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Revue française de science

politique

Marxisme et politique. Le marxisme a-t-il une théorie politique ?


Monsieur Henri Lefebvre

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Lefebvre Henri. Marxisme et politique. Le marxisme a-t-il une théorie politique ?. In: Revue française de science politique, 11ᵉ
année, n°2, 1961. pp. 338-363;

doi : https://doi.org/10.3406/rfsp.1961.392623

https://www.persee.fr/doc/rfsp_0035-2950_1961_num_11_2_392623

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Marxisme et Politique

Le marxisme a-t-il une théorie politique ?

HENRI LEFEBVRE

Sens de la question
Quel est le sens exact de la
question proposée ? Demande-t-on si les formations politiques qui
se réclament du marxisme ou du marxisme-léninisme, à savoir divers
partis ouvriers, partis ouvriers et paysans, partis des travailleurs,
partis socialistes unifiés ou communistes, ont une politique ? La
réponse est immédiate : oui, ces formations ont une politique.
Si nous examinons les formations agissantes dans les pays dits
« sous-développés », nous constatons que dans beaucoup de cas
cette politique met l'accent sur la réforme agraire. C'est un point
essentiel, un argument fondamental, un chaînon indispensable et
une articulation centrale. Aujourd'hui même, le Parti Communiste
Algérien (non représenté au G.P.R.A.) semble avoir élaboré un
projet de réforme agraire qui pourrait devenir un jour efficace.
Il se trouve d'ailleurs que ni le marxisme ni le
marxisme-léninisme ne prévoyaient initialement de telles « réformes ». Le nom
seul suffit à indiquer que théoriquement la réforme agraire ne
touche pas aux structures économiques fondamentales du
capitalisme. Au contraire, Lénine a montré plusieurs fois qu'elle pouvait
permettre au capitalisme un développement plus rapide,
enseignement dont on sait que Staline déduisit des conséquences brutales :
les mesures destinées à interrompre ce développement. Lénine
emprunta l'idée de la réforme agraire aux « socialistes
révolutionnaires de gauche » et l'incorpora, en 1917-1918, à son propre
programme pour des raisons proprement politiques : attirer les masses
paysannes. Déjà, dans un tel emprunt, l'empirisme politique et le
pragmatisme l'emportaient sur la théorie. Et cela non sans dangers.
La réforme agraire, économiquement, s'accompagne de risques :

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Marxisme et Politique

faire baisser catastrophiquement la production, poser, quand la


production reprend, les bases et les conditions d'une nouvelle
bourgeoisie. Pourtant le succès politique valida l'emprunt.
Considérons maintenant les formations politiques marxistes
dans les pays industriels avancés. Faute d'une crise économique
catastrophique, souvent annoncée et attendue, ces partis ont
rencontré de grandes difficultés. Ils ont disparu ou presque disparu
dans les pays les plus industrialisés. Ils se maintiennent
fortement dans quelques pays où des goulots d'étranglement et des
problèmes difficiles à résoudre entravent la croissance économique :
en Italie (où la question du Midi pèse d'un poids très lourd), en
France (où l'inégalité de développement entre les régions et les
branches d'industries reste très remarquable, sans compter les
problèmes issus de la décolonisation, etc. ) Malgré ces conditions
favorables, le mouvement ouvrier révolutionnaire n'a pas suivi une ligne
nettement ascendante. Les partis marxistes ont donc occupé des
positions de repli : défense de la démocratie, ce qui comporte
défense de leur propre légalité et possibilité de prendre une place
prépondérante dans cette démocratie. Ce mot d'ordre, qui indique
un repli tactique par rapport aux mots d'ordre révolutionnaires,
peut s'interpréter différemment. Pour certains, qui constituent un
véritable « courant » politique, la défense de la démocratie n'est
guère plus qu'une mystification opposée aux mystifications dont
use et abuse 1' « ennemi de classe ». On reste non seulement
révolutionnaire mais partisan de la dictature du prolétariat entendue
surtout comme exercice du pouvoir par le parti dans un Etat
transformé et consolidé. On emploie donc, au dedans du parti, des
procédés de direction et une terminologie sectaires ; au dehors, on
se donne à l'occasion un visage opportuniste avec un vocabulaire
différent du vocabulaire à usage interne.
Dans un autre courant politique, il s'agit au contraire pour le
parti marxiste d'assumer, d'animer ou de réanimer la démocratie,
de la rendre vivante et agissante au dedans du parti et au dehors 1
dans la nation entière.
Quels que soient l'interprétation et le courant, l'empirisme
politique l'emporte sur la théorie. La question se précise donc ainsi :

1. Ce point de vue a été formulé avec beaucoup de clarté et de force


par Palmiro Togliatti. Cf. Rinascita, janvier 1961 : « Commenti alla conferenza
di Mosca », notamment pp. 21-22, et avril 1961 : « A proposito di socialisma
e democrazia », notamment p. 360 sur l'autocritique des partis communistes après
le XXe Congrès du P.C. de l'U.R.S.S.

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Science et Théorie de la Politique

Les formations politiques considérées ont-elles une théorie


politique ? Il est clair que la question ainsi posée n'a pas de sens pour
tout le monde ! Elle n'en aura aucun pour ceux qui préconisent et
pratiquent l'empirisme politique et le confondent avec la théorie.
Elle n'en aura aucun pour les marxistes dogmatiques. Sa seule
formulation et le seul fait de la poser leur paraîtront plus que
contestables : criminels. Ils ont des raisons excellentes et
nombreuses pour accepter comme une évidence le lien de leur pratique
politique avec une théorie officiellement attribuée à Marx, à Engels,
à Lénine ou à Staline.
Dans ce cadre institutionnel, la référence aux textes «
classiques » est d'usage. Elle se ritualise ; les textes, philosophiques ou
politiques, toujours les mêmes, sont connus et prévus. Et c'est
l'absence de tel ou tel texte qui passe pour remarquable, soit qu'elle
révèle une déficience, soit qu'elle signifie une déviation.
Dans ce cadre, le marxisme et le marxisme-léninisme
fournissent à la fois un système de référence et une terminologie philo-
sophico-politique. Ils sont devenus langage. Tel est le fait
remarquable, idéologiquement et sociologiquement, auquel nous conduit
la réflexion sur le manque de sens, pour ces théoriciens et ces
praticiens, de notre problème. Rien de plus contraignant, sans qu'il
soit besoin d'une pression extérieure, qu'un langage admis et
devenu courant. Il agit par sa seule cohérence en tant que
vocabulaire et grammaire politiques, et d'autant plus clair
(apparemment) que chaque terme vise un ennemi donné ou virtuel. Trait
général que le marxisme-léninisme vulgarise et institutionnalise,
pousse à l'extrême. Sauf le cas d'une culture exceptionnelle, les
mots manquent pour une réflexion qui sortirait du cadre de
référence institutionnalisé. Dans un vocabulaire à la fois rituel et précis,
exprimant peu (donc ne risquant pas de révéler des intuitions ou
émotions subjectives), et signifiant beaucoup (des appréciations et
des mots d'ordre), les directives politiques trouvent leurs
formulations et leurs motivations ; ceux qui acceptent la terminologie,
le vocabulaire et la grammaire philosophico-politique entendent et
acceptent en même temps.
Les termes consacrés deviennent des stimuli qui conditionnent
les réflexes d'activité politique : épithètes consacrées, gestes
d'organisation, rites de célébration et d'unité idéologique.
On n'a pas encore bien étudié cet étonnant phénomène : une
connaissance scientifique (contenue dans Le capital, dans L Etat et

