ? Est ce qu’il faut l’appeler idéaliste ? parce que c’est la degradation du
temps lui même par le temps, la degradation-temps ou lui trouver un autre nom, il faudra bien
.., on trouvera, on trouvera dans l’avenir. Mais à qui on pense immédiatement ? à Visconti et
quand je disais Visconti, il a bien essayé d’affronter, d’atteindre parce que ça l’amusait
quelque part ou que ça l’a intéressé un moment notamment après la guerre, il a bien essayé
d’approcher le phénomène des pulsions seulement Visconti, il est encore une fois tellement
aristocrate qu’il a jamais pu approcher la réalité de pulsions qui exige une vulgarité du type,
une vulgarité géniale du type Stroheim ou du type même Bunuel. Visconti ne pouvait pas, il
ne pouvait pas parce que son affaire était ailleurs. Ce qui dégrade, ce qui dégrade pour

281
Visconti, c’est pas des pulsions, c’est le temps et rien que le temps et c’est la seule existence
du temps qui déjà est une dégradation avec toujours la contre partie : quel est le salut alors ?
le salut aussi c’est le temps et pas étonnant que jusqu’à la fin de sa vie, il ait pensé à mettre en
scène et sans doute c’était un des deux seuls à pouvoir le faire, "la recherche du temps perdu",
la dégradation il y a bien une dégradation, il y a bien des phénomènes locaux d’une
dégradation pulsion chez PROUST, par exemple "Charlus" est l’exemple même d’une
dégradation pulsion fantastique où il y a la pente de pulsion, où il choisit de moins en moins,
il arrache toujours des morceaux de plus en plus, de plus en plus avariés. "Charlus", je crois
est dans "la recherche du temps perdu", c’est un personnage naturaliste, c’est le grand
personnage naturaliste mais l’ensemble de "la recherche du temps perdu", c’est pas ça du tout,
"l’ensemble de la recherche du temps perdu", un des aspect du temps - et ça engagerait toute
une analyse de l’image-temps - un des aspects du temps, c’est le temps comme dégradation
par lui-même. Le temps en tant que temps comme dégradation c’est en tant que tel qu’il est
processus de degradation et ça ce que je crois, c’est ce que Visconti a vécu dans tout son
cinéma. Pourquoi ? parce que il y a une structure du temps qu’il faudrait analyser assez
profondément - c’est pas hélas encore notre objet. Il y a une structure, c’est en vertu de sa
structure même, c’est en vertu de la structure du temps que quelque chose nous ait
nécessairement donné lorsque c’est trop tard. Si bien que le problème du temps
chez Visconti ce serait, pour une partie du problème du temps chez Visconti, ça serait
pourquoi ? Et quel est ce temps qui est d’une nature telle qu’il nous donne nécessairement
quelque chose au moment ou c’est trop tard ? Alors a ce moment la en effet, on comprend que
la saisie du temps ou une saisie d’un aspect du temps ne fasse qu’un avec le processus de la
degradation. Donc c’est-à-dire y en aura beaucoup d’autre alors même chose. Quelle
différence entre le jeu d’acteur expressionniste très vite, je voudrais dire et le jeu d’acteur
naturaliste ,le jeux d’acteur réaliste Vous permettez, il faut que j’aille au secrétariat.

c’est fermé ? c’est ouvert ?

J’ose à peine me risquer dans un problème aussi, aussi réellement compliqué que le problème
de l’acteur mais il y a des problèmes de l’acteur, c’est évident là et il y a des problèmes de
l’acteur où il n’y a des problèmes pour l’acteur que dans la mesure ou il est bien entendu que
un acteur ne représente pas une fiction, ne représente pas un personnage fictif. Je veux dire
que là dessus la question : est ce que l’acteur s’identifie ou ne s’identifie pas à son rôle ? est
une question à la fois dénuée de sens et qui n’a strictement aucun, aucune espèce d’intérêt.
Puisque l’acteur commence à partir du moment où y a un autre problème et où il est dans
autre élément. Là c’est pas pour dire du mal entre autre, par exemple des thèmes de Brecht
sur la distanciation puisque je crois qu’au contraire, les thèmes de Brecht sur la distanciation
comportent et répondent à un problème qui n’a strictement rien à voir avec un acteur, avec la
supposition d’un acteur jouant un rôle. C’est à partir du moment ou l’acteur est défini
comme quelqu’un qui fait autre chose que jouer un rôle, qu’il y a un problème de l’acteur.
Alors bon qu’est ce qui fait puisque il ne joue pas de rôle ? et je suppose que tout acteur se vit
comme faisant un autre métier que jouer un rôle. Jouer un rôle est une notion il me semble,
absolument dénuée de sens. Aucun grand acteur et même je suppose même les mauvais - si
peut être que les mauvais c’est ceux qui jouent un rôle - alors qu’est ce qu’ils font ? Qu’est ce
qu’ils font ? puisque.. encore une fois, c’est important parce ça déborde en un sens le
problème de l’acteur puisque ce que l’acteur fait c’est bien ce que le spectateur éprouve, bon,
bein je dirais, je reprend mes catégories de Pierce, qui me sert beaucoup : Priméité,
secondéité, tiercéité, je dirais presque bon - et là encore ça ne va pas être exhaustif, il y a des
acteurs de la priméité, et encore une fois raison de plus pour recommencer mon refrain éternel
- je dis pas que c’est moins bien que les autres, je dis pas que les acteurs de la secondéité vont
être mieux que les acteurs de la priméité, ni que les acteurs de la tiercéité, s’il y en a. Mais
vous vous rappelez donc : la priméité selon Pierce, c’était l’affection pure, l’affect, qui ne
rapportait qu’à soi ou un espace quelconque. la secondéité c’était les qualités puissances
c’est-à-dire les affects en tant qu’actualisés dans les milieux . la tiercéité, c’est-à-dire c’était
les duels d’où l’expression secondéité, et la tiercéité c’était nous disait Pierce, c’était là où il y

282
avait du mental - Alors bien sûr il y avait déjà du mental dans l’affectif - bon c’est qu’il
prenait le mental en un sens très spécial. Alors moi ça me plait là comme ça, parce que ça me
sert, c’est pas que ça me plaise je dit : essayons de voir si ça marche. Il y aurait des acteurs de
la priméité, des acteurs de la secondéité, des acteurs de la tiercéité, et puis sûrement l’avenir
nous est ouvert, peut être qu’on découvrira encore toutes sortes d’autres types d’acteur. Mais
au moins je dis et je crois là tenir à la fois un tout petit quelque chose et que c’est pas très fort,
disant mais l’acteur expressionniste, ce fut typiquement un acteur de la priméité. Pourquoi ?
Et dans son domaine il est strictement indépassable, car il se définit comment ? Il ne joue pas
de rôle, qu’est ce qui fait lui ? Il exprime des affects, les affects n’étant pas des états d’âme,
les affects étant quoi ? les affects je vous le rappelle dans nos analyses précédentes, étant des
entités, des entités intensives, qui prennent, qui s’emparent de quelqu’un ou ne s’en emparent
pas - ce sont des puissances aux qualités extrinsèques que l’acteur va exprimer, donc il ne
joue pas un rôle, il exprime des affects en ce sens et c’est le fameux jeu intensif de l’acteur
expressionniste. en ce sens, c’est un acteur de la priméité dans le sens que je dit acteur de la
priméité puisque il conçoit essentiellement sa fonction comme expression des affects en tant
qu’entités. Et on comprend du coup que le trait fondamental de l’acteur expressionniste dans
toutes ses méthodes que ce soit ce que les grands expressionnistes ont rappelé constamment :
le processus d’intensification puisque c’est seulement en jouant des intensités, intensité du
geste, intensité du sonore, intensité du corps qu’ils vont capter, les entités, les affects qu’ils
doivent exprimer. exemple : cette utilisation de la diagonale qui est typiquement l’acte d’un
acteur expressionniste, or là je veux allez très vite je vous rappelle que dès lors, ce jeu de la
priméité en fait, a deux pôles qu’on avait vu pour l’expressionnisme : à savoir l’acteur doit
participer par son expression des affects, doit participer a ces deux pôles : ce que j’appelais la
vie non organique des choses et la vie non psychologique de l’esprit. Et la vie non organique
des choses il va l’exprimer fondamentalement par toute une géométrie de la ligne brisée, dans
ses gestes et par sa participation active au décor, aux lignes brisées du décor, le décor lui
même comportant des diagonales, des contre diagonales etc.. vous voyez un peu comme dans
un tableau de SOUTINE. je dirais en effet Soutine me semble un très grand peintre
expressionniste, précisément par sa construction perpétuelle diagonale contre diagonale et les
visages qui sont précisément des expressions d’affects à l’état pur.

Bon et puis l’autre pôle alors la participation là du geste brisé aux lignes brisées du décor, très
très important. Alors vous trouvez ça par exemple, vous trouvez ça poser par Fritz Lang
danssapériodeallemande.Trèsbien, très bien. l’autre pôle : c’est le pôle de lumière, le halo
lumineux, qui va exprimer la vie non psychologique de l’esprit soit sous la forme du grand
visage mélancolique qui réfléchit la vie non organique des choses. C’est le masque du démon.
Soit sous la forme du salut, de la remontée expressionniste lorsqu’un être est sauvé. Par
exemple : l’admirable montée de lumière de la femme lorsque Nosferatu meurt, qui s’oppose
à la diagonale de Nosferatu mourant qui nous donne là les deux pôles du jeu expressionniste.
Mais en tout cas, je dirais en ce sens, oui jamais la vie non psychologique de l’esprit, vie non
organique des choses : ça dit très bien leurs rapports avec le décor, leurs rapports, la cassure
de leurs gestes, l’espèce de désarticulation. Il y a un thème perpétuel : que l’acteur devienne
une marionnette, vous le trouverez partout ce thème, que l’acteur devient une espèce de
marionnette d’accord ! d’accord ! mais il veut rien dire encore par lui-même. Tous les grands
acteurs ont fait ça, seulement il y a une manière expressionniste de le comprendre etc.. il y a
mille manières de comprendre le thème de "l’acteur marionnette". Il faut se méfier il faut pas
croire que telle ou telle formule qualifie déjà un mode d’acteur. Il y a une marionnette
expressionniste d’un type très très différent, à geste saccadé qui indique toujours la ligne
brisée, qui saute les transitions car ce qu’il s’agit c’est d’exprimer l’affect dans son intensité
et avec les deux pôles : participation à la vie non organique des choses et l’acteur comme être
de lumière qui s’élève à la vie non psychologique de l’esprit . Bon, ce qui est très... l’acteur
naturaliste, je saute parce que il faudrait dire, il faudrait reprendre, je signale juste pour ceux
que ça intéresserait, le grand, celui qui a imposé un jeu naturaliste au théâtre, c’est quelqu’un
de célèbre qui s’appelait ANTOINE, or ANTOINE - voyez l’histoire du cinéma de Sadoul - a
eu beaucoup d’importance au cinéma. Il a fait des tentatives de cinéma, mais je crois que c’est

283
pas du côté d’ANTOINE qu’il faut chercher le jeu naturaliste de l’acteur, c’est beaucoup plus
du côté, il y a de grands mystère dans la manière dont Stroheim jouait, c’est beaucoup plus
dans le jeu Stroheim, cette fois ci, il faudrait considérer Stroheim comme acteur, comme
acteur et comme acteur naturaliste. A ce moment là moi, je dirais très vite, un acteur
naturaliste vous le reconnaissez précisément à cette histoire des pulsions c’est un acteur qui
point, c’est un acteur qui dans... très intéressant aussi la manière dont Stroheim a joué dans un
film qu’il a influencé sans l’avoir fait, à savoir il a jouer dans la "danse de mort", de
STRINBERG, une adaptation de Strinsberd, et le film et très, très marqué, c’est un film de
Craven qui très très marqué par Stroheim qui pourtant n’était qu’acteur là dedans. Or c’est
très curieux cette manière de jouer : il s’agit de jouer dans un milieu déterminé, mais en
même temps - là j’arrive même pas à bien le dire - en même temps, d’habiter, d’occuper ce
milieu déterminé comme si en même temps, j’allais dire à la manière d’une bête. Mais c’est
pas ça, c’est un peu ça, à la manière d’une bête, ça peut être une bête noble, c’est pas
forcément une bête vile, pensez par exemple au jeu dans "la grande illusion" de Stroheim, ça
peut être une bête de noblesse, ça peut être tout ce que vous voulez. Mais il s’agit toujours
d’évoquer dans le milieu déterminé, dans un jeu réaliste, de faire mettre le monde originaire
dont ce milieu est censé dépendre. C’est-à-dire arriver à ce type de violence ou c’est vraiment
la violence des origines qui se joue dans un salon bourgeois ou dans une principauté etc.... là
il y a une formule du jeu naturaliste qui est très très curieuse : la violence des pulsions. C’est
ce que je disais sur cette pente. enfin ce qui m’intéresse, c’est donc l’autre type de jeux
qu’on peut bien appeler, "jeu réaliste" car il a tellement marqué le cinéma. Et j’ai dit
pourquoi, il me semble, il a tellement marqué le cinéma américain. Il a marqué d’autant plus
le cinéma américain qu’il a fait précisément l’école par laquelle la plupart des acteurs
américains sont passés. La fameuse école dite du système ou l’actor’s studio. Or en quoi ça
c’est un jeu ? je dirais l’actor’s studio c’est tout simple : c’est la formule magique du cinéma
américain. Alors, encore une fois ça vaut pas mieux, il faut se dire actuellement et
heureusement, il faut bien que ça change les choses, actuellement j’ai l’impression que ça
arrive au bout, parce que pour des raisons qui sont celles aussi de évolution du cinéma
américain mais ça a fait et ça continue de faire ce qu’il faut bien appeler chaque année le film
américain par excellence. Chaque année sort un film à grand succès de grande qualité qui est
le film américain de l’année et qui consiste toujours à confronter dans le schéma S.A.A prime,
à confronter un ou des personnages à l’exigence américaine : S.A.S prime c’est-à-dire : seras
tu capable oh personnage a vocation je parle au personnage sera tu capable oh personnage !
en fonction des variations de la situation que l’image va montrer, de monter les habitus par
lesquels tu répondras à la situation et tu sauras la transformer ?

Or si c’est ça la täche de l’acteur, il joue pas de rôle non plus. Mais il y avait quelqu’un qui
dans le temps - c’est bien connu ce que je dit pour ceux qui ne savent pas là je fais un très
rapide résumé - un très grand inventeur qui se réclamait précisément d’un naturalisme,
réalisme mais enfin c’était du réalisme c’était pas du naturalisme : c’était Stanislasky.
Stanislasky avait beaucoup d’importance et puis il fut introduit ou ses méthodes, ce qu’on
appelait "le système", fut introduit en Amérique. Cette institution particulière qui était
l’actor’s studio - avec Strasberg qui vient de mourir - et KAZAN. Kazan, beau cas d’emigré
de fraiche date comme FORMAN aussi. C’est eux qui font le film américain par excellence.
Forcément ! à la fois c’est dans l’inspiration américaine qu’ils trouvent la grande formule
S.A.S prime et c’est leur propre invention de la formule S.A.S prime et leurs propres
découvertes de la formule qui les pousse en Amérique. Alors bon, dans tout le cinéma de
Kazan, c’est ça à quelque prix que se soit, je, c’est-à-dire mon héros va être capable de
monter l’habitus qu’il faut pour la situation. Et S prime ça sera quoi ? S Prime ça sera tantôt
l’Amérique telle qu’on la rêve : América, América de Kazan. A la fin le petit grec arrive et
peut embrasser le quai, il peut embrasser le quai de New York et c’est bien indiqué que c’est
comme un rêve, une espèce d’image onirique : "enfin New York", "enfin la statue de la
liberté". S prime : il partait de l’empire turc, le pauvre petit grec,S, une série d’actions où à
chaque fois il monte l’habitus pour surmonter les difficultés donc il se montre digne d’arriver
en Amérique. Digne digne, à quel prix ? parfois ça frôle la lâcheté, parfois ça frôle le gigolo -

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je trouve pas le mot enfin, le fait de vivre d’une femme - tantôt ça frôle l’assassinat, tantôt ça
frôle la délation. Tiens Kazan, il a eu des affaires avec ça ! Il s’y connaît mais il garde
quelque chose de pur dans son cœur, car malgré tout, c’était l’habitus nécessité par la
situation. Et c’est ça qui nous fait le film américain par excellence, "América, América". Bon
d’accord il n’a pas cessé de parler de son cas, Kazan, dans tous ses films, bon. C’est ça la
grande formule S prime. Ou bien alors si c’est pas S prime, si S prime n’est pas l’Amérique
de nos rêves, ça sera l’Amerique telle qu’elle a déçue les migrants mais là aussi il faut s’y
faire, il faut faire avec, faut monter l’habitus qui va faire comprendre au héros que
l’Amérique c’est ça aussi et que ça reste quand même le plus beau des pays. Bon alors, alors
"América, América" ça se refait, je dis bien tous les ans chaque fois par un type de très grand
talent. C’est le film américain, le dernier : "c’est "Georgia", c’est Penn, il a fait son
"América, América". Très bien une fois de plus, c’est la douzième fois. Chaque fois on nous
dit que c’est nouveau, que c’est formidable. C’est le film Américain de l’année et qui répond
toujours typiquement à la formule S A S et qui est signé actor’s studio. Alors qu’est ce que
c’est l’acteur de l’actor’s studio ? moi je l’imagine comme ceci - vous comprenez, j’y connais
rien dans le film, c’est parfait - mais je l’imagine comme ceci : que c’est un acteur, c’est donc
l’acteur de la secondéité : milieu /action/, milieu/ réponse, milieu / comportement et le
comportement est censé apporter une modification. ça implique quoi ? ça implique deux
moments : ça implique que - alors l’acteur, il ne joue pas un rôle - premier moment, il faut
qu’il intériorise les données de la situation, il faut qu’il intériorise la situation, les données de
la situation. Sous quelle forme ? sous forme de micro-mouvements, au besoin à peine
perceptibles, toute une méthode de micro-mouvements - Stanislasky s’intéressait pas
tellement à la gymnastique du corps - en revanche, des micros mouvements des mains, des
micros mouvements de figure. Ceux qui n’aiment pas les acteurs de l’Actor’s studio, les
reconnaissent à quoi ? Le reproche qu’on leur fait c’est : "mais enfin qu’ils se tiennent
tranquilles". ils arrêtent pas, ils arrêtent pas. C’est pas qu’ils bougent tout le temps mais
même quand ils sont immobiles, ils arrêtent pas. Hitchcock détestait Newman pour ça, il dit
Newman : "il y a pas moyen de le faire tenir tranquille". Enfin, "on n’obtient pas de lui un
regard neutre". Il sait pas, il est tout le temps en train d’intérioriser les données de la situation,
des micros tics ,des... bon. Quant ils sont admirablement dirigés c’est génial, que ce soit Brant
ou Newman. Quant ils sont très fort dirigés quand ils ont ..quand ils ont metteur en scène
médiocre à ce moment là évidemment c’est terriblement tic, le tic cet espèce d’intériorisation
des données de la situation.

Vous voyez, il est pas question pour l’acteur Staniflasky ou Strasberg, il n’est pas du tout
question de s’identifier au personnage, il s’agit d’une opération tout à fait différente, c’est
pour ça que l’acteur de l’actor’s Studio, il ne joue pas plus qu’un autre acteur. Jamais les
acteurs ne jouent un rôle. Ce qu’il a fait c’est autre chose, c’est : il identifie les données de la
situation à certains éléments qui existent en lui - ça doit être ça l’intériorisation des données -
il s’agit d’identifier les éléments de la situation à des éléments préexistants qui existent en lui
et c’est par cette méthode : intériorisation par micro mouvements. C’est un procédé jusqu’à
que plus que quoi ? ces micro mouvements ont un but : c’est susciter ce que Staniflasky
appelait déjà, une "expérience émotionnelle" et ce que Strasberg, influencé par la
psychanalyse, ce que Strasberg va pousser beaucoup plus loin que Staniflasky et ça va même
être son point le plus original, je crois, à savoir une expérience émotionnelle réelle qui a été
vécue par l’acteur dans son propre passé. Et qui doit être en liaison directe ou indirecte avec
la situation, avec la situation donnée, avec la situation théâtrale ou cinématographique. Au
point que par exemple, bon il s’agit de jouer une scène d’ivresse, il s’agit alors, l’acteur va
intérioriser par toutes sortes de micro mouvements les éléments de cette situation, jusqu’à ce
qu’il atteigne en lui un noyau, d’une expérience passée analogue. Alors ça peut être l’acteur
lui même en tant que non plus acteur, mais en tant que personne humaine. Il a été réellement
ivre. Mais il se peut très bien qu’il ait jamais été ivre si c’est un bon américain. Alors bon, ça
fait rien, il procédera à une expérience émotionnelle analogue par exemple : une fièvre où il a
eu la bouche sèche et les jambes flageolantes et il s’agit de réactualiser cette émotion
personnellement vécue .il faut insistait beaucoup Strasberg, il faut surtout que ce ne soit pas

285
une expérience récente. A ce moment là. Il s’agit pas d’un mine. Il s’agit d’atteindre ce noyau
émotionnel, c’est par là, c’est une opération qui est relativement proche de certains
conceptions de psychanalyse. Et s’il y arrive pas à ce moment là, Strasberg dit : c’est qu’il y a
des raisons. Pourquoi il n’y arrive pas ? pourquoi il n’arrive pas à intérioriser une telle
situation ? Et c’est pour ça qu’il concevait sa tâche comme moins formation d’acteur que
répondre aux difficultés d’un acteur, répondre au problème que se pose un acteur. Et c’est
pour cela tous les acteurs continuent à aller voir Strasberg en lui disant, bon : "j’y arrive pas,
il y a quelque chose qui ne va pas". Donc ils n’arrivaient pas, en d’autres termes à susciter
l’expérience émotionnelle, la mémoire. C’est le mot exact de Stanislasky et de Straberg : c’est
la mémoire émotionnelle.

Donc tout ça c’est le premier mouvement de l’actor’s studio. C’est cette intériorisation de la
situation. Et puis deuxième mouvement : alors une fois que la situation est intériorisée, a
rejoint le noyau émotionnel propre à l’acteur - voyez qu’il ne joue pas, il fait bien autre chose
- C’est des choses trés positives, on peut définir ce qu’il fait indépendamment de toute
référence à un jeu, un jeu de rôle. Une fois qu’il a fait cette intériorisation, il est en mesure de
faire l’acte. l’acte quoi ? l’acte cinématographique ou théâtral, à savoir acte qu’il doit avoir
toute la fraîcheur d’un acte effectivement fait, bien qu’on sache que c’est un acte fictif. En
effet l’acteur ne tue pas réellement sa victime. S’il se lave les dents, il ne se lave pas
réellement les dents. Même s’il se lave réellement les dents, c’est fictivement c’est-à-dire
c’est pas au moment où il en a besoin. Il s’agit de l’acte reproduit par l’acteur suivant les
exigences du scénario et la fraîcheur d’un acte réel. Réponse de Strasberg ou déjà de
Staniflasky, il aura ... :

DELEUZE - CINÉMA COURS 15 DU 20/04/82 - 2

d’invention de spontanéité, il y deux circonstances. Je pense à un texte de Bergson qui


évidemment n’a rien à voir. Mais justement servons nous de tout. Bergson explique : dans la
vie il y a deux processus qui ou bien se divisent ou bien s’enchaînent l’un l’autre. Il dit : la vie
c’est une double opération successive. Première opération vous emmagasinez de l’énergie .
Q’est ce qui fait ça ? Notamment c’est le rôle de la plante. La plante, elle emmagasine de
l’énergie, pour marquer qu’elle n’est pas mobile, elle est immobile. Elle a sacrifié la mobilité
précisément pour emmagasiner de l’énergie. Bon, mais on peut dire qu’elle est parcourue de
tous les micro mouvements qui accompagnent l’emmagasinement de l’énergie, micro
mouvements sur place. Et puis second processus dit Bergson qui s’enchaîne avec le
premier : ayant emmagasiné de l’énergie, la vie est processus continu d’emmagasinement de
l’énergie. Et en second lieu : décharge discontinue d’actes explosifs. Ca c’est le côté animal.

Dans les grands embranchements de la vie, la plante s’est chargée d’emmagasiner l’énergie,
l’animal se charge de faire exploser en actions discontinues. Mais du point vue de la vie, c’est
un enchaînement. La vie est un processus indissociable par lequel, un vivant emmagasine de
l’énergie et s’en sert pour faire éclater des actions discontinues, pour faire détonner l’explosif.
On emmagasine l’explosif, on fait détonner en actions discontinues, d’ou l’espèce de jeu qui
frôle l’hystérie, parfois, de l’Actor’s Studio. Ces lentes périodes, là vous reconnaissez les
acteurs de l’Actor’s Studio tout le temps . C’est ce que j’appelais le jeu réaliste et c’est
comprenez la formule S-A-S-prime , c’est la formule S A S’, c’est la formule du cinéma
Américain par excellence.

Premier temps, de S à avant A, de S à moins A, si vous voulez, non à presque


A, :emmagasinement de l’énergie pour arriver jusqu’au noyau émotionnel vide. Du moins
non, jusqu’au noyau mémoriel, pour arriver jusqu’au "noyau affectif mémoriel". Deuxième
chose, décharge violente de l’explosif. Or c’est la formule - c’est pour ça que je n’en parlerai
pas plus, c’est la formule des grands films de Kazan - et c’est la formule des acteurs formés
par Kazan et Strasberg . Si vous pensez aux jeux de James Dean qui a eu tellement

286
d’importance, au jeu Brando, au jeu Newman, et un certain nombre de très grandes actrices
américaines qui jouent sur un certain mode hystérique. Et en même temps ce qui nous
annonce que évidemment l’acteur n’est pas réduit à ça, c’est que la nouvelle génération des
acteurs américains, c’est plus ça du tout donc on a de l’avenir devant nous. C’est plus ça du
tout. Tout comme à ma connaissance vous trouverez guère - je ne sais même pas s’il y a des
acteurs français qui.. sinon de très très mauvais alors - qui joue si.. il y a une actrice française
qui est assez Actors Studio et elle justement, comme j’ai de l’admiration pour elle, je peux la
citer : c’est Delphine Seyrig. Delphine Seyrig, elle a un certain jeu Actor’s Studio très très
curieux, ce perpétuel emmagasinement, emmagasinement d’énergie avec des actes explosifs
par exemple "Murielle" est un beau.. . Elle joue ça. Mais enfin se n’est pas tellement évident
pour elle. Mais il me semble ! il me semble ! Alors je reviens, au film de Arthur Penn,
"Georgia", parce que je suppose que certains d’entre vous, l’ont vu. Typiquement, en quoi
c’est un film Actors Studio, c’est-à-dire un film descendance Kazan ? Pas difficile prenez les
grandes scènes : comment ils font ? Le jeune homme pauvre fils d’emmigré récent, arrive
dans la famille du milliardaire, il veut épouser la fille. Bon qu’est ce qui se passe ? Déjeuner
de famille glacé, atmosphère glacée, la tension monte. À ce moment-là vous voyez que
chacun des convives à sa manière intériorise. La tension monte, ça veut dire et il y a tout un
système de micro mouvements d’attente. Le père qui regarde son prétendu, son gendre à
venir, tout ça. La fille qui a le nez dans son assiette. On a l’impression qu’ils ont beau être
immobiles, ça n’arrêtent pas ! Là ça donne raison à Hitchcock, impossible d’obtenir d’eux
une pause neutre. Tout, ils feront tout sauf ils ne pourront jamais jouer la neutralité. Alors des
espèces de ruminants. C’est vraiment la rumination, c’est la grande rumination, c’est
l’emmagasinement d’énergie . Et puis, ça ça répond à la situation avec l’intériorisation
correspondante. Et puis le père lâche une phrase-action :" la phrase-action c’est : « Je n’ai
pas l’habitude de me laisser prendre un bien, quelque chose qui m’appartient ». La fille, elle
baisse le nez un peu plus dans son potage. Bon elle n’a pas l’habitude. Et après ce n’est pas
seulement l’acteur qui l’apprend, on peut concevoir qu’il l’apprenne, il est censé l’apprendre
mais le spectateur il apprend quoi ? vous pouvez pas ceux qui n’ont pas vu Georgia - mais au
point où ça vient de l’histoire, il apprend quelque chose de fondamental qui est déjà S prime.
La phrase a été une action explosive du père. Une phrase peut être une action au cinéma.
C’est un comportement, une phrase, c’est quoi ?. que n’est pas normal tout ça . S c’était : le
père a de la répugnance à marier sa fille parce que le garçon n’est pas de son niveau social.
Après la phrase, il y a "S prime", à savoir : le père en fait, a une relation d’inceste avec sa
fille. Vous avez la structure S A S prime, en plein. Alors intériorisation, alors qu’est ce que ça
veut dire ça ? comment il joue, le père qui joue son rôle merveilleusement - Actor’s Studio
pur, merveilleux, Bon, Il est là, absolument glacé, il emmagasine, il emmagasine la tension.
C’est un grand acteur, il la fait passer, cela agit sur le spectateur, ça marche. Il emmagasine la
tension. Bon et puis il lâche sa phrase comme un coup de poing sur le gendre. Le gendre va
répondre, ça va être le duel. La situation en sort modifiée, tout le monde a compris : ce n’est
pas un père qui veut bien marier sa fille. C’est un père qui veut la garder parce qu’il est
amoureux de sa fille. Et qu’il y a une relation incestueuse effective. Le mariage arrive. La
typique image qui pourrait signée Kazan : il y a la fête. Il y a la garden party, il y a la fête. Le
père est à nouveau en situation de "intériorisation de la situation" : énorme vitre, énorme
glace transparente mais sombre à l’extérieur derrière laquelle le père est tout droit et regarde
d’en haut la fête. Son visage exprime tout ce que vous voulez par micros mouvements, espèce
de haine, de dégoût, de réflexion en même temps sur :" qu’est ce que je vais faire", tout ça.
Tout y passe. En effet il ne tient pas pas tranquille. On a beau le flanquer là comme un piquet,
il se tient comme un piquet. Impossible d’obtenir qu’il se tienne tranquille. Impossible, vous
n’obtiendrez jamais ça d’un acteur de l’Actor’s studio.

Et puis, bon , puis il y a une petite note bien, qui fait d’ailleurs jolie dans l’image. Personne
ne voit le père. Il y a juste un petit gosse qui passe et qui se dit : « C’est bizarre cette
silhouette ». Alors, on voit ce petit gosse qui regarde la silhouette de père qui est comme un
piquet. Et puis un lent, long emmagasinement. Puis se passe : le père sort, il tue sa fille à coup
de revolver. On peut pas mieux parler d’acte explosif et il tire sur son gendre. Tout ça, il est

287
passé à l’assassinat. Et là vous avez typiquement la formule aussi S A S prime. Or ça c’est
vraiment le jeu, je dirai l’actor’s studio, c’est le jeu aussi bien au théâtre qu’au cinéma, ça a
été le jeu Américain par excellence c’est à dire : c’était le jeu de la secondeité. Vous voyez
perpétuellement les duels, les situations l’intériorisation des situations, le duel, la situation
modifiée. Et on recommence : la situation modifiée, re duel etc. Et ça fait les films de Kazan,
c’est-à-dire les films encore une fois américains par excellence. Et c’est aussi la structure des
films de Forman. Et je dis ce n’est pas par hasard que finalement c’est l’épreuve, c’est la
pierre de touche du type qui arrive en Amérique. Il me semble que dans l’histoire des grands
auteurs qui ont habité en Amérique : Et bien, "ça tourne bien si tu te plies à cette forme là", ça
été ruineux, en un sens ça a donné des choses géniales mais ç’a été ruineux, c’était : "si tu te
plies à cette forme, on t’accepte, on te prend". Un immigré qui veut émigrer doit rivaliser
dans cette forme, Forman il y passe. Voilà c’est beau mais c’est triste. Mais enfin l’avenir est
à nous parce que encore une fois, le cinéma Américain est en train d’évoluer comme tous les
cinémas. Et j’ai l’impression que la génération actuelle des acteurs Américains sont très très
différents .

Alors il avait encore un dernier problème vous comprenez, dans mon histoire et dans mon
épreuve. C’est bon, On a pas beaucoup défini. Autant on se sent surs maintenant des
catégories cinématographiques de primeîté et de secondeite. La tiercéité on a vu un peu ce
que c’était pour Pierce. Mais là, je ne peux pas m’en servir moi. Parce que ce qu’il nous dit il
me semble que c’est une analyse - pardon de dire ça vous le mettez entre les guillemets -
Analyse trop faible de tierceité. Tout ce qu’il nous dit sur la loi, etc. je retiens juste de Pierce
que la tierceite, on ne l’obtient pas en multipliant les duels. C’est à dire c’est pas en faisant
plusieurs duels qu’on obtient un troisième. il nous dit juste - et je ne retiens que ça de lui La
tiercéîté c’est le mental. Mais qu’est ce que c’est le mental ? Ca, ça sera notre tâche. Il n’y pas
à attendre de Pierce une analyse à cet égard.

Je dis juste que pour que notre problème reste ouvert : il y aura evidemment des acteurs de la
tierceîté. Il y en a eu peut être avant et que c’est notamment, notamment un des problèmes
que l’acteur d’aujourd’hui affronte. Et que non seulement le cinéma américain en a peut être
assez, il a peut être épuisé... Non pas que ça vaille mieux. Ce n’est pas une question de mieux.
C’est une question de changement et de mutation. Et qu’actuellement vraiment le problème
du cinéma on verra de mille façons : "c’est comment introduire la tiercéité ou le mental pur
dans l’image cinématographique".

Et que de très grands acteurs y compris les acteurs de tous les pays mais aussi des acteurs
français, depuis très longtemps ont déjà fait un jeu que l’on pourrait qualifié que jeu de la
"tiercéité." Et que là on abordera peut être un domaine qui pour moi me passionne beaucoup.
Et où le thème de l’acteur qui - pas plus que les autre ne joue de rôle - et que là le thème de
l’acteur marionnette ou comme dit un grand théoricien de théâtre, l’acteur sur-Marionnette,
hyper Marionnette, la "sur marionnette". Et tout le thème de "mort à l’acteur" mais "mort à
l’acteur" ça ne veut rien dire, ça ne veut rien dire pour une raison simple parce qu’il n’y en a
pas d’acteur. Dés qu’un acteur est bon ce n’est plus un acteur. On l’a vu si on définit "Mort à
l’acteur" ça veut dire, mort à celui qui joue un rôle, qui prétend représenté un personnage
fictif. Encore une fois à ma connaissance il n’y a jamais un acteur "grand" ayant conscience
de son métier qui se soit assigné cette tâche. Bon "mort à l’acteur" ça ne veut rien dire
puisque les acteurs qu’il faut mettre à mort, n’ont jamais existé. Encore une fois sauf les
acteurs tout faits, oui sinon tout acteur conscient de ces problèmes, fait autre chose. Non,
voyez le jeu de la tierceite. Alors pour essayez de fixer des choses qui vont de soi : Là c’est
uniquement au niveau des questions et ça va réagir sur l’ensemble du cinéma correspondant.
Les fameuses choses dont qu’on nous parle tout le temps .on a peut-être des tas : la
distanciation de Brecht. On n’est pas encore à nous demander s’il a eu de l’influence dont le
cinéma. Peut-être, peut-être pas je ne sais pas. Mais bon voilà ,est ce que ce n’est pas une
manière d’introduire la tiércéité dans l’image ? Est-ce que ce n’est pas l’introduction du
mental dans l’image ? Une des manière une des manières parce que bon, ça en serait une,

288
gardons ça pour l’avenir . Mais quelqu’un qui nous touche de très près de cinéma français
pour sa conception très bizarre de l’acteur à savoir Bresson. Qu’est-ce que c’est Bresson et un
acteur Bresson ? Lui, il ne veut pas dire marionnette parce que c’est un homme qui ne veut
blesser personne pourtant ce n’est pas pourtant blessant. Et il dit ce n’est pas un acteur, c’est
un modèle. Un modèle, mais après tout un modèle c’est exactement ce que les sculpteurs
identifient à une marionnette. Bon, c’était un modèle. Le modèle de Bresson. Qu’est-ce que
c’est ça ? qu’est-ce que c’est que cette manière de jouer qu’on reconnaît. Bon je pense à
beaucoup, à d’autres acteurs qui sont vraiment des acteurs du mental, des acteurs de la
tiercéité. Est-ce que ça veut dire qu’ils font semblant de penser. Évidemment non. Ce n’est
pas comme ça qu’on est un acteur de tiercéité. Ce n’est pas en prenant des airs de penseur.
C’est bien autre chose. Qu’est ce que sera comme technique ? Qu’est ce veut dire comme
problème de l’acteur ? Alors si vous mettez ensemble et puis il y en a toutes sortes je me dis..
La générations des acteurs modernes. La génération des acteurs qui ont une trentaine
d’années, J’ai l’impression que parmi eux, il y a beaucoup des acteurs qui sont vraiment qui -
on verra pourquoi après le cinéma Nouvelle Vague, il y en a une très curieuse conception de
l’acteur. On verra ça, l’acteur Nouvelle Vague. L’acteur Bresson, L’acteur Nouvelle Vague,
on cherchera d’autres choses encore.

Je dis - je ne dis pas tout pour le moment. Vous voyez là aussi tout comme tout à heure pour
la dégradation, il nous restait un vaste pan : l’image-temps. Et si à l’issue de ce court exposé
sur le problème de l’acteur, il nous reste un très vaste temps, un très vaste programme à faire
sur cette fois çi, l’image-pensée . Qu’est ce que c’est la tiercéité dans ... ? Or voilà, Bon
c’est ce que je voulais ajouter sur cette ... mais dans le désir d’aller de plus en plus vite car
vous en pouvez encore un petit peu ?

Je dis : bien, vous comprenez ce n’est pas difficile : On vient de finir un pôle de l’image-
action. La seule chose à laquelle on s’accroche, c’est que pour chacun de nos types d’images
on dégage deux pôles à condition que ce ne soit pas un décalque. On a eu deux pôles de
l’image-affection - c’est pour des besoins de clarté, en fait cela pourrait être quatre pôles... .
on a eu deux pôles de l’images-affection , deux pôles de l’image-perception . Il me faut un
autre pôle de l’image-action heureusement heureusement il s’impose. s’il me le fallait à tout
prix mais il impose tellement. C’est quoi ? J’ai qu’à prendre le contraire de ce que je viens de
dire et puis voir si ça existe même, comme ça vous pouvez même me devancer. je dis le
second pôle image action ça serait ce qu’il faudrait appeler : "la petite forme". C’est la petite
forme. Bon alors il aurait une petite forme de l’image-action . Et il y aurait une formule ? Et
ben oui il y aurait une formule, ça serait, on l’a vu la dernière fois, on a vu je crois, on avait
juste commencé ça . ca serait A S A prime, A S A prime . En effet c’est très différent quand
même. Dèja, je peux me dire et garder pour l’avenir : est ce que les deux se mélangent ? Est
ce que les deux peuvent se mélanger : la petite et la grande forme, sûrement . Peut être que
c’est des auteurs très spéciaux qui ont su faire le mélange de la grande et la petite forme.
Sinon il y a des auteurs qui sont spécialistes de la grande forme et d’autres spécialistes de la
petite, une fois dit que la petite n’est moins grande comme la grande. Ou bien il a des auteurs
qui tantôt - de grands auteurs, qui tantôt font un film de grande forme et tantôt un film : petite
forme. Parce que ils aiment bien varier les combinaisons. Et peut être parce que la petite
forme comme son nom l’indique comme elle était souvent moins chère que la grande forme.
Elle revient moins chère. Mais ce n’est pas une loi. Il y a des petites formes très très chères.
Très coûteuses. Il y a des petites formes super production. Mais enfin c’est plus facile de faire
la petite forme quand on n’a pas d’argent . Mais qu’est ce que c’est ça ? A S A prime ? Voyez
ça renverse puisque au lieu de partir de la situation et par un processus assez complexe qui
implique si vous vous rappelez ce qu’on a vu la dernière fois, des montages d’action
parallèles, toute une série duelle et une réaction sur la situation. Toutes choses ce qui sont très
coûteuses du point de vue des décors, du montage et l’ensemble de la mise en scène. Là vous
avez : vous partez d’une action et vous ne posez la situation que dans la mesure de ce que
cette action en montre. Et ce qui vous est ainsi montré de la situation induit une nouvelle
action. En d’autres termes la petite forme à quelle caractéristique fondamentale ? l’ellipse.

289
Tout à l’heure pour reprendre mes termes techniques empruntés à Pierce dans la grande
forme, on allait si vous rappelez du synsigne à l’indice c’est à dire du milieu au duel . Là on
fait juste le contraire. On va de l’indice à la situation en ellipse, laquelle situation en ellipse va
nous précipiter en A prime c’est à dire une nouvelle action ou comme pour tout à l’heure la
répétition de la même : vous aurez A S A dont beaucoup de procédés comiques dans le
burlesque par exemple vous avez très souvent une formule A S A. Mais A S A c’est aussi A S
A prime car la répétition elle a toujours une nouvelle puissance constant une tarte à la crème
ou un procède repris et magnifie génialement par Laurel et Hardy mais peu importe. Voilà
donc mon point de départ. Je dirais que la figure de cette formule là ce n’est plus, ce n’est
plus la spirale. C’est l’ellipse. En même temps, j’ai l’air de jouer sur les mots. Mais ce n’est
qu’une apparence car je viens d’employer successivement ellipse en deux sens tout à fait
différents. J’ai commencé par dire : il y a ellipse parce que vous ne connaissez de la
situation que ce que l’action de vous en a montré. Et là , j’employais ellipse au sens
rhétorique de quelque chose qui manque. l’ellipse c’est un manque, etymologiquement. Et
maintenant quand je dis : la figure de cette formule là c’est l’ellipse, Je glisse l’air de rien,
donc ce serait inadmissible si je ne m’expliquais pas là dessus, à un autre sens de mot ellipse :
figure géométrique. Pourquoi le même mot ? ce n’est pas par hasard ellipse une figure
géométrique dérive bien de même mot : manque. A savoir ellipse figure géométrique est un
manque. Manque par rapport à quoi ? ça renvoie à la théorie des coniques : l’ellipse étant un
manque, l’hyperbole étant un excès par rapport au cercle. Ce à quoi je m’engage ? ce n’est
pas à ça, ça n’a pas d’intérêt pour nous. Ce à quoi je m’engage c’est à dire qu’on laisse de
côté pour le moment - c’est montrer comment au niveau de cette image cinématographique A
S A prime, les deux sont nécessairement liés c’est à dire une forme elliptique de la succession
d’images au sens géométrique et des ellipses dans cette même succession au sens rhétorique
et comment l’un entraine l’autre.

Voyez bon, alors bon, j’étais parti pour S A S prime, J’étais parti d’un exemple que je
voulais comme typique, exemplaire et j’avais pris "le Vent" de Shostrom qui semblait
représenté la structure S A S prime à l’état tout à fait pur mais on a vu qu’il y a confirmation -
je vous rappelle que "Le Vent" c’est le premier film que Shostrom fait en arrivant en
Amérique - Confirmation de cette attirance du cinéma américain à l’égard S A S prime .
Mais, mais, mais je veux un exemple semblable et les exemples semblables que A S A prime,
Dieu merci il est donné par toutes les histoires du cinéma. Et c’est un film célèbre à savoir
"l’opinion publique". "L’opinion publique" de Charlie Chaplin. Le film muet où Charlot ne
jouait pas et qu’il a mis en scène. Qu’il a mis en scène sans doute irrité par les gens qui
disaient qu’il n’avait rien à faire avec la cinéma. Qu’il se servait du cinéma mais que - et là il
fait ses espèces d’épreuves de metteurs en scène et là je crois - c’est pas qu’il invente on peut
trouver des précédents - mais il impose une formule qui pour l’époque, à l’époque de
l’opinion publique est fondamentalement nouvelle quand même. Il y avait eu des comédies
avant des comédies de Cécil B de Mille de ce type. Mais qui va avoir une importance
extraordinaire et sur les grands metteur en scènes, une très grande importance, ce film de
Chaplin "l’opinion publique". Et qui est célèbre et pourquoi ? C’est pour vous faire sentir ce
que c’est A S A prime. Exemple, exemple, ces exemples sont très célèbres et trainent encore
une fois dans toutes les histoires du cinéma. Donc je les récapitule pour que vous suiviez bien
.

Un train arrive mais on ne pas voit pas le train. Quand je disais que la petite forme est moins
chère, évidement c’est moins cher. En plus Chaplin pouvait pas se procurer le type de train
qu’il lui fallait. On ne voit pas le train. Qu’est ce qu’on voit ? Le train arrive sur le quai d’une
gare, on ne voit que l’ombre c’est à dire l’action du train. L’action de train, l’effet du train,
l’ombre du train qui glisse sur le quai et - image admirable - qui glisse sur - c’est à dire la
répartition des l’ombres et lumières qui représente le train - qui glisse sur le visage de
l’héroïne qui attend sur le quai. Bon vous voyez c’est déjà une structure A S. Cette fois ci
c’est l’action de train sur le quai sur le visage de l’héroïne que j’infère une situation A le train
arrive. Et elle attend quelqu’un .

290
Deuxième exemple : (voyez c’est une très forte ellipse.) Deuxième exemple : un homme
vient chez Marie, elle s’appelle Marie l’héroïne. Un homme vient chez Marie. Et il va
chercher un mouchoir dans la commode. C’est des exemples cités par Chaplin lui même
Chaplin qui avait fait le tableau de ce qu’il voulait vraiment faire de nouveau à l’époque. Il va
chercher un mouchoir dans la commode : Tout le monde comprend : c’est lui l’amant. Forte
ellipse : c’est d’une action trés simple que la situation est inférée. Vous avez la structure A S

autre cas plus complexe mais de même type. Marie cherche devant son ancien amoureux une
robe, et en cherchant la robe dans l’armoire, dans la commode, dans une commode. Elle laisse
tomber de la commode un faux col. L’amoureux comprend tout. L’amoureux est au premier
plan, Marie il regarde Marie avec amour. Et elle cherche sa robe, elle dans l’arrière plan. Et le
faux col d’homme tombe et il comprend tout. Il comprend qu’elle a un amant. Là aussi A S
typique. Bon, le film est .. un critique à l’époque emploie l’expression qui me semble très très
bonne : "Le film procède comme une mosaïque de détails", mosaïque de détails c’est à dire
que c’est vraiment A S A prime. Elle est bonne et en même temps elle n’est pas bonne. Elle
est bonne, elle est pas bonne pourquoi ? Je dirai que j’emploierai des termes de
mathématiques, quitte à me justifier seulement la semaine prochaine. Termes mathématiques
je dirais que la formule S A S prime - La grande forme - est une formule globale et définit une
image globale ou un traitement global de l’image-action. Et je dirai que la formule A S A
prime est une formule "locale" et consiste en un traitement local de l’image-action. Globale,
locale étant des termes que les mathématiciens emploient volontiers dans la théorie dite des
fonctions. Qu’est ce que ça veut dire ? ça veut dire - pourquoi je préfère ces mots ? il ne faut
s’y tromper "mosaïque de détails"- ce n’est pas tout à fait bon parce qu’on aurait l’air de
croire que la formule A S A prime elle va d’une partie à une autre partie tandis que la formule
S A S prime elle va du Tout aux parties. ça serait une compréhension très insuffisante. ça ne
serait pas pas faux pourtant. Mais ce serait une compréhension pas suffisante car je crois que
dans les deux formules il y a une formation de totalité . Mais par deux procèdes tout à fait
différents . Donc la seconde formule aussi, la formule locale il aura bien constitution d’un
Tout mais par deux procèdés tout à fait différents de la totalité S A S prime . Pour essayer
d’être encore plus clair, je voudrais terminer là dessous. Je prends un autrecas. Cherchons
ensuite alors qui sont les grands auteurs ? Les grands auteurs dans le cinéma dans le cinéma
muet . Après ,il y a je prends un exemple : Lubitsch, Lubitsch, il n’a jamais caché sa dette
fondamentale à l’égard de l’opinion publique . Ce qu’on appelle la touche Lubitsch. Cette
célèbre "touche Lubitsch". Elle consiste en quoi ? Précisément dans un maniement
particulièrement malin, particulièrement tendu, particulièrement poussé de la formule A S A
prime : ne laissez voir d’une situation que ce qu’en exprime une action en train de se faire. Et
les grands effets de Lubitsch viennent de là. Son art de ce qu’on appelle du sous entendu c’est
à dire son art de l’ellipse . Autre exemple, alors : est ce que ça veut dire que c’est des auteurs
ça de la petite forme ?.Peut être, on verra, ça sera un problème.

