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Le mal

nrf

NOUVELLE REVUE DE PSYCHANALYSE

Numéro 38, automne 1988


© Éditions Gallimard, 1988.
TABLE

Argument 5

Michel de M'Uzan L'extermination des rats 9


Jean-Michel Labadie La pensée mise à mal par le crime 17
Jenny Renaud La mauvaise graine 37

François Gantheret KHabemus papam! 47


suivi de Quelques fragments « caviardés » de lettres
de Freud à Fliess 67
Jean Ménéchal Une femme est brûlée 73

Jean Clair La vision de Méduse 87


Muriel Djéribi Œil d'amour, œil d'envie 99

André Godin « Délivre-nous du mal » 111


Alain Boureau La chute comme gravitation restreinte 129
Geneviève Pichon La lèpre et le péché 147
Maurice Bellet Le Dieu-monstre 159

Edmundo Gômez Mango La mauvaise langue 169


Monique David-Ménard L'atteinte de l'autre 181
Jean Pouillon Consoler Job 189

Bertrand d'Astorg Variation sur l'interdit majeur 193


Max Milner Le ciel en creux. 221

André Green Pourquoi le mal? 239


Claude Lanzmann Hier ist kein Warum 263

VARIA
ARGUMENT

Si l'interrogation sur le Mal a été pendant des siècles au cœur de la réflexion


philosophique, religieuse et morale, si elle a nourri et nourrit encore toutes sortes de
mythes, si elle assure le succès des sectes, elle n'est guère présente dans la pensée
contemporaine. Est-ce la « banalité du mal » selon la formule de Hanna Arendt, qui
nous empêche de le penser? Nous n'imputons plus les « basses œuvres » à la figure de
Satan. Ne croyant plus aux possédés, nous ne faisons plus appel aux exorcistes mais
aux psychologues, aux sociologues, aux historiens pour chercher les motifs de l'horrible,
pour saisir le contexte familial, social, du crime, qui serait susceptible de le faire
comprendre et même de le justifier aucune aberration, individuelle ou collective, qui
n'ait sa logique propre. Quand nos juges condamnent (il le faut bien.), ils ont de
plus en plus conscience d'exercer une tâche de régulation sociale (la « machine
judiciaire ») et de l'exercer trop tard, quand le mal est fait, alors qu'il eût fallu en
prévenir les manifestations. Le présupposé n'est-il pas alors que dans une « société
saine», il n'y aurait plus ni délinquants, ni criminels, ni tortionnaires? Que, dans
une démocratie enfin accomplie, toute violence serait absente? Ce serait oublier que ce
sont précisément les sociétés et les régimes politiques fondés sur le culte de la santé et
de la pureté, c'est-à-dire les plus acharnés à dénoncer et à extirper le mal, qui font
preuve de la cruauté la plus extrême en sachant donner à l'irrationnel déchaîné le
masque de la froide raison. Ce serait oublier aussi que l'humanisme peut engendrer
la terreur.

Schématiquement, on pourrait donc, en ce qui concerne le mal, définir deux


positions contraires. Ou bien on le relativise jusqu'à en nier l'existence il n'y a plus
de Mal (avec une majuscule), tout au plus des maux des maladies, des souffrances,
des nuisances qu'il convient de gérer et de traiter, socialement ou individuellement;
à la limite, au regard d'une telle idéologie techniciste, chômage et criminalité, accidents
de la route et toxicomanie, pollution de l'air et prostitution sont équivalents. Nul n'est
méchant volontairement; nous ne connaîtrions jamais que des défauts de fonctionnement
auxquels une meilleure technique de gestion sociale, assistée d'un peu de bonne volonté,
porterait remède. Ou bien on pose l'existence d'un Mal absolu, mais c'est pour pouvoir
LE MAL

l'exclure de soi et anéantir ceux qui sont censés l'incarner: bouc émissaire, inquisition
et paranoïa.
Deux manières de ne pas reconnaître que le mal est immanent à la nature
humaine, qu'il en est, écrivait Freud, un « trait indestructible ».
Freud, là-dessus en effet, est sans illusion le mal est en l'homme cette tentation
de « satisfaire son besoin d'agression aux dépens de son prochain, d'exploiter son
travail sans dédommagement, de l'utiliser sexuellement sans son consentement, de
s'approprier ses biens, de l'humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser
et de le tuer ». Est ici pleinement reconnue « la tendance native de l'homme à la
méchanceté, à l'agression, à la destruction et donc aussi à la cruauté ».
On peut, bien sûr, ne voir dans la lucidité d'un tel constat qu'une reprise de
l'énoncé classique homo homini lupus que seule viendrait contrebalancer la confiance,
également sans cesse réaffirmée, dans la tâche civilisatrice indéfinie visant à réprimer,
à dompter l'« hostilité primaire », à maîtriser l'animalité humaine. À ceci près que
Freud, à jamais marqué comme la plupart de ses contemporains par l'épreuve de la
Grande Guerre, a pu reconnaître ce qui est devenu pour nous, marqués par d'autres
expériences encore plus impensables, une évidence aveuglante, à savoir que l'opposition
entre barbarie et civilisation n'est plus de mise quand la barbarie et non plus
seulement le « malaise » est, sous mille formes, présente dans la civilisation, quand
elle exerce ses ravages au nom de la civilisation et là où celle-ci est la plus « raffinée ».
Tout comme le cancer cet autre mal qui ronge le corps est moins une maladie qui
affecterait le vivant désordre intérieur ou dysfonctionnement que la malignité du
vivant transformant la loi qui le régit en son contraire (prolifération cellulaire
anarchique), le Mal serait à comprendre comme l'inhumain dans l'homme, monde de
l'inhumain produit par l'homme. Pas de manichéisme chez Freud, opposant deux
principes également souverains; pas de Thanatos ou de puissance destructrice substan-
tifiée qui serait en lutte permanente contre un Éros créateur; mais bien plutôt Éros se
retournant contre lui-même la mort dans la vie, la haine dans l'amour, la douleur
dans la jouissance. Si la pulsion de mort est dite sans figure et sans voix, c'est qu'elle
défigure et fait taire. Si nous ne pouvons la penser mais seulement en subir les effets,
c'est qu'elle est l'anti-pensée. V anti-pensée aussi bien que l'anti-instinct (l'instinct, ce
qui tient lieu de « pensée » au vivant).

La question du Mal peut, nous semble-t-il, être envisagée en psychanalyse selon


deux perspectives.
Une première conception, topique, fait jouer l'opposition du « bon » et du
« mauvais ». On se référera alors à des textes comme « La négation » ou « Pulsions
et destins des pulsions ». Le moi, pour se constituer, se fonde sur le rejet, l'exclusion
hors de ses frontières, de l'étranger. Il absorbe et il crache, vomit, éjecte, projette le
ARGUMENT

mauvais. Melanie Klein, en concevant dès le départ le sujet comme une scène
d'affrontement entre objets partiels, le mauvais et le bon étant l'un et l'autre incorporés,
a radicalisé cette façon de voir. On notera toutefois que c'est finalement le bon qui,
de dépassement des clivages en réparations, sort victorieux. Une cure réussie est celle
qui assure l'intégration du bon sein, de la bonne mère. et de la bonne interprétation.
On pourrait dire que l'enfant kleinien, s'il est d'abord voué au péché originel, tout
animé qu'il est de pulsions destructrices, finit par être « délivré du Mal ».
Question le Mal peut-il être assimilé au mauvais?
Le Kakon suffit-il à le définir? Une dialectique de l'inclusion et de
l'exclusion suffit-elle à l'appréhender?
Freud et l'expérience analytique rendent possible une autre approche. Déjà dans
les Trois Essais c'est bien ce quifit scandale Freud avait montré que les productions
les plus nobles de l'esprit humain et les dépravations les plus répugnantes proviennent
de la même source, que le criminel et l'artiste, la monstruosité et le génie sont frères.
La pulsion sexuelle ignore l'opposition du bien et du mal, l'Abirrung (le mot n'a pas
le sens péjoratif de notre « aberration ») est ce qui la caractérise. Et si elle est au-delà
du bien et du mal, c'est qu'elle est elle-même, pourrait-on dire, le mal du vital: sa
perversion, sa toxine, son cancer. L'invention des démons, supposés personnifier et
incarner le mal, et celle du démoniaque, sa figure culturelle en Occident, ne vise-
t-elle pas à confondre mal et sexe, ce qui laisserait la place libre à un pur amour d'où
tout risque de perversion serait exclu ?
Certains analystes (Robert Stoller notamment) ont cru pouvoir désigner la présence
réalisée du Mal dans la perversion et le pacte délibéré du pervers avec lui haine,
avilissement, anéantissement de l'autre, déguisés en érotisme. Mais une telle prise de
position qui fait un sort réaliste à l'intuition du poète (« La volupté unique et suprême
de l'amour gît dans la certitude de faire le mal ») ne conduit-elle pas à idéaliser une
bonne sexualité, comme d'autres se font les apôtres d'une « bonne société » ? Toute
dénonciation du Mal ne soutient-elle pas un retour subreptice du Mal dans la férocité
surmoique?
On voit que c'est tout le champ de la psychopathologie qui pourrait être abordé
à partir d'une réflexion psychanalytique sur le Mal: la perversion que n'épuisent pas
ses formes sadiques et masochistes et qui n'est pas seulement transgression de la Loi
mais profanation (voir Bataille); la paranoïa et la persécution; la névrose obsessionnelle
et la faute, la dette à payer; mais aussi la méchanceté (« le méchant, disait Sartre,
est celui qui a besoin de la souffrance des autres pour se sentir exister »); le crime que
personne, ni les magistrats ni les criminologues et pas davantage les psychanalystes,
ne parvient à penser; la douleur (« ça fait mal ») et la mort dont le Mal n'est peut-
être que la figure susceptible, elle, d'être regardée en face.
LE MAL

Enfin, et ce n'est pas une question latérale, quelle est la position du psychanalyste
dans sa pratique? Peut-on soutenir qu'il se situe, lui aussi, comme le ça, par-delà le
bien et le mal? Peut-il être cynique? L'apologie du« désir » à tout va est-elle vraiment
le fondement de son éthique? On sait que Freud (voir ses lettres à Edoardo Weiss) ne
voulait pas de canailles et de coquins sur son divan. Et dans le fauteuil? Le
psychanalyste ne saurait être tenu et maintenu tel pour son patient s'il n'était considéré
comme une personne « morale» (à ne pas confondre avec la respectabilité bourgeoise.)
c'est à cette condition que peut lui être adressée la demande d'amour tout autant que
la haine explosive.
Sous quelles formes, à quel moment, à quel degré le mal, auquel tout homme est
assujetti, devient-il un obstacle insurmontable à la possibilité de l'analyse?

N. R. P.
Michel de M'Uzan

L'EXTERMINATION DES RATS

L'horreur a-t-elle affaire avec le mal? De nouveau, j'en ai eu le sentiment au


vu d'un documentaire éducatif polonais consacré à un chasseur de rats'. Cependant,
je me suis demandé comment pouvons-nous être émus, bousculés même, par le
sort d'un animal aussi misérable et généralement abhorré lorsque, par ailleurs,
nous sommes abreuvés d'images de violence victimes humaines de catastrophes
ou de guerres?

Le rat, dit-on, est méchant, cruel; il dévore tout et n'importe quoi; il est sale,
véhicule des maladies, cause des dommages considérables, copule à longueur de
journée et se multiplie sans frein. L'homme serait donc fondé à détruire cette
créature nuisible; néanmoins la rage et l'ingéniosité qu'il y met ne tiennent pas
aux seuls ravages dont la bête est responsable. Le rat, en effet, concerne l'homme
bien autrement. Depuis toujours, subtil et organisé, il fascine l'homme qui tantôt
en fait le héros chthonien de récits ou de légendes 2, tantôt l'installe au cœur de
ses fantasmes, tel ce patient célèbre sur le visage duquel Freud détectait « l'horreur
d'une jouissance à lui-même ignorée », ou bien, à l'instar de Proust, le torture en
toute conscience pour se repaître d'une souffrance sans borne et vivre dans la
volupté l'accouplement du sexe et de la cruauté. Mais l'homme peut aussi jouir
« naïvement» au spectacle d'un rat affolé par la douleur. Je pense à ce soldat de
la guerre de 1914 racontant les tranchées, les tranchées infestées de rats dont il
fallait se débarrasser. On capturait l'un d'eux, on lui cousait l'anus. Alors la bête,
devenue comme enragée, attaquait sauvagement et tuait ses congénères. Dans ce
cas, l'essence du plaisir demeurait peut-être obscure et la jubilation presque
innocente. Il en va différemment lorsque le traité d'alliance conclu entre la cruauté

1. Le Chasseur de rats, de Andrzej Czarnecki, Grand Prix du Festival national du film documentaire,
Cracovie, 1986; Lion d'Or international, 1986.
2. Le preneur de rats de Hameln et Greenaway, Browning, Noël Le joueur de pipeau de Hameln,
édition l'École des Loisirs, 1979.
LE MAL

et la jouissance s'exhibe, provoquant. L'art lui-même, qui le glorifie parfois on


pense à Baudelaire ne parvient peut-être pas à le transcender, même quand il
le porte au-delà de l'effroi qu'il inspire. Scellé pour ainsi dire « dans le ventre de
la mère » ce pacte ne serait cependant jamais on incline à le penser que
l'expression d'une malédiction première, exigence d'un narcissisme de l'ombre,
quand seule une masse démesurée de souffrance, infligée ou subie, a le pouvoir
de projeter l'exaltation érotique vers son acmé, tout en assurant l'accomplissement
d'un destin.

Les fondements naturels de ces moments, le psychanalyste pense les bien


connaître. Il sait que la dégradation régressive dans l'ordre sexuel décuple la
cruauté, exalte les composantes les plus archaïques de l'instinct en rendant presque
indiscernables les tendances amoureuses et agressives; il sait aussi à quel point
l'analité peut étendre son empire au point d'asservir parfois l'homme absolument.
Exemplaire, à cet égard, est ce masochiste pervers qui retint, un jour, mon
attention 2. Son corps, tatoué et supplicié, célébrait, dans tous les sens du terme,
le triomphe de l'analité. Toutefois, assumant orgueilleusement sévices et humilia-
tions, il se posait presque en artiste du mal, sans pour autant le qualifier de
tragique, de moral ou de métaphysique. Quoi qu'il en soit, et même prise dans les
rets de l'érotisme, la cruauté ne semble jamais quitter vraiment l'orbite du mal
élémentaire, ni son lien avec les zones et les fonctions honteuses. Dès lors, rien
d'étonnant si le rat a été choisi pour figurer cet univers. Noir et souillé, le rat ne
s'insinue-t-il pas dans toutes les anfractuosités, ne chemine-t-il pas indéfiniment
dans les galeries les plus étroites, ne vit-il pas dans des lieux grandement
nauséabonds?
Agent de supplices ou victime expiatoire de toutes les persécutions, voué au
martyre au point de susciter cette pitié que le patient de Freud éprouvait souvent,
le rongeur maudit est chargé d'une lourde valeur symbolique et sa course saccadée
semble alors parcourir les catacombes de l'esprit. La bête, pointue et renflée,
assume tous les rôles; elle incarne même je m'avance l'être de rat qui nous
habite et cherche seulement à exprimer sa force, sa puissance constrictive et
sauvage la vie, peut-être.

Le film d'Andrzej Czarnecki, dont je me propose de suivre le déroulement


pour ainsi dire pas à pas, présente un épisode de la vie d'un chasseur de rats.
L'homme est seul pour affronter une communauté de rats dont le seul dessein est

1. Charles Baudelaire, Œuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, t. II, p. 715.


2. M. de M'Uzan, in La sexualité perverse, ouvrage collectif, Payot, 1972, repris dans De l'art à la
mort, Gallimard, 1977.
L'EXTERMINATION DES RATS

de survivre coûte que coûte. Avec lui, on découvre des entrepôts immenses, tout
baignés d'une lumière glauque, puis, accrochées à des tringles qui n'en finissent
pas, des carcasses de bœufs sanglantes et jaunes, des pièces de viande et enfin, plus
loin, quelques enclos où vont et viennent des porcs. L'homme s'avance. Les rats
détalent, s'arrêtent, repartent et regardent, attentifs, les bottes de caoutchouc qui
viennent à eux. Les rats couinent. L'homme parle, armé de savoir et d'expérience
« Parfois je me dis comme ils sont intelligents, très intelligents. Mais je le suis
encore plus. Quelles sont leurs chances? Ils n'en ont aucune; je n'ai jamais perdu,
mais à quel prix.» Dans cette guerre, ô combien difficile, sa victoire doit être
totale. Qu'un seul rat échappe à la mort et rien n'est acquis, car la vitalité du
rongeur s'exalterait alors immensément. Le rat, inexorablement, doit perdre la
partie, ce qui exige une action calme et réfléchie le chasseur ne veut entreprendre
que des cures radicales. Quand il arrive sur les lieux, l'accueil est chaleureux. Il
aime être « admiré, apprécié. C'est peut-être de la vanité ». Il reconnaît que ce
travail lui donne beaucoup de satisfactions, « grâce à eux ». Le contrat signé, il
reste seul. Il dispose de temps, plusieurs jours. Il aime les recoins, car il explore
tout, comme les canalisations innombrables, disposées au haut des murs, là où les
rats guettent, immobiles. L'homme expose de sa voix froide et précise les fondements
de la règle à suivre l'amour et la faim doivent sceller le destin des bêtes. Certes,
explique-t-il, on pourrait tenter de raccourcir la durée de l'opération par des
méthodes brutales, par exemple brûler les yeux de quelques individus pour terroriser
les autres; leur couper l'eau puis l'empoisonner; introduire du phosphore de zinc
dans leur pâture, ce qui provoquerait l'asphyxie; enduire les tuyaux de saindoux
empoisonné ou bien mêler du plâtre à leur nourriture. Cette dernière technique,
il affirme ne l'avoir utilisée qu'une seule fois, « car elle est anti-humanitaire »!
L'overdose (sic) de poison donnerait bien sûr un résultat, mais les trois quarts
seulement de la population se trouveraient éliminés; les survivants, avertis, s'en
iraient et transmettraient leur expérience aux autres générations. Les rats sont
malins et méfiants, il faut donc se « mettre dans leur peau. et gagner leur
confiance ». Le plan est simple s'identifier à son adversaire pour cesser de lui
faire peur et même trouver un moyen de le séduire en lui offrant, par exemple,
« quelque chose de meilleur que ce dont il dispose habituellement ». Précaution-
neusement, méthodiquement, l'homme dépose çà et là une sorte de pâtée rosâtre.
Les rats observent à distance puis détachent quelques-uns d'entre eux, en « kami-
kases », pour tester cette nouvelle pitance. Comme rien de fâcheux n'arrive et que
les bêtes « se sentent bien », les autres, rassurées, s'approchent et se mettent à
manger. L'opération se répétant plusieurs fois, les rats commencent à suivre
l'homme au plus près, charmés, tels leurs ancêtres littéraires par le joueur de flûte
de Hameln. Ils ne se doutent pas «qu'on peut leur faire leur fête». Alors, un
poison violent est mêlé à l'aubaine gastronomique. Les rats arrivent, se précipitent
sur l'appât qui les foudroie les uns après les autres, en masse. L'homme commente
LE MAL

la scène « Ils me font confiance à ce point qu'ils voient à côté d'eux des cadavres,
il y en a qui meurent, les survivants continuent de venir manger. Ils m'ont fait
confiance jusqu'au bout. Il ne leur est même pas venu à l'esprit que je pouvais les
rouler, les trahir. »
Pour soutenir son propos, qui déborde assurément le cadre d'un documentaire
éducatif, l'auteur du film ménage une gradation ascendante de ses effets, touchant
là, à mon sens, un attribut important du mal. Le mal est exposé à perdre sa
spécificité quand son intensité demeure stable; en s'affadissant, il cesserait d'être
un. La douleur, les souffrances, qui lui sont parfois identifiées, peuvent certes être
l'objet de variations quantitatives en fonction du temps, de modulations rythmiques
propres à les faire reconnaître en tant qu'instruments d'une jouissance sexuelle.
Mais le mal, en tant que tel, à la manière d'une force et plein de dynamisme, suit
un cours différent. On l'identifie dans ses manifestations quand celles-ci sont l'objet
d'une surenchère continue et que leur intensité, à partir d'un certain degré, semble
même les exclure d'une participation quelconque à l'excitation libidinale. Le mal,
pour être bien nommé, se doit de s'exacerber constamment en quantité, s'engendrant
lui-même, en suivant une courbe régulière qui va montant et au sommet de
laquelle c'est l'explosion, l'anéantissement, ou bien, pour quelques-uns peut-être,
la condition d'une expérience unique, supposée projeter l'être au-delà de lui-même.

Surenchère et perfection se tiennent, le chasseur de rats se veut parfait. Il lui


reste donc à mener à terme la phase ultime de sa tâche.
La résistance s'est organisée 90 seulement de la population ont été anéantis.
Restent les plus intelligents, les chefs. « Le combat le plus difficile va commencer.»
Les survivants se cachent de plus en plus profondément dans les sous-sols, ils ne
relèvent pas le défi. L'homme hausse le ton à ce moment, « il donnerait tout, les
produits les plus chers, le meilleur saucisson ». Les obstacles grandissent, il faut
changer de technique. On s'attend à un surcroît d'ingéniosité, de subtilité, à une
démarche raffinée et c'est la sauvagerie qui se déchaîne, comme si seul le recours
à des actions rudimentaires pouvait reculer les bornes de la violence. Le mal,
disais-je, s'affirme quand l'excitation contenue en lui atteint son paroxysme; son
œuvre maintenant ne s'achève dans toute sa force que si l'action qu'il qualifie
subit une profonde altération qualitative, se dénature. L'acte se mue presque en
une agitation désordonnée.
Le chasseur de rats attaque férocement les bêtes à la matraque. Il les écrase,
de droite et de gauche. Certains lui tombent sur le dos dans des glapissements.
Une tête de rat, un instant, occupe tout l'écran, frémissante, tendant ses longues
incisives. En gros plan, une pince ramasse les cadavres pour les réunir, couchés
sur le flanc, serrés les uns contre les autres. Son acmé atteinte, la violence, dans
cette ultime décharge quasi orgastique, semble s'être resexualisée, sans doute pour
L'EXTERMINATION DES RATS

que quelque chose de la vie demeure. L'homme respire, calmé. Il sait qu'un rat,
un seul, a échappé au massacre. Il le découvre à l'entrée de sa cache « Quand je
vois le dernier, le plus intelligent, le chef, je me détends, je suis satisfait; je me
dis fini le boulot. »

Une action appartient au mal quand la tension en elle s'exacerbe à l'extrême


et que la qualité de ses manifestations s'avilit. Semblant corriger la proposition,
une autre condition se dégage maintenant. Telle une force, le mal, dans ses œuvres,
se déploie en fonction de l'alternance précipitée d'une décharge aveugle de la
quantité et de sa brève mise en suspens, par le recours à des manœuvres ingénieuses.
Retour du sadisme signant une nouvelle fois un effort de la libido pour retrouver
sa place? Mais, il s'agit sans doute d'un compromis pour celui qui, à l'inverse du
patient de Freud, connaissant la présence de la haine en lui, sans en comprendre
pourtant l'essence, n'est pas capable d'édifier des obsessions ce rempart offert par
la névrose tout comme, peut-être, par l'art et les mécanismes qui l'animent.
Dans ce film, la brutalité, parvenue à son plus haut degré, se fait plus savante
la ligne du pêcheur va remplacer la matraque. L'hameçon a été fiché dans un
morceau de fromage. On voit le fil, on voit la canne, puis l'homme, à distance,
tapi. La bête, rassurée, se risque hors de son trou, s'approche, commence à grignoter
l'appât et, d'un coup, se fait prendre. Alors, tel le leurre du pêcheur lancé sèchement
au loin, le rat est projeté dans un sifllement contre une paroi de verre, où il éclate.
La question posée par les rats aurait-elle trouvé là sa solution finale?
L'interprétation des faits demeure incertaine. Dans les entrepôts déserts, on voit
en effet l'homme s'éloigner paisiblement, tout en poursuivant son monologue
« des faits inexplicables seraient advenus dernièrement ». On lui a dit qu'il y avait
beaucoup de rats. Il arrive, il reste un jour, deux jours, il n'y a rien. « Les rats sont
partis, ils ont déménagé. Comment ont-ils su que je viendrais? Ils n'ont pas lu la
lettre. Ils ont pourtant prévu mon arrivée. il doit y avoir quelque chose. » L'homme
part, comme il était venu, entre les rangées de viande.
Ce quelque chose, que le tueur de rats pressent, renvoie en fait à un autre chose
lisible, je crois, dans l'épilogue et le prologue du film. Après le générique, qui
vient à la fin, on découvre, pleine face, le héros de l'histoire, une loupe monoculaire
contre l'œil, penché au-dessus d'une petite table où se trouvent, dispersés, des
ressorts et des petites pièces de métal. Il conclut « J'ai commencé à détruire les
rats à l'âge de quatorze ans. Ainsi, je me faisais de l'argent pour acheter des
instruments d'horlogerie. Quand la somme a été réunie, je suis devenu horloger.»
L'argent, agent du mal, dit-on parfois, aurait-il ici arrêté le cours du mal? De
toute manière, et contrairement au joueur de flûte de Hameln, amené à faire subir
aux enfants des hommes le sort des rats parce que son contrat n'avait pas été
LE MAL

honoré, le tueur de rats de Pologne, car il a été payé, bien payé, peut assumer un
nouvel et paisible service, d'où toute cruauté est évacuée.
De cette façon, l'histoire conduirait, sinon à une conclusion heureuse, du
moins, sous une forme allégorique, à l'espoir, si maigre soit-il, que des voies
existent pour, tout à la fois, reconnaître le mal et s'y opposer. Mais, peut-on rejeter
hors le monde les maux et les peines qui le font aussi? Ne manqueraient-ils pas
alors de rappeler que leur place ne saurait jamais demeurer vide? Le prologue du
film, qui en est en fait l'acte final autant que le la, le laisse penser. Plusieurs
fois, j'ai été amené à adopter une perspective économique à propos des actions
dans lesquelles le mal semble s'incarner. Malgré cela, chaque fois, on découvrait
une chance, si minime fût-elle, de voir Éros se lier à la quantité, ou, tout au
moins, la connoter. C'est ainsi que le héros de Fritz Lang, M. Le Maudit lui-même,
tout dominé qu'il est par le déferlement de la quantité d'excitation, facteur
traumatique qui détermine son destin, et ravalant le sexe au rang d'un acte
destructeur, gère tout de même son statut économique en sexualisant la violence.
Pour un peu, on dirait que le pouvoir de la quantité, en s'enracinant profondément
dans les origines de l'être, l'innocenterait presque. M. Le Maudit, dont j'ai décrit
le total affolement face à un jury populaire composé de délinquants et de criminels,
se défend comme un rat piégé et hurle qu'il ne pouvait agir autrement

Mais il est des cas où le facteur quantitatif peut croître au point de paralyser
le développement du moindre émoi et d'entraver toute vie fantasmatique, les actes
se plaçant peut-être alors en marge du jugement. Il advient enfin que le rôle de
la quantité ne se laisse même plus découvrir. Cela semble être le cas dans la scène
que décrit le prologue du film quand la froideur glacée d'une action se perpétue
au nom de la transmission d'un prétendu savoir, au nom du bien, en utilisant
l'autre, homme ou animal, sans considération pour son angoisse, sa détresse ou
son désir. Si l'on est alors tenté de penser qu'un dernier degré a été franchi dans
l'ordre du mal, c'est peut-être aussi parce que certaines entreprises humaines,
objectivement destructrices, échappent à toute culpabilité renvoyant à la vie
pulsionnelle et sans même assurer à leurs auteurs d'être reconnus par les autres
dans leur spécificité, leur unicité. L'horreur l'emportant, le mal ne se prête plus
qu'à être décrit dans ses manifestations, qu'à ce qu'on en fasse, comme pour une
maladie, l'histoire naturelle. Ce à quoi nous invite le prologue du film, diffusé en
noir et blanc ce qui est sans doute significatif.
Devant nous, dans une sorte de laboratoire vétuste, un homme en blouse
blanche effectue une expérience dont il commente le cours d'une voix neutre,

1. M. de M'Uzan. « Les esclaves de la quantité », Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 30, automne 1984,
Gallimard.
L'EXTERMINATION DES RATS

celle d'un huissier lisant un procès-verbal. Deux aquariums sont disposés de part
et d'autre de l'homme qui, tout en parlant, se tourne alternativement vers l'un
puis vers l'autre. À cinq minutes d'intervalle, deux rats sont mis à l'eau, chacun
dans un des aquariums. « II y a maintenant deux rats dans deux aquariums. » À
toute la vitesse dont sont capables leurs petites pattes, les rats nagent d'une extrémité
à l'autre de leurs bacs aux parois de verre. L'expérimentateur décrit minutieusement
la scène « Dix minutes se sont écoulées. Le rat placé à ma gauche commence à
se noyer. » La bête tourne sur elle-même, plonge, remonte. L'homme poursuit
« Le rat placé à ma gauche perd ses forces. Sa respiration est nettement plus
courte. On voit des bulles d'air s'échapper de ses narines. Son nez est souvent au-
dessous de la surface de l'eau. On voit qu'il perd ses forces et qu'il se noie. » Dans
l'autre aquarium, le rat nage facilement. Une fois, on lui a tendu une petite
planchette de bois sur laquelle il est monté. Sa respiration reprend son rythme
normal, « pour un moindre effort ». Ayant retrouvé ses forces, il est remis à l'eau
une seconde fois et reprend sa nage rapide. Dans l'autre aquarium, le rat, tel un
poisson mort, flotte, tout gonflé. L'homme constate « Le rat ne fait plus un
mouvement, il s'est noyé. »

Un blanc marque qu'un long temps s'est écoulé dix heures et le rat de
droite nage toujours. Souvent, on nous le fait remarquer, il revient à l'endroit où,
une fois, il avait pu grimper sur la planche et où il n'y a plus rien. Après quinze
heures, enfin, il se noie. L'homme propose sa conclusion « Le rat qui avait eu la
possibilité de monter, au bout de dix minutes, sur la petite planche, a tenu près
de quinze heures. L'autre rat, placé à ma gauche, a tenu quinze minutes.»
Notre horloger de Pologne aurait peut-être dit « II doit y avoir quelque
chose. »

MICHEL DE M'UZAN
Jean-Michel Labadie

LA PENSÉE MISE À MAL PAR LE CRIME

C'est à la fin du XVIIIe siècle et au début du xixe siècle que le crime a rencontré
le corps; et ce, à l'ombre de la folie.
Ce type de correspondance nous semble maintenant bien lointain, difficile à
saisir. Certes, il est toujours des espoirs en ce sens, des essais en bio-criminologie.
Mais au-delà des aspects trop sensationnels que chaque recherche de cette nature
déclenche inévitablement, on voit que l'ensemble de ces travaux reste prudemment
attaché à la seule hypothèse selon laquelle, si un terrain est biologiquement
défectueux, il peut favoriser des conduites criminelles; comme le déclarait offi-
ciellement Di Tullio au IIe Congrès international de criminologie « On doit
reconnaître que la conduite humaine, selon l'expression toute récente de Grapin,
tend à devenir criminelle toutes les fois qu'elle cesse vraiment d'être psychique
pour passer sous l'influence d'un déterminisme physiologique En revanche,
cette rencontre du crime et du corps fut beaucoup plus violente un siècle auparavant,
et eut surtout une tout autre signification.
On connaît la scène légendaire du geste libérateur de Pinel. C'est même elle
qui, dans toute l'Europe de l'époque, a paru vouloir donner statut pathologique à
la raison du « fou ». Un jour de l'An II de la République, à Bicêtre, dans les murs
déjà vieux de cette sinistre « maison des pauvres » c'est ainsi qu'on l'appelait alors
où se trouvaient entreposés toutes sortes d'inutiles sociaux, Couthon, le célèbre
paralytique révolutionnaire que l'on portait, disait-on, à « bras d'hommes », venait
d'arriver. En tant que rapporteur officiel, il avait pour tâche de vérifier s'il ne se
cachait pas là quelques suspects. Un jeune médecin courageux, Philippe Pinel, qui
avait été nommé à Bicêtre depuis peu, à la suite notamment de quelques travaux
jugés intéressants sur les « maladies de l'esprit », vint alors à sa rencontre et lui
proposa, sans d'ailleurs se laisser impressionner par les vociférations dégoûtées du
représentant du pouvoir, d'enlever les chaînes et les fers aux malades pour qu'ils

1. Di Tullio (B.), « Bio-criminogenèse », Rapport général, in Actes du II' Congrès international de


criminologie, Paris-Sorbonne, 1951, t. VI, p. 123.
LE MAL

puissent enfin être traités! Ce récit, que forgea son fils Scipion Pinel, fixa l'origine
de la psychiatrie, « mythe» que mit magnifiquement en relief, on le sait, Michel
Foucault en son Histoire de la folie.
On ne peut bien sûr que rendre justice aux historiens d'avoir analysé depuis, et
de façon si minutieuse, les moments réels de cette péripétie que cette légende
stigmatisa si généreusement. Ils ont eu besoin de chercher à savoir si cette scène avait
eu lieu dans les faits, ou au contraire dans l'imagination de quelques-uns, si la
transformation du statut de la maladie mentale que la légende avait pour fonction
de mettre en évidence, avait en fait commencé bien avant et en d'autres lieux, et si
son existence avait assuré définitivement un nouveau mouvement hospitalier et
thérapeutique. Ils ont pu ainsi dégager la fonction et les mécanismes de cette
« légende », ils ont pu révéler les falsifications qu'entraînait nécessairement un tel
récit. Mais en agissant ainsi, obsessionnellement attachés à la dimension politique de
ce « geste symbolique », ils n'ont peut-être pas perçu suffisamment que ce long et
complexe travail institutionnel, qui eut effectivement pour but de garantir progres-
sivement une singularité réelle à la maladie mentale, hésita en même temps longtemps,
et comme désespérément, au bord de la criminalité. Ils n'ont pas perçu qu'en triant
ainsi les fous, et en repoussant hors de son nouveau domaine les autres conduites
asociales et surtout illégales, la psychiatrie naissante, au nom même de la maladie de
la raison, créait aussi, et par exclusion, une vaste zone de curiosité. Au pied de la
scène pinélienne, en effet, se fit comme une grande tache épistémologique qui s'étala
et prit de l'ampleur pendant que le fou apprenait maintenant à se redresser et à se
faire nommer, pendant qu'on lui forgeait intériorité et espoir de guérison, le criminel
qui perdait décidément toute chance d'obtenir pour lui-même espace et identité,
devenait un être à part. Il se retrouvait, comme « épistémologiquement» rejeté sur
sa paillasse, n'ayant plus à présenter, aux yeux du siècle et au regard d'un positivisme
scientifique naissant, que ce qui lui restait, la seule chose qui lui resta son corps! Il
n'est donc pas question, comme on l'a trop fait, de seulement mettre en scène la
légende pinélienne pour en décortiquer la fonction, il faut rechercher aussi ce qui
s'est « réactivement » passé lorsqu'une telle légende servit d'origine institutionnelle
et scientifique à la maladie mentale; il faut retrouver cette « réaction » que fut le
corps du criminel, ce corps naissant à l'ombre de la folie.
Mais si le regard s'est ainsi posé, comme « naturellement », sur le corps des
punis, c'est qu'au début du xixe siècle, la place anthropologique de ce dernier était
devenue tout à fait particulière.
Depuis fort longtemps d'abord, l'apparence corporelle permettait de juger de
la qualité des hommes, comme s'il existait un rapport naturel entre le physique
d'un individu et son caractère l. Régnait, par exemple, un peu partout l'école

1. Cet aspect fut déjà traité in Labadie (J.-M.), «Le corps criminel, un aujourd'hui du passé», in
Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1982, n° 26.
LA PENSÉE MISE A MAL PAR LE CRIME

« physiognomonique ». S'inspirant des thèses déjà anciennes de Della Porta, physicien


napolitain qui traita dans son ouvrage Phytognomonica de la correspondance visible
entre les visages des criminels et les silhouettes des bêtes sauvages, on profitait
alors abondamment des essais devenus célèbres de Grataroli, Niquezio, De Cortes,
De Cardan, De La Chambre, et l'on se rapportait à l'œuvre de Lavater, véritable
modèle scientifique. En même temps, on s'intéressait fort à l'influence plus ou
moins déterminante de l'environnement et de l'organisation physiologique sur le
fonctionnement intellectuel et sur la moralité des hommes qui, à leur tour,
réagissent selon des « besoins » précis sur la physiologie. Il n'est que de lire à ce
sujet les réflexions de certains réformateurs, comme Cabanis. Cette tendance sera
bientôt intégrée aux « statistiques morales » de Guerry, de D'Angeville'et surtout
de Quètelet, et Garofalo l'utilisera dans sa « géographie criminelle ». Par ailleurs,
autre correspondance, s'affirmait la phrénologie qui prétendait que la vitalité en
chaque être vivant fait pression de l'intérieur sur le corps, jusqu'à modeler tout
l'appareil osseux. Pour un phrénologue, le cerveau, enfermé dans sa boîte osseuse,
« croît et se développe» successivement; la surface de la boîte en contact avec lui,
se moule sur lui, et la forme que ce moulage lui imprime se voit sur la forme
extérieure du crâne, bien que celui-ci ne soit pas partout d'égale épaisseur Il
suffit donc de palper les formes craniométriques pour connaître les concentrations
et les distributions des forces vitales en chacun. Et c'est J.-F. Gall qui fut sans
doute celui qui représenta le mieux cette autre science des correspondances, science
qui va n'avoir de cesse de mesurer puis d'ouvrir les corps pour y fixer un savoir
sur la fonction et pour tenter d'y circonscrire l'intériorité. En fait, la connaissance
ne peut plus rester en dehors et contempler la création, elle ne peut plus seulement
analyser des combinaisons de signes ou de formes, elle apprend à tâter, à toucher,
à entrouvrir les corps et les objets pour déceler les mécanismes, pour mettre au
jour et voir l'organisation fonctionnelle des éléments. Elle accepte de quitter des
yeux l'organe qu'elle contemplait pour retrouver, sur lui ou en lui, le témoignage
de ses transformations et de son énergie interne. Dans cette nouvelle ère du
toucher et de l'ouverture des corps, s'achève ainsi la croyance en un secret de
l'être créé; on préfère apprendre à lire l'intériorité, et le corps devient le corps de
l'aveu.
Pendant que celui-ci prend forme, s'installe aussi un nouvel axe de références,
s'élargit la notion fondamentale de temporalité qui va frapper d'origine et d'histoire
toute la réflexion du xixe siècle sur l'humain et qui va prendre le corps pour
témoin. C'est qu'après l'audace de Buffon qui avait, par son hypothèse sur les
catastrophes, tenté de donner une véritable histoire à la terre, on se prit de curiosité
pour le passé de l'être vivant. Comme prolongeant l'idée de Cabanis qui met en
jeu l'environnement et la « réaction» du vivant, Lamarck s'intéresse maintenant

1. Ysabeau (A.), Physiognomonie et phrénologie, Paris, Garnier, 1895, p. 168.


LE MAL

aux transformations de ce vivant; il est une poussée en tout organisme qui, de


manière graduée, va du plus simple au plus complexe, il est des besoins nouveaux
étant donné les changements de la nature qui doivent, par adaptation, modifier
l'organisme, et ces modifications se transmettent fidèlement. La temporalité devint
une véritable préoccupation scientifique. Avec la théorie sur les fossiles de Cuvier,
avec la stratification de Lyell, on se prend de passion pour l'histoire du vivant puis
de l'homme sur cette terre, on commence à recueillir et à collectionner des outils,
des ossements, on apprend à faire des relevés, à dater les objets anciens. Les
premières grottes et cavernes, les premiers « trous de bêtes » en province, s'entrou-
vrent on parle même, et non sans audace, de « l'artdes primitifs. Quant à
l'origine de l'homme, des conflits baroques autant que violents éclatent un peu
partout en Europe, comme en Amérique, à ce sujet, mettant à mal la conception
biblique du premier homme, et visant à expliquer à la fois la rupture de l'homme
et de l'animal, ainsi que les différences existant entre les races humaines;
monogénistes et polygénistes de s'affronter à propos de ce qu'on appelle alors le
« créationnisme» 1.
Dans ce contexte, brièvement rappelé ici, une histoire des valeurs vient ainsi
se superposer progressivement à l'histoire du vivant, et cette première moitié du
xixe siècle devient rapidement une sorte d'immense chantier de fouilles, voire une
véritable orgie de crânes, de mesures, de révélations fracassantes, où chacun essaye
de déterrer une origine, de construire une histoire de l'homme et d'expliquer le
développement des différences. Et l'on voit bientôt des savants s'approcher des
divers exclus, des « sans valeur », des « sans âme », des criminels notamment, tant
on devenait persuadé que leurs corps témoignaient, d'une manière ou d'une autre,
d'une défectuosité, d'une quelconque infériorité pour se conduire de façon aussi
« sauvage » ou « primitive ». Rolandis (Derolandis) signe, en 1835, la première
publication faite en Italie d'une autopsie pratiquée sur le corps d'un criminel. En
1838, le docteur F. Voisin fait une observation qu'il communique à l'Académie
royale de médecine, concernant l'organisation cérébrale défectueuse de la plupart
des criminels, et le développement des parties antérieure et postérieure de l'encéphale
chez un grand nombre d'entre eux. Il s'agit en fait d'un examen phrénologique
pratiqué sur cinq cents jeunes détenus dont trois cent quinze, selon lui, ont subi
« les fâcheuses conséquences d'une organisation incomplète (.) Les deux tiers sont
mal nés. Sans être réduits à l'idiotisme intellectuel et moral, proprement dit, ils
sont incontestablement au-dessous de la moyenne de l'organisation, et (.) ils
portent insensiblement l'empreinte de leurs mutilations. Le cerveau est chez eux
au minimum de développement dans sa partie antérieure et dans sa partie supérieure,
dans les deux parties qui nous font ce que nous sommes, qui nous placent au-

1. L'exposé de ces théories américaines est fait de manière intéressante in Gould (S. J.), La Mal-
mesure de l'homme, Paris, Ramsay, 1983.
LA PENSÉE MISE À MAL PAR LE CRIME

dessus des animaux, qui nous constituent hommesl ». En 1841, Lauvergne (Attomyr
fait de même en Allemagne) décèle un développement anormal de l'organisation
du cerveau et, spécialement, du cervelet chez les forçats « L'organisation cérébrale
du forçat, restée brute et inadaptée, s'est exclue elle-même du droit commun 2. »
Plus tard, Prosper Lucas insiste sur l'hérédité et l'atavisme de la population
criminelle; Lelut, ancien phrénologue, mesure les longueurs et largeurs des crânes
des condamnés; l'Américain Samson, l'Allemand Casper établissent certaines
relations entre la criminalité et l'organisation cérébrale; Broca va bientôt écrire en
1867, dans le Bulletin de la Société d'Anthropologie, sa monographie de l'assassin
Lemaire; et puis, Thompson, Wilson, Vergilio, Weisbach, Ranke, Bordier, Topinard,
Quatrefages, Le Bon, discutent et se disputent sur les différents arguments de telles
correspondances. Il ne s'agit plus de mettre en cause la simple qualité d'observations,
ou la validité de tels décryptages, il faut constater un véritable rapprochement, à
la limite du fantastique, du crâne et de la brutalité, du corps et de la bestialité.
Comme si le crime, donc la rupture d'avec la norme, entraînait la pensée vers une
nécessaire déformation corporelle chez le reconnu coupable, et ce à une place
inférieure et primitive dans l'histoire de l'homme. En tout cas, c'est ainsi que le
corps du mal fit son apparition dans l'histoire scientifique.

Mais alors que le corps des criminels s'installe ainsi au centre d'une nouvelle
anthropologie, la technique du pouvoir elle aussi change, se transforme; elle
commence à s'exercer différemment sur les corps qui doivent à présent être saisis,
écartés du système social; elle les isole, les mesure, les surveille 3.
En 1764, le Traité des délits et des peines de Beccaria bouleverse les données
juridiques et vient répondre à de nombreuses interrogations de l'époque; il faut
sacrifier une partie de sa liberté pour que triomphe la civilisation, mais comme
l'être humain ne le fait pas de sa propre initiative, il faut qu'il ait sans cesse à
l'esprit que toute infraction est punie d'une manière individuelle; il n'est plus alors
nécessaire de sombrer dans l'horreur du supplice ou de la torture, comme cela se
pratiquait jusque-là, il s'agit plutôt de codifier les peines par une privation graduée
de liberté, privation correspondant à la gravité des infractions commises. Au même
moment, Howard décrit son voyage en « enfer », dans l'univers carcéral, qu'il
dénonce comme étant « le séminaire du vice, la voie conduisant à la saleté et à la

1. Voisin (F.), Observations communiquées à l'Académie royale de médecine dans sa séance du 3 juillet
1838, Paris, Lacombe, Faculté de médecine, n° 50, 536.
2. Lauvergne (H.), Les Forçats, considérés sous le rapport physiologique, moral et intellectuel, Paris,
Baillière, 1841.
3. On connaît à ce sujet les ouvrages de Foucault (M.), Surveiller et Punir, Paris, Gallimard, 1975,
et de Perrot (M.), L'Impossible Prison, Paris, Le Seuil, 1980.
LE MAL

maladie»; et bientôt Hanway propose son « réformatoire » dans lequel il explique


l'avantage du modèle monastique de la cellule pour éviter de tels scandales.
Au début du xixe siècle, on se met partout à la réforme. En 1810, le Code
pénal s'inspirant des thèses de Beccaria, lourd de toute la grande secousse
révolutionnaire, reprend les essais de codification de 1791, et s'impose. On refuse
définitivement le supplice et la honte publique, on choisit délibérément la privation
de liberté. Le public, et les experts, avec l'article 64, rentrent au prétoire. Et la
justice sort peu à peu d'une cruauté spectaculaire; elle supprime le carcan, la
mutilation, la flétrissure (en 1824 d'abord, en 1832 surtout), le pilori, l'exposition
(1848), l'amende honorable, les travaux publics; et la chaîne elle-même s'arrête
enfin avec ses cris, ses révoltes et ses rumeurs (1836); on oublie progressivement
la potence et le gibet sur la place du village, le corps à corps du bourreau et du
condamné, on oublie les instruments de torture et de l'aveu, l'odeur du plomb
fondu, les hurlements de la foule et les râles inaudibles du remords. On se demande
déjà, au pied de la guillotine que l'on essaye, souvent en vain, de faire entrer dans
les cours pavées des prisons afin d'éviter toute curiosité malsaine ou toute rébellion
soudaine, ce que vaut la peine de mort considérée pourtant à une époque comme
un modèle, et un modèle d'égalité; on la dénonce déjà comme une dernière cruauté
dans une civilisation de progrès. On veut, un peu partout, que se taise la violence
du châtiment et qu'elle disparaisse du regard, on veut que sur les corps mis au
silence, au travail et dans la plus extrême solitude, pénètre lentement, profondément
le remords, s'éveille ce qu'il reste encore d'âme.
Ainsi l'aveu change-t-il de ton. Le défi s'épuise. Ce n'est pas tant la douleur
qui s'arrête, c'est le cri qui s'estompe, qui change de lieu; et pendant que les
procès jouent avec passion les grandes affaires criminelles qui se multiplient, le
corps apprend une autre solitude et change de « statut ». Il n'est plus supplicié, il
n'a plus que les fers; il ne reçoit plus que des ordres, parfois le fouet, et seulement
s'il commet des erreurs; les bagnes se modifient, changent de régime; un peu
partout en Europe, on lance des programmes, on récupère de vieilles abbayes en
ruine pour les transformer en prisons, on arrange de vieux hospices, on discute
les modèles architecturaux de Bentham, qui semblent répondre à l'arithmétique
sociojuridique de Beccaria et à ce souci grandissant de sécurité, d'observation et
de rachat, on envoie en mission Beaumont et Tocqueville pour rendre compte du
monde pénitentiaire américain (1831). En fait, la violence ne s'inscrit plus dans les
anciennes traces de la « Question », mais sur le corps isolé de chaque instant,
comme s'il fallait qu'on neutralise le corps, qu'on l'isole, qu'on l'observe et qu'on
lui réapprenne la liberté dont le coupable ne sut pas profiter, à condition que ce
dernier possède encore quelque « sens intime », quelque « dépôt moral ». Et le corps
de se recroqueviller sous la prière infligée et sous le silence, comme sous le regard
du vaste système panoptique qui s'installe partout. Pendant que discrètement, dans
les larges avenues qui trouent bientôt les grandes villes, passent, entièrement
LA PENSÉE MISE À MAL PAR LE CRIME

fermées et rapides, les premières voitures cellulaires, comme des fautes à ne plus
jamais voir, comme des corps que l'on éloigne et qui emportent leur vérité avec
eux, à jamais.
Comme un substitut à cette douleur criante qui donc s'éloigne peu à peu,
commence alors une véritable monomanie du contrôle et de la mesure, alors que
se développe un gigantesque spectacle où le scandale du crime côtoie le regard
scientifique. Les magistrats réclament à présent plus « d'instruction », ils veulent
connaître mieux les prévenus pour se faire une « conviction» et pour éclairer les
jurés, pour mieux doser les peines. De son côté, la police se trouve harcelée par
la pression publique et la presse qui lui reprochent son impuissance. Devant la
montée de la « dangerosité », notamment dans de nouveaux secteurs urbains, et
devant l'inefficacité de ses méthodes, elle tente des recettes; puis décide de
s'organiser. Elle essaye d'abord certaines techniques qu'elle dit inspirées d'anciens
bagnards, comme Vidocq ou Coco-Lacour, elle a même l'initiative des « brigades
de sécurité»; mais des scandales éclatent et elle reste dépassée par les nouvelles
formes de criminalité; elle avait réussi contre les « chauffeurs », les malfaiteurs, les
vagabonds des campagnes, les bandes comme celles d'Orgères autour de Chartres,
maintenant elle ne sait plus comment réagir face aux attaques des dépôts industriels,
aux destructions et aux vols des machines, aux attaques multiples de biens et de
propriétés, aux grandes escroqueries bancaires, au gangstérisme urbain, aux « asso-
ciations» bien organisées, ou aux attentats anarchistes. Elle se restructure alors une
nouvelle fois, non sans crises internes, elle apprend des techniques de repérage,
d'archivisme, elle crée plusieurs systèmes de fichiers, elle s'intéresse aux sortants
de prison, aux détenus, elle surveille les personnes considérées comme suspectes
ou dangereuses. Commence là toute une époque de l'indice et de la dénonciation,
de la preuve et du contrôle, que bientôt l'arrivée de la photographie, puis les
procédés de Bertillon consacreront. Des services médico-légaux et laboratoires se
multiplient où l'on met au point des méthodes de classement, d'enregistrement et
de mesure; on compile les faits recueillis, les traces laissées, les expertises, les
comptes rendus, on entre dans le temps du « dossier» et de « l'empreinte », pendant
que l'anthropométrie se prépare. La morgue elle-même, en quittant en 1802 le
Grand Châtelet pour s'installer à l'Arche Pépin puis au Marché Neuf, arrête les
scandales monstrueux qu'elle entretenait, pour s'organiser, spécialiser son personnel,
se fixer derrière Notre-Dame, et devenir le dépôt légal et scientifique des corps
noyés et anonymes, temple moderne des indices anthropologiques autant que
policiers. Bientôt, dans l'administration judiciaire, dans les greffes et dans les dépôts
de police, circulent fiches et procès-verbaux, pièces et cahiers d'observation que
l'on centralise et que d'aucuns traitent déjà selon les premières statistiques. Et
lorsque la presse annoncera avec force publicité comment, grâce aux procédés du
« bertillonnage » et au contrôle attentif des corps exclus et marginaux, le premier
« cheval de retour », le premier récidiviste fut confondu et reconnu, ce sera le
LE MAL

témoignage d'un contrôle social arrivé à maturité, et la preuve d'une technique


anthropométrique enfin efficace.
Mais cette transformation profonde du châtiment, mais cette obsession réelle
de la mesure, et de la mesure anthropométrique, dont on a raison là aussi d'analyser
minutieusement le fonctionnement, ne doivent pas nous faire oublier l'extraordinaire
conviction qui avait envahi la seconde moitié du xixe siècle, et selon laquelle
personne ne pouvait transgresser les lois sociales sans que le corps porte d'une
manière ou d'une autre la marque de son crime et la fatalité de son châtiment. Il
est d'ailleurs deux types d'illustrations que l'on rencontre sans cesse dans les écrits
de cette époque.
Dès l'article 64 de 1810, commence un vaste conflit mettant aux prises les
aliénistes qui, par l'artifice de quelque concept (la folie morale de Prichard, la
monomanie homicide d'Esquirol.), veulent faire des criminels des malades de la
raison, et les juristes qui accusent les psychiatres de décriminaliser les fautifs'.
Mais on voit surtout les partisans de la « folie criminelle» tenter de trouver sur le
corps l'origine de tels maux, exactement comme ils le faisaient pour les autres
formes de folie, et l'on se souvient, par exemple, des criminels fous par « irritation »
de Broussais; alors que ceux qui cherchent à déceler l'étiologie de la criminalité
sans utiliser la psychiatrie, définissent cette fois un autre corps, déformé, primitif,
particulier aux criminels.
De même, dans la seconde moitié du xlxe siècle, le corps devient un enjeu
pour le « contrôle social ». Cependant il est aussi un autre regard qui se constitue,
lui, à travers la presse, la photographie, le fait divers, l'animation de la lanterne
magique. C'est que l'on devient persuadé qu'au-delà du corps isolé, il est un autre
corps, que l'on doit pouvoir atteindre, découvrir, que l'on doit pouvoir faire revivre
sous les illustrations, par-delà les masques et les images, un corps qui crée la peur,
qui est doué d'une force peu commune, qui ne peut même pas être annihilé.
Pendant que le crime se promène à présent boulevard du Temple, les savants
essayent alors de désigner cet autre corps qui se trouve être aussi le corps du crime.
À l'ombre de la folie comme au bord de l'anthropométrie, s'est déformée
l'existence, cette fois scientifique, du corps du mal.

Et c'est seulement en 1870, un matin froid de décembre, à Turin, que ce


corps du mal recevra enfin sa consécration.
Lombroso tourne et retourne alors un crâne entre ses mains. Soudain, il
remarque sur celui-ci, excessive, étonnante, une vaste fossette occipitale, il découvre

1. Regnault (E.), Du degré de compétence des médecins dans la question judiciaire relative aux
aliénations mentales, Paris, 1838.
LA PENSÉE MISE À MAL PAR LE CRIME

même des sutures largement béantes. Il s'arrête, hésite. Ce crâne, aux anomalies
évidentes, est en effet celui de Villella, un brigand de Calabre, fort connu en son
temps et qui fut longtemps redouté des habitants. À ce moment, c'est un peu
comme si toute l'intuition d'un siècle prenait forme. Sous le regard du savant ému,
un lien à présent se trace qui assemble en une même pertinence toutes les données
accumulées. Vision exaspérée de tant de recherches! L'anomalie grossière, décou-
verte sur ce crâne de hors-la-loi lui rappelle les anomalies remarquées sur les
crânes des sous-évolués; il regarde maintenant le crâne anormal et « criminel»
comme le fossile d'un temps révolu et l'aveu d'une espèce inférieure; dans la
fossette anormale, il a trouvé enfin où loger le crime! Quand un corps se prête à
l'horreur d'un acte criminel, c'est qu'il n'a pas suivi l'évolution propre à l'homme
ordinaire, c'est qu'il doit témoigner d'une histoire plus ancienne, voire animale; et
lui revient la phrase de Renan « Les actes les plus iniques sont les plus naturels
du monde, car la nature est fondamentalement criminelle 1. »
Avec L'Homme criminel, paru en 1876, le corps du mal acquiert officiellement
son statut scientifique. Le succès est immédiat; il est ainsi des œuvres qui se logent
parfaitement dans la niche que mille pensées, mille gestes anodins ou savants de
toute une époque, avaient, le plus souvent sans le savoir, creusée au pied de l'autel
scientifique. Et le mal d'entrer officiellement dans le champ du savoir! Pourtant
si deux intuitions tout à fait remarquables sous-tendent précisément cette entrée,
qui vont d'ailleurs imprégner nombre de réflexions anthropologiques de cette
époque, il faut remarquer ici qu'au même moment, s'installe une ombre épaisse.
Le crime a interrogé la pensée qui décèle alors une double forme explicative, mais
son propre fonctionnement se trouble, et ce qui apparaissait brusquement comme
une évidence, bientôt se transforme en profond malaise; les principaux arguments
deviennent alors impasses, les sincères pertinences de grossières naïvetés; comme
si le crime, cette fois, avait élu domicile dans le fonctionnement même de la
pensée.
Lombroso imagine d'abord toute une « embryologie du crime» qui, au-delà
des anecdotes et des confusions qui nous font aujourd'hui sourire, dresse un tableau
de l'évolution du vivant où l'homme se détache progressivement de la nature
criminelle, de l'animalité et de la sauvagerie. Le crime qui fait origine est peu à
peu mis à distance, et l'homme, en son effort de civilisation, apprend à le distinguer,
à le maîtriser, à le repousser dans l'ombre de l'histoire et de l'enfance. Et cette
distanciation s'inscrit dans l'organisation même du cerveau et des centres nerveux 2.
Il se penche ensuite sur la « pathologie du crime» qui, selon lui, est double.

1. Lombroso (C.), L'Homme criminel; criminel-né, fou moral, épileptique, criminel fou, criminel
d'occasion, criminel par passion; étude anthropologique et psychiatrique, 2° éd. fr., 5' éd. ital., Paris, Alcan,
1895, p. 2.
2. Nous avons traité de cette « embryologie du crimedans l'article précité sur « Le corps criminel,
un aujourd'hui du passé ».
LE MAL

Dans une partie de L'Homme criminel, intitulée « Anatomie pathologique et


anthropométrique du crime », l'étude du crime ne surprend guère en ses débuts.
Elle reprend en effet, avec une attention extrême, toutes les mesures que l'on
appliquait et que l'on commentait alors depuis des années en « anthropologie
criminelle » capacité crânienne, circonférences et diamètres des crânes, indices
faciaux, multiples « index », superficies, axes et courbes, etc. Mais tout en faisant
allégeance aux arguments de l'époque, rapidement l'auteur hésite et brouille les
cartes. Par exemple, en analysant 121 crânes d'Italiens criminels mâles qu'il compare
à 328 crânes d'Italiens « normaux », il confirme d'abord, comme tout le monde le
faisait, que l'on ne peut trouver de crânes de criminels dans les fortes capacités.
Pourtant, son assurance semble vaciller, car il vient de découvrir qu'il existe des
crânes de criminels dans les capacités moyennes, puis dans les capacités élevées;
il s'agirait notamment de crânes d'assassins ou de « grands escrocs »; en ce cas,
faudrait-il penser que chez certains criminels, il est une réelle intelligence? Et
cela ne contredirait-il pas l'idée couramment admise d'infériorité l ?Lombroso, très
rapidement, en vient à conclure que toute chance de déterrer un jour une atypie
définitive de la criminalité lui paraît perdue « L'importance de ces recherches n'a
pas répondu complètement à notre attente.» Il y aurait plutôt des « trop », des « pas
assez », il y aurait de multiples déformations, accidents, étonnements, mais rien de
définitivement significatif (on peut alors se demander pour quelles raisons les
critiques et les commentateurs contemporains déforment à ce point sa pensée,
faisant de lui le naïf de l'organe criminel!). D'ailleurs, si le corps du criminel est
effectivement malade, il n'est pas question que ce soit le corps malade au sens où
l'entend le médecin, il ne peut se situer dans l'ordre du symptôme. Et comme il
n'est pas utile de rechercher un organe unique comme responsable du crime, il
faut alors décrire et repérer tous les accidents, et c'est la diversité, l'association et
le pourcentage de toutes ces étrangetés corporelles qui vont constituer le grand
aveu d'une telle pathologie. En ne gardant des atypies tant espérées que l'excès de
certains traits, puis en visant surtout des ensembles d'anomalies, Lombroso fait
ainsi insensiblement glisser l'idée naïve d'un corps défini où se logerait la criminalité
vers l'hypothèse selon laquelle, au travers d'un certain nombre de déformations
plus ou moins marquées, dont il s'agit de repérer les proportions, « doit» exister
un certain « corps criminel »; et puisque le crime est à l'origine du vivant, ce corps
criminel doit être nécessairement « inachevé ».
Le corps du mal se sera donc arrêté dans l'évolution et devra porter sur lui
l'aveu d'un tel retard, mais un aveu éclaté, morcelé, et c'est ce travail d'observation
et de reconstruction qui revient à l'anthropologie. On a fait de Lombroso un

1. Quelques années plus tard, la question du poids important de certains cerveaux de criminels
(celui de l'assassin Le Pelly pesait deux cent cinquante grammes de plus que le cerveau de Cuvier!)
relança le débat.
LA PENSÉE MISE À MAL PAR LE CRIME

ouvreur de corps; au contraire, sur les vastes tréteaux de la dissection de tout un


siècle, c'est lui qui a eu l'idée d'une véritable « reconstitution » du crime; ayant
« vu» sur ce crâne de 1870 un lien pouvant exister entre l'anormalité du corps, la
marginalité d'une conduite et l'involution, il continue certes de disséquer, mais il
est surtout le premier à recoudre tous les morceaux, à replacer en un ensemble
tous ces témoins organiques; il tend sur tous ces corps dévoilés et exhibés une
vaste théorie comme on tire une peau en chirurgie esthétique; et il va maintenant
déceler les formes exactes que prend cette peau quand elle recouvre un corps qui,
d'agir comme il l'a fait, doit ne pas avoir évolué et être inférieur en son intimité
même. Ce qu'il prétend « voir », c'est donc la forme qui se tend sur un mouvement
arrêté. Le corps criminel est pour Lombroso un corps pris en faute de recouvrir
ainsi une temporalité malade. Le crime ou l'involution sur le corps, voilà l'atavisme.
Il faut donc que notre regard « anime » ce crime du corps. D'une part, il faut
replacer ensemble visages et crânes, corps et cadavres, physionomies et « pathologie
anatomique et anthropométrique », pour saisir, en un travail discret d'animation,
l'évidence de l'inachèvement sous les traits du criminel; d'autre part, il faut
apprendre à « voir » que tous ces visages, en épousant si intimement l'absence ou
le retard de temps qui le constitue, doivent avouer l'exercice du crime. En effet,
involution et pratique ne sont pas antagonistes. On ne fait pas le guet comme un
fauve, à se tapir dans l'ombre et à bondir sur sa proie, on ne frappe pas d'un coup
décisif sur celui qui menace ou que l'on hait, on n'échafaude pas avec une précision
horlogère une affaire d'escroquerie, on n'échappe pas comme avec magie aux
pièges pourtant multiples de la police, sans que le corps soit immédiatement marqué
de cruauté, de rouerie ou de peur. Avec le crime, l'acuité s'exaspère, la taille prend
souplesse, les muscles durcissent, la main s'épaissit, le regard se creuse! Le corps
du crime est bien un corps « arrêté» dans l'évolution, il est en même temps le
mouvement même de l'acte commis. Lien suspendu entre l'involution et l'acte, il
devient la mémoire d'une origine en même temps que l'objet sculpté de l'actuel,
en même temps que la « pratique » du mal.
Fort de cette pathologie, Lombroso perfectionne alors sa méthode Il place
visages et chiffres en correspondance, on pourrait dire en « contiguïté », ou il tente,
en fonction de certains crimes ou de certains critères, de « superposer » physionomies
ou données selon la technique dite « galtonienne» (on photographiait plusieurs
objets différents, mais proches sous divers aspects, puis on les superposait sur un
même cliché; on appelait cela une « moyenne », comme le fit par exemple Broca
avec ses crânes d'Auvergnats). Il constitue ainsi dans son Atlas et ses collections
d'anthropologie criminelle des séries de portraits. Il y a les « caricatures », photo-
graphies rectifiées, où le « violateur » a l'œil saillant, les oreilles écartées, les yeux
obliques, le nez camus, les longues oreilles à anses, le front bas, d'énormes

1. Ce qu'il nomma une« pictographie du crime », dont l'Atlas fut le témoin.


LE MAL

mâchoires; où le voleur a la face rusée, l'escroc une allure bonhomme, le meurtrier


des mandibules puissantes et des pouces trop épais. Il y a aussi les photographies
classées, triées, rangées, et formant des « familles de criminels ». Ce sont presque
des galeries. On croit y « voir » que les assassins mis côte à côte ont une taille
supérieure à la moyenne, une musculature impressionnante, des traits plus gravement
marqués; on croit remarquer que les pieds des prostituées sont déformés, que l'œil
de certains meurtriers est cruel et sanguin, que le maximum de cheveux noirs se
trouvent chez les incendiaires et les voleurs, etc. Et du regard glissant de ces
portraits-robots, on se met à imaginer des « types », on espère des similitudes, on
rassemble et cherche à distinguer des groupes de familiarités. On finit par « voir »,
sur toutes ces lèvres définitivement closes, le cri du temps arrêté et, sur toutes ces
peaux silencieuses, le corps enfoui d'une origine, de notre origine à tous.
Mais si la pathologie du crime est ainsi fondée sur l'involution qui fait du
corps du mal un gisant de l'origine, elle est aussi fondée sur une « intériorité de
pierre» qui va devenir l'âme du criminel. Car si le criminel est bien malade du
temps, d'être toute violence, il est aussi malade d'intimité, malade d'intériorité.
D'une part, en effet, l'environnement, l'extérieur, va fortement déterminer,
sculpter le criminel et, d'autre part, le déchaînement de la violence va nécessairement
appauvrir son intériorité, jusqu'à constituer un corps « sans espace », jusqu'à faire
de lui un « corps sans âme ».
Le premier point obéit à la logique de cette époque; Lombroso l'avait d'ailleurs
longuement démontré dans Azione degli astri e delle meteore sulla mente umana;
on savait qu'avec le crépuscule, il est des lucidités mortelles qui frappent les
lypémaniaques; comme il est des matins chauds qui « saisissent» les biles noires;
on savait qu'avec certaines chaleurs, la sueur se mêle aux agités et qu'éclatent alors
des vertiges et des fugues, qu'un passage de comète peut créer des révoltes et
qu'une hystérique meurt parfois, à moitié nue, sous la neige. Comme si le baromètre
entrait sous les visages, comme si les vibrations ou la densité de l'air, ainsi que la
composition de l'atmosphère, se mêlaient aux passions, comme si la pluie ou le
soleil multipliaient, dans leur excès, les ombres et les peurs. Et Lombroso, après
tant d'autres, de faire un inventaire de toutes ces influences « météoriques », capables
de façonner les corps des criminels et de déterminer certaines conduites répréhen-
sibles à son tour, il constitue une « géographie criminelle ». C'est que deux
intuitions courent maintenant sous ces hypothèses étiologiques. D'abord, il semble
que pour Lombroso, dans la lourdeur immobile que devait être celle des origines
de la vie, l'existence humaine a dû naître non seulement de ruptures et de
craquements d'une violence extrême, mais aussi de pesanteurs inimaginables, sorte
de conflit gigantesque du mouvement et de la minéralisation, où vie et mort
s'entremêlaient encore; et toute action humaine n'a pu, et ne peut encore aujourd'hui
se développer qu'en s'éloignant peu à peu de cet état de confusion mortelle et de
ce magma originaire; les hommes ont dû se protéger pour survivre de cette violence
LA PENSÉE MISE À MAL PAR LE CRIME

« naturelle », en se créant un espace de liberté intérieure, en « reculant en eux-


mêmes » et en apprenant à dominer les conditions de l'environnement. Du même
coup, il n'est pas étonnant de voir Lombroso amené à placer les conduites non
civilisées et hors la loi comme étant surtout déterminées par les forces naturelles
immédiates, les criminels « n'ayant pas eu le temps » de se constituer un espace
intérieur, les criminels n'ayant pas l'âme nécessaire pour une telle autonomie, pour
une telle liberté.
Ensuite, il apparaît à Lombroso que le corps du criminel est forcément plus
massif et plus lourd que la normale, faute d'espace interne et faute de sensibilité.
Car si le criminel est ainsi déterminé, c'est qu'il ne « réagitplus comme il le
faudrait. Le crime, en effet, ne peut être commis que par des individus ignorant
la souffrance, et ne sachant même pas ce qu'est la pitié, incapables d'éprouver de
la douleur comme de la crainte devant le châtiment; ils prennent, tuent, pillent,
sans éprouver d'autre sentiment que l'immédiateté du besoin. Aussi Lombroso
étudie-t-il et met-il en chiffres de multiples expériences concernant l'analgésie du
criminel, l'obtusité de sa sensibilité générale ou « topographique », sa gaucherie
sensorielle, son acuité visuelle, les fragilités de son odorat, de son acoustique, son
innervation vasomotrice défectueuse. De manière générale, on peut constater un
phénomène de « gaucherie » dit « atavique » (le « mancinisme », la « sinistra »), une
anomalie de l'innervation et une lenteur réactionnelle (le mal a fait depuis
longtemps la « peau épaisse »), une certaine tendance à la longévité, voire à
l'invulnérabilité (toute mort de l'autre fait vivre). D'une part, il semble bien que
si la douleur fait ainsi défaut, pendant que les influences extérieures dominent,
c'est que ce qui d'habitude stimule l'attention ou excite l'individu n'atteint plus le
criminel; comme si, chez lui, le stimulus n'arrivait plus au psychisme et le psychisme
ne pouvait plus gérer l'action (on ne peut s'empêcher ici de songer aux névroses
dites « actuelles » de Freud). Et d'autre part, si certains stimuli ne peuvent plus
atteindre le psychisme, on comprend que la réalité de l'autre ne soit plus perçue
et que la pitié ou le sens moral ne touchent pas la vie affective; le criminel avance
sur autrui en le prenant pour objet, et il ne sait pas qui il est, puisque cette
« réalité » ne se trouve pas en lui; en quelque sorte, il a trop de corps, il a trop de
lui-même, il est lourd d'un « moi excessif» et lourd de l'absence d'autrui; il est
sans réaction et insensible, pesant d'absence, il n'est que pierre, il n'est qu'une
intériorité de pierre. Simplement, alors que la sensibilité se pétrifie, ainsi va le
paradoxe lombrosien, la force vitale, elle, qui n'est plus retenue, qui n'est plus
gérée, sans espace ni mots, jaillit dehors telle une éruption, comme en une poussée
folle; c'est un moi sans autrui, c'est un moi « sans âme», sans langage, soudain
excessif, soudain « à vif », c'est aussi un moi « tout dehors ».
Ainsi va le « corps du mal » de Lombroso, malade de temps, malade d'intériorité;
le corps du criminel de faire figure, où le discours se trouble, de cette double
pathologie que les portraits animent, une figure donnant à « voir », en une sorte
LE MAL

de familiarité « tatouée », ce qu'est le crime d'origine et ce qu'est le crime d'absence.


Mais à peine la pensée s'est-elle saisie de cette manière du mal que le mal parut
troubler la pensée. La pensée est mise à mal par le crime.

Les criminologues laissent souvent entendre que la théorie lombrosienne s'est


rapidement écroulée sous le coup des critiques de l'époque, sévères et fréquentes,
ne laissant bientôt dans l'histoire que le souvenir d'une vaine tentative; et seuls
quelques lieutenants fidèles auraient alors effacé les contradictions trop violentes
pour construire enfin les bases d'une véritable criminologie scientifique. Certes, il
est tout à fait exact que des critiques ont réagi immédiatement aux thèses italiennes,
et certaines de manière implacable. Dans l'atmosphère des « scandales scientifiques»
de cette fin de siècle, et dans l'ébullition que connaissait alors l'anthropologie
postdarwinienne, le contraire eût été étonnant. Dès la parution de L'Homme
criminel, dès les premières rencontres internationales, notamment le premier
Congrès de Rome, en 1885, puis lors de l'épisode de la « Commission » qui n'eut
finalement pas lieu, des cris, des ironies mordantes, des rejets de toutes sortes ont
effectivement éclaté dans le monde scientifique, traversant les salles de congrès,
déchirant certaines amitiés, atteignant parfois fidèles et partisans. Néanmoins, il
faut tout de suite ajouter que très rapidement le monde scientifique en son ensemble
intégra les intuitions lombrosiennes, ne réagissant que sur des points précis, réfutant
principalement la méthode utilisée qui était trouvée souvent farfelue par la plupart,
sans pour cela remettre en cause le contenu même des théories de l'école italienne.
S'il y eut de véritables critiques, décisives cette fois, elles ne parurent que beaucoup
plus tard, lorsque les intérêts scientifiques s'étaient portés sur de tout autres secteurs,
et lorsque la théorie lombrosienne ne passionnait plus beaucoup les savants. On
sait aujourd'hui, par exemple, que les réflexions psychiatriques sur la perversion
déséquilibrèrent un morphologisme longtemps excessif; que l'évolution de la
sociologie et que l'étude des milieux sociaux ont secoué tout déterminisme
biologique; que les transformations de la génétique, de l'embryologie et même de
l'anthropologie balayèrent tout espoir en la réversibilité; et il fallut affirmer que
« la coutume ne devient jamais nature », pour réfuter tout retour à la primitivité, etc.
Mais une telle pertinence ne s'imposa que lorsque la place fut désertée, lorsque
déjà les musées anthropologiques rassemblaient travaux et collections, lorsque les
grandes déclarations lombrosiennes s'étaient pelotonnées sous les vitrines et que
des guides montraient aux gens curieux d'étranges collections dont la signification
s'effaçait progressivement. On peut assurer qu'à la veille de la Première Guerre
mondiale, l'espoir lombrosien ne faisait déjà plus partie du monde scientifique, et
que commençait le brutal oubli. Alors il n'y eut même pas de légende heureuse,
courut seulement une triste rumeur.
LA PENSÉE MISE À MAL PAR LE CRIME

En revanche, on peut avancer que, très rapidement, une sorte de malignité


détruisit l'oeuvre lombrosienne, et de l'intérieur, là où justement elle paraissait
pertinente et passionnément « visionnaire ».
On se souvient combien le corps du mal avait peu à peu attiré les scientifiques
« à l'ombre de la folie et de la mesure », puis comment il avait pris statut avec
Lombroso, devenant corps de l'origine et de l'absence.
Mais, très vite, s'enrichirent les collections, s'alourdirent les nuances, s'exas-
pérèrent les cas particuliers, très vite l'ensemble se fit lourd et confus. Lombroso
se sentit obligé de monter alors un échafaudage nosographique tenant compte de
tous ces résultats, de tous les types de criminalité rencontrés, un peu comme s'il
cherchait à son tour à établir un vaste tableau sémantique utilisable en toutes
circonstances. Et il se mit à reconstituer une véritable hiérarchie du corps du
criminel. Il y eut d'abord des criminels par passion qui n'étaient ni des criminels-
nés ni des criminels d'habitude; puis des criminels d'accidents, lors d'une crise
d'alcoolisme ou d'hystérie; des criminels de situation; il y eut aussi des mattoïdes.
Lombroso en vint à décrire des formes criminelles de moins en moins précises,
des corps nécessairement de moins en moins « gravés », de moins en moins frappés
d'involution, jusqu'à tomber dans une sorte de caractérologisation, et jusqu'à ne
plus avoir besoin « épistémologiquement » des intuitions antérieures. Le crime vint
comme « actualiser » un trouble et non plus dessiner une forme où surprendre, où
« voir » un autre « mal », parfois même il se confondit avec le symptôme. Lombroso
se heurta aussi aux violences subites qui ne sont pas nécessairement dues à un
arrêt du développement, les « craqués » en quelque sorte, les failles brutales dans
l'existence, toutes ces émotions intenses et « forces irrésistibles» qui s'achèvent en
crime et trouent soudain le quotidien. Et puis il est des corps qui pleurent et qui
tuent, il est des situations étranges où la solitude s'achève en meurtre, où la mort
se mêle à la passion, où crime et suicide s'entrelacent. Que faire alors de tous ces
meurtres d'un instant, de ces minutes oubliées, de ces gestes « fous », de ces crimes
« infimes » ? L'intuition lombrosienne parut tourner à vide, les hypothèses perdirent
leur efficacité sans même que Lombroso pût enrayer cette usure progressive.
Par ailleurs, Lombroso qui avait, dès le départ, tenu à garder nettement
différenciées criminalité et folie, ne put cacher l'existence dans les asiles de
nombreux « fous moraux » et dut constater que de nombreux aliénés végétaient
dans les prisons. Il remarqua ainsi que, parmi les gens incarcérés, se trouvait une
forte proportion de mélancoliques et de monomanes, de maniaques, de déments et
d'agités, de fous épileptiques et d'alcooliques, auxquels il convenait d'ajouter
imbéciles et idiots, lypémaniaques et pellagreux, peuplant les geôles sombres, ainsi
que les fameux « délires de prisons », ceux-là mêmes que Kraepelin appelait déjà
les « accès pénitentiaires » et que l'incarcération rendait fous. Est-ce à dire qu'il en
venait à confondre maintenant criminels et fous, au risque d'annuler ses hypothèses
antérieures? En fait, il hésitait. G. Tarde le voit bien qui se demande plusieurs
LE MAL

fois ce que pouvaient bien signifier de telles contradictions « Si donc le criminel


est un sauvage, il ne peut pas être un fou, de même que s'il est un fou, il ne peut
pas être un sauvage. Entre ces deux thèses, il faut choisir; ou si l'on fait entre
elles un compromis. il faut savoir qu'on émousse et mutile l'une par l'autre'. »
Mais en fait, ce que Lombroso ne sait pas (et ce que Tarde ne voit pas), c'est que
la folie du criminel n'est pas le véritable enjeu de cette hésitation; étant donné la
nature même des intuitions lombrosiennes, c'est bien le corps du mal qui ne peut
plus se définir, c'est le corps du mal qui épistémologiquement devient fou!
Et en effet, contrairement à ce que prétendent certains criminologues, personne
à cette époque n'était dupe. S'il s'était agi au xixe siècle, et dans la théorie
lombrosienne, du corps au sens médical par exemple, il aurait suffi que l'on trouve
un organe précis, particulier, et l'on aurait, du même coup, préventivement surveillé
et décelé rapidement cette tare chez les suspects et chez les gens « dangereux ».
Lombroso, on l'a vu, savait bien lui-même qu'il n'en était rien et que le corps du
crime ne pouvait se confondre avec le corps de l'aliéné ou du malade. Et pourtant,
chacun demeurait persuadé qu'il devait être possible de repérer, après coup en
quelque sorte, sur le corps des criminels, des traces, des défauts, dénonçant cette
nécessaire involution. Le corps du mal se trouvait là dans un « angle mort » de la
pensée.
Lombroso essaya par deux fois de sortir de cette impasse. D'une part, il
imagina que le corps du crime était tel que si quelqu'un croisait un assassin, alors
même que rien ne pouvait attirer son attention, il pressentait « inconsciemment »
que s'ouvrait à côté de lui le gouffre d'une primitivité ou d'une absence! Mais il
ne pouvait définir la nature de cet « inconscient », ni expliquer le fonctionnement
d'un tel phénomène. D'autre part, il accepta brusquement de faire de l'épilepsie
« le substratum physique de toute criminalité comme de toute folie morale ». Et
dès la seconde édition de L'Homme criminel, il expliqua que la criminalité était
une conséquence de l'épilepsie, une « force irrésistible » qui roule sur le sol, qui
écume, s'absente et heurte autrui; il déclara que le criminel Misdea était bien
épileptique et que c'était par folie qu'il s'était enfermé dans une cabane et avait
tiré sur tous ses camarades. Mais un tel rapprochement du crime et de l'épilepsie,
après un moment d'enthousiasme, ne fit bientôt qu'obscurcir les intuitions premières,
sans donner pour autant de réalité décisive au corps du mal; il fut d'ailleurs sur
ce point aisément repoussé par les aliénistes de l'époque. Et Lombroso ne
comprendra pas qu'à s'approcher du mal pour le formuler, c'est la formulation
même qui déjà perdait raison.
La malignité du crime ne s'installa pas seulement dans l'idée de corps. Les
deux intuitions fondamentales du travail lombrosien, tout en restant, à un certain
niveau, parfaitement pertinentes, se trouvèrent bientôt en discordance avec les

1. Tarde (G.), La Criminalité comparée, Paris, Alcan, 1886, p. 37.


LA PENSÉE MISE À MAL PAR LE CRIME

concepts qu'elles utilisaient et qui progressivement se modifiaient. À commencer


par la pathologie du temps chez le criminel. On le saisit peut-être mal de nos
jours, tant le contexte de l'évolutionnisme spencérien et de la dégénérescence
morélienne fut recouvert puis effacé. Mais que l'histoire fasse brusquement irruption
dans l'actuel, ou qu'un souvenir reste endormi chez un sujet fort longtemps avant
de redevenir actif, c'est un phénomène que l'on connaissait bien dans les milieux
de l'hypnose, du magnétisme ou de la suggestion, mais aussi chez les psychophy-
siciens, les anthropologues, les médecins et juristes. Et des gens comme Beaunis,
comme Tarde expliquaient même que cette « évidence » justifiait les hypothèses
lombrosiennes; si dans l'hypnose, le cerveau s'approprie en effet les idées suggérées
« jusqu'à en faire sa substance », sans doute est-il nécessaire de tenir compte de ce
qui s'est passé en chacun dès la toute première enfance, et sans doute faut-il aussi
considérer que la vie ancestrale est bien imprimée chez certains sujets! Quelques
psychiatres avançaient aussi que dans les perversions, et notamment le fétichisme,
il existe souvent, à la base des troubles, une « première scène » ayant eu lieu au
cours de la jeunesse, traumatisante et de nature sexuelle, et que le sujet malade
recherche ensuite les objets de cette scène pour libérer des émois restés bloqués
depuis; une telle hypothèse est d'ailleurs reprise par Lombroso pour conforter ses
idées Si bien que tout le monde se retrouve à peu près d'accord, même si l'on
pense ici ou là que certains détails de la théorie italienne ne sont pas tous justifiés,
pour affirmer que le criminel, parce qu'il est involué, agit, dessine, parle, se tatoue,
se montre cruel et sans pitié, comme devaient le faire nos propres ancêtres.
Pourtant, là, quelque chose se déchire peut-on vraiment affirmer que ces criminels
d'aujourd'hui sont exactement comme ces ancêtres, qu'ils sont identiques aux
primitifs et aux sauvages? Sur ce point précis, rapidement l'intuition visionnaire
se brouille et, alors que l'on continue « d'y croire », l'idée d'irruption du passé dans
l'actuel, elle, se modifie, la nature de ce qui fait « retour» insensiblement se
transforme. Nombre d'anthropologues, par exemple, commencent à penser que nos
ancêtres ne pouvaient vraiment pas ressembler aux monstres criminels d'aujourd'hui!
Des psychologues, des philosophes se mettent à parler de « régression d'une partie
du moi» et non plus du retour de l'origine, tout en hésitant bien sûr sur la nature
de cette partie régressive qu'ils nomment animale, primitive, subliminale, subcor-
ticale, inconsciente. Enfin, s'il se trouve des psychologues, comme Ribot, qui font
encore de la mémoire la reproduction ou la reconnaissance de souvenirs « déposés»
dont la trace reste recouverte, certains comme Tarde la définissent déjà comme
étant une « combinatoire » d'idées et d'images devenue « inconsciente et continue » 2.
Et l'on sait que Freud, après avoir précisé qu'il se situait dans le domaine

1. C'est dans la Revue philosophique d'août 1887 que Binet cite certains cas de fétichisme, et
Lombroso les intègre en son second volume de L'Homme criminel.
2. Tarde (G.), «Catégories logiques et institutions sociales", in Revue philosophique, 1889, n° 8,
p. 113-136.
LE MAL

« psychologique », formulait en 1895 la théorie de « l'après-coup ». Alors, les monstres


de Lombroso, comme écartés de l'intuition qu'ils pouvaient de moins en moins
illustrer de manière significative, se figèrent dans l'histoire des sciences humaines
figures excessives et archaïques, images illusoires et rapidement ridicules, momies
inutiles faisant seulement mémoire de ce qui devint pour les savants un ancien
« mal » scientifique. La pensée n'avait pu formuler l'horreur du crime qu'en
imaginant des retours de l'origine, mais l'impensable du mal ne garda de cette
« vérité » d'un moment que les « grotesques » muets d'une telle tentative.
Quant à la pathologie de l'intériorité, un moment éclairante, elle aussi se
trouva écartelée entre une impression qui persistait et qu'elle avait su illustrer, et
des concepts qui se modifiaient. Que le corps du criminel, par exemple, soit plus
lourd que la normale, qu'il soit insensible et incapable de contenir une intériorité,
qu'il donne même à voir une absence d'intimité et de moralité, on l'admet
globalement tout au long du xixe siècle, et ce, même s'il est des disputes sur les
courbes statistiques des poids des condamnés, et notamment des pendus, ou sur la
valeur à accorder aux images que l'on exposait aux criminels pour mesurer le
temps et la densité de leurs réactions! Mais là où la certitude soudain vacille, c'est
que le corps tatoué, le corps insensible, ou encore la cruauté d'un regard « vide »,
ne semblent plus appartenir à la seule matérialité d'un corps trop plein et sans
autrui. En effet, au fil des récits que l'on répand alors sur les origines de la vie
humaine, la notion de structure mentale évolue considérablement. Avec les analyses
des nouveaux naturalistes comme Weissmann, on commence à douter de la
transmission des caractères acquis; ailleurs on critique « l'adaptation fonctionnelle »
de Spencer, on déclare qu'il ne suffit plus pour expliquer la structure mentale
d'analyser l'agencement de données réelles mais qu'il faut étudier le fonctionnement
constitutif de la conscience faisant intériorité. C'est que l'on ne confond plus la
conscience dite « radicale » avec une sorte d'intériorité, dont on racontait depuis
longtemps qu'elle était à la fois un enregistrement d'expériences et la « réalité
d'une distanciation »; on préfère penser que le travail cérébral transforme les
réalités reçues en diverses intensités de conscience et qu'il s'agit d'étudier la matière
devenant conscience et l'expérience « faisant conscience » l. Si l'on continue, certes,
de définir la criminalité comme étant une absence d'intériorité, la signification
même de cette intériorité se modifiant sans cesse, il ne reste plus de cette hypothèse
qu'une accumulation d'illustrations étrangement naïves. Enfin, le rapport qu'entre-
tenaient ces « sciences de l'aveu » avec le statut de l'image se trouve lui aussi
entraîné vers une certaine discordance. C'est qu'avec la lanterne magique et la
technique photographique du moment, on avait pris l'habitude de rassembler des
objets, « par correspondance », et on laissait glisser le regard d'infimes différences

1. Voir, par exemple, Fouillée (A), « Les origines de notre structure intellectuelle et cérébrale », in
Revue philosophique, 1891, n° 12, p. 571-602.
LA PENSÉE MISE À MAL PAR LE CRIME

en infimes différences jusqu'à saisir au fond de soi-même la certitude d'une réalité


fondamentale, jusqu'à « voir » leur familiarité. Puis cette animation changea de
nature, notamment avec la projection cinématographique; on s'intéressa à ce qui
de soi se projetait dehors, laissant, pourrait-on dire, la place au théâtre intérieur!
Les statistiques lombrosiennes furent alors rapidement désertées, on ne « savait »
plus voir sur les corps ce qui pouvait s'en absenter, et ne restèrent de cette intuition
que des collections vides de sens.

Le crime ayant rencontré le corps, le corps du crime devint mémorial de nos


origines et image de notre absence. Il y eut un moment de pertinence, il y eut
comme une « vision» heureuse de la pensée. Puis les mots furent blessés, déformés,
éloignés, oubliés. Et d'un siècle qui voulut scientifiquement faire du crime un
objet, qui sut trouver des corps figurant ce que chacun éprouve dans l'expérience
du mal, ne s'étend plus aujourd'hui, comme une ombre sur des évidences mortes,
que le souvenir tragique d'une pensée mise à mal.

JEAN-MICHEL LABADIE
Jenny Renaud

LA MAUVAISE GRAINE

J'ai connu Monique à Henri-Colin. J'allais la voir pour l'en faire sortir.
Présentée par les responsables du service comme « un cas lourd mais attachant »,
enfant abandonnée puis adoptée, rejetée ensuite par sa famille adoptive, ayant
traversé depuis l'âge de onze ans une dizaine de services psychiatriques, cinq ou
six foyers éducatifs, Fleury-Mérogis quelques mois à quinze ans, elle avait fini par
se retrouver à dix-sept ans et demi, sans que personne comprenne bien comment,
chez les plus fous des fous, les plus dangereux des dangereux.
Qu'est-ce que Monique menaçait? Qu'y avait-il qui la menaçait? De ce danger
mieux valait ne pas trop parler. Notre service a résumé le cas de Monique comme
celui d'une jeune fille ayant « une grande demande d'amour insatisfaite ». N'avait-
elle pas dit dès son premier entretien avec le responsable de la consultation
« Comment voulez-vous que je ne fasse pas de bêtises, personne ne m'aime ? » Et
puisque je passais pour la plus « maternelle » des éducatrices, on a pensé que j'allais
devenir celle qui l'aimerait le mieux et l'empêcherait de faire de « nouvelles
bêtises ».
À quelles bêtises pensait-on? À celles patiemment répertoriées dans l'ordon-
nance d'assistance éducative du Juge vol, agression, prison, vols.
vol dans sa famille, agression dans sa famille,
vol dans l'hôpital psychiatrique, agression à l'hôpital,
vol dans le foyer, agression dans le foyer.
Dans la rue? Jamais! Ou bien ne s'était-elle jamais fait prendre?
De toute façon, comme dans notre service on est psychologue, les actes, les
délits des jeunes, ne présentent pas d'intérêt par eux-mêmes, ce ne sont que des
« symptômes ». Le délit-symptôme a conquis ses lettres de noblesse au ministère de
la Justice.
Nous travaillons ainsi avec quelques schémas que j'ai, bon an mal an, repris
à mon compte en entrant dans ce service, peut-être avec quelques réserves. Voici,
brièvement résumé, notre petit guide éducatif
1. Les délits de « nos » jeunes sont des symptômes. Symptômes de quoi? Misère
LE MAL

sociale, structure familiale perturbée, absence d'image d'identification, de loi, voire


absence du complexe d'Œdipe, absence d'« idéal du moi », absence d'image du
corps propre.
2. Ces symptômes seront répétés tant que la bonne relation d'amour et
d'identification à l'éducateur ne se sera pas instaurée.
3. Dès l'arrivée des jeunes, nous devons noter ce qui se répète dans leurs
actes, comme les « erreurs » de la famille et des équipes qui nous ont précédés.
De leurs vols, de leurs tatouages provocants, de leur corps qu'ils abîment
devant nous, des objets apportés, oubliés, échangés, déposés, de leurs agressions
physiques contre nous une fois par semaine, on ne parlera plus, c'est compris.
De qui m'ont parlé les psychiatres des hôpitaux? D'une caractérielle difficile.
à situer; peut-être quelques crises d'épilepsie, mais pas évidentes, des conduites
d'échec, agressivité et culpabilité, ce couple trop connu. Je voulais des faits je
suis allée voir les infirmières. Monique les cognait, elle était méchante, foncièrement
méchante, méchante et sale; elle cognait sans raison, les gens faibles souvent,
d'autres « folles »; elle leur piquait leurs affaires, mais elle ne gardait rien; elle
donnait tout à d'autres, on ne savait pas, des étrangères. C'est ainsi qu'elle s'est
retrouvée à Henri-Colin, sur une plainte collective du personnel soignant.
Des faits, je veux encore des faits. Je rencontre les parents. Ils l'ont adoptée
après quinze ans de mariage stérile, ils ont choisi la plus belle à l'Assistance, ils
lui ont tout donné « On lui a même changé son prénom! » mais elle est
devenue méchante, méchante et sale. Elle volait pour donner à n'importe qui, elle
tapait tout le monde, même eux. Ils n'avaient plus confiance dans l'Assistance
publique, ni dans les hôpitaux. Pourtant la mère était infirmière; eh bien! personne
ne la croyait, les hôpitaux lui renvoyaient toujours Monique en lui disant de faire
un effort. Ils l'avaient fait scolariser à la Salpêtrière à onze ans, on la leur avait
renvoyée. Ils avaient demandé au Juge une assistance éducative, un foyer, tous les
foyers la leur renvoyaient. Elle avait une tare, quelque chose dans le corps qu'on
leur avait caché, le Mal, le Vice « Comment appeler ça?» disait la mère, Monique
les tuerait. Elle avait d'ailleurs déjà lancé un couteau qui avait atteint le père au
cou; le père, témoin silencieux, par suite d'un cancer du larynx, témoin vivant du
danger, à demi mort. La mère avait peur pour lui que Monique ne vienne l'attaquer
un jour où il serait seul, car il ne pouvait pas crier.
D'un côté, les infirmières, les parents qui disaient « Il y a quelque part un
danger le vice, le meurtre, son corps peut-être, une maladie. » De l'autre, les
psychiatres et les psychologues, qui, après avoir vainement tenté d'établir un
diagnostic, en appelaient au Juge, aux éducateurs, presque me .lestes: « Après tout,
elle n'est peut-être pas folle, puisqu'elle ne l'est pas devenue à l'hôpital », « repartons
du bon sens commun », « elle a besoin d'amour comme tout le monde », « on a
peut-être oublié de l'éduquer, tout simplement, un peu d'autonomie serait mieux
que l'hôpital ou la prison », « un peu de règles, ça sera mieux que le régime de
LA MAUVAISE GRAINE

faveur qu'elle a fini par obtenir dans de nombreux hôpitaux ». « Plongez-la dans la
réalité », avait fini par dire le directeur d'Henri-Colin, « la société, c'est quand
même la meilleure épreuve. » C'est ainsi qu'il me congédia, appelant quelqu'un
pour me faire ouvrir la porte blindée de son service.
Au début du printemps, Monique est sortie à mon bras, encore un peu droguée
de calmants, mais me guidant dans l'hôpital de Villejuif qu'elle connaissait par
cœur. Elle disait au revoir à tout le monde, pas adieu. Déjà entre nous ce rapport
où je ne savais jamais qui guidait l'autre. Monique, grande, forte, complètement
appuyée sur moi, ne marchant jamais très droit, le regard vide, et moi, petite
femme décidée qui me laissais conduire par elle dans ces lieux où je me sentais
mal et me perdais en cherchant la sortie.
Je conduisis ensuite Monique à un foyer du Val-d'Oise, réputé pour l'autonomie
des jeunes filles qui y vivaient, pour l'ambiance chaleureuse ce qu'on fait de
mieux à l'Éducation surveillée.
Je me perdais encore pour y aller, Monique s'énervait, se sentait mal. En
arrivant au foyer, très pâle, elle me dit qu'elle aurait aimé travailler dans un hôpital
et y avoir sa chambre.
Tout de suite je donnai beaucoup de choses à Monique (elle ne possédait plus
rien, avait tout perdu à l'hôpital) des habits, un bracelet, et très vite elle me fit
aussi des cadeaux un sac sans lanières, volé sans doute, et une robe trop petite
pour elle. Je n'y faisais pas très attention; j'agençais sa vie « Demain, tu cherches
du travail. » Je la prenais en main. Autour de moi on disait « C'est fou ce que ta
présence la rassure. » Ma présence physique? Mes plans? Mon énergie? Ou mon
obstination à ne pas voir ce qu'elle me rappelait souvent après chaque échec dans
un foyer ou au travail, elle disait « On a toujours besoin d'une mère », et elle
pleurait. « Je suis folle », et elle pleurait. Non, tu n'es pas folle, tu n'es pas folle,
tu n'es pas folle. Et je lui trouvai un foyer, du travail, une chambre individuelle
avec une aide exceptionnelle de la D.A.S.S., car Monique n'avait toujours rien. De
chaque foyer elle partait en laissant ses affaires, me jurant qu'elle n'y remettrait
plus les pieds. De chaque travail elle partait en laissant le salaire des quelques
heures passées. Il a fallu aménager la chambre; de nouveaux objets à donner un
camping-gaz, un lit, un dessus-de-lit, un réveil jusqu'à sa mère qui lui a fourni
les draps (premier cadeau depuis dix ans).
Car la mère aussi, peu à peu, avait repris espoir. Elle avait l'air de se laisser
convaincre par mes paroles « Je vous assure, Monique y arrivera, c'est une question
de temps, ne la rejetez pas, elle commence à accepter certaines règles de vie, peu
à peu elle se mettra au travail. » Souvent, elle répétait d'un ton moins convaincu
« Mais il faudra quand même trouver quelle tare elle a, la soigner. » Elle me
téléphonait tous les huit jours, alors qu'elle avait déclaré la première fois ne plus
vouloir rencontrer ni Monique ni moi.
À certains moments, Monique disparaissait. Les éducateurs des foyers la
LE MAL

soupçonnaient d'avoir une double vie prostitution ? vol ? Elle ne se faisait jamais
prendre. Elle revenait à la consultation ou à son foyer au bout de quelques jours,
sale, épuisée, triste. Elle cherchait un coin pour dormir. Le sommeil de Monique!
Elle s'endormait partout un jour, je l'ai rencontrée allongée sur un banc du métro;
elle m'a fait peur, un peu clocharde; je savais déjà qu'elle avait le réveil mauvais.
Quelques jours auparavant, une éducatrice qui la réveillait pour le petit déjeuner
s'était retrouvée par terre, violemment frappée. De toute façon, elle-même m'avait
prévenue « Ne me réveille jamais! » C'était cela, ce rapport protecteur, qui devenait
de plus en plus pesant et inquiétant pour moi. Elle me protégeait tout le temps
de tout, même d'elle-même. « Au réveil, je cogne. Si on me refuse quelque chose,
je cogne. Si on est injuste, je cogne. Heureusement, toi, tu es généreuse, juste, et
tu ne me réveilles pas. » Un jour où on ne m'avait pas rendu correctement la
monnaie dans le métro, Monique, qui m'accompagnait, voulut casser la figure de
l'employée; elle était furieuse contre moi, que je me sois fait avoir.
Deux mois passent. Mon enthousiasme tombe un peu. La tentative de vie
autonome dans une chambre individuelle en laquelle j'ai mis beaucoup d'espoir
tire à sa fin. Monique n'a pas gagné un sou. Elle vit avec sept ou huit copains
dans la pièce, il y a du bruit, de la cogne, les voisins se plaignent.
Monique ne m'écoute plus quand je la conseille; elle écrit « je vous emmerde»
sur de petits bouts de papier. Je prends les papiers, je les plie et je les emporte.
D'ailleurs, lorsqu'elle vient me voir, ce qui se fait plus rare, ce n'est plus pour
que je prenne en main « sa vie » trouver du travail ou une chambre mais pour
que je m'occupe de son corps souffrant, ou pour m'apporter des objets volés qu'elle
dépose quelque temps au service ou me donne. Je n'arrive pas à les refuser, sentant
cependant que la complicité n'a pas de fin, que toute « règle » disparaît et que
l'angoisse monte.
Et s'occuper de son corps c'était encore plus dur que de sa « vie ». J'éludais
au début, mais Monique me le ramenait tout le temps. « Si je ne trouve pas de
travail, c'est que je suis tatouée. Des marques sur les avant-bras, ça ne se cache
pas. Personne ne veut d'une vendeuse comme moi. Sur les jambes j'ai une énorme
cicatrice, je ne peux pas me mettre en mini, et, en pantalon, je présente mal.»
Cette cicatrice avait remplacé le tatouage qu'elle avait fait disparaître pour faire
plaisir à sa mère adoptive. Je ne regardais pas ses bras, envahis de furoncles qu'elle
ne soignait pas et qui s'infectaient. Et puis il y avait le stérilet. On le lui avait
posé à quinze ans, à l'hôpital psychiatrique, condition exigée pour l'autoriser à
sortir. Pour elle, c'était l'intrus qu'elle voulait se faire enlever, convaincue que
c'était lui qui causait ses infections gynécologiques et le mauvais état général dont
elle souffrait. Avec un peu moins de conviction, je reprenais les choses en main
un bon gynécologue, un ami généraliste, des rendez-vous. Monique les loupait
tous. On commençait à s'engueuler; je la poussais de toutes mes forces à se soigner
et elle réagissait de toutes ses forces, ne s'adressant bientôt plus à moi qu'en criant.
LA MAUVAISE GRAINE

Ou bien elle pleurait. On commença à parler, avec les psychiatres du service, de


« régression ». Mais le service supportait mal Monique, les éducateurs comme les
jeunes.
Ce service accueillant, dernier recours des grands « assistés » de la justice, si
tolérant à la régression, en avait un peu assez de cette grande fille sale, envahissante
et triste. Ça lui allait mal de faire le bébé un bébé sans grâce, surtout.
Monique, la mauvaise, a trop de mal en elle pour pouvoir nous offrir une
« bonnerégression! Le stérilet revient maintenant quotidiennement sur le tapis,
en même temps elle manque tous les rendez-vous chez le gynécologue. Pourtant,
elle me dit, à la même époque, que si on ne le lui enlève pas, elle se l'arrachera.
Elle voudrait avoir un enfant « Il n'y a que pour lui que je pourrais être bonne,
et si je n'ai pas d'argent, je me prostituerai pour lui.
Et le père ? » ai-je sans doute rajouté, car je ne comprenais jamais très bien
ce que Monique me racontait de ses rapports avec les garçons. Elle me parle des
coups qu'elle reçoit, du type qu'elle aime et qui la fait pleurer. Ce n'est pas
toujours le même homme, mais il lui arrive toujours les mêmes choses à chaque
fois. Les hommes volent des habits pour elle, des bijoux et des sacs, mais le drame
surgit bientôt.
En juillet, pendant mes vacances, elle est arrivée au service les veines abîmées.
Elle a dit avoir fait une tentative de suicide pour son type. Peu après, le type
disparaissait, elle me parla bientôt d'un autre. C'était presque toujours des manouches
et elle s'était fait percer une oreille pour porter la boucle, comme la plupart d'entre
eux.

