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IBN ARABÎ

LE DÉVOILEMENT DES EFFETS DU V O YA G E SOMMAIRE

 
 

Au nom de Dieu le Tout-Miséricordieux


le Très-Miséricordieux.

Que Dieu répande la grâce et la paix


sur notre seigneur Muhammad et les siens.

§1
La louange est à Dieu qui réside dans la Nuée et a pour 1. Ici le peuple de
attribut d'être établi sur le Trône – majesté de Son Pharaon qui a
Essence –, après l'achèvement de la création, depuis adopté Moïse. Celui-
celle de Sa terre jusqu'à celle de Ses cieux [cf. § 10-12]. ci s'enfuit après
Il fit descendre le Coran dans la Nuit du Destin ou Nuit avoir tué un
bénie jusqu'au ciel le plus proche, dans la totalité de ses Égyptien qui
maltraitait un
sourates et de ses versets [cf. § 18-21]. Il fit voyager les
Hébreu. Cf. Exode
planètes dans les mansions du mélange et de
2, 11-15 et Coran 28
l'épuration, proclamant ainsi son propre éloge par les : 15 et 26 : 21.
déterminations de Sa toute-puissance [cf. § 13-17]. Il fit
voyager de nuit notre seigneur Muhammad Son serviteur 2. Cf. Coran 20 : 77,
– que Dieu lui accorde grâce et paix – depuis la Mosquée 26 : 52, 44 : 23 sq.
sacrée jusqu'à la Mosquée la plus éloignée et de là,
3. Cf. Coran 79 : 24
jusqu'à la «distance de deux arcs ou plus près» pour lui : « Il dit [Pharaon] :
faire voir certains de Ses signes [cf. § 22-25]. Il fit choir je suis votre
Adam jusqu'à la terre de Son épreuve et le fit sortir de seigneur le plus haut
Son Paradis, demeure de Ses délices et de Ses ».
jouissances [cf. § 26-31]. Il éleva Idrîs (Enoch) – sur lui
la paix – depuis le monde des créatures puis le fit 4. Selon la tradition,
«descendre» dans le Lieu élevé au plus central de Ses « Moïse prêchait
degrés [cf. § 32-36]. Il porta Son prophète Noé – sur lui parmi les Fils
d'Israël. On lui
la paix – dans le fracas des vagues sur la mer de Son
demanda : Qui est le
déluge, dans l'arche de Son salut [cf. § 37-40]. Il fit
plus savant des
partir Abraham, Son ami intime – sur lui la paix –, pour hommes ? – Moi,
lui dispenser Sa guidance et Ses dons miraculeux [cf. § répondit-il. Dieu le
41-43]. Il fit sortir Joseph – sur lui la paix – pour le reprit, parce qu'il
séparer de son père – sur lui la paix – puis le fit n'avait pas renvoyé
rejoindre par celui-ci, afin de le confirmer, lui Joseph, la science à Lui. Il lui
dans la vision de la plus heureuse de Ses bonnes révéla : J'ai un
nouvelles [cf. § 46-49]. Il fit voyager de nuit Loth et sa serviteur au
famille pour le sauver de Ses vengeances [cf. § 44-45]. confluent des deux
Il fit se hâter Moïse – sur lui la paix – et laisser son mers qui est plus
peuple, quand il vint trouver son Seigneur au temps fixé savant que toi ».
par Lui [cf. § 50-54]. Il fit briller pour lui une lumière (Bukhârî, Sahîh,
sous forme de feu afin qu'il se tourne entièrement vers tafsîr s. al-kahf, VI
Lui et l'appela à partir de ses besoins [cf. § 61-63]. 110). Il s'agit d'al-
Khadir, que le Coran
Moïse s'empressa vers Lui et Il le combla de Ses
appelle « un de Nos
entretiens intimes [cf. § 55-57]. Il le fit sortir, fuyant son
serviteurs à qui
peuple1, pour l'envoyer, comme Prophète, gratifié de Ses Nous avons donné
messages [cf. § 64-67]. Il fit voyager de nuit son une miséricorde de
peuple2 pour que se noie celui qui, parmi les rebelles, Notre part et
avait disputé à son Seigneur la seigneurie3. Il le fit partir enseigné une
science émanant de
quand il manqua de convenance à l'égard de Sa
Nous » (Coran 18 :
science4, à la recherche de celui à qui Il avait enseigné 65).
une science émanant de Lui et fait don d'une de Ses
miséricordes. Il le fit suivre dans son voyage par Moïse 5. Cf. Coran 18 : 66-
pour lui enseigner ce que Dieu lui avait inspiré de Ses 82.
jugements et de Ses sentences5. Il transporta Son 6. Le tâbût désigne
prophète Moïse – sur lui la paix – qui n'avait pas encore aussi bien le coffret
l'âge de raison, dans Son arche sur la mer de Ses ou la nacelle où est
perditions6. Il éleva Jésus – sur lui la paix – vers Lui, car déposé Moïse
nouveau-né (Coran
il était une de Ses paroles. Il fit partir courroucé Son 20 : 39) que l'Arche
prophète Jonas – sur lui la paix – et le tint oppressé dans d'alliance dont le
le ventre d'une baleine au sein de Ses ténèbres. Il fit retour parmi les
sortir Tâlût (Saül) à la tête de ses guerriers, parmi Hébreux est le signe
lesquels David – sur lui la paix – pour les soumettre à de la royauté de
l'épreuve du fleuve afin de s'assurer de qui y puiserait de Saül (2 : 248).
sa main7. Il fit franchir les horizons à l'Homme-aux- 7. Cf. Coran 2 : 249
deux-cornes pour dresser une digue entre ceux qui : « Lorsque Saül
obéissent parmi les serviteurs de Dieu et ceux qui emmena ses
désobéissent8. Il fit descendre l'Esprit Fidèle (Gabriel) guerriers, il leur dit :
Dieu vous éprouvera
sur les cœurs de ceux qui ont reçu Ses prophéties9. Il fit par un fleuve. Celui
remonter vers Lui la parole excellente sur le burâq de qui en boira, n'est
l'œuvre pieuse10 pour l'honorer de la contemplation de pas des miens et
Son Essence. Que la grâce et la Paix soient sur notre celui qui n'en
seigneur Muhammad, le meilleur de ceux qui ont réalisé consommera point,
la qualité de ses Noms et de Ses Attributs, sur les siens: est des miens, à
ses compagnons, ses proches, ses épouses, ses fils et moins qu'il n'y puise
ses filles. de sa main. Ils en
burent sauf un petit
nombre d'entre
eux... ».
8. L'Homme-aux-
deux-cornes est
traditionnellement
identifié à Alexandre
le Grand. Il parcourt
la terre, parvient au
couchant, puis à
l'orient et atteint un
peuple «entre les
deux digues», qu'il
aide à dresser une
muraille contre Gog
et Magog. Cf. Coran
18 : 83-98.
9. Cf. Coran 26 :
192-4 : « C'est une
révélation du
Seigneur des
mondes. Pour
l'apporter, l'Esprit
fidèle est descendu
sur ton cœur afin
que tu sois de ceux
qui avertissent ».
10. Cf. Coran 35 :
10 : « Vers Lui
monte la parole
excellente et l'œuvre
pieuse, Il l'élève ».
«Il» peut se
rapporter à Dieu ou
à l'œuvre. Burâq est
la monture que
chevauche le
Prophète lors du
Voyage nocturne et
de l'Ascension
céleste.

§2
Les voyages sont de trois sortes et il n'y en a pas 11. «Ce qui s'est
quatre. Tels sont ceux que Dieu reconnaît: le voyage trouvé être», si l'on
venant de Lui, le voyage vers Lui et le voyage en Lui. Ce suit la vocalisation
dernier est le voyage de l'errance et de la perplexité. de K : mâ wujida ;
Celui qui voyage venant de Lui, son gain est ce qui s'est «ce qu'il a trouvé»
selon la vocalisation
trouvé être11; tel est son gain, alors que celui qui de B. Ce qui signifie
voyage en Lui ne gagne que lui-même. Ces deux soit l'indétermination
premiers voyages ont une fin à laquelle on parvient et on de l'Être essentiel,
soit la réalisation de
s'arrête, tandis que le troisième, celui de l'errance, est
l'Être à la mesure de
sans fin.
chaque être. Il faut
rappeler que wujûd,
La route suivie par les voyageurs est de deux sortes;
l'être ou l'existence
l'une par la terre, l'autre par la mer. Dieu – Il est
est le nom du verbe
puissant et majestueux – dit: «Il est celui qui vous fait wajada « trouver » à
aller par terre et par mer» (10: 22). Il faut noter ici que la voix passive.
si Dieu – exalté soit-Il – a mentionné la terre avant la
mer et l'a fait avec insistance12, c'est pour que l'on 12. Le Coran fait
sache que celui qui peut aller par terre ne doit pas, sauf toujours précéder la
mer par la terre, cf.
nécessité, le faire par mer13. 'Umar b. al-Khattâb – Dieu 6 : 59, 63, 95 ; 17 :
l'agrée – disait: «N'était ce verset – et il récitait «Il est 70 ; 30 : 41.
celui qui vous fait aller par terre et par mer» – j'aurais
frappé de ce nerf de bœuf celui qui voyage par mer». La 13. Ibn 'Arabî relate
seule parole divine «certes il y a en cela des signes pour l'histoire d'un
tout homme doué de patience et de gratitude» (31: 31 homme de Kairouan
qui hésitait entre le
et 42: 33)14, suffirait comme indication de renoncer au voyage par terre ou
voyage en mer. par mer. Il se promet
de demander
Précisons que ces trois voyages, nul ne les accomplit conseil à la première
sans s'exposer au danger, à moins d'être porté comme personne
dans le Voyage Nocturne. Quiconque est emmené en rencontrée. Celle-ci
voyage est assuré du salut; quiconque voyage par lui- se trouve être un
même est en danger. Juif qui lui rappelle
l'ordre suivi par Dieu
dans ce verset. Cf.
Futûhât I 562 et II
262, chap. 161
(traduit in Ibn 'Arabî,
Illuminations de la
Mecque, Paris,
1988, pp. 344-5).
14. Cette expression
conclut deux versets
évoquant les périls
du voyage en mer.
Elle conclut aussi
deux autres versets
en relation avec la
menace de l'eau :
14 : 5 qui fait
allusion au passage
de la Mer Rouge et
34 : 19, sur le
peuple de Saba'
forcé de voyager
après la crue
provoquée par la
destruction de leur
barrage.

§3
L'existence a pour origine le mouvement. Il ne peut 15. Allusion à une
donc y avoir d'immobilité en elle, car si elle restait tradition dont voici
immobile, elle reviendrait à son origine qui est le néant. l'une des versions :
Le voyage ne cesse donc jamais dans le monde supérieur « Notre Seigneur –
et inférieur. De même les réalités divines sont sans cesse béni et exalté soit-il
en voyage, allant et venant, telle la descente – descend chaque
nuit vers le ciel le
seigneuriale vers le ciel le plus proche15 ou plus proche, le
l'établissement ascendant vers le ciel16, comme il dernier tiers de la
convient à la transcendance et à l'absence de toute nuit et dit : qui
similitude ou ressemblance. Dans le monde supérieur, les M'invoque, afin que
sphères entraînent dans leur rotation perpétuelle, sans le Je lui réponde ; qui
moindre repos, les êtres qu'elles contiennent. Si elles Me demande, afin
s'immobilisaient, la création serait réduite à néant et que Je lui donne ;
l'ordonnance du monde parviendrait à son achèvement qui implore Mon
pardon, que Je le lui
et à sa fin. L'évolution17 des astres dans les sphères18
accorde ? »
est pour ceux-ci un voyage: «Et la lune, Nous en avons
(Bukhârî, Sahîh
déterminé les mansions» (36: 39). Les mouvements des tahajjud 14 ; II 63).
quatre éléments, des êtres engendrés à chaque minute,
le changement et les transformations engendrés par 16. Cf. Coran 2 : 29
chaque souffle19, le voyage des pensées dans les : « Puis Il s'établit en
catégories du louable et du blâmable, le voyage des s'élevant vers le ciel
et en fit sept cieux »
souffles émis par celui qui respire, le voyage des regards
; cf. également 41 :
à travers les choses vues en éveil ou en sommeil et leur
11.
passage d'un monde à l'autre par la transposition de leur
signification20; tout ceci est sans aucun doute voyage 17. Sibâha :
pour tout homme doué d'intelligence. Certains étymologiquement,
considèrent que le monde des corps, depuis l'instant où le fait de nager ou
Dieu l'a créé, ne cesse dans sa totalité de descendre, de voguer ; B, L, T
donnent siyâha, le
dans le vide sans fin21. En réalité nous ne cessons fait de parcourir.
jamais d'être en voyage depuis l'instant de notre
constitution originelle et celui de la constitution de nos 18. Cf. Coran 36 :
principes physiques22, jusqu'à l'infini. Quand t'apparaît 40 : « Le soleil ne
doit rejoindre la lune
une demeure, tu te dis: voici le terme; mais à partir
ni la nuit ne
d'elle s'ouvre une autre voie dont tu tires un viatique
dépasser le jour et
pour un nouveau départ. Dès que tu aperçois une tous évoluent dans
demeure, tu te dis: voici mon terme. Mais à peine arrivé, une sphère ».
tu ne tardes pas à sortir pour reprendre la route.
19. On pourrait
aussi comprendre :
dans chaque âme
(nafs). B vocalise
nafas (souffle).
20. I'tibâr : sur cette
notion, voir
introduction, et infra
§ 42.
21. Sur le vide dans
lequel Dieu a créé le
monde, cf. Futûhât II
150, chap. 78 sur la
khalwa.
22. Usûl : faut-il
comprendre les
principes de notre
constitution
physique, le chaud,
le froid, le sec,
l'humide ou ceux de
la «manifestation
informelle»,
l'intellect, l'âme, la
materia prima et la
nature physique ?

§4
Que de voyages n'as-tu accompli23 à travers les phases 23. On remarquera
de la création, jusqu'à devenir du sang dans ton père et que l'Auteur
ta mère. Ils se sont unis pour toi avec ou sans l'intention considère ces
voyages comme
de te voir manifesté. Tu es passé alors à l'état de sperme
déjà accomplis.
puis tu as pris la forme d'une adhérence, puis d'un
morceau de chair, puis d'os. Ceux-ci ont été couverts de 24. Sur ces
chair puis, ayant reçu une autre constitution, tu as été différentes phases
expulsé vers ce monde et tu es passé à l'état d'enfance. de la création, cf.
De l'enfance tu es passé à la jeunesse, de la jeunesse à respectivement
l'adolescence, de l'adolescence à la force juvénile, de Coran 40 : 76, 21 :
celle-ci à la maturité, de la maturité à la vieillesse et de 12-14, 53 : 46-47,
16 : 7.
la vieillesse à la décrépitude, l'âge le plus avilissant24. 25. Le pont qui
De là, tu es passé à l'état intermédiaire entre ce monde passe sur l'Enfer et
et l'autre et dans cet état, tu as voyagé vers le conduit les élus au
Paradis.
Rassemblement final. Puis tu as entrepris le voyage vers
le Sirât25, soit vers un jardin paradisiaque, soit vers un 26. Selon Futûhât I
feu infernal, si tu y es voué; sinon, tu as voyagé de 319, chap. 65, la
l'Enfer vers le Paradis et du Paradis vers la Dune de la Dune (kathîb) est le
lieu où les hommes
vision divine26. Dès lors, tu ne cesses d'aller et venir
seront réunis pour la
entre le Paradis et la Dune, pour toujours. Dans le Feu,
vision de Dieu, dans
les damnés voyagent sans discontinuer de haut en bas et l'Eden, le plus élevé
de bas en haut comme des morceaux de viande dans des jardins
une marmite sur le feu: «Dès que leurs peaux sont paradisiaques. Voir
cuites nous les remplaçons par d'autres, afin qu'ils également III 442.
goûtent le châtiment» (4: 65).

§5
Il n'y a donc aucune immobilité. Le mouvement dans
ce monde est continuel. Nuit et jour se succèdent,
comme se succèdent les pensées, les états et les
dispositions selon l'alternance de la nuit et du jour et des
réalités divines en toutes ces choses. Tantôt ces
dernières descendent sur27 le nom divin le Très-
Miséricordieux, tantôt sur le nom Celui-qui-appelle-au-
repentir, tantôt le Très-Pardonnant, tantôt le Très-
Pourvoyant, tantôt Celui-qui-donne-sans-compter, tantôt
le Vengeur, ainsi de tous les noms de la Présence divine.
Ces noms font également descendre vers toi ce qu'ils
contiennent de don, de pourvoyance, de vengeance,
d'appel au repentir, de pardon et de miséricorde. Il y a
donc descente de ta part vers ces réalités divines par ta 27. Dans le sens de
demande; descente de leur part sur toi par le don. : appellent.

§6
Le serviteur doit donc faire un retour sur lui-même en
réfléchissant et méditant sur la distinction entre, d'une
part, le voyage auquel la Loi divine lui impose de se
préparer et dans la préparation duquel réside son
bonheur: le voyage vers Lui, en Lui et de Lui, autant de
voyages institués par la Loi; d'autre part, le voyage
auquel la Loi ne lui impose pas de se préparer comme de
parcourir la terre dans un but licite, pour le commerce de
ce monde et la fructification des biens ou autres voyages
identiques; ou encore le voyage de son propre souffle,
inspiration et expiration, car d'un certain point de vue, il
ne lui est pas imposé ni institué par la Loi, seule l'exige
sa constitution physique. Nous demandons à Dieu belle
fin et parfaite absolution.

§7
Il y a trois sortes de voyageurs venant de Lui. L'un est 28. Nâmûs (du grec
rejeté, comme Iblîs – Dieu le maudisse – et tout nomos): la Loi, au
associateur. L'autre n'est pas rejeté, mais son voyage est sens le plus
un voyage de honte comme celui des pécheurs car, ayant universel. Sur cette
contrevenu à Sa Loi, ils ne peuvent se tenir dans la notion, voir
Présence de Dieu en raison de la pudeur qui s'empare Encyclopédie de
d'eux. Quant au troisième, il accomplit un voyage de l'Islam 2e éd., VII
distinction et d'élection, tel celui des envoyés qui 954-6.
reviennent de chez Lui vers les créatures et celui des 29. Les prophètes et
héritiers, qui reviennent de la contemplation vers le les saints.
monde des âmes, en exerçant la royauté, la direction des
30. Ibn 'Arabi visent
affaires, la loi28 et la politique.
ici les philosophes
Les voyageurs vers Lui sont également au nombre de hellénisants qui,
limités par leur
trois. L'un associe une autre divinité à Dieu, lui prête un
propre intellect, ne
corps, une ressemblance et une similitude avec les
saisissent des
créatures et Lui a attribué ce qui est impossible, alors réalités supérieures
qu'Il dit de Lui-même: «Il n'y a rien qui soit comme Lui» que celles qui
(42: 11). Un tel voyageur ne Le verra jamais, rejeté qu'il gouvernent le
est de la miséricorde. Un second professe la monde d'en bas. Cf.
transcendance de Dieu à l'égard de tout ce qui ne Lui le chap. 167 des
sied pas ou plutôt est impossible parmi les expressions Futûhât sur
équivoques de Son Livre, puis affirme en fin de compte: «l'Alchimie du
Dieu est plus savant au sujet de ce qu'Il dit dans Son bonheur» où est
Livre. Après quoi, mis à part l'associationnisme et décrite
l'anthropomorphisme, il ne cesse de commettre toutes parallèlement
l'ascension de celui
sortes de transgressions. Celui-ci, quand il arrivera,
qui suit le prophète
rencontrera le reproche mais ni le voile ni un châtiment
et parvient au plus
perpétuel. Les intercesseurs qui l'attendent à la porte le haut degré, et du
recevront et l'accueilleront le mieux qui soit, toutefois spéculatif qui se
son manque de révérence lui sera reproché. Le troisième rend compte qu'il
est impeccable ou préservé29. L'intimité et la familiarité s'est fourvoyé et doit
divines les mettront à l'aise. Ils n'éprouveront ni peur ni revenir à son point
affliction, au contraire des autres hommes car ils ont de départ. Ce
dépassé l'une et l'autre. Celui qui a dépassé un état, ne chapitre a été traduit
saurait y retomber: «Ils ne sont pas affligés par la par S. Ruspoli,
terreur suprême et les anges les accueillent ainsi: voici le L'Alchimie du
jour qui vous a été promis» (21: 103). Telle est la bonne bonheur parfait,
Paris, 1981.
nouvelle qu'ils recevront dans l'au-delà. Voici pour les
voyageurs vers Lui. 31. Morts
respectivement en
Les voyageurs en Lui se partagent en deux groupes. 896, 849, 748, 911
L'un a voyagé en Lui par le moyen de la réflexion et de et 728. Sur Farqad,
l'intellect et s'est écarté de la voie inévitablement, car moins connu que les
ceux qui voyagent ainsi n'ont, à ce qu'ils prétendent, autres, voir Abû
d'autre guide que leur réflexion. Il s'agit des philosophes Nu'aym, Hilyat al-
et de ceux qui empruntent leur démarche30. L'autre awliyâ' III 44-50 et
groupe a été emmené en voyage en Lui. Ce sont les Ibn Hagar Tahdhîb
al-tahdhîb VIII 262-
envoyés, les prophètes, les élus d'entre les saints
4.
comme ceux qui ont connu la Réalité parmi les maîtres
soufis tels Sahl b. 'Abdallah (al-Tustarî), Abû Yazîd (al-
Bistâmî), Farqad al-Sabakhî, Al-Junayd b. Muhammad,
al-Hasan al-Basrî31 et tous ceux qui se sont rendus
célèbres jusqu'à nos jours.