Autre exemple que je veux donner pour que vous y réfléchissez d’ici la semaine dernière
prochaine : J’allais dire ... Poudovkine "Tempête sur l’Asie" . Il y a une déclaration de
Poudovkine qui me frappe beaucoup, de ce grand cinéaste Soviétique. Il dit : « ce qui a été
déterminant pour moi, j’ai su que j’allais faire ce film lorsque s’est imposer à moi l’image
suivante ». Ecoutez bien : on voit un officier Anglais - c’est intéressant puisqu’il avait bien
l’idée du scénario, de tout ce qu’il voulait dire mais ça ne prenait pas - ce qui lui fait prendre
et lui fait se dire : "je le tiens mon film". C’est la petite chose suivante : il imagine un officier
anglais , on imagine même que se puisse être un gros plan même de bottes dont les bottes sont
très bien cirées et qui marche sur un trottoir très sale, et qui marche comme un officier
Anglais soucieux de ses bottes doit faire. C’est à dire en évitant bien les flaques en faisant très
attention pour que ses bottes restent immaculées. Plan d’après : le même, supposant le même
gros plan de bottes. Mais il traîne les pieds et il marche dans les flaques, tout ça, et ses bottes
sont immondes. Et Poudovkine dit ce qui s’est passé entre les deux ? Qu’est ce que s’est
passé ? J’ai typiquement la situation A S point d’interrogation A prime. La réponse de
Poudoskine c’est que l’officier Anglais, entre temps a commis une action si contraire à

291
l’honneur à l’honneur d’un officier conscient que ses bottes et la propreté de ses bottes ne
l’intéresse pas, puisque son âme est salie . Structure pure : A S A prime, Est ce qu’à partir
d’exemples aussi minuscules, je pourrais arriver à l’idée qu’il y a des genres qui répondent
particulièrement à la "petite forme" ? Je dirai oui pour en être là et j’en resterai.. Oui je
pourrais. Il y avait un documentaire Flaherty de la "grande forme", c’est le pôle Flaherty on a
vu milieu, situation, action, situation je les développais c’est la dernière fois . Je ne reviens
pas là dessous. Contre Flaherty. C’est très vite dessiner ce qu’on a appelé "l’école Anglaise"
avant guerre. L’école Anglaise d’avant la guerre avec comme grand théoricien Grisson qui
elle élaborait un documentaire de type A S A prime. J’expliquerai un tout petit peu. Je fais
mes oppositions point par point.

Deuxième cas, on avait vu le film "psycho-social". S’y oppose une petite forme, grande
forme le film psyco-social. Petite forme s’y opposerait le film de moeurs : type "l’opinion
publique". C’est très différent. On avait vu "grande forme", le film historique. Petite forme -
les Allemands ont un mot pour designer ça : "Le film à costumes", il me paraît très différent
du film historique. Est ce un hasard si le grand homme du "film à costumes" du cinéma
Allemand se fut dans le cinéma muet Allemand, ce fut avant d’arriver en Amérique, ce fut
Lubitsch . Grande forme : on avait vu le film noir du type Scarface petite forme
forcément : le film policier . Le film policier même super-production, c’est forcement un film
"petite forme". Comment vous voulez autrement par opposition au film noir. Le
filmdegangstersc’est forcement un film de grande forme, Le film policier c’est forcément un
film "petite forme" puisque vous allez de l’indice, vous allez de l’indice à la situation. Et
enfin, western : "grande forme". Est ce serait le cas de Ford ? néo western : "petite forme".
Mais faisons attention ça nous fait tout un programme. Est ce que on peut identifier ça à la
distinction classique contre western épique d’une part, et d’autre part western tragique ou
romanesque ? Peut être, peut être pas du tout peut être que les deux ne coïncident pas. Peut
être il va falloir reprendre la question du Western du point de vue de l’image- action pour voir
ce que c’est la "grande forme" et la "petite forme". Si bien que au point où j’en suis voyez les
possibilités qu’un auteur - par exemple je prends un cas comme Hawks : Il fait tout le temps
alterner comme pour se reposer. Il fait alterner les films de "grande forme" à des films de
"petite forme". Les plus grands des auteurs à mon avis, ils arrivent à réunir alors en un
ensemble original la "grande" et la "petite forme". Mais des grands auteurs aussi se retrouvent
sont avant tout spécialistes de la "grande forme". Et d’autres spécialistes de la "petite forme",
ça va nous compliquer là nos affaires .

Mais le problème où nous en sommes et que j’aborderai directement la prochaine fois : C’est
comment opposer et quelles distinctions faire entre des lois de la "petite forme" qu’on n’a pas
vues du tout encore et les lois de la "grande forme" telles qu’on les a déjà vues.

- 27/04/82 - 2

transcription : Anouk Colombani Deleuze - Cinéma cours 16 du 27/04/82 - 2

Fondamental, la ballade dans la ville, la balade urbaine. Ou là alors l’aspect non formateur est
infiniment souligné et ça implique un espace qui est l’espace de la ballade ; et que vous
pouvez trouver (très, très) réalisé de manière très différente. Et je cite, là heureusement, je cite
un film, que je n’ai pas vu. Parce que je crois qu’il n’a pas été distribué en France. Donc je
parle sur fiche. Mais il me passionne, c’est un film de Lumet. Lumet, école de New York. Un
film de Lumet, et en effet Lumet est célèbre, pourquoi ? Pas seulement pour ses rapports avec
le théâtre et avec l’Actor’s Studio, mais pour sa rupture avec l’Actor’s studio. Et pour un
certain cinéma urbain, et les espaces urbains de Lumet, c’est quoi ? C’est des poutrelles, des
entrepôts, un drôle d’espace... presque un espace quelconque comme on disait là. Mais dans
un des premiers Lumet, qui s’appelle "Bye bye Braverman" (et que donc, je n’ai pas vu). La

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fiche dit - la fiche que j’ai lu dit - que c’est quatre intellectuels juifs qui traversent New York
pour aller enterrer un copain. Oui, ça doit vous dire quelque chose parce que c’est, c’est ...On
trouverait ce type de scénarios. Et puis ils traversent les quartiers et il se passe des choses.
Bon, il se passe des choses. J’en ai pas fini avec ce cours résumé, j’en ai pas fini avec Bye
Bye Braverman, parce qu’il y a une scène qui me semble extraordinaire. Quel soulagement de
pouvoir parler d’un film sans l’avoir vu. Une très, très belle scène dont je ne pourrai parler
que tout à l’heure. Donc "Bye Bye Braverman" exemple typique.

Deuxième exemple : vous le connaissez tous, "Taxi Driver" de Scorsese.

Troisième exemple : un certain nombre de films de Cassavetes. Notamment "Gloria", "leBal


des vauriens", "la ballade des Sans Espoirs".

Quatrième exemple : beaucoup de films de Woody Allen, au point que, d’une certaine
manière, Woody Allen, ce serait la version burlesque du film - ballade. Chacun ayant son
style, chacun ayant...

Mais bon, assez d’exemples, comment la définir la ballade, alors ? Qu’est ce que ça veut
dire ? Des événements, des événements qui s’enchainent comme au hasard. C’est quand
même trop vague. On reste dans le vague aujourd’hui. C’est que d’accord, d’accord, pas trop
dans le vague. C’est pas possible tout ça. Eh bas, voilà ce que ça veut dire : Il arrive plein de
choses à ces gens en ballade. Mais ce qui leur arrive - et sentez que c’est un style de vie très
particulier - ce qui leur arrive ne leur appartient pas. Les événements surgissent, les situations
se forment. Je ne peux même pas dire qu’ils y soient indifférents. Parfois ils y sont vaguement
indifférents. Vaguement. Comme s’ils étaient, seulement, à moitié concernés. C’est tout
nouveau ! Vous rendez vous compte, par rapport au jeu, vous sentez tout de suite une
nouvelle génération d’acteurs. S’il s’agit de trouver les acteurs capables de jouer les
événements en tant qu’ils n’appartiennent pas à celui à qui ils arrivent, il vous faut d’autres
techniques que l’Actor’s Studio. Et pourtant ça peut découler de l’Actor’s Studio. Enfin,
l’agitation de l’Actor Studio, le type qui arrête pas, qui arrête pas d’intérioriser la situation,
c’est-à-dire de faire sien l’événement, ça va plus marcher.

Un autre style d’acteur va naitre. Le type qui, à la lettre, l’événement se pose sur lui, mais lui
appartient pas vraiment, même si c’est sa mort ! Et on peut pas dire qu’il soit indifférent. Il
agira, il réagira. En ce sens, il reste un bon américain. Parfois il réagira avec une extrême
violence. Et en même temps, ça ne le concerne qu’à moitié. L’événement ne s’implante pas
en lui -même, même si c’est sa mort, même si c’est sa souffrance. L’événement ne lui
appartient pas ! Or, ça c’était le second grand caractère du récit de Dos Passos. Les gens
devenaient milliardaires, perdaient leur fortune (d’accord !), c’est pas que ça les touchait pas,
on peut pas dire ça, mais ça les touchait sur un mode perpétuellement de l’amorti. Ils voyaient
leur mort arriver. C’était comme dans un accident de voiture, où on la voit. (Dieu que j’aurai
besoin de ça pour dégager ce à quoi je veux arriver.) Vous savez, on la voit, on la voit arriver.
C’est même comme ça qu’on s’en sort. Mais on la voit, elle est là, puis bon, mais ça me
concerne pas. Dans tous les accidents de voiture, vous savez, il y a ce moment où le temps
s’étire. On le voit, on est calme. C’est après qu’on tremblote. On est tout calme, on voit. Bon
c’est tout, ça m’appartient pas. Je sais que cet événement va me coûter la vie, ça ne
m’appartient pas. Cet événement me donne la fortune, oh oui, d’accord, ça ne m’appartient
pas.

Qu’est ce que c’est que cette manière pour parler concret ? Revenons à Altman. "California
Split", s’il y a avait un thème principal, ce serait le jeu et les joueurs. Il n’y a pas d’événement
principal, vous allez d’autant mieux comprendre pourquoi. Les joueurs gagnent, perdent, ils
agissent, ils sont qu’à moitié concernés. Et à la fin de "California Split", il y a un des
personnages, que je ne peux pas dire principal, parce qu’il est vraiment pas principal. Altman
s’intéresse aussi bien à ce qu’il y a dans la profondeur de champs, c’est-à-dire la foule et pas
du tout aux deux joueurs. Mais l’un des deux joueurs a fait un gros gain et termine, et ça me

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parait très symbolique, ça fait partie des phrases symboles qui éclairent un film, le joueur
dit : « et le pire, le pire c’est que ça me fait pas beaucoup d’effet. ». Pourtant il se comportera
comme la tradition le veut. Il dira au besoin : « oh bon, j’ai gagné » ou il dira : « oh j’ai
perdu ». C’est des personnages qui ne cessent de vouloir se débarrasser de l’événement.
Voilà ! L’événement ne leur appartient jamais. L’’événement se pose sur eux, les choisit un
moment, et puis c’est un événement suivant qui va les choisir à son tour. Alors ils vont perdre
leur fortune, et chez Dos Passos c’est absolument comme ça. C’est absolument comme ça.
C’est cette impression que l’événement n’arrive qu’étonnamment amorti. Alors je dis ça c’est
très, très important pour le cinéma, aussi bien du point de vue de la création, de la mise en
scène que du point de vue du jeu des acteurs. Oui c’est une nouvelle race d’acteurs, c’est un
nouveau type de mise en scène. Je prends le cas Cassavetes parce que c’est là presque...ou
bien le cas...le cas "Taxi Driver" - Scorsese, vous pouvez l’appliquer là, ce chauffeur de taxi,
qui fait sa ballade, sa ballade de taxi. Il voit la ville perpétuellement à hauteur d’homme.
C’est plus cette fois-ci les grattes ciel et les contre-plongées, c’est la ville horizontale, c’est la
ville couchée, c’est pas la ville debout. C’est la ville dispersive. C’est la succession des
quartiers. C’est pas la ville collective. Et en même temps tout ce qu’il voit, presqu’à travers
son rétroviseur. Des événements, "tant que ça passe pas dans son taxi" comme dit un
chauffeur ; les chauffeurs de taxi, ils sont très comme ça : « vous pouvez faire tout ce que
vous voulez en dehors de mon taxi. », bon, « mon taxi, ça c’est chez moi ».Mais tout ce qu’il
voit dans les trottoirs, ces événements qui ne lui appartiennent pas. Et quand lui agit, parce
qu’en même temps ça tourne dans sa tête, tous ces événements qui lui appartiennent pas.
C’est des actions qui lui appartiennent à peine. Il fait le simulacre : tuer quelqu’un. Jusqu’au
moment où il va vraiment passer à la tuerie. Il fait la grande tuerie. Elle lui appartient pas
plus. La veille, il voulait se suicider. Son suicide ne lui appartient pas plus que ses assassinats.
Et à la suite de sa tuerie, il va devenir héros national ; héros national, quoi ? Pendant deux
jours. Oui on va parler de lui trois jours, deux jours, civilisation comme on dit, civilisation de
l’image. Et puis il aura comme souvenir ces machins, l’événement ne lui a jamais appartenu.

Et c’est d’une autre manière avec son style à lui que chez Cassavetes, ça apparaît aussi ça, ce
type d’homme. Ce type du film-ballade, à savoir l’événement qui n’appartient pas à celui à
qui il arrive.

...(Pardon, il faut que j’aille au secrétariat, vous partez pas, vous ne partez pas, parce que j’en
ai pas pour longtemps, ....

c’est terrible ça, passe moi une cigarette, tu veux bien ? Bruits de la salle. je voudrais une
clochetee.. (Alors comme toujours, c’est la base de l’injustice parce que je ne peux m’en
prendre qu’à ceux qui sont là, parce que ça m’est égal qu’ils partent mais comme ils vont
revenir, ça, ça m’est pas égal.)... Ils prennent des petits cafés, alors !

Bon, alors, je dis si l’on essayait de former un concept de fait divers. Je crois qu’il y aurait
trois déterminations (ce serait bien pour une dissertation de bachot, ça ferait trois parties). Je
disais le fait divers c’est d’abord une série d’événement prélevé dans une réalité dispersive.
C’est le premier caractère. Deuxième caractère, c’est l’événement (merci beaucoup) ;
deuxième caractère, c’est l’événement en train de se faire (voilà ben voilà, et y en que deux,
c’est pas gai ça) l’événement en train de se faire et sentez que c’est lié et - troisième
caractère : l’événement qui n’appartient pas ou qui n’appartient qu’à moitié à celui à qui il
arrive. Or pourquoi ça m’intéresse, non seulement la manière dont on passe comme
naturellement d’un de ces sens à l’autre, mais pourquoi ça m’intéresse du point de vue du
cinéma. 14min.

Car je prends l’exemple, alors très vite que... Je prends l’exemple de cet auteur Cassavetes.
(bon) Y a bien toute une partie de son œuvre, lui aussi c’est Actor’s studio et puis rupture
avec l’Actor’s studio. Lui aussi, ça part par un certain nombre de films, dont le plus célèbre
est "Shadows" (c’est comme ça que ça se prononce ?) "Shadows", qui est particulièrement
célèbre, et qui prétend être ... Quoi ? Du cinéma direct. Non, pas exactement, plus complexe

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que ça, mais le cinéma direct c’est tellement complexe, donc on peut dire : tendre vers une
sorte de cinéma direct. Ya pourtant un minimum d’intrigue, (ils me tuent !)...

Ya un minimum d’intrigue. A savoir le thème c’est un noir qui n’a pas l’air d’être noir, et qui
a un frère qui lui est vraiment noir. Une fille qui est leur sœur, qui n’a pas l’air non plus d’être
noire. Elle tombe amoureuse, et réciproquement, d’un blanc. Et Cassavetes insiste beaucoup
là-dessus. Ce qui est important c’est que ça se passe New York, parce que New York c’est la
ville où les barrières raciales sont le moins explicites. Voyez, c’est pas du préexistant. Ville
libérale, ville libérale entre toutes. Mais suggère Cassavetes, les micro-barrières, les barrières
qui se font sur le moment, quitte à se défaire à un autre moment, sont d’autant plus
frappantes. Et tout un racisme gagne en latence ce qu’il a perdu en expression directe et en
institution. Et donc, dans "Shadows", il va y avoir la grande scène, lorsque tout le monde est
réuni, mais vous allez voir que cette réunion est précisément sur le mode de la réalité
dispersive et que le blanc amoureux s’aperçoit à voir le frère vraiment noir, de la fille qu’il
aime, que la fille est elle-même une noire. Alors va jouer là tout un truc où, Cassavetes qui a
pris pourtant des acteurs professionnels dit, suivant sa technique à lui, qu’il laisse aux acteurs
le maximum d’improvisions à partir de ce canevas. L’événement en train de se faire !

Mais ma question c’est : pourquoi est ce que, dans une autre partie de son œuvre, Cassavetes
passe à une autre structure ? A savoir cette fois ci, ce n’est plus l’événement en train de se
faire ; c’est l’événement qui typiquement n’appartient pas à celui à qui il arrive. "Gloria".
"Gloria", le scénario est exemplaire. La mafia liquide toute une famille. Toute une famille
portoricaine dans mon souvenir. Et n’est sauvé de cette famille qu’un petit garçon que les
parents ont eu le temps de chasser de l’appartement et de confier à une voisine d’immeuble.
Et la voisine d’immeuble se trouve dans une situation impossible, les petits garçons, elle a
rien à en faire, elle aime pas ça. Elle aime pas les enfants et elle a ce gosse qui s’accroche à
elle. Là c’est typique, vous comprenez, je cite cet exemple, parce que l’événement ne lui
appartient pas. Elle est dans une situation qui ne lui appartient pas. Ça appartient pas non plus
au gosse. La situation ne leur appartient pas. Elle va être entrainée, il y a des actions, c’est
dire elle est pas du tout passive, mais elle n’est qu’à moitié concernée. Et bien qu’elle soit à
moitié concernée, elle va jouer du revolver. Elle va assassiner plein de gens. Et y aura un type
d’image qui dans "Gloria" m’a énormément frappé. L’image : elle est poursuivie par les gens
de la mafia qui veulent liquider le petit gosse et donc elle est elle-même condamnée. Elle a
été..., elle est l’ancienne maitresse d’un type de la mafia. Tout ça c’est des situations, si vous
voulez, qui n’ont rien perdu de leur intensité. L’acteur lui-même est très actif, elle se ballade
dans la ville. Elle fait la ballade puisque il faut qu’elle fuie. Et puis il y a des types d’images,
alors très, très Cassavetes. Elle arrive dans un petit restaurant, où ya personne ; et elle se fait
servir et le temps qu’elle tourne la tête, y a les types de la mafia qui sont à une table, comme
si l’événement était brusquement rempli, l’espace était brusquement rempli par l’événement.
Elle est poussée vers, alors elle s’enfuit, etc. Et ça n’arrête pas. Mais elle est pas concernée.
Elle sera assassinée à la fin. Pas concernée ou concernée à moitié. Encore une fois je ne
trouve pas d’autres formules : l’événement ne lui appartient pas. L’événement concerne sa
vie, sa mort, mais ça ne lui appartient pas.

Dans un autre cas, "Le bal des Vauriens". Il y a un personnage très, très étonnant. Le film
commence, "Le bal des vauriens", dans mon souvenir ça commence comme ceci : y a un type
assez charmant, très charmant, mais c’est un charme très spécial, le charme de l’homme à qui
il arrive des choses qui ne lui appartiennent pas. Ça peut donner un charme. Ça peut donner
de pauvres types. Ça a un coté, oui, le pauvre type. Les héros de Dos Passos, l’insignifiant,
mais aussi ça peut donner des charmes très, très étranges. Et alors là, dans "Le bal des
vauriens", bon...il commence par chercher des filles ; il est, en plus, patron de cabaret. Il
réunit trois filles. Mais il les emmène pas, comme si, il a agit, il s’est donné la peine de réunir
les trois filles, mais il a rien à leur dire et il a rien à faire avec. Ça le concerne qu’à moitié,
alors il se met à jouer. Ça le concerne pas non plus. Il perd. D’accord, il perd. Bon, mais je
rends très mal compte de cette impression, vous sentez...C’est une drôle d’atmosphère. C’est

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vraiment le film ballade. Même ballade intérieure, les événements se lient au hasard. Il perd et
il essaie même pas de rembourser. Là aussi ça lui appartient pas tellement. Du coup, alors, la
mafia, à nouveau, lui dit : « bon bah, tu vas tuer quelqu’un pour nous ». Bon, il va tuer un
pauvre chinois, et tout le film continue comme ça. Très curieux, ce type de personnage.

Qu’est ce qui se passe là dedans ? Alors je fais mes parallèles, parce que ça m’avancera
pour... vous sentez, on chemine quand même vers des résultats que je voudrais beaucoup plus
positifs. Mais je suis pas sûr, encore une fois, que le cinéma américain actuel nous le donne.
Faudra changer d’atmosphère pour dégager les résultats positifs de tout ça.

Euh, je dis quand même en France, à mon avis il y a un type qui a réussi ça. Avec de tout
autres moyens qui a réussi, qui a imployé ausssi ce thème de l’événement qui n’appartient pas
à celui à qui il arrive. Et qui en a tiré un cinéma de très, très grand charme avec un type
d’acteur particulier : c’est Truffaut. Si vous pensez à "Tirer sur le pianiste", très, très typique,
moi je vois de très, très grandes ressemblances entre le cinéma Cassavetes et le cinéma
Truffaut. Sans, je suppose, sans influence directe de l’un sur l’autre. Mais ça me parait très,
ceux qui ont vu ou revu "Tirez sur le pianiste", c’est très sale. Le type et le charme, là de
l’acteur, c’est-à-dire d’Aznavour est très de ce type. Type qui est jamais que à moitié
concerné, l’événement se pose sur lui, l’habite un instant puis c’est un autre événement. On
peut pas dire qu’il se laisse aller. Encore une fois, l’héroïne de "Gloria", elle se laisse pas du
tout aller. Elle tire, elle protège l’enfant. Bon, elle veut se débarrasser de l’enfant. Mais d’une
certaine manière, ils ne cessent pas de se débarrasser de l’événement au lieu de le faire leur.

C’est des anti-stoïciens, si je disais..., si je voulais dire quelque chose... Le stoïcisme c’est :
« fais tien l’événement qui t’arrives. » et d’une certaine manière, en un tout autre style,
l’Actor’s Studio, il cesse pas, il cesse pas de faire... « Comment faire sien l’événement qui lui
arrive ? » ou qui est censé lui arriver. Là, c’est pas ça. C’est pas ça. C’est très curieux. Chez
Truffaut, je vois ça dans "Tirer sur le pianiste" et dans la trilogie. Dans la trilogie : "Baisers
volés", "l’amour conjugal " et le troisième je sais plus quoi. Et c’est pas par hasard que un
acteur alors, si je cite un acteur français, un acteur du type Jean Pierre Léaud est
fondamentalement le personnage de ce film-ballade. C’est notre version à nous de ça. Bon,
voilà.

Vous prolongez de vous-même, hein ? J’insiste, j’ai oublié plein de choses dans Lumet. Y en
a plein comme ça de films-ballade. Même "Un après midi de chien", la ballade elle est
rétrécie, si vous vous rappelez les mouvements de "l’après midi de chien". Etonnant.
Etonnant. L’espèce de ballet entre la grande pièce de la banque et la rue. Il y a tout un film-
ballade et le pauvre type joué par Pacino, le pauvre type là, il est même pas concerné.
Pourtant il agit. Dieu, qu’il agit, il séquestre. Son copain se fera tuer et puis la grande ballade
alors jusqu’à l’aérodrome. Lumet avait déjà réussi ça avec "Serpico". Il le retrouvera avec "Le
prince de New York". Y aurait plein, plein d’exemples de ce type de films.

D’où troisième caractère. Mon premier caractère, c’était quant à ce nouveau mode de
« récit » : la réalité ou la totalité dispersive. Deuxième caractère, qui détruisait SAS.
Deuxième caractère c’était le film-ballade, qui cette fois suppose une rupture de l’autre
formule ASA. Puisqu’encore une fois les événements ne s’enchainent plus suivant une ligne
d’univers. Et vous voyez pourquoi ils semblent s’enchainer au hasard. Ils s’enchainent pas au
hasard, en fait. Ils ont "l’air" de s’enchainer au hasard parce que ils ne tiennent pas, au sens de
tenir, ils ne tiennent pas l’individu sur lequel ils se posent. Cette mort me fait mourir et
pourtant c’est pas la mienne. Cette richesse m’arrive et pourtant c’est pas la mienne. Encore
une fois le fin mot de tout ça, c’est "California Split", « Et dire que ça ne me fait même pas
d’effet ». Et encore une fois, ce n’est pas de l’indifférence, c’est pour ça que j’arrive mal à le
dire. C’est pas de l’indifférence, c’est beaucoup plus de l’appartenance. C’est-à-dire de la non
appartenance. Et ça, c’était pleinement, hein, dans Dos Passos au niveau de la littérature.
C’est pour ça que j’ai l’impression qu’ils retrouvent quelque chose, que c’est l’un de rares
cas..., pas un des rares cas. C’est un cas où la littérature a eu un certain nombre d’années

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d’avance sur le cinéma.

Bon, troisième caractère qui nous reste à faire. Comment expliquer ? je veux dire il y a quand
même un problème, comment expliquer ces deux aspects, réalité dispersive et mouvement de
la ballade sans formation, c’est-à-dire sans appartenance ? Ben là sans doute c’est le plus fort
de Dos Passos. Car, en effet, le danger c’est quoi ? Le danger de la réalité dispersive ou du
film-ballade, on traverse une ville avec le patchwork des quartiers, c’est une espèce de
dispersion qui fait que simplement on baptisera "roman" au singulier, plusieurs romans ou
plusieurs nouvelles. Dispersive ou pas, il faut bien qu’il y ait une unité, sinon ça vaut pas la
peine. Il faut bien qu’il y ait une unité de la dispersion, si bien c’est comme si je faisais un
recueil de nouvelles. Or la trilogie de Dos Passos n’a rien à voir avec un recueil de nouvelles.
C’est un roman et c’est une nouvelle forme d’unité d’un roman. Je dis donc : Où est l’unité ?
Tant du point de vue de la réalité dispersive que du point de vue de la ballade, de la ballade
sans appartenance ; que du point de vue du rapport entre les deux. C’est là que j’en viens
donc à une technique, à la technique de Dos Passos qui consiste à insérer entre ses chapitres
des actualités, des biographies, des « œil de la caméra ». Et pour lui c’est pas la même chose,
car, je crois et là j’invente rien parce que ça a été très bien montré par justement quelqu’un
qui à la libération était très proche de Sartre, qui est Claude Edmonde Magny et qui avait fait
un livre, qui est resté, qui est resté un livre très important sous le titre "Eloge du roman
américain". Où elle insistait énormément, aux éditions du seuil, où elle insistait énormément
sur une comparaison entre roman américain / cinéma américain. Et elle analyse très bien la
fonction de ces éléments bizarres chez Dos Passos : actualité, biographie, œil de la caméra.
On va voir... Je vous lis pour ceux qui connaissent pas Dos Passos, mais je pense que, voilà,
dans "la grosse galette", la première actualité. Je lis, je lis lentement. Lentement mais vite.

« Yankee doodle, Yankee doodle, cette mélodie. Le colonel House arrive d’Europe. C’est
apparemment un homme très malade. Yankee doodle, cette mélodie. Pour conquérir l’espace
et voir de la distance. Mais le temps n’est il pas venu - il faudrait chaque fois changer de voix
- Mais le temps n’est il pas venu pour les propriétaires de journaux de se joindre à un
mouvement d’intérêt général pour apaiser les esprits inquiets, en leur donnant certes toutes les
nouvelles mais sans insister sur les désastres en vue. Situation inchangée tandis que s’élargit
la lutte. Ils ont permis au cartel gouvernemental de l’acier de fouler au pied les droits
démocratiques qu’ils avaient si souvent affirmés être l’héritage sacré des habitants de ce pays.
Yankee doodle cette mélodie, yankee doodle cette mélodie. Je me lève et je crie : « Hourra ».
Les seuls survivants de l’équipage du scooner Bonato sont emprisonnés à leur arrivée à
Philadelphie. Le président qui va mieux travaille dans sa chambre de malade. USA, j’arrive et
je dis : « il serait question de bâillonner la presse. Que nul pays n’est plus admirable ! Charles
Swab, retour d’Europe, a déjeuné à la maison blanche. Il a déclaré que le pays était prospère
mais qu’il pourrait l’être plus. Malheureusement trop de commissions d’enquêtes se mêlent
de ce qui ne les regarde pas. Que mon pays de la Californie à l’île de Manhattan. »

Voilà une actualité Dos Passos. Qu’est ce que ça veut dire ça ? Que l’actualité, ce qu’il
appellera actualité, c’est d’abord entre deux chapitres. Entre deux chapitres qui traitent de
personnages. Vous vous rappelez « il n’y a plus de personnage » ! Voilà les deux acquis pour
le moment il n’y a plus de personnage principal et de personnage secondaire d’une part.
D’autre part, les événements qui surviennent n’appartiennent pas, ou n’appartiennent qu’à
moitié, à ceux à qui ils arrivent. Là-dessus : entre chapitre. Actualité c’est quoi ? C’est une
espèce de pot pourri, de fragments d’articles de journaux, de chansons en cours à l’époque, de
chansons à la mode, de petites annonces, de faire-part. Voilà l’actualité. Les biographies
romancées ou pas romancées, les biographies qui également s’insèrent entre les chapitres,
c’est par exemple une biographie de Ford qui surgit tout d’un coup. Bon, une biographie
d’homme ayant eu de l’importance à l’époque ou une biographie d’un acteur, d’une actrice.

L’œil de la caméra c’est plus complexe. Elle s’insère aussi et c’est quoi ? C’est généralement
une espèce de monologue intérieur, qui n’est pas tenu par le personnage secondaire ou
principal dont il est question, mais qui est tenu par un anonyme dans une foule supposée. Par

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exemple un personnage est sur le quai de la gare et attend le train, on sait qu’il attend untel,
autre personnage chez Dos Passos. L’œil de la caméra ce sera le monologue intérieur de
quelqu’un qui est sur le quai de la gare aussi, mais qui connaît absolument pas le personnage,
les personnages en question et qui dévient de son monologue intérieur. Voilà plein de
procédés : la biographie, l’œil de la caméra, l’actualité. Qu’est ce qui l’en attend Dos Passos ?
C’est ça qui circule à travers tout le livre. Pourquoi ? Parce que il les fabrique pas au hasard
ces actualités ou ces monologues intérieurs-œil de la caméra. Il les fabrique pas du tout par
hasard. Tantôt ça préfigure, tantôt ça devance. Quelque chose qui ressemble de prés ou de
loin à un événement qui va (avec des petits tirets) ne-pas-appartenir-au-personnage-auquel-il-
arrive. Ca devient une technique diabolique. Il me semble, ça peut... c’est pas du collage, c’est
pas du cut up.

A mon avis, c’est une technique très efficace qui est proche à la fois, qui emprunte des
éléments de collage, des éléments de cut up, c’est très, très curieux comme technique et qu’est
ce que ça veut dire ? Qu’est ce ça veut dire ?

. Ben il est temps maintenant de, pourquoi ? voilà pourquoi ? Je dirais que ces trois éléments,
eh ben ils ont bien quelque chose de commun. C’est des clichés. Appelons ça des clichés.
C’est des clichés. Des clichés flottants, des clichés anonymes. Biographie de grands hommes,
monologue intérieur d’une personne anonyme. Clichés, partout des clichés ; partout des
clichés et c’est-à-dire partout des images. C’est le monde des images-clichés. Le monde
conçu comme vaste production de l‘image-cliché. Et les clichés peuvent être sonores ou
optiques. Clichés sonores : des paroles. Clichés optiques : des images visuelles. Mais bien
plus, ils peuvent être intérieurs ou extérieurs. IL y a pas moins de clichés dans notre tête que
sur les murs. Et c’est ce que montre très bien Claude Edmonde Magny. A savoir : comme elle
dit : « les personnages de Dos Passos, ils n’ont pas de for intérieur. » ça veut dire quoi ? A
l’intérieur de, il y a la même chose qu’à l’extérieur, à savoir des clichés et rien que des
clichés. Et quand ils sont amoureux, c’est d’une manière, c’est comme si en eux-mêmes, ils
racontaient de la manière la plus stéréotypée du monde à quelqu’un d’autre les sentiments
qu’ils éprouvent. Car les sentiments qu’ils éprouvent c’est eux-mêmes des clichés. Et quand
je dis le cliché peut être intérieur ou extérieur ; il est en nous, non moins corps de nous, et
notre tête elle est pleine de clichés non moins que. Si bien qu’il faut pas accuser les murs, faut
pas accuser les affiches. On produit les affiches autant que les affiches nous produisent.
Clichés et ya que ça. C’est une vision plutôt pessimiste, mais on verra qu’est ce qu’on peut en
tirer. Tout ça, on nage dans le négatif, dans tout ça. Clichés partout, clichés qui flottent. Qui
se transforment en clichés mentales, qui revient en clichés physiques.

Tout ça, qu’est ce qui se passe ? Il faut évaluer la parole, il faut évaluer les images au poids.
Ce sont des forces physiques. On dit aux gens : « Parlez ! Parlez ! Allez y parlez ! Exprimez-
vous ! » Et voyez .Voyez . C’est terrible le direct. « Allez, exprimez vous directement ! »
Directement. Mais ce qu’ils ont à dire, - ça je le dis d’autant plus que je le vis, sauf cas
exceptionnel, sauf quand j’ai bien préparé - qu’est ce que vous ou moi, on a à dire ? Sinon
précisément les clichés dont on se plaint qu’on nous les impose quand nous ne parlons pas. Et
qu’est ce que nous entendons à la radio ? A la télévision ? Qu’est ce que nous voyons de jour
en jour ? Et plus que c’est direct, plus que c’est pathétique. On voit des gens, quand on les
convie à parler, dire exactement les clichés contre lesquels ils protestaient quand ils disaient :"
on m’empêche de parler". C’est en ça ce que je disais, mais enfin, si vous pensez au nombre
de situations et de forces sociales qui vous forcent à parler dans la vie. Qui que vous soyez, y
compris dansvos rapports d’amour, dans vos rapports les plus personnels.« Dis moi un petit
quelque chose ». On comprend tout de suite qu’il n’est possible que d’éprouver, que de sentir,
que de voir que des clichés qui sont en nous non moins qu’ailleurs.

Très bien, « parlez, parlez qu’est ce que vous pensez ? Qu’est ce que vous pensez de ça ? » Eh
bien je dis : « non, mais écoutez, non, non, non ; arrêtez, c’est pas. Ou bien je vais dire
quelque chose et si je me réveille j’aurais une honte absolue. Je vais dire exactement ce qui
me faisait marrer quand c’est l’autre qui le disait et je me disais « oh quel con ! ». Je vais dire

298
la même chose parcequ’il n’y a pas deux choses à dire.

Passez à la radio, passez à la télé, vous vous retrouverez crétin. Vous vous retrouverez crétin,
pourquoi ? Mais pour quelque chose qui nous dépasse. Il est évident que direct ou pas direct,
vous ne pourrez dire que ce que vous abominez quand vous l’entendez et avec effroi, vous
vous direz :"mais c’est moi qui vient de dire ça".

Si bien que la vraie tâche aujourd’hui, c’est précisément arriver à des vacuoles de silence.
Arriver à vraiment rompre avec cette espèce de pression sociale, mais à tous les niveaux, qui
nous force à parler, qui nous force à donner notre avis. C’est comme dans les concours :
« donne ton avis, mais attention, tu gagnes si cet avis coïncide avec l’avis des autres. ».
Parfait, c’est la fabrication du cliché et sa transformation de cliché intérieur en extérieur et
d’extérieur en intérieur. C’est ça le système.

Or c’est pas d’hier en un sens. Civilisation de l’image. D’accord on est en train de préciser un
peu cette notion de civilisation de l’image. C’est pas d’hier, je dis. Il ya un livre excellent sur
le romantisme anglais.... De Rosenberg. Il commente Blake. Et déjà dans le romantisme
anglais (et dans le romantisme allemand aussi, y aura ça) y a cette espèce de découverte du
cliché. Le monde des clichés. Dénoncer le monde du cliché et essayer d’en sortir, comment ?
c’est ça notre tâche positive. Les américains, je suis pas sûr, que ce soit leur affaire
exactement. Finalement pour des raisons... mais on verra, on verra la tentative d’en sortir qui
va faire précisément un nouveau cinéma.

Mais c’est cette prise de conscience que l’image est fondamentalement cliché intérieur ou
extérieur. C’est de là qu’il faut partir et c’est à ça que le cinéma américain arrive. C’est cette
prise de conscience fondamentale. Cliché, tout est cliché. Il faut presque en rester
aujourd’hui à cette conclusion très désolante, puisque l’espoir va nous arriver la prochaine
fois. L’espoir va nous arriver. C’est... on sera sauvé. Mais faut bien passer par cette prise de
conscience. Or Blake, cité par Rosenberg. Blake a une phrase ; j’aurais pu vous dire elle est
signée Godard. Euh.. c’est vraiment une phrase. Godard a une phrase, donc, qui est signée
Blake : « il y a un extérieur étalé à l’intérieur et il y a un extérieur... », non, pardon : « Il y a
un extérieur étalé à l’extérieur et un extérieur étalé à l’intérieur. ». Je veux dire si vous prenez
- c’est une phrase d’un fragment d’un poème qui est "Jérusalem". - il y a un extérieur étalé à
l’extérieur et un extérieur étalé à l’intérieur. C’est exactement le monde du cliché. C’est
exactement, ça, ça me parait convenir, mais mot à mot au roman Dos Passos.

Si bien que qu’est ce qui va faire la communication entre tous ces personnages qui ont très
peu d’interférences les uns avec les autres ? Qu’est ce qui va faire l’unité de la réalité
dispersive ? Je peux répondre maintenant. Pour Dos Passos, c’est : les actualités, les
biographies, l’œil de la caméra. C’est-à-dire l’univers mental et physique du cliché. Et ça va
culminer dans quoi ? Finalement ça va culminer dans la petite chanson. La petite rengaine :
Yankee doodle. Yankee doodle qui va passer. Qui va passer d’un point à un autre. Qui va se
répandre là sur tout le monde.

Bref, quoi, une petite ritournelle. Et voilà que la ritournelle intervient au cinéma comme
quelque chose de fondamental. Pourquoi ? Le petit air. Du coup, ça va nous lancer plein de
problèmes parce que, je fais un bond, il y a un autre grand auteur de cinéma qui a su utiliser la
ritournelle avec génie. C’est Fellini. Il est clair que je ne parle pas de cette ritournelle là qui a
une toute autre fonction, la ritournelle Fellini, mais si on était amené [...blanc.... ..excellente
scène de Dos Passos. Ça c’est des morts anonymes. Et voilà que le type se ballade dans la
cimetière, se ballade dans le cimetière et donne aux morts les dernières nouvelles. Il s’est
passé ceci. Des nouvelles qui concernent personne. Ils sont morts. C’est des morts anonymes,
pourtant chacun a sa petite case. Il se ballade dans le cimetière, il dit : « vous savez...euh...les
anglais viennent de bombarder les malouines. Oh et puis, mon voisin, il a fait du bruit hier. »
puis il chantonne une petite chanson. Bon. Une actualité. Une actualité, pour qui ? Pour quoi ?
Ça le concerne pas. Ça ne concerne pas les morts. Ça concerne quoi ? Ça concerne le

299
surgissement et la mobilisation de l’image cliché pour elle-même.

Deuxième exemple : la fin célèbre de "Nashville" de Altman. Après un assassinat affreux, la


réalité dispersive se réunit. Tous les personnages sont là. Ils se réunissent pourquoi ? Alors la
collectivité se reforme. Une chanteuse très lamentable. Une chanteuse ratée entonne une
petite chanson, une ritournelle. Et cette ritournelle va être reprise par des enfants, par une
bande d’enfants, qui n’est pas du tout lié à l’assassinat qui vient de se produire. Et Altman
commente, il dit : « ben oui on peut interpréter ça de manière très différente parce que c’est
une coutume en Amérique qui dit, voyez, quand une catastrophe arrive, on se réunit pour
chanter. Ce n’est qu’un au revoir etc. » on se réunit pour chanter et il dit : « bien sur, c’est
ridicule. » c’est ridicule, il dit, mais d’un autre côté, on pourrait dire c’est héroïque. Et puis
c’est très important que ce soit une chanteuse nullarde qui attend depuis longtemps un grand
moment de sa carrière qui ne viendra jamais. Bon, Elle lance ça, c’est elle qui chante. Puis les
enfants reprennent. Et il dit ... Quoi ? Quelqu’un parle au fond. Et un soldat aussi, ouais,
ouais, ouais... la chanson elle s’en va. Le cliché passe ailleurs. La petite chanson. Et il cite un
autre de ses films mais que j’ai pas vu - ça n’a aucune importance - où la chanson a encore
beaucoup plus d’importance, la petite ritournelle. Altman, et c’est quoi ? C’est quoi ? Je sais
plus, ça a pas d’importance, vous me croyez, il y a un autre film. Euh...Ah. "Un couple
parfait". Parce que dans "Un couple parfait", dit il, les chansons la comblent des ellipses de
l’action. Et elles sont directement en rapport avec tel moment de la vie d’un des personnages.
Donc la petite chanson, le cliché qui passe là devient réellement un "élément" de cette espèce
de narration dispersive. Il faut pas s’en tenir à la petite chanson encore que cet aspect
ritournelle ou petite chanson, j’en aurai besoin particulièrement dans l’avenir. Mais il faut
considérer que dans tout ce cinéma, le cliché va apparaître sous quelle forme ? Eh ben, pas
seulement sous la forme de l’image visuelle etc. mais d’un "pouvoir" ; et que ça va déterminer
la présentation du pouvoir. Du pouvoir politique ou plus profondément du pouvoir social. Sur
la ville comme réalité dispersive.

Et la ville comme réalité dispersive ne pourra jamais être saisie qu’à travers le système
d’images, c’est-à-dire de clichés flottants qu’elle produit elle-même. Comme s’il y a avait là
une double dimension de l’image : image de la réalité dispersive et cette image elle même
recouverte par les images clichées qu’elle produit. Ça se voit nettement chez Lumet. Où
quoi ? Où tout est quadrillé par système d’écoute téléphonique, système de la télé, oh le
fameux network, système de bandes magnétiques ; dans "Serpico" et surtout dans "Le prince
de New York". Voyez le cliché c’est pas seulement l’affiche sur le mur, c’est pas seulement
l’idée toute faite dans ma tête. C’est aussi tout le système de contrôle qui va définir
précisément et qui va mettre en mouvement tout cet ensemble. Si bien que mes trois
dimensions, mes trois dimensions ont, il me semble une cohérence dans ce nouveau mode de
récit, mais pour le moment c’est une cohérence uniquement négative. Je reprends réalité
dispersive, ballade sans appartenance, troisièmement cliché mouvant, mobile, cliché
flottant. C’est comme si quoi ? j’arrive à une première conclusion. C’est comme si l’image,
c’est comme si l’image-action était à la lettre poussée à un point tel, que tout se renverse. La
question ce n’est plus comme on en est depuis le début de notre analyse. La question
commence à ne plus être. Il y a des images-perception, il ya des images-action, il y a des
images-affection. La question tend à devenir, nous ne percevons que des images ; nous ne
sentons que des images ; nous n’agissons, nous ne mouvons que des images. Ces images c’est
le cliché, ce que nous voyons. Telle est l’image. Ce que nous éprouvons c’est des images. Ce
que nous mettons en mouvement c’est des images, bon.

Alors quel va être le problème ? Le problème, ça va être - bon commençons à employer des
mots qui nous sont familiers - c’est juste des images. C’est juste des images. Comment on va
faire ? en d’autres termes, s’il y avait une question positive ce serait... c’est quoi ?

Ce serait : comment arriver à percevoir l’image cliché de telle manière que ce ne soit plus un
cliché ? Comment arriver à sentir affectivement l’image cliché de telle manière que ce ne soit
plus un cliché ? En d’autres termes, est ce qu’on peut extraire de l’image cliché quelque chose

300
qui ne soit plus un cliché ? Et peut être plus une image. Ou en tout cas, plus une image-
mouvement.

Et je dis juste pour en finir, les américains, le cinéma américain actuel est allé très loin, il me
semble, très, très loin dans cette découverte, dans cet espèce de renversement critique du
problème de l’image cinématographique. Mais pour des raisons, qu’il faudra là analyser, il me
semble qu’ils en restent à une espèce de constat du monde des images. La tâche créatrice, ce
qui n’est pas rien, ce qui fait un cinéma extrêmement beau, extrêmement profond.

J’ai presque envie de dire la direction positive, provisoire, il y aura d’autres directions
positives. La direction positive provisoire que l’on peut saisir très bizarrement, on ne peut la
saisir alors que si l’on saute dans une autre lignée et que l’on va refaire comme si il fallait à
nouveau partir pas à zéro mais reprendre le chemin que nous avions tout à l’heure cour-
circuiter, à savoir qu’est ce qui se passait dans le néo-réalisme ? Qu’est ce qui se passera et
qu’est ce qui s’est passé dans la Nouvelle Vague française ? Est-ce qu’ils sont arrivés à la
même découverte que le cinéma américain et à la même limite de cette découverte ? Certains
oui. D’autres... Est-ce que d’autres ont fait une espèce d’échappée ou sont en train de faire
une espèce d’échappée ? Vers quoi ? ben vers une direction positive puisqu’aujourd’hui on
est resté, si loin qu’on est essayé d’aller, on est resté malgré tout dans des déterminations
malgré tout négatives. Donc il faut reprendre l’histoire du néo-réalisme en se dépendant si
quelque chose n’a pas échappé dans les définitions classiques puisqu’il y a une littérature
abondante du néo-réalisme. Et voir s’il y a pas aussi quelque chose dans la nouvelle vague qui
est très particulier, qui est... et qui enfin nous ferait sortir, non seulement de l’image cliché,
mais de l’image-mouvement puisque l’image-mouvement a fini par nous précipiter dans
l’image cliché. Là donc on est pour la première fois à une espèce de grande division de notre
sujet. On sent les possibilités d’enfin sortir de l’image-mouvement, c’est sa faute puisqu’elle
nous a amené à cette espèce d’universalité du cliché flottant. Tant pis pour elle, y en a
d’autres, alors je le disais depuis le début y a d’autres images, c’est elles qui va falloir sentir.
Voilà.

Deleuze - Cinéma cours 17 du O4/05/82 - 1 transcription : Fatemeh Malekahmadi

.... Il a tout à fait raison. L’interférence perpétuelle où le cinéma indirect, c’est à dire le
présent de la narration renvoie à un présent vivant qui est un évènement quelconque en train
de se faire, en train de se faire en fonction de la camera. Qu’est ce que je veux dire ? Je veux
dire que quelque soit l’importance de l’intrigue dans un certain cinéma, il y a toujours eu :

- d’une part : un hors-sujet

- d’autre part : un sous-sujet,

sans quoi il n’y aurait pas de cinéma.

