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Argument 5
VARIA
ARGUMENT
l'exclure de soi et anéantir ceux qui sont censés l'incarner: bouc émissaire, inquisition
et paranoïa.
Deux manières de ne pas reconnaître que le mal est immanent à la nature
humaine, qu'il en est, écrivait Freud, un « trait indestructible ».
Freud, là-dessus en effet, est sans illusion le mal est en l'homme cette tentation
de « satisfaire son besoin d'agression aux dépens de son prochain, d'exploiter son
travail sans dédommagement, de l'utiliser sexuellement sans son consentement, de
s'approprier ses biens, de l'humilier, de lui infliger des souffrances, de le martyriser
et de le tuer ». Est ici pleinement reconnue « la tendance native de l'homme à la
méchanceté, à l'agression, à la destruction et donc aussi à la cruauté ».
On peut, bien sûr, ne voir dans la lucidité d'un tel constat qu'une reprise de
l'énoncé classique homo homini lupus que seule viendrait contrebalancer la confiance,
également sans cesse réaffirmée, dans la tâche civilisatrice indéfinie visant à réprimer,
à dompter l'« hostilité primaire », à maîtriser l'animalité humaine. À ceci près que
Freud, à jamais marqué comme la plupart de ses contemporains par l'épreuve de la
Grande Guerre, a pu reconnaître ce qui est devenu pour nous, marqués par d'autres
expériences encore plus impensables, une évidence aveuglante, à savoir que l'opposition
entre barbarie et civilisation n'est plus de mise quand la barbarie et non plus
seulement le « malaise » est, sous mille formes, présente dans la civilisation, quand
elle exerce ses ravages au nom de la civilisation et là où celle-ci est la plus « raffinée ».
Tout comme le cancer cet autre mal qui ronge le corps est moins une maladie qui
affecterait le vivant désordre intérieur ou dysfonctionnement que la malignité du
vivant transformant la loi qui le régit en son contraire (prolifération cellulaire
anarchique), le Mal serait à comprendre comme l'inhumain dans l'homme, monde de
l'inhumain produit par l'homme. Pas de manichéisme chez Freud, opposant deux
principes également souverains; pas de Thanatos ou de puissance destructrice substan-
tifiée qui serait en lutte permanente contre un Éros créateur; mais bien plutôt Éros se
retournant contre lui-même la mort dans la vie, la haine dans l'amour, la douleur
dans la jouissance. Si la pulsion de mort est dite sans figure et sans voix, c'est qu'elle
défigure et fait taire. Si nous ne pouvons la penser mais seulement en subir les effets,
c'est qu'elle est l'anti-pensée. V anti-pensée aussi bien que l'anti-instinct (l'instinct, ce
qui tient lieu de « pensée » au vivant).
mauvais. Melanie Klein, en concevant dès le départ le sujet comme une scène
d'affrontement entre objets partiels, le mauvais et le bon étant l'un et l'autre incorporés,
a radicalisé cette façon de voir. On notera toutefois que c'est finalement le bon qui,
de dépassement des clivages en réparations, sort victorieux. Une cure réussie est celle
qui assure l'intégration du bon sein, de la bonne mère. et de la bonne interprétation.
On pourrait dire que l'enfant kleinien, s'il est d'abord voué au péché originel, tout
animé qu'il est de pulsions destructrices, finit par être « délivré du Mal ».
Question le Mal peut-il être assimilé au mauvais?
Le Kakon suffit-il à le définir? Une dialectique de l'inclusion et de
l'exclusion suffit-elle à l'appréhender?
Freud et l'expérience analytique rendent possible une autre approche. Déjà dans
les Trois Essais c'est bien ce quifit scandale Freud avait montré que les productions
les plus nobles de l'esprit humain et les dépravations les plus répugnantes proviennent
de la même source, que le criminel et l'artiste, la monstruosité et le génie sont frères.
La pulsion sexuelle ignore l'opposition du bien et du mal, l'Abirrung (le mot n'a pas
le sens péjoratif de notre « aberration ») est ce qui la caractérise. Et si elle est au-delà
du bien et du mal, c'est qu'elle est elle-même, pourrait-on dire, le mal du vital: sa
perversion, sa toxine, son cancer. L'invention des démons, supposés personnifier et
incarner le mal, et celle du démoniaque, sa figure culturelle en Occident, ne vise-
t-elle pas à confondre mal et sexe, ce qui laisserait la place libre à un pur amour d'où
tout risque de perversion serait exclu ?
Certains analystes (Robert Stoller notamment) ont cru pouvoir désigner la présence
réalisée du Mal dans la perversion et le pacte délibéré du pervers avec lui haine,
avilissement, anéantissement de l'autre, déguisés en érotisme. Mais une telle prise de
position qui fait un sort réaliste à l'intuition du poète (« La volupté unique et suprême
de l'amour gît dans la certitude de faire le mal ») ne conduit-elle pas à idéaliser une
bonne sexualité, comme d'autres se font les apôtres d'une « bonne société » ? Toute
dénonciation du Mal ne soutient-elle pas un retour subreptice du Mal dans la férocité
surmoique?
On voit que c'est tout le champ de la psychopathologie qui pourrait être abordé
à partir d'une réflexion psychanalytique sur le Mal: la perversion que n'épuisent pas
ses formes sadiques et masochistes et qui n'est pas seulement transgression de la Loi
mais profanation (voir Bataille); la paranoïa et la persécution; la névrose obsessionnelle
et la faute, la dette à payer; mais aussi la méchanceté (« le méchant, disait Sartre,
est celui qui a besoin de la souffrance des autres pour se sentir exister »); le crime que
personne, ni les magistrats ni les criminologues et pas davantage les psychanalystes,
ne parvient à penser; la douleur (« ça fait mal ») et la mort dont le Mal n'est peut-
être que la figure susceptible, elle, d'être regardée en face.
LE MAL
Enfin, et ce n'est pas une question latérale, quelle est la position du psychanalyste
dans sa pratique? Peut-on soutenir qu'il se situe, lui aussi, comme le ça, par-delà le
bien et le mal? Peut-il être cynique? L'apologie du« désir » à tout va est-elle vraiment
le fondement de son éthique? On sait que Freud (voir ses lettres à Edoardo Weiss) ne
voulait pas de canailles et de coquins sur son divan. Et dans le fauteuil? Le
psychanalyste ne saurait être tenu et maintenu tel pour son patient s'il n'était considéré
comme une personne « morale» (à ne pas confondre avec la respectabilité bourgeoise.)
c'est à cette condition que peut lui être adressée la demande d'amour tout autant que
la haine explosive.
Sous quelles formes, à quel moment, à quel degré le mal, auquel tout homme est
assujetti, devient-il un obstacle insurmontable à la possibilité de l'analyse?
N. R. P.
Michel de M'Uzan
Le rat, dit-on, est méchant, cruel; il dévore tout et n'importe quoi; il est sale,
véhicule des maladies, cause des dommages considérables, copule à longueur de
journée et se multiplie sans frein. L'homme serait donc fondé à détruire cette
créature nuisible; néanmoins la rage et l'ingéniosité qu'il y met ne tiennent pas
aux seuls ravages dont la bête est responsable. Le rat, en effet, concerne l'homme
bien autrement. Depuis toujours, subtil et organisé, il fascine l'homme qui tantôt
en fait le héros chthonien de récits ou de légendes 2, tantôt l'installe au cœur de
ses fantasmes, tel ce patient célèbre sur le visage duquel Freud détectait « l'horreur
d'une jouissance à lui-même ignorée », ou bien, à l'instar de Proust, le torture en
toute conscience pour se repaître d'une souffrance sans borne et vivre dans la
volupté l'accouplement du sexe et de la cruauté. Mais l'homme peut aussi jouir
« naïvement» au spectacle d'un rat affolé par la douleur. Je pense à ce soldat de
la guerre de 1914 racontant les tranchées, les tranchées infestées de rats dont il
fallait se débarrasser. On capturait l'un d'eux, on lui cousait l'anus. Alors la bête,
devenue comme enragée, attaquait sauvagement et tuait ses congénères. Dans ce
cas, l'essence du plaisir demeurait peut-être obscure et la jubilation presque
innocente. Il en va différemment lorsque le traité d'alliance conclu entre la cruauté
1. Le Chasseur de rats, de Andrzej Czarnecki, Grand Prix du Festival national du film documentaire,
Cracovie, 1986; Lion d'Or international, 1986.
2. Le preneur de rats de Hameln et Greenaway, Browning, Noël Le joueur de pipeau de Hameln,
édition l'École des Loisirs, 1979.
LE MAL
de survivre coûte que coûte. Avec lui, on découvre des entrepôts immenses, tout
baignés d'une lumière glauque, puis, accrochées à des tringles qui n'en finissent
pas, des carcasses de bœufs sanglantes et jaunes, des pièces de viande et enfin, plus
loin, quelques enclos où vont et viennent des porcs. L'homme s'avance. Les rats
détalent, s'arrêtent, repartent et regardent, attentifs, les bottes de caoutchouc qui
viennent à eux. Les rats couinent. L'homme parle, armé de savoir et d'expérience
« Parfois je me dis comme ils sont intelligents, très intelligents. Mais je le suis
encore plus. Quelles sont leurs chances? Ils n'en ont aucune; je n'ai jamais perdu,
mais à quel prix.» Dans cette guerre, ô combien difficile, sa victoire doit être
totale. Qu'un seul rat échappe à la mort et rien n'est acquis, car la vitalité du
rongeur s'exalterait alors immensément. Le rat, inexorablement, doit perdre la
partie, ce qui exige une action calme et réfléchie le chasseur ne veut entreprendre
que des cures radicales. Quand il arrive sur les lieux, l'accueil est chaleureux. Il
aime être « admiré, apprécié. C'est peut-être de la vanité ». Il reconnaît que ce
travail lui donne beaucoup de satisfactions, « grâce à eux ». Le contrat signé, il
reste seul. Il dispose de temps, plusieurs jours. Il aime les recoins, car il explore
tout, comme les canalisations innombrables, disposées au haut des murs, là où les
rats guettent, immobiles. L'homme expose de sa voix froide et précise les fondements
de la règle à suivre l'amour et la faim doivent sceller le destin des bêtes. Certes,
explique-t-il, on pourrait tenter de raccourcir la durée de l'opération par des
méthodes brutales, par exemple brûler les yeux de quelques individus pour terroriser
les autres; leur couper l'eau puis l'empoisonner; introduire du phosphore de zinc
dans leur pâture, ce qui provoquerait l'asphyxie; enduire les tuyaux de saindoux
empoisonné ou bien mêler du plâtre à leur nourriture. Cette dernière technique,
il affirme ne l'avoir utilisée qu'une seule fois, « car elle est anti-humanitaire »!
L'overdose (sic) de poison donnerait bien sûr un résultat, mais les trois quarts
seulement de la population se trouveraient éliminés; les survivants, avertis, s'en
iraient et transmettraient leur expérience aux autres générations. Les rats sont
malins et méfiants, il faut donc se « mettre dans leur peau. et gagner leur
confiance ». Le plan est simple s'identifier à son adversaire pour cesser de lui
faire peur et même trouver un moyen de le séduire en lui offrant, par exemple,
« quelque chose de meilleur que ce dont il dispose habituellement ». Précaution-
neusement, méthodiquement, l'homme dépose çà et là une sorte de pâtée rosâtre.
Les rats observent à distance puis détachent quelques-uns d'entre eux, en « kami-
kases », pour tester cette nouvelle pitance. Comme rien de fâcheux n'arrive et que
les bêtes « se sentent bien », les autres, rassurées, s'approchent et se mettent à
manger. L'opération se répétant plusieurs fois, les rats commencent à suivre
l'homme au plus près, charmés, tels leurs ancêtres littéraires par le joueur de flûte
de Hameln. Ils ne se doutent pas «qu'on peut leur faire leur fête». Alors, un
poison violent est mêlé à l'aubaine gastronomique. Les rats arrivent, se précipitent
sur l'appât qui les foudroie les uns après les autres, en masse. L'homme commente
LE MAL
la scène « Ils me font confiance à ce point qu'ils voient à côté d'eux des cadavres,
il y en a qui meurent, les survivants continuent de venir manger. Ils m'ont fait
confiance jusqu'au bout. Il ne leur est même pas venu à l'esprit que je pouvais les
rouler, les trahir. »
Pour soutenir son propos, qui déborde assurément le cadre d'un documentaire
éducatif, l'auteur du film ménage une gradation ascendante de ses effets, touchant
là, à mon sens, un attribut important du mal. Le mal est exposé à perdre sa
spécificité quand son intensité demeure stable; en s'affadissant, il cesserait d'être
un. La douleur, les souffrances, qui lui sont parfois identifiées, peuvent certes être
l'objet de variations quantitatives en fonction du temps, de modulations rythmiques
propres à les faire reconnaître en tant qu'instruments d'une jouissance sexuelle.
Mais le mal, en tant que tel, à la manière d'une force et plein de dynamisme, suit
un cours différent. On l'identifie dans ses manifestations quand celles-ci sont l'objet
d'une surenchère continue et que leur intensité, à partir d'un certain degré, semble
même les exclure d'une participation quelconque à l'excitation libidinale. Le mal,
pour être bien nommé, se doit de s'exacerber constamment en quantité, s'engendrant
lui-même, en suivant une courbe régulière qui va montant et au sommet de
laquelle c'est l'explosion, l'anéantissement, ou bien, pour quelques-uns peut-être,
la condition d'une expérience unique, supposée projeter l'être au-delà de lui-même.
que quelque chose de la vie demeure. L'homme respire, calmé. Il sait qu'un rat,
un seul, a échappé au massacre. Il le découvre à l'entrée de sa cache « Quand je
vois le dernier, le plus intelligent, le chef, je me détends, je suis satisfait; je me
dis fini le boulot. »
honoré, le tueur de rats de Pologne, car il a été payé, bien payé, peut assumer un
nouvel et paisible service, d'où toute cruauté est évacuée.
De cette façon, l'histoire conduirait, sinon à une conclusion heureuse, du
moins, sous une forme allégorique, à l'espoir, si maigre soit-il, que des voies
existent pour, tout à la fois, reconnaître le mal et s'y opposer. Mais, peut-on rejeter
hors le monde les maux et les peines qui le font aussi? Ne manqueraient-ils pas
alors de rappeler que leur place ne saurait jamais demeurer vide? Le prologue du
film, qui en est en fait l'acte final autant que le la, le laisse penser. Plusieurs
fois, j'ai été amené à adopter une perspective économique à propos des actions
dans lesquelles le mal semble s'incarner. Malgré cela, chaque fois, on découvrait
une chance, si minime fût-elle, de voir Éros se lier à la quantité, ou, tout au
moins, la connoter. C'est ainsi que le héros de Fritz Lang, M. Le Maudit lui-même,
tout dominé qu'il est par le déferlement de la quantité d'excitation, facteur
traumatique qui détermine son destin, et ravalant le sexe au rang d'un acte
destructeur, gère tout de même son statut économique en sexualisant la violence.
Pour un peu, on dirait que le pouvoir de la quantité, en s'enracinant profondément
dans les origines de l'être, l'innocenterait presque. M. Le Maudit, dont j'ai décrit
le total affolement face à un jury populaire composé de délinquants et de criminels,
se défend comme un rat piégé et hurle qu'il ne pouvait agir autrement
Mais il est des cas où le facteur quantitatif peut croître au point de paralyser
le développement du moindre émoi et d'entraver toute vie fantasmatique, les actes
se plaçant peut-être alors en marge du jugement. Il advient enfin que le rôle de
la quantité ne se laisse même plus découvrir. Cela semble être le cas dans la scène
que décrit le prologue du film quand la froideur glacée d'une action se perpétue
au nom de la transmission d'un prétendu savoir, au nom du bien, en utilisant
l'autre, homme ou animal, sans considération pour son angoisse, sa détresse ou
son désir. Si l'on est alors tenté de penser qu'un dernier degré a été franchi dans
l'ordre du mal, c'est peut-être aussi parce que certaines entreprises humaines,
objectivement destructrices, échappent à toute culpabilité renvoyant à la vie
pulsionnelle et sans même assurer à leurs auteurs d'être reconnus par les autres
dans leur spécificité, leur unicité. L'horreur l'emportant, le mal ne se prête plus
qu'à être décrit dans ses manifestations, qu'à ce qu'on en fasse, comme pour une
maladie, l'histoire naturelle. Ce à quoi nous invite le prologue du film, diffusé en
noir et blanc ce qui est sans doute significatif.
Devant nous, dans une sorte de laboratoire vétuste, un homme en blouse
blanche effectue une expérience dont il commente le cours d'une voix neutre,
1. M. de M'Uzan. « Les esclaves de la quantité », Nouvelle Revue de Psychanalyse, n° 30, automne 1984,
Gallimard.
L'EXTERMINATION DES RATS
celle d'un huissier lisant un procès-verbal. Deux aquariums sont disposés de part
et d'autre de l'homme qui, tout en parlant, se tourne alternativement vers l'un
puis vers l'autre. À cinq minutes d'intervalle, deux rats sont mis à l'eau, chacun
dans un des aquariums. « II y a maintenant deux rats dans deux aquariums. » À
toute la vitesse dont sont capables leurs petites pattes, les rats nagent d'une extrémité
à l'autre de leurs bacs aux parois de verre. L'expérimentateur décrit minutieusement
la scène « Dix minutes se sont écoulées. Le rat placé à ma gauche commence à
se noyer. » La bête tourne sur elle-même, plonge, remonte. L'homme poursuit
« Le rat placé à ma gauche perd ses forces. Sa respiration est nettement plus
courte. On voit des bulles d'air s'échapper de ses narines. Son nez est souvent au-
dessous de la surface de l'eau. On voit qu'il perd ses forces et qu'il se noie. » Dans
l'autre aquarium, le rat nage facilement. Une fois, on lui a tendu une petite
planchette de bois sur laquelle il est monté. Sa respiration reprend son rythme
normal, « pour un moindre effort ». Ayant retrouvé ses forces, il est remis à l'eau
une seconde fois et reprend sa nage rapide. Dans l'autre aquarium, le rat, tel un
poisson mort, flotte, tout gonflé. L'homme constate « Le rat ne fait plus un
mouvement, il s'est noyé. »
Un blanc marque qu'un long temps s'est écoulé dix heures et le rat de
droite nage toujours. Souvent, on nous le fait remarquer, il revient à l'endroit où,
une fois, il avait pu grimper sur la planche et où il n'y a plus rien. Après quinze
heures, enfin, il se noie. L'homme propose sa conclusion « Le rat qui avait eu la
possibilité de monter, au bout de dix minutes, sur la petite planche, a tenu près
de quinze heures. L'autre rat, placé à ma gauche, a tenu quinze minutes.»
Notre horloger de Pologne aurait peut-être dit « II doit y avoir quelque
chose. »
MICHEL DE M'UZAN
Jean-Michel Labadie
C'est à la fin du XVIIIe siècle et au début du xixe siècle que le crime a rencontré
le corps; et ce, à l'ombre de la folie.
Ce type de correspondance nous semble maintenant bien lointain, difficile à
saisir. Certes, il est toujours des espoirs en ce sens, des essais en bio-criminologie.
Mais au-delà des aspects trop sensationnels que chaque recherche de cette nature
déclenche inévitablement, on voit que l'ensemble de ces travaux reste prudemment
attaché à la seule hypothèse selon laquelle, si un terrain est biologiquement
défectueux, il peut favoriser des conduites criminelles; comme le déclarait offi-
ciellement Di Tullio au IIe Congrès international de criminologie « On doit
reconnaître que la conduite humaine, selon l'expression toute récente de Grapin,
tend à devenir criminelle toutes les fois qu'elle cesse vraiment d'être psychique
pour passer sous l'influence d'un déterminisme physiologique En revanche,
cette rencontre du crime et du corps fut beaucoup plus violente un siècle auparavant,
et eut surtout une tout autre signification.
On connaît la scène légendaire du geste libérateur de Pinel. C'est même elle
qui, dans toute l'Europe de l'époque, a paru vouloir donner statut pathologique à
la raison du « fou ». Un jour de l'An II de la République, à Bicêtre, dans les murs
déjà vieux de cette sinistre « maison des pauvres » c'est ainsi qu'on l'appelait alors
où se trouvaient entreposés toutes sortes d'inutiles sociaux, Couthon, le célèbre
paralytique révolutionnaire que l'on portait, disait-on, à « bras d'hommes », venait
d'arriver. En tant que rapporteur officiel, il avait pour tâche de vérifier s'il ne se
cachait pas là quelques suspects. Un jeune médecin courageux, Philippe Pinel, qui
avait été nommé à Bicêtre depuis peu, à la suite notamment de quelques travaux
jugés intéressants sur les « maladies de l'esprit », vint alors à sa rencontre et lui
proposa, sans d'ailleurs se laisser impressionner par les vociférations dégoûtées du
représentant du pouvoir, d'enlever les chaînes et les fers aux malades pour qu'ils
puissent enfin être traités! Ce récit, que forgea son fils Scipion Pinel, fixa l'origine
de la psychiatrie, « mythe» que mit magnifiquement en relief, on le sait, Michel
Foucault en son Histoire de la folie.
On ne peut bien sûr que rendre justice aux historiens d'avoir analysé depuis, et
de façon si minutieuse, les moments réels de cette péripétie que cette légende
stigmatisa si généreusement. Ils ont eu besoin de chercher à savoir si cette scène avait
eu lieu dans les faits, ou au contraire dans l'imagination de quelques-uns, si la
transformation du statut de la maladie mentale que la légende avait pour fonction
de mettre en évidence, avait en fait commencé bien avant et en d'autres lieux, et si
son existence avait assuré définitivement un nouveau mouvement hospitalier et
thérapeutique. Ils ont pu ainsi dégager la fonction et les mécanismes de cette
« légende », ils ont pu révéler les falsifications qu'entraînait nécessairement un tel
récit. Mais en agissant ainsi, obsessionnellement attachés à la dimension politique de
ce « geste symbolique », ils n'ont peut-être pas perçu suffisamment que ce long et
complexe travail institutionnel, qui eut effectivement pour but de garantir progres-
sivement une singularité réelle à la maladie mentale, hésita en même temps longtemps,
et comme désespérément, au bord de la criminalité. Ils n'ont pas perçu qu'en triant
ainsi les fous, et en repoussant hors de son nouveau domaine les autres conduites
asociales et surtout illégales, la psychiatrie naissante, au nom même de la maladie de
la raison, créait aussi, et par exclusion, une vaste zone de curiosité. Au pied de la
scène pinélienne, en effet, se fit comme une grande tache épistémologique qui s'étala
et prit de l'ampleur pendant que le fou apprenait maintenant à se redresser et à se
faire nommer, pendant qu'on lui forgeait intériorité et espoir de guérison, le criminel
qui perdait décidément toute chance d'obtenir pour lui-même espace et identité,
devenait un être à part. Il se retrouvait, comme « épistémologiquement» rejeté sur
sa paillasse, n'ayant plus à présenter, aux yeux du siècle et au regard d'un positivisme
scientifique naissant, que ce qui lui restait, la seule chose qui lui resta son corps! Il
n'est donc pas question, comme on l'a trop fait, de seulement mettre en scène la
légende pinélienne pour en décortiquer la fonction, il faut rechercher aussi ce qui
s'est « réactivement » passé lorsqu'une telle légende servit d'origine institutionnelle
et scientifique à la maladie mentale; il faut retrouver cette « réaction » que fut le
corps du criminel, ce corps naissant à l'ombre de la folie.
Mais si le regard s'est ainsi posé, comme « naturellement », sur le corps des
punis, c'est qu'au début du xixe siècle, la place anthropologique de ce dernier était
devenue tout à fait particulière.
Depuis fort longtemps d'abord, l'apparence corporelle permettait de juger de
la qualité des hommes, comme s'il existait un rapport naturel entre le physique
d'un individu et son caractère l. Régnait, par exemple, un peu partout l'école
1. Cet aspect fut déjà traité in Labadie (J.-M.), «Le corps criminel, un aujourd'hui du passé», in
Nouvelle Revue de Psychanalyse, 1982, n° 26.
LA PENSÉE MISE A MAL PAR LE CRIME
1. L'exposé de ces théories américaines est fait de manière intéressante in Gould (S. J.), La Mal-
mesure de l'homme, Paris, Ramsay, 1983.
LA PENSÉE MISE À MAL PAR LE CRIME
dessus des animaux, qui nous constituent hommesl ». En 1841, Lauvergne (Attomyr
fait de même en Allemagne) décèle un développement anormal de l'organisation
du cerveau et, spécialement, du cervelet chez les forçats « L'organisation cérébrale
du forçat, restée brute et inadaptée, s'est exclue elle-même du droit commun 2. »
Plus tard, Prosper Lucas insiste sur l'hérédité et l'atavisme de la population
criminelle; Lelut, ancien phrénologue, mesure les longueurs et largeurs des crânes
des condamnés; l'Américain Samson, l'Allemand Casper établissent certaines
relations entre la criminalité et l'organisation cérébrale; Broca va bientôt écrire en
1867, dans le Bulletin de la Société d'Anthropologie, sa monographie de l'assassin
Lemaire; et puis, Thompson, Wilson, Vergilio, Weisbach, Ranke, Bordier, Topinard,
Quatrefages, Le Bon, discutent et se disputent sur les différents arguments de telles
correspondances. Il ne s'agit plus de mettre en cause la simple qualité d'observations,
ou la validité de tels décryptages, il faut constater un véritable rapprochement, à
la limite du fantastique, du crâne et de la brutalité, du corps et de la bestialité.
Comme si le crime, donc la rupture d'avec la norme, entraînait la pensée vers une
nécessaire déformation corporelle chez le reconnu coupable, et ce à une place
inférieure et primitive dans l'histoire de l'homme. En tout cas, c'est ainsi que le
corps du mal fit son apparition dans l'histoire scientifique.
Mais alors que le corps des criminels s'installe ainsi au centre d'une nouvelle
anthropologie, la technique du pouvoir elle aussi change, se transforme; elle
commence à s'exercer différemment sur les corps qui doivent à présent être saisis,
écartés du système social; elle les isole, les mesure, les surveille 3.
En 1764, le Traité des délits et des peines de Beccaria bouleverse les données
juridiques et vient répondre à de nombreuses interrogations de l'époque; il faut
sacrifier une partie de sa liberté pour que triomphe la civilisation, mais comme
l'être humain ne le fait pas de sa propre initiative, il faut qu'il ait sans cesse à
l'esprit que toute infraction est punie d'une manière individuelle; il n'est plus alors
nécessaire de sombrer dans l'horreur du supplice ou de la torture, comme cela se
pratiquait jusque-là, il s'agit plutôt de codifier les peines par une privation graduée
de liberté, privation correspondant à la gravité des infractions commises. Au même
moment, Howard décrit son voyage en « enfer », dans l'univers carcéral, qu'il
dénonce comme étant « le séminaire du vice, la voie conduisant à la saleté et à la
1. Voisin (F.), Observations communiquées à l'Académie royale de médecine dans sa séance du 3 juillet
1838, Paris, Lacombe, Faculté de médecine, n° 50, 536.
2. Lauvergne (H.), Les Forçats, considérés sous le rapport physiologique, moral et intellectuel, Paris,
Baillière, 1841.
3. On connaît à ce sujet les ouvrages de Foucault (M.), Surveiller et Punir, Paris, Gallimard, 1975,
et de Perrot (M.), L'Impossible Prison, Paris, Le Seuil, 1980.
LE MAL
fermées et rapides, les premières voitures cellulaires, comme des fautes à ne plus
jamais voir, comme des corps que l'on éloigne et qui emportent leur vérité avec
eux, à jamais.
Comme un substitut à cette douleur criante qui donc s'éloigne peu à peu,
commence alors une véritable monomanie du contrôle et de la mesure, alors que
se développe un gigantesque spectacle où le scandale du crime côtoie le regard
scientifique. Les magistrats réclament à présent plus « d'instruction », ils veulent
connaître mieux les prévenus pour se faire une « conviction» et pour éclairer les
jurés, pour mieux doser les peines. De son côté, la police se trouve harcelée par
la pression publique et la presse qui lui reprochent son impuissance. Devant la
montée de la « dangerosité », notamment dans de nouveaux secteurs urbains, et
devant l'inefficacité de ses méthodes, elle tente des recettes; puis décide de
s'organiser. Elle essaye d'abord certaines techniques qu'elle dit inspirées d'anciens
bagnards, comme Vidocq ou Coco-Lacour, elle a même l'initiative des « brigades
de sécurité»; mais des scandales éclatent et elle reste dépassée par les nouvelles
formes de criminalité; elle avait réussi contre les « chauffeurs », les malfaiteurs, les
vagabonds des campagnes, les bandes comme celles d'Orgères autour de Chartres,
maintenant elle ne sait plus comment réagir face aux attaques des dépôts industriels,
aux destructions et aux vols des machines, aux attaques multiples de biens et de
propriétés, aux grandes escroqueries bancaires, au gangstérisme urbain, aux « asso-
ciations» bien organisées, ou aux attentats anarchistes. Elle se restructure alors une
nouvelle fois, non sans crises internes, elle apprend des techniques de repérage,
d'archivisme, elle crée plusieurs systèmes de fichiers, elle s'intéresse aux sortants
de prison, aux détenus, elle surveille les personnes considérées comme suspectes
ou dangereuses. Commence là toute une époque de l'indice et de la dénonciation,
de la preuve et du contrôle, que bientôt l'arrivée de la photographie, puis les
procédés de Bertillon consacreront. Des services médico-légaux et laboratoires se
multiplient où l'on met au point des méthodes de classement, d'enregistrement et
de mesure; on compile les faits recueillis, les traces laissées, les expertises, les
comptes rendus, on entre dans le temps du « dossier» et de « l'empreinte », pendant
que l'anthropométrie se prépare. La morgue elle-même, en quittant en 1802 le
Grand Châtelet pour s'installer à l'Arche Pépin puis au Marché Neuf, arrête les
scandales monstrueux qu'elle entretenait, pour s'organiser, spécialiser son personnel,
se fixer derrière Notre-Dame, et devenir le dépôt légal et scientifique des corps
noyés et anonymes, temple moderne des indices anthropologiques autant que
policiers. Bientôt, dans l'administration judiciaire, dans les greffes et dans les dépôts
de police, circulent fiches et procès-verbaux, pièces et cahiers d'observation que
l'on centralise et que d'aucuns traitent déjà selon les premières statistiques. Et
lorsque la presse annoncera avec force publicité comment, grâce aux procédés du
« bertillonnage » et au contrôle attentif des corps exclus et marginaux, le premier
« cheval de retour », le premier récidiviste fut confondu et reconnu, ce sera le
LE MAL
1. Regnault (E.), Du degré de compétence des médecins dans la question judiciaire relative aux
aliénations mentales, Paris, 1838.
LA PENSÉE MISE À MAL PAR LE CRIME
même des sutures largement béantes. Il s'arrête, hésite. Ce crâne, aux anomalies
évidentes, est en effet celui de Villella, un brigand de Calabre, fort connu en son
temps et qui fut longtemps redouté des habitants. À ce moment, c'est un peu
comme si toute l'intuition d'un siècle prenait forme. Sous le regard du savant ému,
un lien à présent se trace qui assemble en une même pertinence toutes les données
accumulées. Vision exaspérée de tant de recherches! L'anomalie grossière, décou-
verte sur ce crâne de hors-la-loi lui rappelle les anomalies remarquées sur les
crânes des sous-évolués; il regarde maintenant le crâne anormal et « criminel»
comme le fossile d'un temps révolu et l'aveu d'une espèce inférieure; dans la
fossette anormale, il a trouvé enfin où loger le crime! Quand un corps se prête à
l'horreur d'un acte criminel, c'est qu'il n'a pas suivi l'évolution propre à l'homme
ordinaire, c'est qu'il doit témoigner d'une histoire plus ancienne, voire animale; et
lui revient la phrase de Renan « Les actes les plus iniques sont les plus naturels
du monde, car la nature est fondamentalement criminelle 1. »
Avec L'Homme criminel, paru en 1876, le corps du mal acquiert officiellement
son statut scientifique. Le succès est immédiat; il est ainsi des œuvres qui se logent
parfaitement dans la niche que mille pensées, mille gestes anodins ou savants de
toute une époque, avaient, le plus souvent sans le savoir, creusée au pied de l'autel
scientifique. Et le mal d'entrer officiellement dans le champ du savoir! Pourtant
si deux intuitions tout à fait remarquables sous-tendent précisément cette entrée,
qui vont d'ailleurs imprégner nombre de réflexions anthropologiques de cette
époque, il faut remarquer ici qu'au même moment, s'installe une ombre épaisse.
Le crime a interrogé la pensée qui décèle alors une double forme explicative, mais
son propre fonctionnement se trouble, et ce qui apparaissait brusquement comme
une évidence, bientôt se transforme en profond malaise; les principaux arguments
deviennent alors impasses, les sincères pertinences de grossières naïvetés; comme
si le crime, cette fois, avait élu domicile dans le fonctionnement même de la
pensée.
Lombroso imagine d'abord toute une « embryologie du crime» qui, au-delà
des anecdotes et des confusions qui nous font aujourd'hui sourire, dresse un tableau
de l'évolution du vivant où l'homme se détache progressivement de la nature
criminelle, de l'animalité et de la sauvagerie. Le crime qui fait origine est peu à
peu mis à distance, et l'homme, en son effort de civilisation, apprend à le distinguer,
à le maîtriser, à le repousser dans l'ombre de l'histoire et de l'enfance. Et cette
distanciation s'inscrit dans l'organisation même du cerveau et des centres nerveux 2.
Il se penche ensuite sur la « pathologie du crime» qui, selon lui, est double.
1. Lombroso (C.), L'Homme criminel; criminel-né, fou moral, épileptique, criminel fou, criminel
d'occasion, criminel par passion; étude anthropologique et psychiatrique, 2° éd. fr., 5' éd. ital., Paris, Alcan,
1895, p. 2.
2. Nous avons traité de cette « embryologie du crimedans l'article précité sur « Le corps criminel,
un aujourd'hui du passé ».
LE MAL
1. Quelques années plus tard, la question du poids important de certains cerveaux de criminels
(celui de l'assassin Le Pelly pesait deux cent cinquante grammes de plus que le cerveau de Cuvier!)
relança le débat.
LA PENSÉE MISE À MAL PAR LE CRIME
1. C'est dans la Revue philosophique d'août 1887 que Binet cite certains cas de fétichisme, et
Lombroso les intègre en son second volume de L'Homme criminel.
2. Tarde (G.), «Catégories logiques et institutions sociales", in Revue philosophique, 1889, n° 8,
p. 113-136.
LE MAL
1. Voir, par exemple, Fouillée (A), « Les origines de notre structure intellectuelle et cérébrale », in
Revue philosophique, 1891, n° 12, p. 571-602.
LA PENSÉE MISE À MAL PAR LE CRIME
JEAN-MICHEL LABADIE
Jenny Renaud
LA MAUVAISE GRAINE
J'ai connu Monique à Henri-Colin. J'allais la voir pour l'en faire sortir.
Présentée par les responsables du service comme « un cas lourd mais attachant »,
enfant abandonnée puis adoptée, rejetée ensuite par sa famille adoptive, ayant
traversé depuis l'âge de onze ans une dizaine de services psychiatriques, cinq ou
six foyers éducatifs, Fleury-Mérogis quelques mois à quinze ans, elle avait fini par
se retrouver à dix-sept ans et demi, sans que personne comprenne bien comment,
chez les plus fous des fous, les plus dangereux des dangereux.
Qu'est-ce que Monique menaçait? Qu'y avait-il qui la menaçait? De ce danger
mieux valait ne pas trop parler. Notre service a résumé le cas de Monique comme
celui d'une jeune fille ayant « une grande demande d'amour insatisfaite ». N'avait-
elle pas dit dès son premier entretien avec le responsable de la consultation
« Comment voulez-vous que je ne fasse pas de bêtises, personne ne m'aime ? » Et
puisque je passais pour la plus « maternelle » des éducatrices, on a pensé que j'allais
devenir celle qui l'aimerait le mieux et l'empêcherait de faire de « nouvelles
bêtises ».
À quelles bêtises pensait-on? À celles patiemment répertoriées dans l'ordon-
nance d'assistance éducative du Juge vol, agression, prison, vols.
vol dans sa famille, agression dans sa famille,
vol dans l'hôpital psychiatrique, agression à l'hôpital,
vol dans le foyer, agression dans le foyer.
Dans la rue? Jamais! Ou bien ne s'était-elle jamais fait prendre?
De toute façon, comme dans notre service on est psychologue, les actes, les
délits des jeunes, ne présentent pas d'intérêt par eux-mêmes, ce ne sont que des
« symptômes ». Le délit-symptôme a conquis ses lettres de noblesse au ministère de
la Justice.
Nous travaillons ainsi avec quelques schémas que j'ai, bon an mal an, repris
à mon compte en entrant dans ce service, peut-être avec quelques réserves. Voici,
brièvement résumé, notre petit guide éducatif
1. Les délits de « nos » jeunes sont des symptômes. Symptômes de quoi? Misère
LE MAL
faveur qu'elle a fini par obtenir dans de nombreux hôpitaux ». « Plongez-la dans la
réalité », avait fini par dire le directeur d'Henri-Colin, « la société, c'est quand
même la meilleure épreuve. » C'est ainsi qu'il me congédia, appelant quelqu'un
pour me faire ouvrir la porte blindée de son service.
Au début du printemps, Monique est sortie à mon bras, encore un peu droguée
de calmants, mais me guidant dans l'hôpital de Villejuif qu'elle connaissait par
cœur. Elle disait au revoir à tout le monde, pas adieu. Déjà entre nous ce rapport
où je ne savais jamais qui guidait l'autre. Monique, grande, forte, complètement
appuyée sur moi, ne marchant jamais très droit, le regard vide, et moi, petite
femme décidée qui me laissais conduire par elle dans ces lieux où je me sentais
mal et me perdais en cherchant la sortie.
Je conduisis ensuite Monique à un foyer du Val-d'Oise, réputé pour l'autonomie
des jeunes filles qui y vivaient, pour l'ambiance chaleureuse ce qu'on fait de
mieux à l'Éducation surveillée.
Je me perdais encore pour y aller, Monique s'énervait, se sentait mal. En
arrivant au foyer, très pâle, elle me dit qu'elle aurait aimé travailler dans un hôpital
et y avoir sa chambre.
Tout de suite je donnai beaucoup de choses à Monique (elle ne possédait plus
rien, avait tout perdu à l'hôpital) des habits, un bracelet, et très vite elle me fit
aussi des cadeaux un sac sans lanières, volé sans doute, et une robe trop petite
pour elle. Je n'y faisais pas très attention; j'agençais sa vie « Demain, tu cherches
du travail. » Je la prenais en main. Autour de moi on disait « C'est fou ce que ta
présence la rassure. » Ma présence physique? Mes plans? Mon énergie? Ou mon
obstination à ne pas voir ce qu'elle me rappelait souvent après chaque échec dans
un foyer ou au travail, elle disait « On a toujours besoin d'une mère », et elle
pleurait. « Je suis folle », et elle pleurait. Non, tu n'es pas folle, tu n'es pas folle,
tu n'es pas folle. Et je lui trouvai un foyer, du travail, une chambre individuelle
avec une aide exceptionnelle de la D.A.S.S., car Monique n'avait toujours rien. De
chaque foyer elle partait en laissant ses affaires, me jurant qu'elle n'y remettrait
plus les pieds. De chaque travail elle partait en laissant le salaire des quelques
heures passées. Il a fallu aménager la chambre; de nouveaux objets à donner un
camping-gaz, un lit, un dessus-de-lit, un réveil jusqu'à sa mère qui lui a fourni
les draps (premier cadeau depuis dix ans).
Car la mère aussi, peu à peu, avait repris espoir. Elle avait l'air de se laisser
convaincre par mes paroles « Je vous assure, Monique y arrivera, c'est une question
de temps, ne la rejetez pas, elle commence à accepter certaines règles de vie, peu
à peu elle se mettra au travail. » Souvent, elle répétait d'un ton moins convaincu
« Mais il faudra quand même trouver quelle tare elle a, la soigner. » Elle me
téléphonait tous les huit jours, alors qu'elle avait déclaré la première fois ne plus
vouloir rencontrer ni Monique ni moi.
À certains moments, Monique disparaissait. Les éducateurs des foyers la
LE MAL
soupçonnaient d'avoir une double vie prostitution ? vol ? Elle ne se faisait jamais
prendre. Elle revenait à la consultation ou à son foyer au bout de quelques jours,
sale, épuisée, triste. Elle cherchait un coin pour dormir. Le sommeil de Monique!
Elle s'endormait partout un jour, je l'ai rencontrée allongée sur un banc du métro;
elle m'a fait peur, un peu clocharde; je savais déjà qu'elle avait le réveil mauvais.
Quelques jours auparavant, une éducatrice qui la réveillait pour le petit déjeuner
s'était retrouvée par terre, violemment frappée. De toute façon, elle-même m'avait
prévenue « Ne me réveille jamais! » C'était cela, ce rapport protecteur, qui devenait
de plus en plus pesant et inquiétant pour moi. Elle me protégeait tout le temps
de tout, même d'elle-même. « Au réveil, je cogne. Si on me refuse quelque chose,
je cogne. Si on est injuste, je cogne. Heureusement, toi, tu es généreuse, juste, et
tu ne me réveilles pas. » Un jour où on ne m'avait pas rendu correctement la
monnaie dans le métro, Monique, qui m'accompagnait, voulut casser la figure de
l'employée; elle était furieuse contre moi, que je me sois fait avoir.
Deux mois passent. Mon enthousiasme tombe un peu. La tentative de vie
autonome dans une chambre individuelle en laquelle j'ai mis beaucoup d'espoir
tire à sa fin. Monique n'a pas gagné un sou. Elle vit avec sept ou huit copains
dans la pièce, il y a du bruit, de la cogne, les voisins se plaignent.
Monique ne m'écoute plus quand je la conseille; elle écrit « je vous emmerde»
sur de petits bouts de papier. Je prends les papiers, je les plie et je les emporte.
D'ailleurs, lorsqu'elle vient me voir, ce qui se fait plus rare, ce n'est plus pour
que je prenne en main « sa vie » trouver du travail ou une chambre mais pour
que je m'occupe de son corps souffrant, ou pour m'apporter des objets volés qu'elle
dépose quelque temps au service ou me donne. Je n'arrive pas à les refuser, sentant
cependant que la complicité n'a pas de fin, que toute « règle » disparaît et que
l'angoisse monte.
Et s'occuper de son corps c'était encore plus dur que de sa « vie ». J'éludais
au début, mais Monique me le ramenait tout le temps. « Si je ne trouve pas de
travail, c'est que je suis tatouée. Des marques sur les avant-bras, ça ne se cache
pas. Personne ne veut d'une vendeuse comme moi. Sur les jambes j'ai une énorme
cicatrice, je ne peux pas me mettre en mini, et, en pantalon, je présente mal.»
Cette cicatrice avait remplacé le tatouage qu'elle avait fait disparaître pour faire
plaisir à sa mère adoptive. Je ne regardais pas ses bras, envahis de furoncles qu'elle
ne soignait pas et qui s'infectaient. Et puis il y avait le stérilet. On le lui avait
posé à quinze ans, à l'hôpital psychiatrique, condition exigée pour l'autoriser à
sortir. Pour elle, c'était l'intrus qu'elle voulait se faire enlever, convaincue que
c'était lui qui causait ses infections gynécologiques et le mauvais état général dont
elle souffrait. Avec un peu moins de conviction, je reprenais les choses en main
un bon gynécologue, un ami généraliste, des rendez-vous. Monique les loupait
tous. On commençait à s'engueuler; je la poussais de toutes mes forces à se soigner
et elle réagissait de toutes ses forces, ne s'adressant bientôt plus à moi qu'en criant.
LA MAUVAISE GRAINE
contraceptives, pour qu'elle en choisisse une. Il me demande mon avis. Je dis mon
accord avec lui. En sortant, Monique crie dans l'hôpital, elle dit qu'elle va me
cogner, et aussi « De quoi tu te mêles, c'est mon cul!» Je lui dis que j'en ai un
aussi et que le sien me regarde donc un peu, que je ne suis pas forcément très
différente, c'est pourquoi je me permets de donner mon avis, et j'ajoute qu'elle a
dix-huit ans depuis quinze jours et qu'elle peut se faire enlever son stérilet quand
elle veut, et que ce qui est important c'est qu'elle utilise un autre moyen contraceptif.
Sa colère était tombée net à la phrase « Mais si, il me regarde, ton cul!» On finit
la matinée dans un café. Monique est très détendue et met au juke-box une dizaine
de succès parmi les plus sentimentaux de l'été. On ne reparlera plus du stérilet.
De tout cela, je ne conclus rien. J'ai bien l'impression d'avoir marqué un point
ce jour-là, mais lequel? Un point sur quoi? Avoir été plus forte dans le corps à
corps qu'elle m'impose?
Le stérilet n'était-il pas aussi, encore pour elle, la meurtrissure d'autrefois?
Un tatouage? ou le prix à payer pour sa remise en liberté? N'était-il pas la
négation de son propre corps et de son propre enfant? Comme elle-même était
sans doute née, pouvait-on toutes deux l'imaginer, de l'effraction du corps de sa
mère. Négation de son enfant « pour qui elle se prostituerait », comme elle avait
survécu, pouvions-nous encore penser, de la prostitution maternelle. Voici la
magistrale fusion réalisée par l'hôpital psychiatrique entre le fantasme social
l'intrus-colonial-contraceptif et sa propre histoire intruse dans le ventre de sa
mère, née déjà délit! J'avais accepté de répondre et peut-être ai-je dit « Même s'il
y a du mauvais chez toi, on va le garder.»
Voilà que ça revient; Monique qui avait l'air si raisonnable ne veut plus quitter
sa chambre, la propriétaire veut appeler la police. La porte à laquelle je tape depuis
trois jours est fermée, pas le moindre bruit à l'intérieur. On est le 4 septembre,
elle devait quitter la chambre le 30 août. Je coince un petit bout de papier dans
la porte pour voir si elle s'est ouverte entre deux passages. Non! Je commence à
craindre que Monique ne se soit suicidée. Encore deux, trois heures d'attente et
je vais chercher les pompiers pour qu'ils ouvrent. Mais les pompiers ne peuvent le
faire sans l'autorisation de la police. Police plus pompiers, on est seize dans l'escalier
de Monique. À ce moment je l'imagine de l'autre côté, ne supportant pas l'intrusion
dont je vais être responsable, s'enfuyant par la fenêtre, risquant la chute mortelle.
Les pompiers, très fort, parlaient des avantages respectifs de l'opération bouchon
sur la porte et de l'entrée par la fenêtre en passant par les toits. Ils choisissent
enfin la porte. Un pompier entre « Tout est normal.» Des objets, des habits
jonchent le sol. Tout est sale, terriblement sale. Monique est partie avec les clefs.
Elle nous a bien eus! J'essaie de sauver certains objets des mains de la police qui
fouille tout, prend un paquet de lettres et me demande pourquoi il y a une veste
d'homme alors que nous sommes dans la chambre d'une jeune fille. Ils constatent.
Je reste quinze jours sans nouvelles de Monique. Sa mère me téléphone une
LA MAUVAISE GRAINE
première fois pour me dire qu'elle vient chez elle quand il n'y a personne et vole.
Une deuxième fois pour me dire qu'elle lui a pris son carnet de chèques. Monique
ne réapparaît que pour que je lui trouve où dormir, où manger. Elle a très mauvaise
mine. Depuis l'épisode du stérilet et la « bonne blague » des pompiers, j'ai appris
à refuser. Je déclare « Débrouille-toi pendant une semaine, je ne peux pas te
trouver un lit quand tu veux où tu veux. » Monique fait du chantage auquel je
réponds « J'en ai marre de ta tyrannie.»
Dans ce dernier foyer, trouvé quelques jours après, elle n'ira que pour dormir
et manger, n'ouvrant jamais la bouche. Elle me fait visiter sa chambre, me donne
encore une jupe, trop petite pour elle et qui va l'être pour moi je lui annonce
que je suis enceinte. Nous nous quittons au métro comme d'habitude, Monique
me raccompagne toujours.