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Marxisme et Politique

la révolution, etc.) devenant idéologie et superstructure idéologique


et ensuite langage. Il n'y a d'ailleurs rien à objecter. C'est là un
fait sociologique et culturel, extrêmement remarquable, à constater
comme un des phénomènes les plus importants de notre époque.
Notons aussitôt le sens de ce phénomène ; ce n'est pas une théorie
quelconque qui a pu devenir langage dans les conditions d'une
croissance économique elle-même très remarquable. Il faut bien
qu'il y ait une certaine « adéquation », pour employer un terme
traditionnel, du langage à la pratique et de la pratique au langage.
En d'autres époques, dans d'autres pays, d'autres langages ont
échoué : ils n'ont pu passer de la science ou de l'idéologie dans
la praxis. Ce fait, pour rationnel qu'il puisse apparaître quand on
l'étudié de près, n'en a pas moins des conséquences désagréables
pour la raison. Ou bien on emploie ce langage, on le parle, on
est compris, on accepte et on est accepté. Ou bien on ne l'emploie
pas, on passe pour le refuser, on devient un étranger, c'est-à-dire
un ennemi. Ou bien le dialogue a lieu dans ce langage, ou il
devient si difficile qu'il n'a pas lieu. Quel plus grand sacrilège que
de mettre en question les « mots de la tribu » ?
Le langage marxiste, c'est-à-dire le marxisme devenu langage,
signifie et justifie des décisions politiques : celles prises par le
pouvoir d'Etat et par les instances d'un parti. Ce n'est pas un langage
d'information, mais un langage de décision, ce qui provoque déjà
des malentendus. Le langage d'information, taxé d'objectivisme,
considéré comme mystificateur, s'attribue aux représentants de la
bourgeoisie (ce qui n'est peut-être pas toujours faux, mais le devient
vite sous forme d'affirmation générale). Dans ce langage, les
appréciations, donc les jugements de valeur, se confondent avec
les constatations. Il va de soi que les dirigeants politiques qui
exposent ainsi leur pensée suivent le processus normal, parce que
logique, de toute pensée : ils étudient les faits, puis ils se
prononcent. Mais, dans l'exposé, cet ordre n'apparaît plus, et même
il s'inverse, de sorte que les faits s'exposent à travers
l'appréciation et dans le langage de la décision. L'habitude du pouvoir
entraîne, inévitablement semble-t-il, de tels abus. Le dogmatisme
inhérent à une telle démarche de la pensée politique, entraîne un
malentendu. On croit aisément, du dehors, au dogmatisme d'une
théorie alors qu'il s'agit plutôt d'un dogmatisme du langage,
impliquant à la fois la référence à des cadres institutionnels et la
référence à un système qui consiste en un système philosophico-poli-
tique bien plus qu'en une théorie politique au sens précis du terme.

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Science et Théorie de la Politique

Dans une telle situation, le mouvement politique relève autant


d'une sociologie de la vie politique que d'une analyse et d'une
critique théoriques. Mais du point de vue des politiques dont il
s'agit, c'est l'inverse. La sociologie, au même titre que l'économie
politique et la politique économique et l'idéologie en général, relève
du « point de vue de classe » et du « point de vue de parti » ; la
science se subordonne aux intérêts politiques qu'elle doit servir. Et
d'ailleurs elle les sert spontanément dès qu'elle accepte le langage
ainsi que les cadres référentiels impliqués. D'où des malentendus
toujours renaissants. Le langage de décision informe cependant,
surtout quand on en a l'habitude et qu'on saisit les absences, les
lacunes, les sous-entendus, dès qu'on entend entre les mots et qu'on
lit entre les lignes. Lorsque les partis au pouvoir dans les pays du
camp socialiste ne laissent passer aucune occasion de déclarer qu'ils
sauvegardent « comme la prunelle de leurs yeux » leur unité
idéologique et politique, celle de la théorie marxiste-léniniste, qu'est-ce
que cela signifie ? Le contenu symbolique d'une telle affirmation
dépasse de beaucoup son contenu informatif, objectif, scientifique.
C'est une déclaration de principe destinée à « l'adversaire », qui
pourrait avoir l'idée de miser sur les contradictions à l'intérieur du
camp socialiste. Cet avertissement montre que cette unité
idéologique, précisément, est menacée (ce qui ne veut pas dire
politiquement ébranlée). Sinon, pourquoi la réaffirmer avec solennité ? Nous
connaissons, sous tous les régimes, ces démentis qui confirment !
Les partis marxistes et marxistes-léninistes (dits : partis
communistes ou partis ouvriers) constituent d'admirables instruments
d'action politique, soigneusement rodés et mis au point depuis des
dizaines d'années. Ils ont accumulé des expériences remarquables,
celles de la légalité et celles de l'illégalité. Ils disposent de deux
éléments d'une importance difficile à surestimer : un appareil, un
langage. Ils forment d'excellents réseaux de communication, comme
disent les sociologues (qui d'ailleurs étudient ces « réseaux » sur
des exemples souvent ridicules et mesquins, au lieu de prendre les
cas probants, vraiment intéressants, mais difficiles à saisir parce
qu'ils ne relèvent pas de la psychologie et de la microsociologie).
Ces réseaux denses et sensibles savent s'adapter aux changements
de la situation mondiale ou intérieure. Des « appareils » assurent
la transmission efficace et rapide des informations et des décisions.
Ces aptitudes ne vont pas sans contreparties : lourdeur
bureaucratique, symptôme de sclérose. La pensée politique a été remise
une fois pour toutes aux mains d'experts et de techniciens privilé-

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Marxisme et Politique

giés : les dirigeants. Les membres de l'appareil, véritables


fonctionnaires, se voient réduire au rôle d' « executive men », rouages
d'une machine ; ils saisissent fort bien les urgences de l'action et
très mal les idées. C'est d'ailleurs ce qu'on appelle officiellement
« critère de la pratique », ou « primat de la pratique sur la théorie »,
ce qui dissimule l'empirisme politique et l'absence de théorie. La
participation du « permanent » et du « militant », à l'élaboration
théorique est extrêmement faible, et d'autant plus faible qu'il n'y
a même plus besoin d'élaboration théorique ; mais il ne le sait pas.
Il ne voit plus sous cet angle la démocratie, ni dans le parti, ni
dans la société.
Lorsque le mouvement politique inspiré du marxisme essayait
encore d'avoir une théorie cohérente et organique, il employait le
vocabulaire scientifique. Il fallait alors traduire ce vocabulaire à
l'usage de la base, puis de la périphérie, des sympathisants, des
électeurs. Le marxisme étant devenu langage usuel, les opérations
de codage et de décodage de cette langue en d'autres langues se
font de moins en moins bien. On comprend ou on ne comprend
pas. L'avantage du vocabulaire usel se compense, ici encore, par
sa fixation. Le militant et même le partisan sont ceux qui parlent
cette langue, qui attrapent le jargon, qui saisissent les mots-clefs
(par exemple «révisionnisme» ou «dogmatisme»). En ce sens,
une étude sémantique et une histoire du vocabulaire ne
manqueraient pas d'intérêt 2.
La remise de la pensée politique aux experts, aux techniciens,
aux dirigeants, qu'elle s'opère dans une terminologie marxiste ou
dans un vocabulaire purement empirique, a des conséquences
graves ; elles ne s'observent pas seulement dans le « camp
socialiste » et dans les partis « marxistes-léninistes ». La détérioration
de la pensée politique — cet idéal de la démocratie vivante —
semble une de ces conséquences. Il suffit que les motivations
données officiellement suivent d'assez près les urgences empiriques et
les besoins de l'organisation comme telle, pour qu'on les accepte
et que la réflexion s'arrête. Pourquoi chercher plus loin ? Une
extrême acuité des problèmes politiques nationaux et mondiaux peut
donc s'accompagner d'une étrange dépolitisation. La dépolitisation