Aprés tout, revenons à cette question je n’ai pas du tout le temps et, bon, je supprime cet
aspect, j’avais fait juste une allusion ; revenons à cette histoire du cinéma direct.

Si j’avais cherché à appuyer mes formules précédentes : SAS et ASA, sur une étude plus
particulière de documentaire, ça s’organisait tout seul, ça s’organisait même trop bien. C’est
pour ça qu’on pouvait y renoncer d’avance. J’avais essayé d’expliquer que le documentaire
Flaherty, c’était vraiment la grande forme SAS. Et puis, lorsque se forme l’école
documentaire anglaise d’avant guerre, on voit très bien, qu’il apparaît, là, une petite forme,
ASA qui est très très intéressante où cette fois en effet, c’est une forme ASA puisque, cette
fois, c’est en filmant ce qui est présenté comme les "habitus", les comportements de certaines
gens d’une classe sociale, qu’on va suggérer la situation d’un moment ou d’une époque ou
d’un lieu. Et le documentaire Grearson est vraiment du type ASA. Ce qui est curieux, c’est

301
l’importance de Flaherty, là, ça confirme l’extrême mobilité des grands auteurs qui en même
temps, participent aux travaux de ce nouveau documentaire anglais avant la guerre.

Mais pour confirmer tout cet ensemble, je dis lorsque le cinéma direct s’est réclamé - mais on
va voir que c’est une idée extrêmement, extrêmement complexe, ce n’est pas du tout facile
tout ça - Lorsque le cinéma, après la guerre, s’est reclamé d’une espèce du cinéma direct, se
proposant de saisir l’évènement en "train de se faire", je dis là, on en revient exactement où
nous en sommes.

Qu’est ce que c’est que cette forme qui n’est plus ni SAS ni ASA ? Là, tout le monde
reconnaît, je suppose, que je suis en train de parler d’une espèce de stéréotype, de lieu
commun sur le cinéma actuel, à savoir : la mise en question de l’intrigue. Bon, la mise en
question de l’intrique, la mise en question de l’histoire, mais il faut bien passer par cette
stéréotypie là, pour, peut-être, chercher à dégager quelque chose qui serait moins un
stéréotype. C’est la fameuse, ce qu’on a appelé : la dédramatisation. La dédramatisation qui
signifie, très précisément, que le récit - mais y-a-t-il encore un récit ? - ne va plus suivre le
chemin d’une action préexistante, d’une action prévue, d’une intrigue prévue. Pourtant, il y
bien un scénario etc. Mais dans une intrigue prévue, qu’est ce que.... C’est moins le fait
qu’elle soit imaginaire qu’on peut lui reprocher, ce qu’on peut lui reprocher, dans l’idée d’une
intrigue, c’est le fait qu’elle soit préexistante, c’est le fait qu’elle soit préexistante à
l’opération proprement cinématographique.

En effet, comment est-qu’on définirait une "intrigue" au cinéma ? Je le définirais par trois
caractères : D’une part, une intrigue : c’est un procédé de totalisation, totalisation d’une
situation. D’autre part, une intrigue : c’est un procèdé d’orientation vectorielle, orientation
des actions et enchaînement de ces actions d’après l’orientation et troisièmement, c’est un
processus de sélection qui groupe, qui, à la fois, groupe et sépare les événements et les
distribue, hiérarchiquement, en principaux et secondaires.

Donc, encore une fois, ce n’est pas le fait que l’intrigue soit de la fiction qui est troublant,
c’est le fait que l’intrigue soit préexistante à l’acte du cinéma. Et si je reprends les trois
caractères par lesquels je viens de définir l’intrigue, je dis : premier caractère : totalisation
de la situation, ça renvoierait, particulièrement à la formule SAS. Deuxième caractère,
orientation vectorielle des actions, ça renvoie, typiquement à la formule ASA. Et sélection
qui groupe et sépare les évènements et distribue leur hiérarchie en principaux et secondaires,
c’est la communication des deux formes.

La dédramatisation, je reviens à mon thème, ça bien été une constante, une espèce d’idéal
constant du cinéma. Et à cet égard, et à cet égard, Jean Mitry, là, a toujours un peu la réaction
- il en a tant vu, c’est normal chez lui - bon, tout ça, c’est ... ils exagèrent les petits gars, il dit
toujours :" les jeunes, ils exagèrent parce que, tout ça, c’était déjà fait de mon temps". Très
difficile de ne pas avoir ces réactions. Mais, quand même, écoutons-le : Il dit : on nous parle
de la dédramatisation, c’est-à-dire, de la désintriguation opérée par le néoréalisme italien.
Bon, très bien ! Mais, en fin, moi, je vais vous faire sortir des textes.... - Ce qui ennuyeux,
déjà, c’est que c’est plutôt des textes que des films- mais il sort des textes très beaux de
Delluc qui consistent à nous dire quoi ? Qui consistent à nous dire dans du vrai cinéma
l’histoire doit résulter ! Elle ne doit pas préexister. Elle doit résulter des images, elle ne doit
pas mener les images.

Et Delluc va jusqu’à parler d’une "poussière de faits" et il énonce le projet d’un film qu’il
voulait tourner avec Germaine Dulac : "la fête espagnole". Et il dit : "la fête espagnole", il y a
aurait bien un scénario, à savoir, c’est l‘histoire de deux bonhommes qui se battent pour une
femme, pour une femme qui, d’ailleurs, en aime un autre. Et, c’est donc un récit. Mais il dit
qu’il faudrait arriver à le tourner de telle manière qu’il n’y ait aucune privilège de cette ligne
là. Et que cette ligne là n’unisse que des évènements parmi d’autres. C’est-à-dire que cette
ligne là ne soit qu’une composante de "la fête espagnole" : Arriver à une poussière de faits.

302
Voyez ! Réclamer le droit et du hors-sujet et du quelque chose est en train de se faire,
irréductible au scénario.

Alors, Quoi ? Il a été fait mais il n’a pas été fait comme ça. Hein ! C’est ça qui est très
curieux ! Il a été, peut-être fait... si, il y a peut-être des éléments qui vont dans ce sens.

Oui, oui ils l’ont tourné. Oui, Germaine Dulac l’a tourné, la fête espagnole. Alors, je reviens à
mon thème, il ne faut pas oublier ce qui dit Mitry. Voilà, j’avance un tout petit peu. Mais,
vraiment, je vous demande d’être très très, toujours d’être très très patients.

Moi, je me dis : cette histoire de la dédramatisation, de la rupture avec l’intrigue, d’une


nouvelle forme d’image qui ne soit plus aucun nos deux pôles de l’image-action telle qu’on
les a vus, précédemment. C’est quelque chose de très important. Seulement, voilà, si on me
dit finalement, ça été l’obsession de tout cinéma de tout temps. Je réponds, oui, d’accord !
Mais, d’une part - remarque, qui va de soi - est-ce que ça été réellement fait ? Si jamais,
j’avais que ça à dire, je ne serais pas content de moi ! Ce que je veux dire c’est, évidemment,
autre chose : à savoir que, même dans la mesure où ça a été fait partiellement, peut-être, ce
qu’il y a de nouveau aujourd’hui, c’est que cette dédramatisation, telle que je viens de la
définir, cette dédramatisation sert un but et va avoir un effet dont le cinéma préalable,
préexistant dont l’ancien cinéma n’avait aucune idée.

Donc quel est ce but ? Sans doute je reviens à mon thème : l’irruption dans un nouveau type
d’image, dans un type d’image tout à fait nouveau. Quel type d’image ? Patience ! Je
reprends.

Je reprends. Alors ! SAS ne vaut plus. Pourquoi ? Parce qu’il y a bien une situation, mais la
situation ne se contracte plus dans une action principale. L’action, à la lettre, l’action ne prend
plus, presque au sens de la cuisine quand on dit quelque chose prend. Il y a bien une situation,
c’est-à-dire, ce qui est complètement supprimé, c’est cette espèce de forme que je disais
forme en sablier ou en coquetier. Vous voyez, le haut qui est en S avec des actions parallèles
ou alternées, le nœud de l’action, c’est-à-dire le duel et la situation modifiée. La situation ne
prend plus en action, elle ne se contracte plus dans une action principale.

Ça, c’est le premier point. Mais, la petite forme ASA ne vaut pas d’avantage ? Pourquoi ?
Parce que dans la petite forme ASA - si vous vous rappelez, ça, il faut que vous vous
rappeliez, quand même, un peu les analyses précédentes - dans la petit forme ASA, les actions
se prolongeaient et s’enchaînaient. Suivant quoi ? Elles se prolongeaient et s’enchaînaient
suivant une situation motrice, c’est à dire engendrant une autre action : ASA prime. Elles
s’enchaînaient suivant une situation motrice ou ce que j’ai appelé une ligne du verre. Et ben,
voilà maintenant que dans la dédramatisation, le seconde caractère ; le premier caractère,
c’était la situation ne prend plus ou ne se contracte plus en action principale. Le seconde
caractère, c’est les actions ne s’enchaînent plus suivant une situation motrice ou d’une ligne
de force ou d’une ligne de verre. Bon, on avance un peu dans le négatif. Qu’est-ce qui a
amené ça, qu’est-ce qui a amené ça après la guerre ? Liquidons, liquidons les points qui ne
font pas tellement de problème. Toutes sorte de facteurs ont convergé pour qu’après la guerre
s’opère cette espèce de mise en question, l’intrigue, comme éléments préexistant au tournage,
au film même.

Premier -je le dis très vite- la crise de Hollywood, en quoi c’était très important la crise de
Hollywood ? Très important pourquoi ? Un auteur américain le dit, il me semble, très bien.
C’est Lumet. Lumet, il dit : "vous comprenez, Hollywood, c’est exactement ce qu’on appelait
la ville-compagnie". Une ville-compagnie, vous voyez ce que c’est. Ça existait aussi en
France mais moindre. C’est la ville possédée par une entreprise et ça toujours été considéré
comme un fantastique moyen de pression du patronat. Lorsque la ville appartient à
l’entreprise. Par exemple, Peugeot qui possède une ville où je ne sais pas quoi, lorsque les
ouvrières sont logés dans des habitations dont le propriétaire, c’est le patron etc. il dit

303
réfléchissez un peu. Lumet dit - j’aime bien ce texte- il dit, ben, oui, Hollywood, c’est
exactement ça. C’est une ville, c’est une ville-compagnie, c’est une ville qu’appartient à la
production. Si bien que même du point de vue d’une appréhension de la ville, ça n’allait pas.
Pourtant, il y a de grands films hollywoodiens sur la ville. Et il dit quelque chose qu’ils ne
pouvaient pas atteindre. Et ce n’est pas par hasard que Lumet est un des membres de ce qu’on
appelle, à tort ou à raison, l’école de New York. Il dit : "ce qui est important pour nous, quand
l’on fait du cinéma à New York, c’est, précisément, que la ville n’est pas faite pour le cinéma.
Et que le cinéma, il ne peut se faire que dans une ville pas faite pour le cinéma". Et il dit,
Lumet :" moi, je me sens cinéaste, je me sens, vraiment, autour du cinéma, précisément, parce
que New York, c’est une ville avec un port qui n’a rien à voir avec le cinéma, c’est une ville
où je vais voir des ballets qui n’ont rien à voir avec le cinéma". Voilà tout ce qu’il dit : ce
n’est pas une ville-compagnie.

Deuxième élément, cette espèce d’ébranlement, pour ne pas dire plus, du rêve américain. Or
j’ai essayé de montrer les dernières fois que les deux formes de l’image-action, SAS et ASA
prime correspondaient si bien au rêve américain qu’il ne fallait pas s’étonner que ceux soient
les formes du film américain par excellence. Et le rêve américain vous rappelez, il avait deux
aspects : L’un correspondant à SAS, l’autre correspondant à ASA, si bien que tout cela était
parfaitement harmonieux. Le rêve américain, c’était d’une part, l’idée que l’Amérique était le
creuset des minorités, à savoir, le processus vivant par lequel les minorités comme tels
constituaient une seule et même nation.

Et le seconde aspect du rêve américain, répondant cette fois à ASA, c’était l’idée que la
situation bouge mais que le véritable homme américain, c’est toujours trouver ou monter
l’habitus ou la réponse aux changements de situation, à moins d’être un perdant, un perdant
né. Bon, lorsque les minorités ont pris une conscience, une conscience très particulière après
la guerre où ne pouvait plus survivre le thème du creuset fondateur d’une nation, lorsque
d’autre part, le thème de : le bon américain, c’est celui qui montre le comportement adéquat à
la situation, quelque soit la situation : c’est le milliardaire qui perd son milliardaire et qui
redevient milliardaire etc. etc. hein ! Tout cela, c’est tombé, évidement. Tout un mode de récit
aussi tombait.

Troisième caractère - là, je mélange tout - l’évolution technique dans tous les domaines, à la
fois dans le cinéma, du double points de vue sonore et visuelle : cinémascope,
synchronisation. Et extérieur au cinéma : La montée des images de toutes sortes, image télé,
image... enfin toute la liste des images qui entraînait, aussi bien en négatif qu’en positif, une
espèce de crise de l’image. Et sans doute, cette crise de l’image va être très très fondamentale
pour nous puisque dans ce qu’il nous reste à faire, c’est ça, c’est ça qu’il va falloir analyser.

Petit quatre : l’évolution parallèle d’autres arts et notamment, du roman. La disparition aussi,
la mise en question de l’intrigue et du récit dans le roman. Et là, les Américains étaient bien
placés. Car, assurément, le plus grand ait fait cette mise en question, et le premier qui a mené
et effectué cette mise en question dans un ensemble d’œuvres, c’est Dos Passos. Et Dos
Passos, mène cette mise en question, quoi ? avant le cinéma, avant la vue. Là, c’est le cas. Ça
ne cesse pas. Tantôt c’est l’un, tantôt c’est l’autre qui est en avance. Mais, en faisant appel à
des procédés du cinéma, si bien que les romans de Dos Passos assez célèbres ou du moins sa
grande trilogie, USA, sera entrecoupée, les chapitres seront entrecoupés par ce que Dos
Passos appelle : actualité, d’une part, d’autre part : biographie, biographie documentaire,
D’autre part, enfin : œil de la camera.

On verra, tout à l’heure, en quoi consistait cette mise en question de l’intrigue et du récit chez
Dos Passos. Dos Passos, nous, nous l’avons connu en France, en gros le grand public, il a été
connu sans doute avant de certain nombre de gens, d’une minorité, mais l’arrivée de Dos
Passos en France, c’est fait dans l’espèce d’exaltation de la libération et l’un de ceux qui ont
fait connaître au grand public, Dos Passos, c’est Sartre qui, vraiment l’a pris comme une
espèce de modèle. Pour Sartre, Dos Passos était le plus grand romancier vivant, le plus grand

304
romancier contemporain. Il a essayé d’appliquer Dos Passos dans ses propres romans, les
méthodes de Dos Passos. Evidemment, on ne peut pas, on ne peut pas appliquer.

Mais enfin, nous, ça nous est venu relativement tard. Parce que là je fais, je précise quelque
chose. Parce que c’est question faite et nous sera bien utile plus tard. En revanche, en Italie,
Dos Passos était connu depuis longtemps, depuis beaucoup plus longtemps. Pourquoi ? Parce
que un grand auteur italien, à savoir, Pavèse avait traduit les américains et, notamment, avait
traduit Dos Passos. Si bien que lorsqu’on assistera à d’étranges chassé-croisés entre le
nouveau cinéma américain et le néoréalisme italien, il faudra tenir compte d’une certaine
influence - je ne dis pas que ça a été la seule - d’une certaine influence de Dos passos sur le
cinéma italien. C’est parce que le cinéma italien, alors à toute autre manière, exerce une
certaine influence fondamentale sur le cinéma américain moderne. Et après tout, s’il y a un
film du néoréalisme italien qui raconte ça à sa manière indirecte, c’est "Païsa" de Rossellini.
Car "Païsa" de Rossellini, c’est quoi ? C’est une série de rencontres indépendantes, déjà avec
une très forte mise en question de l’intrigue, une série de rencontres indépendantes entre un
américain et un, ou une, italienne. Or, là, on y retrouve une nouvelle illustration de ce que je
disais à propos de "M le maudit" de Lang. Quand on se demande quel est le vrai duel dans un
film, quel est le vrai règlement du compte, il faut voir qu’il y a toujours un règlement du
compte qui est extérieur au film lui-même mais très intérieur à l’histoire du cinéma. Et que
dans Le duel de "M le maudit", il y a extérieur au film et intérieur au cinéma, le duel de Lang
vis à vis de l’expressionnisme allemand, c’est à dire son adieu à l’expressionnisme. Et dans le
"Païsa" de Rossellini, il y a tous ces duels et toutes ces rencontres entre italien et américain et
plus profondément, extérieur au film et intérieur à toute l’histoire du cinéma moyen, il y a la
confrontation dans laquelle Rossellini pense être en mesure d’apporter un cinéma qui va
rompre avec le cinéma américain d’ancienne façon.

remarque inaudible de Claire Parnet à laquelle Deleuze répond : Oui, oui, oui, il y aurait ça
tout le temps, je crois, chez ).

Donc, vous voyez, ce que je dis, c’est donc toutes sortes d’éléments et puis j’en oublie et puis
il y a eu la guerre, mais, ça je ne ne vais pas en parler en quoi la guerre..., je ne vais pas en
parler maintenant.

Alors, essayons de dire et ben, en quoi consiste alors, je précise, - vous voyez la situation se
complique, parce que j’ai déjà fait plusieurs fois allusion au néoréalisme italien. Bon, je fais
une parenthèse là-dessus. Et en effet, c’est eux, qui avant tout, ont lancé le thème de la
dédramatisation ou suppression ou mise en question de l’intrigue. D’accord, c’est eux mais on
le met du coté, on le met du coté pour le moment.

Parce que si l’on considère qu’il y a eut répercussion sur le cinéma américain....Ce qu’il me
faut, moi, c’est pousser, c’est faire comme si - je fais, pour le moment je fais une espèce
d’impasse. J’ai une raison pour le faire, parce que je crois que le néoréalisme italien, sous
certains aspects, est allé tellement loin que, précisément, il a déjà franchi, il a déjà dépassé
tout ce que j’ai encore à dire. Alors, je suis bien forcé de ne pas en tenir compte pour le
moment - si bien que même fictive, je ne m’occupe que d’une continuité dans le cinéma
américain, en disant : d’accord, il y a eu l’influence du néoréalisme. En quoi ? bon, on ne sait
pas encore... ce n’est pas ça qui m’intéresse.

Ce qui m’intéresse, c’est comment, quelque soit l’influence du néoréalisme sur le cinéma
américain, comment ce cinéma américain récent a donc rompu avec les deux formes
d’images-action ? Et la rupture se faisant sur les deux thèmes suivant : encore une fois on
tient, juste. C’est ça que je veux enfiler dans une continuité fictive. La rupture se faisant en
ceci : il n’y a plus de situation capable de se concentrer dans une action principale et d’autre
part, il n’y a plus d’enchaînement d’action suivant une situation motrice ou une ligne
d’univers. Donc, et là, je ne m’occupe que du cinéma américain.

305
Bien, le premier aspect : en effet, la situation ne prend plus dans une action principale, ne se
contracte plus dans une action principale. En d’autres termes - ça revient au même - la
situation a cessé d’être collective. Il n’y a plus de totalité collective. Et pourtant, il y a bien
une espèce de totalité mais c’est une totalité dispersive. Mais là, je voudrais aller vite parce
que je sais, je ne me rends pas compte s’il faut que, si je vais trop vite vous me le dites, je
veux bien mais on a tellement à faire. En d’autres termes, la totalité collective, c’était cette
totalité qui réunissait tous ses éléments de manière à les tirer dans une action principale. Et
ben, dans un certain cinéma c’est fini, dans un certain cinéma américain.

Qu’est-ce qui apparaît ? Il y a pourtant totalité mais à tout nouveau type. Il y encore un récit
mais à tout nouveau type. Un récit qu’il faut appeler non plus collectif mais dispersif. Il y a
bien une narration, si on y tient. Mais alors, est-ce encore une narration ? C’est une narration
dispersive. Il y a bien une totalité. C’est une totalité dispersive. Et après tout, cette idée d’une
totalité dispersive, c’était l’ idée fondamentale déjà de Dos Passos. La trilogie USA
comportait un premier livre : "le 42ème parallèle". Le sujet, c’était une latitude. Le
deuxième tome s’appelait "1919". c’était un moment. Le troisième, s’appelait "la grosse
galette", the Big Money.

Bon. Et c’était fait de quoi ce récit ? En quoi c’était un récit dispersif, une totalité dispersive ?
C’est qu’il n’y avait plus de personnage principal, il n’y avait plus de personnage secondaire.
Parmi les réussites de Dos Passos, ça, ça me paraît quelque chose de très très ...On a eu en
France un équivalent, une tentative équivalente, ça a été Jules Romain : "les Hommes de
bonne volonté". A mon avis, ça n’a pas marché. Enfin, je ne sais pas, mais, enfin, peu
importe. Il y avait une école en France, de poètes et de romanciers, à peu près contemporain
de Dos Passos. ils s’appelaient les unanimistes. Une école très très intéressante. Ils ont fait des
manifestes. Tout cela est très intéressant. Il faudrait comparer, les Dos Passos et les
unanimistes mais enfin on n’a pas le temps.

Donc, qu’est ce qui se passe ? C’est des personnages multiples, plein de personnages. Mais
qui viennent en arrière plan et puis s’effacent. Ils tiennent un chapitre, ils seront personnage
principal et puis ils vont glisser à l’état du personnage secondaire, dans le chapitre suivant. Et
puis entre ces personnages, il y a tantôt des interférences, tantôt pas d’interférence du tout.
Les interférences même quand elles sont là, seront réduites au minimum. Un personnage est
traité dans un chapitre comme personnage principal et puis, il devient personnage secondaire,
c’est à dire : on apprend par le nouveau personnage principal : ah oui, qu’il s’est marié. Puis il
ressurgira, mais le voilà qu’il n’est plus marié. Il y a une ellipse, là. Tout ça !

C’est le premier caractère très très simple de la technique Dos Passos. Je dis dans le cinéma, il
a fallu attendre un certain temps. Parce que, qui c’est le plus pur ? Le plus pur... Je ne peux
pas dire disciple puisqu’il n’applique pas Dos Passos. Qu’est-ce qui retrouve dans le cinéma
américain actuel ? Qu’est-ce qui a retrouvé les techniques de Dos Passos au niveau du cinéma
et en a fait la réalité cinématographique ? C’est Altman, Altman, c’est ça ! C’est ça. Et
l’espèce de...pas seulement chez Altman mais dans tout ce cinéma dont je vais parler, un
thème constant. Je veux dire aussi bien chez Lumet que chez Cassavetes et chez Altman très
fort, vous avez le thème : il n’y a plus de personnages principaux ni secondaires. En d’autres
termes, vous n’introduirez pas dans le récit une hiérarchie quelconque. Un personnage
principal, provisoirement principal, le personnage principal, n’est que le premier des
personnages secondaires à un moment donné. Le personnage secondaire est lui-même
principal, au moins virtuellement, etc. Tout ce thème que vous trouvez, encore une fois pas
seulement chez Altman. C’est très important, quant à une négation, c’est très simple, si vous
voulez, c’est très simple. Mais, les techniques sont simples. C’est très important du point de
vue d’une espèce de critique du récit. Or, le film de Altman, il y en a beaucoup, mais, les
deux films, du moins principaux quant à cette technique de la réalité dispersive ou de la
totalité dispersive où il n’y a plus ni principal ni secondaire, c’est évidement "Nashville",
avec comme sujet, une ville, et n’importe quelle ville, mais la ville d’une certaine musique,
on verra pourquoi c’est très très important ça. Et l’autre, plus restreint, un autre grand film

306
d’Altman, "un Mariage" où Altman détaille avec beaucoup de contentement, l’existence de
quarante huit personnages, tout en disant vous n’avez aucune raison de considérer celui-ci
comme principal par rapport à celui-là qui serait secondaire. Et là, c’est tout le thème
d’Altman qui est évidement lié au cinémascope et qui est lié au son synchrone. Il y a les
fameuses techniques des huit pistes sonores de Altman de Nashville, en fin toute sortes de
choses...je ne développe pas ces... tout ces points. Mais tout le thème d’Altman, arriver à
mettre plusieurs mises en scène en une. Ça, c’est la formule de la totalité dispersive. Il
emploiera, il emploiera des moyens techniques très variés : tantôt la profondeur du champ,
mais ce n’est pas forcé ! La profondeur du champ, elle n’était pas faite spécialement pour ça.
Je veux dire que c’est une utilisation très originale de la profondeur de champ, s’en servir
pour faire du dispersif. Au contraire, il y a des auteurs qui se servent de la profondeur du
champ pour faire de la contraction et pour avoir des effets de la contraction maximale. Et
tantôt ce n’est pas la profondeur du champ. Par exemple, Nashville, c’est beaucoup plus de
l’aplat, de l’étalement. La profondeur du champ, elle apparaît très fort dans un troisième film
qui est " California Split".

Bon, enfin...et je dirais ça, c’est la première définition. Alors introduisons, essayons de faire
le concept du mot comme celui-ci. C’est la première détermination de ce qu’il me semble, on
peut appeler un "fait divers". On va voir comment il va falloir retrouver toutes sortes de
déterminations du fait divers. Je dirais la première détermination du fait divers, de ce qu’on
appelle un "fait divers", c’est que c’est un évènement prélevé dans une réalité dispersive.

Or, la ville comme réalité dispersive, je crois que vraiment ça impliquait la sortie de
Hollywood. Remarquez que ça implique tout ça - sentez déjà comment tous les thèmes
s’enchaînent. Ça implique aussi une tout autre appréhension des minorités, les quartiers
suivant les minorités, les quartiers de minorités. Là, il ne s’agit plus du tout d’un creuset sur la
nation, hein ! sur la nation, la nouvelle manière, manière américaine. Ce n’est plus du tout ça.
C’est un vrai... c’est vraiment le récit patchwork. Bon, voilà le premier point, il me semble.
Là, je cite Altman parce que c’est celui qui paraît être allé le plus loin mais ce n’est le seul,
dans cette espèce du nouveau récit dispersif dont à la limite, on doit se dire, mais encore une
fois, est-ce que c’est encore un récit ? Est-ce qu’il y a encore une action ? Ou bien est-ce que
cette pulvérisation de l’action, cette poussière de faits, pour reprendre l’expression de Delluc,
ça nous amène à quoi ?

Je dis toujours, pour le moment on n’arrive à le définir que négativement. Mais, c’est curieux,
parce que vous voyez mon soupçon. C’est que peut-être les Américains n’ont pas pu s’en
sortir ou du moins, n’ont pas pu s’en sortir encore. S’il y a - ce qui est l’envers positif de cette
démarche, de cet éclatement du récit etc. il est encore pour nous à trouver.

Bon, je dis deuxième caractère. Donc, vous chercherez en vain une structure SAS puisqu’en
effet, il n’y a plus d’action principale. à la lettre l’action ne prend plus dans une action
principale.

Deuxième caractère de ce cinéma. Tandis que la ville dans l’ancien cinéma, je dis bien la ville
dans le cinéma de Hollywood , elle est trés fondamentale mais elle est vraiment totalité
collective. Si vous prenez la foule de Vidor et la fin de la foule, l’espèce d’éclat de rire, là, le
grand éclat de rire dans lequel tout se fond, vous avez l’appréhension de la foule comme
totalité collective. Dans un autre film de Vidor, d’ailleurs, il y a une scène où la même
expression d’étonnement est sur le visage d’un américain moyen, le visage d’un noir, le
visage d’un chinois. C’est vraiment, là, l’idée de la ville-creuset.

(Une remarque inaudible de CP auquel Deleuze répond : Peut-être, peut-être, peut-être. Dans
ce cas, c’est un grand précurseur.)

Le deuxième caractère, c’est, cette fois-ci, entreprendre le caractère de la mise en cause


directe de ASA, à savoir non seulement, il y a réalité dispersive mais les actions ne

307
s’enchaînent plus suivant une ligne de force, suivant une ligne d’univers. Et ça, c’est très
important - si bien que les évènements sont comme flottants. Liés par quoi ? Liés, alors, liés
au hasard ? Gardons,pourlemoment,lemothasard,là encore, purement du négatif en apparence.
Et ça va nous donner quoi ? Je disais tout à l’heure la totalité dispersive ou totalité dispersive,
là, à ce second niveau c’est un peu autre chose mais vous sentez à quel point c’est lié. Et on
passera du premier caractère au second, là, dont je parle maintenant, comme tout seul, comme
tout naturellement. Ce sera quoi ?

Je dirais cette fois-ci,ce ne sera plus la formule de la réalité dispersive, c’est la formule : la
balade. La balade ! La balade, c’est une image-mouvement. Ce n’est pas qu’une image-
mouvement. Tiens ! Je retrouve quelque chose que je venais de suggérer, tout à l’heure. La
balade a deux sens : la balade, c’est bien se balader oui, d’accord mais c’est aussi le poème de
danse, la petite chanson, la ritournelle dansée ! Bon, gardons ça, on va voir, on va voir ce qui
se passe. Pour le moment, je prends "balade", oui, c’est la balade, ça veut dire la succession
d’évènements qui ne sont plus enchaînés suivant une ligne ou une fibre d’univers, suivant une
situation motrice mais qui semble enchaîner au hasard de la balade. Et qu’est-ce que c’est ça ?

( Remarque de Deleuze à quelqu’un : Pas tout de suite, si ça ne fait rien ; c’est pressé, à
moins, pas tout de suite, sinon.).

Et qu’est-ce que c’est ça ? Je cite comme ça, mais chacun de vous pourrait avoir une autre
liste. Bien entendu, bien plus, je précise. Les évènements sont enchaînés comme au hasard.
C’est que la balade a pris un sens particulier. Et qu’elle ne ressemble plus à un voyage à
l’Allemande. Elle ne ressemble plus à un itinéraire spirituel, à un voyage sentimental ou à un
voyage de formation. Non. Pas du tout, une formation.

Les balades de Wenders gardent encore un aspect, je ne dis pas pour diminuer la nouveauté
de Wenders, mais sa nouveauté est manifestement ailleurs. Chez Wenders, il y a bien une
tradition allemande par laquelle la balade reste, en effet quelque chose d’initiatique, de
formateur, B"" et là, dans le cinéma américain, la balade, rien du tout ! C’est une balade.
C’est une balade avec une succession d’enchaînements comme au hasard. Remarquez que là
aussi, j’ai multiplié des précautions. Dans la génération Beatnick, la balade, elle est encore
formatrice et initiatique. Kerouac et Dieu sait, là, il faudrait pouvoir parler de ça mais il y a
trop de chose, l’importance de Kerouac dans le cinéma. Kerouac était un improvisateur
fantastique, aussi bien au niveau du cinéma direct qu’à chaque fois qu’il apparaissait sur un
écran. C’est prodigieux. Mais chez lui, le thème de la balade reste inséparable d’une espèce
de voyage formateur, du voyage initiatique. Je parle donc d’une génération d’après.

Deleuze - cinéma transcription : Mazar farida « 18 B 11/05/82

Voilà, Je commence par une première remarque : célèbre image néoréaliste, alors au sens de,
Bazin puisque Bazin en tirait énormément partie ; célèbre image néoréaliste dont « Umberto
D » - de De Sica ; la fameuse séquence de la petite bonne ; pur néoréalisme en effet. Elle se
lève le matin, c’est vraiment banalité quotidienne à l’état pur. Vous voyez les événements qui
s’enchainent même pas au hasard d’après une espèce d’ habitude, événements qui
n’appartiennent pas à la petite bonne qui est là comme ça ; elle se lève le matin, elle se traine,
elle se traine dans la cuisine, il fait froid ; elle voit des fourmis, elle les noie, elle prend le
moulin à café, elle le cale entre ses cuisses, elle tend la jambe, la pauvre fille pour fermer la
porte et assise il y a cette fameuse tension de la jambe etc....et elle pleure ; et Bazin a consacré
de très bonnes pages à la beauté de cette scéne et en quoi c’était une image néoréaliste. Et
voyez-vous pourquoi, parce qu’en effet, tout le rythme de l’image, tous les caractères formels
de l’image s’identifient à la forme de la réalité au lieu de se contenter de filmer un contenu
supposé réel. Tant dans la durée, que, dans le rythme, que dans le temps, pendant tout ce que,
vous voulez, tout est ...Et alors là , je me dis moi, bon, qu’est-ce qui se passe ?

308
- Rencontre, Zavattini nous disait que le néoréalisme, c’est l’art des rencontres, et c’est pour
ça qu’il y a tellement de tendresse dans le néoréalisme. Il tenait beaucoup à cette tendresse ?
où est la rencontre là ? Si on trouve la rencontre, on est sauvé dans "Paîsa" il y avait des
rencontres ; un américain, un italien ou une italienne, ça se rencontraient tout le temps. Où est
la rencontre ? il y aura des rencontres dans Umberto D, la pauvre petite bonne et le pauvre
vieux, ils se croiseront, il y aura une rencontre, partout des rencontres. Zavattini a raison, pas
de néoréalisme sans un art des rencontres ; et là, qu’est-ce qui s’est rencontré ? il ya rencontre
et rencontre ; quelle est la plus profonde des rencontres ? j’ai rencontré que la petite bonne
était enceinte, vous me dirait bon enceinte, enceinte c’est très bien très bien , je veux dire
c’est ce qu’on appelle une situation motrice ;le cinéma il nous a montré beaucoup d’images
de femme enceintes.

- Qu’est- ce qu’il y a de nouveau dans la scène de la petite bonne ? elle est là, épuisée, épuisée
dès le matin, sans espoir, elle sait que, elle sera fille mère et qu’elle n’a aucun espoir, fini de..
elle ne sait pas comment elle peut mener à jour ce gosse ; il n’y a que le malheur partout. Elle
fait son boulot quotidien ; et dans cette longue séquence elle est complètement avachie
comme ça, elle regarde le sol, elle tend le pied pour fermer la porte, et dans toute cette purée
molle, dégoutante, tout ça, qu’est ce qui !!! Son regard a rencontré son ventre, elle pleure. Son
regard a rencontré son ventre ; elle pleure. C’est pas une situation motrice ça ; il y a aura
des situations motrices ; là-dessus, elle peut très bien je suppose, elle sort et elle essaie de se
procurer l’argent pour voir un médecin ; quitte à avorter. Ce n’est pas vrai dans le film. Je
dirais, ça c’est une situation motrice à l’américaine ou bien elle, je dirais mieux appelons les
choses par leur non : c’est une situation sensori motrice ou bien, elle va voir le voisin, le
vieux Umberto elle lui dit : « Ah mon pauvre monsieur, si vous saviez le malheur qui
m’arrive, c’est un vieux monsieur ; peut-être qu’ il comprendra, situation motrice ; situation
sensorimotrice ; elle a dans le cœur de cette séquence ;il ne s’agit pas de ça ; alors de quoi il
s’agit ?il ne s’agit pas de ça du tout. Il s’agit de ...et là épuisée, fatiguée, elle sait qu’elle est
enceinte ; elle le sait. Son regard tout d’un coup passe à la lettre par son ventre tout d’un coup
elle voit son ventre et elle pleure. C’est une image néoréaliste pourquoi ? parce que là alors je
sens que je tiens mon truc ; faux ou vrai j’ai l’impression de tenir quelque chose, je dis : ce
n’est pas une situation sensori motrice, c’est une situation optique pure. Une situation optique
pure, ça ne veut pas dire du tout quelque chose dont se désintéresse.

Ça veut presque dire le contraire. Elle a vu, elle a vu ce qu’elle n’avait peut être jamais vu,
jusque là. Elle savait qu’elle était enceinte, elle sentait qu’elle était enceinte, elle n’avait pas
"vu" ; et en voyant, et quand son regard croise son ventre, elle voit l’intolérable. Et cet
intolérable, ce n’est même pas un événement qui est le sien, ça ne veut pas dire que cet
événement ne lui appartient pas. Il ne lui appartient pas cet événement. On lui a flanqué cet
enfant ; et elle voit l’intolérable dans cette rencontre de l’œil et du ventre, situation optique
pure. Bon, si c’était vrai, mais seulement il ne suffit pas, j’ai l’air de forcer énormément cette
image. Si c’était vrai, quel cas on ferait ? Est ce qu’on pourrait dire alors tout ça, tout ce
qu’on a dit précédemment n’était que un acheminement vers l’idée que ce que ce cinéma a
inventé, c’est des images optiques sonores pures. C’est à dire, ils ont rompu avec les images
sensorimotrices et ils ont découvert tout un domaine jusque là - on ne peut pas dire qu’il était
recouvert par l’histoire, l’intrigue, le scénario, c’est à dire, ils ont fait surgir les situations
optiquo-sonores à l’état pur. Ils ont fait surgir la situation optique pure. Bon, évidement il
faudrait que ce soit confirmé. Confirmé, ça va l’être évidemment ; ça va l’être je vais vous
dire pourquoi. Il faut que j’aille au secrétariat....

on ne peut pas s’y tromper, c’est que bon ou mauvais, on tient là, on tient un concept.
Simplement, ce concept, c’est là-dessus que je veux insister, que pour ce qui en est de la
philosophie. Je crois vraiment que l’activité qui consiste à faire de la philosophie, ça n’est ni
proche, ça n’a rien à voir évidement avec une activité qui consisterait à chercher la vérité ; la
verité, ça ne veut absolument rien dire ; rien rien rien. En revanche, que la philosophie, ça
consiste en une tâche très très précise, aussi pratique que faire de la menuiserie, c’est faire des

309
concepts, faire de la philosophie et puis faire des concepts ça ne préexiste pas ça n’existe pas
tout fait. Alors quand vous faites de la philosophie, il y a un moment où vous pouvez
cheminer longtemps ; alors à ce moment là vous dites « je cherche ». Quand est -ce que vous
dites « j’ai trouvé ! Vous dites « j’ai trouvé » quand vous tenez un concept et que vous avez le
sentiment, il y a un sentiment du concept. Quand vous dites : « Ah tiens ! Là il y a un
concept » Ce concept, il a bien fallu qu’il vous attende pour exister. Les philosophes, ils
passent leur temps à ça, ils inventent des concepts ; ils ne les inventent pas sans nécessité,
sans bon, alors voilà que je me dis, mais en même temps, il y a toujours les déceptions
possibles, très souvent il y a des illusions, on se dit là, tiens, je tiens un concept ! Et puis rien
du tout ; nous on tient au mieux une métaphore, un truc de rien du tout. Alors ça se peut, ça se
peut que cela nous arrive ici pour vous, il y en a qui peut-être ne seront pas de mon sentiment,
moi je me dis : Ah bon, voilà, je sens, on tient un concept situation optique pure. Qu’est-ce
que ça peut être ça ? Alors moi j’aimerais bien que la conversation ou la critique, elle ne peut
s’exercer qu’à ce niveau. Vous ne pouvez pas me dire « tu as tort », c’est-à-dire « tu te
trompes ». Vous pouvez me dire : ce serait l’hypothèse abominable ça ; « non, ce n’est pas un
concept », et en effet, pour le moment je n’ai pas montré en quoi c’était un concept. Tout ce
que je tiens, alors je m’y raccroche comme à une espèce de bouée, comme à une espèce de
truc qui me persuade que c’est peut-être un concept ; je dis la formule et je la répète jusqu’à
ce que je ne la comprenne plus qu’à peine. Il n’y a plus de situation sensorimotrice, mais il
n’y a que des situations optiques et sonores pures. Alors bien confirmons encore ; parce que
c’est seulement si on a beaucoup de confirmations qu’on dira : "oui ça doit être un concept".
Et je me suis appuyé uniquement sur cette scène si émouvante d’Umberto D

. Je saute bien à autre chose, parce que après tout, beaucoup de critiques de cinéma à propos
du néo réalisme ont très bien su montré que il y avait une très curieuse utilisation de l’enfant
dans le néo réalisme. Il y a bien des films où l’enfant joue un grand rôle ; on n’a pas attendu
les néoréalistes italiens, mais on nous dit qu’avec le néoréalisme italien, l’enfant a une
fonction et une présence très spéciale. Déjà dans "Rome ville ouverte" dans "Paîsa" et enfin
dans De SICA ; que ça soit Sciuscia, le voleur de bicyclette qui fait sa longue balade dans la
ville avec son petit garçon, « Allemagne année zéro », et on se dit : des enfants comme ça, on
ne les a pas vus jusque là. C’est pas par exemple des petits américains, ce n’est pas l’enfant
américain de l’image-action. Ce n’est pas ça, pourquoi, qu’est ce qu’il a, qu’est ce qu’ils ont
ces enfants très particuliers ? Est-ce qu’ils vont chercher l’enfant parce que l’enfant comme
on dit : a un regard innocent ? rien du tout, rien du tout, ce n’est pas ça, ce n’est pas des
regards innocents, c’est même des enfants très blasés, très vieillis avant l’âge, c’est des
enfants de guerre quoi, c’est le pauvre petit gars. Ils ne sont pas innocents, c’est quoi alors ?
C’est que la situation de l’enfant c’est à la lettre, quelqu’un, de cet enfant là en tout cas, c’est
quelqu’un qui est condamné à en voir beaucoup plus qu’il ne peut faire. Terrible une situation
d’enfant. Il fera beaucoup, il va chaparder, il va voler, mais l’enfant du néoréalisme italien,
c’est un enfant qui voit - inoubliable regard à des enfants de Sciuscia - Regard du petit garçon
qui accompagne son papa dans « Le voleur de bicyclette » et en effet, il est en situation de
voir et pas beaucoup de faire. Lui enfant, il ne peut pas grand-chose. Comme on dit : la
situation le dépasse. Les enfants de Buñuel ne sont pas du tout de ce type. L’enfant
néoréaliste ça me parait très très frappant, il voit, il voit quoi ? Il voit, je reprends la même
formule parce qu’elle me servira, il voit l’intolérable ; il ne cesse pas d’être en situation de
voir l’intolérable. Il peut faire bien sûr, il fait des petites choses, mais il ne peut pas faire
beaucoup ; en d’autres termes, la situation de l’enfant effectue ou l’état de l’enfant effectue
une situation optique sonore presque pure. Voilà, petite confirmation.

Troisième confirmation, le néoréalisme s’affirme de toute évidence là où les premiers


critiques annonçaient qu’il n’existait plus ; c’est-à-dire, le néo réalisme italien ne s’affirme
pas uniquement avec « Rome ville ouverte » et "Paîsa" et le "voleur de bicyclette " et
"Umberto D" mais s’affirme à l’état le plus pur. Je dis s’affirme a l’état le plus pur, parce que
c’est seulement là que va apparaitre l’essentiel ; avant c’était recouvert. Je crois qu’avant, les
situations optiques pures et sonores pures, étaient déjà là mais encore recouvertes par la

310
ballade, par ceci, par cela. Mais avec la grande quadrilogie de Rossellini, là où beaucoup de
critiques italiens on dit : "ça n’est plus du néoréalisme" - merveille c’était parce que le néo
réalisme avait su dégager grâce à Rossellini et à lui seulement à mon avis, avait su dégager le
plus pur et le plus essentiel de ce qui appartenait à la tentative néoréaliste, c’est-à-dire une
exposition des situations optiques et sonores à l’état pur. Et je dis, c’est dans la grande
quadrilogie de Rossellini « Allemagne année zéro, » « Stromboli » , « Europe 51 », « voyage
en Italie ». Et la structure des films, de ces quatre films manifeste l’exposition de la situation
optique sonore à l’état pur. Alors comment ça se manifeste ? C’est très curieux que pour
"Allemagne année zéro", les italiens aient dit, Rossellini ou que certains italiens aient dit
Rossellini il a fini d’être néoréaliste et il a eu bien tort parce que il a prit un sujet,
L’Allemagne qu’il ne connait pas, lui ce qu’il connait, ce qui lui appartient, c’est l’Italie.

Il me semble que dans une telle réaction, il y a alors tout un ensemble de contre sens puisque
précisément, l’Italie de Rossellini, présentait une Italie qui n’appartenait plus a personne ; et
que ensuite dans "Allemagne année zéro", la visite de l’Allemagne par un enfant qui
finalement sera conduit à la mort est vraiment la première fois où le néoréalisme se dégage a
l’état pur. Ce qui était encore recouvert dans les autres films de Rossellini, là surgit : c’est ça
le néoréalisme ; à savoir, un enfant qui se trouve en Allemagne dans une situation uniquement
optique et sonore. Et « Stromboli », ce sera quoi ? La personne, l’héroïne se trouve sur l’île,
et elle y est comme une étrangère. Etrangère sur l’île hostile rude parmi les pêcheurs. Il n’y a
plus rien de sensorimoteur pour elle. Elle est condamnée à une situation optique et sonore
pure ; et un marin veut lui faire toucher la pieuvre ; elle a une répulsion, ça ne fait pas partie
de son monde tactile ou moteur, elle. Et plus tard après l’admirable séquence du thon, de la
pêche au thon, un marin voudra lui faire toucher un thon ; elle le touchera très très
timidement. Et Rossellini qui n’en veut pas généralement aux critiques, qui laisse les critiques
dire n’importe quoi, ne s’emporte qu’une fois quand un critique parisien qui avait cru que la
séquence admirable de la pêche au thon était empruntée à un documentaire dont Rossellini
s’était servi. Et Rossellini a eu une réaction intéressante parce qu’il a donné a tout le monde
une grande leçon, il a dit « les critiques, moi ça m’est égal, s’il disent c’est bon, c’est
mauvais, ils estiment que c’est leur métier de juger, alors qu’ils le fassent, très bien ; mais un
critique qui ne se renseigne même pas, c’est à dire il ne dit pas la séquence du thon est belle
ou elle n’est pas belle, et que la séquence du thon elle vient d’un documentaire. Alors que
dit Rossellini, c’est ce que j’ai mis, je ne sais pas combien d’heures et d’amour, à filmer.
Alors, il n’avait qu’à se renseigner, vous voyez qu’ils ne se renseignent pas beaucoup les
critiques ; ils parlent, ils parlent comme ça. Alors là, il n’était quand même pas content, et
qu’est ce qui est essentiel là dedans ? c’est d’une part la beauté de la séquence en elle-même,
mais que l’étrangère sur l’île est évidemment en situation optique pure ; Et est-ce que cela
veut dire qu’elle est là comme ça, comme un touriste ? Peut-être que vous avez sentir que
quelque chose est en train de se dessiner de plus profond. Elle serait comme un touriste si elle
saisit ces images réalité, ces images « faits » comme dirait Bazin, si elle l’est saisit comme
des clichés ; ce serait possible mais non ! Cette pêche au thon qui ne lui appartient pas, la
bouleverse d’un bout à l’autre, pourquoi ? Quelque chose de trop fort pour elle. Ça la
bouleverse. Elle est dans une situation optique pure, c’est par cette situation optique pure
qu’elle sort de cliché. Le cliché, c’est le touriste qui est en situation sensorimotrice. Ah ! Ça
changerait tout, ça. Le touriste, le pauvre con là, c’est celui qui arrive là sur le quai, il voit les
thons arriver, il dit « je peux toucher hein ? Oh le pauvre thon !! » Voilà, il n’a rien compris.
La femme terrifiée, la femme terifiée regarde la pêche au thon, les thons, elle est en situation
purement optique et sonore avec un langage qu’elle ne comprend pas, ce patois, avec des
gestes qu’elle ne comprend pas, la violence de ces marins, et on essaie de lui faire toucher, un
marin qui se marre essaie de lui faire toucher, elle pose un doigt, elle est bouleversée. Elle est
bouleversée. Le cliché s’était l’image prise dans une perception sensorimotrice et sentez que
là les deux sont unis tant du point de vue des acteurs du film que du point de vue de
spectateurs. La situation optique pure a coupé toute perception sensorimotrice, d’abord dans
le personnage du film et par là même aussi dans le spectateur du film. C’est au moment où je
suis en situation optique pure que j’aperçois, que je sors de l’image-cliché pour saisir quelque

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chose d’intolérable ; Pourquoi ? un excès, quelque chose de trop puissant dans la vie, quoi,
quoi qu’est ce que c’est ? Où quelque chose de trop misérable, quelque chose de trop terrible.