Plus de nouvelles, pas un signe. Je téléphone au foyer, elle ne répond pas. Je
demande le directeur « Monique n'est pas intégrée, vous lui faites plus de mal
que de bien, en lui trouvant éternellement des lieux de repli.» Je vais voir le Juge
qui me dit la même chose « Mais laissez-la vivre, d'ailleurs elle a plus de dix-huit
ans, elle est majeure, la mesure va être levée.Je téléphone à la mère qui
m'informe que Monique est passée une fois dans le mois, inquiète de ce que je ne
m'intéresserais plus à elle depuis qu'elle est majeure; la mère aussi semble craindre
que je la laisse tomber. Encore une fois deux discours, celui du Juge, du directeur
de foyer, du bon sens « Laissez-la se plonger dans la société », celui de la mère,
plus proche du mien « Soignez-la!» Face au Juge, je ne cède pas; je demande
qu'un soutien éducatif se poursuive. Je tiens à trouver encore des lieux pour
Monique comme je crois qu'elle me le demande. Le Juge accepte.
Mais elle quitte ce dernier foyer sans me prévenir. Personne ne sait où elle
est, ni la mère, ni le Juge, ni moi.
Les mois passent. Reverrai-je Monique avant mon congé de maternité, avant
la levée de la mesure éducative? En même temps j'éprouve un soulagement. J'ai
moins de travail; parmi les 15 jeunes que j'« éduque », je découvre que Monique
avait pris, et de loin, la première place. « Tu te laisses aller en ce moment », dit
le chef de service.
Fin novembre, coup de téléphone de Monique. Voix sinistre.
« Faut que je te voie tout de suite.
D'accord, viens au service ou dans le quartier.
Non, viens, toi, à Charenton, au métro Liberté, le café du coin.
Non, j'ai trop de travail pour aller si loin.
Si, viens, je me sens très mal.
Bon, je serai là dans une heure.»
En quittant la consultation, je plaisante avec un éducateur « Si je ne suis pas
revenue en fin d'après-midi, viens me chercher au métro Liberté.»
J'aperçois Monique la première, derrière les rideaux du café, soignée aujour-
LE MAL
d'hui, très maquillée, jolie gitane. Je pense « Ouf! Elle n'a pas l'air d'aller si
mal! » Mais tout de suite, en me voyant, elle s'effondre en larmes.
Cette fois-ci je ne comprends vraiment rien de ce qu'elle me raconte. Elle me
parle d'une bande de types qui lui font du chantage, la tapent, l'obligent à voler.
A ses pieds, une machine à écrire qu'elle a été chercher chez sa mère ce matin.
Je pense qu'elle la lui a sans doute volée, mais n'en dis rien. D'ailleurs, j'ai
énormément de mal à parler. Monique veut voir son Juge ou le psychiatre de la
consultation. Enfin, j'ai quelque chose à faire aller à la cabine, revenir, demander
des jetons. Je m'en remets au Juge, au psychiatre. Mais le Juge est absent et le
psychiatre ne pourra pas la recevoir avant 17 heures. « C'est trop tard », dit Monique,
et elle pleure.
Puis viennent les reproches. « Tu n'as jamais rien fait pour moi, tu ne donnes
rien sans rien, tu ne donnes rien de toi.» Je me « défends» sans conviction. Je ne
vais tout de même pas lui parler du couvre-lit ou du bracelet! Monique est de plus
en plus en colère
« Donne-moi 1 000 francs.
-Non! Tu sais bien que je t'ai donné pas mal de fric et que ça n'a pas servi
à grand-chose, tu viens de le dire.
Je veux 1 000 francs! Si je fais une connerie, ça sera de ta faute.
-Non!
Je voudrais aller en prison. Si j'avais un pistolet, je tuerais quelqu'un pour
être arrêtée. » (Elle repleure.)
Elle se met à me parler de son désir de retrouver sa vraie mère. Là je réponds
que c'est possible et que je peux l'aider. Silence.
« Je veux 1 000 francs!
Non! Monique, je m'en vais.»
Mais je suis collée à ma chaise. Enfin, je me lève. Monique aussi. Elle crie
« Tu me les donneras ces 1 000 francs. Tu vas m'obliger à te casser la figure. »
Je descends l'escalier du métro, Monique me suit, j'ai l'air calme. Devant la
poinçonneuse magnétique, je lui dis au revoir, comme à l'habitude, comme si rien
ne se passait. Monique m'attrape le bras, me secoue, comme pour me réveiller.
Puis plus fort. Je lui dis « Arrête, c'est con!» Alors elle hurle « Tu vas voir si je
ne suis pas Monique la salope, je vais cogner une femme enceinte!» Et elle me
tape. Je pense qu'il faut régler ça entre nous, ne pas crier surtout. Alors je me
défends et je tape aussi. On se retrouve par terre toutes les deux, ridicules. Un
monsieur qui passait nous sermonne « Si c'est pas malheureux de voir ça! Deux
bonnes femmes qui se disputent pour un bonhomme!» On se relève. Monique a
l'air d'avoir retrouvé un certain calme. Je souris presque et, pour la troisième fois,
je lui dis au revoir. Un instant d'hésitation; elle m'attrape par la tunique, me colle
contre le mur, me serre le cou, j'ai peur, je crois que je le montre, je ne me bats
plus. Elle arrache mon sac et part en courant. Je ne crie pas « au voleur ».
LA MAUVAISE GRAINE
Le sac sans lanières donné par Monique le premier jour est resté dans le
placard, recel inécoulable.
C'était il y a quinze ans.
JENNY RENAUD
François Gantheret
HABEMUS PAPAM!
Freud rêve d'une religion du Diable. L'un de ces rites secrets est décrit dans
la même lettre. Il a été « caviardé » par Anna Freud, Marie Bonaparte et Ernest
Kris 2. On le trouvera parmi ceux des fragments inédits de la correspondance dont
nous donnons la traduction in fine 3. Rite diabolique en effet on coupe un morceau
d'une petite lèvre au sexe d'une enfant, on suce le sang, on lui donne le petit
morceau de peau à manger! Qui est la victime? Emma Eckstein, l'une des
premières, probablement la première patiente analysée par Freud. Et qui fut, deux
ans auparavant en février, la victime. de Fliess et de Freud!
L'histoire est connue, grâce à Max Schur qui publia la lettre inédite de Freud
portant sur cette affaire 4. Rappelons qu'Emma Eckstein, ayant entrepris une analyse
avec Freud, se vit proposer par celui-ci une opération portant sur le nez, au seul
motif que les troubles gynécologiques dont elle souffrait devaient, selon les théories
de Fliess, être ramenés à la masturbation et pouvaient être guéris par une opération
nasale. « Les femmes qui se masturbent, écrit-il 1, souffrent généralement de
dysménorrhée. Elles ne peuvent être guéries que par une opération sur le nez, si
elles renoncent réellement à cette mauvaise habitude.»
Une lettre inédite datée du 24 janvier 1895 montre bien comment Freud s'en
est remis à Fliess dans cette affaire
1. W. Fliess, Uber den ursachlichen Zusammenhang von Nase und Geschlechtorgan (Sur le rapport
de causalité entre le nez et les organes génitaux), Halle an der Saale, K. Merhold, 1902, p. 8, trad. fr.
Le Seuil, cité par J. Masson, Le Réel escamoté, Aubier, 1984. Masson indique que le passage a été
marqué par Freud dans son exemplaire personnel.
2. S. Freud, Briefe an Whilhelm Fliess, Fischer, Francfort, 1986 (par la suite indiqué Briefe.),),
lettre 53 du 24-1-1895, p. 105. Ma traduction; dans laquelle j'ai gardé le sens littéral de la formulation
finale désignant l'enfermement, l'enchaînement mich Dir anzuschliessen.
3. Emma Eckstein, Die Sexualfrage in der Erziehung des Kindes (La question de la sexualité dans
l'éducation de l'enfant), Leipzig, Curt Wigand, 1904. Cité par Masson, op. cit., p. 208-209.
HABEMUS PAPAM!
Freud; mais la tonalité de l'ensemble plaide pour le fantasme, voire pour le rêve.
En vérité cette indécision est en elle-même intéressante car il s'agit d'excuser, et
même d'innocenter Fliess de l'acte manqué qui aurait pu être fatal « Une opération
que tu as jadis conduite fut affectée par l'hémophilie ainsi fondée 1.»
Depuis deux ans, depuis l'opération, le nez d'Emma est effectivement amputé
d'un cornet 2. Il s'agit de renvoyer le « massacre » d'Emma à une origine, à une
cause autre et antérieure. Ce sera l'hémophilie psychogène. Mais la réalité de la
mutilation, de l'attentat, fait retour dans le fragment clinique, et lui confère ce
statut curieux et incertain, cet accent hallucinatoire.
Ainsi ce n'est pas Fliess le pervers, prêtre d'une religion du Diable, sacrifiant
la vierge sur l'autel opératoire, ou pratiquant des actes mutilants sur son sexe-nez.
Et Freud n'est pas non plus en cause. Alors, qui est le Diable?
Le Diable, à ce moment précis du parcours freudien, c'est l'adulte séducteur
pervers. Et un peu plus tard, on le verra, sa figure enfin dévoilée le Père.
Ces sombres choses et d'autres du même ordre attendaient, enfouies dans
les archives Freud, gardées par le cerbère Eissler et sous l'œil impérieux mais plus
lointain d'Anna Freud. Elles attendaient qu'un petit diable les exhume et les agite
en ricanant devant le monde psychanalytique consterné, et le monde antipsycha-
nalytique ravi (les deux ensembles pouvant être sécants). Le petit diable s'appelle
Jeffrey Moussaieff Masson. Plein de charme, jeune et vif, érudit et énergique,
sanscritiste venu à la psychanalyse, poursuivant une analyse didactique à Toronto,
il séduisit littéralement le vertueux, distingué, réservé certains disent lugubre
et septuagénaire Eissler. La rapidité de l'opération fut foudroyante 3. Son tout
premier contact avec Eissler remonte à 1974. Très vite il devient un familier, rend
des services, accède aux Archives, obtient d'Eissler et, sur sa caution, d'Anna Freud,
l'autorisation de préparer une édition non expurgée de la Correspondance Freud-
Fliess, est nommé directeur intérimaire des Archives Freud et codirecteur des
Sigmund Freud Copyrights, fait un premier exposé de ses résultats, suivi de quelques
articles dans le New York Times à l'été 1981, soulève la réprobation générale et se
fait renvoyer de son poste aux Archives mais trop tard! publie The Assault on
Truth Freud'sSuppression of the Seduction Theory en 1984 4, la Correspondance
intégrale traduite en anglais en 1985 et l'édition allemande en 1986 5.
L'essentiel de la thèse de Masson, ce qui fait la matière de son ouvrage et le
scandale chez la presque totalité des analystes, repose sur un constat. Le caviardage
opéré par Anna Freud, Marie Bonaparte et Ernest Kris sur la Correspondance, et
qui a conduit à l'édition, expurgée de plus de la moitié du contenu, de La Naissance
de la Psychanalyse, a certes des raisons officielles et légitimes. Les trois éditeurs
s'en expliquent dans leur « Avant-propos »
Tout ce qui se rapporte aux travaux et aux goûts scientifiques de Freud, ainsi
qu'aux conditions politiques et sociales dans lesquelles la psychanalyse naquit, a
été ici publié. Les passages qui risquaient de contrevenir à la discrétion médicale
ou personnelle ont été abrégés ou supprimés. D'autres lettres ou passages de lettres
ont également été éliminés, ainsi que les efforts que fit Freud pour saisir les théories
scientifiques et les calculs de périodes élaborés par Fliess; ainsi que les répétitions;
les nombreuses fixations de rendez-vous; les projets de rencontre, réalisés ou non;
enfin certaines circonstances familiales et certains incidents survenus dans le cercle
de leurs amis
1.
traumatisme sexuel infantile grave et réel. Théorie suffisamment assurée pour qu'il
la communique au public scientifique en trois moments essentiellement, tous en
1896 « L'hérédité et l'étiologie des névroses publié directement en français dans
la Revue neurologique, les « Nouvelles remarques sur les psychonévroses de défenseo»
et surtout, le 21 avril 1896 en communication devant la Société de Psychiatrie et de
Neurologie de Vienne, « L'étiologie de l'hystérie3 ».
C'est là, tout particulièrement, que Freud va rencontrer l'hostilité et le désaveu
de la communauté médicale; qu'il entendra Krafft-Ebing lancer, méprisant « On
dirait un conte de fées scientifique! »; et que commence un isolement dont Freud
témoignera avec amertume. « Et tout cela, écrit-il à Fliess cinq jours plus tard,
après qu'on leur ait indiqué la solution d'un problème plusieurs fois millénaire
une source du Nil »
Thèse de Masson Freud ne supportera pas longtemps cette pression et cet
ostracisme, il « manque de courage » et renonce à soutenir ce qu'il sait pourtant
être la vérité; il invoque la « réalité psychique », dénie l'existence effective du
traumatisme réel, en fait une « invention » des hystériques. Et là où tout le monde
s'accorde, avec Freud lui-même, à penser que naît la psychanalyse, en réalité elle
meurt.
La lecture attentive des lettres et textes de Freud qui portent sur la « théorie
de la séduction permet de tracer le parcours suivant
Le « Manuscrit A », s'il est bien de la fin de l'année 1892, contient la première
et brève allusion. À l'issue de ce texte court (à peine deux pages), intitulé
« Problèmes » et qui recense questions et hypothèses en suspens, Freud place un
paragraphe « Facteurs étiologiques» où il énumère
1. Épuisement par satisfactions anormales.
2. Inhibition de la fonction sexuelle.
3. Affects accompagnant ces pratiques.
Je crois avoir compris la névrose d'angoisse de certains jeunes que l'on doit
considérer comme vierges et auxquels on ne saurait attribuer aucun abus sexuel
(en all. Missbrauch, littéralement mésusage). J'ai analysé deux cas de ce genre où
se notait une terrible appréhension de la sexualité avec, à l'arrière-plan, des choses
qu'ils avaient vues ou entendues et à moitié comprises, donc une étiologie purement
émotionnelle, mais toujours de nature sexuelle.
1. La TVtMMnc~ p. 60.
2. La Naissance.lettre 12, p. 66-67; Briefe. lettre 24, p. 41.
3. La Naissance. lettres 29 du 8-10-1895, p. 111 et 30 du 15-10-1895, p. 113. Briefe. lettres 75,
p. 145 et 76, p. 147.
LE MAL
Huit jours plus tard, le 15 octobre 1895, Freud se demande s'il en a parlé à
Fliess! (En analyse, ce genre de répétition signifie souvent « C'est à vous que ce
discours s'adresse! m'avez-vous bien entendu? »)
T'ai-je déjà révélé, oralement ou par écrit, le grand secret clinique? L'hystérie
résulte d'un choc sexuel présexuel. La névrose obsessionnelle d'une volupté sexuelle
présexuelle transformée ultérieurement en sentiment de culpabilité.
.je suis arrivé enfin au point de départ du processus pathologique et il m'a fallu
voir qu'il y avait au fond la même chose dans tous les cas soumis à l'analyse,
l'action d'un agent, qu'il faut accepter comme cause spécifique de l'hystérie.
C'est bien un souvenir qui se rapporte à la vie sexuelle, mais qui offre deux
caractères de la dernière importance. L'événement dont le sujet a gardé le souvenir
inconscient est une expérience précoce de rapports sexuels avec irritation véritable des
parties génitales, suite d'abus sexuel pratiqué par une autre personne, et la période de
la vie qui renferme cet événement funeste est la première jeunesse, les années
jusqu'à l'âge de huit à dix ans, avant que l'enfant soit arrivé à la maturité sexuelle 2.
.l'apparition d'une névrose familiale (.) est propre à suggérer par erreur une
prédisposition héréditaire, là où il n'y a cependant qu'une pseudo-hérédité, et où ce
qui s'est produit en réalité c'est une transmission (Übertragung transfert!) de la
maladie, une infection dans l'enfance
Il faut que je te confie tout de suite le grand secret qui, au cours de ces derniers
mois, s'est lentement révélé. Je ne crois plus à ma K~Mrof:ca 1.
affirmé sans hésitation par Freud. On est, dans ce passage, renvoyé sans cesse de
la réalité à la fiction. Comment, dit Freud, la patiente aurait-elle pu inventer la
scène vue, et en particulier qu'en de telles crises l'attaque ~f la défense sont mises
en scène par l'hystérique? La scène a donc bien été vue; ce qui semble devoir
conforter la réalité de la séduction de la patiente elle-même. Mais ce qui a été vu
était un « mime »! Alors il faut l'étayer lui-même les pieds « en dedans » ne
sauraient tromper il s'agit d'un coït imposé par-derrière, qui oblige à une telle
position; cela ne saurait s'inventer. Donc, le père a bien contraint la mère à un
tel rapport!
Freud, dans ce trouble, n'apparaît pas en effet comme ayant abandonné
l'hypothèse d'une réalité matérielle du traumatisme. Mais a-t-il jamais prétendu
que de telles scènes ne pouvaient être que mensonges? Ce qu'il a établi, c'est que,
vérité ou fantasme, c'était tout un pour la réalité psychique. S'il tombe, ou croit
tomber sur un fait réel, devrait-il le caviarder pour autant?
Ceux qui caviardent, et de ce fait permettent à Masson de confondre leur
censure avec une prétendue autocensure de Freud, ce sont Anna Freud, Marie
Bonaparte et Ernest Kris. Et dans cette même lettre, l'ironie est qu'après avoir
caviardé le long fragment en question, et avant de récidiver sur la citation de
Goethe proposée comme nouvelle devise « Qu'est-ce qu'on t'a fait, toi, pauvre
enfant? ils laissent subsister un court passage. sur le caviardage de la censure
russe, qui ne laisse subsister qu'un texte troué et inintelligible, et que Freud
compare à la psychose et au délire lui-même inintelligible pour cause de
« caviardage» par la censure psychique.
On sait, par contre, avec quelle fermeté dans plusieurs textes ultérieurs, Freud
est revenu sur cette question de la théorie de la séduction, sur sa résolution et ses
motifs quant à son abandon. Ce point est lui aussi trop connu pour qu'on s'y
attarde. Tous les textes freudiens qui s'y rapportent disent la même chose que
l'« événement~traumatique peut être réel, qu'il apparaît souvent comme une
fiction, traductrice d'un fantasme, et que cette distinction n'est pas discriminante,
la réalité psychique pouvant s'appuyer sur des faits réels ou se trouver en
contradiction avec ceux-ci'.
1. Les passages les plus significatifs, et que je ne reprends pas ici afin de ne pas alourdir ce texte,
sont: 1905, Trois Essais sur la théorie sexuelle, Gallimard, 1987, p. 117; « La sexualité dans l'étiologie
des névroses", Résultats, idées, problèmes, P.U.F., p. 116-117; 1914: « Contribution à l'histoire du
mouvement psychanalytique Cinq Leçons sur la Psychanalyse, Payot, p. 83; 1916-1917 Introduction à
la Psychanalyse, Payot, P.B.P., p. 346-347; 1925 Sigmund Freud présenté par lui-même, Gallimard, 1984,
p. 57-58.
LE MAL
Avant de revenir une dernière fois et d'une façon moins factuelle, plus
interprétative, sur cet épisode de 1895-1897, posons-nous la question: quelle peut
être notre opinion aujourd'hui, quelles sont nos avancées quant au problème de la
réalité de la séduction, et de la place que nous lui accordons quand nous la
rencontrons ?
D'un point de vue clinique, il nous arrive d'être confronté, soit d'emblée,
soit après une longue élaboration, à l'évocation d'une scène de séduction réelle.
Ce n'est pas, dans ma propre expérience du moins, un cas très fréquent. Mais
il existe, et c'est toujours une mise à l'épreuve vitale de l'analyse. Toute
élaboration fantasmatique semble en effet, dans ces cas, venir s'ancrer, s'immo-
biliser, se mortifier dans ce « fait réel ». Le travail qui est alors exigé de l'analyste
est difficile il consiste à devoir tenir ensemble, dans sa propre façon de penser
son patient, de penser l'analyse, dans le même espace, à la fois l'idée non
systématiquement récusée d'une réalité du fait, et la nécessité de le traiter
comme le reste diurne d'un rêve. Ceci n'est difficile qu'à la mesure même de
la puissance du fantasme de séduction en nous. Ce n'est en rien différent de
cette difficulté majeure en toute analyse, et dont le dépassement est la clé
réalité du transfert, de la viviscence vraie, actuelle, des sentiments, des affects
qui circulent entre les deux protagonistes; et nécessité conjointe de devoir donner
à cette réalité vraie, précieuse, non récusable, la liberté de circulation et de
transformation qui fait que, de cette réalité, nous sommes certes saisis, mais que
nous n'y sommes pas réduits pour autant.
Que tout transfert est transfert d'un transfert, cette Übertragung par laquelle
Freud nomme la transmission de l'« infectionsexuelle, et que cette première
Übertragung n'y échappe pas elle-même transmission d'une transmission.
Cet aspect clinique rejoint une seconde réponse, plus métapsychologique, à
notre question initiale qu'en est-il de la question de la séduction pour nous,
analystes, aujourd'hui? C'est en partant du constat de la persistance tout au long
de l'œuvre freudienne, à titre de souci, d'objet de recherche, de la question du
« sol de réalité du fantasme, de séduction en particulier 1, que Jean Laplanche a
proposé une réinterprétation fondamentale qu'ainsi était désignée, d'une façon
non thétique attendant son énoncé, une donnée qui n'est pas pour son essentiel
factuelle (elle peut l'ètre), mais structurale que la sexualité est dans l'humain par
essence traumatique; qu'il est vrai que tout sexuel a été mis de force dans le petit
humain du seul fait qu'il a affaire à un environnement humain lui-même
inéluctablement « infecté de la maladie sexuelle. Ces vues peu à peu développées
ont conduit Laplanche à une « théorie de la séduction généralisée » sur laquelle il
1. Constat clairement établi, dès 1967, par les auteurs du Vocabulaire de la psychanalyse, J. Laplanche
et J.-B. Pontalis, cf. en particulier l'article « Séduction p. 437-439.
HABEMUSPAPAM!
n'est pas de mon propos de m'étendre ici, mais qui constitue sans doute notre
avancée la plus significative, sur le plan métapsychologique, dans cette question'.
Je suis allé ensuite dimanche soir chez lui, et je l'ai de nouveau convaincu, par
le moyen de l'analyse d'Eckstein, que toi non plus tu ne connais pas de façon
ordonnée (ordentlich)
1. Jean Laplanche a rassemblé cette élaboration dans Nouveaux Fondements pour la Psychanalyse,
P.U.F., 1987.
2. Briefe. lettre 55 du 4-3-1895. Ma traduction.
LE MAL
Mais la suite se passe mal, Emma souffre de telles douleurs qu'il faut lui
donner de la morphine; le nez suppure en abondance; les hémorragies se succèdent.
Jusqu'à ce 8 mars, où Freud fait appel à Rosanes, qui découvre la cause (l'acte
manqué de Fliess) et retire la gaze. L'hémorragie qui s'ensuit manque d'être fatale
à Emma
La patiente devint blême, ses yeux étaient exorbités, le pouls ne battait plus.
Je ne crois pas que ce soit le sang qui m'ait ainsi impressionné; ce sont les
affects qui à ce moment-là m'ont envahi. Ainsi nous lui avions fait une injustice;
elle n'était absolument pas anormale, mais c'était un morceau de gaze iodée qui
s'était déchiré lorsque tu l'avais retiré
Hommage soit rendu aux qualités d'interprète d'Emma en même temps qu'à
son courage en cette affaire lorsque Freud revient auprès d'elle, elle murmure
« Et voilà le sexe fort!»
Mais que peut bien signifier la phrase de Freud ? Quelle est l'injustice commise,
et quelle est l'anormalité? Certainement pas l'état physique de la patiente après
l'opération il était bel et bien anormal. Dans le trouble du moment, Freud laisse
passer, par déplacement, la véritable signification de son malheur nous avons à
tort considéré que son état venait de la masturbation, et qu'elle devait en être
punie ainsi. C'était une injustice.
Mais alors qui est le coupable? À partir de ce moment, chaque fois qu'il sera
question d'Emma, ce ne sera plus la masturbation qui sera évoquée, mais, directement
ou indirectement, l'adulte séducteur Ainsi passe-t-on d'un Missbrauch à l'autre
1. Briefe. lettre 56 du 8-3-1895. Souligné par moi Wir hatten ihr unrecht getan; sie war gar nicht
abnorm gewesen.
2. Dans les « Nouvelles remarques. écrit en mars 1897, Freud affirme « La masturbation active
doit être exclue des nuisances sexuelles de la première enfance qui sont pathogènes pour l'hystérie. Si
on la retrouve si fréquemment de pair avec l'hystérie, cela provient du fait que la masturbation elle-
même, beaucoup plus fréquemment qu'on ne pense, est la conséquence de l'abus ou de la séduction
in Névrose, Psychose et Perversion, op. cit., p. 63.
HABEMUSPAPAM!
du mésusage par l'enfant de son sexe dans la masturbation, à l'abus commis sur
l'enfant par l'adulte, l'adulte séducteur pervers, tel qu'il est désigné par les écrits
de 1896, avec une certaine préférence à ce moment-là pour les domestiques et les
précepteurs. Ainsi naît, en réponse à l'angoisse de castration, une première figure
du Diable. Mais ce n'est pas encore le Père Séducteur. Cela, ce sera pour la
« seconde vague », c'est-à-dire après la mort de Jacob le 23 octobre 1896.
Trois lettres d'une part, celles d'octobre et novembre 1896 où Freud annonce
et commente la mort de son père
Jusqu'à la fin il s'est montré l'homme très remarquable qu'il a toujours été.
Et:
Par l'une des voies obscures situées à l'arrière-plan du conscient officiel, la mort
de mon vieux père m'a très profondément affecté. Je l'estimais fort et le comprenais
tout à fait bien, et, grâce au mélange, chez lui, de profonde sagesse et de fantaisie
légère, il a joué un grand rôle dans ma vie.
Et une troisième lettre, terrible, trois mois plus tard des symptômes hystériques
(maux de tête) qui ont pour origine une fellation imposée à un enfant; et dans la
phrase qui suit
Il est vrai que nous manquons cruellement de ce que pourraient nous apporter
les associations de Freud sur la partie « Hella» du rêve, et en particulier le fait de
voir le mot tracé en gros caractères. Mais peut-être pouvons-nous retirer quelque
chose du fait qu'un autre rêve est rapporté à Fliess, dans la même lettre et
immédiatement à la suite du commentaire du rêve « Hella » 1. Ce second rêve sera,
sous une forme modifiée, utilisé dans la Traumdeutung. Freud, très sommairement
vêtu, monte lestement un escalier. Soudain il remarque qu'une dame (Frauenzimmer)
le suit, et il reste paralysé sur place, mais sans angoisse, au contraire en proie à
une excitation sexuelle.
Commentaire de Freud il avait ce soir-là, en effet, gravi un étage de sa
maison « au moins sans faux-colet s'était dit qu'il risquait de rencontrer un voisin
(ein Nachbar) dans l'escalier. Ce rêve, il l'interprète comme réalisant un désir
d'exhibition; le sentiment de paralysie est au service de la réalisation de ce désir.
La reprise dans la Traumdeutung fait apparaître quelques modifications; de
telles variations dans le récit d'un rêve ne sont pas, Freud lui-même nous l'a appris,
sans intérêt elles désignent au contraire les remaniements supplémentaires rendus
nécessaires par une censure insuffisante du rêve lui-même; donc les points les plus
« chauds ». Dans le nouveau récit, c'est une bonne (Dienstmiidchen) qui est rencontrée
dans l'escalier; elle descend l'escalier, vient donc vers lui; et si la paralysie est
mentionnée, l'excitation érotique a disparu 2.
Ce qui a été gommé pourrait se formuler ainsi excitation érotique liée au fait
d'être vu, nu, par-derrière.
Suivons une autre ligne de transformations le reste diurne utilisé par le rêve
est la pensée de Freud qu'il pourrait rencontrer un voisin dans l'escalier. Il écrit
ein Nachbar, masculin. Dans le rêve c'est une femme qui le suit ein Frauenzimmer,
curieux mot allemand qui signifie « dame », « demoiselle » du moins dans la langue
classique, et qui actuellement désignerait plutôt une « bonne femmes; mais qui
veut dire aussi, littéralement « chambre de femme », mais jamais « femme de
chambre »! Dans la Traumdeutung, la personne qui vient, cette fois, comme on l'a
vu à sa rencontre, est une D~~f~a~c/~K, une bonne (littéralement « jeune fille
de service »).
Une série d'associations, livrées dans la Traumdeutung, se développe sur le
thème cracher, salir. Freud reconnaît en effet dans l'escalier du rêve celui d'une
vieille dame à qui il fait des piqûres. Et la bonne est celle de la même vieille
dame. Cette bonne, comme la concierge de l'immeuble, reproche à Freud son
habitude de cracher dans l'escalier et de salir les marches et le tapis.
Plus que le lien voir (Hella), être vu (nu, par-derrière), c'est sans doute celui
1. La Naissance. lettre 64, p. 183; le rêve est repris dans L'Interprétation des rêves, P.U.F., 1967,
p. 209-210 et 215-216.
2. D. Anzieu a noté et utilisé dans son interprétation ces variations dans le récit.
LE MAL
de la souillure qui permettrait d'éclairer l'un par l'autre ces deux rêves, qui ne
sont pas sans raison juxtaposés dans la même lettre. Que signifie l'expression
pudique « Sentiments hypertendres (M~r3'ar~!c/K) envers Mathilde »?Anzieu
note avec raison qu'un matériel qui a servi au rêve « Hella » est assurément celui
relaté dans une lettre du 28 avril d'une fillette que son « soi-disant noble et
respectable père attirait nuitamment dans son lit, régulièrement entre sa neuvième
et sa treizième année, et « mouillait » de sperme sans la pénétrer.
Que tirer, maintenant, de cet ensemble? Une construction assurée est certes
celle qui a été soutenue par Freud lui-même, et par nombre de commentateurs
l'auto-analyse de Freud, pendant cet été 1897, lui fait découvrir ses propres désirs
œdipiens, ses souhaits de mort à l'égard du père et l'amène à donner statut de
fantasme à l'image du père séducteur pervers; quoi qu'il en soit par ailleurs dans
la réalité, il faut y voir, dans la réalité psychique, la projection, faisant retour de
façon paranoïaque, du désir incestueux. Ce n'est pas moi, l'enfant, qui veut tuer
mon père et copuler avec ma mère (= la souiller) c'est lui, le Diable pervers,
qui souille et violente l'enfant.
Cette thèse, peu contestable, est déjà en élaboration chez Freud à ce moment-
là, on la trouve dans le « Manuscrit N daté du même jour et joint à la lettre des
deux rêves (31 mai 1897)
Les pulsions hostiles à l'endroit des parents (désir de leur mort) sont également
partie intégrante des névroses. Elles viennent consciemment au jour sous forme
d'idées obsessionnelles. Dans la paranoïa, les délires de persécution les plus graves
(méfiance pathologique à l'égard des chefs, des monarques) émanent de ces pulsions.
Elles se trouvent refoulées dans les périodes où les sentiments de pitié pour les
parents l'emportent au moment de leurs maladies, de leur mort
1. Ironie parfois dangereuse des actes manqués à la vieille dame dont il a été question, Freud
fait des piqûres de morphine et administre un collyre dans les yeux; et quelques mois plus tard il se
trompe il inverse les produits, et commence heureusement par lui instiller de la morphine dans
/'aM/; il commentera cet épisode sous le titre « Profaner la vieille
2. La Naissance. Manuscrit N, p. 183.
HABEMUSPAPAM!
femme, sexe féminin. Position de repli devant le conflit œdipien, sans doute, et
qui pourra retourner dans l'ombre et attendre son élaboration ultérieure, grâce à
l'affrontement direct à l'Œdipe de l'auto-analyse. Mais, on le sait, si Freud n'a
jamais fait mention de ses désirs homosexuels passifs vis-à-vis de son père, il l'a
bel et bien mentionné à propos de Fliess. Dans une lettre du 6 octobre 1910 à
Ferenczi', qui lui disait ses craintes que Freud ne veuille plus avoir affaire à lui,
après qu'en Sicile il se fut montré maussade et inhibé, demandant toujours plus à
Freud confiance et confidences.
Vous avez non seulement observé, mais également compris que je n'éprouve
plusle besoin de révéler complètement ma personnalité et vous l'avez fort
justement attribué à une raison traumatisante. Depuis l'affaire Fliess, que j'ai dû
récemment m'occuper de liquider, comme vous le savez, le besoin en question
n'existe plus pour moi 3. Une partie de l'investissement homosexuel a disparu et je
m'en suis servi pour élargir mon propre moi. J'ai réussi là où le paranoïaque
échoue 4.
Résumons:
La théorie d'une séduction réelle, par un adulte pervers, d'un enfant sans
possibilité de comprendre, comme racine étiologique de l'hystérie s'est peu à peu
forgée chez Freud, mais ne s'exprime de façon certaine qu'à l'automne 1895.
Elle est explicitement abandonnée à l'automne 1897, à l'issue de l'auto-
analyse.
Ce qui est alors abandonné, c'est l'affirmation d'une historicité réelle
obligatoire du traumatisme. Freud ne soutient pas pour autant que toute scène de
séduction évoquée, retrouvée, est nécessairement inventée mais que l'espace nouveau
où il se tient à l'écoute est celui de la réalité psychique, où le critère de réalité
n'a pas cours.
Il est vrai que le souci du « sol de réalité du fantasme y compris de
séduction continue à courir dans l'œuvre freudienne. Mais il est faux d'en
conclure que Freud « sauraitde façon plus ou moins obscure qu'il a renoncé à
soutenir une vérité, aux fins de se faire admettre dans la communauté scientifique.
Si tel avait été le cas d'ailleurs, on voit mal comment l'affirmation, consécutive,
de la sexualité infantile eût été un moyen adéquat! Une « tension » est maintenue,
par la force d'un constat clinique sans concession, entre le fantasme et. son
1. Reproduite par E. Jones, in La Vie et /'<BMfre de Sigmund Freud, op. cit., t. II, p. 87.
2. Souligné par Freud.
3. Besoin de révéler complètement sa personnalité = s'exhiber. Voici liés l'exhibition et le
« traumatisme ».
4. Souligné par moi.
LE MAL
FRANÇOIS GANTHERET
(.)
Un petit morceau de mon expérience quotidienne. L'une de mes patientes,
dans l'histoire de laquelle son père hautement pervers joue un rôle majeur, a un
frère plus jeune considéré comme un vulgaire vaurien. Un jour celui-ci se présente
chez moi, les yeux en larmes, déclarant qu'il n'est pas un vaurien mais un malade
avec des impulsions anormales et une inhibition de la volonté. Par ailleurs il se
plaint, mais tout à fait à part, de maux de tête certainement d'origine nasale. Je
le renvoie à sa sœur et à son beau-frère qu'il va donc voir. Le soir, voilà que la
sœur m'appelle à cause d'un état paroxystique. J'apprends le jour suivant qu'après
le départ de son frère elle a été prise de maux de tête effroyables qu'elle n'avait
jamais eus auparavant. Fondement le frère avait raconté que son activité sexuelle
consistait, quand il avait douze ans, à baiser (lécher) les pieds de ses sœurs
lorsqu'elles se déshabillaient. Là-dessus lui était venu dans l'inconscient1 le souvenir
d'une scène où elle voit papa, au comble de l'ivresse sexuelle, lécher les pieds
d'une nourrice. Par là elle avait deviné que la prédilection amoureuse du fils était
issue du père. Que donc celui-ci avait été le séducteur de celui-là. Maintenant elle
pouvait s'identifier avec lui et lui emprunter son mal de tête. Ce qu'elle pouvait
faire, d'ailleurs, parce que, lors de la même scène, le père en furie avait de sa
botte heurté la tête de l'enfant, cachée (sous le lit).
Le frère hait toute perversité, souffrant en revanche d'impulsions de contrainte 2.
1. Freud écrit bien: im Unbewussten, «dans l'inconscient", alors qu'on attendrait «depuis l'in-
conscient ou « à la conscience
2. Zwangsimpulsen.
LE MAL
Il a donc refoulé certaines impulsions, qui sont remplacées par d'autres, avec
contrainte. Ceci en général le secret de l'impulsion de contrainte. S'il pouvait être
pervers, il serait en bonne santé, comme le père.
(.)
« HABEMUS PAPAM!»
(.)
De F. de A. je peux aussi, pour une fois, te donner des nouvelles. Ton
diagnostic était tout à fait juste. Voici la preuve d'indices.
Comme enfant, beaucoup souffert d'angoisses. A huit-dix ans, fluor albus
Comme enfant, un sentiment douloureux in vagina lorsqu'elle battait la petite
sœur. Le même sentiment aujourd'hui lorsqu'elle lit, ou entend parler d'horreurs,
de cruautés. Cette sœur cadette est la seule qui aime comme elle le père, et qui
a aussi la même souffrance.
Un tic frappant elle fait un groin (issu de la tétée).
Elle souffre d'eczéma autour de la bouche et de fissures aux coins de la
bouche, qui ne guérissent pas. La nuit la salive s'amasse par accès, après quoi les
fissures surviennent. (Une observation tout à fait analogue, je l'ai déjà fait remonter
une fois à la tétée du pénis.)
Dans l'enfance, elle attrapa une inhibition du langage pour la première fois,
alors que, la bouche pleine, elle fuyait la maîtresse.
Son père a un parler pareillement explosif, comme s'il avait la bouche pleine.
Habemus papam!
Quand je lui lançai l'éclaircissement, elle fut d'abord conquise, ensuite elle
commit la sottise de demander des explications au vieux qui, à la première allusion,
s'écria indigné Dois-je vraiment avoir été cela? et jura de son innocence avec de
saints serments.
Elle se trouve à présent dans l'hérissement le plus violent, déclare le croire,
mais montre son identification avec lui par le fait qu'elle devient insincère et
qu'elle fait de faux serments. Je l'ai menacée de renvoi et je me suis convaincu
qu'elle a déjà gagné un bon bout de certitude, qu'elle ne veut pas reconnaître.
Elle n'a jamais été aussi bien que le jour où je lui ai fait l'ouverture. Maintenant
I. Pertes blanches.
HABEMUSPAPAM!
j'espère pour l'appui du travail en des états vraiment mauvais. Les douleurs dans
la jambe, elle semble les avoir de la mère. (.)
(.)
Tremblement de froid hystérique = être sorti du lit chaud. Douleurs de tête
hystériques avec pression sur sommet du crâne, tempes, etc., est l'appartenant2 aux
scènes où dans le but d'actions dans la bouche la tête est fixée (hérissement
ultérieur chez le photographe qui coince la tête).
(.)
Le trait d'esprit qui m'a manqué dans la solution de l'hystérie consiste en la
découverte d'une nouvelle source de laquelle provient un nouvel élément de la
production inconsciente. Je veux dire les fantaisies hystériques qui régulièrement
comme je vois remontent à des choses que les enfants ont entendues tôt mais n'ont
comprises qu'après-coup L'âge auquel ils ont reçu une telle connaissance est très
remarquable, à partir de six-sept mois. Le beau-frère Oscar2 m'a instamment
conjuré de laisser tomber ce point (probablement est-il mandaté pour cela) et me
demande à répétition ce que toi, tu dis de cette nouveauté. Je te la communique
donc ici officiellement. Je renoncerais volontiers à toutes ces complications, mais
tu sais Que Messieurs les assassins commencent C'est similaire aux séries; s'il
n'y avait que deux elles trouveraient plus facilement croyance.
L'ÉTIOLOGIE PATERNELLE
1. Ce passage a été traduit dans La Naissance. nous le redonnons ici pour la compréhension de
l'ensemble.
2. Oscar Rie, ami de Freud et devenu le beau-frère de Fliess. La suite est obscure par qui
pourrait-il avoir été « mandaté »? Quelques indices (l'allusion aux séries) peuvent laisser penser à Breuer.
3. En français dans le texte. Allusion à une formule fameuse due à Alphonse Karr (1840) et bien
des fois reprise lors des débats parlementaires sur la peine de mort.
HABEMUSPAPAM
occasion, elle a obtenu d'elle les scènes du père identiques, etc. Accessoirement la
jeune fille va excellement.
(.)
Pour l'authenticité intérieure des traumas infantiles parle le petit morceau
suivant que la patiente aurait observé à l'âge de trois ans. Elle va dans la chambre
où la mère conclut ses états'et elle est aux écoutes de ceux-ci. Avec cette mère
elle a une bonne raison de s'identifier. Le père appartient à la catégorie des
« piqueurs de femmes », pour lui, des blessures de sang sont un besoin érotique.
Lorsqu'elle était âgée de deux ans il l'a déflorée violemment et infectée de sa
gonorrhée, de telle sorte qu'à cause de la perte de sang et de la vaginite elle était
tombée malade, dangereusement pour sa vie. La mère se tient alors dans la chambre
et crie Misérable criminel, que veux-tu de moi? Je ne me prête pas à cela. Qui
crois-tu avoir devant toi? Ensuite, avec l'une de ses mains elle arrache de son
corps les vêtements pendant qu'avec l'autre, elle les presse contre elle, ce qui donne
une impression très comique. Ensuite elle fixe un certain endroit de la chambre
avec un visage déformé par la colère, se couvre d'une main le bas-ventre, avec
l'autre elle repousse quelque chose. Ensuite elle lève les deux mains vers le haut,
elle griffe dans l'air et mord dans l'air. Avec cris et injures elle s'arque très
fortement en arrière, couvre de nouveau son bas-ventre avec une main. Là-dessus
elle tombe vers l'avant de sorte que la tête touche presque le sol, ensuite elle
tombe calmement en arrière sur le sol. Après cela elle se tord les mains, s'assoit
dans un coin avec des traits douloureusement défigurés et pleure.
Le plus frappant pour l'enfant est la phase où la mère debout est penchée en
avant. Elle voit à cette occasion qu'elle tient les pointes des pieds fortement tournées
vers l'intérieur!
Quand la fille est âgée de six-sept mois (!!), la mère est étendue dans le lit à
moitié exsangue à cause d'une blessure que lui a infligée le père. À seize ans elle
voit de nouveau la mère atteinte d'un saignement d'utérus (carcinome), ce qui
entraîne le début de sa névrose. Celle-ci éclate un an plus tard lorsqu'elle entend
parler d'une opération des hémorroïdes. Peut-il y avoir des doutes que le père
1. ihre ZMfaM~ abmacht la formule est obscure, même pour un Allemand. On peut hésiter entre
« termine ses états de crise », ou « a l'habitude de faire ses crises ».
LE MAL
Les titres donnés à chaque lettre et les notes de bas de page sont de la rédaction
de la revue.
I. t/~fM'a/n~M~.
2. Ce paragraphe a été conservé dans La Na~MMC&
Jean Ménéchal
Ernest Jones rapporte que, lorsque les nazis se livrèrent à un autodafé de son
oeuvre en mai 1933 à Berlin, Freud commenta l'événement en souriant « Quels
progrès nous faisons! Au Moyen Âge ils m'auraient brûlé; à présent ils se contentent
de brûler mes livres.» Il ne sut jamais, ajoute Jones, qu'il ne s'était agi que d'un
progrès illusoire, et que dix ans plus tard ils auraient brûlé son propre corps.
En face du sarcasme freudien, donc, les raisons de la chronologie il est mort
sans avoir connu cela. et c'est peut-être mieux ainsi. Une absoute bien vite
expédiée pour ce mot d'esprit qui vient en fait s'insérer dans une chaîne assez
suivie de remarques grinçantes ou caustiques concernant l'occupant nazi ou ses
alliés. De Mussolini qu'il honore du titre de « héros de la culturedans la dédicace
accompagnant l'envoi de Pourquoi la guerre? à l'ultime « cordiale recommandation»
dont il gratifie la Gestapo au moment de quitter Vienne, nombreuses sont les
provocations verbales, d'autant plus intéressantes qu'il s'agit là de l'un des vrais
points de fuite de l'œuvre, si l'on veut bien considérer, au-delà de toute polémique
sur l'engagement, que Freud n'a jamais cessé de se sentir concerné par la montée
du nazisme sans véritablement trouver les moyens adéquats d'y répondre.
Le terme de sarcasme paraît donc ici particulièrement approprié pour rendre
compte de cette situation singulière qui voit Freud choisir la torsion et la morsure
du mot pour prendre part, à sa manière, à la confrontation politique alors
omniprésente en Europe centrale. « On appelle sarcasme. Soit l'insulte adressée au
corps de l'adversaire mort. Soit l'ironie née d'amertume. Soit le dire-inverse. (.)
Dans lequel l'intonation nie le message. Voix négative pour teneur positive. Ton
de voix blessant, mordant, coupant, cinglant le sens. (.) L'altérité de l'autre est
attentée, de chair à chair, dans sa chair par la voix. L'altérité est de voix, de
chair. Matières. Altérités, altérations de chair. » C'est entre voix et chair, pour
suivre Pascal Quignard, que sera prolongé le sens du sarcasme freudien. Une
interrogation sur la nature de cette interpellation, de ce « dire-inverse » qui met en
question un adversaire qui ne peut pas (plus.) répondre.
LE MAL
Auto da fé acte de foi devenu acte de feu. Déjà le sens glisse parce que la
voix trébuche. Et c'est dans l'entre-deux du son que s'en décrit la trajectoire. De
la foi au feu, c'est l'excuse du dernier soupir que d'hésiter sur la finale, de se
reprendre tant qu'il n'est plus encore temps. Dans cet imperceptible écart, le regard
balaie la scène pour se poser sur le spectateur, en même temps que le sens se
déplace du croire au voir. Voir souffrir, plus précisément, puisque telle est la règle
de l'Inquisition un spectacle revu et amélioré de siècle en siècle jusqu'à devenir,
à la cour d'Espagne, la distraction favorite des nouveaux souverains. J.A. Llorente,
le célèbre historien de l'Inquisition espagnole, raconte que
Sans doute le spectacle n'était-il pas toujours aussi bon enfant, et le roi réserva
bientôt l'honneur de sa présence aux Auto-da-fé dont l'affiche était plus substan-
tiellement remplie vingt-huit condamnations le 22 juin 1636 à Valladolid dont dix
judaïsants, huit fripons qui s'étaient dits sorciers, trois bigames, trois blasphémateurs,
une femme hypocrite (qui « n'était au fond qu'une femme adonnée au libertinage,
et qui n'avait pas cru offenser Dieu en se livrant à ses penchants déréglés »), un
vagabond et deux effigies. Cent dix-huit victimes pour les festivités accompagnant
le mariage de Marie-Louise de Bourbon et de Charles II « Un nombre considérable
devait périr dans les flammes et éclairer les derniers moments de cette solennité »,
commente sobrement Llorente. Que l'on ne croie pas pour autant que ce passage
du tribunal secret au spectacle Son et Lumière soit l'effet d'une lente évolution
du protocole de l'Inquisition. Dès l'origine, l'Église comprend naturellement
l'avantage que procure cette forme de démonstration publique, et si la cathédrale
prête généralement son cadre aux procès du début du XIIIe siècle, elle est vite
relayée dans ce rôle par la place publique, afin que l'événement frappe l'imagination
du plus grand nombre. Car il faut voir, pour que l'Inquisition fonctionne. Il faut
que le peuple voie souffrir le condamné, mais il faut aussi que le condamné voie
à l'avance les tortures qui lui sont destinées; cela constitue même l'un des temps
forts de la procédure on devait absolument montrer au prisonnier les instruments
de torture et l'exhorter à avouer en leur présence. Et c'est dans ce cérémonial
UNE FEMME EST BRÛLÉE
sadique, sinon obscène (l'Église répugnait à voir verser le sang, et cette prescription
était en général appliquée à la lettre, d'où la pratique classique de la torture par
compression ou au contraire étirement des membres) que se noue une forme de
circulation ternaire entre le croire, le voir et le savoir, chacun des protagonistes
assumant à tour de rôle les différentes positions. En fait, tout se passe comme si
le véritable objet du débat se dérobait en permanence, comme si le regard sur
l'incroyable tenait lieu de savoir sur l'invisible, comme si le rituel du procès
d'hérésie venait mal colmater une interrogation inassouvie sur l'altérité et ses
fantasmes. Comme si, également, cette forme de substituabilité des rôles venait
délimiter l'horizon de l'impensable. Et les inquisiteurs, qui étaient fort psychologues,
avaient très bien compris comment la machine pouvait d'un seul coup inverser sa
marche Nicolau Eymerich en donne quelques exemples saisissants dans son
Directorium Inquisitorium qui servira de guide à l'Église romaine jusqu'au xvn*' siècle.
Ainsi, dans le dixième verdict, qui fixe les conditions dans lesquelles un hérétique
peut être envoyé au bûcher, il met en garde les inquisiteurs novices contre toute
précipitation
« on torture l'accusé qui vacille dans ses réponses, affirmant tantôt ceci, tantôt le
contraire, tout en niant les chefs les plus importants de l'accusation. On présume
dans ce cas que l'accusé cache la vérité et que, harcelé par les interrogatoires, il
se contredit.