À la Foire du Trône où j'allai avec elle, Monique connaissait tout le monde;


les hommes passaient, la saluaient, lui disant des choses plus ou moins agréables
« Salut, vieux serpent. » Monique rayonne à côté de moi, me présente, me protège,
dans cet autre monde d'où je ne suis pas. Après l'hôpital, c'est le deuxième espace
où je l'ai vu intégrée et elle m'apparaît de plus en plus comme venue d'ailleurs
son corps clownesque, sa manière de se farder, ses habits qui changent tous les
jours, ses pleurs noirs de Rimmel, ses objets qu'elle m'apporte, son rire trop fort.
Face à elle, je redécouvre une peur enfantine du déguisement. Ça y est, je
commence à ne plus pouvoir bouger; j'ai perdu mon intarissable pouvoir de
décision; je répète à Monique les mêmes phrases qu'il y a un an et qui sont de
plus en plus stéréotypées, vides, mortes. L'impatience gagne du terrain.
Un jour d'août elle arrive en catastrophe elle a de la peine, elle a mal au
ventre, cette fois ça y est, c'est la sérieuse infection gynécologique. Je vais la
chercher un matin pour la conduire à la Salpêtrière.
« Elle a une infection, dit l'interne, mais qui n'est pas due au stérilet. Elle
doit être hospitalisée. »
Monique refuse « Enlevez-moi le stérilet! » L'interne n'est pas d'accord. Il
veut qu'elle se fasse d'abord soigner et soit ensuite informée des méthodes
LE MAL

contraceptives, pour qu'elle en choisisse une. Il me demande mon avis. Je dis mon
accord avec lui. En sortant, Monique crie dans l'hôpital, elle dit qu'elle va me
cogner, et aussi « De quoi tu te mêles, c'est mon cul!» Je lui dis que j'en ai un
aussi et que le sien me regarde donc un peu, que je ne suis pas forcément très
différente, c'est pourquoi je me permets de donner mon avis, et j'ajoute qu'elle a
dix-huit ans depuis quinze jours et qu'elle peut se faire enlever son stérilet quand
elle veut, et que ce qui est important c'est qu'elle utilise un autre moyen contraceptif.
Sa colère était tombée net à la phrase « Mais si, il me regarde, ton cul!» On finit
la matinée dans un café. Monique est très détendue et met au juke-box une dizaine
de succès parmi les plus sentimentaux de l'été. On ne reparlera plus du stérilet.
De tout cela, je ne conclus rien. J'ai bien l'impression d'avoir marqué un point
ce jour-là, mais lequel? Un point sur quoi? Avoir été plus forte dans le corps à
corps qu'elle m'impose?
Le stérilet n'était-il pas aussi, encore pour elle, la meurtrissure d'autrefois?
Un tatouage? ou le prix à payer pour sa remise en liberté? N'était-il pas la
négation de son propre corps et de son propre enfant? Comme elle-même était
sans doute née, pouvait-on toutes deux l'imaginer, de l'effraction du corps de sa
mère. Négation de son enfant « pour qui elle se prostituerait », comme elle avait
survécu, pouvions-nous encore penser, de la prostitution maternelle. Voici la
magistrale fusion réalisée par l'hôpital psychiatrique entre le fantasme social
l'intrus-colonial-contraceptif et sa propre histoire intruse dans le ventre de sa
mère, née déjà délit! J'avais accepté de répondre et peut-être ai-je dit « Même s'il
y a du mauvais chez toi, on va le garder.»
Voilà que ça revient; Monique qui avait l'air si raisonnable ne veut plus quitter
sa chambre, la propriétaire veut appeler la police. La porte à laquelle je tape depuis
trois jours est fermée, pas le moindre bruit à l'intérieur. On est le 4 septembre,
elle devait quitter la chambre le 30 août. Je coince un petit bout de papier dans
la porte pour voir si elle s'est ouverte entre deux passages. Non! Je commence à
craindre que Monique ne se soit suicidée. Encore deux, trois heures d'attente et
je vais chercher les pompiers pour qu'ils ouvrent. Mais les pompiers ne peuvent le
faire sans l'autorisation de la police. Police plus pompiers, on est seize dans l'escalier
de Monique. À ce moment je l'imagine de l'autre côté, ne supportant pas l'intrusion
dont je vais être responsable, s'enfuyant par la fenêtre, risquant la chute mortelle.
Les pompiers, très fort, parlaient des avantages respectifs de l'opération bouchon
sur la porte et de l'entrée par la fenêtre en passant par les toits. Ils choisissent
enfin la porte. Un pompier entre « Tout est normal.» Des objets, des habits
jonchent le sol. Tout est sale, terriblement sale. Monique est partie avec les clefs.
Elle nous a bien eus! J'essaie de sauver certains objets des mains de la police qui
fouille tout, prend un paquet de lettres et me demande pourquoi il y a une veste
d'homme alors que nous sommes dans la chambre d'une jeune fille. Ils constatent.
Je reste quinze jours sans nouvelles de Monique. Sa mère me téléphone une
LA MAUVAISE GRAINE

première fois pour me dire qu'elle vient chez elle quand il n'y a personne et vole.
Une deuxième fois pour me dire qu'elle lui a pris son carnet de chèques. Monique
ne réapparaît que pour que je lui trouve où dormir, où manger. Elle a très mauvaise
mine. Depuis l'épisode du stérilet et la « bonne blague » des pompiers, j'ai appris
à refuser. Je déclare « Débrouille-toi pendant une semaine, je ne peux pas te
trouver un lit quand tu veux où tu veux. » Monique fait du chantage auquel je
réponds « J'en ai marre de ta tyrannie.»
Dans ce dernier foyer, trouvé quelques jours après, elle n'ira que pour dormir
et manger, n'ouvrant jamais la bouche. Elle me fait visiter sa chambre, me donne
encore une jupe, trop petite pour elle et qui va l'être pour moi je lui annonce
que je suis enceinte. Nous nous quittons au métro comme d'habitude, Monique
me raccompagne toujours.
Plus de nouvelles, pas un signe. Je téléphone au foyer, elle ne répond pas. Je
demande le directeur « Monique n'est pas intégrée, vous lui faites plus de mal
que de bien, en lui trouvant éternellement des lieux de repli.» Je vais voir le Juge
qui me dit la même chose « Mais laissez-la vivre, d'ailleurs elle a plus de dix-huit
ans, elle est majeure, la mesure va être levée.Je téléphone à la mère qui
m'informe que Monique est passée une fois dans le mois, inquiète de ce que je ne
m'intéresserais plus à elle depuis qu'elle est majeure; la mère aussi semble craindre
que je la laisse tomber. Encore une fois deux discours, celui du Juge, du directeur
de foyer, du bon sens « Laissez-la se plonger dans la société », celui de la mère,
plus proche du mien « Soignez-la!» Face au Juge, je ne cède pas; je demande
qu'un soutien éducatif se poursuive. Je tiens à trouver encore des lieux pour
Monique comme je crois qu'elle me le demande. Le Juge accepte.
Mais elle quitte ce dernier foyer sans me prévenir. Personne ne sait où elle
est, ni la mère, ni le Juge, ni moi.
Les mois passent. Reverrai-je Monique avant mon congé de maternité, avant
la levée de la mesure éducative? En même temps j'éprouve un soulagement. J'ai
moins de travail; parmi les 15 jeunes que j'« éduque », je découvre que Monique
avait pris, et de loin, la première place. « Tu te laisses aller en ce moment », dit
le chef de service.
Fin novembre, coup de téléphone de Monique. Voix sinistre.
« Faut que je te voie tout de suite.
D'accord, viens au service ou dans le quartier.
Non, viens, toi, à Charenton, au métro Liberté, le café du coin.
Non, j'ai trop de travail pour aller si loin.
Si, viens, je me sens très mal.
Bon, je serai là dans une heure.»
En quittant la consultation, je plaisante avec un éducateur « Si je ne suis pas
revenue en fin d'après-midi, viens me chercher au métro Liberté.»
J'aperçois Monique la première, derrière les rideaux du café, soignée aujour-
LE MAL

d'hui, très maquillée, jolie gitane. Je pense « Ouf! Elle n'a pas l'air d'aller si
mal! » Mais tout de suite, en me voyant, elle s'effondre en larmes.
Cette fois-ci je ne comprends vraiment rien de ce qu'elle me raconte. Elle me
parle d'une bande de types qui lui font du chantage, la tapent, l'obligent à voler.
A ses pieds, une machine à écrire qu'elle a été chercher chez sa mère ce matin.
Je pense qu'elle la lui a sans doute volée, mais n'en dis rien. D'ailleurs, j'ai
énormément de mal à parler. Monique veut voir son Juge ou le psychiatre de la
consultation. Enfin, j'ai quelque chose à faire aller à la cabine, revenir, demander
des jetons. Je m'en remets au Juge, au psychiatre. Mais le Juge est absent et le
psychiatre ne pourra pas la recevoir avant 17 heures. « C'est trop tard », dit Monique,
et elle pleure.
Puis viennent les reproches. « Tu n'as jamais rien fait pour moi, tu ne donnes
rien sans rien, tu ne donnes rien de toi.» Je me « défends» sans conviction. Je ne
vais tout de même pas lui parler du couvre-lit ou du bracelet! Monique est de plus
en plus en colère
« Donne-moi 1 000 francs.
-Non! Tu sais bien que je t'ai donné pas mal de fric et que ça n'a pas servi
à grand-chose, tu viens de le dire.
Je veux 1 000 francs! Si je fais une connerie, ça sera de ta faute.
-Non!
Je voudrais aller en prison. Si j'avais un pistolet, je tuerais quelqu'un pour
être arrêtée. » (Elle repleure.)
Elle se met à me parler de son désir de retrouver sa vraie mère. Là je réponds
que c'est possible et que je peux l'aider. Silence.
« Je veux 1 000 francs!
Non! Monique, je m'en vais.»
Mais je suis collée à ma chaise. Enfin, je me lève. Monique aussi. Elle crie
« Tu me les donneras ces 1 000 francs. Tu vas m'obliger à te casser la figure. »
Je descends l'escalier du métro, Monique me suit, j'ai l'air calme. Devant la
poinçonneuse magnétique, je lui dis au revoir, comme à l'habitude, comme si rien
ne se passait. Monique m'attrape le bras, me secoue, comme pour me réveiller.
Puis plus fort. Je lui dis « Arrête, c'est con!» Alors elle hurle « Tu vas voir si je
ne suis pas Monique la salope, je vais cogner une femme enceinte!» Et elle me
tape. Je pense qu'il faut régler ça entre nous, ne pas crier surtout. Alors je me
défends et je tape aussi. On se retrouve par terre toutes les deux, ridicules. Un
monsieur qui passait nous sermonne « Si c'est pas malheureux de voir ça! Deux
bonnes femmes qui se disputent pour un bonhomme!» On se relève. Monique a
l'air d'avoir retrouvé un certain calme. Je souris presque et, pour la troisième fois,
je lui dis au revoir. Un instant d'hésitation; elle m'attrape par la tunique, me colle
contre le mur, me serre le cou, j'ai peur, je crois que je le montre, je ne me bats
plus. Elle arrache mon sac et part en courant. Je ne crie pas « au voleur ».
LA MAUVAISE GRAINE

L'employée à qui je donne des explications confuses et coupables me laisse


passer sans ticket. Je n'ai plus rien dans les mains. C'est drôle d'être sans sac, en
tunique sans poche, dans un métro. Je ne rentre pas au service. Je téléphone. « II
faut faire une réunion tout de suite, disent les responsables, avec le psychologue
et le psychiatre. » J'ai du mal à suivre la réunion, je raconte, on interprète; je ne
me souviens plus de ce qu'ils ont dit, sauf à la fin il faut que la relation continue.
Là, je dis « Mais maintenant, j'ai peur.»« Bien sûr, c'est normal, dit la psychologue,
mais il faut que la relation continue, Monique doit se sentir si coupable. M Je
pensais en moi-même « Coupable, vous me faites rire, vous ne la connaissez pas.
C'était un guet-apens, elle en a l'habitude, vous ne voulez pas voir la réalité, moi
je sais maintenant, elle est méchante, foncièrement méchante. » Je m'arrête, surprise
d'avoir déjà entendu cela quelque part.
J'ai tenu la promesse faite au directeur d'Henri-Colin, aux responsables du
service, au directeur de Fleury, aux parents adoptifs. Je ne leur ai pas renvoyé
Monique. Mais, comme en échange, les paroles de la mère, celles des infirmières
m'ont collé à la peau pendant plusieurs jours « Elle a quelque chose en elle,
Monique-la-Salope », et j'ai eu très peur pour moi, pour mes enfants.
Une semaine plus tard, j'ai récupéré mon sac, retrouvé dans un caniveau, au
commissariat de Charenton; tout y était, les clefs, mes papiers, sauf cent francs,
mon Rimmel et des médicaments. Monique a téléphoné deux fois au service pour
demander de mes nouvelles. Je n'étais pas là, on lui a répondu que j'allais bien et
que j'avais porté plainte pour vol. On lui a demandé de venir pour essayer de
régler l'affaire. Monique a répondu qu'elle ne pouvait pas. Depuis, rien. Nous
sommes à nouveau au printemps.

Le sac sans lanières donné par Monique le premier jour est resté dans le
placard, recel inécoulable.
C'était il y a quinze ans.

JENNY RENAUD
François Gantheret

HABEMUS PAPAM!

« Je suis prêt de croire qu'il faudrait considérer les


perversions dont le négatif est l'hystérie comme les
traces d'un culte sexuel primitif qui fut peut-être même,
dans l'Orient sémitique, une religion (MolockAstarté).

Les actes sexuels pervers sont d'ailleurs toujours les


mêmes, ils comportent une signification et sont calqués
sur un modèle qu'il est possible de retrouver.
Je rêve ainsi d'une religion du Diable extrêmement
primitive dont les rites s'exercent en secret et je
comprends maintenant la thérapeutique rigoureuse
qu'appliquaient les juges aux sorcièresl.»

Freud rêve d'une religion du Diable. L'un de ces rites secrets est décrit dans
la même lettre. Il a été « caviardé » par Anna Freud, Marie Bonaparte et Ernest
Kris 2. On le trouvera parmi ceux des fragments inédits de la correspondance dont
nous donnons la traduction in fine 3. Rite diabolique en effet on coupe un morceau
d'une petite lèvre au sexe d'une enfant, on suce le sang, on lui donne le petit
morceau de peau à manger! Qui est la victime? Emma Eckstein, l'une des
premières, probablement la première patiente analysée par Freud. Et qui fut, deux
ans auparavant en février, la victime. de Fliess et de Freud!
L'histoire est connue, grâce à Max Schur qui publia la lettre inédite de Freud
portant sur cette affaire 4. Rappelons qu'Emma Eckstein, ayant entrepris une analyse
avec Freud, se vit proposer par celui-ci une opération portant sur le nez, au seul

1. Lettre de Freud à Fliess du 24-1-1897, La Naissance de la Psychanalyse, P.U.F., p. 167.


2. Passage marqué par (.).
).
3. Cf. lettre 119, b.
4. M. Schur, La Mort dans la vie de Freud, Gallimard, 1975; pour un commentaire plus complet
du même auteur et la version intégrale de la lettre, M. Schur, « Some additionnal day residues of
the Specimen dreams of Psychoanalysis », IUP, New York, 1966, p. 45-85.
LE MAL

motif que les troubles gynécologiques dont elle souffrait devaient, selon les théories
de Fliess, être ramenés à la masturbation et pouvaient être guéris par une opération
nasale. « Les femmes qui se masturbent, écrit-il 1, souffrent généralement de
dysménorrhée. Elles ne peuvent être guéries que par une opération sur le nez, si
elles renoncent réellement à cette mauvaise habitude.»
Une lettre inédite datée du 24 janvier 1895 montre bien comment Freud s'en
est remis à Fliess dans cette affaire

Il nous reste seulement une semaine avant l'opération, ou au moins sa préparation.


Le temps a vite passé, et j'évite avec soin de me demander de quel droit j'attends
autant de toi. Une fois de plus mon ignorance médicale pèse lourd sur moi. Mais
je me répète toujours ceci pour autant que je puisse avoir quelque lumière sur la
question, la guérison doit être trouvée par cette voie. Je ne me serais pas hasardé
à inventer par moi-même un tel plan de traitement, mais j'ai confiance en
m'enchaînant à toi 2.

Le rite donc dans ces cas de dysménorrhée provoquée par la masturbation,


Fliess extirpe le cornet gauche moyen des fosses nasales.
On sait ce qui advint Fliess oublia quelque cinquante centimètres de gaze
dans la plaie, il s'ensuivit des suppurations et des hémorragies qui en quinze jours
menèrent Emma au seuil du trépas. Comment ne pas faire le rapprochement avec
ce morceau de petite lèvre coupée (« qui reste aujourd'hui encore plus courte ») ?
Fliess est-il le Diable ? Et Freud son pourvoyeur et assesseur ? La question est
sans doute plus complexe, car cette opération « punit» aussi la masturbation. (Dans
ses écrits ultérieurs, Emma Eckstein ne cessera de répéter que la masturbation est
une très mauvaise habitude, mais qu'il faut y remédier avec douceur et compré-
hension 3!)
Rite à la fois diabolique et expiatoire Freud « comprend» la thérapeutique
rigoureuse qu'appliquaient les juges aux sorcières.
Quel est le statut de ce fragment tiré de la cure d'Emma (l'excision de la
petite lèvre,)? Rêve? Fantasme? Élément de réalité? Il est bien difficile de se
prononcer que la petite lèvre soit « aujourd'hui encore plus courte» plaiderait
pour un constat de réalité, au moins affirmé par Emma et retranscrit tel quel par

1. W. Fliess, Uber den ursachlichen Zusammenhang von Nase und Geschlechtorgan (Sur le rapport
de causalité entre le nez et les organes génitaux), Halle an der Saale, K. Merhold, 1902, p. 8, trad. fr.
Le Seuil, cité par J. Masson, Le Réel escamoté, Aubier, 1984. Masson indique que le passage a été
marqué par Freud dans son exemplaire personnel.
2. S. Freud, Briefe an Whilhelm Fliess, Fischer, Francfort, 1986 (par la suite indiqué Briefe.),),
lettre 53 du 24-1-1895, p. 105. Ma traduction; dans laquelle j'ai gardé le sens littéral de la formulation
finale désignant l'enfermement, l'enchaînement mich Dir anzuschliessen.
3. Emma Eckstein, Die Sexualfrage in der Erziehung des Kindes (La question de la sexualité dans
l'éducation de l'enfant), Leipzig, Curt Wigand, 1904. Cité par Masson, op. cit., p. 208-209.
HABEMUS PAPAM!

Freud; mais la tonalité de l'ensemble plaide pour le fantasme, voire pour le rêve.
En vérité cette indécision est en elle-même intéressante car il s'agit d'excuser, et
même d'innocenter Fliess de l'acte manqué qui aurait pu être fatal « Une opération
que tu as jadis conduite fut affectée par l'hémophilie ainsi fondée 1.»
Depuis deux ans, depuis l'opération, le nez d'Emma est effectivement amputé
d'un cornet 2. Il s'agit de renvoyer le « massacre » d'Emma à une origine, à une
cause autre et antérieure. Ce sera l'hémophilie psychogène. Mais la réalité de la
mutilation, de l'attentat, fait retour dans le fragment clinique, et lui confère ce
statut curieux et incertain, cet accent hallucinatoire.
Ainsi ce n'est pas Fliess le pervers, prêtre d'une religion du Diable, sacrifiant
la vierge sur l'autel opératoire, ou pratiquant des actes mutilants sur son sexe-nez.
Et Freud n'est pas non plus en cause. Alors, qui est le Diable?
Le Diable, à ce moment précis du parcours freudien, c'est l'adulte séducteur
pervers. Et un peu plus tard, on le verra, sa figure enfin dévoilée le Père.
Ces sombres choses et d'autres du même ordre attendaient, enfouies dans
les archives Freud, gardées par le cerbère Eissler et sous l'œil impérieux mais plus
lointain d'Anna Freud. Elles attendaient qu'un petit diable les exhume et les agite
en ricanant devant le monde psychanalytique consterné, et le monde antipsycha-
nalytique ravi (les deux ensembles pouvant être sécants). Le petit diable s'appelle
Jeffrey Moussaieff Masson. Plein de charme, jeune et vif, érudit et énergique,
sanscritiste venu à la psychanalyse, poursuivant une analyse didactique à Toronto,
il séduisit littéralement le vertueux, distingué, réservé certains disent lugubre
et septuagénaire Eissler. La rapidité de l'opération fut foudroyante 3. Son tout
premier contact avec Eissler remonte à 1974. Très vite il devient un familier, rend
des services, accède aux Archives, obtient d'Eissler et, sur sa caution, d'Anna Freud,
l'autorisation de préparer une édition non expurgée de la Correspondance Freud-
Fliess, est nommé directeur intérimaire des Archives Freud et codirecteur des
Sigmund Freud Copyrights, fait un premier exposé de ses résultats, suivi de quelques
articles dans le New York Times à l'été 1981, soulève la réprobation générale et se
fait renvoyer de son poste aux Archives mais trop tard! publie The Assault on
Truth Freud'sSuppression of the Seduction Theory en 1984 4, la Correspondance
intégrale traduite en anglais en 1985 et l'édition allemande en 1986 5.
L'essentiel de la thèse de Masson, ce qui fait la matière de son ouvrage et le
scandale chez la presque totalité des analystes, repose sur un constat. Le caviardage

1. Cf. in fine, lettre 119, b.


2. Celui de Freud le sera également, mais plus tard! Ce jour-là, le jour de l'opération d'Emma,
Fliess se contenta de cautériser le nez de Freud; qui l'a sans doute échappé belle!
3. Janet Malcom, Tempête aux archives Freud, P.U.F., 1986.
4. Traduction française la même année sous le titre Le Réel escamoté, Paris, Aubier, 1984.
5. The Complete letters of Sigmund Freud to Wilhelm Fliess 1887-1904, Belknap, Harvard, 1985;
Sigmund Freud Briefe an Wilhelm Fliess, Fischer, Frankfurt, 1986.
LE MAL

opéré par Anna Freud, Marie Bonaparte et Ernest Kris sur la Correspondance, et
qui a conduit à l'édition, expurgée de plus de la moitié du contenu, de La Naissance
de la Psychanalyse, a certes des raisons officielles et légitimes. Les trois éditeurs
s'en expliquent dans leur « Avant-propos »

Tout ce qui se rapporte aux travaux et aux goûts scientifiques de Freud, ainsi
qu'aux conditions politiques et sociales dans lesquelles la psychanalyse naquit, a
été ici publié. Les passages qui risquaient de contrevenir à la discrétion médicale
ou personnelle ont été abrégés ou supprimés. D'autres lettres ou passages de lettres
ont également été éliminés, ainsi que les efforts que fit Freud pour saisir les théories
scientifiques et les calculs de périodes élaborés par Fliess; ainsi que les répétitions;
les nombreuses fixations de rendez-vous; les projets de rencontre, réalisés ou non;
enfin certaines circonstances familiales et certains incidents survenus dans le cercle
de leurs amis
1.

Mais Masson pense distinguer un fil conducteur caché la suppression


systématique des passages ayant trait à la théorie de la séduction, et tout
particulièrement, dit-il, après le 21 septembre 1897, date à laquelle Freud déclare
officiellement y avoir renoncé 2. Il interroge Anna Freud à ce sujet elle répond,
selon lui, que Freud ayant renoncé à cette théorie, il n'était pas nécessaire
d'embrouiller l'esprit des lecteurs 3. Curieux argument en effet!
Si l'on tente d'en juger par soi-même, en comparant les deux éditions, force
est de constater qu'il y a bien eu suppression systématique de lettres ou passages
dont le trait commun, théorico-clinique, est la théorie de la séduction. Il y a
cependant une certaine distorsion dans les affirmations de Masson les suppressions
ont été opérées au moins autant dans les lettres antérieures à septembre 1897 que
dans les suivantes. Et ces dernières, on le verra, sont sans doute moins significatives
que Masson ne l'affirme.
Nous sommes donc devant un constat la réalité d'une suppression significative;
et deux problèmes le sens certainement gauchi que Masson lui confère; et le sens
réel de l'épisode chez Freud, sens masqué jusque-là par les « opérations» d'Anna
Freud, et subtilement distordu en même temps qu'en partie dévoilé par Masson.
La réalité de la suppression elle est peu contestable. Si une part importante
des lettres ou passages caviardés répond aux raisons invoquées par les éditeurs,
deux ensembles sont thématiquement homogènes d'une part, de nombreux et
longs passages où Freud s'évertue à articuler ses propres vues avec la théorie des
périodes de Fliess. Les éditeurs revendiquent explicitement cette suppression, on
l'a vu. Quelles en sont les raisons? Sans doute le caractère embrouillé, confus,

1. La Naissance de la Psychanalyse, P.U.F., 1956, p. v.


2. La Naissance. lettre 69 du 21-9-1897.
3. J. Masson, Le Réel escamoté, op. cit., p. 17.
HABEMUSPAPAM!

fatigant pour le lecteur, au regard de la stérilité et de l'impasse où ont conduit ces


efforts. Certainement aussi leur aspect souvent quasi délirant. On ne peut cependant
que regretter que ces raisons aient alors prévalu, car il se trouve, dans ce chantier
bouleversé, des éléments précieux de compréhension, en particulier quant à la
question de la bisexualité et de son émergence dans la pensée freudienne.
D'autre part, non revendiquée, la suppression des lettres ou passages portant
effectivement sur la théorie de la séduction. Ce sont eux que nous publions in
fine. Comme on le verra, ils ne sont pas, quantitativement, très importants. Mais
leur unité est certaine et leur omission indéniablement dommageable pour la
compréhension de l'élaboration freudienne.
On remarquera qu'ils culminent à la fin de l'année 1896 et au début de 1897.
Deux lettres seulement ont été amputées de passages relatifs à ce thème, après le
fameux « tournant » de septembre 1897. C'est en ce point que Masson distord la
réalité de sa découverte. Il publie son livre en 1984, un an avant l'édition intégrale
américaine, avant donc toute possibilité de vérification. Et pour faire triompher sa
thèse, il porte tout l'accent sur les suppressions postérieures à septembre 1897.
Quelle est donc la thèse de Masson ? Elle est simple Freud a tout d'abord
été confronté à la réalité, l'ampleur statistique, l'horreur des sévices sexuels infligés
aux enfants, lors de son séjour à Paris. Outre l'enseignement de Charcot, son
intérêt s'était porté sur les leçons d'anatomie pathologique de Brouardel, successeur
de Tardieu à la morgue de Paris. Masson cite ce passage de la préface de Freud
au livre de John Bourke, Scatologic Rites of all Nations'. Ce texte de trois pages,
daté de 1913, porte essentiellement sur l'analité et la coprophilie, et leurs rapports
au sentiment moral. Le point de départ en est une savoureuse remarque de
Brouardel, aux prises avec l'identification de ses cadavres « Les genoux sales sont
le signe d'une fille honnête!» Seules les premières lignes nous importent

Lorsque j'étais à Paris en 1885 comme élève de Charcot, ce qui m'intéressa le


plus, à part les leçons du grand homme lui-même, fut les démonstrations et les
cours de Brouardel. Il avait l'habitude de nous montrer, à partir du matériel post
mortem de la morgue, combien de choses méritaient d'être connues des médecins,
mais que la science préférait ignorer.

Et Masson montre de façon convaincante que ce « matériel était essentiel-


lement constitué de victimes le plus souvent petites filles ou jeunes filles de
viols et de sévices sexuels.
Réalité rencontrée donc, et affrontée par Freud à ce moment. Et rencontrée
de nouveau chez les hystériques lorsque, par la suggestion, puis à l'aide de
l'association libre, Freud suit dans le déploiement de leurs paroles la piste étiologique.
Ainsi se forge la théorie de la séduction au fondement de toute hystérie un

1. G.W, 10, p. 433-435; S.E.,12, p. 333-337.


LE MAL

traumatisme sexuel infantile grave et réel. Théorie suffisamment assurée pour qu'il
la communique au public scientifique en trois moments essentiellement, tous en
1896 « L'hérédité et l'étiologie des névroses publié directement en français dans
la Revue neurologique, les « Nouvelles remarques sur les psychonévroses de défenseo»
et surtout, le 21 avril 1896 en communication devant la Société de Psychiatrie et de
Neurologie de Vienne, « L'étiologie de l'hystérie3 ».
C'est là, tout particulièrement, que Freud va rencontrer l'hostilité et le désaveu
de la communauté médicale; qu'il entendra Krafft-Ebing lancer, méprisant « On
dirait un conte de fées scientifique! »; et que commence un isolement dont Freud
témoignera avec amertume. « Et tout cela, écrit-il à Fliess cinq jours plus tard,
après qu'on leur ait indiqué la solution d'un problème plusieurs fois millénaire
une source du Nil »
Thèse de Masson Freud ne supportera pas longtemps cette pression et cet
ostracisme, il « manque de courage » et renonce à soutenir ce qu'il sait pourtant
être la vérité; il invoque la « réalité psychique », dénie l'existence effective du
traumatisme réel, en fait une « invention » des hystériques. Et là où tout le monde
s'accorde, avec Freud lui-même, à penser que naît la psychanalyse, en réalité elle
meurt.

Thèse de Masson encore, mais relativement contradictoire avec la précédente


les héritiers de Freud caviardent surtout les passages postérieurs à septembre 1897,
qui montreraient que la théorie est encore vivace chez Freud, et soutenue par lui!i
En fait dépassement de la contradiction il n'y avait là que rémanence de
la vérité récusée, et Freud aurait sans doute souscrit à ces suppressions.

La lecture attentive des lettres et textes de Freud qui portent sur la « théorie
de la séduction permet de tracer le parcours suivant
Le « Manuscrit A », s'il est bien de la fin de l'année 1892, contient la première
et brève allusion. À l'issue de ce texte court (à peine deux pages), intitulé
« Problèmes » et qui recense questions et hypothèses en suspens, Freud place un
paragraphe « Facteurs étiologiques» où il énumère
1. Épuisement par satisfactions anormales.
2. Inhibition de la fonction sexuelle.
3. Affects accompagnant ces pratiques.

1. Névrose, Psychose et Perversion, P.U.F., p. 47-60.


2. Ibid., p.61-82.
3. Ibid., p. 83-112.
4. Lettre à W. Fliess, des 26 et 28-4-1896, non publiée dans La ~VaHM~M.et publiée et commentée
par M. Schur, op. cit., p. 135 et 636.
HABEMUSPAPAMt!

4. Traumatismes sexuels subis avant l'âge de la compréhension


Mais la datation est douteuse. Kris indique « Non daté, peut-être écrit vers
la fin de 1892.En fait le texte se trouvait parmi les lettres de fin 1895 et ce sont
des considérations peu assurées portant sur l'écriture en caractères latins qui
l'ont, après hésitation, fait classer en 1892.
La lettre du 30 mai 1893serait alors la seconde allusion. On y lit en effet

Je crois avoir compris la névrose d'angoisse de certains jeunes que l'on doit
considérer comme vierges et auxquels on ne saurait attribuer aucun abus sexuel
(en all. Missbrauch, littéralement mésusage). J'ai analysé deux cas de ce genre où
se notait une terrible appréhension de la sexualité avec, à l'arrière-plan, des choses
qu'ils avaient vues ou entendues et à moitié comprises, donc une étiologie purement
émotionnelle, mais toujours de nature sexuelle.

On peut cependant s'interroger sur la signification à donner à ce passage. Kris


note, à la suite de la proposition « Auxquels on ne saurait attribuer aucun abus
sexuel », que « C'est la première en date des allusions à la théorie du rôle de la
séduction sexuelle (au sens le plus large de ce terme) dans l'étiologie des névroses »,
et ajoute curieusement « Théorie à laquelle Freud ne revint qu'en automne 1897!»
Veut-il par là désigner les « choses vues et entendues et à moitié comprises » ?
Ce serait beaucoup élargir la notion de trauma. Ou vise-t-il les « abus sexuels qu'on
ne saurait leur attribuer », désignant par là et par défaut les traumatismes ? Mais
le texte allemand laisse, pour le moins, une ambiguïté. « .die nicht dem Missbrauch
unterworfen waren » signifie plus certainement « qui n'étaient pas enclins au
mésusage» (entendons la masturbation) que (traduction possible mais douteuse)
« qui n'étaient pas victimes d'un abus.» Dans de nombreux textes freudiens de la
première période, d'ailleurs, ce mot de Missbrauch est porteur d'ambiguïtés, pouvant
aussi bien désigner le mésusage que quelqu'un fait de sa sexualité que l'abus dont
il est victime.
La première mention certaine se situe en octobre 1895, dans deux lettres
envoyées à une semaine d'intervalle Dans la première Freud écrit

Sache qu'entre autres choses je soupçonne (ich wittere littéralement je flaire)


le fait suivant l'hystérie est déterminée par un incident sexuel primaire survenu
avant la puberté et qui a été accompagné de dégoût et d'effroi. Pour l'obsédé ce
même incident a été accompagné de plaisir.

1. La TVtMMnc~ p. 60.
2. La Naissance.lettre 12, p. 66-67; Briefe. lettre 24, p. 41.
3. La Naissance. lettres 29 du 8-10-1895, p. 111 et 30 du 15-10-1895, p. 113. Briefe. lettres 75,
p. 145 et 76, p. 147.
LE MAL

Huit jours plus tard, le 15 octobre 1895, Freud se demande s'il en a parlé à
Fliess! (En analyse, ce genre de répétition signifie souvent « C'est à vous que ce
discours s'adresse! m'avez-vous bien entendu? »)

T'ai-je déjà révélé, oralement ou par écrit, le grand secret clinique? L'hystérie
résulte d'un choc sexuel présexuel. La névrose obsessionnelle d'une volupté sexuelle
présexuelle transformée ultérieurement en sentiment de culpabilité.

Ici, « choc sexuelest la traduction de Sexualschreck. Et Schreck est un mot


fort chez Freud, il signifie l'effroi et sera plus tard utilisé pour en regard de
Furcht, la peur, et Angst, l'angoisse désigner ce qui fait effraction dans l'« organe
psychique », sans que celui-ci ait pu s'y préparer et y résister. Nous sommes bien
là dans le traumatisme au sens strict.
Les six premiers mois de 1896 seront marqués par l'affirmation publique,
dans les deux articles et la conférence déjà cités', de l'étiologie traumatique de
l'hystérie. La réalité d'une séduction effrayante, souvent brutale, avant toute
possibilité de compréhension (avant huit-dix ans, dit Freud) y est vigoureusement
soutenue. Ainsi

.je suis arrivé enfin au point de départ du processus pathologique et il m'a fallu
voir qu'il y avait au fond la même chose dans tous les cas soumis à l'analyse,
l'action d'un agent, qu'il faut accepter comme cause spécifique de l'hystérie.
C'est bien un souvenir qui se rapporte à la vie sexuelle, mais qui offre deux
caractères de la dernière importance. L'événement dont le sujet a gardé le souvenir
inconscient est une expérience précoce de rapports sexuels avec irritation véritable des
parties génitales, suite d'abus sexuel pratiqué par une autre personne, et la période de
la vie qui renferme cet événement funeste est la première jeunesse, les années
jusqu'à l'âge de huit à dix ans, avant que l'enfant soit arrivé à la maturité sexuelle 2.

Freud est formel

On peut prouver que toutes les expériences et excitations qui, à la période


postpubertaire, préparent ou occasionnent le surgissement de l'hystérie, n'agissent
qu'en éveillant la trace mnésique de ces traumatismes infantiles, trace qui ne
devient pas alors consciente, mais conduit à la libération d'affect et au refoulement 3.

Et, à ses auditeurs hostiles de la Société de Psychiatrie et de Neurologie de


Vienne, il assène

1. Cf. notes 1,22 et 3, p. 52.


2.« L'hérédité et l'étiologie des névroses Névrose, Psychose et Perversion, op. cit., p. 55.
3. « Nouvelles remarques sur les psychonévroses de défense ibid., p. 64.
HABEMUSPAPAM

.l'apparition d'une névrose familiale (.) est propre à suggérer par erreur une
prédisposition héréditaire, là où il n'y a cependant qu'une pseudo-hérédité, et où ce
qui s'est produit en réalité c'est une transmission (Übertragung transfert!) de la
maladie, une infection dans l'enfance

Infection le mal sexuel se transmet, se transfère. Et si la séduction est le fait


d'un camarade, d'un frère ou d'une sœur, on peut être pratiquement sûr qu'il ne
fait que transmettre la maladie qui lui a été inoculée par un adulte, parent ou
domestique.
Il est à noter que d'emblée est affirmée la temporalité en deux temps du
processus traumatisme réel de la petite enfance, refoulement, réveil du souvenir
inconscient par une circonstance (d'intensité variable, éventuellement anodine)
postérieure.

Grâce au changement dû à la puberté, le souvenir déploiera une puissance qui


a fait totalement défaut à l'événement lui-même; le souvenir agira comme s'il était
un événement actuel. Il y a pour ainsi dire action posthume d'un traumatisme sexuel

Cela, l'efficacité posthume, c'est essentiellement d'Emma Eckstein que Freud


l'a appris, Emma qui apparaît dans L'Esquisse, écrite en septembre 1895, sept mois
après l'opération, sous les traits de la jeune femme « hantée par l'idée qu'elle ne
doit pas entrer seule dans une boutique », qui à l'âge de treize ans, ayant aperçu
deux vendeurs qui s'esclaffent, croit de façon irrépressible qu'ils se sont moqués
d'elle et de sa toilette, et que l'un d'eux a exercé sur elle une attraction sexuelle.
On connaît la magistrale reconstruction de Freud, exhumant le souvenir refoulé
d'un attouchement à l'âge de huit ans, et traçant les voies d'association qui font
du second incident le déclencheur posthume, l'« après-coup » du traumatisme 3.
Dans le trajet de la théorie de la séduction, voici donc une « première vague »,
publique, de l'affirmation du rôle déterminant d'un traumatisme sexuel infantile
dans l'étiologie de l'hystérie. Une seconde vague va suivre, un peu plus tard, de la
fin de 1896 jusqu'à l'été 1897 essentiellement dans la correspondance, dans les
fragments inédits qu'on trouvera plus loin, avec ces vignettes cliniques horrifiantes,
accumulées pour conforter encore plus en est-il donc besoin? l'hypothèse.
Inflation des exemples, exacerbation du thème jusqu'à cet Habemus ~)apaM/. Nous
avons un pape! Nous tenons le Diable! Nous tenons le Père! Ces tics, ces symptômes
hystériques de la bouche renvoient à la fellation qu'il a jadis imposée à sa fille 4.
Juin-juillet-août 1897 des rêves, qui, précisant ses désirs incestueux, troublent

1. « L'étiologie de l'hystérie., ibid., p. 100.


2. « L'hérédité et l'étiologie des névroses op. cit., p. 57.
3. La Naissance. p. 364-365.
4. Cf. in fine, lettre 115.
LE MAL

Freud; l'inhibition intellectuelle l'accable. Il commence une auto-analyse systé-


matique, s'approche jusqu'à affronter ses propres désirs œdipiens, et vient le
« moment de conclure » la lettre du 21 septembre 1897, trop connue pour qu'on
la détaille

Il faut que je te confie tout de suite le grand secret qui, au cours de ces derniers
mois, s'est lentement révélé. Je ne crois plus à ma K~Mrof:ca 1.

Les raisons ? L'impossibilité d'achever « une » analyse La nécessité d'accuser,


dans chaque cas, le père de perversion, « le mien y compris3 », et, en ce cas, devoir
envisager un bien plus grand nombre de pervers que d'hystériques. Enfin, argument
beaucoup plus solide métapsychologiquement, le constat que dans l'inconscient
n'existe aucun « indice de réalité » qui permette de faire le partage entre vérité et
fiction.
Que trouvera-t-on, après ce capital point d'inflexion? Deux fragments sup-
primés, l'un assez court, l'autre fort long, en décembre 1897 4. Ce sont ceux que
Masson veut considérer comme les plus significatifs, parce que selon lui révélant
que Freud n'a pas renoncé à la théorie de la séduction. Le premier met en scène,
une fois de plus, Emma Eckstein, devenue analyste et parlant de ses cures avec
Freud 5. Elle aurait obtenu d'une patiente, sans la moindre suggestion, des « scènes
paternelles identiques », qui renforcent Freud dans sa confiance en l'« étiologie
paternelle ».
Deux considérations peuvent ici intervenir. D'une part, la résurgence en ce
point d'Emma comme informatrice ne saurait être neutre, compte tenu de la
charge affective qui s'attache à elle comme patiente, et qui touche précisément à
la question de la séduction.
D'autre part, rien n'indique que la Vaterâtiologie garde pour Freud, maintenant,
le même sens que deux ans plus tôt; que les Vaterszenen ne soient entendues
comme éléments de la réalité psychique, indépendantes de tout indice de réalité.
Le second fragment, beaucoup plus long, laisse une curieuse impression de
confusion. Il est question d'une patiente qui « prétend avoir observé » une scène,
qui est une crise hystérique de sa mère mimant de façon très impressionnante un
assaut sexuel particulièrement brutal sur sa propre personne, et s'en défendant
dans le même temps. Par ailleurs la patiente a été déflorée brutalement et infectée
par le père à l'âge de deux ans, une année avant la date de ce souvenir. Ceci est

1. La Naissance. lettre 69, p. 190-193; Briefe. lettre 139, p. 283-286.


2. Le texte français dit « mes analyses »; le texte allemand « eine Analyse, ce qui laisse peser une
ambiguïté une, au sens d'une seule ? ou une, particulière ? Et, en ce cas, Emma, de nouveau ?
3. Mots supprimés dans la version expurgée. On en verra plus loin toute l'importance.
4. Cf. in fine, lettres 150, du 12-12-1897, et 151, du 22-12-1897.
5. Cf. in fine, lettre 150.
HABEMUS PAPAM!

affirmé sans hésitation par Freud. On est, dans ce passage, renvoyé sans cesse de
la réalité à la fiction. Comment, dit Freud, la patiente aurait-elle pu inventer la
scène vue, et en particulier qu'en de telles crises l'attaque ~f la défense sont mises
en scène par l'hystérique? La scène a donc bien été vue; ce qui semble devoir
conforter la réalité de la séduction de la patiente elle-même. Mais ce qui a été vu
était un « mime »! Alors il faut l'étayer lui-même les pieds « en dedans » ne
sauraient tromper il s'agit d'un coït imposé par-derrière, qui oblige à une telle
position; cela ne saurait s'inventer. Donc, le père a bien contraint la mère à un
tel rapport!
Freud, dans ce trouble, n'apparaît pas en effet comme ayant abandonné
l'hypothèse d'une réalité matérielle du traumatisme. Mais a-t-il jamais prétendu
que de telles scènes ne pouvaient être que mensonges? Ce qu'il a établi, c'est que,
vérité ou fantasme, c'était tout un pour la réalité psychique. S'il tombe, ou croit
tomber sur un fait réel, devrait-il le caviarder pour autant?
Ceux qui caviardent, et de ce fait permettent à Masson de confondre leur
censure avec une prétendue autocensure de Freud, ce sont Anna Freud, Marie
Bonaparte et Ernest Kris. Et dans cette même lettre, l'ironie est qu'après avoir
caviardé le long fragment en question, et avant de récidiver sur la citation de
Goethe proposée comme nouvelle devise « Qu'est-ce qu'on t'a fait, toi, pauvre
enfant? ils laissent subsister un court passage. sur le caviardage de la censure
russe, qui ne laisse subsister qu'un texte troué et inintelligible, et que Freud
compare à la psychose et au délire lui-même inintelligible pour cause de
« caviardage» par la censure psychique.
On sait, par contre, avec quelle fermeté dans plusieurs textes ultérieurs, Freud
est revenu sur cette question de la théorie de la séduction, sur sa résolution et ses
motifs quant à son abandon. Ce point est lui aussi trop connu pour qu'on s'y
attarde. Tous les textes freudiens qui s'y rapportent disent la même chose que
l'« événement~traumatique peut être réel, qu'il apparaît souvent comme une
fiction, traductrice d'un fantasme, et que cette distinction n'est pas discriminante,
la réalité psychique pouvant s'appuyer sur des faits réels ou se trouver en
contradiction avec ceux-ci'.

1. Les passages les plus significatifs, et que je ne reprends pas ici afin de ne pas alourdir ce texte,
sont: 1905, Trois Essais sur la théorie sexuelle, Gallimard, 1987, p. 117; « La sexualité dans l'étiologie
des névroses", Résultats, idées, problèmes, P.U.F., p. 116-117; 1914: « Contribution à l'histoire du
mouvement psychanalytique Cinq Leçons sur la Psychanalyse, Payot, p. 83; 1916-1917 Introduction à
la Psychanalyse, Payot, P.B.P., p. 346-347; 1925 Sigmund Freud présenté par lui-même, Gallimard, 1984,
p. 57-58.
LE MAL

Avant de revenir une dernière fois et d'une façon moins factuelle, plus
interprétative, sur cet épisode de 1895-1897, posons-nous la question: quelle peut
être notre opinion aujourd'hui, quelles sont nos avancées quant au problème de la
réalité de la séduction, et de la place que nous lui accordons quand nous la
rencontrons ?
D'un point de vue clinique, il nous arrive d'être confronté, soit d'emblée,
soit après une longue élaboration, à l'évocation d'une scène de séduction réelle.
Ce n'est pas, dans ma propre expérience du moins, un cas très fréquent. Mais
il existe, et c'est toujours une mise à l'épreuve vitale de l'analyse. Toute
élaboration fantasmatique semble en effet, dans ces cas, venir s'ancrer, s'immo-
biliser, se mortifier dans ce « fait réel ». Le travail qui est alors exigé de l'analyste
est difficile il consiste à devoir tenir ensemble, dans sa propre façon de penser
son patient, de penser l'analyse, dans le même espace, à la fois l'idée non
systématiquement récusée d'une réalité du fait, et la nécessité de le traiter
comme le reste diurne d'un rêve. Ceci n'est difficile qu'à la mesure même de
la puissance du fantasme de séduction en nous. Ce n'est en rien différent de
cette difficulté majeure en toute analyse, et dont le dépassement est la clé
réalité du transfert, de la viviscence vraie, actuelle, des sentiments, des affects
qui circulent entre les deux protagonistes; et nécessité conjointe de devoir donner
à cette réalité vraie, précieuse, non récusable, la liberté de circulation et de
transformation qui fait que, de cette réalité, nous sommes certes saisis, mais que
nous n'y sommes pas réduits pour autant.
Que tout transfert est transfert d'un transfert, cette Übertragung par laquelle
Freud nomme la transmission de l'« infectionsexuelle, et que cette première
Übertragung n'y échappe pas elle-même transmission d'une transmission.
Cet aspect clinique rejoint une seconde réponse, plus métapsychologique, à
notre question initiale qu'en est-il de la question de la séduction pour nous,
analystes, aujourd'hui? C'est en partant du constat de la persistance tout au long
de l'œuvre freudienne, à titre de souci, d'objet de recherche, de la question du
« sol de réalité du fantasme, de séduction en particulier 1, que Jean Laplanche a
proposé une réinterprétation fondamentale qu'ainsi était désignée, d'une façon
non thétique attendant son énoncé, une donnée qui n'est pas pour son essentiel
factuelle (elle peut l'ètre), mais structurale que la sexualité est dans l'humain par
essence traumatique; qu'il est vrai que tout sexuel a été mis de force dans le petit
humain du seul fait qu'il a affaire à un environnement humain lui-même
inéluctablement « infecté de la maladie sexuelle. Ces vues peu à peu développées
ont conduit Laplanche à une « théorie de la séduction généralisée » sur laquelle il

1. Constat clairement établi, dès 1967, par les auteurs du Vocabulaire de la psychanalyse, J. Laplanche
et J.-B. Pontalis, cf. en particulier l'article « Séduction p. 437-439.
HABEMUSPAPAM!

n'est pas de mon propos de m'étendre ici, mais qui constitue sans doute notre
avancée la plus significative, sur le plan métapsychologique, dans cette question'.

Revenons maintenant, pour un dernier parcours, sur ces années convulsées,


difficiles pour Freud de 1895-1897. Deux vagues successives, ai-je dit, de l'assaut
de la théorie de la séduction, avant la déroute de septembre 1897 la première de
1895 à l'été 1896, culminant dans les écrits de 1896. La seconde de fin 1896 à l'été
1897, culminant dans les lettres du début de 1897. Mon hypothèse est qu'elles
s'ordonnent autour de deux événements majeurs le premier, l'analyse et l'opération
d'Emma Eckstein; le second la mort du père de Freud, et un épisode critique
qui a immédiatement suivi dans le travail du deuil.
Que s'est-il passé dans l'analyse d'Emma Eckstein, première patiente de Freud
psychanalyste? Nous en savons bien peu et l'examen soigneux des lettres à Fliess
ne nous renseigne guère. Freud ne semble pas en avoir parlé en détail à son ami,
et dans une lettre du 4 mars 1895 (inédite, et reproduite partiellement par Schur,
mais sans le passage qui suit), lettre postérieure d'une semaine à l'opération, mais
antérieure à la découverte de l'erreur opératoire de Fliess, il lui parle d'une visite
faite à Breuer et écrit à ce propos

Je suis allé ensuite dimanche soir chez lui, et je l'ai de nouveau convaincu, par
le moyen de l'analyse d'Eckstein, que toi non plus tu ne connais pas de façon
ordonnée (ordentlich)

Emma souffrait de gastralgies et de dysménorrhées douloureuses; de surcroît


elle marchait difficilement. Les deux premiers symptômes avaient, comme on l'a
vu, été péremptoirement désignés par Fliess comme des conséquences nocives de
la masturbation. C'est avec une confiance aveugle que Freud livre Emma au
bistouri de Fliess. Notons que, par la même occasion, Fliess cautérisera le nez de
Freud.
Freud met ainsi en acte un élément de son contre-transfert, et cet élément
ne peut être qu'une part de lui-même qu'il repousse avec vigueur; et cette part a
affaire avec l'angoisse de castration, liée à la masturbation infantile, et à l'identi-
fication féminine avec sa patiente. L'opération de février 1895 fut une cérémonie
expiatoire, une castration sacrificielle opérée par le grand inquisiteur Fliess aidé
de Freud; en même temps il en va toujours ainsi de l'Inquisition qu'un sauvage
attentat sexuel sur une enfant.

1. Jean Laplanche a rassemblé cette élaboration dans Nouveaux Fondements pour la Psychanalyse,
P.U.F., 1987.
2. Briefe. lettre 55 du 4-3-1895. Ma traduction.
LE MAL

Mais la suite se passe mal, Emma souffre de telles douleurs qu'il faut lui
donner de la morphine; le nez suppure en abondance; les hémorragies se succèdent.
Jusqu'à ce 8 mars, où Freud fait appel à Rosanes, qui découvre la cause (l'acte
manqué de Fliess) et retire la gaze. L'hémorragie qui s'ensuit manque d'être fatale
à Emma

La patiente devint blême, ses yeux étaient exorbités, le pouls ne battait plus.

Mais Emma n'est pas seule affectée

Pendant ce temps, c'est-à-dire par la suite, il se passa encore quelque chose.


Dans le moment où le corps étranger sortit, où tout devint clair pour moi, et où
j'eus jeté un coup d'œil sur la malade, je me sentis mal; le pansement fait, je
m'enfuis dans la pièce voisine, bus une bouteille d'eau et me sentis très malheureux.
La bonne doctoresse m'apporta alors un petit verre de cognac et je revins à moi.

Et un peu plus loin

Je ne crois pas que ce soit le sang qui m'ait ainsi impressionné; ce sont les
affects qui à ce moment-là m'ont envahi. Ainsi nous lui avions fait une injustice;
elle n'était absolument pas anormale, mais c'était un morceau de gaze iodée qui
s'était déchiré lorsque tu l'avais retiré

Hommage soit rendu aux qualités d'interprète d'Emma en même temps qu'à
son courage en cette affaire lorsque Freud revient auprès d'elle, elle murmure
« Et voilà le sexe fort!»
Mais que peut bien signifier la phrase de Freud ? Quelle est l'injustice commise,
et quelle est l'anormalité? Certainement pas l'état physique de la patiente après
l'opération il était bel et bien anormal. Dans le trouble du moment, Freud laisse
passer, par déplacement, la véritable signification de son malheur nous avons à
tort considéré que son état venait de la masturbation, et qu'elle devait en être
punie ainsi. C'était une injustice.
Mais alors qui est le coupable? À partir de ce moment, chaque fois qu'il sera
question d'Emma, ce ne sera plus la masturbation qui sera évoquée, mais, directement
ou indirectement, l'adulte séducteur Ainsi passe-t-on d'un Missbrauch à l'autre

1. Briefe. lettre 56 du 8-3-1895. Souligné par moi Wir hatten ihr unrecht getan; sie war gar nicht
abnorm gewesen.
2. Dans les « Nouvelles remarques. écrit en mars 1897, Freud affirme « La masturbation active
doit être exclue des nuisances sexuelles de la première enfance qui sont pathogènes pour l'hystérie. Si
on la retrouve si fréquemment de pair avec l'hystérie, cela provient du fait que la masturbation elle-
même, beaucoup plus fréquemment qu'on ne pense, est la conséquence de l'abus ou de la séduction
in Névrose, Psychose et Perversion, op. cit., p. 63.
HABEMUSPAPAM!

du mésusage par l'enfant de son sexe dans la masturbation, à l'abus commis sur
l'enfant par l'adulte, l'adulte séducteur pervers, tel qu'il est désigné par les écrits
de 1896, avec une certaine préférence à ce moment-là pour les domestiques et les
précepteurs. Ainsi naît, en réponse à l'angoisse de castration, une première figure
du Diable. Mais ce n'est pas encore le Père Séducteur. Cela, ce sera pour la
« seconde vague », c'est-à-dire après la mort de Jacob le 23 octobre 1896.
Trois lettres d'une part, celles d'octobre et novembre 1896 où Freud annonce
et commente la mort de son père

Jusqu'à la fin il s'est montré l'homme très remarquable qu'il a toujours été.

Et:

Par l'une des voies obscures situées à l'arrière-plan du conscient officiel, la mort
de mon vieux père m'a très profondément affecté. Je l'estimais fort et le comprenais
tout à fait bien, et, grâce au mélange, chez lui, de profonde sagesse et de fantaisie
légère, il a joué un grand rôle dans ma vie.

Et une troisième lettre, terrible, trois mois plus tard des symptômes hystériques
(maux de tête) qui ont pour origine une fellation imposée à un enfant; et dans la
phrase qui suit

Malheureusement mon propre père a été un des pervers 2.

De cela on trouvera l'écho et la retombée dans le petit fragment retiré de la


lettre du 21 septembre 1897 il fallait accuser dans chaque cas le père de perversion
le mien y compris.
Qu'Anna Freud ait souhaité retirer ce passage, et avec lui la plupart de ceux
qui parlaient de la séduction paternelle, cela se comprend. Mais que Masson, qui
a accès à toutes les lettres, qui fait feu de tout bois et sans scrupules pour étayer
sa thèse Freud a découvert avant de se renier par lâcheté que la grande figure
diabolique responsable de l'hystérie est le père séducteur, que Masson donc ait
omis cette lettre alors qu'il mentionne toutes les autres, voilà qui est stupéfiant!
Sans doute touchons-nous là aux ressorts secrets de Masson, petit diable séducteur
qui ne cesse de clamer qu'il y a injustice grave à ne pas reconnaître la réalité des
faits de séduction; mais qui ne demandait pas à s'approcher de si près de son
fragment de réalité psychique (étayé ou non dans le réel).
Mais que peut-on penser de ce moment freudien? Ne doit-on pas le comprendre
comme une flambée dans le deuil du père, deuil dont Freud effectuera une part

1. La Naissance. lettres 49 et 50 des 26-10 et 2-11-1896, p. 151.


2. Briefe. lettre 120 des 8 et 11-2-1897, p. 245, passage traduit in fine.
LE MAL

essentielle entre juillet et septembre 1897? La figure de l'adulte séducteur trouve


brutalement à s'incarner dans celle de Jacob disparu. C'était lui le castrateur
menaçant de punir la masturbation infantile et ce qu'elle porte avec elle de désir
œdipien. non! C'est lui le séducteur qui a porté dans l'enfant l'infection sexuelle.
Flambée maniaque dans le deuil, où saute un moment le couvercle surmoïque ?
Peut-être, mais les déterminants sont plus complexes. Déjà en mai 1897, un rêve
annonce que le travail commence le rêve « Hella », que Freud ne fait pas figurer
dans la Traumdeutung, et que l'on trouve dans une lettre à Fliess publiée dans La
Naissance 1

Récemment j'ai rêvé de sentiments hypertendres pour Mathilde [Première enfant


de Freud; elle a alors neuf ans], mais elle se prénommait « Hellaet j'ai ensuite
vu le mot « Hella tracé en gros caractères. Explication une nièce américaine
dont nous avons reçu la photographie porte ce nom. Mathilde aurait dû s'appeler
« Hellapuisqu'elle a récemment versé tant de larmes amères à propos des défaites
grecques. Elle a la passion de la mythologie et de la Grèce antique et considère
naturellement tous les Hellènes comme des héros. Le rêve montre évidemment la
réalisation de mon désir d'attraper un père comme promoteur de la névrose, et
met ainsi une fin à mes doutes encore existants.

Didier Anzieu a commenté ce rêve 2 et désigne immédiatement l'énormité


proférée par Freud Le désir de vérifier la thèse du père séducteur est bien
réalisé dans le rêve; mais la thèse ne l'est pas pour autant dans la réalité!
On ne peut qu'admirer l'intuition d'Anzieu qui dans son commentaire met
d'emblée le doigt sur l'essentiel, la figure de Jacob, alors même qu'il ne peut avoir
eu connaissance de la lettre censurée du 8 février 3; son interprétation est la
suivante il s'agit d'un « rêve de complaisance ». Si les pères sont presque tous des
séducteurs pervers, alors le père de Freud l'a lui aussi été.

Pensée insoutenable, écrit Anzieu, que l'inconscient de Freud, pour la chasser,


transforme habilement. Lui, Sigmund Freud, insoupçonnable du moindre écart
sexuel, il éprouve bien de pareilles envies envers sa fille aînée! Mais si c'est le
désir et non plus l'acte qui est la source du mal, alors toute sa théorie demande à
être changée.

Ce que nous a appris cependant la lettre du 8 février, c'est que la pensée


« mon père est un séducteur pervers » n'est pas « insoutenable elle a été formulée
clairement. Ceci doit nous faire repenser l'interprétation.

1. La Naissance. lettre 64 du 31-5-1897, p. 182-183.


2. D. Anzieu, L'Auto-analyse de Freud, P.U.F., 1975, 1.1, p. 300-302.
3. Au moment où cet article est mis sous presse paraît la nouvelle édition de L'Auto-analyse de
Freud, dans laquelle Anzieu tient compte des inédits enfin accessibles.
HABEMUSPAPAM!

Il est vrai que nous manquons cruellement de ce que pourraient nous apporter
les associations de Freud sur la partie « Hella» du rêve, et en particulier le fait de
voir le mot tracé en gros caractères. Mais peut-être pouvons-nous retirer quelque
chose du fait qu'un autre rêve est rapporté à Fliess, dans la même lettre et
immédiatement à la suite du commentaire du rêve « Hella » 1. Ce second rêve sera,
sous une forme modifiée, utilisé dans la Traumdeutung. Freud, très sommairement
vêtu, monte lestement un escalier. Soudain il remarque qu'une dame (Frauenzimmer)
le suit, et il reste paralysé sur place, mais sans angoisse, au contraire en proie à
une excitation sexuelle.
Commentaire de Freud il avait ce soir-là, en effet, gravi un étage de sa
maison « au moins sans faux-colet s'était dit qu'il risquait de rencontrer un voisin
(ein Nachbar) dans l'escalier. Ce rêve, il l'interprète comme réalisant un désir
d'exhibition; le sentiment de paralysie est au service de la réalisation de ce désir.
La reprise dans la Traumdeutung fait apparaître quelques modifications; de
telles variations dans le récit d'un rêve ne sont pas, Freud lui-même nous l'a appris,
sans intérêt elles désignent au contraire les remaniements supplémentaires rendus
nécessaires par une censure insuffisante du rêve lui-même; donc les points les plus
« chauds ». Dans le nouveau récit, c'est une bonne (Dienstmiidchen) qui est rencontrée
dans l'escalier; elle descend l'escalier, vient donc vers lui; et si la paralysie est
mentionnée, l'excitation érotique a disparu 2.
Ce qui a été gommé pourrait se formuler ainsi excitation érotique liée au fait
d'être vu, nu, par-derrière.
Suivons une autre ligne de transformations le reste diurne utilisé par le rêve
est la pensée de Freud qu'il pourrait rencontrer un voisin dans l'escalier. Il écrit
ein Nachbar, masculin. Dans le rêve c'est une femme qui le suit ein Frauenzimmer,
curieux mot allemand qui signifie « dame », « demoiselle » du moins dans la langue
classique, et qui actuellement désignerait plutôt une « bonne femmes; mais qui
veut dire aussi, littéralement « chambre de femme », mais jamais « femme de
chambre »! Dans la Traumdeutung, la personne qui vient, cette fois, comme on l'a
vu à sa rencontre, est une D~~f~a~c/~K, une bonne (littéralement « jeune fille
de service »).
Une série d'associations, livrées dans la Traumdeutung, se développe sur le
thème cracher, salir. Freud reconnaît en effet dans l'escalier du rêve celui d'une
vieille dame à qui il fait des piqûres. Et la bonne est celle de la même vieille
dame. Cette bonne, comme la concierge de l'immeuble, reproche à Freud son
habitude de cracher dans l'escalier et de salir les marches et le tapis.
Plus que le lien voir (Hella), être vu (nu, par-derrière), c'est sans doute celui

1. La Naissance. lettre 64, p. 183; le rêve est repris dans L'Interprétation des rêves, P.U.F., 1967,
p. 209-210 et 215-216.
2. D. Anzieu a noté et utilisé dans son interprétation ces variations dans le récit.
LE MAL

de la souillure qui permettrait d'éclairer l'un par l'autre ces deux rêves, qui ne
sont pas sans raison juxtaposés dans la même lettre. Que signifie l'expression
pudique « Sentiments hypertendres (M~r3'ar~!c/K) envers Mathilde »?Anzieu
note avec raison qu'un matériel qui a servi au rêve « Hella » est assurément celui
relaté dans une lettre du 28 avril d'une fillette que son « soi-disant noble et
respectable père attirait nuitamment dans son lit, régulièrement entre sa neuvième
et sa treizième année, et « mouillait » de sperme sans la pénétrer.

Que tirer, maintenant, de cet ensemble? Une construction assurée est certes
celle qui a été soutenue par Freud lui-même, et par nombre de commentateurs
l'auto-analyse de Freud, pendant cet été 1897, lui fait découvrir ses propres désirs
œdipiens, ses souhaits de mort à l'égard du père et l'amène à donner statut de
fantasme à l'image du père séducteur pervers; quoi qu'il en soit par ailleurs dans
la réalité, il faut y voir, dans la réalité psychique, la projection, faisant retour de
façon paranoïaque, du désir incestueux. Ce n'est pas moi, l'enfant, qui veut tuer
mon père et copuler avec ma mère (= la souiller) c'est lui, le Diable pervers,
qui souille et violente l'enfant.
Cette thèse, peu contestable, est déjà en élaboration chez Freud à ce moment-
là, on la trouve dans le « Manuscrit N daté du même jour et joint à la lettre des
deux rêves (31 mai 1897)

Les pulsions hostiles à l'endroit des parents (désir de leur mort) sont également
partie intégrante des névroses. Elles viennent consciemment au jour sous forme
d'idées obsessionnelles. Dans la paranoïa, les délires de persécution les plus graves
(méfiance pathologique à l'égard des chefs, des monarques) émanent de ces pulsions.
Elles se trouvent refoulées dans les périodes où les sentiments de pitié pour les
parents l'emportent au moment de leurs maladies, de leur mort

Mais je proposerai une hypothèse supplémentaire, qui vient s'articuler à la


précédente sans la contredire. Ce mécanisme paranoïaque, suggéré par Freud lui-
même, il lui manque ce qui ne sera élaboré que plus tardivement par le même
Freud son fondement homosexuel passif. Mon hypothèse est que celui-ci affleure
en cet été 1897. Freud qui s'exhibe nu, vu par-derrière, le fait devant un père; un
père excité derrière un enfant excité. Le père, Diable pervers qui « mouille»
l'enfant le frère, dans la bouche? est aussi une figure du désir freudien.
Identification féminine, désir d'être pour le père une Frauenzimmer, chambre de

1. Ironie parfois dangereuse des actes manqués à la vieille dame dont il a été question, Freud
fait des piqûres de morphine et administre un collyre dans les yeux; et quelques mois plus tard il se
trompe il inverse les produits, et commence heureusement par lui instiller de la morphine dans
/'aM/; il commentera cet épisode sous le titre « Profaner la vieille
2. La Naissance. Manuscrit N, p. 183.
HABEMUSPAPAM!

femme, sexe féminin. Position de repli devant le conflit œdipien, sans doute, et
qui pourra retourner dans l'ombre et attendre son élaboration ultérieure, grâce à
l'affrontement direct à l'Œdipe de l'auto-analyse. Mais, on le sait, si Freud n'a
jamais fait mention de ses désirs homosexuels passifs vis-à-vis de son père, il l'a
bel et bien mentionné à propos de Fliess. Dans une lettre du 6 octobre 1910 à
Ferenczi', qui lui disait ses craintes que Freud ne veuille plus avoir affaire à lui,
après qu'en Sicile il se fut montré maussade et inhibé, demandant toujours plus à
Freud confiance et confidences.

Vous avez non seulement observé, mais également compris que je n'éprouve
plusle besoin de révéler complètement ma personnalité et vous l'avez fort
justement attribué à une raison traumatisante. Depuis l'affaire Fliess, que j'ai dû
récemment m'occuper de liquider, comme vous le savez, le besoin en question
n'existe plus pour moi 3. Une partie de l'investissement homosexuel a disparu et je
m'en suis servi pour élargir mon propre moi. J'ai réussi là où le paranoïaque
échoue 4.

Résumons:
La théorie d'une séduction réelle, par un adulte pervers, d'un enfant sans
possibilité de comprendre, comme racine étiologique de l'hystérie s'est peu à peu
forgée chez Freud, mais ne s'exprime de façon certaine qu'à l'automne 1895.
Elle est explicitement abandonnée à l'automne 1897, à l'issue de l'auto-
analyse.
Ce qui est alors abandonné, c'est l'affirmation d'une historicité réelle
obligatoire du traumatisme. Freud ne soutient pas pour autant que toute scène de
séduction évoquée, retrouvée, est nécessairement inventée mais que l'espace nouveau
où il se tient à l'écoute est celui de la réalité psychique, où le critère de réalité
n'a pas cours.
Il est vrai que le souci du « sol de réalité du fantasme y compris de
séduction continue à courir dans l'œuvre freudienne. Mais il est faux d'en
conclure que Freud « sauraitde façon plus ou moins obscure qu'il a renoncé à
soutenir une vérité, aux fins de se faire admettre dans la communauté scientifique.
Si tel avait été le cas d'ailleurs, on voit mal comment l'affirmation, consécutive,
de la sexualité infantile eût été un moyen adéquat! Une « tension » est maintenue,
par la force d'un constat clinique sans concession, entre le fantasme et. son
1. Reproduite par E. Jones, in La Vie et /'<BMfre de Sigmund Freud, op. cit., t. II, p. 87.
2. Souligné par Freud.
3. Besoin de révéler complètement sa personnalité = s'exhiber. Voici liés l'exhibition et le
« traumatisme ».
4. Souligné par moi.
LE MAL

enracinement. Cela conduira Freud à l'hypothèse des fantasmes originaires; et cela


prête à interprétation, telle celle que propose Laplanche. Mais certainement pas à
celle de Masson.
L'épisode de 1895-1897, au cours duquel « flambe », puis s'éteint la théorie
de la séduction, n'est pas réductible à un simple parcours scientifique, pendant
lequel une hypothèse est hasardée, soumise aux faits, puis abandonnée. Cet épisode
est convulsif, enraciné dans la passion freudienne. Et cela, en plusieurs strates
La première est à ciel ouvert l'abandon est consécutif à l'auto-analyse par
Freud de ses désirs œdipiens. Ce qui signifie que l'affirmation de la théorie
participait de la mise en œuvre de ces désirs, actifs parce que non reconnus.
La seconde est moins explicite c'est le mode « paranoïaque » selon lequel
ces désirs font retour dans la théorie. Et ce qui demande à être reconstruit, ce
sont les jalons concrets de ce retour, et plus particulièrement ces deux moments
significatifs que représentent l'opération d'Emma et la mort de Jacob.
La troisième est encore plus masquée. Elle touche à la question des désirs
homosexuels passifs impliqués ce que Freud ne formulera que plus tard dans la
théorie. Ceci ne sera évoqué qu'à propos de Fliess, sans que jamais la filiation
entre l'auto-analyse et le temps consécutif du détachement de Fliess soit clairement
établie.
Enfin la dernière, que je suggère ici, pour être hypothétique n'en est pas
moins prévisible, et c'est Freud lui-même qui nous a rendu familière cette prévision,
depuis l'analyse de Schreber c'est la figure de Jacob qui règne, au fond, sur ce
soubassement homosexuel passif. C'est lui qui fait retour dans le Diable
Moloch.Astarté dont régna, peut-être jadis dans l'Orient sémitique de l'imagination
freudienne, le culte obscène et effrayant.
Habemus papam! Ce cri retentissait quand le concile avait enfin choisi le
souverain pontife. Mais, à la suite de l'aventure de la papesse Jeanne pas avant
que l'élu ne se fût assis sur un fauteuil percé ad hoc, et qu'un prélat commis à
cet office, s'étant glissé sous le siège, n'en ressorte en annonçant joyeusement
Duos habet! Et bene pendentes!

FRANÇOIS GANTHERET

1. Alain Boureau, La Papesse Jeanne, Aubier, 1988.


QUELQUES FRAGMENTS « CAVIARDÉS»
DES LETTRES DE FREUD À FLIESS
(1896-1897)

Lettre 112, du 6 décembre 1896


(Briefe. p. 224)

« PAPA, AU COMBLE DE L'IVRESSE SEXUELLE. »

(.)
Un petit morceau de mon expérience quotidienne. L'une de mes patientes,
dans l'histoire de laquelle son père hautement pervers joue un rôle majeur, a un
frère plus jeune considéré comme un vulgaire vaurien. Un jour celui-ci se présente
chez moi, les yeux en larmes, déclarant qu'il n'est pas un vaurien mais un malade
avec des impulsions anormales et une inhibition de la volonté. Par ailleurs il se
plaint, mais tout à fait à part, de maux de tête certainement d'origine nasale. Je
le renvoie à sa sœur et à son beau-frère qu'il va donc voir. Le soir, voilà que la
sœur m'appelle à cause d'un état paroxystique. J'apprends le jour suivant qu'après
le départ de son frère elle a été prise de maux de tête effroyables qu'elle n'avait
jamais eus auparavant. Fondement le frère avait raconté que son activité sexuelle
consistait, quand il avait douze ans, à baiser (lécher) les pieds de ses sœurs
lorsqu'elles se déshabillaient. Là-dessus lui était venu dans l'inconscient1 le souvenir
d'une scène où elle voit papa, au comble de l'ivresse sexuelle, lécher les pieds
d'une nourrice. Par là elle avait deviné que la prédilection amoureuse du fils était
issue du père. Que donc celui-ci avait été le séducteur de celui-là. Maintenant elle
pouvait s'identifier avec lui et lui emprunter son mal de tête. Ce qu'elle pouvait
faire, d'ailleurs, parce que, lors de la même scène, le père en furie avait de sa
botte heurté la tête de l'enfant, cachée (sous le lit).
Le frère hait toute perversité, souffrant en revanche d'impulsions de contrainte 2.

1. Freud écrit bien: im Unbewussten, «dans l'inconscient", alors qu'on attendrait «depuis l'in-
conscient ou « à la conscience
2. Zwangsimpulsen.
LE MAL

Il a donc refoulé certaines impulsions, qui sont remplacées par d'autres, avec
contrainte. Ceci en général le secret de l'impulsion de contrainte. S'il pouvait être
pervers, il serait en bonne santé, comme le père.
(.)

Lettre 115, du 3 janvier 1897


(Briefe. p. 232-233)

« HABEMUS PAPAM!»

(.)
De F. de A. je peux aussi, pour une fois, te donner des nouvelles. Ton
diagnostic était tout à fait juste. Voici la preuve d'indices.
Comme enfant, beaucoup souffert d'angoisses. A huit-dix ans, fluor albus
Comme enfant, un sentiment douloureux in vagina lorsqu'elle battait la petite
sœur. Le même sentiment aujourd'hui lorsqu'elle lit, ou entend parler d'horreurs,
de cruautés. Cette sœur cadette est la seule qui aime comme elle le père, et qui
a aussi la même souffrance.
Un tic frappant elle fait un groin (issu de la tétée).
Elle souffre d'eczéma autour de la bouche et de fissures aux coins de la
bouche, qui ne guérissent pas. La nuit la salive s'amasse par accès, après quoi les
fissures surviennent. (Une observation tout à fait analogue, je l'ai déjà fait remonter
une fois à la tétée du pénis.)
Dans l'enfance, elle attrapa une inhibition du langage pour la première fois,
alors que, la bouche pleine, elle fuyait la maîtresse.
Son père a un parler pareillement explosif, comme s'il avait la bouche pleine.
Habemus papam!
Quand je lui lançai l'éclaircissement, elle fut d'abord conquise, ensuite elle
commit la sottise de demander des explications au vieux qui, à la première allusion,
s'écria indigné Dois-je vraiment avoir été cela? et jura de son innocence avec de
saints serments.
Elle se trouve à présent dans l'hérissement le plus violent, déclare le croire,
mais montre son identification avec lui par le fait qu'elle devient insincère et
qu'elle fait de faux serments. Je l'ai menacée de renvoi et je me suis convaincu
qu'elle a déjà gagné un bon bout de certitude, qu'elle ne veut pas reconnaître.
Elle n'a jamais été aussi bien que le jour où je lui ai fait l'ouverture. Maintenant

I. Pertes blanches.
HABEMUSPAPAM!

j'espère pour l'appui du travail en des états vraiment mauvais. Les douleurs dans
la jambe, elle semble les avoir de la mère. (.)

Lettre 119 du 24 janvier 1897


(Briefe. p. 239-240)

« C'EST DONC SUR LE PHONOGRAPHE.»


a/
(.)
Je n'ai pas encore de matériel nouveau. Les premiers âges, avant un an et
demi, prennent de plus en plus de signification. Ainsi je voudrais bien distinguer
en eux plusieurs périodes. Ainsi j'ai effectué une remontée sûre d'une hystérie, qui
survient sous le tableau de dépressions périodiques, à un mésusage qui, pour la
première fois, est exercé à onze mois, et j'entends de nouveau les paroles qui jadis
furent échangées entre deux adultes! Ainsi c'est donc sur le phonographe. (.)
b/
(.)
Imagine que j'ai obtenu une scène de circoncision de filles. Découpe d'un
bout d'un petit labium(qui est aujourd'hui encore plus court), suçage du sang,
après quoi l'enfant reçoit à manger le petit bout de peau. Cette enfant a prétendu
une fois à l'âge de treize ans qu'elle pourrait avaler un petit morceau de ver de
terre et s'exécuta. C'est de l'hémophilie ainsi fondée qu'a souffert une opération
pratiquée un jour par toi.

Lettre 120 des 8 et 11 février 1897


(Briefe. p. 245)

« MON PROPRE PÈRE.


»

(.)
Tremblement de froid hystérique = être sorti du lit chaud. Douleurs de tête
hystériques avec pression sur sommet du crâne, tempes, etc., est l'appartenant2 aux
scènes où dans le but d'actions dans la bouche la tête est fixée (hérissement
ultérieur chez le photographe qui coince la tête).

1. Une petite lèvre.


2. Sic ZM~Aor.
LE MAL

Malheureusement mon propre père a été un des pervers et a provoqué l'hystérie


de mon frère (dont les états sont tous identification) et de quelques-unes des sœurs
plus jeunes. La fréquence de ces circonstances me rend souvent songeur.
(.)

Lettre 123 du 6 avril 1897


(Briefe. p. 248)

« QUE MESSIEURS LES ASSASSINS COMMENCENT! »

(.)
Le trait d'esprit qui m'a manqué dans la solution de l'hystérie consiste en la
découverte d'une nouvelle source de laquelle provient un nouvel élément de la
production inconsciente. Je veux dire les fantaisies hystériques qui régulièrement
comme je vois remontent à des choses que les enfants ont entendues tôt mais n'ont
comprises qu'après-coup L'âge auquel ils ont reçu une telle connaissance est très
remarquable, à partir de six-sept mois. Le beau-frère Oscar2 m'a instamment
conjuré de laisser tomber ce point (probablement est-il mandaté pour cela) et me
demande à répétition ce que toi, tu dis de cette nouveauté. Je te la communique
donc ici officiellement. Je renoncerais volontiers à toutes ces complications, mais
tu sais Que Messieurs les assassins commencent C'est similaire aux séries; s'il
n'y avait que deux elles trouveraient plus facilement croyance.

Lettre 150 du 12 décembre 1897


(Briefe. p. 312)

L'ÉTIOLOGIE PATERNELLE

(.) Ma confiance dans l'étiologie paternelle a beaucoup augmenté. Eckstein a traité


sa patiente directement dans une visée critique de telle façon qu'elle ne lui a pas
donné la plus légère indication de ce qui viendra de l'inconscient et, à cette

1. Ce passage a été traduit dans La Naissance. nous le redonnons ici pour la compréhension de
l'ensemble.
2. Oscar Rie, ami de Freud et devenu le beau-frère de Fliess. La suite est obscure par qui
pourrait-il avoir été « mandaté »? Quelques indices (l'allusion aux séries) peuvent laisser penser à Breuer.
3. En français dans le texte. Allusion à une formule fameuse due à Alphonse Karr (1840) et bien
des fois reprise lors des débats parlementaires sur la peine de mort.
HABEMUSPAPAM

occasion, elle a obtenu d'elle les scènes du père identiques, etc. Accessoirement la
jeune fille va excellement.

Lettre 151 du 22 décembre 1897


(Briefe. p. 314-315)

« ASSEZ DE MES COCHONNERIES


»

(.)
Pour l'authenticité intérieure des traumas infantiles parle le petit morceau
suivant que la patiente aurait observé à l'âge de trois ans. Elle va dans la chambre
où la mère conclut ses états'et elle est aux écoutes de ceux-ci. Avec cette mère
elle a une bonne raison de s'identifier. Le père appartient à la catégorie des
« piqueurs de femmes », pour lui, des blessures de sang sont un besoin érotique.
Lorsqu'elle était âgée de deux ans il l'a déflorée violemment et infectée de sa
gonorrhée, de telle sorte qu'à cause de la perte de sang et de la vaginite elle était
tombée malade, dangereusement pour sa vie. La mère se tient alors dans la chambre
et crie Misérable criminel, que veux-tu de moi? Je ne me prête pas à cela. Qui
crois-tu avoir devant toi? Ensuite, avec l'une de ses mains elle arrache de son
corps les vêtements pendant qu'avec l'autre, elle les presse contre elle, ce qui donne
une impression très comique. Ensuite elle fixe un certain endroit de la chambre
avec un visage déformé par la colère, se couvre d'une main le bas-ventre, avec
l'autre elle repousse quelque chose. Ensuite elle lève les deux mains vers le haut,
elle griffe dans l'air et mord dans l'air. Avec cris et injures elle s'arque très
fortement en arrière, couvre de nouveau son bas-ventre avec une main. Là-dessus
elle tombe vers l'avant de sorte que la tête touche presque le sol, ensuite elle
tombe calmement en arrière sur le sol. Après cela elle se tord les mains, s'assoit
dans un coin avec des traits douloureusement défigurés et pleure.
Le plus frappant pour l'enfant est la phase où la mère debout est penchée en
avant. Elle voit à cette occasion qu'elle tient les pointes des pieds fortement tournées
vers l'intérieur!
Quand la fille est âgée de six-sept mois (!!), la mère est étendue dans le lit à
moitié exsangue à cause d'une blessure que lui a infligée le père. À seize ans elle
voit de nouveau la mère atteinte d'un saignement d'utérus (carcinome), ce qui
entraîne le début de sa névrose. Celle-ci éclate un an plus tard lorsqu'elle entend
parler d'une opération des hémorroïdes. Peut-il y avoir des doutes que le père

1. ihre ZMfaM~ abmacht la formule est obscure, même pour un Allemand. On peut hésiter entre
« termine ses états de crise », ou « a l'habitude de faire ses crises ».
LE MAL

contraint la femme au coït per annum? Ne reconnaît-on pas dans l'accès de la


mère chacune des phases de cet asservissement', d'abord la tentative d'en venir à
bout par-devant, ensuite l'écrasement par-derrière et l'intromission entre ses jambes,
ce qui l'oblige à poser ses pieds tournés vers l'intérieur? Enfin d'où la patiente
sait-elle que, dans les accès, on a l'habitude d'agir les deux personnes (auto-
mutilation, auto-assassinat), comme ici, où la femme s'arrache les vêtements avec
l'une des mains, comme l'attaquant, et avec l'autre les tient, comme naguère elle-
même ?
As-tu jamais vu un journal étranger qui a passé la censure russe à la frontière ?
Des mots, des bouts entiers de phrases et des phrases entières sont recouverts de
noir, de telle sorte que le reste devient incompréhensible. Une telle censure russe
se produit dans les psychoses et fournit les délires apparemment dénués de sens
Une nouvelle épigraphe
Qu'est-ce qu'on t'a fait, toi, pauvre enfant?
Assez de mes cochonneries.
Au revoir!
Ton Sigm.

Nous remercions les Presses Universitaires de France et ~MK Laplanche, sous la


direction de qui sera publiée la traduction française intégrale de la Correspondance
Freud-Fliess, de nous avoir autorisés à reproduire ces fragments. L'équipe de traduction
de ces lettres est constituée de Gunther Goran, y~n Laplanche, Bertrand Vichyn.

Les titres donnés à chaque lettre et les notes de bas de page sont de la rédaction
de la revue.

I. t/~fM'a/n~M~.
2. Ce paragraphe a été conservé dans La Na~MMC&
Jean Ménéchal

UNE FEMME EST BRÛLÉE

Ernest Jones rapporte que, lorsque les nazis se livrèrent à un autodafé de son
oeuvre en mai 1933 à Berlin, Freud commenta l'événement en souriant « Quels
progrès nous faisons! Au Moyen Âge ils m'auraient brûlé; à présent ils se contentent
de brûler mes livres.» Il ne sut jamais, ajoute Jones, qu'il ne s'était agi que d'un
progrès illusoire, et que dix ans plus tard ils auraient brûlé son propre corps.
En face du sarcasme freudien, donc, les raisons de la chronologie il est mort
sans avoir connu cela. et c'est peut-être mieux ainsi. Une absoute bien vite
expédiée pour ce mot d'esprit qui vient en fait s'insérer dans une chaîne assez
suivie de remarques grinçantes ou caustiques concernant l'occupant nazi ou ses
alliés. De Mussolini qu'il honore du titre de « héros de la culturedans la dédicace
accompagnant l'envoi de Pourquoi la guerre? à l'ultime « cordiale recommandation»
dont il gratifie la Gestapo au moment de quitter Vienne, nombreuses sont les
provocations verbales, d'autant plus intéressantes qu'il s'agit là de l'un des vrais
points de fuite de l'œuvre, si l'on veut bien considérer, au-delà de toute polémique
sur l'engagement, que Freud n'a jamais cessé de se sentir concerné par la montée
du nazisme sans véritablement trouver les moyens adéquats d'y répondre.
Le terme de sarcasme paraît donc ici particulièrement approprié pour rendre
compte de cette situation singulière qui voit Freud choisir la torsion et la morsure
du mot pour prendre part, à sa manière, à la confrontation politique alors
omniprésente en Europe centrale. « On appelle sarcasme. Soit l'insulte adressée au
corps de l'adversaire mort. Soit l'ironie née d'amertume. Soit le dire-inverse. (.)
Dans lequel l'intonation nie le message. Voix négative pour teneur positive. Ton
de voix blessant, mordant, coupant, cinglant le sens. (.) L'altérité de l'autre est
attentée, de chair à chair, dans sa chair par la voix. L'altérité est de voix, de
chair. Matières. Altérités, altérations de chair. » C'est entre voix et chair, pour
suivre Pascal Quignard, que sera prolongé le sens du sarcasme freudien. Une
interrogation sur la nature de cette interpellation, de ce « dire-inverse » qui met en
question un adversaire qui ne peut pas (plus.) répondre.
LE MAL

Auto da fé acte de foi devenu acte de feu. Déjà le sens glisse parce que la
voix trébuche. Et c'est dans l'entre-deux du son que s'en décrit la trajectoire. De
la foi au feu, c'est l'excuse du dernier soupir que d'hésiter sur la finale, de se
reprendre tant qu'il n'est plus encore temps. Dans cet imperceptible écart, le regard
balaie la scène pour se poser sur le spectateur, en même temps que le sens se
déplace du croire au voir. Voir souffrir, plus précisément, puisque telle est la règle
de l'Inquisition un spectacle revu et amélioré de siècle en siècle jusqu'à devenir,
à la cour d'Espagne, la distraction favorite des nouveaux souverains. J.A. Llorente,
le célèbre historien de l'Inquisition espagnole, raconte que

« le 21 juin 1621, l'Inquisition voulant célébrer à sa manière l'avènement de


Philippe IV au trône, offrit comme spectacle digne d'amuser le peuple l'Auto-da-
fé de Marie de la Conception, béate et fameuse hypocrite du règne précédent qui
avait d'abord trompé beaucoup de monde par ses révélations supposées, sa sainteté
simulée, ses fréquentes communions et ses nombreuses extases, et qui finit par
donner dans la luxure la plus effrénée avec ses directeurs et quelques autres prêtres.
On l'accusa aussi d'avoir fait un pacte avec le Démon; d'être tombée dans les
erreurs d'Arius, de Nestorius, d'Elvidius, de Mahomet, de Luther, de Calvin, des
matérialistes et enfin dans l'athéisme. On la fit paraître dans l'auto-da-fé avec le
San Benito complet, la mitre sur la tête et le bâillon sur la bouche. Elle reçut deux
cents coups de fouet et fut condamnée à une prison perpétuelle.»

Sans doute le spectacle n'était-il pas toujours aussi bon enfant, et le roi réserva
bientôt l'honneur de sa présence aux Auto-da-fé dont l'affiche était plus substan-
tiellement remplie vingt-huit condamnations le 22 juin 1636 à Valladolid dont dix
judaïsants, huit fripons qui s'étaient dits sorciers, trois bigames, trois blasphémateurs,
une femme hypocrite (qui « n'était au fond qu'une femme adonnée au libertinage,
et qui n'avait pas cru offenser Dieu en se livrant à ses penchants déréglés »), un
vagabond et deux effigies. Cent dix-huit victimes pour les festivités accompagnant
le mariage de Marie-Louise de Bourbon et de Charles II « Un nombre considérable
devait périr dans les flammes et éclairer les derniers moments de cette solennité »,
commente sobrement Llorente. Que l'on ne croie pas pour autant que ce passage
du tribunal secret au spectacle Son et Lumière soit l'effet d'une lente évolution
du protocole de l'Inquisition. Dès l'origine, l'Église comprend naturellement
l'avantage que procure cette forme de démonstration publique, et si la cathédrale
prête généralement son cadre aux procès du début du XIIIe siècle, elle est vite
relayée dans ce rôle par la place publique, afin que l'événement frappe l'imagination
du plus grand nombre. Car il faut voir, pour que l'Inquisition fonctionne. Il faut
que le peuple voie souffrir le condamné, mais il faut aussi que le condamné voie
à l'avance les tortures qui lui sont destinées; cela constitue même l'un des temps
forts de la procédure on devait absolument montrer au prisonnier les instruments
de torture et l'exhorter à avouer en leur présence. Et c'est dans ce cérémonial
UNE FEMME EST BRÛLÉE

sadique, sinon obscène (l'Église répugnait à voir verser le sang, et cette prescription
était en général appliquée à la lettre, d'où la pratique classique de la torture par
compression ou au contraire étirement des membres) que se noue une forme de
circulation ternaire entre le croire, le voir et le savoir, chacun des protagonistes
assumant à tour de rôle les différentes positions. En fait, tout se passe comme si
le véritable objet du débat se dérobait en permanence, comme si le regard sur
l'incroyable tenait lieu de savoir sur l'invisible, comme si le rituel du procès
d'hérésie venait mal colmater une interrogation inassouvie sur l'altérité et ses
fantasmes. Comme si, également, cette forme de substituabilité des rôles venait
délimiter l'horizon de l'impensable. Et les inquisiteurs, qui étaient fort psychologues,
avaient très bien compris comment la machine pouvait d'un seul coup inverser sa
marche Nicolau Eymerich en donne quelques exemples saisissants dans son
Directorium Inquisitorium qui servira de guide à l'Église romaine jusqu'au xvn*' siècle.
Ainsi, dans le dixième verdict, qui fixe les conditions dans lesquelles un hérétique
peut être envoyé au bûcher, il met en garde les inquisiteurs novices contre toute
précipitation

« Si l'impénitent refuse encore de se convertir, on ne se montrera pas pressé de


le livrer au bras séculier, même si l'hérétique réclame d'être livré car souvent les
hérétiques de cette espèce réclament le bûcher, convaincus que, s'ils sont condamnés
au feu, ils mourront martyrs et monteront aussitôt au ciel. »

L'Inquisition menée ainsi à son terme le bûcher atteint l'asymptote de la


permutabilité des rôles. Qui est le bourreau, qui la victime? À qui, finalement,
profite le crime? Il convient, dans ces zones mouvantes, de bien considérer la
situation avant de trop s'engager. Telle est la leçon empirique que tire l'inquisiteur
de ses déboires avec quelques hérétiques bien décidés à entrer dans la partie en
en retirant quelque avantage. Dans ce contexte où tous les coups semblent permis
pour mettre l'autre en difficulté (ne rapporte-t-on pas que quelques hérétiques
s'entraînaient en s'administrant eux-mêmes la torture, en prévision de la comparution
éventuelle devant le tribunal?.), une seule solution: guetter l'émergence de
l'inconnu, du non-maîtrisé, en un mot, de l'inconscient. Et le Directorium
Inquisitorium d'Eymerich trouve les formules les plus évocatrices pour déceler la
faille dans le discours de l'hérétique des sept « règles repères o qui permettent de
savoir dans quelles conditions administrer la torture, la première stipule

« on torture l'accusé qui vacille dans ses réponses, affirmant tantôt ceci, tantôt le
contraire, tout en niant les chefs les plus importants de l'accusation. On présume
dans ce cas que l'accusé cache la vérité et que, harcelé par les interrogatoires, il
se contredit.
LE MAL

Sans doute ce concept de « vacillation », laissant une assez large part d'arbitraire
à l'inquisiteur soulève-t-il quelques difficultés d'application. Mais il vient surtout
illustrer une modalité fondamentale d'administration de l'Inquisition au fond, ce
qui compte dans le procès, c'est plus le rapport de l'accusé à sa propre parole que
la matérialité des faits. Tout le débat sur la qualité de l'aveu obtenu in extremis
(« même s'il brûle déjà il y en eut, semble-t-il.) et qui sauve la vie du
condamné, participe de cette même logique, qui sera d'ailleurs diversement
appréciée le canoniste espagnol Francisco Pena, par exemple, qui glose le texte
d'Eymerich un siècle plus tard s'interroge sur la nature de cette « vacillationet
pose le problème de savoir s'il n'y a pas contradiction entre la première règle
soumettre à la torture l'accusé qui vacille et la septième ne pas torturer si l'on
ne dispose pas d'un indice.

« Il semble bien que la seule vacillation ou le seul mensonge, ou la seule


pâleur, ou le seul embarras, ou le tremblement seul, ne constituent pas des indices
justifiant la torture, mais fondent uniquement une certaine suspicion. Mais l'accusé
n'est pas totalement idiot, il n'est pas totalement dépourvu de mémoire or, il
vacille et se contredit alors qu'il est interrogé sur des faits précis, qui se sont
déroulés sur une période bien précise, et généralement courte. Alors, la vacil-
lation doit pouvoir être considérée comme un indice suffisant pour justifier la
torture. C'est toutefois une question sur laquelle les docteurs ne sont pas unanimes.
Ils considèrent, en effet, que la honte, la peur, la colère, la douleur, que sais-je, en
feraient vaciller d'autres, et rappellent que sous l'effet de la crainte, des hommes
illustres ne dominent pas leur raison. »

À l'évidence la question ainsi tranchée par l'érudit espagnol porte le débat à


son véritable niveau « entre voix et chair », peut-on ici reprendre. Elle le situe
surtout au cœur de la démarche inquisitoriale, qui cherche à démasquer l'adversaire
et à le troubler en mettant à nu ses contradictions. Puisque l'on a affaire à forte
partie et parfois à des théologiens rompus au débat d'idées que la menace de
retournement de l'avantage est toujours présente, c'est à la jointure du discours
qu'il faut travailler, c'est cette faille-là qu'il faut inlassablement traquer. On
« vacille », et tout peut commencer.

Dans cette fantastique quête, tout faux pas est donc chèrement comptabilisé.
Point d'excuse pour les écarts inconscients puisque au contraire leur présence signe
les indices de « vérité que recherche l'inquisiteur. C'est son discours qui trahit
l'hérétique plus que ne peut le faire le témoignage des autres. Alors l'instruction
du procès se transforme en une vraie chasse aux mots pour laquelle chacun fourbit
ses armes. Bernard Gui, le fameux inquisiteur toulousain, réserve ainsi un chapitre
de son Manuel aux « instructions sur les dispositions à prendre contre l'astuce et
UNE FEMME EST BRÛLÉE

la malice de ceux qui, après en avoir été requis, refusent d'avouer en jugement la
vérité ». Redoutables personnages, que ces Béguins qui assortissent leurs serments
de toute une série de déclarations et d'attendus, qui ont pour effet de diluer l'aveu!
Bernard Gui construit la parade

« On les contraindra par tous les moyens de jurer purement et simplement, sans
condition ou restriction aucune, de dire la vérité, tant en ce qui les regarde qu'en
ce qui concerne leurs complices. (.) En vertu de ce serment, ils devront pendant
tout le cours du procès donner aux mots le sens même que leur donne l'inquisiteur
et n'user d'aucune ruse ou tromperie, qu'il s'agisse de faire des aveux les concernant,
eux ou d'autres, qu'il s'agisse de répondre par oui ou par non aux questions posées.
Faute de quoi, ils commettront un parjure et encourront la peine ipso facto. »

Nicolau Eymerich se montre également adepte de cette version particulière


de la « règle fondamentale » lorsqu'il décrit, dans un style inimitable, « les dix
astuces des hérétiques pour répondre sans avouer ». Pour le seul plaisir du texte,
on citera la troisième et la sixième

« Vous demandez Crois-tu que le Saint-Esprit procède du Père et du Fils?


et il vous répond Qu'en croyez-vous vous-même ? Vous lui dites Nous
croyons que l'Esprit-Saint procède du Père et du Fils. Et il répond alors Je le
crois aussi (sous-entendant je crois bien que vous le croyez, mais moi, je n'y
crois pas. » (.)
« Vous demandez Crois-tu qu'après sa mort le Christ soit descendu aux
Enfers? et il vous répond Seigneur inquisiteur, quel thème de méditation que
la mort du Christ! Et moi, pauvre pécheur, je n'y pense guère. Pauvre pour le
Christ, je dois quêter pour survivre. Et ainsi il élude la question et il se met à
parler de sa pauvreté et de la pauvreté du Christ. »

Quant à la neuvième de ces astuces, elle consiste « à simuler la stupidité ou


la folie » pour ne pas être confondu

« Ils rient en répondant, et mêlent à leurs réponses quantité de mots impertinents,


comiques, idiots. Ils couvrent ainsi leurs erreurs. Ils font cela fréquemment alors
qu'ils voient qu'on va les torturer ou qu'on va les livrer au bras séculier. Et cela
pour échapper à la torture ou à la mort. »

Francisco Pena prolongera la réflexion sur ce point dans ses commentaires


« Et s'il s'agissait, une fois, d'un vrai fou ? Pour en avoir le cœur net, on torturera
le fou, vrai ou faux. S'il n'est pas fou, il continuera difficilement sa comédie sous
la douleur. » Qu'on se rassure cependant. Point n'est besoin d'en venir dans tous
les cas à ces extrémités, puisque, dans l'ordre du discours, Eymerich propose « les
dix astuces de l'inquisiteur pour déjouer celles des hérétiques. » Il serait trop long
LE MAL

de les reprendre ici, bien que certaines ne manquent pas de piquant et puissent
être considérées comme des chefs-d'œuvre de sophistique. Mais, justement, ne
risquait-on pas d'aller trop loin dans ce maniement de la langue? Comment
accommoder l'objectif initial affiché de recherche de la vérité, et cet entrelacs de
traquenards du discours? Comment éviter de se prendre soi-même dans les filets
ainsi tendus? La réponse est simple, et sera donnée par Francisco Pena « Il faut
distinguer entre mensonge et mensonge, entre ruse et ruse! La ruse dont le seul
but est de tromper est toujours défendue et n'a rien à faire dans la pratique du
droit; mais le mensonge que l'on fait judiciairement et au bénéfice du droit, du
bien commun et de la raison, celui-là est parfaitement louable. »
Progressivement, se dégage donc une méthode de l'Inquisition pour mieux
appréhender l'objet de sa recherche il y a ceux que l'inconscient trahit d'emblée,
en mettant à nu leurs contradictions, et ceux qui, à l'issue d'une joute oratoire, se
font prendre la main dans le sac. Il y a, enfin, ceux qui retombent dans l'hérésie
après l'avoir abjurée. Pour ceux-là, point de salut ce sont les relaps.