Bien, donc on avance un petit peu. La situation optique pure bien loin d’être l’œil du
voyageur où du touriste, est l’œil de quelqu’un de bouleversé qui voit un intolérable. En ce
sens, on peut dire c’est l’œil de l’enfant, oui c’est l’œil de l’enfant mais d’un drôle d’enfant,
ou l’œil de l’immigré, d’accord, c’est l’œil du pauvre travailleur immigré oui, situation
optique sonore pure. Vous remarquerez que j’emploie situation sonore au sens de précisément
pas langage, des sons. Les cris des marins pendant la pêche, enfin c’est une séquence
admirable. Et quand le volcan éclate et qu’elle se sauve terrifiée, tout le village se regroupe,
ils ont l’habitude eux, eux ils sont sensori-moteur et voilà que le personnage, la femme se met
à courir, elle se met à courir de son côté, on dira sensori moteur, bien elle aussi elle est
sensori-motrice ; elle a une perception motrice. Elle court, d’accord, mais c’est secondaire, il
faut bien les faire marcher un peu de temps en temps, mais ce n’est pas ça. Elle court, et elle
court jusqu’à a ce qu’elle arrive à un petit mur elle toute seule, et elle lance sa grande phrase,
sa grande phrase qui est quelque chose comme : « je suis finie , j’ai peur, mon Dieu c’est trop
beau, c’est trop violent ». J’ai fini, j’ai peur, Le mur l’arrête « je suis finie, j’ai peur »,
situation optique pure. Ce n’était sensori-moteur qu’en apparence. Chez les habitants de l’île,
c’est sensorimoteur, mais eux ils ne sont pas bouleversés, ils vivent là dedans depuis tant de
générations, elle, elle est bouleversée. Plus jamais elle ne sera la même comme on dit. Il a
suffit qu’elle entre, et qu’elle arrive à se mettre dans la situation optique et sonore pure pour
être pour être bouleversée à jamais.

Troisième exemple, « Europe 51 » là c’est encore plus net. L’héroïne vient de perdre son
gosse. Tiens l’enfant mort, toujours le thème si fréquent et, qu’est-ce qu’elle fait ? Elle
parcourt avec son mari, et elle voit, et c’est une bourgeoise qui voit ; or quand on est
bourgeois, c’est à dire quand on n’est pas dans le coup de ce qu’on voit, elle voit quoi ? Elle
voit par exemple une usine, elle voit les pauvres types qui travaillent dans l’usine, comme il
dit, les pauvres immigrés, tout ça. Elle dit « Mais ce n’est pas possible, ce n’est pas possible,
qui sont ces gens ? qui sont ces gens ? qui a-t-on enfermé là dedans ? qui a t-on enfermé là
dedans qui sont ces gens ? Et à son mari, qui est un touriste sensorimoteur, son mari lui tape
dans le dos, et dis « tu ne vas pas embêter longtemps comme ça. » Elle dit "non mais, tu ne
comprends pas, tu ne comprends pas" et elle, elle va jusqu’au bout de la situation optique et
son mari la fera interner. Bon qu’est ce qu’elle a vu ? Elle pouvait voir un cliché d’accord,
elle a vu autre chose qu’un cliché. Quand est-ce qu’elle est sortie du cliché ? Elle est sortie du
cliché quand elle a rompu avec la perception sensorimotrice et qu’elle a accédé a une
perception optique sonore pure. A ce moment là quelque chose l’a traversée ; comme un son
trop violent, comme un rayon visuel trop fort et ce qu’elle a vu c’est l’intolérable,
l’insupportable. En d’autres termes, dans les quatre œuvres où beaucoup de critiques ont vu
la rupture de Rossellini avec le néoréalisme, il n y avait rien d’autre, me semble t-il, que le
dégagement le plus pur de ce qui faisait l’essence du néoréalisme à savoir, l’exposition des
situations optiques et sonore à l’état pur. Et si Rossellini est la grande pointe de cela, c’est-à-
dire si c’est présent, il me semble dans tout le néo réalisme italien, mais recouvert par,
précisément c’est pour ça que j’avais besoin de tant de précautions. Comprenez qu’en effet ce
concept de situation sonore optique pure groupe effectivement tous mes caractères
précédents. S’il n’y a plus sensation sensorimotrice, vous n’aurez plus centrage sur une
action. Vous aurez une perception d’événements qui n’appartiennent pas à ceux à qui ils
arrivent exactement comme je vous le disais la dernière fois dans un accident, dans un
accident qui arrive, vous êtes en auto, l’accident est là, vous le voyez venir : vous êtes en
situation optique sonore pure. Cette mort arrive, qui ne vous appartient pas et qui pourtant est
là votre. D’une certaine manière, vous vous en sortirez, si vous en sortez, vous ne serez plus
tout à fait le même, en tout cas pour deux, trois heures, vous arrêterez vos conneries,
etc. ...quelque chose ce sera passé. C’est le contraire de la situation de spectateur, la situation
optique sonore pure. Question de Comtesse : Comment est il possible, puisque tu parles de
Rossellini, comment est il possible, de soutenir ce que tu racontes au début à savoir s’il y a

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une différenciation ou même une opposition entre une création de concept et une indifférence
à une vérité qui soit disant ne nous intéresserait pas, alors que justement par cette culture,
Rossellini n’a fait qu’accentuer à travers son processus cinématographique ou artistique le
souci même de la vérité.

Deleuze : Oui, oui, oui, je retire ce que j’ai dit sur la vérité qui ne faisait d’ailleurs pas partie
de mon sujet. Là je parlais en mon compte, je ne parlais pas au compte de Rossellini. Pour
Rossellini tu as tout à fait raison.

Alors, je dis la nouvelle vague, vous voyez tous mes caractères précédents y compris l’idée
du complot international, de tout ce qui nous dépasse de l’évènement qui nous dépasse, du
cliché, de la présence en nous et hors de nous du cliché, et le problème qu’en effet vous
pouvez toujours appeler le problème de la vérité, que vous pouvez appeler autrement, à
savoir : est-ce qu’on pourra sortir du cliché, est-ce qu’on pourra produire des images qui ne
sont pas des clichés ? Réponse : oui, les images optiques et sonores pures, au sens où on
essayé de.. et je dis, qu’est-ce que ça a été que la nouvelle vague ? et en quoi est -ce que par
exemple là les meilleurs de la nouvelle Vague française ont vraiment pris le mouvement là où
l’avait porté Rossellini ? Il va de soi, et là je vais très vite parce qu’il y a trop de choses à faire
encore, il va trop de soi que si je reprends mes deux exemples fondamentaux, Godard et
Rivette , qu’est-ce qu’ils font ? moi je crois que leur admiration pour Rossellini ils ne l’ont
jamais cachée, c’est ça qu’ils ont pris chez lui c’est-à-dire un cinéma qui allait atteindre, qui
allait se présenter comme une lutte active contre les clichés, dès lors comme une réflexion
d’un type nouveau sur l’image ; lutte active contre les clichés menée à partir de quoi ?
comment dégager des clichés, un type d’image tout à fait différent, c’est-à dire, le cliché étant
toujours sensorimoteur, comment dégager des situation optiques pures et des situations
sonores pures ? - Et je prends l’exemple, bon je cite comme ça le "je ne sais pas quoi faire" à
ce moment là prend évidemment une valeur symbolique, je veux dire "je ne sais pas quoi
faire", ça veut dire non, fini le sensorimoteur, fini la perception sensorimotrice. Et bien des
choses, si j’ajoute un film, comme « Made in U.S.A », c’est presque là l’exemple
typique. « Anna Karina » à la lettre, elle ne fait rien ; elle montre des images sur aplat de
couleurs vives, bleues ou rouges images parfois insoutenables qui renvoient à l’idée d’un
complot international. Bon, on nous met dans une situation optique et sonore pure, d’où va
sortir la vision d’un quelque chose d’intolérable. Rivalisme, d’un bout à l’autre ce sera ça . Il
n’y a plus de situation sensorimotrice, vous n’aurez que des situations optiques pures et ces
situations optiques pures, comprenez alors très bizarrement mais là ça reste un peu à
expliquer ; c’est elles qui vont coïncider avec ces lieux désaffectés, ces espaces quelconques,
ces lieux indéterminés. Si bien que de rebondissement en rebondissement, on a déjà deux
problèmes :Pourquoi la situation sonore optique est elle sensée nous sortir du cliché ?
Pourquoi d’autre part s’effectue t-elle dans des lieux quelconques, dans des espaces
quelconques, les espaces inachevés, les espaces de construction et de destruction, les espaces
périphériques, les espaces de poutrelles, les espaces de terrain vague. Pourquoi tout ça ? Et
s’ajoute un tout autre, alors en quoi est-ce que Tati participe tellement tellement de ce
mouvement ? On n’a plus le temps, mais ça me parait tellement évident qu’il me semble : Tati
est le premier auteur de cinéma à avoir fait un comique qui soit fait uniquement, qui ne soit
absolument pas sensorimoteur sauf dans son 1er film de « la Balade du facteur » mais
justement c’est une balade et je reviens toujours au thème, ce qu’il a d’embêtant dans le texte
de la balade c’est que il est là, il est déjà au service des situations optiques pures, voyez dans
Rivette par exemple « le Pont du nord » Comment commence le Pont du nord, la ballade de la
mutante, la balade de la fille autour des lions, dans un lieu périphérique, et c’est une situation
optique pure. Elle a encore une espèce de mobylette, elle est une mobylette, c’est encore un
peu moteur, mais à force de regarder, d’être en situation optique, elle casse sa mobylette. A ce
moment là, qu’est-ce qui se passe ? qu’est-ce qui va prendre le relais : une succession au nom
du complot international, une succession de situations optiques pures. La transition étant
uniquement faite par la double déambulation de la fille et de "Bulle OGIER". Vous avez
dans « le pont du nord » un exemple typique ; il faudrait le commenter longuement, presque

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séquence par séquence. Vous avez un film sonore optique à l’état pur. Et quand je dis Tati,
donc à part « la ballade du facteur », à part "jour de fête" vous trouverez un comique qui
repose uniquement sur des situations optiques et des situations sonores à l’état pur. Voila ce
que je voulais dire pour commencer, mais alors, si encore une fois - remarquez tout ça est
relativement cohérent - car, je dis bien j’ai commencé, si je regroupe, j’ai commencé par
définir une limite de l’image- action par quatre caractères et il m’a semblé que ces quatre
caractères convergeaient vers quelque chose qui dès lors débordait l’image-action ; et peut
être même débordait l’image-mouvement tout cours.

Et maintenant je peux dire c’est l’image sonore optique à l’état pur en tant qu’elle nous fait
voir quelque chose, oui je reviens là-dessus ou de trop violent ou de terrible, et en tant qu’elle
s’effectue dans un lieu quelconque, dans un espace quelconque. Si bien que tous les thèmes
qu’on a cherché à analyser cette année, commencent à se resserrer. Car voila maintenant,
alors on se trouve dans un état où l’on ne peut plus, maintenant il s’agit de passer au concept.
Finalement, ce que je viens de faire c’est uniquement me donner toutes sortes de raisons pour
me dire et bien oui, après tout, situation sonore optique c’est non seulement quelque chose qui
existe bien au cinéma mais c’est quelquechose qui est bien l’objet d’un concept. En quoi
consiste ce concept ?

Ça on ne le sait pas encore. Donc ce qui nous reste à faire, c’est le developement. Je
procéderai aussi par caractères et je dirais juste aujourd’hui pour en finir, bien c’est pas
compliqué, le premier caractère : il faut prendre à la lettre : il n’y a plus de perceptions
sensorimotrices A la limite, bien sûr, il en restera dans le film. Qu’est ce que cela veut dire "il
n’y a plus de perception sensorimotrice" ? ça veut dire la perception visuelle auditive ne se
prolonge plus naturellement en mouvement. Dans l’état normal, dans notre vie, ça n’arrête
pas, nos perceptions se prolongent naturellement en mouvement. Le premier chapitre de
« Matière et Mémoire » tel que nous l’avons commenté, expliquait comment par
l’intermédiaire du cerveau la perception était sensorimotrice, c’est-à-dire, les perceptions que
nous recevions se prolongeaient en mouvement ; Alorsallons-y :supposonsqu’à la suite d’une
grave maladie, ça ne se fasse plus, supposons qu’à la suite d’une grande maladie il y ait
coupure : nos perceptions ne se prolongent plus en mouvement. Est-ce que ça arrive cette
grave maladie ? oui, oui, ça arrive ; c’est des cas qu’on nommera ou bien aphasie ou bien
apraxie et Bergson en parle beaucoup et Bergson analyse ces cas là. On peut ne pas aller au
pire ; la perception sera purement optique sonore, elle ne se prolonge plus en mouvement.
Mettons les choses moins graves : elle se prolonge en mouvement, mais en mouvement qui ne
colle pas à la perception. Une espèce de maladresse, comme si le prolongement hésitait ne se
faisait pas. La perception optique sonore ne se prolonge plus qu’en mouvements inadaptés
frappés d’une étrange maladresse, d’un gauchissement : il tombe à côté, le geste tombe à côté
tout le temps ; le type se cogne, il passe à travers, il se butte, il se cogne, ça ne va pas. Tout se
passe comme si le prolongement naturel de la perception en mouvement était compromis.
Qu’est-ce que c’est ça, les gestes faux : se mettent à proliférer les gestes faux ; se mettent à
proliférer les détails qui font faux.

Dans le réalisme, ce qui importe, c’est le détail qui fait vrai. Dans le néoréalisme, ce qui
compte c’est le détail qui fait faux. Qu’est-ce que veut dire ça ? après tout, ce n’est pas moi
qui l’ai dit. Le culte du détail qui fait faux comme preuve de la vraie réalité, par opposition à
la pseudo réalité du réalisme. Robbe-Grillet n’a pas cessé d’insister la dessus. Or s’il est vrai
que Dos Passos a eu sur le cinéma italien une influence déterminante, en revanche ce qu’on a
appellé le Nouveau Roman a eu sur la nouvelle vague une influence déterminante ; et je ne
dis pas spécialement Robbe-Grillet en aura parlé, puisque il a fait une intrusion importante
dans le cinéma, et ce n’est pas par hasard, mais entre le Nouveau Roman et le cinéma se sont
liées des alliances très diverses. Et sur quoi, si j’en reste à ce premier caractère pour en finir
avec tout ça : c’est il devient relativement important que d’une certaine manière l’acteur joue
faux.

Je prends un texte de Robbe-Grillet très clair. "Dans le réalisme nouveau, il parle pour, il

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parle pour son roman, qu’on appelait à ce moment là, ce nouveau roman qu’on
appelait « l’école du regard » ; et en effet, les premiers romans de Robbe-Grillet, situation
optique sonore à l’état pur Il faisait en littérature ce que nous venons de voir que les autres
faisaient en cinéma ; et il insistait là-dessus. "Ne croyez pas", et s’il renonçait, s’il s’opposait
dès le début à l’expression "école du regard" qui pourtant semblait tellement convenir au
Nouveau Roman, c’était pour une raison très précise, il disait : "ne croyez surtout pas que ce
soit le point de vue d’un spectateur". L’image sonore optique pure, c’est tout ce que vous
voulez, sauf l’œil d’un spectateur. Ce n’est pas non plus l’œil d’un acteur. Quelle était la
nouvelle race d’hommes, qu’est-ce que c’étaient ces étranges hommes de la "ballade" ? Ces
hommes à qui n’appartenait pas l’évènement qui leur arrivait. Qu’est ce que c’était tout ça,
qui faisait à la fois, et le nouveau roman et la nouvelle vague ?

Et donc Robbe-Grillet disait « dans ce réalisme nouveau, il n’est donc plus question de
vérisme » ; "le petit détail qui fait vrai ne retient plus l’attention du romancier dans le
spectacle du monde ni en littérature. Ce qui le frappe, le romancier, et que l’on retrouve après
bien des avatars dans ce qu’il écrit, ce serait davantage au contraire le petit détail qui fait
faux". "Ainsi déjà dans le journal de Kafka, lorsque celui-ci note les choses vues pendant la
journée au cours de quelque promenade - thème de la ballade, de la promenade - il ne retient
guère que des fragments non seulement sans importance, on pourrait le dire du néoréalisme,
mais encore qui lui sont apparus coupés de leur signification, donc de leur vraisemblance
depuis la pierre abandonnée sans que l’on sache pourquoi au milieu d’une rue, jusqu’au geste
bizarre d’un passant, geste inachevé, maladroit, ne paraissant répandre à aucune fonction ou
intention précise". "Des objets partiels ou détachés de leur usage, des instants immobilisés,
des paroles séparées de leur contexte, ou bien des conversations entremêlées, tout ce qui
sonne un peu faux, jouent comme si leurs gestes étaient retenus par du coton. Ils se courent
après, ils se tirent des coups de révolvers, chaque geste est faux tellement ils tirent avec
maladresse ; on n’a jamais vu des gangsters aussi maladroits". Est-ce que ce n’est pas comme
ça dans la vie ? Là alors, saisissez la différence avec le réalisme américain.

Et on a fini par - grâce à la Nouvelle Vague et grâce au néoréalisme italien - être habitué à
un tout nouveaux types de scènes au cinéma qui est, lorsque dans une bagarre l’extraordinaire
maladresse des gens - on sortait des bagarres d’Hollywood où ça ne traine pas, les coups sont
fantastiques, c’est comme on dit de vrais cascadeurs - Et là on voit des types qui se sont mis à
s’agripper lentement, maladroitement, n’arrivant pas, se donnant un coup toujours jamais où
il faut, Pan ! c’est à dire une vraie bagarre comme on en voit dans la rue, quoi. Les gens ils ne
se battent pas comme à Hollywood - si j’essaie de le battre, je vais rater immédiatement mon
coup de poing, je vais lui taper dans l’œil, lui il va me prendre comme ça, on ne va plus savoir
où on en est - enfin c’est des espèces de bagarres qui se font vraiment comme dans, on dirait
comme dans la semoule, quoi.

Et bien cet espèce d’art de jouer faux que vous trouverez à un très haut degré déjà chez
Truffaut, que vous trouvez chez Godard, que vous trouverez aussi finalement chez tous, chez
Tati, le détail qui fait faux, la page de Robbe- Grillet elle convient sans changer un mot, elle
convient à Tati. Il y a un américain qui fait ça formidable pour le son, c’est Cassavetes ; les
dialogues de Cassavetes, alors là c’est du grand grand détail qui sonne faux . C’est comme
dans nos conversations : écoutez deux personnes parler si vous vous mettez en situation
sonore de les écouter, ça sonne abominablement faux. C’est comme dans nos conversations
écouter deux personnes parler. Si vous mettez en situation sonore de les écouter, ça sonne
abominablement faux. Une conversation de café, les types sont à moitié saouls, « alors je vais
dire un petit peu...tu... » C’est à chaque instant le truc qui sonne faux. Un de ceux qui ont
attaché énormément d’importance à ça aussi c’est Eustache, la puissance du faux ; « la
maman et la putain » c’est une réflexion du point de vue cinématographique très approfondie
sur « qu’est-ce que la puissance du faux » ? Et sur le thème de « comment sortir du sein
même du cliché le plus abominable », quelque chose qui sera du pur sonore optique.

Bien, je dis donc là, c’est uniquement mon premier caractère pour définir le concept de

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situation sonore optique c’est : tout se passe comme si le prolongement naturel de la
perception en mouvement avait été coupé

J’en suis donc pour la prochaine fois à ceci, comprenez bien - très joli ça, mais c’est encore
tout négatif - si le prolongement de la perception en mouvement a été coupé, alors qu’est-ce
qui se passe pour la perception ? Ça ne peut plus être la même perception que quand le
prolongement en mouvement se fait. Qu’est ce qui va se passer ?

Gilles Deleuze cours 18 du 11/05/1982 - 1 transcription : ALCANI ERJOLA

ÉTUDIANT : Tu as dit qu’on en était arrivé à une sortie de l’image-mouvement, alors... tu


avais parlé de l’Image-mouvement comme interaction entre les images. Alors, je ne sais pas si
le propos c’est maintenant de dire que ce point de départ, il était évident ? Donc... c’est un
peu le centre de la détermination que constitue l’œil de camera. Tu transposes de là, de
l’univers qui va du mouvement, ce qui indiquerait que, bon, on se sera servi de Bergson
jusqu’à un certain point. Euh...

DELEUZE : Voilà, cette question est absolument juste, je corrige, je corrige juste la dernière
phrase. Ce n’est pas qu’on se sera servi de Bergson seulement sur un certain point car nous
sommes toujours dans l’attente de ceci que j’ai dit depuis le début mais faites bien attention,
chez Bergson par exemple, l’image-mouvement n’est que un "cas" d’image. Et pour Bergson,
la grande division bergsonienne, c’est il y a des images-mouvements, et il y a autre chose qui
diffère en nature et c’est les images-souvenirs.

Donc, même quand nous serons amenés à sortir de l’image-mouvement, peut-être qu’on aura
encore très, très besoin de Bergson. Mais alors sur le fond même de ta question, je crois que
ta question est absolument juste. Parce que j’ai défini un certain nombre de caractères
correspondant à, finalement, à un nouveau type d’image-mouvement, dispersif, déambulatoire
etc. C’était plus l’image-action telle qu’on l’avait vu mais c’était encore l’image-mouvement.
Et là dessus, j’éprouvais le besoin non seulement de faire appel à votre patience, de dire mais
qu’est ce qu’il va se dégager de tout ça ? Mais aussi de dire : Attention, c’est par là qu’on va
être en train de toucher à une limite, non seulement d’une image-action mais d’une image-
mouvement elle-même. Alors, tes questions je les trouve toujours justes à chaque fois que tu
interviens. Seulement, j’ai bien dit encore au point où on est, c’est toi qui a complètement
raison de dire : mais voyons on sort peut-être d’une certain vision de l’image-action mais on
sort pas du tout de l’image-mouvement, t’as complètement raison... complètement raison !

Et ça devrait être aujourd’hui qu’on essayerait de voir, qu’on essayerait d’avancer, mais tout
doucement, tout doucement, parce que... Là-dessus, un certain nombre d’entre-vous - et moi
je veux bien mais en même temps j’ai plus les textes - me rappellent que j’avais terminé une
séance ancienne, déjà un peu ancienne en prenant l’exemple du burlesque, et en disant : ah
bon, mais vous voyez, le burlesque c’est nécessairement lié à la petite forme. Et je ne
prétendais pas faire une analyse du burlesque, mais j’avais dis, juste parce que ça me semblait
comme ça, oui mais, il y a quand même quelque chose de très curieux, c’est que il y a eu un
cas, un cas du burlesque "grande forme" alors que ça paraît incompatible : le burlesque et la
grande forme, et il y avait un cas de burlesque grande forme, j’avais juste dit : c’est Buster
Keaton. Et puis j’avais commencé et puis c’était la fin et puis j’avais laissé tomber ça parce
que toujours soucieux d’aller de plus en plus vite. Eh....Voilà, et alors il y en a un parmi vous,
moi je veux bien, qui me ramène à ça, mais voilà que j’ai plus les textes ; donc, je fais là une
parenthèse sur Buster Keaton avant d’en revenir à ce que... au point nous en sommes. En effet
je vous disais dans le burlesque en gros, je ne prétends pas définir le génie de Charlot ni le
génie de Laurel et Hardy, tout ça, tout ce que je dis c’est : En quoi le burlesque c’est la petite
forme ? A, S, A. Je vous dis, moi, ce qui me parait, c’est une formule comme une autre,
comme ça, j’y tiens pas donc c’est pas là dessus qu’il faut discuter, ce qui m’intéresse c’est le

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cas spécial Buster Keaton.

Mais dans le burlesque en général, si vous me permettez, je disais : ce qui nous fait un effet
burlesque peut-être est-ce que c’est que, entre deux actions, est suggérée une différence
infiniment petite. En même temps que (et les deux sont inséparables) le personnage burlesque
va suggérer entre deux actions A et A prime, une différence infiniment petite, mais de telle
nature que les situations correspondant au deux actions S et S prime, elles, vont faire valoir
une distance infinie. Et c’est parce que le burlesque dans le même acte, dans le même geste,
pose la différence infiniment petite entre deux actions et même temps fait sentir la différence
infinie entre les situations correspondantes, qu’il y a une opération qui nous fait rire. Et je
connais des exemples complètement... Je disais pourquoi est-ce que, comme ça, pourquoi est-
ce que Charlot nous fait rire de la guerre de quatorze dix-huit, et cette guerre des tranchées,
alors qu’il rencontre très vivement de l’abomination ? Ce n’est pas du tout du burlesque
innocent c’est pas... c’est très puissant le film "Charlot soldat". Je disais : voyez comment il
procède. Il y a un des aspects (ce que je dis n’a vraiment rien d’exhaustif) Il y a un des
aspects du procédé Charlot... Il va induire entre deux actions très différentes, une différence
infiniment petite. Par exemple : tirer avec un fusil sur un adversaire humain et jouer au
billard. Et l’image nous montre une différence infiniment petite, encore faut-il créer l’image !
Il crée l’image dans la mesure où Charlot tire et chaque fois qu’il tire, encore une
fois, marque sur une ardoise un trait ; comme un joueur de billard. Et puis une fois, il reçois
lui-même une balle qui le frôle, et ça le persuade qu’il a raté son coup. Et il efface le trait
qu’il vient de marquer sur l’ardoise. Tout le long du récit, -je dis ça répond bien à ma vague
définition- une différence infiniment petite est posée entre deux actions, mais de telle manière
que cette différence infiniment petite va nous faire sentir une situation incomparable entre la
guerre et le champ de bataille et le tapis de billard.

Donc, on est à la fois pris dans ce double mouvement de rétrécissement des différences
infiniment petites, et en même temps la situation qui file. Je disais la même chose pour la
fameuse image d’un court métrage de Charlot où il se suspend à des saucisses dans une
charcuterie comme s’il était dans un tramway. Donc, je conclus juste et je ne prétends pas
conclure quoi que se soit d’autre, supposons que le burlesque en général procède comme ça,
par différences infiniment petites, quitte à nous faire sentir par le jeu de ces différences
infiniment petites, l’incommensurabilité des situations. Il y en a il faut bien étudier, il y en a
un que j’aime beaucoup dans le burlesque c’est « Harold Lloyd ». Or lui, il a une espèce de
génie, il y a des images qui sont signées par tel ou tel burlesque. Lui, c’est un de ceux qui a
sut le plus inventer, alors l’image perceptive infiniment petite. Dans le cas de Charlot, c’est
des images-actions où il y a des différences infiniment petites. Chez Harold Lloyd, c’est très
curieux, il y a tout le temps dans ses films des images-perception qui induisent une différence
infiniment petite. Par exemple : dans un film, on le voit cadré absolument comme s’il était
dans une voiture, une voiture de luxe. Et le cadrage est très bien fait, il est là, il se tient dans
la voiture. Donc, j’appelle ça A. C’est un comportement, c’est une action ; il est dans la
voiture. Il se tient dans la voiture A. Et puis, un feu rouge et la voiture s’en va et on s’aperçoit
que, lui, il n’est pas du tout dans la voiture, que c’est un pauvre minable à vélo. Vous voyez...
L’image est très très belle, un coup célèbre, une image très célèbre d’un grand Harold Lloyd,
c’est : Ça commence par une scène où il est là, l’air très abattu, il y a des grilles, il y a un
nœud coulant à côté de lui, et il y a une jeune femme qui sanglote. Et puis l’image ce précise :
En fait, c’est sur un quai de gare... euh... ah oui, il y a une espèce d’officiel avec une casquette
qui semble annoncer que l’heure est venu de la condamnation à mort. Vous voyez... la vraie
image, c’est tout à fait autre chose : c’est le chef de gare, la fiancée qui pleure, la corde qui est
absolument une corde de pendaison, c’est une espèce de corde porte-bagage, etc.

Donc, il y a, en fonction d’une différence infiniment petite, situation incomparable qui se


défile, qui se vide. Alors je dis, mettons que ce soit une formule burlesque en général. Qu’est
ce qui nous frappe énormément et qu’est-ce qui fait que Buster Keaton - je ne dit pas du tout
que les autres ne soient pas modernes - mais comment est-ce qu’on définirait la modernité

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très particulière de Buster Keaton ? Je disais c’est finalement l’ampleur et la puissance des
images extra burlesques chez Keaton. Il y a dans la plus part de ses films, des images extra
burlesques qui ont une beauté, comme on dit une beauté griffithielle, et une intensité
dramatique. Alors, à première vue on se dirait : Ah bon, bien oui, ça pose déjà un problème.
Si vous m’accordez ça ? Et je citais -mais alors là j’avais fait la liste, je citais dans Les lois de
l’hospitalité, les premières images en effet, qui semblent tirés d’un admirable Griffith,
l’image et la vengeance de deux hommes qui se tuent avec la cabane dans l’orage la nuit.
C’est une merveilleuse image, merveilleuse, merveilleux... très, très belles images. Et où il y a
la femme qui sanglote qui protège son petit bébé, tout ça et les deux hommes qui se tuent, ils
tombent. Le seul élément un peu comique c’est qu’ils sont morts tous les deux, mais sinon ce
n’est pas du tout, pas du tout une image burlesque. C’est vraiment une situation dramatique et
qui se termine par l’annonce que la vengeance entre les deux familles sera inexpiable !

Et l’on a comme l’impression d’un hors d’œuvre que cet hors dur. Qu’est que c’est ? Je disais
- autre exemple, l’image n’est pas forcement ce type d’image Keatonienne, pas forcement dès
le début du film. Je prends un autre exemple : je disais dans le dernier round... le match de
boxe, encore une fois qui est d’une extrement violence, qui n’a rien à voir avec un match
burlesque. Il y a une séance d’entraînement burlesque dans le film puis il y a un match de
boxe, mais d’une violence, que moi, j’ai jamais vu même dans les actualités. Une telle
violence qui alors est une... c’est des images de dénonciations du spectacle de la boxe.
Effarante quoi, effarante... match d’une violence, bon... qui ne prétend vraiment pas du tout
faire rire ! Vous voyez le problème qui naît : comment ça ne prétend pas faire rire ? Ce que je
voudrais dire c’est que ça ne prétend pas faire rire et que pourtant c’est complètement
compris et intégré dans le cinéma de Buster Keaton. C’est pas du tout extérieur, c’est
extérieur au burlesque de ce cinéma, mais c’est pas du tout extérieur à ce cinéma.

Et je citais d’autres exemples : Dans la grande séquence comique de La Croisière du


navigator -la scène du scaphandrier, il y a des éléments burlesques mais il y a un long
moment, lorsque les sauvages sont montés sur le bateau et qu’il y a un sauvage qui coupe le
tuyau de respiration, il y a une espèce d’asphyxie au fond de l’eau de Buster Keaton ; il n’y a
là absolument rien, absolument rien de burlesque ! Dans un autre, dans Le Cameraman, il y a
la fameuse émeute chinoise où déjà est posée -à mon avis au cinéma pour la première fois- le
problème de la trahison ou du trafic de toutes les possibilités de trafiquer le direct, de
trafiquer le pseudo direct puisque le caméraman joué par Buster Keaton fait tout pour que
l’émeute tourne en sang. Il prend les chinois, là, qui font la fête tout ça, qui commencent à se
bagarrer, puis il glisse un couteau dans la main d’un des chinois là, et là ça commence, ça
devient sanglant. Bon... Voilà ma question : Si vous m’accordez ceci, il faudrait dire en effet
qu’avec Buster Keaton, il y a une utilisation, il y a une invention d’un burlesque grande
forme. J’appelle « grande forme » ces images qui appartiennent, mais fondamentalement, au
cinéma de Keaton. Je citais encore un exemple « le typhon » dans Steamboat bill junior. Alors
supposant que vous m’accordiez ça ; là vous avez des images de situation vraiment extra-
burlesque et de situations dans toute leur ampleur. Le typhon balaie la ville, l’asphyxie sous-
marine emporte tous ce monde sous-marin. Le match de boxe remplit tous l’espace. Vous
avez des fortes situations. Alors, et je dis c’est pas des -à la lettre, c’est pas du tout des hors-
d’œuvres chez Buster Keaton. Si bien que, le problème du burlesque de Buster Keaton, ça va
être ce qui va précisément permettre qu’il intègre dans son burlesque ces images en apparence
extra-burlesque, ça va être comment combler la différence. Voyez dans le burlesque ordinaire
de la petite forme, c’est : Comment suggérer une différence infiniment petite qui va
provoquer une distance incomblable ? Comment suggérer entre deux actions, une différence
infiniment petite qui va poser, entraîner, une distance incomblable entre les deux situations.
Le problème de Buster Keaton, problème technique - j’insiste là-dessus, ça va être un
problème technique étonnant, et c’est pour ça que techniquement il sera tellement en avance.
Pensez à toutes les histoires par exemple que à un moment où la transparence n’est pas
connue ou les techniques de la transparence ne sont la connues, la mobilisation des décors...
là, ce que fait Buster Keaton est techniquement fantastique avec une imitation technique du

318
cinéma à cette époque là- Bon, mais alors je dis, lui, son problème, c’est comment combler la
différence entre la grande situation extra-burlesque et l’acte burlesque. Il me semble que ça
n’est que chez lui que ça se présente comme ça. Et alors, je comprends mieux... c’est pour ça
que je m’intéressais beaucoup à l’anecdote que Buster Keaton rapporte lui-même. L’anecdote
qu’il rapporte lui même, je vous rappelle, c’est que pour Steamboat Bill, pour Steamboat
junior, son producteur lui dit : Ah non...non vous n’allez pas nous mettre une inondation. Ca
non ! Alors, il dit pourquoi, Buster Keaton, pourquoi vous ne voulez pas d’inondation ? Il dit :
Vous pouvez pas faire rire avec quelque chose qui tue tant, tant milliers de gens par an !
Alors, Buster Keaton, il répond : pourtant Chaplin il a bien fait rire avec la guerre de
quatorze. Et le producteur lui dit non...non ce n’est pas la même chose ! Je disais le
producteur était très malin à sa manière. C’est que, c’est vrai, on peut faire rire avec la guerre
de quatorze dans une technique « petite forme ». Où on suggère une différence infiniment
petite entre deux actions, l’action de tirer et l’action de jouer au billard. Dans une technique
« grande forme » pas question de faire rire avec la guerre de quatorze.

Et dans la grand scène, pour ceux qui se rappellent de Charlot soldat, dans la grande scène
abominable des soldats qui dorment dans la tranchée inondée. La scène, est bien abominable
mais perpétuellement, ce qui fait rire, c’est les différences infiniment petites. Par exemple la
bougie qui se promène dans l’eau sur un bouchon, là sur une espèce de morceau de liège qui
se promène et qui va brûler les pieds du beau soldat qui a réussi à s’endormir mais à ce
moment-là, différences infiniment petites avec un petit canard qui se ballade dans une
baignoire. C’est ça qui permet que ça passe en comique ! Encore une fois, Buster Keaton s’est
interdit ce procédé, et c’est ça sa nouveauté pour moi. Si bien que le producteur lui dit - il me
semble d’une certaine manière, Charlot, oui, pourrait nous faire rigoler avec n’importe quoi,
avec la guerre de quatorze, avec une inondation mais vous, je vous connais. Toi, je te connais,
tu ne feras pas comme ça. Tu nous feras encore un match de box d’une violence inouïe, c’est-
à-dire une "grande forme", tu nous flanqueras une inondation mais où les gens vont crever,
vont périr qui va envahir tout l’écran - grande forme - et ce ne se sera pas drôle du tout ! Et il
transige sur le typhon, Buster Keaton se marrant, se disant : Tiens, il accepte le typhon,
allons-y. Et il fait son typhon qui également est "grande forme". Il se trouve que le producteur
semblait ignorer que le typhon est non moins meurtrier que les inondations ; tant mieux
puisque ça nous valut cette scène. Mais encore une fois, bon... je reviens à ma question
comment faire" ?

Et bien, je crois que Buster Keaton se trouvant devant un problème burlesque qui lui est
propre à savoir comment combler l’énormité d’une différence et non pas comment suggérer
une différence infiniment petite. Voyez c’est ça, ce que j’appelle le problème unique du
burlesque de Keaton. Comment combler une différence énorme ? Comment combler la
différence entre le match de boxe dans toute sa violence et l’élément burlesque ? Entre le
typhon dans tout sa violence et l’élément burlesque ? La réponse est presque comprise dans
toute la question. Buster Keaton comblera cette différence que s’il est capable d’inventer des
machines. D’où le génie de Buster Keaton, enfin, un des aspects, un des aspects du génie du
Keaton, c’est une invention qui à mon avis n’a eu d’équivalant dans l’art et dans la littérature,
pas du tout avec le surréalisme mais avec le dadaïsme ; un génie de l’invention de machine
insolite. Qu’est-ce que ça va être les machines insolites ? Ca va être des machines à longues
chaînes, encore une fois qu’on m’objecte pas chez Charlot "Les Temps modernes" car, dans
"Les Temps modernes", la machine est complètement objective. Charlot ne se sert pas de la
machine, le burlesque "petit forme" ne peut pas dépasser l’usage, du point de vue de l’usage,
le maniement de l’outil. Le maniement de l’outil est comique. Il est burlesque dans la petite
forme. Mais inventer des machines qui vont combler la différence, qui vont combler l’infini
de la différence entre l’individu burlesque isolé et la grande situation qui lui échappe. Alors,
en Amérique, ils étaient très fort ; je cite le dadaisme comme Européen mais ces machines à
très longue chaîne, à la lettre, absurde, je dirais des machines à liaison absurde, ça c’est le
propre de Buster Keaton. Un dessinateur américain de la même époque - je trouve que c’est
un des plus drôle ou un des seuls qui me fasse rire, mais hélas comme j’ai oublié tous ça, je

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n’ai pas amené... je vous aurais amené des dessins de lui, peut-être que beaucoup d’entre vous
le connaisse" ? C’est Goldberg. Goldberg faisait de telle machine, alors par exemple, vous
allez tout de suite comprendre ce que c’est qu’une machine à longues chaînes absurde. Il
s’agit de mettre en mouvement un disque. Comment mettre en mouvement un disque ?

Alors le plus simple évidemment, c’est de le faire directement. On met la pointe sur le
disque... Dans la machine Goldberg ça ne se passe pas comme ça. Premier temps ; il y a un
batelier de Volga, et son dessin présente un batelier de la Volga avec son chapeau, tout ça, qui
tire sur une corde. Mais pour que le batelier de la Volga tire sur la corde, il n’y a pas
beaucoup de rapport avec le disque qu’il faut mettre en train mais ça ne fait rien. Allez voir le
rapport c’est un élément de la machine absurde. euh... le batelier de la Volga donc pour qu’il
tire sur la corde, il faut lui présenter un deuxième élément « un tableau ». Un tableau qui
présente la Volga, et des bateaux sur la Volga. Alors convaincu par le tableau, vous avez là le
pauvre moujik qui tire sur la corde. La corde passe sous le tableau, donc j’ai déjà deux
éléments. Le batelier ivre qui tire sur sa corde là, et le tableau que le batelier regarde d’un air
hébété. Deuxième élément de la machine : La corde qui passe sous le tableau relie un
homme très riche en train de déjeuner, de faire un repas énorme. Troisième élément : Quand
le batelier sous l’inspiration du tableau qu’il regarde tire sur la corde laquelle est attachée à la
chaise du milliardaire en train de déjeuner ; ça tire la chaise. Et le ventre du milliardaire qui
était appuyé contre la table est détaché de la table. Ce ventre étant plein, trop plein, les
boutons du gilet du milliardaire sautent en air ! Voilà le troisième élément de la machine
folle. Mais c’est une machine indirecte et extraordinaire ! Quatrième élément : ces boutons,
en jaillissant du gilet du milliardaire vont frapper un gong, ils sautent en l’air et frappent un
gong. Lequel gong réveille - en hauteur sur le dessin, c’est un dessin circulaire très, très
beau dessin, mais il passait son temps à faire ça Goldberg. Très bien ! - réveille un boxeur
affalé sur son tabouret dans un ring, lequel boxeur est immédiatement assommé (là j’ai
oublier quelque chose) est immédiatement assommé mais tombe hors du ring sur un matelat.
Sur ce matelat pneumatique, il y a un petit lapin.

Vous connaissez typiquement des enchaînements dadaïstes, pas du tout surréalistes encore
une fois - à mon avis. Il faut que ça fasse machine tout ça. Et c’est le petit lapin en sautant qui
va déclencher le disque et mettre en marche le disque. Voilà une machine Goldberg. Je dirais
les machines Buster Keaton, c’est ça. Je me souviens d’un court métrage de Buster Keaton -
je crois bien la série de manège - où Buster Keaton n’arrive pas à, dans un stand de foire,
n’arrive pas à voir à tirer bien. Voyez, c’est un truc quand on tire dans le mille, on se fait
photographier, puis il veut beaucoup sa photo mais il n’arrive pas à tirer. Alors, il invente une
machine typique du même genre. Il attache un chien avec une poulie qui fait descendre un os,
le chien bondit sur l’os. Il attire l’os et quand il a réussi à tiré l’os ça déclenche le déclic de la
photo si bien que Buster Keaton dit : Je l’ai mis dans le mille. Voilà ! Vous voyez, ces
machines indirectes... Je dirais que si vous regardez un peu dans Buster Keaton, vous avez
toujours présentes ces machines indirectes, à la limite infinies, qui vont adapter la grande
forme, aux exigences du petit burlesque. Et c’est ça l’opération très bizarre de Keaton. Je
prends l’exemple le plus célèbre pour faire comprendre ce que je veux dire : "la Croisière du
navigateur". La croisière du navigateur, voilà qu’il se trouve avec la femme, avec une femme,
avec une jeune fille, voilà qu’il se trouve dans l’immense bateau vide. Je dirais cet immense
bateau vide avec les images qui nous montrent les cuisines de ce bateau qui vont supporter
des milliers de personnes. Bon... C’est de la "grande forme" ça. Et l’opération de Keaton,
vous ne trouverez jamais ça chez Charlot à mon avis, euh... jamais. C’est tout autre problème,
c’est le problème Keatonien. Ça va être quoi ? Ça va être monter des machines idéalement
infinies pour adapter les grandes machines à un usage privé réduit à deux. Vous voyez tout un
système pour arriver à, comment dans une cuve conçus pour mille personnes, comment
arriver à faire cuire un œuf à la coque ! Il va falloir tout un système de, de ....c’est la grande
machine Dada. C’est la grande machine Dada ! C’est une machine à la fois récurrente, à
récurrence, et à récurrence proprement finie. C’est une machine faite de parties hétérogènes,
complètement hétérogènes, comme dans les dessins de Goldberg. Si vous préférez, il y aurait

320
un équivalent aujourd’hui dans les machines, les célèbres machines de Tingueli. Les
machines Tingueli, c’est des machines du mêmes type. Et alors, ça il me semble que ce sera
sa manière à lui, pour intégrer, pour que les grandes scènes, les grandes formes, dont il nous
donne des images fantastiques, merveilleuses, soient intégrées dans le burlesque lui-même. Et
là, il y a quelque chose il me semble d’unique. Je prends l’exemple de La croisière du
Navigateur : Bon, il est complètement asphyxié dans le fond, là, ivresse sous-marine,
asphyxie... On a confiance, alors on est déjà tout prêt à rire mais l’image, elle est pas drôle du
tout.

Et puis, il va remonter, il y aura des aventures, tout ça... Et qu’est ce qu’il va surgir ? Une des
plus belles images et une des plus célèbre, je crois, de tout le cinéma ; c’est que la femme, qui
comme toujours dans le burlesque, est avant tout une espèce d’agent du destin, c’est-à-dire
qui empire les choses par nature, dès qu’elle fait un geste...[ fin de bande]

Deleuze Cinéma cours 19 du 18/05/82 - 1 transcription : Andrée Manifacier

J’arriverai juste...à la fin.. surtout, oui, faudrait aller très vite parce que je voudrais qu’on
fasse une dernière séance de récapitulation et surtout de récapitulation de toutes les occasions
manquées où là c’est vous qui parleriez en disant que telles et telles choses qu’on a pas vues,
on aurait dû les voir tout ça.. Alors je continue .. Vous voyez en gros où on en est : J’aurai
voulu que ce soit sans qu’on s’en rendre compte, on est déjà sorti de l’image-action et peut
être plus encore... On est sorti de l’image-action puisque tout ce que l’on a fait depuis
plusieurs séances...

- merde ! (une porte qui grince.. ;)

...s’était dégagée cette notion, ce concept "d’images-optiques-sonores pures". Or un cinéma


qui se fonde ou qui produit des images optico-sonores comme pures, c’est ce qui nous a
permis de grouper, quoi ? Tout un ensemble qui comportait et le néoréalisme italien et les
deux aspects... Non ! Pitié Pitié Pitié ! ! ! Ah ! Voyez tout ça... quoi .. Oui ! et le néo-réalisme
italien et le nouveau cinéma français avec ses deux branches, avec ce qu’il est convenu de
désigner comme ses deux branches, à savoir : La nouvelle vague d’une part, ce qu’on a
appelé, à un moment - je crois ne pas me tromper - la "rive droite" et puis l’autre tendance,
qui était à peu prés simultanée, la tendance Resnais. Et en effet on aura à voir en quoi, c’est
pas la même chose. Mais pour le moment, je cherche le dénominateur commun de tout ça. La
tendance Resnais que l’on appelait, je crois bien, la "Rive gauche", elle. Puisque la nouvelle
vague issue des Cahiers (du cinéma) était rive droite, c’est ça, oui ! Donc le "cinéma rive
droite", et le "cinéma rive gauche" et puis ce qu’on a vu sur un nouveau cinéma américain.
Tout ça nous donne tout un ensemble, où réellement on sortait des images sensori-motrice -
qu’elles appartiennent à la forme classique SAS ou à la forme classique ASA - on sortait des
images sensori-motrices pour atteindre à quelque chose, qui pour nous, qu’on commence à
voir se dessiner mais qui restent très insolites dans leur statut : des images optiques pures, des
images sonores pures. Et c’est à ce niveau que peut être se réalisait, ce que depuis longtemps,
avait cherché et peut être avait trouvé....