LE MAL
Sans doute ce concept de « vacillation », laissant une assez large part d'arbitraire
à l'inquisiteur soulève-t-il quelques difficultés d'application. Mais il vient surtout
illustrer une modalité fondamentale d'administration de l'Inquisition au fond, ce
qui compte dans le procès, c'est plus le rapport de l'accusé à sa propre parole que
la matérialité des faits. Tout le débat sur la qualité de l'aveu obtenu in extremis
(« même s'il brûle déjà il y en eut, semble-t-il.) et qui sauve la vie du
condamné, participe de cette même logique, qui sera d'ailleurs diversement
appréciée le canoniste espagnol Francisco Pena, par exemple, qui glose le texte
d'Eymerich un siècle plus tard s'interroge sur la nature de cette « vacillationet
pose le problème de savoir s'il n'y a pas contradiction entre la première règle
soumettre à la torture l'accusé qui vacille et la septième ne pas torturer si l'on
ne dispose pas d'un indice.
Dans cette fantastique quête, tout faux pas est donc chèrement comptabilisé.
Point d'excuse pour les écarts inconscients puisque au contraire leur présence signe
les indices de « vérité que recherche l'inquisiteur. C'est son discours qui trahit
l'hérétique plus que ne peut le faire le témoignage des autres. Alors l'instruction
du procès se transforme en une vraie chasse aux mots pour laquelle chacun fourbit
ses armes. Bernard Gui, le fameux inquisiteur toulousain, réserve ainsi un chapitre
de son Manuel aux « instructions sur les dispositions à prendre contre l'astuce et
UNE FEMME EST BRÛLÉE
la malice de ceux qui, après en avoir été requis, refusent d'avouer en jugement la
vérité ». Redoutables personnages, que ces Béguins qui assortissent leurs serments
de toute une série de déclarations et d'attendus, qui ont pour effet de diluer l'aveu!
Bernard Gui construit la parade
« On les contraindra par tous les moyens de jurer purement et simplement, sans
condition ou restriction aucune, de dire la vérité, tant en ce qui les regarde qu'en
ce qui concerne leurs complices. (.) En vertu de ce serment, ils devront pendant
tout le cours du procès donner aux mots le sens même que leur donne l'inquisiteur
et n'user d'aucune ruse ou tromperie, qu'il s'agisse de faire des aveux les concernant,
eux ou d'autres, qu'il s'agisse de répondre par oui ou par non aux questions posées.
Faute de quoi, ils commettront un parjure et encourront la peine ipso facto. »
de les reprendre ici, bien que certaines ne manquent pas de piquant et puissent
être considérées comme des chefs-d'œuvre de sophistique. Mais, justement, ne
risquait-on pas d'aller trop loin dans ce maniement de la langue? Comment
accommoder l'objectif initial affiché de recherche de la vérité, et cet entrelacs de
traquenards du discours? Comment éviter de se prendre soi-même dans les filets
ainsi tendus? La réponse est simple, et sera donnée par Francisco Pena « Il faut
distinguer entre mensonge et mensonge, entre ruse et ruse! La ruse dont le seul
but est de tromper est toujours défendue et n'a rien à faire dans la pratique du
droit; mais le mensonge que l'on fait judiciairement et au bénéfice du droit, du
bien commun et de la raison, celui-là est parfaitement louable. »
Progressivement, se dégage donc une méthode de l'Inquisition pour mieux
appréhender l'objet de sa recherche il y a ceux que l'inconscient trahit d'emblée,
en mettant à nu leurs contradictions, et ceux qui, à l'issue d'une joute oratoire, se
font prendre la main dans le sac. Il y a, enfin, ceux qui retombent dans l'hérésie
après l'avoir abjurée. Pour ceux-là, point de salut ce sont les relaps.
Les textes sont en effet formels les relaps ne peuvent bénéficier d'aucune
clémence. Nicolau Eymerich le précise « L'hérétique pénitent et relaps doit-il
être livré au bras séculier pour subir le dernier supplice? Oui, et cela sans qu'il
puisse bénéficier d'un nouveau procès. » Il s'agit donc d'un cas tout à fait à part
dans la procédure inquisitoriale, et qui permet de pénétrer plus avant dans le
mécanisme. Le relaps s'identifie en effet, dans le dispositif inquisitorial, à ce que
l'on pourrait qualifier de figure matricielle de l'aveu. Avec lui, plus aucun doute
n'est possible, la répétition de son hérésie suffit à le condamner sans qu'il soit
besoin de passer par les arguties du procès. Il devient ainsi en lui-même la
justification de l'Inquisition. Mais il en est aussi, et dans le même temps, la négation,
comme le montre bien la lecture des passages que consacre Henri-Charles Léa
aux relaps il était logique, constate l'historien américain, que la terreur inspirée
par l'Inquisition ait pour effet de multiplier les conversions forcées de gens qui,
au fond d'eux-mêmes, demeuraient hérétiques, et cette multitude de faux convertis
embarrassait considérablement l'Église. La doctrine mit quelques années à s'élaborer,
et liberté fut laissée, au départ, aux inquisiteurs pour juger du châtiment à appliquer
aux relaps. Mais, dès 1258, l'abandon des relaps au bras séculier c'est-à-dire, en
clair, au bûcher devint la doctrine officielle de l'Église. La décision pontificale
fut incorporée dans la loi canonique et constitua un article de doctrine dans la
Somme de saint Thomas d'Aquin. On mesure sans mal l'écart considérable qui
sépare la punition non modulable de la matérialité de l'acte, susceptible, lui,
d'une infinité de gradations dans une mesure de « gravité au sens classique du
droit pénal. Disons bien « matérialité » de l'acte. Parce que si, précisément, une
telle inadéquation apparente se fait jour entre la condamnation et l'acte, cela
conduit évidemment à en rechercher la dimension effective en dehors du registre
UNE FEMME EST BRÛLÉE
« Capturez-nous les renards qui ravagent les vignes », reprend saint Bernard dans
Le Cantique des Cantiques pour illustrer son propos sur l'hérésie
« (.) Ils m'avaient fait gardienne de vignes. Et j'ai laissé un vendangeur pénétrer
dans ma propre vigne! (.) Allons, mon bien-aimé, sortons à la campagne (.) Dès
le matin nous irons aux vignes, nous verrons si la vigne a fleuri, si le bouton s'est
ouvert. (.) Ma vigne, j'en suis la maîtresse et je t'en offre les raisins. »
« Il est écrit au livre des Proverbes que la gloire des rois, c'est de cacher leurs
secrets, mais la gloire de Dieu, c'est de les révéler. Vous refusez de révéler le vôtre ?
Vous refusez donc de glorifier Dieu. (.) Qu'avez-vous de commun avec eux (les
apôtres)? Peut-être le fait que vous vous entourez de femmes? Mais non Vous
vous enfermez avec elles. Il n'y a pas de scandale à marcher en public avec des
femmes; mais il y en a à demeurer avec elles. Qui donc aurait soupçonné les
mœurs de ceux qui ressuscitaient les morts? Faites de semblables miracles et je
consentirai à prendre pour un homme la femme avec qui vous couchez. Vous ne
tentez rien moins que d'usurper les privilèges de ceux dont vous n'avez pas la
sainteté avoir sans cesse une femme à ses côtés et rester chaste, n'est-ce pas un plus
grand prodige que de ressusciter les morts? »
S'en rapprocher, ce sera faire un saut d'environ trois siècles après la mission
de saint Bernard. Pour remonter de l'Occitanie aux rives de la Seine et retrouver,
à l'issue du parcours français de l'Inquisition, la vraie figure de sa passion. En
Jeanne d'Arc. « Hérétique, relapse, apostate, ydolastre », comme le rappelait le
parchemin posé sur sa tête lorsqu'elle fut suppliciée.
La passion de Jeanne, c'est l'histoire tumultueuse de ses échanges, avec Dieu,
avec le roi et avec la loi un jeu de la mourre bien particulier pour celle qui ne
cessa, sa vie durant, de clamer le droit de parler sa différence en retournant en
permanence l'ordre établi du discours. La voix, d'abord, qui inverse à l'origine la
LE MAL
relation de prière. Elle sera présente tout au long du procès comme référent virtuel
susceptible de démontrer l'hérésie de Jeanne
« Interrogée si cette voix avait point mué aucune fois sa délibération, répond
qu'elle ne l'avait jamais trouvée en deux paroles contraires. (.) Interrogée si (la
voix) lui donna conseil sur certaines choses, répond que sur certains points, elle a
eu conseil. Item aussi que sur certaines choses, on pourra lui demander réponse,
mais elle ne répondra pas sans congé; et si elle répondait sans congé, par aventure,
elle n'aurait pas les voix en garant. Et quand j'aurai congé de Notre Seigneur, je
ne douterai pas de répondre, car j'aurai bon garant. »
La voix est le lieu privilégié de l'échange entre Jeanne et ses juges, la carte
maîtresse de son jeu, mais également la plus périlleuse à jouer. Elle permet cet
infime décalage, de temps, de lieu, ou d'interprétation qui donne toute sa dynamique
au procès et qui crée la tension dramatique des débats, dont elle apparaît vite
comme le principal sujet. La voix est le support de la question non posée, dans
cette distance même qu'elle incarne. S'interroger sur sa nature serait de ce fait un
évident contresens; en revanche, il est possible d'écouter Jeanne lorsqu'elle évoque
ce que représenta, pour elle, l'apparition de la voix. Bien qu'elle soit restée
généralement assez discrète sur ce point, elle fut en effet suffisamment explicite
au détour de l'une de ses réponses devant le Tribunal « La première fois que j'ai
entendu la voix, j'ai promis de conserver ma virginité aussi longtemps qu'il plairait
à Dieu.» Somme toute, la réponse à la Question.
Alors, procès politique ou procès d'hérésie, le problème n'est pas véritablement
là. Ou plus exactement il se situe également ailleurs. Ce qui fait la force du procès
de Jeanne, c'est l'exemplarité de cet échange autour d'une question absente, cette
invention discursive permanente, cette fête de la parole au rebord tendu d'une
mise à mort annoncée. Et avec ce procès se décante une bonne part de la procédure
même de l'Inquisition nul emploi de la torture physique à l'encontre de l'accusée;
les mots seuls devraient suffire, dans leur puissance même, à révéler le mal ou à
l'écarter. D'une certaine manière, on est bien loin des « astucesdes Béguins ou
autres Cathares que Bernard Gui s'ingéniait à désamorcer par des « astuces o
équivalentes. « Êtes-vous en état de grâce ? » questionnent les juges. « Si je n'y suis,
Dieu veult m'y mettre; si j'y suis, il veult m'y tenir », répondra la Pucelle. N'est-
ce pas là, par transposition, une admirable réponse à une interrogation non moins
claire sur l'être-femme de Jeanne, sur la menace qu'elle fait peser, et sur
l'irrémédiable incertitude qu'elle porte en elle? L'anatomie, c'est le destin.
On sait que les choses ne se déroulèrent pas jusqu'au bout de cette manière.
Si, pour certains, parler la femme, et l'entendre pouvaient suffire à circonscrire le
mal, pour la plupart, à défaut de toucher la Pucelle, au moins fallait-il la voir, et
la voir souffrir, de préférence. S'appuyant sur le Deutéronome et sur l'Épître aux
Corinthiens, les juges s'en prirent donc à son habit et à sa coiffure la chevelure
UNE FEMME EST BRÛLÉE
n'a-t-elle pas été donnée à la femme en guise de voile? Pourquoi Jeanne porte-
t-elle les cheveux courts? Et ces vêtements d'homme, ne sont-ils pas le signe du
péché? Son habit était selon elle le symbole de sa mission. Dépouillée de son
pourpoint et de ses chausses pour revêtir une robe, elle devenait donc vulnérable,
et « avait bien à craindre ». Fut-elle alors violée en prison par « un lord qui se
serait patriotiquement dévoué » ? Ou bien la tentative échoua-t-elle ? Michelet ne
tranche pas sur ce point. Nous le suivrons en revanche sans hésitation lorsqu'il
mentionne qu'« en lui ravissant sa virginité, on devait sans doute détruire cette
puissance occulte dont les Anglais avaient si grand'peur; ils reprendraient courage
peut-être s'ils savaient qu'après tout ce n'était qu'une femme ».
Paradoxe du procès, c'est parce que Jeanne reprit les vêtements d'homme
qu'elle fut convaincue d'hérésie répétée. Relapse, elle le devait non à ses actes,
encore moins à ses dires, mais au choix d'un habit, à une couverture. Qu'elle, qui
avait incarné l'inconnu de la femme, choisisse de vivre sa pénitence sous les aspects
de l'homme, c'était là sans doute une provocation trop forte pour qui avait pu, au
cours du procès, se rapprocher du sens de son mystère. Restait à exécuter la
sentence, dont le cérémonial fut à la hauteur du procès. Le Journal d'un bourgeois
de Paris en rapporte le témoignage suivant
« Elle périt bientôt et sa robe fut toute brûlée. Puis on tira le feu en arrière et,
pour que le peuple n'ait plus aucun doute, il la vit toute nue, avec tous les secrets
que peut et doit avoir une femme. Quand cette vision eut assez duré, le bourreau
remit un grand feu sous son pauvre cadavre qui fut bientôt calciné et les os et la
chair réduits en cendres. »
C'est donc cinq siècles plus tard qu'un autre hérétique non moins célèbre
apprend en souriant que les nazis ont fait de son œuvre un grand autodafé.
Un an auparavant, Freud écrivait « Sur la prise de possession du feu », un
LE MAL
essai lourd de son histoire, comme le note Strachey, qui en file la trace, de Dora
au Malaise, en passant par l'Homme aux loups. Dans l'entrecroisement des textes
échelonnés sur près de trente années, la perspective, proposée par Freud lui-même,
est claire le feu, c'est celui qui fait brûler nos sens, et le renoncement à son
plaisir conditionne le passage à l'état de culture. Prométhée en témoigne, de façon
complexe cependant, puisque à la fois il fait la démonstration du caractère bénéfique
de la renonciation pulsionnelle, et il « exprime cependant ouvertement le ressen-
timent que l'humanité menée par ses pulsions a pu éprouver contre le héros
culturel » Prométhée, enchaîné à un rocher, était condamné à avoir son foie
dévoré chaque jour par un vautour. « Nous savons, ajoute Freud, que l'exigence
de la renonciation pulsionnelle et l'accomplissement de cette renonciation pro-
voquent l'hostilité et l'agressivité et que c'est seulement dans une phase ultérieure
du développement psychique que celle-ci s'est transformée en sentiment de
culpabilité. » Le passage à l'état de culture ne se fait donc pas sans bruit dans
toute renonciation pulsionnelle sommeille, pour une durée variable, un tortionnaire
en puissance.
Lorsque Freud, un an plus tard, apprend que ses livres brûlent, il ne peut
manquer d'être frappé par deux éléments complémentaires sinon contradictoires.
D'abord, à l'évidence, la résurgence du caractère sacrificiel de l'opération, inscrite
dans la lignée des pogroms de Juifs qui ont émaillé l'histoire de l'Europe centrale.
Mais, par un curieux retournement, cet autodafé le ramène, lui l'« inventeurde
la libido, le voleur d'un secret du même ordre que la découverte du feu, au contact
d'un châtiment équivalent à celui de Prométhée. Se souvient-il alors qu'anticipant
la scène il avait confié, en débarquant quelques années plus tôt aux États-Unis,
avoir le sentiment d'y apporter la peste?
Alors, se faufile peut-être dans son esprit, recouverte et exorcisée par le
sarcasme, cette pensée déjà ancienne selon laquelle la psychanalyse, l'hérésie et
l'Inquisition, après tout, ce n'est pas sans rapports.
Pensée ancienne, car s'il est à vrai dire peu question du célèbre Tribunal dans
l'oeuvre freudienne guère plus de quatre références, tous les quinze ans environ
la première mention intervient dès 1900, dans L'Interprétation des rêves. Elle
reste anecdotique et relate le rêve d'un malade pris par un accès de goutte qui
s'imaginait torturé par l'Inquisition. En revanche, les trois autres références deux
en 1914, dans une note ajoutée en bas de page du même ouvrage, puis dans
L'Homme aux loups, et une en 1932, à l'occasion de l'échange avec Einstein ne
manquent pas d'intérêt pour notre propos.
En 1914, donc, Freud ajoute une note à L'Interprétation des rêves. Évoquant
Hildebrandt et sa représentation du rêve comme révélateur des tèntations diurnes,
il précise « Il n'est pas sans intérêt pour nous de savoir quelle attitude prenait
l'Inquisition à l'égard de ce problème. On trouve le passage suivant dans le
Tractatus de Q~CM Sanctissimae Inquisitionis de Thomas Carena, Lyon, 1689 Si
UNE FEMME EST BRULEE
voix bien réelle, celle-là, est entré dans la cellule de Jeanne en cette aube du
30 mai 1431 pour lui annoncer la sentence: Jean Toutmouillé. Cela ne s'invente
pas.
JEAN MÉNÉCHAL
RÉFÉRENCES
LA VISION DE MÉDUSE
Regarder, qui a même racine que warten et to ward, c'est non seulement
envisager le monde, c'est aussi se protéger, faire attention, être sur ses gardes.
Regarder, dans la réitération de son allant, c'est aussi le phénomène de retourner
son regard en arrière pour vérifier qu'on n'est pas suivi, ni menacé. L'artiste, en
tant qu'il regarde, est le gardien obstiné d'une règle du voir, d'une théorie du
savoir, qui existait avant lui et qu'il utilise. Mais il est aussi celui qui, rompant la
garde, s'avance et qui, au risque de se perdre, affronte le regard qu'il a cru lui
être destiné. Excursus périlleux d'un œil solitaire et vulnérable, le processus dans
lequel s'engage l'artiste, s'il est assuré par les règles de son métier, l'ars pingendi,
par la connaissance qu'il a de son art, ne le garantit pas de ne pas devoir mettre
en jeu sa vie et d'abord la vie de ce qui lui permet le regard, son œil.
Car tout art, traitant des choses visibles, traite d'abord et met en scène l'organe
qui nous permet que le monde soit, à nos sens, doué d'une visibilité, l'œil, le globe
oculaire. Tout art, dans ses principes d'organisation et dans ses risques de
désorganisation, dans ses effets de cohérence et d'incohérence, dans ses manifes-
tations de désir et de désordre, est une métaphore de la vision, à la fois comme
aptitude physiologique de la vue, et comme emblème de notre pouvoir de changer
le chaos en cosmos.
Lorsque Mantegna, aux Eremitani, à Padoue, fait usage de la regola prospettiva
pour figurer les claies d'un treillis, il ne fait pas qu'utiliser, au demeurant d'une
manière admirable, un procédé projectif garanti par la mathématique austère de
la quadrattura. En figurant sous le treillis l'œil du tyran transpercé par une flèche,
il emblématise le processus périlleux qui fait que l'œil du peintre, c'est aussi le
regard menacé de l'autre et que les tracés de l'art de la perspective ne sont pas
moins dangereux que les traits de la balistique. L'artiste, dans ce processus, est le
héros qui réussit l'écart, infime mais décisif, qui lui permet d'éviter le coup mortel
et de se saisir de ce qu'il avait envisagé. C'est ce que, de l'art d'Occident, depuis
la Renaissance, depuis Léonard, on pourrait nommer la scène originaire l'œil voit
le monde mais, s'il le voit, c'est qu'il est aussi menacé par lui. Ce que nous
LE MAL
nommons « art », à désigner par là non seulement l'habileté à figurer des effigies
mais toute forme de savoir et de métier, est la parade, la garde, la sauvegarde, la
somme de savoir et de ruse patiemment élaborée devant ce défi.
Adam et Ève, dans le jardin d'Éden, n'ont pas conscience d'être nus et ne
savent pas ce qui les distingue. Lorsque, soumis à un démon à forme de serpent,
ils souhaitent posséder cette connaissance, le fait est, dit la Bible, et l'affirmation
est inattendue, que « leurs yeux s'ouvrirent ». Faut-il en conclure que nos premiers
parents, qui jouissaient des délices du jardin d'Éden, étaient privés du sens de la
vue et que leur vie sensible se réduisait à la félicité de l'odorat, de l'ouïe, du
toucher et du goût?
Retenons, en tout cas, du verset biblique que les yeux qui s'ouvrent sont une
conséquence du mal et que le fait de pouvoir voir introduit la connaissance au
cœur de l'être, c'est-à-dire le savoir de la nature de la différenciation sexuelle.
Voir, c'est d'abord voir qu'on est un sexe, c'est-à-dire un être séparé. Voir est un
phénomène indissolublement lié au voyeurisme, c'est-à-dire à la fascination de la
différence sexuelle. On était jusque-là plongé dans l'indifférencié aveugle on voit,
c'est-à-dire qu'on perçoit une distance entre soi et le reste du monde. Avoir les
yeux ouverts, c'est se sentir pris sous le regard de Dieu. Ce que l'homme voit,
ouvrant les yeux, c'est un Regard, qui le regarde. L'homme et la femme, désormais
distincts, portent alors la main à leur sexe et s'enfuient, mortifiés. C'est ainsi du
moins que Masaccio les a représentés sur la fresque du Carmine. L'homme et la
femme, êtres devenus visuels et créatures prises sous la vue d'un Être supérieur,
se savent dès ce moment soumis à la mort qui est la sanction du corps sexué,
puisque un organisme non sexué, la bactérie par exemple, la forme primitive du
protozoaire, ne connaît pas la mort. Dans Le Banquet de Platon, Aristophane nous
rappelle que dans les mythographies primitives, l'être humain était parfait. Possédant
quatre bras, quatre jambes, et le tout à l'avenant, il était de forme sphérique, d'une
complétude qui excluait le désir, Éros, et sa sanction, la mort.
L'œil, le plus intellectuel des cinq sens, symbole quasi universel de la
connaissance, est alors cet indice anatomique qui, dans le corps humain, scelle le
destin biologique de l'individu; il rappelle à la vérité du corps comme sexe, corps
séparé d'une unité première.
L'œil, ce qui nous permet de tenir le monde à distance, de nous distinguer
de lui, est aussi ce qui, dans le corps, nous rappelle à notre destinée d'être détaché
d'un tout originel. Regarder, c'est donc vouloir combler ce manque, porter son
regard vers cela que nous ne sommes plus. Cette « visufération » à désigner par
ce néologisme ce que certains psychanalystes appellent parfois la « pulsion sco-
pique pareille à la vocifération du forcené, pareille à l'horripilation du poil
LA VISION DE MÉDUSE
dans un état d'effroi, est, comme tout acte extrême, passible de la mort celui
qui porte son regard sur cela qu'il lui est interdit de voir, car précisément c'est
cela qui n'est pas lui, court, en découvrant la vision de ce tout autre que lui, le
risque de l'aveuglement.
Antérieures de plusieurs siècles aux premières figurations de la Gorgone, les
effigies de culte primitives, certaines idoles de culte mycéniennes, par exemple,
apparaissent toutes marquées d'une étonnante exophtalmie. Ces yeux violemment
exorbités, ce regard terrifiant, dès l'origine des premières représentations humaines,
quand la culture était encore liée à une vision religieuse du monde, antérieure à
la fondation du logos grec', semblent dire la nécessité de conjurer la peur du sexe
en l'associant de manière indissoluble, et comme en la transférant, à la peur du
regard.
1. Krzysztof Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux, Paris, Venise: xv/A' siècle, Gallimard,
1987, p. 30 et suiv.
LA VISION DE MÉDUSE
démontrer, si près de nous encore. Qui en fait enfin la proie d'une anabolisation
de sa substance qui le ramène à l'inorganique, au bios primitif, au chaos sanguinolent
d'où il est venu.
Alors réapparaît, ressuscité d'entre les morts, le visage ancien et effrayant de
la Gorgone éternelle. C'est elle qui, dans le discours harmonieux des puissances
divines, de l'ordre et de l'harmonie, introduit la discordance, la concordia discors,
le dévers, le ravis, tout ce qui, dans le cours de la pensée, traduit la manifestation
d'un saisissement.
Ce que le verbe français « regarderne connote plus, le terme allemand
Besinnung et mieux encore sa forme réfléchie, sich besinnen, réfléchir, rappeler,
méditer, se raviser, le traduisent au mieux une médusation du sujet. Le verbe
contient une ambivalence, qui renvoie à l'ambiguïté propre au masque méduséen.
Il signifie la pensée, un mouvement de l'esprit, un allant. Il signifie aussi un retour,
une répétition. Réfléchir, tout comme son équivalent dans le champ du visuel, re-
garder, c'est opérer une torsion, un fléchissement de la pensée, manifester une
hésitation, un arrêt, revenir en arrière, se retourner sur soi-même pour penser
quelque chose qui n'avait pas encore été pensé. La traduction par « se raviser »,
revenir sur ce que l'on pensait être la pensée droite ou directe, est des plus
intéressantes. Elle introduit la notion de « viser », qui contient l'idée du voir et du
visage le regard, comme un acte éventuellement offensif et donc mortifère. Se
raviser, sich besinnen, c'est donc retourner son regard en arrière pour modifier son
jugement. Mais c'est aussi fixer son regard sur, pointer quelque chose qui, en vous
croisant, a arrêté, a fixé votre pensée. Se raviser, c'est, par le retour de la pensée
sur elle-même, affronter un vis-à-vis qui vous vise et qui, vous visant, a arrêté le
cours normal des pensées et l'a, en quelque sorte, pétrifié. Ce que l'on redoute, ce
que l'on a peur de découvrir si jamais l'on se retournait, c'est précisément ce dont
on doute, à mesure que l'on s'avance.
Cette brève analyse du terme sich besinnen pourrait sans doute s'appliquer à
bien des traits par lesquels définir le phénomène de la médusation. Cette dernière
serait cet arrêt soudain de la pensée droite telle qu'elle se ravise, réfléchit et qui
répète, en l'outrant, donc en le déformant, en l'altérant jusqu'à lui conférer l'aspect
du grotesque et de l'obscène, ce vers quoi elle se retourne et qui a arrêté son
cours, le grotesque et l'obscénité n'étant autre chose que l'effet même de ce retour
sur soi. Il y a réflexion, mais dans la mesure où cette réflexion est un arrêt brutal,
il y a aussi déformation, outrance, altération, comme une grimace de douleur et
de stupéfaction. Ce que l'on découvre dans le reflet ne coïncide pas avec le
souvenir idéal que l'on gardait de ce vers quoi l'on s'était retourné.
Le mouvement même qui est réflexion, révision et ravis, produit donc un
sentiment de malaise, d'inquiétude, d'étrangeté, qui viendrait du fait que ce que
l'on découvre, en se retournant, en se ravisant, au lieu de nous ravir, nous stupéfie
et nous paralyse.
LA VISION DE MÉDUSE
On peut comprendre, de là, que la tête de Méduse ait été un motif élu de
tous ces mouvements formels, qui, de l'époque hellénistique tardive au néo-
classicisme, en passant par le symbolisme et les pré-raphaélites et avant eux, les
diverses formes du maniérisme, sont des styles qui se présentent non comme des
innovations mais comme des rénovations, des réflexions, des révisions mais aussi
des exaspérations d'un corpus formel antérieur à eux, vers lequel ils se retournent,
non sans parfois susciter, ce faisant, le sentiment d'une inquiétante étrangeté qui
serait celle d'un « déjà-vu » que l'on ne reconnaîtrait pas.
Révision et ravis ce sont bien là les effets d'une médusation par laquelle,
paradoxalement, la pensée se manifeste, non plus comme éclaireur de ce qui va
être, comme « avant-garde », comme novation, mais comme réitération déformée,
re-gard, répétition convulsée et mortifiée.
Car les mythes, les légendes, les fables, les religions nous rappellent que le
fait de se retourner en arrière, sich besinnen, entraîne toujours une sanction, ou du
moins, par le fait même que l'on est inattentif à ce qui pourrait se présenter devant
soi, fait courir un péril. Cham qui se retourne pour regarder, en arrière, la nudité
de son père, Noé, est cloué au pilori de l'histoire. La femme de Lot qui se retourne
pour voir brûler Sodome est changée en statue de sel. Orphée qui descend dans
le royaume des ombres pour sauver Eurydice la voit disparaître au moment où il
se retourne pour vérifier qu'elle le suivait. Celui qui regarde en arrière n'y découvre
pas ce qu'il désire ou ce qu'il cherche il s'y laisse surprendre par ce qui l'attendait
depuis toujours, et cette surprise est de l'ordre de l'épouvante. C'est la tête de
Gorgô.
Et, bien sûr, cette épouvante n'est pas en soi une vérité objective c'est le fait
même de retourner sa pensée, c'est le fait de céder à la tentation de « réfléchir »
qui provoque la vision de l'épouvante et qui fait que là où nous nous attendions
à trouver une forme adorable ou désirable, nous découvrons son contraire absolu,
l'altérité radicale de la pensée, la bestialité de Méduse. La pensée, en tant que
réflexion, est fille de la peur. Le mouvement même de se retourner est toujours
dicté par le sentiment de l'angoisse. On se retourne parce que l'on a peur de ce
qu'il peut y avoir derrière soi et parce que l'on en éprouve la menace. Mais, à ce
faire, c'est découvrir sa garde, et c'est alors Gorgô qui nous saute aux yeux,
l'incarnation imprévue de notre peur.
On sait que Freud liait cet effet croire en se retournant retrouver ce qui
nous est le plus proche, le plus familier, le plus cher et se laisser saisir en fait par
ce qui nous est le plus inquiétant et le plus étranger à ce qu'il appelle
l'Unheimliche 1. Il désignait par là l'ambiguïté du heimlich lorsqu'il s'appréhende
sous la forme de l'Unheimliche le vernaculaire, l'intime, le familier peuvent être,
1. Das Unheimliche, 1919, trad. française, in L'Inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard,
1985.
LE MAL
dans le même instant, comme dans un visage maniériste à double lecture, comme
dans ces portraits qui, par un jeu d'optique, montrent tantôt un visage aimable et
tantôt laissent apparaître un visage monstrueux l'occulte, le caché, l'inquiétant.
Or l'inquiétant naît précisément de cette double lecture, de cette ambiguïté cachée
au cœur de la représentation qui nous la fait appréhender, simultanément, comme
familière et comme étrangère, comme désirable et comme repoussante. Le visage
de Gorgô est effroyable, mais il est aussi grotesque il suscite la peur, mais aussi,
dès qu'il s'est lui-même objectivé, pétrifié en masque, il est sa propre parade, le
risible. La seule exhibition du gorgonéion, passé le moment de stupéfaction, suffit
à conjurer l'horreur et provoquer, sinon l'éclat de rire, du moins l'inquiétude
amusée. Si l'inquiétante étrangeté vient du retour inopiné du bestial au sein d'un
univers domestiqué, inversement, la domestication de Méduse passe par la caricature
de ses traits, par la charge de « grotesque », de « bizarre », d'« étrange qui en fige
le mouvement sous le masque, et qui la ramène à ces figures de monstres inoffensifs
qui tout à la fois terrifient et font rire aux éclats les enfants.
On dit aussi, en allemand, heimliche Orte pour désigner les parties secrètes du
corps c'est précisément parce qu'on tient à elles comme on tient à la prunelle de
ses yeux qu'il est si périlleux de devoir les découvrir et les envisager. L'Unheimliche
est bien alors cette forme de retour du refoulé, ce ravis qui, loin d'être un aspect
du ravissement que nous en attendions, est une forme de l'épouvante, qui nous
fait découvrir la figure de l'inimaginable là où nous nous attendions à trouver
l'image de ce qui nous a été connu et cher depuis toujours, non pas cette orée,
cette bouche douce et connue, « ce sentier étroit et moelleuxdont parle Volkelt
d'où nous venons et vers lequel nous revenons toujours, comme si jamais nous ne
pouvions en épuiser, dans ce puits sans fond qu'il offre au regard, humide et
ombragé, les mille enchantements et les infinies douceurs, mais cet orifice exorbité,
cette bouche pleine de bruits et de fureur, cette oralité hurlante enfin d'où nous
avons été expulsés.
Freud, dans l'article qu'il lui consacre, en 1922, décrit la tête de Méduse pour
ce qu'elle est l'organe maternel adulte entouré d'une chevelure de poils dont la
vision jette l'épouvante dans le jeune adolescent qui y jette un œil 1. Du corps de
la mère, Méduse isole l'effet repoussant et terrible celui de l'interdit sexuel, tel
que l'incarne l'organe génital, celui qui est à jamais inapprochable. La comparaison,
outre ses fondements inconscients, semble a priori inspirée par une ressemblance
d'ordre formel. La vulve, couronnée de la toison, le vagin velu et bridé, avec ses
1. Das Medusenhaupt, 1922, trad. française « La tête de Méduse », in Résultats, idées, problèmes, II,
1921-1938, P.U.F., 1985, p. 49 et suiv.
LA VISION DE MÉDUSE
1. Sur le mythe de Baubô, voir Ch. Picard, « L'épisode de Baubô dans les mystères d'Eleusis in
Revue de l'Histoire des Religions, 95, 1927, p. 220-255; G. Devereux, Baubô, la vulve mythique, Paris,
1983; M. Olender, « Aspects de Baubô, textes et contextes antiques in Revue de l'Histoire des religions,
t. CCII, fasc. 1, janvier-mars 1985, p. 1-55.
2. S. Freud, « Parallèles mythologiques à une représentation obsessionnelle plastique in Essais de
psychanalyse appliquée, op. cit., p. 83-85.
3. Cité par M. Olender, op. cit., p. 17.
LA VISION DE MÉDUSE
qui en résulte mène à l'issue fatale. Baubô au contraire est le « bon œil », le bain
du regard, le collyre inépuisable où sécher les larmes et apaiser l'irritation. Baubô
est une vulve faite œil, là où Gorgô est un œil fait sexe.
Plus exactement, dans ces étranges atopies par lesquelles se définissent, se
formulent, se formalisent, s'envisagent nos phobies et nos espoirs, Gorgô est un
sexe visualisé ou mieux encore une vulve facialisée. Baubô, à l'inverse, est un
visage sexualisé, une face envaginée, un regard qui précisément fait un clin d'oeil
à qui le regarde, là où le regard énucléé de Méduse nous plonge dans la mortification
la plus extrême.
Sans doute s'agit-il du même organe, sans doute s'agit-il, ici et là, d'en
ustensiliser les pouvoirs et de les domestiquer. Mais Gorgô nous rappelle au passé,
à la mère primitive dont l'accès nous est à tout jamais barré et vers laquelle tout
retour « en arrière signifie la mort, alors que Baubô est l'ouverture au futur, la
promesse réitérée d'engendrer, plus forte que tout deuil et que tout désespoir.
Aussi Méduse est-elle un corps dont on a démembré, isolé le sexe pour l'ériger
en tabou, et qu'il sera donc nécessaire de couper et de recouper toujours, chaque
fois que l'on voudra ne pas retomber sous sa fascination, alors que Baubô est un
organisme complet en lui-même, un corps plénier qui s'est, par plaisanterie, réduit
à l'apparence de ses « parties », mais dont la plénitude nous assure de l'innocuité
du « déguisement ». Dans le premier cas, on est dans l'ordre du fétiche, dans le
second dans l'ordre du travesti. Le premier terrifie, le second fait sourire. Ici le
rire du carnaval, là l'épouvante du carême. Baubô est une apparition thaumaturge,
Gorgô une manifestation thanaturgique. La première est une vieille fée, laide et
grotesque, dont on tirera mille bienfaits, la seconde une sorcière dont il faudra
sans arrêt conjurer le sort. Triompher de Gorgô, c'est pour le jeune adolescent la
possibilité de devenir adulte, tout comme envisager la vulve de Baubô c'est pour
la jeune femme surmonter son deuil.
Méduse et Baubô, toute deux personnifications du sexe féminin, jouent donc
des rôles symétriques pour l'un et pour l'autre sexe la première barre la route au
jeune garçon quand il accède à la virilité, la seconde console et réconforte la
femme pubère quand se pose à elle l'angoisse de devenir mère. Baubô et Gorgô
incarnent toutes deux le même organe, cet organe mélusine, cet organe Protée qui
tantôt inspire l'effroi et tantôt le désir, tantôt se présente comme une cavité et
tantôt comme une saillie, tantôt mortifie et tantôt régénère. Gorgô est le sexe
maternel désiré comme l'autre sexe, mais dont la fonction matricielle interdit à la
virilité de s'affirmer comme telle. Baubô est le sexe exhibé tel quel, dans sa
provocation obscène de « natureféminine, mais c'est pour rappeler à la femme
qui l'envisage sa fonction matricielle. Toutes deux, quand on a surmonté l'épreuve
qu'elles proposent à leur visiteur, sont le signe d'une maturation accomplie, qui
permettra à l'ordre du monde de se rétablir et de se perpétuer.
Faut-il d'ailleurs pousser le parallèle? Une fois que Persée a triomphé de
LE MAL
Méduse, du sang de la tête tranchée, uni aux flots de Poséidon, jaillit le cheval
ailé Pégase. Déméter, après qu'elle a surmonté son deuil, s'unit, elle aussi, à
Thelpousa, en Arcadie, au dieu de la mer et, de leur union naîtra l'éternel étalon,
Areion. Dans les poèmes homériques, les deux chevaux fabuleux sont semblablement
qualifiés « aux crins d'azur cyanochaité 1. Tous deux, nés de l'union des puissances
chthoniennes et de la mer, sont des symboles de fécondité, de lumière, de puissance
et d'ordre.
Remarquons une chose encore dans ces épreuves auxquelles la psyché est
soumise, aucun mot n'est échangé. Nul besoin ici, d'un « ramonage par la parole ».
Tout se passe en un clin J'~7. C'est l'homologie formelle entre l'œil et le sexe
qui permet, qui assure, qui autorise cette cure instantanée. Tout se passe comme
si, dans ces échanges de propriétés d'un organe du corps à un autre, le transfert
était immédiat, et ne supposait pas la verbalisation. C'est, aussi bien, que la parole,
c'était précisément ce qui, jusque alors retenu et maintenant délié, va pouvoir
désormais se substituer à ce jeu du regard et de l'œil, le commenter et le gloser
désormais, infiniment c'est l'énigme même de notre culture.
JEAN CLAIR
Ces pages sont extraites de Méduse, ouvrage à paraître en 1989 dans la collection
« Connaissance de l'inconscient » aux Éditions Gallimard.
1. A. Moreau, « La Race de Méduse: Forces de vie contre forces de mort", in Mort et fécondité
dans les mythologies, Travaux et mémoires, Actes du Colloque de Poitiers, 13-14 mai 1983, Centre de
Recherches mythologiques de l'Université de Paris X, Paris, 1986, p. 1-15.
Muriel Djéribi
Une mère arménienne, amenant son enfant pour la visite du 18' mois, se présenta
avec une brûlure du premier degré très étendue, couvrant son cou et la partie
supérieure de son dos. Interrogée sur sa brûlure, elle répondit que l'enfant avait
eu de la fièvre et avait développé de gros ganglions dans le cou peu après la visite
du 15e mois. La grand-mère maternelle fit le diagnostic du mauvais œil elle jeta
du plomb chaud, fondu, dans une assiette creuse et remplie d'eau pour déterminer
le suspect et chasser le mauvais œil (rituel appelé Sakbeh par les mères de langue
arabe). La mère mit le plat sur la tête de l'enfant. Le plomb fondu fut jeté trois
fois dans l'eau. La troisième fois, le plomb se sépara en granulés faisant un grand
bruit, « comme un boulet de canon ». Quelques granulés chauds se disséminèrent
et frappèrent la mère dans le cou et le haut du dos alors qu'elle se penchait sur
l'eau pour chercher l'image du suspect. À la grand-mère, ce bruit confirma le
diagnostic du mauvais œil et la brûlure sur le cou de la mère fut la preuve qu'elle
était coupable. Ce diagnostic fit que, très vraisemblablement, la mère se sentit
coupable et refusa les examens nécessaires, proposés par le laboratoire pour arriver
à un diagnostic adéquat
1. J.K. Harfouche, Infant Health in Lebanon. Customs and Taboos, Beirut, Khayats, 1965.
2. M. Djéribi, « Le mauvais œil et le lait », dans La Fabrication mythique des enfants, L'Homme,
janvier-mars 1988, n° 105, Navarin, p. 35-48.
LE MAL
ne demande qu'à s'épanouir, à se dilater jusqu'à porter ombrage à celui seul qui
décide de notre sort ici-bas? La menace extérieure de l'envie attribuée aux « autres »
ne serait que le déplacement d'un danger méconnu venant de la mère. « Barak Allah »
(Dieu te bénisse), « In'sha'llah » (si Dieu veut), Masha'llah (Ce que Dieu veut) sont
des expressions qui ponctuent, en Tunisie, toute manifestation d'affection et tem-
pèrent la charge maléfique contenue dans la louange. Dans la communauté juive de
Djerba, « on donne à ses enfants, les garçons surtout, des prénoms empruntés au
monde de la mer Bouguide (le rouget), Menani (le mérou), Qarus (le loup), Sbirsa,
Uzifa (la sardine), Huita (le petit poisson), Bahri (le pêcheur) 1.» Le poisson est sans
aucun doute, à Djerba, le signe dominant de l'exorcisme contre le mauvais œil dans
les communautés juives. Ceci en référence à un texte talmudique qui interprète le
passage biblique « Qu'ils croissent (weyigdou) et deviennent une multitude au milieu
du pays. » (Genèse 48,16) « C'est-à-dire comme les poissons (dagim) de la mer
recouverts par les eaux, sur lesquels le mauvais œil est sans pouvoir.» Ces prénoms
protecteurs ne constituent-ils pas une barrière contre le danger qui rôde quand la
mère s'adresse tendrement à son enfant? Une anecdote qui nous vient d'Iran pourrait
mieux nous éclairer
Une mère, réalisant le danger que courait son enfant, l'appela Masha'llah pour que
chaque fois que son nom serait prononcé, il soit protégé. Un jour, une femme le prit
dans ses bras et lui manifesta une tendresse extrême sans prononcer son nom. Quelques
jours après, l'enfant fut pris de fièvres, on fit tout pour lui faire recouvrer la santé,
rien n'y fit et il alla de plus en plus mal. On l'amena à plusieurs médecins sans
résultat et il mourut. Plus tard, sa mère parlant de lui, dit qu'il avait pris le mauvais
œil d'une femme jalouse qui n'avait pas voulu prononcer son nom 2.
1. L. Valensi et A.L. Udovitch, Juifs en Terre d'Islam. Les communautés de Djerba, Ordres sociaux,
Éditions des Archives contemporaines, 1984, p. 46.
2. B.A. Donaldson, The wild rue A study of Muhammadan Magic and folklore of Iran, London,
Luzac, 1938, p. 13-23.
3. « Tu veux que je te dise, la mère, c'est elle qui esquinte l'enfant. Toujours, elle protège,
toujours, elle a peur de l'oeil. » (Une informatrice juive-tunisienne.)
LE MAL
Cette relation pathologique entre la mère et l'enfant est soulignée dans les
traditions populaires par de nombreuses croyances qui, dès la gestation, exercent
sur leur intimité une haute surveillance. En effet, bien avant la naissance, le corps
de la mère se présente comme une surface sur laquelle ses proches s'ingénient à
lire non seulement le sexe de l'enfant à venir mais ses traits, son caractère et son
destin en général. Rien ne peut échapper à cette lecture attentive le masque de
grossesse sur son visage, la forme de son ventre, ses gestes les plus menus. Toutes
les relations symboliques qui enserrent l'être-à-naître sont déjà présentes dans le
lien qui l'unit dès sa conception à sa mère. La croyance aux « envies » encore très
vivace dans le folklore européen et méditerranéen exacerbe cette surveillance. Le
moindre désir de la femme enceinte est pris très au sérieux car, s'il n'est pas
satisfait, il inscrit immédiatement sa marque sur le corps de l'enfant. Dans un écrit
du XVIIe siècle, portant sur l'enfance chrétienne, il est précisé « La femme pendant
les trois premiers mois de la grossesse désire avec une fureur aveugle de manger
des choses qui sont contraires à la santé, et dont même on ne mange point
ordinairement. Si elle ne se satisfait (chose admirable), il s'imprimera une marque
de ce qu'elle aura désiré sur l'enfant qui en sera taché 1.» La mère doit donc se
méfier de ses envies et se garder, au moment où l'une d'elles se fait sentir, de
toucher une partie de son corps, car le corps de son enfant en serait aussitôt affecté
très précisément dans la partie correspondante de son propre corps et il en porterait
la marque indélébile, au vu et au su de tous. En Tunisie, « se toucher les fesses»
reste la protection la plus sûre contre les conséquences inévitables des envies de
la femme enceinte car seul ce geste peut interrompre la reproduction de la marque.
Au pire, si l'inscription se faisait quand même, cette mesure de protection la
garderait secrète, loin du regard d'autrui. L'envie se présente donc comme le
corollaire inévitable de l'état de grossesse. Cette marque de l'insatisfaction s'oppose
à l'idée qu'on se fait communément de l'état de « femme grosse» attachée à la
notion de plénitude. La croyance au mauvais œil confirme ce statut ambigu de la
femme enceinte par rapport à l'envie, car victime du mauvais œil, on la trouve
aussi du côté des agresseurs. Ainsi, comme il est conseillé par la tradition de se
déprendre aussitôt de l'objet qui tombe sous le regard de l'envieux en le lui offrant
car on sait qu'agissant de la sorte et transformant la prise sous son regard en objet
1. J. Blanlo, L'Enfance chrétienne, Paris, 1645, cité dans Entrer dans la vie. Naissances et enfances
dans la France traditionnelle, présenté par J. Gelis, M. Laget et M.F. Morel, coll. « Archives », Gallimard-
Julliard, 1978.
ŒIL D'AMOUR, ŒIL D'ENVIE
Ces taches, d'une forme différente, et d'une couleur qui varie du rose pâle au
brun foncé, ressemblent le plus ordinairement à un pois ou à une lentille. On en
a vu qui avaient quelque chose de l'aspect d'un grain de groseille, d'une cerise,
d'une fraise, d'une prune, d'une grappe de raisin, d'une huître. Souvent la peau
est velue dans ces endroits et les poils dont elle est couverte sont également
variables, pour la quantité comme pour la couleur. On raconte, pour rendre la
chose plus merveilleuse, que des fraises au visage ont offert tous les phénomènes
de la végétation, ont fleuri au printemps, se sont colorées au moment de la maturité
des fraises, puis flétries 2.
Cette fusion entre la mère et l'enfant dont nous avons vu les conséquences
pathologiques dès la conception se prolonge après l'accouchement, et plus parti-
culièrement pendant l'allaitement. En effet, pour la culture savante comme pour
les cultures traditionnelles, le lait est l'élément qui unit la mère à son enfant hors
de la matrice et qui poursuit le grand travail de façonnage du nouveau-né en lui
transmettant les caractères physiques et moraux de celle qui l'allaite. C'est pourquoi
le plus grand soin devait être pris dans le choix d'une nourrice. Au xvie siècle,
Laurent Joubert, dans son « exhortation à toutes les mères de nourrir leurs enfants »,
insiste sur le fait que, comme le sang dont il est issu par une cuisson qui le
blanchit, le lait possède cette propriété de faire ressembler les enfants de corps et
d'esprit à leurs parents. Les mères qui refusent d'allaiter leurs enfants sont donc
« mères contre nature » car elles « ont nourri dans leur ventre, de leur sang, je ne
sais quoi qu'elles ne voyaient pas, maintenant ne nourrissent pas de leur lait ce
1. P. Darmon, Le Mythe de la procréation à l'âge baroque, Paris, J.-J. Pauvert, 1977, p. 162-166.
2. Le conte type qui porte le n°425 dans la classification internationale Aarne-Thompson (La
recherche de l'époux disparu) relate dans de nombreuses versions l'histoire d'un monstre né à la suite
d'un vœu imprudent, irréfréné de ses parents stériles. L'enfant désiré de manière fétichiste révélera la
dimension pathologique du désir de ses parents dans sa monstruosité.
ŒIL D'AMOUR, ŒIL D',ENVIE
2. « L'union entre la mère et l'enfant se prolonge donc après l'accouchement et pendant l'allaitement
c'est par ses qualités et ses défauts que le lait continue de façonner le nouveau-né. Les médecins comme
les milieux populaires croient fondamentalement la transmission par le lait des traits physiques et
moraux de celle qui allaite. » F. Loux et M.F. Morel, « L'enfance et les savoirs sur le corps », Ethnologie
française, t. 6, n° 3-4, 1976.
3. M.O. Vervisch, « Enfants et femmes paroles de ventre », Ethnologie française, t. 12, n° 4, octobre-
décembre 1982.