Les textes sont en effet formels les relaps ne peuvent bénéficier d'aucune
clémence. Nicolau Eymerich le précise « L'hérétique pénitent et relaps doit-il
être livré au bras séculier pour subir le dernier supplice? Oui, et cela sans qu'il
puisse bénéficier d'un nouveau procès. » Il s'agit donc d'un cas tout à fait à part
dans la procédure inquisitoriale, et qui permet de pénétrer plus avant dans le
mécanisme. Le relaps s'identifie en effet, dans le dispositif inquisitorial, à ce que
l'on pourrait qualifier de figure matricielle de l'aveu. Avec lui, plus aucun doute
n'est possible, la répétition de son hérésie suffit à le condamner sans qu'il soit
besoin de passer par les arguties du procès. Il devient ainsi en lui-même la
justification de l'Inquisition. Mais il en est aussi, et dans le même temps, la négation,
comme le montre bien la lecture des passages que consacre Henri-Charles Léa
aux relaps il était logique, constate l'historien américain, que la terreur inspirée
par l'Inquisition ait pour effet de multiplier les conversions forcées de gens qui,
au fond d'eux-mêmes, demeuraient hérétiques, et cette multitude de faux convertis
embarrassait considérablement l'Église. La doctrine mit quelques années à s'élaborer,
et liberté fut laissée, au départ, aux inquisiteurs pour juger du châtiment à appliquer
aux relaps. Mais, dès 1258, l'abandon des relaps au bras séculier c'est-à-dire, en
clair, au bûcher devint la doctrine officielle de l'Église. La décision pontificale
fut incorporée dans la loi canonique et constitua un article de doctrine dans la
Somme de saint Thomas d'Aquin. On mesure sans mal l'écart considérable qui
sépare la punition non modulable de la matérialité de l'acte, susceptible, lui,
d'une infinité de gradations dans une mesure de « gravité au sens classique du
droit pénal. Disons bien « matérialité » de l'acte. Parce que si, précisément, une
telle inadéquation apparente se fait jour entre la condamnation et l'acte, cela
conduit évidemment à en rechercher la dimension effective en dehors du registre
UNE FEMME EST BRÛLÉE

matériel. De ce point de vue, le relaps devient le support désigné par l'Inquisition


pour fixer la limite de l'impossible si l'hérétique est le mal, le relaps est l'inconnu
inacceptable. Cela est tellement vrai qu'après avoir porté la signification de la faute
répétée, le terme « relaps » dérive vers des définitions qui n'ont qu'un assez lointain
rapport avec cet acte fondateur de la répétition sera « relaps » le prisonnier évadé
ou le converti qui « ne dénonçait pas tous les hérétiques à sa connaissance après
avoir juré de le faire », bref, tout ce que l'Inquisition ne réussit pas à contraindre
le relaps devient le négatif de l'institution, et aussi le sens profond de sa quête.
Alors, ce qui apparaît ainsi en transparence comme l'aveu implicite d'un échec de
la conversion sous contrainte vient révéler, au-delà de la gêne ainsi manifestée par
le Saint-Tribunal, quelques ressorts plus secrets de son mécanisme. En particulier,
l'emploi de cette forme métonymique éclaire l'explication qu'en donne Francisco
Pena Le relaps, en retombant, « avoue qu'il ne s'était pas auparavant sincèrement
converti ». Comment ne pas rapprocher alors cette interprétation singulière de
l'aveu la forme comme preuve et aveu du fond de l'étymologie du terme
même? Relaps: double lapsus, erreur redoublée, re-chute. De la torture des
« vacillants » au bûcher des relaps, les condamnations sont administrées l'une comme
l'autre sans autre forme de procès. L'Inquisition sait aller à l'essentiel lorsque les
catégories de l'inconscient sont en jeu.
Et ce lien est sans doute suffisamment fort pour qu'à ce stade on souhaite
opérer une rupture avec les mécanismes de pensée de l'Inquisition mêmes, avec
leur circonspection toute pateline et leur savante architecture en trompe l'œil.
Pour en venir au cœur du sujet, et s'interroger sur ce que recherche véritablement
l'Inquisition.
La question n'est pas -de pure forme, à l'instar de ces « questions d'école »
dont Pierre Legendre a retracé la trajectoire médiévale. Elle s'apparenterait bien
plutôt à la questio sabbatina, la fameuse question sabbatine, celle qu'on ne se pose
que le samedi afin de ne pas déranger le public hebdomadaire, car « on ne pourrait
l'énoncer sans provoquer l'effroi des bacheliers ». Et l'on admettra que ce terme
d'effroi n'est pas trop fort si l'on veut bien considérer qu'à l'origine, l'Inquisition
est combat contre l'hérésie.

L'hérésie, étymologiquement, c'est le choix. « L'hérésie est une conclusion


dont le choix vient de l'entendement humain, en contradiction avec l'écriture
sainte, et qui est énoncée publiquement et soutenue avec obstination », écrit Robert
de Grosseteste au xn~ siècle. L'hérésie suppose que l'individu ne se satisfait pas
de la présentation globale du dogme, et conteste un article de foi. Il « choisit là
où la révélation commande d'accueillir comme vérité indiscutable et surtout
indivisible. L'hérésie est donc mouvement; l'hérétique bascule dès lors qu'il met
en jeu cet imperceptible décalage cette vacillation de l'esprit qui lui fait,
soudain, poser cette question de trop qui marque la limite dépassée de l'acceptable.
LE MAL

« Capturez-nous les renards qui ravagent les vignes », reprend saint Bernard dans
Le Cantique des Cantiques pour illustrer son propos sur l'hérésie

« Que celui qui a convaincu d'erreur un hérétique, réfuté sa doctrine, distingué


clairement la vérité du vraisemblable, qui avec toute la force de sa logique a
dénoncé le mal en chaque point précis où il se cache, et réduit à merci l'intelligence
dépravée qui se dressait contre la science de Dieu, ne pense pas n'avoir rien fait.
Il a véritablement saisi le renard qui ravageait les vignes, même s'il ne l'a pas
converti; il l'a capturé pour l'Époux et l'Épouse. »

Ce commentaire du Cantique par le moine de Clairvaux, que l'Église enverra


dans le Midi des 1145 soit au tout début de l'hérésie « albigeoise » afin
d'apprécier la nature et l'étendue du problème, vient doublement éclairer le contexte
dans lequel est pensée l'hérésie à son origine. Le choix du chant d'amour, même
si le verset doit être interprété de manière allégorique, ne laisse guère de doute
quant au fond. Faut-il rappeler comment se développe la métaphore de la vigne
dans le chant sacré?

« (.) Ils m'avaient fait gardienne de vignes. Et j'ai laissé un vendangeur pénétrer
dans ma propre vigne! (.) Allons, mon bien-aimé, sortons à la campagne (.) Dès
le matin nous irons aux vignes, nous verrons si la vigne a fleuri, si le bouton s'est
ouvert. (.) Ma vigne, j'en suis la maîtresse et je t'en offre les raisins. »

C'est bien cette vigne-là, ce fantasme d'une sexualité prometteuse, pulpeuse,


et ritualisée à la fois (quoi de plus symbolique du couple nature/culture que le
cycle de la vigne et du vin?) que viennent ravager les renards hérétiques. Et dans
sa colère ouverte, saint Bernard laisse transparaître sans ambiguïté la nature de son
interrogation

« Il est écrit au livre des Proverbes que la gloire des rois, c'est de cacher leurs
secrets, mais la gloire de Dieu, c'est de les révéler. Vous refusez de révéler le vôtre ?
Vous refusez donc de glorifier Dieu. (.) Qu'avez-vous de commun avec eux (les
apôtres)? Peut-être le fait que vous vous entourez de femmes? Mais non Vous
vous enfermez avec elles. Il n'y a pas de scandale à marcher en public avec des
femmes; mais il y en a à demeurer avec elles. Qui donc aurait soupçonné les
mœurs de ceux qui ressuscitaient les morts? Faites de semblables miracles et je
consentirai à prendre pour un homme la femme avec qui vous couchez. Vous ne
tentez rien moins que d'usurper les privilèges de ceux dont vous n'avez pas la
sainteté avoir sans cesse une femme à ses côtés et rester chaste, n'est-ce pas un plus
grand prodige que de ressusciter les morts? »

Question sabbatine, en vérité. « Pour moi conclut saint Bernard je croirais


plutôt à vrai dire que ces gens-là hésitent à divulguer quelque mystère honteux. »
UNE FEMME EST BRULEE

On savait déjà, et ce depuis l'Antiquité, que le renard occupait une place à


part dans le bestiaire imaginaire astucieux et insaisissable, il incarne la Mètis par
sa capacité à ourdir des ruses et à renverser la situation en sa faveur. S'il se
renverse ainsi, c'est parce qu'il est lui-même, comme la Mètis, puissance de
retournement. Tel est donc le « choix » du renard, comme celui de l'hérétique ne
pas laisser prise à l'interprétation, sauf à l'entraîner vers les rivages de l'indicible.
Il le paiera cher, infiniment cher, à la mesure du risque fantasmé par son
interlocuteur. L'hérétique, dira l'évêque Lucas de Tuy, justifie par comparaison
l'infidélité des Juifs, sa souillure purifie l'immonde folie de Mahomet, son ignominie
fait paraître chastes jusqu'à Sodome et Gomorrhe. Les mots, à l'évidence, manquent,
signe incontestable que l'on se trouve vraiment là au point limite de leur utilisation.
Et peut-être est-ce à partir de ce moment-là, lorsque s'élabore ce pressentiment de
saint Bernard, cette idée selon laquelle l'hérétique a quelque chose de honteux et
de mystérieux à cacher, que peut se déployer la dynamique de l'Inquisition et se
construire cette mécanique entièrement tournée vers la Question. Une question
essentielle, tellement refoulée et tellement menaçante qu'elle glisse de son sens
pour venir signifier la torture. Une question qui va décrire la chronique de
l'Inquisition dans sa dérive toujours plus proche de l'expérience originelle d'effroi.
Les hérétiques, dans la représentation qu'en donnent Bernard Gui et Nicolau
Eymerich, sont passés maîtres dans l'art de ne pas répondre aux questions qu'on
leur pose. Mais si l'Inquisition existe, si cela « fonctionnependant plus de trois
siècles (et encore plus longtemps en Espagne) n'est-ce pas aussi, en dehors de toute
considération d'ordre économique ou politique, parce qu'un certain espace de
parole a pu se mettre en place, accepté de part et d'autre, par l'inquisiteur comme
par l'hérétique, un espace virtuel « entre voix et chairqui les réunit dans leur
impossible dialogue ? Inversons les termes et si l'Inquisition, ce n'était avant tout
que ce dialogue autour d'une question absente, mené avec d'autant plus de passion
que l'on se rapproche du sujet? « Tu brûles!» répond l'enfant, en forme de lointain
hommage à cette autre curiosité qui, un jour, s'est enquise de ce que signifiait,
fondamentalement, la remise en cause de l'unité du dogme.

S'en rapprocher, ce sera faire un saut d'environ trois siècles après la mission
de saint Bernard. Pour remonter de l'Occitanie aux rives de la Seine et retrouver,
à l'issue du parcours français de l'Inquisition, la vraie figure de sa passion. En
Jeanne d'Arc. « Hérétique, relapse, apostate, ydolastre », comme le rappelait le
parchemin posé sur sa tête lorsqu'elle fut suppliciée.
La passion de Jeanne, c'est l'histoire tumultueuse de ses échanges, avec Dieu,
avec le roi et avec la loi un jeu de la mourre bien particulier pour celle qui ne
cessa, sa vie durant, de clamer le droit de parler sa différence en retournant en
permanence l'ordre établi du discours. La voix, d'abord, qui inverse à l'origine la
LE MAL

relation de prière. Elle sera présente tout au long du procès comme référent virtuel
susceptible de démontrer l'hérésie de Jeanne

« Interrogée si cette voix avait point mué aucune fois sa délibération, répond
qu'elle ne l'avait jamais trouvée en deux paroles contraires. (.) Interrogée si (la
voix) lui donna conseil sur certaines choses, répond que sur certains points, elle a
eu conseil. Item aussi que sur certaines choses, on pourra lui demander réponse,
mais elle ne répondra pas sans congé; et si elle répondait sans congé, par aventure,
elle n'aurait pas les voix en garant. Et quand j'aurai congé de Notre Seigneur, je
ne douterai pas de répondre, car j'aurai bon garant. »

La voix est le lieu privilégié de l'échange entre Jeanne et ses juges, la carte
maîtresse de son jeu, mais également la plus périlleuse à jouer. Elle permet cet
infime décalage, de temps, de lieu, ou d'interprétation qui donne toute sa dynamique
au procès et qui crée la tension dramatique des débats, dont elle apparaît vite
comme le principal sujet. La voix est le support de la question non posée, dans
cette distance même qu'elle incarne. S'interroger sur sa nature serait de ce fait un
évident contresens; en revanche, il est possible d'écouter Jeanne lorsqu'elle évoque
ce que représenta, pour elle, l'apparition de la voix. Bien qu'elle soit restée
généralement assez discrète sur ce point, elle fut en effet suffisamment explicite
au détour de l'une de ses réponses devant le Tribunal « La première fois que j'ai
entendu la voix, j'ai promis de conserver ma virginité aussi longtemps qu'il plairait
à Dieu.» Somme toute, la réponse à la Question.
Alors, procès politique ou procès d'hérésie, le problème n'est pas véritablement
là. Ou plus exactement il se situe également ailleurs. Ce qui fait la force du procès
de Jeanne, c'est l'exemplarité de cet échange autour d'une question absente, cette
invention discursive permanente, cette fête de la parole au rebord tendu d'une
mise à mort annoncée. Et avec ce procès se décante une bonne part de la procédure
même de l'Inquisition nul emploi de la torture physique à l'encontre de l'accusée;
les mots seuls devraient suffire, dans leur puissance même, à révéler le mal ou à
l'écarter. D'une certaine manière, on est bien loin des « astucesdes Béguins ou
autres Cathares que Bernard Gui s'ingéniait à désamorcer par des « astuces o
équivalentes. « Êtes-vous en état de grâce ? » questionnent les juges. « Si je n'y suis,
Dieu veult m'y mettre; si j'y suis, il veult m'y tenir », répondra la Pucelle. N'est-
ce pas là, par transposition, une admirable réponse à une interrogation non moins
claire sur l'être-femme de Jeanne, sur la menace qu'elle fait peser, et sur
l'irrémédiable incertitude qu'elle porte en elle? L'anatomie, c'est le destin.
On sait que les choses ne se déroulèrent pas jusqu'au bout de cette manière.
Si, pour certains, parler la femme, et l'entendre pouvaient suffire à circonscrire le
mal, pour la plupart, à défaut de toucher la Pucelle, au moins fallait-il la voir, et
la voir souffrir, de préférence. S'appuyant sur le Deutéronome et sur l'Épître aux
Corinthiens, les juges s'en prirent donc à son habit et à sa coiffure la chevelure
UNE FEMME EST BRÛLÉE

n'a-t-elle pas été donnée à la femme en guise de voile? Pourquoi Jeanne porte-
t-elle les cheveux courts? Et ces vêtements d'homme, ne sont-ils pas le signe du
péché? Son habit était selon elle le symbole de sa mission. Dépouillée de son
pourpoint et de ses chausses pour revêtir une robe, elle devenait donc vulnérable,
et « avait bien à craindre ». Fut-elle alors violée en prison par « un lord qui se
serait patriotiquement dévoué » ? Ou bien la tentative échoua-t-elle ? Michelet ne
tranche pas sur ce point. Nous le suivrons en revanche sans hésitation lorsqu'il
mentionne qu'« en lui ravissant sa virginité, on devait sans doute détruire cette
puissance occulte dont les Anglais avaient si grand'peur; ils reprendraient courage
peut-être s'ils savaient qu'après tout ce n'était qu'une femme ».
Paradoxe du procès, c'est parce que Jeanne reprit les vêtements d'homme
qu'elle fut convaincue d'hérésie répétée. Relapse, elle le devait non à ses actes,
encore moins à ses dires, mais au choix d'un habit, à une couverture. Qu'elle, qui
avait incarné l'inconnu de la femme, choisisse de vivre sa pénitence sous les aspects
de l'homme, c'était là sans doute une provocation trop forte pour qui avait pu, au
cours du procès, se rapprocher du sens de son mystère. Restait à exécuter la
sentence, dont le cérémonial fut à la hauteur du procès. Le Journal d'un bourgeois
de Paris en rapporte le témoignage suivant

« Elle périt bientôt et sa robe fut toute brûlée. Puis on tira le feu en arrière et,
pour que le peuple n'ait plus aucun doute, il la vit toute nue, avec tous les secrets
que peut et doit avoir une femme. Quand cette vision eut assez duré, le bourreau
remit un grand feu sous son pauvre cadavre qui fut bientôt calciné et les os et la
chair réduits en cendres. »

Mais que crut donc voir le peuple de ces « secrets » ?


Ce 30 mai 1431, sur la place du Vieux-Marché à Rouen, une page se tourne.
La période des Mystères se clôt sur la mise à nu de la Pucelle. Le Moyen Âge va
prendre fin. Dire que l'Inquisition en a décrit la trajectoire serait sans doute
excessif; mais on ne peut manquer de relever cette sourde concordance entre
l'institutionnalisation d'une curiosité essentielle, à la recherche éperdue du mal, et
la lente maturation d'une société qui va déboucher sur la Renaissance. Que l'hérésie
et l'Inquisition aient su trouver un langage commun pour opérer cette forme de
perlaboration complexe, voilà qui semble donner l'une des clefs essentielles de
cette mutation.

C'est donc cinq siècles plus tard qu'un autre hérétique non moins célèbre
apprend en souriant que les nazis ont fait de son œuvre un grand autodafé.
Un an auparavant, Freud écrivait « Sur la prise de possession du feu », un
LE MAL

essai lourd de son histoire, comme le note Strachey, qui en file la trace, de Dora
au Malaise, en passant par l'Homme aux loups. Dans l'entrecroisement des textes
échelonnés sur près de trente années, la perspective, proposée par Freud lui-même,
est claire le feu, c'est celui qui fait brûler nos sens, et le renoncement à son
plaisir conditionne le passage à l'état de culture. Prométhée en témoigne, de façon
complexe cependant, puisque à la fois il fait la démonstration du caractère bénéfique
de la renonciation pulsionnelle, et il « exprime cependant ouvertement le ressen-
timent que l'humanité menée par ses pulsions a pu éprouver contre le héros
culturel » Prométhée, enchaîné à un rocher, était condamné à avoir son foie
dévoré chaque jour par un vautour. « Nous savons, ajoute Freud, que l'exigence
de la renonciation pulsionnelle et l'accomplissement de cette renonciation pro-
voquent l'hostilité et l'agressivité et que c'est seulement dans une phase ultérieure
du développement psychique que celle-ci s'est transformée en sentiment de
culpabilité. » Le passage à l'état de culture ne se fait donc pas sans bruit dans
toute renonciation pulsionnelle sommeille, pour une durée variable, un tortionnaire
en puissance.
Lorsque Freud, un an plus tard, apprend que ses livres brûlent, il ne peut
manquer d'être frappé par deux éléments complémentaires sinon contradictoires.
D'abord, à l'évidence, la résurgence du caractère sacrificiel de l'opération, inscrite
dans la lignée des pogroms de Juifs qui ont émaillé l'histoire de l'Europe centrale.
Mais, par un curieux retournement, cet autodafé le ramène, lui l'« inventeurde
la libido, le voleur d'un secret du même ordre que la découverte du feu, au contact
d'un châtiment équivalent à celui de Prométhée. Se souvient-il alors qu'anticipant
la scène il avait confié, en débarquant quelques années plus tôt aux États-Unis,
avoir le sentiment d'y apporter la peste?
Alors, se faufile peut-être dans son esprit, recouverte et exorcisée par le
sarcasme, cette pensée déjà ancienne selon laquelle la psychanalyse, l'hérésie et
l'Inquisition, après tout, ce n'est pas sans rapports.
Pensée ancienne, car s'il est à vrai dire peu question du célèbre Tribunal dans
l'oeuvre freudienne guère plus de quatre références, tous les quinze ans environ
la première mention intervient dès 1900, dans L'Interprétation des rêves. Elle
reste anecdotique et relate le rêve d'un malade pris par un accès de goutte qui
s'imaginait torturé par l'Inquisition. En revanche, les trois autres références deux
en 1914, dans une note ajoutée en bas de page du même ouvrage, puis dans
L'Homme aux loups, et une en 1932, à l'occasion de l'échange avec Einstein ne
manquent pas d'intérêt pour notre propos.
En 1914, donc, Freud ajoute une note à L'Interprétation des rêves. Évoquant
Hildebrandt et sa représentation du rêve comme révélateur des tèntations diurnes,
il précise « Il n'est pas sans intérêt pour nous de savoir quelle attitude prenait
l'Inquisition à l'égard de ce problème. On trouve le passage suivant dans le
Tractatus de Q~CM Sanctissimae Inquisitionis de Thomas Carena, Lyon, 1689 Si
UNE FEMME EST BRULEE

quelqu'un profère en rêve des paroles hérétiques les inquisiteurs examineront sa


conduite, car ce qui nous préoccupe dans la journée reparaît ordinairement dans
nos rêves. »
L'inquisiteur sait; traquez le rêve, vous prendrez l'hérétique. La même année,
Freud reçoit les confidences de l'Homme aux loups qui lui fait part de son intérêt
pour Jean Huss. « La sympathie pour Huss éveille dès lors un soupçon tout à fait
précis; je l'ai souvent trouvée chez des patients adolescents et j'ai toujours pu
l'élucider de la même façon (.) Huss meurt par le feu; il devient, comme d'autres
qui remplissent la même condition, le héros des anciens énurétiques. Traquez
l'hérétique.
En 1932, la Société des Nations s'interroge sur ce qui pourrait ramener une
paix durable sur la terre. Freud est sceptique « Parfois, en entendant parler des
atrocités de l'histoire, nous avons l'impression que les motifs idéaux n'ont servi
que de prétexte aux appétits destructeurs; d'autres fois, s'agissant par exemple des
cruautés de la Sainte Inquisition, nous pensons que les motifs idéaux se sont
imposés à la conscience, et que les motifs destructeurs leur ont apporté un renfort
inconscient.La distinction est de taille ce sont bien les motifs idéaux qui ont
structuré le dispositif; Thanatos est là de surcroît. On ne peut manquer de relever,
un an avant la sinistre répétition de Berlin, elle-même prélude à de plus amples
développements, cette prise de position de Freud vis-à-vis de l'Inquisition, dans la
mesure où elle reste assez ouverte, voire passablement ambiguë. Assumerait-il ainsi
une position assez traditionnelle de l'Église, et notamment des Dominicains, sur le
passage très progressif de la persuasio à la coercitio? Admettrait-il ainsi dans la
démarche contre les risques de l'hérésie un fondement positif que seraient venues
corrompre les tendances destructrices inscrites dans les fureurs populaires? Il est
vrai, après tout, que les bûchers étaient d'abord un phénomène laïc repris tardivement
par l'Église. Mais ne peut-on proposer une autre voie, après cet essai préalable
d'interrogation sur le sens même de la Question inquisitoriale?
En 1933, ses livres brûlent, et Freud sourit. Faisons une hypothèse sacrilège
qu'au-delà des cruautés qu'il dénonce, ce fantastique travail de la question, cette
organisation méthodique de la curiosité qui fait surgir, en rêve ou dans la réalité,
l'inconscient et le sexuel, que toute cette mécanique inquisitrice du découvrement
le fascine tout autant qu'elle l'horrifie. Et que, retournant son propre mot d'esprit,
il n'y découvre avec nous sa propre part maudite, le dire-inverse du sarcasme le
ramenant, l'espace d'un éclair, dans la réalité de la cure et dans l'indicible violence
qui accompagne l'amour de transfert « Quel progrès nous faisons! Au Moyen Âge,
je les aurais peut-être brûlés. »
Après tout, nous retrouverions là un juste retour des choses sur l'étrange
filiation qui, cinquante ans plus tard, fait de Jeanne l'égérie de certains antisémites.
Qui sait d'ailleurs, au fond, si son supplice ne fait pas partie des détails de
l'histoire?. Une chose est sûre toutefois: le nom du jeune dominicain qui, de sa
LE MAL

voix bien réelle, celle-là, est entré dans la cellule de Jeanne en cette aube du
30 mai 1431 pour lui annoncer la sentence: Jean Toutmouillé. Cela ne s'invente
pas.

JEAN MÉNÉCHAL

RÉFÉRENCES

Bernard Gui et son monde, Cahiers de Fanjeaux, n° 16, Privat, 1981.


Cantique des Cantiques.
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VERRILL (A.H.), L'Inquisition, Paris, Payot, 1932.
ZERNER-CHARDAVOINE (Monique), La Croisade albigeoise, Paris, Gallimard, 1979.
Jean Clair

LA VISION DE MÉDUSE

Regarder, qui a même racine que warten et to ward, c'est non seulement
envisager le monde, c'est aussi se protéger, faire attention, être sur ses gardes.
Regarder, dans la réitération de son allant, c'est aussi le phénomène de retourner
son regard en arrière pour vérifier qu'on n'est pas suivi, ni menacé. L'artiste, en
tant qu'il regarde, est le gardien obstiné d'une règle du voir, d'une théorie du
savoir, qui existait avant lui et qu'il utilise. Mais il est aussi celui qui, rompant la
garde, s'avance et qui, au risque de se perdre, affronte le regard qu'il a cru lui
être destiné. Excursus périlleux d'un œil solitaire et vulnérable, le processus dans
lequel s'engage l'artiste, s'il est assuré par les règles de son métier, l'ars pingendi,
par la connaissance qu'il a de son art, ne le garantit pas de ne pas devoir mettre
en jeu sa vie et d'abord la vie de ce qui lui permet le regard, son œil.
Car tout art, traitant des choses visibles, traite d'abord et met en scène l'organe
qui nous permet que le monde soit, à nos sens, doué d'une visibilité, l'œil, le globe
oculaire. Tout art, dans ses principes d'organisation et dans ses risques de
désorganisation, dans ses effets de cohérence et d'incohérence, dans ses manifes-
tations de désir et de désordre, est une métaphore de la vision, à la fois comme
aptitude physiologique de la vue, et comme emblème de notre pouvoir de changer
le chaos en cosmos.
Lorsque Mantegna, aux Eremitani, à Padoue, fait usage de la regola prospettiva
pour figurer les claies d'un treillis, il ne fait pas qu'utiliser, au demeurant d'une
manière admirable, un procédé projectif garanti par la mathématique austère de
la quadrattura. En figurant sous le treillis l'œil du tyran transpercé par une flèche,
il emblématise le processus périlleux qui fait que l'œil du peintre, c'est aussi le
regard menacé de l'autre et que les tracés de l'art de la perspective ne sont pas
moins dangereux que les traits de la balistique. L'artiste, dans ce processus, est le
héros qui réussit l'écart, infime mais décisif, qui lui permet d'éviter le coup mortel
et de se saisir de ce qu'il avait envisagé. C'est ce que, de l'art d'Occident, depuis
la Renaissance, depuis Léonard, on pourrait nommer la scène originaire l'œil voit
le monde mais, s'il le voit, c'est qu'il est aussi menacé par lui. Ce que nous
LE MAL

nommons « art », à désigner par là non seulement l'habileté à figurer des effigies
mais toute forme de savoir et de métier, est la parade, la garde, la sauvegarde, la
somme de savoir et de ruse patiemment élaborée devant ce défi.

Adam et Ève, dans le jardin d'Éden, n'ont pas conscience d'être nus et ne
savent pas ce qui les distingue. Lorsque, soumis à un démon à forme de serpent,
ils souhaitent posséder cette connaissance, le fait est, dit la Bible, et l'affirmation
est inattendue, que « leurs yeux s'ouvrirent ». Faut-il en conclure que nos premiers
parents, qui jouissaient des délices du jardin d'Éden, étaient privés du sens de la
vue et que leur vie sensible se réduisait à la félicité de l'odorat, de l'ouïe, du
toucher et du goût?
Retenons, en tout cas, du verset biblique que les yeux qui s'ouvrent sont une
conséquence du mal et que le fait de pouvoir voir introduit la connaissance au
cœur de l'être, c'est-à-dire le savoir de la nature de la différenciation sexuelle.
Voir, c'est d'abord voir qu'on est un sexe, c'est-à-dire un être séparé. Voir est un
phénomène indissolublement lié au voyeurisme, c'est-à-dire à la fascination de la
différence sexuelle. On était jusque-là plongé dans l'indifférencié aveugle on voit,
c'est-à-dire qu'on perçoit une distance entre soi et le reste du monde. Avoir les
yeux ouverts, c'est se sentir pris sous le regard de Dieu. Ce que l'homme voit,
ouvrant les yeux, c'est un Regard, qui le regarde. L'homme et la femme, désormais
distincts, portent alors la main à leur sexe et s'enfuient, mortifiés. C'est ainsi du
moins que Masaccio les a représentés sur la fresque du Carmine. L'homme et la
femme, êtres devenus visuels et créatures prises sous la vue d'un Être supérieur,
se savent dès ce moment soumis à la mort qui est la sanction du corps sexué,
puisque un organisme non sexué, la bactérie par exemple, la forme primitive du
protozoaire, ne connaît pas la mort. Dans Le Banquet de Platon, Aristophane nous
rappelle que dans les mythographies primitives, l'être humain était parfait. Possédant
quatre bras, quatre jambes, et le tout à l'avenant, il était de forme sphérique, d'une
complétude qui excluait le désir, Éros, et sa sanction, la mort.
L'œil, le plus intellectuel des cinq sens, symbole quasi universel de la
connaissance, est alors cet indice anatomique qui, dans le corps humain, scelle le
destin biologique de l'individu; il rappelle à la vérité du corps comme sexe, corps
séparé d'une unité première.
L'œil, ce qui nous permet de tenir le monde à distance, de nous distinguer
de lui, est aussi ce qui, dans le corps, nous rappelle à notre destinée d'être détaché
d'un tout originel. Regarder, c'est donc vouloir combler ce manque, porter son
regard vers cela que nous ne sommes plus. Cette « visufération » à désigner par
ce néologisme ce que certains psychanalystes appellent parfois la « pulsion sco-
pique pareille à la vocifération du forcené, pareille à l'horripilation du poil
LA VISION DE MÉDUSE

dans un état d'effroi, est, comme tout acte extrême, passible de la mort celui
qui porte son regard sur cela qu'il lui est interdit de voir, car précisément c'est
cela qui n'est pas lui, court, en découvrant la vision de ce tout autre que lui, le
risque de l'aveuglement.
Antérieures de plusieurs siècles aux premières figurations de la Gorgone, les
effigies de culte primitives, certaines idoles de culte mycéniennes, par exemple,
apparaissent toutes marquées d'une étonnante exophtalmie. Ces yeux violemment
exorbités, ce regard terrifiant, dès l'origine des premières représentations humaines,
quand la culture était encore liée à une vision religieuse du monde, antérieure à
la fondation du logos grec', semblent dire la nécessité de conjurer la peur du sexe
en l'associant de manière indissoluble, et comme en la transférant, à la peur du
regard.

L'un des moyens de donner corps à la peur, de l'objectiver et par conséquent


de la rendre supportable, c'est de lui donner une figure. Détacher son regard de
soi en le modelant sous forme de simulacres et figurer l'effroi, c'est la possibilité
d'en supporter la vue.
Les premières œuvres que l'on dit aujourd'hui d'« artne sont pas nées du
besoin d'adorer des dieux ou de se concilier des puissances invisibles, mais de la
nécessité de conjurer la puissance des morts et d'en prévenir le retour parmi la
communauté des vivants. La religion et l'art ont ainsi une commune origine
l'un et l'autre sont nés de la nécessité de s'assurer la protection de l'au-delà. L'art
n'est pas issu, contrairement à ce que répétait Malraux, de la métamorphose des
dieux les artefacts produits par l'« art » anticipent les artifices des rituels religieux
et ils sont destinés à exercer les mêmes vertus les uns et les autres ont servi au
même propos. La statue telle qu'on l'admire aujourd'hui dans un musée n'est pas
que l'objet de culte qu'on adorait hier dans un temple, une fois que le dieu qu'elle
était supposée représenter aurait disparu. L'effigie en elle-même, et avant même
qu'on ait inventé l'intercession des dieux, avait pouvoir de protéger de l'intrusion
effrayante du monde de la nuit et des esprits. Aussi n'était-elle pas destinée à être
vue des humains. Regard tourné vers l'invisible, l'oeuvre enterrée dans les tumulus
n'est pas destinée au regard des vivants. Sans doute est-elle invisible parce que,
destinée aux morts, devenue ierôn ou sacrum, elle est littéralement sacrifiée. Elle
ne doit donc plus croiser le regard des humains. Mais aussi parce que, participant
du royaume des morts, elle est comme empreinte de son épouvante l'oeuvre est
frappée d'invisibilité parce que nul être vivant n'en pourrait supporter la vue.
« Tout ange est d'angoisse, écrit Rilke, dans l'une de ses Elégies. et le beau

1. Jean-Pierre Vernant, Les origines de la pensée grecque, Maspero, 1962, p. 7.


LE MAL

n'est que ce seuil du terrible qu'encore nous supportons.Qui, aujourd'hui que


les musées se dédient à la visibilité forcenée des œuvres, multipliant les procédures
qui nous livrent le moindre de leur aspect sous le flux excessif des projecteurs et
le long de cimaises éblouissantes, qui donc en ce siècle qui a fait de l'art le
triomphe institutionnalisé des Lumières, pourrait encore comprendre que durant
des siècles, voire des millénaires, et jusqu'à la fin du xin" siècle encore, l'œuvre
n'était pas destinée à être aimée et goûtée du regard des vivants, mais à être
abandonnée au regard des morts ou au regard des dieux' ? Qui soupçonne encore
le pouvoir terrifiant qu'elle était à l'origine supposée détenir, pouvoir qui garantissait
l'ordre et la continuité du monde des choses visibles auquel elle n'appartenait pas
et parce qu'elle ne lui appartenait plus?
Aussi comprend-on mieux le statut particulier qu'entre les dieux et les démons,
la figure de Méduse a longtemps occupé. Effigie monstrueuse et inenvisageable,
elle campe aux portes de l'Hadès elle est la gardienne entre les deux mondes,
celui des vivants et celui des morts, celui des choses qui se voient et celui de ce
qui ne peut se voir, celui de l'ordre et de la raison et celui de la folie et du chaos.
Parce qu'elle participe des deux royaumes, sa nature, tout au long de son règne,
sera double elle aussi, invinciblement ambiguë, de cette ambiguïté terrible que
Rilke soupçonnait dans la beauté tantôt effroyable et tantôt séduisante, tantôt
attirante et tantôt repoussante, comme il en est de tout ce qui touche au regard et
au sexe, de tout ce qui nous rappelle que nous sommes nés et que nous devons
mourir, ce /OM~ origo, ce lieu de fascination continue et d'horreur, cette ligne de
fracture, cette faille qui sépare en deux les vivants comme elle sépare les vivants
et les morts.

Qu'elle participe autant du monde de l'invisible que du monde des vivants,


cela peut aussi expliquer qu'elle ait été l'une des premières représentations
organiquement constituées que la statuaire ait osées ou réussi à produire à nos
yeux. Elle est parmi les plus primitives des représentations de l'au-delà. Elle est
aussi la plus durable nul artiste aujourd'hui ne saurait représenter Zeus ou Apollon,
sinon à des fins parodiques, mais le masque de Méduse continue de hanter les
représentations contemporaines de l'art.
C'est aussi de son ambiguïté qu'on pourrait déduire les avatars de sa
représentation. Ses absences prolongées durant de longues périodes de l'histoire
ou, au contraire, l'insistance de son effigie et comme sa hantise à d'autres époques
montrent la duplicité de son charme. Signal d'épouvante, mais aussi arme défensive
contre les pouvoirs du mal, elle apparaît plus volontiers en ces époques où, dans
l'histoire des sociétés, dans le cours des mentalités, se déroulent ces moments
durant lesquels s'éprouvent un trouble, un désarroi, une incertitude face aux

1. Krzysztof Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux, Paris, Venise: xv/A' siècle, Gallimard,
1987, p. 30 et suiv.
LA VISION DE MÉDUSE

connaissances acquises. Lorsque les configurations usuelles du savoir, les rangées


des bibliothèques, les taxinomies accoutumées, les classifications auxquelles on a
été habitué se trouvent soudain bousculées, dérangées, remises en cause et que le
désordre menace, il semble que dans les failles ainsi créées, le visage ancien de
Méduse réapparaisse et, avec lui, l'effroi de ce qu'il incarne.

À grossièrement parler, et pour reprendre la distinction que faisait Nietzsche


entre le dionysiaque et l'apollinien, on pourrait avancer que Méduse, en tant que
déesse incarnant les puissances du désordre et du radicalement autre que l'homme,
au même titre que Diane et que Bacchus, règne en ces périodes de flottement
entre culture et sauvagerie, entre vie et mort, entre l'état in-fans de l'inarticulé et
du cri et l'état adulte du logos qui sont aussi des périodes de passage.
Dans les époques d'équilibre, de « classicisme », de maîtrise, comme l'ont été
l'antiquité classique, la première Renaissance ou le xvn'" siècle, en ces moments où
l'homme a l'illusion, par l'exercice de sa raison, de dominer le chaos, voire de
l'ordonner, grâce à l'allant régulier de son esprit et grâce à une série de procédures
qui lui assurent le contrôle permanent de ses apparences par exemple la théorie
des proportions du corps humain dans le canon classique ou encore les règles de
la perspectiva artificialis au Quattrocento la figure de Méduse est le plus souvent
gracieusement hominisée on retient d'elle son aspect attirant et aimable. Domes-
tiqué, le monstre abominable n'est plus qu'une effigie à la douceur alexandrine,
souriante ou mélancolique, qui incarne les pouvoirs du regard humain d'élucider
les mystères. C'est que l'homme a tendance alors à projeter ses catégories sur le
monde et à l'anthropomorphiser.
Au contraire, dans les moments de trouble, d'inquiétude, de désarroi, que sont
les périodes d'initiation ou d'accession à la culture, comme le sont celles que l'on
dit « archaïques » ou encore les périodes de déclin et de doute, comme le sont
celles que l'on dit « maniéristes » ou « décadentes », et si relatives soient ces
catégorisations ainsi de la seconde Renaissance, après le sac de Rome, ou du
tournant du siècle dernier, dans la déroute des certitudes du scientisme c'est le
monde qui semble déborder l'homme par son chaos. Il ne s'agit plus alors
d'anthropomorphiser la nature, il s'agit d'affronter la naturalisation de l'homme.
Ce n'est plus l'homme qui regarde la nature et qui l'ordonne, c'est la nature, en
tant que radicalement autre que l'homme, qui le regarde et qui le pétrifie, qui le
transforme en feuillages, en rinceaux, en fleurs, en galets, en rochers, qui en fait
la proie d'une minéralisation ou d'une végétalisation, comme on le voit dans les
œuvres de Joos de Momper ou de Burne-Jones. Qui en fait aussi la proie d'une
métaphorisation de ses organes qui substitue les uns aux autres, le sexe et l'oeil,
l'anus et la bouche, le phallus et la vulve, comme Bellmer s'ingéniera à le
LE MAL

démontrer, si près de nous encore. Qui en fait enfin la proie d'une anabolisation
de sa substance qui le ramène à l'inorganique, au bios primitif, au chaos sanguinolent
d'où il est venu.
Alors réapparaît, ressuscité d'entre les morts, le visage ancien et effrayant de
la Gorgone éternelle. C'est elle qui, dans le discours harmonieux des puissances
divines, de l'ordre et de l'harmonie, introduit la discordance, la concordia discors,
le dévers, le ravis, tout ce qui, dans le cours de la pensée, traduit la manifestation
d'un saisissement.
Ce que le verbe français « regarderne connote plus, le terme allemand
Besinnung et mieux encore sa forme réfléchie, sich besinnen, réfléchir, rappeler,
méditer, se raviser, le traduisent au mieux une médusation du sujet. Le verbe
contient une ambivalence, qui renvoie à l'ambiguïté propre au masque méduséen.
Il signifie la pensée, un mouvement de l'esprit, un allant. Il signifie aussi un retour,
une répétition. Réfléchir, tout comme son équivalent dans le champ du visuel, re-
garder, c'est opérer une torsion, un fléchissement de la pensée, manifester une
hésitation, un arrêt, revenir en arrière, se retourner sur soi-même pour penser
quelque chose qui n'avait pas encore été pensé. La traduction par « se raviser »,
revenir sur ce que l'on pensait être la pensée droite ou directe, est des plus
intéressantes. Elle introduit la notion de « viser », qui contient l'idée du voir et du
visage le regard, comme un acte éventuellement offensif et donc mortifère. Se
raviser, sich besinnen, c'est donc retourner son regard en arrière pour modifier son
jugement. Mais c'est aussi fixer son regard sur, pointer quelque chose qui, en vous
croisant, a arrêté, a fixé votre pensée. Se raviser, c'est, par le retour de la pensée
sur elle-même, affronter un vis-à-vis qui vous vise et qui, vous visant, a arrêté le
cours normal des pensées et l'a, en quelque sorte, pétrifié. Ce que l'on redoute, ce
que l'on a peur de découvrir si jamais l'on se retournait, c'est précisément ce dont
on doute, à mesure que l'on s'avance.
Cette brève analyse du terme sich besinnen pourrait sans doute s'appliquer à
bien des traits par lesquels définir le phénomène de la médusation. Cette dernière
serait cet arrêt soudain de la pensée droite telle qu'elle se ravise, réfléchit et qui
répète, en l'outrant, donc en le déformant, en l'altérant jusqu'à lui conférer l'aspect
du grotesque et de l'obscène, ce vers quoi elle se retourne et qui a arrêté son
cours, le grotesque et l'obscénité n'étant autre chose que l'effet même de ce retour
sur soi. Il y a réflexion, mais dans la mesure où cette réflexion est un arrêt brutal,
il y a aussi déformation, outrance, altération, comme une grimace de douleur et
de stupéfaction. Ce que l'on découvre dans le reflet ne coïncide pas avec le
souvenir idéal que l'on gardait de ce vers quoi l'on s'était retourné.
Le mouvement même qui est réflexion, révision et ravis, produit donc un
sentiment de malaise, d'inquiétude, d'étrangeté, qui viendrait du fait que ce que
l'on découvre, en se retournant, en se ravisant, au lieu de nous ravir, nous stupéfie
et nous paralyse.
LA VISION DE MÉDUSE

On peut comprendre, de là, que la tête de Méduse ait été un motif élu de
tous ces mouvements formels, qui, de l'époque hellénistique tardive au néo-
classicisme, en passant par le symbolisme et les pré-raphaélites et avant eux, les
diverses formes du maniérisme, sont des styles qui se présentent non comme des
innovations mais comme des rénovations, des réflexions, des révisions mais aussi
des exaspérations d'un corpus formel antérieur à eux, vers lequel ils se retournent,
non sans parfois susciter, ce faisant, le sentiment d'une inquiétante étrangeté qui
serait celle d'un « déjà-vu » que l'on ne reconnaîtrait pas.
Révision et ravis ce sont bien là les effets d'une médusation par laquelle,
paradoxalement, la pensée se manifeste, non plus comme éclaireur de ce qui va
être, comme « avant-garde », comme novation, mais comme réitération déformée,
re-gard, répétition convulsée et mortifiée.
Car les mythes, les légendes, les fables, les religions nous rappellent que le
fait de se retourner en arrière, sich besinnen, entraîne toujours une sanction, ou du
moins, par le fait même que l'on est inattentif à ce qui pourrait se présenter devant
soi, fait courir un péril. Cham qui se retourne pour regarder, en arrière, la nudité
de son père, Noé, est cloué au pilori de l'histoire. La femme de Lot qui se retourne
pour voir brûler Sodome est changée en statue de sel. Orphée qui descend dans
le royaume des ombres pour sauver Eurydice la voit disparaître au moment où il
se retourne pour vérifier qu'elle le suivait. Celui qui regarde en arrière n'y découvre
pas ce qu'il désire ou ce qu'il cherche il s'y laisse surprendre par ce qui l'attendait
depuis toujours, et cette surprise est de l'ordre de l'épouvante. C'est la tête de
Gorgô.
Et, bien sûr, cette épouvante n'est pas en soi une vérité objective c'est le fait
même de retourner sa pensée, c'est le fait de céder à la tentation de « réfléchir »
qui provoque la vision de l'épouvante et qui fait que là où nous nous attendions
à trouver une forme adorable ou désirable, nous découvrons son contraire absolu,
l'altérité radicale de la pensée, la bestialité de Méduse. La pensée, en tant que
réflexion, est fille de la peur. Le mouvement même de se retourner est toujours
dicté par le sentiment de l'angoisse. On se retourne parce que l'on a peur de ce
qu'il peut y avoir derrière soi et parce que l'on en éprouve la menace. Mais, à ce
faire, c'est découvrir sa garde, et c'est alors Gorgô qui nous saute aux yeux,
l'incarnation imprévue de notre peur.
On sait que Freud liait cet effet croire en se retournant retrouver ce qui
nous est le plus proche, le plus familier, le plus cher et se laisser saisir en fait par
ce qui nous est le plus inquiétant et le plus étranger à ce qu'il appelle
l'Unheimliche 1. Il désignait par là l'ambiguïté du heimlich lorsqu'il s'appréhende
sous la forme de l'Unheimliche le vernaculaire, l'intime, le familier peuvent être,

1. Das Unheimliche, 1919, trad. française, in L'Inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard,
1985.
LE MAL

dans le même instant, comme dans un visage maniériste à double lecture, comme
dans ces portraits qui, par un jeu d'optique, montrent tantôt un visage aimable et
tantôt laissent apparaître un visage monstrueux l'occulte, le caché, l'inquiétant.
Or l'inquiétant naît précisément de cette double lecture, de cette ambiguïté cachée
au cœur de la représentation qui nous la fait appréhender, simultanément, comme
familière et comme étrangère, comme désirable et comme repoussante. Le visage
de Gorgô est effroyable, mais il est aussi grotesque il suscite la peur, mais aussi,
dès qu'il s'est lui-même objectivé, pétrifié en masque, il est sa propre parade, le
risible. La seule exhibition du gorgonéion, passé le moment de stupéfaction, suffit
à conjurer l'horreur et provoquer, sinon l'éclat de rire, du moins l'inquiétude
amusée. Si l'inquiétante étrangeté vient du retour inopiné du bestial au sein d'un
univers domestiqué, inversement, la domestication de Méduse passe par la caricature
de ses traits, par la charge de « grotesque », de « bizarre », d'« étrange qui en fige
le mouvement sous le masque, et qui la ramène à ces figures de monstres inoffensifs
qui tout à la fois terrifient et font rire aux éclats les enfants.
On dit aussi, en allemand, heimliche Orte pour désigner les parties secrètes du
corps c'est précisément parce qu'on tient à elles comme on tient à la prunelle de
ses yeux qu'il est si périlleux de devoir les découvrir et les envisager. L'Unheimliche
est bien alors cette forme de retour du refoulé, ce ravis qui, loin d'être un aspect
du ravissement que nous en attendions, est une forme de l'épouvante, qui nous
fait découvrir la figure de l'inimaginable là où nous nous attendions à trouver
l'image de ce qui nous a été connu et cher depuis toujours, non pas cette orée,
cette bouche douce et connue, « ce sentier étroit et moelleuxdont parle Volkelt
d'où nous venons et vers lequel nous revenons toujours, comme si jamais nous ne
pouvions en épuiser, dans ce puits sans fond qu'il offre au regard, humide et
ombragé, les mille enchantements et les infinies douceurs, mais cet orifice exorbité,
cette bouche pleine de bruits et de fureur, cette oralité hurlante enfin d'où nous
avons été expulsés.

Freud, dans l'article qu'il lui consacre, en 1922, décrit la tête de Méduse pour
ce qu'elle est l'organe maternel adulte entouré d'une chevelure de poils dont la
vision jette l'épouvante dans le jeune adolescent qui y jette un œil 1. Du corps de
la mère, Méduse isole l'effet repoussant et terrible celui de l'interdit sexuel, tel
que l'incarne l'organe génital, celui qui est à jamais inapprochable. La comparaison,
outre ses fondements inconscients, semble a priori inspirée par une ressemblance
d'ordre formel. La vulve, couronnée de la toison, le vagin velu et bridé, avec ses

1. Das Medusenhaupt, 1922, trad. française « La tête de Méduse », in Résultats, idées, problèmes, II,
1921-1938, P.U.F., 1985, p. 49 et suiv.
LA VISION DE MÉDUSE

lèvres qui ressemblent à des paupières hypertrophiées, évoquent bien un œil à


demi fermé. Mais, à poursuivre la comparaison formelle, il faut la mener à terme.
S'il s'agit d'un œil, c'est un oeil vitreux, chassieux et sans éclat, un œil dont la
pupille s'est éteinte, dont l'iris mobile a été transformé en un trou noir et fascinant;
c'est en réalité un œil énucléé et glaireux dont la vision nous remplit d'angoisse
dans la mesure où ce regard, entre les plis et les poils, semble nous fixer sans que
nous puissions le voir. Plus qu'un sexe, c'est un œil maléfique qui est jeté sur
nous, et c'est le regard de la mort. C'est le mauvais œil qui nous rappelle au
parchemin dur et glacé du corps mort, à la rigidité cadavérique, qui nous rejette
dans le monde de l'inerte, du minéral, de l'aveugle.
Par quel mauvais sort, en effet, le sexe, qui est par excellence « la nature »,
ce qui donne la vie, ce d'où la vie est sortie, ce terreau sur lequel éclosent et
grouillent les formes infinies de la création, peut-il se changer en de certains
moments en cet anneau maléfique qui pétrifie la vie, suspend le mouvement, fait
refluer le sang dans les organes, fige les gestes, arrête le cours de la pensée au
point que les contes populaires n'exigent pas moins d'un héros pour redonner vie
aux habitants du Bois dormant et briser le cercueil de verre où une autre génitalité,
rose, jeune et souriante récompensera son audace?
Ce sexe effroyable, en tant qu'il emblématise et qu'il isole l'effroi du sexe,
n'est-il pas en lui-même la transposition anatomique d'un autre organe, la métaphorie
du regard maternel, de cet œil de la mère qui couve son enfant et qui, lorsqu'il
commet une faute, s'écarquille, devient vitreux, fixe, dur et épouvantable, glaçant
d'effroi celui qui se trouve pris sous lui? L'enfant grandit sous l'œil de sa mère,
tout autant qu'il grandit en s'éloignant du souvenir de son sexe. Jeter, rétrospec-
tivement, son regard sur l'organe génital de la mère, c'est donc retourner sur soi
pour revenir là d'où l'on vient et, du même coup, se mettre dans la position du
coupable sur qui pèse l'œil du châtiment. C'est, par une sorte d'invagination de
son être, courir le risque de revenir au cloaque, à l'état in-fans où l'on est privé
de paroles, de moyens d'expression, tout autant qu'on est menacé dans son identité
de petit homme et dans l'affirmation de sa virilité. Ces serpents qui sifflent soudain
sur nos têtes, c'est toujours pour nous, enfants des hommes, qu'ils sifflent, mimant
rictus et grimaces du nouveau-né.
La déesse aux yeux de chouette, Athéna Parthénos, exhibe, sur son égide,
ce symbole sexuel de l'effroi. Elle porte, pourrait-on dire, sur sa poitrine, le scalp
de sa féminité, à tout jamais inviolable. Or Athéna incarne deux choses, et se
présente sous deux aspects. Elle est l'intelligence, la raison, la philosophie. Elle est
aussi la déesse guerrière. Elle va au combat. Elle figure donc un type d'intelligence
qui précisément, ne s'embarrasse pas de « retourner en arrière ». Tout autant que
sa lance, emblème de cette pensée droite et aiguisée, elle montre le gorgoneion
derrière lequel elle se protège. Déesse virile, elle est la déesse d'une pensée sans
retour, d'un logos conquérant, Déesse protectrice de ce qu'il y a de plus humain
LE MAL

en l'homme, la faculté de raisonner, elle met en avant ce dont elle se protège, le


bouclier qui porte la face de l'Autre, de ce qui provoque l'aveuglement et la folie.
Freud rapproche ce geste apotropaïque de celui que le mythe grec attribue à
Baubô lorsqu'elle accueillit Déméter éplorée. L'hymne homérique rapporte que la
déesse, inconsolable de la perte de sa fille Proserpine, refusait nourriture et boisson.
Son hôtesse alors, relevant subitement sa robe, lui découvrit son bas-ventre.
Interloquée, la déesse sourit et accepta alors, nous rapporte Clément d'Alexandrie,
« la coupe aux reflets bigarrés où se trouvait le kykeon» 1, c'est-à-dire le breuvage
fait de farine, d'eau et de pouliot préparé par Métanire.
Des figurines incongrues en terre cuite, retrouvées à Priène, sont parmi les
représentations les plus connues de Baubô. « Elles figurent un corps de femme
sans tête ni poitrine, sur le ventre de laquelle un visage est tracé; la robe relevée
entoure cette sorte de visage comme une couronne de cheveux »
Cette « sorte de visageentouré « d'une couronne de cheveuxet qui par
ailleurs personnifie un sexe féminin serait donc un avatar de Gorgô. Entre Méduse
et Baubô, il y aurait plus qu'une ressemblance formelle et que la volonté
d'emblématiser le sexe féminin leur exhibition aurait le même effet conjuratoire
d'éloigner le mauvais œil.
Pourtant, Baubô suscite le rire, là où Méduse inspire l'effroi. La première tire
Déméter de son anoxerie et, en exhibant sa vulve, lui rappelle le pouvoir infini
d'enfanter. Là où Gorgô pétrifie en exhibant le sexe sous son aspect mortifère,
Baubo réanime en rappelant qu'il est bien source de vie.
Déméter, nous disent les textes anciens, est « ragaillardie » et elle est « déridée ».
Ragaillardie c'est qu'elle accepte d'introjecter cette virilité que Baubô lui propose
de manière si évidente, ou si l'on veut si obscène, en faisant saillir de sa vulve la
tête du petit garçon lacchos là où Gorgô tire la langue abominable qui fait d'elle
la femme phallique et fatale qui, de l'homme, saisit le sens et coupe court au
désir. Déridée c'est que son visage a repris l'aspect lisse et tendre de la peau d'un
jeune enfant, là où Méduse, à l'inverse, multiplie les replis et les rides d'un faciès
monstrueux. Des différents auteurs qui ont rapporté le mythe, Arnobe est le plus
disert « La déesse applique son regard au pubis et se repaît à la vue de ce type
inouï de consolation 3.»
La vision de Méduse est, pourrait-on dire, urticante, comme du contact de
l'animal homonyme elle brûle le regard de celui qui s'y applique et la douleur

1. Sur le mythe de Baubô, voir Ch. Picard, « L'épisode de Baubô dans les mystères d'Eleusis in
Revue de l'Histoire des Religions, 95, 1927, p. 220-255; G. Devereux, Baubô, la vulve mythique, Paris,
1983; M. Olender, « Aspects de Baubô, textes et contextes antiques in Revue de l'Histoire des religions,
t. CCII, fasc. 1, janvier-mars 1985, p. 1-55.
2. S. Freud, « Parallèles mythologiques à une représentation obsessionnelle plastique in Essais de
psychanalyse appliquée, op. cit., p. 83-85.
3. Cité par M. Olender, op. cit., p. 17.
LA VISION DE MÉDUSE

qui en résulte mène à l'issue fatale. Baubô au contraire est le « bon œil », le bain
du regard, le collyre inépuisable où sécher les larmes et apaiser l'irritation. Baubô
est une vulve faite œil, là où Gorgô est un œil fait sexe.
Plus exactement, dans ces étranges atopies par lesquelles se définissent, se
formulent, se formalisent, s'envisagent nos phobies et nos espoirs, Gorgô est un
sexe visualisé ou mieux encore une vulve facialisée. Baubô, à l'inverse, est un
visage sexualisé, une face envaginée, un regard qui précisément fait un clin d'oeil
à qui le regarde, là où le regard énucléé de Méduse nous plonge dans la mortification
la plus extrême.
Sans doute s'agit-il du même organe, sans doute s'agit-il, ici et là, d'en
ustensiliser les pouvoirs et de les domestiquer. Mais Gorgô nous rappelle au passé,
à la mère primitive dont l'accès nous est à tout jamais barré et vers laquelle tout
retour « en arrière signifie la mort, alors que Baubô est l'ouverture au futur, la
promesse réitérée d'engendrer, plus forte que tout deuil et que tout désespoir.
Aussi Méduse est-elle un corps dont on a démembré, isolé le sexe pour l'ériger
en tabou, et qu'il sera donc nécessaire de couper et de recouper toujours, chaque
fois que l'on voudra ne pas retomber sous sa fascination, alors que Baubô est un
organisme complet en lui-même, un corps plénier qui s'est, par plaisanterie, réduit
à l'apparence de ses « parties », mais dont la plénitude nous assure de l'innocuité
du « déguisement ». Dans le premier cas, on est dans l'ordre du fétiche, dans le
second dans l'ordre du travesti. Le premier terrifie, le second fait sourire. Ici le
rire du carnaval, là l'épouvante du carême. Baubô est une apparition thaumaturge,
Gorgô une manifestation thanaturgique. La première est une vieille fée, laide et
grotesque, dont on tirera mille bienfaits, la seconde une sorcière dont il faudra
sans arrêt conjurer le sort. Triompher de Gorgô, c'est pour le jeune adolescent la
possibilité de devenir adulte, tout comme envisager la vulve de Baubô c'est pour
la jeune femme surmonter son deuil.
Méduse et Baubô, toute deux personnifications du sexe féminin, jouent donc
des rôles symétriques pour l'un et pour l'autre sexe la première barre la route au
jeune garçon quand il accède à la virilité, la seconde console et réconforte la
femme pubère quand se pose à elle l'angoisse de devenir mère. Baubô et Gorgô
incarnent toutes deux le même organe, cet organe mélusine, cet organe Protée qui
tantôt inspire l'effroi et tantôt le désir, tantôt se présente comme une cavité et
tantôt comme une saillie, tantôt mortifie et tantôt régénère. Gorgô est le sexe
maternel désiré comme l'autre sexe, mais dont la fonction matricielle interdit à la
virilité de s'affirmer comme telle. Baubô est le sexe exhibé tel quel, dans sa
provocation obscène de « natureféminine, mais c'est pour rappeler à la femme
qui l'envisage sa fonction matricielle. Toutes deux, quand on a surmonté l'épreuve
qu'elles proposent à leur visiteur, sont le signe d'une maturation accomplie, qui
permettra à l'ordre du monde de se rétablir et de se perpétuer.
Faut-il d'ailleurs pousser le parallèle? Une fois que Persée a triomphé de
LE MAL

Méduse, du sang de la tête tranchée, uni aux flots de Poséidon, jaillit le cheval
ailé Pégase. Déméter, après qu'elle a surmonté son deuil, s'unit, elle aussi, à
Thelpousa, en Arcadie, au dieu de la mer et, de leur union naîtra l'éternel étalon,
Areion. Dans les poèmes homériques, les deux chevaux fabuleux sont semblablement
qualifiés « aux crins d'azur cyanochaité 1. Tous deux, nés de l'union des puissances
chthoniennes et de la mer, sont des symboles de fécondité, de lumière, de puissance
et d'ordre.
Remarquons une chose encore dans ces épreuves auxquelles la psyché est
soumise, aucun mot n'est échangé. Nul besoin ici, d'un « ramonage par la parole ».
Tout se passe en un clin J'~7. C'est l'homologie formelle entre l'œil et le sexe
qui permet, qui assure, qui autorise cette cure instantanée. Tout se passe comme
si, dans ces échanges de propriétés d'un organe du corps à un autre, le transfert
était immédiat, et ne supposait pas la verbalisation. C'est, aussi bien, que la parole,
c'était précisément ce qui, jusque alors retenu et maintenant délié, va pouvoir
désormais se substituer à ce jeu du regard et de l'œil, le commenter et le gloser
désormais, infiniment c'est l'énigme même de notre culture.

JEAN CLAIR

Ces pages sont extraites de Méduse, ouvrage à paraître en 1989 dans la collection
« Connaissance de l'inconscient » aux Éditions Gallimard.

1. A. Moreau, « La Race de Méduse: Forces de vie contre forces de mort", in Mort et fécondité
dans les mythologies, Travaux et mémoires, Actes du Colloque de Poitiers, 13-14 mai 1983, Centre de
Recherches mythologiques de l'Université de Paris X, Paris, 1986, p. 1-15.
Muriel Djéribi

ŒIL D'AMOUR, ŒIL D'ENVIE

Une mère arménienne, amenant son enfant pour la visite du 18' mois, se présenta
avec une brûlure du premier degré très étendue, couvrant son cou et la partie
supérieure de son dos. Interrogée sur sa brûlure, elle répondit que l'enfant avait
eu de la fièvre et avait développé de gros ganglions dans le cou peu après la visite
du 15e mois. La grand-mère maternelle fit le diagnostic du mauvais œil elle jeta
du plomb chaud, fondu, dans une assiette creuse et remplie d'eau pour déterminer
le suspect et chasser le mauvais œil (rituel appelé Sakbeh par les mères de langue
arabe). La mère mit le plat sur la tête de l'enfant. Le plomb fondu fut jeté trois
fois dans l'eau. La troisième fois, le plomb se sépara en granulés faisant un grand
bruit, « comme un boulet de canon ». Quelques granulés chauds se disséminèrent
et frappèrent la mère dans le cou et le haut du dos alors qu'elle se penchait sur
l'eau pour chercher l'image du suspect. À la grand-mère, ce bruit confirma le
diagnostic du mauvais œil et la brûlure sur le cou de la mère fut la preuve qu'elle
était coupable. Ce diagnostic fit que, très vraisemblablement, la mère se sentit
coupable et refusa les examens nécessaires, proposés par le laboratoire pour arriver
à un diagnostic adéquat

Ce témoignage provient d'une enquête sur la santé de l'enfant, faite au Liban


entre août 1960 et février 1962 par Jamal Karam Harfouche, auprès de mères
arméniennes, maronites et sunnites venues en consultation postnatale à l'hôpital
de l'université américaine de Beyrouth. L'importance accordée au mauvais œil par
les sociétés traditionnelles méditerranéennes dans toutes les maladies du nourrisson
et la crainte des mères à son égard pendant la période menacée de l'allaitement
impliquaient nécessairement que l'enquêteur le rencontre comme cause privilégiée
de la morbidité et de la mortalité infantile dans la majorité de ses interviews Ce
diagnostic, les mères l'ont déjà fait en arrivant à la consultation et J.K. Harfouche
laisse entendre qu'un savoir médical qui n'en tiendrait pas compte serait inefficace.

1. J.K. Harfouche, Infant Health in Lebanon. Customs and Taboos, Beirut, Khayats, 1965.
2. M. Djéribi, « Le mauvais œil et le lait », dans La Fabrication mythique des enfants, L'Homme,
janvier-mars 1988, n° 105, Navarin, p. 35-48.
LE MAL

Quand l'enfant est touché, reconnaître le porteur du mauvais œil et le nommer


est une affaire urgente car c'est déjà le neutraliser à moitié. Le diagnostic et la
nomination du coupable font partie intégrante de l'exorcisme et permettent la
guérison. Dans ce témoignage, la mère est amenée à faire le récit de la scène
rituelle qui a permis de prononcer sans contestation possible sa culpabilité la
reproduction en miroir, sur son corps, de ce qui affecte son enfant, en est la preuve
indubitable. La mère désignée par sa propre mère investie du pouvoir ancestral,
comme porteuse d'un regard qui menace son enfant nouveau-né dans son intégrité,
c'est là un cliché de la croyance au mauvais œil, une vérité d'évidence qui la porte
pourtant à son point le plus pathétique. En effet, l'agent du mauvais œil n'est-il
pas celui qui regarde l'enfant d'un œil ravi, qui le contemple avec délectation, qui
se remplit du contentement secret de sa croissance et des signes extérieurs de sa
bonne santé et qui peut donc plus que la mère être sujet à ce contentement
mortifère? Elle sait, mieux que personne, que se glorifier d'avoir un lait abondant,
s'exclamer sur la santé de son enfant ou sur le profit qu'il trouve dans l'allaitement,
entraîne immédiatement la disparition de ces avantages, que se laisser émouvoir
par la grâce de son nouveau-né et manifester son émotion est pressenti comme un
péché d'orgueil qui appelle aussitôt la punition divine. « Tais-toi! tu vas le prendre
d'œil! s'entend dire en Tunisie une mère qui se permet de se réjouir. « Aïn el
asoud, aïn el ouadoud'1 », disent encore les Arabes. Des « autres », il est peut-être
possible de se protéger mais de la mère qui dévore son petit des yeux en le
nourrissant, comment se défendre? Quelle peut être l'issue de cette dévoration
réciproque? Partout où la croyance au mauvais œil reste profondément enracinée
dans les consciences populaires, la mère est désignée comme l'agent principal de
cette force maléfique qui peut à tout moment révéler la fragilité du processus de
croissance du nouveau-né. Ce processus, elle le rend réversible en raison même
du fait qu'elle y est attachée à moins qu'elle ne prenne les mesures nécessaires,
prévues par la tradition, pour s'en prémunir.
L'amour maternel est donc perçu comme étant à sa source altéré par l'envie
qu'il faut à tout prix détourner de sa trajectoire mortifère. C'est la raison pour laquelle
les méthodes de prévention contre le mauvais œil s'adressent d'abord à la mère. C'est
elle qui suspend des amulettes sur le mur de la chambre, elle encore qui reste attentive
à ce que ne soient pas prononcées à l'égard du nouveau-né ou d'elle-même des
paroles admiratives, à moins qu'elles ne soient suivies de l'évocation du nom de Dieu,
seul capable de détourner le regard malfaisant caché dans toute louange. Chaque
visite réitère la menace qui met sa surveillance à dure épreuve, et la vie de son enfant
en danger. Pourquoi craindre, en effet, les femmes en visite qui, voisines, parentes
ou amies, s'empressent autour du berceau si ce n'est parce que en flattant la beauté
du nouveau-né et la santé de la jeune accouchée, elles incitent ce qui dans la mère

1. « Œi) d'amour, oeil d'envie.


ŒIL D'AMOUR, ŒIL D'ENVIE

ne demande qu'à s'épanouir, à se dilater jusqu'à porter ombrage à celui seul qui
décide de notre sort ici-bas? La menace extérieure de l'envie attribuée aux « autres »
ne serait que le déplacement d'un danger méconnu venant de la mère. « Barak Allah »
(Dieu te bénisse), « In'sha'llah » (si Dieu veut), Masha'llah (Ce que Dieu veut) sont
des expressions qui ponctuent, en Tunisie, toute manifestation d'affection et tem-
pèrent la charge maléfique contenue dans la louange. Dans la communauté juive de
Djerba, « on donne à ses enfants, les garçons surtout, des prénoms empruntés au
monde de la mer Bouguide (le rouget), Menani (le mérou), Qarus (le loup), Sbirsa,
Uzifa (la sardine), Huita (le petit poisson), Bahri (le pêcheur) 1.» Le poisson est sans
aucun doute, à Djerba, le signe dominant de l'exorcisme contre le mauvais œil dans
les communautés juives. Ceci en référence à un texte talmudique qui interprète le
passage biblique « Qu'ils croissent (weyigdou) et deviennent une multitude au milieu
du pays. » (Genèse 48,16) « C'est-à-dire comme les poissons (dagim) de la mer
recouverts par les eaux, sur lesquels le mauvais œil est sans pouvoir.» Ces prénoms
protecteurs ne constituent-ils pas une barrière contre le danger qui rôde quand la
mère s'adresse tendrement à son enfant? Une anecdote qui nous vient d'Iran pourrait
mieux nous éclairer

Une mère, réalisant le danger que courait son enfant, l'appela Masha'llah pour que
chaque fois que son nom serait prononcé, il soit protégé. Un jour, une femme le prit
dans ses bras et lui manifesta une tendresse extrême sans prononcer son nom. Quelques
jours après, l'enfant fut pris de fièvres, on fit tout pour lui faire recouvrer la santé,
rien n'y fit et il alla de plus en plus mal. On l'amena à plusieurs médecins sans
résultat et il mourut. Plus tard, sa mère parlant de lui, dit qu'il avait pris le mauvais
œil d'une femme jalouse qui n'avait pas voulu prononcer son nom 2.

Si la croyance au mauvais œil exige de la mère une vigilance de tous les


instants, telle qu'elle devienne pour elle-même son propre objet de persécution,
c'est parce que, dans cette croyance, la relation entre la mère et l'enfant est perçue
comme pouvant être éminemment pathologique. C'est à ce prix seulement que
l'enfant peut échapper au destin qui est le sien lorsqu'il reste pris dans les filets
de « l'amour maternel ». La suspicion permanente dont la mère est l'objet en même
temps qu'elle en est la dépositaire pour la tradition constitue le ressort essentiel de
cette croyance. Elle en est le secret, aussi souvent dévoilé dans les témoignages
directs 3, que difficilement perceptible dans les nombreux documents ethnogra-
phiques qui préfèrent la neutralité objective de la description minutieuse et infinie

1. L. Valensi et A.L. Udovitch, Juifs en Terre d'Islam. Les communautés de Djerba, Ordres sociaux,
Éditions des Archives contemporaines, 1984, p. 46.
2. B.A. Donaldson, The wild rue A study of Muhammadan Magic and folklore of Iran, London,
Luzac, 1938, p. 13-23.
3. « Tu veux que je te dise, la mère, c'est elle qui esquinte l'enfant. Toujours, elle protège,
toujours, elle a peur de l'oeil. » (Une informatrice juive-tunisienne.)
LE MAL

des rituels à la charge affective liée à la révélation du danger inscrit au cœur de


la relation la plus intime.

Cette relation pathologique entre la mère et l'enfant est soulignée dans les
traditions populaires par de nombreuses croyances qui, dès la gestation, exercent
sur leur intimité une haute surveillance. En effet, bien avant la naissance, le corps
de la mère se présente comme une surface sur laquelle ses proches s'ingénient à
lire non seulement le sexe de l'enfant à venir mais ses traits, son caractère et son
destin en général. Rien ne peut échapper à cette lecture attentive le masque de
grossesse sur son visage, la forme de son ventre, ses gestes les plus menus. Toutes
les relations symboliques qui enserrent l'être-à-naître sont déjà présentes dans le
lien qui l'unit dès sa conception à sa mère. La croyance aux « envies » encore très
vivace dans le folklore européen et méditerranéen exacerbe cette surveillance. Le
moindre désir de la femme enceinte est pris très au sérieux car, s'il n'est pas
satisfait, il inscrit immédiatement sa marque sur le corps de l'enfant. Dans un écrit
du XVIIe siècle, portant sur l'enfance chrétienne, il est précisé « La femme pendant
les trois premiers mois de la grossesse désire avec une fureur aveugle de manger
des choses qui sont contraires à la santé, et dont même on ne mange point
ordinairement. Si elle ne se satisfait (chose admirable), il s'imprimera une marque
de ce qu'elle aura désiré sur l'enfant qui en sera taché 1.» La mère doit donc se
méfier de ses envies et se garder, au moment où l'une d'elles se fait sentir, de
toucher une partie de son corps, car le corps de son enfant en serait aussitôt affecté
très précisément dans la partie correspondante de son propre corps et il en porterait
la marque indélébile, au vu et au su de tous. En Tunisie, « se toucher les fesses»
reste la protection la plus sûre contre les conséquences inévitables des envies de
la femme enceinte car seul ce geste peut interrompre la reproduction de la marque.
Au pire, si l'inscription se faisait quand même, cette mesure de protection la
garderait secrète, loin du regard d'autrui. L'envie se présente donc comme le
corollaire inévitable de l'état de grossesse. Cette marque de l'insatisfaction s'oppose
à l'idée qu'on se fait communément de l'état de « femme grosse» attachée à la
notion de plénitude. La croyance au mauvais œil confirme ce statut ambigu de la
femme enceinte par rapport à l'envie, car victime du mauvais œil, on la trouve
aussi du côté des agresseurs. Ainsi, comme il est conseillé par la tradition de se
déprendre aussitôt de l'objet qui tombe sous le regard de l'envieux en le lui offrant
car on sait qu'agissant de la sorte et transformant la prise sous son regard en objet

1. J. Blanlo, L'Enfance chrétienne, Paris, 1645, cité dans Entrer dans la vie. Naissances et enfances
dans la France traditionnelle, présenté par J. Gelis, M. Laget et M.F. Morel, coll. « Archives », Gallimard-
Julliard, 1978.
ŒIL D'AMOUR, ŒIL D'ENVIE

de don on détourne le mauvais œil, de même il est recommandé de ne jamais


opposer le moindre refus aux envies d'une femme enceinte le malheur s'abattrait
sur son enfant. Pour lui faire lâcher prise, rien de tel que de la combler. « Dans
d'autres régions, refuser à une femme enceinte la satisfaction possible d'un désir
est dangereux car le mal peut se porter sur la personne qui a refusé plutôt que
sur l'enfant. Ainsi en Corse, les orgelets surviennent souvent chez ceux qui ont
refusé quelque chose à une femme enceinte'. » Merveilleuse logique qui fait l'œil
« gros»à celui qui a refusé son dû à une femme « grosse »; jeu de miroir, jeu de
regard et de reproduction.
Comment ces « envies » se présentent-elles sur le corps de l'enfant ?

Ces taches, d'une forme différente, et d'une couleur qui varie du rose pâle au
brun foncé, ressemblent le plus ordinairement à un pois ou à une lentille. On en
a vu qui avaient quelque chose de l'aspect d'un grain de groseille, d'une cerise,
d'une fraise, d'une prune, d'une grappe de raisin, d'une huître. Souvent la peau
est velue dans ces endroits et les poils dont elle est couverte sont également
variables, pour la quantité comme pour la couleur. On raconte, pour rendre la
chose plus merveilleuse, que des fraises au visage ont offert tous les phénomènes
de la végétation, ont fleuri au printemps, se sont colorées au moment de la maturité
des fraises, puis flétries 2.

D'ordre essentiellement alimentaire, portant le plus souvent sur des fruits


rouges, l'envie sur le corps de l'enfant suit le déroulement d'une vie végétale
autonome, selon le cycle de génération et de corruption qui lui correspond. La
croyance aux envies est liée à la loi de similitude selon laquelle la mère façonne
le corps de l'enfant en gestation par le pouvoir tout-puissant de son désir et de
son imagination. Dans cette logique, les corps de la mère et de l'enfant se présentent
comme une seule surface d'inscription, le désir de l'une trouvant dans le corps de
l'autre sa surface idéale de projection et de révélation. Dans des histoires qui se
rapportent de bouche à oreille, les femmes accouchent de toutes sortes de choses
étranges, animaux, monstres dont la vue les aurait impressionnées, au sens littéral
du terme, ou qu'elles auraient pris du plaisir à regarder. Souvent l'enfant naît,
portant sur le corps un morceau du pelage d'un animal rencontré par mégarde au
coin d'un bois ou au détour d'un chemin 3. « Telle demoiselle est affublée d'une
chenille au cou. La mère de cette jeune personne affirmait que pendant sa
grossesse, une chenille était tombée sur son cou.» Un lézard saute sur une autre
femme enceinte, elle accouche d'un bébé qui présente une « excrescence charnue

1. F. Loux, Le jeune Enfant et son corps dans la médecine traditionnelle, « La tradition et le


quotidien », Paris, Flammarion, 1978, p. 57.
2. A. Richerand, Des erreurs populaires relatives à la médecine, Paris, 1812, cité par F. Loux,
ouvr. cit., p. 55.
3. Y. Verdier, « Les femmes et le saloir », Ethnologie française, t. 6, n° 3-4, 1976.
LE MAL

sortant de l'estomac et entièrement ressemblante au lézard 1.Accoucher d'un


loir, d'une fille à tête de moule ou d'une écrevisse, c'est à la portée d'une envie
ou d'un dégoût de femme enceinte. Le regard de la femme enceinte, la promiscuité
dans laquelle elle vit avec certains animaux, son imagination sont rendus responsables
de ce qui se projette sur le corps de son enfant. Il y a une perméabilité totale
entre le corps de l'enfant et l'imagination maternelle. Ce qui unit les envies
proprement dites et les taches diverses sur le corps de l'enfant à ces histoires
insolites où le produit de la gestation est un corps hybride, animal ou chose
innommable, est leur caractère monstrueux (du latin monere montrer, avertir) au
sens de ce qui se montre et aurait dû rester caché du désir de la mère 2. Il y a du
monstre qui se cache dans la mère en gestation, du monstre qui ne demande qu'à
se montrer et qui choisit le corps de l'enfant comme surface d'inscription. Le
monstrueux serait le signe reconnaissable d'un désir qui n'est pas limité par l'interdit
qui l'humanise et qui le maintient proprement désir. Il est le pur produit d'un
imaginaire sans limites, jouant indifféremment sur les claviers qui devraient rester
distincts du végétal, de l'animal et de l'humain. Le nouveau-né portera sur son
corps la marque de cette confusion et gardera enkystée dans sa vie d'homme et
sur sa peau, au regard de tous, une vie de végétal qui continuera de suivre le
rythme des saisons, ou d'animal, trahissant la promiscuité dangereuse dans laquelle
sa mère s'est complue.

Cette fusion entre la mère et l'enfant dont nous avons vu les conséquences
pathologiques dès la conception se prolonge après l'accouchement, et plus parti-
culièrement pendant l'allaitement. En effet, pour la culture savante comme pour
les cultures traditionnelles, le lait est l'élément qui unit la mère à son enfant hors
de la matrice et qui poursuit le grand travail de façonnage du nouveau-né en lui
transmettant les caractères physiques et moraux de celle qui l'allaite. C'est pourquoi
le plus grand soin devait être pris dans le choix d'une nourrice. Au xvie siècle,
Laurent Joubert, dans son « exhortation à toutes les mères de nourrir leurs enfants »,
insiste sur le fait que, comme le sang dont il est issu par une cuisson qui le
blanchit, le lait possède cette propriété de faire ressembler les enfants de corps et
d'esprit à leurs parents. Les mères qui refusent d'allaiter leurs enfants sont donc
« mères contre nature » car elles « ont nourri dans leur ventre, de leur sang, je ne
sais quoi qu'elles ne voyaient pas, maintenant ne nourrissent pas de leur lait ce

1. P. Darmon, Le Mythe de la procréation à l'âge baroque, Paris, J.-J. Pauvert, 1977, p. 162-166.
2. Le conte type qui porte le n°425 dans la classification internationale Aarne-Thompson (La
recherche de l'époux disparu) relate dans de nombreuses versions l'histoire d'un monstre né à la suite
d'un vœu imprudent, irréfréné de ses parents stériles. L'enfant désiré de manière fétichiste révélera la
dimension pathologique du désir de ses parents dans sa monstruosité.
ŒIL D'AMOUR, ŒIL D',ENVIE

qu'elles voient'1 ». Laurent Joubert ira jusqu'à assimiler ce refus d'allaiter à un


avortement. Or, ce lait qui possède le pouvoir de transmettre la ressemblance et
de raffermir le corps encore inachevé de l'enfant hors de la matrice 2, peut, par sa
corruption, « faire remonter les vers » qui sont considérés comme les grands
responsables des maladies infantiles. « Ce que la science nomme parasitoses infantiles
apparaît souvent, dans le discours qui n'émane pas du milieu médical, comme un
phénomène physique chronique, inhérent à l'état d'enfance un trouble avec
lequel il faut vivre, grandir et atteindre le stade au-delà duquel les parasites perdront
leur pouvoir 3.» Les nombreux remèdes de la médecine traditionnelle s'attaquent
même aux vers comme à des puissances maléfiques, signes d'une corruption
dangereuse qui menace le corps des enfants; Le collier de gousses d'ail, que l'enfant
peut porter parfois jusqu'à sa première communion, apparente ces pratiques
d'expulsion des vers à toutes les pratiques d'exorcisme qui utilisent le pouvoir
magique de l'ail. « Le pouvoir anthelminthique du bulbe, magnifié par la forme
qu'il emprunte alors l'énergie décuplée circulant autour du corps par le biais du
collier clos sur lui-même apparaît comme la dérivation de ses propriétés
antimaléfiques et la première trace du cousinage qui rapproche les parasites du
serpent tentateur, incarnation du démon 4.» L'apparition des vers est mise souvent
sur le compte d'une mutation du lait de la mère qui se produit lorsqu'elle allaite
pendant ses règles. Celles-ci auraient des effets négatifs sur la qualité du lait et en
accentueraient l'action ambivalente 5. En effet, l'apparition simultanée du sang et

1. L. Joubert, Erreurs populaires au fait de la médecine et régime de santé, Bordeaux, S. Millonges,


1578.

2. « L'union entre la mère et l'enfant se prolonge donc après l'accouchement et pendant l'allaitement
c'est par ses qualités et ses défauts que le lait continue de façonner le nouveau-né. Les médecins comme
les milieux populaires croient fondamentalement la transmission par le lait des traits physiques et
moraux de celle qui allaite. » F. Loux et M.F. Morel, « L'enfance et les savoirs sur le corps », Ethnologie
française, t. 6, n° 3-4, 1976.
3. M.O. Vervisch, « Enfants et femmes paroles de ventre », Ethnologie française, t. 12, n° 4, octobre-
décembre 1982.
4. M.O. Vervisch, ibid. Les principales plantes vermifuges dans la pharmacopée traditionnelle sont
également utilisées contre les morsures de serpent.
5. Nous savons aujourd'hui, grâce au travail d'Yvonne Verdier, les dégâts que cause dans le saloir
la transgression de l'interdit d'y entrer, pour une femme qui a ses règles. Les témoignages recueillis
auprès des habitants de Minot (Côte-d'Or), village du Châtillonnais, montrent le pouvoir putréfiant du
regard de la femme qui a ses règles, sur toutes les préparations dont l'agent de transformation n'est pas
le feu. Il « est reconnu à Minot que les femmes indisposées précipitent une échéance naturelle, la
putréfaction que les techniques de conservation ont précisément pour but de retarder, d'annuler ou de
contrôler. Dans le cas des boissons fermentées, elles accélèrent outrageusement le processus de
fermentation; dans le champ des activités culinaires elles vont à l'encontre des émulsions et des liaisons
qui elles, se font dans la rapidité. Ou bien elles empêchent de prendre, ou bien elles font prendre trop
vite ». Y. Verdier, « Les femmes et le saloir », Ethnologie française, t. 6, n° 3-4, 1976. « Faire prendre
corps », n'est-ce pas là l'enjeu essentiel de la gestation qui se poursuit hors de la matrice, grâce au lait ?
Le regard de la femme qui a ses règles est menaçant pour toute gestation car il perce à jour ce qui
LE MAL

du lait est toujours de signe négatif. Dans les traditions populaires, il convient de
les maintenir séparés car ils correspondent à deux moments distincts de la
procréation. Le lait est issu du sang et continue, hors de la matrice, l'œuvre que
celui-ci a commencé. L'ordre temporel doit être respecté. Par ailleurs, l'apparition
des règles serait le signe certain que la mère a repris une activité sexuelle
formellement interdite pendant l'allaitement. Or, la mère ne peut se tourner vers
son partenaire sexuel qu'en se détournant de son enfant. « Le trouble apporté à la
matrice par les rapports sexuels aurait pour conséquence de gâter le lait'. » Si, par
malheur, il arrivait à la mère d'être enceinte à nouveau, le sevrage devrait intervenir
brutalement, car il est dit que celui qui est allaité « suce les pieds » de l'autre et
le met en danger. Ici encore, le cycle du sang et le cycle du lait doivent rester
distincts pour ne pas se menacer l'un l'autre.
La littérature savante fait également état d'une ambivalence des propriétés du
lait maternel qui serait à l'origine des vers chez les enfants

Les vers et les maladies vermineuses auxquels les enfants sont sujets ont une
cause bien marquée dans la qualité de leurs aliments le lait est une espèce de
chyle, une nourriture dépurée qui contient par conséquent plus de nourriture
réelle, plus de cette matière organique et productive dont nous avons tant parlé et
qui lorsqu'elle n'est pas digérée par l'estomac de l'enfant pour servir à sa nutrition
et à l'accroissement de son corps, prend par l'activité qui lui est essentielle d'autres
formes, et produit des êtres animés, des vers en si grande quantité que l'enfant est
souvent en danger de périr 2.

Le lait, nourriture contenant en excès cette « matière organique et productive»


de croissance éminemment positive, risque de donner naissance à de la vermine 3.
Le positif en excès bascule dans le négatif absolu. Il y a dans l'image baroque de
ce corps d'enfant envahi par la vermine, rejetant par la bouche des boules de vers,
les faisant sortir quelquefois par le nez et par les oreilles, une ressemblance
inquiétante avec le cadavre. La douce intimité qui unit la mère et l'enfant est
transformée en un lien où dominent la corruption, la pourriture et la mort.
L'apparition des vers au moment de l'allaitement n'est-elle pas à mettre en
rapport avec cette métaphore de la fabrication du fromage dont Nicole Belmont a

doit rester caché, mystérieux, protégé du regard, dans le secret du saloir, de la cave ou de la matrice.
Ne dit-on pas couramment d'une femme indisposée qu'elle « voit »?
1. Y. Kniebilher, C. Fouquet, Histoire des mères, Paris, Montalba, 1980.
2. G.L. Buffon, Histoire naturelle, Paris, 1749. Il est intéressant de trouver chez Buffon, comme
dans les traditions populaires, l'idée que le vin est une liqueur fermentée qui permet de lutter
efficacement contre les vers. L'action du lait est neutralisée par le vin.
3. Les parasites sur le corps de l'enfant ne sont pas toujours considérés par la médecine traditionnelle
de façon négative. Au contraire, en quantité raisonnable, les poux mangent le mauvais sang et on veille
à en laisser quelques-uns aux enfants pour les décharger d'un excès néfaste des humeurs.
ŒIL D'AMOUR, ŒIL D'ENVIE

suivi les détours depuis l'Antiquité, « destinée à penser et à dire la conception»


sur le mode mythique, en assimilant l'effet de la présure sur le lait avec celui de
la semence masculine sur le sang de la femme dans la procréation 1 ?Le ver ferait
partie de ce grand mythe de la procréation puisqu'il renforce l'équivalence entre
l'enfant et le fromage Jean-Paul Valabrega, dans un commentaire à l'article cité
de Nicole Belmont nous livre une clef de cette séquence mythique « Pourquoi le
fromage? » Parce qu'il donne l'exemple le plus tangible de la transformation à la
fois naturelle (caillage du lait) et culturelle (fabrication, mise en forme, formage)
du liquide en solide. En passant par l'état intermédiaire, la pâte, le mou, le
malléable. Et parce que, de plus, au sein du fromage « fait » apparaissent, après un
certain temps (gestation, incubation), des créatures vivantes, animées les vers.
Ainsi avec le fromage, on passe du liquide au solide, puis de la matière au vivant.
Par engendrement spontané 2. Le ver, représentation miniature du serpent, est
donc la créature dernière et obligée de cette genèse, le dernier mot d'une construction
mythique qui se rattache « catégoriellement aux mythes parthénogénétiques ou de
génération spontanée3 ». Ainsi, l'enfant qui a des vers serait-il un enfant « trop
fait », comme on dit du fromage, l'apparition de la vermine indiquant le moment
où le travail de façonnage de la mère, par le moyen du lait, est achevé et risque
de tourner court, s'il est poursuivi. En effet, selon les traditions populaires,
l'apparition des vers est toujours concomitante du moment où l'enfant fait ses
premières dents. Ce moment est aussi celui du sevrage, séparation d'avec la mère
dont nous avons montré ailleurs qu'elle doit être définitive et irréversible 4.

M.O. Vervisch5 souligne les nombreuses correspondances établies entre la


femme et l'enfant par les traditions populaires dans les représentations du corps.
Il existe une première correspondance entre les vers dans le corps de l'enfant et
le sang des règles chez la femme. D'abord parce qu'ils apparaissent simultanément
chez l'un et chez l'autre, ensuite, parce que les plantes utilisées dans la pharmacopée
antivermineuse présentent des propriétés qui les rendent également utiles pour faire
venir les règles des femmes ou les faire avorter vers, règles et foetus sont mis en

1. N. Belmont, « L'enfant et le fromage », La Fabrication mythique des enfants, L'Homme, n° 105,


janvier-mars 1988, Navarin, p. 13-28.
2. J.-P. Valabrega, « Note sur la quête de l'origine », La Fabrication mythique des enfants, L'Homme,
n° 105, janvier-mars 1988, Navarin, p. 29-34.
3. J.-P. Valabrega, ibid.
4. M. Djéribi, art. cité.
5. M.O. Vervisch, Les Parasitoses infantiles: l'enfant, son corps, la maladie, thèse dirigée par
J. Cuisenier, décembre 1985, EHESS, Paris.
Nous avons emprunté la plupart de nos documents sur les parasitoses infantiles à ce travail
remarquable.
LE MAL

équivalence. Enfin, le lien qui existe entre la crise de vers et le cycle menstruel
est encore attesté par l'influence accordée sur l'une et sur l'autre à la lune. « Les
enfants qui ont des vers se trouvent en situation comparable à la femme qui a ses
règles. Ils hébergent en eux un grouillement de vie et de mort, désordre parallèle
à celui initié par le flux menstruel » Il existe une correspondance supplémentaire
qui établit et renforce cette symétrie entre femme et enfant « Parfois fatale, mais
également positive, l'existence des parasites signalait à l'entourage que le corps de
l'enfant était suffisamment fort pour nourrir des hôtes étrangers. Dans ce sens, ne
rappelait-elle pas aux mères et aux grands-mères l'expérience de la grossesse,
lorsque le corps maternel, parasité par le foetus qui se nourrit à ses dépens, prouvait
dans le même temps sa vitalité et sa maturité 2 ?» Le ver dans le ventre de l'enfant
est bien un équivalent du foetus dans le ventre de la mère. Sandor Ferenczi
soulignait déjà cette équivalence « Derrière l'horreur démesurée de la vermine et
les représentations-écran investies de la honte rattachée à la découverte d'une telle
malpropreté se dissimule souvent un fantasme inconscient de grossesse. La
grossesse et l'envahissement par la vermine ont en commun, outre la honte,
d'héberger dans et sur le corps des petits êtres vivants. C'est également vrai pour
les vers intestinaux (fœtus = petit ver "). Dans les rêves il convient également
d'interpréter la vermine dans ce sens 3.» Doublet enfantin de la grossesse, l'affection
parasitaire vient souligner, par ses nombreuses significations imaginaires et sym-
boliques, la symétrie de la relation entre la mère et l'enfant en révélant la dimension
pathologique. Relation en miroir, dualité imaginaire dont nous pouvons reconnaître
qu'elles sont en œuvre dans toutes les représentations évoquées ici. Le danger qui
menace le petit enfant dans la relation symbiotique avec sa mère ne réside-t-il pas
dans cette symétrie, dans cette similitude inquiétante qui, le faisant à l'image du
désir de la mère, empêcherait son accès à l'altérité et l'assomption de son humanité
à part entière 4 ? Le mauvais œil de la mère ne met-il pas en œuvre ce qui
condamne l'enfant à rester pris dans les filets de « l'amour maternel» qui, par son

1. M.O. Vervisch, ibid.


2. M.O. Vervisch, ibid.
3. S. Ferenczi, Psychanalyse II, ch. XXXI, Paris, Payot, 1978.
4. Dans son article de 1919 sur « L'inquiétante étrangeté », Freud décrit les effets sur le psychisme
de toutes les représentations qui touchent au thème du « double » dans leurs rapports avec l'image dans
le miroir, l'ombre, les génies tutélaires, les doctrines relatives à l'âme et la crainte de la mort. Retraçant
l'histoire de l'évolution de ce thème, il écrit « Ces représentations ont pris naissance sur le terrain de
l'égoïsme illimité, du narcissisme primaire qui domine l'âme de l'enfant comme celle du primitif, et
lorsque cette phase est dépassée, le signe algébrique du double change et d'une assurance de survie, il
devient un étrangement inquiétant signe avant-coureur de la mort. » Le mauvais oeil pourrait être cet
opérateur qui change tous les signes positifs en signes négatifs et fait que le plus proche, le plus
familier, le même devienne l'étrangeté absolue, l'Autre.
S. Freud, « L'inquiétante étrangeté », Essais de psychanalyse appliquée, « Idées », Gallimard, 1975,
p. 185-188.
ŒIL D'AMOUR, ŒIL D'ENVIE

excès et dans ce qu'il peut avoir d'exclusif, deviendrait une perversion fétichisante ?
Les fétiches et les talismans utilisés dans l'exorcisme du mauvais œil seraient là
comme « pièges à regard » pour faire lâcher prise à sa voracité et laisser à l'enfant
la possibilité d'une issue favorable à son développement. Françoise Dolto nous
montre comment l'accès pour l'enfant à son humanité est jalonné par des ruptures
et des renoncements liés à des interdictions dont le but essentiel est de séparer la
mère et l'enfant. Cette séparation déjà accomplie dans l'accouchement par la
rupture matérielle et symbolique du cordon ombilical n'est pas totale et risque
d'être compromise par l'allaitement qui prolonge hors de la matrice une intimité
dangereuse. Selon Françoise Dolto, le risque est alors pour l'enfant « d'entrer dans
le leurre pervertissant de sa mère si celle-ci. en fait un objet exclusif de son
propre désir1 ». Elle insiste sur la nécessité de marquer « le désir de l'enfant vers
sa mère de la loi du désir présent, celui de l'homme adulte conjoint ou amant; loi
salutairement dissociatrice pour la dyade exquise du nourrissonnage prolongé, tout
comme doit s'imprimer la loi de fécondité potentielle renouvelée qui s'impose,
grâce à l'homme adulte, et sépare la mère, facilement esclave d'un nourrisson
grandissant exclusif et jaloux, en lui imposant frères et soeurs2 ».

L'articulation de la dyade mère/enfant au désir du tiers que constitue le père


ou le partenaire sexuel de la mère est donc le ressort principal de ce progrès vers
l'humanité. Cette rigoureuse obligation est inscrite en creux dans la mythologie
sous-jacente à la croyance au mauvais œil. En effet, les démons féminins qui
personnifient le mauvais œil dans les récits contenus comme invocations écrites
dans les amulettes destinées à l'exorciser, sont toujours des femmes qui refusent
de se soumettre au désir masculin en revendiquant une parité avec l'homme, ce
qui les condamne à errer dans l'univers démoniaque, à la recherche de proies qui
sont toujours des nouveau-nés et des femmes en couches. Elles compromettent
toute reproduction sexuée et toute gestation en général 3. Ainsi en est-il de Lilith,
première femme d'Adam et mère des mauvais esprits, les chedim, dont un texte
du vne siècle4 rapporte l'origine du pouvoir maléfique

1. F. Dolto, « La genèse du sentiment maternel, éclairage psychanalytique de la fonction symbolique


féminine », Au jeu du désir, Seuil, 1981, p. 266.
2. F. Dolto, ibid.
3. M. Gaster, « Two thousand years of a charm against the child-stealing-witch », Folklore, t. XI,
n° 2, London, juin 1900, p. 147-162.
4. Alphabetum Siracidis, Steinschneider, éd. Berlin, 1858, cité par F. Raphaël, « Rites de naissance
et médecine populaire dans le judaïsme rural d'Alsace», Ethnologie française, t. 1, n° 3-4, 1971.
LE MAL

Lorsque Dieu créa Adam, il déclara qu'il n'était pas bon que l'homme restât
seul. Il lui créa une compagne avec de la terre et l'appela Lilith. À peine avait-
elle été créée qu'elle commença à se quereller avec Adam « Je suis ton égale car
nous avons été créés tous deux avec la terre. » Lorsque Lilith se rendit compte
qu'elle ne pouvait pas dominer Adam, elle prononça le nom ineffable de Dieu et
s'envola dans les airs. Adam se mit à prier et dit « Maître de l'univers, la femme
que tu m'avais donnée s'est enfuie. » Dieu envoya à sa poursuite trois anges, Sini,
Sinsini et Smangalof, qui la rattrapèrent au milieu des flots impétueux d'un fleuve,
précisément à l'endroit où seront plus tard noyés les Égyptiens. Ils lui dirent
« Dieu a décrété que si tu rebroussais chemin, il pardonnerait ta fuite, mais si tu
refuses, pour ton châtiment, tu seras responsable de la mort, chaque jour, de cent
de tes enfants. » Devant son refus ils lui dirent « Nous sommes contraints de te
noyer dans ces flots. » Elle les implora et leur dit « Laissez-moi, car j'ai été créée
pour détruire les nouveau-nés s'il s'agit d'un garçon huit jours après sa naissance
et s'il s'agit d'une fille vingt jours. » À ces mots ils la contraignirent encore plus
violemment à obéir. Elle leur dit « Je vous jure, par le nom du Dieu vivant et
tout-puissant, que chaque fois que je vous verrai, vous ou votre nom ou votre
image sur une amulette, je ne ferai pas de mal à l'enfant. » Lorsque nous écrivons
ces noms sur une amulette pour les petits enfants, et qu'elle aperçoit ces noms,
elle se souvient de son serment et l'enfant reste sauf

Lilith, se voulant l'égale d'Adam, en raison de leur même origine chtonienne,


mettra au monde les démons dans une grandiose conception parthénogénétique.
Le mythe, opposant ici encore autochtonie et reproduction sexuée, ne se propose-
t-il pas de résoudre « la difficulté insurmontable2 », que constitue « la reconnaissance
du fait que chacun de nous est réellement né de l'union d'un homme et d'une
femme3» et non sur le modèle naturel, de la Terre-mère, ce qui nous rendrait
semblable au vermisseau.