Je vais faire une crise ! Je sens que j’ai ma crise qui arrive ! Ah ! En voilà d’autres ! Et c’est
pas fini ! D’habitude je le supporte, là je ne supporte pas ... Bien alors ? Cette production de
ce types d’images, je dis d’une certaine manière, cela réalisait un rêve qui était courant .... (je
vais amener un revolver là, hein !). ....et qui existait depuis très très longtemps dans la cinéma
et c’était le même rêve que celui qui se posait aussi pour beaucoup dans la peinture ou dans la
littérature qui était : Comment d’une certaine façon dépasser la dualité entre un cinéma
abstrait et un cinéma narratif-illustratif ? je dis de même comment dépasser la dualité entre
une peinture... (bruits de porte qui grince) C’est hallucinant ! oui ! Vous voyez comment
dépasser tout ça, quoi .. rires

321
Je pense que notamment dans ce qu’on peut appeler, en très gros, l’école française d’avant la
guerre, c’était un souci tout à fait..très actif chez eux : comment surmonter cette dualité ?
Puisque ils étaient très sensibles à l’existence d’un cinéma abstrait, purement optique, d’autre
part existaient et se montaient les formes de narration aussi bien du type SAS que ASA, et
voilà que ce qu’ils cherchaient, c’était quelque chose d’autre : même au niveau de Gremillon,
de l’Herbier : comment dépasser cette dualité de l’abstrait et du figuratif/illustratif - narratif ?
Bon - Ecoutez, j’essaie de me calmer et puis on va avancer tout doucement.. Ah ! Et je
pense que par exemple, si on reprend les textes d’Artaud sur le cinéma, vous voyez
constamment et à mon avis, il ne l’a pas inventé ce thème - mais vous voyez constamment
revenir, comme proposition de base : comment sortir de cette dualité ? Et il nous dit tout le
temps : le cinéma "abstrait", il est purement optique ! Oui ! Mais il ne détermine pas d’affects.
Il n’atteint pas aux véritables affects. Et le cinéma narratif illustratif, il dit : "aucun intérêt".
On verra des textes très curieux d’Artaud - il va jusqu’à dire : comment atteindre à des
situations optiques - le mot est chez Artaud lui-même, quand je l’ai trouvé en relisant du
Artaud, j’étais extrêmement content - "comment atteindre à des situations optiques qui
ébranlent l’âme" ? Curieux cette formulation ! Or comme il a participé à un film ça posera
pour nous - et qu’il a rompu justement avec le metteur en scène en disant qu’on l’avait trahi,
tout ça. Qu’est-ce qu’il voulait ? Il ne s’agit pas de dire qu’il pressentait ce qui allait se passer
après, qu’il pressentait le néo-réalisme ou la nouvelle vague, évidemment pas, mais qu’est-ce
qu’il voulait dire pour son compte ? Et comment ça se fait que par des moyens absolument
différents, ça nous soit revenu, c’est à dire des images optiques-sonores qui ébranlent ou qui
sont censées ébranler, comme il dit, l’âme ...

Alors bon, mais ces images optiques, on a vu en quoi elles dépassaient l’image-action. Elles
dépassent l’image-action parce qu’elles rompent avec l’enchaînement des perceptions et des
actions A quel niveau ? Comprenez ! Au double niveau : et du spectateur qui voit l’image,
évidemment, mais avant tout au niveau du personnage puisque ce n’est pas du cinéma
abstrait, au niveau du personnage qu’on voit sur l’écran, le personnage qu’on voit sur l’écran
n’est plus en situation sensori-motrice, ou du moins vous nuancez. Bien sûr il l’est encore un
petit peu, mais on a vu, avec tout le thème de la balade, avec tout le thème de ce personnage
qui se promène, qui se trouve dans des situations, dans des événements qui ne lui
appartiennent pas. On a vu tout ça - que ce personnage était un nouveau type de personnage
- exactement comme il y a eu dans le roman un nouveau type de personnage - et que la seule
manière de définir ce personnage sur l’écran c’était dire : " oui, il est dans un type de situation
très particulier, il est dans une situation optique et sonore pure". Quand je disais Tati, le
comique de Tati c’est ça. Le comique de Tati c’est un comique de l’image optique-sonore.
Qu’est ce que fait Tati ? Absolument rien, sauf une démarche. En revanche qu’est-ce qui est
drôle ? C’est le jeu des images optiques et sonores pour elles-mêmes avec ce personnage qui
déambule. La promenade du personnage parmi des situations optiques-sonores pures. On est
tout à fait sorti du sensori-moteur. Et c’est parce que ce cinéma est sorti du processus sensori-
moteur que je peux dire : on est donc sorti de l’image-action. Comment est ce que du même
coup - je voudrais faire pressentir que bien plus, et plus profondément - on est aussi sorti de
l’image-mouvement ? Et qu’on est en train d’aborder en effet, ce que nous avions réservé
depuis le début, puisque depuis le début de l’année, on s’est occupé de l’image-mouvement
mais en disant tout le temps :" mais attention : ce n’est qu’un type d’image" et nous avons fait
nos ramifications d’images-mouvement dans tous les sens : image-perception image-action
image-affection Et chaque type d’image se ramifiait, donc on a toutes sortes de catégories, on
en 20, on en 30, tout ce que vous voulez, tout ce qu’il nous fallait. Mais l’image-mouvement
qui se ramifiait ainsi n’était qu’un type d’image. Pourtant les images optiques sonores
semblent bien rester des images-mouvement. Quelque chose bouge. Remarquez que oui et
non. Je dis oui et non parce que est-ce par hasard que le plan fixe ou le plan séquence prend
une importance fondamentale dans ce type de cinéma, en liaison avec les d’images
optiques/sonores ? Ca n’empêche pas que dans beaucoup de cas, il n’y a pas plan fixe, il n’y a
pas plan séquence, il y a véritablement mouvement, mouvement aussi bien de la caméra que
mouvement saisi par la caméra. Oui, il y a mouvement, mais ce qui est important c’est

322
lorsque le mouvement est réduit au jeu des images optiques et sonores, peut-être est-ce que
l’image alors - quoiqu’elle soit affectée de mouvement pour son compte - mais ce n’est plus
du tout le même mouvement que dans le schéma sensori-moteur, peut-être que alors ces
images, optiques et sonores, même en mouvement, entrent fondamentalement en relation avec
un autre type d’images qui, lui, n’est plus l’image-mouvement. Si bien que je dis bien : "le
concept..

Ho, écoutez ! rires ! ! ! Mais quelle heure il est ? Et bien c’est tragique ! C’est tragique ! Ce
qu’il y a de curieux c’est que d’habitude je ne le remarque pas à ce point là.. Vous voyez...je
sais plus ce que vous voyiez- je sens que je souhaiterai que vous voyiez quelque chose..

Alors je dis c’est bien en même temps que cela se passe dans le cinéma et ailleurs. Et en
effet j’insistais sur la rencontre, nous, par exemple, en France entre le Nouveau Cinéma et le
Nouveau Roman. Je prends quatre propositions de base que Robbe-Grillet présente comme
les éléments fondamentaux du Nouveau Roman. Et leur traduction en termes de cinéma se
fait immédiatement, c’est à dire : en quoi la même chose s’est passée dans le cinéma ?

Première proposition : caractère privilégié - ces propositions vous les trouvez dispersées dans
son recueil théorique "Pour un Nouveau roman" Première proposition : caractère privilégié de
"l’optique". Privilège de l’œil. D’où le nom donné, encore une fois, dès le début au nouveau
roman : "école du regard". En fait il faudrait dire que c’est un privilège de l’œil-oreille. Il n’y
a pas moins de sonore que d’optique. Pourquoi est-ce que selon Robbe-Grillet, pourquoi il
tient à ce privilège au moins de l’œil ? Puisque dans les pages auxquelles je pense, il ne parle
que de l’optique - Pourquoi ce privilège de l’œil et à la rigueur de l’oreille ? Il dit parce que
c’est le seul.. Il dit que finalement, il faut faire avec ce qu’on a, il est très nuancé c’est des
remarques pratiques et si vous réfléchissez bien, l’œil c’est l’organe le moins "corrompu".
Qu’est ce qu’il veut dire par "corrompu" ?

Je suis dans la situation où j’hésite : J’hésite est ce que je vais avoir une crise de nerf ou est
ce que je ne vais pas l’avoir, est-ce que, faudrait que je me dise, si j’ai une crise de nerf..heu ?
Quoi ? (étudiant - Faut respirer), (Auditeur - Faut respirer), Quoi ? Faut respirer, Mais peut
être que je souhaite l’avoir ma crise (auditeur = Vous riez !) C’est un rictus, c’est même plus
..C’est heu..Oh ben écoutez.. Quand même, c’est pas dans ma tête aujourd’hui, c’est pas
comme ça d’habitude hein ? (auditeurs = c’est souvent comme ça, il faut demander à graisser
la porte... c’est l’orage Autre auditeur, c’est le bruit de la porte) Oh oh oh oh ben Bon écoutez
je vais faire un tour au secrétariat hein comme j’ai des choses à y faire, je suis navré mais
c’est pas ma faute !

Tout à l’heure c’était la semaine dernière...Voilà... Je dis oui : Il dit une chose très simple
finalement, qu’est-ce qui nous empêche de voir ? Dans ce premier point il faut que ce soit le
plus concret possible. Comment ça se fait que on voit rien ? Vous comprenez déjà le...en quoi
c’est une question ? Comme je cherche des dénominateurs communs heu : Heu Godard nous
dit ça aussi tout le temps. Mais on est dans une situation où on ne voit rien, on ne voit pas les
images. Ils n’en sont pas à nous dire : ce que nous voyons c’est des images ! tout ça non, c’est
pas... Vous êtes devant des images mais vous voyez pas... Et pourquoi on ne voit pas une
image ? Pourquoi on voit pas ce qu’il y a dans une image ? Ben pour toute sorte de raisons.
C’est que à chaque instants, moi je résumerai tout en disant c’est pas difficile : parce que, on
vit dans un monde d’images sensori-motrices.et que extraire des images optiques et sonores
pures, ça suppose déjà toute une production qui est de "l’art", et que les images qui font notre
monde, ce sont des images sensori-motrices. Donc, d’une certaine manière, c’est forcé qu’on
ne voit rien, c’est tout un travail : "extraire des images qui donnent à voir". Nos images elles
ne donnent pas à voir. Les images courantes elles ne donnent pas à voir elles sont vraiment
"courantes" au sens exact du mot. Et pourquoi les images "courantes" sensori-motrices ne
nous donnent rien à voir ? Elles nous donnent rien à voir, et là Robbe-Grillet se fait plus
précis : parce que, finalement, dès qu’on regarde quelque chose, on est assailli par quoi ? On
est assailli par : les souvenirs, les associations d’idées, les métaphores, les significations. Tout

323
ça c’est pas pareil. C’est comme un groupe d’ombres qui nous empêche de voir. On a dans la
tête déjà : déjà voyons, qu’est-ce que ça signifie, à quoi ça ressemble ? Qu’est-ce que ça nous
rappelle ? Et en effet c’est notre triste condition - c’est une condition très triste, vous savez
celle des gens et on est tous de ces gens là si on ne fait pas très attention ! Ils ne peuvent pas
voir quelque chose sans que cela leur rappelle quelque chose. Et toute cette littérature et toute
cette culture de la mémoire, de l’association d’idées, toute cette puérilité, toutes ces.. Tout ça,
tout ça heu, toutes ces métaphores qui nous assaillent dans lesquelles on vit, tout ça, ça nous
détruit absolument ! Et Robbe-Grillet lance donc sa grande attaque contre les significations,
les métaphores etc... Et pense que, l’œil - et c’est par là qu’il va privilégier l’optique - que
l’œil est l’organe malgré tout et compte tenu de tout et relativement le plus apte à secouer
l’appareil des métaphores, des significations, des associations, pour ne voir que ce qu’il voit,
c’est à dire des lignes et des couleurs, mais surtout des lignes. Voilà la première remarque de
Robbe-Grillet. Deuxième remarque mais attention ! Si l’on suppose un œil qui s’est donc
extrait des situations sensori-motrices et de leur cortège : signifiant, associatif, mémoriel etc..
Si on suppose un tel œil, qu’est-ce qu’il voit cet œil ? Il voit des images. Mais qu’est-ce que
c’est "des images" ? Des images ce ne sont pas des objets, ce sont des descriptions d’objets.
Et là il lance cette notion de "description d’objets" à laquelle il tient beaucoup puisque, selon
lui, le nouveau roman, mais aussi le nouveau cinéma, ne va pas nous faire voir des objets ou
des personnes, mais va nous faire voir des descriptions. Ce qui est optique, c’est la description
des personnes et des objets. Bien plus, n’est pas exclu que dans certaines formes - et c’est
peut être là que commencerait l’Art, pas sûr mais... que dans certaines formes, la description
remplace l’objet. Non seulement elle vaudrait pour l’objet, mais c’est elle qui serait le
véritable objet. Elle remplacerait l’objet, elle détruirait l’objet, elle gommerait l’objet. Et
Robbe-Grillet nous dit : oui, dans le roman classique, si vous prenez une description chez
Balzac, vous voyez que elle vise un objet ou une situation. Mais dans le Nouveau Roman
c’est pas comme ça. La description a remplacé l’objet, la description a gommé l’objet (page
81 de « Pour un Nouveau Roman ») : "la description optique est celle qui opère le plus
aisément la fixation des distances. Le regard s’il veut rester simple regard c’est à dire sans
métaphore ni association d’idées, le regard s’il veut rester simple regard, laisse les choses à
leur place respectivement. Mais il comporte aussi ses risques : se posant à l’improviste sur un
détail il l’isole, l’extrait voudrait l’emporter en avant, constate son échec s’acharne, ne réussit
plus ni à l’enlever tout à fait, ni à le remettre en place. Pourtant ces risques restent parmi les
moindres : il nous faut opérer avec les moyens du bord" Et Quels vont être les moyens du
bord de la description optique pure ? Page 159 : "Dans l’ancien roman, la description servait à
situer les grandes lignes d’un décor puis à en éclairer quelques éléments particulièrement
révélateurs. Elle prétendait reproduire une réalité préexistante. Maintenant au contraire elle
affirme sa fonction créatrice. Elle faisait voir les choses dans l’ancien roman et voilà que
maintenant, elle semble les détruire comme si son acharnement à en discourir, ne visait qu’à
en brouiller les lignes, à les rendre incompréhensibles, à les faire disparaître totalement" (La
porte grince) Pas tellement fermée, hein ? "Il n’est pas rare en effet dans les romans modernes
de rencontrer une description qui ne part de rien, elle ne donne pas d’abord une vue
d’ensemble, elle paraît naître d’un menu fragment sans importance à partir duquel elle invente
des lignes, des plans, une architecture. Et on a d’autant plus l’impression qu’elle les invente
que soudain elle se contredit, se répète, se reprend, bifurque. Pourtant on commence à
entrevoir quelque chose et l’on croit que ce quelque chose va se préciser mais les lignes du
dessin s’accumulent, se surchargent, se nient, se déplacent. Si bien que l’image est mise en
doute à mesure qu’elle se construit". L’image est mise en doute à mesure qu’elle se
construit, par exemple, il y a un film, c’est l’exemple même de ce procédé : "l’image est mise
en doute à mesure qu’elle se construit", par exemple, il y a un film, ce serait l’exemple même
de ce procédé l’image est mise en doute à mesure qu’elle se construit, ce serait "Les
Carabiniers" de Godard... Où là, la technique est très précise : il n’y a pas d’autre description
de cette technique là : "l’image est mise en doute à mesure qu’elle se construit" Pourtant
comment...Quelques paragraphes encore.. ... "Et lorsque la description prend fin, on
s’aperçoit qu’elle n’a rien laissé debout, derrière elle. Elle s’est accomplie dans un double
mouvement de création et de gommage".

324
Voilà donc le second principe que Robbe-Grillet cherche à dégager : la description optique.
Voyez : 1er principe : privilège de l’œil 2eme principe : non pas l’objet optique mais la
description optique. Troisième principe : Pourquoi ? Pourquoi insister tellement sur la
description optique qui finit par gommer l’objet, par remplacer l’objet, par se substituer à
l’objet ? C’est parce que - et c’est pour ça que Robbe-Grillet n’aimait pas du tout l’expression
"école du regard", c’est parce qu’il tient énormément à l’idée que, les images optiques pures
ne sont pas du tout des images objectives ou objectivistes. Bien plus comme il dira, peut alors
en exagérant l’autre aspect, comme il dira : le Nouveau Roman c’est le roman de la
subjectivité totale, c’est le roman de la subjectivité totale, d’où, l’importance de ne pas lier
l’image optique pure ou l’image sonore pure, à l’objectivité d’objet, à l’objectivité de quelque
chose. Si l’image optique pure est pure description qui gomme l’objet, il est évident que elle
renvoie à une subjectivité totale. Et en effet, ce qu’on a appelé "La situation optique", Là, je
continue à vouloir dire, il me semble, c’est la troisième, grande idée de Robbe-Grillet dans ses
écrits théoriques. Cette idée du Nouveau Roman comme roman de la subjectivité. C’est très
simple à comprendre. Imaginez-vous encore une fois dans des situations optiques pures. Je
disais alors je prends mon nouvel exemple là dans un cas qu’on a déjà étudié dans le cinéma
américain, "Taxi Driver" de Scorcèse. En quoi le personnage là dans sa balade, il est en
balade puisque il est chauffeur de taxi...Bon En quoi est-il en situation optique pure ? Bien
sûr, il est en situation sensori-motrice par rapport à sa voiture, il la conduit. Mais son attention
comme flottante, concernant la tension, apportant une contribution à la psycho- pathologie, à
la pathologie du chauffeur de taxi. Pourquoi est-ce qu’il délire ? Pourquoi est-ce qu’il
fantasme ? Si on a la réponse on comprend pourquoi ils sont fondamentalement racistes.
Pourquoi là il couve une espèce d’énorme délire raciste. Finalement Scorcese il a très très
bien montré, mais chez nos chauffeurs de taxis à nous, ça marche aussi très très fort ça. C’est
que, ils sont en effet dans une situation assez délirante, hein. Je veux dire du point de vue
maladie professionnelle, maladie professionnelle du chauffeur de taxi, vous comprenez, il est
coincé dans sa petite boîte hein où, là, il est en situation sensori-motrice, excitation/réaction.
Une voiture arrive, il faut l’éviter, il faut la dépasser tout ça, c’est du pur sensori-moteur Mais
simultanément à ça, on voit bien alors comment ça peut être mixte, c’est un très bon exemple
pour nos nuances, pour les nuances qu’on souhaite chaque fois apporter. Bien sûr il a tout une
région de lui même engagée dans le processus sensori-moteur, mais il a tout un bout de lui-
même et ça se mélange bizarrement, qui est en situation optique pure et plus du tout en
situation sensori-motrice, à savoir son attention traînante où ce qui se passe sur le trottoir. Et
ça c’est ce que Scorcese a montré admirablement, c’est par là que c’est un film moderne, le
film de Scorcese, son attention flottante où ce qui se passe sur le trottoir n’est plus du tout
saisi en situation sensori-motrice, à savoir : je vois, j’agis, en fonction de ce que je vois, mais
en situation optique pure : Il passe dans les rues là et puis il voit sur le trottoir un groupe de
putains, à côté trois types qui se battent, à côté un petit enfant qui fouille dans une poubelle, à
côté etc.. Et, il est exactement, toute proportion gardée, dans la même situation que la
bourgeoise de Rossellini dans « Europe 51 » qui elle aussi, pour d’autres raisons mais
également des raisons de classe - Si vous voulez la vraie sociologie elle est pas dans ce que
représente ce cinéma, contrairement à ce que croyaient les premiers commentateurs du néo-
réalisme, elle est, au contraire, bien plus profonde dans ce cinéma lui-même car dans la
situation de classe de la bourgeoise d’ « Europe 51 », l’usine, l’usine, elle est en situation
purement optique et c’est parce qu’elle est en situation purement optique - vous me direz tout
le monde l’est en situation purement optique par rapport à une usine à moins d’être ouvrier -
pas du tout. On passe dix fois devant chez Renault, on est en situation sensori- motrice, on
dit :"oh c’est une usine", qu’est-ce que ce serait une situation optique ? Qu’est-ce que fait la
bourgeoise de Rossellini ? Elle a un pouvoir, elle n’a pas fait d’effort spécial. Ce n’est pas un
effort spécial, elle se trouve là et tout d’un coup, tout d’un coup, elle dit : "Mais qu’est que
c’est que ça ? Qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est-ce que je vois d’intolérable là-dedans ?
Quelle différence entre ça et une prison ? Qu’est-ce que c’est ? C’est ça la situation optique.
C’est par là que on retrouve déjà le thème qu’on ne cessera de retrouver. La situation optique
c’est pas du tout une situation d’indifférence, c’est une situation qui fondamentalement
traverse de part en part et ébranle l’âme. Alors bon et le type de « Taxi Driver », bon il fait

325
sa balade, il est en situation optique par rapport aux rues, par rapport si vous voulez, je dirais
il est en situation sensori-motrice par rapport à la chaussée mais par rapport aux rues et à tout
ce qui se passe dans les rues, il est en situation optique pure. Au besoin même il verra par son
rétroviseur. Il voit, là... il défile, c’est un défilé optique pur et sonore. Et en même temps
tourne dans sa tête quoi ? Voyez que les joints, les articulations sensori-motrices sont donc
coupées. Dans une situation optique ce qui est coupé fondamentalement c’est l’articulation
perception-mouvement, perception-action, ça, on l’avait vu à la fin de la dernière fois, d’où
ces gestes mal adaptés etc..Quand on est en situation optique d’où le détail qui fait faux
comme disait... l’importance du détail qui fait faux, l’action maladroite, l’action figée ou
l’action qui survient, moment qui n’est pas le moment convenable etc. Alors je sais plus
quoi déjà, je perds la tête aujourd’hui, ouais - donc par rapport à la chaussée, il est bien euh
dans la situation sensori-motrice ordinaire. Par rapport au trottoir, il est dans une situation
optique pure. Et cette situation optique où les liens perception-action, où les liens perception-
mouvement semblent coupés - on verra ce que ça veut dire ça, c’est ce que j’avais, oui j’avais
fini là-dessus la dernière fois - semblent coupés, interrompus, permet une espèce d’éclosion
de délire à savoir délire raciste, "oh mais on n’est plus chez nous" "heu, oh, partout regardez
oh, oh, toutes les femmes sont des putains etc, etc », délire si courant dans la cervelle d’un
chauffeur de taxi, mais que vous ne pouvez pas comprendre, il me semble, indépendamment
de ceci, c’est que les situations optiques pures - comment dire ? - appellent des concrétions
soit fantasmatiques, soit délirantes, soit rêveuses. Tout un monde que l’on pourrait qualifier
en très gros mais on verra où ça nous mène ça de « l’imaginaire ». Situation de fantasmes, de
délires. D’où le délire final du chauffeur de taxi, son passage à l’acte à ce moment là ou alors
lorsqu’il va se rebrancher sur du sensori-moteur sous forme de la catastrophe, de la tuerie, en
hésitant même toujours avec ce côté maladresse ou alternative : "Est-ce que je me tue ? Non
je vais tuer quelqu’un" etc... Voilà donc le troisième caractère, c’est bien des images que la
subjectivité totale, les images optiques pures se sont des images investies par une subjectivité
totale.

Et enfin, dernier caractère de Robbe-Grillet, c’est lorsque ne serait-ce que pour marquer la
différence des générations il disait : "bien oui, finalement il rendait hommage, il ne faisait pas
partie quand même de ces minables qui expliquaient que Sartre c’était fini et dépassé, mais,
avec beaucoup de nuances... il disait ben oui il y a une différence de génération, il disait qu’il
y a une différence de génération entre Sartre et nous. Mais qu’est-ce qui distingue "La
Nausée" du nouveau roman ? Justement il disait que nous- il ne disait pas que c’était mieux -
il disait on a été amenés nous, à dégager des situations optiques pures. Alors que chez Sartre,
il y a une présence du monde, mais ce n’est pas d’abord une présence optique. Ensuite il n’a
pas supprimé toutes les significations, même si il les a traduites en absurde, ou en nausée,
c’est encore un mode de signification. « La Nausée » l’absurde, Robbe-Grillet dit : "nous on
dit le monde n’est même plus absurde » parce que c’était peut être vrai, c’est fini, pour nous il
n’est pas absurde...Ca me fait penser à des remarques de Altman disant « le monde il n’est pas
absurde puisque les personnages sont aussi absurdes que le monde ». Finalement le problème
c’est plus du tout celui de l’absurde. Et aussi, il se démarquait aussi de Sartre en disant :
"nous évidemment on ne croit plus à l’engagement, on ne croit plus à une littérature de
l’engagement ». Voyez en quoi ça forme vraiment le quatrième principe des situations
optiques pures. Pourquoi il croit plus à l’engagement ? Pour mille raisons. Une littérature
engagée, il dit « non c’est pas le problème pour nous », et il dit que l’on appellera ça de "l’art
pour l’art", mais ça n’a pas d’importance, nous on a fini par croire que l’important c’est que
l’art fasse ses mutations propres, on ne croit plus au réalisme socialiste, mais il dit tout ça
sans excès de facilité, sans se moquer trop, on ne croit plus à l’engagement, on pense plutôt
que l’art doit faire ses mutations à lui, et que c’est comme ça ...(inaudible)

Dans cette perspective, la tâche propre de cet art là, je ne dis pas de tout art, il s’agit d’une
tentative précise, la tâche de cet art là c’était de produire des images optiques et sonores. En
quoi c’était actif ? Ce n’est pas un engagement ça ? Et pourtant ce n’est pas du tout
indifférent, puisque, encore une fois, cela suppose que nous ne savons même pas ce qu’est

326
une telle image. Nous vivons dans un monde de clichés. Un publicitaire éhonté va dire « mais
produire des images sonores, c’est ça que je fais, c’est ça mon métier... » Rien du tout ! il
produit le contraire, il produit des clichés, c’est à dire le contraire d’une image, des clichés
c’est à dire des excitations visuelles qui vont déclencher un comportement conforme chez
le...percevant-chezle spectateur. À savoir il produit un cliché de boîte de nouilles. Et le cliché
est censé déclencher chez le type « aller acheter cette boîte de nouille ». Et la dessus, éhonté,
le publiciste dit « c’est moi le poète du monde moderne ». Poète mon cul ! C’est le contraire
de toute poésie. Mais ce qui est difficile c’est de dire en quoi c’est le contraire de toute poésie.
La poésie, au niveau où on la définit, c’est gommer les clichés, supprimer les clichés, rompre
les associations sensori-motrices, faire surgir hors des clichés, des images optiques et sonores
pures qui, au lieu, de déclencher des comportements prévisibles chez les individus, vont
ébranler l’individu dans le fond de son âme. D’où le thème courant de Godard mais
évidement c’est vrai que nous vivons dans un monde de clichés et que nous ne savons même
pas ce que c’est qu’une image parce que nous ne savons pas voir une image, et nous ne
savons pas voir ce qu’il y a dans une image. D’ou le thème Il ne faut pas un art de
l’engagement, il faut un art qui ait sa propre action en lui-même, c’est-à-dire... qui suscite en
nous, quoi ? Qui, produisant des images, à la lettre, inouïes pour les images sonore, un je sais
plus quoi pour les images visuelles, soit tel que, il nous fasse saisir ce qui est intolérable, et
qu’il suscite en nous, pour parler comme Rossellini, l’amour et la pitié. Vous me direz tout ça
c’est passif, ben non, la construction d’un mouvement révolutionnaire, où participerait une
telle production, consistant à produire des images qui nous font voir l’intolérable, et qui
suscitent au fond de nous l’amour et la pitié, et bien il va de soit qu’un tel art peut très bien
participer à une machine révolutionnaire, mais en tous cas, ce n’est pas une littérature ou un
cinéma engagés, c’est un cinéma de la pure image optique sonore.

Voilà donc les quatre caractères de Robbe-Grillet. Je dis ; ils s’appliquent au nouveau roman
mais aussi à l’ensemble nouveau réalisme, nouveau cinéma français et nouveau cinéma
américain. Voilà la question devant laquelle nous sommes. Je voudrais bien la préciser parce
que ça va devenir plus compliqué là. Et comme aujourd’hui c’est mal parti, je sais pas ce qu’il
va se passer...

Ce que je considère maintenant comme fait c’est en quoi ces images optiques et sonores sont
autre chose que des images-action. Mais ce qui me soucie encore, c’est leur statut, c’est à dire
ces images optiques et sonores, qu’est-ce qu’elles vont provoquer, qu’est-ce qu’elles vont
faire naître en nous ? Est-ce qu’il y a d’autres types d’images que l’image-mouvement, et
qu’est-ce que ce serait ? Des images d’un autre type, des images qui ne seraient plus des
images mouvement. C’est par là que je disais un statut réel de l’image optique et sonore on
est encore loin de l’avoir. Alors qu’est ce que ce serait ? On tire un grand trait et je dis qu’il
faut repartir sur de nouvelles bases, on en a fini complètement avec l’image-action, bon
maintenant, et ça sera notre conclusion jusqu’à la fin, ça pourrait s’intituler au-delà de
l’image-mouvement. Ma question étant encore une fois : Est-ce que les images optiques et
sonores font naître en nous des images et font naître en dehors des images d’un autre type ?
Des images qui ne sont plus des images-mouvement.

Je vous propose alors de revenir à Bergson. Vous vous rappelez le point où on était arrivé
très vite au début de nos séances, concernant Bergson. On disait, il y a une thèse très célèbre
de Bergson qui consiste à dire, les positions dans l’espace sont des coupes instantanées du
mouvement, et le vrai mouvement c’est autre chose qu’une somme de positions dans l’espace.
Mais nous avions vu que cette thèse se dépassait vers une autre thèse beaucoup plus profonde
où il nous disait, non plus du tout, les positions dans l’espace sont des coupes instantanées du
mouvement, mais où il nous disait, beaucoup plus profondément :" le mouvement dans
l’espace est une coupe temporelle du devenir ou de la durée". Ca voulait dire que, à la lettre,
l’image-mouvement n’était qu’une coupe d’une image, quoi ? Faut-il dire plus profonde ?
L’image-mouvement ce serait la coupe temporelle ou la perspective temporelle sur une image
plus profonde, plus volumineuse. Le mouvement de translation, le mouvement dans l’espace,

327
et ça nous paraissait, ça, tellement différent de ce qu’on fait dire d’habitude à Bergson. Et
d’une certaine manière tellement intéressant cette idée d’une coupe temporelle, d’une
perspective temporelle et non plus une perspective spatiale. Une coupe temporelle d’une
image plus volumineuse. Et pour son compte, Bergson lui donnait un nom à cette image, il
l’appelait une image-mémoire, ou l’image-souvenir. Et l’image-mouvement n’était donc que
la coupe temporelle d’une image plus profonde, image- mémoire ou image-souvenir. Qu’est-
ce que c’était cette mémoire ? Ce qui me frappe beaucoup c’est que presque chaque fois que
Bergson essaie de définir la mémoire, il la définit non pas d’une mais de deux façons.

Je prends un texte de « Matière et Mémoire ». Je vous demande de me faire un peu


confiance là, vous avez l’impression peut être que je repars sur de toutes autres choses, en fait
on va retrouver notre problème très clair, très vite, mais j’ai complètement besoin de cette
apparence de détour. Voilà un texte du premier chapitre de « Matière et Mémoire » : "la
mémoire sous ses deux formes (donc on apprend que la mémoire a deux forme), en tant
qu’elle recouvre d’une nappe de souvenirs un fond de perceptions immédiates...". Première
forme, elle recouvre une perception d’une nappe de souvenirs. Je dirais ça c’est la mémoire
en tant qu’elle actualise un souvenir dans une perception présente. Elle actualise, des
souvenirs, une nappe de souvenirs dans une perception présente. Voilà le premier aspect de la
mémoire. Je continue "... Et en tant aussi qu’elle contracte une multiplicité de moments".
Ca, c’est une autre mémoire ? Est-ce qu’il y a deux mémoires ? Ou est-ce qu’il y a deux
aspects de la même ? C’est très curieux. La première ça fait pas tellement difficulté à
première vue pour nous. Quand on nous dit que la mémoire c’est ce qui recouvre d’une nappe
de souvenirs une perception, on se dit, bon c’est bizarre, pourquoi est-ce qu’il s’exprime
comme ça ? Il emploie une expression très poétique. Qu’est ce qu’il veut dire ? Mais on s’y
repère. C’est, encore une fois, la mémoire en tant qu’elle actualise des souvenirs dans une
perception. Je vois quelqu’un et je me dis « ah oui je l’ai rencontré , c’est celui que j’ai vu
hier à tel endroit ». J’ai donc une petite nappe de souvenirs qui s’actualise dans une
perception, ça c’est la première mémoire. Appelons-là, en gardons le mot de Bergson, on
verra si il y a lieu d’y substituer d’autres mots, la mémoire-nappe.

Puis il nous dit qu’il y a une autre mémoire, celle qui contracte deux moments l’un dans
l’autre. Prenons le cas le plus simple : le moment précédent et le moment actuel. A ce
moment là, il y aurait de la mémoire partout, car ce que j’appelle mon présent c’est une
contraction de moments. Cette contraction est plus ou moins serrée, en effet mon présent
varie. Mon présent a une durée variable. Tantôt j’ai des présents relativement étendus, tantôt
j’ai des présents très serrés. Tout dépend de ce qui se passe. Mais ce que j’appelle mon
présent, chaque fois, c’est une contraction d’instants : je contracte plusieurs instants
successifs. Si on appelle mémoire aussi ce second aspect, il y a donc une mémoire-
contraction qui n’est pas du tout la même chose que la mémoire-nappe. La première actualise
une nappe de souvenirs dans une perception présente. La seconde contracte plusieurs
moments dans une perception présente. C’est pas la même chose.

Ces deux aspects, contraction et nappe, pourquoi est-ce que ça évoque en moi quelque chose
qui concerne le cinéma ? Si j’avais eu le temps il aurait fallu consacrer une séance au
problème de la profondeur de champ. Lorsque, en liaison avec certaines techniques, a été
utilisé ou a été obtenu, un effet de profondeur de champ dans l’image cinématographique, et
puis ça a été retrouvé dans des conditions...Ca a servi longtemps, semble-t-il...A un moment
ça servait plus beaucoup, disent les histoires du cinéma...Et puis il y eu avec de nouveaux
moyens techniques la résurrection opérée par Orson Wells. Et la découverte de ce qu’on allait
appeler un plan-séquence, non plus une séquence de plan, mais un plan séquence avec
profondeur de champ. Toute cette chose est bien connue, si bien que dans d’autres cas j’aurais
passé longtemps, mais là, au point où on en est, il faut aller vite, vous me l’accordez. C’est
curieux parce que, les grandes images qu’on nous cite toujours comme exemple typiques de
grandes images profondeur de champ, ça été chez Wells les premières, et puis le procédé s’est
tellement généralisé, avec « Citizen Kane », et chez Wyler, avec comme exemple de film

328
célèbre de lui : « L’insoumise ».

Permettez-moi de vous raconter deux plans séquences profondeur de champ. Dans


« L’insoumise » : voilà un plan séquence, très curieux. La caméra est à raz de terre, au niveau
du plancher, derrière le dos de l’homme, on voit donc l’homme de dos, et il a une canne, il est
en vêtements de soirée, et il sert la canne de toutes ses forces. Et la femme en face, elle on la
voit de face, a une robe très frappante, très compliquée, et regarde l’homme fixement, c’est un
plan séquence assez long, profondeur de champ qui permet, comme on dit, d’embrasser
l’ensemble de la situation, et de l’embrasser en profondeur. En effet comment on aurait pu
faire autrement ? On aurait pu faire par procéder de champ, contrechamp, vous aviez une
image pour l’homme et sa canne, et puis contrechamp la femme et sa robe et on comprenait
que tout les deux se regardaient mais on ne le voyait pas. Là, la profondeur de champ vous
donne... Bien plus on le voyait pas, on aurait pu le voir sans doute, mais le procédé champ
contrechamp était ruineux, pourquoi ? Il prenait trop de temps, dans ce cas précis, c’est pas
toujours comme ça. Là, avec la profondeur de champ vous avez la pleine simultanéité. Vous
avez la simultanéité de l’homme qui manifestement est fou furieux de la manière dont la
femme s’est habillée, et essaie de calmer la crise qui lui monte, il est tout à fait dans la
situation dans laquelle j’étais tout à l’heure...(rire), il en peut plus, il va craquer. Et elle qui le
regarde d’un air à la foi un peu craintif et complètement provocateur. Elle a mis une robe qui
la fait remarquer alors qu’elle est déjà dans une situation délicate, tout ça ça va mal tourner...
Et il y a cette image qui est restée classique, ça passe pour un des très beaux exemples de
profondeur de champ. Comprenez pourquoi je cite ce long exemple, c’est un des très beaux
cas d’images-contraction où là, la profondeur de champ assure la contraction d’un champ et
d’un contrechamp ou de ce qui aurait pu être présenté par d’autres procédés sous forme de
deux moments successifs. Contaminer les deux moments, s’opère une contraction des deux
moments. De même dans une fameuse profondeur de champ de « Citizen Kane », sa seconde
femme vient de faire une tentative de suicide, et la profondeur de champ nous dit en gros plan
le verre qui lui a servi à mettre ses poison, en plan moyen le lit et femme couchée, et dans le
fond Kane, le personnage, qui enfonce la porte. Dans d’autres procédés vous auriez pu avoir
une séquence de plan et non pas un plan séquence ? C’est-à-dire vous auriez vu du côté de la
porte Kane enfoncer la porte, entrer dans la chambre où il voit sa femme et le verre. Donc une
séquence de plan. Là, le plan séquence célèbre de Wells vous donne une image-contraction.
Plusieurs moments sont contractés. La première fonction de la profondeur de champ, c’est
produire des images-contraction. Vous me direz c’est des images-mouvements, je m’en fous
d’accord, c’est pas ça qui m’intéresse. Ce que j’attribue à la profondeur de champ c’est
d’opérer des contractions temporelles qu’on ne pourrait pas obtenir avec d’autres moyens.

Mais il faut ajouter immédiatement que la profondeur de champ a aussi l’effet inverse. C’est
ben connu que Wells, d’une certaine manière, est un grand cinéaste de quoi ? Si je continue
mes classification très arbitraires, je dirais qu’il fait partie d’une grande tradition, il fait partie
des grands cinéastes du temps. Y en a pas tellement. Mais comme c’est pas la chose forte des
américains le problème du temps au cinéma...Je crois que s’il y a un américain, mais c’est pas
par hasard que c’est celui là, avec son côté anti-américain. S’il y a un américain qui a atteint à
un cinéma du temps, c’est Wells. Les grands cinéastes du temps, on peut faire une liste, en
Amérique, c’est Wells. En France c’est Resnais, je dis pas qu’ils sont les seuls mais...En Italie
c’est Visconti. Au Canada y en a un qui me paraît prodigieux c’est Pierre Perrault. Mais c’est
très spécial les cinéastes qui ont vraiment comme problème quoi ? L’image-temps. Vous me
direz bien sur mais ça peut se concilier avec l’image-mouvement tout ça. Mais sentez bien
qu’on est en train de flairer, de prendre contact avec un drôle de type d’image. La structure
qu’est-ce que c’est ?

Tout comme en musique, il y a des musiciens qui sont des musiciens du temps. Ce qu’ils
mettent en musique c’est le temps. Ce qu’ils rendent sonore, c’est le temps. Mais ils sont pas
meilleurs, ils sont pas plus géniaux que d’autres, en un sens c’est pas plus difficile de rendre
le temps sonore que de rendre l’espace sonore, ou de rendre n’importe quoi sonore. Ca

329
suppose qu’un certain nombre de cinéastes, et ce même si votre liste varie entre nous, c’est
des cinéastes qui vont précisément, et dont tout le cinéma restera, à la lettre, non saisi si on ne
se demande pas quelle structure temporelle est présente dans les images qu’ils nous font voir.
Ils nous font voir le temps. Bon là je dis une platitude quand je dis que le temps est une
obsession de Wells, d’accord...Mais quelle structure de temps ? Comme le disait Robbe-
Grillet, ben le temps de Faulkner ben c’est pas le temps de Proust, oui d’accord. Quand est-
ce qu’il y a problème de temps ? C’est pas difficile, il y a problème de temps à partir du
moment où le temps est abstrait de la forme de la succession. Je dis qu’un cinéaste ne
s’intéresse pas au temps, si tout ce qui concerne le temps chez lui emprunte et se conforme à
la forme de la succession, et j’entends par forme de la succession, même avec retour en
arrière, même avec flashback, le retour en arrière, le flashback, n’a jamais rien compromis à
la forme de la succession. Les auteurs qui utilisent le flashback tout ça sont des auteurs qui
n’ont rien à voir avec le temps même s’ils ont du géni à d’autres égards.

Avoir affaire le temps c’est bien autre chose. Je dis que c’est évident que la structure du
temps que Visconti nous fait voir, est aussi différente, rend visible, et aussi c’est pas facile
vous savez de rendre visible une structure de temps, à travers, une histoire, à travers des
images optiques et sonores. Encore faut avoir le goût pour ça... là j’air de m’enthousiasmer
mais non c’est pas ça que j’aime le plus. C’est des cas très spéciaux. Par exemple à génie
égal, il me semble pas que Godard ait beaucoup d’affaires avec le temps, en revanche que ce
soit un problème de Resnais ça oui.

Bien plus qu’est ce qui a fait la merveille du travaille en commun de Robbe-Grillet et de


Resnais ? C’est que comme dans les grands travails à deux, ils ne se sont jamais compris l’un
l’autre. C’est formidable, avoir fait une œuvre aussi consistante que l’année dernière à
Marienbad, en y mettant chacun des choses absolument pires qu’opposées, absolument
différentes, et que ça tienne debout quand même, c’est le signe d’un travail à deux réussi ça.
D’un bout à l’autre ils se sont pas compris, c’est une merveille...Mais ça on le verra peut être
si on a le temps. Le temps Visconti c’est pas le temps Orson Wells, bon je dis des énormités
là, et j’ajoute donc, une première fonction de la profondeur de champ, remarquez oui bon
d’accord Wells c’est déjà un signe pour nous. A force de parler à droite à gauche on fini par
trouver des petits trucs, Visconti pour nous faire voir le temps n’a pas besoin de la profondeur
de champ, ça l’a jamais beaucoup intéressé, et Fellini qui, à certains moments, vraiment frôle
un cinéma du temps, il a aucun besoin de la profondeur de champ. Je me dis si la profondeur
de champ a un rapport quelconque avec une image-temps, c’est avec une forme d’image-
temps très particulière, qui sera, entre autre, celle de Wells. Mais enfin continuons dans notre
quête un peu aveugle. Je dis s’il est vrai que la profondeur de champ a comme première
fonction : produire des contractions, c’est à dire vous donner des images-contraction, elle a
aussi la fonction en apparence opposée, à savoir produire des nappes.

Cours 19 du 18/05/82 - 2 transcription : Céline Romagnoli

« Et en effet vous vous rappelez à quel point tous les films de Welles ont quelque chose à
faire avec une enquête concernant le passé. Bon. Tout le monde le sait ça. Et que, Citizen
Kane est construit sous quelle forme ? Une série de nappes distinctes concernant le passé d’un
homme - le citoyen Kane - en fonction d’un point aveugle : que signifie Rosebud ? Bon.

Et dans beaucoup de cas, la profondeur de champ va intervenir au niveau - peu importe, c’est
très très secondaire que ce soit des témoignages sur Kane, à savoir les souvenirs de A, les
souvenirs de B, les souvenirs de C, ça c’est le plus superficiel, c’est même pas la structure du
film, c’est ce qui est tout à fait superficiel dans le film. Ce qui compte c’est pas que ce soit les
souvenirs de A sur Kane et puis les souvenirs de B sur Kane et puis les souvenirs de C sur
Kane. Ce qui compte c’est que ce soit le passé de Kane pris à des niveaux de profondeur
différents, comme s’il y avait une sonde qui opérait. A chaque fois est atteinte une nappe, une

330
nappe de souvenirs. Une nappe de souvenirs dont on va se demander si cette nappe là
s’insère, coïncide avec la question, mais voyons, qu’est-ce que voulait dire, qu’est-ce que
c’était Rosebud ? Ah est-ce que cette nappe convient ? non ; est-ce que cette autre convient ?
non. Etc. E t cette fois la profondeur de champ va être une image-nappe et elle va intervenir là
comme le déploiement d’une nappe donnée. Par exemple, profondeur de champ indiquant les
rapports de ... les grandes images de la profondeur de champ c’est la nappe liée à la petite fête
qu’il donne au moment - plutôt que ses collaborateurs font pour lui au moment du succès du
journal. Vous avez là au premier plan les collaborateurs, dans le fond de la profondeur de
champ, les petites danseuses qui dansent, lui au milieu en champ intermédiaire, tout ça, qui
correspond à une nappe du passé de Kane. Et puis vous avez une autre nappe avec la rupture
avec les collaborateurs, tout ça en profondeur de champ.

Je dirai que suivant les cas donc, la même profondeur de champ - et ça se comprend très
facilement que le même moyen technique puisse avoir deux effets très différents - la même et,
je ne vois que ces deux fonctions de la profondeur de champ. Tantôt elle opère une
contraction maximale entre moments successifs, tantôt elle décrit une nappe de souvenirs
aptes ou non, ou non aptes, à s’actualiser dans un présent. Voyez tantôt elle contracte dans le
présent des moments successifs. Tantôt elle décrit une nappe de souvenirs comme aptes ou
comme inaptes à s’actualiser dans le présent.

En ce sens, je dirai que la profondeur de champ est constitutive d’une forme très particulière
d’image-temps, à savoir, l’image-mémoire sous ses deux formes, contraction et nappe, ou
l’image-souvenir sous ses deux formes, contraction et nappe, étant entendu que des souvenirs
peuvent être inconscients. Et je ne vois pas bien à quoi elle servirait d’autre la profondeur de
champ. Et pourtant on sait, on sent bien qu’elle doit servir à de tout à fait autre chose, aussi.
Mais en tout cas c’est déjà dire que, la structure du temps chez Orson Welles - ça ne serait
qu’un début parce qu’il nous faudrait très très longtemps mais comme début on a au moins
acquis ça - me paraît avoir comme deux pôles - c’est une structure bipolaire : contraction,
nappe. Contraction de moments, nappe de souvenirs. Encore une fois vous pouvez concevoir
de très grands cinéastes du temps chez qui vous ne retrouviez absolument pas cette structure.
Bon.

Or précisément - j’ai l’air de sauter tout le temps d’un point à un autre mais.. je ne peux pas
faire autrement. Or précisément figurez vous que Bergson, dans le second chapitre de
"Matière et Mémoire" - puisque au tout début nous avions commenté complètement le
premier - Bergson dans le second chapitre de "Matière et Mémoire", lance un thème qui est
celui-ci : le passé se survit de deux façons. Le passé se survit d’une part dans des mécanismes
moteurs qui le prolongent - et ça c’est la mémoire-contraction - et d’autre part dans des
images-souvenirs qu’il actualise - qui l’actualisent - et ça c’est la mémoire-nappe. Si bien que,
nous dit Bergson, par voie de conséquence directe, s’il y a ces deux subsistances du passé
dans des mécanismes moteurs qui le prolongent et dans des images-souvenirs qui
l’actualisent, conséquence immédiate : il y aura deux manières de reconnaître quelque chose
ou quelqu’un. Il y a deux modes de reconnaissance.

C’est ça qui faut voir. Le premier mode de reconnaissance - vous allez voir en quoi, à quel
point ça enchaîne avec ce que nous disions précédemment - le premier mode de
reconnaissance, Bergson l’appellera « spontané » ou « sensorimoteur ». Reconnaissance
spontanée ou sensorimotrice. Bien. Alors j’essaie de dire très vite - là il faut que vous vous
rappeliez un tout petit peu ce qu’on avait fait au début, vous vous rappelez peut-être - qu’est-
ce qui distinguait le vivant des choses, selon Bergson ? quand on traitait tout, les vivants, les
choses, les hommes, tout était image nous expliquait-il, il n’y a que des images.

Mais qu’est-ce qui distinguait les images qu’on appelait vivantes des images qu’on appelait
inanimées ? C’est tout simple, c’est qu’une chose elle subit une action elle a une réaction, une
feuille d’arbre et le vent par exemple. Et c’est immédiat. Tandis que les animaux à partir d’un
certain stade et puis nous les hommes, nous surtout on a un cerveau. Et qu’est-ce que ça veut

331
dire un cerveau ? Ca veut dire uniquement un écart. En un sens c’est du vide un cerveau - tel
que le définissait Bergson. C’est rudement bien comme définition. Un cerveau c’est du vide.
Ca veut dire uniquement que, au lieu que la réaction s’enchaîne immédiatement à l’action, il y
a un écart entre l’action subie et la réaction exécutée. Vous vous rappelez ? Ca ne s’enchaîne
pas. Et c’est pour ça que la réaction peut être nouvelle, et imprévisible. Le cerveau désigne
uniquement un écart de temps. Un écart temporel entre l’action subie et la réaction exécutée.
Merveilleuse définition du cerveau. Bon.