2. Un exemple. Il y a quelques années, on employait beaucoup la locution


« au travers de... » (au travers des revendications immédiates, etc.) Maintenant,
on emploie beaucoup la locution « en direction de... » (en direction des jeunes,
des intellectuels, etc..) Ce changement terminologique reflète un changement
dans la situation politique.
Science et Théorie de la Politique

atteint non seulement la masse de ceux qui votent fidèlement pour


un parti marxiste, mais une bonne partie des membres et des
militants. Ils deviennent passifs, ayant délégué à leurs représentants,
jusqu'au sein du parti, la totalité de leurs pouvoirs y compris celui
de penser politiquement. Ils exécutent, ce qui n'empêche en rien
un fait encore plus paradoxal : une extrême dramatisation de la
conscience politique. Chaque heure est grave, chaque acte décisif,
chaque situation poignante et urgente. Le vide théorique ne laisse
que trop aisément place à cette extraordinaire dramatisation au
niveau empirique. Avec le vocabulaire scientifique devenu langage,
c'est là un phénomène relevant de la sociologie politique. Les deux
phénomènes se complètent. Ce sont deux aspects, les aspects
négatifs, d'un même processus. Ils contribuent à expliquer certains faits,
autrement inexplicables : l'attachement et la fidélité à ces partis,
malgré la terrible crise du stalinisme, leur stabilité électorale, leurs
échecs devant l'action, leur valeur pour leurs membres en tant que
formes de sociabilité et de rapports personnels, etc.
Nous accepterions donc, mais seulement jusqu'à un certain
point, les analyses des sociologues, qui parlent de non-participation
croissante et remplacent la participation politique par la
représentation. En particulier la distinction introduite par Riesman et
Glazer, dans leur étude « Criteria for political apathy » 3, entre la
« compétence » et 1' « affect », semble intéressante. Toutefois,
formulons beaucoup de réserves. En France, le mouvement
révolutionnaire a remplacé pendant plus d'un demi-siècle, la «
représentation » au sein de la démocratie bourgeoise par la «
participation » : le renouveau de la « représentation » indique une baisse
du mouvement révolutionnaire. Cependant, la «participation» n'a
pas disparu ; elle a changé de forme, s'est vidée de contenu
théorique et réduite précisément à des formes : vocabulaire, rites, gestes
dramatisés. Un renouveau de la participation active n'est pas exclu.
Quant à 1' « affect », il n'a pas le même sens et le même contenu
dans le mouvement marxiste, dans les pays et partis intéressés, que
du côté capitaliste. Il s'établit sur un plan inférieur à celui de la
participation et de la compétence, c'est-à-dire de la culture
politique, mais subsiste comme agrégat d'attitudes, de sentiments,
d'indignations, de colères, de souvenirs historiques, c'est-à-dire comme
virtualité de participation et même de compétence. Les
comportements objectifs liés au marxisme comme langage ne s'épuisent pas
dans les catégories psychologiques et sociologiques.
3. Dans Studies in leadership, New Yofk, Harper, 1950.

3U
Marxisme et Politique

Au surplus, une telle situation se relie à la conjoncture


historique plus qu'à une structure stabilisée. Les sociologues n'ont-ils
pas tendance fréquemment à « déshistoriser » leur objet ? Un
langage devenu formel et rituel peut se réactiver quand les
circonstances s'y prêtent. Il conserve aussi un pouvoir qui ne relève ni
de la compétence ni du sentiment ou « affect ». Dans une
conjoncture grave, les mots, 1' « affect », le comportement, ne peuvent-
ils rejoindre une pensée politique ? Soulignons bien que dans ces
conditions le marxisme-léninisme se présente comme un bloc
monolithique, suivant la formule consacrée. Comment comprendre à la
fois cette apparence théorique, et le vide théorique qu'elle recouvre,
et la référence aux principes canoniques qui s'opère constamment ?
Ici encore l'analyse détecte un pseudo-dogmatisme sous l'apparence
du dogmatisme comme sous celle de son désaveu. Les termes
employés ont acquis la cohérence de toute langue suffisamment
bien faite. Pour les membres des appareils, pour les militants de
tous les pays mais bien plus encore dans les pays du « camp
socialiste », les termes du langage marxiste font partie de ce que nous
appelons le champ sémantique. Ils sont donnés dans la pratique,
dans les significations des objets, des choses et des gestes, en
dehors de toute réflexion et de toute recherche. La connaissance
et la réflexion ajoutent peu aux données du champ sémantique. Au
contraire : pour réfléchir, il faut dissoudre (dialectiquement) les
évidences du champ sémantique, les mettre en question par une
critique radicale.
L'articulation entre les termes « marxisme » et « léninisme » ne
soulève généralement aucune interrogation ; la soudure a été
effectuée une fois pour toutes ; une sorte de réflexe idéologique
conditionné a réalisé un lien inconditionnel entre les mots et ce qu'ils
appellent ; pourquoi donc relire Marx ou même consulter Lénine ?
Ainsi seulement s'explique un fait étonnant : que l'on ait pu passer
à peu près complètement sous silence des théories aussi importantes
que celles du dépérissement de l'Etat et de l'aliénation, qui ne
cadraient pas bien avec le marxisme institutionnel, et cela sans
ébranler ces cadres, sans compromettre la cohésion théorique
apparente et le dogmatisme. Avec toute problématique disparaît
l'histoire, y compris celle de la théorie et celle de la connaissance ;
des œuvres capitales, telles que celles du jeune Marx, ont été
classées comme d'intérêt historique et non d'intérêt théorique ; ce
sont des jalons sur le chemin de Marx que son aboutissement
relègue en deuxième zone. Perdant leur intérêt théorique, ces
Science et Théorie de la Politique