4. M.O. Vervisch, ibid. Les principales plantes vermifuges dans la pharmacopée traditionnelle sont
également utilisées contre les morsures de serpent.
5. Nous savons aujourd'hui, grâce au travail d'Yvonne Verdier, les dégâts que cause dans le saloir
la transgression de l'interdit d'y entrer, pour une femme qui a ses règles. Les témoignages recueillis
auprès des habitants de Minot (Côte-d'Or), village du Châtillonnais, montrent le pouvoir putréfiant du
regard de la femme qui a ses règles, sur toutes les préparations dont l'agent de transformation n'est pas
le feu. Il « est reconnu à Minot que les femmes indisposées précipitent une échéance naturelle, la
putréfaction que les techniques de conservation ont précisément pour but de retarder, d'annuler ou de
contrôler. Dans le cas des boissons fermentées, elles accélèrent outrageusement le processus de
fermentation; dans le champ des activités culinaires elles vont à l'encontre des émulsions et des liaisons
qui elles, se font dans la rapidité. Ou bien elles empêchent de prendre, ou bien elles font prendre trop
vite ». Y. Verdier, « Les femmes et le saloir », Ethnologie française, t. 6, n° 3-4, 1976. « Faire prendre
corps », n'est-ce pas là l'enjeu essentiel de la gestation qui se poursuit hors de la matrice, grâce au lait ?
Le regard de la femme qui a ses règles est menaçant pour toute gestation car il perce à jour ce qui
LE MAL
du lait est toujours de signe négatif. Dans les traditions populaires, il convient de
les maintenir séparés car ils correspondent à deux moments distincts de la
procréation. Le lait est issu du sang et continue, hors de la matrice, l'œuvre que
celui-ci a commencé. L'ordre temporel doit être respecté. Par ailleurs, l'apparition
des règles serait le signe certain que la mère a repris une activité sexuelle
formellement interdite pendant l'allaitement. Or, la mère ne peut se tourner vers
son partenaire sexuel qu'en se détournant de son enfant. « Le trouble apporté à la
matrice par les rapports sexuels aurait pour conséquence de gâter le lait'. » Si, par
malheur, il arrivait à la mère d'être enceinte à nouveau, le sevrage devrait intervenir
brutalement, car il est dit que celui qui est allaité « suce les pieds » de l'autre et
le met en danger. Ici encore, le cycle du sang et le cycle du lait doivent rester
distincts pour ne pas se menacer l'un l'autre.
La littérature savante fait également état d'une ambivalence des propriétés du
lait maternel qui serait à l'origine des vers chez les enfants
Les vers et les maladies vermineuses auxquels les enfants sont sujets ont une
cause bien marquée dans la qualité de leurs aliments le lait est une espèce de
chyle, une nourriture dépurée qui contient par conséquent plus de nourriture
réelle, plus de cette matière organique et productive dont nous avons tant parlé et
qui lorsqu'elle n'est pas digérée par l'estomac de l'enfant pour servir à sa nutrition
et à l'accroissement de son corps, prend par l'activité qui lui est essentielle d'autres
formes, et produit des êtres animés, des vers en si grande quantité que l'enfant est
souvent en danger de périr 2.
doit rester caché, mystérieux, protégé du regard, dans le secret du saloir, de la cave ou de la matrice.
Ne dit-on pas couramment d'une femme indisposée qu'elle « voit »?
1. Y. Kniebilher, C. Fouquet, Histoire des mères, Paris, Montalba, 1980.
2. G.L. Buffon, Histoire naturelle, Paris, 1749. Il est intéressant de trouver chez Buffon, comme
dans les traditions populaires, l'idée que le vin est une liqueur fermentée qui permet de lutter
efficacement contre les vers. L'action du lait est neutralisée par le vin.
3. Les parasites sur le corps de l'enfant ne sont pas toujours considérés par la médecine traditionnelle
de façon négative. Au contraire, en quantité raisonnable, les poux mangent le mauvais sang et on veille
à en laisser quelques-uns aux enfants pour les décharger d'un excès néfaste des humeurs.
ŒIL D'AMOUR, ŒIL D'ENVIE
équivalence. Enfin, le lien qui existe entre la crise de vers et le cycle menstruel
est encore attesté par l'influence accordée sur l'une et sur l'autre à la lune. « Les
enfants qui ont des vers se trouvent en situation comparable à la femme qui a ses
règles. Ils hébergent en eux un grouillement de vie et de mort, désordre parallèle
à celui initié par le flux menstruel » Il existe une correspondance supplémentaire
qui établit et renforce cette symétrie entre femme et enfant « Parfois fatale, mais
également positive, l'existence des parasites signalait à l'entourage que le corps de
l'enfant était suffisamment fort pour nourrir des hôtes étrangers. Dans ce sens, ne
rappelait-elle pas aux mères et aux grands-mères l'expérience de la grossesse,
lorsque le corps maternel, parasité par le foetus qui se nourrit à ses dépens, prouvait
dans le même temps sa vitalité et sa maturité 2 ?» Le ver dans le ventre de l'enfant
est bien un équivalent du foetus dans le ventre de la mère. Sandor Ferenczi
soulignait déjà cette équivalence « Derrière l'horreur démesurée de la vermine et
les représentations-écran investies de la honte rattachée à la découverte d'une telle
malpropreté se dissimule souvent un fantasme inconscient de grossesse. La
grossesse et l'envahissement par la vermine ont en commun, outre la honte,
d'héberger dans et sur le corps des petits êtres vivants. C'est également vrai pour
les vers intestinaux (fœtus = petit ver "). Dans les rêves il convient également
d'interpréter la vermine dans ce sens 3.» Doublet enfantin de la grossesse, l'affection
parasitaire vient souligner, par ses nombreuses significations imaginaires et sym-
boliques, la symétrie de la relation entre la mère et l'enfant en révélant la dimension
pathologique. Relation en miroir, dualité imaginaire dont nous pouvons reconnaître
qu'elles sont en œuvre dans toutes les représentations évoquées ici. Le danger qui
menace le petit enfant dans la relation symbiotique avec sa mère ne réside-t-il pas
dans cette symétrie, dans cette similitude inquiétante qui, le faisant à l'image du
désir de la mère, empêcherait son accès à l'altérité et l'assomption de son humanité
à part entière 4 ? Le mauvais œil de la mère ne met-il pas en œuvre ce qui
condamne l'enfant à rester pris dans les filets de « l'amour maternel» qui, par son
excès et dans ce qu'il peut avoir d'exclusif, deviendrait une perversion fétichisante ?
Les fétiches et les talismans utilisés dans l'exorcisme du mauvais œil seraient là
comme « pièges à regard » pour faire lâcher prise à sa voracité et laisser à l'enfant
la possibilité d'une issue favorable à son développement. Françoise Dolto nous
montre comment l'accès pour l'enfant à son humanité est jalonné par des ruptures
et des renoncements liés à des interdictions dont le but essentiel est de séparer la
mère et l'enfant. Cette séparation déjà accomplie dans l'accouchement par la
rupture matérielle et symbolique du cordon ombilical n'est pas totale et risque
d'être compromise par l'allaitement qui prolonge hors de la matrice une intimité
dangereuse. Selon Françoise Dolto, le risque est alors pour l'enfant « d'entrer dans
le leurre pervertissant de sa mère si celle-ci. en fait un objet exclusif de son
propre désir1 ». Elle insiste sur la nécessité de marquer « le désir de l'enfant vers
sa mère de la loi du désir présent, celui de l'homme adulte conjoint ou amant; loi
salutairement dissociatrice pour la dyade exquise du nourrissonnage prolongé, tout
comme doit s'imprimer la loi de fécondité potentielle renouvelée qui s'impose,
grâce à l'homme adulte, et sépare la mère, facilement esclave d'un nourrisson
grandissant exclusif et jaloux, en lui imposant frères et soeurs2 ».
Lorsque Dieu créa Adam, il déclara qu'il n'était pas bon que l'homme restât
seul. Il lui créa une compagne avec de la terre et l'appela Lilith. À peine avait-
elle été créée qu'elle commença à se quereller avec Adam « Je suis ton égale car
nous avons été créés tous deux avec la terre. » Lorsque Lilith se rendit compte
qu'elle ne pouvait pas dominer Adam, elle prononça le nom ineffable de Dieu et
s'envola dans les airs. Adam se mit à prier et dit « Maître de l'univers, la femme
que tu m'avais donnée s'est enfuie. » Dieu envoya à sa poursuite trois anges, Sini,
Sinsini et Smangalof, qui la rattrapèrent au milieu des flots impétueux d'un fleuve,
précisément à l'endroit où seront plus tard noyés les Égyptiens. Ils lui dirent
« Dieu a décrété que si tu rebroussais chemin, il pardonnerait ta fuite, mais si tu
refuses, pour ton châtiment, tu seras responsable de la mort, chaque jour, de cent
de tes enfants. » Devant son refus ils lui dirent « Nous sommes contraints de te
noyer dans ces flots. » Elle les implora et leur dit « Laissez-moi, car j'ai été créée
pour détruire les nouveau-nés s'il s'agit d'un garçon huit jours après sa naissance
et s'il s'agit d'une fille vingt jours. » À ces mots ils la contraignirent encore plus
violemment à obéir. Elle leur dit « Je vous jure, par le nom du Dieu vivant et
tout-puissant, que chaque fois que je vous verrai, vous ou votre nom ou votre
image sur une amulette, je ne ferai pas de mal à l'enfant. » Lorsque nous écrivons
ces noms sur une amulette pour les petits enfants, et qu'elle aperçoit ces noms,
elle se souvient de son serment et l'enfant reste sauf
MURIEL DJÉRIBI
1. Cette longue négociation avec le démon féminin au bout de laquelle peut s'établir un contrat
dont l'amulette constitue la trace dernière se répète dans toutes ses séquences, dans des cultures très
diverses.
2. Cl. Lévi-Strauss, « La structure des mythes », Anthropologie structurale, Plon, 1974. Nous faisons
référence à la présentation par Cl. Lévi-Strauss du mythe d'Œdipe en forme de partition d'orchestre,
p. 235.
3. Cl. Lévi-Strauss, ibid.
André Godin
« DÉLIVRE-NOUS DU MAL »
PERSPECTIVES THÉOLOGIQUES
Inscrire en tête des réflexions qui vont suivre l'invocation terminale du Pater
noster, forme par excellence de la prière chrétienne, me permet de situer le projet
et les limites de cette contribution. En sa généralité abrupte, la septième demande
de l'oraison dominicale nous place d'emblée au cœur du penser et de l'agir
chrétiens. N'exprimerait-elle pas aussi une structure fondamentale de l'expérience
religieuse? L'énigme du mal ne s'éclaire et (peut-être) ne se résout qu'à partir du
mouvement par lequel les croyants se tournent vers leur Dieu pour en être délivrés.
Mais de quel mal s'agit-il? De quelle délivrance? En vue de quel salut?
Face à un sujet aussi redoutable, sans autre compétence que celle d'historien
des religions, il m'a semblé suffisant de répondre à ce lot de questions épineuses
en présentant un échantillon de la recherche théologique et philosophique la plus
récente. Du foisonnement des livres ou articles spécialisés, j'ai extrait cinq approches
qu'on peut tenir pour représentatives de la pensée chrétienne contemporaine sur
le problème du mal. Ce sont, dans leur ordre de parution J.-P. Jossua, Discours
chrétiens et scandale du mal1; A. Dartigues, La Révélation. Du sens au salut 2;
P. Ricœur, Le Mal. Un défi à la philosophie et à la théologie 3; A. Gesché, « Topiques
de la question du mal» 4; J. Doré, « Le salut du Mal » S.
À lecture cursive, ces travaux laissent déjà apparaître plusieurs traits communs
qui signalent une identité de vues. Pour introduire ma chronique en forme de
rhapsodie, je me contenterai de les énoncer synthétiquement
1) Sur fond d'une incontestable adhésion au dogme dont ils connaissent les
moindres subtilités, une prise en compte sérieuse de l'opacité du scandale du Mal
pour l'incroyant et le croyant témoins à part entière de l'horreur indicible, de la
1. Paris, Chalet, 1979. Cité dans le texte sous le sigle JOS suivi de la page.
2. In Manuel de Théologie, dir. J. Doré, t. 6, Tournai, Desclée, 1985 (= DAR).
3. Genève, Labor et Fides, 1986 (= RIC). Version abrégée: Esprit, 1988/8, 57-63.
4. Revue théologique de Louvain, 17/4, Louvain-la-Neuve, 1986 (= GES).
5. La Foi et le Temps, XVII/1, Liège, 1987 (= DOR).
LE MAL
1. Cf. O. Rabut, Le Mal, question sur Dieu, Paris, Cerf, 1971, p. 101.
2. Thomas d'Aquin, Somme théologique, la, qu. 47, art. 1.
3. Disséquée dans le Dictionnaire de théologie catholique, art. « mal », col. 1696 sv.
« DÉLIVRE-NOUS DU MAL »
Pour ces hommes de foi dont nous présentons au plus près le cheminement
réflexif, il s'agit donc d'abord de se confronter au problème dans toute son opacité
« avec les ressources d'une phénoménologie de l'expérience du mal» (RIC, 14).
De là, une reprise significative, à nouveaux frais, des distinctions et dénominations
classiques sur les formes du mal. Selon la doctrine de l'École, qui de par son
postulat (le mal, absence de bien) ignore la catégorie moderne du mal métaphysique,
le mot n'a que deux acceptions le mal physique, i.e. tout ce qui manque à une
nature de ce à quoi elle a droit, le mal moral, à savoir le mal considéré dans la
nature raisonnable, bref dans l'action humaine. En conformité avec son caractère
privatif, ce mal moral (le péché en langage religieux) pointe le manque de rectitude
en cette action, son défaut d'ordonnancement aux lois morales qui la gouvernent 3.
Autrement nuancées apparaissent les broderies que nos auteurs tissent sur ce
canevas notionnel. Spontanément, l'expérience commune relie le mal à la souffrance.
Une part de l'énigme du mal tient peut-être à ce que notre tradition culturelle
judéo-chrétienne amalgame sous le même vocable, le mal, des manifestations aussi
disparates que la souffrance, le péché, la mort. Avant de retrouver la justesse
pratique du sens commun, il est nécessaire de relever la disparité de principe entre
le mal moral ou commis et le mal physique (corporel et psychologique) ou souffert.
Imputation, accusation et blâme affectent généralement le premier. Au second, les
traits contraires on le subit selon un jeu de causes multiples, comme un « non-
plaisir» et on lui oppose la lamentation. Telle est l'irrécusable polarité du mal qui,
dans l'expérience humaine, est fréquemment marquée d'une oscillation entre les
deux pôles blâme et lamentation.
D'une observation du vécu quotidien on est donc conduit à saisir le mal en
tant que « racine commune du péché et de la souffrance» (RIC, 16). Les deux
phénomènes sont en effet à ce point enchevêtrés que pratiquement l'un ne va pas
sans l'autre. En théologie, par exemple, la culpabilité se dénomme « peine », terme
qui franchit la séparation entre mal commis et mal subi, dont les contenus divers
contiennent aussi bien châtiments corporels, privation de liberté que remords et
honte. Il est un autre point d'intersection entre les deux formes de mal et il est
1. Cf. G. Bernanos, Journal d'un curé de campagne, Paris, Plon, 1936, p. 105 « Une douleur vraie
qui sort de l'homme appartient d'abord à Dieu, il me semble. »
2. GES, p. 402 (nous soulignons). Cf., à propos de la tradition révélée (en général), la proposition
d'Éric Weil « retrouver en Dieu la discussion intérieure de l'homme », Logique de la philosophie, Paris,
Vrin, 1950, p. 197.
3. Thomas d'Aquin, Somme théologique, I', qu. 48, art. 5.
« DÉLIVRE-NOUS DU MAL »
facile de multiplier les exemples montrant le lien entre elles. Il y a des maux
physiques résultant de fautes morales qui relèvent de la responsabilité des humains.
Qu'une guerre soit déclenchée avec son sinistre cortège de malheurs, qu'une
atrocité soit commise, par exemple, le maintien injustifié de la famine dans le
monde, cela semble bien être imputable aux responsables politiques, militaires,
économiques, etc. Sans arrêt, la violence à l'œuvre dans l'histoire refait l'unité
entre mal moral et souffrance.
dans les Psaumes de David que dans l'analyse par Marx de l'aliénation résultant
de la réduction de l'homme à l'état de marchandise (id.).
Un pas de plus dans la réflexion et nous voici conduits par nos auteurs au
cœur du mal métaphysique, notion qui résume la finitude et la contingence de
l'être humain dans ce qu'il faut bien reconnaître comme des limites constitutives;
il peut se tromper (mal moral), il a une sensibilité vulnérable (mal physique).
Faillibilité et vulnérabilité renvoient à un niveau d'être où se relient les deux
formes susdites. Dans un registre plus religieux, on parlera d'un unique « mystère
d'iniquité », d'un pressentiment vécu plus que conceptuellement analysé
Tel est le fond ténébreux jamais complètement élucidé par une phénoménologie
du mal, qui fait de celui-ci une unique énigme (RIC, 18).
1. Cf. Schopenhauer, Parerga et Paralipomena, trad. Dietrich, Paris, Alcan, 1907, p. 83.
LE MAL
Dieu en accusation. Cri vers Dieu qui peut donc aussi jaillir de la foi', peut-être
même son plus haut sommet, « car il brise dans son élan l'idée du Dieu impassible
et étranger » (228). qui a toujours raison. Pris à témoin par ce cogito souffrant,
Dieu doit se taire ou répondre autrement que par la voix du mythe ou de l'idole
au cri de la souffrance humaine, il n'est pas de réponse conventionnelle qui vaille.
Loin de tout bavardage sur le « problème » irréel du Mal en soi, l'homme et Dieu
en arrivent, hors justifications et explications purement rationnelles, à cette « étreinte
cruciale » (216) où la question du mal se noue et se dénoue concrètement dans
l'affrontement du mystère du mal avec celui de Dieu.
1. Cf. Job 13,3 « J'ai à parler à Shaddaï, je veux faire à Dieu des remontrances », et la plainte de
Jésus en croix « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné? » (Mt 27,46).
2. Pénétrante réflexion philosophique dans l'essai d'Y. Labbé, Le Sens et le Mal. Théodicée du
Samedi saint, Paris, Beauchesne, 1978.
LE MAL
II LA THÉODICÉE EN QUESTION
1. Voir J.-P. Jossua, Pierre Bayle ou l'obsession du mal, Paris, Aubier, 1977.
« DÉLIVRE-NOUS DU MAL»
1. Rencontre avec Élie Wiesel. Le mal et l'exil, dialogue avec Ph. de Saint-Cheron, Paris, Nouvelle
Cité, 1988, p. 50.
2. L'indique déjà l'un des titres de ses traités philosophiques La Symbolique du mal, t. 2 de
Finitude et culpabilité, Paris, Aubier, 1960, rééd. 1988.
3. Cf. Ph. Nemo, Job et l'excès du mal, Paris, Grasset, 1978, p. 30, qui, découvrant la surdétermination
conceptuelle dont le mal est l'objet dans les grandes religions, coupe lui aussi, à sa manière, avec la
théodicée.
LE MAL
son opacité. Poser que la réalité du mal excède son concept amène à « reconnaître
le caractère aporétique de la pensée sur le mal ». Invitation, non pas à abolir la
besogne de la pensée, mais à la relancer par « le passage qui ouvre à la symbolique
du mal » (RIC, 7). La « symbolique » en effet permet d'exprimer correctement ce
qu'il en est concrètement du mal, car
il n'y a pas de langage direct, non symbolique, du mal subi, souffert ou commis;
que l'homme s'avoue responsable ou s'avoue la proie d'un mal qui l'investit, il le
dit d'abord et d'emblée dans un sens symbolique
où les forces du bien sont engagées dans un combat sans merci avec les armées
du mal, en vue d'une délivrance de toutes les parcelles de lumière tenues captives
dans les ténèbres de la matière (23).
1. Voir J. Eisenberg, É. Wiesel, Job ou Dieu dans la tempête, Paris, 1986 mise en forme littéraire
d'entretiens, deux années durant, à l'émission télévisée « À Bible ouverte ».
LE MAL
1. Sur les sources inconscientes de la doctrine du péché originel chez Augustin, lire J. Chomarat,
« Les Confessions de saint Augustin », Revue française de psychanalyse, 1988/1, p. 153-174.
2. F. Dostoïevski, Les Frères Karamazov, Paris, Stock, 1949, p. 341-342.
« DÉLIVRE-NOUS DU MAL»
Mais ce dévoilement n'a pas une portée étiologique il n'a pas pour but de
diagnostiquer les causes du mal, mais de délivrer du mal dont nous expérimentons
présentement la réalité et dont le mystère ne se dissipera que lorsque le salut sera
lui-même devenu une réalité plénière (DAR, 330).
1. Th.-W. Adorno, Dialectique négative, tr. Coffin, Paris, Plon, 1978, p. 160.
2. Voir J. Nabert, Essai sur le mal, Paris, Aubier, 1970.
3. Cf. E. Kant (cité RIC, 29), La Religion dans les limites de la simple raison, tr. Gibelin-Naar,
Paris, Vrin, 1972 « Il n'existe pas pour nous de raison compréhensible pour savoir d'où le mal moral
aurait pu d'abord nous venir », en précisant que ce mal radical, « inscrutable », ressortit pour lui d'une
problématique en rupture avec celle du péché originel.
LE MAL
c'est seulement dans la mesure où elle s'estime fondée à dire ce vers quoi il « va »,
ce sur quoi il débouche; elle s'attache avant, envers et contre tout à ce qui peut
en être la libération, à ce qui peut en représenter le salut (DOR, 38).
La résurrection du Christ signifie que la mort est déjà vaincue et que les
puissances du mal sont anéanties (DAR, 313).
1. J.-B. Metz, La Foi dans l'histoire et la société, tr. P. Corset, Paris, Cerf, 1979.
« DÉLIVRE-NOUS DU MAL»
Telle n'est pas, on s'en doute et n'en déplaise à leurs détracteurs, la position
théorique des grands théologiens de la libération, Gutierrez, Boff et Sobrino. Bien
loin de verser dans je ne sais quel « horizontalisme révolutionnaire », ils affirment
que le salut et la libération annoncés portent bien aussi sur le péché ou mal moral
et sont destinés à se développer en une vie éternelle qui sera à la fois glorification
de Dieu et résurrection des morts (DOR, 54).
Je ne te connaissais que par ouï-dire, mais maintenant mes yeux t'ont vu. Aussi
je retire mes paroles, je me repens sur la poussière et la cendre (43,5-6).
1. Hypothèse de Ricoeur, version abrégée (p. 62), cit. supra, n. 3, qui s'appuie sur N. Frye, Le Grand
Code. La Bible et la littérature, tr. C. Malamoud, Paris, Seuil, 1984.
LE MAL
lequel Job parvient, au terme de l'épreuve, à aimer Dieu « pour rien» (Jb 1,9),
faisant perdre son pari initial au Satan du conte folklorique scénographié dans la
Bible
».
ANDRÉ GODIN
1. Sur la figure de Satan, dont il est peu question dans nos cinq textes, voir A. Gesché, « Dieu et
le mal », in Péché collectif et responsabilité, Bruxelles, 1986, p. 75-77; 95-98.
Alain Boureau
qui n'est d'ailleurs pas nécessaire, tant l'attitude gnostique paraît constituer un des
universaux de la pensée religieuse.
Mais si, en quête d'une théologie affranchie des pesanteurs du mal, on se
tourne vers le pôle lumineux de la Réforme, le fidéisme luthérien plutôt que
vers le sombre pôle calviniste ou bien si l'on considère la réplique catholique au
luthérianisme, la mystique ignacienne, les jalons médiévaux paraissent beaucoup
plus incertains. On voudrait pourtant en repérer un et présenter un moment sans
doute unique dans la pensée médiévale du mal, dans la théologie de saint Anselme
de Cantorbéry (1033-1109): il s'agit alors de penser le mal comme impensable, de
rompre avec les dualismes, avec les mythologies narratives du mal qui perpétuent
ou inversent le gnosticisme en opposant Satan à Dieu, les mauvais anges aux bons,
la chute au rachat. Cette rupture, qui rend fondamentalement et non tactiquement
dissymétriques le bien et le mal, doit opérer en maintenant le texte narratif
fondateur (la Genèse, l'Évangile), au prix d'un détour dialectique qui élimine les
contraintes ontologiques du passé originaire, qui débarrasse le récit de son aspect
mythologique. Avant d'entrer dans le labyrinthe de cette dialectique, il convient
d'expliquer en quoi la théologie d'Anselme nous importe et constitue autre chose
qu'une singularité éblouissante de la pensée médiévale.
Il est difficile d'intégrer Anselme dans un horizon différent du sien, tant son
œuvre relève de la théologie pure, loin de la philosophie. Ce n'est pas un hasard
si deux très grands spécialistes de la philosophie médiévale, Étienne Gilson et John
Marenbon 1, se sont si peu attardés sur une pensée qui ne contribua pas à la
conquête aristotélicienne de la rationalité occidentale, de Boèce à Thomas d'Aquin.
La théologie d'Anselme n'eut qu'une faible influence, malgré son immense prestige,
et son aura contemporaine repose en partie sur un contresens lié au fameux
argument ontologique de Descartes sur l'existence de Dieu, ou bien sur un titre
(Fides quaerens intellectum) fallacieusement proche du propos de saint Thomas. Les
admirateurs d'Anselme, nombreux et subtils, ne contribuent pas à le sortir de son
splendide isolement de sa christologie cohérente, ils consentent rarement à distraire
quelque élément vers un contexte ou une suite 2. Pourtant, on peut entendre vibrer
un écho d'Anselme dans les pensées de la modernité le refus de congédier hors
de la méditation le moindre atome de la réalité annonce Hegel, l'effort de
transformer une histoire close, achevée et rémanente (histoire familiale de la chute
1. É. Gilson, La Philosophie au Moyen Âge, Paris, Payot, 1976 (1re éd. 1922), p. 240-252.
J. Marenbon, Early Medieval Philosophy (480-1150). An Introduction, Londres, Routledge et Kegan
Paul, 1983, p. 94-105.
2. Pour une bibliographie sur Anselme, voir J. Hopkins, A Companion to the Study of St Anselm,
Minneapolis, University of Minneapolis Press, 1972. Pour une mise à jour, voir les notices de la belle
édition et traduction en cours, depuis 1986, sous la direction de M. Corbin (3 volumes parus), aux
éditions du Cerf.
LA CHUTE COMME GRAVITATION RESTREINTE
L'angélisme monastique
1. Voir M.D. Chenu, « Cur Homo? Le sous-sol d'une controverse », dans La Théologie au xn' siècle,
Paris, Vrin, 1976, p. 52-61.
2. D. Milo, « L'an mille un problème d'historiographie moderne », à paraître dans History and
Theory.
3. Voir H. Kohlenberger, « Libertas ecclesiae und rectitudo bei St Anselm », Spicilegium Beccense, II,
Paris, Éditions du CNRS, 1984, p. 689-700.
LE MAL
au moment même où Anselme rédige ses traités les plus importants (1080-1090),
juste avant que l'Église piège elle-même sa liberté dans une juridiction qui la
sécularise à l'instant où Anselme montre que le fidèle n'est redevable de rien
envers personne sinon à Dieu et doit donc refuser toute juridiction médiate
(satanique ou humaine), l'Église, forte de sa neuve puissance, construit un système
pénitentiel qui repose sur la symétrie des droits de Dieu et de Satan. Certes,
personne ne pouvait concevoir la suite institutionnelle de la décision d'Urbain II,
mais, en 1095, la concession d'un pardon provisionnel aux futurs croisés constitue
l'origine historique des indulgences, tandis que la sacramentalisation de la pénitence,
à l'oeuvre depuis le ixe siècle, sous l'influence irlandaise, va s'officialiser dans le
droit de l'Église avec le Décret de Gratien (vers 1140). La fonctionnalité du mal
se réintroduit subrepticement. On ne peut imputer une telle dérive à la seule
logique cléricale, car elle accompagne un vaste mouvement social la seconde
moitié du xie siècle voit se constituer pleinement la féodalité banale amorcée depuis
le xe siècle mouvement d'encellulement pour Robert Fossier, d'incastellamento
pour Pierre Toubert' qui accomplit précisément une fragmentation de justices
autonomes. Satan, vassal infidèle de Dieu, suzerain légitime de l'homme, grâce au
pacte conclu avec Adam et avec chaque pécheur, revendique ses droits.
Entre la liberté hiérocratique et la dispersion des droits, le monde monastique
maintient encore quelque temps l'idée d'une société chrétienne qui échappe au
mal, mais à l'intérieur des limites saintes du monastère. La notion d'un remplacement
des mauvais anges par les moines s'esquisse chez Anselme et se développe au
xiie siècle. Là encore, Anselme se situe sur un seuil, aux derniers moments du
monopole contemplatif et angélique du monachisme bénédictin c'est précisément
à la fin du xie siècle que s'établit le système rival des chanoines augustins, qui
remet en cause la vocation strictement contemplative des moines. La nouveauté
cousine de Cîteaux, branche réformée de l'ordre de saint Benoît, commence, de
son côté, à défaire l'unité du système monastique; si la tradition de Cîteaux relève
bien de la règle et de l'idéologie bénédictines, le choix d'une colonisation d'espaces
incultes aux marges de la société humaine entérine un certain renoncement à
l'utopie hiérocratique d'une société chrétienne à direction angélico-monastique.
1. Anselme, De Veritate. Je cite saint Anselme d'après l'édition et la traduction de M. Corbin citée
en note 2, p. 160 (L'Œuvre de saint Anselme de Cantorbéry). Pour les traités non encore édités, on se
reportera à l'édition critique de Dom Schmitt (Opera omnia, Stuttgart, F. Fromann Verlag, 1968).
Désormais, je signale les références au De casu diaboli (t. II de l'édition Corbin) par DCD suivi de la
pagination dans le tome et les références à Cur Deus homo? (t. III de l'édition Corbin) par CDH suivi
de la pagination. Daniel Milo me signale les échos de cette ontologie chez Heidegger, avec cette
différence capitale, soulignée par des controverses récentes Heidegger ne peut intégrer le mal dans
son ontologie.
LA CHUTE COMME GRAVITATION RESTREINTE
aléatoire et non nécessaire; cette néantisation entraîne une mise entre parenthèses
des récits fondateurs traités en formes métaphoriques, en « raisons » (façons de
dire) secondes par rapport à la foi.
La néantisation du mal emprunte un vocabulaire à la fois ontologique et
social. Dieu, donnant l'être, est le seul maître possible, créateur et créancier;
aucune créature n'a de titre possible à lui opposer. Satan ne dispose donc d'aucune
autonomie, d'aucune puissance, d'aucune « justice », selon le terme d'Anselmequi
reprend la désignation contemporaine du pouvoir en termes judiciaires. Ce refus
d'un statut « domanial » de Satan se prolonge curieusement d'un rejet du modèle
féodo-vassalique alors naissant le diable pourrait tenir de Dieu une justice punitive
dirigée contre l'homme pécheur et déléguée par le Créateur. En ce cas, la tenure
satanique (habere avoir) proviendrait d'un droit d'usage d'occupation (possessio)
sans propriété « Je pense aussi que ceux qui tiennent l'opinion selon laquelle le
diable détient une justice (habere justitiam) en disposant de l'homme (in possidendo
hominem) y ont été conduits à partir de ce qu'ils voient l'homme est justement
soumis aux mauvais traitements du diable et Dieu le permet justement 2.» La
justice du résultat ne justifie pas l'injustice de l'action.
Toute créature, également, parce que infiniment débitrice par rapport au
Créateur, relève directement de Dieu; l'immensité de la dette fait de la société
humaine un peuple de libres tenanciers. La défaillance d'un tenancier ne donne
aucun droit à un intermédiaire qui prétend agir au nom du Créateur-créancier.
L'intermédiaire, le vassal, Satan, n'est qu'un usurpateur qui tente d'obtenir un
résultat positif en multipliant deux grandeurs négatives la dette de l'homme et
celle de l'ange. Anselme passe de l'image foncière à l'image monétaire qui fait
croire de façon erronée que « le diable, en vertu de la cédule d'une sorte de
pacte, exigeait de l'homme, avant la Passion du Christ et à titre d'usure pour
le premier péché (velut usuram primi peccati) dont il avait persuadé l'homme,
le péché et la peine du péché3 ». Cette équivalence des transcriptions foncières
et monétaires donne une indication précieuse, jamais exprimée directement par
l'Église, sur la critique monastique de l'inféodation comme cas extrême d'usure
l'intérêt absorbe le capital et comme abus de biens sociaux (le social étant
ici l'être accordé par Dieu). On comprend alors la curieuse formule que Pierre
Damien, à la fois moine et cardinal, applique à Grégoire VII, artisan d'une
inféodation des monarchies au pontificat « mon saint Satan (sanctus meus
satanas)4 ». Satan l'usurpateur sans puissance réelle ne peut opposer à la légitimité
que sa mauvaise foi, comme le montre, dans un ouvrage attribué à Anselme,
1. CDH, 316-317.
2. CDH, 320-321. Je modifie la traduction de M. Corbin.
3. CDH, 322-323.
4. Cité par H. Kohlenberger, art. cit.
LE MAL
1. Texte édité par R.W. Southern et F.S. Schmitt, Memorials of Anselm, Londres, Oxford University
Press, 1969, p. 65-66.
2. DCD, 312-313.
3. DCD, 314-316.
4. DCD, 316-317.
LA CHUTE COMME GRAVITATION RESTREINTE
par nature vers l'être « Pourquoi alors a-t-il (Satan) voulu ? uniquement parce
qu'il a voulu (non nisi quia voluit). Car cette volonté [volition] n'eut aucune autre
cause qui la poussât ou attirât quelque peu, mais elle-même fut à elle-même, si
l'on peut dire, cause efficiente et effet »
La formule de la volition pure (non nisi quia voluit), exactement parallèle à
celle qui évoque le sacrifice pascal, décrit un désir d'aséité, d'existence par soi. La
chute se réduit à cela vouloir être Dieu à la place de Dieu; le mal n'est pas un
royaume autre, mais un vide désir de pouvoir, du Pouvoir, qui détruit l'objet désiré
en le désirant. Cette construction rencontre, dans la règle bénédictine, la vertu
majeure du moine, l'obéissance, opposée à la « volonté propre » volonté de quelque
chose pour soi, volonté de propriétaire, comparée par Anselme à une reine adultère
ou à des plantes vénéneuses 2.
On comprend la violence extrême du conflit entre Anselme et Guillaume II,
puis Henri Ier la liberté de l'Église ne se réduit pas à une autonomie de gestion,
ni à des privilèges ou des exemptions. Elle s'oppose à la volition anéantissante,
donc serve, des souverains. Elle constitue le signe éminent de la participation
humaine à l'être divin Dieu, les anges, les hommes jouissent d'une même liberté
quand ils se savent ensemble possesseurs de l'être, l'Un créancier-propriétaire, les
autres tenanciers. Le monarque laïc chute, comme le diable, et renouvelle son
anéantissement quand il outrepasse son rôle d'intendant de Dieu, parallèle à celui
du moine Anselme note la ressemblance entre la tonsure et la couronne 3. La
théologie d'Anselme a cette grandeur de résister à l'instrumentalisation du mal,
qui placerait l'ennemi dans un lignage et un royaume adverse. Le mal, à chaque
fois recommencé, naît dans et par l'homme, cet homme.
Cette conception du mal suppose une mise entre parenthèses du récit des
origines comme protocole de détermination. Anselme suspend, le temps de la
démonstration, les pouvoirs de la narration biblique. C'est ici que se noue la
théologie du mal d'Anselme de même que l'essence du mal n'apparaît que dans
les tours de la langue, de même le mythe de Satan n'a d'existence empirique,
historique que par la faiblesse de l'entendement qui raconte l'inénarrable. La venue
du Christ se présente comme une nécessité de foi, hic et nunc et non pas comme
un événement passé, un combat du héros d'autrefois contre l'Antique Ennemi.
Dans sa préface au Pourquoi un Dieu-homme? Anselme propose cette gageure
extraordinaire d'expliquer le Christ sans le Christ « Écartant le Christ (remoto
1. DCD, 366-367.
2. De humanis moribus, éd. cit., p. 41 et 52.
3. Ibid., p. 78.
LE MAL
Christo) comme si jamais rien n'était advenu de lui, il (= le premier livre du traité)
prouve par raisons nécessaires qu'il est impossible qu'aucun homme soit sauvé sans
lui. Dans le second livre, on montre semblablement, comme si l'on ne savait rien
du Christ, par une raison et une vérité non moins claire, que la nature humaine
a été instituée à cette fin qu'un jour, l'homme tout entier, c'est-à-dire dans son
corps et dans son âme, jouisse de l'immortalité bienheureuse; qu'il est ensuite
nécessaire qu'advienne ce pour quoi l'homme a été fait, mais seulement par un
homme-Dieu; qu'il faut enfin que, par nécessité, advienne tout ce que nous croyons
du Christ »
Le refus du récit, comme la néantisation du mal qu'il soutient, se fonde sur
la toute-puissance de Dieu, qui n'est pas soumise au temps, à la chronologie, mais
qui élabore un ordre à la fois passé, présent et futur. La cité divine se construit
sans qu'on puisse assigner un temps d'accomplissement, d'achèvement. Les hommes
élus peuvent y trouver place grâce à la réversibilité du temps d'édification, manipulé
par Dieu qui « attend », « diffère », « accélère » les échéances. Dieu ne possède pas
de prescience, ce qui impliquerait une détermination du présent par le futur, mais
la « science des présents2 ».
La succession et la causalité traduisent dans le langage humain l'instrumentalité
divine. Le rachat opéré par le Christ s'effectue par l'instrument (per) de la mort
mais se perçoit humainement comme obtenu « à cause de » (propter) et « après»
(post) cette Passion Le Christ est dit exalté pour cette raison qu'il a supporté une
mort par et après laquelle il avait décidé de faire cette exaltation. On peut encore
l'entendre à la manière dont nous lisons que ce même Seigneur a progressé en
sagesse et en grâce auprès de Dieu; non qu'il en fût ainsi, mais parce qu'il se
comportait comme s'il en eût été ainsi. C'est ainsi qu'il a été exalté après la mort
comme si cela se faisait en raison de cette mort 3.
La narration joue le rôle illusoire-illustratif d'une figuration. Pour justifier son
principe de la mise entre parenthèses de l'histoire christique, Anselme analyse ainsi
la symbolique narrative qui fait correspondre dans une séquence narrative la faute
d'Adam et la venue du Christ, le péché d'Ève et la conception virginale « Toutes
ces belles convenances sont à recevoir comme autant de peintures (quasi quaedam
picturae). Ainsi, quand nous tendons aux infidèles les convenances que tu dis
(Anselme s'adresse à son disciple) comme autant de peintures d'une chose accomplie,
ils jugent que nous croyons non comme une chose accomplie (rem gestam), mais
comme une fiction (figmentum) et estiment en conséquence que nous peignons
pour ainsi dire sur un nuage.
« Il faut donc tout d'abord montrer la solidité rationnelle de la vérité, c'est-à-
1. CDH, 290-291.
2. DCD, 350-351.
3. CDH, 332-333.
LA CHUTE COMME GRAVITATION RESTREINTE
dire la nécessité qui prouve que Dieu a dû ou voulu s'humilier jusqu'à ces
événements que nous proclamons, ensuite, pour que tout ceci brille avec plus
d'éclat comme le corps de la vérité, exposer ces convenances comme autant de
peintures de ce corps 1. »
La narration biblique prend son sens après coup, quand le langage de la
rationalité a pu en chasser tous les fétichismes mythologiques. Le disciple félicite
ainsi le maître au terme de Pourquoi un Dieu-homme? « Que tout ce que tu dis
soit rationnel, que rien ne puisse y contredire, c'est ce qui m'apparaît; je reconnais
qu'est prouvé, par la résolution de l'unique question que nous avons proposée, tout
ce qui est contenu dans le Nouveau et l'Ancien Testament 2. »
Dès lors, le devenir humain, libéré du poids de l'origine, peut se rejouer.
Certes, il s'agit bien d'assumer une succession, puisque la nature profonde de Dieu
réside dans la Paternité, l'engendrement, la créance, puisque la cité divine, dépeuplée
des mauvais anges, appelle leur remplacement par les hommes élus. Mais cette
succession abolit la temporalité et aboutit à une magnifique utopie une filiation
choisie, sans antécédence; au sein même de la Trinité, modèle de la cité céleste,
le Père et le Fils coexistent dans une structure familiale réversible dans sa liberté,
le Fils aurait pu être le Père du Père. Si le mystère de l'éternité de la Trinité fait
partie de la plus ancienne orthodoxie chrétienne, les interrogations sur le scénario
de l'incarnation appartiennent en propre à l'extraordinaire imagination d'Anselme
« Pourquoi est-ce la personne du Fils qui se doit incarner plutôt que celle du Père
ou du Saint-Esprit? Si quelque autre personne s'incarne, il y aura deux fils dans
la Trinité, à savoir le fils de Dieu qui, avant l'incarnation, est fils, lui aussi et celui
qui, par l'incarnation sera fils de la Vierge. De plus, si le Père s'incarne, il y aura
deux petits-fils dans la Trinité puisque le Père sera le petit-fils des parents de la
Vierge par l'intermédiaire de l'homme assumé; et le Verbe, alors même qu'il n'aura
rien qui appartienne à l'homme, sera néanmoins petit-fils de la Vierge en étant
fils de son fils 3. » Anselme, certes, rejette ces combinaisons étranges mais ces
puissantes virtualités, calmement pesées, signalent la force libératrice de cette
théologie par rapport aux chaînes de la généalogie universelle.
La néantisation du mal et l'abolition des contraintes originelles ont pour effet,
précisément, d'ouvrir cette succession non chronologique, d'attribuer, sans droit
d'aînesse, des titres de prétention au bien divin, objet central de la théologie
d'Anselme. Les mauvais anges, en renonçant à l'être, ont laissé des places vacantes
dans la cité de Dieu, qui seront remplies par les hommes élus. L'angélisme
méditatif des moines leur permet de revendiquer cette place, grâce à une circonstance
paradoxale. Si l'asexualité des anges leur donne un accès direct à la cité de Dieu,
1. CDH, 310-311.
2. CDH, 472.
3. CDH, 416-417.
LE MAL
pour peu qu'ils gardent l'être accordé par Dieu, si la virginité volontaire des moines
donne pleine valeur au rachat christique, la sexualité humaine, comme capacité
d'engendrement, comme miroir grossier de la création divine, a permis ce
remplacement « De même que l'homme ne devait pas être relevé par un autre
homme qui ne fût pas de la même race, bien qu'il fût de la même nature, de
même, aucun ange ne doit être sauvé par un autre ange, bien que tous soient
d'une seule nature, parce qu'ils ne sont pas de même race comme les hommes.
Nul d'entre les anges ne descend, en effet, d'un seul ange, comme tous les hommes
d'un seul homme1.»
La sexualité constitue donc la chance de l'homme; la transmission sexuée de
la faute assure en même temps celle de la virtualité du rachat et lorsque la cité
de Dieu sera remplie du nombre juste des élus, la génération et la sexualité
cesseront. La virginité monacale n'atteste pas cette fin de l'engendrement humain,
mais, dans l'attente de la fermeture de la succession, elle place le moine au premier
rang des pèlerins en faction devant la porte de la cité.
Sous la loi absolue (le Père engendre, crée; on lui doit tout), la sexualité
permet un réarrangement indéfini des droits de succession. Cette idée neuve sur
le rôle de la sexualité apparaît clairement dans le traitement de ce qui deviendra
au xixe siècle dogme de l'Immaculée Conception de la Vierge par Anselme. Le
« dogme» de la pureté miraculeuse et native de Marie, admis en Orient depuis le
vne siècle, avait reçu un accueil enthousiaste en Angleterre dès le xe siècle. Or les
moines du Bec, Lanfranc, puis Anselme, en accédant au siège archiépiscopal de
Cantorbéry, supprimèrent du calendrier liturgique la fête de la Conception de
Marie (le 8 décembre). Anselme, dès le Cur Deus Homo? affirme son opposition
forte au « dogme » « La Vierge elle-même a été conçue dans l'iniquité sa
mère l'ayant conçue dans le péché et elle est née avec le péché originel,
puisqu'elle-même, aussi, a péché en Adam en qui tous ont péché 2. » En 1100,
lors d'un séjour à Lyon, Anselme compose le traité De la conception virginale et
du péché originel et affine sa position en montrant que Marie a été purifiée par la
foi (per fidem) au moment de l'Annonciation. Cette médiation transcendée de la
sexualité adamique importe, car, précisément, elle permet la reproduction, par le
biais de la foi, de l'engendrement divin et paternel, comme le dit Anselme dans
son Oraison à Marie « Dieu créa tout et Marie engendra Dieu. Dieu est le père
des choses créées et Marie la mère des choses recréées. Dieu est le père de la
constitution de tout et Marie la mère de la restitution générale 3.»
Les moines, engendrés par le Père et leur père, constituent une espèce de
race néo-angélique qui peut mêler, comme le Dieu-homme, une généalogie
1. CDH, 470-471.
2. CDH, 438-439.
3. Cité par J. Fournée, « Du De Conceptu virginali de saint Anselme au De conceptione sanctae
Mariae de son disciple Eadmer », Spicilegium Beccense, II, p. 715.
LA CHUTE COMME GRAVITATION RESTREINTE
charnelle, naturelle et une hérédité libre et surnaturelle. Un peu plus tôt dans le
siècle, Raoul Glaber « parle de l'optimum semen clunisien et qualifie de spermologius
l'ancien disciple de Maieul, Guillaume de Dijon, qui féconde à son tour la réforme
monastique1 ».
Le remplacement des anges par les hommes pose un problème quantitatif qui
donne peut-être son allure la plus étrange à la théologie du mal d'Anselme. La
cité de Dieu comportera un nombre parfait et fini d'habitants; les anges, même
avant la chute des mauvais, ne saturaient pas ce nombre. Les élus de l'humanité
peuvent donc se présenter en un nombre indéfini (inconnaissable par l'homme),
mais non pas infini. Autrement dit, chaque humain a quelque chance d'être élu,
dans la mesure où il entre dans une proportion; de même, chaque ange avait
quelque chance de demeurer dans le bien. Anselme esquisse ici une nouveauté
capitale, une espèce de statistique morale du salut, dont on ne trouvera plus trace
jusqu'à la Renaissance. Hervé Le Bras a montré que, jusqu'au xvie siècle, l'idée de
probabilité paraît curieusement absente non seulement de la théorie mais des
comportements et ne naît qu'avec la notion d'« homme moyen » 2. L'idée, pour
nous banale qu'en accomplissant tel ou tel acte (traverser une rue, passer un
examen, investir de l'argent), on dispose d'une proportion à peu près déterminable
de chances de succès ou de survie, semble ne pas avoir de place au Moyen Âge,
entre les modèles du mérite, de la fatalité ou de la providence. Certes, les mentalités
probabilistes ont dû se développer concrètement dans des circonstances pratiques
(le jeu de dés, l'assurance maritime), mais sans structurer les comportements
généraux.
Que l'interrogation sur le salut prépare à des considérations probabilistes ne
doit pas surprendre on se souvient du lien chez Pascal, entre le pari métaphysique
du chrétien et la théorie mathématique des probabilités composée autour des
préoccupations ludiques du chevalier de Méré; la théorie des « partistranspose
dans le jeu les soucis eschatologiques Pascal pose la question de la répartition des
enjeux en cas d'interruption de la partie, image de la mortalité de l'homme et de
son aspiration au partage de l'immortalité 3.
1. D. Iogna-Prat, Agni immaculati. Recherches sur les sources hagiographiques relatives à saint Maieul
de Cluny (954-994), Paris, Le Cerf, 1988, p. 333.
2. Article à paraître dans Alter Histoire, 1989.
3. « Pour entendre les règles des partis, la première chose qu'il faut considérer est que l'argent
que les joueurs ont mis au jeu ne leur appartient plus, car ils en ont quitté la propriété; mais ils ont
reçu en revanche le droit d'attendre ce que le hasard leur en peut donner, suivant les conditions dont
ils sont convenus d'abord. Mais, comme c'est une loi volontaire, ils la peuvent rompre de gré à gré;
LE MAL
ainsi, en quelque terme que le jeu se trouve ils peuvent le quitter; et au contraire de ce qu'ils ont fait
en y entrant, renoncer à l'attente du hasard, et rentrer chacun en la propriété de quelque chose. Et en
ce cas, le règlement de ce qui doit leur appartenir doit être tellement proportionné à ce qu'ils avaient
droit d'espérer de la fortune que chacun d'eux trouve entièrement égal de prendre ce qu'on lui assigne
ou de continuer l'aventure du jeu; et cette juste distribution s'appelle le parti », Pascal, Traité du triangle
arithmétique dans Œuvres complètes, éd. Mesnard, Paris, Desclée de Brouwer, 1970, t. II, vol. 1, p. 1308.