- Alors, qu’est-ce que c’est reconnaître ? Je subis une action. Ca veut dire, je reçois une
excitation. Ou j’ai une perception. Puis je réagis, ça veux dire, j’agis en fonction de ma
perception.

Et un certain écart se fait entre ma perception et mon action. C’est en ce sens que ma réaction
est ou peut être dite « intelligente ». Cet écart peut être très petit. Mais il y aura quand même
écart. Ca n’empêche pas que plus je prends une habitude, plus l‘écart est petit. Si j’ai vu
quelqu’un une fois il y a un an, et que je le croise dans la rue, avant de lui dire, bonjour
comment ça va, il me faut comme on dit, le temps de le remettre. Puis parfois je me trompe -
je dis :ah bonjour..euh..bien. Voyez. Plus on prend une habitude plus l’écart est petit. C’est-à-
dire que mon action s’enchaîne comme immédiatement à ma perception. Oui. Pourquoi ?
Normalement l’écart cérébral ça sert à quoi alors ? Jusqu’à maintenant Bergson nous l’a
définit en termes uniquement négatifs, le cerveau encore une fois c’est du vide. C’est le vide
entre, c’est l’intervalle entre l’excitation et la réaction. Mais comme il nous dit, ça n’est du
vide que du point de vue de l’image-mouvement. Et en effet, jusque là on en était resté à
l’image-mouvement. Ca n’est du vide que du point de vue du mouvement. C’est une absence
de mouvement ou bien, une molécularisation du mouvement, en passant par le cerveau - le
mouvement reçu - l’excitation reçue se divise en une infinité de micro-mouvements. Bon.

C’est donc seulement du point de vue du mouvement qu’on pouvait dire, le cerveau c’est un
écart. Car d’un autre point de vue s’il y a un autre point de vue, on se dira, qu’est-ce que c’est,
ce qui profite de l’écart pour venir le remplir ? Qu’est-ce qui vient s’introduire dans cet
écart ? Réponse de Bergson : ce qui vient s’introduire dans cet écart, c’est le souvenir. Le
souvenir, c’est-à-dire l’autre type d’image. Bon.

Dans une reconnaissance, dans un acte de reconnaissance sensorimotrice, qu’est-ce qui se


passe ? Prenons un cas : la vache reconnaît de l’herbe. Elle s’y trompe pas, on la lâche dans le
pré, elle reconnaît l’herbe. C’est le cas, c’est un exemple courant de reconnaissance
sensorimotrice. Ca veut dire quoi ? Que la simple perception de ce vert et de cette forme
déclenche en elle l’activité motrice de brouter. D’accord. D’accord. Supposez quand même, si
petit qu’il soit, et si maline que soit la vache, si prête à brouter qu’elle soit, il faut un petit, un
petit, un tout petit apprentissage ; le tout petit veau qui vient d’être sevré il peut rater une
touffe hein. Il passe à côté. Bon. Donc je dirai que la reconnaissance sensorimotrice consiste
en ceci, que, en fonction d’une excitation donnée, l’animal montre des réactions de plus en
plus rapides et de mieux en mieux adaptées. C’est-à-dire, la perception se prolonge de mieux
en mieux en action. Vous avez une reconnaissance sensorimotrice. Bon.

Mais comment ça se fait qu’il puisse y avoir un apprentissage ? C’est-à-dire que l’action
puisse se perfectionner, puisse être de mieux en mieux adaptée ? Et former une riposte de plus
en plus rapide ? C’est évidemment parce qu’il y a un poids du passé, il y a apprentissage.
Bon. Est-ce que c’est des souvenirs ? Non. On ne peut pas dire - ou du moins on n’a pas de
raison de dire, on le dirait volontiers s’il y avait nécessité, mais est-ce qu’il y a nécessité de
dire que le veau se souvient ? Est-ce qu’il se souvient de l’herbe qu’il a mangée hier ?
Remarquez moi c’est différent, chez nous c’est différent, parce que quand je récite un poème
par cœur, je le récite par cœur mais je peux aussi me souvenir de telle fois où je l’ai répété.
Puisqu’il n’y a pas de raison de penser que le veau se rappelle telle fois où il a mangé de
l’herbe plutôt qu’une autre. En d’autres termes, qu’est-ce qui rend son action de plus en plus
rapide et de mieux en mieux adaptée ? » [interruption de la bande]

332
« Mécanismes moteurs, mécanismes moteurs qui sont les mêmes que ceux que sollicite la
perception actuelle du brin d’herbe. Si je pouvais faire un schéma au tableau vous voyez ce
que ça donnerait, j’aurais un segment perception ; un écart - l’écart cérébral - ; un segment
action ; s’introduisant dans l’écart, le souvenir - mais le souvenir n’intervient ici que sous sa
forme la plus contractée. C’est-à-dire, il est tellement contracté qu’il se prolonge
naturellement en mécanisme moteur. Et par là même, va être assuré le renforcement du
mécanisme moteur qui sous le poids du passé et de l’apprentissage va devenir de plus en plus
- vous me suivez ? - de plus en plus efficace, de plus en plus adapté. Je dirai que ça c’est de la
reconnaissance sensorimotrice.

- Premier problème, que l’on garde de côté, qu’est-ce qui se passe s’il y a un trouble de cette
reconnaissance là ? Faut tout prévoir. S’il y a un trouble de cette reconnaissance là, qu’est-ce
que ce sera, en quoi consistera le trouble ? Qu’est-ce que ce sera la pathologie de cette
reconnaissance là ? La pathologie de cette reconnaissance là c’est si les centres moteurs sont
atteints. Si les centres moteurs sont atteints, qu’est-ce qui va se passer ? Il ne va plus pouvoir
reconnaître. Non il ne pourra plus reconnaître, le type, il ne pourra plus reconnaître. Ah il ne
pourra plus reconnaître, mais quoi ? Il aura perdu les souvenirs ? Non, il n’aura pas perdu les
souvenirs... Ah tiens il n’aura pas perdu les souvenirs ! Comment ça il aura des souvenirs et il
ne pourra pas s’en servir ? C’est ça. Il aura des souvenirs et il ne pourra pas s’en servir, ça
veut dire quoi ? Il aura des souvenirs intacts même, et il ne pourra pas s’en servir ; c’est-à-
dire, l’atteinte des centres moteurs l’empêchera de faire la contraction, de prolonger les
souvenirs en mouvements moteurs identiques à ceux que la perception appelle. Ca se
complique.

Essayons d’imaginer un tel cas abominable. Quelqu’un connaît la ville - si ça ne vous rappelle
rien pour le cinéma.. ah c’est à vous de trouver. Quelqu’un connaît la ville. Là je parle d’un
cas, d’un cas pathologique. Quelqu’un connaît tellement bien la ville que sur la carte il peut
vous raconter toute la carte. Et après telle rue il y a telle rue, et la rue.. euh il l’a connaît à
fond sa ville. Et telle rue fait un coude, etc, etc. Bon. Il possède intégralement la carte de sa
ville. Seulement voilà, il suffit qu’il sorte, il ne se reconnaît pas. Il ne se reconnaît pas. Ce
sont des cas célèbres qui ont enchantés la psychiatrie du dix-neuvième siècle. Et bon c’est...
ou bien, un crayon, vous parlez à quelqu’un d’un crayon, il sait très bien ce que c’est, vous lui
dites qu’est-ce que c’est un crayon ? Il dit : alors c’est long, c’est pointu - on jurerait du
Robbe-Grillet. C’est en effet dans des déclarations d’aphasiques que vous trouverez des
descriptions tout à fait "nouveau roman". C’est long, c’est pointu, il y a une mine au bout et
ça sert à écrire. Et il vous dira tout ça très bien. Alors on lui passe un crayon, et on lui dit, tu
m’écris quelque chose. Il sait plus. Il sait plus. Bon, en quoi ça nous intéresse ce trouble
fondamental ? C’est un trouble de la reconnaissance sensorimotrice. C’est un trouble
typiquement sensorimoteur. C’est un trouble de la reconnaissance spontanée. Il a gardé la
mémoire et la compréhension de la ville dans tous ses détails. Et il ne sait plus se diriger dans
la ville. Bien.

Voyez c’est pas étonnant, si vous avez compris là, ce petit schéma, c’est tout simple. La
reconnaissance sensorimotrice n’implique aucune intervention des souvenirs par eux-mêmes.
Elle n’implique aucune intervention des souvenirs en tant que tels, on est bien d’accord. Elle
se fait uniquement par excitation, action. La reconnaissance consiste en ce que l’action est de
mieux en mieux adaptée à l’excitation. Mais alors comment est-ce que l’action peut se
perfectionner ainsi ? Parce que les souvenirs n’interviennent pas en tant que tels, on est
d’accord. Ils n’en sont pas moins là. Ils sont là. Et ils se contractent, ils se contractent de telle
manière qu’ils se prolongent directement dans les mouvements moteurs, ces mouvements
moteurs là même que la perception présente sollicite. Supposez donc :

je dirai c’est une reconnaissance qui ne se fait pas par souvenir, pourtant les souvenirs sont
là, c’est une reconnaissance qui se fait par contraction du passé dans le présent. C’est une
reconnaissance-contraction, et non pas une reconnaissance-nappe. Si les troubles moteurs qui
assurent la contraction sont atteints, les souvenirs sont là, mais justement ils ne se prolongent

333
plus en mécanisme moteur. Dès lors qu’ils ne se prolongent plus dans les mécanismes
moteurs que la perception présente appelle, dès lors, vous ne reconnaissez plus, vous ne
reconnaissez plus votre ville dont vous avez pourtant le souvenir le plus parfait.

Mais il y a un tel choix de troubles que.. on va voir qu’il y a de tout autres troubles si celui là
ne vous va pas. C’est clair ou pas ? Enfin il faut que ce le soit, on n’a plus le temps de rien, si
on n’avait pas perdu tant de temps ce matin... Bon alors vous voyez.. est-ce qu’il vous faut un
petit repos ? Bon, je dis là on en est en plein dans... images-contractions, la contraction se fait
plus. Voyez donc que, Bergson peut nous dire, dans son schéma de la reconnaissance, cette
reconnaissance sensorimotrice c’est tout à fait curieux, encore une fois, elle se fait
indépendamment du souvenir, et pourtant le passé est là.

Mais le passé n’est pas là sous la forme du souvenir, il est là sous la forme d’un passé
tellement contracté qu’il se prolonge en mécanisme moteur. Et si le souvenir intervient c’est
uniquement en tant qu’il est pris dans la contraction. Mais il n’est pas actualisé en tant que
souvenir, puisque bien plus, vous avez la contre épreuve : le malade dont je parle, il actualise
complètement son souvenir de la ville, il évoque parfaitement le souvenir, il a donc un
souvenir actuel, un souvenir actualisé. Ca ne lui sert à rien. Parce qu’il ne peut pas faire la
contraction. Bon. Il lui manque cet aspect fondamental du temps : la contraction des
moments. Je dirai que - alors là pour parler comme Shakespeare, parce qu’il y a une phrase
que j’aime tellement dans Shakespeare, c’est : « le temps sort de ses gonds ». La contraction
et la nappe sont les deux gonds du temps, c’est-à-dire ce autour de quoi il tourne. Si la
contraction ne se fait plus il est au moins sorti de l’un de ses premiers gonds.

Passons à l’autre gond. Vous suivez ou vous suivez pas du tout ? Parce que ma question elle
est que... j’ai l’impression que je suis pas assez en forme pour être très clair là aujourd’hui,
mais... parce que si vous ne suivez pas c’est embêtant. Mais enfin ce n’est qu’un mauvais
moment à passer, parce que c’est pas absolument nécessaire pour la suite. Et pourtant si..
enfin.. Bon, deuxième reconnaissance. Ecoutez, il est midi vingt-cinq, on prend cinq minutes
de repos mais je vous en supplie, soyez gentils, vous ne partez pas, vous restez sous mon œil.
Parce que je vous connais sinon vous allez faire regrincer les portes. On.. juste là on dort, on
dort cinq minutes. Non trois minutes. C’est comme une course parce que si j’arrive pas à la
fin de quelque chose là ce sera impossible à reprendre. Vous ne voudrez pas d’abord, vous
n’en pourrez plus... et puis voilà, voilà, voilà, ils sont sortis, ils sont sortis ! Et pourquoi ?
Pour boire, pour manger....

Là-dessus, il nous dit, tout autre sorte de reconnaissance. Vous avez une reconnaissance
attentive. C’est du type quoi ? Vous comprenez j’ai une reconnaissance sensorimotrice,
lorsque, il y a mon crayon sur la table par exemple, et puis je le prends, et je me mets à écrire.
Il a bien fallu.. j’ai pas pris une fourchette ! Ah ah ah. Je ris parce que vous ne semblez pas
voir que c’était une intention très très amusante. J’ai pris mon crayon, il y a eu une
reconnaissance sensorimotrice, ça ne s’est pas fait par souvenir. Les souvenirs étaient bien là,
mais mes souvenirs de crayon étaient tellement contractés que ils se prolongeaient
naturellement dans l’acte moteur : écrire, lequel était sollicité par la situation présente. Donc
tout va bien. Là-dessus je me dis, oh là là où est mon crayon, où est mon crayon ? D’abord,
j’espère que... vous faites cette expérience constamment, si vous vous rappelez pas bien ce
que vous cherchez, vous risquez pas de le trouver, tout le temps ça ça nous arrive tout le
temps, je cherche mon crayon et puis je me dis, mais qu’est-ce que je suis en train de
chercher ? Bah oui il faut que je me rappelle que je cherche mon crayon. Ou bien vous
rencontrez quelqu’un dans la rue, courant, vous vous dites, celui là je l’ai vu quelque part,
alors où je l’ai vu ? C’est un tout autre type de reconnaissance, quand vous arrivez à le
reconnaître ou à trouver votre crayon. Là c’est pas du sensorimoteur, jamais on a vu une
vache chercher un crayon dans un pré. Il y a autre chose je veux dire. Autre chose. Bon.

C’est une reconnaissance que Bergson appellera, en prenant le mot le plus simple,
« reconnaissance attentive ». Mais ce qui est intéressant, c’est quoi ? C’est en quoi elle

334
consiste. La reconnaissance sensorimotrice, elle consistait en ceci que ma perception présente
se prolongeait en action, laquelle action était d’autant plus parfaite que mon passé se
contractait mieux. Cette nouvelle reconnaissance elle est complètement différente. Ce n’est
plus : ma perception se prolonge en action ; mais ... mais.. [la porte grince] c’est vrai
j’oubliais, c’est l’heure où il y en a qui partent, ça va recommencer comme ça... le problème
c’est les nerfs, voilà c’est ça, c’est les nerfs. Alors vous comprenez là cette reconnaissance
attentive c’est plus du tout votre perception qui se prolonge en action... [la porte grince]. Oh,
oh, oooh, ohh, voyez juste que ça finit comme ça commence, c’est-à-dire catastrophe tout ça,
catastrophe. Alors... vous faites tout à fait autre chose. Vous allez, par exemple, vous
regardez, vous regardez, vous avez croisé quelqu’un, vous vous dites, mais qui c’est ? Vous
regardez, et au lieu d’une perception qui se prolonge en action, votre action, votre action est
très curieuse, c’est une action sur place qui consiste à revenir sur l’objet. Vous revenez sur
l’objet, vous faites retour à l’objet. Même si c’est un objet qui n’est pas là : vous faites retour
à l’image de l’objet que vous cherchez. Faites retour - c’est-à-dire, vous formez un petit
circuit, un circuit sur place, un circuit minimum.

Ce retour sur l’objet, Bergson va le décrire comment ? Il va le définir comment ? Il va dire,


vous repassez sur les contours. Vous repassez sur les contours, c’est-à-dire, vous appliquez
sur l’objet une description de l’objet. Description. Vous appliquez sur les contours de l’objet
une description de l’objet. Qu’est-ce que veut dire « décrire » là ? Au sens le plus général :
souligner au moins certains traits. Pas forcément tous. Par exemple il y a quelque chose qui
vous a frappé chez le type que vous croisiez, quelque chose dans la nuque. Vous repassez en
esprit sur cette nuque. Voyez vous formez un circuit, constitué par votre perception présente
et votre description présente. Les contours de la chose, et l’acte de repasser par les contours.
Circuit minimum. Ca c’est - vous avez rien trouvé encore - c’est l’appel à quoi ? Là-dessus
vous allez, comme dit Bergson, faire un saut, S, A, U, T, un bond. Un bond sur place dans
quoi ? Vous avez de bizarres pressentiments. A tel niveau de votre passé. A tel niveau de
votre passé.

Pardon je prends un exemple pour moi, pour que tout ça soit lumineux. Je rencontre
quelqu’un dans la rue, que j’ai l’impression.. de toute manière il y a longtemps que je ne l’ai
pas vu. Et j’essaie, mais à toute vitesse, à toute vitesse, à toute vitesse cérébrale, enfin dans
mon cas très lentement, mais il y en a très très... Et vous essayez des sauts successifs, et tout à
fait hétérogènes. C’est pas un seul saut et vous pouvez arrêtez. Chacun a sa destination, si
vous avez raté il faut recommencer le saut. Vous vous dites, alors moi dans mon cas je me
dis : tiens, première chose, ça c’est pas un type de Paris, je ne l’ai pas connu à Paris celui là.
Non. Vague impression. C’est pas à Paris que je l’ai connu, non, non ? Je sais pas pourquoi je
me dis ça. C’est parce que j’ai passé sur les contours, j’ai bien repassé sur les contours, bon,
ça colle pas - avec quoi ? Avec d’autres contours. Les contours qui sont dans ma mémoire.. de
quoi ? De choses de Paris, de choses, d’articles parisiens, non ? Comme si les lignes... Non.
Alors je me dis, tiens, je me rappelle, j’ai été prof à Lyon. Est-ce que ce serait un étudiant de
Lyon ? Alors je me dis d’après son âge, puis d’après sa tête.. oh tiens il a bien une tête de
Lyonnais. C’est-y pas à Lyon que je l’ai connu, ce type ? Je fais un saut à quoi ? Je fais un
saut à, et au niveau d’une nappe de souvenirs, ma nappe de souvenirs Lyon. Et plof, je
retombe, quelque chose m’a dit, non. Ca colle pas. J’ai l’impression que ça colle pas. Oh je
me dis alors quoi ? non, ça doit pas être Lyon. Je reviens à mon présent, je repasse encore -
s’il n’est pas parti, sinon je repasse sur mon image que j’ai gardée - oh mais alors c’était peut
être à Paris mais dans ma petite enfance. On aurait été copain de classe alors ? Je me dis...
Vous comprenez, je risque d’avoir une réponse... c’est comme un ordinateur, tel programme,
je lance tel programme, programme lycée, ou petite classe. Alors ça risque de répondre
« non », ou ça risque de répondre « oui », et si ça répond oui, mais alors en quelle classe ?
c’était en onzième ? Bon... tout ça. Voyez, je m’installe, je fais des sauts qui vont me porter...
tel niveau de souvenirs, tel autre niveau de souvenirs, tel autre niveau de souvenirs. Si
j’atteins au bon niveau, avant de savoir qui c’est, j’ai le sentiment que c’est bien là que ça se
passe. C’est très curieux là ces espèces d’expériences de.. « ah c’est bien ça », avant de savoir

335
ce que c’est. Je me dis en effet, c’est un lyonnais, mais oui c’est sûr, ça peut être qu’un
lyonnais ! Alors en effet si j’ai repassé par exemple.. là-dessus, habile, habile comme je peux
être, je lui dis « quelle heure est-il ? », il me répond avec un accent qui ne trompe pas. Je suis
bien sur mon bon niveau, je suis à la bonne nappe de souvenirs. Ca va. Là-dessus, je peux être
sûr de moi, je lui dis, n’est-ce pas à Lyon que nous nous sommes rencontrés ? Mais j’ai déjà
fait tout le boulot.

Vous comprenez ? Là qu’est-ce que c’est la figure de la reconnaissance ? Je suis parti du.. je
dirai du circuit le plus contracté. Mais vous voyez, c’est plus du tout la contraction de tout à
l’heure. Ce que j’appelle maintenant le circuit le plus contracté ou le circuit minimum, c’est
ce circuit par lequel je partais des contours, des lignes, et repassais sur les contours. Je
repassais et ne cessais pas de repasser sur les contours, je formais mon circuit minimum de
base. A partir de là je sautais - plus besoin de parler de « nappe », qui est un mot un peu
troublant - je sautais dans des circuits de plus en plus profonds, dans des circuits étagés, et à
chaque circuit il y avait toute une région de mon passé. Jusqu’à ce que je tombe sur le bon
circuit. Alors à ce moment là qu’est-ce qui se passait ? Les souvenirs de ce circuit, qu’est-ce
qu’ils faisaient ? Bien vous voyez, ils ne se contractaient plus, ils s’actualisaient, de telle
manière que je m’approprie le souvenir utile. Et qu’est-ce que c’est dans ce cas le souvenir
utile ? Ca n’est plus du tout un souvenir contracté avec d’autres souvenirs, c’est un souvenir
dont les lignes coïncident avec les lignes de la chose que je percevais. La figure, si je fais
cette fois une figure de cette seconde forme de la reconnaissance, je ferais un tout petit rond,
qui serait comme le point commun de cercles de plus en plus larges. Vous voyez, je vais pas
le faire, faudrait le faire au tableau ; je fais un point, qui est le point commun de plusieurs
cercles intérieurs les uns aux autres, de plus en plus larges, vous me suivez ? Tout facile. Ca
c’est le schéma de la reconnaissance attentive. Donc je peux dire maintenant pour plus de
commodité, je retrouve mes deux structures de temps, mes deux structures temporelles : la
contraction, la mémoire contraction ; et la mémoire que je dirai, maintenant je n’ai plus
besoin de « nappe », la mémoire circuit.

Une pluralité, je vais chercher le souvenir dont j’ai besoin dans le circuit du passé qui est
capable de me le fournir. Si j’échoue et bien j’échoue, j’ai pas trouvé le souvenir, le souvenir
reste inconscient comme on dit. Si je rate mon saut - surtout que ces circuits, vous comprenez
ils ne préexistent pas tout faits, je me suis donné la partie belle en me donnant un circuit
« Lyon », un circuit « petite enfance », chacun de nous peut faire ça, mais en fait ces circuits
c’est des circuits électriques, qui se créent sur le moment et en fonction des situations, et qui
ne sont pas toujours les mêmes pour un même individu, qui varient énormément. Par exemple
je peux avoir un circuit et je peux faire un circuit « amour ». Ca c’est particulièrement
émouvant, je croise quelqu’un et je me dis : est-ce quelqu’un que j’ai aimé ? ou détesté, je
peux faire un circuit « haine ». Ah celui-là.. Aujourd’hui ca me convient mieux, c’est plus
adapté à mon cas vous voyez.. bon je le croise, alors c’est terrible, ça c’est terrible après tout
il n’y a pas de quoi rire, croiser quelqu’un qu’on a pu aimer et qu’on reconnait mal, il n’y a
pas... oh que mon exemple est triste. Est-ce que ça peut arriver une chose comme ça ? Non ça
ne peut pas arriver.

Alors vous voyez.. Hélas ça arrive. Et bien voilà.. bon, j’ai mes deux schémas. Mais j’avais
dit, trouble, trouble. Trouble. J’avais dit quel était le trouble du premier schéma. En fait j’ai
pas deux figures du temps, j’en ai quatre. Car je reviens à mon premier trouble, trouble de la
reconnaissance sensorimotrice. C’était un drôle de truc ce trouble. Les souvenirs étaient là. Je
dirais, tous les circuits étaient intacts. Notamment, par exemple, dans mon exemple, le circuit
de la ville était là. Seulement les souvenirs ne se contractaient plus dans le présent
sensorimoteur. J’étais donc dans la situation suivante, si j’essaie de décrire le trouble : j’étais
dans un présent que je ne reconnaissais pas ; j’étais à la fois dansunprésent que je ne
reconnaissais pas, et dans un passé que je reconnaissais mais dont je ne pouvais plus me
servir. Le passé était conservé, mais il se tenait dans une espèce d’affrontement, ne pouvant
plus se contracter, il se tenait dans un espèce de face à face terrifiant avec un présent que je ne

336
reconnaissais plus. Vous voyez ? La reconnaissance attentive elle, elle va avoir un trouble
fondamental aussi. Si vous m’avez suivi, supposez que mes cercles - voyez il faut que vous
compreniez là cette figure encore une fois - je pars de mon petit circuit, circuit présent qui est
comme un point. Et à partir de ce point je trace des cercles de plus en plus grands, intérieurs
les uns aux autres, qui ont ce point commun sur leur périphérie. Je peux dire que tous les
cercles se fondent uniquement au niveau de ce point. Sinon ils ont des centres, ils ont des
rayons, des diamètres variables, différents. Vous ne le voyez pas mon dessin ? [Il prend un
papier] Un papier, un papier, vous allez voir, vous allez voir....hélas ! Oh je fais des cercles
très émouvants. Voilà. Ils sont jolis hein ? Tout le monde à compris, bon.

Alors.. qu’est-ce qui peut se passer ? Trouble de la reconnaissance attentive. Qu’est-ce qui se
passe ? Je dirai cette fois c’est, d’une certaine manière, les souvenirs qui ne s’actualisent plus.
Dans le cas précédent, le souvenir était parfaitement actualisé. Les souvenirs ne s’actualisent
plus, mais ça veut dire quoi ? Ca veut dire que je vais bien avoir mes circuits virtuels, j’ai tous
mes circuits virtuels - d’une certaine manière j’en ai pas la possession, mais ils sont là. J’ai
tous mes circuits virtuels, mais ils ne coïncident plus, ils ne coïncident plus dans le point
commun de leur périphérie. Si bien que chacun de ces circuits aura comme un présent à sa
périphérie, aura un présent qui sera le même que celui des autres, c’est-à-dire le présent de
maintenant, mais ce ne sera pas le même présent. Ce présent n’aura pas du tout le même
contenu. Terrible maladie, la quelle est pire ? Laquelle est pire ? Cette fois ci je ne me
trouverai plus dans une espèce d’alternative ; dans le premier cas j’étais dans une alternative,
à la lettre que je dirai une alternative indécidable. Dans l’autre cas, je me trouve dans une
confusion indiscernable. Mes circuits virtuels du passé, je ne peux plus distinguer, les
distinguer les uns des autres. Je ne peux plus distinguer les différents niveaux de mon passé,
pas plus que je ne peux distinguer les niveaux de mon passé de mon présent actuel. En
d’autres termes, chacun des circuits a un présent actuel qui ne coïncide pas avec le présent
actuel de l’autre. Et je suis contraint à ce moment là de vivre à la fois tous ces présents
actuels.

Bon, écoutez on n’en peut plus, je résume. Mais ça aurait dû faire toute une séance tout ça
alors bon faut pas s’en faire. Je prends un exemple, parce qu’en fait mon objet c’était d’en
arriver là pour la prochaine fois, être... repartir sur des choses plus saines, plus claires.. Je dis,
comprenez il n’y a plus de problème pour nous. Prenons un exemple.

Je disais, les deux premières structures de temps que je vois se dégager clairement c’est,
avec la profondeur de champ, le temps-contraction, et le temps-nappe ou circuit. Et ça me
semblait très bien correspondre à.. enfin au début, à une introduction, si vous voulez, à ce qui
aurait pu être une introduction au temps chez Welles. Là. Prenez mon premier trouble. Mon
premier trouble de reconnaissance. Un trouble entendons nous, un trouble peut nous révéler
quelque chose sur le temps qui n’est pas lui-même un trouble. Ce qui m’intéresse c’est pas du
tout que ce soit un trouble ou pas, ce qui m’intéresse c’est, est-ce que c’est une autre structure
du temps ou pas ? Dans le premier cas de trouble, trouble de la reconnaissance
sensorimotrice, je me trouve dans une drôle de situation, puisque restent en confrontation
radicale, encore une fois un présent dans lequel je ne m’oriente plus et je ne me reconnais
plus, et un souvenir dont je ne me sers plus. Je dirai, je suis dans la situation d’une rencontre
et d’un tête à tête insupportable entre un présent qui n’est plus que optique, et un souvenir qui
n’a plus rien de psychologique.

A mon avis, je le dis très vite, ça ce serait également une introduction - et j’insiste sur
introduction - une introduction possible à l’étude du temps chez Resnais. Et c’est pour le
même lieu et les mêmes personnes la structure de "L’année dernière à Marienbad" - la
structure de base, évidemment ça se complique beaucoup. Et, c’est, alors par un raffinement
très très curieux, c’est aussi la structure de base, mais en fonction de deux lieux différents, qui
se tiennent dans cet affrontement, Hiroshima, Angers, avec des personnes différentes cette
fois-ci, mais la même structure temporelle est appliquée là, et je crois que précisément, parce
que les lieux sont différents dans ce cas, dans "Hiroshima mon amour", le procédé temporel,

337
la structure temporelle gagne en richesse, gagne une espèce de richesse fantastique. Bon, si
vous m’accordiez ça - et encore ce n’est que de très timides introductions - cherchons l’autre
trouble.

- Voyez l’autre trouble c’est que mon présent actuel s’est à la lettre multiplié, volatilisé, en
autant de présents différents et simultanés qu’il y a de circuits virtuels de la mémoire, qu’il y
a de circuits virtuels du passé. Je prends un exemple. A un niveau du passé, l’enlèvement
n’avait pas eu lieu. A un niveau du passé, l’enlèvement a eu lieu. A un autre niveau du
passé, c’est l’évènement qui était en train d’avoir lieu.

Prenez ces trois circuits. Considérez que ils ne se fondent plus par rapport, qu’ils ne se
confondent plus en un point qui serait un présent "actuel". Chaque circuit vaut pour lui-même
virtuellement avec son présent. Et les trois présent, le présent par rapport auquel l’évènement,
l’enlèvement a eu lieu, le présent par rapport auquel l’enlèvement n’a pas encore eu lieu, le
présent de l’enlèvement lui-même, vont former une espèce de ligne brisée où je ne pourrai
plus distinguer ni ce qui est passé, ni ce qui est présent, ni ce qui est futur. J’aurai constitué un
bloc indiscernable. Dans un cas j’étais dans une alternative indécidable, Angers, Hiroshima ;
Hiroshima, Angers. Dans l’autre cas je suis dans un bloc indécidable - non, indiscernable
pardon, dans un bloc indiscernable. L’enlèvement a-t-il eu lieu, est-ce qu’il va avoir lieu, est-
ce qu’il est en train d’avoir lieu ? Est-ce que bien plus, tout ce que je suis en train de faire
pour qu’il n’ait pas lieu, est-ce que c’est pas ça qui fait qu’il a lieu ? Ceux qui connaissent ont
reconnu là dans mon exemple de l’enlèvement un film typique de Robbe-Grillet, celui qui
s’appelait "Le jeu avec le feu".

Mais je dis pour terminer, la merveille, c’est que, entre Robbe-Grillet et Resnais, quand ils
ont travaillé ensemble, pourquoi est-ce que Robbe-Grillet qui est moins gentil, je trouve, que
Resnais - Resnais il a toujours donné, chaque fois qu’il a travaillé avec quelqu’un il a donné
au quelqu’un le maximum - Robbe-Grillet à propos de Marienbad il dit tout le temps, mon
film, mon film, il hésite pas à dire que Resnais a pas compris, mais je crois que lui il n’a pas
compris quelque chose, c’est qu’en effet Resnais lui a compris tout a fait autre chose. Et que
ce qu’a compris Resnais n’était pas moins intéressant que ce qu’a compris Robbe-Grillet. Car,
ce qu’il y a de très curieux dans un film aussi bizarre que "L’année dernière à Marienbad",
c’est que, Robbe-Grillet y voit une structure temporelle qui n’est pas du tout la même que
celle que Robbe-Grillet y voit -euh, que Resnais y voit. C’est pour ça, on dit très souvent que
Resnais, lui, considère que, il y a eu une année dernière à Marienbad. Tandis que Robbe-
Grillet dans des textes célèbres explique qu’il faut être idiot pour croire qu’il y a eu une année
dernière à Marienbad, il n’y a pas eu d’année dernière à Marienbad. Enfin je ne suis pas sûr
que l’idiot ce soit Resnais. Je veux dire, aucun des deux n’est idiot. Mais ça va de soi que
Resnais ne dit pas du tout une bêtise, quand il dit moi, je préfère croire qu’il y a eu une année
dernière à Marienbad. Parce que la conception du temps dans ce film tel qu’on peut le
rapporter à Resnais, implique la confrontation entre un présent qui n’est plus reconnu, et un
passé qui ne sert plus. Donc il faut à tout prix qu’il y ait eu, sinon la structure temporelle
s’écroule. Et c’est pas du tout parce que Resnais est plus, est moins philosophe que Robbe-
Grillet, au contraire, le schéma temporel de Resnais me paraît bien plus complexe comme
schéma - puisque là je n’en dis que ce qui me paraît le tout début - bien plus complexe.
Tandis que dans le cas Robbe-Grillet en effet, il ne peut pas y avoir eu d’année dernière à
Marienbad. Pour la simple raison que lui, il prend l’autre structure temporelle. A savoir, une
structure de blocs indiscernables, où les circuits coexistent, chacun ayant son présent, sans
que je puisse distinguer entre les présents. Dès lors il ne peut pas y avoir eu, puisqu’en effet,
c’est du présent, c’est du passé, c’est du futur, la question a perdu tout sens. Ce qui compte
c’est juste la coexistence de tous ces circuits chacun avec un présent. Un présent où c’est déjà
fait, un présent où c’est pas encore fait, un présent où c’est en train de se faire.

Redoublons les difficultés. Parce que il ne suffit pas d’opposer Resnais et Robbe-Grillet,
encore une fois, admirez quelle œuvre... c’est quand même un très grand film ce truc. Et ils
l’ont fait à force de ne pas se comprendre. Et ca ne suffit pas de ne pas se comprendre pour

338
réussir quelque chose. Mais je dis qu’il y a une manière très spéciale de ne pas se
comprendre, qui a ce moment là est sûrement formidable. Et je dis pour compliquer les
choses, mais on pourrait dire les deux structures - la structure Resnais et la structure Robbe-
Grillet - elles coexistent. Si vous privilégiez un petit peu le personnage de la femme, dans
"L’année dernière à Marienbad", c’est évident que c’est Resnais qui a raison : il y a eu une
année dernière à Marienbad. Il y a eu une année dernière à Marienbad ; en même temps la
femme ne se reconnaît pas. Elle ne se reconnaît pas dans le présent et elle ne reconnaît pas
l’homme. Oui c’est évident. Si vous privilégiez l’homme, c’est Robbe-Grillet qui a raison. Il
n’y a pas eu d"année dernière à Marienbad". Alors je fais pas là une synthèse facile, pas du
tout, c’est pas du tout une synthèse. Je dis, ce film est fondé sur deux structures temporelles
extrêmement différentes, dont on peut, il me semble, dont on peut légitimement - enfin avec
des raisons, avec certaines raisons - rapporter l’une à l’apport propre de Resnais, et l’autre à
l’apport propre de Robbe-Grillet.

Or qu’est-ce que je suis en train de.. pour en terminer enfin.. ce que je viens d’essayer
d’esquisser - ça aurait dû être le programme d’une autre année, à savoir le problème des
images-temps au cinéma. Je pourrais ajouter certaines choses la prochaine fois, mais ce que
j’en retiens, c’est que, vous voyez, je dirai si je résume ma conclusion pour la rattacher à
l’ensemble, ce que j’appelais les images optiques et sonores pures, sont des images qui
impliquent ou qui miment un trouble de la reconnaissance, et qui dès lors, ces images
optiques et sonores pures, peuvent - je ne dis pas que ce soit nécessaire, on verra qu’il y a
d’autres cas - peuvent, il peut arriver que ces images optiques et sonores entrent en relation
directe avec des structures temporelles complexes qui feront l’objet du cinéma, qui feront
l’objet d’un film, comme elles peuvent faire l’objet d’une œuvre musicale, comme elles
peuvent faire l’objet d’une œuvre littéraire. A cet égard, le cinéma n’est absolument pas
condamné au procédé sans aucun intérêt du flash-back ou de la succession ou du retour etc,
etc. Donc la prochaine fois on verra ces rapports. »

Comtesse : je peux faire une remarque ? à propos de ce que tu as dit "L’année dernière à
Marienbad", C’est peut être finalement l’important ce n’est pas si l’évènement a eu lieu ou
pas. Dans le film de Robbe grillet et de Resnais l’important c’est de sortir de l’espace
labyrinthique du chateau qui est tenu par le maitre du jeu. Qu’importe si l’évènement a eu lieu
ou pas !

Deleuze - « Toi Comtesse, je suis pas contre, tu dis autre chose, tu dis autre chose qui ne
concerne plus le temps, je précise que moi je ne pense pas - en effet je suis comme toi

L’année dernière à Marienbad ce n’est pas un film sur le temps.

Deleuze - « ah d’accord, d’accord, alors...d’accord.. »

Gilles deleuze : cours du 25/05/82 - 1 transcription : LI-TING HUNG

Deuxièmement : La semaine prochaine, je ne sais pas ou nous pourrons nous voir car cette
salle sera prise, je crois pour réfection et adaptation au cinéma à laquelle elle appartient. Donc
je vais essayer de me renseigner si j’ai une salle tout à l’heure à la recréation et puis si je le
sais pas, je mettrais un papier sur la porte la semaine prochaine là où je serai. Alors ça sera
peut être une petite salle mais comme la prochaine fois ça sera la dernière fois, vous viendrez
peu nombreux si bien qu’une petite salle suffira. IL faut que je finisse parce que le cinéma ...
Dans l’enchaînement je crois que George Comtesse souhaite faire une intervention.

G. Comtesse :Je voudrais intervenir sur les quatre contraintes....concernant le nouveau roman,
les quatre propositions sur le nouveau roman et la correspondance possible mais aussi
problématique avec le cinéma.

339
Les quatre propositions étant les suivantes à savoir : Premièrement : Le regard optique :
c’était un regard qui donnait à voir l’intolérable Deuxièmement : Il y a une description
optique d’un élément isolé qui finit par donner cet élément. Troisièmement : Il y aurait chez
Robbe-Grillet une subjectivité totale qui serait le thème de son écriture. Quatrièmement,
mais ça c’est un point que je n’aborderai pas - concernant les négations singulières chez
Robbe-Grillet dans son rapport avec occasionnellement, le recoupement avec les
tranformations sociales.

J’aborderai plutôt les trois premiers points, et ceci en rapport essentiellement, beaucoup
moins avec les textes théoriques de Robbe-Grillet mais avec justement l’écriture de Robbe-
Grillet dans les quatre premiers nouveaux romans de Robbe-Grillet. Parce que, il ne me
semble pas qu’il y ait une coïncidence totale entre ce que ce que Robbe-Grillet appelle la
subjectivité totale et puis ce qu’il écrit. Par exemple jadis quelqu’un comme Ricardou faisait
remarquer très justement qu’il y avait un décalage entre le fait de fiction chez Robbe-Grillet
et le fait théorique. Il me semble que quelqu’un qui a analysé les romans de Robbe-Grillet
comme Bruce Morissette est quelqu’un qui a laissé justement ce thème de la subjectivité
totale chez Robbe-Grillet et qui a fait apparaître au contraire dans le texte de Robbe-Grillet,
ce qu’il appelle un je, un je néant. Et le jeu néant, c’est complètement diffèrent et ça c’est un
premier point - d’une subjectivité totale. Parce que ce "je néant" ça n’est pas rempli ni par une
substance antécédente qu’il exprimerait ni par un être qui serait l’origine d’une création
possible. Le "je néant" c’est, au contraire, un je qui est vide et de l’être et de la substance et de
la subjectivité et du temps. Par exemple, le problème qui était soulevé concernant le problème
du temps, la conclusion auquelle aboutie justement Bruce Morissette dans l’analyse des
romans de Robbe-Grillet c’est qu’il dit qu’il y a une "structure temporelle impossible" c’est à
dire qu’il y a peut être une autre temporalité mais ça n’appartient pas du tout à la structure
temporelle traditionnelle qui est une temporalité de la répétition et c’est ce ne cesse d’affirmer
Robbe-Grillet. Ça c’est un premier point.

Deuxièmement : Le je néant dont il est question et qui défait la subjectivité totale justement,
c’est le croisement de deux choses : C’est le croisement d’un regard mais qui n’est pas
d’emblée le regard optique. C’est plutôt chez Robbe-Grillet une sorte de regard de
l’immobilité et du poids du silence et le "je néant"

G. Deleuze :on s’entend plus !

Comtesse - c’est le croisement à la fois du regard de l’immobilité et de la voix narrative du


silence. C’est à dire c’est un regard qui isole bien les éléments fragmentaires mais au fur et à
mesure que les regards isolent cet élément, la voix elle même, la voix narrative, la voix qui
ressasse cet élément, ne cesse en même temps, justement, de les gommer, de les intégrer et
finalement de les dissoudre.

Autrement dit, il ne s’agit jamais pour le regard optique chez Robbe-Grillet et même dans une
sorte de précision extrême de la description topographique, géométrique, architecturale - il ne
s’agit jamais pour le regard optique de donner à voir quelque chose ou de donner à voir, par
exemple, l’intolérable, parce que d’une certaine façon c’est le regard optique qui est lui même
l’intolérable pour justement, le romancier.

Et que le regard optique ne donne pas à voir quelque chose, c’est pas un regard qui signifie
l’espace par le "je", qui signifie même le "je" par l’espace parce que la voix narrative c’est
une voix qui ne cesse de vider, justement, ce dont le regard semblait se remplir.

Donc il n’y a pas chez Robbe-Grillet, contrairement à ce qu’auraient pu dire certains


commentateurs littéraires, de promotion de l’espace et pas d’avantage d’expression
romanesque de l’espace, mais un "vide" de l’espace aussi bien qu’un "vide" du temps.
Autrement dit, loin que la description optique donne à voir, elle s’avère bien plutôt, dans le
Nouveau Roman de Robbe-Grillet en tout cas une illusion optique sans avenir. Sans avenir

340
car justement le regard optique ne cesse de mépriser illusoirement. Et c’est ça qui contribue
son illusion, sa maitrise illusoire, le regard optique ne cesse de mépriser le regard fasciné, le
regard ébloui de l’immobilité silencieuse qui apparaît par exemple dans le film de Robbe-
Grillet par le personnage, le protagoniste avec son "" momifié, cadavérique dès le début du
film ou bien dans "la nuit dernière à Marienbad" lorsque le "" rencontre le grall et lui dit :
"vous avez peur, vous restez figée, fermée, absente".

Autrement dit, c’est par rapport à cette immobilité, le " je" dont il est question. Il n’est pas
mobile par rapport à un espace immobile. Ou bien il n’est pas immobile par rapport à un
espace mobile car justement cette immobilité, est le ressort de "l’illusion du mouvement dans
l’espace". Le mouvement, autrement dit, qui ne cesse de conjurer l’immobilité ou le
piétinement de la réclusion. C’est pourquoi, par exemple, dans les Gommes, dans le premier
texte de Robbe-Grillet, la marche volontaire, la marche assurée de Balard dans la ville qui est
une marche circulaire dans l’espace, ça veut dire qu’il ne cesse de retourner au point de départ
et ceci parce que cette marche - et c’est ça l’illusion du mouvement dans l’espace - parce que
cette marche a voulu s’arracher violemment et initialement à l’immobilité du regard pour
effectuer justement un déplacement mobile dans l’espace immobile d’alignement ou
d’enfilade des maisons de briques. Par exemple le texte de Robbe-Grillet, il est très ironique
là dessus, il écrit : « c’est bien lui qui s’avance, c’est à son propre corps qu’appartient le
mouvement, non à la toile de fond que déplacerait un machiniste, c’est volontairement qu’il
marche vers un avenir inévitable et parfait. Plus il multiplie son assurance... ». C est
intéressant ça, cette citation, c’est quoi ? C’est la situation des Gommes, sur la marche C
est dans les Gommes ? Oui dans les Gommes, la marche de Balard dans la ville T’as la
page ? - Comtesse : Ha non, pas la page ! C’est à son propre corps qu’appartient le
mouvement, hors justement, c’est ça l’action dégradée de puissance du faux. C’est une
puissance du faux extrêmement humoristique puisque il fait semblant, que c’est à lui ce
mouvement, c’est à lui que ça appartient. Il a une marche assurée, hors il revient précisément
à son point de départ et c’est ça justement le problème, de l’illusion du mouvement dans
l’espace chez Robbe-Grillet. Autrement dit l’espace, il est dans les romans de Robbe-Grillet
soit le recours vain pour conjurer l’immobilité, par exemple "les Gommes", soit qu’il y ait
une sorte d’évaluation de la distance spatiale déconcertante qui rend, justement, le désir
impossible. Par exemple Kafka la scène du café dans le voyeur. Aussi justement, dans le
Nouveau Roman en particulier celui de Robbe-Grillet de plus en plus le protagoniste, qui
semblait au début marcher, dans "le voyeur", dans "les Gommes", etc. De plus en plus le
protagoniste plutôt que le personnage on pourrait même dire le non fonctionnel, à la limite. Et
bien il rejoint l’immobilité, par exemple le jaloux qui écrit derrière ses lamelles ou bien
l’enfermé de l’espace contigüe dans la chambre . « Je suis seul ici, à l’abri, dehors il pleut »
Le fameux texte de "dans le labyrinthe") Autrement dit, il y a une immobilité chez Robbe-
Grillet que donne à ressentir ses romans et qui défait deux choses : Premièrement : et
l’illusion optique, l’illusion du regard optique Deuxièmement : l’illusion d’un mouvement
dans l’espace pour rejoindre soit la répétition d’un regard fasciné, ébloui, qui est peut être,
même, lui même un montage, ou un virage qui opère peut être également lui même, par un
montage, par virage ou par saut, la répétition donc d’un regard ébloui ou fasciné, qui semble,
ce regard, avoir un objet. Je dis qui "semble avoir un objet", et ça c’est la première phrase de
commencement romanesque de " la liaison des rendez vous" qui est vraiment admirable en ce
sens là, qui, écrit Robbe-Grillet :" la ferme des femmes a toujours occupé, sans doute, dans
mes rêves, une grande place". Autrement dit le regard fasciné ou ébloui qui, "sans doute", dit
il, ça semble avoir un objet. Autrement dit l’ambiguïté du « sans doute » fait intervenir à la
fois l’incertitude humoristique du "semblant d’objet" dans la certitude ironique, justement,
d’un objet possible.

Je terminerai en disant, que finalement, l’espace décrit chez Robbe-Grillet ou l’espace


imaginaire, l’espace du fantasme, l’espace composé avec des brides d’espace perçus par
exemple, ou un télescopage ou un vieillissement de l’espace perçu, une sur imposition de
l’espace perçu ; et bien, soit l’espace décrit soit l’espace imaginaire ou fantasme, ne cesse de -

341
à la fois de déformer et de différer l’espace romanesque comme espace labyrinthique de la
répétition qu’il cherchera à effectuer avec Alain Resnais dans "la nuit dernière a Marienbad"
l’espace labyrinthique de la répétition c’est à dire la répétition du regard fasciné et ébloui de
l’immobilité silencieuse, de sorte que l’espace du protagoniste - auquel on reste très souvent
lorsque l’on parle des romans de Robbe-Grillet - et bien ne coïncide pas forcement, justement,
avec l’espace romanesque du romancier. Il y a un décalage qui n’est certainement pas du tout
une coïncidence. Toutefois on peut dire : si la répétition se répète dans tout espace et dans
tout espace qui ne cesse d’excéder ou de déborder l’espace labyrinthique romanesque, cet
espace labyrinthique lui même, il diffère de l’espace même de la répétition. C’est à dire
l’espace du "je" du langage comme espace d’une différence qui fait qu’il y a quelque chose
comme le regard qui se répète. Autrement dire il y a l’espace de langage ou un espace de jeu
de langage qui amène, et je terminerai par une citation de Bruce Morissette qui dit dans une
analyse qui me parait assez admirable du roman de Robbe-Grillet, qui dit que finalement :" il
n’y à même plus ni de "je néant", ni même de "il".... au sens, par exemple ou Kafka
réintroduire le « il » et le « on » contre Joyce ou Proust. Il n’y a même plus de je néant ou de
« il » mais il y a simplement le je et le « il » qui finissent par disparaître, et se confondent,
justement, dans un texte, dans le texte qui cherche, justement, une coïncidence avec l’espace
le "je" du langage".