œuvres perdent aussi l'intérêt historique qu'on veut bien leur


accorder.
Pour qui donc la question posée a-t-elle un sens ? Pour ceux
qui mettent la connaissance au-dessus de l'action et de ses mots
d'ordre immédiats ; ceux-là seuls, parmi les marxistes, ou hors du
marxisme, pensent que la critique s'intègre à la science ; par
conséquent, ils soumettent à une critique radicale, sans présupposition
(c'est-à-dire en admettant qu'elle puisse être vraie ou fausse), la
politique considérée comme pratique, comme technique. Ils ne
jouent pas selon la règle du jeu, puisqu'ils veulent savoir quel jeu
on mène. Ils prennent distance et recul devant l'activisme. Ils
n'acceptent pas comme tel un langage reçu, avec ses mots-clefs, que
ce soit le langage du marxisme ou de l'anti-marxisme (de
l'anticommunisme, comme on dit).
Cette attitude porte un nom. Elle s'appelle « révisionnisme » !
N'employons pourtant pas ce terme sans souligner aussitôt sa
vulgarité. Entré lui aussi dans le langage et l'empirisme politique, il
a perdu tout sens défini. Il s'applique, épithète suivie de rites
réprobateurs, à ceux que l'on combat. Sont « révisionnistes » aussi bien
ceux qui mettent en cause la frontière Oder-Neisse que ceux qui
doutent de la dialectique « onde-corpuscule ». C'est donc
ironiquement que nous empruntons ici au langage marxiste courant ce mot.
Il en va de même du mot « dogmatisme » et de son emploi. Le
terme « révisionnisme » et les critiques adressées au révisionnisme
tendent à faire croire qu'il y a une théorie, et même un bloc
théorique. Le terme « dogmatisme » et les critiques adressées au
dogmatisme tendent à faire croire que la théorie, sans perdre le
caractère monolithique qui va de l'onde et du corpuscule à la dictature
du prolétariat, n'en est pas moins ouverte, simple, voire
accueillante.
La tendance critique dans la pensée marxiste actuelle, c'est-à-
dire le « révisionnisme », tendrait-elle vers une « troisième voie »
en politique, en philosophie, en économie ? ou vers une « troisième
force » à l'échelle mondiale ? Est-ce l'implication, le fondement, la
base ? Nous répondrons dès maintenant : oui et non. Oui, en ce
sens que la seule exigence de la connaissance critique implique une
préférence pour les formes démocratiques de la vie publique, des
institutions et de la transition au socialisme. Et cependant non, en
ce sens qu'une analyse ou une décision politiques venant de ceux
qui emploient l'épithète infamante « révisionniste » peuvent s'ap-
Marxisme et Politique

prouver, dès lors que cette analyse et cette décision résistent à


l'épreuve de la critique radicale, ce qui n'est pas exclu à l'avance.
En résumé, la question posée n'a de sens que pour ceux qui
admettent une relative indépendance de la connaissance par
rapport à l'action et à la pratique politique. Nous postulons ici que la
théorie a une importance par elle-même, qu'elle ne « reflète » pas
simplement la praxis, qu'elle ne se confond pas avec cette dernière
et qu'il y a donc entre elles une unité dialectique, unité qui inclut
des conflits, des tensions, et leur solution. Mais n'est-ce pas là un
postulat de la science ?
Cependant, même pour les dogmatiques, «
pseudo-dogmatiques » ou « ultra-dogmatiques », la question proposée peut avoir
un sens dès lors que deux pratiques politiques s'expriment dans le
langage du marxisme, et se confrontent. Ce qui advint lors de la
rupture entre Tito et le Kominform, rupture qui ouvrit une longue
crise, dramatique et féconde, pour la pensée marxiste. Le
dédoublement entre la pratique et la théorie, le vide théorique sous couvert
de l'unité monolithique entre la pratique et la théorie (celle-ci
«reflétant» officiellement celle-là), bref la véritable dialectique de
l'histoire apparurent alors, d'abord obscurément, puis plus
clairement. Seules les mesures brutales ordonnées par Staline et Jdanov
parvinrent à retarder la réflexion dans une partie du mouvement
marxiste. Ces mesures allaient de la répression physique aux
opérations diversionnistes de grand style. Par une coïncidence qui ne
saurait étonner, ce fut alors que Staline découvrit en langage
marxiste la généralité du langage...

La pensée politique de Marx


Conformément à un projet dont
les raisons ont été exposées ailleurs 4, commençons par restituer la
pensée authentique de Marx.
Le capital montre la socialisation croissante du travail productif,
aspect central de la « socialisation de la société ». Le processus de
production s'étend et s'unifie, à l'échelle de la société entière
nationale et mondiale. En même temps et contradictoirement il se ramifie
et se différencie : division parcellaire des opérations productives,
spécialisations multiples, créations de nouvelles branches d'industrie
à haute technicité et haute composition organique du capital. L'un
n'empêche pas l'autre. Les activités isolées sont éliminées ou inté-

4. Notamment dans Problèmes actuels du marxisme. Presses universitaires


de France, 1958.
Science et Théorie de la Politique

grées dans cette totalité en marche, jamais achevée, toujours


développée.
Qui conteste aujourd'hui cette théorie centrale de Marx ?
Personne, encore que beaucoup de philosophes, d'économistes et de
sociologues en séparent les deux aspects, les uns ne retenant que
le côté analytique (spécialisation et « parcellarisation »), les autres
mettant l'accent sur la totalisation,
Sur cette base économique, la gestion et la propriété collective
des moyens de production deviennent possibles. Cependant la
condition nécessaire ne suffit pas. Pour que la possibilité devienne
réalité, pour que se résolve pratiquement la contradiction entre le
caractère social du processus de production et la propriété privée
des moyens de production, il faut quelque chose de plus que le
processus économique. Il faut une intervention politique, donc une
décision qui suppose l'intervention d'une force sociale, celle du
prolétariat, liée elle-même en quantité et en qualité à la
socialisation du travail productif.
La nécessité exposée par Marx n'exclut donc en rien une part
d'initiative, d'option, d'invention. Les modalités et les formes de
la socialisation des moyens de production ne sont pas fixées
d'avance.
Seuls le dogmatisme et une pensée non dialectique dans un
langage dialectique ont pu confondre possibilité, nécessité,
déterminisme, conditions nécessaires et insuffisantes, exigences de
l'action. Le dogmatisme a pris diverses formes : déterminisme
économique, déterminisme historique. Il ignore précisément la
dialectique de la nécessité et du hasard, rendant nécessaires des options
et des libres inventions qui découvrent et dominent, en
l'accomplissant, la nécessité. Le passage au socialisme n'est donc ni
prédéterminé ni terminé par le processus économique comme tel, celui de
l'accumulation et de la croissance. Un éventail de possibilités
s'ouvre, les unes concernant l'Etat (ses institutions politiques et
juridiques, ses superstructures idéologiques), d'autres concernant la
société et les collectivités intéressées par la socialisation
(collectivités locales, régionales, nationales, internationales).
En ce sens, il y a une théorie politique marxiste. Elle conçoit
une structure socialiste des rapports de production, en fonction de
la conjoncture économique propre à un pays, du contexte
sociologique et des mesures politiques.
Cette théorie affecte au socialisme simultanément un jugement
de possibilité et un jugement de valeur : elle le juge souhaitable
Marxisme et Politique