« Quand on travaille pour demain et pour l'incertain, on agit avec raison, car on doit travailler
pour l'incertain, par la règle des partis qui est démontrée », Pascal, Pensées, éd. Le Guern, Paris,
Gallimard, 1977, t. II, p. 107.
1. DCD, 322-323.
LA CHUTE COMME GRAVITATION RESTREINTE
1. CDH, 456-457.
2. Pour le cas de Claude de Turin, voir A. Boureau, « Les théologiens carolingiens devant les
images religieuses. La conjoncture de 825 », dans F. Boespflug et N. Lossky, Nicéell. 787-1987. Douze
siècles d'images religieuses, Paris, Le Cerf, 1987, p. 247-262.
LE MAL
1. Ajoutons que si la construction anselmienne est très neuve, le détail des arguments est parfois
puisé dans la patristique Augustin avait montré mais dans un contexte de lutte contre le manichéisme
l'inexistence d'une nature du mal (Cité de Dieu, 1. XI, c. IX et surtout Contra Julianum opus
imperfectum). Grégoire le Grand avait posé l'hypothèse d'un remplacement des anges déchus par les
humains.
LA CHUTE COMME GRAVITATION RESTREINTE
des savoirs: c'est précisément dans les années 1100-1120 que «le mot [maître]
désigne une qualité fonctionnelle et accréditée1 ». Anselme de Cantorbéry serait
le dernier des docteurs avant l'émergence des « maîtres ». Certes, il se donne le
droit, contre Rupert et la stricte tradition monastique, de lire l'Écriture selon l'ordre
des raisons; mais contre les maîtres, il soumet la raison à la méditation première.
Ainsi s'expliqueraient le prestige et l'insuccès de la pensée d'Anselme.
Les maîtres, en traitant du mal selon le mode spéculatif, se constituent en
jurés d'une théodicée, par un geste qui transcrit en termes théologiques la
revendication d'un statut éminent de la science religieuse. À la mort d'Anselme,
la connaissance de Dieu se disperse. Seul saint Bernard, ultime docteur monastique,
tentera de retrouver l'unité perdue, en se heurtant à la théologie spéculative
d'Abélard et de Gilbert de la Porrée 2; il en sort vaincu. Désormais, dans la
tradition religieuse du Moyen Âge, le mal appartient aux disciplines morales il y
a prospéré.
ALAIN BOUREAU
1. M.D. Chenu, « Les Magistri La science théologique », dans La Théologie au xif siècle, op.
cit., p. 325. Les citations de Rupert proviennent aussi de cet article fondamental. Pour une explication
sociale de l'incommensurabilité, dans un tout autre contexte (entre Galilée et les aristotéliciens de la
Renaissance), voir Mario Biagioli, The Anthropology of Incommensurability, chapitre d'une thèse encore
inédite (Berkeley, à paraître).
2. Voir A. Boureau, « De la félonie à la haute trahison. Un épisode la trahison des clercs (version
du xiie siècle) », Le Genre humain, 16-17, 1988, p. 267-291.
Geneviève Pichon
LA LÈPRE ET LE PÉCHÉ
La lèpre reste une des maladies les plus impressionnantes parmi celles qui se
sont développées à l'état endémique au Moyen Âge. Sa représentation se révèle
particulièrement riche d'implications idéologiques en rapport avec le « mal» et de
façon plus précise avec le « péché ». L'étude de cette représentation exige une
bonne connaissance de ce que l'on pourrait appeler son « archéologie ». Présente
dans la Bible sous la forme d'une affection nommée lepra dans les versions grecques
puis latines, la lèpre devient dans l'exégèse une figure privilégiée qui se transmet
à toute l'époque médiévale. En fonction de cette archéologie, quelques exemples
littéraires peuvent être regroupés, puis quelques arguments médicaux présentés à
la lumière de textes religieux antérieurs ou contemporains. Enfin une évocation
du rapport entre la lèpre et le « salut» si essentiel pour la mentalité médiévale
apportera une note conclusive à une brève étude sur une cristallisation idéologique
autour du « mal» et de la « maladie»à une époque donnée, notre Moyen Âge
occidental issu de la tradition judéo-chrétienne.
Dans l'Ancien Testament, la lèpre, très présente, apparaît comme une « impureté »
qui fait l'objet d'une législation spécifique présumée d'origine divine. Deux chapitres
(XIII et XIV) du Lévitique lui sont consacrés, qui comportent les éléments de
diagnostic, les règles d'exclusion et les prescriptions cultuelles de purification/
réintégration consécutive à la guérison. Le rôle du sacerdoce s'avère exclusif ce
sont les prêtres qui établissent le diagnostic et imposent les mesures en conséquence.
« Telle est la Loi de la lèpre », ainsi a parlé Jahvé.
La dimension religieuse attachée à l'ensemble de la problématique s'affirme
de façon éclatante à travers différents textes qui présentent la lèpre comme un
châtiment infligé par Dieu pour une faute. Ainsi sont châtiés divers personnages.
LE MAL
Enfin, selon le législateur mosaïque, la lèpre reste une menace pour celui qui
enfreindrait les commandements divins transmis par les Lévites « Prends garde à
la plaie de lèpre» (De. XXIV, 8). Un récit échappe à ce schéma dominant de
lèpre/châtiment il concerne un étranger non soumis à la législation de Moïse, le
Syrien Naaman, guéri à la suite d'une septuple immersion dans le Jourdain prescrite
par le prophète Élisée. Plein de reconnaissance, l'étranger fait vœu de ne plus
offrir de « sacrifices» qu'à Jahvé (II Rois, V). Guérison et conversion sont donc
mises en relation offrant ainsi une nouvelle perspective dans laquelle pourra
s'inscrire l'action du Christ Rédempteur.
Dans le Nouveau Testament, Jésus purifie en effet les lépreux (Mt. VIII, 1-4
Lc. V, 12-16 Mc. I, 40-45), donne mandat à ses apôtres de faire de même
(Mt. X,VIII) et transmue cette guérison/purification en un signe de réalisation de
sa mission prophétique. À Jean-Baptiste qui lui fait demander s'il est bien « celui
qui vient », il répond « Les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont
purifiés.» (Mt. XI, 5), répondant ainsi en écho à la prophétie d'Isaïe relative au
Messie (Is. XXXV, 5-6).
De cette problématique testamentaire, si riche, de la lèpre, l'exégèse patristique
et, à sa suite, l'exégèse médiévale tirent, dans une perspective essentiellement
analogique, tout un réseau d'images venant illustrer le « récit chrétien invariant 1»
de la Chute et du Rachat.
Des commentaires de cette exégèse et de tout ce réseau d'images, quelques
données essentielles peuvent être retenues.
Tout d'abord, la donnée primordiale, la conséquence immédiate de la Chute,
l'état de péché originel dont les exemples de figuration par la lèpre abondent et
dont un exemple peut être cité parmi d'autres « Dans la lèpre, est bien montrée
la figure du péché, par la souillure duquel tout le genre humain est entaché
comme par une sorte de lèpre 2.»
La guérison est toutefois rendue possible par le Sacrifice rédempteur du
Christ que vient figurer l'ensemble des éléments sacrificiels des rites purificateurs
imposés, nous l'avons vu, par le Lévitique. Les divers éléments renvoient alors
au Mystère de l'Incarnation, au drame de la Passion et, conséquemment, à la
régénération de l'homme lors de son baptême, figure seconde et actualisante de
la Passion salvatrice 3. Ainsi la septuple aspersion du lépreux du Lévitique comme
la septuple immersion dans le Jourdain du Syrien Naaman viennent illustrer
1. Expression utilisée par Claude Blum dans son enseignement et dans sa thèse d'État: La
représentation de la mort à la Renaissance, Paris, Sorbonne, 1978 (Édition, Paris, 1987).
2. In lepra namque figura peccati ostensa est, cujus inquinamento omne genus humanum, quasi quadam
lepra fuerat maculatum, Chromace d'Aquilée, « Tractatus XXXVIII », in Opera, publié par R. Étaix et
J. Lemarié, Turnholti, 1974, p. 377-379.
3. Ibidem.
LA LÈPRE ET LE PÉCHÉ
1. Septima vero ejus lavatio septiformem Spiritum Sanctum figurabat, Saint Ambroise, in Apocalypsin
expositionem. De visiore tertia, P.L., t. 17, c, 837.
2. Leprosus. genus designat humanum. Quod vere fuit leprosum quia non solum originali culpa
verum etiam multis actualibus exstitit contaminatum, Hugues de Saint-Victor, Allegoriae novum Testa-
mentum, P.L., t. 175, c. 790.
3. Vere languores nostros ipse tulit, et dolores nostros ipse portavit; et nos putavimus eum quasi
leprosum, et percussum a Deo et humiliatum (Is. LIII, 4).
4. Pour un complément d'informations sur les sujets évoqués et pour une bibliographie diversifiée,
cf. notre thèse de 3e cycle La Représentation médiévale de la lèpre, Paris III-Sorbonne nouvelle, 1979;
notre article « Essai sur la lèpre du Haut Moyen Âge » in Moyen Age n° 3-4, 1984, p. 331-356.
LE MAL
Bretel, un chevalier est brutalement interpellé en ces termes Tais-toi, mesias, Dex
te maudie, il ne résiste pas à la colère vengeresse devant une telle injure qui,
soulignons-le, dans la réalité médiévale, peut être punie par la loi'. Après la
traîtrise, faute majeure dans le monde féodal, l'ivrognerie, vice majeur qui dégrade
l'image de Dieu imprimée en chaque homme. Dans un Sermon joyeux de bien
boyre, l'ivrognerie, source donc de nouvelle dissemblance d'avec Dieu, est négati-
vement associée à la ressemblance avec un lépreux 2.
Une association entre la lèpre et le poison, lourde de conséquence sur le plan
social, peut être aussi proposée dans le poème épique de Parise la duchesse de la
fin du xiie siècle, un vies mazel puant apparaît comme un empoisonneur Dans
la réalité historique, en 1321, les lépreux seront accusés d'avoir empoisonné les
puits et les fontaines, et brûlés 4.
Enfin possession démoniaque et recours à la magie sont imputés à certains
malheureux. Un texte du xive siècle, de source franciscaine, qualifie de pervers un
lépreux qui blasphème sans cesse et se révolte contre Dieu, l'auteur de ses
souffrances ce blasphémateur ne peut qu'être « possédé par le malins. Un
document d'archives de la même époque évoque un lépreux accusé par un
congénère de faire venir à soi toutes les femmes par « enchantement» 6.
1. Jacques Bretel, Le Tournoi de Chauvency, édité par M. Delbouille, Paris-Liège, 1932, v. 478. Cf.
Les coutumes de Charroux, publié par A.D. De la Fontenelle de Vaudore, Poitiers, 1843, p. 44, n° 37.
2. Sermon joyeux Je bien boyre, in Ancien Théâtre français, édité par Viollet-le-Duc, Paris, t. II,
1854, p. 12.
3. Parise la duchesse, édité par M.F. Guessard et L. Larchey, t. IV, 1860, p. 2.
4. Cf. notre article, « Quelques réflexions sur l'affaire des lépreux de 1321 », in Sources, Travaux
historiques, n° 13, 1988, p. 25-30.
5. Fioretti de Saint François, traduit par A. Masseron, Paris, 1953, p. 102-104.
6. Cf. Laignel-Lavastine, Le Tessier, « La lèpre dans l'Ain au Moyen Âge », in Bulletin de la Société
française de médecine, 26, 1932, p. 177-192.
7..yau/ré, publié par C. Brunel, t. Paris, 1943.
8. « Peros von Neele's Gereimte, Inhaltsangabe. », publié par L. Jordan, in Romanischen Fors-
chungen, XVI, 1903, v. 164, v. 168.
LE MAL
pour avoir tenté de la séduire, est frappé de lèpre, sa maladie se révélant signe de
son état moral et châtiment de sa faute Enfin les prostituées sont souvent associées
à la lèpre et aux lépreux. Dans son ouvrage moralisant du Manuel des péchés,
Guillaume de Waddington met en garde contre le danger représenté par les filles
publiques, danger aussi grand pour l'âme que pour le corps guetté par la lèpre
Un poème du xve siècle comprend une invective particulièrement évocatrice « Fille
de péché, vieul peneau, Estes vous si pute à ceste heure Que chacun qui vient
vous labeure, Et feust ung ladre ou ung meseau ». Mais c'est surtout dans le
Roman de Tristan, de Béroul (XIIe siècle) que le rapport entre la lèpre et la sexualité
apparaît dans toute son ampleur 3.
La reine Yseut, accusée d'adultère avec Tristan, est condamnée, par son époux,
le roi Marc, à brûler dans les flammes du bûcher. Un lépreux, chef d'une bande
de cent lépreux, propose un châtiment moins expéditif et d'autant plus pénible
il demande que la reine soit livrée à la convoitise de ses compagnons qui, comme
lui, sont animés d'une grande « ardor ». Alors Yseut, la « givre », comprendrait
qu'elle a mal agi. La givre, c'est-à-dire la vipère, est, dans les Bestiaires médiévaux,
caractérisée par sa « luxure ». Ainsi Yseut l'adultère, abandonnée à l'ardeur des
cent lépreux, devrait, selon une donnée constante de la mentalité médiévale, être
punie dans l'organe par lequel elle a péché. Elle est soustraite à temps à ce sort
humiliant et douloureux par Tristan qui la délivre de ses poursuivants avides 4.
Mais elle se vengera du cruel abandon accepté par le roi Marc son époux l'outil
de sa vengeance sera la lèpre. simulée par Tristan. Les deux amants joueront de
cette simulation pour développer, chacun à leur tour, un discours ironique, vengeur
vis-à-vis du roi Marc, sur la sexualité du trio adultérin.
Après son enlèvement par Tristan et trois ans de fol amour dans la forêt,
Yseut reprend sa vie à la cour auprès du roi Marc. Elle doit pourtant se disculper
de tout soupçon et prêter serment d'innocence devant son époux, le roi Arthur et
les chevaliers en un lieu-dit situé au-delà d'un gué. Yseut ordonne donc à Tristan
de se déguiser en « ladreet de se poster sur le passage de la cour non loin du
gué. Au roi Marc qui l'interroge sur sa maladie, le ladre répond qu'il est fors de
gens, exclu depuis trois ans à cause de la commune, c'est-à-dire à cause de son
amie dont le Sires ert mesiaux et qui s'appelle Yseut. Le roi Marc ne peut que
rire devant cette plaisanterie innocente de « fol » qui pourtant se révèle la vérité.
En effet, les trois ans de l'exclusion imposée à tout lépreux médiéval renvoient en
fait aux trois ans d'exclusion amoureuse dans la forêt. L'allusion à l'origine de la
maladie dans la commune, avec l'amie dont le mari est lépreux, renvoie en réalité
aux relations sexuelles du trio Tristan/Yseut/Marc. Ainsi le roi, mari trompé et
justicier injuste et cruel, est ridiculisé, sans même s'en apercevoir, par l'amant qui,
sous une fausse apparence de lépreux, révèle son être authentique d'amoureux.
Quant à Yseut, bientôt elle s'innocente en énonçant un serment aussi à double
sens. Après avoir ostensiblement demandé au ladre de la prendre à califourchon
sur son dos pour lui faire traverser le gué, elle proclame « Je jure. Qu'entre
mes cuisses n'entra home, Fors le ladre qui fist soi some, Qui me porta outre
le guéz Et li rois Marc mon esposez. » Ce serment, pris à la lettre par l'assistance,
innocente donc Yseut au moment même où elle proclame en fait ses relations
amoureuses avec son mari autant qu'avec son amant!
Dans le texte de Béroul, un rapport structural est donc établi entre la lèpre
(réelle) du châtiment et la lèpre (simulée) de la vengeance. Mais au-delà de ce
seul fonctionnement textuel, s'affirme un lien figurai bien fondé sur le plan
idéologique la lèpre y reste étroitement associée à la sexualité comme dans les
autres exemples littéraires antérieurement évoqués. Cette association est manifeste
dans quelques arguments médicaux qui peuvent être éclairés à la lumière de
certains textes religieux.
1. Hildegarde de Bingen, Causae et curae, Lipsiae, 1903, p. 18-23, 38, 161, 211.
LE MAL
qui leur est imputée « excessifs dans leurs désirs amoureux et, comme des ânes,
sans modération avec les femmes'1 ». Cette imputation est héritière d'une longue
tradition. Dans ses Problèmes XXX, Aristote écrivait « Pourquoi les mélancoliques
sont-ils portés à l'acte vénérien? N'est-ce pas parce qu'ils sont pleins d'air. Or le
sperme n'est qu'une sortie de l'air. Ceux qui ont beaucoup d'air dans leur
constitution sont poussés nécessairement à désirer s'en débarrasser le plus possible,
car c'est un soulagement pour eux.L'idée aristotélicienne est reprise au fil des
siècles et, au Moyen Âge, un texte médical parmi d'autres prétend que les lépreux
sont ardents in coytum 2. Dans le contexte médiéval chrétien, l'idée s'infléchit et
perd sa dimension de déterminisme humoral tout à fait incompatible avec la notion
de libre arbitre essentielle au christianisme. Le mélancolique, le lépreux, reste
maître de son destin; seul l'attrait du mal l'a entraîné hors des exigences de
modération qui l'aurait empêché de contracter une maladie liée à un excès de
mélancolie.
« La lèpre s'introduit lors de la vie utérine, ou après 3.» Pour le médecin du
XIIIe siècle Bernard de Gordon, l'excès de mélancolie fait partie des « causes
primitives » qui occasionnent la maladie (post uterum), c'est-à-dire après la naissance.
D'autres « causes primitives » interviennent a~ utero, c'est-à-dire lors de la gestation
utérine et relèvent d'une sexualité marquée directement par le péché. Elles
correspondent à ce que Guy de Chauliac appelle au xive siècle « la tache de
génération » Selon cette perspective <~ utero, un enfant naît lépreux, s'il a été
engendré par un lépreux; si, après qu'il a été conçu d'un homme sain, la mère
qui le porte a un rapport sexuel avec un lépreux; si, enfin, il est conçu au moment
des règles de la femme. Étonnante trilogie qui attire tout particulièrement l'attention
sur les implications idéologiques et religieuses de certains arguments médicaux.
L'enfant naît donc lépreux s'il a été engendré d'une mère lépreuse, ou par
un lépreux. Une remarque s'impose ici immédiatement la médecine moderne ne
croit pas à la transmission héréditaire de la lèpre. Comment s'articule donc la
croyance médiévale? Pour pouvoir répondre à cette question, il semble nécessaire
de consulter des textes hors du domaine médical qui témoignent implicitement du
fondement idéologique de la croyance. Dans le Liber de monstruosis hominibus
Orientis, Thomas de Cantimpré précise que des muets, des sourds et des lépreux
naissent respectivement des muets, des sourds et des lépreux Le choix de trois
natura rerum par Dr A. Hilka, in Festschrift zur Jahrhundertsfeier der Universitât Breslau, 1922, p. 163,
29.
1. Per singulos menses, gravia atque torpentia mulierum corpora, immundi sanguinis effusione
relevantur. Quo tempore si vir coierit cum muliere, dicuntur concepti foetus vitium seminis trahere: ita ut
leprosi et elephantiaci ex hac conceptione nascantur, et foeda in utroque sexu corpora, parvitate vel enormitate
membrorum sanies corrupta degenere.
LE MAL
l'interdit mosaïque n'est pas à recevoir de façon « figurative », il est bien à respecter
d'un point de vue littéral. Mais, précise-t-il par ailleurs dans Quaestiones in
Leviticum « en ceci n'est pas condamnée la nature, mais est mis en avant le
préjudice causé à la progéniture
Dans les commentaires de saint Jérôme et de saint Augustin, le rapport au
péché reste, semble-t-il, implicite. Il devient tout à fait explicite dans un sermon
postérieur de l'évêque Césaire d'Arles (vu" siècle) « Celui qui aura connu sa femme
au temps de ses règles ou celui qui n'aura pas voulu être continent le dimanche
ou lors de quelque fête solennelle, alors ceux qu'il concevra naîtront lépreux ou
épileptiques voire même possédés du démon2 ». Au premier abord, l'association
entre une exigence d'ordre religieux respect de certaines dates liturgiques et
une exigence d'ordre « naturel » prise en considération des règles de la femme
étonne quelque peu. En fait les deux ordres viennent se confondre dans une même
perspective de péché et de châtiment. Cette confusion s'opère au sein d'une vision
théologique pour laquelle corps et âme ne font qu'un pour former la réalité unique
qu'est l'homme. Toute morale sexuelle, toute pathologie qui lui est liée s'inscrivent
dans cette conception uniciste. C'est là que les quelques arguments médicaux que
nous avons évoqués prennent toute leur signification.
Lèpre et salut
1. Qua in re non natura damnatur, sed concipiendae proli noxium perhibetur. Ces textes sont cités
par J.-L. Flandrin, Un temps pour embrasser: aux origines de la morale sexuelle occidentale (M* S.),
Paris, 1983, ch. III (chapitre dont nous nous inspirons).
2. Nam qui uxorem suam in profluvio positam agnoverit, aut in domonico aut in alia qualibet
sollemnitate se continere noluerit, qui tunc concepti fuerint, aut leprosi aut epileptici, aut forte etiam
daemoniosi nascuntur, Césaire d'Arles, Sermones, in Opera omnia, t. I, Maretioli, 1937, XLIV, p. 191.
LA LÈPRE ET LE PÉCHÉ
irez, si Dieu plaist, mais que vous soyez bon chrestien et que vous portiez
patiemment cette adversité. Dieu vous en doint la grâce 1 ». Un modèle évangélique
peut lui être proposé « si tu as patience tu seras saulvé comme fut le ladre qui
mourut devant l'ostel du mauvais riche et fut porté tout droit en Paradi2 ». Lui
est ainsi donné comme modèle de patience dans l'épreuve le pauvre Lazare de la
parabole de Luc XV/.
Exclusion charnelle et réintégration spirituelle, Chute et Rachat, lèpre/péché
et purification, notre représentation médiévale s'inscrit bien dans une perspective
de « mal » mais aussi de « rédemption ».
GENEVIÈVE PICHON
1. «Rituel de Reims (xv'siècle)", in Dom Martene, De Antiquis ecclesiae ritibus, t. III, Rouen,
1711, ch. X, orJol, p. 533.
2. Rituel cité par J. Chevalier, Notice historique sur la maladrerie de Voley près de Romans, Romans,
1870, p. 34.
Maurice Bellet
LE DIEU-MONSTRE
Le mal absolu
1. Notre raison moderne a cru en finir avec l'antique terreur du mal. Satan,
le Satan biblique, abîme de ténèbre, ennemi de Dieu, pourvoyeur de l'enfer, Satan
figure de ce mal absolu, la damnation, la perte éternelle, ne pouvait apparaître à
la raison triomphante que comme le rêve d'une humanité affaiblie par la peur, la
projection dans l'imaginaire de ce dont elle avait terreur en elle-même. La pensée
enfin éclairée veut éclairer tout. Même ce que dans un premier moment (disons
cartésien) elle laisse encore comme déchets de la pensée droite ou de la conduite
rationnelle, elle le récupère par la dialectique le meurtre, la déviance, la folie,
tout sert à la marche historique de l'esprit ou de l'humanité.
La psychanalyse met-elle fin à cette vue des choses? Réponse nuancée. En
un sens, elle ébranle irréparablement la prétention de la conscience pensante
l'obscur demeure, il ne s'épuise pas dans la théorie ou la sagesse. Mais là où l'on
mettait « le mal », elle reconnaît l'ambivalence. Les mêmes choses (humaines)
peuvent êtres bonnes ou mauvaises. « L'agressivité », ce peut être violence, ce peut
être création, fécondité, survie. « L'obsessionnalité », c'est le malheur de l'obses-
sionnel, mais c'est l'aptitude du physicien à la précision rigoureuse. Le « narcis-
sisme », c'est le repli mortel sur soi, et c'est aussi la très nécessaire adhésion de
l'homme à lui-même. Etc. En sorte que la grande affaire n'est pas, pour l'homme,
LE MAL
1. Que pouvons-nous dire? Qu'y a-t-il à entendre de là? Y a-t-il des expériences
qui, très différentes peut-être de l'abîme nazi, non comparables, ont pourtant
quelque chose à nous dire quant à cette espèce de mal absolu?
L'expérience dont je vais parler est particulière, limitée; mais elle donne à
réfléchir. Il arrive qu'en psychanalyse certains voient leur univers en quelque sorte
se retourner ce qui se donnait comme évidence, nécessité, idéal, bonheur passe en
son contraire! C'est le cas, par exemple, de certains chrétiens non pas vaguement
croyants, mais au contraire très fortement engagés là, jusqu'à identifier leur vie
avec leur foi. Voici que leur religion d'amour se révèle être un système de la
cruauté, le Dieu qui aime n'aime pas du tout, le salut qui vient par sa grâce n'est
qu'un enfoncement dans la tristesse, le ratage, le désespoir, etc. Effet d'une éducation
rigoriste? L'explication est trop courte. Il arrive que ce renversement de sens
atteigne un christianisme qui se voulait au contraire épanoui, libéré, généreux.
C'est l'amour qui empêche l'amour; c'est la vérité, l'authenticité tant réclamées
qui sont aveuglement. Et cela se découvre dans le travail de vérité que le sujet fait
en lui-même; c'est à mieux entendre ce que lui-même dit, c'est à laisser se dire
tout haut ce qui hantait sa parole qu'il découvre sa haine pour ce Dieu impitoyable
qui ne nous laisse pas d'espace pour respirer, exister. Et c'est son amour qui est
le pire car à un Dieu muet, on peut opposer sa dignité ou sa révolte; à un Dieu
aimant, on ne peut rien opposer, ce serait se déchirer soi-même, puisque Dieu est
notre créateur et sauveur. Mais son amour est dévorant, il veut tout, il exige que
LE DIEU-MONSTRE
nous soyons tout à lui, il nous veut sur la croix. Alors, tout ce qui en nous veut
vivre, tout ce qui est désir, tout ce qui est du sexe ou du vouloir vivre ne peut
que glisser en enfer; nous serons saufs à nous en séparer, à meurtrir cette « chair »
en nous car là est le mal! Mais nous ne serons pas saufs du tout, puisque ce qui
nous fait réels sera détruit, il ne restera de nous que l'image que le Tout-puissant
veut s'offrir. Ainsi son amour, de toute façon, nous damne. Et le Dieu cruel est
aussi un Dieu menteur il réussit ce tour de force de « se cacher dans la peau du
Dieu d'amour; aussi est-il pire que les pires dieux païens 1 ». Et le pire du pire,
c'est qu'il est Dieu c'est-à-dire au principe, origine et fin on ne peut lui échapper.
D'où ce choix impossible le tuer enfin, pour vivre, mais c'est mourir; l'aimer
en s'aveuglant sur sa propre perte, mais c'est mourir.
On dira que ce choix impossible est l'effet de quelque malheur archaïque, qui
fait retour; et qu'à liquider ce vieux conflit, le grand Monstre disparaîtra. Au
patient de voir si cette disparition sera aussi celle de toute foi religieuse, ou s'il
trouvera, à cette foi, un autre sens, un autre mode.
2. Soit. Mais à supposer que celui qui a été pris là-dedans cherche ou pressente
cet autre sens, il se trouve dans une situation étrange. Car comment le dira-t-il?
« Rien n'est sans langage Mais le langage dont il va disposer pour dire,
éventuellement, cette foi purifiée de la perversion, c'est le langage même dont
cette perversion a usé! Comment faire la différence? Par quelle effraction, torsion,
invention, faire dire la vie à ce qui a dit la mort?
D'autre part, ce Monstre que j'ai évoqué et qui, dans le cas en cause, est Dieu
même, n'est pas du tout inconnu de la foi. Elle le décrit fort bien. L'Évangile de
Jean le nomme le Menteur-meurtrier-au principe. C'est le diable, ou encore le
Satan. Diable, il est vrai, risque d'évoquer pour nous la diablerie, tout ce fantastique
de griffes, de cornes, de chaudrons, d'incubes et de succubes, où s'est complu,
hélas! l'imaginaire chrétien; ou encore les dissertations théologiques sur la chute
des anges. Peut-être est-il imprudent d'en rire trop vite; car c'était façon de dire,
et tout dire mérite d'être entendu. Et celui-ci témoigne, à sa façon, de l'abîme du
mal absolu.
Mais ce qui précisément nous importe, c'est la figure, par là, de l'Ennemi,
l'accusateur des hommes, l'insondable ténèbre qui veut la mort, le grand menteur
et séducteur. Il est très significatif à cet égard que dans les deux grands textes où
il paraît, la tentation d'Adam et d'Ève au jardin, la tentation du Christ au désert,
le diable emprunte le langage de Dieu. À Ève « Dieu ne vous a-t-il pas dit. ?»
Au Christ « Il est écrit Dieu donnera pour toi des ordres à ses anges », etc
Dans « l'économie » d'ensemble de la tradition religieuse, le diable a, si je puis
1. Je cite! L'auteur a écrit un «Évangile méchant", non publié. Il y a, dans ce genre, des
documents assez forts inconnus du public.
2. La formule est de Paul! (Première lettre aux Corinthiens 14,10.)
3. Cf. Genèse 3,1; et Matthieu 4,6; Luc 4,10.
LE MAL
dire, une fonction. C'est de donner une place au mal, ce mal qui ne peut être
converti en bien, car il est purement le mal meurtre, par la parole fausse, dite
au principe, au moment même de genèse et de naissance. Le diable signifie que
ce mal n'est pas originellement en l'homme ni en Dieu. Si énigmatique et
impensable que soit cette figure de l'atroce, elle sert à ménager cet espace d'origine
où l'homme n'est pas pris d'avance dans l'abominable.
Le fameux « péché origineln'est justement pas cette faute en l'origine qui
est finalement faute d'exister; puisque, pour la Bible, la création comme création
est absolument bonne. Mais il est significatif que, lorsque le « retournement » se
produit, tout se passe justement comme si l'homme était dans la faute d'exister. Il
ne peut que consumer toute son énergie à essayer de mériter l'amour divin, mais
c'est impossible, puisque ses efforts mêmes témoignent de son existence, et que
c'est cette existence qui est coupable piège de damnation. Cette culpabilité est
absolument fermée sur elle-même, sans issue.
3. Comment est-il possible que ce Satan prenne la place de Dieu, du Dieu
d'amour ? Et pas chez des Tartufes, ou des médiocres, mais juste au contraire, chez
certains qui veulent passionnément l'absolu du bien, qui prennent absolument au
sérieux leur « foi » ?
La question ouvre sur deux perspectives celle de l'origine historique du
processus, celle du processus même, dans son fonctionnement. Où il apparaîtra
que ce qui, dans le cas proposé, paraît très localisé, peut déborder tout à fait au-
delà, intervenir sournoisement là où personne n'y songerait.
L'inconscient historique
1. Un témoignage entre tant d'autres, particulièrement dur Mars, de Fritz Zorn. Toute la fin loue
le diable de nous donner un peu de place pour être face au Dieu qui nous extermine!
LE MAL
d'arrangement. Ce qui pouvait encore passer pour un aspect inévitable des êtres
humains faiblesse, violence, envies doit être, semble-t-il, impitoyablement
surmonté. Il s'agit de changer l'homme qu'il soit pur de tout ce qui n'est pas sa
voie droite et nécessaire.
On connaît plusieurs façons de chanter cet air-là.
2. Où passera donc ce qu'on prétend ainsi supprimer? Ce qu'on désigne si
vigoureusement comme « le mal », où pourra-t-il se loger ? En cela même qui
prétend le chasser. Ça se loge où ça se dénonce! L'injustice, la haine, le mensonge
viendront occuper ce qui se veut lucidité, amour, équité. Mais dans le langage de
l'équité, de la lucidité, de l'amour il n'y en a plus d'autre.
Le « maloccupe alors, non seulement la place du bien, mais celle du remède
au mal; il y met toute sa force; il est d'une énergie extrême pour vouloir que la
loi soit observée, que la vérité triomphe, que la société soit une et unanime, que
l'amour soit toute la vie. Il exerce sa pression au nom de Dieu, de l'éthique, de
la science, de l'avenir de l'humanité pression absolue. La mort a toute la force
de la vie. Et, puisque le langage du mal est celui du bien, puisque la haine pure
ne se dit que comme amour, verrouillage complet. Le mal n'est pas en face du
bien, mais dedans. En sorte que quiconque prétendra s'y opposer sera coupable et
mauvais. puisqu'il s'opposera au bien! Ainsi en certaines éducations, « chrétiennes »
ou pas, où s'opposer à la férocité inconsciente de l'éducateur, c'est, paraît-il, se
rebeller contre la loi, être asocial, méchant, incorrigible, pervers. Et, en un sens,
c'est vrai parce qu'il ne reste plus d'autre place possible pour protester! Mais cette
« vérité est sur fond d'un mensonge plus essentiel.
3. Ce renversement use, disais-je, du langage du bien. Et par langage il faut
entendre tout ce qui constitue une institution, un système, un réseau de signifiants,
des règles de conduite. Ce sera la doctrine et la morale, ce sera « l'histoire », ce
sera philosophie et sciences mêmes! Faut-il entendre que les systèmes et les
langages sont pervertis? Ce serait trop simple. Rien ne permet de prétendre a
priori que c'est toujours le cas. Tout se passe plutôt comme si le système pouvait
être utilisé de façon différente et même opposée soit selon ce qu'il énonce, soit
contre cela même. Soit pour instaurer une vie commune fraternelle; une sagesse
de vie; une société meilleure soit pour, au nom de ces biens-là, opérer l'inverse.
Mais il doit bien y avoir une différence! Le point, c'est que le système en
question semble l'ignorer. Et, par un paradoxe finalement très clair, c'est à la
mesure de sa prétention à tout régenter. Le système (quel qu'il soit) se veut alors
maître du bien (ou de la vérité, ou de la vie, ou de l'histoire). Il sait d'avance, il
a pouvoir sur tout, rien ne lui échappe. Il contrôle tout. Mais il ne contrôle pas la
perversion, sa propre perversion! Il « filtre le moucheron », mais « il avale le
chameau ».
4. Il peut même se faire ici une redoutable impuissance de la théorie et de
la critique, parce qu'elles-mêmes peuvent être prises dans le processus, y fonctionner
LE DIEU-MONSTRE
comme verrou théorique. L'idéologie justifiante donnera tous les arguments pour
comprendre comment ce qui, à un regard libre, est intolérable, doit au contraire
être admis et pratiqué. Nécessité de la pédagogie, vertu de l'obéissance, dureté des
temps, faiblesse de l'homme, ruses de l'histoire, « qui veut la fin veut les moyens »,
complexité du réel, tout est bon pour justifier l'injustifiable.
Il ne suffit donc pas du tout, ici, d'opposer aux égarements passionnels et aux
chemins tortueux de la déviance la belle clarté de la théorie. Car la théorie peut
passer tout entière dans le « processus démoniaque ». Vient même ce soupçon assez
terrible ce que nous nommons banalement raison ne peut rien contre cette
perversion. Le beau « sujet pensant » peut être pris par-derrière; et peu importe
alors le contenu de ses thèses critiques, analytiques, dénonciatrices de la perversion!
Car la perversion seconde peut fort bien utiliser ce langage-là à ses propres fins.
Elle épouse la recherche de la vérité, la quête de justice, la volonté de mieux-être
et de communication. Mais le lieu de la déviance est en deçà de cet espace d'ordre
et d'intelligibilité où se conforte le sujet pensant.
5. J'ai parlé de perversion. Mais c'est ici perversion du second degré, en
quelque sorte. Car elle n'est pas un simple déni de la loi; elle est la destruction
de la loi dans et par la loi elle-même. Car la loi de la loi est de servir l'homme;
l'interdit protège et garantit un ordre humain de la vie. Mais le démoniaque, dans
la loi, rend la loi meurtrière de part en part.
Dans le cas chrétien (sans que ce soit exclusif), on va plus loin encore. Car
la loi, paraît-il, est morte, non pas par simple destruction, mais dans l'amour, qui
est grâce et liberté En sorte qu'il n'y a même plus la protection, fût-elle équivoque,
de la loi. L'amour noie tout; mais en son nom, l'homme devra exercer sur lui-
même et sur autrui une cruauté infinie. Et cette cruauté est inavouable ce serait
accuser Dieu. Elle s'enfonce donc dans une obscurité d'autant plus verrouillée que
cette obscurité protège l'homme contre la découverte insoutenable ce qui le faisait
vivre était sa mort.
C'est ce genre de malheur qui se répète chaque fois que le processus reparaît,
quels qu'en soient les thèmes et les prétextes. Alors s'annonce le mal absolu. Ce
n'est pas un mal parmi d'autres, il n'est pas ici ou là; il envahit tout, il est l'envers
de tout. Et l'ambivalence y disparaît car il n'y a plus de chemin possible pour
travailler l'ambiguïté, pour élever et utiliser les penchants, pour faire aboutir
l'angoisse et les conflits. C'est un cancer la vie tournée contre elle-même et qui
se nourrit de tout pour faire mourir.
Le terrifiant
contre le cancer). Ainsi la raison est assez raisonnable, la liberté assez réelle, la
bienveillance assez honnête pour que le « démoniaque » ne soit pas déferlant. Mais
le risque de contamination demeure. Et il peut se trouver des conditions où la
compensation défaille, où tout ce qui sert à tenir debout l'humanité est investi du
retournement démoniaque. Alors, il n'y a plus de limite, plus rien qui puisse
s'opposer à la logique de l'abominable.
Quelle est l'essence du nazisme? Certainement pas la simple cruauté; il y a
différence entre le vrai nazi et le massacreur ordinaire. Est-ce l'emploi de la
rationalité, de la technique? Le caractère systématique et ordonné du travail de
mort terrifie. Mais ce n'est pas encore le cœur. À l'entrée d'Auschwitz, il est écrit
Arbeit macht frei, le travail rend libre. C'est cette dérision qui indique de quoi il
s'agit le meilleur de l'homme sera son avilissement. Mais ce qui, au camp, montre
sa face de ténèbre, a paru, à d'innombrables jeunes Allemands, sous une face de
lumière c'était une vie neuve, le courage, la communauté, le dévouement,
l'honneur, la vie enfin délivrée des bassesses et des peurs. Que cet élan, soulevant
l'homme vers l'héroïque soit, sous son autre face, Auschwitz, c'est cela, le
démoniaque
3. J'ai évoqué le Dieu devenu Satan à propos de croyants en psychanalyse là
se révélait la face cachée. N'est-ce pas ce qu'on pouvait attendre? La psychanalyse
n'est-elle pas ce travail de vérité où le détournement et l'imposture vont paraître?
S'écoutant lui-même, dans le silence de l'analyste, l'analysant va enfin entendre la
parole fausse et meurtrière qui se déguisait en ce qui prétendait le faire vivre.
Dévoilée, elle meurt.
Toutefois le propre de ce processus pervers est d'utiliser ce qui le combat, de
se redoubler dans ce qui prétend le défaire. Pourquoi ne chercherait-il pas à réinvestir
la psychanalyse elle-même ? Prétendre a priori le contraire, n'est-ce pas déjà perdre
la vigilance nécessaire? Car, en cette affaire, rien n'est jamais simplement acquis,
tout est toujours à commencer.
Le « démoniaque est le puits sans fond d'un mal dont nous savons désormais
qu'il ne s'intègre pas à la raison, qu'il ne se convertira pas en bien. Même lorsque
heureusement il n'a pas pris empire sur l'homme, quelque chose, de biais,
peut s'en glisser partout où se veut le dépassement. Le signe en est l'effet paradoxal,
troublant que ce qui fait la vérité aveugle, que ce qui améliore accable, que ce
qui guérit rend incurable.
MAURICE BELLET
Théologien
1. Ou que tel penseur de très haut rang ait pu, si peu que ce soit, être séduit.
Edmundo GoMï~ Mango
LA MAUVAISE LANGUE
1. Ch. Baudelaire, « Don Juan aux enfers Les Fleurs du mal, Œ~t; complètes, Pléiade, p. 19.
LE MAL
« Puisque les mots ne servent qu'à désigner les choses, il vaudrait mieux que
chaque homme transportât sur soi toutes les choses dont il avait l'intention de
parler. Et cette invention se serait certainement imposée pour le plus grand bien-
être physique et intellectuel des gens, si les femmes, conjurées en cela avec le bas
peuple et les illettrés, n'avaient pas menacé de faire une révolution. Elles voulaient
conserver le droit de parler avec la langue à la façon de leurs aïeux; car le vulgaire
fut toujours le pire ennemi de la science»
Poursuivant son voyage, Gulliver arrive au pays des Houyhnhnms (le lecteur
doit prononcer ce nom, qui est celui de la tribu des chevaux raisonnables, avec
l'accent du hennissement, pour atteindre toute sa beauté chosale); ils ne connaissent
pas le mot mensonge, qu'ils appellent « la chose qui n'existe pas »; le maître cheval
explique à Gulliver que, dans ce monde de la sincérité, on n'est pas habitué à
avoir des doutes, à refuser de croire à ce que l'on dit. « La raison d'être de la
parole, dit-il, c'est de nous permettre de comprendre nos semblables et de recevoir
des informations sur des faits. Or, si celui qui me parle dit la chose-qui-n'est-pas,
c'est la nature même du langage qu'il trahit, car on ne peut pas dire alors que je
le comprenne, au vrai sens du mot, où que je reçois une information D'autres
notions sont absentes du vocabulaire des chevaux raisonnables le mal, la mort.
Quand ils voulaient exprimer l'idée du mal qui leur était inspirée par la sottise
d'un laquais ou l'étourderie d'un enfant ils ajoutaient au mot correspondant le
vocable « yahoo ». Les « Yahoos » sont des féroces bipèdes, irrationnels, méchants,
lascifs, ils ne songent qu'à manger et forniquer, ils sont les serviteurs des quadripèdes
sages, intelligents et sincères. Ce terme est un mot polyglotte on y retrouve le
« yo » espagnol, le « Io o italien, le « Euportugais, le « hdu hennissement
chevalin. Le « moi haïssable » est ainsi désigné par une liaison amoureuse et
sarcastique de plusieurs langues.
Quand quelqu'un d'entre eux mourait, ils disaient ce matin il lui est arrivé
de « Lhnuwnh »; ce mot, si expressif dans leur langue, signifie: «se retirer chez
sa première mère ». C'est, bien sûr, Swift lui-même qui s'adonne à ce plaisir
étrange, démiurgique, d'inventer un mot et sa traduction, de construire et de faire
naître et ici à la place privilégiée du mot « mort » un objet-mot qui semble se
traduire et se déconstruire de lui-même.
Le mensonge, le mal et la mort sont les trois mots-choses qui n'existent pas
dans le langage des chevaux. Cette triple absence semble désigner ce qui fonde le
langage des hommes, caricaturés par les abominables Yahoos. Le « moi-haïssable »,
parlerait-il sans son désir de mentir et de son destin mortel? Parlerait-il encore
s'il ne pouvait plus se plaindre de son mal de parler? Tiendrait-il si désespérément
à ne pas être abandonné d'une langue-mère, à s'accrocher à elle de tous ses mots,
à lui adresser sans cesse sa parole, s'il ne parlait pas devant la mort? C'est sans
doute cette attitude cynique vis-à-vis des mots, plutôt que vis-à-vis des hommes,
qui a permis à Jonathan Swift de devenir un des plus grands « littérateurs » du
xviii' siècle. Avec ses « boulets de canon de papier », avec son langage de choses,
il attaqua les mœurs, les habitudes, les croyances des hommes de son temps. Sa
plume était une arme redoutable. Il renouvela toutes les formes de l'ancienne
littérature polémique la satire, la parodie, le poème burlesque et didactique, le
pamphlet, la parabole, l'utopie. La haine allumait son génie sans l'aveugler, elle
inspirait en lui une lucidité féroce. II a écrit les livres les plus cruels de son siècle.
Certains critiques, atteints peut-être par sa méchanceté, par sa mauvaise langue,
ont voulu expliquer sa misanthropie farouche, son humeur insupportable, son
caractère de diable, par son infirmité il était bossu, comme l'ont été d'autres
écrivains de l'amertume, du désespoir et de l'humour noir (Ésope, Lichtenberg,
Kierkegaard)'. Cet homme des lettres, ce noir humoriste des Lumières, a voulu,
en écrivant, critiquer, réformer, tourmenter les hommes; il les a surtout amusés.
Ses contemporains rapportent qu'il ne riait presque jamais; mais il a dû se divertir
avec son sarcasme splendide, celui de Tale of a Tub (« Conte du tonneau »), auquel
il sacrifia sa carrière ecclésiastique; dans la joie haineuse de son écriture il noya
ses ambitions les plus chères.
La relation de cet écrivain au langage est tout à fait intéressante. Son écriture
est en général sévère et au service de l'indignation, cependant il n'a cessé de jouer
avec les mots, de jongler avec toutes les ressources de sa langue. Il n'a signé de
son nom qu'un seul de ses innombrables textes « Propositions en vue de corriger,
améliorer, et stabiliser la langue anglaise » (1712). Mais son amour de l'anglais ne
l'a pas empêché d'être un extraordinaire inventeur de langues. Fondateur avec ses
amis (Pope, Gay, Arbuthnot) du célèbre « Scriblerus Club », pour se moquer des
scribouillards de son temps, il se considérait lui-même comme un plumitif incurable.
Son attitude cynique à l'égard des mots se double d'une passion rabelaisienne
du verbe. Dans les Voyages il s'est laissé aller au divertissement par excellence du
« scriblerus », la création de nouveaux idiomes. Swift invente des langues avec la
même facilité joyeuse qu'a Gulliver à les apprendre. Gulliver, le voyageur, est aussi
un apprenti de langues. Il se débat au moins avec quatre celle de Lilliput (là où
les gens « n'écrivent ni de droite à gauche comme les Arabes, ni de gauche à droite
comme les Européens, ni de haut en bas comme les Chinois, ni de bas en haut
comme les Cascagiens, mais en oblique, d'un coin à l'autre de la feuille~), celle
de Brobdingnag, celle de l'île flottante Laputa, celle du pays des chevaux. Il a créé
cent trente-quatre termes, en utilisant des procédés divers, qui passionnent les
critiques swiftiens 3. On a ainsi décrit l'hybridation ou fabrication de mots à partir
d'éléments empruntés à des langues différentes (le plus souvent, il s'agit d'une
combinaison de l'anglais, de l'espagnol, du français, de l'allemand, du latin, du
1. Le « méchant critique » qui s'est livré à ce recensement des misères physiques des grands
écrivains est Walter Muschg, dans Tragische Literatur Geschichte, Frank Verlag, Berne, 1948. Muschg
est l'auteur de l'article « Freud écrivain paru en français dans le n° 5 de La Psychanalyse (1959). À
Berlin en 1962, il prononça une conférence sur « L'avilissement de la langue » (in Pamphlet und
Bekenntnis, Walter Verlag, A.G. Olten, 1976), où il propose d'introduire dans la terminologie philologique
la notion de fraude langagière. Selon lui, Heidegger est un bon exemple de perversion linguistique, et
il n'hésite pas à le considérer comme un « délinquant de la langue ».
2. J. Swift, op. cit., p. 68.
3. Nous suivons ici l'analyse d'Émile Pons, dans « Note sur les procédés swiftiens de la création
linguistique dans Les voyages de Gulliver, in J. Swift, op. cit., p. 912.
LA MAUVAISE LANGUE
relation du Doyen et de Stella est incertaine (il l'avait connue quand elle avait six
ans, il a été son précepteur, son protecteur; on ne sait pas s'ils se sont mariés
secrètement; on suppose qu'il y avait entre eux des liens de sang). Relation
incertaine, comme la langue infantile de leur amitié amoureuse. Il écrit à un ami
à ce propos « Sois convaincu qu'une violente affection est bien plus durable, et
aussi engageante qu'un grand amour.» Et à Sheridan, quand il craint la mort de
Stella « Il y a eu entre nous, depuis son enfance la plus tendre amitié, et elle
s'est comportée envers moi comme jamais créature humaine envers aucune autre 1. »
Le « petit langage », cette tendre passion pour les procédés cryptographiques, pour
le secret d'une langue, est la remémoration, le murmure de la langue secrète de
l'amour d'enfance « Lorsque j'écris dans notre petit langage, je prononce le mot
des lèvres tout comme si je parlais(lettre du 7 mars 1711).