MURIEL DJÉRIBI

1. Cette longue négociation avec le démon féminin au bout de laquelle peut s'établir un contrat
dont l'amulette constitue la trace dernière se répète dans toutes ses séquences, dans des cultures très
diverses.

2. Cl. Lévi-Strauss, « La structure des mythes », Anthropologie structurale, Plon, 1974. Nous faisons
référence à la présentation par Cl. Lévi-Strauss du mythe d'Œdipe en forme de partition d'orchestre,
p. 235.
3. Cl. Lévi-Strauss, ibid.
André Godin

« DÉLIVRE-NOUS DU MAL »

PERSPECTIVES THÉOLOGIQUES

Inscrire en tête des réflexions qui vont suivre l'invocation terminale du Pater
noster, forme par excellence de la prière chrétienne, me permet de situer le projet
et les limites de cette contribution. En sa généralité abrupte, la septième demande
de l'oraison dominicale nous place d'emblée au cœur du penser et de l'agir
chrétiens. N'exprimerait-elle pas aussi une structure fondamentale de l'expérience
religieuse? L'énigme du mal ne s'éclaire et (peut-être) ne se résout qu'à partir du
mouvement par lequel les croyants se tournent vers leur Dieu pour en être délivrés.
Mais de quel mal s'agit-il? De quelle délivrance? En vue de quel salut?
Face à un sujet aussi redoutable, sans autre compétence que celle d'historien
des religions, il m'a semblé suffisant de répondre à ce lot de questions épineuses
en présentant un échantillon de la recherche théologique et philosophique la plus
récente. Du foisonnement des livres ou articles spécialisés, j'ai extrait cinq approches
qu'on peut tenir pour représentatives de la pensée chrétienne contemporaine sur
le problème du mal. Ce sont, dans leur ordre de parution J.-P. Jossua, Discours
chrétiens et scandale du mal1; A. Dartigues, La Révélation. Du sens au salut 2;
P. Ricœur, Le Mal. Un défi à la philosophie et à la théologie 3; A. Gesché, « Topiques
de la question du mal» 4; J. Doré, « Le salut du Mal » S.
À lecture cursive, ces travaux laissent déjà apparaître plusieurs traits communs
qui signalent une identité de vues. Pour introduire ma chronique en forme de
rhapsodie, je me contenterai de les énoncer synthétiquement
1) Sur fond d'une incontestable adhésion au dogme dont ils connaissent les
moindres subtilités, une prise en compte sérieuse de l'opacité du scandale du Mal
pour l'incroyant et le croyant témoins à part entière de l'horreur indicible, de la

1. Paris, Chalet, 1979. Cité dans le texte sous le sigle JOS suivi de la page.
2. In Manuel de Théologie, dir. J. Doré, t. 6, Tournai, Desclée, 1985 (= DAR).
3. Genève, Labor et Fides, 1986 (= RIC). Version abrégée: Esprit, 1988/8, 57-63.
4. Revue théologique de Louvain, 17/4, Louvain-la-Neuve, 1986 (= GES).
5. La Foi et le Temps, XVII/1, Liège, 1987 (= DOR).
LE MAL

violence gratuite, du malheur innocent en notre siècle tragiquement marqué par


tant d'injustifiable;
2) Récusation, dépassement, exorcisme des vieux discours de la théologie
naturelle, visant trop vite et trop facilement à « justifier» Dieu des formes historiques
proliférantes du mal dans le monde et en l'homme, l'un et l'autre supposés créés
également bons;
3) Parcours lucidement critique à travers les explications proposées par la
tradition chrétienne, théologie de la « récapitulation » mise en forme par Irénée de
Lyon (ne siècle), théologie de la « satisfaction» systématisée en premier lieu par
Anselme de Canterbury (xiie siècle) mais promise à un long avenir sous ses divers
ajustements, théologie de la « libération » (DOR, 39-55), en des exposés qui
s'efforcent, sans escamotage apologétique, de situer Dieu au cœur du problème du
Mal, question cruciale sur Dieu l
4) Renversement de la question que l'on ressaisit à partir de la dynamique du
salut christique. Celui-ci met à nu, dans une espèce de « travail de deuil » (RIC,
41) inséparablement intellectuel et affectif, l'irréductible souffrance, rendant du
coup le croyant disponible pour le combat des hommes solidaires contra malum
(GES, 407), dans l'entrecroisement de « deux histoires inachevées» (DAR, 212),
celle de la délivrance et celle de la souffrance, déblayant des espaces de vie où se
déploie la liberté chrétienne d'hommes debout, non plus tragiquement révoltés
contra Deum (lre topique), ni béatement anesthésiés dans les fumées du pro Deo
(2e topique), mais capables, tel Job, de se tourner ad Deum (4e topique) sans maudire
mais en mots disant plainte, lamentation, contestation avec le « Dieu de Jésus-
Christ» (5e topique), déjà là et toujours à venir (GES, 393-418).

1 DE QUEL MAL PARLE-T-ON ?

La scolastique médiévale, fortement marquée par les catégories philosophiques,


le définit en opposition au bien 2, comme privation d'une « perfection due»à l'être
humain. D'entrée de jeu, cette définition ontologique du mal comme non-être à
la manière néo-platonicienne jette, au moins pour la pensée, les bases d'un
inébranlable optimisme à y bien réfléchir, « le mal » n'est pas vraiment un mal.
Sur ces prémisses, Thomas d'Aquin construit une harmonieuse synthèse3 dont
l'impeccable formulation contraste non seulement avec le discours rugueux, imagé,
anthropomorphe de la Bible (voyez le récit de la tentation dans le livre de la
Genèse ou les plaintes poignantes de Job sans oublier le cri de Jésus en croix),
mais aussi avec les écrits patristiques des premiers siècles du christianisme. Loin

1. Cf. O. Rabut, Le Mal, question sur Dieu, Paris, Cerf, 1971, p. 101.
2. Thomas d'Aquin, Somme théologique, la, qu. 47, art. 1.
3. Disséquée dans le Dictionnaire de théologie catholique, art. « mal », col. 1696 sv.
« DÉLIVRE-NOUS DU MAL »

de moi l'idée d'opposer, suivant une pente antispéculative facile, le systématisme


des sommes médiévales à la vive simplicité des narrations bibliques ou aux réflexions
moins formalisées des pères de l'Église. Il serait injuste de s'en tenir aux
considérations quasi intemporelles de l'Aquinate dans les questions 48 et 49 de la
prima pars de sa Somme théologique sans prendre en compte, par exemple, la
question 63 de cette même première partie. Après les analyses sur le mal en général
en celles-là, celle-ci en effet aborde en quelque sorte de front, dans son épaisseur
concrète, « l'histoire » du mal. Et comme l'observe non sans raison un spécialiste
du thomisme', la dynamique secrète de la Somme, à savoir le retour des créatures
à Dieu par le Christ, ne fait que traduire, dans une langue datée, dépouillée et
technique, destinée à l'enseignement universitaire et non à la prédication au peuple,
tout le contenu de la Révélation consignée dans les livres saints. Certes. Il
n'empêche que la thématique thomiste laisse une impression de malaise dont
témoigne symptomatiquement un vif débat, dans les années 45-47, entre un maître
de la théologie spéculative et un ténor de la théologie « positive» (biblico-
patristique) 2. Dans le cadre du renouvellement des problématiques théologiques
suscité par la redécouverte des « sources » fondamentales de la foi et à propos d'une
question mise à vif par les horreurs de la Seconde Guerre mondiale, sans même
parler de l'épanouissement au champ français de la pensée des courants
multiformes de l'existentialisme, des théologiens attitrés réagissaient à une concep-
tualisation, à leurs yeux hégémonique, de la discipline commune pour en revenir
à des explications du dogme plus charnues, moins irréelles, en équilibrant les
épures thomistes et néo-thomistes par des énoncés ou des synthèses à caractère
plus testimonial qui impliquaient davantage des locuteurs en situation « existen-
tielle ».
Un demi-siècle après ces discussions épiques, qu'on aurait tort de réduire à
de pures querelles de lutrin, le paysage religieux sur le sujet qui nous occupe ici
a changé du tout au tout. À quelque niveau d'audience qu'on le situe, notre
échantillon atteste que le discours majoritaire de la réflexion chrétienne sur le mal
a perdu de sa superbe 3, prend au sérieux la positivité « phénoménale» de la
question un défi à relever « comme une invitation à penser plus, voire autrement»
(RIC, 13), en l'inscrivant plus radicalement qu'autrefois dans celle de Dieu lui-
même. La démarche du théologien rejoint celle du philosophe

1. L.B. Geiger, L'expérience humaine du mal, Paris, Cerf, 1969, p. 209.


2. L. Bouyer, « Le problème du mal dans le Christianisme antique », Dieu vivant, 6, Paris, 1946,
p. 17-42. Et la réponse de Bouyer aux critiques du père Sertillanges, dominicain maître ès études
thomistes, ibib., 8, p. 131-137.
3. « Une profession d'humilité lucide et honnête s'impose d'entrée de jeu avec le mal, on ne fait
et on ne fera jamais que ce que l'on peut » (DOR, 31).
LE MAL

Le défi de la théologie est d'aller jusqu'au bout de la question du mal, question


d'homme, parce qu'elle va jusqu'à en faire une question de Dieu1. La théologie
en fait un problème intérieur à sa propre logique, et peut-être à sa propre crédibilité.
Car elle s'y oblige à penser Dieu jusqu'au bout 2.

Pour ces hommes de foi dont nous présentons au plus près le cheminement
réflexif, il s'agit donc d'abord de se confronter au problème dans toute son opacité
« avec les ressources d'une phénoménologie de l'expérience du mal» (RIC, 14).
De là, une reprise significative, à nouveaux frais, des distinctions et dénominations
classiques sur les formes du mal. Selon la doctrine de l'École, qui de par son
postulat (le mal, absence de bien) ignore la catégorie moderne du mal métaphysique,
le mot n'a que deux acceptions le mal physique, i.e. tout ce qui manque à une
nature de ce à quoi elle a droit, le mal moral, à savoir le mal considéré dans la
nature raisonnable, bref dans l'action humaine. En conformité avec son caractère
privatif, ce mal moral (le péché en langage religieux) pointe le manque de rectitude
en cette action, son défaut d'ordonnancement aux lois morales qui la gouvernent 3.
Autrement nuancées apparaissent les broderies que nos auteurs tissent sur ce
canevas notionnel. Spontanément, l'expérience commune relie le mal à la souffrance.
Une part de l'énigme du mal tient peut-être à ce que notre tradition culturelle
judéo-chrétienne amalgame sous le même vocable, le mal, des manifestations aussi
disparates que la souffrance, le péché, la mort. Avant de retrouver la justesse
pratique du sens commun, il est nécessaire de relever la disparité de principe entre
le mal moral ou commis et le mal physique (corporel et psychologique) ou souffert.
Imputation, accusation et blâme affectent généralement le premier. Au second, les
traits contraires on le subit selon un jeu de causes multiples, comme un « non-
plaisir» et on lui oppose la lamentation. Telle est l'irrécusable polarité du mal qui,
dans l'expérience humaine, est fréquemment marquée d'une oscillation entre les
deux pôles blâme et lamentation.
D'une observation du vécu quotidien on est donc conduit à saisir le mal en
tant que « racine commune du péché et de la souffrance» (RIC, 16). Les deux
phénomènes sont en effet à ce point enchevêtrés que pratiquement l'un ne va pas
sans l'autre. En théologie, par exemple, la culpabilité se dénomme « peine », terme
qui franchit la séparation entre mal commis et mal subi, dont les contenus divers
contiennent aussi bien châtiments corporels, privation de liberté que remords et
honte. Il est un autre point d'intersection entre les deux formes de mal et il est

1. Cf. G. Bernanos, Journal d'un curé de campagne, Paris, Plon, 1936, p. 105 « Une douleur vraie
qui sort de l'homme appartient d'abord à Dieu, il me semble. »
2. GES, p. 402 (nous soulignons). Cf., à propos de la tradition révélée (en général), la proposition
d'Éric Weil « retrouver en Dieu la discussion intérieure de l'homme », Logique de la philosophie, Paris,
Vrin, 1950, p. 197.
3. Thomas d'Aquin, Somme théologique, I', qu. 48, art. 5.
« DÉLIVRE-NOUS DU MAL »

facile de multiplier les exemples montrant le lien entre elles. Il y a des maux
physiques résultant de fautes morales qui relèvent de la responsabilité des humains.
Qu'une guerre soit déclenchée avec son sinistre cortège de malheurs, qu'une
atrocité soit commise, par exemple, le maintien injustifié de la famine dans le
monde, cela semble bien être imputable aux responsables politiques, militaires,
économiques, etc. Sans arrêt, la violence à l'œuvre dans l'histoire refait l'unité
entre mal moral et souffrance.

Dans sa structure relationnelle dialogique le mal commis par l'un trouve sa


réplique dans le mal subi par l'autre (RIC, 16).

Du fait de ce nexus existentiel l'homme s'éprouvant victime de la méchanceté


de l'homme on ne s'étonnera pas de la véhémence atteinte par le cri de la
lamentation tant

dans les Psaumes de David que dans l'analyse par Marx de l'aliénation résultant
de la réduction de l'homme à l'état de marchandise (id.).

Un pas de plus dans la réflexion et nous voici conduits par nos auteurs au
cœur du mal métaphysique, notion qui résume la finitude et la contingence de
l'être humain dans ce qu'il faut bien reconnaître comme des limites constitutives;
il peut se tromper (mal moral), il a une sensibilité vulnérable (mal physique).
Faillibilité et vulnérabilité renvoient à un niveau d'être où se relient les deux
formes susdites. Dans un registre plus religieux, on parlera d'un unique « mystère
d'iniquité », d'un pressentiment vécu plus que conceptuellement analysé

que péché, souffrance et mort expriment de manière multiple la condition humaine


dans son unité profonde (id., 17).

Selon Ricœur, en effet, indépendamment même des interprétations, symbo-


liques et/ou mythiques, ne manquent pas les indices d'une telle unité, où s'observe
l'enjambement, déjà relevé, de la frontière entre coupable et victime, avec des effets
de démonisation exploités à fond par le mythe dans le mal moral, incrimination
d'un agent responsable, de forces supérieures qui introduisent au plein de l'acte
mauvais un sentiment de passivité « victimale » à propos du mal physique,
impression que peut-être toute souffrance serait comme le châtiment ou le stigmate
d'une faute personnelle ou collective, connue ou inconnue, où seraient à l'œuvre
les mêmes puissances maléfiques.

Tel est le fond ténébreux jamais complètement élucidé par une phénoménologie
du mal, qui fait de celui-ci une unique énigme (RIC, 18).

1. Cf. Schopenhauer, Parerga et Paralipomena, trad. Dietrich, Paris, Alcan, 1907, p. 83.
LE MAL

Énigme dont l'épaisseur s'accroît encore d'une considération globale sur la


mort, comme « champ de gravitation » des diverses figures du mal. Par là on signifie
(DAR, 206-207) que le spectacle du mal est toujours celui d'un « travail de la
mort » dont les formes variées se caractérisent par une identique orientation, une
sorte de tropisme vers la dégradation et la décomposition annonciatrices de la
victoire de la mort. En dégageant la formule de sa connotation juridique, on dirait
volontiers qu'en toute souffrance « le mort saisit le vif ».
Face à la réalité inéluctable du mal et de la mort, marques de la limite, de la
contingence et de la finitude humaines, l'incroyance contemporaine ne réagit pas
de façon uniforme si l'on en croit nos penseurs chrétiens. Gesché (394-396),
Dartigues (227-229) analysent tous deux « l'athéisme de révolte ou de protestation »,
mais ils accentuent différemment leur présentation. Le premier aborde le thème
dès son contra Deum, l'une des cinq « topiques » qui permettent la réouverture
d'une question qui « s'est dérobée faute d'avoir été bien posée» (393). Sans s'arrêter
aux réfutations classiques de l'apologétique sur la proposition « il y a du mal, donc
Dieu n'existe pas », le théologien louvaniste dégage habilement la positivité de ce
cri d'homme, « qui a pour lui un droit imprescriptible» (395). En creux, l'athéisme
exprimerait « une déception » portant très exactement sur l'idée qu'on se fait de
Dieu idée très haute qui laisserait volontiers le croyant s'imaginer que l'incroyant
n'est jamais très loin de défendre Dieu contre son œuvre, la jugeant indigne de
lui. Et Gesché de se demander si l'accusateur de Dieu n'a pas parfois une notion
plus épurée de la nature de Dieu (dont il nie l'existence) que le défenseur patenté
qui proclame son existence (sans y regarder de trop près). La vraie pointe de
l'objection, qui donc fait sens pour notre bienveillant théologien, porterait davantage
sur la nature divine que sur son existence. S'il en est ainsi, la question ne mérite-
t-elle pas d'être reprise avec sérieux puisque le chrétien, dans un siècle sécularisé,
perçoit une interrogation d'homme qui saigne, travaillé par un désir en son fond
très noble?
Le professeur de Toulouse est plus distancié, moins démonstratif en exposant
l'athéisme radical. Non content de récuser l'idée abstraite d'un Dieu transcendant,
l'homme révolté repousse aussi ses avatars immanents que sont les notions tout
aussi idéalistes d'un « monde bon» ou d'un « homme bon» (DAR, 209). Influencé
par l'éminent théologien allemand J. Moltmann 2, dont on connaît le passionnant
dialogue avec Ernst Bloch, A. Dartigues soutient que, dans et par son démenti de
Dieu et l'affrontement avec le mal qu'il subit, l'athée révolté se forge une conscience
qui est « une sorte de cogito souffrant je souffre donc je suis » (227). Au bout du
compte, cela reviendrait à poser la question de Dieu d'une manière non conven-
tionnelle qui n'est jamais très loin de n'importe quel « cri » de souffrance mettant

1. Cf. A. Vergote, Religion, foi, incroyance, Bruxelles, Mardega, 1984, p. 189-256.


2. J. Moltmann, Le Dieu crucifié, trad. B. Fraigneau-Julien, Paris, Cerf, 1974.
« DÉLIVRE-NOUS DU MAL»

Dieu en accusation. Cri vers Dieu qui peut donc aussi jaillir de la foi', peut-être
même son plus haut sommet, « car il brise dans son élan l'idée du Dieu impassible
et étranger » (228). qui a toujours raison. Pris à témoin par ce cogito souffrant,
Dieu doit se taire ou répondre autrement que par la voix du mythe ou de l'idole
au cri de la souffrance humaine, il n'est pas de réponse conventionnelle qui vaille.
Loin de tout bavardage sur le « problème » irréel du Mal en soi, l'homme et Dieu
en arrivent, hors justifications et explications purement rationnelles, à cette « étreinte
cruciale » (216) où la question du mal se noue et se dénoue concrètement dans
l'affrontement du mystère du mal avec celui de Dieu.

Témoignant contre Dieu, brisant toute représentation de Dieu, le mal témoigne


aussi dans sa profondeur pour une hauteur de Dieu inaccessible à la représentation
et au concept 2.

Plus prosaïquement, se plaçant dans l'hypothèse selon laquelle l'athéisme


pratique de la société contemporaine exclut toute idée de révolte contre un Dieu
bel et bien mort, J. Doré ramène à trois types les attitudes concrètes de l'incroyant
en proie au mal divertissement (au sens pascalien) par le travail et le loisir;
résignation plus ou moins lucide qui peut se prévaloir de formes de « résistance de
l'humain à tout ce qui pourrait l'accabler ou l'engloutir » (35); engagement résolu
dans un combat constant contre le mal individuel et collectif.
Reconnaissant volontiers qu'en tout état de cause c'est là « faire acte d'humanité
dans la gestion de l'inhumain lui-même », les penseurs chrétiens ne s'estiment pas
contraints, on s'en doute, de s'y limiter. Il faut oser, assurent-ils, rendre au
questionnement sur le mal sa dimension spécifiquement religieuse et par conséquent

le confronter directement avec un nom propre, avec le Nom. Comme le fait


d'ailleurs, à sa manière, qui est sans détours, et loin des « ruses de la raison »,
l'homme de tous les jours qui n'a cessé, en la matière, de mettre son Dieu en
cause (GES, 393).

Regarder le mal de l'homme en face de Dieu, mettre celui-ci dans la question,


ne serait-ce pas un moyen de mieux voir ce qu'il est pour l'homme? Autrement
dit, le discours sur l'homme aux prises avec le mal, commis ou souffert, n'aurait-
il rien à gagner à celui de la théo-logie? La réponse à ces questions présuppose
un travail de déblaiement dans l'édifice multiséculaire de la théodicée.

1. Cf. Job 13,3 « J'ai à parler à Shaddaï, je veux faire à Dieu des remontrances », et la plainte de
Jésus en croix « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné? » (Mt 27,46).
2. Pénétrante réflexion philosophique dans l'essai d'Y. Labbé, Le Sens et le Mal. Théodicée du
Samedi saint, Paris, Beauchesne, 1978.
LE MAL

II LA THÉODICÉE EN QUESTION

Comme l'indique l'étymologie du terme, la théodicée se donne pour objectif


premier de « justifier » Dieu du procès qu'on ne manque jamais de lui intenter au
sujet du Mal. Il s'agit donc d'un discours apologétique par lequel des croyants
chrétiens ou théistes s'efforcent de plaider en raison « la cause de Dieu », en
démontrant qu'il ne peut en aucun cas être tenu pour responsable du mal, ni dans
le monde, ni en l'homme.
Pour fixer les idées, résumons d'abord les arguments du plaidoyer pro Deo
(2e topique de Gesché), articulé par la théodicée en réplique à l'acte d'accusation
dressé par le contra Deum (lre topique). Négativement, on cherche à innocenter
Dieu il n'a rien à voir avec l'origine et le maintien du mal. Tout au plus « permet-
il» le mal en vue de sauvegarder la liberté de l'homme. Quand elle se fait positive,
l'argumentation relève de trois types principaux
éthique, c'est la thèse massive de l'épreuve, du juste châtiment divin, de
l'épreuve purificatrice à cause de nos péchés, situations dans lesquelles le mal est
en somme la condition nécessaire et justifiée d'un plus grand bien, « comme
l'esclave qui fait monter l'eau de la grâce»» (Claudel);
cosmologique, c'est la thèse du « meilleur des mondes possibles» (Leibniz),
de l'harmonie globalement positive de l'ensemble, nonobstant les inévitables bavures
de détail, qui jouent dans l'ordre général du Cosmos « comme dans un tableau, le
rôle des ombres ou des gris sans lesquels ne ressortiraient pas les couleurs vives »
(DAR, 209);
métaphysique le mal n'a pas d'être, il est simplement(!) une absence, absence
de bien puisque seuls l'être et le bien « coïncident» (convertuntur).
Tels sont, grossièrement dessinés, les traits majeurs de l'oratio théodicéenne.
Il est évident qu'on les retrouve épars dans les textes les plus anciens de notre
culture, dès lors que leurs auteurs ont réfléchi sur les rapports entre Dieu et le
mal. Mais, historiquement parlant, le temps fort de la théodicée correspond au
siècle des « Lumières ». En toute sa rigueur philosophique et avec un maximum
de passion, le débat est instauré dans les années 1695-1710 (JOS, 3). Aux objections
subtilement et répétitivementl soulevées par Bayle, aux solutions fidéistes qu'il y
apporte et dont la sincérité reste débattue entre spécialistes, répondent les Essais
de Théodicée (1710) de Leibniz, véritable « modèle du genre » (RIC, 26). Le
catastrophique tremblement de terre de Lisbonne donne à Voltaire l'occasion d'une
réplique facile, ironiquement cinglante, à la notion leibnizienne de « meilleur des
mondes possibles ». Ample et talentueuse mise en pièces de tous les dogmatismes

1. Voir J.-P. Jossua, Pierre Bayle ou l'obsession du mal, Paris, Aubier, 1977.
« DÉLIVRE-NOUS DU MAL»

providentialistes, Candide (1759) élargit à un public diversifié l'audience et l'impact


d'un problème qui restait jusque-là cantonné dans des cercles relativement étroits
de spécialistes, philosophes et théologiens. Dans son livre suggestif (JOS), qui
souligne en un parcours pointilliste quelques jalons des « mauvaises justifications
du mal » et de leurs effets d'incroyance hier et aujourd'hui, J.-P. Jossua présente
différentes ripostes catholiques à Voltaire. Certains, tel Nicolas Bergier dans son
Dictionnaire théologique (1788), maintes fois réédité au long du xixe siècle, « pro-
longent la ligne de Malebranche, de Leibniz et des déistes anglais à partir de la
perfection de l'ensemble de l'univers» (JOS, 3), d'autres parmi lesquels Joseph de
Maistre argumentent, avec un romantisme échevelé, arc-boutés sur les notions
politiquement connotées et récurrentes en plein xxe siècle d'expiation et de
châtiment divin.
La thèse, un peu sommaire et plutôt optimiste, de ce livre de vulgarisation à
usage interne, est que les discours pseudo-chrétiens de théodicée ont perdu toute
pertinence sous l'action conjuguée des changements de mentalité chez les athées
d'une part, « qui abordent le problème du mal de façon beaucoup plus collective »
(147) en interpellant directement l'homme et non plus Dieu, d'autre part chez les
chrétiens pour qui les théories de la théodicée classique « se jugent d'elles-mêmes »
sans qu'il soit besoin désormais de les réfuter point par point.
Tel ne semble pas être l'avis d'Élie Wiesel, après et malgré la Shoah 1, ni
surtout du philosophe chrétien Paul Ricœur dont une des réflexions prégnantes 2,
à nouveau reprise dans sa conférence (résumée ici) à la faculté de théologie de
l'université de Lausanne, consiste, en partant de la réalité du mal, à distinguer les
niveaux du discours théodicéen dans la spéculation sur le sujet, depuis les
tâtonnements explicatifs du mythe à ces deux sommets de justification que sont
Leibniz et même Hegel, en passant par la vision tragique des gnoses dualistes et
de leur réfutation ambiguë par saint Augustin.
Avant d'illustrer par quelques exemples son travail de décapage critique, on
notera le mouvement de la démarche et ce à quoi elle tend. Comme celle de Dieu,
dont elle ne peut faire abstraction, la réalité du mal, à tout le moins son expérience,
est en excès3 par rapport à la notion que notre esprit parcellaire, notre entendement
fini peuvent s'en faire en partant des signes épars, qualitatifs, qui accentuent plutôt,
bien loin de l'expliquer, son caractère impénétrable et insensé. Autrement dit, le
mal déborde toujours les idées claires grâce auxquelles nous voudrions dissoudre

1. Rencontre avec Élie Wiesel. Le mal et l'exil, dialogue avec Ph. de Saint-Cheron, Paris, Nouvelle
Cité, 1988, p. 50.
2. L'indique déjà l'un des titres de ses traités philosophiques La Symbolique du mal, t. 2 de
Finitude et culpabilité, Paris, Aubier, 1960, rééd. 1988.
3. Cf. Ph. Nemo, Job et l'excès du mal, Paris, Grasset, 1978, p. 30, qui, découvrant la surdétermination
conceptuelle dont le mal est l'objet dans les grandes religions, coupe lui aussi, à sa manière, avec la
théodicée.
LE MAL

son opacité. Poser que la réalité du mal excède son concept amène à « reconnaître
le caractère aporétique de la pensée sur le mal ». Invitation, non pas à abolir la
besogne de la pensée, mais à la relancer par « le passage qui ouvre à la symbolique
du mal » (RIC, 7). La « symbolique » en effet permet d'exprimer correctement ce
qu'il en est concrètement du mal, car

il n'y a pas de langage direct, non symbolique, du mal subi, souffert ou commis;
que l'homme s'avoue responsable ou s'avoue la proie d'un mal qui l'investit, il le
dit d'abord et d'emblée dans un sens symbolique

Cela étant, Ricœur avec sa probité coutumière justifie la nécessité du transfert


au symbolique par un examen attentif des types d'explication qui ont cru pouvoir
s'en dispenser, en pointant pour chacun d'eux les raisons de leur échec. Le
problème du mal met à la question, dans les divers essais de théodicée,

un mode de penser soumis à l'exigence logique, i.e. à la fois de non-contradiction


et de totalité systématique (RIC, 13).

Comment affirmer d'un même mouvement et sans se contredire ces trois


postulats Dieu est tout-puissant; Dieu est absolument bon; cependant il y a du
mal ? La théodicée s'évertue à maintenir la cohérence de la pensée contre l'objection
selon laquelle deux seulement des postulats sont compatibles, mais jamais les trois
ensemble. Pas un instant, les auteurs de théodicée ne s'interrogent sur la façon de
poser le problème, ni sur la règle de cohérence qui gouverne sa résolution. On ne
prend pas davantage en compte le fait que les propositions de la théodicée relèvent
d'un moment de la réflexion (« l'onto-théologie ») qui amalgame des vocables pris
au discours religieux à des termes empruntés à une métaphysique culturellement
datée (platonicienne, cartésienne, etc.). Pourquoi faudrait-il que la tâche de penser
Dieu et le mal devant Dieu soit épuisée par des raisonnements pleinement et
uniquement conformes aux deux principes logiques signalés plus haut? On entrevoit
ici un point cher à Ricœur dont la philosophie réflexive est comme infléchie par
le fait du mal qui la préserve d'une tentation de centrer le sujet humain comme
« auto-position» (RIC, 11).
Première étape d'un discours de rationalité croissante, le mythe (par son aspect
« folklorique ») fait droit aux aspects démoniaques de l'expérience du mal, tandis
que par son côté « spéculatif », il fraie la voie aux théodicées proprement rationnelles
en pointant, par ses narrations imagées, le problème de l'origine du mal. À quoi
il ne pouvait apporter que « la consolation de l'ordre, en replaçant la plainte du
suppliant dans le cadre d'un univers immense » (20).
Incapable de répondre à la question « pourquoi moi ? », le mythe laisse place

1. P. Ricœur, Le Conflit des interprétations, Paris, Seuil, 1969, p. 285.


« DÉLIVRE-NOUS DU MAL »

au « stade de la sagesse» qui articule la plainte de l'homme avant de l'expliquer


par une théorie de la rétribution toute souffrance est méritée, car elle est la
punition d'une faute individuelle ou collective, repérée ou diffuse, voire inconnue.
Dans ce type d'explication, la souffrance forme « un pôle distinct du mal moral » (21).
Différence aussitôt annulée car cette « sagesse» rétributive constitue en un ordre
moral compact l'ordre entier des choses. Dès lors que se développent les rudiments
d'un ordre juridique appréciant la peine à l'aune des culpabilités individuelles, le
ver est dans le fruit, la sagesse entre en contestation avec elle-même pourquoi un
tel arbitraire dans la répartition actuelle des maux? « Pourquoi tant de souffrances,
en excès au regard de la capacité ordinaire d'endurance des simples mortels? »
L'un des secrets de l'impact continu du livre de Jobvient de ce qu'il prend la
question à bras-le-corps dans une narration dramatique qui met à nu l'insoutenable
scandale.
Pour passer à la théodicée, la pensée devait encore franchir un stade, celui de
« la gnose antignostique » (RIC, 22). La pensée occidentale, en effet, est redevable
aux diverses configurations historiques du mouvement gnostique d'avoir hissé la
spéculation au rang d'une gigantomachie,

où les forces du bien sont engagées dans un combat sans merci avec les armées
du mal, en vue d'une délivrance de toutes les parcelles de lumière tenues captives
dans les ténèbres de la matière (23).

On sait avec quelle vigueur saint Augustin s'opposa au manichéisme. Distin-


guant un dieu radicalement bon d'un dieu totalement mauvais, ce système posait
derechef, à l'instar de Marcion et des autres dualismes philosophico-religieux, le
problème du mal comme une « totalité problématique » d'où vient le mal ? (Un de
malum). La réplique augustinienne conjugue des arguments empruntés au néo-
platonisme, qui récuse toute idée de substance dans le mal, et à la révélation
biblique sur la création ex nihilo qui maintient à distance le Créateur et une
créature capable de « décliner » loin de Dieu et d'« incliner» vers le néant du
péché. Autrement dit, l'évêque d'Hippone construit un type nouveau de discours,
celui de « l'onto-théologie », promis à une grande fortune dans la réflexion ultérieure.
Il nous faut souligner ici l'importance donnée par Augustin à la doctrine du
péché originel. Dans la logique d'une négation de la substantialité du mal, le
penseur et l'homme Augustin en viennent à poser une autre question d'où vient
que nous fassions le mal? Ou encore comment concilier l'idée de juste rétribution
du péché et la croyance qu'il n'y a pas d'âme injustement précipitée dans le
malheur? D'après Ricœur, si l'interprétation augustinienne du péché originel peut
être taxée de « gnose anti-gnostique », c'est bien parce que, tout en déniant le

1. Voir J. Eisenberg, É. Wiesel, Job ou Dieu dans la tempête, Paris, 1986 mise en forme littéraire
d'entretiens, deux années durant, à l'émission télévisée « À Bible ouverte ».
LE MAL

contenu de la gnose, l'évêque d'Hippone reconstitue un discours en forme de


mythe rationalisé. De fait, en réunissant sous l'unique concept de péché de nature
deux notions hétérogènes (transmission biologique par voie de génération et
imputation individuelle de culpabilité), i.e. en faisant du mal « une sorte d'invo-
lontaire au sein du volontaire », comme s'il y avait une quasi-nature au cœur de
la volonté, Augustin a seulement réussi à placer l'énigme d'un mal déjà là « dans
la fausse clarté d'une explication d'apparence rationnelle » (RIC, 25). Plus gravement,
il ne fait pas droit à la protestation de la souffrance injuste, la réduisant au silence
au nom d'une inculpation en masse du genre humain'.
À son tour, la théodicée de Leibniz qui prétend rendre compte de toutes les
formes du mal en ajoutant au principe de non-contradiction celui de raison suffisante,
articulé en principe du meilleur, vient buter sur la plainte de l'individu souffrant
qui ruine l'impeccable démonstration d'un pire fragmentaire produit finalement
en vue du meilleur.
Ainsi, par sa nature et ses procédures, le discours de théodicée laisse dans
l'impasse la question du mal car il ne rejoint pas le cri de l'homme, méconnaît
complètement le droit de l'homme à clamer, dans un premier temps, sa plainte.
La plus grave objection que nos théologiens font au pro Deo, deuxième topique de
Gesché (399), n'est pas tant qu'il laisse l'impression « de vouloir trop vite innocenter
Dieu » mais bien plutôt, contrairement à l'idée de procès incluse dans la révélation
biblique de l'Alliance, d'empêcher Dieu d'entendre la clameur de son peuple
(Ex 6,5). En fait, à partir d'une requête légitime, on en arrive à l'expulser de la
question « alors qu'il est justement capital qu'il y soit ». Qu'avons-nous à faire d'un
Dieu dont on explique qu'il ne veut pas positivement le mal, mais seulement le
«permet»? Providence à la Ponce Pilate! En quoi sommes-nous concernés par un
Dieu qui voit l'ensemble et ne s'inquiète pas du détail? Lorsque ce détail est le
supplice d'un enfant innocent, n'est-ce pas Yvan Karamazov qui a raison même
si le Ciel répare tout « Je ne refuse pas Dieu, Aliocha; je lui rends respectueusement
mon billet 2 » ? Il suffit d'un seul malheur innocent pour empoisonner tous les
océans de l'optimisme.
Il faudrait ajouter que même dans l'abandon de la référence à Dieu, la voie
optimiste de la théodicée, maintenue sous forme de « cosmodicée» de type stoïcien
ou d'« anthropodicée» de type marxiste, i.e. dans des doctrines qui posent l'homme
et le monde comme foncièrement bons, n'évite pas non plus la marginalisation des
victimes anonymes, simples accidents de l'Histoire, escamotés « dans la beauté sans
cicatrice de la société ou du monde futurs » (DAR, 209).
L'impasse de la théodicée classique et de ses avatars sécularisés vient donc de

1. Sur les sources inconscientes de la doctrine du péché originel chez Augustin, lire J. Chomarat,
« Les Confessions de saint Augustin », Revue française de psychanalyse, 1988/1, p. 153-174.
2. F. Dostoïevski, Les Frères Karamazov, Paris, Stock, 1949, p. 341-342.
« DÉLIVRE-NOUS DU MAL»

ce que sa tentative pour rendre raison globalement de l'ordre du monde et en faire


un édifice qui tient debout, achoppe chaque fois sur des matériaux que le mal
concret rend inaptes à la reconstruction théorique pierres éparses, inutilisables
pour l'édification d'un monument voué à demeurer monstrueux, en tout cas
inachevé. Si l'on appelle identité l'harmonie idéale, l'architecture de ce monde,
conçues ou repensées par la philosophie et la théologie naturelle, on doit bien
constater avec Adorno

La plus petite trace de souffrance absurde dans le monde de l'expérience inflige


un démenti à la philosophie de l'identité tout entière qui voudrait détourner la
conscience de l'expérience tant qu'il y aura encore un mendiant, il restera du
mythe

Opaque à la « raison raisonnante », « extra-territorial» par rapport à l'être, bref


totalement « injustifiable2 », étranger à son domaine, « car venant comme d'un fond
obscur qui échappe à l'explication3 », le mal contraindrait-il la pensée spéculative
à désarmer, impuissante à scruter sa réalité mystérieuse?

III PENSER, VIVRE AUTREMENT LE MAL?

Le philosophe chrétien et les théologiens répondent à cette question par


l'affirmative, en y introduisant les inflexions propres à leur discipline et au public
auquel ils s'adressent. Mais ces nuances n'empêchent nullement un accord de fond
sur une proposition centrale qui motive un agir chrétien et que J. Doré énonce
paradoxalement en tête de son article « Le salut du mal ». La signification religieuse
du mal ne s'éclaire qu'à la lumière du salut. Seul l'excès que manifeste le Christ
en croix fait sens avec l'excès du mal; seule l'ampleur du salut dévoile a posteriori
l'épaisseur du mal.

Mais ce dévoilement n'a pas une portée étiologique il n'a pas pour but de
diagnostiquer les causes du mal, mais de délivrer du mal dont nous expérimentons
présentement la réalité et dont le mystère ne se dissipera que lorsque le salut sera
lui-même devenu une réalité plénière (DAR, 330).

1. Th.-W. Adorno, Dialectique négative, tr. Coffin, Paris, Plon, 1978, p. 160.
2. Voir J. Nabert, Essai sur le mal, Paris, Aubier, 1970.
3. Cf. E. Kant (cité RIC, 29), La Religion dans les limites de la simple raison, tr. Gibelin-Naar,
Paris, Vrin, 1972 « Il n'existe pas pour nous de raison compréhensible pour savoir d'où le mal moral
aurait pu d'abord nous venir », en précisant que ce mal radical, « inscrutable », ressortit pour lui d'une
problématique en rupture avec celle du péché originel.
LE MAL

Autrement dit, la « manière chrétienne » et, plus largement, biblique consiste


dans le fait qu'elle ne cherche pas d'abord une explication du mal. Si la foi pressent
ou découvre un « sens» au mal,

c'est seulement dans la mesure où elle s'estime fondée à dire ce vers quoi il « va »,
ce sur quoi il débouche; elle s'attache avant, envers et contre tout à ce qui peut
en être la libération, à ce qui peut en représenter le salut (DOR, 38).

Plus fondamentalement, dans son approche spécifique du terrible problème,


la foi ne veut et ne peut reconnaître son Dieu qu'en proportion de ce qu'il révèle
sur lui-même par pure grâce en Jésus, dont le nom signifie précisément « le
Seigneur sauve » (Mt 1,21). Dans ces énoncés, on insiste sur la dynamique de ce
salut dont le dénouement est encore à venir. En effet, pèlerin de vie humaine, le
croyant va son chemin terrestre, tendu entre le mal qui le tient et la délivrance
parfaite qui approche, en témoin et en acteur de deux histoires inachevées. L'une,
l'histoire de la délivrance s'attache, comme on le voit dans l'histoire d'Israël, aux
événements porteurs de libération et paradigmes pour décrypter, dans l'histoire
universelle, la réalisation progressive de la Promesse du salut. De cette histoire de
la délivrance, l'événement pascal, articulé d'ailleurs sur la Pâque juive, est pour le
christianisme le modèle insurpassable.

La résurrection du Christ signifie que la mort est déjà vaincue et que les
puissances du mal sont anéanties (DAR, 313).

Mais le fait même de la passion et de la mort du Christ, emblématisé dans


les récits de la résurrection par les stigmates de ses plaies offertes aux apôtres,
témoigne de la réalité du mal et par conséquent d'une seconde histoire, celle de
la souffrance, qui a encore du temps la mort, affirme saint Paul, est « le dernier
ennemi qui sera détruit»(1 Co 15,26). Tel apparaît au croyant le temps présent de
l'humanité partagé entre ces deux histoires, entre deux « mémoires » comme dit
le théologien allemand J.-B. Metz 1. Les dissocier laisserait échapper la signification
du Salut. Dissociation qui pourrait schématiquement s'effectuer en deux perspectives
contraires. La première renvoie aux formes d'utopie ou de millénarisme. Ici, « le
salut est coextensif à une émancipation socio-politique immanente qui n'a d'avenir
que terrestre» (DAR, 214). C'est peut-être le risque de certaines mises en œuvre
de ce qu'il est convenu d'appeler « la théologie de la libération » dont l'audience
et l'efficience sont patentes en Amérique latine. Dans l'urgence du choix préférentiel
pour les pauvres et les écrasés, des praticiens de la théologie de la libération
n'auraient-ils pas tendance à réduire le mal et son salut au domaine strictement
économico-socio-politique, en estompant peu ou prou le mal moral, le péché?

1. J.-B. Metz, La Foi dans l'histoire et la société, tr. P. Corset, Paris, Cerf, 1979.
« DÉLIVRE-NOUS DU MAL»

Telle n'est pas, on s'en doute et n'en déplaise à leurs détracteurs, la position
théorique des grands théologiens de la libération, Gutierrez, Boff et Sobrino. Bien
loin de verser dans je ne sais quel « horizontalisme révolutionnaire », ils affirment

que le salut et la libération annoncés portent bien aussi sur le péché ou mal moral
et sont destinés à se développer en une vie éternelle qui sera à la fois glorification
de Dieu et résurrection des morts (DOR, 54).

Le second effet de dissociation atteint les sotériologies unilatéralement spé-


culatives. La pente serait ici de faire du mal, selon un schéma de type hégélien,
« une négativité déjà surmontée en Dieu et en délaisserait donc la mystérieuse
réalité qui se perpétue dans l'histoire » (DAR, 214). Cette fois, on insiste tellement
sur le fait que l'humanité est globalement sauvée par l'acte rédempteur du Christ
pascal, qu'on en vient à oublier que le salut toujours-déjà-là vise des situations
douloureuses non encore dénouées. Cette présentation du salut apparaît comme
un discours idéaliste ou mythologique induisant conséquence désastreuse pour
l'agir chrétien des pratiques dont l'hypocrite lâcheté n'est sans doute pas étrangère
à l'émergence, agressive en leurs débuts, des diverses théologies de libération.
À condition de maintenir étroitement liées la memoria resurrectionis et la
memoria passionis, il devient possible d'opposer à la réalité du mal le réalisme du
salut, en œuvre aussi longtemps que le mal aura un avenir et qui s'affirme
patiemment, obstinément entre le « déjà là » et le « pas encore ». Autre conséquence
du lien entre l'histoire de la délivrance et celle de la souffrance le salut en cours
de réalisation ne peut être identifié à aucun système de pensée achevé.

Sous une présentation dogmatique d'une doctrine de salut, doit persister la


narration de l'événement du salut (DAR, 216).

Celui-ci, dans la perspective chrétienne, opère jusqu'à la fin des temps.


L'histoire de Jésus, relatée dans les évangiles, se poursuit dans notre temps qui
continue le sien culminant dans la passion, la mort et la résurrection. En continuité
avec les premières communautés apostoliques, d'autres communautés commémorent
et revivent à leur tour ce drame christique de la délivrance en acte dans une
souffrance non encore anéantie qu'exprime à sa façon la célèbre formule de Pascal
«Jésus sera en agonie jusqu'à la fin du monde; il ne faut pas dormir pendant ce
temps-là. »
Sertie dans la lettre du texte, l'histoire évangélique s'en échappe sans cesse
pour rejoindre, dans la suite des générations, la vie des hommes. Il s'agit donc non
seulement de relire pieusement le récit fondateur du salut mais aussi de remettre
en scène concrètement, de re-créer, entre espérance et souffrance, le mystère du
Christ mort et ressuscité
LE MAL

En tant que communauté de ceux qui croient au Christ, le christianisme n'est


pas d'abord une communauté d'interprétation et d'argumentation, mais une commu-
nauté du souvenir et du récit souvenir qui rappelle et appelle la Passion, la Mort
et la Résurrection
1.

Dans son souci de faire droit aux réalités irrépressibles de la plainte et de la


protestation, Paul Ricœur avance plusieurs propositions d'une sagesse pratique
visant à unir approche spéculative et transformation spirituelle des sentiments
individuels en cause dans l'énigme du mal. Selon lui, en effet, si le travail même
de la pensée aboutit à une aporie, l'une des réponses possibles permettant de rendre
celle-ci à nouveau productive est la spiritualité.
Comment donc changer qualitativement la lamentation et la plainte suscitées
par l'expérience du mal? En utilisant le modèle freudien de travail du deuil par
lequel le sujet délie une à une les attaches qui lui faisaient ressentir la perte d'un
objet d'amour comme une part de lui-même. Par ce détachement progressif il se
rend libre pour d'autres investissements.
Dans cet itinéraire d'une sagesse toute personnelle, au long duquel pensée,
action et sentiment peuvent cheminer de concert, Ricœur repère plusieurs étapes
sans prétendre à aucune exemplarité en un domaine toujours menacé par la
mystification. Il s'agit d'abord de rendre à elle-même la spiritualisation de la plainte,
laisser sans plus celle-ci s'exprimer dans sa nudité sidérante, oser dire la faille, la
brisure au cœur de l'être et du cosmos je ne sais pas pourquoi, c'est ainsi que les
événements surviennent et toutes les formulations qui sont comme le degré zéro
du processus de mutation émotionnelle du cri de douleur. Dans la débâcle éprouvée
des habituelles cohérences de la raison, le premier et rudimentaire moyen de
relever le défi du mal en relançant le labeur de la pensée, en somme la bonne
manière de rendre à nouveau active l'aporie intellectuelle, « c'est d'intégrer
l'ignorance qu'elle engendre ». En l'occurrence, l'échec spéculatif de la vieille
théorie de la rétribution cette forme primitive de théodicée participe du travail
de deuil, comme une libération de l'accusation mettant en un certain sens à nu la
souffrance ressentie comme imméritée.
Une seconde possibilité de transmuer la lamentation consiste à lui permettre
de se répandre en plainte contre Dieu. De cette manière d'être, témoigne
éloquemment l'œuvre d'Élie Wiesel. Qui ne l'a pas entendu répéter « Je suis
parfois pour Dieu, souvent contre lui et pourtant jamais sans lui?» Ce n'est pas
par hasard qu'il s'est engagé sur cette voie. Au cœur de l'Alliance entre Yahvé et
le peuple de la Bible, les partenaires s'intentent constamment un procès mutuel.
Dans cette même ligne, de façon plus réflexive, d'autres familiers de la
révélation biblique vont jusqu'à construire une « théologie de la protestation 2» qui

1. J.-B. Metz, op. cit., p. 240.


2. Entre autres, J.-K. Roth, Encountering Evil, John Knox Press, 1981.
« DÉLIVRE-NOUS DU MAL»

s'oppose vigoureusement à l'idée de « permissiondivine du mal, cet expédient


confortable pour tant de théodicées abstraites et de consolateurs qui ne consolent
de rien. En ce second stade de la spiritualisation de la plainte, taraudée par
l'indispensable travail de deuil, l'accusation contre Dieu laisse monter l'impatience
de l'espérance, fondée, modelée sur le cri répété des Psaumes « Jusques à quand,
Seigneur?»
Un troisième palier est atteint dans l'affinement de la lamentation, quand on
découvre que les raisons de croire en Dieu sont sans commune mesure avec le
besoin d'expliquer l'origine de la nébuleuse du mal. Comme le confesse telle ou
telle communauté protestante. dans une profession de foi dont chaque article,
suivant le schéma trinitaire, intègre le terme « malgré », les chrétiens sont invités
Dieu ne faisant pas système avec le Mal à croire en Lui « en dépit» du mal
dans l'homme et dans le monde. Telle que l'élabore le théologien Paul Tillich,
cette structuration de la foi n'est-elle pas en consonance avec le mouvement
ascendant de la Bible (de la Genèse à l'Apocalypse), ponctué par une série de
« malgré» remplaçant tous les « parce que » de la rétribution 1 ?
Est-il possible d'aller jusqu'au bout de cet itinéraire spirituel escarpé en
renonçant complètement à la plainte elle-même? Le chrétien Ricœur le pense,
tout en ajoutant que le discernement d'une valeur éducative de la souffrance ne
s'enseigne pas. À son auditoire de pasteurs, il rappelle opportunément qu'il est
parfaitement légitime d'empêcher que le sens de la souffrance, trouvé ou retrouvé
par celui ou celle qui en est la victime, « ne conduise à l'auto-accusation et à
l'auto-destruction » (RIC, 43). La prédication du mystère pascal, une théologie
pastorale de la Croix, bref le discours chrétien sur Dieu lui-même comme mort
en Christ, sont inopérants, ne signifieraient rien si n'y correspondait pas une
transformation de la lamentation.
Une telle transmutation ne vise rien moins qu'à « un renoncement aux désirs
mêmes dont la blessure engendre la plainte ». C'est assez dire que cette sagesse
paradoxale n'est pas le lot commun des croyants mais de quelques fous de Dieu
(1 Co 4,10), pour qui le modèle de cette sagesse chrétienne se déchiffre à la fin du
livre de Job

Je ne te connaissais que par ouï-dire, mais maintenant mes yeux t'ont vu. Aussi
je retire mes paroles, je me repens sur la poussière et la cendre (43,5-6).

Ce repentir, n'est-ce pas celui de la plainte elle-même? C'est-à-dire, en fin de


compte, un renoncement consenti au désir infantile d'être épargné par la souffrance,
au désir même d'être récompensé pour ses vertus? Acte de « pur amour » pour

1. Hypothèse de Ricoeur, version abrégée (p. 62), cit. supra, n. 3, qui s'appuie sur N. Frye, Le Grand
Code. La Bible et la littérature, tr. C. Malamoud, Paris, Seuil, 1984.
LE MAL

lequel Job parvient, au terme de l'épreuve, à aimer Dieu « pour rien» (Jb 1,9),
faisant perdre son pari initial au Satan du conte folklorique scénographié dans la
Bible
».

Forcément arbitraire, notre recension théologique visait avant tout à offrir au


lecteur des matériaux pour son information ou sa propre quête du sens, face à un
scandale qui déjoue tous les dogmatismes et nous contraint à partager notre trouble
de penser et nos désarrois à vivre la nébuleuse du mal. Mais le défi auquel sont
confrontés nos cinq penseurs chrétiens concerne évidemment l'ensemble de la
théologie, pour peu qu'elle soit attentive à reconsidérer la question du mal en
restant au plus près de la détresse de tant d'hommes et de femmes vivant dans un
monde « sans la miséricorde du Christ ».
Remettant Dieu au cœur de la question, elle prétend paradoxalement, par
une « formidable inversion » (GES, 407), qu'il y va du salut de l'homme. Dans le
mouvement de sa démarche réflexive, elle cherche à éviter de surdéterminer le
« rôle » de Dieu et de piéger à nouveau celui-ci dans une théodicée rationalisante,
coupée de la plainte individuelle, vertigineusement déconnectée de la lamentation
des êtres brisés par la douleur. Aimantée par un Salut, déjà là dans le Ressuscité
mais non encore advenu dans l'Histoire, la foi chrétienne se donnerait ainsi, à sa
manière, la possibilité de rompre l'emprise du mythe. Au lieu d'être tirée en arrière
vers une origine à découvrir (d'où vient le mal?), elle s'évertue à l'effectuation
d'un futur par des tâches concrètes et solidaires, dans l'attente active du Jour « où
toute chair verra le salut de Dieu» (Lc 3,6).
À travers les méandres d'une présentation analytique qui se voulait distante
de son objet, a-t-on suffisamment perçu tout ce qui, dans ces discours chrétiens,
relève de l'ordre de la parole humaine en son dialogue poignant avec Dieu pour
une cobelligérance contre le mal? Je ne sais. En tout cas, il était tentant, sur un
problème crucial, de mettre en perspective la grandeur et les servitudes du penser
et de l'agir chrétiens qui ne sont pas « du monde» mais réfléchissent et vivent
« dans le monde» (Jn 17,14-19) il n'est pas nécessaire d'adhérer pour reconnaître.

ANDRÉ GODIN

1. Sur la figure de Satan, dont il est peu question dans nos cinq textes, voir A. Gesché, « Dieu et
le mal », in Péché collectif et responsabilité, Bruxelles, 1986, p. 75-77; 95-98.
Alain Boureau

LA CHUTE COMME GRAVITATION RESTREINTE

SAINT ANSELME DE CANTORBÉRY ET LE MAL

Le christianisme médiéval a clairement représenté le mal, puissant principe


d'équilibre, dans des architectures doctrinales et matérielles construites en diptyques.
Cette représentation se fonde sur une théologie et une morale cohérentes du mal,
qui posent, en miroir du bien, une fondation surnaturelle (Satan), puis humaine
(Adam), une permanence (le péché) et un processus de traitement (la pénitence)
assuré par un personnel spécialisé (l'Église). L'équilibre entre le bien et le mal se
compose en fait de deux déséquilibres inverses après la chute, la créature tend
vers le mal, mais, après l'incarnation, le rachat christique, perpétué et renouvelé
par le sacrement, donne une impulsion opposée. L'Église, depuis la fin du premier
millénaire, n'a cessé de raffiner l'institution du contrepoids salvateur qui la constitue
en corporation du rachat; les deux étapes essentielles en sont l'instauration de la
confession privée à partir du ixe siècle et l'invention du purgatoire à la fin du
xiie siècle On sait à quoi tend cette sécularisation juridique du traitement du
mal la pratique des indulgences dégrade le rétablissement christique en un
marchandage, l'Église salvatrice en une caste. Et si, depuis Denifle et Febvre 2, on
a renoncé à lier la réforme luthérienne à la seule indignation devant le scandale
des indulgences, il demeure certain qu'au terme d'un automne du Moyen Âge
tourmenté par les ravages et les catastrophes, l'irréductibilité du mal se trouve au
centre de la Réforme. Quand on oppose la Réforme et le christianisme médiéval
comme deux systèmes de symétrie, orientés l'un vers la prédestination irrémédiable,
l'autre vers le rachat sacramentel, on perçoit des lignes de permanence très
grossièrement, la réforme calviniste prend la suite, face à l'orthodoxie catholique,
des gnosticismes qui emboîtent une seconde création mauvaise dans une première
création bonne, dont ne subsistent, en ce monde que quelques élus. De nombreuses
hérésies médiévales assurent, entre le gnosticisme ancien et le calvinisme, un relais
1. Voir Ch.P. Carlson Jr., justification in earlier Medieval Theology, La Haye, Martinus Nijhoff,
1975, et J. Le Goff, La Naissance du Purgatoire, Paris, Gallimard, 1981.
2. Voir H. Denifle, Luther und Luthertum, Mayence, Kirchheim, 1905, et L. Febvre, Un destin
Martin Luther, Paris, Presses Universitaires de France, 1968 (1" éd. 1928).
LE MAL

qui n'est d'ailleurs pas nécessaire, tant l'attitude gnostique paraît constituer un des
universaux de la pensée religieuse.
Mais si, en quête d'une théologie affranchie des pesanteurs du mal, on se
tourne vers le pôle lumineux de la Réforme, le fidéisme luthérien plutôt que
vers le sombre pôle calviniste ou bien si l'on considère la réplique catholique au
luthérianisme, la mystique ignacienne, les jalons médiévaux paraissent beaucoup
plus incertains. On voudrait pourtant en repérer un et présenter un moment sans
doute unique dans la pensée médiévale du mal, dans la théologie de saint Anselme
de Cantorbéry (1033-1109): il s'agit alors de penser le mal comme impensable, de
rompre avec les dualismes, avec les mythologies narratives du mal qui perpétuent
ou inversent le gnosticisme en opposant Satan à Dieu, les mauvais anges aux bons,
la chute au rachat. Cette rupture, qui rend fondamentalement et non tactiquement
dissymétriques le bien et le mal, doit opérer en maintenant le texte narratif
fondateur (la Genèse, l'Évangile), au prix d'un détour dialectique qui élimine les
contraintes ontologiques du passé originaire, qui débarrasse le récit de son aspect
mythologique. Avant d'entrer dans le labyrinthe de cette dialectique, il convient
d'expliquer en quoi la théologie d'Anselme nous importe et constitue autre chose
qu'une singularité éblouissante de la pensée médiévale.

Il est difficile d'intégrer Anselme dans un horizon différent du sien, tant son
œuvre relève de la théologie pure, loin de la philosophie. Ce n'est pas un hasard
si deux très grands spécialistes de la philosophie médiévale, Étienne Gilson et John
Marenbon 1, se sont si peu attardés sur une pensée qui ne contribua pas à la
conquête aristotélicienne de la rationalité occidentale, de Boèce à Thomas d'Aquin.
La théologie d'Anselme n'eut qu'une faible influence, malgré son immense prestige,
et son aura contemporaine repose en partie sur un contresens lié au fameux
argument ontologique de Descartes sur l'existence de Dieu, ou bien sur un titre
(Fides quaerens intellectum) fallacieusement proche du propos de saint Thomas. Les
admirateurs d'Anselme, nombreux et subtils, ne contribuent pas à le sortir de son
splendide isolement de sa christologie cohérente, ils consentent rarement à distraire
quelque élément vers un contexte ou une suite 2. Pourtant, on peut entendre vibrer
un écho d'Anselme dans les pensées de la modernité le refus de congédier hors
de la méditation le moindre atome de la réalité annonce Hegel, l'effort de
transformer une histoire close, achevée et rémanente (histoire familiale de la chute

1. É. Gilson, La Philosophie au Moyen Âge, Paris, Payot, 1976 (1re éd. 1922), p. 240-252.
J. Marenbon, Early Medieval Philosophy (480-1150). An Introduction, Londres, Routledge et Kegan
Paul, 1983, p. 94-105.
2. Pour une bibliographie sur Anselme, voir J. Hopkins, A Companion to the Study of St Anselm,
Minneapolis, University of Minneapolis Press, 1972. Pour une mise à jour, voir les notices de la belle
édition et traduction en cours, depuis 1986, sous la direction de M. Corbin (3 volumes parus), aux
éditions du Cerf.
LA CHUTE COMME GRAVITATION RESTREINTE

et du rachat) en un discours ouvert, indéfini et immanent, de passer de la séquelle


à la séquence, annonce Freud. Anselme n'a pas fourni d'instruments nouveaux à
la rationalité, mais il lui a assigné une visée singulière, libératrice, promise à des
résurgences possibles.
Cette étrangeté de la théologie d'Anselme par rapport aux lentes continuités
philosophiques médiévales ne la soustrait pas à son ancrage historique. En esquissant
tout de suite le paysage de fond de la conception anselmienne du mal, on ne
prétend pas lui donner le statut de reflet ni de symptôme, mais, au contraire,
montrer les rapports complexes, indéterminables entre une théologie, un vocabulaire
et une réalité. L'historien doit se contenter de repérer des recouvrements de
langage, non des enchaînements univoques, dans un sens ou dans l'autre.

L'angélisme monastique

L'évacuation du rôle fondateur ou contre-fondateur de Satan doit se


comprendre par rapport à un certain angélisme de la pensée monastique qui se
développe aux xie et XIIe siècles1 et dont Anselme donne l'expression la plus
élaborée. Le cadre général en est, au début du second millénaire même si la
« terreur » de l'an mille est un pur mythe historiographique du xixe siècle2
l'épuisement de la force transitive du récit néo-testamentaire. L'urgence apocalyp-
tique ne joue plus que dans les marges hérétiques de la chrétienté. D'une façon
ou d'une autre, la chrétienté doit transformer une imminence en une immanence.
Or, au cours du xie siècle, l'idée d'une société chrétienne, d'un recouvrement
complet de la communauté humaine par l'Église se développe au moment de la
réforme grégorienne et de la querelle des Investitures. À partir du pontificat de
Léon IX, l'Eglise récupère la gestion de sa hiérarchie et de ses biens; durant un
bref moment (1050-1150), la papauté jouit d'une grande indépendance, après avoir
arraché aux souverains séculiers la mainmise sur les nominations épiscopales et
abbatiales, mais avant que cette liberté durement conquise ne s'aliène localement
aux influences immédiates ou ne retombe dans les mains monarchiques.
La liberté (libertas ecclesiae, distincte chez Anselme de la libertas romana
grégorienne) 3, cette liberté pour laquelle mourra vainement et archaïquement
Thomas Becket en 1170, constitue le maître mot de la politique pontificale et de
l'action d'Anselme. Cet apogée hiérocratique apparaît dans sa plus grande pureté

1. Voir M.D. Chenu, « Cur Homo? Le sous-sol d'une controverse », dans La Théologie au xn' siècle,
Paris, Vrin, 1976, p. 52-61.
2. D. Milo, « L'an mille un problème d'historiographie moderne », à paraître dans History and
Theory.
3. Voir H. Kohlenberger, « Libertas ecclesiae und rectitudo bei St Anselm », Spicilegium Beccense, II,
Paris, Éditions du CNRS, 1984, p. 689-700.
LE MAL

au moment même où Anselme rédige ses traités les plus importants (1080-1090),
juste avant que l'Église piège elle-même sa liberté dans une juridiction qui la
sécularise à l'instant où Anselme montre que le fidèle n'est redevable de rien
envers personne sinon à Dieu et doit donc refuser toute juridiction médiate
(satanique ou humaine), l'Église, forte de sa neuve puissance, construit un système
pénitentiel qui repose sur la symétrie des droits de Dieu et de Satan. Certes,
personne ne pouvait concevoir la suite institutionnelle de la décision d'Urbain II,
mais, en 1095, la concession d'un pardon provisionnel aux futurs croisés constitue
l'origine historique des indulgences, tandis que la sacramentalisation de la pénitence,
à l'oeuvre depuis le ixe siècle, sous l'influence irlandaise, va s'officialiser dans le
droit de l'Église avec le Décret de Gratien (vers 1140). La fonctionnalité du mal
se réintroduit subrepticement. On ne peut imputer une telle dérive à la seule
logique cléricale, car elle accompagne un vaste mouvement social la seconde
moitié du xie siècle voit se constituer pleinement la féodalité banale amorcée depuis
le xe siècle mouvement d'encellulement pour Robert Fossier, d'incastellamento
pour Pierre Toubert' qui accomplit précisément une fragmentation de justices
autonomes. Satan, vassal infidèle de Dieu, suzerain légitime de l'homme, grâce au
pacte conclu avec Adam et avec chaque pécheur, revendique ses droits.
Entre la liberté hiérocratique et la dispersion des droits, le monde monastique
maintient encore quelque temps l'idée d'une société chrétienne qui échappe au
mal, mais à l'intérieur des limites saintes du monastère. La notion d'un remplacement
des mauvais anges par les moines s'esquisse chez Anselme et se développe au
xiie siècle. Là encore, Anselme se situe sur un seuil, aux derniers moments du
monopole contemplatif et angélique du monachisme bénédictin c'est précisément
à la fin du xie siècle que s'établit le système rival des chanoines augustins, qui
remet en cause la vocation strictement contemplative des moines. La nouveauté
cousine de Cîteaux, branche réformée de l'ordre de saint Benoît, commence, de
son côté, à défaire l'unité du système monastique; si la tradition de Cîteaux relève
bien de la règle et de l'idéologie bénédictines, le choix d'une colonisation d'espaces
incultes aux marges de la société humaine entérine un certain renoncement à
l'utopie hiérocratique d'une société chrétienne à direction angélico-monastique.

Cette imbrication des sphères spéculatives et pratiques apparaît bien dans la


carrière d'Anselme. Né vers 1033 au val d'Aoste dans un milieu noble, il arrive à
l'abbaye du Bec en Normandie en 1059, après trois années de pérégrinations
obscures en Bourgogne et en France. L'abbaye, fondée vers 1030 par Herluin,
seigneur normand qui en demeure l'abbé jusqu'à sa mort en 1078, a pour prieur
un autre moine italien, le grand théologien Lanfranc de Pavie; dès 1063, au départ

1. R. Fossier, Enfance de l'Europe, x'-xu' siècle, Paris, PUF, 1982.


P. Toubert, Les Structures du Latium médiéval, Rome, École française de Rome, 1973.
LA CHUTE COMME GRAVITATION RESTREINTE

de Lanfranc pour l'abbatiat de Saint-Étienne de Caen, Anselme prend la charge


de prieur du Bec; à la mort d'Herluin, il en devient l'abbé. Anselme mène de
front la gestion du monastère dont les biens s'accroissent rapidement et la rédaction
de son œuvre théologique au Bec, il écrit le Monologion, le Proslogion, De
Grammatico, De Veritate, De libero arbitrio, De casu diaboli. La conception d'un
monde absorbé par le monastère, d'une assomption angélico-monastique se lit
clairement dans cette double activité Anselme, comme Herluin ou Lanfranc,
renonce à une position personnelle seigneuriale tout en pratiquant pour le monastère
une politique de concentration foncière et de domination sociale. Et la sortie du
monastère, pour Lanfranc comme pour Anselme, manifeste les espérances et les
déceptions que provoque la constitution parallèle des unités domaniales ou
monarchiques et du réseau paroissial au xie siècle, en cette Normandie où le prince
est partout et s'adjoint en 1066 le royaume d'Angleterre; Lanfranc et Anselme
deviennent successivement (en 1070 et en 1093) archevêques de Cantorbéry, primats
d'Angleterre à l'illusion d'une extension du monastère aux dimensions d'un
royaume, chez les moines, correspond le désir, chez les souverains, d'obtenir la
caution spirituelle la plus haute. Guillaume le Conquérant avait appelé Anselme
à son lit de mort en 1087. Les violents conflits qui opposèrent Anselme à
Guillaume II le Roux, puis à Henri Ier Beauclerc, roi en 1100, eurent pour enjeu
la « liberté de l'Église ». De 1097, date de son départ pour Rome où il requiert le
soutien pontifical jusqu'à son retour définitif en Angleterre en 1107, Anselme ne
cesse de s'opposer à la soumission de l'Église aux puissances laïques à qui il refuse
le droit à l'investiture des évêques et des abbés. Il obtient un fragile triomphe, peu
avant sa mort en 1109, dont le sort de Thomas Becket, un demi-siècle plus tard,
montrera la vanité
Si l'on note que la rédaction du Cur Deus Homo? pièce centrale, avec le De
casu diaboli, de sa théologie du mal s'est faite au moment de l'exil à Rome et à
Capoue, alors qu'il envisage de renoncer à l'archiépiscopat, on comprend bien que
sa théologie spéculative doit se lire en relation avec l'ambition monastico-
théocratique, sur le fond ecclésiologique brossé par les papes et les moines de la
réforme grégorienne. Mais Anselme, dans sa lutte obstinée, ne donne pas à la
violence royale une assignation satanique; en 1080-1090, tout est menacé, mais
tout est à sauver le mal ne constitue qu'une vaine apparence. Il convient de le
réduire, comme on peut réduire l'injuste domination laïque. Considérons donc les
techniques intellectuelles de cette réduction.

1. Voir P. Aubé, Thomas Becket, Paris, Fayard, 1988.


LE MAL

Le mal comme néant

Quand Anselme, dans la suite rigoureuse de ses traités, en vient au diable


et au pécheur, il n'y a plus de place pour le mal dans son univers théologique
saturé par le bien et par l'être, l'un à l'autre superposés. En effet, la pensée
d'Anselme procède d'une affirmation initiale hautement et immédiatement
monothéiste. Le Monologion et le Proslogion se donnent un fondement inébran-
lable la foi en l'existence de Dieu créateur; la raison ne fait que moduler cette
foi, l'exprimer, en transmettre le contenu la pensée de l'être, de l'être le plus
grand que l'on puisse concevoir contraint à admettre son existence. Cette
découverte de la nécessité de l'être, de son incommensurabilité reflète l'émer-
veillement ontologique pur devant le miracle d'être. L'agileté dialectique d'An-
selme, qui fascinera toute une postérité, de Descartes à Hegel, importe moins
que cet enracinement dans le donné empirique de l'existence, dans l'hic et nunc
de la présence. La nouveauté d'Anselme réside dans cette coupure radicale avec
les théologies de la finitude et de l'absence, ou, inversement, de la hiérarchie
et du reflet, qui dominent l'Occident depuis Augustin.
Dès lors, le mal ne saurait affecter l'évidence ontologique l'événement (chute,
tentation) ne peut rien contre l'être. La création n'est pas un moment initial, mais
une continuité. Tout est donc dit dès cette première intuition ardente qui unifie
la logique, l'éthique et la théologie, faces diverses d'un même consentement à
l'être. « La vérité est ce qui doit être l. »
La vie monastique, faite d'étude et de louange, exprime pratiquement cette
unité; mais pourtant le monastère ne recouvre pas la surface du monde. Cet
inachèvement renvoie à une histoire divinement certifiée, du refus de la perfection
chez les anges (la chute) et chez l'homme (Adam). L'absolue éminence de Dieu
semble même limitée par la concurrence de Satan, dont la force combattante a
nécessité le retour de Dieu-homme dans l'arène du monde. Anselme doit donc
résoudre cette contradiction entre une ontologie mystique qui ne peut admettre la
symétrie du bien et du mal et une histoire sacrée dont le mal est le moteur. Il
met donc en œuvre une néantisation du mal, dont le seul résidu paraît de type

1. Anselme, De Veritate. Je cite saint Anselme d'après l'édition et la traduction de M. Corbin citée
en note 2, p. 160 (L'Œuvre de saint Anselme de Cantorbéry). Pour les traités non encore édités, on se
reportera à l'édition critique de Dom Schmitt (Opera omnia, Stuttgart, F. Fromann Verlag, 1968).
Désormais, je signale les références au De casu diaboli (t. II de l'édition Corbin) par DCD suivi de la
pagination dans le tome et les références à Cur Deus homo? (t. III de l'édition Corbin) par CDH suivi
de la pagination. Daniel Milo me signale les échos de cette ontologie chez Heidegger, avec cette
différence capitale, soulignée par des controverses récentes Heidegger ne peut intégrer le mal dans
son ontologie.
LA CHUTE COMME GRAVITATION RESTREINTE

aléatoire et non nécessaire; cette néantisation entraîne une mise entre parenthèses
des récits fondateurs traités en formes métaphoriques, en « raisons » (façons de
dire) secondes par rapport à la foi.
La néantisation du mal emprunte un vocabulaire à la fois ontologique et
social. Dieu, donnant l'être, est le seul maître possible, créateur et créancier;
aucune créature n'a de titre possible à lui opposer. Satan ne dispose donc d'aucune
autonomie, d'aucune puissance, d'aucune « justice », selon le terme d'Anselmequi
reprend la désignation contemporaine du pouvoir en termes judiciaires. Ce refus
d'un statut « domanial » de Satan se prolonge curieusement d'un rejet du modèle
féodo-vassalique alors naissant le diable pourrait tenir de Dieu une justice punitive
dirigée contre l'homme pécheur et déléguée par le Créateur. En ce cas, la tenure
satanique (habere avoir) proviendrait d'un droit d'usage d'occupation (possessio)
sans propriété « Je pense aussi que ceux qui tiennent l'opinion selon laquelle le
diable détient une justice (habere justitiam) en disposant de l'homme (in possidendo
hominem) y ont été conduits à partir de ce qu'ils voient l'homme est justement
soumis aux mauvais traitements du diable et Dieu le permet justement 2.» La
justice du résultat ne justifie pas l'injustice de l'action.
Toute créature, également, parce que infiniment débitrice par rapport au
Créateur, relève directement de Dieu; l'immensité de la dette fait de la société
humaine un peuple de libres tenanciers. La défaillance d'un tenancier ne donne
aucun droit à un intermédiaire qui prétend agir au nom du Créateur-créancier.
L'intermédiaire, le vassal, Satan, n'est qu'un usurpateur qui tente d'obtenir un
résultat positif en multipliant deux grandeurs négatives la dette de l'homme et
celle de l'ange. Anselme passe de l'image foncière à l'image monétaire qui fait
croire de façon erronée que « le diable, en vertu de la cédule d'une sorte de
pacte, exigeait de l'homme, avant la Passion du Christ et à titre d'usure pour
le premier péché (velut usuram primi peccati) dont il avait persuadé l'homme,
le péché et la peine du péché3 ». Cette équivalence des transcriptions foncières
et monétaires donne une indication précieuse, jamais exprimée directement par
l'Église, sur la critique monastique de l'inféodation comme cas extrême d'usure
l'intérêt absorbe le capital et comme abus de biens sociaux (le social étant
ici l'être accordé par Dieu). On comprend alors la curieuse formule que Pierre
Damien, à la fois moine et cardinal, applique à Grégoire VII, artisan d'une
inféodation des monarchies au pontificat « mon saint Satan (sanctus meus
satanas)4 ». Satan l'usurpateur sans puissance réelle ne peut opposer à la légitimité
que sa mauvaise foi, comme le montre, dans un ouvrage attribué à Anselme,

1. CDH, 316-317.
2. CDH, 320-321. Je modifie la traduction de M. Corbin.
3. CDH, 322-323.
4. Cité par H. Kohlenberger, art. cit.
LE MAL

De humanis moribus, une « similitude»« entre le diable et le plaideur malhon-


nête ».
Le maître mot de la théologie d'Anselme est debere devoir; l'homme doit; il
a une obligation religieuse parce qu'il est redevable du don de l'être. La vérité se
définit, on l'a vu, comme ce qui doit être, c'est-à-dire ce qui a pour être la
reconnaissance (aveu et remerciement) de dette. La plus pure expression de cette
relation unique entre le Père et l'engendré (homme ou ange) se trouve dans le
traité sur la chute du diable; le diable y perd toute individualité propre et son cas
(casus chute et cas) se réduit à celui de la créature qui refuse le don. Anselme
retire l'acte mauvais le refus de la donation et donc de la dette de l'échange
divin le diable est un ange qui n'a pas reçu le bien, alors que Dieu le donnait,
qui n'a pas voulu alors que Dieu accordait la volonté, qui a déserté sans volonté
mauvaise (puisque toute volonté procède de Dieu, qui ne peut faire un tel don).
Le mal, privation, suspension d'être, ne peut exister en soi. Son nom dérive d'un
effet de langage la langue ne peut décrire un pur processus instantané (le refus
de l'être, i'anéantissement) que par le recours à une forme qui donne à la fois
l'être et sa négation « Ce vocable non-quelque chose (non aliquid) signifie jusqu'à
un certain point une chose et quelque chose et ne signifie d'aucune façon une
chose ni quelque chose (rem, aliquid). En effet, il signifie en écartant et ne signifie
pas en établissant. Pour cette raison le nom néant (nihil) qui supprime tout ce
qui est quelque chose ne signifie pas en détruisant néant (nihil) mais quelque
chose (aliquid) et ne signifie pas en établissant quelque chose mais
néant 2. » Ainsi s'explique la seule réalité du mal hors de la forme linguistique,
l'effroi que crée le vocable en évoquant la possible suspension de l'être « Il n'est
donc pas contradictoire que le mal soit néant [ou ne soit rien ou qu'" il n'y ait
pas de mal malum esse nihil] et le nom du mal signifiant, s'il signifie quelque
chose en l'anéantissant si bien qu'il n'établit aucune chose (nullius rei constituti-
vum) 3. » L'essentialité du mal paraît purement grammaticale « Ce qu'on signifie
n'est pas quelque chose selon la chose (secundum rem), mais selon la forme du
langage (secundum formam loquendi)4 ».
Mais il reste à comprendre le mécanisme des effondrements locaux de l'être,
la désertion du mauvais ange, le retrait de la justice (abscessus justitiae) entendu,
on l'a vu, comme un abandon de poste, un exil du territoire de l'être. Aucune
cause ne peut précéder ce choix du côté divin. Le libre arbitre, en la créature,
n'est pas une instance neutre, mais un dispositif d'assentiment personnel à l'être.
Le choix du néant procède d'une volition pure, distincte de la volonté, orientée

1. Texte édité par R.W. Southern et F.S. Schmitt, Memorials of Anselm, Londres, Oxford University
Press, 1969, p. 65-66.
2. DCD, 312-313.
3. DCD, 314-316.
4. DCD, 316-317.
LA CHUTE COMME GRAVITATION RESTREINTE

par nature vers l'être « Pourquoi alors a-t-il (Satan) voulu ? uniquement parce
qu'il a voulu (non nisi quia voluit). Car cette volonté [volition] n'eut aucune autre
cause qui la poussât ou attirât quelque peu, mais elle-même fut à elle-même, si
l'on peut dire, cause efficiente et effet »
La formule de la volition pure (non nisi quia voluit), exactement parallèle à
celle qui évoque le sacrifice pascal, décrit un désir d'aséité, d'existence par soi. La
chute se réduit à cela vouloir être Dieu à la place de Dieu; le mal n'est pas un
royaume autre, mais un vide désir de pouvoir, du Pouvoir, qui détruit l'objet désiré
en le désirant. Cette construction rencontre, dans la règle bénédictine, la vertu
majeure du moine, l'obéissance, opposée à la « volonté propre » volonté de quelque
chose pour soi, volonté de propriétaire, comparée par Anselme à une reine adultère
ou à des plantes vénéneuses 2.
On comprend la violence extrême du conflit entre Anselme et Guillaume II,
puis Henri Ier la liberté de l'Église ne se réduit pas à une autonomie de gestion,
ni à des privilèges ou des exemptions. Elle s'oppose à la volition anéantissante,
donc serve, des souverains. Elle constitue le signe éminent de la participation
humaine à l'être divin Dieu, les anges, les hommes jouissent d'une même liberté
quand ils se savent ensemble possesseurs de l'être, l'Un créancier-propriétaire, les
autres tenanciers. Le monarque laïc chute, comme le diable, et renouvelle son
anéantissement quand il outrepasse son rôle d'intendant de Dieu, parallèle à celui
du moine Anselme note la ressemblance entre la tonsure et la couronne 3. La
théologie d'Anselme a cette grandeur de résister à l'instrumentalisation du mal,
qui placerait l'ennemi dans un lignage et un royaume adverse. Le mal, à chaque
fois recommencé, naît dans et par l'homme, cet homme.

Dispersion des mythologies du mal

Cette conception du mal suppose une mise entre parenthèses du récit des
origines comme protocole de détermination. Anselme suspend, le temps de la
démonstration, les pouvoirs de la narration biblique. C'est ici que se noue la
théologie du mal d'Anselme de même que l'essence du mal n'apparaît que dans
les tours de la langue, de même le mythe de Satan n'a d'existence empirique,
historique que par la faiblesse de l'entendement qui raconte l'inénarrable. La venue
du Christ se présente comme une nécessité de foi, hic et nunc et non pas comme
un événement passé, un combat du héros d'autrefois contre l'Antique Ennemi.
Dans sa préface au Pourquoi un Dieu-homme? Anselme propose cette gageure
extraordinaire d'expliquer le Christ sans le Christ « Écartant le Christ (remoto
1. DCD, 366-367.
2. De humanis moribus, éd. cit., p. 41 et 52.
3. Ibid., p. 78.
LE MAL

Christo) comme si jamais rien n'était advenu de lui, il (= le premier livre du traité)
prouve par raisons nécessaires qu'il est impossible qu'aucun homme soit sauvé sans
lui. Dans le second livre, on montre semblablement, comme si l'on ne savait rien
du Christ, par une raison et une vérité non moins claire, que la nature humaine
a été instituée à cette fin qu'un jour, l'homme tout entier, c'est-à-dire dans son
corps et dans son âme, jouisse de l'immortalité bienheureuse; qu'il est ensuite
nécessaire qu'advienne ce pour quoi l'homme a été fait, mais seulement par un
homme-Dieu; qu'il faut enfin que, par nécessité, advienne tout ce que nous croyons
du Christ »
Le refus du récit, comme la néantisation du mal qu'il soutient, se fonde sur
la toute-puissance de Dieu, qui n'est pas soumise au temps, à la chronologie, mais
qui élabore un ordre à la fois passé, présent et futur. La cité divine se construit
sans qu'on puisse assigner un temps d'accomplissement, d'achèvement. Les hommes
élus peuvent y trouver place grâce à la réversibilité du temps d'édification, manipulé
par Dieu qui « attend », « diffère », « accélère » les échéances. Dieu ne possède pas
de prescience, ce qui impliquerait une détermination du présent par le futur, mais
la « science des présents2 ».
La succession et la causalité traduisent dans le langage humain l'instrumentalité
divine. Le rachat opéré par le Christ s'effectue par l'instrument (per) de la mort
mais se perçoit humainement comme obtenu « à cause de » (propter) et « après»
(post) cette Passion Le Christ est dit exalté pour cette raison qu'il a supporté une
mort par et après laquelle il avait décidé de faire cette exaltation. On peut encore
l'entendre à la manière dont nous lisons que ce même Seigneur a progressé en
sagesse et en grâce auprès de Dieu; non qu'il en fût ainsi, mais parce qu'il se
comportait comme s'il en eût été ainsi. C'est ainsi qu'il a été exalté après la mort
comme si cela se faisait en raison de cette mort 3.
La narration joue le rôle illusoire-illustratif d'une figuration. Pour justifier son
principe de la mise entre parenthèses de l'histoire christique, Anselme analyse ainsi
la symbolique narrative qui fait correspondre dans une séquence narrative la faute
d'Adam et la venue du Christ, le péché d'Ève et la conception virginale « Toutes
ces belles convenances sont à recevoir comme autant de peintures (quasi quaedam
picturae). Ainsi, quand nous tendons aux infidèles les convenances que tu dis
(Anselme s'adresse à son disciple) comme autant de peintures d'une chose accomplie,
ils jugent que nous croyons non comme une chose accomplie (rem gestam), mais
comme une fiction (figmentum) et estiment en conséquence que nous peignons
pour ainsi dire sur un nuage.
« Il faut donc tout d'abord montrer la solidité rationnelle de la vérité, c'est-à-

1. CDH, 290-291.
2. DCD, 350-351.
3. CDH, 332-333.
LA CHUTE COMME GRAVITATION RESTREINTE

dire la nécessité qui prouve que Dieu a dû ou voulu s'humilier jusqu'à ces
événements que nous proclamons, ensuite, pour que tout ceci brille avec plus
d'éclat comme le corps de la vérité, exposer ces convenances comme autant de
peintures de ce corps 1. »
La narration biblique prend son sens après coup, quand le langage de la
rationalité a pu en chasser tous les fétichismes mythologiques. Le disciple félicite
ainsi le maître au terme de Pourquoi un Dieu-homme? « Que tout ce que tu dis
soit rationnel, que rien ne puisse y contredire, c'est ce qui m'apparaît; je reconnais
qu'est prouvé, par la résolution de l'unique question que nous avons proposée, tout
ce qui est contenu dans le Nouveau et l'Ancien Testament 2. »
Dès lors, le devenir humain, libéré du poids de l'origine, peut se rejouer.
Certes, il s'agit bien d'assumer une succession, puisque la nature profonde de Dieu
réside dans la Paternité, l'engendrement, la créance, puisque la cité divine, dépeuplée
des mauvais anges, appelle leur remplacement par les hommes élus. Mais cette
succession abolit la temporalité et aboutit à une magnifique utopie une filiation
choisie, sans antécédence; au sein même de la Trinité, modèle de la cité céleste,
le Père et le Fils coexistent dans une structure familiale réversible dans sa liberté,
le Fils aurait pu être le Père du Père. Si le mystère de l'éternité de la Trinité fait
partie de la plus ancienne orthodoxie chrétienne, les interrogations sur le scénario
de l'incarnation appartiennent en propre à l'extraordinaire imagination d'Anselme
« Pourquoi est-ce la personne du Fils qui se doit incarner plutôt que celle du Père
ou du Saint-Esprit? Si quelque autre personne s'incarne, il y aura deux fils dans
la Trinité, à savoir le fils de Dieu qui, avant l'incarnation, est fils, lui aussi et celui
qui, par l'incarnation sera fils de la Vierge. De plus, si le Père s'incarne, il y aura
deux petits-fils dans la Trinité puisque le Père sera le petit-fils des parents de la
Vierge par l'intermédiaire de l'homme assumé; et le Verbe, alors même qu'il n'aura
rien qui appartienne à l'homme, sera néanmoins petit-fils de la Vierge en étant
fils de son fils 3. » Anselme, certes, rejette ces combinaisons étranges mais ces
puissantes virtualités, calmement pesées, signalent la force libératrice de cette
théologie par rapport aux chaînes de la généalogie universelle.
La néantisation du mal et l'abolition des contraintes originelles ont pour effet,
précisément, d'ouvrir cette succession non chronologique, d'attribuer, sans droit
d'aînesse, des titres de prétention au bien divin, objet central de la théologie
d'Anselme. Les mauvais anges, en renonçant à l'être, ont laissé des places vacantes
dans la cité de Dieu, qui seront remplies par les hommes élus. L'angélisme
méditatif des moines leur permet de revendiquer cette place, grâce à une circonstance
paradoxale. Si l'asexualité des anges leur donne un accès direct à la cité de Dieu,

1. CDH, 310-311.
2. CDH, 472.
3. CDH, 416-417.
LE MAL

pour peu qu'ils gardent l'être accordé par Dieu, si la virginité volontaire des moines
donne pleine valeur au rachat christique, la sexualité humaine, comme capacité
d'engendrement, comme miroir grossier de la création divine, a permis ce
remplacement « De même que l'homme ne devait pas être relevé par un autre
homme qui ne fût pas de la même race, bien qu'il fût de la même nature, de
même, aucun ange ne doit être sauvé par un autre ange, bien que tous soient
d'une seule nature, parce qu'ils ne sont pas de même race comme les hommes.
Nul d'entre les anges ne descend, en effet, d'un seul ange, comme tous les hommes
d'un seul homme1.»
La sexualité constitue donc la chance de l'homme; la transmission sexuée de
la faute assure en même temps celle de la virtualité du rachat et lorsque la cité
de Dieu sera remplie du nombre juste des élus, la génération et la sexualité
cesseront. La virginité monacale n'atteste pas cette fin de l'engendrement humain,
mais, dans l'attente de la fermeture de la succession, elle place le moine au premier
rang des pèlerins en faction devant la porte de la cité.
Sous la loi absolue (le Père engendre, crée; on lui doit tout), la sexualité
permet un réarrangement indéfini des droits de succession. Cette idée neuve sur
le rôle de la sexualité apparaît clairement dans le traitement de ce qui deviendra
au xixe siècle dogme de l'Immaculée Conception de la Vierge par Anselme. Le
« dogme» de la pureté miraculeuse et native de Marie, admis en Orient depuis le
vne siècle, avait reçu un accueil enthousiaste en Angleterre dès le xe siècle. Or les
moines du Bec, Lanfranc, puis Anselme, en accédant au siège archiépiscopal de
Cantorbéry, supprimèrent du calendrier liturgique la fête de la Conception de
Marie (le 8 décembre). Anselme, dès le Cur Deus Homo? affirme son opposition
forte au « dogme » « La Vierge elle-même a été conçue dans l'iniquité sa
mère l'ayant conçue dans le péché et elle est née avec le péché originel,
puisqu'elle-même, aussi, a péché en Adam en qui tous ont péché 2. » En 1100,
lors d'un séjour à Lyon, Anselme compose le traité De la conception virginale et
du péché originel et affine sa position en montrant que Marie a été purifiée par la
foi (per fidem) au moment de l'Annonciation. Cette médiation transcendée de la
sexualité adamique importe, car, précisément, elle permet la reproduction, par le
biais de la foi, de l'engendrement divin et paternel, comme le dit Anselme dans
son Oraison à Marie « Dieu créa tout et Marie engendra Dieu. Dieu est le père
des choses créées et Marie la mère des choses recréées. Dieu est le père de la
constitution de tout et Marie la mère de la restitution générale 3.»
Les moines, engendrés par le Père et leur père, constituent une espèce de
race néo-angélique qui peut mêler, comme le Dieu-homme, une généalogie
1. CDH, 470-471.
2. CDH, 438-439.
3. Cité par J. Fournée, « Du De Conceptu virginali de saint Anselme au De conceptione sanctae
Mariae de son disciple Eadmer », Spicilegium Beccense, II, p. 715.
LA CHUTE COMME GRAVITATION RESTREINTE

charnelle, naturelle et une hérédité libre et surnaturelle. Un peu plus tôt dans le
siècle, Raoul Glaber « parle de l'optimum semen clunisien et qualifie de spermologius
l'ancien disciple de Maieul, Guillaume de Dijon, qui féconde à son tour la réforme
monastique1 ».

De la malédiction à la liberté la probabilité et le choix

Le remplacement des anges par les hommes pose un problème quantitatif qui
donne peut-être son allure la plus étrange à la théologie du mal d'Anselme. La
cité de Dieu comportera un nombre parfait et fini d'habitants; les anges, même
avant la chute des mauvais, ne saturaient pas ce nombre. Les élus de l'humanité
peuvent donc se présenter en un nombre indéfini (inconnaissable par l'homme),
mais non pas infini. Autrement dit, chaque humain a quelque chance d'être élu,
dans la mesure où il entre dans une proportion; de même, chaque ange avait
quelque chance de demeurer dans le bien. Anselme esquisse ici une nouveauté
capitale, une espèce de statistique morale du salut, dont on ne trouvera plus trace
jusqu'à la Renaissance. Hervé Le Bras a montré que, jusqu'au xvie siècle, l'idée de
probabilité paraît curieusement absente non seulement de la théorie mais des
comportements et ne naît qu'avec la notion d'« homme moyen » 2. L'idée, pour
nous banale qu'en accomplissant tel ou tel acte (traverser une rue, passer un
examen, investir de l'argent), on dispose d'une proportion à peu près déterminable
de chances de succès ou de survie, semble ne pas avoir de place au Moyen Âge,
entre les modèles du mérite, de la fatalité ou de la providence. Certes, les mentalités
probabilistes ont dû se développer concrètement dans des circonstances pratiques
(le jeu de dés, l'assurance maritime), mais sans structurer les comportements
généraux.
Que l'interrogation sur le salut prépare à des considérations probabilistes ne
doit pas surprendre on se souvient du lien chez Pascal, entre le pari métaphysique
du chrétien et la théorie mathématique des probabilités composée autour des
préoccupations ludiques du chevalier de Méré; la théorie des « partistranspose
dans le jeu les soucis eschatologiques Pascal pose la question de la répartition des
enjeux en cas d'interruption de la partie, image de la mortalité de l'homme et de
son aspiration au partage de l'immortalité 3.

1. D. Iogna-Prat, Agni immaculati. Recherches sur les sources hagiographiques relatives à saint Maieul
de Cluny (954-994), Paris, Le Cerf, 1988, p. 333.
2. Article à paraître dans Alter Histoire, 1989.
3. « Pour entendre les règles des partis, la première chose qu'il faut considérer est que l'argent
que les joueurs ont mis au jeu ne leur appartient plus, car ils en ont quitté la propriété; mais ils ont
reçu en revanche le droit d'attendre ce que le hasard leur en peut donner, suivant les conditions dont
ils sont convenus d'abord. Mais, comme c'est une loi volontaire, ils la peuvent rompre de gré à gré;
LE MAL

La théologie de la chute, chez Anselme, établit, dans le domaine spéculatif et


non éthique, un patron de l'« ange moyen », à qui Dieu donne, successivement, un
certain nombre de caractéristiques communes être, pouvoir vouloir, vouloir,
aspiration au bien-être, désir de la béatitude. Le mauvais ange, on l'a dit, n'a
aucune détermination à lâcher l'être pour l'ombre. Le diable, qui ne chute pas
seul, est présenté comme un cas, que n'explique aucune individualité, aucun
antécédent (non nisi quia voluit). Le casus du traité d'Anselme De casu diaboli doit
s'entendre dans un triple sens chute, cas, hasard. Cette idée probabiliste du salut
dérive très rigoureusement de la double postulation d'Anselme, qui tend, sans
jamais y achopper, vers la contradiction entre la liberté (valeur métaphysique,
éthique et politique) et l'ordre. Anselme trouve une conciliation dans la probabilité,
au confluent de la nécessité et du choix.

Cette perception proto-statistique du mal repose sur une triple nature de la


nécessité. Ecartons la banale nécessité causale qui relie une cause antérieure et un
effet postérieur la loi physique. La loi divine est d'ordre statistique en ce sens
qu'elle formule globalement une somme totale d'élus, qui se complétera nécessai-
rement. Pour chaque sujet, cette nécessité inconnaissable n'affecte pas sa liberté
chaque ange ou chaque homme choisit de reconnaître sa dette ou de l'ignorer.
Par là il se donne une nécessité individuelle, créée miroir de la nécessité créatrice
de Dieu, application de sa nécessité quantitative. Cette subtile combinaison de la
nécessité générale et de la liberté individuelle, étonnamment moderne, dépasse les
conceptions qui dominent le christianisme jusqu'au calvinisme (prédestination
individuelle traduisant une nécessité providentielle, ou acquisition d'un mérite
personnel qui amoindrit la nécessité divine). L'articulation de cette double nécessité
se perçoit nettement dans la théorie des modalités d'Anselme; la possibilité que le
langage commun projette sur les choses (image de ce qu'on appelle la probabilité)
réside, en dernière instance, dans le choix de l'individu « C'est cette impropriété
du langage qui nous fait dire très souvent qu'une chose peut quelque chose, non
qu'elle puisse, elle, mais parce qu'une autre chose peut; et que la chose qui peut
ne peut pas parce qu'une autre chose ne peut pas. Comme si je dis le livre peut
être écrit par moi; assurément le livre ne peut rien; mais moi je peux écrire le
livre La probabilité inscrit sur le plan humain la coïncidence divine entre le

ainsi, en quelque terme que le jeu se trouve ils peuvent le quitter; et au contraire de ce qu'ils ont fait
en y entrant, renoncer à l'attente du hasard, et rentrer chacun en la propriété de quelque chose. Et en
ce cas, le règlement de ce qui doit leur appartenir doit être tellement proportionné à ce qu'ils avaient
droit d'espérer de la fortune que chacun d'eux trouve entièrement égal de prendre ce qu'on lui assigne
ou de continuer l'aventure du jeu; et cette juste distribution s'appelle le parti », Pascal, Traité du triangle
arithmétique dans Œuvres complètes, éd. Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, 1970, t. II, vol. 1, p. 1308.
« Quand on travaille pour demain et pour l'incertain, on agit avec raison, car on doit travailler
pour l'incertain, par la règle des partis qui est démontrée », Pascal, Pensées, éd. Le Guern, Paris,
Gallimard, 1977, t. II, p. 107.
1. DCD, 322-323.
LA CHUTE COMME GRAVITATION RESTREINTE

possible et le nécessaire, dans la même liberté à l'indéfini revient l'incertitude


statistique, cadre du choix, à l'infini la perfection absolue du vouloir.
L'indifférenciation initiale du sujet, qui le loge dans le cadre probabiliste, ne
le prive pas de la liberté qui le fait ange ou démon et qui se transforme dans l'acte
même acte de parole, aveu de dette en une nécessité qu'il crée; l'homme se
fait alors comme Dieu (le Verbe) « Il est en effet une nécessité qui précède et qui
est une cause pour que soit la chose; il est une nécessité qui suit et que fait la
chose. La nécessité précède et effectue quand on dit que le ciel tourne, car il est
nécessaire qu'il tourne; la nécessité suit, qui n'effectue rien mais advient, quand
je dis que par nécessité tu parles puisque tu parles. Quand je le dis, je signifie que
rien ne peut faire que tu ne parles pas quand tu parles, non pas que quelque chose
te contraigne à parler'. » Au terme de ce parcours, le fidèle reprend la parole
monologue (Monologion) et allocution (Proslogion) à Dieu le Père. Le Verbe s'est
incarné.
L'originalité puissante et simple de la théologie anselmienne réussit donc à
vider le mal de sa substance objective, que cristallisaient les récits de fondation,
gnostiques ou orthodoxes. Satan n'est qu'un cas, ou une métaphore, du choix du
sujet, à chaque instant renouvelé. En s'abandonnant à un mal déjà là, déjà dit, déjà
fait, le sujet se raconte des histoires; en ressaisissant sa liberté et sa dette, il crée
son histoire.