dès que possible et parce que possible. Elle comprend donc un


« engagement » librement consenti par les individus et les groupes.
Elle agit dans le sens du socialisme avec le maximum d'efficacité
et le minimum de violence, sans toutefois exclure la contrainte et la
réplique violente à la violence. Tel est le sens « classique » de la
dictature du prolétariat. La théorie menant à l'action comporte
également une discipline librement acceptée par ceux qui
l'adoptent : une discipline politique ou discipline de parti.
Mais ce n'est pas fini. La pensée marxiste n'est pas seulement
dialectique en ce qui concerne le passé, le présent et l'avenir : le
rapport concret entre la possibilité, la réalité donnée et le poids
des circonstances, elle l'est aussi en ce qui concerne le but et les
fins poursuivies par l'action. Il y a des actes politiques et
historiques qui répondent aux exigences de l'action, mais en même
temps ces actes politiques visent la [in de la politique. Ils visent
doublement cette fin : d'abord en dévoilant par la critique la « vérité
sociale » de toute politique — ensuite et surtout en se proposant le
dépérissement de l'Etat et le dépassement de toute politique.
Ici notre exposé pénètre dans la zone brûlante des
controverses ;\ région où les adversaires peuvent s'affronter sans fin à
coups de citations, d'épithètes et de références plus ou moins
objectives à la pratique. La restitution de la pensée de Marx déborde
le cadre de la théorie politique. Pour Marx, il n'y avait pas de
morale marxiste, mais une critique dialectique des morales. Il n'y
avait pas d'esthétique marxiste, mais une analyse et une critique
de l'art. Il n'y avait pas davantage de science marxiste, mais le
projet d'une histoire dialectique de la connaissance. Concevait-il
une philosophie marxiste? Certes pas, mais un dépassement de la
philosophie, par la critique radicale des systèmes et par l'entrée
dans la pratique révolutionnaire des idées posées abstraitement chez
les philosophes : liberté, justice, vérité. De même, la critique
dialectique devait mettre fin à l'idéologie, c'est-à-dire aux
représentations destinées à voiler une part de la réalité ou sa totalité, à
interdire certains thèmes de réflexion et à en imposer certains
autres. Enfin, il n'y avait pas à proprement parler de politique
marxiste, mais une analyse amenant au jour les contradictions de
la politique, pour la conduire à sa fin. L'intervention révolutionnaire

5. C'est donc l'occasion de rappeler le rôle de la Yougoslavie et du


« titisme » dans la restitution de la pensée marxiste. Ajoutons que la révolution
cubaine, accomplie par les éléments dits « petits bourgeois », sans hégémonie de
la classe ouvrière, oblige également à réviser certains « principes ». L'étiquette
« révisionnisme » masque — et sert à masquer — ces problèmes.

3Jf9
Science et Théorie de la Politique

du prolétariat mondial devait annoncer et accomplir la destruction


de toute superstructure politique. Avec les autres formes de
l'aliénation disparaîtrait l'aliénation politique : l'aliénation de l'homme
par les représentations politiques, par les idéologies et
superstructures politiques, par le pouvoir ou la contrainte politiques. Clef de
voûte de cette pensée : la théorie du dépérissement de l'Etat.
Abstenons-nous ici de citer une fois de plus les nombreux textes
de Marx, mais précisons qu'il ne pouvait s'agir pour lui de
supprimer « par décret du muphti » la religion, la philosophie,
l'idéologie, l'Etat et la politique. Il prévoyait une période transitionnelle,
mais orientée expressément en ce sens. La démocratie bourgeoise,
limitée, formelle, privilégiant une minorité, laisserait place à une
démocratie concrète exercée directement par la majorité écrasante
de la population : le prolétariat et ses alliés. La contradiction entre
la démocratie politique et la non-démocratie économique se
résoudrait ainsi. La démocratie elle-même et l'Etat seraient ainsi
dépassés par la réalisation de la première et le dépérissement du second,
l'un n'allant pas sans l'autre.
Marx n'a jamais compris autrement la « dictature du
prolétariat ». Elle coïncidait pour lui avec la démocratie approfondie et
le dépérissement de l'Etat. Sa théorie politique se voulait science
de la liberté, dépassement de la nécessité historique au nom de
cette nécessité reconnue, dominée, donc dépassée ; en bref, il
voulait la fin du destin politique.

Le léninisme
La théorie du développement de
la démocratie, avec ses implications, à savoir son élargissement et
sa « concrétisation », la dictature du prolétariat et le dépérissement
de l'Etat — inséparables — passe intégralement dans la pensée
politique de Lénine *>. En même temps, des éléments nouveaux
entrent dans la théorie, à partir des problèmes posés par la
pratique politique.
Aujourd'hui, on peut comprendre comment l'action politique
de Lénine a marqué une sorte de bifurcation dans l'histoire.
Lorsqu'il découvrit que les virtualités révolutionnaires de la
paysannerie n'étaient pas épuisées dans les pays à prédominance

6. Cf. L'Etat et la révolution, œuvres choisies de Lénine, Moscou, 1947,


tome II, p. 179. « D'après Marx, il ne faut ad prolétariat qu'un Etat en voie de
dépérissement, c'est-à-dire constitué de telle sorte qu'il commence immédiatement
à dépérir et ne puisse pas ne point dépérir... »

350
Marxisme et Politique

agraire et tombés sous la prédominance des impérialismes (situation


inverse de celle constatée en ces pays hautement industrialisés,
ayant généralement accompli une révolution démocratique
bourgeoise et subordonné ensuite l'agriculture au développement
industriel géré et orienté par la bourgeoisie), Lénine ouvrit la voie
qu'allaient suivre la Russie, puis la Chine, puis le « Tiers monde ».
L'aiguillage historique devait avoir, nous le savons aujourd'hui,
encore plus d'importance que ne le sut Lénine, et apporter plus
d'imprévu, donc plus de corrections à la « nécessité ». Pour lui,
initialement, les paysans compléteraient l'action politique du
prolétariat, simples forces d'appoint. Au début, pour lui, la révolution
appuyée sur tout ou partie de la paysannerie ébranlerait
l'impérialisme et aiderait la prise du pouvoir par la classe ouvrière dans
les pays industriels, et d'abord en Allemagne. Le prolétariat
accomplirait donc les actes politiques prévus par Marx, y compris le
dépérissement de l'Etat, en intégrant les paysans aux nouvelles
superstructures, en transformant l'agriculture par un habile
compromis entre les réformes (nationalisation du sol, réformes agraires,
redistribution de la possession du sol) et les mesures
révolutionnaires (collectivisation de la production, planification).
Comment nous apparaissent, après un demi-siècle d'histoire
« accélérée », les implications et conséquences de la position
léniniste ?
En premier lieu, le prolétariat des pays industriels développés
n'a pas depuis lors repris l'initiative et l'hégémonie politique. La
question des alliances reste au premier plan. Il s'agit encore moins
qu'aux débuts du XXe siècle d'une intervention massive et décisive
des classes ouvrières, mais de rapports de force changeants et non
dépourvus de contradictions internes. D'où l'importance de la
direction politique d'un tel complexe de forces, direction basée sur
l'analyse des situations.
En second lieu, deux niveaux de conscience et d'activité se
distinguent et se confrontent : celui de la spontanéité et celui de la
conscience politique. La spontanéité surgit et se manifeste sur le
plan économique, celui des luttes de classes. La conscience
politique se situe à un plan plus élevé, mettant en question la totalité
de la société et supposant la connaissance de cette totalité (c'est-à-
dire des rapports de toutes les classes dans l'ensemble national,
social, mondial).
La politique redevient donc une technique liée à une certaine
science (une technique plutôt qu'un art). Des professionnels l'exer-