§8
Cependant le temps aujourd'hui n'est pas le même 32. Unité de prière.
qu'autrefois car il se rapproche de la demeure de l'au-
33. Partie d'un
delà. Le dévoilement se multiplie chez les hommes de
hadîth où le
notre époque. Les scintillements des lumières Prophète répond à
commencent à briller et à paraître. Les hommes de notre une question d'Abû
temps bénéficient aujourd'hui d'un dévoilement plus Tha'laba al-
rapide, d'une vision plus fréquente, d'une connaissance Khushanî : «
plus abondante, d'une saisie plus parfaite des réalités Ordonnez-vous le
supérieures, mais leurs œuvres sont moins nombreuses bien et interdisez-
que celles des hommes du temps jadis. Ceux-ci vous le mal,
accomplissaient plus d'œuvres et recevaient moins jusqu'au moment où
d'ouvertures spirituelles et de dévoilements, car ils tu verras que l'on
étaient plus éloignés de l'avènement de l'autre monde. Il encourage l'avarice
faut excepter le temps des Compagnons gratifiés de la que l'on suit sa
vision du Prophète – que Dieu répande sur lui la grâce et passion, que l'on
la paix – et de la descente sur lui, à chaque souffle, des préfère ce monde et
que chacun se
esprits angéliques au milieu d'eux. Ceux d'entre eux
complait dans son
qu'éclairait la Lumière divine avaient cette vision, mais
opinion, alors
ils étaient un très petit nombre à l'instar d'Abû Bakr, de occupe-toi de ta
'Umar, de 'Alî b. Abî Tâlib – Dieu les agrée – et de leurs propre âme, laisse
semblables. La pratique l'emportait autrefois comme la le commun des
science à notre époque et ce fait ne cessera de hommes, car
s'amplifier jusqu'à la descente de Jésus – sur lui la paix viendront des jours
–, au point qu'une seule rak'a32 accomplie par nous où endurer les
aujourd'hui équivaut à l'adoration d'un homme épreuves sera
d'autrefois toute sa vie durant. Le Prophète – que Dieu comme empoigner
répande sur lui la grâce et la paix – a dit à ce sujet: un tison. Celui qui y
«Celui d'entre eux qui œuvrera recevra la récompense de œuvrera ...», version
de Tirmidî, Jâmi' ,
cinquante hommes accomplissant des œuvres
tafsîr 5 : 11, avec le
commentaire Tuhfat
comparables aux vôtres»33. Comme l'expression est al-Ahwadhî IV 99-
excellente et subtile l'allusion. 100, voir également
Abû Dâwûd, Sunan,
Ce que nous venons d'évoquer tient à l'approche du malâhim 17 et Ibn
Temps et à la manifestation des conditions du monde Mâja, fitan 21.
intermédiaire (barzakh). Le Prophète – que Dieu répande 34. Tirmidhî Jâmi',
sur lui la grâce et la paix – ne dit-il pas: «L'Heure ne se fitan 19, Tuhfat al-
lèvera pas avant que la cuisse de l'homme ne lui dise ce ahwadhî III 213.
que sa femme et le bout de son fouet ont fait»34; ou
35. Bukhârî, Sahîh,
encore: «L'arbre dira: voici un juif derrière moi; tue-
manâqib 25 IV 239.
le!»35. Ceci qui se produira dans ce monde ne vient-il
pas de la manifestation de l'au-delà qui est demeure de 32. Unité de prière.
la vraie vie ? 33. Partie d'un
hadîth où le
La science, à la fois unique et diffuse, a besoin
Prophète répond à
d'hommes qui la portent. Quand ceux-ci sont nombreux une question d'Abû
en raison de leur sainteté, car il s'agit de la science des Tha'laba al-
saints, la science est partagée entre eux. C'est pourquoi Khushanî : «
elle n'abonde pas chez ceux qui nous ont précédés. Ceux Ordonnez-vous le
qui la détenaient, ne le laissaient pas paraître car ils la bien et interdisez-
dominaient. Mais quand sont peu nombreux ceux qui vous le mal,
peuvent porter la science du fait de la corruption du jusqu'au moment où
commun des hommes, le saint la reçoit en abondance, tu verras que l'on
car la part de chaque homme corrompu lui échoit et il en encourage l'avarice
devient l'héritier. Aussi la science, l'ouverture spirituelle que l'on suit sa
et le dévoilement abondent-ils chez les hommes des passion, que l'on
époques ultérieures. Lorsque quelqu'un possède une part préfère ce monde et
de cette science, elle devient manifeste en lui et que chacun se
complait dans son
s'impose à lui par sa profusion. Gloire donc à Celui qui
opinion, alors
donne à tous! Malgré tout le dernier venu est pesé à la
occupe-toi de ta
balance du premier, s'il le suit et le prend pour modèle, propre âme, laisse
en ce qui concerne le poids, autrement dit l'œuvre, mais le commun des
non la science, car la science divine possède sa propre hommes, car
balance. «Cela est la grâce de Dieu; Il la donne à qui Il viendront des jours
veut et Dieu détient une grâce immense» (57: 21 et 62: où endurer les
4). épreuves sera
comme empoigner
un tison. Celui qui y
œuvrera ...», version
de Tirmidî, Jâmi' ,
tafsîr 5 : 11, avec le
commentaire Tuhfat
al-Ahwadhî IV 99-
100, voir également
Abû Dâwûd, Sunan,
malâhim 17 et Ibn
Mâja, fitan 21.
34. Tirmidhî Jâmi',
fitan 19, Tuhfat al-
ahwadhî III 213.
35. Bukhârî, Sahîh,
manâqib 25 IV 239.

§9
Nous mentionnerons – si Dieu veut – dans ce bref
traité les voyages dont nous avons eu connaissance par
science et vision directe, voyages accomplis par les
36. «Ce qu'il
prophètes, voyages divins, voyages des entités
convient de
spirituelles, afin de montrer ce que l'on doit désirer désirer», si on lit
comme voyage36. Bien que Dieu ait mentionné dans le yubghâ, ou bien :
Coran de nombreux voyages accomplis par différentes «tout autre voyage»,
créatures, nous nous sommes limité à ce qui suit. si on lit yabqâ.

§ 10
VOYAGE SEIGNEURIAL DEPUIS LA NUÉE JUSQU'AU 37. La première
TRÔNE DE L'ÉTABLISSEMENT DONT PREND POSSESSION possibilité
LE NOM DIVIN LE TOUT-MISÉRICORDIEUX. correspond à la
Une tradition rapporte que l'on demanda à l'Envoyé de traduction, la
Dieu – que Dieu répande sur lui la grâce et la paix –: seconde donnerait :
«Où était notre Seigneur avant qu'Il ne crée la création? ce qui était au-
Il répondit: – Dans une nuée au-dessus et au-dessous de dessus était de l'air
laquelle (mâ fawqahu wa mâ tahtahu) il n'y avait pas et ce qui était en-
d'air», la particule mâ pouvant être ici négative ou dessous était de
l'air.
relative37. Sache que cette nuée est l'Enceinte de la
Personne divine38, immense obstacle qui empêche les 38. Surâdiq al-
êtres de rejoindre la Divinité absolue et Celle-ci de ulûhiyya. Le terme
rejoindre les êtres, j'entends du point de vue des de surâdiq est
coranique : « Nous
définitions essentielles39. C'est à partir de cette Nuée avons préparé pour
que Dieu – exalté soit-Il – dit, comme le rapporte la les injustes un feu
tradition authentique, d'après le Prophète – que Dieu dont l'enceinte les
répande sur lui la grâce et la paix –: «Il n'y a rien que Je entoure » (18 : 29).
n'hésite autant à faire que de reprendre l'âme du On l'employait pour
croyant. Il déteste la mort et Moi, je déteste lui causer désigner une
du tort. Mais il lui faut venir à Ma rencontre»40. De là protection autour
procède également Sa parole – exalté soit-Il –: «La d'une tente, surtout
parole ne change pas auprès de Moi» (50: 29). Y font pour en cacher la
porte. On trouve
aussi allusion des versets comme «Et ton Seigneur
aussi le sens de «
viendra [ainsi que les anges en rangs successifs]» (89:
dais », telle l'étoffe
22) et «[Qu'attendent-ils sinon que Dieu et les Anges tendue au-dessus
viennent à eux] dans l'ombre de la nue?» (2: 210), de la cour d'une
c'est-à-dire le Jour de la Séparation et du Jugement. Ces maison contre le
expressions et d'autres semblables rapportées dans les soleil (cf. Zabîdi, Tâj
traditions émanent de la Divinité absolue lorsqu'Elle veut al-'arûs VI 379). Le
atteindre les êtres créés. Comme propos analogues sens de protection
tenus par l'être créé lorsqu'il veut rejoindre la Divinité circulaire semble
absolue, on rapporte la parole du Prophète – que Dieu toutefois l'emporter,
répande sur lui la grâce et la paix –: «Je ne peux conformément à
dénombrer les éloges que je T'adresse»41 et «... que Tu l'étymologie sans
doute persane de ce
T'es réservé dans la science de Ton mystère»42 ou mot (cf. A. Jeffery,
encore la sentence d'Abû Bakr le Confirmateur de la The Foreighn
vérité: «L'impuissance à percevoir la perception est une Vocabulary of the
perception»43. Qur'ân, Baroda,
1938, p. 167).
39. Al-hudûd al-
dhâtiyya. De ce
point de vue, l'Adoré
ne peut d'aucune
manière devenir
l'adorateur et
réciproquement.
40. Dernière partie
du fameux hadîth al-
walî commençant
par ces mots : «
Celui qui s'attaque à
l'un de Mes amis
...», Bukhâri, Sahîh,
riqâq 38, VIII 131.
Voir aussi la version
d'Ibn Hanbal,
Musnad VI 256 et
Hilyat al-awliya' IV
32.
41. Cf. le hadîth où
'A'isha, l'épouse du
Prophète, l'entend
invoquer Dieu ainsi :
« Je me réfugie
enTa satisfaction
contre Ton courroux,
en Ta mansuétude
contre Ton
châtiment, en Toi
contre Toi. Je peux
dénombrer ...»
(Muslim, Sahîh,
salat 222, II 51).
42. Extrait d'une
invocation du
Prophète : « ... Je Te
demande par
chaque nom que Tu
T'es Toi-même
donné, que Tu as
enseigné à l'une de
Tes créatures, que
Tu as révélé dans
Ton Livre ou que Tu
T'es réservé...» (Ibn
Hanbal, Musnad I
391).
43. Sur cette
sentence d'Abû
Bakr, voir Futûhât III
371, chap. 369, 429
chap. 371, IV 43
chap. 430.
41. Cf. le hadîth où
'A'isha, l'épouse du
Prophète, l'entend
invoquer Dieu ainsi :
« Je me réfugie en
Ta satisfaction
contre Ton courroux,
en Ta mansuétude
contre Ton
châtiment, en Toi
contre Toi. Je peux
dénombrer ...»
(Muslim, Sahîh,
salat 222, II 51).
42. Extrait d'une
invocation du
Prophète : « ... Je Te
demande par
chaque nom que Tu
T'es Toi-même
donné, que Tu as
enseigné à l'une de
Tes créatures, que
Tu as révélé dans
Ton Livre ou que Tu
T'es réservé...» (Ibn
Hanbal, Musnad I
391).
43. Sur cette
sentence d'Abû
Bakr, voir Futûhât III
371, chap. 369, 429
chap. 371, IV 43
chap. 430.

§ 11
Une fois existenciée la sphère qui embrasse tous les 44. Jûd (générosité)
êtres et que l'on appelle le Trône ou Siège royal très appelle par
saint, il lui fallait un roi. Comme Dieu voulait assonance wujûd
l'existenciation, fruit nécessaire de la générosité de (existence).
l'existence divine44, la qualité de toute-miséricorde
devait régir cette séparation entre le divin et l'humain.
Le nom le Tout-Miséricordieux s'établit sur le Trône dans
l'Enceinte de la Nuée, comme il convient à la qualité
divine de toute-miséricorde, qui est un aspect de la Nuée
seigneuriale. Ce voyage de la qualité de toute-
miséricorde depuis la Nuée seigneuriale jusqu'à
l'établissement sur le Trône, procède de la Générosité,
de même que tout ce qui est en-deçà du Trône émane de
Celui qui s'est établi dessus, c'est-à-dire le nom le Tout-
Miséricordieux dont la miséricorde contient toute chose
par nécessité existencielle et don gracieux. Lors du
voyage du nom le Tout-Miséricordieux, voyagèrent avec
lui tous les noms attachés à la création, ses officiers,
desservants et émirs, comme le Pourvoyeur, le
Secoureur, le Vivificateur, Celui qui fait vivre, Celui qui
fait mourir, le Dommageur, le Bénéfique et tous les noms
d'actes en particulier. Tout nom exprimant un acte a fait
le voyage avec le Tout-Miséricordieux; aucun autre nom
n'y participe.

§ 12
Lorsqu'on désire voyager vers la connaissance de ce 45. 'Amâ' (nuée) et
qui est au-delà des noms d'actes en réfléchissant à ces 'amâ (cécité) ont
noms, ces réflexions sortent de la sphère du Trône sans une orthographe
pour autant la quitter et s'en séparer et cherchent à identique dans la
s'attacher à la Dignité divine très-sainte. Elles tombent plupart des
alors dans le territoire inviolable, l'Enceinte de la Nuée, manuscrits.
et y sont terrassées. Néanmoins, il faut bien que pour 46. Cet arbre est
celui qui parvient à Dieu, brillent quelques lueurs appelé dans Coran
fulgurantes de la Divinité absolue lui apportant une 53 : 14 « le Lotus
certaine connaissance que le Confirmateur de la vérité (ou le jujubier) de la
nomma pour cette raison «perception» et que le Limite» (sidrat al-
Véridique – que Dieu répande sur lui la grâce et la paix – muntahâ). Il marque
désigne en ces termes: «Je ne peux dénombrer les la deuxième vision
éloges que je T'adresse». Il eut en effet la vision de ce du Prophète lors de
qui ne peut faire l'objet d'un éloge défini, mais l'Ascension céleste.
seulement d'un éloge indéterminé tel que «Je ne peux La première, ainsi
que la révélation qui
dénombrer...». La perplexité exige cela. Les hommes de
la précède,
spéculation sont dans une nuée, de même que les
transcende les
hommes du dévoilement. Tous les êtres sont dans une créatures (cf. infra).
nuée, tous étant dans la cécité45 et le tout est à l'image La seconde au
du Tout. Ce voyage dans son esprit et son sens est le contraire est un
passage de la transcendance au Lotus de la similitude46 retour vers ceux-ci,
pour que ceux auxquels s'adresse le discours divin sans pour autant
puissent comprendre. Et ceci relève encore de cette dévier de la vision
même cécité. essentielle et unitive
et correspond donc
à la révélation où
Dieu se rend
accessible, par
similitude, à la
compréhension des
hommes. Par
ailleurs, selon Ibn
'Arabî, c'est à partir
du Lotus de la Limite
que se divise le
monde de la
création, de l'ordre
et de l'imposition
légale (cf. Futûhât I
290 chap. 58), d'où
son évocation ici.

§ 13
LE VOYAGE DE LA CRÉATION ET DE L'ORDRE OU LE 47. Cf. Coran 41 : 9-
VOYAGE DE LA CRÉATION NOVATRICE. 10 : « Dis : ne
Dieu – Il est béni et exalté – dit: «Ensuite Il s'établit vers croiriez-vous pas
le ciel, qui était alors une fumée, et lui dit ainsi qu'à la dans Celui qui a
terre: – Venez de gré ou de force. Ils répondirent: – créé la terre en deux
Nous sommes venus de plein gré. Il acheva la création jours ... Il y
des sept cieux en deux jours et inspira à chaque ciel son détermina ses
ordre. Et Nous avons orné le ciel le plus proche de nourritures en
luminaires, comme protection. Telle est la détermination quatre jours...».
du Tout-Puissant Très Savant» (41: 11-12); Il accomplit 48. L'expression
ceci en déliant et en séparant: «Ceux qui ont mécru vient de Coran 55 :
n'ont-ils pas vu que les cieux et la terre étaient liés et 29. Ibn 'Arabî a
que Nous les avons déliés ?» (21: 30). Le premier verset consacré un traité,
commence, après la création de la terre47, par le Kitâb ayyâm al-
«ensuite», ce qui indique généralement un certain délai. sha'n (in Rasâ'il,
Il s'agit du temps de la création de la terre et de la Haydarabad 1948)
détermination de ses subsistances durant quatre des au commentaire de
ce verset et d'autres
jours de l'Œuvre divine48: deux jours pour l'être sensible sur les jours de la
et essentiel de la terre, l'un pour son extériorité et sa création.
manifestation et l'autre pour son intériorité et son
occultation; deux jours pour les subsistances, non 49. Le passage d'un
manifestées et manifestées, déposées dans la terre. état à l'autre dans
Ensuite eut lieu l'Etablissement très-saint, qui était le un même cycle
but, et l'orientation vers le déliement et la séparation des d'existence.
cieux. Après l'achèvement de la création des sept cieux 50. Al-rûhâniyyât al-
en deux des jours de l'Œuvre, Il inspira à chaque ciel son 'aqliyya : référence à
ordre et y déposa tout ce dont les êtres engendrés ont la tradition
besoin pour leur composition, leur dissolution, leur prophétique: les
remplacement, leur transformation et leur passage d'un anges assignés à
état à l'autre à travers les cycles et les phases49. Tout chaque ciel, et à la
ceci relève de l'ordre divin déposé dans les cieux selon tradition
Sa parole: «Et Il inspira à chaque ciel son ordre» et ce philosophique :
l'intellect agent au
qu'il comporte d'entités spirituelles et intellectuelles50. centre de chaque
Cet ordre s'instaura par la mise en mouvement des ciel.
sphères pour que se manifeste la production des êtres
dans les éléments, selon l'ordre contenu dans ce
mouvement et cette sphère.

§ 14
Une fois déliés, les cieux entrèrent en rotation. Comme
ils étaient transparents en essence et en volume pour ne
pas cacher ce qui est au-delà d'eux, les regards
aperçurent les luminaires étoilés de la huitième sphère et
les imaginèrent dans le ciel le plus proche. Dieu dit:
«Nous avons orné le ciel le plus proche de luminaires»
(41: 12), or l'ornement d'une chose ne s'y trouve pas
nécessairement; «Comme protection» fait allusion aux
lapidations qui surviennent dans la sphère de l'éther
pour brûler les démons qui écoutent à la dérobée. Dieu a
disposé pour cela «une flamme aux aguets» (72: 9): ce
sont les étoiles filantes. Le regard transperce
l'atmosphère et atteint le ciel inférieur sans apercevoir
de fissure. Il y pénètre, mais s'en retourne «dépité et
las» (67: 4). Dieu dota chacun des sept cieux d'un astre
qui y vogue selon sa parole – exalté soit-Il –: «Chacun
vogue dans une sphère» (21: 33 et 36: 40). Les sphères
sont produites par le mouvement des astres et non par
celui des cieux. Le mouvement des sept astres prouve
donc que les luminaires se trouvent dans la huitième
sphère. Il a orné le ciel le plus proche de ces luminaires
car c'est là que le regard les perçoit. Le discours divin se
conforma à ce que donne la vision oculaire. C'est
pourquoi il est dit: «Nous avons orné le ciel le plus
proche de luminaires» et non: «Nous les y avons créés»,
car un ornement ne se trouve pas nécessairement dans
ce qu'il orne: garde et suite sont un des ornements du
sultan sans être inhérents à sa personne.

§ 15
Lorsque fut achevée la construction humaine et assuré
son équilibre et que l'orientation divine produisit
l'insufflation supérieure dans le mouvement de la
quatrième des sept sphères, cet être nommé
«l'homme», en raison de la perfection de son équilibre,
reçut, lui seul, le secret divin. Il accéda ainsi aux deux
stations, celle de la Forme divine et celle de la
lieutenance. La terre du corps parachevée, «Il y
détermina ses subsistances» (41: 10), lui conféra ses
facultés propres, en tant qu'être animal et végétal:
l'attractive, la digestive, la rétentive, la répulsive,
l'augmentative et la nutritive et «délia» ses sept
couches: la peau, la chair, la graisse, les veines, les
nerfs, les muscles et les os. C'est alors que le secret
divin qui se propage dans l'homme avec le souffle de
l'esprit, s'établit vers le monde supérieur du corps,
constitué de vapeurs montantes comme la fumée. Il y
«délia» sept cieux: le ciel le plus proche ou les sens,
qu'Il orna d'étoiles et de luminaires tels les yeux, le ciel
de l'imagination, celui de la réflexion, de l'intellect, du
souvenir, de la mémoration et de la puissance
imaginative.

§ 16
«Et Il inspira à chaque ciel son ordre», c'est-à-dire
d'une part la perception des choses sensibles déposée
dans les sens – nous ne traiterons pas de la modalité de
cette perception en raison d'une divergence à ce sujet,
même si nous en avons la science car celle-ci n'abolirait
point cette divergence –, d'autre part la représentation
des choses imaginées et impossibles dans l'imagination
et enfin celle des intelligibles dans l'intellect. Ainsi, dans
chaque ciel sont déposées les perceptions correspondant
à sa nature, car les habitants de chaque ciel sont créés à
partir de celui-ci, de même que les habitants de chaque
terre sont créés à partir de celle-ci. Le tempérament des
êtres correspond en effet à celui de leur lieu d'origine.
Dans chacun de ces sept cieux Dieu créa un astre
voguant en correspondance avec les autres planètes
nommées, à l'instar des attributs: la Vie, l'Ouïe, la Vue,
la Puissance, la Volonté, la Science et la Parole. «Chacun
court vers un terme nommé» (13: 2). Chaque faculté ne
perçoit que ce pour quoi elle a été créée spécifiquement:
la vue ne voit que les choses sensibles et visibles et s'en
retourne «dépitée», car elle ne trouve pas de fissure par
où pénétrer. L'intellect le confirme, et en sont témoins
les mouvements des sphères dans l'homme, par la
«détermination du Tout-Puissant Très-Savant» (41: 12).

§ 17
Ce voyage a dévoilé son visage, indiqué la
transcendance de son Maître et produit la manifestation
du monde supérieur. Le voyage a été appelé safar parce
qu'il dévoile (yusfiru) les caractères des hommes faisant
apparaître les caractères blâmables et louables que tout
homme recèle en lui. On dit aussi: la femme a dévoilé
son visage (safarat 'an wajhihâ) quand elle enlève son
voile et qu'apparaît sa beauté ou sa laideur. Dieu dit,
s'adressant aux Arabes: «Et par l'aube lorsqu'elle
dévoile» (72: 34) c'est-à-dire aux regards ce qu'ils
découvrent. Le poète dit:

  Quand je venais trouver Laylâ, elle se voilait la face.