Les Maîtres et le mal

Il reste à comprendre cette singularité d'Anselme de Cantorbéry dans une


tradition médiévale si fortement ancrée dans la gestion religieuse, morale et sociale
de la malédiction originaire.
On serait tenté d'inscrire Anselme dans une lignée fidéiste dont les représentants,
héroïquement individuels, surgissent cycliquement, de Claude de Turin à Pascal,
en passant par Ockham et Luther. À chacune de ces émergences, on peut faire
correspondre une conjoncture qui permet la formulation d'une adhésion immédiate,
libre à un Dieu bon et créateur, dont la présence neutralise la question du mal et
annihile les aliénations institutionnelles et narratives de la révélation 2. La « liberté
de l'Église », évoquée plus haut, principe exaltant et menacé, constitue sans doute
un élément de la conjoncture du xie siècle.
Mais l'aspect le plus étonnant de l'originalité de la pensée d'Anselme tient à
son intégration sans postérité dans le discours théologique Claude de Turin,

1. CDH, 456-457.
2. Pour le cas de Claude de Turin, voir A. Boureau, « Les théologiens carolingiens devant les
images religieuses. La conjoncture de 825 », dans F. Boespflug et N. Lossky, Nicéell. 787-1987. Douze
siècles d'images religieuses, Paris, Le Cerf, 1987, p. 247-262.
LE MAL

Ockham, Luther, Pascal se mettent à l'écart de l'orthodoxie. Anselme, docteur de


l'Église, semble, à la fois, orthodoxe et singulier; autrement dit, la théologie
catholique du Moyen Âge aurait pu être anselmienne 1. Mais les découpages du
savoir religieux en décidèrent autrement.
Anselme a bénéficié d'un moment exceptionnel de liberté théologique, lié à
un statut transitoire de la pensée religieuse. Au temps d'Anselme, la théologie
n'existe pas comme discipline autonome Anselme considère ses traités comme des
commentaires de l'Écriture, bien qu'il ne suive nullement la technique exégétique,
mais procède par questions thématisées. Il se situe au terme d'une tradition
monastique qui s'est peu à peu affranchie de la glose biblique. Dans les dix ou
vingt ans qui suivent la mort d'Anselme, le savoir religieux passe du monastère
aux écoles (écoles des chapitres, à Chartres, à Saint-Victor et ailleurs). Aux mains
des « maîtres », la théologie devient une science, objet d'une transmission et d'une
recherche systématiques; dès lors, elle se fragmente en disciplines diverses, en
théologies spécialisées (théologies spéculatives, éthiques, pénitentielles, etc.) per-
sonne ne peut plus saisir ensemble le Récit (livré aux techniques exégétiques), la
morale (traitée par les disciplines pastorales et juridiques prédication, sommes des
vertus et des vices, pénitentiels, droit de l'Église) et la théologie pure (de plus en
plus spéculative et philosophique).
Un épisode de peu postérieur à la mort d'Anselme a été choisi par le père
Chenu pour illustrer précisément le début de la « sciencethéologique. En 1117,
le vieux moine Rupert de Deutz, alors attaché au monastère Saint-Laurent de
Liège, entreprend un long voyage « à dos d'âne, pour aller dans un pays lointain,
attaquer chez eux deux magistri (maîtres) fameux qui avaient verbe et talent et
dont le prestige ne pouvait que [l'] accabler ». Ces deux maîtres sont Guillaume de
Champeaux maître, puis ennemi d'Abélard et Anselme de Laon disciple
émancipé d'Anselme de Cantorbéry que Rupert attaque précisément sur la
question du mal. La dispute oppose nettement des techniciens de la dialectique à
un adepte de la méditation scripturaire les maîtres prennent prétexte du problème
du mal pour élaborer de subtiles distinctions philosophiques et psychologiques
(entre « volonté qui permet » et « volonté qui approuve », par exemple), alors que
Rupert brandit le livre de Job. Le conflit traduit l'incompatibilité de deux cultures
religieuses on reproche à Rupert de n'avoir pas fréquenté les écoles; inversement,
Rupert affirme que « mieux vaut que les arguties des philosophes la parole simple
des bergers et des pasteurs que fréquentait le Christ ». Le terme magistri employé
par Rupert donne la dimension sociale de ce heurt, de cette incommensurabilité

1. Ajoutons que si la construction anselmienne est très neuve, le détail des arguments est parfois
puisé dans la patristique Augustin avait montré mais dans un contexte de lutte contre le manichéisme
l'inexistence d'une nature du mal (Cité de Dieu, 1. XI, c. IX et surtout Contra Julianum opus
imperfectum). Grégoire le Grand avait posé l'hypothèse d'un remplacement des anges déchus par les
humains.
LA CHUTE COMME GRAVITATION RESTREINTE

des savoirs: c'est précisément dans les années 1100-1120 que «le mot [maître]
désigne une qualité fonctionnelle et accréditée1 ». Anselme de Cantorbéry serait
le dernier des docteurs avant l'émergence des « maîtres ». Certes, il se donne le
droit, contre Rupert et la stricte tradition monastique, de lire l'Écriture selon l'ordre
des raisons; mais contre les maîtres, il soumet la raison à la méditation première.
Ainsi s'expliqueraient le prestige et l'insuccès de la pensée d'Anselme.
Les maîtres, en traitant du mal selon le mode spéculatif, se constituent en
jurés d'une théodicée, par un geste qui transcrit en termes théologiques la
revendication d'un statut éminent de la science religieuse. À la mort d'Anselme,
la connaissance de Dieu se disperse. Seul saint Bernard, ultime docteur monastique,
tentera de retrouver l'unité perdue, en se heurtant à la théologie spéculative
d'Abélard et de Gilbert de la Porrée 2; il en sort vaincu. Désormais, dans la
tradition religieuse du Moyen Âge, le mal appartient aux disciplines morales il y
a prospéré.

ALAIN BOUREAU

1. M.D. Chenu, « Les Magistri La science théologique », dans La Théologie au xif siècle, op.
cit., p. 325. Les citations de Rupert proviennent aussi de cet article fondamental. Pour une explication
sociale de l'incommensurabilité, dans un tout autre contexte (entre Galilée et les aristotéliciens de la
Renaissance), voir Mario Biagioli, The Anthropology of Incommensurability, chapitre d'une thèse encore
inédite (Berkeley, à paraître).
2. Voir A. Boureau, « De la félonie à la haute trahison. Un épisode la trahison des clercs (version
du xiie siècle) », Le Genre humain, 16-17, 1988, p. 267-291.
Geneviève Pichon

LA LÈPRE ET LE PÉCHÉ

ÉTUDE D'UNE REPRÉSENTATION MÉDIÉVALE

La lèpre reste une des maladies les plus impressionnantes parmi celles qui se
sont développées à l'état endémique au Moyen Âge. Sa représentation se révèle
particulièrement riche d'implications idéologiques en rapport avec le « mal» et de
façon plus précise avec le « péché ». L'étude de cette représentation exige une
bonne connaissance de ce que l'on pourrait appeler son « archéologie ». Présente
dans la Bible sous la forme d'une affection nommée lepra dans les versions grecques
puis latines, la lèpre devient dans l'exégèse une figure privilégiée qui se transmet
à toute l'époque médiévale. En fonction de cette archéologie, quelques exemples
littéraires peuvent être regroupés, puis quelques arguments médicaux présentés à
la lumière de textes religieux antérieurs ou contemporains. Enfin une évocation
du rapport entre la lèpre et le « salut» si essentiel pour la mentalité médiévale
apportera une note conclusive à une brève étude sur une cristallisation idéologique
autour du « mal» et de la « maladie»à une époque donnée, notre Moyen Âge
occidental issu de la tradition judéo-chrétienne.

Archéologie d'une représentation

Dans l'Ancien Testament, la lèpre, très présente, apparaît comme une « impureté »
qui fait l'objet d'une législation spécifique présumée d'origine divine. Deux chapitres
(XIII et XIV) du Lévitique lui sont consacrés, qui comportent les éléments de
diagnostic, les règles d'exclusion et les prescriptions cultuelles de purification/
réintégration consécutive à la guérison. Le rôle du sacerdoce s'avère exclusif ce
sont les prêtres qui établissent le diagnostic et imposent les mesures en conséquence.
« Telle est la Loi de la lèpre », ainsi a parlé Jahvé.
La dimension religieuse attachée à l'ensemble de la problématique s'affirme
de façon éclatante à travers différents textes qui présentent la lèpre comme un
châtiment infligé par Dieu pour une faute. Ainsi sont châtiés divers personnages.
LE MAL

Enfin, selon le législateur mosaïque, la lèpre reste une menace pour celui qui
enfreindrait les commandements divins transmis par les Lévites « Prends garde à
la plaie de lèpre» (De. XXIV, 8). Un récit échappe à ce schéma dominant de
lèpre/châtiment il concerne un étranger non soumis à la législation de Moïse, le
Syrien Naaman, guéri à la suite d'une septuple immersion dans le Jourdain prescrite
par le prophète Élisée. Plein de reconnaissance, l'étranger fait vœu de ne plus
offrir de « sacrifices» qu'à Jahvé (II Rois, V). Guérison et conversion sont donc
mises en relation offrant ainsi une nouvelle perspective dans laquelle pourra
s'inscrire l'action du Christ Rédempteur.
Dans le Nouveau Testament, Jésus purifie en effet les lépreux (Mt. VIII, 1-4
Lc. V, 12-16 Mc. I, 40-45), donne mandat à ses apôtres de faire de même
(Mt. X,VIII) et transmue cette guérison/purification en un signe de réalisation de
sa mission prophétique. À Jean-Baptiste qui lui fait demander s'il est bien « celui
qui vient », il répond « Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont
purifiés.» (Mt. XI, 5), répondant ainsi en écho à la prophétie d'Isaïe relative au
Messie (Is. XXXV, 5-6).
De cette problématique testamentaire, si riche, de la lèpre, l'exégèse patristique
et, à sa suite, l'exégèse médiévale tirent, dans une perspective essentiellement
analogique, tout un réseau d'images venant illustrer le « récit chrétien invariant 1»
de la Chute et du Rachat.
Des commentaires de cette exégèse et de tout ce réseau d'images, quelques
données essentielles peuvent être retenues.
Tout d'abord, la donnée primordiale, la conséquence immédiate de la Chute,
l'état de péché originel dont les exemples de figuration par la lèpre abondent et
dont un exemple peut être cité parmi d'autres « Dans la lèpre, est bien montrée
la figure du péché, par la souillure duquel tout le genre humain est entaché
comme par une sorte de lèpre 2.»
La guérison est toutefois rendue possible par le Sacrifice rédempteur du
Christ que vient figurer l'ensemble des éléments sacrificiels des rites purificateurs
imposés, nous l'avons vu, par le Lévitique. Les divers éléments renvoient alors
au Mystère de l'Incarnation, au drame de la Passion et, conséquemment, à la
régénération de l'homme lors de son baptême, figure seconde et actualisante de
la Passion salvatrice 3. Ainsi la septuple aspersion du lépreux du Lévitique comme
la septuple immersion dans le Jourdain du Syrien Naaman viennent illustrer

1. Expression utilisée par Claude Blum dans son enseignement et dans sa thèse d'État: La
représentation de la mort à la Renaissance, Paris, Sorbonne, 1978 (Édition, Paris, 1987).
2. In lepra namque figura peccati ostensa est, cujus inquinamento omne genus humanum, quasi quadam
lepra fuerat maculatum, Chromace d'Aquilée, « Tractatus XXXVIII », in Opera, publié par R. Étaix et
J. Lemarié, Turnholti, 1974, p. 377-379.
3. Ibidem.
LA LÈPRE ET LE PÉCHÉ

l'infusion de la grâce septiforme du Saint-Esprit en la personne du nouveau


converti
Le nouveau converti, ainsi régénéré, se trouve-t-il pour autant définitivement
guéri de sa « lèpre » ? Dans beaucoup de cas, non. Régénéré par la grâce, assisté
des sept dons du Saint-Esprit, imprégné des trois vertus théologales, doté d'un libre
arbitre, il pourrait choisir de rester dans un état d'absolue impeccance. Mais cet
état idéal s'avère impossible. En raison de certaines conséquences inéluctables de
la Chute, l'homme reste en effet affaibli dans sa capacité de résister au mal. En
ne résistant pas au mal, il retombe dans le péché, perd la grâce et retrouve sa
lèpre. L'exégèse médiévale met tout particulièrement l'accent sur cette lèpre du
péché personnel qui vient réactualiser la faute originelle « Le lépreux désigne le
genre humain (.) qui fut vraiment lépreux non seulement par la faute originelle
mais encore par les nombreux péchés actuels 2.»
Enfin restés en marge de la chrétienté, les païens qui ne connaissent pas le
vrai Dieu, et les Juifs qui n'ont pas reconnu le Christ ne sont pas touchés par la
grâce et gardent leur lèpre. Les hérétiques et les schismatiques, exclus de l'Eglise,
viennent les rejoindre hors du monde de la grâce et redeviennent lépreux.
Une représentation particulière atteint un point paroxystique en la personne
du Christ quasi leprosum, admirable image du Dieu fait homme, du Christ de
douleur. Image issue de la parole messianique d'Isaïe telle que l'a traduite saint
Jérôme dans sa Vulgate. Selon cette parabole, le Messie « a porté nos douleurs et
nos maladies et nous l'avons considéré comme un lépreux quasi leprosum
frappé par Dieu et humilié3 ». Dans ce contexte, l'expression quasi leprosum
témoigne de la Passion rédemptrice selon le schéma paulinien. Elle signifie que le
Christ est venu sur terre in similitudine carnis peccati, dans une similitude de chair
de péché (Rm. VIII, 3), c'est-à-dire qu'il s'est incarné dans une nature humaine
marquée par les stigmates du péché (la souffrance) sans avoir toutefois contracté
le péché. Il accepte cependant d'en payer le « salaire » qui est la « mort» (Rm. VI,
23) et sauve ainsi l'humanité pécheresse. Dans cette perspective christique, la lèpre
s'apparente aux stigmates du péché 4.

1. Septima vero ejus lavatio septiformem Spiritum Sanctum figurabat, Saint Ambroise, in Apocalypsin
expositionem. De visiore tertia, P.L., t. 17, c, 837.
2. Leprosus. genus designat humanum. Quod vere fuit leprosum quia non solum originali culpa
verum etiam multis actualibus exstitit contaminatum, Hugues de Saint-Victor, Allegoriae novum Testa-
mentum, P.L., t. 175, c. 790.
3. Vere languores nostros ipse tulit, et dolores nostros ipse portavit; et nos putavimus eum quasi
leprosum, et percussum a Deo et humiliatum (Is. LIII, 4).
4. Pour un complément d'informations sur les sujets évoqués et pour une bibliographie diversifiée,
cf. notre thèse de 3e cycle La Représentation médiévale de la lèpre, Paris III-Sorbonne nouvelle, 1979;
notre article « Essai sur la lèpre du Haut Moyen Âge » in Moyen Age n° 3-4, 1984, p. 331-356.
LE MAL

Ces quelques données fondamentales dont nous venons de retracer le chemi-


nement schématique à travers la Bible et l'exégèse appartiennent au domaine
réservé de la théologie. Cependant, au Moyen Âge, elles se transmettent à l'ensemble
du corps social par le biais de la prédication qui les véhicule sous forme d'exempla
ou de récits simples à finalité moralisante insérés dans les sermons. Un long
exemplum d'Eudes de Chériton peut être cité comme illustration du chapitre de la
Genèse sur la contamination originelle et sur l'expulsion d'Adam et d'Ève du
Paradis. Dans ce récit, un roi très puissant avait créé un jardin de délices, orné de
plantes et d'arbres fruitiers, qu'il confia à un jeune couple avec interdiction
d'embrasser tout lépreux qui se présenterait, sinon quod si facerent, leprosi cum
leproso efficerentur, le jeune couple contracterait la lèpre. L'interdiction ne fut pas
respectée. Après avoir embrassé un lépreux persuasif, les gardiens furent atteints
de lèpre, chassés du jardin vers une vallée de larmes, et leur descendance fut
lépreuse'.
Ainsi, dans une culture médiévale tout imprégnée d'idéologie religieuse, et
quels que soient les courants contradictoires qui la traversent, la lèpre ne peut
qu'être automatiquement associée au péché. Si elle ne l'est pas de façon manifeste,
elle l'est de façon latente. Et, selon les cas, le sens latent vient renforcer le sens
manifeste ou infléchir la représentation dans une perspective de péché. Ceci aussi
bien dans les textes littéraires que juridiques et médicaux, bien que de façon moins
massive et plus incertaine dans ces derniers.

Quelques exemples littéraires de la représentation malfaisance et lubricité du lépreux

La figuration de l'état de pécheur par la lèpre se retrouve dans divers textes


de la littérature médiévale. L'essence de cet état se manifeste au travers d'attitudes
et d'actes de malfaisance multiples et les lépreux sont associés à toutes sortes de
fautes. Quelques exemples peuvent en être donnés pour les XIIIe et xive siècles.
Dans la littérature épique ou romanesque que régit une éthique toute féodale
de chevalerie, le qualificatif de mesel (lépreux) est parfois appliqué à celui qui fait
preuve de traîtrise. Ainsi dans Li Romans de Bauduin de Sebourc, Gaufrois li traitres
devient Gaufrois le mesel en fonction de son manquement à l'éthique chevaleresque 2.
Il en est de même dans la littérature satirique lorsqu'elle remet en question certains
schémas dominants dans le Roman de Renart, un coq, présenté comme un vassal
abandonné à l'avidité de Renart, traite son lâche suzerain responsable de l'abandon
d'ort vilain mesel deffet 3. Enfin dans le sérieux Tournoi de Chauvency de Jacques

1. Eudes de Chériton « Sermones. », in J.Th. Welter, L'Exemplum dans la littérature du Moyen


Âge, Paris-Toulouse, 1927, p. 469-470.
2. Li romans de Bauduin de Sebourc, Valenciennes, t.1, 1841, v. 107, v. 139.
3. Le Roman de Renart, publié par Méon, t.1, Paris, 1826, v. 5384.
LA LÈPRE ET LE PÉCHÉ

Bretel, un chevalier est brutalement interpellé en ces termes Tais-toi, mesias, Dex
te maudie, il ne résiste pas à la colère vengeresse devant une telle injure qui,
soulignons-le, dans la réalité médiévale, peut être punie par la loi'. Après la
traîtrise, faute majeure dans le monde féodal, l'ivrognerie, vice majeur qui dégrade
l'image de Dieu imprimée en chaque homme. Dans un Sermon joyeux de bien
boyre, l'ivrognerie, source donc de nouvelle dissemblance d'avec Dieu, est négati-
vement associée à la ressemblance avec un lépreux 2.
Une association entre la lèpre et le poison, lourde de conséquence sur le plan
social, peut être aussi proposée dans le poème épique de Parise la duchesse de la
fin du xiie siècle, un vies mazel puant apparaît comme un empoisonneur Dans
la réalité historique, en 1321, les lépreux seront accusés d'avoir empoisonné les
puits et les fontaines, et brûlés 4.
Enfin possession démoniaque et recours à la magie sont imputés à certains
malheureux. Un texte du xive siècle, de source franciscaine, qualifie de pervers un
lépreux qui blasphème sans cesse et se révolte contre Dieu, l'auteur de ses
souffrances ce blasphémateur ne peut qu'être « possédé par le malins. Un
document d'archives de la même époque évoque un lépreux accusé par un
congénère de faire venir à soi toutes les femmes par « enchantement» 6.

Cette dernière évocation de magie à finalité sexuelle permet de mettre en


valeur ce que l'on qualifie habituellement de « lubricité » des lépreux. Les lépreux
apparaissent en effet dans beaucoup de textes comme particulièrement lubriques.
Un premier exemple peut être donné de l'horrible mesel qui, dans le roman de
Jaufré, tente de violer une pucelle 7. Dans cette perspective, l'injure du temps
associe luxure, adultère et lèpre dans Li Quatorzime de la vieillette de Perrot de
Nesle, une orde vielle cufarde qui accoste gaillardement un jeune écuyer est traitée
d'orde pute, vielle mesele 8; dans un récit de Gauthier de Coincy intitulé De
l'empereri qui garda sa chastée par moult temptacions, une impératrice soupçonnée
d'adultère est qualifiée par son époux de mesele. puante et orde. Son beau-frère,

1. Jacques Bretel, Le Tournoi de Chauvency, édité par M. Delbouille, Paris-Liège, 1932, v. 478. Cf.
Les coutumes de Charroux, publié par A.D. De la Fontenelle de Vaudore, Poitiers, 1843, p. 44, n° 37.
2. Sermon joyeux Je bien boyre, in Ancien Théâtre français, édité par Viollet-le-Duc, Paris, t. II,
1854, p. 12.
3. Parise la duchesse, édité par M.F. Guessard et L. Larchey, t. IV, 1860, p. 2.
4. Cf. notre article, « Quelques réflexions sur l'affaire des lépreux de 1321 », in Sources, Travaux
historiques, n° 13, 1988, p. 25-30.
5. Fioretti de Saint François, traduit par A. Masseron, Paris, 1953, p. 102-104.
6. Cf. Laignel-Lavastine, Le Tessier, « La lèpre dans l'Ain au Moyen Âge », in Bulletin de la Société
française de médecine, 26, 1932, p. 177-192.
7..yau/ré, publié par C. Brunel, t. Paris, 1943.
8. « Peros von Neele's Gereimte, Inhaltsangabe. », publié par L. Jordan, in Romanischen Fors-
chungen, XVI, 1903, v. 164, v. 168.
LE MAL

pour avoir tenté de la séduire, est frappé de lèpre, sa maladie se révélant signe de
son état moral et châtiment de sa faute Enfin les prostituées sont souvent associées
à la lèpre et aux lépreux. Dans son ouvrage moralisant du Manuel des péchés,
Guillaume de Waddington met en garde contre le danger représenté par les filles
publiques, danger aussi grand pour l'âme que pour le corps guetté par la lèpre
Un poème du xve siècle comprend une invective particulièrement évocatrice « Fille
de péché, vieul peneau, Estes vous si pute à ceste heure Que chacun qui vient
vous labeure, Et feust ung ladre ou ung meseau ». Mais c'est surtout dans le
Roman de Tristan, de Béroul (XIIe siècle) que le rapport entre la lèpre et la sexualité
apparaît dans toute son ampleur 3.
La reine Yseut, accusée d'adultère avec Tristan, est condamnée, par son époux,
le roi Marc, à brûler dans les flammes du bûcher. Un lépreux, chef d'une bande
de cent lépreux, propose un châtiment moins expéditif et d'autant plus pénible
il demande que la reine soit livrée à la convoitise de ses compagnons qui, comme
lui, sont animés d'une grande « ardor ». Alors Yseut, la « givre », comprendrait
qu'elle a mal agi. La givre, c'est-à-dire la vipère, est, dans les Bestiaires médiévaux,
caractérisée par sa « luxure ». Ainsi Yseut l'adultère, abandonnée à l'ardeur des
cent lépreux, devrait, selon une donnée constante de la mentalité médiévale, être
punie dans l'organe par lequel elle a péché. Elle est soustraite à temps à ce sort
humiliant et douloureux par Tristan qui la délivre de ses poursuivants avides 4.
Mais elle se vengera du cruel abandon accepté par le roi Marc son époux l'outil
de sa vengeance sera la lèpre. simulée par Tristan. Les deux amants joueront de
cette simulation pour développer, chacun à leur tour, un discours ironique, vengeur
vis-à-vis du roi Marc, sur la sexualité du trio adultérin.
Après son enlèvement par Tristan et trois ans de fol amour dans la forêt,
Yseut reprend sa vie à la cour auprès du roi Marc. Elle doit pourtant se disculper
de tout soupçon et prêter serment d'innocence devant son époux, le roi Arthur et
les chevaliers en un lieu-dit situé au-delà d'un gué. Yseut ordonne donc à Tristan
de se déguiser en « ladreet de se poster sur le passage de la cour non loin du
gué. Au roi Marc qui l'interroge sur sa maladie, le ladre répond qu'il est fors de
gens, exclu depuis trois ans à cause de la commune, c'est-à-dire à cause de son
amie dont le Sires ert mesiaux et qui s'appelle Yseut. Le roi Marc ne peut que
rire devant cette plaisanterie innocente de « fol » qui pourtant se révèle la vérité.
En effet, les trois ans de l'exclusion imposée à tout lépreux médiéval renvoient en

1. Gauthier de Coincy, « De l'empereri qui garda sa chastée. », in Nouveau Recueil de fabliaux et


contes inédits, publié par Méon, t. II, Paris, 1823, v. 208.
2. Guillaume de Waddington, Le Manuel des péchés, édité par K. Paul, Londres, 1901, v. 5881-5884.
3. Béroul, Le Roman de Tristan, édité par E. Muret, Paris, 1974.
4. Dans une vita d'Irlande, une récompense éternelle est promise par saint Féchin de Fore à la
reine qui accepte de s'occuper d'un lépreux. Dans la version en irlandais, le lépreux exige de « coucher »
avec elle. Cf. Life of S. Fechin of Fore, in Revue Celtique, 12, 1891, p. 343.
LA LÈPRE ET LE PÉCHÉ

fait aux trois ans d'exclusion amoureuse dans la forêt. L'allusion à l'origine de la
maladie dans la commune, avec l'amie dont le mari est lépreux, renvoie en réalité
aux relations sexuelles du trio Tristan/Yseut/Marc. Ainsi le roi, mari trompé et
justicier injuste et cruel, est ridiculisé, sans même s'en apercevoir, par l'amant qui,
sous une fausse apparence de lépreux, révèle son être authentique d'amoureux.
Quant à Yseut, bientôt elle s'innocente en énonçant un serment aussi à double
sens. Après avoir ostensiblement demandé au ladre de la prendre à califourchon
sur son dos pour lui faire traverser le gué, elle proclame « Je jure. Qu'entre
mes cuisses n'entra home, Fors le ladre qui fist soi some, Qui me porta outre
le guéz Et li rois Marc mon esposez. » Ce serment, pris à la lettre par l'assistance,
innocente donc Yseut au moment même où elle proclame en fait ses relations
amoureuses avec son mari autant qu'avec son amant!
Dans le texte de Béroul, un rapport structural est donc établi entre la lèpre
(réelle) du châtiment et la lèpre (simulée) de la vengeance. Mais au-delà de ce
seul fonctionnement textuel, s'affirme un lien figurai bien fondé sur le plan
idéologique la lèpre y reste étroitement associée à la sexualité comme dans les
autres exemples littéraires antérieurement évoqués. Cette association est manifeste
dans quelques arguments médicaux qui peuvent être éclairés à la lumière de
certains textes religieux.

Quelques arguments médicaux lèpre et sexualité, idéologie du péché

La médecine médiévale est, rappelons-le, essentiellement fondée sur la théorie


des quatre humeurs héritée de l'Antiquité. Selon cette théorie, la santé résulte d'un
bon équilibre humoral, suivant les règles propres à chaque tempérament. La
maladie, dont la lèpre, provient d'un déséquilibre des humeurs avec prédominance
exagérée de l'une d'entre elles. Pour l'abbesse du XIIe siècle, Hildegarde de Bingen,
ce déséquilibre se manifeste comme une conséquence de la « Chute ». Et la maladie,
liée au péché, apparaît comme une actualisation de cette donnée initiale. De façon
plus spécifique, la lèpre est, toujours pour Hildegarde de Bingen, causée par des
dérèglements d'ordre peccamineux in voracite, ex gula, ex ebrietate, de gulositate,
de libidine, liés à la gourmandise, l'ébriété et la luxure' Se retrouve ainsi le lien
évoqué à propos des exemples littéraires entre la lèpre et la sexualité, lien qui peut
être compris à la lumière de la théorie des humeurs. En effet la lèpre, sous sa
forme la plus développée, provient, entre autres, d'un excès de « mélancolie ».
Comme chaque humeur, la mélancolie s'élabore à partir d'un des quatre éléments
combinés dans le corps humain, en l'occurrence l'air. Les mélancoliques/lépreux
présentent donc un excès de « pneuma »; de cet excès découle la luxure sans frein

1. Hildegarde de Bingen, Causae et curae, Lipsiae, 1903, p. 18-23, 38, 161, 211.
LE MAL

qui leur est imputée « excessifs dans leurs désirs amoureux et, comme des ânes,
sans modération avec les femmes'1 ». Cette imputation est héritière d'une longue
tradition. Dans ses Problèmes XXX, Aristote écrivait « Pourquoi les mélancoliques
sont-ils portés à l'acte vénérien? N'est-ce pas parce qu'ils sont pleins d'air. Or le
sperme n'est qu'une sortie de l'air. Ceux qui ont beaucoup d'air dans leur
constitution sont poussés nécessairement à désirer s'en débarrasser le plus possible,
car c'est un soulagement pour eux.L'idée aristotélicienne est reprise au fil des
siècles et, au Moyen Âge, un texte médical parmi d'autres prétend que les lépreux
sont ardents in coytum 2. Dans le contexte médiéval chrétien, l'idée s'infléchit et
perd sa dimension de déterminisme humoral tout à fait incompatible avec la notion
de libre arbitre essentielle au christianisme. Le mélancolique, le lépreux, reste
maître de son destin; seul l'attrait du mal l'a entraîné hors des exigences de
modération qui l'aurait empêché de contracter une maladie liée à un excès de
mélancolie.
« La lèpre s'introduit lors de la vie utérine, ou après 3.» Pour le médecin du
XIIIe siècle Bernard de Gordon, l'excès de mélancolie fait partie des « causes
primitives » qui occasionnent la maladie (post uterum), c'est-à-dire après la naissance.
D'autres « causes primitives » interviennent a~ utero, c'est-à-dire lors de la gestation
utérine et relèvent d'une sexualité marquée directement par le péché. Elles
correspondent à ce que Guy de Chauliac appelle au xive siècle « la tache de
génération » Selon cette perspective <~ utero, un enfant naît lépreux, s'il a été
engendré par un lépreux; si, après qu'il a été conçu d'un homme sain, la mère
qui le porte a un rapport sexuel avec un lépreux; si, enfin, il est conçu au moment
des règles de la femme. Étonnante trilogie qui attire tout particulièrement l'attention
sur les implications idéologiques et religieuses de certains arguments médicaux.
L'enfant naît donc lépreux s'il a été engendré d'une mère lépreuse, ou par
un lépreux. Une remarque s'impose ici immédiatement la médecine moderne ne
croit pas à la transmission héréditaire de la lèpre. Comment s'articule donc la
croyance médiévale? Pour pouvoir répondre à cette question, il semble nécessaire
de consulter des textes hors du domaine médical qui témoignent implicitement du
fondement idéologique de la croyance. Dans le Liber de monstruosis hominibus
Orientis, Thomas de Cantimpré précise que des muets, des sourds et des lépreux
naissent respectivement des muets, des sourds et des lépreux Le choix de trois

1. Superflui in libidine ac sine moderatione cum mulieribus velut asini. Ibidem


2. Aristote, Les .ProM~ traduit par J. Barthélémy-Saint Hilaire, t. I, Paris, 1891, p. 162. Cf.
C. Singer, A thirteenth Century clinical description of leprosy, in Journal of the history of medecine, 4,
1949, p. 238-239.
3. Lepra enim aut introducitur ab utero, aut post, Bernard de Gordon, Lilium medicinae, Lugduny,
1550, p. 89.
4. Guy de Chauliac, Chirurgia, in Ars Chirurgica, Venise, 1546, 111.
5. Thomas de Cantimpré, Liber de monstruosis hominibus Orientis aus Thomas de Cantimpré: De
LA LÈPRE ET LE PÉCHÉ

infirmités constamment associées dans les Évangiles à la mission messianique du


Christ met bien en lumière le rapport établi entre les infirmités, leur transmission
et les péchés des hommes. Les pécheurs engendrent des pécheurs, les lépreux
engendrent des lépreux comme le soulignait l'exemplum cité plus haut d'Eudes de
Chériton.
Selon le deuxième point de la contamination ab utero, l'enfant naît lépreux
si, après l'avoir conçu, la mère qui le porte a un rapport sexuel avec un lépreux.
Au Moyen Âge, le rapport avec la femme enceinte est considéré avec méfiance. Il
devient en effet fautif dans la mesure où il n'est plus nécessaire, il ne présente
plus la finalité procréatrice qui l'aurait justifié.
Selon le troisième point de la contamination ab utero, l'enfant naît lépreux
s'il est conçu au moment des règles de la femme, l'argument est héritier d'une
longue tradition issue d'un double courant, hébraïque et grec. Le Lévitique XV
rappelle les prescriptions mosaïques relatives au flux séminal de l'homme et
menstruel de la femme. Du rapport sexuel avec la femme menstruée résulte un
état d'impureté pour l'homme qui doit s'en purifier afin d'en éviter les conséquences
punitives. Dans la Génération des animaux d'Aristote, il n'est bien évidemment pas
question d'impureté rituelle; en revanche, il y est précisé que les enfants conçus
lors des règles de la femme naissent chétifs, restent faibles ou même ne survivent
pas. Idée aisément comprise dans la perspective naturaliste qui est celle d'Aristote
et qui fait du sang menstruel le constitutif essentiel de la matière de l'embryon
façonné par le sperme masculin. Pline dans son Historia naturalis et Galien dans
De naturalis facultatibus reprennent l'idée tout en y adjoignant une notion de
corruption. Il semblerait donc que dans le monde chrétien, les prescriptions
vétérotestamentaires soient venues infléchir l'argumentation gréco-latine dans une
perspective étroitement moralisante. Dans son commentaire du livre d'Ezéchiel,
saint Jérôme écrit à propos de l'interdit du Lévitique XV rappelé par le prophète
(Ez. XVIII, 6) « Chaque mois, les corps lourds et apathiques des femmes sont
affligés d'une effusion de sang immonde. Auquel temps si l'homme s'accouple avec
la femme, on dit que les enfants contractent les vices de la semence, de sorte que
de cette conception naissent des enfants lépreux et éléphantiasiques, et que ce pus
vénéneux fait en l'un et l'autre sexe dégénérer les corps (les rendant) difformes
par la petitesse ou l'énormité des membres 1. » Saint Jérôme en conclut avec l'auteur
de l'Ecclésiaste qu'« il est un temps pour embrasser et un temps pour s'abstenir
d'embrasser » (Ec. III, 5). Dans De Spiritu et Littera, saint Augustin rappelle que

natura rerum par Dr A. Hilka, in Festschrift zur Jahrhundertsfeier der Universitât Breslau, 1922, p. 163,
29.
1. Per singulos menses, gravia atque torpentia mulierum corpora, immundi sanguinis effusione
relevantur. Quo tempore si vir coierit cum muliere, dicuntur concepti foetus vitium seminis trahere: ita ut
leprosi et elephantiaci ex hac conceptione nascantur, et foeda in utroque sexu corpora, parvitate vel enormitate
membrorum sanies corrupta degenere.
LE MAL

l'interdit mosaïque n'est pas à recevoir de façon « figurative », il est bien à respecter
d'un point de vue littéral. Mais, précise-t-il par ailleurs dans Quaestiones in
Leviticum « en ceci n'est pas condamnée la nature, mais est mis en avant le
préjudice causé à la progéniture
Dans les commentaires de saint Jérôme et de saint Augustin, le rapport au
péché reste, semble-t-il, implicite. Il devient tout à fait explicite dans un sermon
postérieur de l'évêque Césaire d'Arles (vu" siècle) « Celui qui aura connu sa femme
au temps de ses règles ou celui qui n'aura pas voulu être continent le dimanche
ou lors de quelque fête solennelle, alors ceux qu'il concevra naîtront lépreux ou
épileptiques voire même possédés du démon2 ». Au premier abord, l'association
entre une exigence d'ordre religieux respect de certaines dates liturgiques et
une exigence d'ordre « naturel » prise en considération des règles de la femme
étonne quelque peu. En fait les deux ordres viennent se confondre dans une même
perspective de péché et de châtiment. Cette confusion s'opère au sein d'une vision
théologique pour laquelle corps et âme ne font qu'un pour former la réalité unique
qu'est l'homme. Toute morale sexuelle, toute pathologie qui lui est liée s'inscrivent
dans cette conception uniciste. C'est là que les quelques arguments médicaux que
nous avons évoqués prennent toute leur signification.

Lèpre et salut

Sous quelque angle que soit abordée la représentation médiévale de la lèpre,


une implication de péché y est attachée. Mais il ne faut pas oublier qu'une
ambivalence lui est acquise de façon éclatante au xir* siècle, époque de réactivation
de l'endémie sur le plan historique et d'enrichissement sémantique de la notion
de lèpre sur le plan idéologique et religieux. Par la souffrance endurée sur terre
et patiemment acceptée, le lépreux se purifie de ses péchés et travaille à son salut
dans l'au-delà. Par la souffrance dans sa lèpre corporelle le pécheur peut être
purifié de sa lèpre spirituelle. Lorsqu'à la fin du Moyen Âge, le lépreux est
rituellement exclu comme son homologue du Lévitique, il lui est signifié en guise
d'encouragement que « pour avoir à souffrir moult tristesse, tribulation, maladerie,
meselerie et autre adversité du monde, on parvient au Royaume du Paradis où il
n'y a nulle maladie, nulle adversité, mais tous sont purs et nets, sans ordure, et
sans quelconque tasche d'ordure, plus resplendissant que le soleil, où que vous

1. Qua in re non natura damnatur, sed concipiendae proli noxium perhibetur. Ces textes sont cités
par J.-L. Flandrin, Un temps pour embrasser: aux origines de la morale sexuelle occidentale (M* S.),
Paris, 1983, ch. III (chapitre dont nous nous inspirons).
2. Nam qui uxorem suam in profluvio positam agnoverit, aut in domonico aut in alia qualibet
sollemnitate se continere noluerit, qui tunc concepti fuerint, aut leprosi aut epileptici, aut forte etiam
daemoniosi nascuntur, Césaire d'Arles, Sermones, in Opera omnia, t. I, Maretioli, 1937, XLIV, p. 191.
LA LÈPRE ET LE PÉCHÉ

irez, si Dieu plaist, mais que vous soyez bon chrestien et que vous portiez
patiemment cette adversité. Dieu vous en doint la grâce 1 ». Un modèle évangélique
peut lui être proposé « si tu as patience tu seras saulvé comme fut le ladre qui
mourut devant l'ostel du mauvais riche et fut porté tout droit en Paradi2 ». Lui
est ainsi donné comme modèle de patience dans l'épreuve le pauvre Lazare de la
parabole de Luc XV/.
Exclusion charnelle et réintégration spirituelle, Chute et Rachat, lèpre/péché
et purification, notre représentation médiévale s'inscrit bien dans une perspective
de « mal » mais aussi de « rédemption ».

GENEVIÈVE PICHON

1. «Rituel de Reims (xv'siècle)", in Dom Martene, De Antiquis ecclesiae ritibus, t. III, Rouen,
1711, ch. X, orJol, p. 533.
2. Rituel cité par J. Chevalier, Notice historique sur la maladrerie de Voley près de Romans, Romans,
1870, p. 34.
Maurice Bellet

LE DIEU-MONSTRE

Lorsque l'esprit impur est sorti de l'homme, il erre


par des lieux arides en quête de repos. N'en trouvant
pas, il dit « y~ vais retourner dans ma demeure, d'où
je suis sorti. Etant venu, il la trouve balayée, bien
en ordre. Alors il s'en va prendre sept autres esprits
plus mauvais que lui; ils reviennent et y habitent. Et
l'état final de cet homme devient pire que le premier.
Évangile de Luc 11,24-26.

Le mal absolu

1. Notre raison moderne a cru en finir avec l'antique terreur du mal. Satan,
le Satan biblique, abîme de ténèbre, ennemi de Dieu, pourvoyeur de l'enfer, Satan
figure de ce mal absolu, la damnation, la perte éternelle, ne pouvait apparaître à
la raison triomphante que comme le rêve d'une humanité affaiblie par la peur, la
projection dans l'imaginaire de ce dont elle avait terreur en elle-même. La pensée
enfin éclairée veut éclairer tout. Même ce que dans un premier moment (disons
cartésien) elle laisse encore comme déchets de la pensée droite ou de la conduite
rationnelle, elle le récupère par la dialectique le meurtre, la déviance, la folie,
tout sert à la marche historique de l'esprit ou de l'humanité.
La psychanalyse met-elle fin à cette vue des choses? Réponse nuancée. En
un sens, elle ébranle irréparablement la prétention de la conscience pensante
l'obscur demeure, il ne s'épuise pas dans la théorie ou la sagesse. Mais là où l'on
mettait « le mal », elle reconnaît l'ambivalence. Les mêmes choses (humaines)
peuvent êtres bonnes ou mauvaises. « L'agressivité », ce peut être violence, ce peut
être création, fécondité, survie. « L'obsessionnalité », c'est le malheur de l'obses-
sionnel, mais c'est l'aptitude du physicien à la précision rigoureuse. Le « narcis-
sisme », c'est le repli mortel sur soi, et c'est aussi la très nécessaire adhésion de
l'homme à lui-même. Etc. En sorte que la grande affaire n'est pas, pour l'homme,
LE MAL

d'expulser ce qui est en lui, mais au contraire de parvenir à l'intégrer, à vivre « en


son entier ». Cela ne va point, certes, sans frustrations et renoncements, mais d'une
autre nature que ceux réclamés par une ascèse par laquelle la terreur du mal
menait à exiger de l'homme qu'il se sépare de sa propre réalité.
2. Après quoi, il a pu sembler que nous étions définitivement sortis de l'âge
du mal absolu. Tout passait dans le relatif. L'histoire, la sociologie, montrant la
diversité des morales (Montaigne y songeait déjà!) achevaient de démonter toutes
prétentions.
Or, voici qu'a surgi, en plein visage de la société civilisée, le cancer inimaginable.
La première moitié de ce siècle a vu se déployer, avec une énergie foudroyante,
quelque chose qui ne s'intègre pas du tout à cette vue rassurante du mal. La forme
accomplie, si j'ose dire, en est le nazisme. Mais il y eut d'autres pouvoirs monstrueux;
et nous ne pouvons pas décider, imprudemment, que le mal de toute façon est
ailleurs, et qu'il est clos. L'impensable est arrivé voilà qui nous avertit, qui fait
lever en nous une méfiance et une question dont nous ne mesurons peut-être pas
encore la profondeur.

Le Dieu devenu démon

1. Que pouvons-nous dire? Qu'y a-t-il à entendre de là? Y a-t-il des expériences
qui, très différentes peut-être de l'abîme nazi, non comparables, ont pourtant
quelque chose à nous dire quant à cette espèce de mal absolu?
L'expérience dont je vais parler est particulière, limitée; mais elle donne à
réfléchir. Il arrive qu'en psychanalyse certains voient leur univers en quelque sorte
se retourner ce qui se donnait comme évidence, nécessité, idéal, bonheur passe en
son contraire! C'est le cas, par exemple, de certains chrétiens non pas vaguement
croyants, mais au contraire très fortement engagés là, jusqu'à identifier leur vie
avec leur foi. Voici que leur religion d'amour se révèle être un système de la
cruauté, le Dieu qui aime n'aime pas du tout, le salut qui vient par sa grâce n'est
qu'un enfoncement dans la tristesse, le ratage, le désespoir, etc. Effet d'une éducation
rigoriste? L'explication est trop courte. Il arrive que ce renversement de sens
atteigne un christianisme qui se voulait au contraire épanoui, libéré, généreux.
C'est l'amour qui empêche l'amour; c'est la vérité, l'authenticité tant réclamées
qui sont aveuglement. Et cela se découvre dans le travail de vérité que le sujet fait
en lui-même; c'est à mieux entendre ce que lui-même dit, c'est à laisser se dire
tout haut ce qui hantait sa parole qu'il découvre sa haine pour ce Dieu impitoyable
qui ne nous laisse pas d'espace pour respirer, exister. Et c'est son amour qui est
le pire car à un Dieu muet, on peut opposer sa dignité ou sa révolte; à un Dieu
aimant, on ne peut rien opposer, ce serait se déchirer soi-même, puisque Dieu est
notre créateur et sauveur. Mais son amour est dévorant, il veut tout, il exige que
LE DIEU-MONSTRE

nous soyons tout à lui, il nous veut sur la croix. Alors, tout ce qui en nous veut
vivre, tout ce qui est désir, tout ce qui est du sexe ou du vouloir vivre ne peut
que glisser en enfer; nous serons saufs à nous en séparer, à meurtrir cette « chair »
en nous car là est le mal! Mais nous ne serons pas saufs du tout, puisque ce qui
nous fait réels sera détruit, il ne restera de nous que l'image que le Tout-puissant
veut s'offrir. Ainsi son amour, de toute façon, nous damne. Et le Dieu cruel est
aussi un Dieu menteur il réussit ce tour de force de « se cacher dans la peau du
Dieu d'amour; aussi est-il pire que les pires dieux païens 1 ». Et le pire du pire,
c'est qu'il est Dieu c'est-à-dire au principe, origine et fin on ne peut lui échapper.
D'où ce choix impossible le tuer enfin, pour vivre, mais c'est mourir; l'aimer
en s'aveuglant sur sa propre perte, mais c'est mourir.
On dira que ce choix impossible est l'effet de quelque malheur archaïque, qui
fait retour; et qu'à liquider ce vieux conflit, le grand Monstre disparaîtra. Au
patient de voir si cette disparition sera aussi celle de toute foi religieuse, ou s'il
trouvera, à cette foi, un autre sens, un autre mode.
2. Soit. Mais à supposer que celui qui a été pris là-dedans cherche ou pressente
cet autre sens, il se trouve dans une situation étrange. Car comment le dira-t-il?
« Rien n'est sans langage Mais le langage dont il va disposer pour dire,
éventuellement, cette foi purifiée de la perversion, c'est le langage même dont
cette perversion a usé! Comment faire la différence? Par quelle effraction, torsion,
invention, faire dire la vie à ce qui a dit la mort?
D'autre part, ce Monstre que j'ai évoqué et qui, dans le cas en cause, est Dieu
même, n'est pas du tout inconnu de la foi. Elle le décrit fort bien. L'Évangile de
Jean le nomme le Menteur-meurtrier-au principe. C'est le diable, ou encore le
Satan. Diable, il est vrai, risque d'évoquer pour nous la diablerie, tout ce fantastique
de griffes, de cornes, de chaudrons, d'incubes et de succubes, où s'est complu,
hélas! l'imaginaire chrétien; ou encore les dissertations théologiques sur la chute
des anges. Peut-être est-il imprudent d'en rire trop vite; car c'était façon de dire,
et tout dire mérite d'être entendu. Et celui-ci témoigne, à sa façon, de l'abîme du
mal absolu.
Mais ce qui précisément nous importe, c'est la figure, par là, de l'Ennemi,
l'accusateur des hommes, l'insondable ténèbre qui veut la mort, le grand menteur
et séducteur. Il est très significatif à cet égard que dans les deux grands textes où
il paraît, la tentation d'Adam et d'Ève au jardin, la tentation du Christ au désert,
le diable emprunte le langage de Dieu. À Ève « Dieu ne vous a-t-il pas dit. ?»
Au Christ « Il est écrit Dieu donnera pour toi des ordres à ses anges », etc
Dans « l'économie » d'ensemble de la tradition religieuse, le diable a, si je puis
1. Je cite! L'auteur a écrit un «Évangile méchant", non publié. Il y a, dans ce genre, des
documents assez forts inconnus du public.
2. La formule est de Paul! (Première lettre aux Corinthiens 14,10.)
3. Cf. Genèse 3,1; et Matthieu 4,6; Luc 4,10.
LE MAL

dire, une fonction. C'est de donner une place au mal, ce mal qui ne peut être
converti en bien, car il est purement le mal meurtre, par la parole fausse, dite
au principe, au moment même de genèse et de naissance. Le diable signifie que
ce mal n'est pas originellement en l'homme ni en Dieu. Si énigmatique et
impensable que soit cette figure de l'atroce, elle sert à ménager cet espace d'origine
où l'homme n'est pas pris d'avance dans l'abominable.
Le fameux « péché origineln'est justement pas cette faute en l'origine qui
est finalement faute d'exister; puisque, pour la Bible, la création comme création
est absolument bonne. Mais il est significatif que, lorsque le « retournement » se
produit, tout se passe justement comme si l'homme était dans la faute d'exister. Il
ne peut que consumer toute son énergie à essayer de mériter l'amour divin, mais
c'est impossible, puisque ses efforts mêmes témoignent de son existence, et que
c'est cette existence qui est coupable piège de damnation. Cette culpabilité est
absolument fermée sur elle-même, sans issue.
3. Comment est-il possible que ce Satan prenne la place de Dieu, du Dieu
d'amour ? Et pas chez des Tartufes, ou des médiocres, mais juste au contraire, chez
certains qui veulent passionnément l'absolu du bien, qui prennent absolument au
sérieux leur « foi » ?
La question ouvre sur deux perspectives celle de l'origine historique du
processus, celle du processus même, dans son fonctionnement. Où il apparaîtra
que ce qui, dans le cas proposé, paraît très localisé, peut déborder tout à fait au-
delà, intervenir sournoisement là où personne n'y songerait.

L'inconscient historique

Comment un tel détournement peut-il se mettre en place? Relèverait-il de


l'éthique, d'un « choixqui serait un aveuglement volontaire? De cet « endurcis-
sementdont parle l'Écriture ?
Pour les cas dont j'ai parlé, il semble qu'on en soit fort loin. La transformation
« démoniaque » agit bien avant que le « sujetdécide quoi que ce soit. Elle habite
sa sincérité, sa volonté de bien faire, ses sentiments généreux. Ainsi, cette étrange
perversion semble en quelque sorte héritée en amont où, quand, chez qui ?
quelque chose s'est passé, qui a introduit la férocité démoniaque dans le temple
de l'amour. C'est passé dans la transmission de la vie, la première éducation, et
l'incontrôlé du système religieux. C'est comme une sorte d'inconscient historique
ni individuel, ni universel opérant par des généalogies obscures, aboutissant à
nouer certaines existences au Dieu-Monstre.
Où commence la déviance? Et par quels chemins peut-on en joindre le
commencement? Il ne semble pas que l'histoire des historiens puisse y suffire, pas
plus que la biographie d'un individu ne peut lui servir d'analyse. C'est soulever là
LE DIEU-MONSTRE

une question considérable, puisque ce qui hante inconsciemment un être humain


semble alors fixé en amont de sa vie propre, comme de la vie de ceux qu'il a pu
personnellement connaître.
En tout cas, une fois qu'on est alerté, on s'aperçoit que le Dieu-Monstre est
bien plus présent à notre culture qu'on ne songerait d'abord'. Cette sombre et
atroce figure est à l'arrière-plan de bien des critiques adressées au christianisme.
parce que, pour ces critiques, elle est la vérité secrète de l'Église, ou de l'Évangile
même.

On peut se demander si le problème du mal, tel que classiquement il s'est


posé à la pensée en Occident, n'a pas là une origine. On en connaît les termes
comment Dieu pourrait-il à la fois être bon et tout-puissant? Dieu est, assez
souvent, mort de cette question-là. Sa toute-puissance est défendue par la méta-
physique la raison ne peut concevoir un Dieu qui dépendrait. C'est donc sa bonté
qui vacille, c'est la prétention du Dieu-amour, et de tous ceux qui s'en réclament,
spécialement les chrétiens. Dieu n'est pas ou, s'il est, c'est à la façon de l'unique
substance de Spinoza, dont la libre nécessité réduit le mal à une illusion humaine.
Autrement dit, ce qui donne à notre problème du mal son acuité spécifique,
c'est bien le Dieu-amour; c'est-à-dire: le soupçon qu'en vérité il n'aime pas du
tout, car son amour ne nous laisserait pas où nous sommes. Sous le débat
métaphysique, il y a ce rapport de notre désir à un tout-aimant qui serait notre
source et qui, dans l'atroce de la déception, a la figure du Cruel-menteur. Même
quand la religion et la métaphysique se sont effacées, nous continuons à dériver
sur cette lancée. Le scandale du mal est une irritation du désir; il interdit le grand
apaisement dans l'extinction prôné par d'autres sagesses. Il fait corps avec cette
exaspération de l'homme d'Occident, que la démesure si redoutée des Grecs
n'effraie plus. Ainsi ce qu'il en est advenu historiquement du désir peut référer, en
des replis aveuglés et méconnus, au drame oublié du Dieu devenu démoniaque.
Mais, en revanche, cet « inconscient historiquen'est pas à enfermer dans
une région particulière, qui serait « religieuse ». Même si ce qui s'est passé dans
cette région-là a une importance indélébile, l'effet et la répétition agissent où ils
agissent; c'est à déchiffrer à chaque fois.

La perversion du second degré

1. Risquons-nous donc à la description du processus.


Il y a au départ une ambition immense. C'est plus que l'ambition du bien
celle du meilleur. Elle veut mettre fin à l'ambivalence pas de compromis, pas

1. Un témoignage entre tant d'autres, particulièrement dur Mars, de Fritz Zorn. Toute la fin loue
le diable de nous donner un peu de place pour être face au Dieu qui nous extermine!
LE MAL

d'arrangement. Ce qui pouvait encore passer pour un aspect inévitable des êtres
humains faiblesse, violence, envies doit être, semble-t-il, impitoyablement
surmonté. Il s'agit de changer l'homme qu'il soit pur de tout ce qui n'est pas sa
voie droite et nécessaire.
On connaît plusieurs façons de chanter cet air-là.
2. Où passera donc ce qu'on prétend ainsi supprimer? Ce qu'on désigne si
vigoureusement comme « le mal », où pourra-t-il se loger ? En cela même qui
prétend le chasser. Ça se loge où ça se dénonce! L'injustice, la haine, le mensonge
viendront occuper ce qui se veut lucidité, amour, équité. Mais dans le langage de
l'équité, de la lucidité, de l'amour il n'y en a plus d'autre.
Le « maloccupe alors, non seulement la place du bien, mais celle du remède
au mal; il y met toute sa force; il est d'une énergie extrême pour vouloir que la
loi soit observée, que la vérité triomphe, que la société soit une et unanime, que
l'amour soit toute la vie. Il exerce sa pression au nom de Dieu, de l'éthique, de
la science, de l'avenir de l'humanité pression absolue. La mort a toute la force
de la vie. Et, puisque le langage du mal est celui du bien, puisque la haine pure
ne se dit que comme amour, verrouillage complet. Le mal n'est pas en face du
bien, mais dedans. En sorte que quiconque prétendra s'y opposer sera coupable et
mauvais. puisqu'il s'opposera au bien! Ainsi en certaines éducations, « chrétiennes »
ou pas, où s'opposer à la férocité inconsciente de l'éducateur, c'est, paraît-il, se
rebeller contre la loi, être asocial, méchant, incorrigible, pervers. Et, en un sens,
c'est vrai parce qu'il ne reste plus d'autre place possible pour protester! Mais cette
« vérité est sur fond d'un mensonge plus essentiel.
3. Ce renversement use, disais-je, du langage du bien. Et par langage il faut
entendre tout ce qui constitue une institution, un système, un réseau de signifiants,
des règles de conduite. Ce sera la doctrine et la morale, ce sera « l'histoire », ce
sera philosophie et sciences mêmes! Faut-il entendre que les systèmes et les
langages sont pervertis? Ce serait trop simple. Rien ne permet de prétendre a
priori que c'est toujours le cas. Tout se passe plutôt comme si le système pouvait
être utilisé de façon différente et même opposée soit selon ce qu'il énonce, soit
contre cela même. Soit pour instaurer une vie commune fraternelle; une sagesse
de vie; une société meilleure soit pour, au nom de ces biens-là, opérer l'inverse.
Mais il doit bien y avoir une différence! Le point, c'est que le système en
question semble l'ignorer. Et, par un paradoxe finalement très clair, c'est à la
mesure de sa prétention à tout régenter. Le système (quel qu'il soit) se veut alors
maître du bien (ou de la vérité, ou de la vie, ou de l'histoire). Il sait d'avance, il
a pouvoir sur tout, rien ne lui échappe. Il contrôle tout. Mais il ne contrôle pas la
perversion, sa propre perversion! Il « filtre le moucheron », mais « il avale le
chameau ».
4. Il peut même se faire ici une redoutable impuissance de la théorie et de
la critique, parce qu'elles-mêmes peuvent être prises dans le processus, y fonctionner
LE DIEU-MONSTRE

comme verrou théorique. L'idéologie justifiante donnera tous les arguments pour
comprendre comment ce qui, à un regard libre, est intolérable, doit au contraire
être admis et pratiqué. Nécessité de la pédagogie, vertu de l'obéissance, dureté des
temps, faiblesse de l'homme, ruses de l'histoire, « qui veut la fin veut les moyens »,
complexité du réel, tout est bon pour justifier l'injustifiable.
Il ne suffit donc pas du tout, ici, d'opposer aux égarements passionnels et aux
chemins tortueux de la déviance la belle clarté de la théorie. Car la théorie peut
passer tout entière dans le « processus démoniaque ». Vient même ce soupçon assez
terrible ce que nous nommons banalement raison ne peut rien contre cette
perversion. Le beau « sujet pensant » peut être pris par-derrière; et peu importe
alors le contenu de ses thèses critiques, analytiques, dénonciatrices de la perversion!
Car la perversion seconde peut fort bien utiliser ce langage-là à ses propres fins.
Elle épouse la recherche de la vérité, la quête de justice, la volonté de mieux-être
et de communication. Mais le lieu de la déviance est en deçà de cet espace d'ordre
et d'intelligibilité où se conforte le sujet pensant.
5. J'ai parlé de perversion. Mais c'est ici perversion du second degré, en
quelque sorte. Car elle n'est pas un simple déni de la loi; elle est la destruction
de la loi dans et par la loi elle-même. Car la loi de la loi est de servir l'homme;
l'interdit protège et garantit un ordre humain de la vie. Mais le démoniaque, dans
la loi, rend la loi meurtrière de part en part.
Dans le cas chrétien (sans que ce soit exclusif), on va plus loin encore. Car
la loi, paraît-il, est morte, non pas par simple destruction, mais dans l'amour, qui
est grâce et liberté En sorte qu'il n'y a même plus la protection, fût-elle équivoque,
de la loi. L'amour noie tout; mais en son nom, l'homme devra exercer sur lui-
même et sur autrui une cruauté infinie. Et cette cruauté est inavouable ce serait
accuser Dieu. Elle s'enfonce donc dans une obscurité d'autant plus verrouillée que
cette obscurité protège l'homme contre la découverte insoutenable ce qui le faisait
vivre était sa mort.
C'est ce genre de malheur qui se répète chaque fois que le processus reparaît,
quels qu'en soient les thèmes et les prétextes. Alors s'annonce le mal absolu. Ce
n'est pas un mal parmi d'autres, il n'est pas ici ou là; il envahit tout, il est l'envers
de tout. Et l'ambivalence y disparaît car il n'y a plus de chemin possible pour
travailler l'ambiguïté, pour élever et utiliser les penchants, pour faire aboutir
l'angoisse et les conflits. C'est un cancer la vie tournée contre elle-même et qui
se nourrit de tout pour faire mourir.

1. Cf. spécialement Paul, Épîtres aux Galates et aux Romains.


LE MAL

Le terrifiant

1. Que se passe-t-il, lorsque se découvre en quelqu'un la présence de ce


processus-là? Ces croyants en analyse, dont j'ai parlé, comment vivent-ils l'apparition,
en plein milieu de leur sanctuaire, de cette Idole noire? Tout est possible,
évidemment chaque histoire est imprévisible et singulière. Mais c'est, assez souvent,
de façon double et quasi contradictoire immense soulagement, le despote menteur
glisse de son trône; perplexité, voire angoisse, effondrement extrêmement doulou-
reux car ce qui faisait un monde, ce qui autorisait à vivre se défait.
Ce dernier trait n'est pas à prendre à la légère! L'effondrement du système
« pervers » peut être une mise à nu extrêmement radicale. Tout fond, de ce qui
assurait les premières certitudes et les répartitions nécessaires. On est renvoyé « au
commencement », dans l'espace non défini où doivent s'entendre les premières
paroles, se risquer les premiers pas. Car, si la perversion a été assez puissante, si
elle a touché les sources mêmes de la vie et de l'ordre humain, rien n'est intact.
Raison défaille, désir trébuche. C'est le lieu d'une angoisse que l'angoisse philo-
sophique est bien trop « savantepour entendre et qui peut même passer pour
proche du pathologique. Voici la béance du monde elle n'est pas objet de discours,
il n'y a pas de sujet en face. C'est le lieu d'une douleur sans verbe. Qui passe là
se sent comme à la création du monde, prodigieusement éloigné de ce qui, d'où
il est, lui paraît bavardage; comme un homme qui, à l'écart de la foule bruyante
sous les lumières, se trouverait dans l'ombre, face à la mer.
Mais la question vient en quelle mesure cette expérience n'est-elle pas présente
aux hommes, aux hommes d'aujourd'hui ? N'est-elle pas, assez souvent, ce « fond »
d'eux-mêmes dont ils se distraient comme ils peuvent? On annonce la fin des
idéologies, des grandes croyances totalisantes. De quoi meurent-elles? N'est-ce pas,
pour une part assez forte, de cette inversion de sens dont j'ai parlé? En sorte que
le réel, qu'elles étaient censées animer, devient équivoque; et que, dans cette
descente des édifices, l'homme pressent la proximité du chaos. Car les édifices
visibles ne sont encore que les représentants de cet ordre premier qui fait à l'homme
une vie possible. Or voici que la Loi bredouille, que ce que nous nommons
« civilisation » est travaillé en son cœur d'une sorte d'hésitation majeure; on peut
se demander si ce « malaise » n'est pas, pour une forte part, l'effet de la perversion
du second degré quand le meilleur a servi au pire.
2. Toutefois l'on peut espérer que, généralement, le processus pervers est
compensé. Il y a un risque; il y a des systèmes qui, à proportion même de leur
prétention à tout régenter, préparent la place du pire; il y a des êtres humains
pris dedans. Mais le fond de santé de l'humanité, si j'ose dire, produit des contre-
poisons la maladie n'est pas toute-puissante (après tout, le corps sait se défendre
LE DIEU-MONSTRE

contre le cancer). Ainsi la raison est assez raisonnable, la liberté assez réelle, la
bienveillance assez honnête pour que le « démoniaque » ne soit pas déferlant. Mais
le risque de contamination demeure. Et il peut se trouver des conditions où la
compensation défaille, où tout ce qui sert à tenir debout l'humanité est investi du
retournement démoniaque. Alors, il n'y a plus de limite, plus rien qui puisse
s'opposer à la logique de l'abominable.
Quelle est l'essence du nazisme? Certainement pas la simple cruauté; il y a
différence entre le vrai nazi et le massacreur ordinaire. Est-ce l'emploi de la
rationalité, de la technique? Le caractère systématique et ordonné du travail de
mort terrifie. Mais ce n'est pas encore le cœur. À l'entrée d'Auschwitz, il est écrit
Arbeit macht frei, le travail rend libre. C'est cette dérision qui indique de quoi il
s'agit le meilleur de l'homme sera son avilissement. Mais ce qui, au camp, montre
sa face de ténèbre, a paru, à d'innombrables jeunes Allemands, sous une face de
lumière c'était une vie neuve, le courage, la communauté, le dévouement,
l'honneur, la vie enfin délivrée des bassesses et des peurs. Que cet élan, soulevant
l'homme vers l'héroïque soit, sous son autre face, Auschwitz, c'est cela, le
démoniaque
3. J'ai évoqué le Dieu devenu Satan à propos de croyants en psychanalyse là
se révélait la face cachée. N'est-ce pas ce qu'on pouvait attendre? La psychanalyse
n'est-elle pas ce travail de vérité où le détournement et l'imposture vont paraître?
S'écoutant lui-même, dans le silence de l'analyste, l'analysant va enfin entendre la
parole fausse et meurtrière qui se déguisait en ce qui prétendait le faire vivre.
Dévoilée, elle meurt.
Toutefois le propre de ce processus pervers est d'utiliser ce qui le combat, de
se redoubler dans ce qui prétend le défaire. Pourquoi ne chercherait-il pas à réinvestir
la psychanalyse elle-même ? Prétendre a priori le contraire, n'est-ce pas déjà perdre
la vigilance nécessaire? Car, en cette affaire, rien n'est jamais simplement acquis,
tout est toujours à commencer.
Le « démoniaque est le puits sans fond d'un mal dont nous savons désormais
qu'il ne s'intègre pas à la raison, qu'il ne se convertira pas en bien. Même lorsque
heureusement il n'a pas pris empire sur l'homme, quelque chose, de biais,
peut s'en glisser partout où se veut le dépassement. Le signe en est l'effet paradoxal,
troublant que ce qui fait la vérité aveugle, que ce qui améliore accable, que ce
qui guérit rend incurable.

MAURICE BELLET

Théologien

1. Ou que tel penseur de très haut rang ait pu, si peu que ce soit, être séduit.
Edmundo GoMï~ Mango

LA MAUVAISE LANGUE

La fierté d'Antisthène resplendit soudain dans l'œil du sombre mendiant qui,


d'un bras vengeur, fait avancer la barque funéraire Don Juan, l'impénitent,
descend aux enfers'. Rencontre subite, énigmatique, dans le temps bref de quelques
vers, du héros de la séduction et du fondateur de l'école cynique qui semble se
réincarner dans le pauvre, offensé par le libertin dans la pièce de Molière. La
figure du cynique est souvent représentée comme celle du mendiant il mène une
vie de chien, il se situe dans la marge d'une société qu'il dénonce, il répudie toutes
les conventions, il hait les masques; nu, sans aucun bien, dépouillé de tous les
artifices, il proclame, dans la hargne vociférante de sa parole, et dans la crudité
de ses actes, le retour salutaire à l'état de nature comme la vertu suprême et
unique. Ce rappel lumineux dans le regard haineux du mendiant offensé par le
grand seigneur, de l'orgueil du cynisme, vient du fonds légendaire et figuratif où
se tisse la remémoration poétique Antisthène, fils d'un Athénien et d'une esclave
thrace, qui méprise le vice, le mensonge, la galanterie, les jeux, les masques et la
coquetterie amoureuse, ne pouvait que haïr Don Juan, le héros baroque et
somptueux de l'artifice, de l'élégance et de la tromperie. Mais l'évocation précise
du nom d'Antisthène a peut-être encore d'autres significations. Le maître du
gymnase cynosargue (« Le chien agile », ou « À l'enseigne du vrai chien ») était un
sévère critique du langage; celui-ci, en tant que convention sociale par excellence,
en tant que moyen de communication inter-humaine, ne pouvait lui inspirer
aucune confiance. Il méprisait la discussion, la polémique, l'échange langagier.
Que peut-on dire d'une chose sinon ce qu'elle est? Toute discussion à propos
d'une chose est ainsi impossible, et le désaccord entre les interlocuteurs mettrait
en évidence tout simplement qu'ils ne parlent pas de la même chose. L'erreur est
penser ce qui n'est pas, et le principe de la formation philosophique est l'examen
des mots. Un mot pour chaque chose, et on éviterait tous les malentendus. Tel
serait l'idéal cynique du langage les signes linguistiques devraient reproduire

1. Ch. Baudelaire, « Don Juan aux enfers Les Fleurs du mal, Œ~t; complètes, Pléiade, p. 19.
LE MAL

nécessairement, et sans aucune ambiguïté, les objets qu'ils désignent. Le langage,


soumis lui-même à la radicale ascèse cynique, se dépouillerait de tous ses ornements
mensongers et superflus, de tous ses déguisements fallacieux, pour laisser apparaître
sa désolante nudité, impudique et impertinente comme celle d'une chose; victime
de la haine des tropes, toujours en trop, il dirait l'absence du désir de dire. Cette
autarcie extrême du langage cynique est le négatif du discours amoureux, menteur,
et luxurieux de la langue de Don Juan.

Jonathan Swift à proposé une image inoubliable de cette tendance cynique


qui, dans sa hargne aboyante et haineuse du mensonge et du trope, parviendrait à
faire silence de toute parole, à prononcer un verdict définitif de la chose sur le
mot, un arrêt de mort sur les mots, un ultime arrêt des mots. Gulliver, le narrateur-
voyageur, est arrivé à Lagado, il visite son illustre Académie. Il y rencontre
plusieurs savants. Chacun travaille dans une pièce. L'académicien le plus ancien
recherche inlassablement le moyen de reconvertir les excréments en nourriture;
un autre, le génial architecte, imagine une méthode pour construire les maisons
en commençant par le toit; l'agronome, pour sa part, a eu l'excellente idée d'utiliser
des cochons pour le labourage. Dans le côté de l'Académie réservé aux pionniers
de la science abstraite, Gulliver rencontre le professeur de la « grande machine »,
invention noble grâce à laquelle l'homme le plus ignorant, au prix d'un léger
travail musculaire, peut écrire des livres de philosophie, de science politique, de
droit. À l'Institut de langues, un académicien lui explique son projet d'abolir tous
les mots et de les remplacer par des objets; la communication s'établirait par ce
qu'il appelait le « langage par choses »

« Puisque les mots ne servent qu'à désigner les choses, il vaudrait mieux que
chaque homme transportât sur soi toutes les choses dont il avait l'intention de
parler. Et cette invention se serait certainement imposée pour le plus grand bien-
être physique et intellectuel des gens, si les femmes, conjurées en cela avec le bas
peuple et les illettrés, n'avaient pas menacé de faire une révolution. Elles voulaient
conserver le droit de parler avec la langue à la façon de leurs aïeux; car le vulgaire
fut toujours le pire ennemi de la science»

De l'adoption du « langage par chosesrésultent quelques inconvénients pour


les sujets de conversation abondants, variés, on est forcé de porter sur son dos de
grands ballots avec les différentes choses à débattre; quand deux grands parleurs
par choses se rencontrent dans la rue, ils ouvrent leurs sacs, conversent pendant
une heure, remballent le tout, et s'en vont.

1. J. Swift, Voyage de Gulliver, ŒMffM, Pléiade, p. 195.


LA MAUVAISE LANGUE

Poursuivant son voyage, Gulliver arrive au pays des Houyhnhnms (le lecteur
doit prononcer ce nom, qui est celui de la tribu des chevaux raisonnables, avec
l'accent du hennissement, pour atteindre toute sa beauté chosale); ils ne connaissent
pas le mot mensonge, qu'ils appellent « la chose qui n'existe pas »; le maître cheval
explique à Gulliver que, dans ce monde de la sincérité, on n'est pas habitué à
avoir des doutes, à refuser de croire à ce que l'on dit. « La raison d'être de la
parole, dit-il, c'est de nous permettre de comprendre nos semblables et de recevoir
des informations sur des faits. Or, si celui qui me parle dit la chose-qui-n'est-pas,
c'est la nature même du langage qu'il trahit, car on ne peut pas dire alors que je
le comprenne, au vrai sens du mot, où que je reçois une information D'autres
notions sont absentes du vocabulaire des chevaux raisonnables le mal, la mort.
Quand ils voulaient exprimer l'idée du mal qui leur était inspirée par la sottise
d'un laquais ou l'étourderie d'un enfant ils ajoutaient au mot correspondant le
vocable « yahoo ». Les « Yahoos » sont des féroces bipèdes, irrationnels, méchants,
lascifs, ils ne songent qu'à manger et forniquer, ils sont les serviteurs des quadripèdes
sages, intelligents et sincères. Ce terme est un mot polyglotte on y retrouve le
« yo » espagnol, le « Io o italien, le « Euportugais, le « hdu hennissement
chevalin. Le « moi haïssable » est ainsi désigné par une liaison amoureuse et
sarcastique de plusieurs langues.
Quand quelqu'un d'entre eux mourait, ils disaient ce matin il lui est arrivé
de « Lhnuwnh »; ce mot, si expressif dans leur langue, signifie: «se retirer chez
sa première mère ». C'est, bien sûr, Swift lui-même qui s'adonne à ce plaisir
étrange, démiurgique, d'inventer un mot et sa traduction, de construire et de faire
naître et ici à la place privilégiée du mot « mort » un objet-mot qui semble se
traduire et se déconstruire de lui-même.
Le mensonge, le mal et la mort sont les trois mots-choses qui n'existent pas
dans le langage des chevaux. Cette triple absence semble désigner ce qui fonde le
langage des hommes, caricaturés par les abominables Yahoos. Le « moi-haïssable »,
parlerait-il sans son désir de mentir et de son destin mortel? Parlerait-il encore
s'il ne pouvait plus se plaindre de son mal de parler? Tiendrait-il si désespérément
à ne pas être abandonné d'une langue-mère, à s'accrocher à elle de tous ses mots,
à lui adresser sans cesse sa parole, s'il ne parlait pas devant la mort? C'est sans
doute cette attitude cynique vis-à-vis des mots, plutôt que vis-à-vis des hommes,
qui a permis à Jonathan Swift de devenir un des plus grands « littérateurs » du
xviii' siècle. Avec ses « boulets de canon de papier », avec son langage de choses,
il attaqua les mœurs, les habitudes, les croyances des hommes de son temps. Sa
plume était une arme redoutable. Il renouvela toutes les formes de l'ancienne
littérature polémique la satire, la parodie, le poème burlesque et didactique, le
pamphlet, la parabole, l'utopie. La haine allumait son génie sans l'aveugler, elle

1. J. Swift, « Voyages chez les Houyhnhnms in Œ~M-M, Pléiade, p. 247.


LE MAL

inspirait en lui une lucidité féroce. II a écrit les livres les plus cruels de son siècle.
Certains critiques, atteints peut-être par sa méchanceté, par sa mauvaise langue,
ont voulu expliquer sa misanthropie farouche, son humeur insupportable, son
caractère de diable, par son infirmité il était bossu, comme l'ont été d'autres
écrivains de l'amertume, du désespoir et de l'humour noir (Ésope, Lichtenberg,
Kierkegaard)'. Cet homme des lettres, ce noir humoriste des Lumières, a voulu,
en écrivant, critiquer, réformer, tourmenter les hommes; il les a surtout amusés.
Ses contemporains rapportent qu'il ne riait presque jamais; mais il a dû se divertir
avec son sarcasme splendide, celui de Tale of a Tub (« Conte du tonneau »), auquel
il sacrifia sa carrière ecclésiastique; dans la joie haineuse de son écriture il noya
ses ambitions les plus chères.
La relation de cet écrivain au langage est tout à fait intéressante. Son écriture
est en général sévère et au service de l'indignation, cependant il n'a cessé de jouer
avec les mots, de jongler avec toutes les ressources de sa langue. Il n'a signé de
son nom qu'un seul de ses innombrables textes « Propositions en vue de corriger,
améliorer, et stabiliser la langue anglaise » (1712). Mais son amour de l'anglais ne
l'a pas empêché d'être un extraordinaire inventeur de langues. Fondateur avec ses
amis (Pope, Gay, Arbuthnot) du célèbre « Scriblerus Club », pour se moquer des
scribouillards de son temps, il se considérait lui-même comme un plumitif incurable.
Son attitude cynique à l'égard des mots se double d'une passion rabelaisienne
du verbe. Dans les Voyages il s'est laissé aller au divertissement par excellence du
« scriblerus », la création de nouveaux idiomes. Swift invente des langues avec la
même facilité joyeuse qu'a Gulliver à les apprendre. Gulliver, le voyageur, est aussi
un apprenti de langues. Il se débat au moins avec quatre celle de Lilliput (là où
les gens « n'écrivent ni de droite à gauche comme les Arabes, ni de gauche à droite
comme les Européens, ni de haut en bas comme les Chinois, ni de bas en haut
comme les Cascagiens, mais en oblique, d'un coin à l'autre de la feuille~), celle
de Brobdingnag, celle de l'île flottante Laputa, celle du pays des chevaux. Il a créé
cent trente-quatre termes, en utilisant des procédés divers, qui passionnent les
critiques swiftiens 3. On a ainsi décrit l'hybridation ou fabrication de mots à partir
d'éléments empruntés à des langues différentes (le plus souvent, il s'agit d'une
combinaison de l'anglais, de l'espagnol, du français, de l'allemand, du latin, du

1. Le « méchant critique » qui s'est livré à ce recensement des misères physiques des grands
écrivains est Walter Muschg, dans Tragische Literatur Geschichte, Frank Verlag, Berne, 1948. Muschg
est l'auteur de l'article « Freud écrivain paru en français dans le n° 5 de La Psychanalyse (1959). À
Berlin en 1962, il prononça une conférence sur « L'avilissement de la langue » (in Pamphlet und
Bekenntnis, Walter Verlag, A.G. Olten, 1976), où il propose d'introduire dans la terminologie philologique
la notion de fraude langagière. Selon lui, Heidegger est un bon exemple de perversion linguistique, et
il n'hésite pas à le considérer comme un « délinquant de la langue ».
2. J. Swift, op. cit., p. 68.
3. Nous suivons ici l'analyse d'Émile Pons, dans « Note sur les procédés swiftiens de la création
linguistique dans Les voyages de Gulliver, in J. Swift, op. cit., p. 912.
LA MAUVAISE LANGUE

grec, et de l'irlandais); un exemple « Delmeupplistring » « donne-moi, s'il te plaît


à boire » (formes successivement espagnole, anglaise et allemande).
Un seul mot dit trois langues et, dans son étrangeté, les langues étrangères
n'existent plus; en jouant, elles se sont égarées dans la langue impure et métisse
de l'écriture swiftienne. Devenu lui-même un académicien de langues de Lagado,
il utilise bien d'autres procédures de néogenèse langagière la « marqueterie»
(coller des syllabes découpées dans des mots plurisyllabiques), le « sabir » (assemblage
de mots de nationalité diverse), le « saupoudrage» (par exemple, l'hispanisation à
l'aide de « o» ou « ade certains noms de l'île flottante de Laputa c'est-à-dire
la putain), la « surconsonantisation» (h et hn pour l'idiome chevalin), la métathèse
(déplacement consonantique, avec intercalation ou interversion des éléments),
l'anagramme, la substitution consonantique, la dévocalisation, l'à-peu-près (écrire
des phrases ayant un sens dans une langue à l'aide de mots d'une autre langue).
C'est presque évident, les analyses de Pons le montrent Gulliver, un héros de
l'enfance des hommes, est aussi un héros de l'enfance des mots; il est un voyageur
des langues, à la recherche de l'île d'une langue natale, celle de la naissance et de
l'enfance de nos propres mots.
Les déchiffreurs des idiomes gullivériens ont bénéficié des progrès de la
connaissance d'une autre langue swiftienne (antérieure à celle des Voyages) le
« petit langage (« the little /aM~M<~ Il est né dans son Journal à Stella, œuvre
étonnante où cet écrivain, enragé de raison, si souvent enivré par l'indignation de
penser, se laisse gagner par des sentiments tendres et amoureux, où certains de ses
détracteurs ne voient qu'une sorte d'infantilisme déplacé. Dans cette série de lettres,
écrites à Londres (1710-1713), adressées à « Stella », de son vrai nom Esther Johnson,
et à « Bec(Rebecca Dingley), il déforme souvent les mots, imitant le parler des
enfants; il préserve, par une sorte de censure amoureuse qui s'opposerait à la
lecture d'un tiers, un monde privé, familial et mythique. « Il semble que lorsque
j'écris sans ratures, je ne sais pourquoi, nous cesssons d'être seuls, et le monde
entier nous regarde. Un passage tout gribouillé est si charmant! Il ressemble à un
PMD » (lettre du 3 novembre 1710). Le « PMD» sont les initiales de Podefar (Swift)
et Mes Dames (Stella et Bec) avec lesquelles il désignait ce petit « club », cet
énigmatique « trio « The mad parson l'ecclésiastique en folie, reste encore,
malgré les enquêtes des critiques, un noir secret presque entier. La nature de la
1. On a beaucoup discuté sur la signification de ces trois initiales; dans le journal, Swift se désigne
lui-même sous le nom de Pdfr, Esther Johnson devient Ppt (abrégé de Puppet ou Poppet) et Dingley
Dd. Le déchiffrage habituellement admis de Pdfr donne ces lettres comme des initiales de poor dear
foolish rogue (pauvre cher idiot, pauvre cher vieux coquin). Pour Émile Pons Pdfr est le condensé d'un
mot Podefar (qui apparaît ainsi, en quelques rares occasions, dans le manuscrit de la correspondance),
et dont le sens est incertain (cf. « Notes sur le petit langage dans le journal à Stella » de É. Pons,
dans l'édition déjà citée des «Œuvres"de Swift (p. 174-180). Quant à « MDou « md », lettres qui
désignent le groupe Stella-Dingley, ce sont l'abréviation de My dear ou de Mes Dames (Swift et Stella
parlaient souvent en français).
LE MAL

relation du Doyen et de Stella est incertaine (il l'avait connue quand elle avait six
ans, il a été son précepteur, son protecteur; on ne sait pas s'ils se sont mariés
secrètement; on suppose qu'il y avait entre eux des liens de sang). Relation
incertaine, comme la langue infantile de leur amitié amoureuse. Il écrit à un ami
à ce propos « Sois convaincu qu'une violente affection est bien plus durable, et
aussi engageante qu'un grand amour.» Et à Sheridan, quand il craint la mort de
Stella « Il y a eu entre nous, depuis son enfance la plus tendre amitié, et elle
s'est comportée envers moi comme jamais créature humaine envers aucune autre 1. »
Le « petit langage », cette tendre passion pour les procédés cryptographiques, pour
le secret d'une langue, est la remémoration, le murmure de la langue secrète de
l'amour d'enfance « Lorsque j'écris dans notre petit langage, je prononce le mot
des lèvres tout comme si je parlais(lettre du 7 mars 1711).
Jacques et Maurice Pons, poursuivant le travail de leur père, ont signalé le
rôle extrêmement important des femmes dans la création des langages imaginaires
swiftiens 2. Ceci, évident comme nous venons de l'évoquer en ce qui concerne
le « petit langage », est aussi vrai pour les idiomes gullivériens. Vanessa (déformation
amoureuse du nom de Esther Von Homrig) est leur grande inspiratrice. Cette
femme intelligente et passionnée connaissait plusieurs langues. Avec « Cad
forme abrégée de « Cadenus », de Decanus, le doyen de Saint-Patrick elle
partageait le plaisir des jeux de mots; ils les appelaient «les choses à deviner »;
elle était presque la seule sans doute, à pouvoir décrypter le mystère des expressions
lilliputiennes ou luggnagiennes de son amant. Encore une fois, l'énigme d'une
langue se confond avec le secret d'un discours amoureux.
Un de ces mots inventés semble préfigurer et anticiper la fin de l'écrivain.
Les « Struldbruggs », vocable employé à Luggnagg, sont des vieux mélancoliques,
de véritables loques, entêtés, pusillanimes, cupides et moroses, incapables d'affection;
ils sont avides d'immortalité et frappés à mort par « la terrible angoisse de ne
jamais mourir » des vieillards, condamnés à ne pouvoir finir de vieillir. Ils
bavardent, mais les mots les abandonnent ils arrivent à la fin d'une phrase, ils ont
oublié le début; les « immortelsd'une époque ne comprennent pas ceux d'une
autre ils n'ont en commun que quelques mots, petite île de mémoire encore
partageable dans le flot d'oubli dans lequel ils sombrent. Dans leur pays natal, ils
agonisent en étrangers 3.
Le dégoût de la chair et des organes sexuels, l'obsession scatologique avaient
envahi progressivement l'œuvre de Swift, en la noyant presque dans ce que
Middleton-Murry a appelé une vision excrémentielle du monde. La lame mordante
de sa satire, sa puissance corrosive, semblent s'être retournées contre lui-même le
1. Cités par A.M. Petitjean, in Présentation de .StM/f, Gallimard, 1939, p. 121.
2. In « Les clés du langage imaginaire dans l'oeuvre de Swift », n° spécial de la revue Europe
consacréà Swift, 1967.
3. J. Swift, Voyage à Luggnagg, op. cit., chapitre X.
LA MAUVAISE LANGUE

souverain et impitoyable bourreau des ordures cachées sombre dans la décomposition


de sa mémoire et de sa raison. Seul, sourd, à jamais égaré dans son « labyrinthine
vertigo », déclaré incapable, il ne peut plus écrire, et pendant quatre ans, tel un
« Struldbrugg », il meurt de ne pas mourir dans l'accablement d'une totale apathie.

La satire s'écrit, s'indigne contre la menace mortelle dont elle-même a rêvé


l'arrêt des mots, le langage par chose, une langue sans mensonge et sans mort.
Elle pousse à l'extrême, jusqu'à l'exaspération cruelle, la langue comme mystification.
Une langue douloureuse de son exaltation, qui mène la littérature jusqu'à ses
propres confins elle s'abandonne à l'horreur d'elle-même, et l'écrit des choses
semble devenir leur bruit. Dans cette frontière ultime, elle se ressaisit dans la
parodie grimaçante d'elle-même, et dans son agonie elle dit sa forme la plus propre.
Un poème fait vomir, un pamphlet démet un général, un livre enflamme un
peuple'. Le paradoxe est flagrant, et il est celui du langage lui-même le
déploiement de sa puissance semble l'amener à sa perte; l'exercice d'une force qui
ne vient que de lui l'affaiblit jusqu'à l'épuisement. La littérature, mais aussi toute
parole humaine, porte en elle la « chose qui n'est paset ne pouvant être chose,
elle ne peut que s'arrêter dans les mots, des mots qui s'arrêtent devant la mort
d'eux-mêmes. La satire, comme toute littérature de l'excès, du trop (mais y en a-
t-il une autre qui ne serait ni en trop ni en trope?), réveille dans le langage une
sombre et mortelle violence celle d'une langue qui serait capable de dévorer sa
pensée, dans l'ascèse cruelle de son impitoyable diction. Dans le trop de langue,
dans son propre excès, la satire cultive sa méchanceté, elle est une culture du mal
du langage elle crée la possibilité de sa perdition, ce mouvement sans arrêt, ce
vertige fustigeant sans choses, de signifiance pure, qui dans son déploiement sans
fond annule et perd toute référence. La satire, poussée jusqu'à sa saturation, est la
mauvaise langue qui se fait du mal, langue antropophage qui se dévore elle-même
la corruption infinie des mots, le « Struldbruggqui ne peut s'arrêter de mourir,
le mort-vivant, l'éternel moribond, caricature satirique de la maladie de la littérature,
de son inguérissable mélancolie.

Que pouvons-nous encore entendre des choses dans le dire d'analyse? Blessée
de son mal d'enfance quand on ne parlait pas la parole semble se remémorer
de cet état de Hilflosigkeit, de désabri, cet hors-demeure du langage, où elle craint

1. En lisant le poème « Le boudoir de Madame », la mère de Mrs Pilkington se prit à vomir; son
pamphlet, « La conduite des AUiés » fit démettre le général Marlborough; les « Lettres du drapier font
de lui un héros de l'Irlande.
LE MAL

parfois de retomber, dans l'effondrement d'une aphasie mortelle. Mais elle est aussi
emportée par le désir d'une conversation sans fin, d'un colloque perpétuel où, dans
la scansion de ses silences, elle ne parlerait que de sa liberté et de sa vocation
être don et partage parmi les voix des autres.
Le dire d'analyse est marqué par l'investissement nostalgique, pour toujours
inassouvi, de la langue-mère. Dans cette voix natale, la parole est née au langage.
La langue-mère était à la fois l'Étrangère et la Traductrice de ses balbutiements,
elle était capable de tout deviner, quand la voix enfantine ne pouvait encore rien
comprendre.
La voix de l'infans, celle qui ne parle pas, s'impose, se pose, dans une
imposture originaire, dans la voix-mère le balbutiement s'appuie et se donne
forme, s'étaye, dans la mimésis de cette voix qui sourit quand elle parle, qui
regarde quand elle chante. Dans ce « miroir sonoreviendront les mots, et dans
ce chant encore muet adviendra la vocation du langage. On a remarqué l'extrême
importance du rôle joué tout au début de la vie psychique, par « l'enveloppe
sonore o La voix maternelle est le moyen le plus efficace pour faire cesser les
quatre « cris de basedu nourrisson (de faim, de colère, de douleur, de frustration),
qui ne sont que des réflexes physiologiques. C'est à partir de la troisième semaine
que le premier «cri humainfait son apparition; il a été dénommé le «faux cri
de détresse pour attirer l'attention ». Ce « faux criest la première paraît-il
manifestation subjective de l'infans ce n'est plus un pur réflexe physiologique,
un « vraicri, une « chosephonétique; comme pour la « fausse anatomie » du
symptôme hystérique, la première vérité psychique advient par le biais du faux;
par l'imposture, le simple cri se fait appel. (Ici, comme dans bien d'autres champs
de l'expérience humaine, « le faux est, en tant qu'il n'est plus faux, un moment
de la vérité (Hegel).) La voix, avant de parler, invoque et convoque. Le langage
commence à naître d'une première mystification. Quand les cris s'arrêtent, l'extra-
ordinaire du langage commence.
Les mots ne savent pas ce qu'ils font. Ils apprennent à le dire dans le transfert.
La langue transférentielle est celle qui traduit ce que les mots font et nous font
dans le langage et à travers lui Dans ce sens, le transfert n'est pas leurre ni
artifice. Il est la reviviscence de l'envoi sexuel de la langue infantile aux voix des
mères, la remémoration de la séduction originaire des langues celle de la mère,
langue de parole, celle de l'infans, langue à venir et encore sans mots. Sans cette
séduction de l'origine, la possibilité et le désir de parler seraient impensables; la
langue muette, mortelle et cadavérique est celle qui n'est plus émue par la séduction.

1. Cf. Didier Anzieu, Le Moi-Peau, chapitre 11, « L'enveloppe sonore Dunod, p. 165. Je reprends
par la suite des développements résumés de ce chapitre.
2. Jean-Claude Lavie a souvent insisté sur l'usage des mots comme une donnée essentielle du
travail d'analyse. Cf. « Seul devant qui? in Être dans la solitude, Nouvelle Revue de Psychanalyse,
n° 36, Automne 1987.
LA MAUVAISE LANGUE

L'efficacité du dire analytique se dégage de sa sexualité dérobée dans la


séduction transférentielle guerre amoureuse des langues la remémoration
devient présence, et l'amour lointain des mots qui naissaient au langage, notre
proximité. La voix des mères est toujours sexuelle elle séduit, elle agresse, elle
calme, elle enchante, elle endort, elle éveille; elle est la musique sexuelle de la
langue-mère, le tréfonds sonore de la voix qui parle. Elle est l'envoi, l'origine et
l'ultime adresse de la voix, qui dans le transfert désire. En dernière instance,
comme dans la première, nos langues ne parlent qu'aux voix de leurs mères.

Le bavard ne peut s'arrêter de parler. Parce qu'il n'a rien à dire, il parle de
tout. Il est le silence même. Avide d'entendre et de faire entendre le son de sa
voix, il a besoin d'un interlocuteur qui ne soit pas locuteur, qui lui prête l'oreille
sans ouvrir la bouche; il parle à un visage muet pour qu'il reste muet. Son discours
est une rêverie sans suite, son mal, un besoin inassouvi de bavarder à tort et à
travers, pour ne rien communiquer. Il ne parle pas pour mentir ni pour dire vrai,
il parle pour parler. Son seul et désolant aveu est qu'il n'a rien à avouer, son seul
secret qu'il n'en a aucun. Il est le simulacre interminable d'une confession sans
aucune confidence. Ses mots courent vers le sans arrêt; son discourir est le sans
arrêt des mots, la folie du parler, le parler fou. Le bavardage, poussé à son extrême,
met encore en évidence le mal de langue dévoré par son propre excès, le trop
parler devient silence. Le bavard dévoile l'imposture du langage; il annule son
essentielle ambiguïté, son pli; entre le son et le sens, il déplie la sonorité de la
parole au détriment de son sens. Le bavard est fasciné par « la chose du langage
qui est », une voix-chose écorchée et souffrante. Le Bavard, de Louis-René des
Forêts est l'étrange récit de l'étrangeté de tout récit. La langue bavarde, dans sa
contagion intempestive de mots, dans sa seule et longue phrase contaminée,
découvre le « mauvais infinidu parler des humains. Comme un lointain murmure,
murmure de la chose étrange qui en parlant dévore tous les mots et menace le
langage lui-même, le bavardage envahit irrésistiblement le récit, le déborde, confond
le lecteur, le personnage, l'auteur, pour ne laisser parler que la langue anonyme
du ne rien dire. La puissance mortifère de la langue vise ses propres mots dans
un retournement suicidaire, qui s'avance, non pas vers le silence, mais vers le
territoire désertique, aride, innommable du non-langage, de ce qui n'a jamais été
dit, de la chose qui précède ou dépasse, l'existence de parole. « Donc je vais me
taire. Je me tais parce que je suis épuisé par tant d'excès ces mots, ces mots, tous

1. Publié par Gallimard en 1946, réédité en 1984, Collection « L'imaginaire ». Selon Maurice
Blanchot, ce livre a été une des dernières lectures de Georges Bataille, in « La parole vaine », L'amitié,
Gallimard, 1971.
LE MAL

ces mots sans vie qui semblent perdre jusqu'au sens de leur son éteint. Je me
demande si quelqu'un est encore près de moi à m'écouter ? » Le bavard parle
encore ainsi, vers la fin de sa péroraison funèbre et sans fin entouré de mots
morts, dans l'extrême solitude d'une langue qui languit. A-t-il vraiment existé? A-
t-il mensongèrement parlé ? Dans son dire sans terme, il semble répéter mens,
songe.

Le Bavard est un récit de l'immédiat après-guerre (1946); ses mots portent en


eux la peur des choses. L'horreur, la mort, la chose qui n'est pas, étaient quand
même advenues. Devant l'irreprésentable, la narration elle-même vacille et craint
de perdre sa voix. Les récits ne savent plus ce qu'ils racontent; ils fuient, ils
s'éloignent, ils reviennent, ils s'arrêtent devant le visage anonyme et muet du néant.
C'est la ruse des mots; devant le réel, ce qui c'est inexorablement passé, mais qu'ils
n'osent pas encore dire, ils tournent, ils ne cessent pas de maltourner, dans une
giration folle qui voudrait exorciser l'horreur.
Robert Anselme sort de Dachau le matin du 9 mai 1945. Il est accompagné
par ses amis. Épuisé, il parle sans arrêt; il veut tout dire, il raconte cette
« multiplication de la mortqu'il a subie pendant un an. Il est un messager
malheureux du bonheur d'encore parler « D'avoir pu libérer des mots qui étaient
à peine formés et en tout cas n'avaient pas de vieillesse, n'avaient pas d'âge, mais
se modelaient seulement sur mon souffle, cela vois-tu, ce bonheur m'a définitivement
blessé et à ce moment-là, moi qui me croyais si loin de la mort par le mal
typhus, fièvre, etc. je n'ai pensé mourir que de ce bonheur 1. »
La langue séduisante de Don Juan, celle du cynisme d'Anthistène, la langue
haineuse de la satire et celle de la dérision du bavardage autant de formes, de
figures, de la puissance et du dépérissement de la parole humaine; elles aiment,
elles haïssent, elles souffrent, elles sont les « mauvaises langues », toujours vivantes.
Le « petit langageamoureux risque de se perdre dans la langue privée qu'il
invente; comme celui de Gulliver, il est un dialecte d'enfance, qui retrouve et dit,
dans les néologismes de son rêve, la naissance des mots au langage. La langue
publique du pamphlet, de la satire, de la parodie, est enflammée de haine et de
violence contre les objets qu'elle vise, mais elle souffre aussi d'elle-même, de son
hypertrophie et de son exaltation hypocondriaque; elle pousse à l'extrême, jusqu'à
la dérision, la puissance mystificatrice et trompeuse des mots; ils semblent s'enfuir,
affolés, du langage. On ne pourrait pas confondre les mauvaises langues avec celle
du mal, qui a traversé ce siècle langue sans parole, faite de mots asservis à une
mystique moderne de la mort. Elle a proclamé le meurtre de la représentation,

1. Cf. Dionys Mascolo, Autour d'un effort de mémoire. Sur une lettre de Robert Anselme, éd. Maurice
Nadeau, 1987.
LA MAUVAISE LANGUE

dans la mise en acte de l'événement de l'irreprésentable. Elle prétendait être la


pure langue de la race pure, proférant sa haine contre le métissage des dialectes
humains. Elle s'est proclamée l'intraduisible, l'unique capable de dire l'originaire,
quand elle se vouait à la folie meurtrière de l'anéantissement des origines, à
l'extermination. Elle est devenue la figure tragique du sacrifice de la pensée1
fascinée par la malédiction d'une langue de mort.
La langue-mère, la voix natale, l'Étrangère et la Traductrice, dit encore ce
bonheur qui blesse des mots sans âge et sans vieillesse, les premiers et les derniers
en elle, notre parole se redit et meurt pour toujours renaître.