351
Science et Théorie de la Politique

cent. Ils utilisent des instruments politiques : l'idéologie, la


propagande, la polémique. L'action et la théorie se situent à différents
niveaux, les uns publics, les autres plus secrets. Il y a donc une
tactique et une stratégie du mouvement « marxiste-léniniste ».
Nous ne voyons que trop bien, aujourd'hui, après un demi-
siècle d'expérience historique, le double caractère de cette
métamorphose du mouvement marxiste. D'un côté, il se révèle
nécessaire, inévitable en fonction des circonstances historiques, et
d'abord du fait que le prolétariat des pays développés s'est laissé
longuement plus ou moins associer à l'impérialisme de ces pays.
D'un autre côté, cette nécessité bouleverse la « nécessité » que
Marx croyait atteindre et déterminer au moins dans les grandes
lignes de la perspective. Il s'agit de bien autre chose que du
dépérissement de l'Etat ! Et cependant, l'idéologie continue à
confondre ces deux nécessités. La théorie se dit « prolétarienne » et
« point de vue » ou « position » de la classe ouvrière, même dans
certains pays arriérés où les problèmes de l'industrialisation et de
la constitution d'une classe ouvrière se posent !
La théorie politique de Lénine comportait un risque de
subordination de cette théorie à la pratique immédiate (à la tactique).
Elle ouvrait la porte au machiavélisme : compromis, manœuvres,
utilisation de moyens contestables et absence de scrupules dans le
choix des moyens. Déjà Lénine se servait de l'idéologie (de la
philosophie et de la science notamment) comme instrument et de
la polémique idéologique pour atteindre des objectifs politiques.
Il mettait au premier plan, « nécessairement », les questions
d'organisation. Il ne tenait aucun compte des thèses philosophiques les
plus profondes de Marx, en particulier de la théorie de l'aliénation
(que Lénine a négligée ou ignorée). Dès le début, le léninisme
tendit — malgré des indications contraires dans les « Cahiers sur la
dialectique » — à reconstituer la philosophie comme système lié
à la politique, et le système comme philosophie « de parti », le
justifiant dans l'absolu et transportant dans l'ontologie les positions
politiques.
Avec le léninisme, la théorie politique a perdu ce caractère
précis ; elle a perdu bien plus nettement le caractère de théorie
politique visant la fin de la politique. Elle devient théorie philosophico-
politique, de sorte que les « théoriciens » sautent sans cesse du
parti, de la dictature du prolétariat, de 1' « Etat ouvrier » à la
définition de la matière ou au rapport « ondes-corpuscules », en les
justifiant les uns par les autres assez étrangement dans un « sys-

352
Marxisme et Politique

tème » à la fois implacable et disparate. La philosophie qui


enveloppe la politique permet aussi bien de la dissimuler que de la
travestir ou de la rendre publique. Elle justifie aussi bien la
« théorie » que le vide théorique. Elle rend possibles des opérations
de diversion : on parlera des ondes et des corpuscules de la
microphysique ou du cosmos, alors que des questions autrement brûlantes
se posent. Elle autorise enfin l'intervention officielle (étatique) dans
tous les domaines. Elle légitime le vocabulaire (le langage).
Par rapport à Marx, le « léninisme » présente une curieuse
contradiction. D'un côté, il actualise le marxisme en fonction des
éléments nouveaux : l'impérialisme (et sa crise), la passivité relative
(momentanée ou non) des masses ouvrières dans les pays
industriels, la capacité d'action et de transformation des autres classes
et couches dans le monde moderne, etc. Et d'autre part, la «
théorie » revient en arrière ; elle entérine des échecs (et notamment
ceux de la « révolution prolétarienne ») en évitant de les analyser.
Elle restitue des formes de pensée et d'action antérieures à Marx,
et d'abord le système philosophique. La politique redevient un
absolu, une fin en soi, sens de la vie des militants. Le
dépérissement de l'Etat s'éloigne à l'horizon. Le parti devient critère
théorique et pratique, en tant que groupe social ayant des intérêts et
des objectifs.

Staline et le stalinisme
Nous ne saurions trop insister sur
deux aspects de la question. Lénine en tant que théoricien ne peut
être tenu pour responsable de ce retour en arrière, mais bien le
processus mondial du xxe siècle, en un mot « l'histoire » encore
incomplètement élucidée. De plus, la . pensée de Lénine apparaît
moins durcie et moins systématique que le « léninisme ». Il
tâtonnait expérimentalement. Sa dialectique se faisait recherche et
cheminement entre les certitudes et les incertitudes, le prévisible et le
développement imprévu. Il serait ici facile de rappeler combien
Lénine déjà affaibli par la maladie s'inquiétait devant la
bureaucratisation de l'Etat socialiste, devant les difficultés de la «
révolution culturelle », de la planification et de la transformation
socialiste de l'agriculture.
Dans son œuvre, les tendances indiquées plus haut ne se
manifestent qu'à l'état de germes. Pour Lénine, il n'y avait pas encore
de « léninisme » de même que pour Marx il n'y avait pas de
marxisme. Bref, le marxisme-léninisme pour Lénine n'était pas

353
Science et Théorie de la Politique

encore une superstructure, une idéologie d'Etat, un langage et un


vocabulaire avec leurs exigences à la fois logiques et ambiguës.
La dialectique restait vivante et agissante (liée à la praxis) et la
fameuse unité « pratique-théorie » n'allait pas sans tensions ni
conflits féconds. Jamais Lénine n'a considéré la théorie comme
« reflet » de la pratique politique, c'est-à-dire comme théorisation
de l'empirisme politique.
Que l'énorme phénomène nommé, à tort ou à raison, «
stalinisme » n'ait pas encore été l'objet d'études scientifiques
satisfaisantes, c'est assez clair. Comment l'entreprendre, tant que la
documentation fera défaut et que l'on ne disposera pas d'une
histoire de l'Etat soviétique, de ses institutions, de son droit, de son
idéologie, de ses luttes internes ?
Contentons-nous donc ici, une fois de plus, de poser quelques
jalons. Staline, pas plus que Lénine, ne peut être tenu pour
responsable des événements et du « stalinisme », encore qu'il y ait
mis sa marque personnelle. Aujourd'hui les terribles passions
soulevées par la personnalité et l'œuvre de Staline commencent à
s'apaiser. On pourrait peut-être envisager une étude objective.
L'importance historique de l'homme d'Etat ne fait aucun doute.
N'a-t-il pas continué l'œuvre de Lénine par d'autres moyens (destin
de toute politique !), moyens en partie imposés par la conjoncture,
mais qui ont partiellement compromis cette ceuvre ? Staline a
développé outre mesure les germes néfastes déjà contenus dans le
« léninisme » et que Lénine aurait combattus : et d'abord l'usage
et l'abus de l'autorité, la fétichisation de la politique, la raison
d'Etat, la systématisation philosophico-politique, l'emploi sans
scrupule des instruments idéologiques.
En ce qui concerne la théorie politique, qu'a introduit Staline ?
Peu d'idées et beaucoup de pratique. Et d'abord la notion claire
d'une stratégie à l'échelle mondiale, utilisant au profit d'une
politique (dont l'existence de l'Etat soviétique était la donnée
primordiale et inconditionnelle) les forces sociales disponibles et les
contradictions internes dans le capitalisme. Objectif de la stratégie :
la disparition du capitalisme en aggravant sa « crise générale » et
ses contradictions 7.
La croissance de l'économie socialiste, l'industrialisation de la
Russie, la puissance de l'Etat soviétique, posées d'abord comme