    Ce matin j'ai été inquiet de son dévoilement (sufûru-
hâ).

En effet chez les Arabes, quand la femme veut prévenir


qu'elle est menacée, elle découvre son visage. L'auteur
de ce vers avait usé de ruse pour rejoindre sa bien-
aimée, mais la tribu de celle-ci en avait eu vent; le
sachant, dès qu'elle l'aperçut, elle découvrit son visage.
Il sut alors qu'elle était menacée, prit peur pour elle et
s'en fut en récitant ce vers.

C'est au cours d'un tel voyage ou d'autres semblables


que notre Seigneur descend. Cette allusion dispense d'un
plus ample développement. «Et Dieu dit la vérité et Il
guide sur la voie» (33 : 4).

§ 18
LE VOYAGE DU CORAN INCOMPARABLE 51. Traduction
Dieu – Il est puissant et majestueux – dit: «C'est Nous courante de laylat
qui l'avons fait descendre dans la Nuit du destin51 ...» al-qadr, le cours de
toute chose étant
(97: 1), ou: «C'est Nous qui l'avons fait descendre dans
déterminé durant
une nuit bénie» (44: 3): il s'agit d'une descente
cette nuit. On peut
d'avertissement52. «C'est Nous qui l'avons fait traduire aussi «Nuit
descendre»: il s'agit du Coran incomparable «dans la de la valeur», car
Nuit du destin»; les commentateurs précisent, d'après la elle révèle la valeur
tradition: en une seule fois jusqu'au ciel le plus proche. de celui sur qui
Puis il descendit sur le cœur de Muhammad – que Dieu descend la parole
répande sur lui la grâce et la paix – de façon divine et l'identité
fragmentée53. Ce voyage ne cesse jamais, tant que les profonde de l'un et
de l'autre.
langues récitent le Coran intérieurement et à voix haute.
La nuit du destin qui perdure en réalité pour le serviteur, 52. Suite du verset :
n'est autre que son âme devenue pure et sans tâche. « C'est Nous qui
Aussi ajouta-t-Il: «En elle est distingué tout fûmes avertisseurs».
commandement sage» (44: 3), de même qu'en l'âme a
53. Nujûman (cf.
été créé tout commandement sage. «Il lui inspira sa
Coran 56 : 75) ;
prévarication» – selon les deux sens de cette
comme les étoiles
expression54 – «ainsi que sa piété» (91: 8). Par reflètent la lumière
transposition, le cœur représente le ciel le plus proche fragmentée du
vers lequel le Coran est descendu réuni dans sa totalité, soleil.
pour redevenir distinction55 à la mesure de ceux
54. Il faut
auxquels le discours s'adresse. En effet, la vue ne le comprendre soit
reçoit pas de la même manière que l'ouïe. Nous disons littéralement, soit
qu'il est descendu vers ton cœur en une seule fois, mais que Dieu a inspiré à
nous ne voulons pas dire que tu l'as retenu et l'âme la
pleinement saisi, car nous nous plaçons sur le plan de connaissance de la
l'esprit et de l'idée. J'entends simplement qu'il se trouve prévarication et de
en toi sans que tu le saches, tout comme il n'était pas la piété.
indispensable que le ciel en retînt le texte quand le
55. Furqân : le Livre
Coran descendit vers lui. Il descend ensuite sur toi de
en tant que toute
façon fragmentée, à partir de toi-même, en ôtant le
chose y est
bandeau qui t'empêche de voir56. Je l'ai constaté sur moi distinguée (cf. 44 :
à mes débuts. Je l'ai vu aussi chez mon maître Abû l- 3), par opposition à
'Abbâs al-'Uryâbî de la ville d'al-'Ulyâ à l'Ouest d'al- qur'ân qui signifie
Andalus57. J'ai entendu dire de plusieurs des gens de étymologiquement la
notre voie qu'ils retenaient par cœur le Coran ou certains «réunion».56. Cf.
versets sans qu'aucun maître ne le leur ait enseigné Coran 50 : 22 : « Tu
comme on le fait d'habitude. Une telle personne, même étais distrait de cela,
mais nous t'avons
si elle n'est pas de langue arabe, trouve le Coran dans
ôté ton bandeau et
son cœur, prononcé en langue arabe, tel qu'il est
ta vue aujourd'hui
transcrit dans les exemplaires du Coran. Nous avons est perçante».
rapporté, d'après Abû Mûsâ al-Dunbulî, qu'Abû Yazîd al-
Bistâmî – Dieu lui fasse miséricorde – ne mourut pas 57. Sur ce premier
sans savoir le Coran par cœur, bien qu'aucun maître ne maître du Shaykh al-
le lui eût appris par la voie habituelle58. Akbar, voir Claude
Addas, Ibn 'Arabî,
Paris, 1989, pp. 83-
7.
58. Sur ce fait, cf.
Futûhât II 20, chap.
73, 195 chap. 110,
III 94, chap. 325, IV
78, chap. 463.
La descente continuelle du Coran sur les cœurs des 59. Ces deux
§ 19
serviteurs est prouvée par l'impossibilité pour l'accident prénoms sont
de durer deux temps de suite et de se transférer d'un l'équivalent de
lieu à un autre. La mémorisation du Coran par Zayd ne Pierre et Paul.
se transfert pas à 'Amr59. Quand l'oreille entend le
maître projeter un verset en elle, Dieu le fait descendre
sur le cœur et le disciple le retient. Si le cœur de ce
dernier est distrait par une préoccupation, le maître
reprend et la descente se répète. Le Coran est donc à
jamais en train de descendre. Si quelqu'un affirmait:
Dieu a fait descendre sur moi le Coran, il ne mentirait
pas, car le Coran voyage sans cesse vers le cœur de
ceux qui le retiennent.

§ 20
Quand Gabriel – sur lui la paix – venait lui apporter le 60. Cf. le hadîth,
Coran, le Prophète – que Dieu répande sur lui la grâce et fondement de la
la paix – s'empressait de le réciter avant que l'inspiration convenance
en ait été décrétée. Grâce à la puissance de son spirituelle (adab): «
dévoilement, il avait l'intuition de ce qu'apportait Gabriel, Dieu m'a inculqué
le récitait, et sa langue en hâtait la venue, à la manière l'adab et l'a rendu
parfait en moi ...»
d'un des nôtres, doué de dévoilement, qui perçoit ta
(Sulami, Jawâmi'
pensée et la dévoile. Ce fait admis par la plupart des
âdâb al-sûfiyya, éd.
hommes convient d'autant mieux au Prophète. Mais son E. Kohlberg,
Seigneur lui inculqua la convenance spirituelle et la Jérusalem 1976 p.
rendit excellente en lui60. Aussi lui dit-Il: «Ne hâte pas la 3; et Sam'ânî, Adab
venue du Coran avant que l'inspiration en ait été al-imlâ' wa l-istimlâ',
achevée» (20: 114). Il lui ordonna de respecter les éd. Weisweiler,
convenances avec Gabriel – sur lui la paix –, qui lui Leiden, 1952, p. 1).
enseignait comment recevoir la Parole excellente par
61. Allusion à Coran
l'œuvre pieuse61. 35 : 10 : « Vers Lui
s'élève la parole
bonne et l'œuvre
pieuse, Il l'élève».
Pour le commentaire
de 20 : 114, cf.
Futûhât I 83 chap. 2
et D. Gril, «Adab
and Revelation» in
Muhyiddin Ibn
'Arabi. A
Commemorative
Volume,
Shaftesbury, 1993,
p. 251.

§ 21
SECTION. 62. Hijâb al-'izza al-
L'Homme total selon la réalité essentielle, est le Coran ahmâ al-adnâ. 'Izza,
incomparable descendu de la présence de soi-même vers traduit ici par «toute-
la Présence de son Existenciateur. Celle-ci est aussi la puissance» exprime
Nuit bénie du fait de sa non-manifestation. Le ciel le plus aussi l'idée
proche correspond au Voile de la Toute-Puissance, le plus d'inaccessibilité et
d'incomparabilité. Le
inviolable et le plus proche62. Là, il devint «distinction» hijâb al-'izza est
(furqân) et descendit sous forme fragmentée, selon les défini par Ibn 'Arabî
réalités divines, car leur autorité s'exerce de diverses comme « la cécité et
manières et c'est pourquoi l'Homme se fragmenta la perplexité » (al-
également. Il ne cesse de descendre sur son cœur, à 'amâ wa l-hayra), cf.
partir de son Seigneur, sous forme fragmentée jusqu'à ce Futûhât II 129 et
qu'il se réunisse là-bas63, laisse le voile derrière lui, Istilâhât al-sûfiyya,
dépasse le «où» et l'être créaturel et s'absente de p. 16. Suivi ici de
ces deux qualitatifs,
l'absence64. Le Coran descendu est vérité ainsi que Dieu il désigne l'Homme
l'a appelé, or «toute vérité immédiate comporte une universel qui cache
vérité ultime»65, et la vérité ultime du Coran, c'est sa face indicible,
l'Homme. Quand on interrogea 'A'isha – Dieu l'agrée – tournée vers le divin,
sur le caractère du Prophète – que Dieu répande sur lui correspondant à la
la grâce et la paix – elle répondit: «Son caractère était le limite entre le qur'ân
et le furqân.
Coran»66. Elle visait, expliquent les Savants, la parole 63. « Là-bas »
divine: «Certes tu es selon un caractère magnifique» (hunâka) correspond
(68:4). Réalise ce voyage, tu n'auras qu'à te louer de sans doute au
démonstratif lointain
son aboutissement, si Dieu veut.
de « Ce livre-là »
(dhâlika l-kitâb) dont
provient ce livre-ci :
l'exemplaire lu et
récité. Cf. Coran 2 :
2.
64. Yaghîbu 'an al-
ghayb : par-delà
l'être et le non-être.
65. Li-kulli haqq
haqîqa : réponse du
Prophète à un
Compagnon qui
déclare : « Je me
trouve ce matin
vraiment (haqqan)
croyant ». Cf. Nûr al-
Dîn al-Haythamî,
Majma' al-zawâ'id,
Beyrouth, 1967, I
57-8, d'après
Tabaranî et Bazâr.
66. Voir les
différentes versions
et occurrences de
ce hadîth dans
«Adab and
Revelation», op. cit.,
pp. 259-60, n. 34.

§ 22
LE VOYAGE DE LA VISION À TRAVERS LES SIGNES 67. Cf. Futûhât III
DIVINS ET LA TRANSPOSITION SYMBOLIQUE, selon la 371 chap. 369.
parole de Dieu – exalté soit-Il: «Gloire à celui qui a fait
68. Laylan n'est plus
voyager Son serviteur de nuit de la Mosquée sacrée à la compris dans cette
Mosquée la plus éloignée autour de laquelle Nous avons interprétation
mis Nos bénédictions, pour lui faire voir certains de nos comme un
signes» (17: 1). complément de
temps se rapportant
Gloire à Celui qui a fait voyager de nuit Son serviteur
au voyage, mais
  pour lui faire voir Ses signes cachés.
comme un
Comme la présence dans l'absence, l'ébriété complément de
  dans la sobriété, l'effacement dans la confirmation. manière (hâl) se
rapportant au
Celui dont il tire son secret, il le voit
  refuser, s'il le veut, ou donner.
serviteur. On
pourrait traduire
Par son existence, il abolit la générosité qu'il lui a montrée. «nuitamment». La
  La pauvreté est l'un de ses aspects. nuit par son
obscurité désigne
Gloire à Lui comme seigneur et protecteur
  en Son essence, qualités et attributs. symboliquement le
corps, dans toute sa
Dieu – gloire à Lui – a attaché la glorification à ce noblesse et sa
voyage, le voyage nocturne. Il a ainsi voulu ôter du cœur dimension
de ceux qui professent la similitude et la corporéité de cosmique. Le vers
Dieu, par fausse conception ou sous l'emprise de cité en exemple
confirme ce sens en
l'imagination, ce qu'ils imaginaient au sujet de Dieu
même temps que
comme direction, limite et localisation. Dieu ajouta:
cette interprétation
«Pour lui faire voir certains de nos signes», signifiant que grammaticale.
le Prophète était emmené en voyage et, par là, que
l'initiative venait de Lui – Il est puissant et majestueux –  
67. Par don divin et sollicitude éternelle pour le gratifier,
le Prophète reçut ce qui n'était pas parvenu à son être le
plus intime ni n'avait pénétré sa conscience. Dieu fit que
ce voyage s'accomplit de nuit pour confirmer le Prophète
dans son élection à la station de l'amour, car Il le prit
comme ami intime et bien-aimé. Il le confirma en
ajoutant «de nuit» alors qu'isrâ' désigne déjà en arabe
un voyage de nuit et non de jour, ceci pour lever le doute
et pour qu'on n'imagine pas que seul son esprit fut
emmené. Il ôte ainsi cette idée que ce voyage pourrait
avoir eu lieu de jour. D'une part le Coran, même s'il a été
révélé dans la langue des Arabes, s'adresse à tous les
hommes, ceux de langue arabe comme les autres;
d'autre part la nuit est le moment le plus cher aux
amants parce qu'ils s'y réunissent et que la rencontre
seul-à-seul avec le bien-aimé se réalise la nuit. Il fallait
aussi que la vision des signes eût lieu grâce à des
lumières divines surnaturelles et inconnues des Arabes
de l'époque, car la vue par sa propre lumière ne perçoit
des choses visibles que l'obscurité et la lumière par
laquelle elle découvre les choses. Il ne faut pas
cependant que cette lumière ne soit plus forte que la
lumière de la vue. Si elle est plus forte, elle produit sur
la lumière du regard le même effet que l'obscurité. Il ne
voit alors plus qu'elle, de même que la vue ne perçoit
dans l'obscurité profonde que l'obscurité. Il faut une
lumière modérée pour que la vue perçoive la lumière et
les choses qu'elle lui montre. Si l'ascension avait eu lieu
de jour, la vision des signes n'aurait pas eu de sens pour
celui qui entend ce récit, car ceci va de soi. C'est
pourquoi le voyage eut lieu la nuit.

En disant «de nuit», Dieu confirme que le Prophète –


sur lui la grâce et la paix – voyagea avec son noble
corps. La nuit étant déjà exprimée dans le verbe asrâ',
«de nuit» est le complément de manière de «Son
serviteur»68, comme il est dit dans ce vers:

Ô vous qui partez vers l'Élu de Mudar,


vous l'avez visité avec vos corps, mais nous avec nos
esprits.

§ 23
«Son serviteur» est précédé de la particule bi pour 69. la particule bi
deux raisons, selon les gens de Dieu, connaisseurs de la dans asrâ bi-'abdi-hi
Réalité. Tout d'abord à cause de la correspondance entre « a fait voyager de
la servitude qui est humiliation et la particule de nuit Son serviteur »
l'«abaissement» et de la «brisure», car tout être humilié marque la
dépendance. On
est brisé69. Il rattacha le serviteur au Soi70, alors que le pourrait, pour
verset ne comporte aucun nom apparent pour désigner souligner ce sens,
Dieu si ce n'est un nom semi-verbal («Gloire à») qui ne traduire : « a
prend de sens que par la proposition relative et le emmené de nuit ».
pronom de rappel implicite dans le verbe71. Or le le cas indirect se dit
pronom est ici absence72 sans aucun doute et «Son» est khafd
aussi un «pronom»; il est donc une absence dans une «abaissement». La
voyelle i qui marque
absence, comme s'il était lui-même le Soi. Dieu nous
la flexion casuelle,
avertit ainsi de la haute noblesse du voyage nocturne.
se nomme kasr
«brisure».
La mention des deux mosquées, la sacrée et la plus
éloignée, est en corrélation avec ce que nous avons dit 70. En arabe la
du serviteur et de la particule de l'«abaissement», le bi. possession ne
Masjid (mosquée) est un nom de lieu désignant l'endroit s'exprime pas
où l'homme se prosterne (sujûd). La prosternation est comme en français
servitude. Le sacré73 implique l'interdiction et la par un adjectif
restriction et appelle donc la servitude. «La plus possessif : Son
serviteur, mais par
éloignée» rappelle que la servitude se trouve dans un
un pronom
éloignement extrême vis-à-vis des qualités de la
complément du nom
seigneurie. Ainsi Dieu – gloire à Lui – choisit pour Son : le serviteur de Lui
prophète la noblesse parfaite par ces deux derniers ou du Soi (al-huwa).
termes, en lui conférant la plus haute des qualités de la
créature, la servitude ainsi que ces termes en affinité 71. Le verbe arabe
avec elle, la particule de l'abaissement et les mosquées inclut son pronom,
sacrée et éloignée. En contrepartie de cette servitude tantôt explicite,
totale qui confère la connaissance parfaite, Dieu l'honora tantôt implicite dans
en ne lui attribuant pas un de Ses Noms qui l'aurait le cas de la
conditionné. Une telle servitude exige de ne pas être troisième personne.
Le pronom de rappel
conditionnée par un nom divin exerçant une influence
est le lien
sur le serviteur. Elle sollicite au contraire de la divinité
grammatical et
absolue une élévation et une transcendance semblables. logique entre le
Quand le serviteur est élevé sous tous les aspects et pronom relatif («
honoré, sa servitude est affranchie de toutes les qualités Celui qui ») et la
dominicales, seigneuriales et divines; telle est sa proposition relative.
transcendance. Quand elle reçoit les qualités de la
seigneurie, elle est rendue similaire et cette similitude la 72. Le pronom de
conduit à sa perte. Dieu – exalté soit-Il – dit: «Goûte! troisième personne
Certes tu es le tout-puissant, le très-généreux» (44: 49) se dit en arabe
damîr al-ghâ'ib ou
et «Ainsi Dieu appose un sceau sur le cœur de tout être
pronom de l'absent.
orgueilleux et tyrannique» (40: 35)74. De même quand
la divinité absolue est désignée par les noms qui 73. Harâm signifie à
impliquent l'existence des créatures, cela ne confère ni la fois sacré et
sublimation ni élévation au serviteur interpellé par ces interdit.
noms. Ces noms comportent une sorte de ressemblance 74. Sur ces deux
car la seigneurie a besoin de l'effet qu'elle exerce. Dieu versets comportant
conféra à la servitude, au cours de ce voyage nocturne, des noms divins que
tout ce qui lui revient sous tous les rapports; de même l'homme s'est
qu'il confia à la divinité absolue ce qui lui revient en indûment attribué et
contrepartie de ce qui a été attribué au serviteur. C'est qui lui sont
pourquoi il mentionna le Soi et le soi du Soi, ou absence reprochés, cf.
de l'absence. Quand le Prophète – sur lui la grâce et la Futûhât I 421, II 153
paix – descendit de sa servitude vers ce que nous avons chap. 80 et 166
mentionné, il fut emmené au cours du voyage nocturne chap. 88.
vers l'absence de l'absence. De là il contempla son Bien- «Tyrannique» se
Aimé, le Vrai en tant qu'Un et Singulier, car l'amour traduirait plutôt, à
propos de Dieu, par
exige la jalousie. Il ne reste alors plus de trace du
«Réducteur»
serviteur. Le serviteur conserve cependant un certain
(Jabbâr).
pouvoir et il n'est soumis à aucune restriction. Aussi ne
se manifesta là-bas d'autre nom que le Soi. La
Révélation fut un entretien nocturne puisque le voyage
se passa de nuit. Or de toutes les formes de séances,
l'entretien nocturne est la plus élevée car elle est
isolement dans l'isolement, lieu de familiarité, de
rapprochement et d'élection.

§ 24
Quant aux signes vus par le Prophète, les uns sont sur
les horizons, les autres en lui-même. Dieu – Il est tout-
puissant et majestueux – dit: «Nous leur ferons voir Nos
signes sur les horizons et en eux-mêmes» (41: 53) et
«Et en vous-mêmes que ne regardez-vous!» (51: 21). La
«distance des deux arcs» (53: 9) est l'un des signes des
horizons. Grâce à lui le Prophète réalisa la station du
serviteur face à son Seigneur; «ou plus près encore»
désigne la station de l'amour et de l'élection par le Soi.
«Il révéla alors à Son serviteur ce qu'Il lui révéla» (53:
10) représente la station de l'entretien nocturne ou le soi
du Soi et l'absence de l'absence, ce qu'Il confirma par:
«Le cœur intérieur ne démentit pas ce qu'il vit» (11). Le
cœur intérieur (fu'âd) est le cœur du cœur; comme le
cœur a sa vision, le cœur intérieur a la sienne. La vision
du cœur peut être atteinte de cécité quand elle quitte
Dieu en Lui préférant autrui après qu'Il l'eut rapprochée
de Lui: «[Ce ne sont pas les regards qui sont aveugles,]
mais les cœurs qui sont dans les poitrines» (22: 46).
Mais le cœur intérieur ne saurait être atteint de cécité
car il ne connaît pas la création; il n'est attaché qu'à son
Seigneur et il ne l'est que par l'absence de l'absence ou
le soi du Soi du fait de la correspondance entre les
stations spirituelles et les degrés de l'existence. Dieu
précisa «le cœur intérieur n'a pas démenti ce qu'il a vu»,
car en apparence la vue peut commettre de nombreuses
erreurs, bien que l'affirmer ne soit que pure ignorance.
C'est celui qui porte un jugement qui se trompe, non ce
que perçoivent les sens. Tel est le cas de celui qui
affirme que le regard s'est trompé, parce qu'il voit la
chose différemment qu'elle n'est et la démentit donc.
Dieu nia que ce fait pût s'appliquer au Prophète, car le
mensonge n'intervient que dans le monde de la
similitude et de la multiplicité. Or il n'y a plus ici aucune
similitude: le serviteur est ici serviteur sous tous les
rapports, absolument transcendant dans la servitude et
ainsi en est-il de l'absence de l'absence ou le soi du Soi.