Jacques et Maurice Pons, poursuivant le travail de leur père, ont signalé le
rôle extrêmement important des femmes dans la création des langages imaginaires
swiftiens 2. Ceci, évident comme nous venons de l'évoquer en ce qui concerne
le « petit langage », est aussi vrai pour les idiomes gullivériens. Vanessa (déformation
amoureuse du nom de Esther Von Homrig) est leur grande inspiratrice. Cette
femme intelligente et passionnée connaissait plusieurs langues. Avec « Cad
forme abrégée de « Cadenus », de Decanus, le doyen de Saint-Patrick elle
partageait le plaisir des jeux de mots; ils les appelaient «les choses à deviner »;
elle était presque la seule sans doute, à pouvoir décrypter le mystère des expressions
lilliputiennes ou luggnagiennes de son amant. Encore une fois, l'énigme d'une
langue se confond avec le secret d'un discours amoureux.
Un de ces mots inventés semble préfigurer et anticiper la fin de l'écrivain.
Les « Struldbruggs », vocable employé à Luggnagg, sont des vieux mélancoliques,
de véritables loques, entêtés, pusillanimes, cupides et moroses, incapables d'affection;
ils sont avides d'immortalité et frappés à mort par « la terrible angoisse de ne
jamais mourir » des vieillards, condamnés à ne pouvoir finir de vieillir. Ils
bavardent, mais les mots les abandonnent ils arrivent à la fin d'une phrase, ils ont
oublié le début; les « immortelsd'une époque ne comprennent pas ceux d'une
autre ils n'ont en commun que quelques mots, petite île de mémoire encore
partageable dans le flot d'oubli dans lequel ils sombrent. Dans leur pays natal, ils
agonisent en étrangers 3.
Le dégoût de la chair et des organes sexuels, l'obsession scatologique avaient
envahi progressivement l'œuvre de Swift, en la noyant presque dans ce que
Middleton-Murry a appelé une vision excrémentielle du monde. La lame mordante
de sa satire, sa puissance corrosive, semblent s'être retournées contre lui-même le
1. Cités par A.M. Petitjean, in Présentation de .StM/f, Gallimard, 1939, p. 121.
2. In « Les clés du langage imaginaire dans l'oeuvre de Swift », n° spécial de la revue Europe
consacréà Swift, 1967.
3. J. Swift, Voyage à Luggnagg, op. cit., chapitre X.
LA MAUVAISE LANGUE
Que pouvons-nous encore entendre des choses dans le dire d'analyse? Blessée
de son mal d'enfance quand on ne parlait pas la parole semble se remémorer
de cet état de Hilflosigkeit, de désabri, cet hors-demeure du langage, où elle craint
1. En lisant le poème « Le boudoir de Madame », la mère de Mrs Pilkington se prit à vomir; son
pamphlet, « La conduite des AUiés » fit démettre le général Marlborough; les « Lettres du drapier font
de lui un héros de l'Irlande.
LE MAL
parfois de retomber, dans l'effondrement d'une aphasie mortelle. Mais elle est aussi
emportée par le désir d'une conversation sans fin, d'un colloque perpétuel où, dans
la scansion de ses silences, elle ne parlerait que de sa liberté et de sa vocation
être don et partage parmi les voix des autres.
Le dire d'analyse est marqué par l'investissement nostalgique, pour toujours
inassouvi, de la langue-mère. Dans cette voix natale, la parole est née au langage.
La langue-mère était à la fois l'Étrangère et la Traductrice de ses balbutiements,
elle était capable de tout deviner, quand la voix enfantine ne pouvait encore rien
comprendre.
La voix de l'infans, celle qui ne parle pas, s'impose, se pose, dans une
imposture originaire, dans la voix-mère le balbutiement s'appuie et se donne
forme, s'étaye, dans la mimésis de cette voix qui sourit quand elle parle, qui
regarde quand elle chante. Dans ce « miroir sonoreviendront les mots, et dans
ce chant encore muet adviendra la vocation du langage. On a remarqué l'extrême
importance du rôle joué tout au début de la vie psychique, par « l'enveloppe
sonore o La voix maternelle est le moyen le plus efficace pour faire cesser les
quatre « cris de basedu nourrisson (de faim, de colère, de douleur, de frustration),
qui ne sont que des réflexes physiologiques. C'est à partir de la troisième semaine
que le premier «cri humainfait son apparition; il a été dénommé le «faux cri
de détresse pour attirer l'attention ». Ce « faux criest la première paraît-il
manifestation subjective de l'infans ce n'est plus un pur réflexe physiologique,
un « vraicri, une « chosephonétique; comme pour la « fausse anatomie » du
symptôme hystérique, la première vérité psychique advient par le biais du faux;
par l'imposture, le simple cri se fait appel. (Ici, comme dans bien d'autres champs
de l'expérience humaine, « le faux est, en tant qu'il n'est plus faux, un moment
de la vérité (Hegel).) La voix, avant de parler, invoque et convoque. Le langage
commence à naître d'une première mystification. Quand les cris s'arrêtent, l'extra-
ordinaire du langage commence.
Les mots ne savent pas ce qu'ils font. Ils apprennent à le dire dans le transfert.
La langue transférentielle est celle qui traduit ce que les mots font et nous font
dans le langage et à travers lui Dans ce sens, le transfert n'est pas leurre ni
artifice. Il est la reviviscence de l'envoi sexuel de la langue infantile aux voix des
mères, la remémoration de la séduction originaire des langues celle de la mère,
langue de parole, celle de l'infans, langue à venir et encore sans mots. Sans cette
séduction de l'origine, la possibilité et le désir de parler seraient impensables; la
langue muette, mortelle et cadavérique est celle qui n'est plus émue par la séduction.
1. Cf. Didier Anzieu, Le Moi-Peau, chapitre 11, « L'enveloppe sonore Dunod, p. 165. Je reprends
par la suite des développements résumés de ce chapitre.
2. Jean-Claude Lavie a souvent insisté sur l'usage des mots comme une donnée essentielle du
travail d'analyse. Cf. « Seul devant qui? in Être dans la solitude, Nouvelle Revue de Psychanalyse,
n° 36, Automne 1987.
LA MAUVAISE LANGUE
Le bavard ne peut s'arrêter de parler. Parce qu'il n'a rien à dire, il parle de
tout. Il est le silence même. Avide d'entendre et de faire entendre le son de sa
voix, il a besoin d'un interlocuteur qui ne soit pas locuteur, qui lui prête l'oreille
sans ouvrir la bouche; il parle à un visage muet pour qu'il reste muet. Son discours
est une rêverie sans suite, son mal, un besoin inassouvi de bavarder à tort et à
travers, pour ne rien communiquer. Il ne parle pas pour mentir ni pour dire vrai,
il parle pour parler. Son seul et désolant aveu est qu'il n'a rien à avouer, son seul
secret qu'il n'en a aucun. Il est le simulacre interminable d'une confession sans
aucune confidence. Ses mots courent vers le sans arrêt; son discourir est le sans
arrêt des mots, la folie du parler, le parler fou. Le bavardage, poussé à son extrême,
met encore en évidence le mal de langue dévoré par son propre excès, le trop
parler devient silence. Le bavard dévoile l'imposture du langage; il annule son
essentielle ambiguïté, son pli; entre le son et le sens, il déplie la sonorité de la
parole au détriment de son sens. Le bavard est fasciné par « la chose du langage
qui est », une voix-chose écorchée et souffrante. Le Bavard, de Louis-René des
Forêts est l'étrange récit de l'étrangeté de tout récit. La langue bavarde, dans sa
contagion intempestive de mots, dans sa seule et longue phrase contaminée,
découvre le « mauvais infinidu parler des humains. Comme un lointain murmure,
murmure de la chose étrange qui en parlant dévore tous les mots et menace le
langage lui-même, le bavardage envahit irrésistiblement le récit, le déborde, confond
le lecteur, le personnage, l'auteur, pour ne laisser parler que la langue anonyme
du ne rien dire. La puissance mortifère de la langue vise ses propres mots dans
un retournement suicidaire, qui s'avance, non pas vers le silence, mais vers le
territoire désertique, aride, innommable du non-langage, de ce qui n'a jamais été
dit, de la chose qui précède ou dépasse, l'existence de parole. « Donc je vais me
taire. Je me tais parce que je suis épuisé par tant d'excès ces mots, ces mots, tous
1. Publié par Gallimard en 1946, réédité en 1984, Collection « L'imaginaire ». Selon Maurice
Blanchot, ce livre a été une des dernières lectures de Georges Bataille, in « La parole vaine », L'amitié,
Gallimard, 1971.
LE MAL
ces mots sans vie qui semblent perdre jusqu'au sens de leur son éteint. Je me
demande si quelqu'un est encore près de moi à m'écouter ? » Le bavard parle
encore ainsi, vers la fin de sa péroraison funèbre et sans fin entouré de mots
morts, dans l'extrême solitude d'une langue qui languit. A-t-il vraiment existé? A-
t-il mensongèrement parlé ? Dans son dire sans terme, il semble répéter mens,
songe.
1. Cf. Dionys Mascolo, Autour d'un effort de mémoire. Sur une lettre de Robert Anselme, éd. Maurice
Nadeau, 1987.
LA MAUVAISE LANGUE
L'ATTEINTE DE L'AUTRE
C'est seulement par l'élaboration de cela que la violence de fait du rapport à l'autre
dans la sexualité devient représentable.
La psychanalyse rencontre le mal d'une manière constante et particulière. Sa
pratique exige qu'on supporte l'effectivité de celui-ci et l'apparente banalité de ses
effets dévastateurs sans les recouvrir par une interprétation morale, mythologique
ou théologique, car, sans une certaine proximité avec ce qui a détruit ou risque
de détruire l'existence subjective, aucune réorganisation de cette dernière n'est
possible. L'enjeu de la relation transférentielle est, pour une bonne part, liée à ce
dont l'analysant « chargel'analyste dans ce registre du mal. Mais, parce qu'elle a
affaire essentiellement à ce qui lie un sujet à d'autres dans la production du mal
et que pourtant son acte concerne un seul sujet dans ses affects et représentations,
le champ dans lequel opère la pratique analytique ne lui est pas transparent. Le
mal auquel elle a affaire concerne essentiellement la question de l'altérité, mais la
particularité de son acte ne lui donne pas un accès facile à cette question, si bien
que la psychanalyse reste ou est jusqu'ici restée pour une part tributaire de la
pensée politique et morale sur l'altérité dans l'approche de la réalité du mal.
MONIQUE DAVID-MÉNARD
y~M Pouillon
CONSOLER JOB
Nous ne comprenons rien à la douleur, pas plus d'ailleurs qu'au plaisir qui,
lui aussi, nous arrive du dehors: on jouit de quelque chose d'autre que soi; pour
jouir de soi, il faut se prendre pour un autre, s'ébahir de son altérité, et Narcisse
a besoin d'un miroir. N'y comprenant rien, les hommes en ont toujours cherché
la ou les causes baptisées « mal » ou « bien » et essayé de leur faire une place
dans leur conception du monde et de la société. De celles que cherchent et
trouvent les médecins, il n'est guère besoin de parler, car même si en agissant sur
elles la guérison est possible, elles n'expliquent pas le seul fait qui importe à tous
les Job que nous sommes que ce soit justement moi l'objet de leur agression; elles
n'expliquent pas le caractère surdéterminé que le mal revêt pour le patient
pourquoi cette maladie est-elle ma maladie? Qu'ai-je fait de mal pour avoir mal?
On invoque alors la punition d'un dieu, d'un ancêtre, d'une puissance surnaturelle,
et, paradoxalement, la Nature peut en être une ne lui voit-on pas aujourd'hui de
redoutables sectateurs? Il s'agit alors de réparer la faute commise et, pour l'avenir,
d'observer les règles du culte médical ou de la médecine cultuelle. Culte et hygiène,
religion et prévention, ont les mêmes fonctions le prêtre prescrit l'un comme le
médecin recommande l'autre. Les deux vont de pair, on le constate aujourd'hui
contre le SIDA on prône le respect des valeurs morales et l'usage de préservatifs.
« Seigneur, préservez-nous du mal.»
L'ennui, c'est que les victimes ont souvent le sentiment de n'avoir enfreint
LE MAL
1. Bien entendu, ce choix, quand il ne va pas de soi, est le fait des responsables du village qui
désignent, parmi les « malades pouvant aspirer à la succession, celui qu'ils préfèrent ils affirment
qu'il a la bonne maladie.
LE MAL
JEAN POUILLON
Bertrand d'Astorg
Dans ce milieu du xvm" siècle où tout amour physique entre proches, interdit
par les lois religieuses et civiles, est qualifié de crime crime odieux, crime
!M/:MMa!K, crime contre nature,
pourquoi Diderot, prenant prétexte d'un récit de navigation aux Antipodes,
s'avise-t-il de mettre en question le fondement du tabou, d'apprivoiser l'idée de sa
transgression, de conjurer dans un contre-discours la malédiction qui s'attache à.
de réfléchir sur. de jouer avec.
en bref, d'inviter le lecteur à partager son questionnement, son attirance ne
parlons pas de goût pour le contournement de l'antique interdit. Y aurait-il donc
un plaisir à le célébrer,
non pas tel qu'il peut être vécu dissimulé, triste, sordide, offensant, destructeur,
révoltant le plus souvent, immonde parfois, effet de la misère d'un milieu, de la
débilité d'une famille, de la dépravation d'un individu, cause de dégénérescence,
de stupidité et de suicide, blessure jamais refermée, aveu réservé au tribunal à huis
clos, à la confession d'avant l'agonie, rumeur chuchotée autour de l'âtre dans les
chaumières,
mais tel qu'il pourrait être, en un écrit: désembourbé alors, désouillé, lavé,
lustré, pierre lisse dans le lit du limon natal, langage soudain déchiffré par un
autre, message dissimulé dans la fente d'un mur maître, géode éclatant sous la
poussée des cristaux souvenirs de l'enfance, philtre brûlant partagé avec effroi,
diamant noir offert un soir d'orage à l'objet de mon adoration et de ma honte, ou
encore phantasme ancien oublié-avoué dans une correspondance, dans une lettre
unique d'adieu, dans un journal intime ou telle autre forme déguisée de l'aveu
poème, roman, opéra, tragédie en mémoire de la tragédie primitive?
L'inceste, quoi! au même titre que toute transgression, toute errance aux
confins, déviance, recul à pas lent, murmure dans les ténèbres, remontée des
profondeurs du clan, fuite au long d'un sentier forestier, incident de frontière, cri,
éclair, feu, éclairs,
(orage désiré), pur objet de littérature l'inceste, enfin! Énigme.
LE MAL
6 avril 1768 À mesure que nous avions approché la Terre, les insulaires avaient
environné les navires. Les pirogues étaient remplies de femmes qui ne le cèdent pas,
pour l'agrément de la figure, au plus grand nombre des Européennes et qui, pour la
beauté du corps, pourraient le disputerà toutes avec avantage. La plupart de ces
M~M~/iM ~MKt KMM, C<!?- Ao~MM ef /M ~M:7/M ~M! aCCO~~KaMKf /ëMr
nymphesétaientnues,car les hommes etles vieilles qui lesaccompagnaient leur
avaient ôté le pagne dont d'ordinairement elles s'enveloppent. Les hommes, plus
simples ou plus libres, s'énoncèrent bientôt clairement: ils nous pressaient de choisir
une femme, de la suivre à terre et leurs gestes non équivoques démontraient la manière
dont il fallait faire connaissance avec elles. le demande: comment retenir au
travail, au milieu d'un spectacle pareil, quatre cents Français, jeunes, marins et qui
depuis six mois n'avaient point vu de femmes ?. Nos soins réussirent cependant à
contenir ces hommes ensorcelés; le moins difficile n'avait pas été de parvenir à se
contenir soi-même.
des fruits de la nature, dans un climat ensoleillé et dans un paysage imaginé depuis
l'enfance. Bougainville, d'un crayon léger, a dessiné celui-ci une belle cascade qui
s'élançait du haut des montagnes et précipitait à la mer ses eaux écumantes. Un
village était bâti au pied. Eaux douces qui se mêlent aux eaux salées, de même
si le bonheur est au point de mélange entre rêverie et vécu, que de promesses sont
faites à ces équipages qu'un ordre monarchique retient quelques minutes encore à
la manœuvre et à ce capitaine qui exprime avec tant de mesure l'idéal antique de
la domination (provisoire) de soi! Il y faut du mérite.
Car on arrive exténué, affamé, assoiffé, aveuglé par la luminosité du grand
large. Le dernier contact avec des humains, ce fut, il y a quatre mois Bougainville
a compté un peu large sur un rivage désolé de la Terre de Feu, la rencontre de
quelques familles d'Indiens Patagons, dits Pêcherais ces sauvages sont petits,
vilains, maigres et d'une puanteur insupportable. leurs femmes sont hideuses, des
êtres craintifs, misérables, soumis à de terribles conditions de subsistance et de
climat.
Contact peu réconfortant, assombri par un accident déplorable un garçon
d'une douzaine d'années, le seul à présenter un visage avenant, est monté à bord
de l'Étoile avec quelques hommes de sa parenté; ils y ont dévoré tout ce qu'on
leur a présenté comme nourriture ou qui leur est tombé sous la main, le suif des
chandelles et même du verre. Spontanément? encouragés par des marins goguenards
qui s'amusent méchamment de cette boulimie? Bougainville n'insiste pas. Voici
l'adolescent, lèvres et bouche déchirées, qu'on redescend à terre mais il a dû
avaler des éclats de verre estomac en sang, vomissements prolongés. Sa famille
est au désespoir l'affection est forte entre ces sauvages, il est évident qu'ils
soupçonnent de maléfice ces étrangers funestes qu'ils croyaient n'être venus que pour
les détruire. Le chaman de la horde est intervenu avec des poudres, des gesticulations,
toute une manipulation qui redouble les souffrances du blessé, jusqu'à ce que le
chirurgien du bord s'interpose pour administrer du lait et une tisane émolliente.
Les Français sont navrés et chacun fait ce qu'il peut pour secourir ou consoler.
Trop tard! Des clameurs dans la nuit, des malédictions montées du rivage, laissent
présager une issue fatale l'aube révèle un campement abandonné, la fuite en mer
des sauvages sur une embarcation précaire.
Bougainville note avec mélancolie ils ont emporté de nous l'idée d'êtres
malfaisants. Ce n'est pas la seule fois qu'il exprimera, sans en prendre son parti,
son appréhension des malentendus qui viennent dérégler les rapports entre hommes
de coutumes et langues différentes; les malentendus, il le sait, peuvent être
meurtriers.
Depuis le mois de janvier où la Boudeuse et l'Étoile ont débouqué avec peine
de ce triste détroit de Magellan dans le Pacifique, seules ont été aperçues quelques
îles basses où la mer brise avec fureur deux fois s'en sont détachées des pirogues
LE MAL
manœuvrées par des indigènes qui menacent de leurs lances les équipages déçus.
On croirait que la nouvelle de l'enfant mort s'est répandue sur l'aile des albatros.
À bord, les vivres frais, l'eau s'épuisent. Le scorbut a fait son apparition. Les
mâtures se détériorent. Que ce grand Océan est donc inhospitalier et vide, et
introuvable ce fameux continent austral, cette quinte partie du monde, terra australis
nondum cognita, dont les géographes ont lesté depuis trois siècles la base du globe
terrestre, pour que son équilibre soit mieux assuré!
Chaque jour, pour augmenter les chances de la découverte, l'Étoile tire des
bordées en marge de la route suivie et rejoint au couchant la frégate, où le chef
d'escadre doute chaque soir davantage de ce continent inconnu. Mais n'y aurait-il
pas chez tous, au plus profond, une autre déception que reste introuvable, même
à l'orient de l'Extrême-Orient, le lieu paradisiaque de l'innocence, de la vénusté,
de l'abondance, dont la découverte a été sans cesse différée dans l'espace et le
temps, alors que s'achève l'inventaire de la planète?
Voici qu'aux premiers jours d'avril, des îles surgissent enfin de la mer, des
terres verdoyantes et montagneuses dont les flancs se couvrent de frondaisons
jusqu'à se perdre au sommet dans les nuages. Des pirogues à balancier convergent
vers les deux navires qui longent au plus près le récif coralien à la recherche d'un
mouillage elles sont chargées d'hommes rieurs qui brandissent, non plus des
massues ou des lances mais des palmes, des plumes, des régimes de bananes et de
beaux coquillages, ou encore des paniers de fibre, des porcelets, des nattes
merveilleusement tissées. Des échanges s'opèrent aussitôt par filets à bout de
cordage les Français donnent des clous, des miroirs et des perles de verre; il n'y
a ni discussion ni marchandage, tout est de bonne foi et déjà d'amitié. Quand une
rade enfin est jugée accessible et qu'y pénètrent les deux vaisseaux, le nombre des
pirogues se multiplie, cette fois, les deux sexes et tous les âges s'y pressent. j~
demande comment retenir au travail. Une jeune fille est grimpée à bord: elle
laisse tomber négligemment le pagne qui la couvrait et paraît aux yeux de tous
telle que Vénus se fit voir au berger phrygien elle en avait la forme céleste. Matelots
et marins s'empressaient. On verra la suite.
Une seule fois, Bougainville perçoit une réserve celle d'un noble vieillard, le père
d'Éreti, qui évite de frayer avec les arrivants et ne répond même pas à leurs
« caresses ». Fort éloigné de prendre part à l'espèce d'extase que notre vue causait à
tout ce peuple, son air rêveur et soucieux semblait annoncer qu'il craignait que ces
jours heureux, écoulés pour lui dans le sein du repos, ne fussent troublés par l'arrivée
d'une nouvelle race. De qui faut-il admirer le plus la clairvoyance celle du vieillard
ou celle de l'interprétation que Bougainville donne de son hostilité?
Au reste, les chefs de ces insulaires ne sont pas aussi insouciants qu'il semblerait
à première vue ils n'apprécient guère la garde armée qui est disposée autour des
tentes sur la plage, ni que tout le monde ne remonte pas à bord pour la nuit.
Réunis en conseil, ils font poser très vite par Éreti la question combien de temps
comptes-tu rester? serait-ce pour toujours? Bougainville les rassure, le temps
seulement d'une escale réparatrice, qu'il estime à dix-huit jours en signe duquel
nombre je lui donnais dix-huit petites pierres. Demande rejetée le conseil propose
la moitié; Bougainville insiste, et enfin ils y consentirent.
Cette fois, l'espace (d'occupation de la plage) et le temps étant bien délimités,
les meilleurs rapports se confirment entre insulaires et débarquants.
Il n'y a pas que le témoignage de Bougainville pour nous en assurer. Plus
heureux que Diderot, nous possédons celui d'autres membres de l'expédition et
Dieu sait si à l'époque on aime tenir sa plume! Chose rare, les témoins sont
unanimes, quelles que soient les différences entre eux d'âge, de tempérament ou
de rang Duclos-Gayet, second sur la Boudeuse, Philibert (de) Commerson, savant
naturaliste, Vivès, chirurgien-major, Saint-Germain, écrivain embarqué, Charles-
Félix Fesche, volontaire, pilotin en formation, Caro, lieutenant des vaisseaux de la
Cie des Indes, et pour symboliser les points extrêmes de cette société en raccourci
le jeune prince de Nassau-Siegen, puni de croisière pour cause de dissipation à la
cour et Constantin, pilote sur l'Étoile et autodidacte
Tous célébrent les habitants de la Nouvelle Cythère. Ainsi l'emphatique
Commerson Nés sous le plus beau ciel, nourris des fruits d'une terre féconde sans
culture, régis par des pères de famille plutôt que par des rois, ils ne connaissent d'autre
dieu que /MOMr. Tous les jours lui sont consacrés, toute l'île est son temple, toutes les
femmes en sont les autels, tous les hommes les sacrificateurs et le naturaliste s'élevant
d'un aspect particulier des mœurs à un jugement définitif sur l'évolution des sociétés,
de conclure à l'état de l'homme naturel, né essentiellement bon, exempt de tout préjugé
et suivant sans défiance comme sans remords, les douces impulsions d'un instinct toujours
sûr, parce qu'il n'a pas encore dégénéré en raison. Ô Héloïse, ô Jean-Jacques!
Si l'accueil des vahinés a ému si fort nos équipages du xvn~ siècle et, à leur
1. Après deux siècles de publications tronquées ou confidentielles, nous possédons enfin cet ensemble
de mémoires et journaux dans la monumentale édition due à Étienne Taillemite, Bougainville et ses
compagnons autour du monde (1977, 2 vol., Imprimerie nationale).
LE MAL
suite, les lecteurs qui s'enchantaient de leurs récits, c'est que presque tous y voyaient
une illustration d'idées en vogue la bonté originelle de la « nature humaine », sa
corruption en Europe par la loi sociale, par les institutions de la propriété ou du
mariage et aussi la virginité mentale du sauvage. Même M. de Bougainville, qui a
mené au Canada la vie rude des camps, se promène croyais transporté dans
le jardin d'Éden nous parcourions une plaine de gazon, couverte de beaux arbres
fruitiers.nous trouvions des troupes d'hommes et de femmes assises à l'ombre des
f6t-partout nous voyions régner l'hospitalité, le repos, une joie douce et toutes
les apparences du bonheur. Au bout d'un tour du monde, ces quelques lignes feront
le tour de l'Europe! De leur côté, les marins du roi font l'apprentissage des formes
de l'hospitalité tahitienne apprentissage, le mot n'est pas trop fort, car sa pratique
est moins aisée que mille ans de rêveries ne le donneraient à penser. Mais quand
on a été soumis, en ce qui concerne les relations amoureuses, au code occidental
de la pudeur et du secret, à des interdits multiples, au discours sur la vertu de
continence et sur le vilain de la bagatelle, à une éthique de la conquête par le
mérite de l'homme et de sa récompense par la fidélité de la femme, comment
répondre aux invites d'une demoiselle qui s'expose à bord ou s'offre devant son
père, sa mère et le chœur triomphal d'une foule de voisins? On croit pouvoir
échapper au code, faire fi de l'éthique, pour soutenir la réputation du peuple le
plus gaillard du monde on se retrouve dans la situation du Leonardo, de qui
Camoëns rapporte les défaillances lors d'une escale quand Éphyre consent à être
conquise. Encore Éphyre est-elle une nymphe, dont le maniement n'est pas simple,
surtout pour un cavalier timide!
Mais quand la Vénus, grimpée la première sur la Boudeuse, est simplement
une belle fille des Iles, qui décroche ostensiblement son pagne, on croit pouvoir
parier la suite. Et on perd. Le chef d'escadre n'en dit rien 1. Mais le jeune volontaire
Charles-Félix Fesche a poursuivi, d'une plume désolée, le récit Nous tombons en
extase. nous brûlons mais la décence, ce monstre qui combat si souvent la volonté
des hommes. vient s'opposer à nos désirs véhéments. Cette nouvelle Vénus après avoir
longtemps attendu, voyant que ni les invitations de ses concitoyens. ni l'envie qu'elle
témoignait elle-mêmene pouvaient nous engager à transgresser les bornes de la
décence et des pr~/M~nous quitte d'un air piqué et se sauve dans sa pirogue. Bref,
il n'est rien arrivé.
Auront-ils plus de cœur à l'ouvrage le lendemain, le bouillant volontaire et
ses deux camarades, quand, au cours d'une promenade, ils sont invités à visiter
une case par le maître de maison ? On bavarde par gestes puis la matrone arrive,
qu'accompagne une jeune fille « de douze à treize ans ». Ces dames présentent des
1. Ou plutôt, il prend pour aller plus vite, le ton du reporter désabusé « II est venu dans une des
pirogues une jeune et jolie fille presque nue qui montrait son sexe sous de petits clous.» Mais ceci est
consigné dans son journal de bord matière brute avant affinement.
VARIATION SUR L'INTERDIT MAJEUR
fruits, des breuvages, elles mettent la natte les voisins accourus agitent des palmes,
entonnent un doux chœur murmurant et la jeune fille s'étend, se dénude, c'est le
rite de l'offrande ô convivialité après laquelle plus d'un aujourd'hui soupire!
Cette fois, un des trois camarades se porte volontaire au combat peut-être est-il
notre Charles-Félix, peu importe.
L'appel était bien engageant et notre galant connaissait trop bien l'art de l'amour
~OMr Me p~M /a pr~M~n? ~Mr /c ~M~ (sic), /a ~r~MKCë fr~K~ /M~M~ ~M!
pour ne pasla prendre sur letemps(sic), silaprésencedetrenteIndiens qui
l'environnaient n'eût, par un effet de nos préjugés, mis un frein à ses désirs violents;
mais quelque ardeur qui vous anime, il est bien difficile de surmonter tout d'un coup
les idées avec lesquelles on a été nourri; la corruption de nos M<XMM nous a fait trouver
du mal dans une action dans laquelle, etc.
Quelle ne devrait pas être alors, dans les délices de cette hospitalité, l'harmonie
de ce temps d'escale! Mais non: d'abord les insulaires éprouvent la tentation
irrésistible de s'approprier la chose d'autrui. Les navigateurs, quels que soient leur
siècle ou leur pavillon, déposent cette plainte unanime que les îles de l'océan
Pacifique sont peuplées de plus de voleurs que les rues de nos capitales et que, de
surcroît, ces voleurs sont entreprenants, habiles, persévérants, imaginatifs au point
de mériter le même certificat de Bougainville il n'y a point en Europe de plus
adroits filous, et de Cook ils font main basse sur tout ce qu'ils trouvent avec une
dextérité qui /<r honte au plus réputé pickpocket ~'EMrOp&
Dès l'instant où l'État-Major de la Boudeuse met le pied sur le sol de l'île, on
vole le pistolet du chevalier de Suzannet dans sa poche; plus loin l'épée qu'un
officier porte sous son bras; à bord, une pelle s'envole par une sorte d'enchantement
deux fusils et une marmite de sous la tente plantée près de l'aiguade et au nez
des sentinelles, des mouchoirs et des chemises à côté des personnes armées qui les
gardaient, mille autres effets de toute nature et même, harponné avec un os taillé
de poisson, le drap qui recouvrait les ébats d'un officier et d'une belle.
Naturellement, les navigateurs se sont interrogés sur ces vols commis avec
constance, parfois par jeu, le plus souvent par l'effet d'une sorte de vertige. Tous
ont conclu à l'attrait irrésistible qu'opèrent sur des insulaires à l'âge de la pierre,
le jamais-vu d'un nouvel âge, l'inconcevable, les objets produits par le génie
industriel de l'Europe, objets métalliques en particulier mais aussi bien dans l'île
voisine les perles de verre ou les colifichets. Et ceux d'entre eux qui sont des
esprits éclairés, comme Commerson, absolvent dans l'enthousiasme Je ne les
quitterai pas, ces chers Tahitiens, sans les avoir lavés d'une injure qu'on leur a faite
en les traitant de voleurs; suit une ardente argumentation contre la pure convention
qu'est le droit de propriété, son inexistence à l'égard de qui l'ignore ou simplement
(Commerson prend ici un plus gros risque) le conteste.
En réalité, toute théorie hasardeuse mise à part, entre la société ouverte des
îles et la société fermée des navires de haut bord, il y avait une telle contradiction
que le conflit ne pouvait pas ne pas éclater. D'une part, une civilisation d'abondance
naturelle, prête à l'échange, préoccupée essentiellement de rendre légères les
contraintes de la vie collective par la cueillette, la fête, la danse, les chants ou par
la liberté la plus grande dans l'ajustement des désirs; sans frontière juridique entre
le tien et le mien, dès qu'il s'agit de rapports entre personnes, où l'époux offre son
épouse à qui la demande avec l'insistance nécessaire, les parents leur fille dès
qu'elle est nubile et où les enfants eux-mêmes sont donnés à qui ils plaisent, en
vue d'une adoption plus forte que la filiation. Mais ce que les Tahitiens offrent
fruits, fleurs, poissons, viandes, poupons et même, si on ose dire, les prémices
de leurs jeunes filles la nature le remplace ou le replace dans un cycle court de
renouvellement surabondant. En face, ou plutôt de passage une société à mille
lieues de ses bases, unisexe, disciplinée par ordre et brutale par nature, technicienne,
essentiellement préoccupée de l'entretien et de la sauvegarde des navires qui lui
donnent sa raison d'être, son mouvement et la chance de sa survie. Nécessairement
avare de surcoût, puisqu'elle serait irrémédiablement appauvrie par ces mille larcins
VARIATION SUR L'INTERDIT MAJEUR
l'écrit Vivès, le rude chirurgien-major, tout le peuple comme l'écrit un autre, qui
supplient et demandent grâce pour les gredins'. M. Bougainville ajoute Vivès
eut bien de la peine à leur accorder (et s'il m'est permis de porter mon jugement, il
ne devait pas le faire). Ainsi s'achevait, sur ces traits de la générosité des « sauvages »,
le séjour des Français. L'appareillage s'effectue au milieu de cent pirogues éplorées,
seules les promesses de retour apaisent les regrets toutes les femmes étaient le long
du bord. qui pleuraient notre départ (Vivès). Est-ce incroyable? Le chef Éreti fait
une dernière visite à la Boudeuse pour présenter Aotourou, un jeune homme de sa
parenté, et supplier qu'on l'embarque vers l'Europe; ainsi sera fait.
temps que la relâche à Tahiti avait été mélangée de bien et de mal, il n'ignore pas
de quel côté est venu le mal. Avait-il alors le sentiment d'avoir trouvé sur sa route
la perle unique, le point utopique du globe où il est loisible de croire encore à
l'harmonie comme à un principe universel? Tout ce qu'il vécut par la suite au
cours de son périple ou des années de la Révolution et de l'Empire devait l'en
convaincre, presque tout de l'escale de Tahiti avait eu l'irréalité d'un songe heureux.
D'ailleurs, on s'en était vite réveillé pour reprendre mesure de la peine et des
travaux que coûte une navigation de découverte.
M. de Bougainville n'en revient pas des sottises qu'on dit qu'il a dites, alors
qu'il pensait s'être attiré la faveur des esprits les plus forts en peignant ses tableaux
de bons sauvages dans les coloris les plus tendres. Il n'y tient plus et dans ce
discours préliminaire à la 3e édition, il explose Je suis voyageur et marin, c'est-à-
dire un menteur et un imbécile aux yeux de cette classe d'écrivains paresseux et
superbes qui, dans l'ombre de leur cabinet, philosophent à perte de vue sur le monde
et ses habitants et soumettent impérieusement la nature à leurs imaginations.
Qui prenait-il donc dans sa visée? Moins sûrement tels savants de la société
de Géographie acharnés à défendre leur théorie en chambre du cinquième continent
que tels philosophes du parti des Encyclopédistes, comme celui-là auteur d'un
Supplément au Voyage de. dont les copies circulent depuis 1773 dans les salons et
les cafés, et loin en Europe.
La parole est donnée à un vieillard tahitien plein de sévérité qui enjoint les
Français à déguerpir au plus vite, interpelle Bougainville comme le chef des brigands
qui t'obéissent, énumère les crimes que ceux-ci ont commis. Le ton est fort, le
réquisitoire habile quel accueil as-tu reçu ? Nous t'avons ouvert nos cases et nos
cœurs, nous t'avons convié aux plaisirs de la table et du lit, au nom de notre
morale naturelle, et comment as-tu répondu? En signifiant que notre île vous
appartenait', en faisant couler le sang pour nous punir de larcins sans conséquence
ou pour vous disputer nos filles. Pire tu as contaminé celles-ci et nous serons
peut-être obligés de les tuer pour purifier notre race. Pire encore tu as répandu
une morale de remords et d'effroi qui a obscurci les rapports amoureux où selon
notre coutume, chacune se donne à qui lui plaît et lui donne les fruits de leur
amour. Tu as inoculé la jalousie, la haine, l'idée du mal, le sentiment du péché
Diderot n'emploie pas encore ce vocabulaire de la dénonciation « judéo-chrétienne»
mais le sens est le même. D'admirables formules d'un sadisme latent soutiennent
le réquisitoire Tu es venu allumer en elles des fureurs inconnues. Elles sont devenues
folles entre tes bras, tu es devenu féroce entre les leurs. Enfonce-toi, si tu veux, dans
la forêt obscure avec la compagne perverse de tes plaisirs.
C'est le principe de colonisation, qui est condamné ainsi comme radicalement
1. De fait, Bougainville a bien laissé, dans le sable du rivage, selon les instructions communes à
tous les navigateurs de l'époque, une inscription valant prise de possession au nom du Roi de France.
LE MAL
mauvais, au-delà du doute que l'on peut avoir qu'en une escale de dix jours tant
de ravages aient été commis! La conclusion de l'ancêtre est claire allez-vous-en,
gardez pour vous une civilisation dont l'idée de pouvoir et l'esprit de possession
nous précipiteraient dans un labeur harassant, laissez-nous à notre idée de repos
et à notre plaisir de nous reproduire sans honte à la face du ciel et au grand jour.
On comprend alors pourquoi le Supplément porte en sous-titre sur l'inconvénient
d'attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n'en comportent pas.
C'est cet « inconvénient » et en regard, l'innocence d'une initiation amoureuse
qui font l'objet du dialogue suivant entre le Tahitien Orou et l'aumônier de
l'équipage un moine chafouin et prude, comme il se doit, mais que l'offrande
successive en quatre nuits des trois filles et de la femme de son hôte a tôt fait de
(dé)convertir. Dialogue, ou plutôt monologue, étincelant d'alacrité de la part d'Orou
qui pourfend, par des bottes en apparence imparables, le principe d'autorité des
magistrats et des clercs, la notion d'un dieu créateur et personnel, l'état de célibat
du prêtre, les ordres religieux mâles ou femelles et surtout la notion d'immutabilité
des cellules vivantes dans un individu, partant de la permanence des sentiments et
mutuels désirs entre époux que suppose le mariage indissoluble à l'occidentale.
Les réponses embarrassées du moine rendent évidentes l'hypocrisie de la société
européenne, les superstitions qui l'accablent, la perversité d'une civilisation qui, en
s'éloignant de la loi naturelle et en formulant d'innombrables interdits, multiplie
les raisons de leur transgression, et inspire autant de ruses pour les tourner que
de crimes pour en effacer les traces.
Tout ceci est-il bien nouveau? Après tout, les propos ironiques du Tahitien ne
font qu'ajouter une pièce de réquisitoire au procès que la bourgeoisie instruit dili-
gemment, dans cette deuxième moitié du siècle, contre les fondements d'une vieille
société à la prise en main de laquelle elle prétend. Ce qui est plus neuf, c'est l'étonnante
perspective que Diderot choisit pour décrire les coutumes et les mœurs tahitiennes
toutes répondraient aux vœux et sollicitations de la nature, toutes concourraient à
fonder un ordre social le moins pesant possible, où l'« homme naturel» ne serait
jamais écrasé par l'« homme artificiel ou moral ». Le voulez-vous heureux et libre? ne
vous mêlez pas de ses affaires. méfiez-vous de celui qui veut mettre de l'ordre. Ordonner
c'est toujours se rendre le maître des autres en les gênant. Diderot a bien été le prophète,
avant Enfantin, Fourier ou Swinburne, d'une société libertaire où la libération de
l'amour serait fonction du dépérissement de la loi.
C'est bien cette libération qui est au centre du tableau des mœurs tahitiennes
que Diderot choisit de commenter; il ne se préoccupe pas de savoir si les princes
et les chefs là-bas, comme ici, exercent une autorité souveraine, comment par eux
le vol est réprimé et leur voleur assommé au casse-tête, ce à quoi répondent le
culte des morts, leur exposition sur le morai et l'interdit frappant les femmes qui
ont procédé à leur toilette funéraire ou encore le rituel de la table où hommes et
VARIATION SUR L'INTERDIT MAJEUR
chaînette de chasteté; même les jésuites, que Diderot détestait, n'ont pas imaginé
cela dans leurs collèges! Et ce n'est qu'après un contrôle paternel assez peu
ragoûtant du moment où les symptômes virils ont de la continuité et où l'effusion
fréquente et la qualité de la liqueur séminale nous rassurent que la chaînette est
enlevée et l'étalon lâché en liberté dans le pré, soit à l'âge de vingt-deux ans! Seul
le lacédémonisme maoïste a réalisé cette vue, qui aurait bien fait rire (ou rager)
les jeunes gens de Tahiti et d'ailleurs!
Alors commence pour le mâle « beau, bien fait, brave, intelligent et laborieux»
et tant pis pour le laid, mal fait, couard, bête et feignant la bonne période que
l'on sait; les filles ne manqueront pas de recourir à ses soins, ce qui assure, par le
seul jeu de la séduction, la vigueur de la race tu [l'aumônier] dois concevoir
comment, sans que nous nous en mêlions, les prérogatives du sang doivent s'éterniser
parmi nous. Orou, qui est un beau spécimen, malgré l'âge, avoue être encore très
sollicité pas un plus brave que moi, aussi les mères me désignent-elles souvent à leur
fille. Mme Orou, de laquelle il n'est jamais question, ne peut qu'approuver, puisque
de tous les enfants que M. Orou fabrique, et comme les métayers profitent du croît
du troupeau, il leur revient le quatrième, mâle ou femelle. C'est le placement de la
« liqueur » à 25 même un rentier de Balzac n'oserait en imaginer si avantageux
pour son or! Dans cette économie du bébé-profit, l'accueil fait aux équipages
français s'inscrit selon une perspective eugénique pourquoi crois-tu que vous avez
été accueillis à bras ouverts?
Parce que le rendement des mâles tahitiens est insuffisant, que le nombre de
nos femmes et de nos filles est trop grand pour celui des hommes, alors nos femmes et
nos filles sont venues exprimer le sang de tes veines. Il n'est plus question, dans
l'exaltation de ce pseudo-vampirisme féminin, des reproches faits antérieurement
à propos de la contamination des reproductrices par laquelle se réalisait ce que
les historiens ont appelé pudiquement « l'unification microbienne du monde ».
C'est, au contraire, l'affinement de la race qui l'emporte sur tout car les insulaires
s'étant aperçus au premier coup d'œil que vous nous surpassiez en intelligence. nous
avons destiné quelques-unes de nos femmes et de nos filles les plus belles à recueillir
la semence d'une race meilleure que la nôtre.
On a beau être un esprit fort, anticonformiste, censeur sévère de l'ordre social
dans son pays, en un mot philosophe, par le seul jeu de l'esprit de système, on
devient injurieux pour les mâles insulaires soupçonnés d'insuffisance, et on se fait
porte-parole du plus naïf racisme blanc!
Voici donc l'affirmation non, l'inceste n'est pas un crime à Tahiti, l'idée n'en
existe pas. C'est un bien curieux passage du dialogue entre Orou et le moine
comme celui-là explique qu'aucun désir n'est condamnable, à moins qu'il ne
s'accompagne d'une manœuvre contre la fécondité, le moine veut tâter des limites
de ce terrain brûlant un père peut-il coucher avec sa fille, une mère avec son fils,
un frère avec sa soeur, un mari avec la femme d'un autre? Pourquoi non? s'étonne
LE MAL
Orou quand l'autre se récrie que fornication, inceste, adultère sont des crimes en
Europe et punis, pour certains, sur le bûcher, Orou refuse que leur qualification
de crime soit transplantée d'Europe à Tahiti.
Mais il y a mieux les mouvements du cœur Orou ne dit pas encore les
pulsions les sentiments sont déterminants le fils entre dans la couche de sa
mère s'il a beaucoup de respect pour elle et une tendresse qui lui fasse oublier la
disparité d'âge et préférer une femme de quarante ans à une fille de dix-neuf Ce
sont les sentiments de tendresse paternelle qui amènent le père d'une fille laide et
peu recherchée à lui assurer sa dot en enfants. Pour les unions des frères et des
soeurs, je ne doute pas qu'elles ne soient très coutumières? interroge le moine. Et
très approuvées lui répond sec Orou, pour achever son édification!
Discours indécent, discours scandaleux! Mais il semble que Diderot veuille le
faire entendre à tout prix, même si rien, dans le texte de Bougainville ou dans la
célébration de la Tahitienne fécondée, ne le justifie ou ne l'y oblige. On serait
tenté de se demander s'il est tout à fait sérieux avec ces voiles gris ou noirs qui
doivent, dans l'île, signaler la stérilité momentanée ou irrévocable de la femme qui
les porte l'homme qui lèverait ces voiles est un libertin, la femme qui les laisserait
soulever une libertine et on les punira. C'est trop!
Mieux que grand, l'enjeu, immense contourner le massif écrasant de la
civilisation qui le domine et l'oppresse, trouver un cheminement qui lui permette
de le franchir pour déboucher de l'autre côté, ailleurs sur les cataractes de la mer
des Ténèbres? Sur un désert mort? Tant pis, mais aussi bien sur l'Eldorado, sur
un monde nouveau, l'éternité et le soleil, l'amour fou, sur mille Tahiti. Et pour
passer le massif au plus vite, en briser les contreforts, user de contre-valeurs
explosives, faire sauter les valeurs fondatrices qui font barrage ou simplement
obstacle.
Font barrage les commandements de la religion hébraïque perpétués et
répandus par le christianisme Aucun de vous ne s'approchera de sa propre parente
pour en dévoiler la nudité. Ordre de Yahweh (Lévitique XVIII-6). Tu ne découvriras
pas la nudité de ta soeur, fille de ton père ou fille de ta mère, née dans la maison ou
hors de la maison. Ordre de Yahweh (XVIII-9), etc.
Le problème de ce Dieu qui parle et ordonne à un peuple ? à toute l'espèce ?
n'est pas nouveau pour Diderot; il l'a déjà rencontré vingt ans auparavant lors
de la rédaction de l'Encyclopédie. Celle-ci, conforme par nécessité à l'enseignement
et à la croyance officiels, d'abord dans la définition Inceste: conjonction illicite
entre des personnes qui sont parents jusqu'aux degrés prohibés par les lois de Dieu ou
de l'Église, puis dans le corps de l'article où l'histoire de l'humanité semble
pratiquement se confondre avec celle du peuple juif et de ses grands prophètes.
Mais, outre que l'espace sur terre est par là singulièrement réduit, l'échelle
du temps relativise encore davantage les lois, qui, pour être « de Dieu », seraient
loin d'avoir été immuables. Car cette conjonction entre proches dans les mariages
VARIATION SUR L'INTERDIT MAJEUR
entre frères et sœurs, entre tante et neveu, entre cousins germains ont été permis. Ce
ne serait même qu'après Abraham et Isaac que les interdits apparaîtraient et iraient
en se multipliant.
Montesquieu a été le premier à retourner les interrogations dans (presque)
tous les sens Qui le dirait! Des idées religieuses ont souvent fait tomber les hommes
dans ces égarements. Les noces adelphiques, dans la vallée du Nil, n'était-ce pas en
l'honneur dIsis? Et les noces, consacrées chez les Assyriens, du fils avec la mère,
n'était-ce pas par un respect religieux pour Sémiramis, l'illustre reine bâtisseuse qui,
selon le vers de Dante, « avait donné le sein à Ninus et fut son épouse » ? Par ces
interrogations, Montesquieu n'a pas été loin de découvrir le tracé, plus que piétiné
aujourd'hui, du mythe mythe fondateur de la cité babylonienne, mythe d'Osiris
fécondateur des semences printanières, dépecé par son frère mais reconstitué et
testé par sa sœur Isis, merveilleux mythe incestueux, s'il en est.
Mais les rapports entre la violence et le renouvellement du sacré, entre la
prohibition transgressée et la sauvegarde de la cité n'ont pas encore émergé;
Montesquieu devra se replier sur des considérations de paix domestique et de
convenance, selon quoi il a été universellement reconnu nécessaire d'établir, par
un jeu d'interdits et d'abstinence, la transparence et la pureté à l'intérieur de la
maisonnée où s'épanouit la famille. Maisonnée en dur dans l'esprit de Montesquieu,
liée donc à la sédentarité du laboureur par opposition aux mœurs déplorables
qu'entraîne le nomadisme chez les cavaliers de la steppe ils ne connaissent que
la yourte, ou le chariot et épouseraient leur fille, comme Attila le fit.