....Dans les émissions, c’est un troisième Robbe Grillet

Gilles Deleuze : La, c’est ton intervention je trouve très intéressante. Une question juste tu as
fais allusion à des films en même temps. Mais la, dans ce que tu viens dire en centrant sur les
romans de Robbe-Grillet selon toi, tu le dirais tel quel du cinéma aussi ? § Ha non !!! § Non ?
Comtesse : Non car il y de nombreux textes de Robbe-Grillet où il marque le décalage où il
ne dit absolument pas pareil. On décrit un roman et c’est absolument pas pareil, quand je
travaille avec Resnais ou que je fais d’immortel homme qui ment, etc. Et, par exemple il
insiste sur ceci, dans ses romans, "les protagonistes sont des gens absolument muets et
séparés. Et la voix de l’écrivain n’est absolument pas une voix parlante" . Par exemple
l’image n’est absolument pas la même chose non plus bien sûr il y a peut-être dans l’espace
de l’écrivain, il y a peut-être une correspondance possible. Au niveau de l’opération méme,
soit scripturale, soit l’opération de tournage ou filmique, il ya différence.

Gilles Deleuze : D’accord. Je crois que l une des bases que - je sors de ce que vient de dire
comtesse. Une de base de tout ça, pas pour expliquer Robbe-Grillet, mais c’est un film que
j’ai très envie voir mais qui est je crois assez difficile à voir, c’est le film de Becket. Il y en a
parmi vous qui ont vu le film de Becket ? Le film avec Bester Keaton ? Tu l’as vu ?. Là je
sens qu’il y a ..il y a une source qui serait très très importante. Ça doit être possible de le voir
ce film. Il dure pas très longtemps, non ?

Gilles Deleuze - Bon et bien alors voilà progressons ; il faut à tout prix arriver à la fin. Si
bien que ce que je vous présente, en fait, c’est un programme qui devrait être rempli à votre
bonne volonté, de manière différente pour chacun.

Mais si j’éprouve le besoin de revenir à notre tout début, c’est parce que, en effet, notre
espèce de cercle là est en train de se boucler. Et il est en train de se boucler de deux manières,
suivant deux voies. Et on se trouve actuellement, acheminé à la fois le long de ces deux voies.
Ou on devrait cheminer suivant ces deux voies. 19’ Vous voulez fermer la porte ?

Depuis le début, quand on s’est proposé de faire une espèce de classification de l’image-
mouvement et de ses différents cas, on avait un pressentiment. C’était que l’image-
mouvement n’était pas le seul type d’image cinématographique. Bien plus, on tenait notre
hypothèse bergsonienne.

C’est ça que j’appelle la première voie. Notre hypothèse bergsonienne c’était : "l’image-
mouvement est la coupe ou la perspective temporelle. De quoi ? D’une durée". Disons alors,

342
essayons : "L’image-mouvement est la coupe ou la perspective temporelle d’une image-
temps". D’une image-temps ! Seulement, bon, maintenant que l’on a un peu bouclé notre
analyse de l’image-mouvement, on se trouve en effet - et si il y a plusieurs voies c’est parce
que il y a sûrement plusieurs manières - dont l’image-mouvement nous expulse d’elle même
et nous fait tendre vers cette autre image.

C’est même pas que ce soit une image immobile, elle pourrait être immobile cette autre
image, mais pas nécessairement. Ce qui compte ce n’est pas qu’elle soit le contraire de
l’image-mouvement, ce qui compte c’est qu’elle soit d’une autre nature de toutes les façons.
C’est à dire qu’elle ne se laisse pas rendre compte en termes d’image-mouvement. Et en effet
si l’image-mouvement est la coupe d’une image-temps plus profonde, il faudra dire de cette
image-temps par exemple elle est le véritable volume, que elle est "volumineuse". Non
seulement, donc, qu’elle a une profondeur, mais qu’elle est temporelle, l’image-temps !

Mais qu’est ce que ça veut dire « image-temps » ? Cela implique pour nous encore une fois,"
le temps ne peut dégager de soi-même une image, que si il ne s’en tient pas à la forme de la
succession qui au contraire renvoie tout à fait à une succession d’images-mouvement". C’est
à dire à une forme de la succession, même si cette forme de la succession comporte des
accélérations, des ralentis, des déplacements, des flash back, etc.

Alors cette image-temps qui serait en rapport avec l’image-mouvement mais de telle
manière que l’image-mouvement en quelque sorte serait une pancarte pour la designer et qu’il
faudrait passer de l’image-mouvement à cette image-temps plus profonde, si nous savons que
nous ne pouvons pas la réduire à une succession d’images. Ça veut dire pour nous que d’une
certaine manière elle est bien "image" elle même, c’est pas une succession d’images.

Mais qu’est ce que ça veut dire "elle est image pour elle-même" ? Je reprends la formule :
"l’image-mouvement est la coupe ou la perspective temporelle d’une durée". On avait vu ce
que ça voulait dire selon BERGSON. Cette durée, c’est ce qui change à chaque instant. C’est
ce qui ne cesse pas de changer et varier, c’est à dire c’est une totalité, mais le propre de la
totalité c’est d’être Ouvert. Cette conception qui nous avait parue très intéressante du Tout
Ouvert. Et en effet l’image-temps, après tout, est ce que ça ne serait pas le Tout du film ? Ou
ce que EISENSTEIN, dès le début, ne cessait pas d’appeler l’Idée, l’Idée avec un grand I. Il
y aurait des idées cinématographiques, c’est à dire, ces images qui sont d’une autre nature que
l’ image-mouvement, ce seraient les idées cinématographiques. On irait donc de l’image-
mouvement à l’Idée. Mais je dis, l’Idée ce n’est pas la succession des images, soit, l’Idée c’est
l’image-temps, soit, ou le Tout comme totalité ouverte. Tout ça, ça va encore. Bon, mais le
Tout, bien, c’est le Tout. Si vous voulez, cet autre type d’image que je cherche, type autre que
l’image-mouvement, je dis à la fois : C’est le Tout ? Oui c’est le Tout. C’est le Tout du film,
là, suivant EISENSTEIN. C’est ça qu’on appellera l’Idée.

D’accord, mais alors ce n’est pas une image particulière, ce n’est pas un type d’image si c’est
le Tout ? Et bien si, aussi ! Et pour le moment on suit. On est bien forcé de suivre tant bien
que mal. Il faudra arranger. Il faut maintenir les deux. Hé oui, c’est le Tout du film. Et
pourtant c’est un certain type d’image. Comment résoudre ça ? C’est un certain type d’image
ça veut dire : c’est un type d’image à côté d’autres types. C’est un type d image distincte du
type image-mouvement et à la lettre à côté des images-mouvement. Oui, c’est ça, c’est un
type d’image à côté des images-mouvement. Et en même temps, je maintiens, c’est le Tout
des images du film. Est ce que c’est tellement gênant pour nous ? Peut être pas.

Faut pas se hâter et dire : on est dans une contradiction. Je pense à un auteur dans un tout
autre domaine, un auteur de littérature : PROUST. PROUST dans un des derniers tomes, dans
la dernière partie, « le temps retrouvé » passe de longues et longues pages à dire : à la fois
dans mon livre " la Recherche". Il y a un Tout...". il y a un Tout ! Et c’est vrai c’est un Tout !
Seulement c’est un Tout très spécial parce qu’il est lui même une partie à côté des autres
parties. Bon alors....c’est un Tout très spécial d’autant plus spécial qu’après tout un Tout, à

343
première vue, ça n’a pas de parties lui même, puisqu’il est le Tout des parties Ça n’a pas de
parties lui même et ça ne l’empêche pas d’avoir des "aspects". C’est un Tout sous tel ou tel
aspect. Et non seulement c’est un Tout sous tel ou tel aspect mais, en même temps, il faut dire
aussi qu’il est une partie à côté des autres parties.

Bon, alors cherchons. On a vu une première direction, là, dans cette voie. Lorsque que
j’invoquais mais il ne faut pas s’y fixer trop, lorsque je disais, j’invoquais très vite la
profondeur de champ. C’est un type d’images. Bien. C’est un type d’images à côté d’autres
images. Chez WELLS par exemple les images à profondeur de champ sont à côté d’ images-
mouvement sans profondeur de champ.

Et pourtant d’une certaine manière c’est vrai aussi que ces images à profondeur de champ ont
une certaine vocation de totalisation ouverte, sont des Tout ouverts sous tel ou tel aspect. Et il
est vrai enfin que ces images à profondeur de champ nous ont parus très bizarrement, avoir
deux fonctions par quoi elles sont fondamentalement des images-temps. C’est à dire qu’elles
ne se contentent pas d’introduire le volume dans l’image mais elles introduisent une
quatrième dimension -qu’est le temps sous la double forme du temps : le temps contraction -
on l’a vu - et la forme qui parait presque le contraire, à savoir la nappe ou le circuit. Le temps
nappe ou circuit. Et il m’avait semblé que ça correspondait, mais tout à fait, aux deux formes
principales de la mémoire Bergsonienne : la mémoire contraction et la mémoire nappe ou
circuit.

Mais quand je dis il ne faut pas s’attacher trop à la profondeur de champ parce que dire : « la
profondeur de champ : c’est ça l’image-temps » non, non, non ! Ça peut être ça, mais il n’y a
pas besoin de cette technique là. Bien plus. Il y a de très grands cinéastes qui ont à faire avec
le Temps et qui n’utilisent jamais ou presque jamais la profondeur de champ. Citons par
exemple FELLINI. Chez « VISCONTI » son appréhension fondamentale du temps et de la
temporalité cinématographique, est indépendant de la profondeur de champ.

Tout ça donc...il ne faut pas dire pour avoir une image-temps il faut passer par la profondeur
de champs. Non. On peut. On peut se servir de la profondeur de champ pour obtenir soit des
opérations de contraction du temps, qui livrent le temps, là, sous sa forme de contraction,
soit des opérations de nappages ou de circuits. Bon, c’est possible mais ce n’est pas
nécessaire. Tout est ouvert. Simplement, il s’agit de quoi alors ?

Lorsque vous voyez, je pose dans cette première voie, à ce premier niveau : Un rapport que je
peux présenter aussi bien comme étant le rapport image-mouvement / image-temps, que je
peux présenter aussi comme étant image-mouvement - Idée avec un grand « i » c’est à dire :
Tout.

Il s’agit de quoi finalement ? Il s’agit de ce qui a été pour nous le problème ultime. Et c’est
bien de l’aborder à la fin, tout à fait à la fin de l’année comme le problème qui était le nôtre
depuis le début. A savoir il s’agit de - évidement, et c’est pour ça que je m’étais lancé dans ce
sujet - il s’agit du rapport de l’image cinématographique avec la pensée.

Et il s’agit de la question : Est ce que le cinéaste est capable - même en droit, je ne cherche
pas : est ce qu’il a réussi ? - est ce qu’il est en droit de nous apporter une nouvelle façon de
penser, c’est à dire, est ce qu’il est en droit, à la fois, de nous présenter, en tant que Cinéma, la
pensée d’une nouvelle manière, et du même coup - c’est inséparable - de nous faire penser
d’une nouvelle manière ?

Est ce qu’il y a un rapport spécifique de l’image-cinéma avec la Pensée ?

Alors ça c’était en effet notre problème. Et vous sentez que si je découvre un lien nécessaire
entre une image-mouvement et soit, je peux dire maintenant, soit l’image-temps, soit l’Idée
cinématographique avec un grand « i » qui est à la fois un Tout du film mais aussi un type
d’image à côté des autres. Si je trouve ça, j’aurai réglé, pour moi en tout en cas, la question de

344
ce qu’il est en est d’un rapport image cinématographique / Pensée.

Et je pense là, à un texte qui m’avait beaucoup frappé d ALEXANDRE ASTRUC, là aussi à
propos de la profondeur de champ, mais il faut évidement l’affecter de relativité. Là, tout ce
que je viens de dire c’est pour dire finalement la profondeur de champ c’est une astuce
technique très importante. Il faut pas s’en servir évidement, s’en servir arbitrairement ça n’a
pas de sens. Seuls ont droit de s’en servir ceux qui ont quelque chose à en tirer, de cette
technique là. Mais si on ne se sert pas de cette technique là il y en a pleins d’autres. De toute
manière rien ne se réduit à un problème technique. Mais je pense à ce texte d’ALEXANDRE
ASTRUC, quand il disait les images à profondeur de champ tel qu’elles apparaissent chez
JEAN RENOIR par exemple avant ‘’Wells’’ et puis telles qu’elles seront portées par Wells à
un certain niveau magistral. Et bien ces images ont beaucoup changé, dit-il, quant à la
fonction de la Pensée au cinéma. Et là j’aime bien ce texte car il reste très mystérieux, il ne
développe pas beaucoup, il dit : ‘’Avant, finalement le rapport de l’image avec la Pensée si
l’image-cinéma agissait sur la Pensée c’était sous la forme de la métaphore.’’

Et en effet, les premiers types de cinéma - je pense au texte de EPSTEIN quand il pose la
question quel est le rapport entre le cinéma et la pensée ? - il tourne toujours autour de l’idée
que ce rapport c’est que : le cinéma lance une pensée extrêmement puissante de type
métaphorique.

Et Astruc dit : ‘’Avec la profondeur de champ, la pensée cesse de fonctionner comme


métaphore par rapport au cinéma et elle devient - et là ça devient assez mystérieux mais le
texte est très beau - elle devient "théorème". Elle devient théorème, on passe d’un statut de la
Pensée à ... et qu’est ce qu’il veut dire ? On ne sait pas très bien parce qu’il explique, il dit
voila : "l’impression que donne la profondeur de champ c’est quoi " ? C’est comme si, dit il,
et il parle là de certaines images à profondeur de champ de RENOIR - "c’est comme si la
caméra s’enfonçait comme un chasse neige". "C’est comme si la caméra s’enfonçait comme
un chasse neige et dès lors, des deux côtés, à droite et à gauche, chassait quelque chose". Oui,
"chassait" ce qui a cessé de valoir dans l’image, une espèce d’avancée temporelle - vous
voyez c’est ça qui est déjà très intéressant - une espèce d’avancée temporelle ou
progressivement, à mesure que l’on croirait que la caméra s’enfonce. Elle chasse à droite et à
gauche sur les deux bords de l’écran. Il y a une image bien postérieure au texte d’Astruc mais
que je trouve très belle dans le film de Fassbinder .....le film ..."Lily Marlene". C’est ça ? Ça
s’appelle comme ça ? ...Lily Marlene.

Pour ceux qui l’ont vu je dis vite pour que vous compreniez, c’est une illustration même de ce
que Alexandre Astruc appelle l’opération "chasse neige". Il y a une bagarre qui éclate dans le
fond du café, il y a des gens qui se battent. Et là, il y a une profondeur de champ, ils se battent
vraiment au fond et il y a grande profondeur de champ. Et il y a des gens comme effarouchés,
les clients qui ont peur, les clients du café qui ont peur de cette bagarre. Et ils s’enfuient, par
rapport au spectateur, ils s’enfuient par le devant. Par le premier plan, par l’avant plan.
Voyez, si bien qu’on a l’impression que on est exactement dans la situation de quelqu’un qui
entrerait dans le café et qui est repoussé par les types qui en sortent, apeurés, pendant que la
bagarre se déroule dans le fond. Et là il y a une très très belle image, une image typique pour
manuel de profondeur de champ où on voit très bien, comment la caméra fait office de chasse
neige, on croirait que c’est elle qui élimine les comparses devenus inutiles et les types qui
fuient, qui fuient en avant plan. Très belle image "chasse neige".

Alors ce serait ça l’espèce de voie "théorématique" au lieu de la voie "métaphorique". Si bien


qu’a la limite, on pourrait dire : les images-mouvements si il y avait que des images-
mouvement, est ce qu’on ne serait pas ramené par exemple, à ce sur quoi insistait l’école
française de Gansdk de Epstein, etc. C’est à dire fondamentalement "une pensée métaphore".

Alors que là, peut être, quand on dégage un autre type d’image que l’image-mouvement
apparaît quelque chose de diffèrent, c’est à dire la possibilité d’une pensée...bon pour le

345
moment prenons les termes d’Astruc, "d’une pensée théorématique". Mais qu’est ce que ça
voudrait dire une pensée théorématique au cinéma ? Est ce que c’est par hasard que il y a une
film célèbre de PASOLINI : "théorème" ? Qu’est ce que ca veut dire ce film ? C’est un drôle
de film !

Deuxième voie qui va nous conduire au même résultat : Je viens de montrer que l’image-
mouvement en tant que telle et parce qu’elle est une coupe ou une perspective temporelle,
nous renvoyait à un autre type d’image. Je dis notre deuxième voie, ce serait celle sur laquelle
on a tant insisté les dernières fois, et je la résume ici, c’est cette fois ci comme une mise entre
parenthèses, une mise en question de l’image-mouvement qui à plus forte raison va nous
ouvrir sur un autre type d’image. Sur l’autre type d’image.

Je dis cette fois c’est la mise en question de l’image-mouvementquinous ouvre directement.


La première voie, je dirais, ce serait une voie indirecte.Là, la mise en question de l’image-
mouvement et particulièrement de l’image-action parmi les images-mouvement,

la mise en question de l’image-action nous met directement en rapport avec une image d’un
autre type que je peux appeler image-temps, image-pensée ou idée cinématographique.

Et c’est une autre voix et on a vu que d’une certaine manière, c’était une voix empruntée par
certaines tendances du cinéma contemporain. C’est à dire, je rappelle, puisque là on est resté
longtemps la dessus, aussi bien le néo-réalismeitalien que la nouvelle vague française, que
l’école américaine dite de New York. Et que ça nous intéressait beaucoup puisque cette fois
ci, c’était comme une suspension del’image sensori-motrice. Suspension de l’image sensori-
motrice au profit dequelque chose qui se dégage et qui serait une image "sensorielle", entre
guillemets," pure". Image sensorielle pure, c’est à dire ce que j’appelais l’image optique ou
l’image sonore pure.

C’est cette image sensorielle pure, détachée ou du moins déphasée de sa motricité normale
qui se met en rapport avec l’autre type d’image. Aïe ! Si bien qu’à ce niveau cet autre type,
j’attends maintenant, puisque, si vous reprenez notre hypothèse, qu’elle soit bonne ou
mauvaise on en est plus là - s’il est vrai que l’image optique pure - c’est à dire ce que
j’appelle maintenant, il n’y a pas de raison de donner un tel privilège à l’optique, ça va aussi
pour le sonore, à partir du moment ou il y a synchrone - ça vaut aussi ce que n’avait pas le
néo-réalisme italien entre parenthèses - il y a donc eu des progrès techniques là aussi mais ça
nous est égal. Si l’image sensorielle pure a coupé - je dis coupé par commodité, vous mettez
les nuances - a coupé son prolongement moteur classique, traditionnel, dès lors elle est de
nature à nous mettre directement en rapport avec l’autre type d’images - toujours - que nous
sommes en train de chercher et que nous appelons image-temps, image pensée et qui est à la
fois, encore une fois, un type d’image particulier et en même temps le Tout des images du
film.

Le Tout sous tel ou tel aspect. Et c’est bien parce que c’est toujours le Tout du film sous tel
ou tel aspect que je pourrais dire c’est à la fois le Tout. Mais attention, c’est aussi un type d
image spécial à coté des autres. Et qu’est ce que ça voudra dire ? Et bien ça voudrait dire et
bien j’en suis là et c’est la que commence le nouveau de ce que j’ai à dire. Et bien oui ! Il
faut, puisque nos images optiques, sonores, sensorielles pures ne sont plus en rapport avec la
motricité traditionnelle. Motricité traditionnelle, c’est l’image-action, telle qu’on l’a vu,
l’image-action dans les formes SAS ou ASA. Puisque l’image sensorielle dite pure n’est plus
en rapport avec l’image-mouvement, elle entre en rapport ou elle va pouvoir, ça va être sa
puissance, d’entrer en rapport et de nous faire entrer en rapport avec l’autre type d’image.
Bon, c’est à dire encore une fois, avec le Tout. Mais ce Tout c’est aussi une partie.
J’appellerais ça, c’est ce Tout, ces Tout, ces aspects de Tout, qui sont aussi une partie à côté
des autres, c’est à dire, encore une fois, cet autre type d’image que l’image-mouvement. Vous
me permettez de l’appeler « mode ».

346
Pourquoi ce mot de « mode » ? Parce que « mode » est là un terme commode pour designer
le terme "ultime" de cet autre type d’image dont on a vu que ce terme ultime, c’était la
Pensée. Je dirais qu’il y a autant de modes de la pensée qu’il y a d’aspects du Tout ou
d’images particulières d’un autre type que l’image-mouvement. Donc, le rôle - c’est abstrait
mais je crois que cet abstrait-là vous permet peut être mieux de suivre ce que je vais avoir à
dire - Je dis juste que les images sensorielles pures ne trouvent plus leur prolongement dans la
motricité de l’image-action, mais vont maintenant se prolonger dans des modes qui seront
donc, des images-pensées. Mais peut-être qu’il y aura beaucoup de modes, mais ils auront en
commun ces modes d’être des modes de la pensée.

D’où ma question, avec quoi, l’image sensorielle pure - dont j’ai fait l’hypothèse dont j’ai
essayé de fonder l’hypothèse toutes les séances précédentes - avec quoi, avec quels modes
principaux, l’image sensorielle pure est-elle en rapport ?

Et bien, je crois que jusqu’à maintenant, et ma liste n’est évidement pas exhaustive, elle est en
rapport avec quatre grands modes. Elle est en rapport avec quatre grands modes. Et là, je
résume ce qui nous reste à faire, mais ça pourrait nous prendre un trimestre, ça nous prendra
juste ces deux fois là, et puis adieu.

Quatre grandes modes. Mais encore une fois, il y en a cinq, six, petit « n » et puis on attend
un nouveau cinéaste qui en trouvera d’autres. Moi je fais un recensement comme ça. Et déjà
dans un mode je groupe des gens tellement différents.

Je dirais que le premier mode je l’appelle par commodité "mode imaginaire" et il renvoie à
un certain type d’image que j’aimerai appeler dans la classification des signes qu’on résumera
la prochaine fois, j’appellerai ça des scènes. Des scènes ! Comme une scènes de théâtre, des
scènes.

Donc le premier grand mode ça serait le mode imaginaire et si je veux.....

Deleuze - Cinéma cours 20 du 25/05/82 - 2 transcription : Yu Yue Xia -

A développer particulièrement, je prendrais dans mon cas, je prendrais Fellini. Bon, ça ce


serait un mode. Deuxième mode. C’est très différent, je l’appellerais mode « didactique ». Et
cette fois-ci l’image sensorielle pure ne serait plus en rapport avec des scènes, c’est-à-dire des
modes imaginaires, mais avec des modes de pensée très particuliers qu’on peut appeler - en
effet c’est un terme commode - "didactiques" ; et ça serait qui ? J’y mettrais quitte à justifier
un tout petit peu plus tard, j’y mettrais principalement le dernier Rossellini, le Rossellini de
Socrate, de La prise de pouvoir, etc . Et, pour des raisons que j’essaierai de dire, j’y mettrais
Straub. Troisième mode, je l’appellerais mode « critique ». Et cette fois-ci l’image
sensorielle pure se met, et nous met, en rapport fondamental avec la pensée conçue comme
activité positive critique, et non plus comme activité didactique. Et cette espèce de criticisme
positif, là je me sens plus sûr de moi, et je n’y verrais qu’un exemple, mais un exemple très
important, à savoir : Godard. Quatrième mode - vous allez comprendre pourquoi je fais ma
liste des modes avant - quatrième mode je l’appellerais, d’un nom compliqué, philosophique,
mode « transcendantal ». Et cette fois-ci c’est le mode qui correspond au cas suivant : l’image
sensorielle pure se met, et nous met, en rapport direct avec des images-temps comme mode de
la pensée, c’est-à-dire avec un temps qui est le temps, non pas des choses, mais le temps de la
pensée. Car bizarrement - enfin pas bizarrement - la pensée prend du temps, je veux dire : la
pensée n’a pas pour élément l’éternel. Et l’idée du temps comme mode de la pensée me parait
un des problèmes les plus fondamentaux qui peut-être peut être commun au cinéma et à la
philosophie. Et ce mode transcendantal je l’illustrerais avec ce qui pour moi - mais à chacun
de vous de faire votre liste, et puis d’en faire une autre - ce qui pour moi représente les grands
cinéastes du temps, tels que par exemple - j’en avais fini une courte liste - que ce soit,

347
Resnais, Visconti, Pierre Perrault au Canada, qui se distinguent là pour reprendre des termes
de Comtesse, par une structure du temps dont on ne peut plus dire, c’est le temps ordinaire,
par des structures de temps, par des structures temporelles éminemment paradoxales,
éminemment paradoxales - de quel point de vue ? Parce que c’est vraiment le temps comme
mode de la pensée.

Bien, si j’ai donné cette liste pour que vous sentiez immédiatement que, si imprécis que soit
tout ça... je résume donc : de toute manière, l’image optique pure ou si vous préférez l’image
sensorielle pure, qui a rompu son rapport avec la motricité normale, ne se prolonge plus dans
la motricité, dans l’image-action, dès lors se prolonge dans un des modes suivants - mais il va
de soi que si j’ai donné ma liste, quitte à ce que vous vous ajoutiez, que vous voyiez d’autres
directions qui m’échappent - c’est même ça qui m’intéresserait - si j’ai donné ma liste, c’est
pour que vous sentiez que ces distinctions sont évidemment quand même assez floues. Car il
y a évidement une espèce de compénétration de tout ces modes les uns avec les autres. Je ne
peux quand même pas dire sérieusement, Fellini, c’est l’imaginaire, et puis salut. Il est
évident que Fellini a un rapport fondamental, que le cinéma de Fellini a un rapport
fondamental avec le temps. Ca n’empêche pas que d’une certaine manière - j’essaierai de
justifier ce point de vue - son rapport avec le temps est comme médiatisé par le mode
imaginaire. Bon. Mais tandis que Visconti, c’est évident que Visconti ou que Resnais aussi il
a à faire avec l’imaginaire, il peut même faire des films centrés sur l’imaginaire. A mon avis,
c’est pas ça son... c’est un peu une question de flair, mais chacun de nous peut avoir un flair
différent - je me dis dans le cas de Resnais c’est pas ça son vrai problème : il n’arrive à
l’imaginaire que par l’intermédiaire d’un problème qui lui est plus profond, qui est alors la
voie transcendantale, c’est-à-dire, la voie du temps. La voie de l’image-temps.

Et pourquoi tout ça se mélange ? C’est-à-dire pourquoi, s’il y a passage d’un mode à l’autre
dans les quatre modes que j’ai isolés arbitrairement... je vous l’ai dit, c’est que de toute
manière c’est l’image-pensée au cinéma : c’est l’image trait d’union, image-pensée. C’est la
pensée, qui est aussi bien le tout du film qu’un type d’image particulier. Alors en tant que
type d’image particulier il peut très bien avoir quatre modes, oui, mais c’est aussi le Tout du
film - c’est-à-dire, de toute manière il s’agit du rapport de l’image sensorielle pure à la
pensée ; comment l’image sensorielle pure fait-elle penser ? Pour moi ce serait ça, le
problème des rapports cinéma/philosophie. Et après tout, à ce moment là est-ce que il y a une
cause commune possible entre ce qu’on appelle la pensée philosophique, et ce qu’on pourrait
appeler la pensée cinématographique ? Et c’est là donc... je ne peux pas encore aborder mon
étude des modes particuliers, des quatre modes que je viens de définir. Car j’insiste sur ceci,
si je les appelle des « modes » c’est parce qu’ils ont bien une racine ou une substance
commune, à savoir la pensée, et c’est là que donc nous touchons au vrai problème du cinéma.

D’où un problème pour moi. C’est que, tout le monde l’a pressenti de tout temps. Tout le
monde l’a pressenti tout le temps, tout ça, tout ce que j’ai dit. Oui, oui... Mais il y en a un, il y
en a un qui a fait plus que le pressentir et qui s’est trouvé dans une situation catastrophique -
il est vrai que les situations des cinéastes c’est toujours des situations catastrophiques donc
faut pas trop s’en faire, quoi... Là je voudrais dire quelques mots sur ce problème. C’est
Artaud, c’est Antonin Artaud. Car, il lui arrive une drôle d’aventure sur laquelle, je crois, on
n’a pas fait le jour, car comment faire le jour sur quoi que ce soit concernant Artaud ? Artaud
pense à tort ou à raison avoir des idées sur le cinéma et comment faire un film. Il a fait lui-
même des scénarios, des scénarii, ah, il en a fait. Il se trouve que là a été tourné dans des
conditions qui restent pour moi obscures - je sais pas si l’état des textes... il y a sûrement des
textes que je ne connais pas, il faudrait demander à l’éditrice d’Artaud - enfin tel que je vois
les choses c’est une vrai bouillie. Il fait son scénario ; le seul film qui fut exécuté c’est La
Coquille et le Clergyman.

Bon, il fut exécuté par Germaine Dulac, qui était quand même un très très bon cinéaste, un
très grand cinéaste. Bien. Les choses deviennent moins claires. Est-ce que Artaud a participé
au tournage ? Est-ce que même il a participé à - sans participer au tournage même - est-ce

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qu’il a participé activement à l’adaptation du scénario, au découpage ? Les uns disent oui je
crois, les autres disent non. Certains textes d’Artaud sont très louangeurs vis-à-vis Germaine
Dulac ; certains textes d’Artaud sont abominables et traitent la pauvre Germaine Dulac
comme une chienne. Et il dit, elle a rien compris. Bon. Et la situation devient encore plus
obscure si vous y pensez, puisque Artaud dit, « on m’a tout volé ». Non seulement on a
mutilé, on a trafiqué, on a défiguré mon film La Coquille et le Clergyman, mais, c’était en fait
le premier film surréaliste. Et il en veut beaucoup et à Buñuel et à Cocteau, et il dit eux après,
avec Buñuel et avec Cocteau, ils ont pris des recettes. Ils ont pris des recettes. Mais, ils ont
raté l’essentiel qui était dans La Coquille , ou qui aurait dû être dans La Coquille et le
Clergyman. A savoir ils ont raté l’âme. C’est des recettes et tout est devenu arbitraire. Bon, on
avance un peu. Qu’est-ce qu’il veut dire ? Il veut dire, ils ont fait des films oniriques. La
situation alors se complique encore plus, parce que, quand on voit La Coquille et le
Clergyman, ça paraît en effet le premier film surréaliste, parce que pur film onirique. Et il dit,
Germaine Dulac c’est une vilaine, parce qu’elle n’a rien compris à mon scénario et à mon
film, elle l’a transformé en rêve. Ah bon ! Donc, il dit à la fois, c’est le premier film
surréaliste et c’est même le seul, mais en même temps, il dit surtout c’est pas un film onirique
- ou ça n’aurait pas dû être un film onirique. C’est une bouillie cette histoire ! Alors quoi
c’est... Parce que, qu’est-ce qu’il reproche ?

Film onirique, on l’a déjà prévu dans nos catégories. Voyez là ça va me permettre d’avancer.
Le film onirique ce sera un cas de toute évidence pour nous, de ce que j’appelais le mode
imaginaire. Et le mode imaginaire c’est sous la forme onirique, dans l’image onirique, dans
l’image de rêve, qui après tout même quand ça bouge est tout à fait autre chose qu’une image-
mouvement - et bien dans l’image de rêve, on voit bien en quoi le mode, le mode imaginaire
précisément onirique dans ce cas-là - l’imaginaire groupant bien d’autres choses que
l’onirique, mais comprenant l’onirique - et bien, on voit bien que l’image de rêve est bien un
mode de pensée. Seulement peut-être que de mes quatre modes, le mode imaginaire sera le
plus ambigu, le plus dangereux, le plus équivoque à prendre - je dis ça parce que c’est celui
que moi je préfère le moins si j’ose dire, c’est-à-dire que j’aime pas, alors... donc... mais je dis
ça comme ça, mais vous vous pouvez l’aimer. Je me dis en tout cas c’est le piège. Parce que
là c’est... Pourquoi c’est le piège ? On peut déjà le sentir. Parce que c’est manifestement le
mode qui est le plus, le plus facile à obtenir par des procèdes techniques vides en effet. Et
c’est pas par hasard qu’au début du cinéma, là, quand ils s’ébrouent encore dans la joie,
quand ils sont vraiment là comme de jeunes hommes qui découvrent tout - ils ont raison ! Ils
disent, mais la rapport du cinéma et de la pensée c’est pas difficile : c’est que, le cinéma nous
ouvre le rêve. Et la pensée cinématographique, ils l’assimilent explicitement - voyez par
exemple les textes de Jean Epstein - ils l’assimilent explicitement au travail du rêve. Et je dis
c’est très... Alors là je ne cite pas du tout un auteur surréaliste, à plus forte raison pour les
Surréalistes - Epstein n’a rien d’un auteur surréaliste, mais il pense que une des clés du
cinéma, ça va être que le cinéma est capable de reproduire le travail du rêve - sous quelle
forme ? avec les condensations, surimpressions, avec les ruptures de logique, avec les
ruptures de plan, avec tous les procédés techniques du cinéma - qu’il va pouvoir être une
merveilleuse expérimentation sur le travail du rêve.

Or je me dis, est-ce que ce n’est pas finalement le mode le plus dangereux, ce mode de
l’imaginaire ? On verra, c’est une question. Mais ça expliquerait un peu la réaction d’Artaud.
Il passe son temps à dire, La Coquille et le Clergyman doit ressembler à un rêve, mais ça n’en
est pas un. C’est pas claire son attitude c’est très très compliqué. En tout cas je vous garantis,
pour ceux qui ne l’ont pas vu, que quand on voit La Coquille et le Clergyman, c’est un film
onirique. Germaine Dulac l’a tourné en film onirique. Bon, en effet, c’est le premier film
surréaliste. Bon, Artaud voulait pas ça. Mais qu’est ce qu’il voulait ? Qu’est-ce qu’il voulait
Artaud ? Eh bien, sa thèse, sa thèse pratique, elle me paraît très intéressante. Il dit, pour moi
le vrai problème du cinéma c’est le problème de la pensée. Et c’est pas le problème du rêve.
Bon. C’est le problème de la pensée. Quand il croira que le problème du cinéma n’est pas le
problème de la pensée, il abandonnera le cinéma. Il dira, le cinéma ça vaut rien. Il a cru au

349
cinéma tant qu’il a cru que le problème du cinéma pouvait être le problème de la pensée.
Seulement, qu’est-ce que ça veut dire ?

Sa position elle est quand même plus compliquée que je ne dis, parce que, quand il dit, le
problème du cinéma c’est le problème de la pensée, il invoque bien le rêve. Et il le récuse en
même temps, à la fois. Je cite un texte - tous ces textes que je cite sont réunis dans le tome
trois des œuvres complètes. « Ce scénario, La Coquille et Clergyman, n’est pas la
reproduction d’un rêve, et ne doit pas être considéré comme telle. Je ne chercherai pas à en
excuser l’incohérence apparente par l’échappatoire facile des rêves » - « l’échappatoire
facile », ça ça me plait bien, c’est bien - « les rêves ont plus que leur logique, ils ont leur vie,
où n’apparaît plus qu’une intelligente et sombre vérité » - là vous reconnaissez le style
Artaud. « Ce scénario recherche la vérité sombre de l’esprit, en des images issues uniquement
d’elle-même ». Bon. Il ne nie pas que ça passe par le rêve, bien plus, il nous dira, page 76 je
crois, « ce scénario » - toujours à propos de La Coquille et le Clergyman - « ce scénario peut
ressembler » - il ne nie pas donc, déjà le scénario - « ce scénario peut ressembler et
s’apparenter à la mécanique d’un rêve » - c’est-à-dire au travail du rêve, à ce que les
psychanalystes appellent le travail du rêve. « Ce scénario peut ressembler et s’apparenter à la
mécanique d’un rêve, sans être vraiment un rêve lui-même ». Voyez sa situation, elle est
comme engluée dans une drôle de position. « C’est dire à quel point il restitue le travail pur
de la pensée ». Si j’essaie de décrire sa position avec toute son ambiguïté, c’est... voilà,
l’important, c’est le rapport de l’image cinématographique avec la pensée, et bien entendu le
rêve c’est un mode de la pensée.

Donc le rapport de l’image cinématographique avec la pensée empruntera l’allure, empruntera


à certains égards le mode onirique, mais ce sera plus une apparence qu’un dernier
mot. Position compliquée. Moi je crois que tous ceux qui se sont lancés dans un cinéma de
l’imaginaire se sont trouvés dans cette bouillie-là, d’être comme dans cette espèce de glue, de
savoir que le but était ailleurs, et d’être tellement pris par leur truc de l’imaginaire qu’ils
patouillaient là-dedans, et qu’ils ne pourraient pas s’en sortir. Si bien que, de mes quatre
voies, la voie de l’imaginaire serait la seule voie vraiment louche. Alors à votre choix, dès
lors ce serait la meilleure ou bien ce serait la moins intéressante. Mais enfin tout ça c’est...
c’est comme ça, je vous dis ça parce que c’est... Mais j’y tiens pas du tout.

Mais alors continuons. Qu’est ce qu’il voulait Artaud ? Dans cette extrême complexité de
situation - voyez c’est compliqué ça, c’est pour ça que j’ai tenu à développé tout ça, pour pas
là dire des choses hâtives. Et bien c’est une drôle d’histoire, parce que qu’est-ce qu’il veut ?
A mon avis dans ces textes, on trouve des formulations que, qui à mon avis ne seront pas
remarquées sur le moment - et là j’ai l’air malin de les remarquer maintenant - qui à mon avis
ne peuvent être remarquées que grâce à tout ce qui s’est passé, tout à fait indépendamment
d’Artaud, dans le cinéma moderne. Car voilà ce que nous dit Artaud depuis le début : Artaud
nous dit, je ne supporte pas, encore une fois, la dualité du cinéma - notamment du cinéma
français à son époque - entre une tendance abstraite et une tendance narrative. En effet, le
cinéma cinétique abstrait dans lequel tous donnaient Grémillon, Dulac, tout ça... tous ont fait
du cinéma cinétique abstrait. Ils y ont vu une espèce de recherche sur les rythmes visuels, de
pures études de rythmes visuels. Et puis le cinéma narratif. Artaud dit, non, il faut trouver
autre chose sinon le cinéma va crever, il crèvera soit de platitude, soit d’abstraction. Bon.
Mais qu’est-ce que c’est sa solution à lui ? Voilà, sa solution à lui c’est...

Première citation. Le cinéma narratif, c’est quoi ? C’est un cinéma dit-il, « à texte ». A texte,
où le texte compte. D’accord, le texte compte, c’est-à-dire le texte préétabli. C’est un cinéma
à intrigue. En d’autres termes, c’est ce que on a décrit, nous, sous le nom de cinéma de
l’image-action. C’est un cinéma qui raconte une histoire, c’est un cinéma narratif. Je dis pas
qu’il s’épuise dans la narration, on a vu la beauté de ce cinéma. Mais c’est du cinéma narratif,
le cinéma de l’image-action. C’est l’image qu’on appelait l’image sensorimotrice, c’est
exactement le statut de l’image sensorimotrice, c’est l’image-action. Bon. Or, il nous dit, page
76 - oh là là, toutes mes citations sont fausses, non, page 22. J’espère. Voilà le texte qui me

350
va. Il dit voilà donc tout ce que je ne veux pas. Et je cite : « on en est à rechercher un film »,
« on en est à rechercher un film à situation purement visuelle, et dont le drame découlerait
d’un heurt fait pour les yeux, puisé si l’on ose dire dans la substance même du regard, et ne
proviendrait pas de circonlocutions psychologiques d’essence discursive, et qui ne serait que
du texte visuellement traduit ». Ca je trouve ce texte très très beau. Vous comprenez parce
que... « On en est à rechercher un film à situation purement visuelle » - ça veut pas dire des
visions abstraites. Le contexte est formel, puisque le contexte vient de dénoncer le cinéma
cinétique abstrait. Il s’agit pas de mouvements visuels purs, il s’agit... - je suis content du mot,
mais je ne trafique pas le texte - des situations, c’est-à-dire pas des abstractions. Des
situations purement visuelles par opposition au cinéma à histoire, qui lui, fait des situations
optico-motrices, sensorimotrices. Des situations purement visuelles et dont le drame, c’est-à-
dire l’action, découlerait d’un heurt fait pour les yeux. Bon. Voilà.

Seconde citation. Et c’est là qu’il peut... Et c’est là qu’il ajoute, « ce ne serait pas la
reproduction d’un rêve et ça ne doit pas être considéré comme tel ». Je dis, situation purement
visuelle. Bon. Mais il nous dit, un drame en découlerait - seulement un drame qui ne serait
plus du tout le drame des narrations, ou le drame des actions. Ce sera un autre drame. Alors
cherchons, qu’est-ce que ce serait, est-ce qu’il y a un autre texte où il précise ? Oui ! Page 76.
Voilà que Artaud vous dit : « du heurt des objets et des gestes » - on retrouve le même mot, le
heurt - « du heurt des objets et des gestes se déduisent de véritables situations psychiques -
alors qu’il vient de récuser la psychologie - « de véritables situations psychiques entre
lesquelles la pensée coincée cherche une subtile issue ». Donc, Artaud est en train de réclamer
un cinéma qui irait de situations purement visuelles à situations psychiques pures. Bien. Est-
ce qu’il avait l’idée pour le réaliser, pour achever tout ça ? Je dirais moi, si je disais pas c’est
signé Artaud, et si je vous disais c’est signé Godard, ou c’est signé Rivette, à mon avis... ou
c’est signé même Rossellini - quelque soit la différence entre tous ces auteurs que je cite, je
crois que pas un mot ne pourrait être répudié par eux. De la situation optique brisons le
cinéma... - si je résume, le manifeste Artaud, si je le reconstitue sous la forme - brisons
l’image action du cinéma narratif, c’est-à-dire brisons l’image sensorimotrice pour établir un
lien direct entre des situations optiques pures, et des situations psychiques non moins pures -
ben oui, moi c’est comme ça que depuis le début j’essaie de définir ce qu’il y a de commun
entre ce qu’il s’est passé depuis le néoréalisme italien.

Or je ne vais pas dire du tout que Artaud avait le pressentiment, puisque encore une fois, c’est
pas seulement la réalisation par Germaine Dulac... lisez La Coquille et le Clergyman, dans le
scénario même la seule manière - et ça, c’est encore à mettre sur le compte, sur le dos du
surréalisme, et je suis bien content - seule manière dont Artaud, parce qu’il était encore à ce
moment là pris dans le surréalisme, a conçu la réalisation de son programme, ça été un film
malgré tout de type onirique. C’est-à-dire, il a pris la voie la plus douteuse, la plus ambigüe,
la seule voie vraiment ambigüe pour réaliser ce programme, la seule voie, la seule voie sans
issue pour réaliser ce programme, c’est-à-dire la voie de l’imaginaire. Ah hélas... Mais il ne
pouvait pas faire autrement. C’est pour ça que je ne dis pas du tout que le cinéma moderne
dépend d’Artaud, pas du tout. Il a fallu tracer d’autres voies pour qu’un programme analogue
à celui d’Artaud se trouve réalisé. De la situation optique pure à la situation psychique pure.
Simplement j’ajoute pour ceux que le problème Artaud intéresse, que si c’est vrai que La
Coquille et le Clergyman - là, il charrie à mon avis, c’est une reconstruction de rêve, lisez le
scénario, il est... voyez le film, qu’on redonne parfois à la cinémathèque, mais lisez le
scénario, le scénario est un scénario de rêve - ça me paraît difficile à... Et les situations
optiques sont des situations oniriques en fait, c’est pas des situations optiques. Bon.

Mais en revanche, dans les scénarii qui ne furent jamais réalisés et qui sont donnés dans le
tome trois, il en a deux, moi, qui m’intéressent beaucoup, que je vous conseille de parcourir,
de lire pour ceux que ce point intéresse. Il y a un scénario qui s’appelle Le vol, où il y a un
drame, mais on sent que le drame n’a aucun intérêt. Le vol, c’est une jeune avocat qui voit
arriver une belle jeune femme dans son bureau, et elle brandit un papier, un document qui va

351
lui faire gagner son procès. Là-dessus alors l’avocat crie « c’est gagné ! vous avez gagné, on a
gagné ! », et un tendre sentiment naît entre l’avocat et la jeune femme. Là-dessus une créature
fourbe - qu’on voit tout de suite que c’est un fourbe - sous un prétexte pénètre dans le bureau
de l’avocat et s’empare du document, et s’enfuit d’un air fourbe. L’avocat revient, il
s’aperçoit que le document a disparu, il s’arrache les cheveux, la jeune femme pleure, tout ça
c’est bien parti, et puis voilà. Mais ça tient très peu dans le scénario, et le scénario part là-
dessus. Course en taxi - là c’est pas de l’onirique- course en taxi, où le type il va chercher, il
va chercher l’homme fourbe. Pas facile de chercher l’homme fourbe en taxi, hein. Et il y a
description d’une longue... avec des situations optiques. D’après le scénario, des affiches,
des... Là aussi ça glisse vers le surréalisme de temps en temps, mais on sent que, c’est un
autre climat que le surréalisme, que là, il y a vraiment ce que, ce que Artaud aurait fait - je dis
pas qu’il aurait fait ce qu’on fait maintenant, ce serait idiot, mais on peut imaginer ce qu’il
aurait fait à son époque. Je me dis, le vrai Artaud, il n’est pas dans La Coquille et Clergyman,
il est dans ce premier scénario, Vol. Et puis, il prend l’avion parce qu’il arrive juste avec son
taxi pour voir le fourbe, l’homme fourbe prendre l’avion pour aller dans les champs de pétrole
de l’Orient - car le procès concerne le pétrole d’Orient. Alors il prend l’Orient Express
l’homme fourbe, l’avocat prend un avion. Et il va y avoir les deux voyages, les deux voyages
avec là aussi des situations optiques pures, et puis enfin il rattrape évidemment, il rattrape, il
rattrape le document, il étrangle l’homme fourbe, tout ça parfait, bon.

Mais il y a ce truc très très intéressant. Deuxième scénario, dix-huit secondes, c’est dix-huit
secondes de la vie d’un homme - alors le film dure une heure et demie, mais cette heure et
demie, en fait c’est, en image-temps, dix-huit secondes. Et c’est quoi ? Et c’est le drame
d’Artaud lui-même, enfin le drame tel qu’Artaud a toujours présenté son drame, à savoir :
quelque chose dans la pensée qui empêche l’exercice de la pensée. Ou si vous préférez, une
impuissance à penser, une impuissance à penser qui s’exerce au cœur de la pensée.
Impuissance à penser qui s’exerce au cœur de la pensée, comment est-ce que Artaud va le
traiter cinématographiquement ? Là aussi, ça va être par une série de rapports entre des
situations visuelles, heurt d’images visuelles, et échec d’une formation de la pensée dont les
images pourraient devenir le mode. Et à la dix-huitième seconde, le type tire son revolver et
pan, se tue.