§ 25
Les signes que le Prophète vit en lui-même sont sa
conformité au soi du Soi en raison de la servitude
absolue de la servitude absolue, dans l'absence de
l'absence, par l'œil du cœur du cœur ou du cœur
intérieur. Et il n'est pas donné à tout un chacun de voir
ces signes. Quant aux signes des horizons, ils sont tout
ce que le Prophète – sur lui la paix – dit avoir vu: les
étoiles, les cieux, les échelles supérieures, le «Coussin»
le plus proche, le grincement des calames, le lieu de
l'établissement sur le Trône et ce par quoi Dieu recouvrit
le Lotus de la limite. Tout ceci se trouve autour de la
station réservée au serviteur et où il fut établi dans
l'absence de l'absence. Ceci est indiqué par Sa parole
«[la Mosquée la plus éloignée] autour de laquelle Nous
75. « Le Paradis ...
avons mis Notre bénédiction». La bénédiction de la et le Feu par les
station n'est pas précisée parce qu'elle est indicible du passions sensuelles
fait de la non-similitude. Cette station est si inaccessible », hadîth rapporté
que les hommes en sont arrachés. Si bien que la par Muslim, Sahîh,
Mosquée sacrée est pour la Mosquée la plus éloignée janna, 1 VIII 142.
comme le Feu pour le Paradis, tandis que «le Paradis est
76. Cf. Coran 57 :
entouré d'épreuves pénibles»75. «Ne voient-ils pas que
13, à propos des
nous avons établi un territoire sacré sûr, alors qu'autour Hypocrites, séparés
les hommes sont enlevés»(29: 67), «le Feu est entouré des élus le Jour du
par les passions sensuelles». «Jusqu'à la Mosquée jugement : « Il sera
éloignée autour de laquelle Nous avons mis Notre dressé entre eux
bénédiction»: la face intérieure correspond à une face une muraille
extérieure et la face extérieure correspond à une face possédant une
intérieure76. Ce voyage a pour résultat la contemplation porte. Sa face
de ce dont nous avons parlé: l'absence de l'absence. intérieure en elle est
Parler de cette station serait trop long. Retenons donc la miséricorde et sa
notre frein, car cette allusion suffit: «Et Dieu dit la vérité face extérieure
devant elle est le
et Il guide sur la voie.»
châtiment ».
   

§ 26
LE VOYAGE DE L'ÉPREUVE OU LE VOYAGE DE LA
CHUTE DU HAUT VERS LE BAS ET D'UNE PROXIMITÉ
VERS UN ÉLOIGNEMENT EN APPARENCE. Il semble être
le contraire du voyage précédent et suit pourtant le
même cours, même s'il n'a pas la même force.

Dieu – Il est puissant et majestueux – s'adresse ainsi à


Adam, à Eve et à ceux qui sont descendus avec eux:
«Nous leur dîmes: tombez-en tous» (2: 38). Nous avons
déjà parlé du voyage du premier père parmi les entités
spirituelles, le père d'Adam et du monde ou réalité
essentielle et esprit de Muhammad – que Dieu répande
sur lui la grâce et la paix –. Parlons maintenant du
voyage du père corporel, le père de Muhammad et de
tous les fils d'Adam. Chacun d'eux, Muhammad et Adam
sont respectivement père et fils l'un pour l'autre, de ce
point de vue.
Sache – Dieu nous assiste tous – que lorsque Dieu –
exalté soit-Il – veut produire un événement, Il l'indique
par des signes compris par certains, précédant
l'événement et appelés prémisses de l'existence
créaturelle. En ont conscience les gens doués de
pressentiment. Dans l'existence, ces signes surviennent
souvent dans le monde sensible, surtout si leur
manifestation apparaît comme insolite. On peut craindre
alors que ne survienne un fait en correspondance avec
ce phénomène, c'est ce que les Arabes appellent le
mauvais et le bon augure; ce dernier est ce que l'âme
trouve bon, le premier, ce que l'on a en aversion. Aussi
le Législateur – sur lui la grâce et la paix – aimait-il le
bon augure, telle une bonne parole et détestait que l'on
tirât mauvais augure d'une chose. Le bon augure était
pour les Arabes un bien, et le mauvais, un mal; «Et Nous
vous soumettons à l'épreuve du bien et du mal» (21:
35). Or il n'y a d'autre agent que Dieu, aussi le Prophète
détestait-il que l'on augure mal du cours de la
prédestination car la prendre en aversion est un manque
de respect envers la divinité. Il est préférable de recevoir
avec louange, confiance, satisfaction et docilité ce qui ne
convient pas à notre intérêt immédiat et de considérer
que Dieu a écarté ce qui aurait pû être plus grave. 'Umar
b. al-Khattâb – Dieu l'agrée – disait à ce propos: «Dieu –
exalté soit-Il – ne m'a atteint d'un malheur sans que j'y
vois trois bienfaits : le premier que ce malheur n'ait pas
porté atteinte à ma religion; le second, qu'il n'ait pas été
plus grave; le troisième, ce qu'il contient de récompense
et remise des péchés». Admire la présence de cet
homme avec Dieu et son excellente façon de considérer
ce qu'Il lui impose comme épreuve.

§ 27
Ce cours normal des choses77, nous le connaissons par 77. C'est-à-dire la
habitude et expérience, mais il n'en allait pas ainsi pour présence d'un fait
Adam – sur lui la paix –, sans habitude ni expérience insolite annonçant
un événement en
préalable de ce fait. Il ne prit pas garde à la restriction
rapport avec ce
divine lui interdisant de manger du fruit de l'arbre. Le
signe.
lieu du Paradis n'impose pas la restriction; Adam en effet
y mangeait ce qu'il voulait et allait là où il voulait. La 78. Cf. le hadîth :
restriction étant intervenue dans un lieu ne l'exigeant «Prenez soin des
pas, nous comprenons qu'elle allait produire un effet femmes, car la
dont la réalité allait nécessairement se manifester et femme a été créée
qu'on allait bientôt descendre du monde de la largeur et d'une côte et le
du repos vers celui de l'étroitesse et de l'imposition partie la plus courbe
légale. Si Adam l'avait su, il n'aurait pas joui de la félicité d'une côte est sa
partie supérieure. Si
pendant son séjour au Paradis. Adam s'attribua à lui-
tu cherches à la
même l'injustice en disant, entre autres: «Seigneur, nous
redresser, tu la
nous sommes fait injustice à nous-même» (7: 23), en ne casses, mais si tu la
prenant pas garde à la restriction et à l'interdiction dans laisses, elle restera
le lieu de la libération et de la permission. Pour cette toujours ainsi »
raison il reçut une interdiction et non un ordre positif. (Bukhârî, Sahih,
Adam portait alors dans ses reins sa postérité, ceux qui anbiyâ', 1 IV 161).
allaient contrevenir à la Loi divine comme ceux qui Voir autres versions
allaient lui obéir. Il fallait le mouvement du premier dans Wensinck,
transgresseur pour que la transgression soit provoquée, Concordance et
mais, une fois qu'Adam eût projeté sa postérité hors de Indices, III, 519.
ses reins, on ne sache pas qu'il ait jamais désobéi à son
79. Sur la
Seigneur. La désobéissance fut attribuée au seul Adam et qualification bonne
non à son épouse dans Sa parole: «Et Adam désobéit à ou mauvaise des
son Seigneur» (20: 121), alors que l'interdiction actes chez les
s'adressait à eux deux et qu'ils avaient tous deux Mu'tazilites, voir
commis l'acte, parce qu'Eve étant une part de lui-même, l'analyse de la
c'est comme s'il n'y avait que lui, et aussi parce qu'Adam position du Qâdî
était plus prompt qu'Eve à se souvenir de l'Ordre divin, 'Abd al-Jabbâr in D.
Gimaret, Théories
«il oublia» (20: 115) certes, mais combien plus de l'acte humain en
oublieuse que l'homme est la femme. théologie
musulmane, Paris-
Pour cette raison deux femmes tiennent lieu d'un seul Louvain, 1980, pp.
homme dans le témoignage légal. Dieu – exalté soit-Il – 19-22.
dit: «S'ils ne sont pas deux hommes, que ce soit un
homme et deux femmes parmi les témoins que vous
agréerez; si l'une se trompe, l'autre lui rappelera la
vérité» (2: 282). La femme, en effet, est une moitié
issue de l'homme, deux femmes font deux moitiés, donc
une constitution complète, équivalant à un homme.
Incomplète est sa création et courbe sa constitution,
étant une côte, elle dérive de ce mot78. Eve ne se
souvint pas au contraire d'Adam – sur lui la paix –.

L'oubli d'Adam – sur lui la paix – n'était dû qu'à


l'hostilité d'Iblîs, comme Dieu nous l'apprend. Adam ne
pouvait imaginer que quelqu'un prêtât serment par Dieu
de façon mensongère. Comme Iblîs avait juré par Dieu
qu'il leur donnait à tous deux un conseil sincère, ils
prirent du fruit de l'arbre interdit. Il y a là une allusion
au fait que l'effort de réflexion personnel ne convient pas
quand il existe une indication scripturaire sur une
question donnée. L'hostilité d'Iblîs envers Eve est pour
elle l'annonce de sa félicité, car si elle avait appartenu au
parti de Satan, il n'aurait pas été son ennemi. Le blâme
s'attacha à la forme de l'acte non à son auteur – si le
blâme s'attachait à ce dernier, nous détesterions ceux
qui désobéissent à Dieu. Nous n'avons en aversion que la
désobéissance, objet d'aversion si elle est désobéissance
à Dieu. Notre aversion ne porte pas non plus sur la cause
de la désobéissance, car l'interdiction peut en être
abrogée et cette cause redevenir licite, l'aversion cessant
alors. Si le blâme s'attachait à la cause, celle-ci serait
toujours objet de blâme. En fait ce à quoi le blâme
s'attache est une réalité subtile, cachée, relative, très
instable et il en est de même de la louange. Comprends
donc. Les Mu'tazilites ont pressenti à propos de cette
question un secret qui a échappé aux Ash'arites. C'est un
secret subtil, excellent; médite-le attentivement, tu
trouveras ce qu'ont découvert les Mu'tazilites79.

§ 28
Revenons à notre sujet. Lorsqu'advint à Adam et Eve
ce qu'il advint, ils tombèrent sur la terre. Il s'agit en
apparence d'un voyage en provenance de chez Lui
comme celui d'Iblîs. Tandis qu'au cours de son voyage,
ce dernier trouva la royauté et le repos qui le conduiront
finalement au malheur éternel, Adam éprouva peine,
fatigue et imposition légale qui le conduiront à la félicité.
L'élévation de son voyage fut d'aller du désir sensuel de
son âme vers la connaissance de sa servitude, car le
Paradis n'est destiné qu'aux désirs sensuels, comme il
est dit: «Vous y trouverez ce que désirent vos âmes»
(41: 31).

Dieu compléta son vêtement ici-bas, car il ne possédait


au Paradis qu'un seul vêtement, la «plume», et n'avait
pas connu le goût du «vêtement de la crainte
protectrice», le Paradis, tout entier délice, n'étant pas le
lieu de la crainte. La crainte protectrice, supposant le
besoin de se protéger, n'a pas de raison d'être au
Paradis. Adam – sur lui la paix – ne possédait pas ce
vêtement quand survint l'interdiction. Il ne savait pas de
quoi se protéger, car la crainte protectrice fait partie des
attributs de cette demeure-ci. Quand il descendit du
Paradis, le vêtement pour couvrir sa constitution, ainsi
que celui de la crainte protectrice lui furent révélés. Il
reçut ensuite interdiction, ordre et imposition légale. On
ne saurait concevoir après cela de désobéissance de la
part d'Adam, grâce à la protection de ce vêtement. La
descente vers cette demeure marqua donc l'achèvement
de sa constitution et de son rang; le voyage de retour
vers le Paradis, la perfection de son rang et de son âme.
Ce monde est une demeure d'achèvement et l'autre, de
perfection. Il n'y a plus rien à rechercher après la
perfection, de même qu'il n'est plus, après la demeure
dernière, de demeure.

§ 29
Au cours de ce voyage, Adam – sur lui la paix –
continua d'acquérir les connaissances qu'il n'aurait pu
obtenir sans l'imposition légale. Ce monde constitue en
effet pour le serviteur une demeure d'achèvement et
d'acquisition des connaissances réflexives. Seul ce 80. Voir deux
monde les lui procure, alors que la constitution du phrases de Sahl,
Paradis est toute entière dévoilement. Il commença par exprimant une idée
semblable, citées
acquérir les connaissances du gouvernement de soi-
d'après son Tafsîr
même, de la distinction, du bien, du meilleur, du plus
par G. Böwering,
convenable et du plus adéquat et la connaissance de The Mystical Vision
l'ordonnance du monde depuis son commencement. Ceci of Existence in
ne peut se réaliser que dans ce monde à cause de classical Islam. The
l'épaisseur de notre constitution et des vapeurs qui Qur'ânic
empêchent en nous le dévoilement. L'homme a donc Hermeneutics of the
besoin d'une faculté dont il ne disposerait pas sans Sûfî Sahl al-Tustarî,
l'existence de ces obstacles. Ceux-ci participent de son Berlin-New York,
achèvement. C'est pourquoi Sahl b. 'Abdallah (al-Tustarî) 1980, pp. 242 et
disait: «L'intelligence n'a d'autre fonction chez l'homme 256.
que de repousser le pouvoir de son désir sensuel. Si ce
81. Cf. l'anecdote
dernier l'emporte, l'intelligence reste sans autorité»80. rapportée par Abû
Cette parole de Sahl est confirmée par ce que Dieu – Sulaymân al-
exalté soit-Il – nous fit connaître lors du dévoilement des Khawwas à son
secrets. Il nous fit voir en nos secrets intimes, par Son propre sujet : « Je
inspiration la plus transcendante, que les anges ont été montai un jour un
créés «dans» les connaissances ainsi que les minéraux et âne. Les mouches
les végétaux, alors que l'animal a été créé «dans» les l'importunaient et il
connaissances et le désir sensuel. C'est pourquoi, malgré ne cessait de
sa connaissance et son inquiétude de l'Heure, l'homme secouer la tête. Je la
ne renonce pas à son désir sensuel. Il s'inquiète pour son lui frappais avec un
bâton. Il leva alors la
devenir, à cause de ses transgressions. Un maître vit un
tête vers moi et me
homme frapper la tête de son âne. Il l'en empêcha, mais
dit : frappe, car c'est
l'âne lui dit: – laisse-le! C'est sur sa propre tête qu'il sur ta tête que tu
frappe81. L'homme fut créé «dans» les connaissances frappes » (Sarrâj,
nécessaires, le désir sensuel et l'intelligence, et c'est par Luma', Le Caire,
cette dernière qu'il peut repousser le désir sensuel. 1960, p. 391).

§ 30
Grâce à la désobéissance et son voyage, Adam – sur lui 82. Al-ghafûr, forme
la paix – acquit la connaissance des noms de son intensive de ghâfir,
Seigneur et des effets produits par eux, ainsi que leur pardonnant.
contemplation, tel le Pardonnant et le pardon, qu'il
ignorait jusqu'alors. Si Dieu est aussi le Tout-
Pardonnant82, c'est à cause de la gravité de sa
désobéissance qui – eu à égard à sa station – équivaut à
mille désobéissances commises par autre que lui, mais Il
reste pour tout autre Tout-pardonnant. Dieu est à la fois
Tout-pardonnant pour Adam selon ce qui précède et
pardonnant parce qu'il n'a contrevenu qu'une seule fois à
Son ordre. Il se peut que sa faute soit due à une
interprétation de sa part. De plus, s'il avait oublié
l'interdiction, il n'aurait pas été sanctionné. Il n'a donc
oublié que ce que nous avons mentionné. Il obtint ainsi
l'élection, le repentir, la demande de pardon,
l'absolution, la peur et la sécurité qui survient après la
peur, car elle procure une jouissance plus grande que
lorsqu'elle accompagne un état.

§1 - 30              §31 - 60              §61 - 70 SOMMAIRE


IBN ARABÎ
LE DÉVOILEMENT DES EFFETS DU V O YA G E SOMMAIRE

 
 

§ 31
L'un des effets de ce voyage fut la connaissance de la
composition, de la croissance et de la dissolution. Adam
connut ainsi la constitution de son édifice corporel selon
la succession des cycles, contrairement à la formation du
Paradis qui s'accomplit en une seule fois pour celui qui
peut la voir. Il sut aussi que dans le Paradis on aspire à
la jouissance et aux délices; dans ce monde on aspire à
l'accroissement et à la recherche de la science. Pour
cette raison l'homme connaît ici ce qu'il ne connaît pas
là-bas. Ce voyage produit de nombreux effets
semblables. Mais les voyages sont nombreux et je crains
d'être trop long. Ce voyage adamique comporte des
connaissances si nombreuses qu'il faudrait lui consacrer
un recueil à part et ainsi en est-il pour tous les voyages
que nous avons mentionnés et que nous mentionnerons
dans ce livre. Complète donc ce que nous avons tu, en
suivant ce dont nous avons déjà parlé, tu seras bien
dirigé, si Dieu veut – Il est puissant et majestueux –.

§ 32
LE VOYAGE D'ENOCH (IDRÎS) – SUR LUI LA PAIX – OU 83. Il est impossible
LE VOYAGE DE LA DIGNITÉ ET DE L'ÉLÉVATION EN LIEU de rendre le rapport
ET DEGRÉ83.
linguistique entre
«lieu» (makân) et
Dieu – exalté soit-Il – dit: «Et mentionne dans le Livre
«degré» (makâna).
Enoch; il était très-véridique et prophète et nous l'avons
élevé en un haut lieu» (19: 57)84. On dit qu'il fut le 84. Sur ce «haut
premier des fils d'Adam à écrire au moyen du calame85. lieu», voir le Verbe
d'Idrîs, Fusûs al-
Le premier influx spirituel du Calame supérieur fut pour
hikam, éd. 'Afîfî, pp.
lui – sur lui la paix –. Il avait été emmené en voyage
75-6 et 181.
nocturne jusqu'au septième ciel; tous les cieux se
trouvèrent donc embrassés par lui. 85. Cf. Futûhât I 327
chap. 327 où lui est
attribué la science
de l'écriture ('ilm al-
khatt).

§ 33
Sache que Dieu a fait de tous les cieux le réceptacle 86. Le gardien du
des sciences cachées relatives aux êtres qu'Il doit faire Paradis.
venir à l'existence dans le monde: substance ou
87. Wakîl : l'ange
accident, petit ou grand, état ou mutation. Il n'est de ciel chargé de ce ciel.
où n'ait été déposée une science confiée à son gardien.
Dieu a déposé la descente de Son ordre vers la terre 88. Cf. Futûhât I 324
dans les mouvements des sphères célestes et dans le chap. 66 : sur ce
passage de leurs astres par les mansions de la huitième verset, à propos
sphère. Il a instauré pour les astres de ces sept cieux d'Idrîs.
conjonctions et séparations, montée et descente. Il leur
a conféré des influences différentes et provoqué une
attirance entre les uns, une répulsion totale entre les
autres. Ce qui provoque leur répulsion est le dépôt en
l'un du contraire de ce qui est déposé dans l'autre, non
qu'ils soient ennemis, mais Dieu ayant créé les habitants
des cieux selon des réalités supérieures, elles entraînent
inéluctablement ces oppositions. Il a voué ces êtres à
l'obéissance et à la glorification de leur Seigneur: «Ils ne
désobéissent pas à ce que Dieu leur a ordonné» (66: 6).
On rapporte ainsi de Mâlik, le gardien du Feu, qu'il est
créé de telle manière qu'il ne rit jamais, au contraire de
Ridwân86, créé de joie et de gaieté. Or, ils sont tous
deux des serviteurs pieux et obéissants; aucune hostilité
ni haine ne les opposent. Toutefois les effets de ces
oppositions dans le monde inférieur sont suscités par ces
réalités supérieures. La jalousie et l'hostilité
interviennent entre nous, pris que nous sommes par nos
propres intérêts, mais leur origine remonte à ces mêmes
réalités. L'absence de répulsion entre deux êtres en
harmonie vient de ce que l'un a été existencié différent
de l'autre, mais non comme son contraire; tout contraire
est différent, mais tout différent n'est pas contraire.
L'intendant87 du septième ciel est en opposition avec
celui du sixième, à tel point que lorsque la science de
l'ange du sixième ciel doit passer sous l'autorité de
l'ange auquel elle est confiée dans le septième ciel, ce
dernier corrompt ce qui a été instauré par le premier et
réciproquement en passant du septième au sixième ciel.
Pourtant ce n'est pas que l'ange corrompe ni qu'il
instaure, comme nous disons, c'est qu'il se conforme à
l'ordre de son Seigneur et s'acquitte de ce qui lui est
confié. Cet ordre est celui que Dieu a inspiré aux cieux
comme il le dit Lui-même: «Et Il inspira à chaque ciel
son ordre propre» (41: 12)88.

§ 34
En admettant cela, tu dois savoir que ce fait ne porte
nullement atteinte au credo; sinon quel sens aurait la
parole divine «et les étoiles soumises par Son ordre»
(16: 12). Par quoi, ô mon frère, les a-t-Il soumises? Dieu
n'a-t-Il pas soumis certains êtres à d'autres et n'a-t-Il
pas dit: «Et Il vous a élevés les uns au-dessus des
autres par degrés pour que les uns prennent les autres
soumis à leur service» (43: 32), «et Il a soumis pour
vous ce qui est dans les cieux et ce qui est sur la terre»
(45: 13)? Dieu dit donc qu'il y a des choses qui nous
sont soumises dans le ciel, comme sur la terre. La foi
d'un musulman n'est pas mise en cause parce qu'il sait
ce qui a été inspiré au ciel comme ordre et ce pour quoi
son monde a été soumis. S'il n'en était pas ainsi, on
pourrait l'affirmer de tout ce qui est dans le ciel et la
terre. Or, à chaque moment nous avons recours aux
causes que Dieu a mises en place pour nous et qu'Il nous
a fait connaître comme soumises et non agentes. Nous
nous réfugions en Dieu «et je ne Lui associe rien» (72:
20). Le Législateur n'a déclaré mécréant que celui qui
croit que l'acte revient aux astres et non à Dieu ou qu'Il
agit par leur intermédiaire; croire cela est mécréance et
associationnisme, mais non pas considérer qu'ils sont
soumis et qu'ils suivent le cours que leur a assigné la
sagesse divine. Bien plus, ignorer ce que Dieu a déposé
dans les astres, ce qu'Il leur a inspiré et ce qu'Il a placé
en eux comme effets de Sa sagesse, c'est laisser
échapper abondance de bien et grande science. Et «qu'y
a-t-il après la vérité si ce n'est l'erreur ?» (10: 32).  