Mais d'où a-t-il tiré cela? demandait Voltaire, sceptique. En tout cas, cette
mortelle opposition, qui fut celle entre Caïn le laboureur et Abel le pasteur,
introduit parfaitement à la définition, classique désormais, donnée par Lévi-Strauss
de la prohibition de l'inceste la démarche fondamentale grâce à laquelle, par
laquelle, mais surtout en laquelle s'accomplit le passage de la Nature à la Culture.
le détache de son clan tel le souverain Kuba (Afrique orientale) uni à sa sœur et
accédant au pouvoir sorcier surhumain d'« esprit de la nature 1. Cette masse
immense d'informations que nous proposent les ethnologues, une première voie la
faisait pressentir depuis un siècle celle des mystères noirs et rouges de Dionysos,
salués par Nietzsche dans sa Naissance de la Tragédie, quand il célébrait le héros
capable de forcer la nature à livrer ses secrets. en faisant ce qui est contre nature.
Mais qu'est-ce qui est contre nature? Tuer ses enfants? Pour les dévorer
(Cronos) ? Pour obéir à l'ange (Abraham) ? Pour que le vent se lève (Agamemnon) ?
C'est toujours l'horreur et cependant. Épouser sa mère? Impossible. Sa sœur,
pourquoi pas ? Mais pas n'importe laquelle « Chez les Bantous patrilinéaires. les
utérines, non les agnates, sont les plus rigoureusement défendues 2. Et se tuer soi-
même, est-ce lâcheté ou obligation d'un code d'honneur (Japon)? Et manger son
prisonnier de guerre après l'avoir engraissé (Tupis)? Et se dénuder et s'exhiber
dans l'acte? Bref, être impudique, qu'est-ce? Les navigateurs, de Thésée au
Capitaine Cook, témoins de scènes identiques, posent la question.
Diderot est dans une tradition continue quand, de façon indirecte, il met en
doute l'universalité de l'interdit, l'existence d'un code commun à toute l'espèce; il
n'est pas le premier en Occident. C'est que la cité humaine est solidement bâtie
et que la contestation de ses lois fait partie depuis longtemps du jeu social. Un
texte comme celui des Métamorphoses d'Ovide qui vit à cheval sur l'avant et
l'après J.-C. donne à entendre les récriminations des humains, et des femmes
en particulier, contre les limites imposées à l'amour dont les dieux se mettent à
faire grand cas, après avoir donné de si mauvais exemples. Ainsi, Byblis, amoureuse
de son frère jumeau Caunus, s'encourage de leurs précédents. Car les dieux, n'est-
il pas vrai, ont possédé leurs sœurs. Ainsi Saturne épouse Ops qui lui était consanguine,
l'Océan Thétys, le maître de l'Olympe Junon. Mais les habitants du ciel ont leurs
privilèges! et avouant sa passion à Caunus par lettre, elle use de formules
singulièrement « libérées » A notre âge convient la Témérité qui inspire Vénus. Ce
qui est permis nous l'ignorons encore et que tout soit permis, nous le croyons et nous
suivons l'exemple que nous donnent les grands dieux! (Métamorphoses IX-550).
Ce mauvais exemple flotte encore à l'arrière-plan du récit mythologique d'Éole,
confident des dieux, qui découvre que dans son île de Lipari, où il tient enfermés
les vents (et sa famille) derrière un mur d'airain, ses six fils ont formé autant de
couples avec leurs six sœurs en toute innocence, parce qu'ils ignorent simplement
que certaines unions sont prohibées. Éole intervient énergiquement pour réparer
cette offense faite à Zeus qui considère, dit le texte, l'inceste comme une prérogative
de la caste de l'Olympe. C'est de ce fouillis adelphique qu'Ovide a tiré, pour ses
Héroïdes, la touchante figure de Canacé celle-ci est censée écrire à son frère et
maître Macarée Pourquoi ai-je été à ton égard ce que ne doit pas être une sœur?
Moi-même je me suis enflammée j'ai senti dans mon cœur amolli je ne sais quel dieu
dont on m'avait parlé. Mon teint avait perdu ses couleurs. La nuit me paraissait
une année; je gémissais enfin sans éprouver aucune douleur. J'ignorais l'amour, mais
c'était lui (X-21).
Si triste que soit le châtiment de Canacé (ou celui de Byblis, devenue folle
errante et changée en source), bien plus tragique est le destin de Myrrha, une
autre héroïne des Métamorphoses. Nous ne sommes plus avec elle à cette haute
époque de la fable où les lois qui seront celles de notre espèce ne sont pas édictées,
mais déjà, à cette époque historique, sur l'autre versant, où les dieux partagent nos
bas instincts. Comme ils disposent, pour se satisfaire, de l'attribut de la toute-
puissance, les voici mêlés aux mille drames qui forment le tissu de l'histoire des
hommes, dont on se demande quelle est alors la responsabilité dans leurs malheurs.
Mais là où ces dieux sont le plus méprisables, c'est quand ils se transforment en
spectateurs et, osons le mot, en démons tentateurs. Vaniteuse, jalouse, effrénée,
Vénus est naturellement à la source des pires égarements comme elle a entendu
la femme du roi Cinyros de Chypre oser soutenir que la beauté de sa fille Myrrha
est supérieure à toute autre, elle instille dans le cœur de cette vierge un sentiment
étrange, inavouable, criminel elle s'éprend follement de son père. Ovide commente
c'est un crime que de haïr un père mais cet amour-là est un crime pire que la
haine! Myrrha, elle, se justifie selon une dialectique qu'approuverait entièrement
le Tahitien Orou l'homme, par scrupule, a fait des lois malfaisantes et la liberté
qu'admet la nature, une législation jalouse la refuse. Il est cependant, dit-on, des
peuples chez lesquels la mère s'unit à son fils, la fille à son père, et la tendresse
familiale s'accroît d'un amour qui la redouble.
Sauf à célébrer telle culture dite primitive, Montaigne ne s'est guère appesanti
sur la question des origines de l'homme social, encore moins interrogé sur l'existence
d'un code universel qui définirait les lois d'une conscience humaine telles qu'on
puisse les dire « générales et naturelles ». Au contraire Et les communes imaginations
que nous trouvons en crédit autour de nous et infuses en notre âme par la semence de
nos pères, il semble que ce soient les générales et naturelles. Par où il advient que ce
qui est hors des gonds de coutume, on le croit hors des gonds de raison, Dieu sait
combien déraisonnablement le plus souvent (Liv. 1, ch. 22). C'est clair, notre compor-
tement social, notre jugement, nos principes moraux, tout relève en fait de la
coutume où nous sommes nés.
Immémoriale celle-ci, venue de la nuit des temps, humée « avec le lait de
notre naissance» au point d'être consubstantielle à chacun. Mais variable à l'infini,
contradictoire d'avec la voisine et concourant donc à l'incohérence du monde.
VARIATION SUR L'INTERDIT MAJEUR
bon sauvage libre (en apparence) dans une société (supposée) libre que si j'eusse
été entre ces nations qu'on dit vivre encore sous la douce liberté des premières lois de
nature, je t'assure que je m'y (dans ces Essais) fusse très volontiers peint tout entier
et tout nu. Une tentation seulement, un premier pas au moins. Pour le tout entier
et le tout nu, il faudra encore attendre, deux petits siècles et quelques mois (1580-
1780), et Jean-Jacques Rousseau dans ses Confessions.
lesquels (ventre et mamelles) Œdipe bondit pour découdre au milieu cette maudite
questionneuse, il trébuche, elle le reçoit sur le ventre palpitant, elle l'enserre, le
retient entre ses pattes aux griffes rentrées, ah! comme elle le berce et l'initie, ce
jeune fat qui croit avoir deviné et s'est laissé tomber, le glaive en avant hors du
fourreau, et mieux elle le berce, mieux ce glaive l'ensanglante, la pénètre jusqu'à
lui ôter toute force, excepté celle de l'interroger. Toi, petit frère, sais-tu qui je
suis? Et comme l'autre tout occupé à la. elle, dans un murmure. « Ta soeur»
(elle meurt)'. On remarquera la parenté si on ose dire avec le dernier mot de
la fameuse tragédie de Hugo, Lucrèce Borgia qui assure « je suis ta mère » à son
fils lequel s'obstine depuis un quart d'heure à la prendre pour sa tante.
Le fameux coup d'épée de Hamlet à travers le rideau pour tuer (encore) le
roi qui, pour une fois, n'est pas le père et qui n'est pas davantage le roi puisque
s'est caché là le lord chambellan Polonius, connu pour son esprit avisé, la preuve.
Mais trêve de feinte érudition sur les francs mouvements dans les littératures
antique et classique! Revenons à ce « mouvement presque involontaire » évoqué
par Casanova et à tous autres qui sont moteurs de la littérature moderne.
À qui d'abord doit-on l'avènement de cette furtivité, de ce remuement minuscule
qui aboutit chez les héros à des bouleversements prodigieux?
Sur ces révélations furtives, sur ces moins que rien décisifs, sur le je-ne-sais-
quoi et le presque-rien du philosophe, sur « un rien, un petit rien, un presque
rien, c'est-à-dire un petit quelque chose » 2, tout un bloc de la littérature moderne
va s'édifier. Le roman devient le lieu privilégié, au terme d'obscures manœuvres
d'approche et de retrait, de ces imperceptibles changements de position dans le
corps du récit qui vont décider par surprise des glissements de l'action, ouvrir la
voie à l'avalanche psychique et provoquer, dans le fragile équilibre des consciences,
l'irruption de la tragique (ou comique) fatalité. En dépit de ces images véhémentes,
il n'y aura pas de vainqueur, mais de préférence deux vaincus. Parfois se réveille
un écho affaibli du cri primal, un souvenir vague de la scène primitive surprise ou
non au cours de l'enfance, d'où naîtront les ombres d'un soupçon, ce perpétuel
sentiment d'un « embarras ressenti » (James) ou d'« un secret caché qui se dérobe
même à ceux qu'il concerne » (Hawthorne) ou d'un « rien qui fait mal» (Pessoa)
et dont on ne guérit que par l'aveu simulé. Mais quoi! N'allons pas nous égarer
dans ce presque non-dit et cet impondérable décisif, alors que nous avons d'abord
affaire à des héros toujours surpris, égarés, désarmés, l'un prêt à jurer de son
innocence et qu'il n'y est pour rien, tandis que l'autre se plaint d'une tromperie,
d'une tricherie sur un pacte tacite.
1. Je n'invente rien cf. dans Psychanalyse et culture grecque, Paris, Les Belles Lettres (1980),
Didier Anzieu, « Œdipe avant le complexe », p. 48, en note.
2. D'un texte de Nathalie Sarraute en introduction à son théâtre au Petit Rond-Point, hiver 1987.
VARIATION SUR L'INTERDIT MAJEUR
Ne méritait-il pas notre attention ce Casanova qui, sous les apparences toujours
sauvegardées de la courtoisie et de l'enjouement, prenait (presque) tout sur lui en
une matière qui l'aurait aussi bien mené sous la potence ou sur l'échafaud et ne
rejetait pas les risques encourus sur quelque héros imaginaire Histoire de ma vie,
non pas celle du chevalier X ou du marquis Y ? Il représente, presque trop bien,
son temps en osant introduire le doute sur la nature du bien et du mal, les échelles
du péché, l'origine des interdits. Et pourquoi ce temps a-t-il eu l'obsession de
l'inceste et de ses représentations littéraires au point d'inspirer à tel auteur d'attribuer
une fausse paternité au héros de son roman? Dans le Rideau levé, paru en 1786
et généralement attribué à Mirabeau (fils), la jeune Laure raconte l'« éducation »
complète théorie, hygiène et exercices pratiques qu'elle a reçue de son père,
qui d'ailleurs ne l'est pas et ne l'est que d'apparence. Était-ce pour arranger une
future maman embarrassée ? Plutôt pour permettre à Laure d'exprimer sa gratitude
ou ses interrogations à son papa, son cher « petit papa ». Cent titres, selon les
spécialistes, seraient à citer aux alentours de celui-là. Ils ne serviraient jamais que
d'éclaireurs aux œuvres des deux frénétiques du genre, Restif de la Bretonne et
Sade, dont il faut bien accoler les noms, même s'ils se sont cordialement détestés.
Sade, au moins, ne cherche pas à se justifier ou à dissimuler la gloire de ses
héros est dans le crime, leur récompense dans la souffrance qu'ils infligent. L'inceste
n'est pas un piment rose pour le plaisir, il est un ferment de la volonté profanatrice
des forts sur les faibles et les soumis ainsi celle du Président de Blamont sur sa
fille Aline dans Aline et Valcour (1785), de ses frères sur la malheureuse Émilie
de Tourville dans les Historiettes, contes et fabliaux (1800), ou même d'Eugénie de
Mistival sur sa malheureuse mère dans la Philosophie dans le boudoir (1795). Sade
n'a pas été le premier à souligner les liens sacrés de la parenté pour mieux exalter
l'énergie que met le profanateur à les rompre, il est le seul à étendre la jeune
Révolution qui l'a délivré un moment de l'enfermement sur le divan pour
écouter monter à ses lèvres l'aveu d'un désir refoulé durant des siècles et surprendre
le secret des rapports entre la transgression politique qu'elle a déjà osée et des
interdits qu'elle n'ose rejeter encore. Mais l'écoute de Sade, derrière le divan, n'est
pas silencieuse de fraternelle, elle se fait complice, exaltée, à la fin impérative. Il
prend sur lui d'indiquer à une patiente divisée contre elle-même les voies nouvelles
où s'opérera l'immense renversement des valeurs éthiques, dont lui-même est le
prophète impatient. Finalement, au comble de l'exaltation, il va offrir à la jeune
femme, au fond du drageoir, les mouches cantharides d'un fameux libelle Français,
encore un effort si vous voulez être républicain (1795).
Il n'y a pas, alors que la Terreur est devenue le moteur du gouvernement de
la France, de texte plus allègre que celui-là, plus grinçant, plus insolent pour
LE MAL
héros coupable est condamné puis le tyran est écarté du pouvoir, un ordre nouveau
s'instaure, apparaît un langage autre, peut-être une jouissance autre.
De même l'homme est limité depuis des millénaires dans son désir multidi-
mensionnel pour que, selon la formule consacrée, le passage puisse se maintenir
de la nature à la culture; il est tenu ainsi de choisir hors de la cité, hors de la
maison, sa ou ses compagnes. Voilà donc son instinct de possession alimentant une
source d'exploits de conquête (Jason et les Argonautes), d'acquisition de grands
biens (la Toison d'Or), de renommée, de tout ce qui est utile pour la parade et la
pariade. Grâce à quoi l'étrangère (Médée, princesse de Mingrélie) subira l'attraction
de l'étranger dont elle viendra enrichir la lignée et la psyché.
Mais que leur champ matrimonial doive ainsi s'autolimiter, certains le
ressentiront un jour comme une gêne insupportable, une entrave à leur liberté, le
sentiment d'appartenir à la caste des hommes quelconques. Car le poids des
interdits n'est jamais réparti également entre les différents niveaux de la société,
et seuls les gens du commun en supportent intégralement la lourdeur. Au sommet
de l'échelle, tout n'est-il pas permis? Dans la deuxième moitié du xvme siècle,
l'inventaire des continents s'achève par la prospection des fleuves et des côtes
d'Afrique, le quadrillage de l'océan Pacifique. La comparaison à travers le temps
où l'espace peut s'opérer des institutions entre elles, des prohibitions ou des
prescriptions par exemple, l'aristocratie hawaïenne, sur qui Cook note ses premières
observations, partage, en matière de dispense des interdits matrimoniaux, des
privilèges semblables à ceux de la dynastie pharaonique, de la famille royale des
Incas ou des Bantous. Certes, nos philosophes des Lumières ne sont pas à même
de connaître la subtilité des sociétés à parenté dite complexe, encore moins la
complexité à laquelle leurs petits-fils s'affrontent dès qu'ils s'intéressent au plus
petit problème universel. Réciproquement, ces aïeux pensaient, écrivaient ou
songeaient de l'intérieur d'une société dont ces petits-fils n'ont plus qu'une très
vague idée à savoir la monarchie absolue, institution divine.
Il n'est pas difficile alors au philosophe, quand il se met en tête de grignoter
un ordre dont il pressent qu'il arrive à son terme, de peindre sous un jour hideux
le tyran déflorant au Parc-aux-Cerfs, la petite fille qu'on lui tient1 ou le père
dénaturé abusant de ses filles! Inceste noir royal satires, pamphlets, chansons, que
n'a-t-on ouï, dans le faubourg qui va de Versailles à Paris, sur Louis XV, dit
naguère le Bien-Aimé!
Mais, ceci arrive souvent, après le reproche, la conduite imitative quand le
philosophe projette de célébrer la fin des interdits comme signe de l'avènement
d'un nouvel ordre et de l'égalisation des conditions, quel meilleur genre choisir
que le roman d'initiation, l'inceste rose écrit en un style piquant, gai, léger, qui
1. C'est en servant comme valet à la table d'un haut magistrat, bien informé sur la Cour, que
Damien entendra le récit et décidera « d'égratignerle Roi à titre d'avertissement.
LE MAL
BERTRAND D'ASTORG
Bertrand d'Astorg a bien voulu nous confier ces pages quelques jours avant sa mort,
survenue le 21 octobre 1988.
La version originale de cette « variation » étant trop longue pour être publiée
intégralement dans notre revue, l'auteur a procédé lui-même aux allègements nécessaires,
malgré les ruptures de rythme qui en résultent.
Pour ceux de nos lecteurs qui ne connaîtraient pas l'œuvre de Bertrand d'Astorg,
rappelons les titres de quelques-uns de ses livres
LE CIEL EN CREUX..
La formule, tirée du Dessous de cartes d'une partie de whist, dans Les Diaboliques
de Barbey d'Aurevilly, est bien connue. Son contexte l'est peut-être un peu moins
Les natures au cœur sur la main ne se font pas l'idée des jouissances solitaires
de l'hypocrisie, de ceux qui vivent et peuvent respirer, la tête lacée dans un masque.
Mais quand on y pense, ne comprend-on pas que leurs sensations aient réellement
la profondeur enflammée de l'enfer? Or, l'enfer, c'est le ciel en creux. Le mot
diabolique ou divin, appliqué à l'intensité des jouissances, exprime la même chose,
c'est-à-dire des sensations qui vont jusqu'au surnaturel'.
cachant si parfaitement son jeu que nul ne soupçonne ses relations coupables avec
Marmor de Karkoël. Jouissance purement « spirituelle » donc, mais capable de
procurer des sensations d'une intensité infinie, dont le reflet, pour ainsi dire, se
donne à lire sur le dos nu de l'auditrice.
Du coup, le « creux» par lequel l'enfer est qualifié fait problème. Ce n'est
pas celui d'une négativité celle du mal opposable à la positivité du bien, mais
celui d'une empreinte, l'empreinte d'un cachet frappé au coin d'une transcendance,
dont la marque vient s'inscrire dans le corps du transgresseur. Celui-ci devient par
là même un témoin, un martyr au sens premier du terme, dont le rôle n'est pas
de révéler, comme don Juan dans le final de la pièce de Molière, l'infaillibilité
d'une justice divine qui s'abat du dehors sur le coupable, mais ce qui se trame au
cœur de la problématique ét pourtant très réelle jouissance qu'est la jouissance du
mal. Qualifier cette transcendance de divine ou de diabolique, c'est atténuer le
scandale qu'enveloppe son mode de manifestation en la référant à un ordre de
l'être qu'elle a précisément pour résultat de mettre en question, sans parvenir
pourtant à effacer l'effet ravageur que provoque le caractère indécidable de
l'alternative. Barbey, qui se veut bon catholique, tente de l'adoucir dans sa préface
à l'édition originale des Diaboliques, où il souligne qu'elles « ont été écrites par un
moraliste chrétien », et où il annonce « après les Diaboliques, les Célestes », qui
seront comme l'œil bleu faisant pendant à cet œil noir, qui n'est qu'une partie du
visage complet de la nature. Il ne peut cependant s'empêcher d'ajouter honnêtement
« .si on trouve du bleu assez pur. Mais y en a-t-il? l»
1.« Edgar Poe, sa vie et ses œuvres», in Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,
1975, t. II, p. 306.
2. Voir en particulier Marc Eigeldinger, Le Platonisme de Baudelaire, Neuchâtel, La Baconnière,
1973. La plupart des exemples invoqués sont cependant discutables. Pour nous limiter au plus célèbre
d'entre eux, Correspondances, comment ne pas remarquer que « l'expansion des choses infinies » est
réservée aux parfums « corrompus, riches et triomphants » ? Eux seuls « chantent les transports de
l'esprit et des sens », en vertu d'une expérience où la chair et l'esprit sont engagés dans le sens même
que le présent article tente de définir.
3. Lettre de Victor Hugo à Baudelaire du 6 octobre 1859.
LE MAL
méchanceté », Sade retourne comme un gant, ainsi que le montre Jacques Lacan 1,
l'impératif catégorique kantien, qui est une tentative pour échapper par le haut
aux apories d'une morale du sentiment ou de la raison instituée. Bien que nous
ignorions l'étendue exacte de la lecture de Sade par Baudelaire 2, il apparaît assez
clairement que la douleur et l'échec, dans lesquels il s'installe dès son entrée dans
la vie adulte avec une application taxée bien légèrement par Sartre de mauvaise
foi, ne sont pas seulement à ses yeux le résultat de l'incompréhension des siens
ou de la sottise de ses semblables, mais sont perçus par lui comme une structure
fondamentale de l'existence, qui s'oppose à son aspiration au bonheur et n'est
susceptible d'aucune justification rationnelle.
De cela nous avons la preuve rétrospective dans la manière dont il interprète
la destinée maudite d'Edgar Poe, en qui il voit une sorte de double de lui-même
Y a-t-il donc une Providence diabolique qui prépare le malheur dès le berceau ?
Tel homme, dont le talent sombre et désolé vous fait peur, a été jeté avec
préméditation dans un milieu qui lui était hostile 3.
Ce texte date de 1852. Mais l'idée lui est depuis longtemps familière d'une Nature
dont la finalité impénétrable échappe à toute distinction possible entre le Bien et
le Mal. Dans le Choix de maximes consolantes sur l'amour (1846) il envisage le cas
où « l'héroïne de votre cœur, ayant abusé du fas et du nefas, est arrivée aux limites
de la perdition ». Et voici la réflexion qu'il suggère à l'amant de la déplorable
créature
Moins scélérat, mon idéal n'eût pas été complet. Je le contemple et me soumets;
d'une si puissante coquine la grande Nature seule sait ce qu'elle veut faire. Bonheur
et raison suprêmes! absolu! résultante des contraires! Ormuz et Arimane, vous êtes
les mêmes 4
Dans cet aveu se dessine une première issue au mal-être dans lequel Baudelaire
s'enfonce dès son entrée en poésie puisque le mal constitue la trame de l'existence,
en faire une source de jouissance, dont le caractère narcissique est bien souligné
par la présence d'un miroir. Réservons pour plus tard le problème du rapport entre
ce masochisme et la perversion cliniquement définie, et insistons sur le rôle pour
ainsi dire homéopathique dévolu aussi bien au sadisme qu'au masochisme baude-
1. Ibid., p. 548-549.
2. Cf. le sonnet « Une nuit que j'étais près d'une affreuse Juive » dans Les Fleurs du mal (t. I,
p. 34), et surtout le poème de jeunesse Je n'ai pas pour maîtresse une lionne illustre » (p. 203-204), où
la laideur de la prostituée, complaisamment détaillée, ne sert pas de repoussoir, comme dans le sonnet,
à une figure angélique, mais est englobée dans la profession de foi amoureuse que constitue le poème.
Cette Sarah, dite Louchette, joue d'ailleurs un rôle important dans les agencements de la« Providence
diabolique » qui commande la vie de Baudelaire c'est peut-être elle qui lui a inoculé la syphilis dont
il mourra, et c'est certainement à cause d'elle qu'a commencé à s'ourdir la conspiration familiale qui
aboutira, en août 1844, à la mise en tutelle définitive du poète.
3. « Dieu (.) qui avez peut-être mis le goût de l'horreur dans mon esprit pour convertir mon
coeur, comme la guérison au bout d'une lame (.)» (t. I, p. 356). L'interprétation que suggère le contexte
est, à coup sûr, chrétienne. La tentation du blasphème sadien (l'Être suprême en méchanceté) est
cependant perceptible dans l'interrogation finale: « Ô Créateur! peut-il exister des monstres aux yeux
de Celui-là seul qui sait pourquoi ils existent, comment ils se sont faits et comment ils auraient pu ne
pas se faire?
4. T. I, p. 208.
LE MAL
lairien. Il s'agit dans les deux cas, sinon de guérir le mal par le mal, du moins de
remplacer un mal passivement subi par un mal activement assumé, et de vérifier,
de consolider ainsi, par son acquiescement ou son intervention agressive, le mystère
d'iniquité qui constitue le fond indicible du réel. Les fantasmes sadiques dont
l'œuvre de Baudelaire est parsemée disent moins le plaisir de faire souffrir et
d'humilier l'autre que le désir de l'attirer dans le cercle de souffrance et d'humiliation
où l'on est soi-même emprisonné, et de rétablir ainsi un équilibre que l'indifférence,
la santé ou la « sainteté » de l'autre démentaient scandaleusement.
Très significatif, à cet égard, est le fait que le poème à connotations fortement
sadiques À celle qui est trop gaie, que nous lisons maintenant parmi les « pièces
condamnées », précédait immédiatement, dans l'édition originale des Fleurs du mal,
le poème Réversibilité, dans lequel on aurait tort de ne voir que la demande
d'intercession mystique contenue apparemment dans la dernière strophe
1. Perfection qui n'est pas, au demeurant, celle d'une sainteté dont les mérites pourraient être
« reversés », conformément au dogme de la communion des saints, sur l'âme pécheresse du poète, mais
celle d'un excès de dons naturels scandaleux pour celui qui en est injustement dépourvu.
LE CIEL EN CREUX
II en est un qui ne contribue pas peu à brouiller les cartes, mais qui joue
cependant un rôle essentiel c'est le facteur religieux, ou du moins une certaine
manière de mettre dans son jeu l'idéologie chrétienne. Lorsque Baudelaire écrit
« De Maistre et Edgar Poe m'ont appris à raisonner » il faut le croire sur parole.
Laissons de côté pour l'instant le rôle d'Edgar Poe. Ce que Joseph de Maistre lui
apporte essentiellement, c'est une interprétation de la doctrine du péché originel
à l'intérieur de laquelle peut facilement s'inscrire, dans une certaine mesure, la
conception autodestructrice et autopunitive de la nature dont il vient d'être question.
Certes, Joseph de Maistre croit, conformément à l'enseignement de l'Église, à une
perfection originelle de la création qui aurait été rompue par une faute imputable
au premier homme, mais, dans son désir de démontrer que la loi divine et la loi
naturelle se confondent, il a tendance à présenter le mal et sa réparation par le
sacrifice, l'effusion du sang, la douleur justement ou injustement subie, comme des
nécessités inscrites dans l'ordre des choses, comme des automatismes spirituels,
plutôt que comme les éléments d'un drame où la liberté d'une transgression appelle
et provoque la liberté d'une rédemption. De Joseph de Maistre Baudelaire a surtout
retenu la caution qu'il apporte à sa conviction intime d'une corruption et d'une
malfaisance foncières de la nature, qui ne peut être rachetée que par une exténuation
de la matière et de la vie ce qui justifie et conforte son « goût de l'horreur» et
lui permet de doter ses tendances sado-masochistes d'une vertu purificatrice.
Que Baudelaire ait pu passer de là, provisoirement ou définitivement, à une
attitude religieuse où l'auto-accusation se transforme en repentir ouvert sur l'avenir,
et où la prière devient une invocation à Dieu comme Autre et non « une opération
magique »2 ou un réservoir de forces 3, c'est là une question qui échappe à nos
moyens d'investigation, et qui, au surplus, ne touche pas au fond de notre problème.
Celui-ci, en revanche, s'éclaire beaucoup si l'on examine comment l'expérience du
1. Ibid., p. 669. C'est probablement en 1850 ou en 1851 que Baudelaire a vraiment pris connaissance
de la pensée de Joseph de Maistre. Cf. Claude Pichois et Jean Ziegler, Baudelaire, Julliard, 1987, p. 290.
À cette date, la plupart des poèmes des Fleurs du mal étaient déjà écrits.
2. « Fusées », in Œuvres complètes, t. 1, p. 659.
3. Voir la section « Hygiène» des journaux intimes, notamment p. 673.
LE CIEL EN CREUX
mal expérience en grande partie imaginaire, précisons-le une fois pour toutes
débouche sur des attitudes qui se caractérisent par l'ouverture à une certaine forme
de transcendance.
La première est une exaltation de l'artifice comme moyen d'échapper à ce
qu'on pourrait définir, en termes sartriens, comme une aliénation dans l'en-soi. Ici
encore, bien entendu, la superposition d'une idéologie chrétienne à des tendances
qui ont leur origine ailleurs produit des confusions par lesquelles il importe de ne
pas se laisser égarer. Le chapitre intitulé « Éloge du maquillage », dans l'article sur
Constantin Guys, s'efforce de justifier la supériorité de l'artifice sur la nature par
la corruption de celle-ci, imputable au péché originel
Passez en revue, analysez tout ce qui est naturel, vous ne trouverez rien que
d'affreux. Tout ce qui est beau et noble est le résultat de la raison et du calcul.
Le crime, dont l'animal humain a puisé le goût dans le ventre de sa mère, est
originellement naturel. La vertu, au contraire, est artificielle, surnaturelle, puisqu'il
a fallu, dans tous les temps et chez toutes les nations, des dieux et des prophètes
pour l'enseigner à l'humanité idéalisée, et que l'homme, seul, eût été impuissant à
la découvrir. Le mal se fait sans effort, naturellement, par fatalité; le bien est
toujours le produit d'un art
1.
De même, Baudelaire écrit, dans ses Notes nouvelles sur Edgar Poe, pour démontrer
l'absurdité de la croyance au progrès naturel de l'homme « La nature ne fait que
des monstres 2. » II suffit cependant de rapprocher ces déclarations tardives, datant
respectivement de 1863 et de 1857, du portrait moral de Samuel Cramer dans La
Fanfarlo (1847), appartenant à ses débuts littéraires, pour se rendre compte que le
goût de Baudelaire pour l'artifice préexiste de beaucoup aux arguments théologiques
qu'il invente pour le justifier. Samuel partage avec la Fanfarlo le goût des mets
sophistiqués et des assaisonnements étranges. Il aime la chambre de la danseuse
parce qu'elle est « très petite, très basse, encombrée de choses molles, parfumées
et dangereuses à toucher », et parce que « l'air, chargé de miasmes bizarres, donnait
envie d'y mourir lentement, comme dans une serre chaude »; il veut posséder la
Fanfarlo dans son costume et avec son maquillage de théâtre, car « il aimera
toujours le rouge et la céruse, le chrysocale et les oripeaux de toute sorte3 ». Mais
qui ne voit que le tourniquet s'est de nouveau mis en marche? Les goûts de
Samuel Cramer peuvent à juste titre être qualifiés de pervers. Mais la perversité
est-elle moins naturelle que la nature, dont elle est une des dimensions, et sans
doute la plus cachée et la plus profonde? Même contradiction dans les Notes
nouvelles sur Edgar Poe. Il est impossible, nous dit Baudelaire, de croire au progrès
parce que la nature ne fait que des monstres. Mais, quelques lignes plus loin,
opposant à la civilisation moderne, qui est un des résultats de cette productivité
monstrueuse, l'état de l'homme sauvage, il justifie la supériorité du sauvage sur le
civilisé par le fait que le premier, étant « encyclopédique », possède, outre les
qualités morales qu'on attribue ordinairement aux êtres intacts, tout ce qui est
nécessaire pour dépasser et contrarier la nature « Il a le prêtre, il a le sorcier, il
a le médecin. Que dis-je? il a le dandy, suprême incarnation de l'idée du beau
transportée dans la vie matérielle.» Sa religion elle-même, toute fondée qu'elle est
sur les sacrifices humains, apparaît préférable à l'immonde et « progressiste » religion
de l'argent'. On en revient au même point suivre la nature, est-ce se livrer à
cette « joie de descendre 2, dont la civilisation moderne est une des preuves les
plus abjectes, ou puiser dans cette nature même ce qui permet de la combattre?
Avant de nous interroger sur la forme particulière de transcendance à laquelle
cette exaltation de l'artifice ouvre la voie, suivons quelques-uns de ses prolongements
dans la littérature de la fin du xixe siècle. Le triomphe du positivisme et du
scientisme, dont l'esthétique naturaliste a, théoriquement, embrassé la cause
provoque une réaction de lassitude et de frustration chez une certaine catégorie
d'artistes, dont Huysmans est un exemple d'autant plus remarquable qu'au moment
où le retournement s'opère en lui, de façon en grande partie inconsciente, il adhère
encore assez largement à la conception de l'art qui se trouve ainsi mise en cause.
En créant le personnage de des Esseintes, il donne en quelque sorte, à une
cinquantaine d'années de distance, un disciple à Samuel Cramer, et il l'enferme
dans les mêmes contradictions que son prédécesseur. Tout, dans le mode d'existence
qu'adopte des Esseintes, dans les goûts qu'il professe, dans les actions qu'il tente,
s'inspire du désir de contrarier la nature, dans l'espoir d'échapper à « l'immense
ennui » qui l'opprime et de prendre ses distances avec « l'immense déluge de la
sottise humaine3 ». Parmi les moyens qu'il emploie à cet effet les perversions
occupent une grande place, soit qu'il se hasarde lui-même à les pratiquer, soit qu'il
en admire la représentation dans les œuvres d'art qu'il révère homosexualité (dans
ses relations épisodiques avec le jeune efféminé); inversion des sexes (dans sa liaison
avec la femme acrobate); sadisme (dans sa tentative pour faire d'un gamin des rues
un assassin et dans ses longues rêveries devant la Salomé de Gustave Moreau),
masochisme (dans sa conduite avec la femme ventriloque), satanisme (dans sa
fréquentation des livres de sorcellerie). Mais n'est-ce pas la nature elle-même qui
s'offre à lui dans sa nudité monstrueuse à travers ces symptômes de dégénérescence,
qui s'imposent à lui comme à son siècle ainsi qu'une maladie qu'il n'était pas, en
fin de compte, au pouvoir de l'homme de provoquer?
1. T. II, p. 326.
2. Mon cœur mis à nu, 1. 1, p. 683.
3. Huysmans, À Rebours, Garnier-Flammarion, 1978, p. 66.
LE CIEL EN CREUX
L'épisode des fleurs exotiques et du rêve qui lui fait suite illustre le paradoxe
de façon éclatante. Après avoir rassemblé une collection de « fleurs factices singeant
les véritables fleurs », des Esseintes se fait livrer par brassées « des fleurs naturelles
imitant des fleurs fausses ». Tout en elles, en effet, rappelle l'étoffe, le métal, la
porcelaine, les substances chimiques, les armes. Mais là n'est pas le dernier degré
de la productivité monstrueuse de la nature, qui provoque chez lui l'horreur et
l'extase
Quand elle n'avait pas pu imiter l'œuvre humaine, elle avait été réduite à copier
les membranes intérieures des animaux, à emprunter les vivaces teintes de leurs
chairs en pourriture, les magnifiques hideurs de leurs gangrènes.
Tout n'est que syphilis, songea des Esseintes1.
Ainsi ses tendances vers l'artifice, ses besoins d'excentricité n'étaient-ils pas, en
somme, des résultats d'études spécieuses, de raffinements extraterrestres, de spé-
culations quasi théologiques; c'étaient, au fond, des transports, des élans vers un
1. Ibid., p. 137.
2. Ibid.
3. Ibid., p. 56.
LE MAL
idéal, vers un univers inconnu, vers une béatitude lointaine, désirable comme celle
que nous promettent les Écritures
Ce qui est vrai du goût de l'artifice l'est également des rêveries provoquées par le
souvenir d'une fugitive expérience homosexuelle
Hélas! les vices de l'homme, si pleins d'horreur qu'on les suppose, contiennent
la preuve (quand ce ne serait que leur infinie expansion!) de son goût de l'infini;
seulement, c'est un goût qui se trompe souvent de route 3.
Le désir est donc, sous un premier aspect, conformément à l'idée que s'en font
Balzac et d'autres romantiques, une force d'expansion qui reste identique à elle-
même, soit qu'elle propulse l'être humain vers le Bien, soit qu'elle le précipite
vers le Mal. « L'esprit humain regorge de passions, dit encore Baudelaire dans la
suite du même passage, il en a à revendre (.) mais ce malheureux esprit (.) est
fécond en paradoxes qui lui permettent d'employer pour le mal le trop-plein de
cette passion débordante.» Mais alors qu'une force, si puissante soit-elle, a forcément
des limites, qui sont celles de tout ce qui fait partie de l'univers, le désir humain
porte en lui l'infini dans la mesure où il ne peut, par définition, être comblé.
L'infinie expansion des vices humains n'est pas celle d'un gaz qui tendrait à remplir
tout l'espace disponible, mais celle d'une série, qui peut être continuée indéfiniment
parce que le manque inhérent au désir procède d'une négativité à laquelle il
n'existe pas de bornes. À la conception énergétique, à laquelle Baudelaire reste
1. Ibid., p. 126.
2. Ibid., p. 151.
3. T. 1, p. 402.
LE CIEL EN CREUX
attaché, se superpose ici une intuition d'une autre nature, que Lacan traduira en
faisant appel aux concepts de la linguistique ou aux graphes algébriques, et qui
donne à la place vide un pouvoir multiplicateur sans limites.
Cette place vide, c'est le plus souvent, chez Baudelaire, l'expérience du mal
qui permet de la repérer, parce qu'en elle l'aspiration n'est pas aspiration à un
surplus d'être, mais aspiration d'une déficience de l'être. De cela les poèmes
consacrés à l'amour lesbien apportent la preuve. Si Baudelaire a été fasciné par
les lesbiennes au point d'avoir songé pendant un certain temps à placer tout son
recueil de poèmes sous leur invocation', c'est parce que l'amour lesbien est pour
lui, par excellence, celui qui ne comporte aucune possibilité d'être satisfait, et qui
révèle par conséquent mieux que tout autre la béance inhérente au désir humain
s'écrie la plus jeune des lesbiennes dans Delphine et Hippolyte. C'est donc à juste
titre que les « femmes damnées» sont qualifiées de « chercheuses d'infini », mais à
condition de préciser que cet infini est par définition hors d'atteinte. D'où l'injonction
paradoxale sur laquelle se clôt Delphine et Hippolyte
Chercher l'infini et le fuir, dans les conditions posées par l'expérience du mal,
c'est une seule et même chose.
Si, au sein de cette expérience, la sensation peut être dite porteuse d'infini,
ce n'est donc pas parce qu'elle recèle une plénitude qui excéderait les limites des
capacités humaines, mais parce qu'elle dispense un vertige dans lequel toute notion
de limite s'efface. Telle est la jouissance du mensonge dans lequel s'enferme la
comtesse de Stasseville. Telle est aussi, dans un autre récit des Diaboliques, À un
dîner d'athées, la forme particulière de plaisir sensuel que procure le corps de la
Rosalba, dont la dépravation profonde se revêt de tous les dehors de l'innocence
« Dans la sensation, qui est finie, comme disent les philosophes dans leur infâme
baragouin, elle transportait l'infini 2. »
1. C'est sous le titre Les Lesbiennes que sont annoncées les futures Fleurs du mal sur les couvertures
d'un certain nombre de publications entre octobre 1845 et janvier 1847. Claude Pichois (Œuvres
complètes, t. 1, p. 793-794) fait remarquer que le mot avait un sens moins précis à l'époque, où il
désignait toutes sortes de débauches, que de nos jours. Il reste que c'est bien à l'amour lesbien au sens
actuel qu'étaient consacrés quatre importants poèmes de la section « Fleurs du mal ».
2. Cf. Baudelaire « Mais qu'importe l'éternité de la damnation a qui a trouvé dans une seconde
l'infini de la jouissance ? » (Le Mauvais Vitrier).
LE MAL
La force du sadisme, l'attrait qu'il présente, gît donc tout entier dans la jouissance
prohibée de transférer à Satan les hommages et les prières qu'on doit à Dieu; il
gît donc dans l'inobservance des préceptes catholiques qu'on suit même à rebours,
en commettant, afin de bafouer plus gravement le Christ, les péchés qu'il a le plus
expressément maudits la pollution du culte et l'orgie charnelle
1. A Rebours, p. 191.
2. Huysmans, Là-Bas, Garnier-Flammarion, 1978, p. 73.
3. Ibid., p. 237.
LE CIEL EN CREUX
La symétrie entre l'élan vers le bien et l'élan vers le mal, telle que la postule
la formule de Barbey d'Aurevilly et telle que l'illustrent Huysmans et Bernanos,
suppose-t-elle forcément l'adhésion à une vision théologique du monde, où deux
acteurs surnaturels, Dieu et Satan, auraient la place que la tradition leur attribue?
C'était là, à n'en pas douter, la croyance personnelle de Bernanos, mais les propos
qui viennent d'être cités n'y font aucune allusion directe, et ils gardent peut-être
tout leur sens si l'on s'efforce de les lire en dehors de toute référence chrétienne.
Sur ce point encore l'exemple de Baudelaire donne à réfléchir. Le texte où il
a le plus nettement souligné et commenté la gratuité d'un acte mauvais est le
poème en prose intitulé Le Mauvais Vitrier, où il s'inspire de très près du Démon
de la perversité d'Edgar Poe. Il y évoque, comme celui-ci, ces actions subites,
dangereuses, destructrices ou apparemment absurdes, qui semblent directement
issues de ce que Freud repérera comme l'instinct de mort, et il en donne un
exemple soi-disant personnel la destruction parfaitement immotivée de toute la
marchandise d'un malheureux vitrier, qu'il avait fait monter chez lui sous prétexte
de s'enquérir s'il n'avait pas des verres de couleur (le goût de l'artifice se trouvant
ainsi étroitement associé au mouvement pervers). Faut-il voir dans de telles actions
la main du diable ? Certes, Baudelaire parle à leur propos de « cette humeur,
hystérique selon les médecins, satanique selon ceux qui pensent un peu mieux que
les médecins, qui nous pousse sans résistance vers une foule d'actions dangereuses
ou inconvenantes2 ». Certes encore, il répond à Flaubert, qui s'était dit choqué
dans son agnosticisme par les allusions trop insistantes des Paradis artificiels à
« l'Esprit du mal »
J'ai été très frappé de votre observation, et étant descendu très sincèrement dans
le souvenir de mes rêveries, je me suis aperçu que de tout temps j'ai été obsédé
par l'impossibilité de me rendre compte de certaines actions ou pensées soudaines
de l'homme sans l'hypothèse de l'intervention d'une force méchante extérieure à
lui 3.
Mais il faut toujours, avec Baudelaire, faire la part du plaisir de la provocation (il
ajoute dans sa réponse à Flaubert « Voilà un gros aveu dont tout le xixe siècle
conjuré ne me fera pas rougir »). À tout ce que nous venons d'écrire pour montrer
que le vertige du mal a, chez Baudelaire, d'autres sources que théologiques, il
faudrait ajouter la place vraiment royale « dans la ménagerie infâme de nos vices »
réservée, en tête des Fleurs du mal, à l'Ennui, qui « ferait volontiers de la terre un
débris, Et dans un bâillement avalerait le monde ».
Toute la force d'aspiration du vide, dont nous avons essayé d'esquisser la
genèse, se trouve concentrée dans ce « péché », qui ne figure dans aucun catéchisme.
Quel est le philosophe français qui, pour railler les doctrines allemandes modernes,
disait « Je suis un dieu qui ai mal dîné » ?Cette ironie ne mordrait pas sur un
esprit enlevé par le haschisch; il répondrait tranquillement « II est possible que
j'aie mal dîné, mais je suis un Dieu 2. »
1. En fait, la qualification d'hystérique, que lui attribue Baudelaire lui-même, paraît convenir
beaucoup mieux. Contrairement à ce qui se passe chez le pervers, la perception de l'autre en tant que
tel y joue un rôle « Je fus pris à l'égard de ce pauvre homme d'une haine aussi soudaine que
despotique »; et c'est le manque, chez cet autre, de quelque chose qui évoque le manque dont souffre
le sujet lui-même (les verres colorés permettant de voir la vie en beau) qui provoque l'impulsion
destructrice.
2. T. I, p. 437.
LE CIEL EN CREUX
Edgar Poe dit, je ne sais plus où, que le résultat de l'opium pour les sens est de
revêtir la nature entière d'un intérêt surnaturel qui donne à chaque objet un sens
plus profond, plus volontaire, plus despotique. Sans avoir recours à l'opium, qui
n'a connu ces admirables heures, véritables fêtes du cerveau, où les sens plus
attentifs perçoivent des sensations plus retentissantes, où le ciel d'un azur plus
transparent s'enfonce comme un abîme plus infini, où les sons tintent musicalement,
où les couleurs parlent, où les parfums racontent des mondes d'idées
C'est aussi, nous l'avons vu, tout le contraire du comblement d'un manque qui
fascine Baudelaire dans l'amour des lesbiennes. Le sadisme lui-même apparaît
beaucoup moins comme l'exercice d'une maîtrise, comme une capture de l'Autre
par laquelle le sujet substitue sa propre loi à celle qui règle le fonctionnement du
désir, que comme la révélation du vide inépuisable que le désir recèle 2. Ainsi dans
Une martyre
1. « Exposition universelle (1855) », in Œuvres complètes, t. Il, p. 596. Voir sur ce sujet mon article
«Baudelaire et le surnaturalisme", dans Le Surnaturalisme français, Neuchâtel, La Baconnière, 1976.
2. Cf. Daniel Sibony, Perversions, Grasset, 1987, p. 36-66.
LE MAL
d'un récit, qui vise à provoquer chez l'auditeur et le lecteur un choc, une
interrogation, « une espèce d'horreur rêveuse », qui ouvre à l'esprit médusé des
abîmes sans limites. Si « l'enfer c'est le ciel en creux », ce n'est pas en vertu d'une
équivalence statique, mais à cause de la puissance térébrante que lui donne la
poésie, à laquelle on peut bien appliquer cette sentence de Baudelaire
MAX MILNER
POURQUOI LE MAL?
On se souvient que Freud dans « L'Analyse avec fin et l'analyse sans fin»
distingue parmi les causes qui font obstacle à la guérison deux formes d'expression
de la pulsion de mort. La première, dite « liée », est rattachable au Surmoi; elle
peut être comprise en termes de culpabilité et alimente le besoin d'autopunition.
La seconde, « libre », est pour ainsi dire flottante, diffuse; c'est celle qui serait
responsable de l'accrochage obstiné à la maladie. Cette façon de voir peut se
discuter. Elle l'a été et je n'ai pas l'intention de m'y appesantir. Je voudrais
seulement utiliser l'opportunité qu'elle me donne d'opposer deux formes de relation
au mal, au sens de maladie, la première compréhensible, la seconde échappant à
toute compréhension.
Il n'en va pas autrement avec la question du mal moral. Une part de ses
causes s'analyse, se comprend, s'explique. Mais une autre part reste opaque et
semble échapper à toute causalité. C'est peut-être sa racine la plus essentielle.
Paraphrasant Angelus Silesius, je serais tenté de dire « Le mal est sans pourquoi 1.»
Maladie, mal. La relation entre ces deux notions prend tout son sens en psychanalyse
parce que la maladie psychique, le mal de l'âme, dans ses formes les plus rebelles,
peut s'interpréter comme une maladie du mal.
C'est bien le cas de la réaction thérapeutique négative ou du masochisme
originaire. Étrange retour des choses. La psychanalyse est née d'avoir exorcisé
l'hystérie, longtemps tenue pour une démonopathie. Le diable a été chassé du
corps de l'hystérique, ce qui a permis de voir ce qu'il cachait le fantasme sexuel
inconscient. Avec le fil d'Ariane de l'hystérie le labyrinthe des névroses devait
livrer son architecture secrète. Du moins était-il permis de l'espérer. L'expérience
aidant, il fallut reconnaître que la sortie du labyrinthe, un moment entr'aperçue,
était loin d'être en vue. Il se pourrait que toute la théorie de la pulsion de mort
n'ait au fond qu'un seul but trouver une explication à l'échec de l'analyse. Le
masochisme originaire ne serait alors que le nom savant pour dire la damnation
1. « La rose est sans pourquoi » (Angélus Silesius cité par Heidegger et d'autres).