EDMUNDO GÔMEZ MANGO

1. Sur «l'effacement de la pensée"comme une figure du retour sacrificiel dans la culture


contemporaine, cf. Guy Rosolato, Le sacrifice, PUF, 1987, p. 190 et suiv.
Monique David-Ménard

L'ATTEINTE DE L'AUTRE

Parmi les espoirs qui soutiennent la formation d'un psychanalyste figure


l'attente de pouvoir établir un rapport nouveau, inédit, aux questions fondamentales
de l'éthique et, en particulier, à la réalité du mal. Cet enjeu peut se formuler
et se formule parfois dans le langage technique de l'analyse réaction thérapeutique
négative, culpabilité inconsciente, sadisme s'exerçant contre le cadre même de
la cure, tentation suicidaire, tous les aspects du mal rencontrés ainsi posent la
question du pouvoir du transfert et de la parole, mais aussi celle des limites de
ce pouvoir.
Le même espoir peut encore se nourrir de formulations épistémologiques par
exemple, l'insistance de Lacan sur la réalité de la loi qui préside à l'instauration de
l'ordre symbolique pour un sujet vise à penser la loi qui « fait le péché » selon
l'expression de l'apôtre Paul comme une réalité spécifique, irréductible à un ordre
qui serait posé de manière contingente par la société, ainsi qu'à une valeur simplement
éthique, si bien que seule la psychanalyse saurait l'aborder de façon pertinente et
efficace. Cette prétention à une efficacité instruite dans l'abord de la culpabilité
explicite et développe une lassitude vis-à-vis des discours trop idéologiques ou trop
théologiques sur le mal. La psychanalyse saurait affronter certaines des expériences
du mal sans en surcharger l'épreuve. Et il est bien vrai que, par deux au moins de
ses axes la destruction d'une part, la question de l'altérité de l'autre elle rencontre
ce que moralistes et théologiens nommaient le mal, mais elle le rencontre à sa
façon dans tous les cas, elle a affaire aux modalités de l'intrication des pulsions
de vie et des pulsions de mort pour un sujet. Lorsqu'un analyste reçoit un patient
pour des entretiens préliminaires, il jauge essentiellement ce que peuvent le transfert
et le discours au regard des forces destructrices opérant dans les symptômes que
commente ou qu'exhibe le consultant. S'il n'y a aucun élément de déliaison des
compromis existants, si aucun espace de déstabilisation ne se dessine, rien ne peut
se produire. Mais, si l'occasion du transfert et de la parole déchaîne la déliaison,
l'analyse peut aussi rendre impossible la vie.
Comme on le voit ici, pour l'analyse, Thanatos n'est pas, sans plus, le mal.
LE MAL

Le mal, c'est la déstructuration que les ressources de l'analyse transfert et


discours ne peuvent plus canaliser. Lorsque se profile ce risque, il s'agit d'un
mal à la fois pour l'analysant, qui maudit l'entreprise dans laquelle il s'est
engagé, et pour l'analyste, qui mesure les dangers qu'il court dans chaque cure,
mais aussi les conditions d'exercice de ce pouvoir de restructuration qu'est
l'analyse l'analyste n'est pas maître du jeu des éléments dont il accepte la
déstabilisation. Il rencontre donc nécessairement, mais à sa manière, le mal
comme constituant la destruction dans son ambiguïté même destruction avec
laquelle il faut apprendre à composer, à jouer même, mais aussi destruction qui
peut mettre en cause le cadre et le ruiner, ce qui est proprement le mal pour
l'analyse, un mal contre lequel il n'y a pas de recette magique. A suivre cette
suggestion on en vient à se réclamer d'une éthique aristotélicienne pour laquelle
le mal, le mauvais, relève d'une sorte de maladresse de la nature comme physis 1.
L'éthique ne se distingue pas alors tout à fait d'une technique qui rencontre le
mal comme la limite peut-être impensable de son pouvoir. Encore convient-
il de ne pas se méprendre sur la signification de cette technique qui confère
au mal le statut d'une limite.
Le mal, pour l'analyste, c'est en effet l'échec possible de l'oeuvre dans laquelle
il s'engage. Sortir de l'illusion d'une toute-puissance fût-elle pensée comme la
toute-puissance d'une nature ordonnée c'est savoir que la mise en échec violente
du cadre de la cure, qui n'a lieu effectivement que très rarement, est cependant
possible et que cette éventualité donne leur poids mais aussi leur fragilité aux
réussites thérapeutiques. Le psychanalyste ne peut pas croire à une nature bien
ordonnée dans laquelle s'insérerait la pratique de la cure comme acte conjoint de
lui-même et de l'analysant. Il peut pourtant se référer à Aristote pour penser le
rapport de l'ordre et du désordre dans le champ de l'inconscient parce que, pour
une part, son propre abord de la réalité du mal est non pas moral mais technique
ou, plus précisément, poétique. Étant donné que l'horizon d'un désordre maximum
appartient à ce qui peut survenir dans l'espace du travail analytique, celui-ci est
comparable au théâtre tragique, tel qu'Aristote le pense dans la Poétique. À travers
l'élément passionnel de la pitié et de la crainte éprouvées pour les héros, le poète
tragique permet au spectateur de reconnaître ce qui d'ordinaire reste caché dans
l'enchaînement des événements et des actes humains. Ce qui reste caché est aussi
ce qui risque le plus de détruire l'ordre. La reconnaissance que rend possible le
poète concerne essentiellement le renversement du bonheur ou du cours normal
des événements humains (eutuchia) en malheur (dustuchia), l'ordre finalisé des actes
humains venant ici se briser contre un hasard (tuchè) qui le ruine et dont l'intrication
avec la vie restait jusque-là cachée. Dans l'élément de la crainte et de la pitié, le
spectateur de la tragédie peut, pendant un moment, reconnaître quelles forces sont

1. Cf. P. Aubenque, La Prudence chez Aristote, PUF, Paris, 1963.


L'ATTEINTE DE L'AUTRE

à l'œuvre dans le destin qui semble venir de l'extérieur et frapper un individu,


une famille, un peuple. La péripétie d'une pièce est ce moment décisif où ce que
pensaient faire les hommes change de sens, se retourne contre les acteurs, qui
croyaient accomplir autre chose Œdipe mis en face de ce qu'il a fait; Créon,
dans l'Antigone de Sophocle, réalisant qu'il n'a nullement échappé à l'œuvre de
mort qu'il croyait enrayer en enfermant Antigone vivante au tombeau. Ces exemples,
nous dit Aristote, font entrevoir le sens du destin, c'est-à-dire de ce hasard qui
risque de ruiner la vie et pourtant se tisse intimement dans l'enchaînement des
événements et des actes qui font la vie.
Peut-être un psychanalyste ne peut-il avoir tout à fait la même idée qu'Aristote
sur l'extériorité du destin qui semble frapper les hommes. Pourtant, chez Aristote
lui-même, cette extériorité n'est pas simple, puisque le hasard, invisible, se love
dans l'ordre apparent de l'action tragique. C'est de l'approche de cette intrication,
presque irreprésentable, et pourtant représentée, que se réclame Freud dans l'~4M-
delà du principe de plaisir. Si Freud a fait grand usage de la référence à Œdipe
pour ériger en loi universelle une constante concernant le matériel que lui livraient
ses patients, il s'est inscrit aussi, de façon moins voyante mais non moins décisive,
dans la tradition d'Aristote lorsqu'il s'est agi pour lui de penser la pulsion de mort.
Aristote disait que le hasard est impensable et inapprochable si ce n'est par les
poètes tragiques, qui savent à la fois mettre en forme la logique propre des
événements humains et laisser apparaître ce qui d'ordinaire reste inapparent et
risque de faire échec, dans les moments « féconds », à toute organisation. Lorsqu'on
relit la Poétique en ayant présente à l'esprit la discrète allusion freudienne à la
répétition tragique qui marque le point d'orgue dans la description des aspects de
la pulsion de mort, laquelle travaille pourtant sans visage et en silence, on ne peut
qu'être frappé par la quasi-identité des problématiques. L'incidence de la pulsion
de mort, qui est irreprésentable directement dans la cure et dont il importe pourtant
à l'analyste de mesurer l'impact, a pour contrepoint la représentation tragique du
hasard qui désorganise la vie et que seul le tragédien peut, pour un moment, faire
surgir. L'analyste, dans son rapport à ses patients, comme le poète dans son rapport
à ceux qui participeront à cette liturgie qu'est le spectacle, approche le mal comme
l'irreprésentable qu'il faut tout de même représenter si l'on veut que la vie, parfois,
puisse se jouer de nouveau en échappant au destin. L'éthique de l'analyste, parce
qu'elle est ici pré-morale, se réclame de la pensée païenne d'Aristote, pour dire
comment elle aborde le mal.
Pourtant, sur un point décisif, celui du mal comme atteinte de l'autre, la
psychanalyse ne saurait se contenter de la seule référence au sens grec du destin.
La notion de destin est trop impersonnelle, trop « présubjective », pour pouvoir
exprimer l'intrication de la question du mal avec celle de l'altérité. Le mal, tel
que l'analyse le découvre, c'est essentiellement l'atteinte de l'autre, selon des
LE MAL

modalités que ne décrivent suffisamment ni les civilisations de la honte 1, qui


expulsent le mal hors de l'individu concerné, ni les civilisations de la culpabilité,
qui l'intériorisent trop pour pouvoir dire comment l'autre sujet est impliqué dans
ce que le premier ignore de soi. Il ne s'agit pas seulement ici de rappeler, avec
Freud, que le mauvais, l'étranger, l'extérieur au moi lui est « d'abord » identique
et que tout sujet se constitue par une exclusion primordiale. Il s'agit de comprendre
comment, dans un clivage, un autre réel est impliqué, ce que ne saurait non plus
faire saisir la dialectique kleinienne des bons et des mauvais objets pour laquelle,
si l'Autre est omniprésent, il n'y a pas à comprendre comment le bon et le mauvais
concernent d'autres individus.
La clinique de l'amour et de la jouissance devrait imposer la réflexion sur ces
questions, mais leur évidence même et leur quotidienneté les rendent presque
inapprochables ainsi, telle analysante, qui en était venue à prendre la mesure des
« trahisons » successives de son père, s'était-elle mise à aimer un homme un
artiste qui peignait pour elle des toiles ne présentifiant que la mort. Des mois
durant, elle prit ces cadeaux pour un hommage à sa beauté, avant de pouvoir
réaliser que ce qui la fascinait chez son amant, c'était précisément la propre
fascination de celui-ci pour la mort, dans laquelle il ne demandait qu'à la prendre.
Mais elle ne put entendre ce qu'elle disait et en tenir compte qu'à la « faveur M
d'une maladie organique grave, jointe à la certitude, soudain apparue, que l'analyse
était mauvaise pour elle. Cette jeune femme, pour exister, se livrait au mal et ne
put sortir de la jouissance qui la tenait que dans le moment où elle réalisa que
l'autre, le partenaire de cette relation (ou bien l'analyste elle ne savait plus
dont elle rêvait comme d'une puissance du mal), « voulait sa mort ». Comment
entendre cette dernière expression? S'agit-il seulement de la projection sur l'autre
de son propre masochisme? Suffit-il de dire que le sujet reçoit alors de l'Autre son
message sous forme inversée, selon la formule de Lacan, ou encore que l'analysant
place nécessairement en l'analyste, comme figure de l'Autre, les objets de son désir
qui lui reviennent dans leur ambiguïté d'objets délicieux et destructeurs? Il semble
plutôt que, pour situer l'apport de la psychanalyse face à des réflexions plus
traditionnelles sur le mal, il faille aussi donner un sens autre à cette formule « il
veut ma mort ». Quelles que fussent les « raisonsde l'amant, c'est-à-dire quel que
fût l'enjeu de la fascination propre de celui-ci pour la mort transformée en œuvre
picturale pour une autre, l'analyste ne pouvait pas ne pas entendre que cet homme
jouissait, en effet, de l'emprise exercée par lui sur l'autre, qui s'y prêtait. Le
discours moral et la certitude affolée formulée soudain par cette parole « il veut
ma mort », comment l'analyste peut-il les entendre? L'homme sans doute ne voulait
pas la mort de cette femme au sens de l'intention d'une maxime correspondant à

1. Cf. C. Baladier, art. « Culpabilité in Encyclopoedia t/Mi~~M/M (2'édition), vol. 5, p. 866-871,


Paris, 1984.
L'ATTEINTE DE L'AUTRE

la définition qu'en donne Kant. Et pourtant il jouissait de ce moment où sa


partenaire se détruisait en l'aimant. Non pas qu'il voulût la détruire, d'un vouloir
conscient ou inconscient. Il était sans doute pris dans une jouissance en un sens
solipsiste, seul moyen pour lui de maintenir son désir. Néanmoins, l'atteinte de
l'autre était un moment essentiel de cette jouissance par ailleurs solipsiste, c'est-à-
dire n'ayant rien à voir avec ce que la femme lui demandait.
Le mal, dans les relations passionnelles et dans ce qu'elles comportent de
perversion, c'est l'atteinte de l'autre, une atteinte à la fois extérieure à la visée de
désir de celui qui met en acte un scénario de jouissance dont il ne peut se passer
et, pourtant, nécessairement liée à ce dernier. Masud Khan a trouvé les mots qui
décrivent avec précision le paradoxe du désir pervers celui-ci évolue sur une
scène solitaire tout en faisant appel apparemment à un autre dans son intimité,
l'aisance dans la séduction exercée sur un autre s'alliant ici avec l'inexistence de
l'autre dans la jouissance. Tel de ses patients, rapporte Masud Khan, ne peut se
soutenir dans ses rencontres que par une « technique d'intimité ». Les deux mots,
qui jurent ensemble, disent bien comment, dans une relation érotique entre deux
sujets, l'un peut atteindre et détruire l'autre, alors même que la visée de son désir
est de maintenir en vigueur, par une technique fragile, un scénario où « de l'Autre »
n'est posé que s'il est artificiellement produit par un défi, une provocation, un
blasphème, de telle sorte que les autres qui sont impliqués dans cette construction
soient des pièces du scénario et n'importent que par les morceaux qu'ils peuvent
apporter à la complétude transitoire de l'édifice. Parce qu'elle pose avec acuité la
question du solipsisme du désir et du mal fait à l'autre, la perversion permet
d'introduire une réflexion plus générale.
Où est le mal, au fond, dans la relation perverse? On confrontera avec profit
sur ce point Masud Khan et Lacan. Pour ce dernier, le pervers jouit de la douleur
qu'il subit sous le regard de l'autre ou de celle qu'il inflige. Ce que Masud Khan
nomme « technique d'intimité )' correspond, chez Lacan, au fait que le pervers
serait celui qui réalise le mieux son être de désir en s'identifiant au trajet pulsionnel
lui-même en tant que l'objet n'y est qu'un moment illusoire tenant lieu du vide,
le caractère trompeur de l'objet étant comme avéré par la réduction effective de
l'autre au rang d'objet maîtrisé dans la souffrance. Lacan fait du désir pervers le
désir vrai et il pose que sa vérité consiste à rejoindre l'autre par le seul moyen
possible lui faire reconnaître violemment sa propre division. La pulsion, en tant
qu'elle se réalise, serait nécessairement perverse et, curieusement, ce serait là le
seul accès possible à l'altérité pour les humains, la seule sortie possible hors du
narcissisme de l'amour Il n'y aurait d'accès à l'autre comme autre que dans ce

1. Figures de la perversion, Gallimard, Paris, 1981.


2. J. Lacan, Le Séminaire. Livre XI. Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil,
Paris, 1973, p. 177.
LE MAL

moment où l'exhibitionniste surprend un autre en le forçant à voir. Pour Lacan,


le pervers jouit de la défaillance de l'autre et le mal infligé serait à entendre dans
ce registre. Tout autre est l'analyse de Masud Khan pour être pervers, un sujet
n'a même pas à jouir de la souffrance qu'il inflige ou éprouve. Il suffit que l'autre
soit pour lui inexistant du point de vue de sa jouissance, tout en étant empiriquement
inclus en elle. Si l'on cesse de faire de l'objet un tenant-lieu du vide et de la
perversion la vérité du désir en général, ce n'est pas nécessairement de la souffrance
infligée ou reçue que jouit le pervers. Pour qu'il inflige à l'autre une souffrance,
il suffit qu'il l'ignore, ce que le « technique d'intimité » réalise de la façon la plus
radicale. Loin de donner l'exemple de l'accès à l'autre, la perversion pose alors,
au contraire, la question du solipsisme du désir et des effets qu'un sujet ne peut
pas ne pas produire sur un autre en raison même de l'inexistence de l'autre pour
lui dans la jouissance.
Les psychanalystes rencontrent le mal dans leur pratique quotidienne, car, s'ils
se soutiennent du « wo Es war, soll 7c/! werden » freudien, ils ont à entendre que
des « jeen détruisent d'autres ou jouissent de se faire détruire par d'autres. C'est
l'implication paradoxale de l'autre dans la destruction qui oblige l'analyste à situer
sa propre action par rapport à la réflexion éthique sur le mal, et qui l'amène aussi
ou devrait l'amener à définir ce qu'apporte l'analyse à la question de l'altérité.
Or, si sur le premier point la psychanalyse innove par rapport à toute théologie
de la culpabilité ou à toute morale de l'intention qui échoue à penser le caractère
à la fois excentrique et inéliminable de l'effet destructeur produit sur un autre par
le désir propre sur le second point, il n'est pas sûr qu'elle ait jusqu'ici produit
une théorie de l'altérité indépendante de celle des philosophes et des théologiens.
Car, enfin, toutes les modalités du désir ne sont pas solipsistes de la même façon
et l'on ne saurait se contenter de dire que, le désir étant essentiellement solipsiste,
l'autre est toujours exclu et, par là, utilisé pour la jouissance d'un sujet.
Lacan avait naguère signalé avec justesse que les schémas célibataires de
l'appareil psychique chez Freud manquaient la question de l'altérité. Mais il n'est
pas certain que la théorie générale du rapport à l'Autre triomphe tout à fait de
cette difficulté la place du sujet dans le rapport au signifiant ne le sort pas d'une
sorte de « solipsisme de l'Autre qui n'est pas encore une théorie de l'altérité
différenciée selon les formations de l'inconscient à considérer. Même si l'analyste
travaille essentiellement dans l'ordre de la représentation, l'idée d'une subjectivité
monadique ne peut rendre compte ni de la cure ni de l'expérience des analysants.
Or, comme le mal est une sorte d'effet marginal produit sur l'autre, sur d'autres
ou sur soi-même comme autre, une appréhension fine de ce que peut être l'altérité
dans l'ordre sexuel est nécessaire l'altérité entendue non seulement au sens de
l'autre sexe, mais aussi bien au sens de l'« étrangéité de l'autre pour le désir.

1. L'expression est de Patrick Guyomard.


L'ATTEINTE DE L'AUTRE

C'est seulement par l'élaboration de cela que la violence de fait du rapport à l'autre
dans la sexualité devient représentable.
La psychanalyse rencontre le mal d'une manière constante et particulière. Sa
pratique exige qu'on supporte l'effectivité de celui-ci et l'apparente banalité de ses
effets dévastateurs sans les recouvrir par une interprétation morale, mythologique
ou théologique, car, sans une certaine proximité avec ce qui a détruit ou risque
de détruire l'existence subjective, aucune réorganisation de cette dernière n'est
possible. L'enjeu de la relation transférentielle est, pour une bonne part, liée à ce
dont l'analysant « chargel'analyste dans ce registre du mal. Mais, parce qu'elle a
affaire essentiellement à ce qui lie un sujet à d'autres dans la production du mal
et que pourtant son acte concerne un seul sujet dans ses affects et représentations,
le champ dans lequel opère la pratique analytique ne lui est pas transparent. Le
mal auquel elle a affaire concerne essentiellement la question de l'altérité, mais la
particularité de son acte ne lui donne pas un accès facile à cette question, si bien
que la psychanalyse reste ou est jusqu'ici restée pour une part tributaire de la
pensée politique et morale sur l'altérité dans l'approche de la réalité du mal.

MONIQUE DAVID-MÉNARD
y~M Pouillon

CONSOLER JOB

Quoi de plus banal, hélas, que la douleur, si ce n'est, heureusement, le plaisir.


Banale, en effet, car elle procède d'une rencontre inévitable avec quelque chose
qui m'est extérieur, sur quoi je n'ai pas de prise. Même si on explique la maladie
par un virus ou un microbe, celui-ci, s'il est en moi, n'est pas de moi. Je ne me
sens responsable que de ma vulnérabilité; aussi des philosophes ont-ils recommandé
l'ataraxie. On peut traduire au physique la sentence morale de Rousseau l'homme
naît sain, c'est le monde qui le corrompt, au sens propre le fait pourrir.

Nous ne comprenons rien à la douleur, pas plus d'ailleurs qu'au plaisir qui,
lui aussi, nous arrive du dehors: on jouit de quelque chose d'autre que soi; pour
jouir de soi, il faut se prendre pour un autre, s'ébahir de son altérité, et Narcisse
a besoin d'un miroir. N'y comprenant rien, les hommes en ont toujours cherché
la ou les causes baptisées « mal » ou « bien » et essayé de leur faire une place
dans leur conception du monde et de la société. De celles que cherchent et
trouvent les médecins, il n'est guère besoin de parler, car même si en agissant sur
elles la guérison est possible, elles n'expliquent pas le seul fait qui importe à tous
les Job que nous sommes que ce soit justement moi l'objet de leur agression; elles
n'expliquent pas le caractère surdéterminé que le mal revêt pour le patient
pourquoi cette maladie est-elle ma maladie? Qu'ai-je fait de mal pour avoir mal?
On invoque alors la punition d'un dieu, d'un ancêtre, d'une puissance surnaturelle,
et, paradoxalement, la Nature peut en être une ne lui voit-on pas aujourd'hui de
redoutables sectateurs? Il s'agit alors de réparer la faute commise et, pour l'avenir,
d'observer les règles du culte médical ou de la médecine cultuelle. Culte et hygiène,
religion et prévention, ont les mêmes fonctions le prêtre prescrit l'un comme le
médecin recommande l'autre. Les deux vont de pair, on le constate aujourd'hui
contre le SIDA on prône le respect des valeurs morales et l'usage de préservatifs.
« Seigneur, préservez-nous du mal.»
L'ennui, c'est que les victimes ont souvent le sentiment de n'avoir enfreint
LE MAL

aucune règle la souffrance leur apparaît gratuite et c'est pourquoi tant de


gémissements se font entendre. Pourtant, de cette gratuité, certains, plus astucieux
que Job et que nous, ont fait une théorie. Chez les Dangaleat', la bonne marche
des choses ne suscite aucune interrogation le bien ne se met pas en question. En
revanche, le mal pose un problème c'est un raté, une panne de la nature.
Normalement, du ciel (que, bien entendu, les missionnaires ont voulu identifier à
leur dieu) tombe la pluie qui féconde la terre qui fait vivre les hommes.
Malencontreusement, il existe des « génies maléfiques (du point de vue humain,
bien sûr), les margai; qui, sans qu'on sache pourquoi, coupent parfois le courant
il ne pleut pas, ou bien je tombe malade, ou bien ma femme devient stérile. En
pareil cas, l'explication par la faute ne tient pas, ou plutôt elle ne peut être que
seconde. Il y a toujours, pour chacun, une première fois, une première agression.
Mais pourquoi cette maléficité foncière des margaï ? Disons simplement que,
puissances de la brousse, état premier de la nature, elles punissent l'homme de son
intrusion dans leur domaine, elles se vengent de l'offense que leur inflige la culture,
dont la manifestation initiale est l'agriculture. L'homme est châtié moins pour ce
qu'il fait que pour ce qu'il est et représente. Cependant, puisque la rencontre est
inévitable et destinée à se répéter indéfiniment, il faut bien qu'un compromis
intervienne. Il s'établit un lien indissoluble entre telle victime et tel agresseur. La
margaï qui vous a pris devient la vôtre, et c'est à elle que vous allez ensuite rendre
un culte selon les procédures qu'un spécialiste vous indiquera. C'est à partir de ce
moment que vos manquements expliqueront vos difficultés ou maladies ultérieures.
Or, c'est là aussi que les choses se renversent et que les ennuis acquièrent
une valeur positive. Ce lien homme-margaï est un lien de possession au départ et
à l'arrivée. Au départ, parce que la maladie, qui signe la rencontre, est assimilable
à un phénomène de possession tous les êtres humains sont, un jour ou l'autre,
malades tout comme certaines femmes certains soirs « dansent leur margaï ». À
l'arrivée, car tout individu est en quelque sorte le propriétaire de la margaï qui le
possède et il y trouve son identité. Les margaï constituent en effet une société
hiérarchisée et c'est à leur hiérarchie qu'on attribue celle qui organise chaque
village. Il y a de grandes et de petites margai: Alors que les petites ne s'en prennent
qu'aux hommes du commun et à leur famille, les grandes, qui concernent les
dignitaires, causent des maux qui frappent non seulement ceux-ci, mais aussi leur
clan, le quartier dont ils ont la charge, le village même. Elles sont responsables
des épidémies, des maux collectifs; leur culte reste affaire personnelle mais son
observance importe à tous ceux qui dépendent du notable en cause. Bref, une
grande margaï est une margaï de chef de clan, de quartier, de village. Certes,
cela ne veut pas dire qu'une grande margaï peut faire de n'importe qui un chef

1. Population de la région centrale du Tchad. Je les ai souvent donnés en exemple, notamment


en 1970 dans le premier numéro de cette revue.
CONSOLER JOB

c'est la théorie, non la réalité mais on admet qu'il y a correspondance entre


grandes margaï et dignitaires. De plus, c'est la margaï qui, à la mort du chef,
« choisit en le rendant malade, celui dont elle deviendra la margaï après avoir
été celle de son prédécesseur.
La maladie est donc qualifiante, et pas seulement s'agissant de responsables
politiques et religieux chacun est ce qu'il est parce qu'il a été rendu malade par
le mal approprié; ainsi, pour guérir autrui, faut-il être passé par une maladie de
guérisseur, en somme une maladie didactique. La preuve de l'élection est l'affliction
subie, laquelle assure votre identité sociale. Sans malades, pas de société.

Il est d'autres manières de récupérer la douleur. Ce qui la rend difficile à


comprendre et parfois scandaleuse, c'est qu'elle est subie comme un accident
imprévisible, qu'elle vous tombe dessus. Aussi est-il tentant de l'organiser délibé-
rément de façon qu'elle soit non plus un obstacle, mais un moyen un moyen
pour un bien. L'organiser, c'est-à-dire l'infliger, en général à d'autres qu'à soi,
encore qu'on puisse s'en imposer une fois, à Pâques, j'ai vu des Philippins porter
de lourdes croix, des couronnes d'épines, se flageller jusqu'au sang, et certains en
venaient à se crucifier. On peut s'en infliger aussi à des fins cosmétiques ne dit-
on pas, aux filles surtout, qu'il faut souffrir pour être belles? Les scarifications qui
ornent le corps des femmes dangaleat leur font mal lors de l'opération, mais le
corps marqué devient ensuite source de plaisir pour le caressant comme pour la
caressée, ainsi qu'on voulut bien un jour me l'assurer. Les hommes aussi en
exhibent souvent; elles indiquent l'appartenance à un groupe le corps blessé est
un corps signifiant.
Les initiations non plus ne sont pas des parties de plaisir. Ce sont des épreuves,
au sens le plus fort du mot, de même que c'est au sens littéral que les jeunes gens
en sortent marqués. Dans la plupart des cas, l'initiation est une naissance sociale
et, ayant été enfantés biologiquement dans la douleur de leur mère, ils sont, cette
fois, enfantés socialement dans et par leur propre douleur. Les blessures subies
sont, a écrit Bettelheim, symboliques. L'adjectif est équivoque, car elles sont bien
réelles. Le symbole, c'est ce que voit l'observateur extérieur et étranger; pour
l'intéressé, il s'agit d'opérations dont l'efficacité symbolique est attachée à leur
réalité. Et c'est bien pour cela que les initiés acceptent de souffrir ils y voient la
garantie de leur qualification.
Sans doute sont-ce là tours de passe-passe et illusions, mais il n'y a rien de
plus efficace que des illusions pour, partout, cimenter les sociétés. Toutes justifient

1. Bien entendu, ce choix, quand il ne va pas de soi, est le fait des responsables du village qui
désignent, parmi les « malades pouvant aspirer à la succession, celui qu'ils préfèrent ils affirment
qu'il a la bonne maladie.
LE MAL

les peines du présent en faisant croire qu'elles permettent aux lendemains de


chanter. Il en est d'ailleurs de même à l'échelle des individus ne parle-t-on pas
sentencieusement des avantages de l'expérience, même, et surtout, quand elle fut
rude, et ne se félicite-t-on pas de ce qu'on a appris « à ses dépens » ? Ainsi voit-on
dans la douleur non un épisode pour le moins fâcheux, mais une étape dans un
processus qu'on tient à croire bénéfique. Il faut bien consoler Job, et cet imbécile
ne demande pas mieux.

JEAN POUILLON
Bertrand d'Astorg

VARIATION SUR L'INTERDIT MAJEUR


SUPPLÉMENT À UN VOYAGE O'TAHITI 1768

Dans ce milieu du xvm" siècle où tout amour physique entre proches, interdit
par les lois religieuses et civiles, est qualifié de crime crime odieux, crime
!M/:MMa!K, crime contre nature,
pourquoi Diderot, prenant prétexte d'un récit de navigation aux Antipodes,
s'avise-t-il de mettre en question le fondement du tabou, d'apprivoiser l'idée de sa
transgression, de conjurer dans un contre-discours la malédiction qui s'attache à.
de réfléchir sur. de jouer avec.
en bref, d'inviter le lecteur à partager son questionnement, son attirance ne
parlons pas de goût pour le contournement de l'antique interdit. Y aurait-il donc
un plaisir à le célébrer,
non pas tel qu'il peut être vécu dissimulé, triste, sordide, offensant, destructeur,
révoltant le plus souvent, immonde parfois, effet de la misère d'un milieu, de la
débilité d'une famille, de la dépravation d'un individu, cause de dégénérescence,
de stupidité et de suicide, blessure jamais refermée, aveu réservé au tribunal à huis
clos, à la confession d'avant l'agonie, rumeur chuchotée autour de l'âtre dans les
chaumières,
mais tel qu'il pourrait être, en un écrit: désembourbé alors, désouillé, lavé,
lustré, pierre lisse dans le lit du limon natal, langage soudain déchiffré par un
autre, message dissimulé dans la fente d'un mur maître, géode éclatant sous la
poussée des cristaux souvenirs de l'enfance, philtre brûlant partagé avec effroi,
diamant noir offert un soir d'orage à l'objet de mon adoration et de ma honte, ou
encore phantasme ancien oublié-avoué dans une correspondance, dans une lettre
unique d'adieu, dans un journal intime ou telle autre forme déguisée de l'aveu
poème, roman, opéra, tragédie en mémoire de la tragédie primitive?
L'inceste, quoi! au même titre que toute transgression, toute errance aux
confins, déviance, recul à pas lent, murmure dans les ténèbres, remontée des
profondeurs du clan, fuite au long d'un sentier forestier, incident de frontière, cri,
éclair, feu, éclairs,
(orage désiré), pur objet de littérature l'inceste, enfin! Énigme.
LE MAL

Comment, pourquoi le philosophe arrive-t-il à en deviser? Quel besoin?


Quelle urgence? Que cherche-t-il? Il vaut peut-être la peine de détordre les brins
du cordage, de recomposer les circonstances et l'air du temps, bref de lire par-
dessus l'épaule de Diderot, quand il prend connaissance de l'ouvrage qui vient de
paraître avec grand succès (1771) Voyage autour du monde par la Frégate du Roi
« la Boudeuse » et la flûte «/~f0! 1766, 1767, 1768 et 1769, sans nom
d'auteur, mais chacun le connaît Antoine de Bougainville, Capitaine de Vaisseau
qui a été le commandant de cette circumnavigation d'ordre du roi et a même
ramené de Tahiti à Versailles un charmant sauvage que l'on nomme tantôt
Aotourou, tantôt Louis de Cythère.
On peut toujours supposer que Diderot a pris de l'intérêt aux premiers chapitres
relatifs à la traversée de l'Atlantique Sud, aux escales de Brésil et d'Uruguay et
aux cérémonies de restitution à la couronne d'Espagne des îles Malouines
appropriées par des colons français. Ce dont on peut se porter garant, c'est que
l'attention de Diderot, comme de tout lecteur (français), s'aiguise singulièrement
quand les deux navires, ayant passé le détroit de Magellan, voguent durant des
mois dans le Pacifique désert, arrivent enfin, chapitre VIII, en date du

6 avril 1768 À mesure que nous avions approché la Terre, les insulaires avaient
environné les navires. Les pirogues étaient remplies de femmes qui ne le cèdent pas,
pour l'agrément de la figure, au plus grand nombre des Européennes et qui, pour la
beauté du corps, pourraient le disputerà toutes avec avantage. La plupart de ces
M~M~/iM ~MKt KMM, C<!?- Ao~MM ef /M ~M:7/M ~M! aCCO~~KaMKf /ëMr
nymphesétaientnues,car les hommes etles vieilles qui lesaccompagnaient leur
avaient ôté le pagne dont d'ordinairement elles s'enveloppent. Les hommes, plus
simples ou plus libres, s'énoncèrent bientôt clairement: ils nous pressaient de choisir
une femme, de la suivre à terre et leurs gestes non équivoques démontraient la manière
dont il fallait faire connaissance avec elles. le demande: comment retenir au
travail, au milieu d'un spectacle pareil, quatre cents Français, jeunes, marins et qui
depuis six mois n'avaient point vu de femmes ?. Nos soins réussirent cependant à
contenir ces hommes ensorcelés; le moins difficile n'avait pas été de parvenir à se
contenir soi-même.

II n'y a plus de doute, la rêverie millénaire des navigateurs d'Occident,


ébauchée dès le récit des périples de Jason ou d'Ulysse, va s'accomplir ici. L'utopie,
à laquelle Diderot est plus encore sensible que nous, est à l'instant d'être localisée
il y a bien quelque part dans le monde, serait-ce aux Antipodes, une société
d'hommes pacifiques et de femmes aimables, promptes à l'offrande, vivant librement
VARIATION SUR L'INTERDIT MAJEUR

des fruits de la nature, dans un climat ensoleillé et dans un paysage imaginé depuis
l'enfance. Bougainville, d'un crayon léger, a dessiné celui-ci une belle cascade qui
s'élançait du haut des montagnes et précipitait à la mer ses eaux écumantes. Un
village était bâti au pied. Eaux douces qui se mêlent aux eaux salées, de même
si le bonheur est au point de mélange entre rêverie et vécu, que de promesses sont
faites à ces équipages qu'un ordre monarchique retient quelques minutes encore à
la manœuvre et à ce capitaine qui exprime avec tant de mesure l'idéal antique de
la domination (provisoire) de soi! Il y faut du mérite.
Car on arrive exténué, affamé, assoiffé, aveuglé par la luminosité du grand
large. Le dernier contact avec des humains, ce fut, il y a quatre mois Bougainville
a compté un peu large sur un rivage désolé de la Terre de Feu, la rencontre de
quelques familles d'Indiens Patagons, dits Pêcherais ces sauvages sont petits,
vilains, maigres et d'une puanteur insupportable. leurs femmes sont hideuses, des
êtres craintifs, misérables, soumis à de terribles conditions de subsistance et de
climat.
Contact peu réconfortant, assombri par un accident déplorable un garçon
d'une douzaine d'années, le seul à présenter un visage avenant, est monté à bord
de l'Étoile avec quelques hommes de sa parenté; ils y ont dévoré tout ce qu'on
leur a présenté comme nourriture ou qui leur est tombé sous la main, le suif des
chandelles et même du verre. Spontanément? encouragés par des marins goguenards
qui s'amusent méchamment de cette boulimie? Bougainville n'insiste pas. Voici
l'adolescent, lèvres et bouche déchirées, qu'on redescend à terre mais il a dû
avaler des éclats de verre estomac en sang, vomissements prolongés. Sa famille
est au désespoir l'affection est forte entre ces sauvages, il est évident qu'ils
soupçonnent de maléfice ces étrangers funestes qu'ils croyaient n'être venus que pour
les détruire. Le chaman de la horde est intervenu avec des poudres, des gesticulations,
toute une manipulation qui redouble les souffrances du blessé, jusqu'à ce que le
chirurgien du bord s'interpose pour administrer du lait et une tisane émolliente.
Les Français sont navrés et chacun fait ce qu'il peut pour secourir ou consoler.
Trop tard! Des clameurs dans la nuit, des malédictions montées du rivage, laissent
présager une issue fatale l'aube révèle un campement abandonné, la fuite en mer
des sauvages sur une embarcation précaire.
Bougainville note avec mélancolie ils ont emporté de nous l'idée d'êtres
malfaisants. Ce n'est pas la seule fois qu'il exprimera, sans en prendre son parti,
son appréhension des malentendus qui viennent dérégler les rapports entre hommes
de coutumes et langues différentes; les malentendus, il le sait, peuvent être
meurtriers.
Depuis le mois de janvier où la Boudeuse et l'Étoile ont débouqué avec peine
de ce triste détroit de Magellan dans le Pacifique, seules ont été aperçues quelques
îles basses où la mer brise avec fureur deux fois s'en sont détachées des pirogues
LE MAL

manœuvrées par des indigènes qui menacent de leurs lances les équipages déçus.
On croirait que la nouvelle de l'enfant mort s'est répandue sur l'aile des albatros.
À bord, les vivres frais, l'eau s'épuisent. Le scorbut a fait son apparition. Les
mâtures se détériorent. Que ce grand Océan est donc inhospitalier et vide, et
introuvable ce fameux continent austral, cette quinte partie du monde, terra australis
nondum cognita, dont les géographes ont lesté depuis trois siècles la base du globe
terrestre, pour que son équilibre soit mieux assuré!
Chaque jour, pour augmenter les chances de la découverte, l'Étoile tire des
bordées en marge de la route suivie et rejoint au couchant la frégate, où le chef
d'escadre doute chaque soir davantage de ce continent inconnu. Mais n'y aurait-il
pas chez tous, au plus profond, une autre déception que reste introuvable, même
à l'orient de l'Extrême-Orient, le lieu paradisiaque de l'innocence, de la vénusté,
de l'abondance, dont la découverte a été sans cesse différée dans l'espace et le
temps, alors que s'achève l'inventaire de la planète?
Voici qu'aux premiers jours d'avril, des îles surgissent enfin de la mer, des
terres verdoyantes et montagneuses dont les flancs se couvrent de frondaisons
jusqu'à se perdre au sommet dans les nuages. Des pirogues à balancier convergent
vers les deux navires qui longent au plus près le récif coralien à la recherche d'un
mouillage elles sont chargées d'hommes rieurs qui brandissent, non plus des
massues ou des lances mais des palmes, des plumes, des régimes de bananes et de
beaux coquillages, ou encore des paniers de fibre, des porcelets, des nattes
merveilleusement tissées. Des échanges s'opèrent aussitôt par filets à bout de
cordage les Français donnent des clous, des miroirs et des perles de verre; il n'y
a ni discussion ni marchandage, tout est de bonne foi et déjà d'amitié. Quand une
rade enfin est jugée accessible et qu'y pénètrent les deux vaisseaux, le nombre des
pirogues se multiplie, cette fois, les deux sexes et tous les âges s'y pressent. j~
demande comment retenir au travail. Une jeune fille est grimpée à bord: elle
laisse tomber négligemment le pagne qui la couvrait et paraît aux yeux de tous
telle que Vénus se fit voir au berger phrygien elle en avait la forme céleste. Matelots
et marins s'empressaient. On verra la suite.

Les Français, férus de mythologie, ont nommé spontanément cette île la


Nouvelle Cythère; ils n'apprendront que plus tard que les habitants et les Anglais,
depuis belle lurette, l'appellent Tahiti. Enfin, vient pour l'État-Major le moment
de débarquer, de pactiser, de prévoir avec les chefs du lieu les ravitaillements en
bois et en eau, de choisir l'endroit de la plage où dresser les tentes d'infirmerie.
L'accueil reçu est chaleureux; on échange des cadeaux, on visite les chaumières,
on se promène dans les cocoteraies, on écoute une aubade de flûte (nasale); le
chef Éreti s'efforce de répondre aux besoins de service exprimés par les officiers.
VARIATION SUR L'INTERDIT MAJEUR

Une seule fois, Bougainville perçoit une réserve celle d'un noble vieillard, le père
d'Éreti, qui évite de frayer avec les arrivants et ne répond même pas à leurs
« caresses ». Fort éloigné de prendre part à l'espèce d'extase que notre vue causait à
tout ce peuple, son air rêveur et soucieux semblait annoncer qu'il craignait que ces
jours heureux, écoulés pour lui dans le sein du repos, ne fussent troublés par l'arrivée
d'une nouvelle race. De qui faut-il admirer le plus la clairvoyance celle du vieillard
ou celle de l'interprétation que Bougainville donne de son hostilité?
Au reste, les chefs de ces insulaires ne sont pas aussi insouciants qu'il semblerait
à première vue ils n'apprécient guère la garde armée qui est disposée autour des
tentes sur la plage, ni que tout le monde ne remonte pas à bord pour la nuit.
Réunis en conseil, ils font poser très vite par Éreti la question combien de temps
comptes-tu rester? serait-ce pour toujours? Bougainville les rassure, le temps
seulement d'une escale réparatrice, qu'il estime à dix-huit jours en signe duquel
nombre je lui donnais dix-huit petites pierres. Demande rejetée le conseil propose
la moitié; Bougainville insiste, et enfin ils y consentirent.
Cette fois, l'espace (d'occupation de la plage) et le temps étant bien délimités,
les meilleurs rapports se confirment entre insulaires et débarquants.
Il n'y a pas que le témoignage de Bougainville pour nous en assurer. Plus
heureux que Diderot, nous possédons celui d'autres membres de l'expédition et
Dieu sait si à l'époque on aime tenir sa plume! Chose rare, les témoins sont
unanimes, quelles que soient les différences entre eux d'âge, de tempérament ou
de rang Duclos-Gayet, second sur la Boudeuse, Philibert (de) Commerson, savant
naturaliste, Vivès, chirurgien-major, Saint-Germain, écrivain embarqué, Charles-
Félix Fesche, volontaire, pilotin en formation, Caro, lieutenant des vaisseaux de la
Cie des Indes, et pour symboliser les points extrêmes de cette société en raccourci
le jeune prince de Nassau-Siegen, puni de croisière pour cause de dissipation à la
cour et Constantin, pilote sur l'Étoile et autodidacte
Tous célébrent les habitants de la Nouvelle Cythère. Ainsi l'emphatique
Commerson Nés sous le plus beau ciel, nourris des fruits d'une terre féconde sans
culture, régis par des pères de famille plutôt que par des rois, ils ne connaissent d'autre
dieu que /MOMr. Tous les jours lui sont consacrés, toute l'île est son temple, toutes les
femmes en sont les autels, tous les hommes les sacrificateurs et le naturaliste s'élevant
d'un aspect particulier des mœurs à un jugement définitif sur l'évolution des sociétés,
de conclure à l'état de l'homme naturel, né essentiellement bon, exempt de tout préjugé
et suivant sans défiance comme sans remords, les douces impulsions d'un instinct toujours
sûr, parce qu'il n'a pas encore dégénéré en raison. Ô Héloïse, ô Jean-Jacques!
Si l'accueil des vahinés a ému si fort nos équipages du xvn~ siècle et, à leur

1. Après deux siècles de publications tronquées ou confidentielles, nous possédons enfin cet ensemble
de mémoires et journaux dans la monumentale édition due à Étienne Taillemite, Bougainville et ses
compagnons autour du monde (1977, 2 vol., Imprimerie nationale).
LE MAL

suite, les lecteurs qui s'enchantaient de leurs récits, c'est que presque tous y voyaient
une illustration d'idées en vogue la bonté originelle de la « nature humaine », sa
corruption en Europe par la loi sociale, par les institutions de la propriété ou du
mariage et aussi la virginité mentale du sauvage. Même M. de Bougainville, qui a
mené au Canada la vie rude des camps, se promène croyais transporté dans
le jardin d'Éden nous parcourions une plaine de gazon, couverte de beaux arbres
fruitiers.nous trouvions des troupes d'hommes et de femmes assises à l'ombre des
f6t-partout nous voyions régner l'hospitalité, le repos, une joie douce et toutes
les apparences du bonheur. Au bout d'un tour du monde, ces quelques lignes feront
le tour de l'Europe! De leur côté, les marins du roi font l'apprentissage des formes
de l'hospitalité tahitienne apprentissage, le mot n'est pas trop fort, car sa pratique
est moins aisée que mille ans de rêveries ne le donneraient à penser. Mais quand
on a été soumis, en ce qui concerne les relations amoureuses, au code occidental
de la pudeur et du secret, à des interdits multiples, au discours sur la vertu de
continence et sur le vilain de la bagatelle, à une éthique de la conquête par le
mérite de l'homme et de sa récompense par la fidélité de la femme, comment
répondre aux invites d'une demoiselle qui s'expose à bord ou s'offre devant son
père, sa mère et le chœur triomphal d'une foule de voisins? On croit pouvoir
échapper au code, faire fi de l'éthique, pour soutenir la réputation du peuple le
plus gaillard du monde on se retrouve dans la situation du Leonardo, de qui
Camoëns rapporte les défaillances lors d'une escale quand Éphyre consent à être
conquise. Encore Éphyre est-elle une nymphe, dont le maniement n'est pas simple,
surtout pour un cavalier timide!
Mais quand la Vénus, grimpée la première sur la Boudeuse, est simplement
une belle fille des Iles, qui décroche ostensiblement son pagne, on croit pouvoir
parier la suite. Et on perd. Le chef d'escadre n'en dit rien 1. Mais le jeune volontaire
Charles-Félix Fesche a poursuivi, d'une plume désolée, le récit Nous tombons en
extase. nous brûlons mais la décence, ce monstre qui combat si souvent la volonté
des hommes. vient s'opposer à nos désirs véhéments. Cette nouvelle Vénus après avoir
longtemps attendu, voyant que ni les invitations de ses concitoyens. ni l'envie qu'elle
témoignait elle-mêmene pouvaient nous engager à transgresser les bornes de la
décence et des pr~/M~nous quitte d'un air piqué et se sauve dans sa pirogue. Bref,
il n'est rien arrivé.
Auront-ils plus de cœur à l'ouvrage le lendemain, le bouillant volontaire et
ses deux camarades, quand, au cours d'une promenade, ils sont invités à visiter
une case par le maître de maison ? On bavarde par gestes puis la matrone arrive,
qu'accompagne une jeune fille « de douze à treize ans ». Ces dames présentent des

1. Ou plutôt, il prend pour aller plus vite, le ton du reporter désabusé « II est venu dans une des
pirogues une jeune et jolie fille presque nue qui montrait son sexe sous de petits clous.» Mais ceci est
consigné dans son journal de bord matière brute avant affinement.
VARIATION SUR L'INTERDIT MAJEUR

fruits, des breuvages, elles mettent la natte les voisins accourus agitent des palmes,
entonnent un doux chœur murmurant et la jeune fille s'étend, se dénude, c'est le
rite de l'offrande ô convivialité après laquelle plus d'un aujourd'hui soupire!
Cette fois, un des trois camarades se porte volontaire au combat peut-être est-il
notre Charles-Félix, peu importe.

L'appel était bien engageant et notre galant connaissait trop bien l'art de l'amour
~OMr Me p~M /a pr~M~n? ~Mr /c ~M~ (sic), /a ~r~MKCë fr~K~ /M~M~ ~M!
pour ne pasla prendre sur letemps(sic), silaprésencedetrenteIndiens qui
l'environnaient n'eût, par un effet de nos préjugés, mis un frein à ses désirs violents;
mais quelque ardeur qui vous anime, il est bien difficile de surmonter tout d'un coup
les idées avec lesquelles on a été nourri; la corruption de nos M<XMM nous a fait trouver
du mal dans une action dans laquelle, etc.

Charles-Félix, si sa langue est pâteuse, condamne avec netteté l'éducation, la


morale, la société qui sont les siennes pour leur préférer celles qu'il suppose aux
Tahitiens; il n'en reste pas moins que le trio a fait piètre figure et que les habitants,
fort inécontents de nous voir aussi peu âpres à la curée, nous le témoignèrent. Rassurons-
nous d'autres Français surmontèrent, dès la première épreuve, l'obstacle mis par
la « corruption de nos moeurset se firent bons sauvages, en hommage aux
philosophes de Paris! Le jeune prince de Nassau, lui, bénéficia naturellement!
d'un traitement de faveur sans même devoir invoquer le droit au libertinage
comme privilège de naissance, il n'eut qu'à se laisser faire, et ne souffrit d'aucune
hésitation si ce n'est d'orthographe au moment du récit

y~ me promenoit dans le lieu charmant; des tapis de verdure, d'agréable bosquet,


le doux murmure des ruisseaux inspiraient l'amour dans ce délicieux endroit. J'y fus
~MrprM ~ar /a /)/M!& y~ Me MM a /'c~r: ~aK~ MM~ Ma~oM~ëffe OM ~roMMM ~!X
surprisparlapluie. Je me misà l'abri dansune maisonnetteoùjetrouvais sixdes
plus jolies filles du canton. Elles m'accueillirent avec toute la douceur dont ce sexe
charmant est susceptible. Chacune ôta ses habillements, parure importune pour le
plaisir et, étalant tous leurs charmes, me firent remarquer en détail les grâces et les
contours des corps les plus parfaits. Elles me dépouillèrent aussi de mes habits. La
blancheur d'un corps européen les ravit. Elles s'empressèrent de voir si j'étais formé
comme les habitants du pays et le plaisir les animait dans cette recherche. Que de
baisers, que de tendres caresses je reçus! Pendant toute cette scène, un indien jouait
un air tendre avec sa flûte

Quelle ne devrait pas être alors, dans les délices de cette hospitalité, l'harmonie
de ce temps d'escale! Mais non: d'abord les insulaires éprouvent la tentation
irrésistible de s'approprier la chose d'autrui. Les navigateurs, quels que soient leur

1. Dans l'édition Taillemite, t. II, p. 396.


LE MAL

siècle ou leur pavillon, déposent cette plainte unanime que les îles de l'océan
Pacifique sont peuplées de plus de voleurs que les rues de nos capitales et que, de
surcroît, ces voleurs sont entreprenants, habiles, persévérants, imaginatifs au point
de mériter le même certificat de Bougainville il n'y a point en Europe de plus
adroits filous, et de Cook ils font main basse sur tout ce qu'ils trouvent avec une
dextérité qui /<r honte au plus réputé pickpocket ~'EMrOp&
Dès l'instant où l'État-Major de la Boudeuse met le pied sur le sol de l'île, on
vole le pistolet du chevalier de Suzannet dans sa poche; plus loin l'épée qu'un
officier porte sous son bras; à bord, une pelle s'envole par une sorte d'enchantement
deux fusils et une marmite de sous la tente plantée près de l'aiguade et au nez
des sentinelles, des mouchoirs et des chemises à côté des personnes armées qui les
gardaient, mille autres effets de toute nature et même, harponné avec un os taillé
de poisson, le drap qui recouvrait les ébats d'un officier et d'une belle.
Naturellement, les navigateurs se sont interrogés sur ces vols commis avec
constance, parfois par jeu, le plus souvent par l'effet d'une sorte de vertige. Tous
ont conclu à l'attrait irrésistible qu'opèrent sur des insulaires à l'âge de la pierre,
le jamais-vu d'un nouvel âge, l'inconcevable, les objets produits par le génie
industriel de l'Europe, objets métalliques en particulier mais aussi bien dans l'île
voisine les perles de verre ou les colifichets. Et ceux d'entre eux qui sont des
esprits éclairés, comme Commerson, absolvent dans l'enthousiasme Je ne les
quitterai pas, ces chers Tahitiens, sans les avoir lavés d'une injure qu'on leur a faite
en les traitant de voleurs; suit une ardente argumentation contre la pure convention
qu'est le droit de propriété, son inexistence à l'égard de qui l'ignore ou simplement
(Commerson prend ici un plus gros risque) le conteste.
En réalité, toute théorie hasardeuse mise à part, entre la société ouverte des
îles et la société fermée des navires de haut bord, il y avait une telle contradiction
que le conflit ne pouvait pas ne pas éclater. D'une part, une civilisation d'abondance
naturelle, prête à l'échange, préoccupée essentiellement de rendre légères les
contraintes de la vie collective par la cueillette, la fête, la danse, les chants ou par
la liberté la plus grande dans l'ajustement des désirs; sans frontière juridique entre
le tien et le mien, dès qu'il s'agit de rapports entre personnes, où l'époux offre son
épouse à qui la demande avec l'insistance nécessaire, les parents leur fille dès
qu'elle est nubile et où les enfants eux-mêmes sont donnés à qui ils plaisent, en
vue d'une adoption plus forte que la filiation. Mais ce que les Tahitiens offrent
fruits, fleurs, poissons, viandes, poupons et même, si on ose dire, les prémices
de leurs jeunes filles la nature le remplace ou le replace dans un cycle court de
renouvellement surabondant. En face, ou plutôt de passage une société à mille
lieues de ses bases, unisexe, disciplinée par ordre et brutale par nature, technicienne,
essentiellement préoccupée de l'entretien et de la sauvegarde des navires qui lui
donnent sa raison d'être, son mouvement et la chance de sa survie. Nécessairement
avare de surcoût, puisqu'elle serait irrémédiablement appauvrie par ces mille larcins
VARIATION SUR L'INTERDIT MAJEUR

le plus souvent aveugles quand ils s'attaquent à des équipements ou matériaux


cuir, cordage, métal, pour le remplacement desquels les îles n'offrent ni matières
premières ni installations nécessaires. Faut-il alors s'étonner de la rigueur de la
consigne les sentinelles tireront de nuit sur les nageurs ? car ce sont de drôles de
poissons silencieux qui viennent à la nage, dans leur avidité de posséder des clous,
voler les rivets de la carène ou du gouvernail. Question primordiale de sécurité.
Le vol d'un fusil en est-il une, et du même ordre? Les Français de Bougainville
hésitent, d'autant qu'ils savent que le voleur est capable de restituer en riant l'arme,
si on lui fait la grosse voix. Les Anglais de Cook n'hésitent pas quand on arrache
son fusil à une sentinelle qui garde les tentes, l'officier donna l'ordre à la troupe de
faire feu; on tira sur l'homme qui avait pris le fusil, il fut tué (15 avril 1769).
Bref, des indigènes volent, mais à leurs risques et périls. On ne peut pas dire
que la population s'en étonne les chefs approuvent parfois les sanctions infligées
aux voleurs ou même y participent. Au vol près écrit Bougainville tout se passait
de la manière la plus aimable. Mais quand les rôles s'inversent, que les voleurs sont
des marins du roi et qu'ils tirent pour voler, pour violer ou pour soutenir une mauvaise
querelle, l'irrémédiable s'accomplit. La confiance se dissipe, le drame est proche.
Le 10, il y eut un insulaire tué. Il n'y a pas une semaine que dure l'escale
enchanteresse! Un coup de pistolet à bout portant, sur un homme, probablement
le propriétaire d'un cochon que des soldats s'apprêtent à chaparder.
Le 12, Un malheur n'arrive jamais seul: comme nous étions tous occupés d'un
travail auquel était attaché notre salut, on vint m'avertir. Cette fois, ce sont trois
insulaires qui ont été tués dans leurs cases à coups de baïonnette. Les choses vont
très vite la population fuit et l'on peut craindre qu'elle ne s'arme contre les
Français; la frégate est à deux doigts de briser sur les rochers, les cases de la côte
sont abandonnées. On met aux fers quatre soldats que tout accuse, la nuit passe
dans l'inquiétude; la houle grossit, quatre ancres perdues pour la Boudeuse, on
replie le camp et l'infirmerie précipitamment, il n'y a plus de Tahitien sur la plage
ni en mer. Le lendemain matin, le prince de Nassau, avec moins de six hommes,
débarque et marche, désarmé, vers les bois; il y faut de l'audace, très vite il retrouve
les chefs, la population cachée sous les arbres et en alarme. Les femmes pleurent,
criant le tristement célèbre Tayo maté, nous sommes amis et vous nous tuez. Et
le miracle s'accomplit à force de caresses et d'amitié, le prince refait la paix, on
s'embrasse dans les larmes, on redescend vers les plages. Bougainville, voyant de
son bord la théorie du peuple porteur de palmes et d'offrandes, et malgré le souci
de la manœuvre des vaisseaux, se hâte en canot avec un assortiment d'étoffes de
soie et des outils de toute espèce. Je les distribuai aux chefs, en leur témoignant ma
douleur du désastre arrivé la veille et en les assurant qu'il serait puni.
La paix est confirmée, la confiance renaît. On débarque les quatre soldats qui
étaient enchaînés à bord et Bougainville veut, en public, faire justice de l'un d'eux
tiré au sort. Alors l'incroyable se produit ce sont les « chefs sauvages », comme
LE MAL

l'écrit Vivès, le rude chirurgien-major, tout le peuple comme l'écrit un autre, qui
supplient et demandent grâce pour les gredins'. M. Bougainville ajoute Vivès
eut bien de la peine à leur accorder (et s'il m'est permis de porter mon jugement, il
ne devait pas le faire). Ainsi s'achevait, sur ces traits de la générosité des « sauvages »,
le séjour des Français. L'appareillage s'effectue au milieu de cent pirogues éplorées,
seules les promesses de retour apaisent les regrets toutes les femmes étaient le long
du bord. qui pleuraient notre départ (Vivès). Est-ce incroyable? Le chef Éreti fait
une dernière visite à la Boudeuse pour présenter Aotourou, un jeune homme de sa
parenté, et supplier qu'on l'embarque vers l'Europe; ainsi sera fait.

Trois chapitres à peine, consacrés à la relâche en Nouvelle Cythère sur les


seize que compte le Voyage autour du monde mais ce sont les plus lus, le plus
souvent commentés, tout Versailles se pâme d'émotion pour la galanterie tahitienne
et Bougainville avant ou après la publication de son livre se lasse d'être
interrogé uniquement là-dessus. Il eût certainement préféré exposer les raisons
pour lesquelles son expédition avait été si économe en vies humaines en tout cas,
la dernière remarque de sa relation est pour souligner qu'il n'avait perdu que sept
/!0?KW~ ~6Mja~ ~ëMX C~M ëf ~MCfr~ ?MOM ëCÛM/~ ~)MM M0~f<? ~0~!6 N~M~.
hommespendantdeux ansetquatremoisécoulésdepuisnotre
Giraudais, sur l'Étoile, en sortiedeNantes.
a perdu deux. Compte tenu des tempêtes, des chutes à
la mer, des accidents de manœuvre, de la malnutrition à bord, et du scorbut
incessant, le fait est proprement incroyable, autant que l'avait été au xme siècle, le
retour de Chine à Venise de Marco Polo et de ses oncles au point que (presque)
personne ne crut ces « menteurs ».
La bonne fortune des mers y est pour beaucoup; celle qui au hasard de la
navigation pousse la Boudeuse et l'Étoile dans les parages de Tahiti, à la rencontre
de la seule population qui sût faire preuve suite à quelle évolution, quelles
influences morales et physiques? d'une aménité dans les rapports sociaux, d'une
douceur de sentiments et de manières, d'une vraie confiance et curiosité des autres,
bref d'une urbanité si l'on peut dire d'une civilisation qui n'a jeté les fondements
d'aucune agglomération telles que Bougainville conclut en s'éloignant ce pays
était pour nous un ami que nous aimions avec ses défauts. Et s'il note en même

1. De Duclos-Gayet, second de Bougainville dont É. Taillemite a découvert le journal de bord:


On a interrogé les assassins ayant les fers aux pieds et aux mains devant les Sauvages.mais les Sauvages
eux-mêmes ont demandé leur grâce et ont témoigné la plus grande appréhension de les voir mourir. Un an
plus tard (27 mai 1769) un chef tahitien s'étant plaint de ce que le boucher de bord (de l'Endeavour)
avait menacé une de ses femmes d'avoir la gorge coupée si elle ne lui donnait pas certaine hachette
de pierre, Cook fit fouetter le coupable en public. Les Tahitiens supplièrent, en vain, que l'on cessât
le supplice Cook ordonnant que le tarif fût bien appliqué, les « sauvages» versèrent d'abondantes
larmes de compassion.
VARIATION SUR L'INTERDIT MAJEUR

temps que la relâche à Tahiti avait été mélangée de bien et de mal, il n'ignore pas
de quel côté est venu le mal. Avait-il alors le sentiment d'avoir trouvé sur sa route
la perle unique, le point utopique du globe où il est loisible de croire encore à
l'harmonie comme à un principe universel? Tout ce qu'il vécut par la suite au
cours de son périple ou des années de la Révolution et de l'Empire devait l'en
convaincre, presque tout de l'escale de Tahiti avait eu l'irréalité d'un songe heureux.
D'ailleurs, on s'en était vite réveillé pour reprendre mesure de la peine et des
travaux que coûte une navigation de découverte.
M. de Bougainville n'en revient pas des sottises qu'on dit qu'il a dites, alors
qu'il pensait s'être attiré la faveur des esprits les plus forts en peignant ses tableaux
de bons sauvages dans les coloris les plus tendres. Il n'y tient plus et dans ce
discours préliminaire à la 3e édition, il explose Je suis voyageur et marin, c'est-à-
dire un menteur et un imbécile aux yeux de cette classe d'écrivains paresseux et
superbes qui, dans l'ombre de leur cabinet, philosophent à perte de vue sur le monde
et ses habitants et soumettent impérieusement la nature à leurs imaginations.
Qui prenait-il donc dans sa visée? Moins sûrement tels savants de la société
de Géographie acharnés à défendre leur théorie en chambre du cinquième continent
que tels philosophes du parti des Encyclopédistes, comme celui-là auteur d'un
Supplément au Voyage de. dont les copies circulent depuis 1773 dans les salons et
les cafés, et loin en Europe.
La parole est donnée à un vieillard tahitien plein de sévérité qui enjoint les
Français à déguerpir au plus vite, interpelle Bougainville comme le chef des brigands
qui t'obéissent, énumère les crimes que ceux-ci ont commis. Le ton est fort, le
réquisitoire habile quel accueil as-tu reçu ? Nous t'avons ouvert nos cases et nos
cœurs, nous t'avons convié aux plaisirs de la table et du lit, au nom de notre
morale naturelle, et comment as-tu répondu? En signifiant que notre île vous
appartenait', en faisant couler le sang pour nous punir de larcins sans conséquence
ou pour vous disputer nos filles. Pire tu as contaminé celles-ci et nous serons
peut-être obligés de les tuer pour purifier notre race. Pire encore tu as répandu
une morale de remords et d'effroi qui a obscurci les rapports amoureux où selon
notre coutume, chacune se donne à qui lui plaît et lui donne les fruits de leur
amour. Tu as inoculé la jalousie, la haine, l'idée du mal, le sentiment du péché
Diderot n'emploie pas encore ce vocabulaire de la dénonciation « judéo-chrétienne»
mais le sens est le même. D'admirables formules d'un sadisme latent soutiennent
le réquisitoire Tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues
folles entre tes bras, tu es devenu féroce entre les leurs. Enfonce-toi, si tu veux, dans
la forêt obscure avec la compagne perverse de tes plaisirs.
C'est le principe de colonisation, qui est condamné ainsi comme radicalement

1. De fait, Bougainville a bien laissé, dans le sable du rivage, selon les instructions communes à
tous les navigateurs de l'époque, une inscription valant prise de possession au nom du Roi de France.
LE MAL

mauvais, au-delà du doute que l'on peut avoir qu'en une escale de dix jours tant
de ravages aient été commis! La conclusion de l'ancêtre est claire allez-vous-en,
gardez pour vous une civilisation dont l'idée de pouvoir et l'esprit de possession
nous précipiteraient dans un labeur harassant, laissez-nous à notre idée de repos
et à notre plaisir de nous reproduire sans honte à la face du ciel et au grand jour.
On comprend alors pourquoi le Supplément porte en sous-titre sur l'inconvénient
d'attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n'en comportent pas.
C'est cet « inconvénient » et en regard, l'innocence d'une initiation amoureuse
qui font l'objet du dialogue suivant entre le Tahitien Orou et l'aumônier de
l'équipage un moine chafouin et prude, comme il se doit, mais que l'offrande
successive en quatre nuits des trois filles et de la femme de son hôte a tôt fait de
(dé)convertir. Dialogue, ou plutôt monologue, étincelant d'alacrité de la part d'Orou
qui pourfend, par des bottes en apparence imparables, le principe d'autorité des
magistrats et des clercs, la notion d'un dieu créateur et personnel, l'état de célibat
du prêtre, les ordres religieux mâles ou femelles et surtout la notion d'immutabilité
des cellules vivantes dans un individu, partant de la permanence des sentiments et
mutuels désirs entre époux que suppose le mariage indissoluble à l'occidentale.
Les réponses embarrassées du moine rendent évidentes l'hypocrisie de la société
européenne, les superstitions qui l'accablent, la perversité d'une civilisation qui, en
s'éloignant de la loi naturelle et en formulant d'innombrables interdits, multiplie
les raisons de leur transgression, et inspire autant de ruses pour les tourner que
de crimes pour en effacer les traces.
Tout ceci est-il bien nouveau? Après tout, les propos ironiques du Tahitien ne
font qu'ajouter une pièce de réquisitoire au procès que la bourgeoisie instruit dili-
gemment, dans cette deuxième moitié du siècle, contre les fondements d'une vieille
société à la prise en main de laquelle elle prétend. Ce qui est plus neuf, c'est l'étonnante
perspective que Diderot choisit pour décrire les coutumes et les mœurs tahitiennes
toutes répondraient aux vœux et sollicitations de la nature, toutes concourraient à
fonder un ordre social le moins pesant possible, où l'« homme naturel» ne serait
jamais écrasé par l'« homme artificiel ou moral ». Le voulez-vous heureux et libre? ne
vous mêlez pas de ses affaires. méfiez-vous de celui qui veut mettre de l'ordre. Ordonner
c'est toujours se rendre le maître des autres en les gênant. Diderot a bien été le prophète,
avant Enfantin, Fourier ou Swinburne, d'une société libertaire où la libération de
l'amour serait fonction du dépérissement de la loi.
C'est bien cette libération qui est au centre du tableau des mœurs tahitiennes
que Diderot choisit de commenter; il ne se préoccupe pas de savoir si les princes
et les chefs là-bas, comme ici, exercent une autorité souveraine, comment par eux
le vol est réprimé et leur voleur assommé au casse-tête, ce à quoi répondent le
culte des morts, leur exposition sur le morai et l'interdit frappant les femmes qui
ont procédé à leur toilette funéraire ou encore le rituel de la table où hommes et
VARIATION SUR L'INTERDIT MAJEUR

femmes ne mangent jamais ensemble. C'est la seule libération de l'amour qui


préoccupe Diderot.
Que signifie alors le mot choisi, Supplément, puisqu'il ne tient aucun compte
du tableau contrasté que le navigateur a brossé des Tahitiens en société nullement
pacifiques, ils sont presque toujours en guerre avec les habitants des îles voisines;
nullement égalitaires, nous les avions crus presque égaux entre eux. je me trompais,
la distinction des rangs est fort marquée et la disproportion cruelle; nullement
indifférents à la distinction du tien et du mien j'ai su depuis, à n'en pas douter,
qu'ils ont l'usage de pendre les voleurs à des arbres; nullement esprits « éclairés » ils
ont. un grand nombre de pratiques superstitieuses pour conjurer l'influence des
mauvais génies. Et surtout ce que nous avons appris avec certitude, c'est qu'ils
sacrifient des victimes humaines.
Sacrifiées à qui et comment? Pourquoi toujours choisies mâles et sous le nom
d'« hommes mauvais », d'« hommes de rien », dans une basse classe d'intouchables?
Et en quel nombre? Petit? Non, Cook le précisera l'année suivante important
car il a vu un morai fait d'une belle pyramide de crânes frais dont aucun n'était
« gâté » mais sans être pour autant cannibalisés, comme ils le seraient chez les
Tupis ou dans d'autres archipels voisins de Tahiti.
Diderot, tout à son apologie de la perfection des rapports dans les sociétés
naturelles, ne souffle mot de ces variations, comme si lui échappait une certaine
dimension de l'interrogation sur l'homme et comme si ne comptaient pour rien
pour la sécurité des navigateurs, en particulier la pratique des sacrifices humains
ou l'anthropophagie chez les uns, son rejet chez d'autres, ou la dissociation entre
les deux, comme à Tahiti, qui est peut-être la formule la plus originale. Que peut-
on dire en « supplément », si on écarte l'essentiel, à moins que l'essentiel ne soit
la « perfectionoù atteignent à Tahiti l'union de l'homme et de la femme et
l'absence de contraintes idées morales qui la conditionnent? Qu'en un mot,
l'union est libre. Orou donne à l'aumônier mille détails à ce sujet la défloration
de la jeune fille, certifiée nubile par sa mère, inspire la charmante cérémonie
(publique) que nous savons; l'heureux sacrificateur devient ou non l'époux en titre,
selon qu'il emmène dans sa case la vahiné ou que celle-ci préfère demeurer dans
la case de ses parents; l'épousée n'est plus tout à fait libre de ses faits et gestes
effectivement, le jeune prince de Nassau a failli provoquer un incident diplomatique
en jetant son dévolu sur une femme de chef mais l'époux, on l'a vu, se fait le
plus souvent un plaisir de l'offrir à l'hôte qui le demande poliment. Quand les
sentiments s'affadissent entre conjoints, la femme aussi bien que l'homme est libre
de s'en aller, emmenant les enfants qui seront accueillis avec des transports dans
une autre case. Rien n'empêche d'ailleurs qu'ultérieurement la vie en commun ne
soit reprise par le couple qui s'était séparé.
Mais toute la philosophie du monde n'épargne pas au philosophe la disgrâce
des contradictions; car, au moment où l'institution lui apparaît comme néfaste ou
LE MAL

au mieux dérisoire, s'il substitue au point de vue de l'homme frustré celui du


géniteur préoccupé de l'établissement de sa progéniture, il ne peut s'empêcher de
glisser dans son drame, d'ailleurs sordide, du Père de famille (1761) un discours
larmoyant sur la sainteté des liens du mariage. Et quand il s'agit dans les faits de
marier sa fille à l'époux qu'il lui a choisi, comme le voici soucieux des conventions,
comme il voudrait pouvoir entourer de mille garanties l'avenir de son adorable
Angélique! Je suis fou à lier de ma fille. Si je perdais cet enfant, je crois que j'en
périrais de douleur, je l'aime plus que je ne saurais vous dire 1. Déjà, quand elle a
quinze ans, il veille sur ses premiers pas dans l'attente matrimoniale, il transcrit
sur le papier le code de ses soumissions, il multiplie les visites au jeune ménage,
à croire qu'il est jaloux, et il ne se doute même pas qu'il est importun. Et lorsque
son gendre le lui fait sentir, il se retrouve avec ses angoisses de père inquiet et
d'homme mal-aimé je n'ai plus d'enfant, je suis seul et ma solitude m'est insupportable
(lettre à Grimm 1772).
La raison est peut-être là de son intérêt immédiat pour la relation de
Bougainville et d'abord pour l'information qu'elle apporte sur une société où toutes
les frustrations se résolvent non pas dans l'hypocrisie raffinée et masquée de Venise
pour laquelle il a avoué avoir un penchant mais au grand jour des tropiques,
dans la chaleur des palmes et la liberté totale des désirs! Le voyage de Bougainville
est le seul qui m'ait donné du goût pour une autre contrée que la mienne. Mais, même
si, pour la plus grande satisfaction de ses vœux changeants, la « loi naturelle»
règne en maîtresse à Tahiti la même d'ailleurs au nom de laquelle le héros
sadien justifiera ses jouissances profanatrices, et la soumission des plus faibles au
plaisir sanglant des forts le tableau tahitien risque d'être un peu confus dans sa
composition ou trop éclatant de faux coloris. Le philosophe se doit de donner
quelque cohérence à ces constructions idylliques, quelque finalité à ces moeurs
légères la nature toujours elle! va les fournir. Ce sont les enfants.
Diderot le sait, il l'affirme, le répète l'amour à Tahiti ne connaît pas d'autre
but, d'autre justification, d'autre principe, peut-être d'autre plaisir que de faire des
enfants. Ils sont la gloire de la mère, l'assurance des vieux jours, la fortune de
l'île, la richesse de l'État si État il y a. On se les dispute, on se les arrache; la
stérilité pour la femme est la pire condition et si Vénus à Athènes était soucieuse
de sa beauté, coquette, séductrice une Européenne, pour tout dire celle de
Tahiti est Vénus féconde. Diderot va se faire, pour le sérieux de la cause, nataliste,
populationniste, eugéniste et même raciste; voilà où mène l'ethnologie-fiction! Et
tout d'abord à une éducation disciplinaire des garçons car si la jeune fille n'attend
qu'une déclaration de nubilité de la part de sa maman pour lever « son voile
blanc », les garçons, dûment enseignés de leurs devoirs de mâles, sont d'abord
habillés d'une « longue tunique » et les « reins ceints d'une petite chaîne » la

1. Lettre à Sophie Volland, le 22 novembre 1768.


VARIATION SUR L'INTERDIT MAJEUR

chaînette de chasteté; même les jésuites, que Diderot détestait, n'ont pas imaginé
cela dans leurs collèges! Et ce n'est qu'après un contrôle paternel assez peu
ragoûtant du moment où les symptômes virils ont de la continuité et où l'effusion
fréquente et la qualité de la liqueur séminale nous rassurent que la chaînette est
enlevée et l'étalon lâché en liberté dans le pré, soit à l'âge de vingt-deux ans! Seul
le lacédémonisme maoïste a réalisé cette vue, qui aurait bien fait rire (ou rager)
les jeunes gens de Tahiti et d'ailleurs!
Alors commence pour le mâle « beau, bien fait, brave, intelligent et laborieux»
et tant pis pour le laid, mal fait, couard, bête et feignant la bonne période que
l'on sait; les filles ne manqueront pas de recourir à ses soins, ce qui assure, par le
seul jeu de la séduction, la vigueur de la race tu [l'aumônier] dois concevoir
comment, sans que nous nous en mêlions, les prérogatives du sang doivent s'éterniser
parmi nous. Orou, qui est un beau spécimen, malgré l'âge, avoue être encore très
sollicité pas un plus brave que moi, aussi les mères me désignent-elles souvent à leur
fille. Mme Orou, de laquelle il n'est jamais question, ne peut qu'approuver, puisque
de tous les enfants que M. Orou fabrique, et comme les métayers profitent du croît
du troupeau, il leur revient le quatrième, mâle ou femelle. C'est le placement de la
« liqueur » à 25 même un rentier de Balzac n'oserait en imaginer si avantageux
pour son or! Dans cette économie du bébé-profit, l'accueil fait aux équipages
français s'inscrit selon une perspective eugénique pourquoi crois-tu que vous avez
été accueillis à bras ouverts?
Parce que le rendement des mâles tahitiens est insuffisant, que le nombre de
nos femmes et de nos filles est trop grand pour celui des hommes, alors nos femmes et
nos filles sont venues exprimer le sang de tes veines. Il n'est plus question, dans
l'exaltation de ce pseudo-vampirisme féminin, des reproches faits antérieurement
à propos de la contamination des reproductrices par laquelle se réalisait ce que
les historiens ont appelé pudiquement « l'unification microbienne du monde ».
C'est, au contraire, l'affinement de la race qui l'emporte sur tout car les insulaires
s'étant aperçus au premier coup d'œil que vous nous surpassiez en intelligence. nous
avons destiné quelques-unes de nos femmes et de nos filles les plus belles à recueillir
la semence d'une race meilleure que la nôtre.
On a beau être un esprit fort, anticonformiste, censeur sévère de l'ordre social
dans son pays, en un mot philosophe, par le seul jeu de l'esprit de système, on
devient injurieux pour les mâles insulaires soupçonnés d'insuffisance, et on se fait
porte-parole du plus naïf racisme blanc!
Voici donc l'affirmation non, l'inceste n'est pas un crime à Tahiti, l'idée n'en
existe pas. C'est un bien curieux passage du dialogue entre Orou et le moine
comme celui-là explique qu'aucun désir n'est condamnable, à moins qu'il ne
s'accompagne d'une manœuvre contre la fécondité, le moine veut tâter des limites
de ce terrain brûlant un père peut-il coucher avec sa fille, une mère avec son fils,
un frère avec sa soeur, un mari avec la femme d'un autre? Pourquoi non? s'étonne
LE MAL

Orou quand l'autre se récrie que fornication, inceste, adultère sont des crimes en
Europe et punis, pour certains, sur le bûcher, Orou refuse que leur qualification
de crime soit transplantée d'Europe à Tahiti.
Mais il y a mieux les mouvements du cœur Orou ne dit pas encore les
pulsions les sentiments sont déterminants le fils entre dans la couche de sa
mère s'il a beaucoup de respect pour elle et une tendresse qui lui fasse oublier la
disparité d'âge et préférer une femme de quarante ans à une fille de dix-neuf Ce
sont les sentiments de tendresse paternelle qui amènent le père d'une fille laide et
peu recherchée à lui assurer sa dot en enfants. Pour les unions des frères et des
soeurs, je ne doute pas qu'elles ne soient très coutumières? interroge le moine. Et
très approuvées lui répond sec Orou, pour achever son édification!
Discours indécent, discours scandaleux! Mais il semble que Diderot veuille le
faire entendre à tout prix, même si rien, dans le texte de Bougainville ou dans la
célébration de la Tahitienne fécondée, ne le justifie ou ne l'y oblige. On serait
tenté de se demander s'il est tout à fait sérieux avec ces voiles gris ou noirs qui
doivent, dans l'île, signaler la stérilité momentanée ou irrévocable de la femme qui
les porte l'homme qui lèverait ces voiles est un libertin, la femme qui les laisserait
soulever une libertine et on les punira. C'est trop!
Mieux que grand, l'enjeu, immense contourner le massif écrasant de la
civilisation qui le domine et l'oppresse, trouver un cheminement qui lui permette
de le franchir pour déboucher de l'autre côté, ailleurs sur les cataractes de la mer
des Ténèbres? Sur un désert mort? Tant pis, mais aussi bien sur l'Eldorado, sur
un monde nouveau, l'éternité et le soleil, l'amour fou, sur mille Tahiti. Et pour
passer le massif au plus vite, en briser les contreforts, user de contre-valeurs
explosives, faire sauter les valeurs fondatrices qui font barrage ou simplement
obstacle.
Font barrage les commandements de la religion hébraïque perpétués et
répandus par le christianisme Aucun de vous ne s'approchera de sa propre parente
pour en dévoiler la nudité. Ordre de Yahweh (Lévitique XVIII-6). Tu ne découvriras
pas la nudité de ta soeur, fille de ton père ou fille de ta mère, née dans la maison ou
hors de la maison. Ordre de Yahweh (XVIII-9), etc.
Le problème de ce Dieu qui parle et ordonne à un peuple ? à toute l'espèce ?
n'est pas nouveau pour Diderot; il l'a déjà rencontré vingt ans auparavant lors
de la rédaction de l'Encyclopédie. Celle-ci, conforme par nécessité à l'enseignement
et à la croyance officiels, d'abord dans la définition Inceste: conjonction illicite
entre des personnes qui sont parents jusqu'aux degrés prohibés par les lois de Dieu ou
de l'Église, puis dans le corps de l'article où l'histoire de l'humanité semble
pratiquement se confondre avec celle du peuple juif et de ses grands prophètes.
Mais, outre que l'espace sur terre est par là singulièrement réduit, l'échelle
du temps relativise encore davantage les lois, qui, pour être « de Dieu », seraient
loin d'avoir été immuables. Car cette conjonction entre proches dans les mariages
VARIATION SUR L'INTERDIT MAJEUR

entre frères et sœurs, entre tante et neveu, entre cousins germains ont été permis. Ce
ne serait même qu'après Abraham et Isaac que les interdits apparaîtraient et iraient
en se multipliant.
Montesquieu a été le premier à retourner les interrogations dans (presque)
tous les sens Qui le dirait! Des idées religieuses ont souvent fait tomber les hommes
dans ces égarements. Les noces adelphiques, dans la vallée du Nil, n'était-ce pas en
l'honneur dIsis? Et les noces, consacrées chez les Assyriens, du fils avec la mère,
n'était-ce pas par un respect religieux pour Sémiramis, l'illustre reine bâtisseuse qui,
selon le vers de Dante, « avait donné le sein à Ninus et fut son épouse » ? Par ces
interrogations, Montesquieu n'a pas été loin de découvrir le tracé, plus que piétiné
aujourd'hui, du mythe mythe fondateur de la cité babylonienne, mythe d'Osiris
fécondateur des semences printanières, dépecé par son frère mais reconstitué et
testé par sa sœur Isis, merveilleux mythe incestueux, s'il en est.
Mais les rapports entre la violence et le renouvellement du sacré, entre la
prohibition transgressée et la sauvegarde de la cité n'ont pas encore émergé;
Montesquieu devra se replier sur des considérations de paix domestique et de
convenance, selon quoi il a été universellement reconnu nécessaire d'établir, par
un jeu d'interdits et d'abstinence, la transparence et la pureté à l'intérieur de la
maisonnée où s'épanouit la famille. Maisonnée en dur dans l'esprit de Montesquieu,
liée donc à la sédentarité du laboureur par opposition aux mœurs déplorables
qu'entraîne le nomadisme chez les cavaliers de la steppe ils ne connaissent que
la yourte, ou le chariot et épouseraient leur fille, comme Attila le fit.
Mais d'où a-t-il tiré cela? demandait Voltaire, sceptique. En tout cas, cette
mortelle opposition, qui fut celle entre Caïn le laboureur et Abel le pasteur,
introduit parfaitement à la définition, classique désormais, donnée par Lévi-Strauss
de la prohibition de l'inceste la démarche fondamentale grâce à laquelle, par
laquelle, mais surtout en laquelle s'accomplit le passage de la Nature à la Culture.

Pour Diderot, la libération des tabous de notre société, ne franchit pas


seulement le contrefort « Ordre de Yahweh », les interdits de la loi judéo-chrétienne;
une autre tradition, celle de l'antiquité gréco-romaine, constitutive de sa culture
profonde, lui ferme le passage tout aussi abrupte, aussi sévère. On pourrait croire
qu'il entend la prochaine exclamation du poète
À la fin tu es las de ce monde ancien,
Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin
Tu en as assez de vivre dans l'antiquité grecque et romaine.
Dans l'Empyrée, où nous supposons que les écrivains envolés prennent
connaissance des œuvres de leurs jeunes confrères lourde tâche Diderot a dû
s'amuser de ces premiers vers d'Alcools, par lesquels Apollinaire affirmait d'entrée
LE MAL

de jeu sa « modernité ». De cette Antiquité, Diderot avait une connaissance


surabondante.
Reprenons l'exemple de la tragédie dans notre moderne ignorance, nous ne
savons plus qui est qui des personnages de la fiction ou de l'histoire de l'Antiquité
mais nous en savons plus long que Racine ou Diderot sur le mythe de la
communauté, sur le rôle du héros maudit que voilà en scène les yeux crevés et
que sa fille et demi-sœur, la sainte Antigone, vient prendre, pour le guider, par la
main. Certes, Œdipe devait déjà hanter par l'énigme de sa destinée la conscience
des collégiens de Paris ou de Langres; il n'était pas en profondeur le personnage
universel qu'il est devenu par le génie d'un Freud et l'élucidation des trois interdits
de l'inceste, de l'anthropophagie et du meurtre, sans le respect desquels ni la cité,
ni le théâtre, ni le texte (écrit) de la tragédie n'auraient eu existence.
Là où notre regard est également plus long, c'est sur la perspective sans fond
des origines, c'est-à-dire les quelque deux millions d'années qui séparent les errances
de la horde primitive de la cité où règne et abdique Œdipe; au cours de quoi
l'hominien a découvert les limites dans lesquelles, pour se perpétuer et devenir
homme social, il était « autorisé à s'accoupler, à manger, à tuer. La cité ne s'est
édifiée qu'à force d'interdits On ne peut ni tuer n'importe quelle créature vivante,
ni manger toute espèce de nourriture, ni s'unir à qui l'on veut. L'abattage des animaux,
l'alimentation carnée ou végétale, l'union sexuelle obéissent à des règles strictes. En
s'accomplissant selon les rites, elles ne se trouvent pas seulement patronnées par les
dieux et placées sous leur garantie; elles constituent les procédures religieuses à travers
lesquelles hommes et dieux se joignent, s'unissent, entrent en société'. L'espèce
humaine a dû beaucoup évoluer avant d'accepter ces procédures. Mais les dieux
avec lesquels elle « entre en société », encore plus!
Œdipe qui s'aveugle, Jocaste qui se pend, de tout temps on a considéré leur
tragédie comme celle d'un retour à l'ordre, dont la violation et le prix payé devaient
inspirer aux spectateurs une terreur salutaire, à la fois horreur et pitié. Peut-il en
être autrement ? Œdipe nécessaire c'est la fonction que la pensée moderne (poètes
ou anthropologues) accorde à la transgression de l'interdit, force d'explosion qui
régénère l'enjeu du pouvoir et l'ordre dans la cité. Que le pacte fondateur soit
violé, que l'enjeu soit précipité au bord de l'abîme, il n'existe peut-être pas d'autre
moyen pour que soit allégé ce poids de l'entropie qui tire vers le bas tout système
d'équilibre d'une société, à la longue. Ou encore la découverte d'une loi plus haute
que celle de la cité, la loi de la conscience morale qui en a la vision fulgurante ?
Une femme, Antigone, quand elle enterre son frère Polynice et préfigure l'avènement
des soeurs.
Ce qui est nouveau aussi, c'est la connaissance que nous prenons de l'Œdipe
volontaire entrant dans la zone solitaire du sacré maléfique par un inceste rituel qui

1. M. Detienne et J.-P. Vernant La cuisine du sacrifice en pays grec, Gallimard, p. 115.


VARIATION SUR L'INTERDIT MAJEUR

le détache de son clan tel le souverain Kuba (Afrique orientale) uni à sa sœur et
accédant au pouvoir sorcier surhumain d'« esprit de la nature 1. Cette masse
immense d'informations que nous proposent les ethnologues, une première voie la
faisait pressentir depuis un siècle celle des mystères noirs et rouges de Dionysos,
salués par Nietzsche dans sa Naissance de la Tragédie, quand il célébrait le héros
capable de forcer la nature à livrer ses secrets. en faisant ce qui est contre nature.
Mais qu'est-ce qui est contre nature? Tuer ses enfants? Pour les dévorer
(Cronos) ? Pour obéir à l'ange (Abraham) ? Pour que le vent se lève (Agamemnon) ?
C'est toujours l'horreur et cependant. Épouser sa mère? Impossible. Sa sœur,
pourquoi pas ? Mais pas n'importe laquelle « Chez les Bantous patrilinéaires. les
utérines, non les agnates, sont les plus rigoureusement défendues 2. Et se tuer soi-
même, est-ce lâcheté ou obligation d'un code d'honneur (Japon)? Et manger son
prisonnier de guerre après l'avoir engraissé (Tupis)? Et se dénuder et s'exhiber
dans l'acte? Bref, être impudique, qu'est-ce? Les navigateurs, de Thésée au
Capitaine Cook, témoins de scènes identiques, posent la question.
Diderot est dans une tradition continue quand, de façon indirecte, il met en
doute l'universalité de l'interdit, l'existence d'un code commun à toute l'espèce; il
n'est pas le premier en Occident. C'est que la cité humaine est solidement bâtie
et que la contestation de ses lois fait partie depuis longtemps du jeu social. Un
texte comme celui des Métamorphoses d'Ovide qui vit à cheval sur l'avant et
l'après J.-C. donne à entendre les récriminations des humains, et des femmes
en particulier, contre les limites imposées à l'amour dont les dieux se mettent à
faire grand cas, après avoir donné de si mauvais exemples. Ainsi, Byblis, amoureuse
de son frère jumeau Caunus, s'encourage de leurs précédents. Car les dieux, n'est-
il pas vrai, ont possédé leurs sœurs. Ainsi Saturne épouse Ops qui lui était consanguine,
l'Océan Thétys, le maître de l'Olympe Junon. Mais les habitants du ciel ont leurs
privilèges! et avouant sa passion à Caunus par lettre, elle use de formules
singulièrement « libérées » A notre âge convient la Témérité qui inspire Vénus. Ce
qui est permis nous l'ignorons encore et que tout soit permis, nous le croyons et nous
suivons l'exemple que nous donnent les grands dieux! (Métamorphoses IX-550).
Ce mauvais exemple flotte encore à l'arrière-plan du récit mythologique d'Éole,
confident des dieux, qui découvre que dans son île de Lipari, où il tient enfermés
les vents (et sa famille) derrière un mur d'airain, ses six fils ont formé autant de
couples avec leurs six sœurs en toute innocence, parce qu'ils ignorent simplement
que certaines unions sont prohibées. Éole intervient énergiquement pour réparer
cette offense faite à Zeus qui considère, dit le texte, l'inceste comme une prérogative
de la caste de l'Olympe. C'est de ce fouillis adelphique qu'Ovide a tiré, pour ses
Héroïdes, la touchante figure de Canacé celle-ci est censée écrire à son frère et

1. Luc de Heusch Pourquoi l'épouser? et autres essais, Gallimard, 1971.


2. CI. Lévi-Strauss: Le regard éloigné, Pion, 1983, p. 129.
LE MAL

maître Macarée Pourquoi ai-je été à ton égard ce que ne doit pas être une sœur?
Moi-même je me suis enflammée j'ai senti dans mon cœur amolli je ne sais quel dieu
dont on m'avait parlé. Mon teint avait perdu ses couleurs. La nuit me paraissait
une année; je gémissais enfin sans éprouver aucune douleur. J'ignorais l'amour, mais
c'était lui (X-21).
Si triste que soit le châtiment de Canacé (ou celui de Byblis, devenue folle
errante et changée en source), bien plus tragique est le destin de Myrrha, une
autre héroïne des Métamorphoses. Nous ne sommes plus avec elle à cette haute
époque de la fable où les lois qui seront celles de notre espèce ne sont pas édictées,
mais déjà, à cette époque historique, sur l'autre versant, où les dieux partagent nos
bas instincts. Comme ils disposent, pour se satisfaire, de l'attribut de la toute-
puissance, les voici mêlés aux mille drames qui forment le tissu de l'histoire des
hommes, dont on se demande quelle est alors la responsabilité dans leurs malheurs.
Mais là où ces dieux sont le plus méprisables, c'est quand ils se transforment en
spectateurs et, osons le mot, en démons tentateurs. Vaniteuse, jalouse, effrénée,
Vénus est naturellement à la source des pires égarements comme elle a entendu
la femme du roi Cinyros de Chypre oser soutenir que la beauté de sa fille Myrrha
est supérieure à toute autre, elle instille dans le cœur de cette vierge un sentiment
étrange, inavouable, criminel elle s'éprend follement de son père. Ovide commente
c'est un crime que de haïr un père mais cet amour-là est un crime pire que la
haine! Myrrha, elle, se justifie selon une dialectique qu'approuverait entièrement
le Tahitien Orou l'homme, par scrupule, a fait des lois malfaisantes et la liberté
qu'admet la nature, une législation jalouse la refuse. Il est cependant, dit-on, des
peuples chez lesquels la mère s'unit à son fils, la fille à son père, et la tendresse
familiale s'accroît d'un amour qui la redouble.

Sauf à célébrer telle culture dite primitive, Montaigne ne s'est guère appesanti
sur la question des origines de l'homme social, encore moins interrogé sur l'existence
d'un code universel qui définirait les lois d'une conscience humaine telles qu'on
puisse les dire « générales et naturelles ». Au contraire Et les communes imaginations
que nous trouvons en crédit autour de nous et infuses en notre âme par la semence de
nos pères, il semble que ce soient les générales et naturelles. Par où il advient que ce
qui est hors des gonds de coutume, on le croit hors des gonds de raison, Dieu sait
combien déraisonnablement le plus souvent (Liv. 1, ch. 22). C'est clair, notre compor-
tement social, notre jugement, nos principes moraux, tout relève en fait de la
coutume où nous sommes nés.
Immémoriale celle-ci, venue de la nuit des temps, humée « avec le lait de
notre naissance» au point d'être consubstantielle à chacun. Mais variable à l'infini,
contradictoire d'avec la voisine et concourant donc à l'incohérence du monde.
VARIATION SUR L'INTERDIT MAJEUR

Montaigne a beau jeu de dresser de ces variétés et contradictions un état descriptif


aussi pittoresque que douteux. Ainsi des divers pays où non seulement jusques au
quatrième degré mais en aucun plus éloigné, la parenté n'est soufferte aux mariages,
on le croit aisément. Mais OM OM y~M~ /:OMn~?M~ /<2!?'6 ~M/~MM a M ~r~
on lecroit aisément.Mais oùon peuthonnêtement faire desenfants à sa mère, les
pères se mesler à leurs filles et à leurs fils, il s'expose alors à la question de Voltaire
sur Montesquieu où a-t-il pêché cela ?
Mais comme souvent l'Aquitain va brièvement, dans les méandres de ses
digressions, faire briller un joyau sur la rive et si l'inceste était affaire de littérature ?
Et si l'interdit n'existait que dans la mesure où les écrivains le définissent et
d'œuvre en œuvre le confirment? Se plaçant sous l'autorité de Platon, il fait sienne
la « recette» par laquelle celui-ci entreprit de chasser les desnaturees et prepostperes
amours de son temps que chacun les condamne, l'opinion publique dans ses
jugements et les poètes dans leurs œuvres, bref, que tous en fassent de « mauvais
contes », c'est-à-dire des romans ou des pièces qui tournent mal et pleins, on
suppose, de malédictions, de bruit et de fureur recette par le moyen de laquelle les
plus belles filles n'attirent plus l'amour des pères ni les frères plus excellents en beauté
l'amour des sœurs, les fables mesmes de Thyestes, d'Œdipus, de Macareus, ayant,
avecques le plaisir de leur chant, infus cette utile créance en la tendre cervelle des
enfants.
Quelle louange des pouvoirs de la littérature! Ce serait donc l'aède, le fabuliste,
le dramaturge de qui le poème, le mythe, la tragédie donneraient force de loi à
l'interdit, au point de l'inscrire comme loi naturelle de la conscience dans les lobes
du nouveau-né! Avecques le plaisir de leur chant tout est là, il y faut le plaisir du
chant, du texte (disons-nous aujourd'hui). Qu'il est beau pour Montaigne d'avoir
été le dernier moraliste à faire si grand cas de la littérature et de lui confier si
grande mission!
Hélas! le plaisir du texte (ou du chant) est précaire aujourd'hui, d'autant que
n'importe qui textualise n'importe quoi! Il est ambigu aussi, en ce sens que par
lui est exalté le mystère de la passion coupable sur laquelle l'œuvre aurait dû faire
retomber l'interdit, comme pierre tombale. Ah! ce désir de connaître la pitié
ardente qui monte de l'assistance vers Œdipe aveuglé; de connaître, en tendant la
main dans le noir, la douceur nouvelle de la main d'Antigone; ou quand Siegmund,
accablé par ses épreuves, reçoit, de sa sœur Sieglinde, la promesse que va naître
Siegfried et que, dans leur transgression, repose la promesse d'un renouveau du
monde.

Signe du renouveau de la littérature à partir de la Renaissance, elle change


de sens. Elle oublie ce pour quoi elle existait, pour rassembler la cité, exalter les
Mystères sans les dévoiler, célébrer le héros, confirmer les interdits. Montaigne lui-
même, que dit-il au lecteur dans son envoi ? Que ce n'est pas la cité ou l'institution
monarchique ou les saintes lois qui vont faire l'objet de ses Essais je suis moi-
même la matière de mon livre. Moi, moi, moi et mieux introduisant l'utopie du
LE MAL

bon sauvage libre (en apparence) dans une société (supposée) libre que si j'eusse
été entre ces nations qu'on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de
nature, je t'assure que je m'y (dans ces Essais) fusse très volontiers peint tout entier
et tout nu. Une tentation seulement, un premier pas au moins. Pour le tout entier
et le tout nu, il faudra encore attendre, deux petits siècles et quelques mois (1580-
1780), et Jean-Jacques Rousseau dans ses Confessions.

Durant ces deux cents ans il y a naturellement des relais. Le premier à se


gausser de l'interdit, à en parler au moins en badinant, c'est Montesquieu, proche
de Montaigne par le terroir et le milieu social. Il le fait dans les Lettres persanes
(1721) au temps de la Régence et s'amuse de pouvoir le faire sous le couvert des
caftans et des turbans et au nom de la plus antique des religions. L'idée devait
même tellement amuser le jeune magistrat qu'il introduit tout gratuitement, tout
artificiellement son apologie en hors-d'œuvre de la lettre LXVII qu'Ibben écrit de
Smyrne à son ami Usbek en voyage à Paris. Voici donc un frère et une sœur
guèbres, des Perses à l'état pur, nés dans la croyance zoroastrienne; ils se vouent
depuis le berceau une affection passionnée qui laisse prévoir, dit le frère, une de
ces alliances saintes que notre religion ordonne plutôt qu'elle ne permet et qui sont des
images si nai*ves de l'union déjà formée par la Nature. Nous voici d'emblée au clair
ce qui est tabou dans notre tradition d'Occident est des plus recommandables dans
celle d'Asphéridon et d'Astarté. Les deux enfants grandissent puis viennent à être
séparés: Astarté se retrouve employée au Grand Sérail d'Ispahan, Asphéridon
travaille à Tiflis dans le bitume probablement situation très moderne! Hélas,
ce frère tendre et fidèle connaît une triple disgrâce, quand il retrouve, après des
années, son Astarté elle est mariée première disgrâce à un eunuque
deuxième, bien que. et mahométane troisième, puisqu'elle a dû se soumettre
à la loi oppressante de l'islam. Vous voici parjure, ma sœur, vous avez trahi et nos
serments d'enfant et la religion de nos pères Ah! mon frère, respectez mon mari
et ma religion nouvelle. Votre mari n'en sera jamais un vrai et votre religion
n'est établie en Perse que par droit de conquête. Je vous ai d'ailleurs apporté les
livres de notre vénérable mage et fondateur, lisez-les, éclairez-vous et rentrez dans
votre devoir (qui est de m'épouser). Bref, frère et sœur débattent comme des
théologiens. Deux jours après, Astarté qui a dû s'imprégner de ses textes sacrés
est reconvertie; mais l'ardeur de ses aveux est davantage celle de Byblis que
d'une autre Pauline. Vous êtes aimé, mon frère et par une Guèbre. J'ai longtemps
combattu. Je ne crains plus de vous trop aimer; je puis ne mettre point de bornes à
mon amour; l'excès même en est légitime. Et les deux promis vont s'enfuir pour
convoler. C'est le langage de Racine mais pour exprimer une pensée inverse!
VARIATION SUR L'INTERDIT MAJEUR

Ainsi comment Diderot a-t-il pu imaginer Orou, ce Tahitien, qui lève le


tabou et fait l'éloge de la transgression? Comment a-t-il pu feindre de trouver
dans la relation de Bougainville quoi que ce soit qui justifie les aphorismes de son
Supplément? Autant de questions naïves. Diderot ajoute son solo à un ensemble
concertant. Quant au procédé, Diderot doit beaucoup s'amuser à greffer un texte
apocryphe sur un témoignage vécu et à égarer ainsi quelques bons esprits qui le
suivent au pied de la lettre. Certes, on imagine mal aujourd'hui un éminent
écrivain, un Lévi-Strauss, un Dumézil, un Braudel, jouant de l'autorité acquise
pour glisser un faux dans un volume de leurs Miscellanées. Mais nous sommes
devenus trop sérieux. Le Supplément d'ailleurs ne suscitera pas le scandale que
l'on pourrait croire. Simplement parce que Diderot ne le publie, comme beaucoup
de ses écrits audacieux, autrement que par des copies destinées à des amateurs
choisis. Après une parution limitée dans la Correspondance Littéraire (septembre 1773),
le texte circulera sans nom d'auteur, mais parfaitement identifié, entre Paris,
Amsterdam et Saint-Pétersbourg. Il n'émergera de cette pénombre de cafés et de
cours qu'en 1796 lorsque l'abbé Suard et Bourler de Vauxcelles le recueilleront
dans le volume Opuscules philosophiques et littéraires la plupart posthumes ou
inédites (sic) Diderot est mort depuis douze ans, les bons sauvages sont loin, les
vrais sauvages, où sont-ils? La France est engagée dans une période tumultueuse
de son histoire, dont le fracas ne laisse pas percer grand son des déclarations du
citoyen, pour ne pas dire du ci-devant, Orou.

Tout est surprenant ou inattendu ou feinté quand l'heure de la transgression


a sonné. Car, antiques ou classiques, les mythologies ne faisaient état que de francs,
décisifs et parfaitement volontaires mouvements rappelons-nous l'incident avec le
Sphinx, le fameux incident par quoi est lié à jamais notre fantasme de l'inceste, à
la solution de l'énigme que semble poser l'homme. Rappelons les faits la Sphinge,
postée en sentinelle, doit exiger des voyageurs qui se présentent tels mots de passe
pour nous, des questions idiotes mais pour elle il y va de sa viande quotidienne
ou de sa vie. Quatre pattes, deux pattes et finalement trois, qui est-ce? Œdipe, en
se grattant le front par perplexité, lui donne à penser qu'il a trouvé la réponse
moi, l'homme. Dépitée, traumatisée, accablée, l'altière « lionne et femme à la fois »
du genre, on suppose à siéger au jury du concours d'agrégation de grec ancien
se laisse aller avec des gémissements à la renverse, découvrant un ventre
doucement velu et ses mamelles de lioncelle telles que les assure seulement, comme
chacun sait, le croisement d'une mère lionne avec un léopard de passage, etc. Sur
LE MAL

lesquels (ventre et mamelles) Œdipe bondit pour découdre au milieu cette maudite
questionneuse, il trébuche, elle le reçoit sur le ventre palpitant, elle l'enserre, le
retient entre ses pattes aux griffes rentrées, ah! comme elle le berce et l'initie, ce
jeune fat qui croit avoir deviné et s'est laissé tomber, le glaive en avant hors du
fourreau, et mieux elle le berce, mieux ce glaive l'ensanglante, la pénètre jusqu'à
lui ôter toute force, excepté celle de l'interroger. Toi, petit frère, sais-tu qui je
suis? Et comme l'autre tout occupé à la. elle, dans un murmure. « Ta soeur»
(elle meurt)'. On remarquera la parenté si on ose dire avec le dernier mot de
la fameuse tragédie de Hugo, Lucrèce Borgia qui assure « je suis ta mère » à son
fils lequel s'obstine depuis un quart d'heure à la prendre pour sa tante.
Le fameux coup d'épée de Hamlet à travers le rideau pour tuer (encore) le
roi qui, pour une fois, n'est pas le père et qui n'est pas davantage le roi puisque
s'est caché là le lord chambellan Polonius, connu pour son esprit avisé, la preuve.
Mais trêve de feinte érudition sur les francs mouvements dans les littératures
antique et classique! Revenons à ce « mouvement presque involontaire » évoqué
par Casanova et à tous autres qui sont moteurs de la littérature moderne.
À qui d'abord doit-on l'avènement de cette furtivité, de ce remuement minuscule
qui aboutit chez les héros à des bouleversements prodigieux?
Sur ces révélations furtives, sur ces moins que rien décisifs, sur le je-ne-sais-
quoi et le presque-rien du philosophe, sur « un rien, un petit rien, un presque
rien, c'est-à-dire un petit quelque chose » 2, tout un bloc de la littérature moderne
va s'édifier. Le roman devient le lieu privilégié, au terme d'obscures manœuvres
d'approche et de retrait, de ces imperceptibles changements de position dans le
corps du récit qui vont décider par surprise des glissements de l'action, ouvrir la
voie à l'avalanche psychique et provoquer, dans le fragile équilibre des consciences,
l'irruption de la tragique (ou comique) fatalité. En dépit de ces images véhémentes,
il n'y aura pas de vainqueur, mais de préférence deux vaincus. Parfois se réveille
un écho affaibli du cri primal, un souvenir vague de la scène primitive surprise ou
non au cours de l'enfance, d'où naîtront les ombres d'un soupçon, ce perpétuel
sentiment d'un « embarras ressenti » (James) ou d'« un secret caché qui se dérobe
même à ceux qu'il concerne » (Hawthorne) ou d'un « rien qui fait mal» (Pessoa)
et dont on ne guérit que par l'aveu simulé. Mais quoi! N'allons pas nous égarer
dans ce presque non-dit et cet impondérable décisif, alors que nous avons d'abord
affaire à des héros toujours surpris, égarés, désarmés, l'un prêt à jurer de son
innocence et qu'il n'y est pour rien, tandis que l'autre se plaint d'une tromperie,
d'une tricherie sur un pacte tacite.