§ 35
Enoch – sur lui la paix – sut par la science que Dieu lui 89. Sur les
avait inspirée que Dieu avait lié entre elles toutes les mouvements lents et
parties du monde et soumis certains êtres à d'autres. Il rapides des
vit que le monde des éléments est réservé aux êtres sphères, voir
engendrés. Il considéra les conjonctions et les également Futûhât
séparations des astres dans les mansions célestes, les III 417 chap. 371.
différences entre les êtres et les mouvements des
sphères, les uns rapides, les autres lents. Il sut qu'en
réglant sa marche et son voyage sur le mouvement lent,
il faisait entrer le mouvement rapide sous l'autorité de ce
dernier, car le mouvement est circulaire, non rectiligne,
et le cycle d'un être petit et rapide doit nécessairement
revenir à celui qui est lent. Il apprit ainsi, en côtoyant
celui qui avance avec pondération, la raison d'être de
celui qui va vite89. Comme Enoch ne vit tout cela que
dans le septième ciel, il y resta trente ans à suivre sa
rotation à travers la sphère des constellations du
zodiaque. Il se tenait au centre de la rotation exercée
par l'intendant de ce ciel, ainsi que dans la sphère
portant la sphère de la rotation et dans la sphère portant
les sphères des rotations, celle que parcourt la sphère
des signes du zodiaque. Ayant eu la vision de ce que
Dieu avait inspiré dans le ciel ainsi que des astres près
d'entrer en conjonction avec le signe du cancer, il sut
que Dieu allait inéluctablement faire descendre une
quantité d'eau immense et un déluge général. Grâce à ce
qu'il avait réalisé comme science en parcourant les
degrés de cette sphère, il reçut une science à la fois
totale et distinctive.

§ 36
Puis il redescendit, et choisit parmi les adeptes de sa
religion et de sa loi, ceux chez qui il avait reconnu
sagacité et pénétration. Il leur enseigna ce qu'il avait
contemplé et ce que Dieu a déposé comme secrets dans
ce monde supérieur. Parmi ce dont la connaissance a été
déposé dans les cieux, un immense déluge,
l'anéantissement des hommes et l'oubli de la science.
Voulant que cette science perdure pour ceux qui
viendraient après, il ordonna qu'on l'inscrivît sur les
rochers et les pierres. Par la suite, Dieu l'éleva dans le
haut lieu. Il descendit dans la sphère du soleil, la
quatrième, au centre des sphères célestes correspondant
au cœur, car au-dessus se trouvent cinq régions et de
même au-dessous. Dieu lui octroya au cours de ce
voyage par lequel Il l'éleva vers Lui, la station de pôle et
la constance. Il fit tourner toute chose autour de lui.
Auprès de lui se réunit ce qui monte et ce qui descend.
Ce voyage produisit pour lui comme effet, la science du
temps et des siècles et de ce qui doit advenir, or la
science du temps est l'une des connaissance infuses les
plus sublimes. Un autre de ses effets fut la connaissance
de la réalité spirituelle de la nuit et du jour et de ce qui y
trouve repos90.

Celui qui, comme Enoch, voyage vers le monde de son


cœur, voit le monde angélique le plus grandiose et à lui
se manifeste la théophanie du monde suprême de la
Toute-Puissance. Il aperçoit aussi le secret de la vie,
esprit par lequel elle se propage dans tous les animaux.
Il fait la différence entre l'esprit de beaucoup et l'esprit
de peu, rend à chacun son dû, a connaissance des
degrés de ses propres âmes inférieures et de ses esprits
supérieurs, de la façon dont les conséquences jaillissent
des principes et comment les conséquences retournent à
leurs principes, ainsi que la forme de l'univers et la
sagesse divine qui préside au cycle et autres
connaissances semblables. Ceci suffit pour le voyage
 
d'Enoch – sur lui la paix –.
90. Cf. Coran 6 : 13.

§ 37
LE VOYAGE DU SALUT OU LE VOYAGE DE NOÉ – SUR 91. Ou, selon la
LUI LA PAIX –. lecture de B : « et
dont le pouvoir allait
Noé – sur lui la paix – sut qu'approchait le temps de la s'exercer » (ajrâ
conjonction astrale que Dieu dans Sa sagesse avait hukmahu au lieu de
déterminée et provoquée91. Il vit qu'elle se produirait ajrâhu hikmatan).
dans le signe du cancer dont l'élément est l'eau. C'est
dans ce signe changeant et instable que Dieu a créé le
monde d'ici-bas. Quand on entra dans ce signe et que
l'ascendant de ce monde coïncida avec lui, Dieu voulut
par son anéantissement et sa permutation vers la
demeure dernière, lui conférer un ascendant semblable
et stable, le lion. Telle est la sagesse d'un être
omniscient !
Noé – sur lui la paix – se mit à construire l'arche. Le
signe de sa prophétie ne résidait ni dans cette
conjonction ni dans le Déluge, car certains savants parmi
ses compagnons pouvaient en avoir eu la science et la
partager avec lui. Il reçut donc le Four (al-Tannûr)92
comme signe. S'il avait annoncé cette conjonction, il se
serait agi d'une science et non d'un miracle prophétique.
C'est pourquoi son peuple se moqua de lui et sans doute
aussi les astronomes de son époque. Il advint ensuite ce
que l'on sait et son fils resta en arrière car il se rendit
coupable d'une œuvre impie «et il fut parmi les noyés»
(11: 43).

§ 38
Noé emmena ses compagnons en voyage. Il fit entrer  
dans l'Arche «un couple de chaque espèce» (11: 40) et 92. Sur ce terme
dit: «Embarquez ! Au nom de Dieu est sa course et son coranique, cf.
ancrage; certes mon Seigneur est très-pardonnant très- Claude Gilliot,
miséricordieux» (11: 41), quand le Four se mit à Exégèse, langue et
bouillonner et que les nuées grosses de pluie mirent bas théologie en Islam.
leur fardeau. Dans cet anéantissement, les deux eaux L'exégèse coranique
furent réunies: celle de la terre et celle du ciel. Dans sa de Tabari, Paris,
course, l'Arche portait Noé et les siens «à travers des 1990 p. 105.
vagues comme des montagnes». Noé appela: «Ô mon L'interprétation que
fils, monte avec nous!» (11: 42) et le fils de répondre: donne Ibn 'Arabî ci-
«Je me réfugierai sur une montagne qui me protégera de dessous coïncide
avec celle de 'Alî,
l'eau», et Noé – sur lui la paix – de répliquer: «Rien ne
pour qui ce mot
protège aujourd'hui contre l'ordre de Dieu si ce n'est
signifiait
ceux à qui Il a fait miséricorde» (11: 43), c'est-à-dire les «l'illumination de
passagers de l'Arche. L'invocation prononcée auparavant l'aurore» (tanwîr al-
par Noé, «ne laisse pas sur la terre le moindre des subh), cf. Tabarî,
incroyants» (71: 26), avait été exaucée. Ceux qui Jâmi al-bayân XV
s'étaient réfugiés sur la montagne et tous ceux qui 318-9. Selon Ibn
n'étaient pas dans l'Arche se noyèrent. Alors du non- 'Arabî, l'expression
manifesté se fit entendre l'appel du Soi. En effet, Celui coranique fâra l-
qui lança l'appel ne se mentionna pas Lui-même et n'usa tannûr signifiait
pas directement du vocatif93. La terre engloutit son eau, métaphoriquement
le ciel s'arrêta et l'eau diminua. L'Arche du salut s'établit chez les Arabes
l'apparition de la
sur le mont Jûdî, allusion à la générosité (jûd) divine.
clarté de l'aube
Depuis cette station fut prononcée cette parole: «Banni
(daw' al-fajr) ; cf.
soit le peuple des injustes !» (11: 44), ceux qui s'étaient Futûhât I 493, à
moqués. propos de la prière
surérogatoire de
l'aube et I 608, à
propos du début du
temps du jeûne. Le
verbe fâra associe
l'eau et le feu,
puisqu'il signifie
«jaillir» pour l'eau,
«bouillonner» pour
la marmite et
«rougeoyer de
chaleur» pour le
four.

§ 39
Sache, ô secret subtil établi par Dieu à un rang 93. Allusion au
analogue à celui de Son prophète Noé – sur lui la paix –, verset, simplement
que Dieu – Il est puissant et majestueux – a achevé ton évoqué : « Et il fut
arche et l'a façonnée de Ses Mains par Son inspiration. dit : ô terre,
Quand Dieu inspirait l'Arche, celle-ci se trouvait «par Son engloutis ton eau ; ô
œil», autrement dit conservée en Dieu qui la faisait voir ciel, arrête-toi et
l'eau décrût...».
à Noé94. Dieu dit, s'adressant à ce secret: qui es-tu pour
que Dieu accomplisse vers toi une telle descente, depuis 94. Allusion au
la station du Moi divin de surcroît? Ton âme ordonnant le verset 11 : 37 : «
mal, ton satan, ton monde d'ici-bas, ta passion ne Façonne l'Arche par
cessent ensuite de se moquer de toi tant que tu édifies Nos yeux et Notre
cette arche qui est la constitution du salut. Le four, le inspiration...».
réceptacle du feu à ton côté dit: de là sortira l'eau. Eux, 95. Allusion au
convaincus qu'une chose ne peut en aucune façon se verset 11 : 41 « Au
transformer en son opposé, se sont moqués et ont dit à nom de Dieu est sa
Noé: tu n'es qu'un niais. Ils n'ont pas fait la différence course et son
entre le réceptacle du feu et l'eau par ignorance de la ancrage ». Comme
substance et des formes du monde. S'ils avaient su que dans la basmala
l'alif de ism «nom»
le feu est une forme dans cette substance tout comme
est occulté et
l'eau, ils ne se seraient pas moqués. S'imaginant que
représente donc
l'eau et le feu sont tous deux une substance distincte l'unité divine ou
s'opposant ensuite l'une à l'autre, ils trouvèrent absurdes l'Essence
les paroles de Noé et se moquèrent de lui. Toi qui inconnaissable, le
t'occupes à édifier ton arche, l'arche du salut, et te bâ', comme dans la
prépares à recevoir, sur l'ordre de Dieu, Son basmala, contient le
Commandement qui est une manifestation du Moi, reste de la formule.
réponds aux moqueurs que s'ils périssent dans une
chose, ils lui seront voués sans pouvoir jamais en sortir.
Embarque dans ton arche par le bâ' qui est le nom
d'Allâh, redresse l'alif de la réalisation de l'unité entre le
bâ' et le sîn de bismi 95. Tu ne verras pas ici le Tout-
Miséricordieux le Très-Miséricordieux, car Nous restons
en arrière de ton arche. Sa course s'accomplit par le bâ',
particule d'abaissement, ainsi que son ancrage au rivage
de la générosité divine. Par la générosité (jûd) est
apparue l'existence (wujûd), et sur le mont Jûdî s'est
manifesté ce que contenait l'Arche. Fais sortir de ton
arche «un couple de chaque espèce» pour
l'engendrement et la procréation, car tu es le produit de
la multiplication du monde supérieur par le monde
inférieur, toi et tous les êtres engendrés. La présence du
couple est indispensable dans ce voyage
d'anéantissement.

§ 40
L'eau symbolise la science, la vie provenant de l'une 96. Expression
sur le plan sensible, de l'autre sur le plan spirituel. Aussi coranique (68 : 42)
périrent-ils par l'eau pour avoir refusé la science. L'eau signifiant l'arrivée de
provenait du Four parce que c'est en cette eau qu'ils l'Heure, soit parce
avaient mécru, rejetant la science que Noé leur avait qu'elle dévoilera une
transmise de vive voix par la langue du four de son réalité jusqu'alors
cachée, soit pour
corps. Ils ne surent pas qu'il traduisait ainsi la
évoquer la peur
signification du Four, qui est la lumière absolue. L'eau du
panique de celles
Four voila pour eux le four (tannûr), et ils ne comprirent qui s'enfuient en
pas qu'il s'agissait de la lumière (nûr) à laquelle s'était retroussant leur
ajouté le tâ' de l'achèvement (tamâm) de la constitution robe.
humaine par l'existence du corps. La lumière devint
«four», c'est-à-dire une lumière accomplie dans le 97. Qui préside à la
monde du Royaume, la lumière du tâ' et son lieu de marche du monde.
manifestation. 98. Désignation en
grammaire arabe de
L'ignorance les conduisit également à déclarer absurde la voix passive.
la transmutation. S'ils avaient regardé le Four, ils
l'auraient considéré comme la source de l'eau. Il n'y a  

d'opposition sous aucun rapport entre l'un et l'autre, car


le froid embrasse [les autres états de la matière]. Ils
ignorèrent le secret de Dieu dans la nature et le secret
de Dieu dans le rôle privilégié du Four, et ils périrent.
Tous ceux à qui Noé avaient adressé la parole ne périrent
que par l'eau du Four, car ils n'avaient rien refusé
d'autre. Le reste du monde périt à la fois par l'eau du
Four et par celle du ciel. Cette dernière est celle de la
roue à godets qui recueille l'eau distillée dans l'alambic
du froid glacial et retournée à son origine. Dieu – Il est
puissant et majestueux – fait périr par le feu, mais ici, à
cause de l'intervention de la mission prophétique, le feu
fut introduit dans l'eau, car «la jambe n'a pas encore été
découverte»96. Le feu fit sortir les humidités et les
vapeurs et commença de s'élever en redevenant de la
vapeur. Il se mit à exercer dans l'air la même action que
la roue de la noria quand elle fait monter l'eau du puits.
Il continua à s'élever jusqu'à atteindre le cercle du froid
glacial et retomba en goutte de pluie par «la
détermination du Tout-Puissant le Très-Sage». Les
cercles de la détermination ne cessent de tourner dans la
sphère de la formation des êtres dans ce monde et dans
l'autre.

Un des effets de ce voyage est de faire connaître que la


Sagesse divine97 peut s'interrompre, alors que la Toute-
Puissance continue de s'exercer sur le couple pour la
reproduction; que la sagesse divine, si elle n'est pas
d'ordre supérieur, n'est pas authentique; que de la
Générosité dépend le salut. Ne vois-tu pas que Moïse –
sur lui la paix – lorsqu'il invoqua Dieu pour qu'Il fasse
périr son peuple, Lui demanda de lui infliger l'avarice.
Devenus avares, ils coururent à leur perte. Il apparut
aussi que la Parole divine s'oriente nécessairement vers
chaque être dans le monde; tantôt à partir du non-
manifesté du non-manifesté, s'il s'agit de la voix où
l'agent n'est pas nommé98: «Sera amenée ce jour-là la
Géhenne (89: 23) ou «il fut dit: bannis... et il fut dit: ô
terre absorbe ton eau» (11: 44); tantôt par le Nous:
«Lorsque Nous dîmes...»; tantôt par la Divinité: «Dieu
dit»; tantôt encore par la Seigneurie: «Ton Seigneur
dit...». Toute parole dépend du nom qui lui est attaché.

Celui qui accomplira le voyage de Noé connaîtra


certaines des sciences relatives au monde intermédiaire
et créaturel. C'est au cours de ce voyage que l'on
apprend le Grand Œuvre. C'est pourquoi ce dernier
s'achève par la Générosité qui est sa raison d'être. En
voici assez sur le voyage de Noé; dire son secret serait
trop long.

§ 41
LE VOYAGE DE LA GUIDANCE OU LE VOYAGE
D'ABRAHAM, L'AMI INTIME – SUR LUI LA PAIX –.

«Je vais vers mon Seigneur; Il me guidera» (37: 99).


Dieu lui offrit comme hospitalité la rançon de son fils,
quand il descendit chez Lui. La jouissance grandit en
effet à la mesure de l'amertume de la peine. Après avoir
reçu la bonne nouvelle que sa prière avait été exaucée:
«Seigneur, fais-moi don d'un enfant d'entre les saints!»
(37: 100), l'objet de cette nouvelle fut une source
d'épreuve pour lui, car il avait demandé à Dieu autre
chose que Lui. Dieu est jaloux et Il éprouva Abraham en
lui demandant le sacrifice de son fils, ce qui était encore
plus terrible que de lui demander le sacrifice de son âme,
qui ne lui opposait d'autre adversaire qu'elle-même, et
que par la moindre des pensées il pouvait repousser sans
avoir beaucoup à combattre. Tandis que dans l'épreuve
du sacrifice de son fils, le grand nombre de ses
adversaires lui imposaient un combat d'autant plus fort.
Il fut donc éprouvé par le sacrifice de ce qu'il avait
demandé à son Seigneur, réalisa l'origine de cette
épreuve et, sous la loi de l'événement, ce fut comme si,
bien que toujours vivant, il avait lui-même été sacrifié.
C'est alors que lui fut annoncé Isaac – sur lui la paix –
sans demande de sa part. Il reçut tout à la fois rançon et
substitution, tout en gardant celui auquel Isaac avait été
substitué et réunit acquisition et don. Le sacrifice est une
œuvre acquise par Abraham du fait de Sa demande, et
donnée de par la rançon qu'il n'avait pas demandée.
Isaac fut donné et Ismaël réunit en lui les aspects
d'acquisition et de don. Il fut pour son père à la fois
acquis et donné. La perfection de sa réalité essentielle lui
valut de porter dans ses reins Muhammad – que Dieu
répande sur lui la grâce et la paix – ou plutôt c'est parce
que Muhammad se trouvait dans ses reins, qu'Ismaël
bénéficia de cette perfection et de cet accomplissement.
C'est pourquoi dans notre loi les bêtes sacrifiées sont
pour nous une rançon qui nous délivre du feu.

§ 42
Celui qui cherche à accomplir ce voyage de la guidance
accordée par Dieu, qu'il réalise pleinement le monde de
son imagination, où les réalités supérieures doivent
descendre sur lui. La difficulté de cette étape vient de ce
qu'elle est un lieu de passage, non recherché pour lui-
même, mais pour ce qui doit s'y accomplir. Ne franchit
cette étape que l'homme véritable. On appelle
interprétation du songe (ta'bîr al-ru'yâ) «l'action de
passer» ('ibâra) car l'explication passe du songe à sa  
signification. Le Prophète ­ que Dieu répande sur lui la 99. Deux interprétations
grâce et la paix ­ passa ainsi du lien à la fermeté dans la du Prophète : la première
dans un hadîth indiquant
religion et du lait à la science99. Une fois arrivé, on certaines clés pour
trouve. Si l'Ami intime de Dieu ­ sur la paix ­ était passé l'interprétation ; la
seconde, à propos d'une
de son fils au bélier, il aurait vu la rançon avant son vision où le Prophète se
occurrence et il se serait conformé à l'ordre divin le cœur voit boire du lait et donner
le reste à 'Umar. Cf.
serein, ayant connaissance de l'aboutissement final100. Bukhârî, Sahîh, ta'bîr, 14-5
Mais la demande à son Seigneur autre que son Seigneur et 24, IX 45 et 47-8.

le plongea dans une obscurité qui l'empêcha de franchir 100. Sur l'absence
ce «passage», car il est impossible de passer dans d'interprétation de la vision
par Abraham, voir
l'obscurité, on ne sait où poser le pied. Il n'aurait pas également Fusûs al-
connu alors une telle jouissance ni une grâce divine aussi hikam, p. 85. On
remarquera que dans cet
visible. La rançon fut le bélier, maison zodiacale de la ouvrage, le sacrifice et
haute noblesse101 du centre et esprit du monde, la plus l'interprétation sont traités
dans le Verbe d'Isaac.
noble et la plus élevée des maisons zodiacales. Le bélier
fut le substitut du corps d'Ismaël non de son esprit, car 101. Pour rendre les deux
sens du mot sharaf,
le corps et la maison ont ceci en commun: le sacrifice noblesse et élévation au
n'affecte que le corps, et la destruction et la ruine ne sens spatial.
touchent que les maisons.  

§ 43
Quand l'homme voyage dans le monde de son 102. Cf. Coran 5 :
imagination, il doit le dépasser pour arriver à celui des 66 : « S'il s'en
réalité supérieures. Il voit alors les choses telles qu'elles tenaient de façon
sont et reçoit le don absolu qui n'est conditionné par droite à la Torah, à
aucune œuvre d'acquisition; il tire sa nourriture «d'au- l'Evangile et à ce qui
dessus de lui» alors qu'auparavant il la tirait «de dessous leur a été révélé, ils
mangeraient d'au-
ses pieds»102. Le don divin procure la permanence en dessus d'eux et de
Dieu au contraire de la contemplation103. Il est donc dessous leurs pieds
écrasement (sahq)104 et non effacement (mahq)105. ...»; allusion, selon
Celui qui est écrasé voit séparées toutes les parties de Ibn 'Arabî, aux
lui-même. Son éloignement est donc encore plus grand sciences inspirées
que l'état d'effacement. Si Abraham n'avait commencé et aux sciences
acquises par les
sa prière en disant: «Fais-moi don d'un enfant d'entre les
œuvres. Cf. Futûhât
saints!», il aurait reçu comme bonne nouvelle une
II 488 chap. 206,
contemplation, non Isaac. Isaac écrasa (ashaqa Ishâq) 594-5 chap. 276, III
celui qui demandait une créature, en l'éloignant de 439 chap. 371.
l'effacement de son être. Cette bonne nouvelle faisait
donc allusion à la station de l'éloignement impossible. En 103. Car la
effet, les choses divines descendent selon la contemplation,
prédisposition du réceptacle, qui était ici insuffisamment résultat d'une
dépouillé et tourné vers Lui. Comment lui ferait-Il don de acquisition, conduit
à l'extinction.
l'être106, alors qu'il ne pourrait le recevoir? Le Donateur
est très-Savant et très-Sage; l'instant est juge et le fils 104. «Jeu de mot»
procède du monde du partage ('alam al-tabdîd)107. sur le nom d'Isaac
en arabe : Ishâq, qui
est en même temps
le nom d'action du
verbe ashaqa, de
même racine que
sahq,
l'«écrasement»,
mais signifiant
«éloigner» ; cf.
l'expression ashaqa-
hu 'llâh «que Dieu
l'éloigne».
105. Sur cette
notion, cf. Futûhât, II
554 chap. 155.
106. Al-'ayn :
l'identité de l'être.
107. Tabdîd vient de
baddada qui signifie
«séparer»
(=farraqa), mais un
autre verbe de la
même racine: badda
signifie «donner à
chacun sa part»
(budda). Tabdîd
connote donc les
sens de don, de
séparation et de
fragmentation.