LE MAL
de l'âme pour son péché originel à laquelle l'hystérique des temps passés était
vouée. Ensuite, ce n'est plus du sexe que l'âme est malade (ou du sexe seul) c'est
de la mort.
subjectivé tombe sous le coup de la pulsion de mort sous la forme d'une déliaison
primordiale. La pulsion de mort délie et ce qui se délie de par son action ne risque
plus de délier ce qui a commencé à se lier. Nous verrons que cette idée sera
contredite par d'autres affirmations. Un tel glissement peut rendre compte de
l'interprétation kleinienne de la pensée freudienne puisqu'on sait combien Melanie
Klein se voulait dans le droit fil des conceptions de Freud. L'opposition originelle
entre Moi-dedans-bon et Étranger-dehors-mauvais va se muer en opposition entre
instincts de vie (bons) et instincts de mort ( mauvais) d'une part et, d'autre part,
de manière tout à fait complémentaire, entre bon objet et mauvais objet. Plus tard,
Bion donnera à cette déliaison un statut capital dans sa théorie de la pensée. Ce
qui s'évacue ainsi, c'est l'inassimilable (les éléments bêta nés des impressions brutes
des sens) expulsé au moyen de l'identification projective. Mais, chez Melanie Klein
et dans une moindre mesure chez Bion, on reste fixé à la position dépressive, non
seulement comme à une étape importante, mais comme s'il s'agissait du terme.
On substitue à l'évolution proposée par Freud principe de plaisir -> principe de
réalité une autre position schizoparanoïde -> position dépressive. Le parallèle est-
il justifié? Il me semble que oui. Freud ne postule-t-il pas que l'instauration du
principe de réalité nécessite que les objets ayant procuré la satisfaction soient
perdus? Ce qui signifie que l'enfant accepte l'idée qu'ils ne sont pas partie de lui-
même et ont d'autres fonctions que celles de le satisfaire. Dire en outre qu'ils sont
perdus implique aussi que, retrouvés, ils pourraient disparaître à nouveau mais
cette fois à jamais. C'est-à-dire, entre autres, être détruits par la haine qu'on leur
voue. Dans l'optique kleinienne, c'est bien ce qui correspond à la position dépressive,
partiellement tout au moins l'objet est en voie de totalisation, donc existant pour
lui-même et non comme objet partiel; l'enfant craint de le perdre, se reproche le
mal qu'il lui aurait fait ou serait encore tenté de lui faire, etc. On saisit ici
l'articulation entre le mauvais au sens du persécuteur, celui qui me veut du mal
et le mauvais au sens du pécheur, celui en moi qui veut le mal d'autrui. Mais est-
ce là le signe de l'accès au principe de réalité? La phase dépressive vaut de façon
identique pour la fille comme pour le garçon. Que devient la différence des sexes?
Serait-elle contingente? Que devient la différence des générations? En réalité, c'est
bien la question de la génération elle-même qui n'est pas posée. Même s'il n'y a
pas correspondance point par point, entre les deux théories, de nombreux recou-
pements éclairent les rapports de l'une à l'autre.
Poursuivons cependant l'examen des différences. Chez Freud, le modèle
originaire de la négation implique un déplacement ultérieur. Il n'est pas difficile,
à partir d'un tel schéma, d'y anticiper l'Œdipe tout entier. À la place du « Moi
plaisir purifié» incorporant le bon objet, on mettra l'objet du désir incestueux et à
la place de l'étranger mauvais et haï l'obstacle à la réalisation de ce désir qui fait
naître les vœux de mort à son endroit. On connaît la suite le Surmoi héritier du
complexe d'Œdipe. Tout chez Freud est construit pas nécessairement de façon
POURQUOI LE MAL?
délibérée mais c'est bien ce que l'on découvre a posteriori pour que des
harmoniques permettent aux différents temps de l'histoire de se répondre et aux
différents concepts de résonner entre eux. Si la référence inévitable à l'idée de
développement, de progression n'est jamais absente, elle ne s'affranchit pas du
souci de cohérence qui doit rendre compte de l'ultérieur par l'antérieur. Et si
l'antérieur éclaire l'ultérieur c'est parce que l'antérieur contient en germe ce qu'il
devra expliquer dans l'ultérieur. Le modèle de « La Négation », traitant des origines
de la structure psychique apparaît après coup c'est-à-dire après la théorie complète
du complexe d'Œdipe. En effet, c'est dans Le Moi et le Ça (1923) et dans ses
retombées (les trois articles de 1924-1925 sur « Les conséquences psychiques de la
différence anatomique entre les sexes », « L'organisation génitale infantile de la
libido » et « La dissolution du complexe d'Œdipe ») que le complexe d'Œdipe
reçoit enfin une élaboration approfondie. « La Négation » en 1925 est donc dans
le prolongement de ce courant.
Rien de tel chez Melanie Klein. Si chez Freud le Surmoi est sans conteste
œdipien ce qui n'exclut pas une culpabilité préoedipienne trouvant sa raison
d'être dans les vœux interdits d'inceste et de parricide, chez Melanie Klein le
terme de l'évolution psychique de la sexualité infantile est le deuil de la position
dépressive. C'est, semble-t-il, pour Melanie Klein le plus haut degré de maturation
que l'on puisse atteindre. Ce qui a fait dire que l'analyse kleinienne est culpabilisante.
Pour Freud la finalité de l'évolution psychosexuelle est non seulement la génitalité
mais le dépassement de l'angoisse de castration. Melanie Klein pleure ses morts
tandis que Freud pense à la perpétuation de la lignée. En somme la première reste
attachée à une vision qu'on pourrait rapprocher de la conscience malheureuse
tandis que Freud appelle de ses vœux la transformation de l'angoisse de castration
en renoncement pulsionnel et ouverture à la sublimation. Cette différence de
perspective entre Freud et Melanie Klein est au centre du débat. Car, si Freud à
la fin de sa vie a bien fait évoluer sa réflexion du côté de la pulsion de mort, il
n'a pas cessé malgré tout d'accorder une certaine confiance aux effets des pulsions
de vie (ou d'amour) qui se traduisent à travers la fonction sexuelle. Et même si
l'on peut trouver que l'équilibre entre les deux grandes puissances pencherait plutôt
du côté des pulsions de mort, la sexualité, le plaisir restent de puissants atouts
pour conjurer le mal, en dépit de la collusion possible de la sexualité avec la
destructivité dans le sadisme. Chez Melanie Klein, ce qui me frappe c'est moins
l'accent mis sur la destructivité que la dévalorisation du sexuel. Certes, les instincts
de vie occupent une place non négligeable dans sa pensée. Mais sa conception de
l'amour reste fort idéalisée et en tout cas désexualisée. C'est bien pourquoi le
terrain reste à la position dépressive et au deuil interminable. C'est aussi pourquoi
la problématique de la castration, avec sa forte charge sémantique et symbolique,
est littéralement noyée dans l'agressivité sadique dont elle n'est qu'une péripétie.
Le principe de réalité que nous invoquions plus haut n'a de sens pour nous
LE MAL
L'étrange retour des choses, qui devait faire resurgir le mal dans l'analyse
sous la forme du masochisme originaire après l'en avoir expulsé, à ses débuts, de
l'hystérie, n'est cependant pas l'éternel retour du même. Le démon de l'hystérie
n'était autre que la perversion, ce positif dont la névrose est la forme négative.
L'hystérique avait le diable au corps. Elleétait alors, conformément à sa réputation,
immorale. Il était prudent d'éviter le tête-à-tête avec elle. Il pouvait vous en coûter
de vous entendre accuser de tentative de viol. L'impasse était totale si l'on cédait
à sa séduction on était le pervers violeur. Et si l'on y résistait on l'était quand
même! On sait que l'apport de Freud consista à absoudre ces « pauvres femmes »,
grâce à l'invocation de l'inconscient. Elles ne le faisaient pas exprès! Bien davantage,
en affirmant, ensuite, que l'enfant était pervers polymorphe, Freud effectua la
démarche inverse. Cette fois, c'est l'innocence de l'enfance qui est contestée. Mais
comme il s'agit d'une condition absolument générale, source de toutes les perversions
ultérieures qui ne seraient que des fixations non dépassées, la perversion divorce
d'avec le mal. Il n'y a pas de mal à être pervers; fixation n'est pas vice et nul n'est
pervers volontairement.
Toute cette période de l'œuvre de Freud, celle des débuts, porte la marque
du désir de libération sexuelle. Il ne s'agit pas tant d'une libération à la Reich,
dans les mœurs et dans l'organisation sociale, ce qui ne fut qu'un des nombreux
malentendus auxquels donnèrent lieu les idées de Freud, mais d'une libération de
la pensée. Libération scientifique, neutre, objective, impartiale, capable d'aborder
de sang-froid n'importe quelle conduite humaine, n'importe quel désir agi autant
que fantasmé. Sans doute l'espoir que nourrissait une telle attitude était de se dire
que si l'on avait vraiment compris le sens et la genèse des perversions (et donc de
leur négatif: les névroses) l'interprétation des symptômes devait les dissoudre et
permettre au sujet de reprendre son développement psychique arrêté Aufklàrung.
On sait les déceptions successives infligées aux ambitions thérapeutiques de
Freud. Ce n'étaient pas seulement les névroses narcissiques qu'il fallait déclarer
1. Nous nous limitons à l'hystérie féminine, objet des premières études de la psychanalyse.
POURQUOI LE MAL?
demeure improuvable et renvoie dos à dos ceux qui confondent pulsion de mort
et agressivité et ceux qui se rangent au côté de Freud. Il n'est pas sans intérêt de
rappeler qu'en France c'est chez Pierre Marty et ses collaborateurs qu'on trouve
les partisans les plus convaincus de la pulsion de mort c'est-à-dire du côté de
ceux qui observent les désorganisations somatiques progressives internes et non les
effets de l'agressivité extériorisée. On comprend alors que la conception de Freud,
telle qu'elle est décrite dans « Le problème économique du masochisme », représente
une complication par rapport au modèle de « La Négation » 1. Car il faut admettre
que la formation du Moi-plaisir purifié n'a pas réussi à projeter tout le mauvais à
l'extérieur. Peut-être l'appareil psychique doit-il se contenter d'une purge partielle
d'agressivité. Juste assez pour permettre la liaison de la libido érotique en Moi-
plaisir purifié. Toutefois la coexcitation libidinale est responsable de la transfor-
mation de la douleur en plaisir. Freud s'est débattu avec ces problèmes. Dans
Malaise dans la civilisation, il soutiendra que l'agressivité est rendue inoffensive
parce qu'elle est « introjectée », « intériorisée» mais, à vrai dire, renvoyée au point
même d'où elle était partie. Elle est secondairement « capturée» par le Surmoi.
Comment comprendre cette introjection de l'agression alors qu'elle est supposée
avoir été excorporée ou projetée? Le sens de la proposition freudienne est sans
doute d'affirmer que cette introjection s'accompagne d'une liaison neutralisante par
la libido érotique. En outre, le renoncement à l'agression (à la suite de l'intervention
de l'autorité externe) augmente considérablement l'agressivité interne! L'important
me paraît en tout cas de bien distinguer entre le sadisme du Surmoi et le
masochisme du Moi, le second étant beaucoup plus obscur que le premier.
Michel de M'Uzan dans son travail sur un cas de masochisme pervers dont
la lecture laisse difficilement insensible relate le désir profond du sujet dont il
expose le cas ce à quoi celui-ci aspirait c'était l'abaissement de la personnalité 2.
De M'Uzan marque très bien que la recherche de la souffrance n'est pas destinée
à éviter l'angoisse. Celle-ci se trouve en quelque sorte forclose à sa place règne
la douleur comme agent direct du plaisir. C'est le moment de rappeler que Freud
dès 1915affirme que les prototypes véritables de la relation de haine ne proviennent
pas de la vie sexuelle mais de la lutte du Moi pour sa conservation et son
affirmation 3.
Le masochisme primaire dont les rejetons sont si difficiles à lever, ou même
à transformer, ne témoigne pas seulement de la puissance de la fixation mais aussi
de l'insensibilité du sujet à ce que l'objet pourrait lui offrir. Tout analyste ressent
1. L'antériorité de l'article sur le masochisme, datant de 1924, sur celui consacré à la négation qui
lui est postérieur d'un an, ne change rien à l'affaire. Il est fréquent que Freud avance une idée et
n'aperçoive pas toutes ses conséquences dans les travaux qui succèdent de peu à celui où l'idée a été
émise pour la première fois.
2. M. de M'Uzan, De l'art à la mort, « Connaissance de l'inconscient », Gallimard, 1977.
3. Métapsychologie, op. cit., p. 41.
POURQUOI LE MAL?
1. Cf. son livre Plaidoyer pour une certaine anormalité, « Connaissance de l'inconscient », Gallimard,
1978.
LE MAL
Nous avons consacré une bonne part de notre réflexion aux relations du mal
avec la perversion et avec le masochisme originaire. Considérant ce dernier aspect,
nous avons soulevé la question de ses rapports avec la dépression. En effet, parler
du mal c'est nécessairement parler de la culpabilité, du sentiment inconscient de
culpabilité. En liant la névrose à la perversion, Freud du même coup mettait en
relation la névrose avec la culpabilité, cette dernière ne s'expliquant que par la
référence inconsciente implicite à la perversion. Avec la réaction thérapeutique
négative la question de la culpabilité prend un tour nouveau. Celle-ci apparaît
dans le transfert nouée de façon intime avec le masochisme originaire et pourtant
elle demeure en quelque sorte inexplicable, hors de proportion avec ce qui est
supposé en rendre compte. C'est vraiment le cas de le dire .« Il n'y a pas de quoi
fouetter un chat!» Le masochisme du Moi dépasse de beaucoup le sadisme du
Surmoi. Et c'est bien ici que nous tombons peut-être sur le vrai problème du mal.
La perversion comme esprit du mal renvoie à un certain nombre d'instances
sociales répressives dont la plus manifeste est la religion. On a fait remarquer que
les religions orientales n'avaient pas la même attitude condamnatrice à l'égard de
la sexualité que celle qui est si répandue en Occident. L'Ancien Testament ne
LE MAL
paraît guère réprouver la sexualité et consent à trouver en elle une source de joie
même en dehors de toute visée procréatrice. C'est surtout la morale chrétienne
qui a prononcé cette condamnation, par la voix de saint Augustin en premier. Il
est donc relativement aisé d'« expliquer » la conception du mal au moyen d'une
analyse historique-géographique-sociologique-idéologique, etc. En revanche, lorsque
l'on considère la culpabilité telle qu'elle s'exprime dans la dépression mélancolique,
aucune sorte d'explication et en tout cas pas une référence à un pouvoir répressif
ne vient élucider le phénomène. Le Mal est ici un a priori. Cette expression
évoque Kant. Freud, à cet égard, rappelant les variations du Surmoi, telles que la
mélancolie permet de les observer, infirmait le jugement du philosophe selon lequel
notre conscience morale était aussi immuable que le ciel étoilé au-dessus de nos
têtes. Or il est remarquable que la mélancolie soit une névrose narcissique, que
son rapport avec la perversion soit des plus lâches et que les autoreproches du
mélancolique portent rarement sur des fautes sexuelles. De même, dans la réaction
thérapeutique négative, ce ne sont plus les conflits sexuels qui font l'objet de
l'irrémissible culpabilité mais une faute plus essentielle « Je n'ai pas le droit
d'exister.»
Avant de défendre cette inexplicabilité du mal, il reste à prendre encore en
considération une donnée celle de la destructivité. A n'en point douter, elle joue
un rôle capital. Mais on ne peut évaluer celui-ci qu'en faisant la distinction avec
le sadisme. La destructivité qui est en question ici est celle du meurtre sans passion.
Le crime à froid consiste à tuer ses victimes, donc ses objets, sans les toucher,
comme s'il s'agissait de les priver même de la jouissance masochique qu'ils
pourraient trouver à sentir les blessures qu'on leur infligerait. L'annihilation par
néantisation consiste dans le désinvestissement brutal souvent inconscient de
celui qui, hier, était encore quelqu'un à qui l'on était lié d'amour et/ou de haine
et qui devient du jour au lendemain un étranger, voire un inconnu. Cette forme
de destructivité est plus redoutable que celle qui se manifeste sous l'aspect d'une
haine inextinguible, inoubliable, appelant une vengeance impardonnable que les
années ne réussissent pas à assouvir ou à user. On devine que cette dernière est
étroitement intriquée à la libido érotique dans la passion qu'elle évoque.
Le monstre froid et cruel de la destructivité va de pair avec les figures les
plus traditionnelles du mal. Car le mal est insensible à la douleur d'autrui et c'est
en cela qu'il est le mal. Le bien est fondé sur la sympathie « la souffrance avec »
qui pousse à soulager celui qui peine, alors que le mal n'est pas toujours ce qui
souhaite augmenter cette souffrance. Pire il préfère l'ignorer.
On comprend alors les racines narcissiques du mal. Paradoxe du mélancolique
d'un côté, il souffre mille morts dans la douleur morale la plus extrême et la
culpabilité la plus inexpiable, celle-ci s'alimentant à des vétilies qui laissent
l'interlocuteur à court d'arguments lorsqu'il s'efforce d'en montrer la bénignité; et,
de l'autre, ce pécheur voué à la damnation se montre d'une étrange insensibilité,
POURQUOI LE MAL?
Parenthèse littéraire
On constate donc que les trois vilains de Shakespeare présentent tous les trois
un complexe fraternel qui les pousse au fratricide 2, tout comme dans la Bible
Caïn tue Abel plus aimé de Dieu. Cette exploration du complexe fraternel se
relève étrangement féconde. Lucifer ne se révolte-t-il pas contre Dieu parce qu'il
a perdu la préférence aux yeux de l'Éternel 3.
On pourrait suivre les prolongements de ce développement dans l'œuvre de
Freud. En 1922, écrivant son article « Sur quelques mécanismes névrotiques dans
la jalousie, la paranoïa et l'homosexualité », il insiste sur l'importance, dans
l'homosexualité, du refoulement de la haine à l'égard d'un frère cadet. La haine
pour le semblable le frère au sens large n'est pas refoulée comme celle qui se
porte sur un parent dont on est toujours dépendant à plus d'un égard. On a
davantage besoin de son amour et de sa protection. Mais cette haine fraternelle
qui pousse aux extrémités du mal naît souvent parce que l'objet de la haine est
supposé être plus aimé par un parent dans le cas de Satan par le Père.
L'« explication » de la haine réside donc apparemment dans la douleur créée par
la perte d'amour. Reste que, dans les cas cités, la disproportion entre le « trauma-
tisme» et les conséquences qu'il entraîne est incommensurable.
Mais allons plus loin. Portons-nous vers la plus tragique des figures du mal et
sans doute la plus impénétrable, Macbeth. En fait, il faudrait dire les Macbeth,
unissant le couple royal en une seule personne. La soif de meurtre de Macbeth
est sans explication. Il tue pour être roi, parce qu'il croit en la prédiction des
sorcières qui lui annoncent qu'il sera roi. Par impatience il continuera de tuer en
voulant exterminer la descendance de Banquo qui doit régner, alors que lui-même
n'a pas d'enfant. Ainsi donc Macbeth tue son roi par impatience et veut tuer les
enfants de son ami alors qu'ils ne prennent pas la place de ses propres enfants.
Ceci à l'origine. De fil en aiguille il ira beaucoup plus loin dans le meurtre. Je
puis attester que des quatre grandes tragédies de Shakespeare (Hamlet, Macbeth,
Othello, Lear) Macbeth est de loin celle dont la psychanalyse appliquée est la plus
difficile, celle qui livre le moins de ressorts inconscients, celle enfin que la critique
reconnaît unanimement comme la tragédie du mal, mais où, ajouterai-je, l'épaisseur
tragique est la plus résistante à toute pénétration psychologique. Non que l'on ne
puisse, comme Freud l'a déjà fait, y déceler le problème de la stérilité mais parce
que là encore voir dans Lady Macbeth un être « qui échoue devant le succès » ne
témoigne que très partiellement de l'emprise du mal dans l'esprit de Macbeth. Je
n'irai pas plus loin dans l'analyse de Macbeth 4. Je n'y fais référence que pour
l'opposer aux trois autres personnages dont les « mobilespouvaient à la rigueur
mettait aux prises des adversaires s'estimant et se respectant. Pour gagner il faut
haïr son adversaire refrain connu. Après tout il y a peut-être là moins d'hypocrisie
que par le passé. Mais lorsque le public des matchs de football se livre à un
déchaînement de violence meurtrière contre les partisans de l'équipe adverse, où
est la catharsis bienfaisante, la valeur symbolique du combat, pacifique substitut de
l'affrontement de deux armées? Et surtout comment l'expliquer?
Nous sommes passés du mal comme excitant fantasmatique, qu'on pourrait
encore rattacher au sadisme, au mal comme violence aveugle et paranoïaque.
1. Cf. La pulsion de mort par Green, Ikonen, Laplanche, Rechardt, Segal, Widlëcher, Yorke.
PUF., 1986.
POURQUOI LE MAL?
que, s'il est aisé de faire observer que celle-ci varie sans cesse historiquement et
géographiquement, ce qui est invariant, en revanche, c'est la référence à une norme
quelle qu'elle soit.
Ainsi le mal est un agent stimulant de la créativité, une source d'excitation
du plaisir fantasmatique, une cause d'aiguisement du désir et un principe d'ordre.
Cela suffit à expliquer sa nécessité, sa force, sa permanence. Mais cette logique est
trop intellectualiste. La logique propre du mal est au contraire de révéler qu'à
défendre ce point de vue on ne traite que des couches les plus superficielles du
contraire du bien. La malignité du mal, celle qui fait retomber la malédiction sur
la tête de ceux qui s'en rendent coupables, n'est plus exercée en vue du plaisir
mais dans le soulagement d'une tension qui cherche la décharge; elle n'engendre
plus aucun désir mais s'accomplit dans l'indifférence et l'insensibilité d'une psyché
qui a cessé de fantasmer pour se trouver prisonnière d'une action déchaînée soit
avec une méthode implacable, mécanique, soit dans le chaos qui ne s'arrête que
sous le contre-feu d'une autre violence. Elle n'est plus exercée au nom d'un
principe d'ordre car celui-ci consiste à régler des rapports conflictuels alors que le
désordre qui est ici mis en acte vise l'anéantissement de ce qui n'est pas lui, ou à
l'assujettissement total, définitif, absolu de ce qui s'oppose à lui.
Les phénomènes dont nous parlons ont un champ d'application plus social
qu'individuel et relèvent moins de leur appartenance à la pathologie qu'à l'étude
des sociétés. C'est une erreur d'assigner des frontières si étroites à la pathologie.
Car les groupes sociaux en question ou les sociétés auxquelles je fais allusion sont
malades. Du mal à la maladie on est renvoyé constamment de l'un à l'autre.
Le mal observé
En fait, les psychanalystes sont mal placés pour parler du mal. Pas plus que
les pervers ne sollicitent leur aide ceux qui le font ne demandent pas à être
« guéris » de leurs perversions mais d'autre chose pas plus ils n'ont vraiment
l'expérience de ceux qui aiment le mal. Seuls arrivent sur leurs divans ceux qui
ont l'idée obsédante qu'ils pourraient tenter de le faire à leur insu. On aura
reconnu les obsessionnels. Il faut aussi ajouter à ceux-ci les nombreux déprimés
tourmentés par les rigueurs de leur Surmoi. Mais, pour ce qui est des délinquants,
des criminels ou des mauvais sujets de tout acabit, en dépit d'études classiques
anciennes et d'expériences trop peu nombreuses menées par des psychanalystes
en milieu carcéral, on ne peut dire que ce soit là un sujet central de préoccupation
dans la psychanalyse.
Si tout ce dont nous pouvons parler est du masochisme sous toutes ses formes,
pour traiter de la question du mal, il faut bien reconnaître que notre bagage est
assez limité. Cela ne saurait remplacer l'abord immédiat de la problématique du
POURQUOI LE MAL?
mal non à travers le Surmoi mais par l'action dominante du Ça. Car on pourrait
soutenir qu'à partir du moment où un sujet accepte la situation d'analyse avec son
cadre, ses règles et ses exigences d'auto-examen, il n'est plus un bon matériel
d'étude pour comprendre ce qu'est le mal. Quand j'interroge ma propre expérience,
il m'est très exceptionnellement arrivé d'éprouver un affect contre-transférentiel
m'indiquant que l'analysant que j'écoutais était « vraimentméchant. Et pourtant
c'est un jugement qu'il peut m'arriver de porter à l'égard de personnes qui ne sont
pas mes patients. Suffirait-il alors qu'on soit en situation d'analyse pour échapper
à l'infamie? Je crois plutôt que si la proximité incline à la sympathie, il y a lieu
de penser que l'acceptation de l'interrogation sur soi qu'implique l'analyse écarte
en elle-même la caractérisation d'un sujet selon le critère du mal.
Pourtant, je demeure convaincu que le mal existe et qu'il n'est pas une défense
ou une attitude de façade, ou le camouflage d'une psychose. Il faut aller chercher
le mal là où il sévit. Dans le monde extérieur. S'il est vrai que les échos qui nous
en parviennent sont déformés, je crois cependant que ce qui nous en est rapporté
est suffisamment crédible pour nous pousser à réfléchir.
Je ne craindrai pas de dire que la psychanalyse se révèle totalement dépassée
par les effets du mal dans nos sociétés actuelles. Faute de matériel clinique je
voudrais rapporter une expérience qui m'a frappé tandis que je réfléchissais à la
rédaction du présent article. Au cours d'un voyage, j'achetai Le Nouvel Observateur
(semaine du 12 au 18 août 1988). Je vais en donner une recension aussi sèche que
possible.
P. 36 Article sur l'O.L.P. Rien dans le texte, mais l'association libre est lourde.
P. 48-51 « Ces jeunes qui vous font peur. » Impossible à résumer. A lire
intégralement pour prendre la mesure de l'incroyable.
P. 52-54 U.S.A. les nouveaux sauvages. Exemplaire et terrifiant.
P. 55: Interview du P'Walgrave. «S'agit-il d'un phénomène en expansion?
Réponse ça s'étend indubitablement. »
P. 61 Article sur Soyinka, prix Nobel emprisonné pour ses opinions politiques.
P. 63-64 Article sur Marat, « Un homme de sang mort dans le sang, extraordinaire
figure de nouveau martyr » (intertitre).
P. 78-79 Les petites annonces certaines sages, d'autres invitant à la perversion
(cris et châtiments). Combien anodines au regard de tout ce qui précède!
L'Ancien et le Nouveau
Pourquoi ?
Dire que le mal est sans pourquoi ne dispense pas de poser la question
« Pourquoi ? » Je vois deux réponses possibles. La première est le fruit d'un déni
« Tout le mal est dans l'autre, donc si j'élimine l'autre, responsable du mal, j'élimine
le mal. » Position paranoïaque et persécutive qui repose sur une idéalisation de soi
LE MAL
l'incertain, voire dans le faux, mais dans l'incessant conflit entre le vrai, l'illusoire,
le faux, etc. Autrement dit une conception du mal n'a de chance de refléter la
réalité qu'à condition de s'inclure dans une théorie de l'intrication et de la
désintrication des pulsions. Je rectifierai l'opinion de Freud en affirmant que
l'opposition entre l'Éros et les pulsions de destruction ne se borne pas à connoter
le premier par la liaison et les secondes par la déliaison. En fait, je crois qu'il
serait plus juste de supposer que l'Éros est compatible avec la liaison et la déliaison
imbriquées ou alternées mais que les pulsions de destruction sont pure déliaison.
Ainsi dire le Mal sans pourquoi, c'est affirmer qu'il est déliaison intégrale, et donc
non-sens total, force pure. Tel est le sens de cette destruction du sens qui affirme
que le Bien est un non-sens.
ANDRÉ GREEN
Claude Lanzmann
Aveuglement doit s'entendre ici comme le mode le plus pur du regard, seule
façon de ne pas le détourner d'une réalité à la lettre aveuglante la clairvoyance
même. Diriger sur l'horreur un regard frontal exige qu'on renonce aux distractions
et échappatoires, d'abord à la première d'entre elles, la plus faussement centrale,
la question du pourquoi, avec la suite indéfinie des académiques frivolités ou des
canailleries qu'elle ne cesse d'induire. « Hier ist kein Warum(« Ici, il n'y a pas
de pourquoi ») Primo Levi raconte que la règle d'Auschwitz lui fut ainsi enseignée
dès son arrivée au camp par un garde SS. « Pas de pourquoi » cette loi vaut aussi
pour qui assume la charge d'une pareille transmission. Car l'acte de transmettre
seul importe et nulle intelligibilité, c'est-à-dire nul savoir vrai, ne préexiste à la
transmission. C'est la transmission qui est le savoir même. La radicalité ne se divise
pas pas de pourquoi, mais pas non plus de réponse au pourquoi du refus du
pourquoi sous peine de se réinscrire dans l'obscénité à l'instant énoncée.
CLAUDE LANZMANN
VARIA
PORTRAIT D'ÉLÉONOKE, ET D'AUTRES PORTRAITS. Après la lessive, Éléonore me
demandait de l'aider à plier les draps. J'étais promu à la dignité d'ustensile.
La longueur d'un drap d'abord nous séparait. Elle décidait par une
secousse de le plier à gauche après que j'eus tenté de le plier à droite. Elle
tirait ensuite d'un coup sec qui m'entraînait à pas précipités on reprenait
la distance. Elle me guidait comme un cheval. On avançait l'un vers l'autre,
les bras levés, à se toucher les mains. Elle en profitait, cachée par le drap
pour me dire
Où étais-tu cette nuit?
Tout près, ma tante, tout près.
On repartait, séparés par un demi-drap. Elle avait un œil plus petit que
l'autre, c'est le grand qui ne me croyait pas. Elle plongeait les bras dans le
repli du linge comme dans un manchon. Nous nous rapprochions encore;
cette fois-ci les yeux dans les yeux
-Tu mens.
Comment le sais-tu? lui disais-je.
Elle reprenait les draps. Il ne me restait que le vide, je n'étais plus le
même.
Portrait de Z,.
Portrait de S.
Vente à Drouot
C'est vu, sept cents. sept cent cinquante. huit cents. plus rien. J'adjuge,
adjugé vendu.
L'Afrique est austère, il faut le savoir. La savane aveuglante, les nuits
criardes, la sueur persistante, les reptiles perspicaces. Mais à « Drouot » on
tire les volets, l'électricité annule les saisons, on s'enferme, on finit par y
voir clair.
Antoine, en blouse grise, examine chaque objet, le décrit à haute voix,
le tend au commissaire. Les sagaies, les flèches empoisonnées, les boucliers,
les sarbacanes, les flûtes, les gongs, les fétiches, les colliers, les lagunes, les
horizons, la peau des lions, la peau du monde. trois cents. trois cent
cinquante. en très bon état. en cuivre. en chêne. en zèbre. en pluie.
en désert. en pagaye.
Le soir, on rentre à Bondy. À force d'en examiner. des lances. des
tam-tams. des gris-gris, c'est devenu un expert, Antoine. Il a meublé tout
son « séjour » en défenses, en dents d'hippopotames, en boa, en gnou.
Sa femme vient d'Afrique, elle aussi. Mais elle n'aime que le « Louis-
quinze » c'est pourquoi elle se réfugie dans la pièce du fond « meublée
d'époque Elle se déguise en marquise; la perruque blanche ressort bien
sur sa peau noire. Elle sourit. Le soleil d'hiver fait du plat aux ocres des
murs. Elle agite un éventail d'ivoire.
Antoine me reconduit sur le palier
Les choses, tu comprends. il faut pas toujours les voir sur place.
Drôle de rêve
Le bizuth Tartu
(c'est du moins le bruit qu'on laissait courir). Les lettres S.K. symboles
chimiques étaient cousues sur sa vareuse soufre et potasse, tel était en effet
son destin et peut-être le mien.
Je m'apprêtais à lui pocher l'autre œil, quand il eut ce mot dont la
platitude m'émeut encore d'une étrange résonance « J'vais l'dire à ma sœur
Si elle est aussi conne que toi, ta sœur, dis-je par manière de politesse,
avec déjà, peut-être, une nuance ignoble d'espoir.
C'est vrai qu'il avait des drôles d'idées, Tartu, comme de dessiner des
cartes de géographie plus grandes que les terrains qu'elles devaient représenter,
ou bien de poser sur les yeux des statues, le soir venu, des papillons de nuit.
C'est d'ailleurs une statue ainsi parée d'antennes et d'ailes sur les yeux
qui m'accueillit chez lui; une aphrodite rendue d'une extrême pudeur, d'avoir
ainsi les yeux voilés. Elle avançait sur des patins dans le miroir des parquets,
glissant comme saint François sur les eaux. Un turban de serviettes enserrait
ses cheveux; elle tendait les mains, telle une aveugle vers des bigoudis posés
sur un mannequin d'osier.
C'est un masque de beauté, m'expliqua Tartu dans un chuchotement.
Pas un muscle, en effet, de son visage, ne bougeait. Pas le moindre
tressaillement susceptible de trahir une beauté fugace. une blancheur de
page vénitien. Nous n'osions pas parler comme en présence d'une somnam-
bule. Ce fut elle qui, sans me voir et sans remuer les lèvres, me dit avec
une voix d'outre-monde
Ah C'est vous Michel dont mon frère parle tant. Il dit que vous êtes
un poète. Je compte sur vous pour le rendre moins brutal.
Autopsie du hasard
M.N.
P.L.
est-elle porteuse d'une question non formulée sur l'origine d'où venez-vous ?
Signe d'un mouvement défensif face à l'inquiétante étrangeté de toute
rencontre ou encore symptôme de la situation en face à face qui incline à
voir plus qu'à entendre?
L'émergence d'une telle image peut n'être que cela, ce dont témoignerait
son caractère provisoire, sa disparition dans les séances suivantes lorsque le
discours déploie d'autres perspectives et suscite de nouvelles images, per-
mettant à celle-ci de prendre place au rang de souvenir, le premier d'une
cure qui en verra d'autres. Il y a, bien sûr, quelque naïveté à s'étonner du
surgissement d'images dans l'exercice analytique. Ce n'est pas cela qui me
retient mais la force et la fixité de ce premier arrêt, sur image.
Les mots du patient me désignent un lieu qui, à son tour appelle
désignation. Ce mouvement pourrait être celui d'un rêve, accompli à mon
insu pendant l'entretien, dont il ne me resterait que cette image, produite
dans l'impact de la première rencontre, des premiers mots, de la première
adresse, comme ces lieux dont parle Pierre Fédida (L'Écrit du temps, n° 17),
moins des espaces que des figurations et où le visuel ne va pas sans la
nomination.
et, titubant et haletant, il sortit en silence par où il était venu. Pour moi, je
l'avoue, je pris la fuite en m'arrachant les cheveux et en sanglotant, d'un
côté ou d'un autre; mais Kafka, après un instant, se précipita à la suite de
son père dans le grand salon vide.
Inutile de dire que ni cette nuit-là ni les jours suivants, il ne parvint à
le retrouver, bien qu'il l'eût cherché à travers toutes les pièces, et à toutes
les heures. « Tiens, tiens, se disait-il, il y avait chez nous un animal comme
ça, et personne ne s'en était jamais aperçu! Dieu sait combien il peut y en
avoir du même genre. Si je n'arrive pas à l'attraper, je ne pourrai plus vivre
ici. » Au début, il pensait à l'enfermer dans une cage ou dans la chambre
qui avait été la sienne. Enfin, il le vit, un soir au crépuscule, en train de
traverser rapidement un débarras rempli d'objets poussiéreux, et il comprit
aussi qu'il passait avec facilité à travers les portes fermées et peut-être à
travers les murs. Depuis ce moment, il se dit qu'il le tuerait sans pitié, il n'y
avait rien d'autre à faire; on aura compris que, même en cette occasion, il
lui échappa.
Un jour, alors qu'il désespérait désormais de le retrouver et se proposait
déjà de s'en aller et de lui abandonner tout le vieux manoir, à son gré, voici
qu'il s'en vint à sa rencontre, à l'improviste et en pleine lumière. Le futur
grand écrivain était dans sa chambre à coucher, par la fenêtre de laquelle le
soleil pénétrait largement. Au soleil, il sembla plus gris et poussiéreux; le
visage terreux regardait cette fois son fils avec une expression lasse et presque
suppliante, et avec une grande affection, les larmes aux yeux (comme lorsque,
autrefois, il se sentait mal). Malgré cela, Kafka, s'étant saisi d'une chaise,
l'étourdit pour de bon, sur le moment; puis il courut à la cave prendre un
maillet à tonneaux, et par ce moyen, il l'écrasa complètement. De la tête
défoncée jaillit, comme de raison, une espèce de moelle plus ou moins
liquide.
Ainsi Kafka croyait-il s'en être libéré pour toujours, même s'il l'avait
chèrement payé. Mais combien d'araignées, grosses ou petites, un vieux
manoir n'abrite-t-il pas?
T.L.
Ces sens sont comme une vue en coupe des « mécanismes décrits par
Freud et ce n'est pas fortuitement qu'on rencontre des composés de ver- à
chaque point névralgique du récit freudien. Toute la géographie freudienne
repose sur les transferts du ver- qui d'ailleurs est loin d'être le seul de son
espèce. Toutes les autres prépositions spatiales (séparables ou non) inter-
viennent en même temps et contribuent à situer dans la géographie intérieure
du texte toute une série de déplacements et d'images. A bien des égards un
texte comme Die Verdrângung (« Le refoulement ») n'est qu'une description
des itinéraires, des « transferts » de pensée auxquels ce « ver- » donne lieu.
Que le texte s'ouvre pratiquement sur le mot Triebregung ne saurait
surprendre ce soulèvement, ce mouvement qui se produit et pousse en avant
(treibt) ne peut qu'être décalé, déplacé. Le ver- sert à cela, car s'il y a du
ver-, c'est que la chose est toujours là, ver- n'est pas « zer- ». Ver- ne détruit
pas, n'enlève pas, il remise, verstaut (entasse). Cette particule laisse toujours
derrière elle ce dont elle parle, en l'état, tel quel. C'est là tout le sens de la
Psychopathologie de la vie quotidienne, tout entière édifiée sur ver-, sur tous
ces « faux-mouvements ». Le ver- qui les précède implique le geste juste
sich verschreiben, sich vergreifen, sich versprechen faire un lapsus calami,
mettre la main à côté, faire un lapsus linguae, tous ces termes sont faits du
matériau qu'ils déplacent. Die Verschiebung fait inévitablement penser à un
meuble qu'on pousse, schieben c'est pousser quelque chose d'arrière en avant
alors que drücken va de haut en bas. Ver- sert à cela, il opère les déplacements
mais ne cache jamais rien. Tous les ver- précèdent toujours ce qu'ils mettent
au jour.
Mais le plus curieux, c'est que tous ces ver- n'en font qu'un, on les
comprend tous à l'aide d'un verbe lui aussi muni de son ver- mais d'un ver-
qui feint d'être un ver- comprendre, en effet, c'est verstehen du latin perstare
où le ver- n'a rien à voir avec les autres ver- tout en sonnant pourtant
exactement comme eux. Ça, c'est vertrackt, c'est retors!
VARIA
G.-A.
D.M.
seront interdits, le temps qu'il plaira au cousin. Que l'on continue, cependant,
à vénérer. « Aimer la monarchie, c'est m'aimer moi-même », s'entête-t-elle.
Puis, en effet, à quarante-trois ans, alors qu'elle est devenue la grande
prêtresse de cette complexe liturgie cérémonielle (le roi, maintenant, la prie
de lui donner son sentiment sur tel ou tel problème d'étiquette), tout bascule
dans son envers. Elle, si éprise de rangs, elle qui refusa d'épouser le roi
d'Angleterre et celui du Portugal parce que seul l'empereur d'Allemagne lui
semblait digne d'elle, la voilà éprise de Lauzun, capitaine des gardes du roi,
qui se distingue par une conduite peu respectueuse des bienséances, par « un
million de singularités ». « Serait-il possible que vous vouliez épouser un
domestique de votre cousin germain ? » s'étonne cruellement Lauzun, ce
« Tartuffe du respect » pour reprendre la formule de Barbey. Son récit des
amours de Mademoiselle et de Lauzun, « ce dandy d'avant les dandys », est
délectable. Les Mémoires de l'intéressée, en revanche, sont moins légers. Le
roi accepte le mariage scandaleux, puis se rétracte, fait enfermer Lauzun,
puis oblige Mademoiselle, contre la vague promesse de sa libération, à céder
à l'un de ses fils adultérins la moitié de ses gouvernements et de sa fortune
considérable. Sans pour autant tenir sa parole. Finalement, excédé de sa
constance, il autorisera suprême humiliation le mariage secret, comme
si cette princesse du sang était une petite héroïne de M"' de Scudéry (dont
elle se gausse). Bref, elle n'y comprend rien. Et l'avoue. Confession déchirante
de la part de quelqu'un dont la pensée ne se préoccupa jamais que de savoir
ou d'un de ses effets, le savoir-faire. Le jeu des coteries, des faveurs et des
disgrâces, des intérêts politiques, en somme, lui échappe complètement. Les
roueries de Lauzun qui ira loin, mais sans elle, également.
M.H.
Socr. (.) Pour Hadès, l'opinion la plus répandue est, je crois, que l'idée
d'invisible (aeïdès) a été rattachée à ce nom.
Herm. Mais toi, Socrate, quelles sont tes vues?
Socr. Moi, je pense que les hommes ont de mille façons fait complètement
fausse route au sujet du rôle de ce Dieu, et que leurs craintes ne sont pas
justifiées. L'idée en effet que, une fois mort, chacun de nous sera pour
toujours là-bas, les épouvante l'idée que l'âme s'en va près de ce Dieu
dévêtue de son corps, elle aussi, a achevé de les épouvanter! Or à mes yeux,
c'est à quelque chose d'identique que tend en commun tout ceci la fonction
du Dieu aussi bien que son nom.
Herm. Et comment?
Socr. Ce sont mes vues, à moi du moins, que je vais t'exposer. Ça, dis-
moi, en fait de lien capable de faire rester n'importe où n'importe qui,
lequel est le plus fort, nécessité ou bien désir?
Herm. C'est, de beaucoup, le désir, Socrate.
Socr. Or, crois-tu que, de chez Hadès, ne s'évaderaient pas bien des gens,
s'il ne liait par le lien qui est le plus fort ceux qui s'en vont là-bas?
Herm. Manifestement.
Socr. C'est donc par un désir, apparemment, qu'il les lie, s'il est vrai qu'il
les lie par le plus puissant des liens, et ce n'est pas par la nécessité.
Herm C'est évident!
Socr. N'est-il pas vrai, maintenant, que nombreux sont les désirs?
Herm. Oui.
Socr. C'est donc par le désir, entre les désirs le plus puissant, qu'il les lie,
s'il est vrai qu'il doive les retenir par le lien le plus puissant.
Herm Oui.
l'KpEïf] ne pouvait pas être transmise par l'enseignement comme ces autres
savoirs. C'est ainsi que Platon en est venu à mettre sur le même plan,
l'ofpETT) et l'acquisition du langage. Les interlocuteurs des dialogues plato-
niciens s'étonnent lorsqu'ils s'aperçoivent qu'ils possèdent la capacité de
parler sans pour autant être capables d'expliciter comment s'est faite cette
acquisition (Protagoras 327e-328a; Alcibiade l l la). C'est donc dans cette
interrogation sur la transmission de ce qui est spécifique à l'homme que
Platon émet l'Idée de la mort comme lien, créant des rapports entre le
désir, la mort et le langage; car d'un côté, les gens ne s'échappent pas du
royaume d'Hadès auquel ils sont liés par le désir le plus fort, et d'un
autre côté le discours d'Hadès a un charme magique, c'est un piège même
pour les Sirènes, « tant il y a de beauté, apparemment, dans les paroles
que sait parler Hadès! »
E. C.-P.
Mon vicaire m'a dit très simplement « Jennifer, est-ce que tu veux
renoncer à fumer? » et j'ai été étonnée de ne m'être jamais posé la question.
Mon mari avait délimité des zones fumeur et non-fumeur dans la maison,
mes enfants me donnaient des avertissements et ma mère des blâmes, mais
personne ne m'avait encore simplement demandé si je voulais fumer. Au
contraire, mon père m'avait dit un jour « Tu sais, Jennifer, les gens les plus
intéressants sont des fumeurs. »
J'ai hésité quelques instants avant de répondre au vicaire que, oui, j'avais
voulu arrêter de fumer. La nouveauté de la question m'avait atteinte. La
surprise est une attaque ou une capture soudaine, et la question et la réponse
se sont emparées de mon imagination. Cela ressemblait aux divorces dans
les années soixante-dix, arbitraires et sans raison valable, mais avec la
perspective d'un avantage possible. De la même façon, c'était un enfer
intéressant. J'ai divorcé et j'ai arrêté de fumer, et je me sens mieux. De
temps à autre, j'ai des regrets, comme si mon bon sens passait dans la
pénombre.
Je veux vous assurer que je n'ai jamais eu l'intention d'arrêter de boire.
C'est là que je tire un trait. Aujourd'hui je n'ai rien de plus à dire.
J.G.B.
divan, le patient est convié, d'une manière plus ou moins subtile à acquérir
une foi absolue. Ceci s'ajoute à ce passage, plus bref, de la page 14 « .tel
que la foi absolue et indéracinable du psychanalyste en l'existence d'un
subconscient freudien extrêmement sexualisé. ». En faisant sans arrêt des
choses de ce genre, je crois que vous vous jouez un mauvais tour à vous-
même.
Vraiment, où avez-vous fait connaissance avec la psychanalyse et la
psychologie analytique? Je connais, bien sûr, des analystes dogmatiques et
endoctrinants, et à mon avis, ce sont tous de mauvais analystes. Il en va
de même, pour ce que j'en sais, avec les jungiens lorsque leur travail
repose sur le genre de croyance à Jung à laquelle vous faites allusion, ce
sont de mauvais jungiens. Peut-être avez-vous rencontré la psychanalyse en
lisant certaines formules de Freud qui appartiennent aux vingt premières
années du siècle, alors qu'il tentait une élaboration sur la base d'une
théorie déjà remarquablement exposée dans La science des rêves en 1900.
Quant à moi, je suis venu à la psychanalyse au début des années vingt,
j'ai été analysé par James Strachey (qu'aucune sorte de croyance n'aveuglait),
et je n'ai rien trouvé dans la psychanalyse qui ressemble à ce que vous
décrivez. Je pense qu'avoir grandi dans le groupe de psychanalyse au contact
de ses agitations et de ses tensions internes m'a montré que la psychanalyse
était une science qui luttait. N'ayant jamais connu Freud, je n'ai jamais eu
cette foi en lui dont vous parlez tout le temps. J'ai eu très tôt mes fidélités,
à Freud, à Melanie Klein et à d'autres, mais il n'y a finalement de fidélité
qu'à soi-même et cela doit être vrai pour la plupart de mes collègues. Je
crois réellement que vous vous êtes enlisé dans une conception de la
psychologie dynamique qui remonte à trente ou quarante ans, et je trouve
que c'est tout à fait dommage.
Je pourrais aller plus loin et dire que ce que vous écrivez semble
dépourvu de jeu (playing), et donc manque de créativité. Vous réservez
sans doute votre créativité à une autre partie de votre vie, à vos amitiés
par exemple, ou à la peinture. Je l'ignore. Le résultat, cependant, tel qu'il
transparaît bien dans cette version abrégée de votre conférence au Maudsley,
est un matérialisme d'une espèce grossière, dont la seule bonne chose à
mes yeux est qu'il offre un avant-goût du travail de notre prochain dictateur.
Le dictateur détruira la vie créative personnelle à sa racine, fera en sorte
que la vie ne vaille plus d'être vécue, et c'est nous qui, peut-être, serons
ses victimes.
Autrement dit, si je pensais que vous êtes présent en personne dans cet
article, je n'aurais plus jamais le sentiment d'appartenir à la même espèce
que vous, même si nous nous retrouvions en train de parler ensemble. C'est
pour moi un vrai mystère, car lorsque je vous vois, j'ai devant moi un être
humain, une personne parlante et sensible, et quelqu'un de réellement attentif
à ses patients.
Pour en revenir à la foi, il me semble que, dans cet article, ce que vous
écrivez laisse de côté la foi en la biologie et en ses avancées fructueuses dans
VARIA
Sincerely yours
D.W.W.
Dans ce onzième cahier, VARIA réunit des textes de
Jean-François Daubech
yfKK~rG/a~fOKBMt/C?'
Georges-Arthur Goldschmidt
Michèle Hechter
Tommaso Landolfi
Patrice Loraux
Donald Meltzer
Michel Neyraut
« Le papa de Kafka » (La Spada, Rizzoli editore) est présenté et traduit par
Mario Fusco.
La lettre à William W. Sargant, datée du 24 juin 1969, est extraite de la
Correspondance de Winnicott intitulée Lettres vives, à paraître en février 1989
aux éditions Gallimard.
Composé et achevé d'imprimer
par l'Imprimerie Floch
à Mayenne, le 21 novembre 1988.
Dépôt légal: novembre 1988.
Numéro d'imprimeur: 27152.