7. Cf. Principes du léninisme. Editions sociales, pp. 66 et sq.

S54
Marxisme et Politique

étapes et moyens de la Révolution prolétarienne mondiale (Trotzki


conserva, on le sait, cette position) devinrent peu à peu fin en soi.
La politique interne de l'U.R.S.S. joua un rôle de plus en plus
grand, sans pour cela devenir l'objet d'une elucidation théorique.
De sorte que, dans le stalinisme, la connexion entre politique
intérieure et politique extérieure, entre politique internationale et
politique de l'Internationale communiste (Komintern ou IIIe
Internationale) reste obscure.
Le terme stalinisme ne doit pas faire illusion. Si l'on entend
par là une théorie distincte du léninisme ou du « marxisme »-léni-
nisme, il n'y a pas de stalinisme, et les plus ardents « staliniens »
ont beau jeu quand ils rejettent cette dénomination. Si l'on entend
par « stalinisme » une période, des opérations et des techniques
opératoires, une subordination de la théorie à l'empirisme, une
tactique et une stratégie, il y a eu stalinisme. Encore faut-il ajouter
que le vide théorique fut habilement couvert et que le «
dogmatisme » (ou pseudo-dogmatisme) philosophico-politique fut
largement employé dans ce but. Nous y comprenons la transformation
du marxisme en langage, c'est-à-dire en idéologie qui perd le
caractère idéologique pour se lier avec la pratique courante,
répétitive, dans une société donnée.
Sur le plan de la théorie, on ne peut guère attribuer à Staline
qu'une innovation : l'aggravation de la lutte des classes pendant
la construction du socialisme. Cette « découverte » (purement
empirique), baptisée du temps de Staline «marxisme créateur», allait
directement contre la théorie marxiste de la dictature du
prolétariat.
A la question « Y a-t-il eu stalinisme ? » on pourra donc
répondre de façon ambiguë. Oui, il y a eu stalinisme pour autant que
cette période a détérioré la théorie en éliminant la critique
dialectique. Privée de sa partie critique (et l'on sait comment les
staliniens lui substituèrent l'autocritique : celle des autres ! ) la pensée
dialectique n'est plus qu'un corps inerte, sans cerveau, sans nerfs
et sans âme : choses et reflets de ces choses. Devenue langage
banal, soumise à des règles d'emploi analogues à une grammaire,
la dialectique tombe au rang d'une façon de parler. En même
temps la théorie philosophico-politique se charge de trivialités sur
la matière et le monde extérieur ; elle devient une scolastique quasi
médiévale, ajoutant une ontologie de la substance matérielle et une
« théorie de la connaissance » à la dialectique de Marx, sous
couvert de la dénomination « matérialisme dialectique ».

355
Science et Théorie de la Politique

Et cependant non, il n'y a pas eu stalinisme, mais empirisme


stalinien, s'accompagnant d'une codification de la théorie et d'une
distance entre la pratique et la théorie sons couvert d'une unité
monolithique.

La situation mondiale actuelle


L'analyse précédente n'aurait qu'un
intérêt rétrospectif (donc quelque peu académique) si elle ne
débouchait sur un essai de compréhension et d'explication de l'actualité
mondiale.
Aujourd'hui en 1961, en s'en tenant aux textes et aux idées,
seul le « révisionnisme » yougoslave peut se réclamer légitimement
de la théorie politique marxiste. Seul en effet le « titisme »
maintient la dialectique fondamentale du dépérissement de l'Etat dans
et par la construction du socialisme. D'où les colères contre lui
et l'amalgame, par des procédés « staliniens », de tout ce que l'on
combat sous l'étiquette « révisionnisme ».
Le « titisme » envisage une extension possible de sa position.
Le neutralisme actif, pour autant qu'il ne se borne pas à critiquer
la politique des « blocs » ou des « camps », envisage une
croissance économique des pays sous-développés, accompagnée d'un
minimum de pressions politiques, donc lente, graduelle, avec
planification souple et approfondissement concret de la démocratie.
La Yougoslavie manque des moyens qui rendraient efficiente
une telle politique à l'échelle mondiale. Elle ne peut subventionner
la croissance économique du « Tiers monde », Quant à la
réalisation du dépérissement de l'Etat, elle a rencontré des difficultés et
subi certaines fluctuations ; elle avance, et les difficultés — les
contradictions résolues — semblent fécondes. L'influence politique,
idéologique et morale du « titisme » est donc considérable. Il a
profondément influencé le « dogmatisme » lui-même, qui s'emploie
surtout à se dissimuler en voilant son vide théorique.
Seul le « révisionnisme » confère un sens et une portée concrète
à la dénomination aujourd'hui courante : « Tiers monde ». Il lui
ouvre, et lui seul, une voie nouvelle. S'ils ne prennent pas cette
voie, s'ils ne la trouvent pas, les pays ex-coloniaux suivront le
modèle chinois ou le modèle soviétique. Cependant, en ce qui
concerne ce « Tiers monde », la théorie politique marxiste fait
presque complètement défaut. Quelques textes prophétiques de Lénine
n'apportent pas une théorie. Les contradictions internes (stimulantes
et fécondes, ou insolubles et destructrices) du processus en cours

356
Marxisme et Politique

ne sont guère élucidées. L'indépendance permet d'accéder à


l'industrialisation (c'est-à-dire à la création d'une « industrie lourde »
énergétique et productive des moyens de production). Les pays
concernés se trouvent mis en demeure d'assimiler les techniques
et les idées qui servirent à les opprimer et qu'ils tendent à rejeter.
De plus, les commandes d'outillage et de gros matériel stimulent
le secteur économique le plus menacé dans les pays capitalistes,
le secteur dont la crise serait déterminante d'une récession grave.
Cette stimulation n'existait pas lorsque l'impérialisme et le
colonialisme dominaient avec leurs caractères spécifiques. Et
maintenant, dans quelle voie s'engage l'industrialisation des pays
ex-coloniaux ? Quelle force sociale peut la diriger et l'orienter ? Ira-t-elle
vers la constitution d'une bourgeoisie ? d'une classe moyenne liée
à l'Etat national ou à l'armée ? d'une bureaucratie ? S'orientera-
t-elle vers un socialisme d'Etat ? vers un capitalisme d'Etat ? Selon
quelles variables conjecturales ou structurales ?
La thèse léniniste de l'impérialisme n'a pas été mise à jour, ni
en ce qui concerne les pays industrialisés, ni en ce qui concerne
les pays sous-développés. La thèse de la paupérisation relative et
absolue de la classe ouvrière ne comble pas la lacune. Est-elle
fausse ? Est-elle vraie ? Ni l'un ni l'autre. Elle est abstraite,
détachée de son contexte dans Marx (la théorie de « l'armée de
réserve » du prolétariat, c'est-à-dire du chômage massif et
chronique), appliquée sans discernement. Elle est vraie pour l'ensemble
des pays sous-développés, en tenant compte du « Lumpen-prole-
tariat » et des masses paysannes plus que des îlots
d'industrialisation. Elle est fausse pour une grande partie du prolétariat des
pays industriels (et pas seulement pour une « aristocratie
ouvrière »).
Tout au plus voit-on poindre ici ou là une ébauche de théorie,
inspirée de textes de Marx laissés de côté par Lénine, mal étayée
par une analyse des faits : la théorie d'un passage direct, dans
quelques cas (Guinée), de la communauté agraire primitive au
socialisme.
Revenons aux pays capitalistes développés. Les partis marxistes
y ont substitué la tactique à la théorie politique et même à la
stratégie, dont ils ne disposent pas. Sous cet angle, l'historien
pourrait « périodiser » l'époque contemporaine. Une première période
va jusqu'à la préparation du Front Populaire, après l'échec de la
révolution prolétarienne et de la démocratie bourgeoise en
Allemagne. Pendant une seconde période, à partir du Front Populaire,