§ 44
LE VOYAGE OÙ L'ON AVANCE SANS SE RETOURNER OU  

VOYAGE DE LOTH VERS ABRAHAM, l'Ami intime – sur lui 108. Yaqîn ou Yâqîn,
localité sur la route entre
la paix – et sa réunion avec lui dans la Certitude.108 Jérusalem et Hébron où
s'était réfugié Loth après
La tradition rapportée à ce sujet est connue et sa fuite de Sodome.
Voyant le châtiment
conservée par les savants. Mais nous devons en tomber sur les villes
rechercher l'esprit dans la transposition de son sens. maudites, il se prosterna
en disant : « J'ai la
certitude que la promesse
Sache que le nom même de Loth (Lût) est un nom de Dieu est vérité ». Un
noble et plein de majesté, car il confère l'attachement à oratoire avait été édifié à
cet emplacement, signalé
la Présence divine109, qui lui fait dire: «...ou si je par Harawî, Guide des
pouvais me réfugier vers un soutien solide» (11: 80). Par lieux de pélerinage, texte
arabe, Damas, 1953, pp.
le «soutien» il entendait la tribu. On ne peut passer en 29-30. Ibn 'Arabî le visita
effet d'un soutien divin à un soutien créaturel. L'Envoyé en 602 H. et composa à
l'emplacement même de la
de Dieu – sur lui la grâce et la paix – lui en rendit prosternation de Loth le
témoignage en ces termes: «Dieu fasse miséricorde à Kitâb al-yaqîn, un
opuscule sur la notion
mon frère Loth, il se réfugiait vers un soutien solide»110. coranique de certitude, en
rapport notamment avec
Combien sont excellents le témoin et celui pour qui il certains passages
témoigna ! Parce qu'il s'appuyait sur Dieu et adhérait à concernant Abraham. M.
Lui dans la science divine, il fut appelé Lût et ne fut relié Michel Chodkiewicz m'a
aimablement communiqué
à aucun autre que Dieu. Il lui accorda le voyage de nuit une copie d'un des
(surâ)111, voyage dans le non-manifesté, parce que ce manuscrits d'Istanbul :
Yahya Efendi 2415 f.
terme ne s'emploie que pour la marche de nuit. Il lui fut 121b-125. Cf. O. Yahya,
dit: «... Emmène de nuit les tiens...», ce qui signifie par Histoire et classification de
l'Œuvre d'Ibn 'Arabî,
transposition de sens, mais non du point de vue de Damas, 1964, n° 834.
l'exégèse: la totalité de ton essence afin de contempler 109. Le nom Lût est
toutes les réalités «...sauf ta femme...» (11: 81): nous rapproché ici du verbe
transposons en nous: l'ordre d'abandonner l'âme lâta-yalûtu. Intransitif, il
signifie «s'attacher à» ;
commandant le mal, laquelle ne prend pas part aux transitif, «joindre».
ascensions supérieures du cœur. Il se rendit à al-Yaqîn
110. En regrettant
(«la Certitude»), lieu connu sous ce nom. Abraham l'y l'absence de soutien
attendait, car il y séjournait. C'est pourquoi le Prophète humain, Loth montre qu'il
ne se réfugie qu'en Dieu.
– sur lui la grâce et la paix – dit: «Nous avons plus de Sur cette parole du
raison de douter qu'Abraham»112, sachant qu'Abraham Prophète, cf. Tabarî, Jâmi'
al-bayân, éd. M. Shâkir XV
se tenait dans la Certitude. Le prophète Loth gagna cette 419-22 ; Futûhât IV 53
station. À l'aube, la certitude lui vint, car le lever du chap. 440 et Fusûs, p.
127.
soleil et le dévoilement des choses visibles après leur 111. Surâ est de même
racine que isrâ' «voyage
occultation procurent la certitude sans le moindre doute. nocturne», toutefois la
forme verbale de ce
dernier terme comporte en
plus l'idée d'être emmené
en voyage.

112. Parole prononcée à


propos de Coran 2 : 260 :
« Et lorsqu'Abraham dit :
Seigneur, fais-moi voir
comment Tu ressuscites
les morts. Il demanda : Ne
crois-tu pas ? – Si,
répondit-il, mais afin que
mon cœur soit apaisé ».
Cf. Tabarî, Jâmi' al-bayân,
V 490.

§ 45
Voici un exemple de la part que nous pouvons prendre
au voyage de Loth et de même pour tout voyage dont je
traite ici. Je n'en parle qu'en visant ma propre essence et
non l'exégèse de l'histoire survenue à ces prophètes. Ces
voyages sont des ponts et des passerelles édifiés pour
que nous passions dessus vers nos essences et nos
propres états. Nous y trouvons notre profit, car Dieu en
a fait pour nous un lieu de passage. «Nous te contons,
parmi les histoires des envoyés, de quoi affermir ton
cœur; à travers ces histoires est venue à toi la Vérité et
un rappel pour les croyants» (11: 120). Quelle
pertinence dans la parole divine «en elles t'est venue la
Vérité» et dans «un rappel» de ce qui est en toi et chez
toi et que tu as oublié; ce que Je t'ai conté te rappelle ce
qui est en toi et ce sur quoi J'ai appelé ton attention. Tu
sauras alors que tu es toute chose, en toute chose, de
toute chose.

Quant à moi si je suis de toute chose,


        je suis avec le Vrai en toute chose.
Je suis une ombre par Lui manifestée
            Si je suis une ombre, je suis une ombre qui
s'étend113
Ma chute et ma montée vers Lui sont identiques
            sous le plus heureux des astres pour tout être
vivant.
Ma direction l'emporte sur toute direction, 113. Le premier
        et mon égarement sur tout égarement. terme employé dans
De même qu'Il est avec tout mort ou vivant, ce vers est zill,
        Il est en toute chose déploiement ou repliement. l'ombre en général ;
le second, fay',
«Et Dieu dit la vérité et Il guide sur la voie.» l'ombre qui s'étend
avec le déclin du
  soleil.

§ 46
LE VOYAGE DE LA RUSE ET DE L'ÉPREUVE DANS  
L'HISTOIRE DE JACOB ET DE JOSEPH – SUR EUX DEUX 114. Le fait que
LA PAIX –. «dirhems» soit au
pluriel indique un
Sache que lorsque Dieu honore un serviteur, Il nombre de trois à
l'emmène en voyage dans la servitude. Il dit – Il est dix, car au-delà le
puissant et majestueux –: «Gloire à Celui qui a fait nom qui suit un
voyager de nuit Son serviteur», en l'appelant du plus nombre reste au
noble des noms, selon Lui, parce qu'un serviteur ne peut singulier.
s'embellir d'une parure plus belle et plus somptueuse
que l'excellence de sa servitude. La Seigneurie ne revêt
en effet de Ses ornements que ceux qui ont pleinement
réalisé la station de la servitude absolue. 

O toi qui ressembles à Joseph dans sa beauté,


        tiens compte aussi de celui qui ressemble à Jacob.
Sa patience pour endurer votre éloignement
        dépasse celle de Job.
N'était notre imperfection, nous nous dirions satisfaits,
        mais là n'est pas ce que je recherche.
Ce que je lui demande, c'est ce qu'il
        sait; tel est mon désir.
Ce qui me sépare de ce que je
        lui demande, c'est l'union avec mon bien-Aimé.

Sache que celui qui a pleinement réalisé la station de la


servitude absolue est exposé à l'épreuve. De plus, dans
ce séjour terrestre, personne ne peut jouir d'une dignité
ni d'un repos parfaits. Joseph – sur lui la paix –, ayant
reçu la dignité de la beauté, fut éprouvé par l'humiliation
de l'esclavage. Malgré cette beauté supérieure et
irrésistible, il fut vendu «pour un vil prix, pour le compte
de quelques dirhems» (12: 20) de trois à dix114, sans
plus, expression extrême de l'humiliation face à
l'extrême dignité de la beauté.

Dieu ôta la miséricorde du cœur de ses frères, alors


que la beauté est toujours, et sous tout rapport, objet de
miséricorde. Cela montre que les créatures ne
détiennent de l'ordre divin que la capacité d'agir sous Sa
contrainte. Par cette humiliation immense s'effaça la
dignité de cette beauté contingente. Joseph garda dès
lors au cours de son voyage l'âme sereine, rendu digne
par la dignité divine. L'histoire est connue et ce n'est pas
notre propos de l'évoquer dans son monde propre. Il est
utile par contre de la mentionner dans notre monde, je
veux dire le monde humain du point de vue de l'âme.

§ 47
Sache que lorsque Dieu – exalté soit-Il – voulut que
l'âme croyante voyageât vers Lui, Il la racheta à ses
frères, qui sont l'âme ordonnant le mal et l'âme se
blâmant elle-même, «pour un vil prix»: les contingences
de la vie immédiate. Il la sépara de son père, l'intellect,
qui resta attristé, pleurant sans cesse. En effet,
l'inspiration divine et le soutien seigneurial que recevait
l'intellect n'étaient destinés qu'à cette âme. C'est grâce à
elle qu'il se récréait dans la Présence divine. Séparé
d'elle, il ne cessa de pleurer jusqu'à en perdre la vue.
Sans être aveugle de naissance, quand l'obscurité
s'épaissit et voile les choses visibles, on devient aveugle,
même si la vue subsiste et permet de voir l'obscurité. La
tristesse est un feu et le feu donnant de la clarté, il fut
dit de Jacob: «Et ses yeux blanchirent de tristesse» (12:
84), parce que la blancheur, couleur corporelle,
correspond à la clarté, lumière spirituelle.

§ 48
Quand il fut vendu et acquis par son maître, il fut dit à
la femme qui représente l'Âme universelle: «reçois-le
généreusement» (12: 21). Par générosité envers lui, elle
se donna à lui. Quand les âmes particulières le virent
extérieur à elles-mêmes, elles s'exclamèrent: «Ce n'est
pas un être humain; ce ne peut être qu'un ange noble!»
(12: 31), car elles l'avaient vu se sanctifier en se tenant
à l'écart des désirs physiques. Ceci prouve son
impeccabilité qui l'empêcha de penser à commettre le
mal, car l'ange n'est en aucune manière porté au mal.
Aussi l'Âme universelle les corrigea-t-elle en disant: «Il
s'est montré impeccable et s'il ne fait pas ce que je lui
commande, il sera mis en prison» (12: 32). Lorsqu'«il
voulut aller vers elle» (12: 24) pour s'emparer, sans en
avoir reçu l'ordre divin, des réalités supérieures que Dieu
avait déposées en elle, Il fut jaloux de ce que Son
serviteur agisse sans Son ordre. Il lui fit apparaître dans
son secret intime «la preuve évidente» de sa servitude.
Joseph s'en souvint et se retint d'agir sans l'ordre de son
maître. L'Âme l'enferma alors dans la prison de son
édifice corporel. Il ne cessa d'implorer intérieurement
son Seigneur par la servitude absolue, si bien que l'Âme
finit par reconnaître que c'était elle qui l'avait appelé,
non lui et le maître confirma son innocence et sa fidélité.
Or, s'il avait pensé à mal, il n'aurait pas été fidèle, et s'il
avait commis la faute, il n'aurait pas été innocent. C'est
pourquoi Dieu dit: «Afin que Nous écartions de lui le mal
et la turpitude» (12: 24). Penser à mal est un mal.
Comme il en était préservé, il ne pouvait y penser. La
royauté et la maîtrise dont Dieu l'investit succédèrent
pour lui à la servitude créaturelle extérieure.

§ 49
Puis la région de l'Intellect, qui est le père, connut la  

sécheresse. Celui-ci entendit parler de l'opulence qui 115. Ses frères à qui
régnait dans la ville de son fils. Mais étant aveugle, il il confia sa chemise.
ignorait que ce fût son fils. Joseph lui dépêcha le lien de Cf. Coran (12 : 93).
parenté maintenu115 pour lui rendre ce qui lui avait été
116. Allusion au
confié. Il lui envoya la chemise qui gardait son odeur.
verset : « Dieu a
Lorsque Jacob, aveugle, en respira l'odeur et la jeta sur acheté aux croyants
son visage, il la vit. Il se mit en route vers Joseph de sa leurs âmes et leurs
propre initiative et voyagea en toute dignité, à l'inverse biens en échange
de l'humiliation de son fils. Quand il entra en présence de quoi ils auront le
de Joseph, il se prosterna, parce que ce dernier était Paradis» (9 : 111).
alors le maître qui lui donne de la part de Dieu ce qui
maintient son essence et réjouit son existence. 117. De l'âme de
Joseph.
Il apparaît donc clairement ici que l'âme est 118. C'est-à-dire
représentée par Joseph sous divers aspects. L'un d'eux l'Âme universelle
est ce que nous avons dit de la vente et de l'achat116. représentée par la
Un autre est le verset: «Seigneur, Tu m'as accordé un femme de Putiphar.
royaume...» (12: 101), dans le royaume se trouvent
119. Les épouses
l'obéissant et le rebelle, l'approbateur et l'opposant,
paradisiaques.
comme il est dit de l'âme: «Il lui inspira sa prévarication
et sa crainte pieuse» (91: 8). Un autre aspect encore est
sa parole: «Tu m'as enseigné l'interprétation des
songes...» et «Voici l'interprétation de ma vision
auparavant...» (12: 101 et 100). La vision provient du
monde de l'imagination qui est le monde intermédiaire
entre celui de l'intellect et celui des sens. De même
l'âme, intermédiaire entre le monde de l'intellect et celui
des sens emprunte tantôt à l'un tantôt à l'autre. Ainsi
l'âme (Joseph) fut-elle livrée à la femme, parce que la
féminité l'emportait en elle, même si elle n'était pas
réellement du genre féminin, et ceci malgré la beauté de
Joseph. Si le caractère masculin117 l'avait emporté, elle
n'aurait pas été livrée à l'âme118. C'est en effet l'amour
et la miséricorde qui attirent l'homme vers la femme et
la femme vers l'homme, au contraire de la femme vers la
femme et l'homme vers l'homme. Entre deux êtres
identiques l'amour ne se maintient pas. N'était la
ressemblance avec les femmes qui se manifeste chez les
jeunes garçons, personne n'aurait de penchant pour eux.
Ce penchant se porte en réalité vers la femme, qu'elle
soit réelle ou semblable. Aussi dès que le visage du
jeune homme se couvre de duvet et que pointe sa
moustache, s'en vont l'amour et la miséricorde qui
provoquaient l'attirance vers lui. On a dit à ce sujet:

On dit que le duvet est l'aile de l'amour;


          quand il pousse, l'amour s'envole de son nid.

Ce vers m'a été récité par son auteur, le secrétaire, le


lettré Abû 'Amr b. Mahîb, à Séville. Il le composa au
sujet de Hamû b. Ibrâhîm b. Abî Bakr al-Mîrghî, l'un des
plus beaux jeunes gens de son temps. Abû 'Amr l'aperçut
chez nous en visite. Son duvet commençait à poindre. Je
dis à Abû 'Amr: Ne vois-tu pas ce beau visage ? Il
composa alors ces vers:

On dit que le duvet est l'aile de l'amour;


           quand il pousse, l'amour s'envole de son nid.
Mais il n'en est pas ainsi. Dis-leur
           pour nous excuser moi ou lui.
Quand la joue d'un visage l'a rendu parfait,
           cela finit par : malheur à toi ! voici son poil !

On dit aussi que l'on voit sur le visage des jeunes


garçons les clins d'œil des houris119. Ô âme fortifiée,
prends garde durant ton voyage à ne pas te laisser
distraire de ce que tu dois à ton Maître comme
observance de Ses limites et du respect de ce qu'Il a
rendu sacré. Si tu te conformes à cela, Il t'entourera
alors de Sa protection sacrée et te fera don de Son
bienfait.

§ 50
 LE VOYAGE DU TEMPS FIXÉ PAR DIEU OU LE VOYAGE 45. 'Amâ' (nuée) et
DE MOÏSE – SUR LUI LA PAIX –.
'amâ (cécité) ont
Dieu – Il est puissant et majestueux – dit: «Et lorsque une orthographe
Moïse vint au temps fixé par Nous...» (7: 143).  identique dans la
plupart des
Plus violent que jamais se fera le désir, manuscrits.
lorsque les demeures se rapprocheront des demeures.
46. Cet arbre est
Sache que le serviteur, s'il est réellement un serviteur, appelé dans Coran
observe vis-à-vis de la Dignité divine dominicale toutes 53 : 14 « le Lotus
les convenances et le service qu'Elle exige. Il se tient (ou le jujubier) de la
toujours avec Lui sur le pied de la circonspection et de la Limite» (sidrat al-
surveillance de ses propres souffles sachant qu'«Il muntahâ). Il marque
la deuxième vision
connaît le secret et ce qui est encore plus caché» (20:
du Prophète lors de
7). Il ne convoite absolument rien de Sa part et reste
l'Ascension céleste.
inerte sans qu'aucun mouvement ne le fasse sortir du La première, ainsi
lieu de sa servitude, sans qu'aucun désir ne lui fasse que la révélation qui
espérer le moindre présent de son Maître et encore la précède,
moins de s'asseoir en Sa présence, de converser avec Lui transcende les
ou de s'entretenir la nuit avec Lui. Toutefois le désir est créatures (cf. infra).
caché dans la nature originelle du serviteur tout comme La seconde au
le feu dans la pierre. contraire est un
retour vers ceux-ci,
  Le feu dans les pierres est caché sans pour autant
il ne s'allume pas tant que ne le fait pas jaillir le briquet. dévier de la vision
essentielle et unitive
Le désir ne se manifeste que sous l'effet d'une chose
et correspond donc
qui lui est étrangère et s'ajoute à son essence. Si le à la révélation où
Maître promet à Son serviteur de converser avec Lui ou Dieu se rend
de l'asseoir en Sa présence, le désir caché entre ses accessible, par
côtes s'enflamme. Il soupire après la promesse de son similitude, à la
Seigneur, mais sans savoir quand elle le surprendra, car compréhension des
elle n'est liée ni par une limite ni par un terme. Si la hommes. Par
promesse est fixée en un temps donné, le désir s'excite ailleurs, selon Ibn
et entre dans une ardeur extrême à l'expiration du délai. 'Arabî, c'est à partir
La hâte s'empare du serviteur, comme il est dit: «Qu'est- du Lotus de la Limite
ce qui t'a fait te hâter et laisser ton peuple, ô Moïse?». Il que se divise le
répondit en guise d'excuse: «Je me suis hâté vers toi, monde de la
Seigneur, pour que Tu sois satisfait» (20: 83 et 84). création, de l'ordre
et de l'imposition
légale (cf. Futûhât I
290 chap. 58), d'où
son évocation ici.
 Les temps fixés sont des termes et leur statut est celui  
§ 51
des termes, tel que tu as pu l'entendre dans Sa parole: 120. Certains
«Puis Il décréta un terme et un terme nommé se trouve manuscrits ajoutent :
auprès de Lui» (6: 2). Dieu dit: «Et Nous promîmes à « Pour que le temps
Moïse trente nuits», ceci est un temps fixé, puis Il ne lui semble pas
ajouta: «et Nous les complétâmes par dix autres; alors trop long ou qu'il ne
le temps fixé par son Seigneur fut accompli en quarante se préoccupe pas
en son secret intime
nuits» (7: 142). Nocturne, le temps fixé était donc non
de la mention des
manifesté, la raison pour laquelle il avait été fixé étant
quarante ».
elle-même non manifestée; ce qui est signifié
correspondant toujours au signifiant. La période fut
d'abord fixée à trente pour ne pas l'effrayer dès l'abord
par quarante120. Ces quatre dizaines font allusion en
effet à la consommation de sa forme corporelle
quadriennaire, ce qui l'aurait grandement affligé.
N'objecte pas: quel rapport entre quatre et quarante?
Sache que cette forme corporelle repose sur les quatre
principes complexes ou les quarante dont les quatre
principes sont le fondement. De même la forme
corporelle ne repose pas sur les quatre principes
simples: la chaleur, le froid, la sécheresse et l'humidité,
mais sur les quatre éléments complexes: l'atrabile, la
bile, le flegme et le sang, chacun composé de chaleur et
de sécheresse comme la bile, de chaleur et d'humidité
comme le sang, de froid et de sécheresse comme
l'atrabile, de froid et d'humidité comme le flegme.

§ 52
La promesse nommée «quarante» se trouvait «auprès
de Lui». Les «trente» sont mentionnés pour la raison
susdite et les «quarante» signifient ce qui vient d'être dit
ou son équivalent. Ce qui survient après ce temps fixé ne
laisse chez le serviteur aucune trace du serviteur. Si c'est
une conversation, le serviteur devient tout entier oreille;
si c'est une contemplation, il devient tout entier œil. Il
n'est plus soumis au statut exigé par son essence, bien
que son essence l'exige, mais non pour elle-même.
Moïse n'ayant pas encore goûté cette station ni
contemplé cet état, cette promesse lui semblait
nécessairement lointaine. On a dit au sujet de cet état:

  Lorsqu'Il m'apparaît dans sa théophanie,

     [mon être tout entier devient regard;


  s'Il m'appelle, mon être tout entier devient ouïe.