1. Je n'invente rien cf. dans Psychanalyse et culture grecque, Paris, Les Belles Lettres (1980),
Didier Anzieu, « Œdipe avant le complexe », p. 48, en note.
2. D'un texte de Nathalie Sarraute en introduction à son théâtre au Petit Rond-Point, hiver 1987.
VARIATION SUR L'INTERDIT MAJEUR

Ne méritait-il pas notre attention ce Casanova qui, sous les apparences toujours
sauvegardées de la courtoisie et de l'enjouement, prenait (presque) tout sur lui en
une matière qui l'aurait aussi bien mené sous la potence ou sur l'échafaud et ne
rejetait pas les risques encourus sur quelque héros imaginaire Histoire de ma vie,
non pas celle du chevalier X ou du marquis Y ? Il représente, presque trop bien,
son temps en osant introduire le doute sur la nature du bien et du mal, les échelles
du péché, l'origine des interdits. Et pourquoi ce temps a-t-il eu l'obsession de
l'inceste et de ses représentations littéraires au point d'inspirer à tel auteur d'attribuer
une fausse paternité au héros de son roman? Dans le Rideau levé, paru en 1786
et généralement attribué à Mirabeau (fils), la jeune Laure raconte l'« éducation »
complète théorie, hygiène et exercices pratiques qu'elle a reçue de son père,
qui d'ailleurs ne l'est pas et ne l'est que d'apparence. Était-ce pour arranger une
future maman embarrassée ? Plutôt pour permettre à Laure d'exprimer sa gratitude
ou ses interrogations à son papa, son cher « petit papa ». Cent titres, selon les
spécialistes, seraient à citer aux alentours de celui-là. Ils ne serviraient jamais que
d'éclaireurs aux œuvres des deux frénétiques du genre, Restif de la Bretonne et
Sade, dont il faut bien accoler les noms, même s'ils se sont cordialement détestés.
Sade, au moins, ne cherche pas à se justifier ou à dissimuler la gloire de ses
héros est dans le crime, leur récompense dans la souffrance qu'ils infligent. L'inceste
n'est pas un piment rose pour le plaisir, il est un ferment de la volonté profanatrice
des forts sur les faibles et les soumis ainsi celle du Président de Blamont sur sa
fille Aline dans Aline et Valcour (1785), de ses frères sur la malheureuse Émilie
de Tourville dans les Historiettes, contes et fabliaux (1800), ou même d'Eugénie de
Mistival sur sa malheureuse mère dans la Philosophie dans le boudoir (1795). Sade
n'a pas été le premier à souligner les liens sacrés de la parenté pour mieux exalter
l'énergie que met le profanateur à les rompre, il est le seul à étendre la jeune
Révolution qui l'a délivré un moment de l'enfermement sur le divan pour
écouter monter à ses lèvres l'aveu d'un désir refoulé durant des siècles et surprendre
le secret des rapports entre la transgression politique qu'elle a déjà osée et des
interdits qu'elle n'ose rejeter encore. Mais l'écoute de Sade, derrière le divan, n'est
pas silencieuse de fraternelle, elle se fait complice, exaltée, à la fin impérative. Il
prend sur lui d'indiquer à une patiente divisée contre elle-même les voies nouvelles
où s'opérera l'immense renversement des valeurs éthiques, dont lui-même est le
prophète impatient. Finalement, au comble de l'exaltation, il va offrir à la jeune
femme, au fond du drageoir, les mouches cantharides d'un fameux libelle Français,
encore un effort si vous voulez être républicain (1795).
Il n'y a pas, alors que la Terreur est devenue le moteur du gouvernement de
la France, de texte plus allègre que celui-là, plus grinçant, plus insolent pour
LE MAL

asseoir durablement la république sur l'extinction des cultes, sur la légitimation de


l'athéisme, de la licence, du vol, du viol et du meurtre et, paradoxalement, pour
réprouver avec la même véhémence la peine de mort, le supplice de la guillotine,
la diversion que constitue la guerre aux frontières ou le lapinisme dans les classes
misérables. Nul besoin de procréer quand la jouissance est un droit commun exercé
par l'homme sur les femmes qui lui tombent sous la main, mais droit réciproque
et ceci est nouveau de toute femme sur n'importe lequel des hommes jugés à
son goût. Dans un discours à ce point subversif, l'apologie de l'inceste occupe une
place de choix il nous est dicté par les premières lois de la nature et la jouissance
des objets qui nous appartiennent nous semble toujours plus délicieuse. Le plus rapide
tour d'horizon le révèle pratiqué partout; n'est-il pas d'ailleurs contradictoire de
soutenir, comme en Occident, qu'il nous est défendu d'aimer trop les individus que
la nature nous enjoint d'aimer le mieux et que plus elle nous donne des penchants
pour un objet, plus elle nous ordonne en même temps de nous en éloigner}Bref, droit
naturel autant que ferment politique qui étend les liens des familles et rend par
conséquent plus actif l'amour des citoyens pour la patrie. La conclusion est évidente
J'ose assurer, en un mot, que l'inceste devrait être la loi de tout gouvernement dont
la fraternité fait la base.

Ô surprise, la Révolution comme fête en l'honneur non point de l'Être Suprême


auquel a sacrifié l'« infâme Robespierre » (Sade) mais de l'inceste suprême!
Faut-il ici passer outre avec effroi ou tenter de forcer une énigme pressentie?
C'est toujours à la lueur des torches, brandies au-dehors par les frénétiques et les
grands indésirables (Breton) que s'éclairent sur les parois de notre caverne la fuite
des siècles et les déformations d'une civilisation exténuée.
Pouvions-nous d'ailleurs nous satisfaire de repérer sur la voûte les contours
de la nébuleuse agitée Montaigne et Montesquieu relativisant l'union interdite,
Diderot la transférant en Océanie pour l'exalter, Casanova se vantant de la pratiquer,
Sade l'affûtant en lame de polémique, Restif la fantasmant au milieu d'une famille
haletante sans chercher les raisons de cette unité dans le temps (le xvme) et le
lieu (la France des Lumières) où est proclamé ce dit du désir interdit et réhabilitée
sa satisfaction? Une tragédie se joue là assurément. Tout se passe selon le schéma
que l'analyse moderne a décelé des fonctions du drame dans la cité, puis de la
violation des interdits comme renouvellement de l'inspiration tragique. Ce schéma
une antique loi fondamentale, plus ou moins bien acceptée, contraint tous et
chacun à vivre en harmonie de soumission. Vienne le héros, victime d'un conflit
ou d'une sentence, qui dénonce la violence à lui faite, en use à son tour et assume
le choc en retour. Car le tyran, garant de l'ordre ancien, doit venger la loi, le
VARIATION SUR L'INTERDIT MAJEUR

héros coupable est condamné puis le tyran est écarté du pouvoir, un ordre nouveau
s'instaure, apparaît un langage autre, peut-être une jouissance autre.
De même l'homme est limité depuis des millénaires dans son désir multidi-
mensionnel pour que, selon la formule consacrée, le passage puisse se maintenir
de la nature à la culture; il est tenu ainsi de choisir hors de la cité, hors de la
maison, sa ou ses compagnes. Voilà donc son instinct de possession alimentant une
source d'exploits de conquête (Jason et les Argonautes), d'acquisition de grands
biens (la Toison d'Or), de renommée, de tout ce qui est utile pour la parade et la
pariade. Grâce à quoi l'étrangère (Médée, princesse de Mingrélie) subira l'attraction
de l'étranger dont elle viendra enrichir la lignée et la psyché.
Mais que leur champ matrimonial doive ainsi s'autolimiter, certains le
ressentiront un jour comme une gêne insupportable, une entrave à leur liberté, le
sentiment d'appartenir à la caste des hommes quelconques. Car le poids des
interdits n'est jamais réparti également entre les différents niveaux de la société,
et seuls les gens du commun en supportent intégralement la lourdeur. Au sommet
de l'échelle, tout n'est-il pas permis? Dans la deuxième moitié du xvme siècle,
l'inventaire des continents s'achève par la prospection des fleuves et des côtes
d'Afrique, le quadrillage de l'océan Pacifique. La comparaison à travers le temps
où l'espace peut s'opérer des institutions entre elles, des prohibitions ou des
prescriptions par exemple, l'aristocratie hawaïenne, sur qui Cook note ses premières
observations, partage, en matière de dispense des interdits matrimoniaux, des
privilèges semblables à ceux de la dynastie pharaonique, de la famille royale des
Incas ou des Bantous. Certes, nos philosophes des Lumières ne sont pas à même
de connaître la subtilité des sociétés à parenté dite complexe, encore moins la
complexité à laquelle leurs petits-fils s'affrontent dès qu'ils s'intéressent au plus
petit problème universel. Réciproquement, ces aïeux pensaient, écrivaient ou
songeaient de l'intérieur d'une société dont ces petits-fils n'ont plus qu'une très
vague idée à savoir la monarchie absolue, institution divine.
Il n'est pas difficile alors au philosophe, quand il se met en tête de grignoter
un ordre dont il pressent qu'il arrive à son terme, de peindre sous un jour hideux
le tyran déflorant au Parc-aux-Cerfs, la petite fille qu'on lui tient1 ou le père
dénaturé abusant de ses filles! Inceste noir royal satires, pamphlets, chansons, que
n'a-t-on ouï, dans le faubourg qui va de Versailles à Paris, sur Louis XV, dit
naguère le Bien-Aimé!
Mais, ceci arrive souvent, après le reproche, la conduite imitative quand le
philosophe projette de célébrer la fin des interdits comme signe de l'avènement
d'un nouvel ordre et de l'égalisation des conditions, quel meilleur genre choisir
que le roman d'initiation, l'inceste rose écrit en un style piquant, gai, léger, qui

1. C'est en servant comme valet à la table d'un haut magistrat, bien informé sur la Cour, que
Damien entendra le récit et décidera « d'égratignerle Roi à titre d'avertissement.
LE MAL

n'empêche pas les tirades philosophiques. Dans le héros présenté comme un


homme de qualité, reconnaissons l'auteur; il se croit enfin libre, autant qu'on est
censé l'être au sommet de la pyramide. Il croit pouvoir tout se permettre. Échappant
aux prohibitions antiques et aux malédictions, par la grâce de son talent et des
dissimulations de l'écriture, le philosophe se délecte il se sent roi.

BERTRAND D'ASTORG

Bertrand d'Astorg a bien voulu nous confier ces pages quelques jours avant sa mort,
survenue le 21 octobre 1988.
La version originale de cette « variation » étant trop longue pour être publiée
intégralement dans notre revue, l'auteur a procédé lui-même aux allègements nécessaires,
malgré les ruptures de rythme qui en résultent.
Pour ceux de nos lecteurs qui ne connaîtraient pas l'œuvre de Bertrand d'Astorg,
rappelons les titres de quelques-uns de ses livres

Introduction au monde de la Terreur, Le Seuil, 1945.


Quatre Élégies de printemps, Gallimard, 1946.
Le Mythe de la Dame à la Licorne, Le Seuil, 1963.
Les Noces orientales, Le Seuil, 1980.
Max Milner

LE CIEL EN CREUX..

La formule, tirée du Dessous de cartes d'une partie de whist, dans Les Diaboliques
de Barbey d'Aurevilly, est bien connue. Son contexte l'est peut-être un peu moins

Les natures au cœur sur la main ne se font pas l'idée des jouissances solitaires
de l'hypocrisie, de ceux qui vivent et peuvent respirer, la tête lacée dans un masque.
Mais quand on y pense, ne comprend-on pas que leurs sensations aient réellement
la profondeur enflammée de l'enfer? Or, l'enfer, c'est le ciel en creux. Le mot
diabolique ou divin, appliqué à l'intensité des jouissances, exprime la même chose,
c'est-à-dire des sensations qui vont jusqu'au surnaturel'.

Que le Bien et le Mal soient des valeurs antithétiques et présentent par là


même des ressemblances revêtant la forme d'une certaine symétrie, c'est une idée
que les morales les plus traditionnelles admettent sans difficulté. Mais il ne s'agit
pas ici de dresser l'une en face de l'autre des réalités symétriques. Il s'agit d'affirmer
l'identité de l'expérience que l'homme fait de l'une et de l'autre, et de situer cette
identité dans la sensation, c'est-à-dire au niveau du corps, qui devient par là un
lieu de passage vers le « surnaturel ». Ainsi se trouve mise en question la bipartition,
d'origine platonicienne ou gnostique plus que chrétienne, plaçant le corps du côté
du Mal et l'esprit du côté du Bien. Le brouillage des frontières entre l'un et l'autre
apparaîtra plus nettement encore si l'on se rappelle les circonstances dans lesquelles
la fameuse formule est prononcée. Elle vient à l'esprit du narrateur à propos du
frémissement physique qu'il observe sur le dos nu d'une de ses auditrices. « Cette
espèce de frémissement nerveux, tout le monde le connaît et l'a ressenti. On
l'appelle quelquefois avec poésie la mort qui passe. Était-ce alors la vérité qui
passait?» Or cette vérité, où la mort est mystérieusement présente, quelle est-elle?
C'est celle d'une jouissance où le corps n'a apparemment aucune part la jouissance
du « mensonge pour le mensonge », que la comtesse de Stasseville a éprouvée en

1. Barbey d'Aurevilly, Œuvres romanesques complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1966,


t. II, p. 155.
LE MAL

cachant si parfaitement son jeu que nul ne soupçonne ses relations coupables avec
Marmor de Karkoël. Jouissance purement « spirituelle » donc, mais capable de
procurer des sensations d'une intensité infinie, dont le reflet, pour ainsi dire, se
donne à lire sur le dos nu de l'auditrice.
Du coup, le « creux» par lequel l'enfer est qualifié fait problème. Ce n'est
pas celui d'une négativité celle du mal opposable à la positivité du bien, mais
celui d'une empreinte, l'empreinte d'un cachet frappé au coin d'une transcendance,
dont la marque vient s'inscrire dans le corps du transgresseur. Celui-ci devient par
là même un témoin, un martyr au sens premier du terme, dont le rôle n'est pas
de révéler, comme don Juan dans le final de la pièce de Molière, l'infaillibilité
d'une justice divine qui s'abat du dehors sur le coupable, mais ce qui se trame au
cœur de la problématique ét pourtant très réelle jouissance qu'est la jouissance du
mal. Qualifier cette transcendance de divine ou de diabolique, c'est atténuer le
scandale qu'enveloppe son mode de manifestation en la référant à un ordre de
l'être qu'elle a précisément pour résultat de mettre en question, sans parvenir
pourtant à effacer l'effet ravageur que provoque le caractère indécidable de
l'alternative. Barbey, qui se veut bon catholique, tente de l'adoucir dans sa préface
à l'édition originale des Diaboliques, où il souligne qu'elles « ont été écrites par un
moraliste chrétien », et où il annonce « après les Diaboliques, les Célestes », qui
seront comme l'œil bleu faisant pendant à cet œil noir, qui n'est qu'une partie du
visage complet de la nature. Il ne peut cependant s'empêcher d'ajouter honnêtement
« .si on trouve du bleu assez pur. Mais y en a-t-il? l»

Cette expérience du mal, qui s'enracine dans des profondeurs psychiques où


la distinction entre le corps et l'esprit semble inadéquate, Barbey n'est pas le
premier à la décrire, et à être tenté d'en atténuer le tranchant en la rattachant à
une idéologie chrétienne avec laquelle elle cadre imparfaitement. Pour la saisir à
l'état naissant, et pour essayer en même temps de comprendre les conditions
culturelles qui l'ont rendue possible, il faut remonter à Baudelaire, en s'efforçant
de démêler ses composantes et la manière dont elles interviennent à un moment
donné de l'histoire.
La révolution copernicienne que représente la découverte d'une transcendance
atteinte dans et par l'expérience du mal a pour origine une crise de l'idée de
nature dans ses rapports avec le souverain Bien. Comme beaucoup de ses
contemporains, Baudelaire a connu une forme particulière de « mal du siècle»,
qui s'aggrave, à partir de 1830, du fait que se met en place, de manière apparemment
définitive, « un monde où l'action n'est pas la sœur du rêve » 2, et où le poète qu'il
1. Ibid., p. 1292.
2. Le Reniement de saint Pierre.
LE CIEL EN CREUX

ambitionne de devenir est condamné à vivre, tel l'Albatros, en butte au mépris de


la foule. Mais alors que la plupart de ses contemporains qui vivent la même
situation se raccrochent à l'espoir de voir triompher un jour leur idéal, en raison
d'une croyance au Progrès qu'ils ont héritée de la philosophie des Lumières, ou
se réfugient dans le culte d'une Beauté supraterrestre qui leur permet de surmonter
vaille que vaille les chocs du réel, Baudelaire se détourne de ces deux formes de
salut, qui supposent l'une et l'autre que le fondement suprême du Bien existe dans
une certaine région de l'Être, terrestre ou supraterrestre, accessible de quelque
manière à l'expérience humaine. Bien entendu, Baudelaire n'est pas un philosophe,
et il a, au surplus, déploré que le « droit de se contredire» ne fût pas inscrit parmi
les droits de l'homme'. Si la croyance au Progrès est l'objet, à travers toute son
œuvre, d'une dérision à peu près ininterrompue, certains de ses poèmes rares
en vérité célèbrent la Beauté et la Nature en des termes où l'on a cru percevoir
une profonde imprégnation platonicienne 2. Mais là ne se trouve certainement pas
le vif de l'expérience baudelairienne, la source du « frisson nouveau »qu'elle
apporte dans la poésie.
Ce qui fonde cette expérience, c'est au contraire l'intuition incessamment
approfondie de la distance infranchissable qui sépare l'homme de toute forme de
salut qui aurait l'Être pour principe. Pourquoi infranchissable? C'est ici qu'inter-
viennent à la fois une conception de la nature qui renverse les termes dans lesquels
était posé jusque-là le problème moral, et une attitude devant la vie qui avère cette
conception et offre un terrain favorable à son développement. Nombreux étaient,
depuis la Renaissance, les penseurs qui essayaient de fonder sur la conformité avec
la nature une attitude morale à laquelle la soumission à la loi divine ne paraissait
pas apporter une caution suffisante. Que cette tentative aboutît à exalter la bonté
native de l'homme, comme chez Rousseau, ou à faire de lui un être dont les
instincts ont partie liée avec les forces puissantes qui animent l'univers, comme
chez Diderot, il ne faisait pas de doute que le sentiment et/ou la raison lui
fournissaient des armes suffisantes pour s'insérer dans un ordre qui s'identifiait au
souverain Bien. En opposant à cette conception en définitive optimiste de la nature
l'idée d'une nature dont la finalité unique est la destruction, et dont le principe
animateur ne saurait être, si tant est qu'il y en ait un, qu'un « Être suprême en

1.« Edgar Poe, sa vie et ses œuvres», in Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
1975, t. II, p. 306.
2. Voir en particulier Marc Eigeldinger, Le Platonisme de Baudelaire, Neuchâtel, La Baconnière,
1973. La plupart des exemples invoqués sont cependant discutables. Pour nous limiter au plus célèbre
d'entre eux, Correspondances, comment ne pas remarquer que « l'expansion des choses infinies » est
réservée aux parfums « corrompus, riches et triomphants » ? Eux seuls « chantent les transports de
l'esprit et des sens », en vertu d'une expérience où la chair et l'esprit sont engagés dans le sens même
que le présent article tente de définir.
3. Lettre de Victor Hugo à Baudelaire du 6 octobre 1859.
LE MAL

méchanceté », Sade retourne comme un gant, ainsi que le montre Jacques Lacan 1,
l'impératif catégorique kantien, qui est une tentative pour échapper par le haut
aux apories d'une morale du sentiment ou de la raison instituée. Bien que nous
ignorions l'étendue exacte de la lecture de Sade par Baudelaire 2, il apparaît assez
clairement que la douleur et l'échec, dans lesquels il s'installe dès son entrée dans
la vie adulte avec une application taxée bien légèrement par Sartre de mauvaise
foi, ne sont pas seulement à ses yeux le résultat de l'incompréhension des siens
ou de la sottise de ses semblables, mais sont perçus par lui comme une structure
fondamentale de l'existence, qui s'oppose à son aspiration au bonheur et n'est
susceptible d'aucune justification rationnelle.
De cela nous avons la preuve rétrospective dans la manière dont il interprète
la destinée maudite d'Edgar Poe, en qui il voit une sorte de double de lui-même

Y a-t-il donc une Providence diabolique qui prépare le malheur dès le berceau ?
Tel homme, dont le talent sombre et désolé vous fait peur, a été jeté avec
préméditation dans un milieu qui lui était hostile 3.

Ce texte date de 1852. Mais l'idée lui est depuis longtemps familière d'une Nature
dont la finalité impénétrable échappe à toute distinction possible entre le Bien et
le Mal. Dans le Choix de maximes consolantes sur l'amour (1846) il envisage le cas
où « l'héroïne de votre cœur, ayant abusé du fas et du nefas, est arrivée aux limites
de la perdition ». Et voici la réflexion qu'il suggère à l'amant de la déplorable
créature

Moins scélérat, mon idéal n'eût pas été complet. Je le contemple et me soumets;
d'une si puissante coquine la grande Nature seule sait ce qu'elle veut faire. Bonheur
et raison suprêmes! absolu! résultante des contraires! Ormuz et Arimane, vous êtes
les mêmes 4

Dira-t-on que la tonalité sarcastique et provocante de cet article, publié dans le


peu sérieux Corsaire-Satan, jette quelque doute sur la sincérité de la théorie?
Assurément. Celle-ci ne démontre pas moins que Baudelaire, à vingt-cinq ans,
avait pratiqué l'oeuvre de Sade. Et l'on trouve un peu plus haut, sur le même ton
provocateur, une pensée dont les affinités sadiennes ne sont pas moins évidentes,
mais dont la sincérité est, cette fois, garantie par toute une partie de l'œuvre de
Baudelaire. Après avoir énuméré tous les avantages qu'on peut trouver à aimer
une femme laide, il poursuit

1. Séminaire, livre VII. L'Éthique de la psychanalyse, Seuil, 1986, chap. XV et XVI.


2. Voir sur ce sujet Georges Blin, Le Sadisme de Baudelaire, José Corti, 1948.
3. Œuvres complètes, t. II, p. 250.
4. T. I, p. 550.
LE CIEL EN CREUX

Pour certains esprits plus curieux et plus blasés, la jouissance de la laideur


provient d'un sentiment encore plus mystérieux, qui est la soif de l'inconnu et le
goût de l'horrible. C'est ce sentiment, dont chacun porte en soi le germe plus ou
moins développé, qui précipite certains poètes dans les amphithéâtres et les cliniques,
et les femmes aux exécutions publiques. Je plaindrais vivement qui ne le
comprendrait pas
1.

À quoi correspond, chez le jeune Baudelaire, ce « goût de l'horrible », qui l'a


jeté, à dix-huit ans, dans les bras d'une « affreuse Juive» 2, rebut du trottoir parisien,
et que l'on trouve évoqué comme l'un des traits fondamentaux de son esprit dans
l'un des derniers textes qu'il ait écrits, Mademoiselle Bistouri 3 ? Un poème envoyé à
Sainte-Beuve en 1844 ou 1845 permet de s'en faire une idée. Après avoir confié à
l'auteur de Volupté l'impression profonde que fit sur lui son roman, et résumé cette
impression dans une formule qui est comme un premier état de notre « ciel en creux »,
« Tout abîme mystique est à deux pas du Doute », le jeune poète précise l'état d'âme
par lequel s'est prolongée chez lui cette lecture initiatrice

Et devant le miroir j'ai perfectionné


L'art cruel qu'un Démon en naissant m'a donné,
De la Douleur pour faire une volupté vraie
D'ensanglanter son mal et de gratter sa plaie 4.

Dans cet aveu se dessine une première issue au mal-être dans lequel Baudelaire
s'enfonce dès son entrée en poésie puisque le mal constitue la trame de l'existence,
en faire une source de jouissance, dont le caractère narcissique est bien souligné
par la présence d'un miroir. Réservons pour plus tard le problème du rapport entre
ce masochisme et la perversion cliniquement définie, et insistons sur le rôle pour
ainsi dire homéopathique dévolu aussi bien au sadisme qu'au masochisme baude-

1. Ibid., p. 548-549.
2. Cf. le sonnet « Une nuit que j'étais près d'une affreuse Juive » dans Les Fleurs du mal (t. I,
p. 34), et surtout le poème de jeunesse Je n'ai pas pour maîtresse une lionne illustre » (p. 203-204), où
la laideur de la prostituée, complaisamment détaillée, ne sert pas de repoussoir, comme dans le sonnet,
à une figure angélique, mais est englobée dans la profession de foi amoureuse que constitue le poème.
Cette Sarah, dite Louchette, joue d'ailleurs un rôle important dans les agencements de la« Providence
diabolique » qui commande la vie de Baudelaire c'est peut-être elle qui lui a inoculé la syphilis dont
il mourra, et c'est certainement à cause d'elle qu'a commencé à s'ourdir la conspiration familiale qui
aboutira, en août 1844, à la mise en tutelle définitive du poète.
3. « Dieu (.) qui avez peut-être mis le goût de l'horreur dans mon esprit pour convertir mon
coeur, comme la guérison au bout d'une lame (.)» (t. I, p. 356). L'interprétation que suggère le contexte
est, à coup sûr, chrétienne. La tentation du blasphème sadien (l'Être suprême en méchanceté) est
cependant perceptible dans l'interrogation finale: « Ô Créateur! peut-il exister des monstres aux yeux
de Celui-là seul qui sait pourquoi ils existent, comment ils se sont faits et comment ils auraient pu ne
pas se faire?
4. T. I, p. 208.
LE MAL

lairien. Il s'agit dans les deux cas, sinon de guérir le mal par le mal, du moins de
remplacer un mal passivement subi par un mal activement assumé, et de vérifier,
de consolider ainsi, par son acquiescement ou son intervention agressive, le mystère
d'iniquité qui constitue le fond indicible du réel. Les fantasmes sadiques dont
l'œuvre de Baudelaire est parsemée disent moins le plaisir de faire souffrir et
d'humilier l'autre que le désir de l'attirer dans le cercle de souffrance et d'humiliation
où l'on est soi-même emprisonné, et de rétablir ainsi un équilibre que l'indifférence,
la santé ou la « sainteté » de l'autre démentaient scandaleusement.
Très significatif, à cet égard, est le fait que le poème à connotations fortement
sadiques À celle qui est trop gaie, que nous lisons maintenant parmi les « pièces
condamnées », précédait immédiatement, dans l'édition originale des Fleurs du mal,
le poème Réversibilité, dans lequel on aurait tort de ne voir que la demande
d'intercession mystique contenue apparemment dans la dernière strophe

Ange plein de bonheur, de joie et de lumières,


David mourant aurait demandé la santé
Aux émanations de ton corps enchanté;
Mais de toi je n'implore, ange, que tes prières,
Ange plein de bonheur, de joie et de lumières!

Toutes les strophes précédentes s'ouvrent en effet et se referment sur une


interrogation, qui est moins la constatation du contraste entre la perfection' de la
femme aimée et la déchéance de celui qui l'implore, qu'une protestation contre
un déséquilibre, souligné par le développement détaillé, dans le reste de la strophe,
des marques de cette déchéance « Ange plein de gaieté, connaissez-vous l'an-
goisse (.)? Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine (.)? Ange plein de santé,
connaissez-vous les Fièvres (.)? Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides (.) »?
Or, c'est précisément ce déséquilibre entre trop de gaieté, de bonté, de santé, de
beauté d'un côté, et trop de leurs contraires de l'autre quÀ celle qui est trop gaie
tend à corriger. L'agression sadique projetée dans les deux dernières strophes,

Et faire à ton flanc étonné


Une blessure large et creuse,

Et, vertigineuse douceur!


À travers ces lèvres nouvelles,
Plus éclatantes et plus belles,
T'infuser mon venin, ma sœur!

1. Perfection qui n'est pas, au demeurant, celle d'une sainteté dont les mérites pourraient être
« reversés », conformément au dogme de la communion des saints, sur l'âme pécheresse du poète, mais
celle d'un excès de dons naturels scandaleux pour celui qui en est injustement dépourvu.
LE CIEL EN CREUX

cette agression ne doit pas sa « vertigineuse douceur » à la souffrance infligée, mais


à la contamination fantasmée, qui introduira un peu de non-être chez celle qui
arbore trop insolemment, « comme une ironie », les insignes de l'être. De même,
dans L'Héautontimoroumenos, qui est, avec le poème précédent et À une Madone,
celui dans lequel le fantasme sadique est le plus nettement assumé par le sujet, le
passage, surprenant au premier abord, du projet sadique (« Je te frapperai sans
colère ») à la profession de foi masochiste (« Je suis la plaie et le couteau ») indique
clairement le désir d'étendre, au prix de la douleur de l'autre, la dysharmonie, le
« faux accord » que constitue l'existence du poète à celle qui en paraît hors d'atteinte
dans la mesure où elle fait partie de « la divine symphonie ». Dans À une Madone
enfin, si l'attitude dévote et soumise qu'affecte l'adorateur transi se retourne
brutalement en une image de transfixion barbare et crapuleuse (« des sept Péchés
capitaux Bourreau plein de remords, je ferai sept couteaux/Bien affilés. »), c'est
en vertu du trop-plein d'humiliation (« Je mettrai le Serpent qui me mord les
entrailles Sous tes talons ») qui en rend l'explosion comme inévitable.
La nature joue dans ces fantasmes sadiques un rôle ambivalent, qui en rend
l'interprétation particulièrement malaisée, surtout lorsqu'une idéologie religieuse
vient se surajouter aux soubassements psychiques dont ils sont issus. Le paradoxe
pourrait se résumer dans cette formule apparemment absurde la nature est
mauvaise parce qu'elle est bonne. Mais bonne, qu'est-ce à dire? Dans la mesure
où la reconnaissance de cette bonté impliquerait l'acceptation de l'ordre des choses
existant un ordre des choses qui rejette le sujet, avec tous ses manques, dans les
marges de l'être cette reconnaissance serait à la fois une hypocrisie, un aveuglement
coupable à tout ce qui, en nous et hors de nous, dément cette vision idyllique du
monde, et une démission, une invitation au repos qui ferait injure à la souffrance
imméritée et au tourment des êtres enfermés dans leur malheur. Baudelaire
prolonge ici et dépasse la révolte romantique, incarnée par Byron et tous les héros
modelés à son image. Il la prolonge, car on retrouve bien chez lui l'insatisfaction
foncière et fondée qui motive leur refus de la vie telle qu'elle est. Mais il la
dépasse aussi, car ce n'est pas au nom d'une nature meilleure qu'il s'insurge contre
un monde qui serait, en fin de compte, antinaturel. La nature se fait passer pour
bonne, mais en fait et la leçon de Sade est, ici encore, pleinement perceptible
elle est violente, bestiale, destructrice l'amour physique ressemble à une opération
chirurgicale la grossesse est une maladie d'araignée 2, « la femme est naturelle,
c'est-à-dire abominable» 3, George Sand, qui croit à la bonté naturelle de l'homme,
est « une grosse bête », qui « a de bonnes raisons pour vouloir supprimer l'Enfer 4 ».
Cette vision pessimiste de la nature, dont on pourrait multiplier les exemples chez
1. « Fusées », in Œuvres complètes, t. I, p. 651.
2. La Fanfarlo, t. I, p. 577.
3. Mon cœur mis à nu, t. I, p. 677.
4. Ibid., p. 686.
LE MAL
L

Baudelaire et ses successeurs, entraîne un véritable tourniquet métaphysique, dans


lequel il n'est pas le seul à s'être laissé enfermer. Si la nature est mauvaise, il faut
la détruire et se réjouir de tout ce qui la détruit. Mais puisqu'elle se détruit elle-
même, n'est-ce pas en obéissant à ses injonctions, qui s'expriment notamment à
travers le sadisme et le masochisme, qu'on a le plus de chances d'en venir à bout?
S'il s'en tenait là, Baudelaire serait simplement un disciple de Sade. Mais il faut
faire intervenir d'autres facteurs, qui nous rapprocheront du « ciel en creux ».

II en est un qui ne contribue pas peu à brouiller les cartes, mais qui joue
cependant un rôle essentiel c'est le facteur religieux, ou du moins une certaine
manière de mettre dans son jeu l'idéologie chrétienne. Lorsque Baudelaire écrit
« De Maistre et Edgar Poe m'ont appris à raisonner » il faut le croire sur parole.
Laissons de côté pour l'instant le rôle d'Edgar Poe. Ce que Joseph de Maistre lui
apporte essentiellement, c'est une interprétation de la doctrine du péché originel
à l'intérieur de laquelle peut facilement s'inscrire, dans une certaine mesure, la
conception autodestructrice et autopunitive de la nature dont il vient d'être question.
Certes, Joseph de Maistre croit, conformément à l'enseignement de l'Église, à une
perfection originelle de la création qui aurait été rompue par une faute imputable
au premier homme, mais, dans son désir de démontrer que la loi divine et la loi
naturelle se confondent, il a tendance à présenter le mal et sa réparation par le
sacrifice, l'effusion du sang, la douleur justement ou injustement subie, comme des
nécessités inscrites dans l'ordre des choses, comme des automatismes spirituels,
plutôt que comme les éléments d'un drame où la liberté d'une transgression appelle
et provoque la liberté d'une rédemption. De Joseph de Maistre Baudelaire a surtout
retenu la caution qu'il apporte à sa conviction intime d'une corruption et d'une
malfaisance foncières de la nature, qui ne peut être rachetée que par une exténuation
de la matière et de la vie ce qui justifie et conforte son « goût de l'horreur» et
lui permet de doter ses tendances sado-masochistes d'une vertu purificatrice.
Que Baudelaire ait pu passer de là, provisoirement ou définitivement, à une
attitude religieuse où l'auto-accusation se transforme en repentir ouvert sur l'avenir,
et où la prière devient une invocation à Dieu comme Autre et non « une opération
magique »2 ou un réservoir de forces 3, c'est là une question qui échappe à nos
moyens d'investigation, et qui, au surplus, ne touche pas au fond de notre problème.
Celui-ci, en revanche, s'éclaire beaucoup si l'on examine comment l'expérience du

1. Ibid., p. 669. C'est probablement en 1850 ou en 1851 que Baudelaire a vraiment pris connaissance
de la pensée de Joseph de Maistre. Cf. Claude Pichois et Jean Ziegler, Baudelaire, Julliard, 1987, p. 290.
À cette date, la plupart des poèmes des Fleurs du mal étaient déjà écrits.
2. « Fusées », in Œuvres complètes, t. 1, p. 659.
3. Voir la section « Hygiène» des journaux intimes, notamment p. 673.
LE CIEL EN CREUX

mal expérience en grande partie imaginaire, précisons-le une fois pour toutes
débouche sur des attitudes qui se caractérisent par l'ouverture à une certaine forme
de transcendance.
La première est une exaltation de l'artifice comme moyen d'échapper à ce
qu'on pourrait définir, en termes sartriens, comme une aliénation dans l'en-soi. Ici
encore, bien entendu, la superposition d'une idéologie chrétienne à des tendances
qui ont leur origine ailleurs produit des confusions par lesquelles il importe de ne
pas se laisser égarer. Le chapitre intitulé « Éloge du maquillage », dans l'article sur
Constantin Guys, s'efforce de justifier la supériorité de l'artifice sur la nature par
la corruption de celle-ci, imputable au péché originel

Passez en revue, analysez tout ce qui est naturel, vous ne trouverez rien que
d'affreux. Tout ce qui est beau et noble est le résultat de la raison et du calcul.
Le crime, dont l'animal humain a puisé le goût dans le ventre de sa mère, est
originellement naturel. La vertu, au contraire, est artificielle, surnaturelle, puisqu'il
a fallu, dans tous les temps et chez toutes les nations, des dieux et des prophètes
pour l'enseigner à l'humanité idéalisée, et que l'homme, seul, eût été impuissant à
la découvrir. Le mal se fait sans effort, naturellement, par fatalité; le bien est
toujours le produit d'un art
1.

De même, Baudelaire écrit, dans ses Notes nouvelles sur Edgar Poe, pour démontrer
l'absurdité de la croyance au progrès naturel de l'homme « La nature ne fait que
des monstres 2. » II suffit cependant de rapprocher ces déclarations tardives, datant
respectivement de 1863 et de 1857, du portrait moral de Samuel Cramer dans La
Fanfarlo (1847), appartenant à ses débuts littéraires, pour se rendre compte que le
goût de Baudelaire pour l'artifice préexiste de beaucoup aux arguments théologiques
qu'il invente pour le justifier. Samuel partage avec la Fanfarlo le goût des mets
sophistiqués et des assaisonnements étranges. Il aime la chambre de la danseuse
parce qu'elle est « très petite, très basse, encombrée de choses molles, parfumées
et dangereuses à toucher », et parce que « l'air, chargé de miasmes bizarres, donnait
envie d'y mourir lentement, comme dans une serre chaude »; il veut posséder la
Fanfarlo dans son costume et avec son maquillage de théâtre, car « il aimera
toujours le rouge et la céruse, le chrysocale et les oripeaux de toute sorte3 ». Mais
qui ne voit que le tourniquet s'est de nouveau mis en marche? Les goûts de
Samuel Cramer peuvent à juste titre être qualifiés de pervers. Mais la perversité
est-elle moins naturelle que la nature, dont elle est une des dimensions, et sans
doute la plus cachée et la plus profonde? Même contradiction dans les Notes
nouvelles sur Edgar Poe. Il est impossible, nous dit Baudelaire, de croire au progrès

1. « Le Peintre de la vie moderne », in Œuvres complètes, t. I, p. 715.


2. T. II, p. 325.
3. T. II, p. 577.
LE MAL

parce que la nature ne fait que des monstres. Mais, quelques lignes plus loin,
opposant à la civilisation moderne, qui est un des résultats de cette productivité
monstrueuse, l'état de l'homme sauvage, il justifie la supériorité du sauvage sur le
civilisé par le fait que le premier, étant « encyclopédique », possède, outre les
qualités morales qu'on attribue ordinairement aux êtres intacts, tout ce qui est
nécessaire pour dépasser et contrarier la nature « Il a le prêtre, il a le sorcier, il
a le médecin. Que dis-je? il a le dandy, suprême incarnation de l'idée du beau
transportée dans la vie matérielle.» Sa religion elle-même, toute fondée qu'elle est
sur les sacrifices humains, apparaît préférable à l'immonde et « progressiste » religion
de l'argent'. On en revient au même point suivre la nature, est-ce se livrer à
cette « joie de descendre 2, dont la civilisation moderne est une des preuves les
plus abjectes, ou puiser dans cette nature même ce qui permet de la combattre?
Avant de nous interroger sur la forme particulière de transcendance à laquelle
cette exaltation de l'artifice ouvre la voie, suivons quelques-uns de ses prolongements
dans la littérature de la fin du xixe siècle. Le triomphe du positivisme et du
scientisme, dont l'esthétique naturaliste a, théoriquement, embrassé la cause
provoque une réaction de lassitude et de frustration chez une certaine catégorie
d'artistes, dont Huysmans est un exemple d'autant plus remarquable qu'au moment
où le retournement s'opère en lui, de façon en grande partie inconsciente, il adhère
encore assez largement à la conception de l'art qui se trouve ainsi mise en cause.
En créant le personnage de des Esseintes, il donne en quelque sorte, à une
cinquantaine d'années de distance, un disciple à Samuel Cramer, et il l'enferme
dans les mêmes contradictions que son prédécesseur. Tout, dans le mode d'existence
qu'adopte des Esseintes, dans les goûts qu'il professe, dans les actions qu'il tente,
s'inspire du désir de contrarier la nature, dans l'espoir d'échapper à « l'immense
ennui » qui l'opprime et de prendre ses distances avec « l'immense déluge de la
sottise humaine3 ». Parmi les moyens qu'il emploie à cet effet les perversions
occupent une grande place, soit qu'il se hasarde lui-même à les pratiquer, soit qu'il
en admire la représentation dans les œuvres d'art qu'il révère homosexualité (dans
ses relations épisodiques avec le jeune efféminé); inversion des sexes (dans sa liaison
avec la femme acrobate); sadisme (dans sa tentative pour faire d'un gamin des rues
un assassin et dans ses longues rêveries devant la Salomé de Gustave Moreau),
masochisme (dans sa conduite avec la femme ventriloque), satanisme (dans sa
fréquentation des livres de sorcellerie). Mais n'est-ce pas la nature elle-même qui
s'offre à lui dans sa nudité monstrueuse à travers ces symptômes de dégénérescence,
qui s'imposent à lui comme à son siècle ainsi qu'une maladie qu'il n'était pas, en
fin de compte, au pouvoir de l'homme de provoquer?

1. T. II, p. 326.
2. Mon cœur mis à nu, 1. 1, p. 683.
3. Huysmans, À Rebours, Garnier-Flammarion, 1978, p. 66.
LE CIEL EN CREUX

L'épisode des fleurs exotiques et du rêve qui lui fait suite illustre le paradoxe
de façon éclatante. Après avoir rassemblé une collection de « fleurs factices singeant
les véritables fleurs », des Esseintes se fait livrer par brassées « des fleurs naturelles
imitant des fleurs fausses ». Tout en elles, en effet, rappelle l'étoffe, le métal, la
porcelaine, les substances chimiques, les armes. Mais là n'est pas le dernier degré
de la productivité monstrueuse de la nature, qui provoque chez lui l'horreur et
l'extase

Quand elle n'avait pas pu imiter l'œuvre humaine, elle avait été réduite à copier
les membranes intérieures des animaux, à emprunter les vivaces teintes de leurs
chairs en pourriture, les magnifiques hideurs de leurs gangrènes.
Tout n'est que syphilis, songea des Esseintes1.

Et cette réflexion, qui se prolongera la nuit suivante par le rêve de la Grande


Vérole, l'amène à méditer sur le caractère originel d'une décrépitude dont l'époque
contemporaine et l'espèce humaine ne sont pas, et de loin, les premières à souffrir

Depuis le commencement du monde, de père en fils, toutes les créatures se


transmettaient l'inusable héritage, l'éternelle maladie qui a ravagé les ancêtres de
l'homme, qui a creusé jusqu'aux os maintenant exhumés des vieux fossiles!
Elle avait couru, sans jamais s'épuiser à travers les siècles; aujourd'hui encore,
elle sévissait, se dérobant en de sournoises souffrances (.) 2.

Toutefois, l'exacerbation d'un pessimisme qui doit certes beaucoup à l'influence


de Schopenhauer n'aboutit pas chez des Esseintes à la sagesse résignée de l'auteur
du Monde comme volonté et comme représentation. Huysmans télescope quelque peu
les étapes de son évolution lorsqu'il parle, dans sa préface de 1904, vingt ans après
la première édition, de « cette orientation si claire, si nette d'À Rebours vers le
catholicisme3 ». Il n'en est pas moins vrai que la lecture dÀ Rebours laisse percevoir
ce qui a rendu sa conversion possible, et donne rétrospectivement à l'enfer de des
Esseintes la forme d'un « ciel en creux ». S'interrogeant sur la bizarrerie de ses
goûts, il se demande si elle n'a pas quelque rapport avec l'éducation religieuse
reçue dans son enfance

Ainsi ses tendances vers l'artifice, ses besoins d'excentricité n'étaient-ils pas, en
somme, des résultats d'études spécieuses, de raffinements extraterrestres, de spé-
culations quasi théologiques; c'étaient, au fond, des transports, des élans vers un

1. Ibid., p. 137.
2. Ibid.
3. Ibid., p. 56.
LE MAL

idéal, vers un univers inconnu, vers une béatitude lointaine, désirable comme celle
que nous promettent les Écritures

Ce qui est vrai du goût de l'artifice l'est également des rêveries provoquées par le
souvenir d'une fugitive expérience homosexuelle

(.) des obsessions libertines et mystiques hantaient, en se confondant, son cerveau


altéré d'un opiniâtre désir d'échapper aux vulgarités du monde, de s'abîmer, loin
des usages vénérés, dans d'originales extases, dans des crises célestes ou maudites,
également écrasantes par la déperdition de phosphore qu'elles entraînaient 2.

Il faut revenir à Baudelaire pour voir, formulé de façon plus rigoureuse et


plus riche de prolongements esthétiques, ce qui fait d'une expérience vécue comme
une collaboration avec les forces autodestructrices de la nature le lieu où s'échangent,
en une zone où le corps et l'esprit se confondent, les signes du Bien et du Mal.
Cet échange est rendu concevable par une conception à la fois topique et énergétique
du désir, qui permet d'y inscrire une dimension d'infini. C'est dans Les Paradis
artificiels que la bifurcation est le plus nettement évoquée

Hélas! les vices de l'homme, si pleins d'horreur qu'on les suppose, contiennent
la preuve (quand ce ne serait que leur infinie expansion!) de son goût de l'infini;
seulement, c'est un goût qui se trompe souvent de route 3.

Le désir est donc, sous un premier aspect, conformément à l'idée que s'en font
Balzac et d'autres romantiques, une force d'expansion qui reste identique à elle-
même, soit qu'elle propulse l'être humain vers le Bien, soit qu'elle le précipite
vers le Mal. « L'esprit humain regorge de passions, dit encore Baudelaire dans la
suite du même passage, il en a à revendre (.) mais ce malheureux esprit (.) est
fécond en paradoxes qui lui permettent d'employer pour le mal le trop-plein de
cette passion débordante.» Mais alors qu'une force, si puissante soit-elle, a forcément
des limites, qui sont celles de tout ce qui fait partie de l'univers, le désir humain
porte en lui l'infini dans la mesure où il ne peut, par définition, être comblé.
L'infinie expansion des vices humains n'est pas celle d'un gaz qui tendrait à remplir
tout l'espace disponible, mais celle d'une série, qui peut être continuée indéfiniment
parce que le manque inhérent au désir procède d'une négativité à laquelle il
n'existe pas de bornes. À la conception énergétique, à laquelle Baudelaire reste

1. Ibid., p. 126.
2. Ibid., p. 151.
3. T. 1, p. 402.
LE CIEL EN CREUX

attaché, se superpose ici une intuition d'une autre nature, que Lacan traduira en
faisant appel aux concepts de la linguistique ou aux graphes algébriques, et qui
donne à la place vide un pouvoir multiplicateur sans limites.
Cette place vide, c'est le plus souvent, chez Baudelaire, l'expérience du mal
qui permet de la repérer, parce qu'en elle l'aspiration n'est pas aspiration à un
surplus d'être, mais aspiration d'une déficience de l'être. De cela les poèmes
consacrés à l'amour lesbien apportent la preuve. Si Baudelaire a été fasciné par
les lesbiennes au point d'avoir songé pendant un certain temps à placer tout son
recueil de poèmes sous leur invocation', c'est parce que l'amour lesbien est pour
lui, par excellence, celui qui ne comporte aucune possibilité d'être satisfait, et qui
révèle par conséquent mieux que tout autre la béance inhérente au désir humain

Je sens s'élargir dans mon être


Un abîme béant; cet abîme est mon cœur!

s'écrie la plus jeune des lesbiennes dans Delphine et Hippolyte. C'est donc à juste
titre que les « femmes damnées» sont qualifiées de « chercheuses d'infini », mais à
condition de préciser que cet infini est par définition hors d'atteinte. D'où l'injonction
paradoxale sur laquelle se clôt Delphine et Hippolyte

Et fuyez l'infini que vous portez en vous!

Chercher l'infini et le fuir, dans les conditions posées par l'expérience du mal,
c'est une seule et même chose.
Si, au sein de cette expérience, la sensation peut être dite porteuse d'infini,
ce n'est donc pas parce qu'elle recèle une plénitude qui excéderait les limites des
capacités humaines, mais parce qu'elle dispense un vertige dans lequel toute notion
de limite s'efface. Telle est la jouissance du mensonge dans lequel s'enferme la
comtesse de Stasseville. Telle est aussi, dans un autre récit des Diaboliques, À un
dîner d'athées, la forme particulière de plaisir sensuel que procure le corps de la
Rosalba, dont la dépravation profonde se revêt de tous les dehors de l'innocence
« Dans la sensation, qui est finie, comme disent les philosophes dans leur infâme
baragouin, elle transportait l'infini 2. »

1. C'est sous le titre Les Lesbiennes que sont annoncées les futures Fleurs du mal sur les couvertures
d'un certain nombre de publications entre octobre 1845 et janvier 1847. Claude Pichois (Œuvres
complètes, t. 1, p. 793-794) fait remarquer que le mot avait un sens moins précis à l'époque, où il
désignait toutes sortes de débauches, que de nos jours. Il reste que c'est bien à l'amour lesbien au sens
actuel qu'étaient consacrés quatre importants poèmes de la section « Fleurs du mal ».
2. Cf. Baudelaire « Mais qu'importe l'éternité de la damnation a qui a trouvé dans une seconde
l'infini de la jouissance ? » (Le Mauvais Vitrier).
LE MAL

Ce qui caractérise ces états extrêmes, et ce qui facilite l'équivalence proclamée


par Barbey entre les qualifications de diaboliques ou de divins qu'on est tenté de
leur attribuer, c'est leur gratuité. Il semble que nul mobile d'intérêt ou de
satisfaction ne puisse expliquer ces folles dépenses d'énergie qui amènent les
personnages de Barbey à côtoyer des abîmes, et dont le Durtal de Là-Bas scrute
avec prudence les échos dans l'histoire criminelle de Gilles de Rais et dans les
déportements des satanistes contemporains. Or, cette gratuité, pour qui s'est pénétré
de l'histoire de la spiritualité chrétienne, paraît n'avoir d'égale que celle qui préside
aux rapports du mystique avec son Dieu. Le parallélisme était déjà entrevu dans
À Rebours, où des Esseintes faisait résider l'essence du sadisme dans le goût du
sacrilège, mais il s'arrêtait en chemin en limitant le sacrilège à la violation de la
loi morale

La force du sadisme, l'attrait qu'il présente, gît donc tout entier dans la jouissance
prohibée de transférer à Satan les hommages et les prières qu'on doit à Dieu; il
gît donc dans l'inobservance des préceptes catholiques qu'on suit même à rebours,
en commettant, afin de bafouer plus gravement le Christ, les péchés qu'il a le plus
expressément maudits la pollution du culte et l'orgie charnelle

Dans Là-Bas, la médiation de la loi transgressée disparaît. Gilles de Rais se jette


dans le culte de Satan avec le même élan désintéressé de tout son être qui l'avait
poussé vers Dieu en compagnie de Jeanne d'Arc « Du Mysticisme exalté au
Satanisme exaspéré il n'y a qu'un pas. Dans l'au-delà tout se touche 2. » Et cela
reste vrai, si minables soient-ils, des satanistes du xixe siècle « Les affiliés du
Satanisme sont des mystiques d'un ordre immonde, mais ce sont des mystiques 3. »
Cette intuition d'une égale gratuité dans l'élan vers le mal et l'élan vers le bien
deviendra chez Bernanos une loi absolument générale, qui s'applique non seulement
au satanisme, mais à toute forme de péché, quand on le réduit à son essence

Chacun de nous (.) est tour à tour, de quelque manière, un criminel et un


saint, tantôt porté vers le bien, non par une judicieuse approximation de ses
avantages, mais clairement et singulièrement par un élan de tout l'être, une effusion
d'amour qui fait de la souffrance et du renoncement l'objet même du désir, tantôt
tourmenté du goût mystérieux de l'avilissement, de la délectation au goût de cendre,

1. A Rebours, p. 191.
2. Huysmans, Là-Bas, Garnier-Flammarion, 1978, p. 73.
3. Ibid., p. 237.
LE CIEL EN CREUX

le vertige de l'animalité, son incompréhensible nostalgie (.) Le mal, comme le


bien, est aimé pour lui-même, et servi1.

La symétrie entre l'élan vers le bien et l'élan vers le mal, telle que la postule
la formule de Barbey d'Aurevilly et telle que l'illustrent Huysmans et Bernanos,
suppose-t-elle forcément l'adhésion à une vision théologique du monde, où deux
acteurs surnaturels, Dieu et Satan, auraient la place que la tradition leur attribue?
C'était là, à n'en pas douter, la croyance personnelle de Bernanos, mais les propos
qui viennent d'être cités n'y font aucune allusion directe, et ils gardent peut-être
tout leur sens si l'on s'efforce de les lire en dehors de toute référence chrétienne.
Sur ce point encore l'exemple de Baudelaire donne à réfléchir. Le texte où il
a le plus nettement souligné et commenté la gratuité d'un acte mauvais est le
poème en prose intitulé Le Mauvais Vitrier, où il s'inspire de très près du Démon
de la perversité d'Edgar Poe. Il y évoque, comme celui-ci, ces actions subites,
dangereuses, destructrices ou apparemment absurdes, qui semblent directement
issues de ce que Freud repérera comme l'instinct de mort, et il en donne un
exemple soi-disant personnel la destruction parfaitement immotivée de toute la
marchandise d'un malheureux vitrier, qu'il avait fait monter chez lui sous prétexte
de s'enquérir s'il n'avait pas des verres de couleur (le goût de l'artifice se trouvant
ainsi étroitement associé au mouvement pervers). Faut-il voir dans de telles actions
la main du diable ? Certes, Baudelaire parle à leur propos de « cette humeur,
hystérique selon les médecins, satanique selon ceux qui pensent un peu mieux que
les médecins, qui nous pousse sans résistance vers une foule d'actions dangereuses
ou inconvenantes2 ». Certes encore, il répond à Flaubert, qui s'était dit choqué
dans son agnosticisme par les allusions trop insistantes des Paradis artificiels à
« l'Esprit du mal »

J'ai été très frappé de votre observation, et étant descendu très sincèrement dans
le souvenir de mes rêveries, je me suis aperçu que de tout temps j'ai été obsédé
par l'impossibilité de me rendre compte de certaines actions ou pensées soudaines
de l'homme sans l'hypothèse de l'intervention d'une force méchante extérieure à
lui 3.

Mais il faut toujours, avec Baudelaire, faire la part du plaisir de la provocation (il
ajoute dans sa réponse à Flaubert « Voilà un gros aveu dont tout le xixe siècle
conjuré ne me fera pas rougir »). À tout ce que nous venons d'écrire pour montrer
que le vertige du mal a, chez Baudelaire, d'autres sources que théologiques, il

1. Georges Bernanos, Œuvres romanesques, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1961, p. 221.


2. Œuvres complètes, 1.1, p. 286.
3. Correspondance, Pléiade, t. II, p. 53. Pour la lettre de Flaubert, voir Lettres à Charles Baudelaire,
Neuchâtel, La Baconnière, 1973, p. 155.
LE MAL

faudrait ajouter la place vraiment royale « dans la ménagerie infâme de nos vices »
réservée, en tête des Fleurs du mal, à l'Ennui, qui « ferait volontiers de la terre un
débris, Et dans un bâillement avalerait le monde ».
Toute la force d'aspiration du vide, dont nous avons essayé d'esquisser la
genèse, se trouve concentrée dans ce « péché », qui ne figure dans aucun catéchisme.

Si le « Démon de la perversité » ne se confond pas plus avec le diable chrétien


chez Baudelaire que chez Poe, est-il assimilable à la perversion telle que la clinique
psychanalytique permet de la définir? Nombreuses sont les perversions dont il a
été question jusqu'ici. Nul doute que l'attention de Baudelaire ne se soit électivement
fixée sur elles. Est-ce à dire que l'image qu'il en donne, et d'où il tire une bonne
part de son inspiration, corresponde à ce que nous savons de la structure perverse ?
Pour partir de l'exemple qui vient d'être évoqué, l'« acting-out» décrit dans Le
Mauvais Vitrier n'a pas le caractère concerté, contractuel, branché sur la production
infaillible d'une jouissance répétable, que revêt ordinairement le comportement
pervers 1. Baudelaire, renchérissant sur Poe, insiste sur la soudaineté, sur la survenue
inopinée de ces impulsions destructrices chez des « natures contemplatives », que
rien ne paraît prédisposer aux « actes les plus absurdes et souvent les plus dangereux ».
Avec le comportement des toxicomanes, évoqué dans Les Paradis artificiels, nous
nous rapprochons évidemment beaucoup de la perversion classique, d'autant que
Baudelaire suit de très près, à propos de Thomas de Quincey, les confessions du
« mangeur d'opium» lui-même. Le comblement du manque inhérent au désir, la
complétude imaginaire qui fait du drogué un Dieu à ses propres yeux, l'infaillibilité
du lien, comparable à celui qui unit l'intention du magicien au résultat de son
acte, grâce auquel cette certitude est atteinte, tout cela est souligné avec une
exactitude remarquable. Il n'est pas jusqu'au déni qui n'ait sa place dans cette
description particulièrement lucide

Quel est le philosophe français qui, pour railler les doctrines allemandes modernes,
disait « Je suis un dieu qui ai mal dîné » ?Cette ironie ne mordrait pas sur un
esprit enlevé par le haschisch; il répondrait tranquillement « II est possible que
j'aie mal dîné, mais je suis un Dieu 2. »

1. En fait, la qualification d'hystérique, que lui attribue Baudelaire lui-même, paraît convenir
beaucoup mieux. Contrairement à ce qui se passe chez le pervers, la perception de l'autre en tant que
tel y joue un rôle « Je fus pris à l'égard de ce pauvre homme d'une haine aussi soudaine que
despotique »; et c'est le manque, chez cet autre, de quelque chose qui évoque le manque dont souffre
le sujet lui-même (les verres colorés permettant de voir la vie en beau) qui provoque l'impulsion
destructrice.
2. T. I, p. 437.
LE CIEL EN CREUX

Pourtant, le fait de mettre le « goût de l'infini » à la source de la toxicomanie


comme de « tous les vices de l'homme » introduit dans l'image baudelairienne de
la perversion une signification pour le moins ambiguë, qu'on ne peut manquer de
percevoir en lisant le « Poème du haschisch ». Croire l'infini réalisé en soi-même
et pour soi-même, cela peut être évidemment le réduire aux dimensions du besoin
de jouissance indispensable au pervers. Mais il est frappant de voir combien
Baudelaire insiste, comme malgré lui et en tout cas contre la logique de son
réquisitoire, sur les vertus d'ouverture, d'élargissement de l'espace et du temps, qui
caractérisent l'expérience du drogué, et qui la rendent tout à fait comparable, aux
moyens très utilisés pour y parvenir, à celle de l'artiste s'élevant par le pouvoir de
sa seule imagination jusqu'à une aperception « surnaturaliste » de l'univers. C'est
Baudelaire lui-même qui nous invite à ce rapprochement à propos de la peinture
de Delacroix

Edgar Poe dit, je ne sais plus où, que le résultat de l'opium pour les sens est de
revêtir la nature entière d'un intérêt surnaturel qui donne à chaque objet un sens
plus profond, plus volontaire, plus despotique. Sans avoir recours à l'opium, qui
n'a connu ces admirables heures, véritables fêtes du cerveau, où les sens plus
attentifs perçoivent des sensations plus retentissantes, où le ciel d'un azur plus
transparent s'enfonce comme un abîme plus infini, où les sons tintent musicalement,
où les couleurs parlent, où les parfums racontent des mondes d'idées

C'est aussi, nous l'avons vu, tout le contraire du comblement d'un manque qui
fascine Baudelaire dans l'amour des lesbiennes. Le sadisme lui-même apparaît
beaucoup moins comme l'exercice d'une maîtrise, comme une capture de l'Autre
par laquelle le sujet substitue sa propre loi à celle qui règle le fonctionnement du
désir, que comme la révélation du vide inépuisable que le désir recèle 2. Ainsi dans
Une martyre

1.'homme vindicatif que tu n'as pu, vivante,


Malgré tant d'amour assouvir
Combla-t-il sur ta chair inerte et complaisante
L'immensité de son désir?

On voit par là et cette dernière considération nous permettra de souligner


la finalité véritable des images du mal dans la littérature de la seconde moitié du
xixe siècle la distance qui sépare la perversion vécue de son usage esthétique.
Même chez Barbey d'Aurevilly, dont Les Diaboliques contiennent des descriptions
de conduites perverses conformes à tous les critères canoniques, celles-ci sont l'objet

1. « Exposition universelle (1855) », in Œuvres complètes, t. Il, p. 596. Voir sur ce sujet mon article
«Baudelaire et le surnaturalisme", dans Le Surnaturalisme français, Neuchâtel, La Baconnière, 1976.
2. Cf. Daniel Sibony, Perversions, Grasset, 1987, p. 36-66.
LE MAL

d'un récit, qui vise à provoquer chez l'auditeur et le lecteur un choc, une
interrogation, « une espèce d'horreur rêveuse », qui ouvre à l'esprit médusé des
abîmes sans limites. Si « l'enfer c'est le ciel en creux », ce n'est pas en vertu d'une
équivalence statique, mais à cause de la puissance térébrante que lui donne la
poésie, à laquelle on peut bien appliquer cette sentence de Baudelaire

La Musique creuse le ciel 2.

MAX MILNER

1. « Le Dessous de cartes d'une partie de whist », in Œuvres complètes, t. II, p. 171.


2. « Fusées », in Œuvres complètes, t.I, p. 633.
André Green

POURQUOI LE MAL?

On se souvient que Freud dans « L'Analyse avec fin et l'analyse sans fin»
distingue parmi les causes qui font obstacle à la guérison deux formes d'expression
de la pulsion de mort. La première, dite « liée », est rattachable au Surmoi; elle
peut être comprise en termes de culpabilité et alimente le besoin d'autopunition.
La seconde, « libre », est pour ainsi dire flottante, diffuse; c'est celle qui serait
responsable de l'accrochage obstiné à la maladie. Cette façon de voir peut se
discuter. Elle l'a été et je n'ai pas l'intention de m'y appesantir. Je voudrais
seulement utiliser l'opportunité qu'elle me donne d'opposer deux formes de relation
au mal, au sens de maladie, la première compréhensible, la seconde échappant à
toute compréhension.
Il n'en va pas autrement avec la question du mal moral. Une part de ses
causes s'analyse, se comprend, s'explique. Mais une autre part reste opaque et
semble échapper à toute causalité. C'est peut-être sa racine la plus essentielle.
Paraphrasant Angelus Silesius, je serais tenté de dire « Le mal est sans pourquoi 1.»
Maladie, mal. La relation entre ces deux notions prend tout son sens en psychanalyse
parce que la maladie psychique, le mal de l'âme, dans ses formes les plus rebelles,
peut s'interpréter comme une maladie du mal.
C'est bien le cas de la réaction thérapeutique négative ou du masochisme
originaire. Étrange retour des choses. La psychanalyse est née d'avoir exorcisé
l'hystérie, longtemps tenue pour une démonopathie. Le diable a été chassé du
corps de l'hystérique, ce qui a permis de voir ce qu'il cachait le fantasme sexuel
inconscient. Avec le fil d'Ariane de l'hystérie le labyrinthe des névroses devait
livrer son architecture secrète. Du moins était-il permis de l'espérer. L'expérience
aidant, il fallut reconnaître que la sortie du labyrinthe, un moment entr'aperçue,
était loin d'être en vue. Il se pourrait que toute la théorie de la pulsion de mort
n'ait au fond qu'un seul but trouver une explication à l'échec de l'analyse. Le
masochisme originaire ne serait alors que le nom savant pour dire la damnation

1. « La rose est sans pourquoi » (Angélus Silesius cité par Heidegger et d'autres).
LE MAL

de l'âme pour son péché originel à laquelle l'hystérique des temps passés était
vouée. Ensuite, ce n'est plus du sexe que l'âme est malade (ou du sexe seul) c'est
de la mort.

Bon-mauvais de Freud à Melanie Klein

Un des aspects les plus révolutionnaires de la conception du psychisme de


Freud est la position des principes de plaisir-déplaisir d'une part, de réalité d'autre
part. Quand on réfléchit sur la date de naissance du principe de plaisir-déplaisir
comme référent primordial de l'activité psychique, on ne peut qu'être étonné de
ce qu'il ait fallu tant de temps à la pensée occidentale pour en découvrir l'évidence.
De ce constat découle une série de conséquences. Celle qui nous intéresse pour le
moment a trait au mal. C'est en effet à partir de ce principe ordonnateur que
Freud construit sa conception de l'appareil psychique. Une différence trop peu
remarquée oppose l'élaboration de 1915 de « Pulsions et destins de pulsions»à
celle de 1925 telle qu'elle apparaît dans « La Négation.»
Dans la première, le monde extérieur opposé au Moi est, à l'origine, considéré
comme indifférent. Plus précisément dans « Pulsions et destins de pulsions », Freud
envisage un stade originaire narcissique (autoérotique) où le Moi est investi par les
pulsions et se montre capable de les satisfaire lui-même. La relation Moi-sujet-
monde extérieur est connotée en plaisir pour le premier, indifférence pour le
second. « Le monde extérieur à ce moment n'est pas investi par l'intérêt (dans le
sens général du terme), il est indifférent pour ce qu'il en est de la satisfaction 1. »
Rappelons au passage que Freud, quelques années auparavant, dans « Les deux
principes du fonctionnement psychique(1911) avait soutenu qu'un tel système,
qui n'a aucune chance d'exister au premier abord, n'était concevable qu'à condition
d'y inclure les soins maternels. Autrement dit, l'organisation narcissique autoérotique
du bébé capable de satisfaire ses pulsions repose sur l'illusion qu'il est le dispensateur
de son bien, alors que celui-ci est d'une provenance maternelle. L'enfant l'ignore
parce qu'il engloberait la mère dans les effets de sa toute-puissance et du fait de
la non-existence de celle-ci à l'état séparé. Freud ne reprend pas cet argument
dans le texte de 1915 mais on peut supposer qu'il est sous-entendu. Poursuivant
sa réflexion dans la Métapsychologie, Freud postule « un nouveau développement
dans le Moi» sous la domination du principe de plaisir. « Il [le Moi] prend en lui,
dans la mesure où ils sont source de plaisir les objets qui se présentent à lui, il les
introjecte (selon l'expression de Ferenczi) et d'un autre côté, expulse hors de lui,
ce qui, à l'intérieur de lui-même, provoque du déplaisir (voir plus loin le mécanisme

1. Métapsychologie, trad. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Gallimard, 1968, p. 37.


POURQUOI LE MAL?

de la projection) » La haine apparaîtra avec la découverte de l'objet qui lui est


consubstantiellement lié l'objet est découvert dans la haine rappelle-t-on 2. La
haine résulte de la prise de conscience de ce que l'objet n'est pas une partie du
Moi et n'est donc pas à sa disposition son statut indépendant va de pair avec son
indisponibilité ce qui engendre tout naturellement la haine. On voit ici que la
haine, ou encore l'affect qui accompagne le mauvais objet sont pour Freud seconds
et tardifs puisqu'il faut attendre la différenciation Moi-objet pour prendre celle-ci
en considération.
Dix ans plus tard, dans « La Négation », c'est d'emblée que l'enfant prendrait
conscience du mal puisque le bon est incorporé et le mauvais « excorporé3 ». Et
chacun de se rappeler la coïncidence postulée par Freud entre l'extérieur, l'étranger,
le haï, le mauvais. Autrement dit, dans cette dernière hypothèse la distinction bon-
mauvais précède celle entre le Moi et l'objet. Il reste sans doute à postuler la
correspondance bon-mauvais avec celle bien-mal, ce qui nous plonge dans des
problèmes déjà envisagés par Freud dans « Le problème économique du maso-
chisme » et surtout dans Malaise dans la civilisation. C'est donc l'indifférence à
l'égard du monde extérieur caractéristique de l'organisation narcissique et auto-
érotique de cette phase originaire qui peut être maintenue à condition de la
restreindre au « Moi-plaisir purifié ». J'ajouterai que si les soins maternels sont à
inclure dans l'organisation narcissique autoérotique du début, la mère est également
nécessaire pour que l'excorporation se transforme en projection. Je veux dire pour
que les produits de l'expulsion rejectrice soient recueillis par un objet afin qu'ils
puissent prendre sens. Quant au rapport bon-bien, mauvais-mal, il renvoie à
l'intériorisation de l'agression. Mais il est clair qu'il nécessite le passage de l'objet
partiel à l'objet total. Le premier peut n'être que mauvais, seul le second peut être
haïssable.
On peut se poser bien des questions pour savoir ce qui a poussé Freud à
renoncer à cette indifférence du réel postulée en 1915 et à la remplacer par une
extériorité originellement mauvaise. La cause de ce glissement me paraît résider
dans l'option de Freud en faveur de la pulsion de mort. N'est-ce pas dans un
article où il se propose d'examiner les relations de la négation avec la pulsion de
mort que se trouve modifié le mythe des origines du sujet? C'est d'emblée que le
mal et la mort sont expulsés, c'est-à-dire crachés et vomis. En 1915 c'est l'objet
mauvais qui était mis au-dehors. En 1925 ce qui est mauvais et doit donc être
expulsé n'est pas encore un objet; c'est un quelque chose qui n'a pas de nom et
peut-être en reçoit un après l'expulsion. Tout ce qui n'est pas lié par le Moi dans
l'incorporation primitive donnant naissance au « Moi plaisir purifié » cet Éros
1. Loc. cit., p. 38.
2. Il faut ici distinguer le déplaisir et la haine, affect plus différencié, rattaché à un Moi total.
3. J'ai proposé de désigner l'acte contraire à l'incorporation par « excorporation » pour former une
paire analogique avec celle de l'introjection-projection.
LE MAL

subjectivé tombe sous le coup de la pulsion de mort sous la forme d'une déliaison
primordiale. La pulsion de mort délie et ce qui se délie de par son action ne risque
plus de délier ce qui a commencé à se lier. Nous verrons que cette idée sera
contredite par d'autres affirmations. Un tel glissement peut rendre compte de
l'interprétation kleinienne de la pensée freudienne puisqu'on sait combien Melanie
Klein se voulait dans le droit fil des conceptions de Freud. L'opposition originelle
entre Moi-dedans-bon et Étranger-dehors-mauvais va se muer en opposition entre
instincts de vie (bons) et instincts de mort ( mauvais) d'une part et, d'autre part,
de manière tout à fait complémentaire, entre bon objet et mauvais objet. Plus tard,
Bion donnera à cette déliaison un statut capital dans sa théorie de la pensée. Ce
qui s'évacue ainsi, c'est l'inassimilable (les éléments bêta nés des impressions brutes
des sens) expulsé au moyen de l'identification projective. Mais, chez Melanie Klein
et dans une moindre mesure chez Bion, on reste fixé à la position dépressive, non
seulement comme à une étape importante, mais comme s'il s'agissait du terme.
On substitue à l'évolution proposée par Freud principe de plaisir -> principe de
réalité une autre position schizoparanoïde -> position dépressive. Le parallèle est-
il justifié? Il me semble que oui. Freud ne postule-t-il pas que l'instauration du
principe de réalité nécessite que les objets ayant procuré la satisfaction soient
perdus? Ce qui signifie que l'enfant accepte l'idée qu'ils ne sont pas partie de lui-
même et ont d'autres fonctions que celles de le satisfaire. Dire en outre qu'ils sont
perdus implique aussi que, retrouvés, ils pourraient disparaître à nouveau mais
cette fois à jamais. C'est-à-dire, entre autres, être détruits par la haine qu'on leur
voue. Dans l'optique kleinienne, c'est bien ce qui correspond à la position dépressive,
partiellement tout au moins l'objet est en voie de totalisation, donc existant pour
lui-même et non comme objet partiel; l'enfant craint de le perdre, se reproche le
mal qu'il lui aurait fait ou serait encore tenté de lui faire, etc. On saisit ici
l'articulation entre le mauvais au sens du persécuteur, celui qui me veut du mal
et le mauvais au sens du pécheur, celui en moi qui veut le mal d'autrui. Mais est-
ce là le signe de l'accès au principe de réalité? La phase dépressive vaut de façon
identique pour la fille comme pour le garçon. Que devient la différence des sexes?
Serait-elle contingente? Que devient la différence des générations? En réalité, c'est
bien la question de la génération elle-même qui n'est pas posée. Même s'il n'y a
pas correspondance point par point, entre les deux théories, de nombreux recou-
pements éclairent les rapports de l'une à l'autre.
Poursuivons cependant l'examen des différences. Chez Freud, le modèle
originaire de la négation implique un déplacement ultérieur. Il n'est pas difficile,
à partir d'un tel schéma, d'y anticiper l'Œdipe tout entier. À la place du « Moi
plaisir purifié» incorporant le bon objet, on mettra l'objet du désir incestueux et à
la place de l'étranger mauvais et haï l'obstacle à la réalisation de ce désir qui fait
naître les vœux de mort à son endroit. On connaît la suite le Surmoi héritier du
complexe d'Œdipe. Tout chez Freud est construit pas nécessairement de façon
POURQUOI LE MAL?

délibérée mais c'est bien ce que l'on découvre a posteriori pour que des
harmoniques permettent aux différents temps de l'histoire de se répondre et aux
différents concepts de résonner entre eux. Si la référence inévitable à l'idée de
développement, de progression n'est jamais absente, elle ne s'affranchit pas du
souci de cohérence qui doit rendre compte de l'ultérieur par l'antérieur. Et si
l'antérieur éclaire l'ultérieur c'est parce que l'antérieur contient en germe ce qu'il
devra expliquer dans l'ultérieur. Le modèle de « La Négation », traitant des origines
de la structure psychique apparaît après coup c'est-à-dire après la théorie complète
du complexe d'Œdipe. En effet, c'est dans Le Moi et le Ça (1923) et dans ses
retombées (les trois articles de 1924-1925 sur « Les conséquences psychiques de la
différence anatomique entre les sexes », « L'organisation génitale infantile de la
libido » et « La dissolution du complexe d'Œdipe ») que le complexe d'Œdipe
reçoit enfin une élaboration approfondie. « La Négation » en 1925 est donc dans
le prolongement de ce courant.
Rien de tel chez Melanie Klein. Si chez Freud le Surmoi est sans conteste
œdipien ce qui n'exclut pas une culpabilité préoedipienne trouvant sa raison
d'être dans les vœux interdits d'inceste et de parricide, chez Melanie Klein le
terme de l'évolution psychique de la sexualité infantile est le deuil de la position
dépressive. C'est, semble-t-il, pour Melanie Klein le plus haut degré de maturation
que l'on puisse atteindre. Ce qui a fait dire que l'analyse kleinienne est culpabilisante.
Pour Freud la finalité de l'évolution psychosexuelle est non seulement la génitalité
mais le dépassement de l'angoisse de castration. Melanie Klein pleure ses morts
tandis que Freud pense à la perpétuation de la lignée. En somme la première reste
attachée à une vision qu'on pourrait rapprocher de la conscience malheureuse
tandis que Freud appelle de ses vœux la transformation de l'angoisse de castration
en renoncement pulsionnel et ouverture à la sublimation. Cette différence de
perspective entre Freud et Melanie Klein est au centre du débat. Car, si Freud à
la fin de sa vie a bien fait évoluer sa réflexion du côté de la pulsion de mort, il
n'a pas cessé malgré tout d'accorder une certaine confiance aux effets des pulsions
de vie (ou d'amour) qui se traduisent à travers la fonction sexuelle. Et même si
l'on peut trouver que l'équilibre entre les deux grandes puissances pencherait plutôt
du côté des pulsions de mort, la sexualité, le plaisir restent de puissants atouts
pour conjurer le mal, en dépit de la collusion possible de la sexualité avec la
destructivité dans le sadisme. Chez Melanie Klein, ce qui me frappe c'est moins
l'accent mis sur la destructivité que la dévalorisation du sexuel. Certes, les instincts
de vie occupent une place non négligeable dans sa pensée. Mais sa conception de
l'amour reste fort idéalisée et en tout cas désexualisée. C'est bien pourquoi le
terrain reste à la position dépressive et au deuil interminable. C'est aussi pourquoi
la problématique de la castration, avec sa forte charge sémantique et symbolique,
est littéralement noyée dans l'agressivité sadique dont elle n'est qu'une péripétie.
Le principe de réalité que nous invoquions plus haut n'a de sens pour nous
LE MAL

qu'à déboucher sur le complexe d'Œdipe comme ordonnateur symbolique de


l'ordre humain. Dans « La Négation », Freud affirme que la réalité doit être
reconnue même si elle est désagréable. J'ajouterai même si elle est agréable. Le
fonctionnement dichotomique en termes de bien et de mal ou de bon et de mauvais
ne suffit pas à caractériser le psychisme. C'est bien ce que cherche à transcender
le principe de réalité qui débouche sur une autre reconnaissance que celle du
deuil et qui, à notre avis, ne peut être que celle de l'Œdipe.

Du négatif de la perversion à la réaction thérapeutique négative

L'étrange retour des choses, qui devait faire resurgir le mal dans l'analyse
sous la forme du masochisme originaire après l'en avoir expulsé, à ses débuts, de
l'hystérie, n'est cependant pas l'éternel retour du même. Le démon de l'hystérie
n'était autre que la perversion, ce positif dont la névrose est la forme négative.
L'hystérique avait le diable au corps. Elleétait alors, conformément à sa réputation,
immorale. Il était prudent d'éviter le tête-à-tête avec elle. Il pouvait vous en coûter
de vous entendre accuser de tentative de viol. L'impasse était totale si l'on cédait
à sa séduction on était le pervers violeur. Et si l'on y résistait on l'était quand
même! On sait que l'apport de Freud consista à absoudre ces « pauvres femmes »,
grâce à l'invocation de l'inconscient. Elles ne le faisaient pas exprès! Bien davantage,
en affirmant, ensuite, que l'enfant était pervers polymorphe, Freud effectua la
démarche inverse. Cette fois, c'est l'innocence de l'enfance qui est contestée. Mais
comme il s'agit d'une condition absolument générale, source de toutes les perversions
ultérieures qui ne seraient que des fixations non dépassées, la perversion divorce
d'avec le mal. Il n'y a pas de mal à être pervers; fixation n'est pas vice et nul n'est
pervers volontairement.
Toute cette période de l'œuvre de Freud, celle des débuts, porte la marque
du désir de libération sexuelle. Il ne s'agit pas tant d'une libération à la Reich,
dans les mœurs et dans l'organisation sociale, ce qui ne fut qu'un des nombreux
malentendus auxquels donnèrent lieu les idées de Freud, mais d'une libération de
la pensée. Libération scientifique, neutre, objective, impartiale, capable d'aborder
de sang-froid n'importe quelle conduite humaine, n'importe quel désir agi autant
que fantasmé. Sans doute l'espoir que nourrissait une telle attitude était de se dire
que si l'on avait vraiment compris le sens et la genèse des perversions (et donc de
leur négatif: les névroses) l'interprétation des symptômes devait les dissoudre et
permettre au sujet de reprendre son développement psychique arrêté Aufklàrung.
On sait les déceptions successives infligées aux ambitions thérapeutiques de
Freud. Ce n'étaient pas seulement les névroses narcissiques qu'il fallait déclarer

1. Nous nous limitons à l'hystérie féminine, objet des premières études de la psychanalyse.
POURQUOI LE MAL?

hors de la portée de la cure analytique ou les névroses actuelles (remarquons que


ni les unes ni les autres n'ont rapport au mal) mais aussi les perversions. Car, selon
Freud, la perversion, produit direct de la fixation, ignore le refoulement, le retour
du refoulé et le conflit. Le Moi adhère au plaisir pervers et ne lutte donc pas
contre les satisfactions qu'il procure. Je me rappelle avoir lu sans que je me
souvienne de la référence que Freud pensait qu'on ne pouvait convaincre un
pervers qu'il y avait plus de plaisir à l'accomplissement normal de la sexualité qu'à
celui que sa perversion lui procure. Cependant il n'y avait pour Freud aucune
propension particulière du pervers au mal. Le pervers n'était pas plus fixé à sa
perversion que le délirant à son délire ou le collectionneur de timbres à sa
philatélie. Freud se voulait-il « par-delà le bien et le mal ? ». Il est remarquable
que, bien des années après, notre regard sur les perversions ait bien changé. Je ne
parle pas ici des idées actuelles qui rattachent souvent la perversion à la psychose,
la première étant considérée comme une défense contre la seconde, ni non plus à
ceux qui ont contesté l'existence même du concept de perversion mais, tout au
contraire, à une opinion récemment exprimée par Robert Stoller pour qui la
perversion est reliée à la haine et au désir de nuire. Les psychanalystes auraient-
ils perdu leur sérénité et feraient-ils chorus avec les censeurs de la morale, ou bien
ont-ils vraiment découvert un aspect de la perversion qui aurait été occulté par
Freud? Je crois qu'en fait les observations de Stoller vont dans le sens d'une
réinterprétation de la clinique à la lumière de la dernière théorie des pulsions la
perversion cesse d'être une manifestation de pure sexualité et ne s'éclaire vraiment
qu'à y inclure le travail de la pulsion de mort'. On me rappellera sans doute que
c'était là chose acquise depuis longtemps puisque c'est ainsi qu'est compris le
sadisme depuis 1905. Serait-ce alors proposer de comprendre toute perversion
sexuelle comme plus ou moins infiltrée de sadisme, explicitement ou implicitement ?
Outre qu'il ne serait pas entièrement impossible de le soutenir, je crois que la
question est plus compliquée que cela.
Mon propos n'est pas ici de m'étendre sur les rapports de la perversion à la
pulsion de mort (et non au sadisme). L'idée n'est d'ailleurs pas neuve. Si elle a
été peu exploitée dans la littérature psychanalytique, elle a reçu une attention
soutenue du côté de la réflexion littéraire. Qu'il suffise de penser à Georges Bataille.
En fait, mon développement me mène ailleurs. Du côté de ce masochisme originaire
sur lequel se clôt l'œuvre de Freud. Car c'est bien ici que se nouent les rapports
les plus étroits entre la sexualité et la pulsion de mort. Le masochisme originaire
est un des concepts les plus obscurs de Freud. À partir du moment où celui-ci
avance l'idée d'une pulsion de mort originairement dirigée vers l'intérieur et dont
toute l'agressivité est la fraction secondairement projetée au-dehors, on est en
présence d'une spéculation qui ne manque pas de pouvoir de conviction mais qui

1. Bien qu'il ne croie pas à la pulsion de mort. Disons de l'agression.


LE MAL

demeure improuvable et renvoie dos à dos ceux qui confondent pulsion de mort
et agressivité et ceux qui se rangent au côté de Freud. Il n'est pas sans intérêt de
rappeler qu'en France c'est chez Pierre Marty et ses collaborateurs qu'on trouve
les partisans les plus convaincus de la pulsion de mort c'est-à-dire du côté de
ceux qui observent les désorganisations somatiques progressives internes et non les
effets de l'agressivité extériorisée. On comprend alors que la conception de Freud,
telle qu'elle est décrite dans « Le problème économique du masochisme », représente
une complication par rapport au modèle de « La Négation » 1. Car il faut admettre
que la formation du Moi-plaisir purifié n'a pas réussi à projeter tout le mauvais à
l'extérieur. Peut-être l'appareil psychique doit-il se contenter d'une purge partielle
d'agressivité. Juste assez pour permettre la liaison de la libido érotique en Moi-
plaisir purifié. Toutefois la coexcitation libidinale est responsable de la transfor-
mation de la douleur en plaisir. Freud s'est débattu avec ces problèmes. Dans
Malaise dans la civilisation, il soutiendra que l'agressivité est rendue inoffensive
parce qu'elle est « introjectée », « intériorisée» mais, à vrai dire, renvoyée au point
même d'où elle était partie. Elle est secondairement « capturée» par le Surmoi.
Comment comprendre cette introjection de l'agression alors qu'elle est supposée
avoir été excorporée ou projetée? Le sens de la proposition freudienne est sans
doute d'affirmer que cette introjection s'accompagne d'une liaison neutralisante par
la libido érotique. En outre, le renoncement à l'agression (à la suite de l'intervention
de l'autorité externe) augmente considérablement l'agressivité interne! L'important
me paraît en tout cas de bien distinguer entre le sadisme du Surmoi et le
masochisme du Moi, le second étant beaucoup plus obscur que le premier.
Michel de M'Uzan dans son travail sur un cas de masochisme pervers dont
la lecture laisse difficilement insensible relate le désir profond du sujet dont il
expose le cas ce à quoi celui-ci aspirait c'était l'abaissement de la personnalité 2.
De M'Uzan marque très bien que la recherche de la souffrance n'est pas destinée
à éviter l'angoisse. Celle-ci se trouve en quelque sorte forclose à sa place règne
la douleur comme agent direct du plaisir. C'est le moment de rappeler que Freud
dès 1915affirme que les prototypes véritables de la relation de haine ne proviennent
pas de la vie sexuelle mais de la lutte du Moi pour sa conservation et son
affirmation 3.
Le masochisme primaire dont les rejetons sont si difficiles à lever, ou même
à transformer, ne témoigne pas seulement de la puissance de la fixation mais aussi
de l'insensibilité du sujet à ce que l'objet pourrait lui offrir. Tout analyste ressent

1. L'antériorité de l'article sur le masochisme, datant de 1924, sur celui consacré à la négation qui
lui est postérieur d'un an, ne change rien à l'affaire. Il est fréquent que Freud avance une idée et
n'aperçoive pas toutes ses conséquences dans les travaux qui succèdent de peu à celui où l'idée a été
émise pour la première fois.
2. M. de M'Uzan, De l'art à la mort, « Connaissance de l'inconscient », Gallimard, 1977.
3. Métapsychologie, op. cit., p. 41.
POURQUOI LE MAL?

ce qu'il y a de pervers dans le maintien inébranlable d'une réaction thérapeutique


négative. Mais il ne peut aussi s'empêcher de penser que cette ténacité ne s'explique
pas entièrement par la référence à la perversion. À travers elle se manifeste ce
qu'on pourrait considérer comme une liaison paradoxale. D'une part, la réaction
thérapeutique négative sert à maintenir la névrose de transfert et à empêcher sa
liquidation et, d'autre part, elle ne maintient la relation transférentielle qu'en
refusant le lien avec l'analyste. Elle paraît une forme isolée, un système clos voué
à la répétition interminable. Comme telle, elle relève d'une organisation narcissique.
Une telle manière de vivre la relation à l'objet n'est pas sans affecter le rapport à
la réalité. Il est souvent difficile de faire la part entre le masochisme de la réaction
thérapeutique négative et une dépression chronique, sur fond de relation schizoïde
avec appauvrissement progressif des relations au monde extérieur. En certains cas
on sera tenté d'aller plus loin et de penser qu'une telle autodestruction et un tel
rétrécissement des rapports au réel doivent camoufler une structure psychotique.
On voit donc que ce masochisme primaire n'est pas sans rapport avec un
narcissisme primaire et un retrait de la réalité. On pense à ce que Bion soutient
de la haine de la réalité (interne et externe) chez le psychotique.
Voilà donc en quoi le mal n'est plus tout à fait le même. Ce n'est plus
seulement le démon de la sexualité qui est en cause par la voie de la perversion,
c'est aussi, avec le masochisme originaire, l'« esprit qui toujours nie » et le péché
d'orgueil. Retraçant à vol d'oiseau quarante ans d'ceuvre freudienne, nous avons
suivi la voie de la dérive du négatif de la névrose comme négatif de la perversion,
au masochisme originaire comme cause de la réaction thérapeutique négative.
On devient névrosé pour n'avoir pas su dire non « comme il faut » à la
perversion. On le reste malgré l'analyse pour ne pas avoir su dire oui « comme il
faut » au renoncement à l'objet transférentiel.

La sexualité norme et anormalité

La plupart des perspectives modernes sur les perversions (Ilse et Robert


Barande, Georges Lanteri-Laura) tendent à souligner le caractère arbitraire et
purement social de la norme sexuelle et donc de la prétendue anomalie constituée
par la perversion. Joyce McDougall a plaidé « pour une certaine anormalité » l
une certaine cela marque une réserve et reconnaît implicitement une limite.
Il est tout à fait indéniable que nous ne considérons plus comme perversions
certains comportements sexuels tels que l'homosexualité. Il est également compré-
hensible que l'on accepte des conduites dites « perverses » lorsqu'elles mettent en

1. Cf. son livre Plaidoyer pour une certaine anormalité, « Connaissance de l'inconscient », Gallimard,
1978.
LE MAL

relation des adultes consentants aux penchants complémentaires. Ce qui toutefois


ne saurait être toléré par une éthique qui ne s'enracine pas dans des préjugés
sociaux, c'est la violence sexuelle imposée par un ou plusieurs partenaires à un ou
plusieurs autres contraints, par la force et sous la menace, de servir à la satisfaction
sexuelle d'autrui. Le cas extrême est bien entendu celui de l'asservissement sexuel
des enfants. On retombe sur cette vieille connaissance de la psychanalyse, mille
fois enterrée et toujours renaissante de ses cendres le traumatisme sexuel, la
séduction infantile. On aura beau affirmer que Freud, à la fin de sa vie, renoua
avec la théorie de la séduction à travers les soins donnés par la mère la première
séductrice de l'enfant comme l'a fait récemment Laplanche (après d'autres) ou
encore souligner la violence de l'interprétation maternelle avec Piera Aulagnier
ou plus généralement invoquer une violence fondamentale (Bergeret) on n'épuisera
pas ainsi le caractère spécifique, singulier et dévoyé du traumatisme sexuel
proprement dit. Pas plus qu'on ne relativisera l'importance de celui-ci dans une
conception plus englobante de traumatismes cumulatifs (Masud Khan). La confusion
des langues de Ferenczi témoigne de l'inévitabilité de la séduction. Et sans doute
les apports de cet auteur à l'élargissement de la signification du traumatisme ou
sur la nature de celui-ci (principalement narcissique) ont considérablement étendu
notre vision du phénomène. Il reste que le propre du traumatisme sexuel est de
provoquer la jouissance par la violence. Ce n'est pas cette connotation violente qui
en fait l'anomalie. Un certain degré de violence est en effet toujours associé à la
jouissance la plus partagée. C'est le fait que cette jouissance soit prématurée et
dépasse les possibilités de son intégration dans le Moi qui la rend traumatique.
Freud observa à l'égard de la chose à laquelle il ne cessa jamais de se référer
il en fait encore mention dans L'Homme Moise et la religion monothéiste la
froideur objective du scientifique. Je ne crois pas cependant qu'il ait jamais renoncé
à considérer que les événements de ce genre avaient une signification particulière
du fait de la nature de la fonction sexuelle, c'est-à-dire sa prématuration, ni qu'il
en ait minimisé les conséquences au point de vue moral, aussi bien du côté de la
fixation possible (effet positif du traumatisme qui pousse à sa répétition) que de la
défense développée à son endroit (effet négatif du traumatisme poussant à la
prévention de son retour dans la conscience au prix d'un appauvrissement du Moi).
Il y a donc une éthique à l'égard de la sexualité qui ne sera jamais supprimée par
une levée sociale des interdits. La scène de séduction par l'adulte n'est pas le cas
le plus extrême. Pour aller jusqu'au bout de cette violence, c'est bien à l'Œdipe
qu'il faut se référer, c'est-à-dire à l'inceste. Or on sait que l'inceste père-fille est
beaucoup plus répandu que l'inceste mère-fils et que ses conséquences sont, semble-
t-il, moins dommageables. Peut-on alors, dans le cas de l'inceste mère-enfant, parler
de violence puisqu'un tel acte n'est guère imposé au fils ou à la fille et qu'il est
même désiré sinon provoqué par eux? Je crois qu'il faut parler de violence malgré
le consentement du partenaire, voire même de l'initiative du plus jeune des deux
POURQUOI LE MAL?

membres de ce couple, parce que l'activité séductrice de la mère active ou passive


est aliénante. C'est-à-dire qu'elle sature entièrement le désir de l'enfant et ne laisse
plus de place pour un autre objet de désir. Il est remarquable que l'inceste ne soit
pas catalogué comme une perversion.
En somme la sexualité n'a partie liée avec le mal que lorsque sa composante
érotique est dominée par sa composante narcissique, c'est-à-dire lorsque la haine
qui prend sa source, comme nous l'avons rappelé, dans l'auto-affirmation du Moi,
monopolise presque entièrement l'érotisme. Dans « Le problème économique du
masochisme », Freud donne comme synonyme de la pulsion de destruction la
pulsion d'emprise et, ce qu'on remarque moins, la volonté de puissance.
Si le masochisme peut être interprété comme le signe d'une volonté de
puissance « inversée », il faut encore ajouter qu'à la différence de la volonté de
puissance commune, celle-ci est infaillible. Elle ne connaît pas la défaite, puisque
ce qui pour les autres est cause d'abattement, déception des espérances, signe de
défaveur du destin est ici suprême apothéose. Plus dure sera la chute, plus haute
la victoire. Au jeu de « qui perd gagne », il est facile d'être invincible. D'autant
que la volonté de puissance ordinaire exige soit l'asservissement soit le consentement
de l'objet, donc institue une dépendance aléatoire. Alors que le renversement
masochique ne dépend que de soi et s'affranchit de toute incertitude. Le pire n'est
pas toujours sûr? Voire.

La culpabilité et l'amour du mal

Nous avons consacré une bonne part de notre réflexion aux relations du mal
avec la perversion et avec le masochisme originaire. Considérant ce dernier aspect,
nous avons soulevé la question de ses rapports avec la dépression. En effet, parler
du mal c'est nécessairement parler de la culpabilité, du sentiment inconscient de
culpabilité. En liant la névrose à la perversion, Freud du même coup mettait en
relation la névrose avec la culpabilité, cette dernière ne s'expliquant que par la
référence inconsciente implicite à la perversion. Avec la réaction thérapeutique
négative la question de la culpabilité prend un tour nouveau. Celle-ci apparaît
dans le transfert nouée de façon intime avec le masochisme originaire et pourtant
elle demeure en quelque sorte inexplicable, hors de proportion avec ce qui est
supposé en rendre compte. C'est vraiment le cas de le dire .« Il n'y a pas de quoi
fouetter un chat!» Le masochisme du Moi dépasse de beaucoup le sadisme du
Surmoi. Et c'est bien ici que nous tombons peut-être sur le vrai problème du mal.
La perversion comme esprit du mal renvoie à un certain nombre d'instances
sociales répressives dont la plus manifeste est la religion. On a fait remarquer que
les religions orientales n'avaient pas la même attitude condamnatrice à l'égard de
la sexualité que celle qui est si répandue en Occident. L'Ancien Testament ne
LE MAL

paraît guère réprouver la sexualité et consent à trouver en elle une source de joie
même en dehors de toute visée procréatrice. C'est surtout la morale chrétienne
qui a prononcé cette condamnation, par la voix de saint Augustin en premier. Il
est donc relativement aisé d'« expliquer » la conception du mal au moyen d'une
analyse historique-géographique-sociologique-idéologique, etc. En revanche, lorsque
l'on considère la culpabilité telle qu'elle s'exprime dans la dépression mélancolique,
aucune sorte d'explication et en tout cas pas une référence à un pouvoir répressif
ne vient élucider le phénomène. Le Mal est ici un a priori. Cette expression
évoque Kant. Freud, à cet égard, rappelant les variations du Surmoi, telles que la
mélancolie permet de les observer, infirmait le jugement du philosophe selon lequel
notre conscience morale était aussi immuable que le ciel étoilé au-dessus de nos
têtes. Or il est remarquable que la mélancolie soit une névrose narcissique, que
son rapport avec la perversion soit des plus lâches et que les autoreproches du
mélancolique portent rarement sur des fautes sexuelles. De même, dans la réaction
thérapeutique négative, ce ne sont plus les conflits sexuels qui font l'objet de
l'irrémissible culpabilité mais une faute plus essentielle « Je n'ai pas le droit
d'exister.»
Avant de défendre cette inexplicabilité du mal, il reste à prendre encore en
considération une donnée celle de la destructivité. A n'en point douter, elle joue
un rôle capital. Mais on ne peut évaluer celui-ci qu'en faisant la distinction avec
le sadisme. La destructivité qui est en question ici est celle du meurtre sans passion.
Le crime à froid consiste à tuer ses victimes, donc ses objets, sans les toucher,
comme s'il s'agissait de les priver même de la jouissance masochique qu'ils
pourraient trouver à sentir les blessures qu'on leur infligerait. L'annihilation par
néantisation consiste dans le désinvestissement brutal souvent inconscient de
celui qui, hier, était encore quelqu'un à qui l'on était lié d'amour et/ou de haine
et qui devient du jour au lendemain un étranger, voire un inconnu. Cette forme
de destructivité est plus redoutable que celle qui se manifeste sous l'aspect d'une
haine inextinguible, inoubliable, appelant une vengeance impardonnable que les
années ne réussissent pas à assouvir ou à user. On devine que cette dernière est
étroitement intriquée à la libido érotique dans la passion qu'elle évoque.
Le monstre froid et cruel de la destructivité va de pair avec les figures les
plus traditionnelles du mal. Car le mal est insensible à la douleur d'autrui et c'est
en cela qu'il est le mal. Le bien est fondé sur la sympathie « la souffrance avec »
qui pousse à soulager celui qui peine, alors que le mal n'est pas toujours ce qui
souhaite augmenter cette souffrance. Pire il préfère l'ignorer.
On comprend alors les racines narcissiques du mal. Paradoxe du mélancolique
d'un côté, il souffre mille morts dans la douleur morale la plus extrême et la
culpabilité la plus inexpiable, celle-ci s'alimentant à des vétilies qui laissent
l'interlocuteur à court d'arguments lorsqu'il s'efforce d'en montrer la bénignité; et,
de l'autre, ce pécheur voué à la damnation se montre d'une étrange insensibilité,
POURQUOI LE MAL?

il est entièrement centré sur lui-même et ne s'intéresse qu'à sa personne et aux


dangers qui la menacent. Le sentiment de la disproportion qui existe entre les faits
que se reproche le mélancolique et la souffrance qu'il paraît s'infliger pour se
punir n'a d'égal que celui qui sépare les griefs qui sont nourris à l'égard d'un tiers
et le mal qu'on lui fait subir pour s'en punir. Dans ces conditions pas plus que
les autoreproches du mélancolique n'expliquent sa mélancolie, pas plus les reproches
de celui qui fait le mal n'expliquent le mal qu'il fait.
Je fus un jour frappé par cette définition du méchant il est celui non qui
fait le mal, mais qui aime le mal. Tout le monde fait le mal mais certains l'aiment.
Mais aimer le mal qu'est-ce? Est-ce jouir de la souffrance d'autrui? Sans doute, et
c'est là le cas le plus banal. Mais il y a un amour du mal beaucoup plus radical,
bien plus impersonnel. Aimer le mal c'est aimer le détecter, le désigner, le localiser
pour trouver matière à l'exterminer, pour penser qu'une fois le mal vaincu et
anéanti, le bonheur et le Souverain Bien régneront sans partage. Dès lors la
culpabilité disparaît puisque les tâches les plus destructrices sont des actions
purificatrices. Aimer le mal est donc assurer le triomphe définitif du bien.