Je vous signale ces deux scénarios comme, je ne dis pas étant modernes, ce serait absurde,
comme ayant des potentialités modernes qui ne me semblent pas dans La Coquille et
Clergyman. Ce que je veux dire, c’est que, donc, ce passage par Artaud était uniquement pour
comme asseoir mon problème, et uniquement, pas du tout pour dire, Artaud a tout deviné,
c’est pas du tout dans mon esprit. Ce qui est dans mon esprit, c’est dire que m’intéresse
énormément que Artaud ait employé ce double terme, situation optique ou situation visuelle,
à mettre en rapport avec situation psychique - situation psychique voulant dire chez lui la
pensée dans sa difficulté d’exercice. Bon. On en est là, donc. Je retombe là sur mes pieds, de,
nous en sommes de l’image sensorielle pure à la pensée - pensée qui serait propre au cinéma,
donc que je peux appeler l’image-pensé avec un trait union. Ce rapport s’effectuant selon
quatre modes possibles - cette liste n’étant pas limitative encore une fois - mode imaginaire,
extrêmement louche, faut s’en méfier ; mode didactique ; mode critique ; mode
transcendantal ; et tous ceux à venir que les cinéastes inventeront.

Nous en sommes à l’étude du premier mode. Voilà... Récréation, parce qu’il faut que j’aille
à.... Oui quelqu’un voulait dire quelque chose ? [question inaudible] Est-ce que Kurosawa
dans L’Idiot, quoi ? [propos inaudible] L’image-temps ? Là écoutez, là, moi j’aimerais
justement que la prochaine fois... [propos inaudible]. Tout ce que vous pouvez ajouter moi me
paraît bon. J’ai pas du tout présent à l’esprit L’Idiot, alors je peux pas vous répondre, mais ça
me paraît excellent, ça c’est presque ce que je souhaite, que vous vous disiez - ou bien il n’a
pas vu qu’il y avait un autre mode, ou bien que vous viennent à l’esprit d’autres auteurs
auxquels moi je pense pas. Si vous voyez le moyen et par lequel Kurosawa là a atteint des
images-temps, ça je dirais oh ben oui, oui, oui, ça me donne envie de vous demander en quoi

352
tout ça, mais... Il faudrait, il faudrait me faire une petite note [interruption de la bande].

Mais après tout peut-être que les quatre modes ratent. Alors vous voyez ce qu’il nous reste à
faire, et puis ce serait fini : ce serait un examen des quatre modes. Ces quatre modes c’est
donc des modes avec lesquels l’image sensorielle entre en relation, et dès lors produit
l’image-pensée, puisque c’est des modes de la pensée. Donc c’est ça qui doit être très clair.
Alors je vais procéder comme ceci, je ne vais m’étendre que sur le mauvais mode, le premier
- et les autres ça ira très vite puisqu’ils sont bons. Parce que, je voudrais dire, parce que le
premier mode, il est quand même - je redire « mauvais », c’est pas « mauvais », c’est
formidable au contraire. Donc... En tout cas il est très compliqué. Chacun des modes groupe
déjà des choses très très différentes, des sous-modes. Alors vous voyez, pour faire notre
tableau des signes, comme je voudrais le faire la prochaine fois, faire notre classification des
signes, qui sera notre grande conclusion, on va avoir une série de signes alors... On ne sera
pas comme le pauvre Kant avec douze catégories, on va en avoir quatre-vingt nous ! Bon.

Je dis le mode « imaginaire », c’était vraiment un mot commode, parce que là-dessous je
groupe des choses extrêmement différentes.

INCLUDEPICTURE "http://www.univ-paris8.fr/deleuze/puce.gif" \*
MERGEFORMATINET Je dirais, il y a d’abord ce qu’on pourrait appeler le mode
« féerique ». Un mode féerique, je pense à qui ? Un mode féerique à la Sica. Et pourquoi je
tiens à revenir sur De Sica ? Du type ce serait Miracle à Milan. C’est parce que devant des
féeries du type Miracle à Milan, beaucoup de critiques ont dit, oh c’est la fuite devant les
vraies exigences du Néoréalisme, où pourtant Sica avait été tellement important. Vous
comprenez que nous, on a un fil qui nous permet de dire, rien du tout. De la même manière,
quand Fellini développera un certain cinéma dit « imaginaire », on dira, oh c’est la rupture
avec le Néoréalisme. Nous au contraire, on n’a plus de problème à cet égard, puisque notre fil
conducteur, c’est : le Néoréalisme a été une des manières dont se sont dégagées des images
optiques et sensorielles pures - c’est tout-à-fait dans la ligne du Néoréalisme, de mettre de
telles images, non plus en rapport avec les mouvements ordinaires de l’image-mouvement du
vieux cinéma, mais de les mettre en rapport avec un mode qui soit un mode de la pensée, par
exemple l’imaginaire. Pour nous donc, l’évolution de quelqu’un comme Fellini, ou l’exemple
d’un film comme Miracle à MilandeDe Sica, ne soulèvent aucun problème, aucune difficulté.
Pour dire, bien évidemment, c’est conforme au Néoréalisme dans sa ligne à plus pure. Donc
c’est pour ça, je dis, le mode féerique de De Sica.

Et puis, tout-à-fait autre chose, c’est quand même pas la même chose, le mode « onirique » -
et là j’emploie mode onirique au sens précis, à savoir : des images qui se présentent elles-
mêmes comme des images de rêve. Soit dans le cinéma surréaliste, soit dans Buñuel premier
manière. Vous me direz les images de rêve, il y en a bien d’autres. Bon, enfin, on ne va pas à
l’infini, tout ça c’est à chacun de compléter.

Troisième sous-mode, je dirais c’est très différent, un mode alors appelons... Mais tout ça
c’est des termes auxquels je ne tiens pas, un mode « fantasmatique ». Un fantasme c’est pas
du tout la même chose qu’un rêve, mais bizarrement, on ne s’étonne pas non plus - et là le
peu que nous savons, que nous nous rappelons de la psychanalyse suffit à nous faire nous
souvenir que le fantasme est fondamentalement en rapport avec des sources visuelles et
sonores dont la motricité, dont le prolongement moteur est annulé, et que se déploie dans
cette annulation, la scène du fantasme qui est dit à proprement parler « une scène ». Et ce
mode fantasmatique, je dirais, c’est par exemple Buñuel deuxième manière, je veux dire le
Buñuel de Belle de jour - ou de Fantôme de la liberté, mais je crois, un des premiers Buñuel
qui a marqué cette deuxième manière - je ne dis pas le premier mais, un des premiers - c’est
Belle de jour. Bon, nous trouvons donc avec le mode fantasmatique, mettons dans Buñuel
deuxième manière, avec notamment les structures répétitives auxquelles Comtesse faisait
allusion pour Robbe-Grillet. Et aussi - je crois qu’il y a d’ailleurs des points communs même
entre les deux - et aussi devant un cinéma comme celui de Robbe-Grillet lui-même. J’excepte

353
donc Marienbad, que je ne considère pas comme un film de Robbe-Grillet tout seul.

Quatrième sous-mode - c’est pour vous faire sentir la richesse - je dirais c’est un mode
« théâtral », mais théâtral proprement cinématographique. Je ne prétends là pas du tout là
reposer une centième fois la question des rapports théâtre/cinéma ; je fais allusion à l’emploi
de ce qu’on pourrait appeler le petit théâtre au cinéma. Et l’emploi du petit théâtre ou d’un
théâtre de chambre au cinéma, c’est signé, avant tout, c’est signé Renoir. Et la référence du
cinéma au petit théâtre a toujours été pour Renoir une référence fondamentale et
intrinsèquement cinématographique. Il a consacré un film célèbre à cette question, à savoir Le
carrosse d’or, mais dans tout Renoir, et notamment dans La Règle du jeu - je prends La Règle
du jeu comme cas le plus connu - vous avez cette référence du film au petit théâtre, dans la
scène fameuse de La Règle du jeu où les invités jouent l’espèce de comédie lugubre. Bien.
Espèce de théâtre de chambre, ou de référence au théâtre. Alors que sur d’autres modes, mais
ils se rappellent Renoir, sur d’autres modes vous trouvez par exemple la référence, en effet,
au petit théâtre dans Paris nous appartient, de Rivette, dans L’année dernière à Marienbad
avec la représentation dans l’hôtel. Que vous retrouvez très fréquemment. Mais s’il fallait
l’analyser, ce sous-mode, ce sous-mode de théâtre de chambre, je dirais c’est chez Renoir
qu’il faudrait, c’est dans l’œuvre de Renoir qu’il faudrait faire porter l’analyse. Bien que
beaucoup d’autres auteurs présentent aussi ce sous-mode.

Cinquième sous-mode - je dirais, là, j’y tiens plus, parce que je suis forcé de m’étendre un
peu. Je l’appellerais le mode « attractionnel ». Voyez après le mode féerique, le mode
onirique, le mode fantasmatique, le mode théâtrale, le mode attractionnel au sens de
« attraction ». Car là on tombe sur un problème très très important dans l’histoire du cinéma,
et qui nous renvoie à Eisenstein. Et il est bien connu que la théorie du montage, si importante
chez Eisenstein, comprend un aspect que notamment Jean Mitry a très bien su mettre en
valeur. Et il a essayé, tout en critiquant très fort cet aspect du montage d’Eisenstein, Mitry a
essayé de montrer que c’ était très important. Et c’est ce qu’Eisenstein appelait le montage
d’attraction - et le montage d’attraction... [fin de la bande].

cours 21 du 01/06/82 - 1 Deleuze - Cinéma transcription : Noè Schur

...comme un élément intérieur à l’ensemble. C’est, j’appellerai ça , permettez-moi d’appeler


ça, « première position ».

« Deuxième position » ; je dis : « je vois un homme ». Mais rien que dans le ton, l’intonation
de ma phrase, j’entends bien que si je vois un homme ça veut dire qu’il y en a d’autres pas
loin. C’est le premier d’une série que je ne vois pas encore. C’est-à-dire, en voyant un
homme, j’ai la certitude qu’il n’est pas tout seul. Parce que, par exemple, si je dis : je sais,
supposons, que les loups vont par groupes. Je dis, quand je vois un loup, ça veut dire : je vois
un loup, mais je sais très bien qu’il est le premier d’une série.

Là, bon. Ça, ce n’est plus un élément pris dans l’ensemble, c’est un élément pris à la bordure
de l’ensemble. Je ne vois pas l’ensemble : l’ensemble m’est annoncé par cet élément de
bordure. C’est une autre position de « un ». Deuxième position de « un ».

« Troisième position de « un » » : je prends une mouche. J’ai un petit carton avec plein de
mouches, mortes. Je prends une mouche, avec une pince, et je vous la montre, et je dis : c’est
une mouche, un exemplaire de mouche ; je l’ai sortie de son ensemble. Troisième position de
« un ».

Je dirais ça c’est trois « signifiés d’effet ». Bon. Reportons-les sur tel mouvement. Je vais
pouvoir, à travers mes positions, remplir les intervalles et tracer un mouvement de la pensée
qui va être le signifié de puissance de l’article indéfini « un ».

354
Et Guillaume va faire une théorie, là je ne donne que le résultat qui va vous paraître très très
décevant, mais ça me paraît quand même une méthode très intéressante : il va dire, l’article
indéfini, c’est le mouvement de l’individuation.

Tandis que l’article défini, « le », c’est le mouvement de la généralisation. Il va faire des


graphes, où chaque fois, ces mouvements, ces mouvements de pensée vont être pris avec les
positions sur eux que marquent les signifiés d’effet.

Le mouvement de pensée, voyez, ça va être : le temps impliqué, si je résume, ou le signifié de


puissance ; et les signifiés d’effet, c’est-à-dire tels que la langue nous les donne, tels qu’une
langue nous les donne, ça va être des positions prises sur ce signifié de puissance qui est
procès, processus, aspect. Si bien que tout va bien. Je veux dire, à ce moment-là dans ces
temps impliqués, dans ces processus.

Je dirais que les images optiques, si je reviens à mon thème du cinéma, ne sont que des
positions par rapport à ces implications temporels, à ces processus de pensée. Et je peux
retrouver l’idée que c’est toujours à l’état naissant, c’est forcément à l’état naissant, car si je
les prends par l’état naissant ou à l’état finissant, peu importe, je retomberais alors dans le
domaine du langage explicite, je retomberais alors dans le domaine de l’image-mouvement tel
que etc.

En tout cas je crois que ça nous permettrait de maintenir que le cinéma n’a rien à voir avec du
langage, ou que, du moins, c’est le statut du rapport du langage avec le pré-linguistique et que
c’est ça qui constitue l’essentiel de ce qui n’est en aucun cas un langage de code. Mais que si,
en effet, que si on tient à dire que c’est un langage, que c’est un langage analogique.

Seulement aujourd’hui, il me semble que les gens ne comprennent même plus tout à fait ce
que ça veut dire qu’un langage analogique, parce qu’ils croient que c’est un langage de
mimes, parce qu’ils croient que c’est un langage où on imite, que c’est un langage imitatif ;
alors que le langage analogique n’a jamais été ça. Bon, voilà tout ce que...

Voyez ça serait donc ces quatre modes : mode imaginaire, mode critique, mode
didactique, mode temporel (du temps impliqué).

Et, ce qu’il faudrait montrer alors à ce moment là, mais ce serait très facile, c’est : à quel point
tout ça est complètement...comment tout se chevauche.

Si bien que là, voilà, le moment est venu, vous voyez, j’ai comme... le moment est venu pour
moi de... une récapitulation et je ne voudrais pas faire un résumé. Je voudrais dire, bon eh ben
essayons, essayons de faire un peu comme... j’avais consacré une séance à Peirce, et à sa
classification des signes si bizarre, et je m’en était servi.

Eh ben, là je voudrais dire : on oublie Peirce, on ne retient de lui qu’une chose qui nous avait
parue excellente et qui nous avait servi beaucoup. La distinction de trois modes d’existence
qui recoupent les signes.

Priméité, ce qui n’a affaire qu’avec soi-même ; - secondéité, là où il y a deux termes, action /
réaction ; tiercéité, là où il y a une relation réelle entre deux termes, c’est-à-dire là où il y a
un tiers.

Et, on avait vu, priméité, c’était pour nous l’image-affection. Et en effet l’affect n’a rien à
faire sauf avec lui-même (même quand il a une cause, ce n’est pas la question, là je ne reviens
pas sur tous ces points) Deuxièmement, la secondéité qui était l’image-action
troisièmement la tiercéité. C’était une image à la recherche de laquelle on était. Et c’est
uniquement là donc [que] je retiendrais des mots.

Mais je dis bien pour qu’il n’y ait pas de confusions, je retiendrai des mots de Peirce, mais à

355
mon avis je ne garderai jamais le sens qu’il donne à ces mots pour lui-même. J’aurai besoin
des mots, mais ça c’est un droit je crois, une fois dit que je préviens, et je leur donnerai un
autre sens que je préciserai.

Si bien que, pour résumer tout ce qu’on a fait, je vous propose juste comme une classification
des signes qu’on aurait obtenus. Et ça fait un rude truc où parfois il y a des mots bizarres,
mais.

Alors bon, onze heure et demi, là il faut que je passe au secrétariat... Donc je le fais le plus
vite possible. [discussions de l’auditoire] Ah non après, après tu vas faire dodo...toute la
journée, et puis un petit cinéma ce soir [discussions de l’auditoire]. Il va en mettre plein la
tête, moi je sais plus...

Alors vous voyez... voyez voilà... voilà mais ce n’est pas tout à fait, ce n’est pas très au point,
voilà la classification des signes que je voudrais vous proposer pour que vous l’appreniez par
cœur pendant les vacances [rires de l’auditoire]. Mais avec tous les droits pour vous, vous les
changez... hein, vous en mettez un qui était là, vous le mettez là enfin... voilà.

Je dis : premièrement, et vous allez voir que ça récapitule tout ce qu’on a fait cette année.
Premièrement, dans notre départ bergsonien, et ça j’y tenais beaucoup, image = mouvement =
matière. Et c’était l’image-mouvement. Et, on partait de ça : l’image est mouvement, le
mouvement est image. Évidemment ça veut pas dire grand chose pour ceux qui n’ont pas tout
suivi, mais ça ne fait rien quoi. Donc mon premier niveau, c’est image-mouvement.

Deuxième niveau, question : à quelles conditions et quand l’image devient-elle un signe ?


Réponse toute bergsonienne : c’est quand l’image-mouvement, ou les images-mouvement se
rapportent à un centre d’indétermination ; à un centre d’indétermination défini simplement
comme ceci. Un écart entre une action et une réaction ; c’est-à-dire, un écart entre deux
mouvements.

Mais alors si les images-mouvements sont rapportées à des centres d’indétermination, elles
deviennent des signes, et j’appelle signe. Et là ça ne coïncide pas du tout avec Peirce encore
une fois - j’appelle signe pour mon compte, l’image-mouvement en tant qu’elle est rapportée
à un centre d’indétermination.

Troisième niveau...non j’ajoute. On a vu à partir de là que les images-mouvements rapportées


à un centre d’indétermination nous donnaient trois grands types d’images : image-perception,
image-action, image-affection. Voilà. Dès lors il faut nous attendre qu’à ces types d’image
correspondent des signes. C’est normal. Tout va bien jusque là.

Troisième niveau : l’image-perception. Je l’appelle uniquement par, pour fixer, non ça a l’air
d’être...j’ai l’air de faire le clown mais ce n’est pas vrai... je l’appelle « priméité
embryonnée ». Parce que ça m’égaie moi, il n’y a que moi que ça égaie, mais bon... pas
tellement quoi.

Priméité embryonnée parce que, pour dire, c’est de là que va naître la priméité, mais ce n’est
pas encore de la priméité. Et pourquoi que ce n’est pas encore de la priméité ou de la
secondéité ou de la tiercéité ? Pour une raison simple, c’est que, à ce troisième niveau de
l’image-perception, on va assister à la formation, à la détermination des éléments constituants
du signe. C’est le signe rapporté à ses éléments constituants.

Donc il n’ y a pas encore ni priméité, ni secondéité, ni tiercéité qui renvoie au signe constitué.
C’est le signe rapporté à ses éléments constituants. Donc j’appelle ça la « pré-priméité », la
priméité embryonnée.

Et je dis, à ce troisième niveau, l’image-perception avait deux pôles, et on est resté très
longtemps là-dessus : pôle objectif, pôle subjectif. Mais là bizarrement, à ce troisième niveau,

356
ça nous donne bien les deux pôles de la perception, ça ne nous donne pas encore la nature des
signes de l’image-perception.

Pourquoi ? Parce que l’image-perception à proprement parler, ne cesse d’osciller d’un pôle à
l’autre. Du pôle objectif au pôle subjectif et du pôle subjectif au pôle objectif. C’est les
rapports de la perception et de la chose.

Si bien que le premier signe correspondant à l’image-perception, c’est ce qu’on avait appelé
l’image « mi-subjective ». Et telle qu’il nous avait semblé qu’elle avait un statut, un statut très
consistant, c’est-à-dire intermédiaire entre objectif et subjectif. Et là il va y avoir un signe.

Et, ça nous avait paru recevoir un statut très consistant grâce à Pasolini lorsqu’il élabore sa
notion d’« image indirecte libre ». Image indirecte libre qui va rendre compte de l’équilibre et
de la nature de cet équilibre entre la forme et le contenu de l’image.

L’image indirecte libre étant une transposition de ce que, en grammaire, on appelle le


« discours indirect libre ». Et en quoi c’est bien ça au cinéma dans l’image mi-subjective ?

Ben, c’est que en effet vous avez à la fois et compénétrés l’un dans l’autre, un personnage qui
voit et qui agit - image subjective - et une conscience-caméra qui va opérer le cadrage, etc. Et
dans les analyses que Pasolini nous offrait de Antonioni, de Bertolucci, même de Godard à
certains égards, il y avait l’espèce de formation de ces images indirectes libres qui vont être
très, très importantes, qui vont établir l’équilibre de la forme et du contenu de l’image.

Or, ces images indirectes libres me donnent le premier signe de perception que j’appelle en
empruntant le mot à Peirce : « dicisigne », (d-i-c-i-s-i-g-n-e), un dicisigne. Voyez pourquoi le
mot me sert, puisque il s’agit en effet d’une indirecte libre, comme dans le discours indirect
libre.

Donc le mot dicisigne est bien fondé bien que, encore une fois, Peirce emploie ce terme, crée
ce terme et l’emploie dans un tout autre sens. Et donc je prends ce mot parce qu’il me paraît
nous servir.

Je dirais le premier signe du domaine image-perception, c’est le dicisigne, c’est-à-dire


l’image indirecte libre ou l’image mi-subjective. Le signe là est rapporté à ses deux éléments :
forme et contenu. Plutôt l’image est rapportée à ses deux éléments : forme et contenu.

Mais, également, l’image-perception me donne un autre signe que j’appellerais cette fois-ci
« figure ». Et on l’a vu (tout ça récapitule, je veux vraiment faire une récapitulation presque
de vocabulaire), on l’a vu, la figure par différence avec l’image cinématographique, c’est, par
rapport, par différence avec l’image-mouvement, c’est le « photogramme-vibration ».

Et j’appellerais figure ce type de signe, surgissement du photogramme et de sa vibration.


Donc l’image-perception me donne deux premiers signes qui sont de la priméité embryonnée,
et que j’appelle dicisigne et figure. Ouf !

Quatrième niveau : l’image-affection. Avec elle, nous l’avons vu, commencent les signes de
la priméité. Et il y a deux signes correspondant aux deux pôles de l’image-affection. Deux
signes de priméité.

Premièrement, l’affect est exprimé par un visage. C’est le gros plan, peut-être pas seulement,
mais c’est exemplairement le gros plan. Et j’appelle ça « icône », en empruntant aussi le mot
à Peirce. Mais en lui donnant un autre sens, puisque pour moi un icône c’est la présentation
d’un affect sur un visage, sur un visage-gros plan.

Et l’autre signe de l’image-affection, l’autre signe de priméité, j’emprunte encore le mot à


Peirce, c’est le « qualisigne » (q-u-a-l-i-s-i-g-n-e). Et le qualisigne c’est cette fois-ci l’affect,

357
non pas en tant qu’exprimé par un visage-gros plan, mais l’affect en tant qu’exhibé dans ce
que nous avons appelé un lieu quelconque ou un espace quelconque en correspondance avec
les, le travail de Pascal Auger ici.

Lorsque l’affect est présenté, exhibé, non plus sur un visage mais dans un lieu quelconque. La
peur telle qu’elle surgit dans un lieu quelconque. Et on a vu la consistance de cette notion de
lieu quelconque au niveau de l’image cinématographique.

Voilà les deux signes de priméité. Donc j’ai mes, déjà, deux premiers signes : dicisigne et
figure pour la priméité embryonnée, icône et qualisigne pour la priméité. C’est une table des
catégories du signe quoi, j’aime bien moi, je crois que, ça j’aime bien les tables des
catégories ; quand il y en a beaucoup, comprenez.

Là-dessus, on va faire : on n’oublie pas quand-même notre principe d’embryonnage. On ne va


pas sauter tout de suite à la secondéité, qui est l’image-action. On va faire un passage -
passage de la priméité à la secondéité. Ou si vous voulez, cinquième niveau, c’est le passage
de la priméité à la secondéité ou secondéité embryonnée.

Et il va y correspondre deux nouveaux signes, qui n’apparaissent pas dans la classification de


Peirce. Donc j’en prends, j’en laisse, tout ça, on a tous les droits, quoi... du moment que c’est
nécessaire... ça m’est nécessaire, moi... C’est : les fétiches, non, les symptômes et les fétiches.

Et on a vu à quels types d’images-mouvement ça correspondait dans le cinéma. C’était


vraiment le passage de l’image-affection à l’image-action, mais sous une forme
particulièrement rude et violente, à savoir les symptômes, c’étaient les signes à travers
lesquels un milieu déterminé, non plus un lieu quelconque, non plus un espace quelconque.
Mais où un milieu déterminé et qualifié renvoyait à un monde originaire. C’était le monde des
pulsions, et les pulsions étaient des signes, c’est-à-dire des symptômes du monde originaire.

Ben c’est comme un roman. Et les fétiches étaient les morceaux, les morceaux que les
pulsions arrachent au milieu et dont il fait sa pâture. Et cinématographiquement, ça nous avait
paru fonder une des dimensions de ce qu’il fallait appelé le plus grand cinéma naturaliste,
aussi bien chez Stronheim, le cinéma non réaliste, mais naturaliste. Aussi bien chez
Stronheim que chez Buñuel, où les signes, où les images-signe sont faits de symptômes et de
fétiches.

Là-dessus, sixième niveau : signes de la secondéité. Puisque les symptômes et les fétiches
c’étaient les signes de la secondéité embryonnée. Signes de la secondéitié comme telle
maintenant ; sixième niveau. Et nous les avions, c’était les deux grands signes de l’image-
action. Le « synsigne », expression de Peirce, à savoir. Lorsque les affects et les qualités et les
puissances sont considérés comme actualisés, actualisés directement dans un milieu bien
déterminé. Dans un milieu géographique, historique, social déterminé.

C’était les synsignes ça. Et l’autre type de signe de l’image-action, de la secondéité, c’était les
« indices ». Du point de vue du synsigne on allait de la situation à l’action, c’est ce qu’on
avait appelé la grande forme, du point de vue de l’indice on allait de l’action à la situation,
c’était la petite forme. Et on avait vu qu’y correspondaient des types d’espace tout à fait
différents.

Là-dessus, il y a une chose que j’ai dû sauter parce qu’on aurait pas eu le temps, j’aurais pas
eu le temps de finir aujourd’hui, si j’avais dû. C’est, bon, il nous reste encore la tiercéité.
Donc je dirais, il ne nous reste pas seulement la tiercéité, il nous reste le passage d’abord à la
tiercéité, de six à sept, septième niveau : passage à la tiercéité.

La tiercéité c’est le mental, c’est le tiers, c’est la relation. C’est la relation entre deux choses,
et c’est la relation qui ne peut être que pensée. Elle ne peut pas être vue. Elle ne peut être que
pensée. Donc la tierc..., suivant l’expression de Peirce, bon, la tiercéité c’est le mental,

358
d’accord. Mais nous on va voir ce que ça donne, pour nous.

Eh ben, au septième niveau il me faut une tiercéité embryonnée, qui est encore comme
contenue, retenue par l’image-mouvement, par l’image-action, par le cinéma narratif-
illustratif. Et qui pourtant est déjà comme l’ombre portée par une vraie tiercéité.

Alors si j’avais eu le temps j’aurais dit, eh ben oui, il y a deux sortes de signes là, de la
tiercéité embryonnée. Et les uns je les appelle, j’aurais voulu un autre mot, mais je n’ai pas
trouvé, je les appelle des « marques ». Et les autres je les appelle des « symboles ».

Symbole ça ne fait pas de difficultés, symbole pour moi, ça n’a strictement rien de
symbolique, j’emploie le mot symbole au sens opératoire. A savoir, un symbole c’est le signe
d’une relation à établir ou d’une opération à faire. Donc je donne à symbole un sens très
strictement positif. Toute cette classification prétend être positiviste.

Uniquement signe d’opération à faire ou de relation à établir. On voit bien qu’il y a là une
espèce de tiercéité, si vous avez ça dans des images-mouvement, dans un film d’images-
mouvement, dans un...

Et les marques, c’est quoi pour moi ? Les marques c’est des images qui forment une série
ordinaire renvoyant à une habitude, à une coutume. Je précise que toutes les théories des
signes chez les Anglais ont éprouvé le besoin de faire une soudure avec la notion
fondamentale chez eux « d’habitude » ou de « coutume ». Donc là on pourrait l’enrichir par
des considérations plus proprement logiques, philosophiques.

Donc les marques c’est des signes, c’est l’état de signe que prend une image-mouvement
lorsqu’elle s’insère dans une chaîne, dans une chaîne ordinaire qui la complète. Par exemple,
voyez ce n’est pas la même chose qu’un indice. Un indice - j’ai une trace de pied. Et je dis :
ça c’est l’indice d’un homme qui est passé par là.

Ce que j’appelle une marque ce n’est pas ça. Ce n’est pas la même chose que l’indice. Ça peut
être le même exemple. Mais c’est une trace de pied en tant que si je vois une trace de pied, je
m’attends à ce qu’il y ait une autre trace de pied, dans la même direction, ça forme une chaîne
garantie par ce que j’appellerais une habitude.

Hein, et je suis... Supposez là-dessus que les traces s’évanouissent, alors que le terrain est
resté tout mouillé... plus de trace ! Je regarde partout, je me dis est-ce qu’il est retourné sur
ses pas ? Bon, alors je... Plus rien, évanouissement.

Je dirais que je tombe là sur (ce n’est pas un nouveau type de signe) sur une aventure des
marques, à savoir, je me trouve devant une image démarquée. J’appellerais image démarquée
précisément une image qui a perdu sa valeur de signe-trace, c’est-à-dire qui rompt
l’enchaînement coutumier avec des autres images, avec des images constituant toutes
ensemble une habitude ou une coutume. L’objet est démarqué.

Voyez : voilà mon cinéma de la tiercéité. Alors si on joue toujours à la question « qui ? » : qui
fait ça ? qui dans le cinéma narratif-illustratif, ou dans le cinéma dit « classique » si vous
voulez, fait ça ? J’aurais voulu, si j’avais essayé, si j’avais eu le temps d’essayer de faire une
analyse de cette tiercéité embryonnée, j’aurais dit voilà.

C’est tous les types qui même dans le cinéma d’action et de narration, ont donné une
importance immense au problème des relations. Au point qu’à la limite, leur cinéma d’action
a l’air très très...très classique et même génial au besoin comme cinéma d’action, mais en fait
c’est tout à fait autre chose chez eux.

C’est un cinéma en fait je dirais de symboles, au sens d’opérations à faire. C’est plus des
actions. C’est des opérations qui sont en train de se faire, des équations qui sont en train de

359
s’établir, des relations qui sont en train de se construire.

Et bizarrement, c’est toujours les mêmes qui manient, c’est toujours les mêmes auteurs qui
manient et des symboles. Je dirais finalement un symbole c’est tout simple, c’est un porteur,
c’est un objet porteur de relations. Vous avez donc là au niveau de ces deux types de signe :
des objets démarqués et des objets porteurs de relations.

Alors je me dis ça c’est comme une extrémité du cinéma d’action. Du cinéma-image-action.


Et ça encore une fois je n’en ai pas dit un mot, c’est pour ça que je m’étends un tout petit peu.
Mais alors lorsque le cinéma, j’ai dit par exemple l’Actors Studio, ils ont poussé jusqu’au
bout ; le cinéma de l’image-action.

Ouais, ils l’ont poussé tellement jusqu’au bout qu’ils ont fini par déboucher sur autre chose
mais qu’ils ne pouvaient plus dominer. Qu’eux ne pouvaient pas dominer avec leur méthode
de cinéma d’action. Mais ils y ont atteint. Je pense à des thèses de Kazan qui m’intéressent.
C’est des textes où il dit, vous savez, c’est vrai ce qu’on dit de l’acteur, de l’acteur du type
Actors Studio : il arrête pas de bouger, même quand il est immobile, il peut être
complètement immobile, il, ça bouge partout, il arrête pas.

Mais il faut ajouter dit Kazan, il n’y a pas que ça, il faut ajouter qu’il a toujours un objet à
tripoter, il y a toujours un objet. Il ne bouge pas dans le vide. Et Kazan dit : « moi j’aime
beaucoup les objets ». Il fait la liste des objets qui reviennent dans ses films.

Il dit c’est très importants les objets dans un film, ça ça pose des problèmes évidemment liés
au cadrage, liés à tout ça, ça nous permettrai de revoir toutes sortes de questions, très
importants parce que les objets, ça s’échange. Les objets ça s’échange. J’en demande pas plus
pour définir le symbole. L’objet en tant qu’il est objet d’échange. Ça se passe.

Alors il va plus loin, ça se jette, ça s’embrasse, ça s’envoie à la gueule de l’autre. L’objet c’est
un support de relations. C’est un support de, et c’est un signe d’opération. C’est un signe
opératoire. C’est là, il me semble, que l’image-cinéma atteint profondément des symboles.
Ces objets qui sont des supports de relations multiples ou d’opérations ambiguës.

Opérations ambiguës, je veux dire, il y avait des signes dans les vieilles mathématiques et il y
en a toujours, pour désigner que l’opération peut être ou bien une addition ou bien une
soustraction. Voyez, c’est ce qu’on appelait les signes, et c’est ce que Leibniz appelait les
signes ambigus. L’objet porteur...l’objet qui est un signe ambigu.

L’objet, est-ce que c’est un objet d’échange ? Est-ce que c’est un don ? Tout ça c’est des
relations mentales. Donner, échanger, c’est des relations mentales. Bon. Eh ben je dis que
finalement le grand auteur qui a poussé ça, qui a fait un cinéma du symbole opératoire, c’est
qui ? C’est pas Kazan, c’est pas l’Actors Studio, ils l’ont frôlé.

Mais c’est presque l’anti-Kazan, c’est celui qui ne supporte pas l’Actors Studio, c’est
Hitchcock, c’est Hitchcock ça. Hitchcock ça me paraît l’auteur pur de, alors, ce que j’appelle
si grossièrement la tiercéité embryonnée. Pousser l’image-action jusqu’à l’appréhension du
mental.

Et en effet si je prends le livre classique, là on n’a plus le temps, si je prends le livre classique
de Rohmer et Chabrol sur Hitchcock, qu’est-ce qu’ils ont montré fondamentalement ? Le rôle
des relations, c’est un anglais, c’est pas pour rien. Ce qu’il fait Hitchcock c’est une logique
des relations. C’est une logique des relations. Avec son grand thème.

Une logique des relations revue, évidemment, revue ou même pas revue, « vue » par le
christianisme. Car après tout si quelqu’un a posé pour la première le problème de la logique
des relations au Moyen Âge, c’est le christianisme avec les trois Personnes, avec la Sainte
Trinité, qui en effet a fondé logiquement, là je ne dis pas n’importe quoi, a fondé dans la

360
logique du Moyen Âge, dans la logique médiévale, a fondé toute une logique des relations.

Eh ben Hitchcock, il est bien connu c’est un catholique, catholique extrêmement pratiquant, et
son thème c’est quoi ? C’est bien celui que dégageaient Chabrol et tas d’élèves des Jésuites
quoi. C’est, c’est pas le seul ; c’est pas moi, je n’en suis pas moi. Je suis un produit de
l’éducation laïque moi [rires de l’auditoire].

Mais c’est ça qu’ils n’ont pas cessé de dire : l’échange des culpabilités. L’opération arrivée,
ça c’est pas de l’action, vous comprenez. L’image-action, elle est... L’échange des
culpabilités comme mystère chrétien, comme mystère chrétien analogue à la trinité. C’est çà,
qu’il me semble, explique ce cinéma très curieux qui pousse l’image-action jusqu’à un
cinéma tout à fait différent qui est une image-relation.

Et est-ce que c’est par hasard alors que le même Hitchcock fait précisément un cinéma de
l’objet démarqué, et que c’est là-dessus qu’il va fonder ? C’est les deux aspects
complémentaires, le symbole et l’objet démarqué. L’objet démarqué, c’est chez Hitchcock,
constamment l’objet qui saute de sa chaîne ordinaire, de sa chaîne d’habitude. C’est l’objet
qui saute de ses marques.

L’exemple le plus célèbre, c’est dans La mort aux trousses : l’avion. Ah oui, et le type
enchaine au croisement des routes, le type enchaine, ah oui c’est un avion à sulfater, pour
sulfater les champs. Qh oui mais c’est curieux, il n’y a pas de champs.

Alors qu’est-ce qu’il vient foutre cet avion à sulfater. Hein, vous voyez, vous vous rappelez
ce plan : le carrefour des routes, tout, les chemins d’habitude, l’avion dans le lointain, tout va
bien, avion à sulfater, on ne le voit même pas, on ne le remarque même pas, c’est très
normal ; tout d’un coup : il sort de ses marques.

Ah. Mais où qu’ils sont les champs à sulfater ? il y en a pas ! L’objet démarqué va devenir,
alors chargé de suspens. Qu’est-ce qu’il va faire ? Il s’approche de l’homme, il s’approche de
l’homme, il s’approche de l’homme, et l’homme comprend juste à temps qu’il va sulfater tout
autre chose.

Bon. Si vous voulez c’est typique, là on aurait pu si on avait eu le temps, on serait resté. Mais
donc je dirais ça c’est vraiment ce passage à la tiercéité, où les actions ne sont plus là que
pour faire valoir des opérations et des relations. Et où les indices ne sont plus là que pour faire
valoir des marques et des démarquages.

Et j’aurais ajouté, si j’avais pu, qu’il y a un autre cas qui me paraît extraordinaire, et c’est pas
par hasard, la tiercéité, c’est on la vu. Priméité, c’est un ; action c’est un, deux ; tiercéité, c’est
un, deux, trois. Ce n’est pas étonnant que la tiercéité embryonnée dans le burlesque, ça été les
frères Marx.

Et que ce qui m’aurait intéressé dans une analyse des Marx, ça aurait été de me demander, de
me dire : voyons pourquoi qu’ils sont trois ? Et comment qu’ils fonctionnent ? Puisque c’est
vraiment du positivisme américain. Je veux dire, les Marx, c’est un comique fonctionnaliste.

Alors on aurait pu dire oui, il y a les comiques de la priméité, un, il y a les comiques de la
secondéité, deux, Laurel et Hardy. Et ça n’avait pas marché, ça n’empêche pas, si les marques
sont trois, c’est pas tout à fait par hasard. C’est pas tout à fait par hasard. Car enfin, il faudrait
m’accorder que Harpo est l’homme de la priméité, et pas seulement, mais qu’il y a un curieux
mouvement fonctionnaliste. C’est l’homme de la priméité, c’est l’homme des affects. Il a
porté les affects jusqu’au burlesque, quoi.

C’est l’homme des affects, mais c’est déjà l’homme des pulsions. Voyez, hein, il est déjà dans
une priméité qui prépare autre chose. C’est l’homme des pulsions sauvages, pulsions
sexuelles, pulsions alimentaires, enfin. C’est l’homme, c’est, il porte à la fois, il exprime dès

361
qu’il joue de la harpe, il est pur affect. Et dès qu’il voit une femme il est pulsion déchainée,
quoi.

Bon. D’accord. Si je passe au troisième, à Groucho. Groucho c’est l’homme de la logique des
relations à l’état pur, ça c’est lui, c’est lui. Alors ça va évidemment se traduire par le non-sens
propre à Groucho Marx, qui va être en effet des non-sens qui appartiennent à une logique des
relations. Le non-sens, une logique du non-sens a toujours été le complément indispensable
d’une logique des relations, depuis Lewis Carroll c’est comme ça.

Ben c’est ça qu’ils ont faitauniveaudu burlesque, à savoir, là, il va y avoir un véritable
burlesque des relations.Et toujours assuré à mon avis par Harpo, par Groucho pardon.

Alors entre les deux là, oh comment il s’appelle, c’est celui, voyez enfin... « Chico » [une
auditrice] Chico ! Chico qu’est-ce qu’il fait lui ? Eh ben c’est très curieux. Il ne cesse pas, il
me semble, il a sa spécificité. Il ne cesse pas de préparer les marques et d’assurer les
démarquages et de faire la médiation. C’est-à-dire la figure ordinaire des marques c’est :
Harpo parle à Chico, ils forment groupe tous les deux, et c’est Chico qui traduit et qui va
traduire pour les non-sens de Groucho.

De la même manière Harpo est une réserve d’objets fétiches. En effet, c’est lui la pulsion, il
est non seulement l’affect de la harpe, il est la pulsion déchainée, comme toute pulsion. Il
entraîne avec soi ses objets-morceaux. Et dans ses poches immenses là, il sort tous les
morceaux qu’on veut.

Et la tâche de Chico, ça me paraît très souvent, mais enfin je n’ai pas le temps de...Comme
lorsqu’il traduit, les gestes et les sifflements de Harpo, ça va être d’agencer les objets fournis
ou des objets. Sélectionner ces objets, pour constituer des chaînes, pour constituer des chaînes
apparemment d’habitudes, en fait extrêmement originales. Sur lesquelles précisément
Groucho va pouvoir enchainer pour faire valoir ses renversements de relations.

Et au niveau de Chico, il va y avoir une espèce de démarquage des objets que l’autre, que
Harpo fournit en séries, etc. Si bien qu’on aurait là une figure assez complète de cette
« tiercéité enveloppée ». Enfin nous touchons au but. Voyez, bon. Alors ça je dirais, c’est
vraiment le moment où l’image-mouvement trouve sa butée. Elle trouve sa butée. Et on a vu
dès lors que, huitième niveau, qu’est-ce qu’on va avoir ?

Eh ben on retourne au tout premier niveau. L’image-mouvement n’était que la coupe d’une
image plus profonde, n’était que la perspective d’une image plus profonde. Cette image plus
profonde elle va avoir ses signes, et ça va être elle qui va constituer le domaine de la tiercéité.

Et on a vu comment d’où, premièrement, là je peux dire dans un ordre, je n’ai plus de besoins
d’en faire deux par deux. Dans l’ordre je dirais premièrement l’image-action rencontre son
arrêt. C’est quoi ? C’est ce que j’appelle par commodité « opsigne ». l’opsigne, c’est-à-dire
l’image optique pure. Ou « sonsigne », image sonore pure ; c’est-à-dire l’image sensorielle
coupée de sa motricité.

Voilà un nouveau type de signe. Et ce nouveau type de signe entre en rapport avec quoi ? On
l’a vu, avec ce que j’appelais des modes, et il y aura autant de signes que de modes. C’est-à-
dire, l’opsigne sera en rapport avec quatre sortes de signe qu’on pourra appeler les signes
« noétiques » du cinéma, c’est-à-dire, les signes de la « pensée-cinéma ».

Et ces quatre signes je les appelle des « scènes » pour le mode, pour le mode imaginaire.
J’aimerais les appeler comme ça parce que je cherchais des mots à tous prix, des « ères », au
sens de « ère géologique » ou « ère historique », des ères (è-r-e-s) pour le mode didactique.

Il me manque un mot... Si je là, alors j’utiliserais peut-être le mot « procès », des procès pour
le mode critique de Godart, en appelant procès tout mode d’extraction de l’image à partir des

362
clichés, un procès fait aux clichés, des procès. Et enfin des « aspects » pour l’image-temps
puisque le mot aspect serait garanti par l’usage grammatical qu’en fait Guillaume dans sa
théorie du temps impliqué.

Si bien que nous aurions deux, dicisigne et figure. Icône et qualisigne, quatre ; symptôme et
fétiche, six ; synsigne et indice, huit ; marque et symbole, dix ; opsigne, onze ; scè..., onze,
douze, treize, quatorze, quinze...al-lala. Je crois Peirce en avait plus.

C’est pas grave parce qu’on pourra faire des sous-... on pourra faire des sous-divisions. C’est
quand même des signes là, il faudra les, il faudrait les diviser encore, alors on aurait comme
ça, il faudrait, et se dire, le mieux, l’idéal de ça, ça sert à quoi ? Une table des catégories, pour
moi vous comprenez, c’est pas comme Kant la conçoit.

Hein, je rêverai d’une table des catégories toute simple qui soit comme le tableau de
Mendeleiev en Chimie, c’est-à-dire où il y ait des cases vides, et où on se dise, ah ben ça très
bien, ah ben c’est des images qui n’existent pas encore. On pourrait déjà leur donner un nom,
mais elles existeraient pas, hein.

Alors, on pourrait comme ça procéder, il faudrait inventer d’autres modes, on se dirait, ah ben
oui, non ça existe pas. Et ça fait rien, ça existera peut-être, ou bien ça existera jamais... Une
table des catégories doit porter sur le réel, le possible, mais même aussi sur l’impossible, sur...
Et en effet le...

[coupure]

...moi ce que je souhaitais de vous, pendant toute cette année, c’était que ça éveille pour vous
des voies de recherche qui seraient les vôtres, je veux dire, il ne s’agit pas de... que ça vous
serve dans quelque chose qui est à vous quoi, que... Alors en ce sens ça peut être à tous les
niveaux, ça peut être au niveau de, que vous, vous auriez traité tel type d’image autrement. Je,
si vous acceptez, ou bien que vous, vous auriez fait une autre classification des images ou des
signes de cinéma etc, etc. Voilà ce que j’aurais souhaité.

Bon, est-ce que quelqu’un veut...

[un auditeur :] « J’ai une question, ce n’est pas une question importante, mais l’année
prochaine est-ce que vous parlerez de la Critique du jugement ? L’année prochaine, l’année
prochaine, vous savez... Au début de l’année vous avez dit, vous avez fait un grand topo, vous
nous avez dit il y aura une partie sur La Critique du jugement de Kant. »

Oui, ça a complètement disparu... Mais l’année prochaine, moi je compte oui... moi je
compte, oui je ferais sûrement un semestre, en tous cas je ferais un semestre d’histoire de la
philosophie, sur Kant ou sur... Kant je l’ai fait quand-même, mais pas sur le, oui je ferais
peut-être La Critique du jugement, oui, oui...

« Et qu’est-ce que vous aviez en tête quand au début vous avez dit on parlera du cinéma de
Bergson tout ça, et après on parlera de La Critique du jugement... ? »

Ce que j’avais en tête, c’était tout simple, c’est des textes admirables de Kant qui consistent à
dire ceci : le beau est une pure question de forme. Alors ça paraît rien ça, c’est d’un, d’accord.
Mais, il dit ça n’empêche pas, si bien qu’on ne peut pas parler de beauté de la nature. Il n’y a
pas de beauté de la nature.

Mais il dit il y a quand-même un problème essentiel, alors c’est ça qui m’intéresse. C’est pas
que le beau soit une question de forme, ça c’est rien. Mais c’est que dans la nature il y a une
aptitude à produire des choses dont la forme nous paraîtra belle. En d’autres termes, d’accord,
le beau c’est une question de forme.

363
Mais il y a une question, une question très curieuse de la production matérielle et naturelle
des formes pures. Alors c’est cette activité de la nature, que je pensais mettre en rapport avec
l’image qui n’est pas image-mouvement. Parce que évidemment ce que j’ai complètement
supprimé dans nos séances là, c’était la question à laquelle je voulais venir, entre autre
c’était : en quoi la perception cinématographique est-elle une autre perception que notre
perception dite naturelle ? Et quels rapports y a-t-il entre les deux ?

La dernière fois j’ai juste suggéré qu’il faudrait appeler « perception diagrammatique » cette
perception qui saisit les images-cinéma. Mais qu’est-ce que c’est que cette perception
diagrammatique et quels rapports a-t-elle avec la nature elle-même ? Alors c’est dans ce cas
là, et c’est dans cet ensemble-là que Kant m’aurait servi et non plus Bergson.

Mais l’année prochaine, oui, je compte revenir à, de l’histoire de la philosophie toute sévère,
surtout qu’on n’aura pas de salle, alors c’est tout ça quoi... Il n’est pas question quand-même
de s’enfermer dans ce caveau, on deviendrait fou les uns après les autres... Donc je ferais de
l’histoire de la philosophie très, très précise à l’usage de philosophes...

Mais enfin vous l’êtes tous philosophes, alors ça arrangera rien. Eh bien écoutez voilà, moi
j’ai été quand-même heureux de cette année parce que, ben, je me suis dit, j’ai pris des risques
en parlant cinéma, parce que je partais bas. Mais vous aussi vous avez pris des risques, ce que
je veux dire, vous avez, on a tous pris des risques, et c’était... potentiel...oui...

[un auditeur :] « ...imaginaire, il appelle ça, signifiant imaginaire »

Ah ! Tu parles d’autre chose toi ; oui, oui, d’accord. Eh ben voilà en tout cas, je vous
remercie très, très vivement.

« Alors bonnes vacances, hein... »

Bien sûr, bonnes vacances.

364

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