§ 53
Quand Moïse eut accompli les trente nuits ou premier 121. Le siwâk est un
temps fixé, Dieu provoqua en lui le désir de se purifier bâtonnet dont on
pour manifester l'achèvement de ce temps. Il se purifia mâchonne
l'extrémité et qui sert
la bouche au moyen du siwâk121 et paracheva ainsi ce
à brosser les dents
temps, sans que pour autant l'achèvement n'apparaisse
et à purifier la
comme une sanction pour sa tristesse. Il pensait que bouche. On se sert
Dieu lui accorderait après ces dix nuits une autre pour cela des
promesse. S'y étant déjà préparé au moyen de la rameaux ou des
purification de la bouche122, il se réfugia dans la racines de l'arbre
prudence et n'accomplit plus aucun mouvement sans arâk.
ordre divin. De plus, en ayant recours à la
122. Cf. le hadîth : «
sanctification123, il sortit de la servitude. Or la Présence le siwâk est une
Sacro-sainte n'agrée que le serviteur et l'attribut de purification pour la
sainteté n'appartient pas au serviteur. La Présence est bouche et une
trop jalouse pour laisser entrer auprès d'elle celui qui lui satisfaction pour le
dispute Ses attributs de sainteté, surtout s'il les revêt Seigneur » (Bukhârî,
sans ordre divin. Le puissant124 n'est pas vu ainsi par sawm 24 III 38). Sur
celui qui détient une plus grande puissance, seul un être ces deux aspects du
humble peut le voir ainsi. La Présence divine ne trouve siwâk, cf. Futûhât I
468.
alors rien à donner à cet être. Quand un puissant entre
chez un puissant, celui-ci ne peut lui faire don que de la 123. En cherchant à
puissance, alors que cet être est déjà rentré avec elle. se purifier.
Que peut-il donc lui donner? Le serviteur ne peut entrer
124. 'Azîz signifie
auprès de Dieu que par ce qu'exigent les réalités de la aussi fier et digne et
servitude absolue. C'est pour cela que Dieu ajouta au s'oppose à dhalîl :
temps fixé dix nuits pour que la sanctification recherchée humble et humilié,
par Moïse l'abandonne. Ce ne sont là que causes divines mais évoque aussi
instituées dans le monde par Dieu pour manifester Sa l'incomparabilité et
sagesse dans la création. L'accomplissement des temps l'inaccessibilité, d'où
fixés affranchit le serviteur de l'esclavage des instants et le rapport avec la
il n'est plus alors serviteur que de Dieu ­ exalté soit-Il. sainteté. Il faut
Dieu remplit Sa promesse, s'entretient avec lui et lui préciser que l'on
parle. Après avoir tenu sa promesse, sanctifié son ouïe emploie pas du tout
et son élocution, Il lui donne la Parole dans sa totalité, le même terme en
comme Il lui avait donné l'Ouïe dans sa totalité. Tout Islam pour désigner
entier oreille lors de l'audition, il est tout entier langue le Saint (quddûs) et
le saint (walî) ; cf. M.
lors de la récitation. Il sait par goût et contemplation
Chodkiewicz, Le
directe que le tout reçoit le tout et qu'il est unique dans
Sceau des saints,
chaque présence distincte. Ce voyage est de l'ordre du Paris, 1986, pp. 33-
non-manifesté, comme de l'Esprit et du Temps. Il s'est 34.
manifesté dans le langage muhammadien par cette
parole: «Celui qui voue à Dieu un culte pur et sincère 125. Ce hadîth ne
durant quarante matins, les sources de la sagesse se trouve pas dans
les principaux
jaillissent de son cœur sur sa langue»125. Il entend
recueils. Il est cité
d'abord son cœur, puis sa langue exprime ce que son
par Abû Nu'aym
cœur a retenu et entendu. dans la Hilyat al-
awliyâ' et Ibn Hanbal
dans le Kitâb al-
zuhd ; cf. Sakhâwî,
al-maqâsid al-
hasana, Beyrouth,
1985 pp. 620-1 et al-
'Ajlûnî, Kasf al-
khafâ' II 224.

§ 54
Celui qui part pour ce voyage doit laisser parmi son
peuple quelqu'un qui supplée à ses fonctions. Nous
avons parlé du voyageur, pense donc, ô mon frère, au
suppléant, afin de participer de quelque manière à ce
dont il est question ici. Lors de la théophanie, les
montagnes voyagent, terrassées par la majesté de Celui
qui se manifeste ainsi. Les montagnes ne peuvent
aucunement soutenir la contemplation du non-manifesté,
comme il est dit: «Si Nous faisions descendre ce Coran
sur une montagne, tu la verrais tremblante, toute
fissurée, par crainte de Dieu» (59: 21). S'il en est ainsi
lors de la descente, que dire lors de l'audition de la
Parole divine sans intermédiaire? Et que dire de la
vision? Réalise pleinement le sens de ce chapitre, il te
sera donné de contempler abondance de science. Et la
louange est à Dieu.

§ 55
LE VOYAGE DE LA SATISFACTION ou parole de Dieu –
Il est puissant et majestueux – par la voix de Moïse: «Et
je me suis hâté vers Toi, Seigneur, pour que Tu sois
satisfait», quand Dieu lui demanda: «Qu'est-ce qui t'a
fait te hâter et laisser ton peuple, ô Moïse?» (20: 84 et
83).

Je me suis hâté vers mon Seigneur pour qu'Il soit


                        [satisfait de ma célérité.
      Quand nous fûmes arrivés, Il demanda:
                        [pourquoi le serviteur s'est-il hâté ?
La promesse généreuse, Lui répondis-je, nous a conduit
      vers Toi, mais je ne vois pas la promesse se réaliser.
Remplis-en les conditions, me répondit
                        [le Tout-Miséricordieux,
      ainsi qu'il vous a été ordonné. Alors furent abolis
                        [la proximité et l'éloignement.

Et à ce sujet:

La satisfaction est mon principe,


      celui selon lequel j'ai été créé,
Moi seul et je n'ai vu nul autre que moi
      revenir en Lui vers Lui.

Les dons de Dieu sont sans fin; il n'y a pas de don


ultime qui marquerait leur terme et leur disparition. De
leur côté les serviteurs ne sauraient s'acquitter de tout
ce que Dieu leur a imposé selon leur capacité et leur
véritable possibilité. Ceci fonde et confirme la
satisfaction de Dieu à leur égard et pour leurs œuvres,
de même qu'eux sont satisfaits de Lui et des dons de Sa
part, d'une abondance infinie. «Dieu a été satisfait d'eux
et ils ont été satisfaits de Lui» (5: 119 sq). La
satisfaction est donc une qualité de Dieu comme du créé,
selon ce qui convient à l'un et à l'autre, même si ce
dernier ne peut se passer du soutien divin, pauvre qu'il
est par essence, dans le besoin perpétuel que son
existence perdure et soit maintenue par Dieu. Dans ma
satisfaction à Son égard réside Sa satisfaction à mon
égard; je suis le sage de mon temps; autour de moi
l'existence tourne et se tient à mon service.

Le sage est celui que servent les créatures,


      car il fait descendre les choses à leur place.
Il apparaît dans sa forme à tout être doué de vue
      et ne professe pas que le Vrai y descend.
Si à mon œil se montre Sa réalité,
      mon être, sans le moindre doute, ira à sa rencontre.

§ 56
Sache que si l'homme ignore son état, il ignore son  

instant; celui qui ignore son instant, s'ignore soi-même 126. Du point de vue
et celui qui s'ignore, ignore son Seigneur, ainsi que l'a dit de la transmission,
l'Envoyé de Dieu – sur lui la grâce et la paix –: «Qui se ce hadîth n'est pas
connaît soi-même, connaît son Seigneur»126. Il Le reconnu comme
connaît soit négativement selon la connaissance authentique (cf.
commune, soit par la Forme divine selon la connaissance Sakhâwî p. 657 et
spéciale de l'élite des initiés. Quant à nous, quoique nous 'Ajlûnî II 262), mais
défendions cette dernière, nous n'en préférons pas Ibn 'Arabî, qui le
commente très
moins la connaissance du commun car elle unit le début
souvent, le
à la fin et c'est vers elle qu'il faut nécessairement
considère comme
revenir, pour le commun comme pour l'élite. Sache cela authentifié par sa
et sois clairvoyant à ton égard et éclairé au sujet de ton signification.
Seigneur, peut-être un témoin issu de toi te suivra-t-il127
qui sera la cause de ta félicité, si Dieu veut. Tu seras de 127. Cf. Coran 11 :
ceux à qui Dieu a accordé une belle fin de toute 17 : « Quel est-il
celui qui détient un
éternité128 ­majestueuse est Sa louange et incomparable signe évident de son
Sa majesté. Seigneur, suivi par
un témoin de sa part
et avant lui, le livre
de Moïse comme
guide et
miséricorde...».
128. Cf. Coran 21 :
110.

§ 57
Quand Dieu demanda à Moïse – sur lui la paix –:  

«Qu'est-ce qui t'a fait te hâter et laisser ton peuple, ô 129. Sur la poignée,
Moïse ?», il ne répondit pas tout d'abord à la question en cf. Coran 20 : 96 ;
précisant la cause de sa hâte –, mais il dit: «Ils sont sur sur le beuglement, 7
mes traces», faisant allusion au statut de ceux qui : 148 et 20 : 88.
suivent les prophètes. Il expliqua ensuite sa hâte: «Je  
me suis hâté vers Toi, mon Seigneur, pour que Tu sois
satisfait» (20: 83-84), c'est-à-dire: je me suis empressé
de répondre à Ton appel lorsque Tu m'as appelé et mon
peuple est sur mes traces. Dieu lui annonça alors: «Nous
avons séduit Ton peuple après Toi», c'est-à-dire Nous
l'avons mis à l'épreuve «et le Sâmirî les a égarés» (20:
85) par le Veau dont il affirma: «C'est votre dieu et le
dieu de Moïse» (20: 88). Ceci parce que cet homme
suivait Moïse. Dieu ayant ôté le voile qui recouvrait sa
vue, le Sâmirî aperçut, parmi les anges qui portent le
trône, celui qui a la forme d'un taureau et s'imagina que
c'était le dieu qui parlait à Moïse. Il façonna donc le Veau
pour son peuple, car ayant vu aussi Gabriel et sachant
qu'il ne passe pas auprès d'une chose sans lui redonner
vie, il avait saisi une poignée de terre sur la trace laissée
par le cheval de Gabriel. Il avait jeté cette poignée sur le
veau qui avait pris vie et s'était mis à meugler, puisque
c'était un veau129. Il déclara alors: «C'est votre dieu et
le dieu de Moïse». Lorsque les adorateurs du Veau
l'interrogèrent, le Sâmirî «oublia» «qu'il ne leur renvoyait
aucune parole et ne possédait le pouvoir ni de leur nuire
ni de leur être bénéfique» (20: 89). Aaron – sur lui la
paix – leur rappela: «Votre Seigneur est le Tout-
Miséricordieux; suivez-moi et obéissez à mon ordre!»
(20: 90), ainsi que Dieu l'a mentionné dans Son Livre.

§ 58
 LE VOYAGE DE LA COLÈRE ET DU RETOUR

Dieu – exalté soit-Il – dit: «Et lorsque Moïse revint vers


son peuple, en colère, désespéré» (7: 150 et cf. 20: 86).

Je me suis mis en colère contre moi à cause de moi. Ne


trouvant
            autre que Lui, je dis: la faute revient à ce qui est
antérieur.
Je ne cessai d'être dans la joie et de me frapper la tête
      pour ce que j'avais commis, ayant atteint à l'âge du
regret.
Si j'étais Dieu, je ne serais pas un par Lui;
      si j'étais créature, je ne parlerais pas d'antériorité.

Il était «en colère» contre son peuple, «désespéré» de


ce qu'ils avaient commis en prenant le Veau comme
dieu. Le Sâmirî était parti avec Moïse parmi les soixante-
dix qui l'accompagnaient130; Dieu lui ôta le bandeau qui
lui couvrait la vue et son œil tomba sur l'un des anges
porteurs du Trône qui a la forme d'un taureau. L'un a la
forme d'un lion, l'autre d'un aigle, le troisième d'un
taureau et le quatrième d'un homme. En apercevant le
taureau, le Sâmirî s'imagina que c'était le dieu qui parlait
à Moïse. Il figura pour son peuple un veau et déclara:
«Voici votre dieu et le dieu de Moïse». Pour le fabriquer il
se servit de leurs parures afin que leurs cœurs suivent
leurs biens. Il savait que l'amour du bien est accroché au
cœur et que cet amour serait pour eux un voile qui les
 
empêcherait de se demander si le Veau leur causait du
tort ou du bien ou s'il répondait quand ils lui adressaient 130. Cf. Coran 7 :
une demande. 155.
62. Hijâb al-'izza al-
§ 59
Aaron leur dit: «Ô mon peuple, vous avez été séduits», ahmâ al-adnâ. 'Izza,
c'est-à-dire mis à l'épreuve «par lui» pour que Dieu en traduit ici par «toute-
tire argument contre vous lorsque vous serez interrogés puissance» exprime
«et votre Seigneur est le Tout-Miséricordieux» et par aussi l'idée
miséricorde envers vous, Il vous a accordé un délai et d'inaccessibilité et
vous a nourri bien que vous ayez pris un dieu pour d'incomparabilité. Le
hijâb al-'izza est
l'adorer dehors de Lui – gloire à Lui –. Il leur dit ensuite:
défini par Ibn 'Arabî
«Suivez-moi», sachant que dans le fait de le suivre
comme « la cécité et
résidait un bien «et obéissez à mon ordre» (20: 90), la perplexité » (al-
parce que Moïse – sur lui la paix – l'avait établi comme 'amâ wa l-hayra), cf.
suppléant parmi eux. «Ils répondirent: nous ne Futûhât II 129 et
cesserons de nous y adonner» – à l'adoration du Veau – Istilâhât al-sûfiyya,
«jusqu'à ce que Moïse revienne vers nous» (20: 91), lui p. 16. Suivi ici de
qui a été envoyé vers nous et en qui nous avons reçu ces deux qualitatifs,
l'ordre de croire. Ce raisonnement fut pour eux un voile il désigne l'Homme
qui les empêcha de tenir compte de l'ordre d'Aaron – sur universel qui cache
lui la paix –. De retour vers son peuple, Moïse le trouva sa face indicible,
en cet état. «Il jeta les Tables» de sa main «et se saisit tournée vers le divin,
de la tête de son frère, la tirant vers lui» (7: 150) pour correspondant à la
infliger une punition à son suppléant parmi son peuple. limite entre le qur'ân
Aaron – sur lui la paix – l'interpella alors en invoquant sa et le furqân.
mère, car elle est le lieu de la compassion et de la 63. « Là-bas »
tendresse: «Il lui dit: ô fils de ma mère, ne te saisis pas (hunâka) correspond
de ma barbe ni de ma tête»; j'ai redouté que tu me sans doute au
blâmes pour ce qu'a commis ton peuple et que «tu ne démonstratif lointain
dises: tu as semé la division parmi les Fils d'Israël et tu de « Ce livre-là »
n'as pas observé ma parole» – la parole que je t'avais (dhâlika l-kitâb) dont
léguée – (20: 94). provient ce livre-ci :
l'exemplaire lu et
récité. Cf. Coran 2 :
2.
64. Yaghîbu 'an al-
ghayb : par-delà
l'être et le non-être.
65. Li-kulli haqq
haqîqa : réponse du
Prophète à un
Compagnon qui
déclare : « Je me
trouve ce matin
vraiment (haqqan)
croyant ». Cf. Nûr al-
Dîn al-Haythamî,
Majma' al-zawâ'id,
Beyrouth, 1967, I
57-8, d'après
Tabaranî et Bazâr.
66. Voir les
différentes versions
et occurrences de
ce hadîth dans
«Adab and
Revelation», op. cit.,
pp. 259-60, n. 34.

§ 60
Moïse se tourna ensuite vers le Sâmirî et lui demanda: 67. Cf. Futûhât III
«Qu'as-tu à dire, ô Sâmirî ?» Celui-ci lui raconta ce qu'il 371 chap. 369.
avait vu, la forme du taureau qui est l'un des anges
68. Laylan n'est plus
porteurs du Trône, qu'il avait cru être le dieu parlant à compris dans cette
Moïse. Ainsi, ajouta-t-il, je façonnai le Veau pour eux et interprétation
sachant que Gabriel ne passe pas en un lieu sans le comme un
vivifier, je me suis emparé d'une de ses traces, car je complément de
savais quelle vie est attachée à cette poignée. «Je la temps se rapportant
jetai» (20: 96) sur le Veau qui se mit à meugler. Le au voyage, mais
Sâmirî n'avait agi que sur une interprétation. Il s'égara comme un
et égara les autres, car toute interprétation n'est pas complément de
exacte. Il savait pourtant que la théophanie dans les manière (hâl) se
formes est attestée par les Lois sacrées sans porter rapportant au
atteinte à la transcendance divine. serviteur. On
pourrait traduire
Moïse accepta l'excuse de son frère. «Il dit: Seigneur, «nuitamment». La
pardonne-moi ainsi qu'à mon frère et fais-nous entrer nuit par son
dans Ta miséricorde; Tu es le plus miséricordieux des obscurité désigne
miséricordieux» (7: 151). En ce qui concerne ceux qui symboliquement le
adorèrent le Veau, ils n'allèrent pas dans la spéculation corps, dans toute sa
noblesse et sa
réflexive aussi loin qu'ils auraient dû comme le laisse
dimension
entendre cette histoire. Dieu ne les excusa pas. Les
cosmique. Le vers
adorateurs du Veau ne se sont donc pas adonnés cité en exemple
correctement à la spéculation; ce verset légitime donc la confirme ce sens en
spéculation rationnelle en matière de théologie tant que même temps que
la Loi ne se prononce pas. Quant à l'avilissement qui cette interprétation
toucha les Fils d'Israël, on peut le constater jusqu'à nos grammaticale.
jours. Dieu n'a pas élevé les signes de leur religion. Ils
sont restés avilis à toute époque et dans toutes les
traditions. Telle est la sanction que Dieu inflige à ceux
qui profèrent des mensonges à Son encontre, en Lui
attribuant, sans référence à une loi sacrée, ce qui, selon
la spéculation réflexive, ne convient pas comme attributs
au dieu adoré. «Et Dieu dit la vérité et Il guide sur la
voie.»

§ 61
 LE VOYAGE DU DÉVOUEMENT POUR LES SIENS. 69. la particule bi
dans asrâ bi-'abdi-hi

« a fait voyager de
Par un beau dévouement pour ma famille, j'ai trouvé nuit Son serviteur »
      mon Seigneur. Dans mon occupation, marque la
      [Il m'a dévoilé Sa sollicitude. dépendance. On
N'étaient les miens, je n'aurais pas été un serviteur pourrait, pour
rapproché, souligner ce sens,
      ni un de ceux qui ont reçu maîtrise et mérite. traduire : « a
emmené de nuit ».
Mon âme n'aurait pas suivi, si je lui avais interdit
le cas indirect se dit
      de s'occuper des créatures, la plus droite des voies.
khafd
Je me suis trouvé aux côtés du Choisi, à l'ombre de Son «abaissement». La
Trône, voyelle i qui marque
      quand les Ansar venaient avec les envoyés. la flexion casuelle,
se nomme kasr
Dieu – exalté soit-Il – dit (par la voix de Moïse): «J'ai «brisure».
aperçu un feu; peut-être vous en apporterai-je un tison
ou trouverai-je par ce feu une guidance» (20: 10). Vois 70. En arabe la
donc la force de la prophétie: Moïse trouva de fait la possession ne
guidance. Cette parole montre que Moïse n'avait pas s'exprime pas
affirmé que ce qu'il avait vu était nécessairement un feu. comme en français
Tout feu est lumière lorsqu'il brûle et les lumières sans par un adjectif
possessif : Son
aucun doute consument les corps combustibles et
serviteur, mais par
inflammables, ainsi que le rapporte la tradition
un pronom
authentique: «... Les fulgurations de Sa Face brûleraient complément du nom
les créatures qu'atteindrait Son regard»131. Les : le serviteur de Lui
fulgurations sont des lumières et cette tradition nous ou du Soi (al-huwa).
apprend que les rayons de ces fulgurations exercent un
effet comparable à la perception de l'œil. 71. Le verbe arabe
inclut son pronom,
tantôt explicite,
tantôt implicite dans
le cas de la
troisième personne.
Le pronom de rappel
est le lien
grammatical et
logique entre le
pronom relatif («
Celui qui ») et la
proposition relative.
72. Le pronom de
troisième personne
se dit en arabe
damîr al-ghâ'ib ou
pronom de l'absent.
73. Harâm signifie à
la fois sacré et
interdit.
74. Sur ces deux
versets comportant
des noms divins que
l'homme s'est
indûment attribué et
qui lui sont
reprochés, cf.
Futûhât I 421, II 153
chap. 80 et 166
chap. 88.
«Tyrannique» se
traduirait plutôt, à
propos de Dieu, par
«Réducteur»
(Jabbâr).

§1 - 30              §31 - 60              §61 - 70 SOMMAIRE


IBN ARABÎ
LE DÉVOILEMENT DES EFFETS DU V O YA G E SOMMAIRE

 
 

§ 61
LE VOYAGE DU DÉVOUEMENT POUR LES SIENS.

Par un beau dévouement pour ma famille, j'ai trouvé


      mon Seigneur. Dans mon occupation,
                  [Il m'a dévoilé Sa sollicitude.
N'étaient les miens, je n'aurais pas été un serviteur
rapproché,
       ni un de ceux qui ont reçu maîtrise et mérite.
Mon âme n'aurait pas suivi, si je lui avais interdit
      de s'occuper des créatures, la plus droite des voies.
Je me suis trouvé aux côtés du Choisi, à l'ombre de Son
Trône,
      quand les Ansar venaient avec les envoyés.

Dieu – exalté soit-Il – dit (par la voix de Moïse): «J'ai


aperçu un feu; peut-être vous en apporterai-je un tison
ou trouverai-je par ce feu une guidance» (20: 10). Vois
donc la force de la prophétie: Moïse trouva de fait la
guidance. Cette parole montre que Moïse n'avait pas
affirmé que ce qu'il avait vu était nécessairement un feu.
Tout feu est lumière lorsqu'il brûle et les lumières sans
aucun doute consument les corps combustibles et
inflammables, ainsi que le rapporte la tradition
authentique: «... Les fulgurations de Sa Face brûleraient
les créatures qu'atteindrait Son regard»131. Les
fulgurations sont des lumières et cette tradition nous 131. Cf. Ibn Mâja,
apprend que les rayons de ces fulgurations exercent un Sunan, muqaddima
effet comparable à la perception de l'œil. 13, hadîth n° 196.