Parenthèse littéraire

La source littéraire est intarissable pour alimenter notre réflexion. Aussi ne


m'épuiserai-je pas à chercher des illustrations sur les personnifications du mal. Je
m'arrêterai à une œuvre très largement connue. Shakespeare a créé trois personnages
habités par le démon du mal Richard III, lago, Edmund. Freud s'est intéressé au
premier dans « Les Exceptionsen analysant le célèbre monologue de celui qui
n'est encore que Gloucester Iago et Edmund n'ont pas retenu son attention bien
qu'il ait consacré quelques remarques incidentes à Othello (le mouchoir comme
fétiche) et que le roi Lear ait fait l'objet d'une de ses plus belles études, « Le motif
du choix des coffrets ». En rapprochant ces trois caractères on peut leur découvrir
un trait commun ils sont des frères (au sens large) spoliés. Richard non seulement
parce qu'il est malformé, mais parce que sa position de puîné lui ôte toute chance
d'accéder au trône. D'où la nécessité d'un fratricide répété. Iago n'a pas de frère
mais on peut considérer Cassio comme un frère d'armes qu'Othello lui préfère et
élève au rang d'enseigne bien que Iago soit plus ancien. D'où la machination qui
doit aboutir à la disgrâce de Cassio et de Desdémone ainsi qu'à la ruine d'Othello.
Enfin Edmund est le bâtard de Gloucester, donc écarté des privilèges attachés à
la filiation légitime.

1. Cf. le numéro que la Nouvelle Revue de psychanalyse a consacré à «L'amour de la haine"»


(n° 33, printemps 1986).
2. Cf. « Quelques types de caractère dégagés par le travail psychanalytique » in L'Inquiétante
étrangeté et autres essais. Traductions nouvelles de Sigmund Freud, Gallimard, 1985.
LE MAL

On constate donc que les trois vilains de Shakespeare présentent tous les trois
un complexe fraternel qui les pousse au fratricide 2, tout comme dans la Bible
Caïn tue Abel plus aimé de Dieu. Cette exploration du complexe fraternel se
relève étrangement féconde. Lucifer ne se révolte-t-il pas contre Dieu parce qu'il
a perdu la préférence aux yeux de l'Éternel 3.
On pourrait suivre les prolongements de ce développement dans l'œuvre de
Freud. En 1922, écrivant son article « Sur quelques mécanismes névrotiques dans
la jalousie, la paranoïa et l'homosexualité », il insiste sur l'importance, dans
l'homosexualité, du refoulement de la haine à l'égard d'un frère cadet. La haine
pour le semblable le frère au sens large n'est pas refoulée comme celle qui se
porte sur un parent dont on est toujours dépendant à plus d'un égard. On a
davantage besoin de son amour et de sa protection. Mais cette haine fraternelle
qui pousse aux extrémités du mal naît souvent parce que l'objet de la haine est
supposé être plus aimé par un parent dans le cas de Satan par le Père.
L'« explication » de la haine réside donc apparemment dans la douleur créée par
la perte d'amour. Reste que, dans les cas cités, la disproportion entre le « trauma-
tisme» et les conséquences qu'il entraîne est incommensurable.
Mais allons plus loin. Portons-nous vers la plus tragique des figures du mal et
sans doute la plus impénétrable, Macbeth. En fait, il faudrait dire les Macbeth,
unissant le couple royal en une seule personne. La soif de meurtre de Macbeth
est sans explication. Il tue pour être roi, parce qu'il croit en la prédiction des
sorcières qui lui annoncent qu'il sera roi. Par impatience il continuera de tuer en
voulant exterminer la descendance de Banquo qui doit régner, alors que lui-même
n'a pas d'enfant. Ainsi donc Macbeth tue son roi par impatience et veut tuer les
enfants de son ami alors qu'ils ne prennent pas la place de ses propres enfants.
Ceci à l'origine. De fil en aiguille il ira beaucoup plus loin dans le meurtre. Je
puis attester que des quatre grandes tragédies de Shakespeare (Hamlet, Macbeth,
Othello, Lear) Macbeth est de loin celle dont la psychanalyse appliquée est la plus
difficile, celle qui livre le moins de ressorts inconscients, celle enfin que la critique
reconnaît unanimement comme la tragédie du mal, mais où, ajouterai-je, l'épaisseur
tragique est la plus résistante à toute pénétration psychologique. Non que l'on ne
puisse, comme Freud l'a déjà fait, y déceler le problème de la stérilité mais parce
que là encore voir dans Lady Macbeth un être « qui échoue devant le succès » ne
témoigne que très partiellement de l'emprise du mal dans l'esprit de Macbeth. Je
n'irai pas plus loin dans l'analyse de Macbeth 4. Je n'y fais référence que pour
l'opposer aux trois autres personnages dont les « mobilespouvaient à la rigueur

1. Cf. Bernard Brusset: «Le lien fraternel et la psychanalyse », in Psychanalyse à l'Université,


n° 45, 1987.
2. Comme Claudius tue son frère le roi Hamlet.
3. Voir entre autres le Paradise Lost de Milton.
4. Je me propose d'y revenir dans un travail ultérieur.
POURQUOI LE MAL?

se comprendre. Quand un dramaturge comme Shakespeare propose de développer


sur la scène un caractère participant à une intrigue, il lui faut un minimum de
vraisemblance pour le rendre crédible; ceci pour satisfaire aux besoins de la
rationalisation des spectateurs. Mais, à y regarder de plus près, le vrai est ce qui
n'est pas vraisemblable; il est ce que l'évidence impose de reconnaître comme
inexplicable en certains cas. Pourquoi? Parce que c'est comme ça. En d'autres
termes parce que la psychanalyse n'est pas une psychologie, que la théorie des
pulsions est peut-être notre mythologie et que les mythes sont parfois des moyens
pour dire des vérités autrement indicibles.
Cette incursion dans le théâtre de Shakespeare nous donne l'occasion de
refaire une observation que l'expérience vérifie constamment. La noirceur de
certaines âmes, ou leur propension au mal est un puissant excitant de l'imagination.
« On ne fait pas de la bonne littérature avec de bons sentiments », dit Gide. Soit,
mais pourquoi fait-on de la bonne littérature avec de mauvais sentiments? Il est
inutile de multiplier les exemples pour montrer que la réussite littéraire couronne
beaucoup plus volontiers le vice que la vertu. Sans même se porter aux sommets
des œuvres de la civilisation, si nous nous contentons de jeter notre regard sur
l'art de consommation courante dont les médias ont amplifié la production (littérature
policière ou d'espionnage, séries télévisées, films, etc.) nous faisons une consom-
mation impressionnante de violences agressives et sexuelles, de meurtres et même
de massacres en tous genres ayant pour cadre le présent, le passé ou l'avenir
(science-fiction), la jungle asphaltée ou naturelle, en intérieurs comme en extérieurs,
sans nous lasser de revoir éternellement la même intrigue à peu de chose près
(dans le western, par exemple). Il n'y aurait pas lieu de s'étonner puisque cet art
populaire ne fait que véhiculer des satisfactions impossibles ou interdites, à bon
marché, de manière tout à fait inoffensive et même prophylactique. On peut en
convenir. Reste que le caractère massif de cette production témoigne en faveur de
nos besoins en ce domaine. Il est classique de plaisanter sur le fait que le Paradis
doit être bien ennuyeux et l'Enfer plus distrayant. Il est en tout cas certain que
l'Enfer est plus crédible que le Paradis et qu'il incite davantage à imaginer des
souffrances dont la variété est inépuisable.
Nous constatons donc que le Mal est un excitant intellectuel et affectif, qu'il
stimule l'imagination créatrice chez ceux qui ont pour tâche de produire et apaise
les tensions chez ceux qui ont le loisir de consommer. Ceci ne concerne pas
seulement les œuvres médiocres puisque l'on peut appliquer le même constat à la
Grèce classique qui accoucha de la tragédie. Et l'on se rappelle aussi que Platon
voulait bannir de la cité des spectacles que nous considérons comme sublimes mais
qu'il jugeait susceptibles de corrompre l'âme des citoyens de sa République idéale.
Mais est-il bien sûr que le jeu sous toutes ses formes soit, comme l'a défendu
Winnicott, une source de créativité, une possibilité de déploiement de l'être? Le
sport, puisqu'il faut y venir, a perdu cette noblesse d'âme et cette loyauté qui
LE MAL

mettait aux prises des adversaires s'estimant et se respectant. Pour gagner il faut
haïr son adversaire refrain connu. Après tout il y a peut-être là moins d'hypocrisie
que par le passé. Mais lorsque le public des matchs de football se livre à un
déchaînement de violence meurtrière contre les partisans de l'équipe adverse, où
est la catharsis bienfaisante, la valeur symbolique du combat, pacifique substitut de
l'affrontement de deux armées? Et surtout comment l'expliquer?
Nous sommes passés du mal comme excitant fantasmatique, qu'on pourrait
encore rattacher au sadisme, au mal comme violence aveugle et paranoïaque.

De la transgression à la désintrication pulsionnelle

Nous retrouvons toujours la même structure, le même schéma d'abord, le


mal défini par l'interdit et le désir de jouir de sa transgression, soit en acte
(perversion), soit en fantasmes (fiction), formes analysables de ces conduites et du
plaisir qu'elles recherchent. Puis de là, nous glissons à un autre aspect du mal la
destruction pure et intégrale et, comme telle, inanalysable. Nous confirmons donc
répétitivement l'hypothèse freudienne de l'intrication et de la désintrication des
pulsions. Intriquée à la libido érotique, la libido destructrice peut conduire à une
variété d'expressions occasionnant le plaisir ou la jouissance d'une manière
intelligible. Désintriquée, la libido destructrice devient proprement insensée.
Nous revoilà face à une distinction proposée antérieurement entre folie et
psychose. Tandis que la première implique l'intrication avec la libido érotique,
quelle que soit son expression agressive, la seconde laisse la haute main à la
destructivité, soit que celle-ci domine largement l'érotique, soit encore qu'elle soit
presque entièrement désintriquée. Ceci s'accorde également avec notre hypothèse
sur le rôle de « fonction désobjectalisante » que nous attribuons à la pulsion de
mort 1. Pour pousser la destructivité suffisamment loin à l'égard de l'autre, la
condition indispensable à la réalisation de ce projet est de le désobjectaliser, c'est-
à-dire de lui retirer sa propriété de semblable humain. Or cette situation est
incompatible avec la jouissance sadique qui exige l'identification à l'alter ego
masochique. On l'a dit et répété dans le couple sadomasochique, c'est toujours le
sadique qui se dégonfle le premier.
La pomme est un fruit certes agréable mais assez commun et supplanté par
beaucoup d'autres quant aux délices qui enchantent le palais. Mais frappez le
pommier d'interdit et laissez un serpent s'enrouler autour de ses branches, nulle
autre nourriture ne paraîtra plus exquise. L'attrait du fruit défendu fait du mal
un condiment qui en relève le goût. La sagesse populaire le reconnaît. Parvenu

1. Cf. La pulsion de mort par Green, Ikonen, Laplanche, Rechardt, Segal, Widlëcher, Yorke.
PUF., 1986.
POURQUOI LE MAL?

cependant à certains interdits fondamentaux comme la prohibition de l'inceste, on


se perd en conjectures pour connaître l'origine et la cause d'une telle restriction.
Ce n'est pas le lieu de faire rebondir le débat. Nous nous en tiendrons à la
remarque capitale de Freud on n'interdit que ce qui peut être l'objet d'un désir.
Dès lors ce qui connote cet aspect du mal, c'est de passer outre la limite déclarée
infranchissable pour réaliser son désir. Reste à savoir pourquoi le désir en question
est déclaré maléfique. La réponse est double soit parce que la satisfaction mettrait
en péril la santé de celui qui se livrerait à son bon plaisir et l'on sait à quel
point on abusera de l'argument (la masturbation rend idiot), qui pourtant repose
parfois sur une base réelle soit parce que cette satisfaction menace l'ordre social.
Cette double causalité est donc naturelle et/ou culturelle. Mais elle appelle des
nuances ce qui est inoffensif à certaines quantités pourrait devenir nocif au-delà
d'une certaine limite. Dans d'autres cas, le mal n'est pas négociable et l'on est
d'un côté ou de l'autre de la barrière sans compromis possible. Dans l'opposition
des raisons naturelles ou culturelles on voit bien que si les premières ne dépendent
que d'une connaissance rigoureuse de la médecine qui ne relève que de la science,
les secondes en revanche ne peuvent prétendre à la même certitude et varient
d'une époque à l'autre ou d'une région à l'autre. Or la causalité naturelle sert ici
de modèle. La causalité culturelle s'efforce de s'appuyer sur elle pour donner à
ses jugements une assise qui ne souffre pas de discussion. « C'est interdit », dit le
parent. « Pourquoi ?» demande l'enfant. « Parce que c'est mauvais pour la santé.»
René Diatkine, dans une interview accordée à un organe de grande diffusion,
conseillait aux parents d'éviter dans leurs réponses aux enfants les rationalisations
de leurs interdits et de donner comme seule justification de leur décisions « Parce
que ça ne me plaît pas.Quoi qu'il en soit, la situation d'interdit en référence
avec le mal, si elle augmente indiscutablement le désir, de par l'obstacle qui est
ainsi élevé contre sa réalisation, a aussi une autre fonction. Elle est implicite dans
tous les modèles que nous avons exposés, qu'ils soient de Freud ou de Melanie
Klein la position de la dichotomie bien/mal est fondatrice d'un ordre et donne
ainsi un sens à l'existence humaine. Poser la question de savoir si ce sens découle
de l'ordre des choses c'est-à-dire de la création divine et comme tel d'un absolu
ou des décisions humaines c'est-à-dire d'un certain arbitraire et comme tel
n'ayant qu'une valeur relative est une préoccupation qui n'intervient qu'après
l'acceptation d'un tel principe ordonnateur de la réalité humaine.
On peut remarquer au passage que, selon la loi anglaise, c'est la capacité de
discernement entre le bien et le mal qui détermine la responsabilité d'un délit, là
où la loi française, plus théoricienne, parle de « démence », terme beaucoup plus
imprécis si l'on songe qu'il se rapporte à la signification que la médecine et les
juristes accordaient à ce terme en 1838!
Et c'est en effet cette discrimination qui est pourvoyeuse de l'ordre des
significations dans la vie sociale. Pour revenir à la question de la norme, rappelons
LE MAL

que, s'il est aisé de faire observer que celle-ci varie sans cesse historiquement et
géographiquement, ce qui est invariant, en revanche, c'est la référence à une norme
quelle qu'elle soit.
Ainsi le mal est un agent stimulant de la créativité, une source d'excitation
du plaisir fantasmatique, une cause d'aiguisement du désir et un principe d'ordre.
Cela suffit à expliquer sa nécessité, sa force, sa permanence. Mais cette logique est
trop intellectualiste. La logique propre du mal est au contraire de révéler qu'à
défendre ce point de vue on ne traite que des couches les plus superficielles du
contraire du bien. La malignité du mal, celle qui fait retomber la malédiction sur
la tête de ceux qui s'en rendent coupables, n'est plus exercée en vue du plaisir
mais dans le soulagement d'une tension qui cherche la décharge; elle n'engendre
plus aucun désir mais s'accomplit dans l'indifférence et l'insensibilité d'une psyché
qui a cessé de fantasmer pour se trouver prisonnière d'une action déchaînée soit
avec une méthode implacable, mécanique, soit dans le chaos qui ne s'arrête que
sous le contre-feu d'une autre violence. Elle n'est plus exercée au nom d'un
principe d'ordre car celui-ci consiste à régler des rapports conflictuels alors que le
désordre qui est ici mis en acte vise l'anéantissement de ce qui n'est pas lui, ou à
l'assujettissement total, définitif, absolu de ce qui s'oppose à lui.
Les phénomènes dont nous parlons ont un champ d'application plus social
qu'individuel et relèvent moins de leur appartenance à la pathologie qu'à l'étude
des sociétés. C'est une erreur d'assigner des frontières si étroites à la pathologie.
Car les groupes sociaux en question ou les sociétés auxquelles je fais allusion sont
malades. Du mal à la maladie on est renvoyé constamment de l'un à l'autre.

Le mal observé

En fait, les psychanalystes sont mal placés pour parler du mal. Pas plus que
les pervers ne sollicitent leur aide ceux qui le font ne demandent pas à être
« guéris » de leurs perversions mais d'autre chose pas plus ils n'ont vraiment
l'expérience de ceux qui aiment le mal. Seuls arrivent sur leurs divans ceux qui
ont l'idée obsédante qu'ils pourraient tenter de le faire à leur insu. On aura
reconnu les obsessionnels. Il faut aussi ajouter à ceux-ci les nombreux déprimés
tourmentés par les rigueurs de leur Surmoi. Mais, pour ce qui est des délinquants,
des criminels ou des mauvais sujets de tout acabit, en dépit d'études classiques
anciennes et d'expériences trop peu nombreuses menées par des psychanalystes
en milieu carcéral, on ne peut dire que ce soit là un sujet central de préoccupation
dans la psychanalyse.
Si tout ce dont nous pouvons parler est du masochisme sous toutes ses formes,
pour traiter de la question du mal, il faut bien reconnaître que notre bagage est
assez limité. Cela ne saurait remplacer l'abord immédiat de la problématique du
POURQUOI LE MAL?

mal non à travers le Surmoi mais par l'action dominante du Ça. Car on pourrait
soutenir qu'à partir du moment où un sujet accepte la situation d'analyse avec son
cadre, ses règles et ses exigences d'auto-examen, il n'est plus un bon matériel
d'étude pour comprendre ce qu'est le mal. Quand j'interroge ma propre expérience,
il m'est très exceptionnellement arrivé d'éprouver un affect contre-transférentiel
m'indiquant que l'analysant que j'écoutais était « vraimentméchant. Et pourtant
c'est un jugement qu'il peut m'arriver de porter à l'égard de personnes qui ne sont
pas mes patients. Suffirait-il alors qu'on soit en situation d'analyse pour échapper
à l'infamie? Je crois plutôt que si la proximité incline à la sympathie, il y a lieu
de penser que l'acceptation de l'interrogation sur soi qu'implique l'analyse écarte
en elle-même la caractérisation d'un sujet selon le critère du mal.
Pourtant, je demeure convaincu que le mal existe et qu'il n'est pas une défense
ou une attitude de façade, ou le camouflage d'une psychose. Il faut aller chercher
le mal là où il sévit. Dans le monde extérieur. S'il est vrai que les échos qui nous
en parviennent sont déformés, je crois cependant que ce qui nous en est rapporté
est suffisamment crédible pour nous pousser à réfléchir.
Je ne craindrai pas de dire que la psychanalyse se révèle totalement dépassée
par les effets du mal dans nos sociétés actuelles. Faute de matériel clinique je
voudrais rapporter une expérience qui m'a frappé tandis que je réfléchissais à la
rédaction du présent article. Au cours d'un voyage, j'achetai Le Nouvel Observateur
(semaine du 12 au 18 août 1988). Je vais en donner une recension aussi sèche que
possible.

La couverture montre un homme au crâne rasé vociférant, poing dressé contre


l'objectif. Titre La violence des skin gagne la France.
Ces jeunes qui vous font peur.
P. 3 Parmi les caricatures de Wolinski l'une porte en intertitre « Les jeunes
qui tuent. »
P. 4 Easy Hopper. Article sur Denis Hopper auteur de « Colours » sur les bandes
armées de Los Angeles (voir plus loin).
P. 6 Dernière partie de trois articles sur Jimmy Swaggart, faux messie de
l'Amérique. Article sur les turpitudes, la cupidité et la vindicte des prédicateurs
américains qui se font la guerre en s'accusant de pratiques sexuelles sous l'influence
de Satan.
P. 25 Chronique de Jacques Juillard référence aux enfants morts sous la torture
ou à la suite de mauvais traitements.
P. 29 Article sur la Tchécoslovaquie. La société tchèque connaît « la drogue, le
sida, le marché noir ».
P. 30 Article sur la Birmanie. Sous-titre Il avait dit « Si on en tuait dix mille
le problème serait réglé pour de bon. II a fallu mille cinq cents morts pour obliger
le général Scin Lwin à partir. »
P. 32-33 Article sur le Liban (sans commentaires) « .les marchands du crime
commercialisent la guerre. »
LE MAL

P. 36 Article sur l'O.L.P. Rien dans le texte, mais l'association libre est lourde.
P. 48-51 « Ces jeunes qui vous font peur. » Impossible à résumer. A lire
intégralement pour prendre la mesure de l'incroyable.
P. 52-54 U.S.A. les nouveaux sauvages. Exemplaire et terrifiant.
P. 55: Interview du P'Walgrave. «S'agit-il d'un phénomène en expansion?
Réponse ça s'étend indubitablement. »
P. 61 Article sur Soyinka, prix Nobel emprisonné pour ses opinions politiques.
P. 63-64 Article sur Marat, « Un homme de sang mort dans le sang, extraordinaire
figure de nouveau martyr » (intertitre).
P. 78-79 Les petites annonces certaines sages, d'autres invitant à la perversion
(cris et châtiments). Combien anodines au regard de tout ce qui précède!

Je ne tiens pas Le Nouvel Observateur pour un hebdomadaire complaisant à


l'égard des manifestations de la violence et je ne crois pas que ce numéro soit
exceptionnellement chargé en horreurs. (Quelques jours après nous avions droit
aux massacres du Burundi.) J'ai préféré, aux jugements de portée trop générale, la
recension des faits. J'ai voulu montrer qu'à notre insu, ou sans que nous y prêtions
attention, nous étions assiégés non seulement par la violence, constat banal, mais
par le mal. Des rationalisations sociologiques ou politiques peuvent proposer des
explications. Quand on met celles-ci à l'épreuve, elles ne tiennent pas. C'est-à-dire
une fois de plus que les effets sont sans commune mesure avec les causes. Pour
finir, peut-être parce qu'il est intolérable d'accepter cette absence de causalité
convaincante, une seule hypothèse me paraît pouvoir être retenue. Celle de Freud
on projette le mauvais à l'extérieur pour ne pas qu'il vous tue à l'intérieur. Sur ce
point ce que dit Melanie Klein ne diffère pas de ce que dit Freud. Le mal serait
alors l'effet d'un désir de ne pas mourir. Une conjuration contre le suicide. Le
journalisme n'est certes pas une référence acceptable dans un article qui se veut
sérieux. On aura tôt fait de stigmatiser mon exploitation intéressée de ce genre
d'événements, le caractère superficiel de l'information, voire la désinformation,
l'absence d'une réflexion en profondeur, l'emprise de l'actualité, le manque de
recul, etc.
Eh bien, prenons de la hauteur!

L'Ancien et le Nouveau

Quiconque s'interroge sur le problème du mal a tôt fait de constater qu'il


compte parmi les plus vieilles préoccupations que l'on puisse recenser depuis que
l'histoire nous a légué des traces de ce que pensaient les hommes. Pas une
mythologie ne passe sous silence les forces malveillantes qui poursuivent les hommes
et ruinent leurs tentatives de bonheur. Pas une cosmogonie qui ne fasse une place
aux puissances du monde animées de malignité. Pas une théogonie qui s'abstienne
POURQUOI LE MAL?

de mentionner des divinités maléfiques. Le mal change de forme, de manifestations,


de supports, de contenus; sa permanence demeure, inébranlable.
Pour nous en tenir à notre seule civilisation occidentale, ce qui incite à la
réflexion est l'élaboration continue, évolutive sur le mal depuis les formes qu'il
prend avant même les écrits vétéro-testamentaires, jusqu'à l'éthique de nos contem-
porains, qu'ils soient théologiens, philosophes ou moralistes. La psychanalyse, depuis
qu'elle existe, est venue grossir cette réflexion et la compliquer passablement. Mais
l'ancienneté du problème du mal et l'évolution des idées en ce qui le concerne ne
suffisent pas à justifier notre intérêt. Ce dernier s'alimente également dans la réalité
du récent. Il aura été donné à notre époque de connaître la forme la plus achevée
et la plus accomplie du Mal avec la Shoah.
Il est diverses manières de considérer cet événement sans précédent dans
l'histoire. Je me bornerai à deux remarques. Les témoignages sur la Shoah (films,
écrits, récits) donnent une image du mal qui naît, à mon avis, de ce que j'ai appelé
la désobjectalisation, comme conséquence de la pulsion de mort. Le sadisme y
frappe moins que l'efficacité du rendement et la cruauté s'efface devant le souci
d'ordre et de propreté dans l'extermination. L'image pour moi la plus éloquente
d'un film sur le ghetto de Varsovie est celle de l'indifférence souveraine des deux
officiers nazis traversant une rue jonchée de cadavres qu'ils paraissent ne pas voir.
Le sadique ne peut que s'identifier au masochisme de son partenaire (comme
l'inverse). Ici le mal repose sur l'indifférence au visage du semblable déclaré
étranger absolu, et même étranger à l'humanité ceci pour les bourreaux.
Ma deuxième et dernière remarque concerne les victimes. Je ne parle pas de
ceux qui ont péri mais de ceux auxquels le destin a permis de survivre. Tout
indique à travers leurs témoignages qu'ils n'ont toujours pas compris. Et nous
encore moins.
La Shoah a pris fin avec la terminaison de la dernière guerre mondiale. Mais
elle a représenté un saut décisif dans l'agir du mal, tel que rien en ce domaine ne
sera plus jamais comme avant. Même quand les manifestations du mal prendront
des aspects très éloignés de ce qui se joua durant ces années, il en restera toujours
quelque chose qui évoquera, d'une manière ou d'une autre, ces temps de l'holocauste.
Le plus intolérable est que les victimes d'hier ou leurs descendants pourront à leur
insu se retrouver de l'autre côté de la barrière. Sans même savoir pourquoi.

Pourquoi ?

Dire que le mal est sans pourquoi ne dispense pas de poser la question
« Pourquoi ? » Je vois deux réponses possibles. La première est le fruit d'un déni
« Tout le mal est dans l'autre, donc si j'élimine l'autre, responsable du mal, j'élimine
le mal. » Position paranoïaque et persécutive qui repose sur une idéalisation de soi
LE MAL

et qui conjure ainsi l'angoisse dépressive de se reconnaître mauvais. Ainsi cette


projection du mal qui à l'extrême paraît absurde est au contraire très fondée, si
l'on a en vue sa valeur défensive contre la mélancolie suicidaire qui menacerait.
Cette position ne se rencontre pas seulement dans les phénomènes sociaux, où l'on
reconnaît aisément nombre d'idéologies totalitaires ou religieuses « xénophobiques»
au sens le plus large (tout ce qui n'est pas comme moi ou ne pense pas comme
moi est contre moi, et de plus à la solde de l'étranger, c'est-à-dire de l'ennemi),
mais aussi dans certaines structures cliniques qui ne peuvent lutter contre des
angoisses persécutives internes fort mutilantes (psychiquement et somatiquement)
qu'en rendant responsables de tous leurs malheurs leur mère, leur père, leurs frères
ou sœurs, leurs enfants, leur mari, leur femme, leur amant ou maîtresse, leurs
patrons, leurs collègues, leurs amis et, bien entendu, par-dessus tout, leur analyste.
Le mal est donc un facteur de maintien de la cohésion narcissique. Mais ici encore,
je serais tenté de dire que l'on n'a affaire en ces cas qu'à une couche relativement
sensée, donc plus proche du Moi que du Ça, de la destructivité.
La deuxième réponse est pour moi plus radicale. Elle tente de répondre plus
directement à la question « Pourquoi le mal est-il sans pourquoi ? » Cette réponse
qui nous a fui jusqu'à présent se découvre avec une grande simplicité. Le mal est
sans pourquoi parce que sa raison d'être est de proclamer que tout ce qui est n'a
aucun sens, n'obéit à aucun ordre, ne suit aucun but, ne dépend que de la puissance
qu'il peut exercer pour imposer sa volonté aux objets de ses appétits. On notera
que je ne dis pas son désir car le terme serait ici impropre; beaucoup trop « civilisé »
en la circonstance. Le mal est sans pourquoi, parce qu'il n'y a pas de pourquoi.
Sans l'avoir cherché, notre définition recoupe presque exactement celle qu'on peut
attribuer au Ça, ce daïmon de la pensée moderne, bien différent de celui de Socrate
qui l'inspire de son souffle. Cette vision du psychisme, proche d'une certaine Real
Politik de l'âme se veut démystificatrice. Elle est en fait une mystification, tout
comme le nihilisme. Sa fausseté ne réside pas dans le caractère inexact de ce
qu'elle avance, mais dans l'image incomplète qu'elle donne du psychisme. On ne
saurait bien entendu lui opposer la vision idyllique de l'idéalisme d'autant que
l'idéalisation (de soi) peut fort bien justifier la persécution d'autrui, comme nous
l'avons vu. Sous le masque d'une conception polémiste de l'homme (on parle
beaucoup de prédateurs de nos jours pour qualifier certains comportements sociaux;
tout récemment le terme s'appliquait aux spéculateurs en Bourse), cette vue « qui
ne fait pas de sentimentet se veut lucide n'est qu'une moitié de la vérité. Inutile
de rappeler ici qu'on a dit des pires bourreaux qu'ils pouvaient être bons pères,
bons époux, lire Platon à livre ouvert et jouer Mozart par cœur! C'est un fait. La
vérité ne réside pas dans la reconnaissance du conflit entre le bien et le mal comme
au sein de l'appareil psychique entre le bon et le mauvais, puis entre le bon et le
mauvais d'une part et le réel d'autre part. De même la vérité ne réside pas dans
l'invocation de l'absolue certitude qu'elle représente, rejetant tout le reste dans
POURQUOI LE MAL?

l'incertain, voire dans le faux, mais dans l'incessant conflit entre le vrai, l'illusoire,
le faux, etc. Autrement dit une conception du mal n'a de chance de refléter la
réalité qu'à condition de s'inclure dans une théorie de l'intrication et de la
désintrication des pulsions. Je rectifierai l'opinion de Freud en affirmant que
l'opposition entre l'Éros et les pulsions de destruction ne se borne pas à connoter
le premier par la liaison et les secondes par la déliaison. En fait, je crois qu'il
serait plus juste de supposer que l'Éros est compatible avec la liaison et la déliaison
imbriquées ou alternées mais que les pulsions de destruction sont pure déliaison.
Ainsi dire le Mal sans pourquoi, c'est affirmer qu'il est déliaison intégrale, et donc
non-sens total, force pure. Tel est le sens de cette destruction du sens qui affirme
que le Bien est un non-sens.

ANDRÉ GREEN
Claude Lanzmann

HIER IST KEIN WARUM

Il suffit peut-être de formuler la question au plus simple, de demander


« Pourquoi les Juifs ont-ils été tués?» Elle dévoile d'emblée son obscénité. Il y a
bien une obscénité absolue du projet de comprendre.
Ne pas comprendre fut ma loi d'airain pendant toutes les années de l'élaboration
et de la réalisation de Shoah je me suis arc-bouté à ce refus comme à l'unique
attitude possible, éthique et opératoire à la fois. Cette garde haute, ces œillères,
cet aveuglement furent pour moi la condition vitale de la création.

Aveuglement doit s'entendre ici comme le mode le plus pur du regard, seule
façon de ne pas le détourner d'une réalité à la lettre aveuglante la clairvoyance
même. Diriger sur l'horreur un regard frontal exige qu'on renonce aux distractions
et échappatoires, d'abord à la première d'entre elles, la plus faussement centrale,
la question du pourquoi, avec la suite indéfinie des académiques frivolités ou des
canailleries qu'elle ne cesse d'induire. « Hier ist kein Warum(« Ici, il n'y a pas
de pourquoi ») Primo Levi raconte que la règle d'Auschwitz lui fut ainsi enseignée
dès son arrivée au camp par un garde SS. « Pas de pourquoi » cette loi vaut aussi
pour qui assume la charge d'une pareille transmission. Car l'acte de transmettre
seul importe et nulle intelligibilité, c'est-à-dire nul savoir vrai, ne préexiste à la
transmission. C'est la transmission qui est le savoir même. La radicalité ne se divise
pas pas de pourquoi, mais pas non plus de réponse au pourquoi du refus du
pourquoi sous peine de se réinscrire dans l'obscénité à l'instant énoncée.

CLAUDE LANZMANN
VARIA
PORTRAIT D'ÉLÉONOKE, ET D'AUTRES PORTRAITS. Après la lessive, Éléonore me
demandait de l'aider à plier les draps. J'étais promu à la dignité d'ustensile.
La longueur d'un drap d'abord nous séparait. Elle décidait par une
secousse de le plier à gauche après que j'eus tenté de le plier à droite. Elle
tirait ensuite d'un coup sec qui m'entraînait à pas précipités on reprenait
la distance. Elle me guidait comme un cheval. On avançait l'un vers l'autre,
les bras levés, à se toucher les mains. Elle en profitait, cachée par le drap
pour me dire
Où étais-tu cette nuit?
Tout près, ma tante, tout près.
On repartait, séparés par un demi-drap. Elle avait un œil plus petit que
l'autre, c'est le grand qui ne me croyait pas. Elle plongeait les bras dans le
repli du linge comme dans un manchon. Nous nous rapprochions encore;
cette fois-ci les yeux dans les yeux
-Tu mens.
Comment le sais-tu? lui disais-je.
Elle reprenait les draps. Il ne me restait que le vide, je n'étais plus le
même.

Portrait de Z,.

L. était devenu homosexuel à la suite d'un raisonnement. Ces choses-là


n'arrivent qu'en France.

Portrait de S.

S. est un demi panaché, moustache blanche sur un reste de houblon.


Côté limonade il est bien allemand liquoreux. Côté bière plutôt pétillant,
amer aussi. Ce mélange atteint son cœur. Il dit « De père bavarois et de
mère cultivée, j'hésite entre deux âmes ».
VARIA

Vente à Drouot

C'est vu, sept cents. sept cent cinquante. huit cents. plus rien. J'adjuge,
adjugé vendu.
L'Afrique est austère, il faut le savoir. La savane aveuglante, les nuits
criardes, la sueur persistante, les reptiles perspicaces. Mais à « Drouot » on
tire les volets, l'électricité annule les saisons, on s'enferme, on finit par y
voir clair.
Antoine, en blouse grise, examine chaque objet, le décrit à haute voix,
le tend au commissaire. Les sagaies, les flèches empoisonnées, les boucliers,
les sarbacanes, les flûtes, les gongs, les fétiches, les colliers, les lagunes, les
horizons, la peau des lions, la peau du monde. trois cents. trois cent
cinquante. en très bon état. en cuivre. en chêne. en zèbre. en pluie.
en désert. en pagaye.
Le soir, on rentre à Bondy. À force d'en examiner. des lances. des
tam-tams. des gris-gris, c'est devenu un expert, Antoine. Il a meublé tout
son « séjour » en défenses, en dents d'hippopotames, en boa, en gnou.
Sa femme vient d'Afrique, elle aussi. Mais elle n'aime que le « Louis-
quinze » c'est pourquoi elle se réfugie dans la pièce du fond « meublée
d'époque Elle se déguise en marquise; la perruque blanche ressort bien
sur sa peau noire. Elle sourit. Le soleil d'hiver fait du plat aux ocres des
murs. Elle agite un éventail d'ivoire.
Antoine me reconduit sur le palier
Les choses, tu comprends. il faut pas toujours les voir sur place.

Portrait de mon oncle

L'arnica, me disait-il, l'herbe aux chutes, le quinquina des pauvres, le


tabac des savoyards, l'herbe à éternuer, le souci des Alpes et l'herbe aux
prêcheurs, j'en cultive tu vois sur ce coteau Fais attention où tu mets les
pieds Ne marche pas sur la verrière Sens un peu ce basilic.
À la nuit tombée nous rangions en pile les papiers de boucherie,
suffisamment poreux mais pas trop, parfaits pour faire sécher les plantes.
Nous les classions ensuite dans le grand carton. J'avais la tête pleine de
latin le buxus sempervirens, l'anthemis nobilis, le papaver rhoeas dit chaudière
d'enfer. À dix heures il m'envoyait au lit, l'odeur des plantes montait avec
moi, j'étais saoul de tisane. Il restait une partie de la nuit dans son antre
parmi les sacs de plantes. J'entendais ses pas. Un jour, je l'ai surpris. (Un
angle imprévu entre deux barreaux de l'escalier en colimaçon me permit de
voir la soupente où il donnait ses « consultations ».) Une dame avec un corset
rose était assise sur un tabouret et lui en face
Ce n'est pas le foie, mais ça le côtoie, lui disait-il, en faisant des passes
autour du corset.
À quelques pas de là, dans un bureau Louis XIII officiait son fils,
médecin véritable qui répondait à la vocation subalterne de soigner les
nourrissons. Nous ne l'estimions pas beaucoup, à vrai dire nous le méprisions.
VARIA

Il confondait la bourrache avec la douce-amère sous prétexte que leurs fleurs


avaient cinq pétales.
Quant aux nourrissons, mon oncle les confondait tous. Parmi eux, se
cachait son petit-fils qu'il craignait de ne pas reconnaître, aussi avait-il pris
le parti de leur faire à chacun un petit signe de la main. Nous traversions
la salle d'attente, pleine de cris et de regards vides et rentrions dans la
soupente.
L'herbe aux chats, à la femme battue, l'herbe à la meurtrie, l'herbe aux
loups, l'herbe aux coupures, l'herbe de saint Georges me soufflent que le
monde est vulnérable puisqu'il existe des remèdes.
J'ai gardé pour les nourrissons -un mépris tempéré par la bienséance et
pour les médecins une pitié tendre qu'on a pour les ignorants. Je le dois à
mon oncle qui était un vrai savant.

Drôle de rêve

Au coin du boulevard une horloge se tord de rire en regardant ses


propres aiguilles tombées à six heures trente.

Consultation sur le « mont Analogue(en hommageà R.D.)


Comme un oeil au beurre noir voit défiler sur sa pommette le bleu,
le rouge, le jaune et le vert, de même l'infinie diversité des entreprises
humaines n'est que la décomposition du surcroît d'énergies inutiles que la
nature met à notre disposition pour perpétuer l'espèce.
Bravo Maître, merci Maître, mais.
Mais la mort seule met un peu d'ordre dans ce gâchis d'arc-en-ciel et
prend le soin de surcroît de vous fermer l'autre œil.
Bravo Maître, merci Maître et quoi d'autre encore pour confirmer
votre optimisme?
Que les disciples par bonheur ne cessent de se reproduire en grand
nombre.

Logique des femmes


On me dit qu'une femme désire un enfant et qu'elle veut un jumeau,
un seul!
Arithmétique profonde. Cet empereur de la lune aurait son double en
lui-même et son soleil serait comme son ombre.
Cette femme a raison. Pourquoi s'encombrer d'une réplique ? C'est une
intrigante à coup sûr. Je vais l'encourager à ce que deux soit en un plutôt
qu'un en deux.

Le bizuth Tartu

Le bizuth Tartu, dit, « Tartaculdit (plus tard) « paramètre lambda »;


je l'ai coincé dans un cagibi pour lui faire rendre l'âme qu'il n'avait pas
VARIA

(c'est du moins le bruit qu'on laissait courir). Les lettres S.K. symboles
chimiques étaient cousues sur sa vareuse soufre et potasse, tel était en effet
son destin et peut-être le mien.
Je m'apprêtais à lui pocher l'autre œil, quand il eut ce mot dont la
platitude m'émeut encore d'une étrange résonance « J'vais l'dire à ma sœur
Si elle est aussi conne que toi, ta sœur, dis-je par manière de politesse,
avec déjà, peut-être, une nuance ignoble d'espoir.
C'est vrai qu'il avait des drôles d'idées, Tartu, comme de dessiner des
cartes de géographie plus grandes que les terrains qu'elles devaient représenter,
ou bien de poser sur les yeux des statues, le soir venu, des papillons de nuit.
C'est d'ailleurs une statue ainsi parée d'antennes et d'ailes sur les yeux
qui m'accueillit chez lui; une aphrodite rendue d'une extrême pudeur, d'avoir
ainsi les yeux voilés. Elle avançait sur des patins dans le miroir des parquets,
glissant comme saint François sur les eaux. Un turban de serviettes enserrait
ses cheveux; elle tendait les mains, telle une aveugle vers des bigoudis posés
sur un mannequin d'osier.
C'est un masque de beauté, m'expliqua Tartu dans un chuchotement.
Pas un muscle, en effet, de son visage, ne bougeait. Pas le moindre
tressaillement susceptible de trahir une beauté fugace. une blancheur de
page vénitien. Nous n'osions pas parler comme en présence d'une somnam-
bule. Ce fut elle qui, sans me voir et sans remuer les lèvres, me dit avec
une voix d'outre-monde
Ah C'est vous Michel dont mon frère parle tant. Il dit que vous êtes
un poète. Je compte sur vous pour le rendre moins brutal.

Autopsie du hasard

Hasard vient de El Azar village de Palestine où les croisés inventèrent


par hasard le jeu de dés.
Il fut un temps bienheureux où je n'avais rien d'autre à faire que suivre
mes amis, joueurs impénitents.
Tous les soirs à « l'usine », ils lançaient sur le tapis vert de quoi nourrir
la petite famille qu'ils n'avaient pas.
Je les observai rigoureusement et me passionnai pour le pair-impair. Au
bout de quelques mois, je parvins à des conclusions sur les jeux de hasard
plus écœurantes par leur banalité que tout ce que j'avais pu lire jusque-là.
Cependant mon attention fut attirée par un mendiant qui se tenait tous
les soirs sur les marches de ce qu'il faut bien appeler un palais; tantôt à
droite, tantôt à gauche. Je finis par constater qu'il était le seul à s'enrichir.
Sa longue expérience des joueurs (acquise sur le parvis des cathédrales)
lui avait fait comprendre que le jeu commence bien avant l'ouverture de
« l'usine ».
Très tôt le matin, le travailleur du hasard additionne, divise, multiplie.
ses pas dans le jardin, les taches sur le tapis, les yeux verts et les poubelles,
les numéros des portes cochères et les nuages s'il y en a. La journée se passe
VARIA

en comptabilités diverses que le soir rassemble en un seul dilemme rouge


ou noir, passe ou manque, pair ou impair.
Par le jeu d'une alternance habile, c'est là qu'intervenait le mendiant
tantôt à droite, tantôt à gauche, il tendait la main. S'il portait chance on
choisissait son côté, s'il portait malchance, l'inverse. Il eût été fou après tant
d'efforts de négliger sa présence. En sortant, les gagnants ne manquaient
jamais de lui verser une dîme; c'est à lui qu'ils devaient leurs gains; c'était
un agent de la providence, un démiurge.
Le mendiant s'est fait construire une maison sur le bord de la mer. J'y
suis passé bien des années plus tard. C'est une maison tranquille avec un
perron et de nombreuses marches.

M.N.

ADIEU À LA PHILOSOPHIE. « Kojève traduisait d'abord quelques lignes


de la Phénoménologie, martelant certains mots, puis il parlait. Il fascinait
un auditoire de superintellectuels enclins au doute ou à la critique. Le sujet,
c'était à la fois l'histoire universelle et la Phénoménologie. Par celle-ci, celle-
là s'éclairait. Tout prenait sens. Sur le moment, l'intelligibilité qu'il [Kojève]
conférait aux temps et aux événements se servait à elle-même de preuve. Que
le lecteur allergique à un certain discours philosophique ~aM& [ce que Kojève
dit en substance] "L'Histoire s'arrête quand l'Homme n'agit plus au sens fort
du terme. ne transforme plus le donné naturel et social par une Lutte sanglante
et un Travail créateur. Et l'Homme ne le fait plus quand le Réel donné lui
donne pleinement satisfaction. en réalisant pleinement son désir. Mais comment
savoir si l'Homme est vraiment et pleinement satisfait par ce qui est. D'après
Hegel, l'Homme n'est rien d'autre que Désir de reconnaissance, et l'Histoire
n'est que le processus de la satisfaction progressive de ce Désir. » (Raymond
Aron, Mémoires).
Quelques jeunes gens ont eu la chance de fréquenter en personne le
fondé de pouvoir de Hegel en France, à Paris, dans l'immédiat avant-guerre.
Mais l'ont-ils compris sur le coup? Peut-être. Ils n'en furent cependant
vraiment certains que quand celui-ci eut disparu à leurs yeux, tout en restant
parfaitement visible au milieu d'eux.
C'est juste un peu plus compliqué que l'épisode des pèlerins d'Emmaüs.
Mais restons de ce monde.
Alexandre Kojève, on le sait, a expliqué Hegel à Paris dans les
années 1933-1939, devant quelques auditeurs qui, un jour, ne seront plus que
leur nom, c'est-à-dire leur œuvre Aron, Lacan, Merleau-Ponty, etc.
À dire ainsi, prosaïquement, les choses, on comprend mal. Reprenons.
VARIA

À de jeunes intellectuels pas tous français qui connaissent déjà


correctement Hegel, un autodidacte russe vient le leur expliquer ligne à
ligne, mais c'est plutôt à l'explication absolue qu'il procède. Au juste, le
moment est-il bien choisi, surtout la dernière année, 1938-1939, le dernier
chapitre de la Phénoménologie de l'Esprit, le Savoir Absolu exposé sur fond
de situation munichoise? Mais ce n'est toujours pas plus clair. Essayons
autrement.

Hegel n'est pas seulement difficile, ce qui ne serait rien, il a laissé un


texte fantastiquement difficile où s'hallucine emblématiquement l'absolue
difficulté de la philosophie. À rendre fou! À rendre sage, dira Kojève. Mais,
avec une bonne introduction universitaire, on peut ne s'apercevoir de rien
et comprendre du Hegel. Et alors on aura raté Hegel, absolument. Quelques-
uns l'ont su, le représentant de Hegel séjournait en personne à Paris dans
les années d'avant-guerre. Il ne s'autorisait que du mal qu'il avait lui-même
à comprendre Hegel, et il venait rappeler à ceux qui, déjà, en savaient trop,
que Hegel ne se comprend pas comme ça, mais qu'il faut se laisser appeler
ou plutôt happer par ce point redoutable où le comprendre, porté à
l'exigence ultime, se détache mal de la logomachie. S'appellerait-il Raymond
Aron, un philosophe peut-il résister à la séduction d'une pensée qui vous est
présentée habile Kojève! comme n'ayant pour tout contenu que l'absolu
de sa difficulté? C'est un moment de vertige pour l'Esprit.
Mais c'est aussi de la Légende dorée, nous n'étions pas là, nous n'avons
pas assisté, alors assez de divagations, une fois encore revenons sur terre.
Nous disposons depuis 1947 d'un livre, seulement d'un livre, Introduction
à la lecture de Hegel, Gallimard éditeur. C'est aujourd'hui la deuxième
édition, elle diffère de la première d'une note. D'ailleurs ce n'est pas Kojève,
c'est Queneau qui a fait le livre, mais il assure que ce sont des notes fidèles,
Kojève était occupé ailleurs. Passons là-dessus. Donc nous lisons c'est un
rapport au texte de Hegel, à mi-chemin du commentaire et de l'interprétation,
et il suffit de feuilleter, même distraitement, pour voir l'importance exorbitante
accordée à la trop fameuse « dialectique du maître et de l'esclave Déception.
C'est très daté, le ton est vraiment d'après-guerre, et nous ne retrouvons rien
de la prestigieuse interprétation dont la génération d'avant fit tant de cas.
« Nous fûmes tous kojéviens c'est le mot aujourd'hui de ceux qui avaient
trente ans en 1945. On sortait de la servitude, on savait ce qu'étaient et la
mort et un maître. C'était alors directement parlant. Seulement, pour nous,
ici et maintenant, c'est une interprétation parmi d'autres. Nous sommes
déçus, certes, mais nous croyons comprendre pourquoi le livre ne peut
d'abord « parler » et c'est normal qu'à ceux qui ont entendu Kojève en
personne. Et, en lisant le livre, ils croient réentendre la leçon l'histoire aura
toujours été la même partout, un homme donne à un autre tous les signes
par lesquels il reconnaît avoir symboliquement perdu l'honneur, gardé la
vie. jusqu'à la fin de l'histoire qui commence l'époque sans fin où il ne
sera plus question de lutte pour la reconnaissance. Et en 1947, même ceux
qui n'avaient pas été auditeurs de Kojève trouvent le livre parlant.
VARIA

Donc, en 1938-1939, sur la foi du témoignage de 1947, Kojève, croit-


on, racontait déjà cela, la Fin de l'Histoire, et c'est avec cette lanterne
magique qu'il aurait fasciné. Peu probable, encore une fausse piste, tout est
à reprendre.
En 1947 et pendant les années où l'Interprétation dite de la lutte à mort
symbolique dominera, on est porté à croire et le réel y aide que Kojève
avait, dès l'avant-guerre, donné oralement la clé de l'Histoire, qu'il en avait
porté le crédit au compte de Hegel, et qu'aujourd'hui on en lit le compte
rendu.
II faut ici flairer la ruse.
En 1938-1939, Kojève faisait circuler pendant le cours des images
d'Épinal, Napoléon à cheval à Iéna, et c'est cela que reproduit le livre de 1947,
mais pas du tout ce-qu'il disait. Même les anciens auditeurs se laissent
tromper sur ce à quoi ils ont assisté avant-guerre. Kojève faisait tout autre
chose par rapport à Hegel qu'un grand Technicolor. Mais, pour le soupçonner,
il était requis d'attendre la disgrâce de la conscience qui lutte pour le pur
prestige, il fallait que l'interprétation perde sa séduction. La chose est
aujourd'hui consommée. Cette belle épopée de l'esclave qui a symboliquement
perdu est désenchantée. En somme, l'Introduction à la lecture de Hegel aura
trompé pendant vingt ans en laissant croire, parfois même aux anciens
auditeurs, que le livre leur restituait ce qu'ils avaient entendu jadis, avant
que le monde ne s'effondre, lui, réellement et pas symboliquement. Or,
Kojève en 1939 faisait tout autre chose
Il développait la compréhension absolue de Hegel. Mais c'est à entendre
sans emphase. Comprendre, c'est-à-dire poser une dernière phrase qui mettrait
fin à l'incomplétude, ou seulement à l'indécision, de toutes celles qui ont pu
précéder; la tâche est interminable, mais rien de grand ne se fait en ce
monde qui n'exige un saut, et le saut, c'est l'Absolu.
Bref, il aura fallu attendre jusqu'en 1968 pour que l'interprétation de 1947
ait perdu tout prestige et libère ainsi l'accès à ce qui s'est passé en 1938-
1939 au cours de Kojève, à l'insu sans doute de la conscience même des
assistants. Et Kojève parlait au-nom-de-Hegel, occupant symboliquement la
place du maître.
Et nous, ici maintenant, nous pouvons comprendre, puisque l'histoire
de l'hégélianisme est presque finie ils (Aron, Lacan, Merleau-Ponty, etc.)
n'auraient donc pas compris sur le coup ce qui se passait, Kojève transformait
en eux ce qui s'appelle comprendre et ils ne s'en rendaient pas compte. Cela
pouvait même passer pour de l'indifférence comprendre absolument Hegel
au moment où d'autres jugeaient plus urgent de clarifier s'ils étaient en paix
ou en guerre avec leur conscience pacifique.
Alors seulement maintenant nous pouvons restituer la scène dans son
intégralité.

C'était donc l'année universitaire 1938-1939, et les lendemains de Munich.


L'esprit du monde était déjà en grande effervescence. Avant la dislocation,
VARIA

il y eut donc comme un ultime recueillement spirituel, Alexandre Kojève


allait commenter le Savoir Absolu, et ils étaient tous là, Aron, Lacan, Merleau,
ceux qui avaient déjà tout compris et ceux qui ne verraient qu'après.
Et Kojève leur opposait la sagesse, celle où l'on parvient après les trois
épreuves que l'Esprit allait avoir à surmonter dans Hegel et aussi dans le
Réel.
Rappelons qu'il s'agissait de comprendre réellement Hegel.
Kojève aura donc d'abord soumis ceux qui déjà savaient tout de la
doctrine hégélienne à l'épreuve de l'illisibilité de Hegel, comme si c'était du
charabia. Endurez ce moment où moi lisant ligne à ligne Hegel vous est
incompréhensible. Ce n'est pas un accident, c'est structurel. Si vous savez
rester auprès de l'incompréhensible, alors un nouveau comprendre prendra
en vous naissance à votre insu.
Mais ce comprendre, aurait dit Kojève, n'est pas encore de ce monde,
il est encore trop auprès de vous. Aventurez-le dans quelques termes qui
vous répugnent parce qu'ils sont massifs l'Homme, le Désir, l'Action, etc.
Faites donc descendre dans les grands mots de la place publique ce qui se
passe intimement entre Hegel et vous.
Et faites un dernier pas, le plus difficile et qui vous coûtera le plus,
amis philosophes. Ne renfermez pas l'Esprit dans les limites d'un Livre, c'est
trop étroit pour lui. Donnez-lui pour tâche la gestion du monde et plus
précisément des grands équilibres toujours en menace de rupture. Et devenez
un employé aux affaires temporelles-atemporelles de l'Esprit ainsi compris.
C'est cela, la sagesse.
Mais ces trois sauts prendraient du temps, ce fut le dernier avertissement
du maître. Il faudra que l'Esprit incube.
1939-1945.
Dans le même temps, il est vrai, le monde aura changé de base.
L'humanité ne se reconnaîtra plus, pire, elle sera devenue méconnaissable,
et la vieille figure hégélienne de la reconnaissance sera sans emploi. L'Esprit
n'aura plus comme ressource qu'à se réfugier dans les grands organismes
internationaux, mettons à Bruxelles. Alexandre Kojève s'y fera embaucher
sitôt la guerre finie.

Au total, l'histoire d'un fascinant chassé-croisé qu'on aura mis du temps


à comprendre.
Dans l'immédiat avant-guerre, un autodidacte russe se présente devant
de futurs grands noms de l'Intelligentsia et dissipe sous leurs yeux l'opacité
de la lettre hégélienne, au bénéfice de quoi c'est le Logos-Hegel qui est
rendu présent en personne, l'homme Kojève servant de support charnel.
Pendant une année, sans illuminisme, il aura su déplacer sur sa personne la
fascination dont Hegel s'était réservé le monopole, épuiser une à une les
manifestations insuffisantes de l'Absolu jusqu'à la plus spirituelle, celle qui
se tient dans l'élément du langage, le Livre, quand la logomachie des
VARIA

abstractions régulièrement s'entrouvre pour laisser fulgurer le pathétique de


la figure concrète.
1939-1945, latence du Logos, dispersion des acteurs.
En 1947, un livre paraît, mais ce n'est pas son auteur qui l'a fait, il l'a
laissé faire à un jeune écrivain. Lui s'est éclipsé de la scène de la philo, et
il a disparu dans des affaires de tarif douanier. Mais le Livre tiendra
longtemps, peut-être toujours, devanture, à titre d'autoclarification de l'énigme
de la difficulté hégélienne.
Hegel réservé à ceux qui savent faire plusieurs fois le saut.

P.L.

NOM ET ADRESSE. Une image s'impose à moi dès le premier entretien


et m'intrigue, une image par patient, identique et récurrente lors des rencontres
ultérieures, jusqu'à son extinction. De son apparition comme de sa disparition,
je n'ai conscience qu'après coup. Trace sensible pourtant, évocable à tout
moment, marque indélébile et non insistante de la première rencontre, cette
image est celle d'une adresse du patient. Rares sont ceux qui échappent à
une telle assignation à résidence. Son lien avec l'adresse réelle du patient,
lorsqu'il m'arrive de la connaître, n'est que lointain ou inexistant.
Mon carnet de rendez-vous peut ainsi être transcrit en livre d'images
la plage des surfeurs à Biarritz. rue Famatina. la boulangerie traditionnelle
du cours de la Martinique. le parking de Bagatelle. place des Martyrs de
la Résistance à Pauillac. Les inscrire sur une feuille de papier dissipe la
puissance d'évocation qu'elles ont pour moi, tout en mettant l'accent sur le
signifiant qui les désigne. Boulangerie, tradition, résistance, bagatelle, autant
de pistes associatives qui s'ébauchent après désignation, et non dans l'im-
médiateté de la perception de l'image. Tel qui connaîtrait les lieux ainsi
nommés resterait ignorant, comme moi-même, du mouvement qui les a
suscités. Une telle image semble être le précipité d'un déplacement oublié
sitôt qu'accompli. Plus conforme à sa nature serait la description d'une
séquence « un regard balaye l'horizon, plage des surfeurs à Biarritz « la
perspective de la rue Famatina lorsqu'on s'y engage en venant de la rue
Pasteur ».

Suscitée par le patient, l'image emprunte les souvenirs de mes dépla-


cements dans la ville ou la région, les lieux de mon enfance. Provoqué par
le discours qui m'est adressé, le regard qui se porte sur ces lieux est le mien.
Entrecroisement de deux imaginaires, embryon scénique, réminiscence déjà
commune, quelle fonction provisoire occupe-t-elle? Si j'adresse ainsi, est-ce
pour faire pièce à l'éventuel « je suis adressé par. » du patient? Cette image
VARIA

est-elle porteuse d'une question non formulée sur l'origine d'où venez-vous ?
Signe d'un mouvement défensif face à l'inquiétante étrangeté de toute
rencontre ou encore symptôme de la situation en face à face qui incline à
voir plus qu'à entendre?
L'émergence d'une telle image peut n'être que cela, ce dont témoignerait
son caractère provisoire, sa disparition dans les séances suivantes lorsque le
discours déploie d'autres perspectives et suscite de nouvelles images, per-
mettant à celle-ci de prendre place au rang de souvenir, le premier d'une
cure qui en verra d'autres. Il y a, bien sûr, quelque naïveté à s'étonner du
surgissement d'images dans l'exercice analytique. Ce n'est pas cela qui me
retient mais la force et la fixité de ce premier arrêt, sur image.
Les mots du patient me désignent un lieu qui, à son tour appelle
désignation. Ce mouvement pourrait être celui d'un rêve, accompli à mon
insu pendant l'entretien, dont il ne me resterait que cette image, produite
dans l'impact de la première rencontre, des premiers mots, de la première
adresse, comme ces lieux dont parle Pierre Fédida (L'Écrit du temps, n° 17),
moins des espaces que des figurations et où le visuel ne va pas sans la
nomination.

LE PAPA DE KAFKA. De Tommaso Landolfi (1908-1979), on ne sait pas


encore grand-chose en France, bien que, sous l'impulsion d'André Pieyre de
Mandiargues, un certain nombre de ses livres aient été traduits (chez Gallimard,
La pierre de lune, La femme de Gogol et autres récits, Un amour de notre
temps, La muette, La jeune fille et le fugitif, et, à « /4~ d'Homme La
nuit doit tomber). Ce styliste incomparable, qui commença à écrire à Florence
dans les années trente, a toujours été considéré par ses pairs comme l'un des
auteurs les plus originaux de sa génération, sans que le public l'ait vraiment
accepté On peut s'en étonner, car cet homme, nourri de la littérature romantique
allemande et des grands russes du A7~ siècle, ironiste dévoré d'angoisse, tour à
tour passionné et glacial, est l'un des auteurs les plus subtilement dérangeants
de la littérature italienne de ce temps. Et il n'en est aucun qui, mieux que lui,
mérite d'être considéré comme un maître du fantastique.

Me rendant aux instances d'un grand nombre d'amis, je raconterai


brièvement l'épisode qui devait avoir une si grande influence sur la vie du
Maître (ainsi que sur la mienne).
Et si, maintenant, entre les battants de cette porte (qui était à peine
entrouverte) s'insinuaient deux, ou disons plusieurs pattes, très longues,
VARIA

minces et velues; et si, la porte elle-même cédant à la pression et s'ouvrant


peu à peu, apparaissait une énorme araignée, grosse comme une corbeille à
linge ?.
-Eh bien?
-Attends, je ne t'ai pas tout dit. Si cette araignée avait, à la place du
corps, une tête d'homme qui te regardait fixement d'en bas? Toi, qu'est-ce
que tu ferais? Tu te tuerais, non?
-Moi? Moi, ça ne me viendrait même pas à l'esprit. Pourquoi diable
faudrait-il que je me tue? C'est elle, plutôt, que je tuerais.
Moi, oui, oh moi, je me tuerais. Bon Dieu, vivre dans un monde où
des choses de ce genre sont possibles!
Et moi, je peux te dire que je ferais n'importe quoi, plutôt que de me
tuer; non, pas question.
Kafka n'avait pas fini de prononcer ces mots, et il était encore en train
de regarder la porte entrouverte avec un air de défi, lorsque le battant tourna
lentement sur ses gonds alors se produisit, point par point, la scène que
j'avais imaginée. Dans la pièce à l'écart où nous étions en train de dîner,
nous nous levâmes d'un bond, terrifiés. L'araignée, ou la tête d'homme,
mollement suspendue sur ses longues pattes, avançait vers la table et nous
regardait avec une certaine expression de méchanceté.
Eh bien, criais-je, je l'avoue, quasiment en larmes, eh bien, pourquoi
est-ce que tu ne la tues pas tout de suite?
Mais Kafka regardait l'animal, ou homme, les yeux écarquillés, et ne
bougeait pas un doigt; sinon qu'il était en train de reculer insensiblement
vers un coin de la pièce. Le fait est que cette tête (comme je l'appris par la
suite) était précisément la tête de son père, mort bien longtemps auparavant.
Celui-ci, en regardant Kafka, avait sa pire expression, les yeux injectés de
sang et presque de travers, la lèvre supérieure tordue d'un côté en signe de
rage; comme lorsqu'il faisait ses scènes fastidieuses, dont maintenant Kafka
se souvenait parfaitement, en haussant la voix de la manière la plus désagréable.
Maintenant, il ne parlait pas; peut-être parce qu'il ne pouvait pas, mais, ça
se voyait, il était presque sur le point d'éclater de l'envie de crier. La tête,
avec le visage tourné vers le haut, était un peu inclinée, dans la position
d'un crapaud.
« Qu'est-ce que j'ai encore bien pu faire ?» se demandait Kafka, repris
par ce sentiment angoissant qu'il avait, enfant, quand il était pris de mire
par ces scènes sans en savoir exactement la raison. Papa. murmura-t-il.
Pour moi, je l'avoue, je me mis à taper dans mes mains et à hurler
inconsidérément va-t'en, va-t'en, sale bête! sans toutefois avoir le courage
de faire autre chose. Alors le père de Kafka, qui avançait encore avec
circonspection vers nous, sembla changer d'avis et prendre sur lui (se dominer
devant les « étrangers » avait toujours été sa fierté, à ceci près que tout le
monde devinait ses sentiments rien qu'en le regardant en face, même s'il
n'avait pas, dans des cas de ce genre, murmuré en lui-même « une corne,
une corne »); et, renvoyant à plus tard la scène, ou l'agression, il se retourna
VARIA

et, titubant et haletant, il sortit en silence par où il était venu. Pour moi, je
l'avoue, je pris la fuite en m'arrachant les cheveux et en sanglotant, d'un
côté ou d'un autre; mais Kafka, après un instant, se précipita à la suite de
son père dans le grand salon vide.
Inutile de dire que ni cette nuit-là ni les jours suivants, il ne parvint à
le retrouver, bien qu'il l'eût cherché à travers toutes les pièces, et à toutes
les heures. « Tiens, tiens, se disait-il, il y avait chez nous un animal comme
ça, et personne ne s'en était jamais aperçu! Dieu sait combien il peut y en
avoir du même genre. Si je n'arrive pas à l'attraper, je ne pourrai plus vivre
ici. » Au début, il pensait à l'enfermer dans une cage ou dans la chambre
qui avait été la sienne. Enfin, il le vit, un soir au crépuscule, en train de
traverser rapidement un débarras rempli d'objets poussiéreux, et il comprit
aussi qu'il passait avec facilité à travers les portes fermées et peut-être à
travers les murs. Depuis ce moment, il se dit qu'il le tuerait sans pitié, il n'y
avait rien d'autre à faire; on aura compris que, même en cette occasion, il
lui échappa.
Un jour, alors qu'il désespérait désormais de le retrouver et se proposait
déjà de s'en aller et de lui abandonner tout le vieux manoir, à son gré, voici
qu'il s'en vint à sa rencontre, à l'improviste et en pleine lumière. Le futur
grand écrivain était dans sa chambre à coucher, par la fenêtre de laquelle le
soleil pénétrait largement. Au soleil, il sembla plus gris et poussiéreux; le
visage terreux regardait cette fois son fils avec une expression lasse et presque
suppliante, et avec une grande affection, les larmes aux yeux (comme lorsque,
autrefois, il se sentait mal). Malgré cela, Kafka, s'étant saisi d'une chaise,
l'étourdit pour de bon, sur le moment; puis il courut à la cave prendre un
maillet à tonneaux, et par ce moyen, il l'écrasa complètement. De la tête
défoncée jaillit, comme de raison, une espèce de moelle plus ou moins
liquide.
Ainsi Kafka croyait-il s'en être libéré pour toujours, même s'il l'avait
chèrement payé. Mais combien d'araignées, grosses ou petites, un vieux
manoir n'abrite-t-il pas?

T.L.

QUAND FREUD ENTEND L'ALLEMAND. L'allemand a toujours plusieurs


ver- au feu. Ver- c'est l'un des préfixes dont on peut faire, à sa guise, précéder
presque tous les verbes. On sait le rôle que ce ver- là joue chez Freud pour
des termes aussi importants que Verdrângung, Verdichtung, Verschiebung,
Verleugnung ou Verneinung, etc.
Or ver- est comme un dispositif freudien d'ores et déjà présent au cœur
VARIA

de la langue quotidienne et dont la pensée freudienne n'est à certains égards


que l'application. C'est à se demander si Freud n'est pas aussi tout simplement
un observateur particulièrement attentif au fonctionnement de la langue
allemande. Ver-, en effet, est comme un résumé de la démarche freudienne.
Issu probablement de la rencontre phonétique de plusieurs radicaux,
ver- signifie

1) Une dérivation, l'inversion d'une chose en son contraire.


2) L'accomplissement, l'achèvement d'une action.
3) Un accroissement, une multiplication des effets d'une action, son
extension.
4) Une métamorphose (comme l'indique le titre de la célèbre nouvelle de
Kafka die Verwandlung).
5) Une idée de réunion, de rassemblement et son contraire, une idée
d'expulsion, de dispersion.

Ces sens sont comme une vue en coupe des « mécanismes décrits par
Freud et ce n'est pas fortuitement qu'on rencontre des composés de ver- à
chaque point névralgique du récit freudien. Toute la géographie freudienne
repose sur les transferts du ver- qui d'ailleurs est loin d'être le seul de son
espèce. Toutes les autres prépositions spatiales (séparables ou non) inter-
viennent en même temps et contribuent à situer dans la géographie intérieure
du texte toute une série de déplacements et d'images. A bien des égards un
texte comme Die Verdrângung (« Le refoulement ») n'est qu'une description
des itinéraires, des « transferts » de pensée auxquels ce « ver- » donne lieu.
Que le texte s'ouvre pratiquement sur le mot Triebregung ne saurait
surprendre ce soulèvement, ce mouvement qui se produit et pousse en avant
(treibt) ne peut qu'être décalé, déplacé. Le ver- sert à cela, car s'il y a du
ver-, c'est que la chose est toujours là, ver- n'est pas « zer- ». Ver- ne détruit
pas, n'enlève pas, il remise, verstaut (entasse). Cette particule laisse toujours
derrière elle ce dont elle parle, en l'état, tel quel. C'est là tout le sens de la
Psychopathologie de la vie quotidienne, tout entière édifiée sur ver-, sur tous
ces « faux-mouvements ». Le ver- qui les précède implique le geste juste
sich verschreiben, sich vergreifen, sich versprechen faire un lapsus calami,
mettre la main à côté, faire un lapsus linguae, tous ces termes sont faits du
matériau qu'ils déplacent. Die Verschiebung fait inévitablement penser à un
meuble qu'on pousse, schieben c'est pousser quelque chose d'arrière en avant
alors que drücken va de haut en bas. Ver- sert à cela, il opère les déplacements
mais ne cache jamais rien. Tous les ver- précèdent toujours ce qu'ils mettent
au jour.
Mais le plus curieux, c'est que tous ces ver- n'en font qu'un, on les
comprend tous à l'aide d'un verbe lui aussi muni de son ver- mais d'un ver-
qui feint d'être un ver- comprendre, en effet, c'est verstehen du latin perstare
où le ver- n'a rien à voir avec les autres ver- tout en sonnant pourtant
exactement comme eux. Ça, c'est vertrackt, c'est retors!
VARIA

Le Wahrig, l'un des bons dictionnaires de la langue allemande, recense


environ deux mille mots commençant par ver- de la raison (VerMMM/f~à la
folie (Vérrücktheit), en passant par la perte (Verlust), le retard (V~~M~),
l'expédition des marchandises (Versand) ou la Verschiebung. Tous les domaines
de la langue sont à un moment ou à un autre chapeautés par ce petit ver-
qui n'a l'air de rien et change tout.
Quand on entend un mot commencer par Ver- on sait tout de suite que
ce qui vient après n'est plus tout à fait comme cela devrait être et, si on
n'écoute pas très bien, on ne sait pas si l'autre en vous faisant quelque
promesse vous a dit ich habe es versprochen, ou s'il ne s'est pas embrouillé
dans ce qu'il voulait dire (ich habe mich versprochen). Le même verbe veut
en effet dire promettre, et faire un lapsus; la langue, on le voit, est prometteuse.
De celui qui ne tient pas ses promesses on dit Er ist ein Versager on
attendait beaucoup de lui et il n'a pas répondu à cette attente. Versagen, c'est
exactement cela et on ne sait pas très bien si ce verbe provient de sagen
dire. ou de -sacken (ï~rMC~M.) s'enliser, rester pris. Versagen c'est à la fois
interdire: Das versage ich dir je te l'interdis; et ne pas être à la hauteur.
L'interdit voilerait quelque impuissance. Dans beaucoup de textes de Freud
ce mot balance entre Versagung et Versagen, entre renoncement et défaillance.
De toute façon l'oreille allemande peut très bien entendre l'un sous l'autre.
Comme elle peut entendre que ver- nie le er-, et semble destiné à le
devancer tout en le barrant. Er- signifie arriver à un résultat, obtenir quelque
chose, donc presque l'inverse de ver-. Seulement voilà les verbes avec ver-
ne sont pas toujours les mêmes que ceux qu'on peut faire précéder de er-,
ils ne se recoupent pas forcément et leurs sens peuvent être sans rapport,
une particule ne ferme pas nécessairement ce que l'autre ouvre. Ergreifen
c'est s'emparer certes de ce que vergreifen fait manquer. Mais ersetzen
remplace ce que versetzen a déplacé sans pour autant le remettre à sa place
et ermitteln débusque ce que vermitteln communique. Ce qu'on déplace ou
dévie n'est pas toujours ce qu'on voulait obtenir. Le ver- est dans le fruit.

G.-A.

DEUX BEAUTÉS. « He hath a daily beauty in his life That makes me


ugly ». Il a dans sa vie une beauté quotidienne Qui me rend laid, dit lago
qui parle de Cassio. Cette « beauté quotidienne » n'est pas celle de Desdémone
ni de Bianca. Faite d'innocence et de volonté bonne, intérieure, elle est aussi
chez Othello, où Cassio la perçoit et l'exploite pour le détruire.
Dans un ouvrage récent, The Apprehension of Beauty, j'ai étudié le conflit
suscité par la beauté-du-monde, et sa représentation originaire, le sein et le
VARIA

visage de la mère qui allaite. Ce conflit naît de la rencontre des formes


extérieures manifestes et de l'ambiguïté de l'état mental intérieur (les
sentiments, les intentions, les attitudes) de l'objet d'attachement; on peut
considérer qu'il est en activité chez le nouveau-né, suscitant des émotions
passionnées, d'amour, de haine, et une envie dévorante de connaître le dedans
de l'objet, son « cœur de mystère » (Hamlet).
On pourra voir dans une telle formulation l'inévitable extrapolation du
modèle de l'esprit, développé selon la ligne de recherche qui, partie de Freud,
conduit à travers Abraham à Melanie Klein et Bion. M"" Klein bâtit sur le
sol d'une métapsychologie freudienne en quatre points, et lui ajouta une
cinquième dimension, la Géographique, en définissant l'existence concrète
de la réalité psychique comme espace psychique, un monde avec ses lois et
ses qualités, différent du monde extérieur. Elle donna plus d'extension à
cette conception dans son article de 1946 sur les mécanismes schizoïdes, avec
l'implication d'un autre monde encore, au-dedans des objets, leur propre
monde interne. Peu à peu, les recherches des quarante années qui suivirent
apprirent que la pénétration dans ce monde privé était un facteur majeur de
la structuration de la psychopathologie.
Le célèbre travail prépsychanalytique de Bion sur les groupes a amené
un rapprochement entre la psychologie de l'individu et les organisations
sociales. Bion l'élargit plus tard jusqu'à obtenir son modèle de l'appareil
psychique. Il mit en évidence que la personnalité est structurée à la fois par
un exosquelette destiné à la vie quotidienne et à ses relations aussi bien
occasionnelles que contractuelles, opérant par signes; et par l'endosquelette
des relations affectives et du sens, opérant au moyen de la formation de
symboles. C'est à celui-ci que se réfère sa théorie de l'activité de penser,
propre à la mentalité, tandis qu'il considérait les structures de l'exosquelette
comme un appareil protomental. L'appareil mental croît en assimilant des
événements émotionnels et en liant ses différents vécus. L'appareil proto-
mental, lui, évolue par des processus d'apprentissage. Les expériences
émotionnelles les plus importantes qui contribuent au développement de
l'esprit sont celles, passionnées, dont la qualité est de tenir ensemble, dans
une même intégration, l'amour, la haine, et la soif de vérité et non celles
qui les clivent en objets séparés.
L'expérience clinique, particulièrement avec de jeunes enfants psycho-
tiques, m'a donné à penser que le conflit esthétique était un événement du
développement primaire, et a contribué à sa théorisation. Le clivage de la
réaction passionnée protège contre l'état douloureux d'incertitude quant à la
congruence de la forme extérieure des objets (la beauté-du-monde) et l'énigme
de leurs qualités intérieures. Cela peut aller jusqu'au dégoût de l'émotion
elle-même une anti-émotion (les éléments moins L, H et K de Bion). Au
regard de cette théorie de l'émotion qui voit l'affrontement de l'émotion avec
l'anti-émotion plutôt que celui de l'amour avec la haine, les formulations de
M""= Klein sur l'envie trouvent un nouveau fondement. Par exemple, l'objet
de l'envie primaire ne se formulerait plus comme le « sein-qui-se-nourrit-lui-
VARIA

même », mais comme une poussée à interférer avec la capacité d'expérience


passionnée du self et des objets, et à contrecarrer ainsi la relation à la vérité.
Bion a suggéré que la « Grille » de description des processus par lesquels les
expériences émotionnelles sont assimilées en pensées de vérité peut être mise
en parallèle avec une « Grille » négative de construction de mensonges.
Mais là où une pensée de vérité est imaginative et construit des symboles
qui permettent aux pensées du rêve d'évoluer et de se transformer en
langage et autres formes symboliques (Cassirer) une « Grille » négative ne
fonctionnerait qu'au moyen des techniques simples de l'imitation et du veto.
Les catégories de l'anti-émotion, élément moins L (puritanisme), anti-haine
(hypocrisie) et anti-savoir (philistinisme), peuvent ainsi être vues dans leur
essentielle stupidité, quand elles sont à l'œuvre.

Les hommes qui ont sacrifié à la beauté-du-monde leur capacité de


réponse passionnée sont la proie de leur envie des autres, qui semblent avoir
« une beauté quotidienne dans leur vie une beauté intérieure. Mais ici, de
nouveau, la stupidité se méprend, elle confond la forme extérieure et la
beauté intérieure, et ne voit pas « le cœur de mystère mais, à sa place,
« les secrets du succès ».

D.M.

LA GRANDE MADEMOISELLE. D'abord le portrait (école de Mignard, musée


de Versailles). Le nez assurément bourbon. La bouche petite, quoique
excessivement charnue et ourlée, entre la gourmandise et l'âpreté. L'élégance
d'un menton double, sinon triple, porté avec ostentation. L'œil enfoncé sous
la paupière lourde. Tentative d'oeillade coulissée dont la coquetterie s'entrave
d'une prétention à la hauteur de vue, plus que bourbonne. Ou l'inverse.
« Cette princesse de substance, cette âme qui ne s'était émue que d'étiquette,
cet être de cérémonial qui n'avait de visée que la grandeur, vers quarante-
trois ans, sent quelque chose s'agiter dans sa tête pour un homme. » Ainsi
Barbey d'Aurevilly résume-t-il ses Mémoires, « un livre inouï. pour les
connaisseurs ».
Inouï n'est pas trop dire. La duchesse de Montpensier, fille de Gaston
d'Orléans, cousine germaine de Louis XIV, n'a certes pas le style libre et
vivace de la Palatine, ni son intelligence bougonne, ni sa clairvoyance face
aux intrigues et aux renversements d'alliances qui font l'ordinaire de la Cour.
Si la Palatine a, sinon une réelle vision politique des événements, du moins
un sens aigu du temporaire (« Cela fait que je suis actuellement très à la
mode et que, quoi que je dise, quoi que je fasse, que ce soit bien ou mal,
VARIA

les courtisans m'admirent ») au point de s'en dire marquée physiquement


(« Les cabales depuis sept ans m'ont fait venir tant de rides que j'en ai la
figure toute pleine »), Mademoiselle vit, elle, aveuglément, obstinément,
tragico-comiquement, dans le sentiment d'une pérennité. Elle touche de si
près à la monarchie de droit divin qu'aucun revers ne pourra entamer l'idée
qu'elle se fait de son prestige, son estime de soi ni la foi en sa beauté (elle
est fière d'avoir les dents noires, toutes gâtées, puisque c'est là un défaut de
sa maison). Bref, pour dire les choses trivialement, la Grande Mademoiselle
est nettement moins sympathique que Charlotte-Élisabeth.
Pourtant les deux volumes de ses Mémoires fascinent par cette passion
de l'étiquette qui la dévore entièrement et prend la forme d'un engagement
absolu. Elle en fait une problématique exigeante, une véritable matière
épistémologique, presque une théologie avec son cortège de questions
épineuses, de gloses et commentaires. Depuis le lever jusqu'au coucher,
chaque geste, chaque parole, chaque billet, chaque décision vestimentaire
(ainsi s'attirera-t-elle la réprobation de la reine mère en portant scrupuleu-
sement le deuil d'une lointaine parente étrangère qui lui est inférieure en
rang ou d'un fils du roi mort en bas âge alors qu'on ne fait pas cet honneur
aux enfants décédés avant sept ans), chaque divertissement, chaque affaire
de gouvernement ou de finance, chaque décision, chaque imprévu (que faire
s'il vous prend une toux irrépressible à la table de Louis XIV?) est soumis
à la question de sa légitimité.
Anne-Marie Louise d'Orléans, comme pour mieux se consacrer à cette
passion qui l'habite exclusivement, refuse de consigner dans ses Mémoires
tout événement historique de quelque importance, fût-ce ceux auxquels elle
participa de près (son rôle dans la Fronde; le fait qu'elle fit tirer le canon
contre les troupes du roi). Elle en abandonne le soin aux chroniqueurs. Cela
ne l'intéresse plus. Tout est comme effacé de sa mémoire. L'histoire ne
« prend » pas. En revanche, elle se souviendra de tous les détails posés par
les problèmes de préséance et d'étiquette. Qui ne sont pas minces d'ailleurs,
puisque éminemment politiques ce qu'elle ne voit pas. Par là, sa passion
est aussi bête que touchante par son manque de finesse stratégique. Mazarin
(qui, lui, en dégorge), entouré d'Anne d'Autriche et du jeune roi la convoque
pour lui passer un savon pourquoi a-t-elle jugé bon de franchir la porte
devant une princesse anglaise? Le réquisitoire et la défense bien construite
de Mademoiselle sont fort longs. À Aix, où elle a suivi la Cour, comme il
se doit, elle apprend que son père, Monsieur, est gravement malade. On
tergiverse. Lui accordera-t-on le droit de se rendre à son chevet ? Au désespoir,
elle fait savoir son inquiétude au cardinal « Il me manda qu'il ne savoit pas
assez les manières de France pour savoir comment l'on en usoit en pareille
occasion. » Le temps d'en discuter, et Monsieur est déjà mort. Mademoiselle
n'a pas compris quels intérêts se sont opposés; pas plus donc, que le lecteur
contraint d'imaginer les vagues arcanes d'un pouvoir qui s'absolutise. On sait
le prix qu'il faut payer de ne se plier aux règles qu'en finassant l'exclusion.
Ses deux exils à Saint-Fargeau ne sont pas tendres. Paris et la Cour lui
VARIA

seront interdits, le temps qu'il plaira au cousin. Que l'on continue, cependant,
à vénérer. « Aimer la monarchie, c'est m'aimer moi-même », s'entête-t-elle.
Puis, en effet, à quarante-trois ans, alors qu'elle est devenue la grande
prêtresse de cette complexe liturgie cérémonielle (le roi, maintenant, la prie
de lui donner son sentiment sur tel ou tel problème d'étiquette), tout bascule
dans son envers. Elle, si éprise de rangs, elle qui refusa d'épouser le roi
d'Angleterre et celui du Portugal parce que seul l'empereur d'Allemagne lui
semblait digne d'elle, la voilà éprise de Lauzun, capitaine des gardes du roi,
qui se distingue par une conduite peu respectueuse des bienséances, par « un
million de singularités ». « Serait-il possible que vous vouliez épouser un
domestique de votre cousin germain ? » s'étonne cruellement Lauzun, ce
« Tartuffe du respect » pour reprendre la formule de Barbey. Son récit des
amours de Mademoiselle et de Lauzun, « ce dandy d'avant les dandys », est
délectable. Les Mémoires de l'intéressée, en revanche, sont moins légers. Le
roi accepte le mariage scandaleux, puis se rétracte, fait enfermer Lauzun,
puis oblige Mademoiselle, contre la vague promesse de sa libération, à céder
à l'un de ses fils adultérins la moitié de ses gouvernements et de sa fortune
considérable. Sans pour autant tenir sa parole. Finalement, excédé de sa
constance, il autorisera suprême humiliation le mariage secret, comme
si cette princesse du sang était une petite héroïne de M"' de Scudéry (dont
elle se gausse). Bref, elle n'y comprend rien. Et l'avoue. Confession déchirante
de la part de quelqu'un dont la pensée ne se préoccupa jamais que de savoir
ou d'un de ses effets, le savoir-faire. Le jeu des coteries, des faveurs et des
disgrâces, des intérêts politiques, en somme, lui échappe complètement. Les
roueries de Lauzun qui ira loin, mais sans elle, également.

La duchesse de Montpensier se détacha, au milieu de sa vie, de tout ce


qu'elle avait représenté (cependant trop pleine d'elle-même et de lui pour
pressentir même l'ombre d'un renoncement). La passion du protocole ne
pouvait la protéger des contingences de l'histoire, ni l'acharnement à servir
l'ambition de Lauzun, de l'ambition de Lauzun. Elle connut, au bout du chemin,
un second foudroiement d'indifférence. Dernière phrase des XXI cahiers de
ses Mémoires « Un jour, comme je me promenois dans le parc de » La brusque
emprise du silence, au beau milieu de la phrase, est à couper le souffle. Elle
mourait sept ans plus tard.

M.H.

LA MORT COMME LIEN. La réflexion platonicienne sur le langage est


particulièrement développée dans le Cratyle. C'est là (403 a-d) que nous
VARIA

trouvons ce dialogue étonnant entre Socrate et Hermogène à propos de la


mort comme lien parmi les hommes

Socr. (.) Pour Hadès, l'opinion la plus répandue est, je crois, que l'idée
d'invisible (aeïdès) a été rattachée à ce nom.
Herm. Mais toi, Socrate, quelles sont tes vues?
Socr. Moi, je pense que les hommes ont de mille façons fait complètement
fausse route au sujet du rôle de ce Dieu, et que leurs craintes ne sont pas
justifiées. L'idée en effet que, une fois mort, chacun de nous sera pour
toujours là-bas, les épouvante l'idée que l'âme s'en va près de ce Dieu
dévêtue de son corps, elle aussi, a achevé de les épouvanter! Or à mes yeux,
c'est à quelque chose d'identique que tend en commun tout ceci la fonction
du Dieu aussi bien que son nom.
Herm. Et comment?
Socr. Ce sont mes vues, à moi du moins, que je vais t'exposer. Ça, dis-
moi, en fait de lien capable de faire rester n'importe où n'importe qui,
lequel est le plus fort, nécessité ou bien désir?
Herm. C'est, de beaucoup, le désir, Socrate.
Socr. Or, crois-tu que, de chez Hadès, ne s'évaderaient pas bien des gens,
s'il ne liait par le lien qui est le plus fort ceux qui s'en vont là-bas?
Herm. Manifestement.
Socr. C'est donc par un désir, apparemment, qu'il les lie, s'il est vrai qu'il
les lie par le plus puissant des liens, et ce n'est pas par la nécessité.
Herm C'est évident!
Socr. N'est-il pas vrai, maintenant, que nombreux sont les désirs?
Herm. Oui.
Socr. C'est donc par le désir, entre les désirs le plus puissant, qu'il les lie,
s'il est vrai qu'il doive les retenir par le lien le plus puissant.
Herm Oui.

Ce texte qui peut avoir des interprétations variées est en résonance, me


semble-t-il, avec un des aspects fondamentaux de la réflexion platonicienne.
En lisant Platon, on constate une fréquente utilisation du concept d'Kpsif~.
Ce terme vient du grec ancien et occupe une place importante dans l'histoire
de la pensée grecque. Surchargé de significations, il symbolisait déjà pour les
héros homériques la force, la virilité, les combats de vie et de mort en vue
d'incarner un certain idéal. Platon l'a intégré dans son raisonnement
philosophique en le faisant fonctionner comme une espèce de métaconcept
(xvopo<; otpETT~v, ce qui est essentiel à l'homme, et souvent, ce qui permet à un
être ou à une chose d'être vraiment ce qu'il est. La grande richesse sémantique
de ce mot le rend pratiquement indéfinissable, du moins Platon n'a-t-il jamais
cherché à lui donner un sens bien précis Socr. Concluons donc, Nicias, que
la nature de l'apeni, nous ne l'avons pas découverte. Nic. Évidemment, non!
(Lachès, 199e).
Platon concevait l'otpET~ comme un trait spécifiquement humain et il
l'a toujours distingué soigneusement des différents types de savoir ëô~a,
ET)to"cr)UT), TÈ~UT). Cette distinction avait comme finalité de montrer que
VARIA

l'KpEïf] ne pouvait pas être transmise par l'enseignement comme ces autres
savoirs. C'est ainsi que Platon en est venu à mettre sur le même plan,
l'ofpETT) et l'acquisition du langage. Les interlocuteurs des dialogues plato-
niciens s'étonnent lorsqu'ils s'aperçoivent qu'ils possèdent la capacité de
parler sans pour autant être capables d'expliciter comment s'est faite cette
acquisition (Protagoras 327e-328a; Alcibiade l l la). C'est donc dans cette
interrogation sur la transmission de ce qui est spécifique à l'homme que
Platon émet l'Idée de la mort comme lien, créant des rapports entre le
désir, la mort et le langage; car d'un côté, les gens ne s'échappent pas du
royaume d'Hadès auquel ils sont liés par le désir le plus fort, et d'un
autre côté le discours d'Hadès a un charme magique, c'est un piège même
pour les Sirènes, « tant il y a de beauté, apparemment, dans les paroles
que sait parler Hadès! »

E. C.-P.

LE BREAKDOWN D'UNE CARRIÈRE DE FUMEUR. On pouvait trouver les


cigarettes de Robert Peacock Gloag en 1854. Les vétérans revinrent de la
guerre de Crimée avec ces sortes de brandons virils appelés « Cantilever » ou
« le 92° de Standfast », et de l'appétit pour la nouvelle marchandise.
Quelque cent ans plus tard, j'ai lancé ma carrière de fumeuse avec une
Marlboro. C'était avant l'apparition des cigarettes longues, avant les légères,
les 100's, les mentholées, les demi-mentholées, les faibles en goudron, les
pauvres en nicotine, et tout ce qui rappelle plus le tampax que l'arôme
réjouissant qui-peut-gravement-endommager-votre-santé. C'était l'époque
d'avant le Surgeon General's Report, quand Albert Camus écrivait que la
meilleure cigarette était celle qu'on fume après l'amour, c'était en haut de
la colline d'où l'on embrasse tout le Lacross field de l'École de filles de
Northampton, c'était avec Sara, ma compagne de chambre. Et c'était un
dimanche à l'heure des vêpres. Fumer, boire et jurer, nous avions trois motifs
de renvoi. Je pris la cigarette en main, prête à l'attaquer. Sara agitait la
sienne en tout sens avec finesse, elle parlait sans arrêt, soulignant de sa
baguette magique de judicieuses remarques.
« Vas-y, prends la cibiche entre tes lèvres. Ne sois pas trouillarde. Tu es
grande. Je ne pouvais m'arrêter de rire, j'avais une telle frousse d'être
renvoyée de l'école, Sara continuait de me rassurer « Ils n'ont pas les moyens
de me virer, ma famille file du fric à cette sacrée boîte. Ils ne peuvent pas
te virer s'ils ne peuvent pas me virer. » On était en juillet, les insectes étaient
gros et je comptais les piqûres de moustiques sur mes jambes; vingt, trente
peut-être. Je suis allergique aux moustiques; les piqûres enflent en grosses
VARIA

mottes, je me gratte pendant mon sommeil et elles s'infectent. Les moustiques


me donnent envie d'être à la chapelle en train de chanter « Ô Jérusalem »
ou « Toutes les Créatures Grandes et Petites », ou n'importe quoi. Les vêpres
ne m'avaient jamais paru si longues; nous ne pouvions pas rentrer dans la
chambre, nous ne pouvions pas bouger de peur qu'on nous voie, et que nous
voyant on nous sente, et je n'en démordais pas « Au nom du ciel comment
croiront-ils que nous ne fumons pas quand ils sentiront notre haleine ? » Je
pleurnichais.
Fumer, disait Sara, est un exercice dont le danger est un élément.
-Crois-tu vraiment que les gens fument parce que c'est dangereux?
Fumer n'est pas une chose intellectuelle, c'est une chose physique.
Pas sûr. Prends cette photo de Sartre sur le bureau de Mme Beaulieu.
Voilà un type dont la pensée est branchée sur sa cigarette. Tu imagines qu'il
pourrait penser sans cette cigarette à la main, ces ongles rongés, cet œil droit
qui louche ? C'est comme de dire que Dietrich sans ses jambes serait Dietrich.
Fume et ferme-la.
Je crois que je n'aime pas ça.
Moi non plus au début, mais j'aime la sophistication et avoir l'air de
Marlène.
Et l'air de Sartre ? Et tu crois qu'ils se sont déjà aperçus qu'on manquait
les vêpres?
Qu'est-ce que ça peut fiche ?
Être mauvaise, l'argent et fumer étaient les ambitions capitales de
Sara.
Cette cigarette sur la colline est la seule dont je me souvienne en
particulier, et j'ai calculé que j'avais fumé à peu près 273 750 cigarettes dans
ma carrière de fumeuse.

J'ai fumé la dernière à quatre heures moins le quart le 29 avril 1988.


Avec la douleur du renoncement, et le mal de faire sans aucun plaisir ce
qui est bon pour moi c'est là mon arrogance. Je ne suis pas plus royaliste
que le roi. Ma conduite me fascine je veux me rapprocher des gens. Je
veux plus de sexe et plus d'affection. Je suis authentiquement affamée. Pas
le « plus » de la gratification orale, mais une vraie faim de la nourriture qu'il
faut. Je ne sais plus quoi faire de mes mains et je m'en aperçois. Je n'aime
pas l'odeur de la cigarette, mais celle du tabac humidifié et du cigare. Je
n'ai pas de plaisir à moins boire sans cigarette. Plus que tout, je me suis
rapprochée de moi-même; cela a été plus dur que de prendre des kilos en
trop, plus dur que la soudaine gaucherie de mes mains et que mon malaise
avec les étrangers. Je n'ai passé aucun de ces cent cinquante jours sans m'être
demandé au moins une fois pourquoi je ne fumais pas. C'est en cessant de
fumer que j'ai été conduite à réfléchir à cette habitude. Je ne trouve même
pas que cela fait chic de ne plus fumer.
VARIA

Mon vicaire m'a dit très simplement « Jennifer, est-ce que tu veux
renoncer à fumer? » et j'ai été étonnée de ne m'être jamais posé la question.
Mon mari avait délimité des zones fumeur et non-fumeur dans la maison,
mes enfants me donnaient des avertissements et ma mère des blâmes, mais
personne ne m'avait encore simplement demandé si je voulais fumer. Au
contraire, mon père m'avait dit un jour « Tu sais, Jennifer, les gens les plus
intéressants sont des fumeurs. »
J'ai hésité quelques instants avant de répondre au vicaire que, oui, j'avais
voulu arrêter de fumer. La nouveauté de la question m'avait atteinte. La
surprise est une attaque ou une capture soudaine, et la question et la réponse
se sont emparées de mon imagination. Cela ressemblait aux divorces dans
les années soixante-dix, arbitraires et sans raison valable, mais avec la
perspective d'un avantage possible. De la même façon, c'était un enfer
intéressant. J'ai divorcé et j'ai arrêté de fumer, et je me sens mieux. De
temps à autre, j'ai des regrets, comme si mon bon sens passait dans la
pénombre.
Je veux vous assurer que je n'ai jamais eu l'intention d'arrêter de boire.
C'est là que je tire un trait. Aujourd'hui je n'ai rien de plus à dire.

J.G.B.

CHER Dr SARGANT. Des nouvelles de moi vous feront peut-être l'effet


de venir d'une autre planète, mais je veux vous faire part de quelque chose
dont le point de départ est l'intéressant article que vous avez donné à World
Medecine, « La physiologie de la foi ».
Lorsque nous nous rencontrons, vous êtes toujours très amical, et tout
semble aller pour le mieux entre nous, et en vérité vous avez dit à Robert
Graves quelques mots qui m'ont fait penser que, l'un dans l'autre, je ne
faisais rien de trop répréhensible. Vous devez donc pouvoir accepter une
lettre de moi où j'exprime quelques critiques.
Dans votre article, comme dans tant d'autres de vos écrits, vous prenez
la peine de glisser quelque chose sur la psychanalyse, d'une façon telle que
son effet sur le lecteur est peut-être plus grand que l'effet de l'article lui-
même. Le lecteur est pris par votre description et par votre argumentation
générale, et ne se soucie pas de questionner les deux ou trois choses que
vous semez, de telle sorte que cela se transforme en une espèce de propagande
contre ce que vous appelez psychanalyse.
Vous saurez de quoi je parle en vous reportant au milieu du premier
paragraphe de la page 19. Vous sautez de Bouddha et du Christ à Freud et
à Jung, et le lecteur profane considère comme allant de soi que, sur un
VARIA

divan, le patient est convié, d'une manière plus ou moins subtile à acquérir
une foi absolue. Ceci s'ajoute à ce passage, plus bref, de la page 14 « .tel
que la foi absolue et indéracinable du psychanalyste en l'existence d'un
subconscient freudien extrêmement sexualisé. ». En faisant sans arrêt des
choses de ce genre, je crois que vous vous jouez un mauvais tour à vous-
même.
Vraiment, où avez-vous fait connaissance avec la psychanalyse et la
psychologie analytique? Je connais, bien sûr, des analystes dogmatiques et
endoctrinants, et à mon avis, ce sont tous de mauvais analystes. Il en va
de même, pour ce que j'en sais, avec les jungiens lorsque leur travail
repose sur le genre de croyance à Jung à laquelle vous faites allusion, ce
sont de mauvais jungiens. Peut-être avez-vous rencontré la psychanalyse en
lisant certaines formules de Freud qui appartiennent aux vingt premières
années du siècle, alors qu'il tentait une élaboration sur la base d'une
théorie déjà remarquablement exposée dans La science des rêves en 1900.
Quant à moi, je suis venu à la psychanalyse au début des années vingt,
j'ai été analysé par James Strachey (qu'aucune sorte de croyance n'aveuglait),
et je n'ai rien trouvé dans la psychanalyse qui ressemble à ce que vous
décrivez. Je pense qu'avoir grandi dans le groupe de psychanalyse au contact
de ses agitations et de ses tensions internes m'a montré que la psychanalyse
était une science qui luttait. N'ayant jamais connu Freud, je n'ai jamais eu
cette foi en lui dont vous parlez tout le temps. J'ai eu très tôt mes fidélités,
à Freud, à Melanie Klein et à d'autres, mais il n'y a finalement de fidélité
qu'à soi-même et cela doit être vrai pour la plupart de mes collègues. Je
crois réellement que vous vous êtes enlisé dans une conception de la
psychologie dynamique qui remonte à trente ou quarante ans, et je trouve
que c'est tout à fait dommage.
Je pourrais aller plus loin et dire que ce que vous écrivez semble
dépourvu de jeu (playing), et donc manque de créativité. Vous réservez
sans doute votre créativité à une autre partie de votre vie, à vos amitiés
par exemple, ou à la peinture. Je l'ignore. Le résultat, cependant, tel qu'il
transparaît bien dans cette version abrégée de votre conférence au Maudsley,
est un matérialisme d'une espèce grossière, dont la seule bonne chose à
mes yeux est qu'il offre un avant-goût du travail de notre prochain dictateur.
Le dictateur détruira la vie créative personnelle à sa racine, fera en sorte
que la vie ne vaille plus d'être vécue, et c'est nous qui, peut-être, serons
ses victimes.
Autrement dit, si je pensais que vous êtes présent en personne dans cet
article, je n'aurais plus jamais le sentiment d'appartenir à la même espèce
que vous, même si nous nous retrouvions en train de parler ensemble. C'est
pour moi un vrai mystère, car lorsque je vous vois, j'ai devant moi un être
humain, une personne parlante et sensible, et quelqu'un de réellement attentif
à ses patients.
Pour en revenir à la foi, il me semble que, dans cet article, ce que vous
écrivez laisse de côté la foi en la biologie et en ses avancées fructueuses dans
VARIA

le domaine de la personnalité et des interrelations humaines, et dans le


domaine de cet accomplissement humain qu'on appelle généralement culture
et civilisation.
Si je me pose la question de savoir pourquoi je vous ai écrit de cette
manière et en ce moment-ci, je ne sais pas quoi me répondre à moi-même.

Sincerely yours

D.W.W.
Dans ce onzième cahier, VARIA réunit des textes de

Evelio Cabrejo Parra

Jean-François Daubech

yfKK~rG/a~fOKBMt/C?'

Georges-Arthur Goldschmidt

Michèle Hechter

Tommaso Landolfi

Patrice Loraux

Donald Meltzer

Michel Neyraut

et une lettre de D. W. Winnicott

« Le papa de Kafka » (La Spada, Rizzoli editore) est présenté et traduit par
Mario Fusco.
La lettre à William W. Sargant, datée du 24 juin 1969, est extraite de la
Correspondance de Winnicott intitulée Lettres vives, à paraître en février 1989
aux éditions Gallimard.
Composé et achevé d'imprimer
par l'Imprimerie Floch
à Mayenne, le 21 novembre 1988.
Dépôt légal: novembre 1988.
Numéro d'imprimeur: 27152.

ISBN 2-07-071461-6 Imprime en France.


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