§ 62
Sache qu'une même chose peut comporter des aspects  
différents. En tant qu'elle est comme ceci, elle se 132. Sur le passage
présente comme ceci; en tant qu'elle est comme cela, d'une forme divine à
son statut diffère. La chose vue n'est pas identique à la une autre, cf. Coran
chose sue et la chose sue n'est pas identique à la chose 25 : 60 : «Et lorsqu'il
entendue, même si le moyen de la perception est une leur est dit :
réalité unique en soi et distincte dans ses relations. Du prosternez vous
point de vue de cette réalité unique, on peut dire qu'on devant le Tout-
entend, qu'on voit, qu'on parle, etc. par cette même Miséricordieux, ils
réalité. Un certain spéculatif attribue à chaque mode une répondent : et qu'est
perception particulière différente de l'autre et considère le Tout-
donc la perception comme multiple. Nous ne sommes Miséricordieux ?...».
pas de cet avis et nous ne l'approuvons pas, nous ne le 133. Cf. Coran 20 :
citons que pour que le lecteur sache que quelqu'un l'a 111 : « Et les
professé. La différence des relations vient de ce à quoi visages s'inclinent
elles se rapportent, non de ce qui s'y rapporte.
(s'humilient) devant
le Vivant, le
L'entité est unique et le statut divers. Subsistant...»
      Le professent des hommes de spéculation.
Dieu est trop grand pour que l'on connaisse Ses desseins 134. Ibn 'Arabî joue
      envers Ses créatures, mais Il propose signes et enseignements. sur l'assonance
La divinité est trop majesteuse pour que l'intellect la conçoive,
      Sa mesure insurpassable n'est pas à la portée de l'être humain. entre sûra, la forme
Elle a pourtant en nous, comme l'affirme la Parole divine (avec un sâd, s
      des formes reconnues contenant d'autres formes132 emphatique) et sûra,
            Qui s'inclinent133 devant la forme de Celui à qui l'on attribue des sourate (avec un
formes. sîn, s non-
      Comme tu vois, à toute forme correspond une sourate.134 emphatique) pour
suggérer que la
sourate manifeste
une forme divine.

§ 63
Sache que tout le bien réside dans le dévouement pour  

autrui, dont fait partie le dévouement pour la famille. La


noblesse d'une famille dépend de celui auquel elle se
rattache. Ainsi la tradition rapporte que «les gens135 du 135. Ahl désigne
aussi bien la femme,
Coran sont les gens de Dieu et Son élite»136. L'immense
la famille au sens
récompense de celui qui se dévoue pour Dieu n'a d'autre restreint ou étendu,
raison que son appartenance à Ses gens. Comprends que ceux qui se
donc ! Si la sollicitude divine pour les gens de la Maison rattachent à un lieu,
prophétique muhammadienne est telle que Dieu nous l'a une pratique, une
dit dans ce verset: «Dieu veut écarter de vous l'infamie conviction : les gens
(rijs), ô Gens de la Famille et vous purifier totalement.» de ... Le terme
(33: 33) ­ Al-Farrâ'137, interrogé sur ce qu'était le rijs, traduit par «les
répondit: la souillure (qadhar) ­; si Dieu donc veut pour siens» dans le titre
les gens de la Maison prophétique écarter l'infamie et les du chapitre est 'â'ila
purifier, que penser des Gens du Coran qui sont Ses : la famille dont on a
la charge.
Gens et Son élite? Louange à Dieu qui m'a fait des leurs.
Le moindre des degrés pour appartenir à Sa famille est 136. Cf. Ibn Mâja,
de porter les lettres du Coran conservées dans la Sunan, muqaddima
poitrine. Si, en plus, ce que l'homme porte ainsi devient 16 n° 215 ; Ibn
son caractère, le réalise véritablement au point d'en être Hanbal, Musnad III
une de ses modalités138, alors vivat et encore vivat ! 127-8, 242.
137. Farra' : savant
On m'a rapporté sur Abû l-'Abbâs al-Khashshâb139, du deuxième siècle
compagnon d'Abû Madyan140 – Dieu l'agrée – à Fès, de l'Hégire (m. 207
l'anecdote suivante. Un homme vint le trouver tenant H.), commentateur
dans sa main un livre sur la Voie. Il lui en lut une bonne du Coran,
partie, mais Abû l-'Abbâs restait silencieux. L'homme spécialiste des
finit par lui dire: lectures coraniques
– Maître, pourquoi ne me parles-tu pas à ce sujet ? et philologue. Cette
interprétation ne se
– C'est moi que tu dois lire, lui rétorqua Abû l-'Abbâs.
trouve pas dans ses
L'homme trouva la réponse un peu forte. Il se rendit
Ma'ânî l-qur'ân.
auprès de notre maître Abu Madyan et lui dit:
– Ô notre maître, j'étais chez Abû l-'Abbâs al-Khashshâb 138. Trois degrés
et lui lisais un livre d'enseignement spirituel pour qu'il successifs
me le commente et il s'est contenté de me répondre: d'identification au
«C'est moi que tu dois lire!». Coran sont ici
– Abû l-'Abbâs a dit vrai, répartit le Shaykh. De quoi définis : l'acquisition
traitait ce livre ? des vertus divines,
– Du renoncement, du scrupule, de la confiance et de correspondant aux
Noms et aux
l'abandon en Dieu et de tout ce qu'exige la voie vers
Attributs (takhalluq),
Dieu.
l'identification à sa
– Était-il question d'un état spirituel qui n'était pas celui réalité essentielle
d'Abû l-'Abbâs, demanda le Shaykh? (tahaqquq), jusqu'au
– Non, répondit l'homme. moment où le Coran
– Si les états spirituels d'al-Khashshâb équivalent à tout devient l'un de ses
ce que contient ce livre et que tu n'as pas trouvé dans attributs, expression
ses états matière à exhortation ni acquis ses vertus, en possible de
quoi peut te profiter le fait de lire ce livre devant lui et l'«Identité suprême»
de lui demander de te le commenter? Il t'a exhorté par ; ceci si l'on
son état spirituel et avec quelle éloquence! considère que le
L'homme s'en fut alors, tout honteux. Cette histoire m'a sujet de wa kâna
min sifâtihi est le
été rapportée par le hâjj 'Abdallâh al-Mawrûrî141, à
Coran et non
Séville, dans une assemblée. Vois donc, mon ami,
l'homme,
combien est excellente et admirable leur façon de suivre contrairement à la
et d'enseigner la Voie. Que Dieu nous compte parmi eux traduction minimale
et nous accorde de les rejoindre. C'est Lui qui s'en proposée ci-dessus.
charge et en a le pouvoir.
139. Ibn 'Arabî le
cite dans la
catégorie spirituelle
des muhaddathûn,
«ceux à qui Dieu
parle», ce qui va
dans le sens de
cette anecdote. Cf.
Futûhât II 21 chap.
73.
140. Un des grands
maîtres du VI/XIIe
siècle, né près de
Séville vers
520/1126 et mort en
594/1197 à
Tlemcen, dont il est
devenu le saint
patron (Sîdî
Boumedien). Il
opéra la synthèse
de la spiritualité
andalouse et
maghrébine et forma
un grand nombre de
disciples dont
certains partirent en
Orient et diffusèrent
sa voie spirituelle.
Bien qu'il ne l'ait
jamais rencontré
physiquement, Ibn
'Arabî le considère
comme l'un de ses
maîtres. Sur ces
relations avec lui,
voir Claude Addas,
Ibn 'Arabî, op. cit.,
index et «Abû
Madyan and Ibn
'Arabi», in M. Ibn
'Arabi, a
Commemorative
Volume, op. cit., pp.
163-80.
141. Un autre
disciple d'Abû
Madyan. Ibn 'Arabî
lui consacre une
notice dans le Rûh
al-quds, éd.
Mahmûd M. Ghurâb,
Damas 1986 p. 97-
102 ; Les Soufis
d'Andalousie, Paris,
1971 p. 91-101. Il le
considère comme «
le pôle de ceux qui
se confient à Dieu »
(qutb al-
mutawakkilîn) ; cf.
Futûhât IV 76 chap.
462.

§ 64
LE VOYAGE DE LA PEUR
86. Le gardien du
Paradis.
J'ai fui de moi vers Lui,
87. Wakîl : l'ange
      J'avais peur de Lui pour Lui. chargé de ce ciel.
Car mon âme ignore
      quel sera son ultime retour. 88. Cf. Futûhât I 324
chap. 66 : sur ce
Dieu – exalté soit-Il – dit [par la voix de Moïse]: «Je verset, à propos
vous ai fui lorsque j'ai eu peur de vous, puis mon d'Idrîs.
Seigneur m'a conféré une autorité et m'a établi parmi les
envoyés» (26: 21). Il dit aussi: «Il en sorti apeuré, aux
aguets» (28: 21). 

Il n'est de jour écoulé, décrétant notre ultime retour


      sur lequel je n'ai pleuré.
J'ai vu bien des choses, toutes entre Ses mains,
      suivre la loi de mon instant, mais auprès de Lui,
                  [c'est Sa Loi qui s'exerce sur moi.

La peur fait partie de la station de la foi, ainsi que Dieu


– exalté soit-Il – le dit: «N'ayez pas peur d'eux, mais
ayez peur de Moi, si vous êtes croyants» (3: 175). Il est
dit des anges: «Ils ont peur de leur Seigneur au-dessus
d'eux et font ce qui leur est ordonné» (16: 50). À
d'autres, Il adressa cet éloge: «Ils ont peur d'un jour où
les cœurs et les regards seront renversés» (24: 37). À
chaque plan d'existence correspond une peur spécifique,
si tu réalises bien cela. Toute peur ne s'attache qu'à ce
qui vient de Dieu et relève de l'existence contingente. On
n'a peur que des êtres contingents existenciés par Dieu
et c'est donc à l'Existenciateur que notre peur s'attache,
selon Sa parole: «Mais ayez peur de Moi, si vous êtes
croyants». Dieu a donc fait de la peur le résultat de la
foi, qui doit s'en tenir à ce que Dieu a enseigné et à ce
qu'a transmis le Véridique. En effet, la science sans la foi
ne provoque pas la peur. De plus, comme il est prouvé
que le monde est l'œuvre de Dieu – exalté soit-Il – et
qu'Il est très-Savant et très-Sage, celui-ci est donc la
plus belle des œuvres qu'ait produite un savant et rien
n'indique sa corruption. Toutefois il passe d'un état et
d'une demeure à l'autre et ceci n'a rien d'impossible.
C'est ce passage qui provoque chez les initiés la peur de
Dieu, car ils ne savent pas ce que Dieu veut d'eux ni où
Il les transportera ni dans quelle qualité et degré Il les
distinguera. Laissés dans l'incertitude, grande est leur
peur de Dieu.

§ 65
Quant aux anges, leur peur est de descendre d'un rang
vers un rang inférieur. Ne dit-on pas qu'Iblîs comptait
parmi les adorateurs de Dieu les plus fervents ? Il
n'obtint que bannissement et éloignement de la félicité
qu'il espérait en échange de son adoration. Lorsque pour
lui la parole du châtiment s'accomplit, il retourna vers le
feu, son élément originel, et c'est par ce feu seul qu'il fut
châtié. Gloire donc à Dieu, le Juge équitable. Les
hommes de Dieu ont peur du remplacement de leur état
par un autre. C'est ce qui les incite à surveiller à chaque
souffle leurs états avec Dieu – Il est puissant et
majestueux –, d'autant que Dieu dit: «Et si vous vous
détournez, il vous remplacera par un peuple autre que
vous qui ne sera pas semblable à vous» (47: 38), c'est-
à-dire: dans l'opposition à l'ordre de Dieu que vous avez
montré, il posera au contraire le pied le plus parfait et le
plus ferme dans l'obéissance à Dieu.

N'était Dieu, la station n'aurait pas été connue,


      ni derrière ni devant n'aurait existé.
 

§ 66
Par Dieu nous sommes venus à l'existence, vers Lui 89. Sur les
nous avons été appelés et renvoyés: «N'est-ce vers Dieu mouvements lents et
que va le devenir des choses?» (42: 53). Quand Dieu rapides des
m'établit dans la station de la peur, j'avais peur de sphères, voir
regarder mon ombre, de crainte qu'elle ne soit un voile également Futûhât
entre moi et Dieu. Dans ces conditions, ce monde ne III 417 chap. 371.
saurait être une demeure sûre, même si l'homme y
reçoit l'annonce de son bonheur futur, car ce monde est
un lieu où la part de chacun peut diminuer. La raison en
est l'imposition de la Loi. Dès que cesse cette imposition,
discours du Législateur sous forme d'ordre et
d'interdiction, la peur adventice quitte le serviteur. Seule
reste la crainte révérencielle. Sa peur n'est plus que
crainte révérencielle dans la contemplation divine. Le
poète a décrit ainsi le sentiment de majesté que l'on
éprouve en présence de certaines personnes:

Immobiles, comme si des oiseaux se tenaient sur leurs


tête
            non par peur d'injustice, mais par peur
majestueuse. 

Que Dieu nous compte parmi les gens de la crainte


révérencielle, ceux qui Le magnifient. Il en est ainsi
lorsque le pouvoir de la grandeur divine s'empare du
cœur du serviteur que la Sollicitude porte vers les lieux
de contemplation sacro-saints et divins.

§ 67
Sache que khafâ' 142 en arabe peut exprimer la
manifestation, comme dans le vers d'Imru l-Qays143:

    ... Il les fit se montrer et sortir (khaffâ-hunna) de


leurs trous.

Il fit se montrer, car les gerboises aménagent dans leur  


trou deux portes. Quand un chasseur se présente à
l'une, elles sortent par l'autre. Ce trou s'appelle nâfiqâ' 142. Ce terme
et pour cette raison l'hypocrite (munâfiq) se nomme signifie le plus
ainsi. Celui-ci à deux visages, l'un avec lequel il fait face couramment «
occultation ». Le
aux croyants et montre qu'il est avec eux et l'autre qu'il
rapport entre ce
tourne vers les incroyants en leur montrant qu'il est avec
passage et ce qui
eux. Dieu dit aussi de celui qui voudrait «un trou sous la précède et ce qui
terre» (6: 35): si les ennemis te poursuivent d'un côté, suit n'est pas
tu pourrais sortir de l'autre pour chercher le salut et leur explicite, si ce n'est
échapper «et si Dieu l'avait voulu, Il les aurait réunis que la ruse divine
dans la guidance» (ibid.); vous seriez alors gens d'une qui guette toujours
seule porte. Les Hypocrites, au temps de l'Envoyé de le serviteur ne peut
Dieu – que Dieu répande sur lui la grâce et la paix – que l'inciter à un
venaient trouver les croyants avec un visage leur surcroît de peur et
montrant qu'ils étaient avec eux, tout en disant aux de méfiance.
autres: «Nous ne faisons que nous moquer». Dieu
143. Le plus célèbre
annonce que Lui aussi «se moque d'eux» (2: 14 et 15) poète de l'Arabie
parce qu'ils n'ont pas conscience de ce qu'ils font envers antéislamique. Le
les croyants. Ceci est un effet de la ruse divine, comme il vers est cité
est dit: «Ils ont ourdi une ruse et Nous en avons ourdi intégralement par
une autre, sans qu'ils en aient conscience» (27: 50). Car Ibn Manzûr, Lisân
si l'on en a conscience, ce n'est plus une ruse. al-'Arab, XVIII 256.

§ 68
LE VOYAGE DE LA MÉFIANCE  

144. Pharaon
Il m'a été révélé d'emmener de nuit auquel fait allusion
      mon âme et les miens dans le monde le vers précédent.
                  [de la création et de l'ordre.
Car le Dieu, le Vrai, mon Seigneur a décrété 145. Variante du
      la mort de l'ennemi de la religion hadîth : « Méfiance
ne saurait être utile
                  [dans le tourment de la mer.
contre le destin,
Dieu – exalté soit-Il – dit, rapportant les paroles d'une mais l'invocation est
utile pour ce qui est
certaine personne144: «Et tous, nous sommes méfiants» advenu et ce qui ne
(26: 56). Or la méfiance est le résultat d'une peur. Dieu l'est pas. Pratiquez
dit: «Montrez votre méfiance !» (4: 71), car celui qui l'invocation,
montre de la méfiance envers une chose n'est pas serviteurs de Dieu !
surpris par elle. On est surpris le plus souvent du côté où » (Ibn Hanbal,
l'on croyait être à l'abri. L'homme intelligent ne doit se Musnad V 234).
sentir en sécurité que du côté assuré par Dieu, car Sa
parole est vérité: «Le faux ne l'atteint ni par devant ni
par derrière» (41: 42) et Il est le Véridique – gloire à Lui
–. Cette méfiance est profitable, si la prédestination lui
vient en aide. Comme il est dit: «méfiance ne sauve pas
du destin»145, à moins que cette méfiance ne fasse elle-
même partie de la prédestination; elle sera alors la cause
du salut. Nous l'avons exprimé de façon extrême dans ce
vers:

O méfiance de ma méfiance !
      Si seulement me servait ma méfiance.

§ 69
La méfiance la plus extrême est donc de se méfier de
prendre la méfiance comme appui. Par miséricorde
envers nous, Dieu – exalté soit-Il – nous a engagés à
nous méfier de Lui, ce qui est le plus haut degré de la
méfiance, en disant: «Et Dieu vous engage à vous méfier
de Lui et Dieu est compatissant pour les serviteurs» (3:
30). Par compassion, Il nous a mis en garde contre Lui,
car «il n'est rien qui Lui soit semblable» (42: 11); Il n'est
jamais connu que par l'impuissance à Le connaître. Ceci
revient à dire: il n'est pas tel et tel, tout en affirmant ce
qu'Il a affirmé de Lui-même, ce que nous faisons par foi,
non par notre intelligence ni notre spéculation. Nos
intelligences ne peuvent qu'admettre de Sa part ce qui
Lui revient. Il est le Vivant, «il n'est pas d'autre dieu que
Lui, le Roi, le Très-Saint, la Paix, Celui qui accorde la
sauvegarde, le Protecteur, le Tout-Puissant, le Réducteur,
Celui qui proclame Sa grandeur», «Celui qui sait ce qui
est caché et ce qui est visible, le Tout-Miséricordieux, le
Très-Miséricordieux», «le Créateur, le Producteur des
êtres, le Donateur des formes» (cf. 59: 22-24), le Très-
Sage et autre qualités semblables. Nous croyons en tout
ce qu'Il nous a enseigné à Son sujet, non d'après notre
interprétation, mais selon la science qu'il en a: «Il n'est
rien qui ne Lui soit semblable et Il est Celui qui entend,
Celui qui voit» (42: 11). Il ne se laisse appréhender ni
par l'intellect ni par la spéculation. Nous n'avons de
science à Son sujet par voie affirmative que ce qu'Il nous
a fait parvenir dans Ses livres ou par la voix des
envoyés, Ses interprètes, rien de plus. Le mode de
relation de Ses noms à Lui-même ne nous est pas connu,
car la connaissance de la relation à une certaine chose
dépend de la science qu'on a de cette chose, ce qui n'est
pas ici le cas, car nous n'avons pas la science de cette
relation spécifique. La pensée, la réflexion et celui qui
réfléchit battent le fer à froid. Que Dieu nous compte,
vous et nous, parmi ceux qui ont fait preuve
d'intelligence et se sont tenus à ce qui leur est parvenu
de Sa part ­ gloire à Lui ­ et à ce qui a été transmis à Son
sujet.  

§ 70
Sache que le voyage de la méfiance conduit du sensible  

vers l'intelligible, des délices vers le supplice, du voile


protecteur vers la théophanie et de la mort vers la vie
attachée aux êtres produits par notre connaissance du
monde. Ce voyage mène à la science de la constitution
humaine et de son origine du point de vue de sa
corporéité, à la science du mouvement vertical, mais non
du mouvement courbe et horizontal, même si ces
derniers sont connus par voie de conséquence, à la
science de toute station qui lui apporte un surcroît de
grâce, à la vision en transparence au-delà de cette
station et au rejaillissement sur soi-même de la lumière
de tout ce qu'on voit et qui se présente à soi, en y
trouvant plaisir et délice. Dans cette station et cette
qualité, on prend connaissance de la science de la
transmission par héritage; dans quelles conditions, de
quoi et de qui hérite-t-on et qui est l'héritier? C'est à
partir de ce voyage que l'on connaît les orients des
lumières et les levers des croissants des secrets. Ceux
qui l'accomplissent se méfient de la perception des
Attributs qui provoquent l'extinction de leur essence et
de la jouissance qu'ils en tirent. Cependant ils finiront
par traverser sains et saufs ce dont ils se méfiaient.
Quelle que soit la force de leur ennemi, ils seront les
vainqueurs grâce au secours de Dieu, car Sa puissance
est irrésistible et invincible, Lui le Tout-Puissant, le Très-
Miséricordieux. Si le serviteur réalise la qualité attachée
à cette station, Dieu le prendra par la main en toute
chose et le guidera vers son salut. Il reçoit le don
miraculeux de marcher sur les eaux, d'échapper aux
ennemis, qu'ils soient hommes ou esprits, et de voir leur
anéantissement. Ce voyage produit comme effet la
proximité divine doublée de la félicité éternelle. Dans
cette station, celui qui accomplit ce voyage est à l'abri de
tout ce dont il se méfie et qui risque de le couper de
cette félicité. Quand bien même l'attaqueraient tous les
habitants de la terre, il les vaincrait et l'emporterait sur
eux. Le dévoilement dont il est gratifié lui donne accès
aux plus mystérieux des secrets, car sa lumière dissipe
tout doute et ignorance, abolit toute illusion et mensonge
et donne à l'âme courage, intrépidité et force. L'homme
y accomplit par son énergie spirituelle ce qu'il ne pourrait
accomplir autrement en dimension et en nombre.
Toutefois celui qui entreprend ce voyage est pris dès
l'abord d'inquiétude naturelle, de «resserrement de
poitrine» et de peur parce qu'il constate au début de sa
route sa propre faiblesse et la force de cette station. La
faiblesse et l'abaissement qui lui sont inhérents lui
procurent dignité et force. La science de l'extérieur et de
l'intérieur lui est dévoilée et plus rien ne lui reste caché.
Dieu le prend en charge et l'assiste quand il sort de cette
station pour guider et diriger les hommes. Il lui annonce
son bonheur futur pour le rassurer et l'inciter davantage
à transmettre le message, car la peur l'en empêche et le
manque de courage l'en détourne. Mais Dieu assiste ce
voyageur qui en ressent réconfort et appui. Enfin, il
reçoit l'argument décisif, la force et le triomphe sur ses
adversaires. «Et Dieu dit la vérité et Il guide sur la voie.»
   

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