357
33
Science et Théorie de la Politique

la tactique dans les cadres de la démocratie établie s'accompagne


d'un programme : indépendance nationale, développement
industriel accéléré, lutte contre le malthusianisme de la bourgeoisie, son
impérialisme et ses collusions avec les impérialismes extérieurs.
D'où le passage du Front Populaire au Front National, la
participation au pouvoir, donc au relèvement de l'économie nationale
après la Libération.
Après quoi, nouvelle période : la tactique « pure » prédomine.
Pour un parti marxiste, la défense de la démocratie (formelle, donc
bourgeoise) peut ne représenter qu'une position tactique, en
attendant autre chose : crise économique ou politique, situation
révolutionnaire mondiale. A moins qu'on ne considère comme possibilité
politique le passage éventuel de la démocratie formelle à la
démocratie concrète (prolétarienne), ce qui n'a jamais fait l'objet d'une
élaboration théorique sérieuse, portant sur la transition et sur les
modalités de la nouvelle démocratie, ses formes, ses structures et
superstructures. D'un côté, on conserve le « dogmatisme », le
vocabulaire, le marxisme stalinisé comme langage ; de l'autre, la
tactique défensive entraîne des compromis ; elle exige des alliances
larges. L'absence de théorie comme l'absence de critique,
d'autocritique, de répudiation publique des procédés staliniens,
introduisent dans la tactique des contradictions, plus ou moins
profondes.
Passons maintenant à la question de beaucoup la plus
importante dans la période actuelle, la question du rapport entre le
« communisme » russe et le « communisme » chinois. Nous mettons
le mot entre parenthèses, pour rappeler qu'il s'agit d'un
vocabulaire et d'une idéologie bien plus que d'une réalité correspondante
à ce que Marx et la pensée marxiste nomment « communisme ».
Entre Russes et Chinois, y a-t-il actuellement divergences et
contradiction virtuelle ? Les positions politiques des deux Grands
du camp socialiste diffèrent-elles profondément ? Constatons-nous
l'existence, donnée ou éventuelle, de deux théories politiques ou
d'une théorie politique ?
D'innombrables informations et articles ont été consacrés à ce
problème, tant dans les pays du « camp impérialiste » que dans les
pays de l'Est. Généralement, des interprétations contestables
accompagnent les informations, sauf quand celles-ci sont présentées à
l'état brut, ce qui les déforme également. Quant aux analyses, un
parti-pris les anime presque toujours, qui les prive d'objectivité
scientifique ; les auteurs rencontrent ce qu'ils ont envie de trouver.

358
Marxisme et Politique

Phénomène peu surprenant, qui montre à quel point la théorie


générale fait défaut et combien profond se creuse le « vide
théorique »...
Il serait bien étonnant que les idéologues chinois et les
théoriciens soviétiques aient la même appréciation des événements et
de la conjoncture mondiale. La loi d'inégal développement joue
aussi dans le « camp socialiste ». Les intérêts ne coïncident pas,
ce qui ne peut manquer de se « refléter » dans l'idéologie, de sorte
que la théorie — pour autant qu'il y ait théorie — s'efforcera
d'aplanir et de concilier des différences. Cette théorie risquera fort
d'être, elle aussi, idéologie plus que science. Cela ne veut pas dire
que les intérêts s'opposent, et les idéologues « bourgeois » vont
vite en besogne. Les Soviétiques, c'est clair depuis longtemps,
supportent aussi mal que les Chinois l'attitude de l'O.N.U. vis-à-vis
de la Chine populaire. S'il est exact que M. Khrouchtchev refuse
de livrer aux Chinois un armement atomique, cela signifie peut-
être qu'il craint une action précipitée de ces frères imprudents ;
seule une pythonisse politique en déduirait qu'un jour les armées
russes arrêteront sur l'Oural la ruée des Asiatiques poussés à
l'assaut de l'Europe par la pression démographique !
L'analyse montre dans les rapports des deux puissances à la
fois une division du travail politique et des divergences
appréciables. L'une, la Chine, ne peut rien sans l'autre, l'U.R.S.S., plus
avancée. Il faudra des années pour que la Chine atteigne la
puissance économique et militaire qui menacerait le leadership
soviétique. Cependant les dirigeants chinois exercent une pression
constante et tenace, qui va toujours dans un sens défini, celui d'un
extrémisme.
Y aurait-il donc dans la cité chinoise des « orthodoxes »,
conservant des positions anciennes sur l'inévitabilité des guerres
impérialistes, et de l'autre des innovateurs, pour ne pas dire des «
révisionnistes », admettant la coexistence pacifique et la possibilité
d'éviter une guerre mondiale ? Autrement dit, y a-t-il un
« khrouchtchevisme » ?
A cette question, comme à celle du stalinisme, nous répondrons
ici par « oui et non », réponse éminemment dialectique dans son
ambiguïté !
Oui, pour autant que M. Khrouchtchev abandonne la stratégie
stalinienne qui misait sur les contradictions internes du capitalisme,
et qu'il axe ses perspectives sur les pays en évolution rapide, les

359
Science et Théorie de la Politique

Afro-Asiatiques et l'Amérique latine (dont l'intervention a déjà


modifié la structure et l'efficacité de l'O.N.U.). Oui, dans la mesure
où cette stratégie se traduirait en une interprétation théorique, qui
pointe çà et là, mais n'a jamais été présentée organiquement. Oui
donc, il y a un « khrouchtchevisme », pour autant que le stalinisme
se dépasse dans l'idéologie comme dans la vie quotidienne de la
société soviétique et qu'une libéralisation s'opère, malgré les
sinuosités de cette « ligne ». Oui, dans la mesure où l'accumulation
socialiste en U.R.S.S. ne s'accomplit plus sur la paysannerie mais par
un processus intérieur à l'industrie, ce qui délivre l'agriculture et
la population rurale des pressions de la période stalinienne. Oui
enfin, parce que M. Khrouchtchev a l'appui des masses, et que
seule, semble-t-il, une partie des cadres politico-administratifs l'a
combattu.
Et cependant non, il n'y a pas un « khrouchtchevisme », car
l'objectif de la politique, imposé par le défi réciproque des deux-
systèmes, reste la fin de l'impérialisme et du capitalisme. Non,
pour autant que le « stalinisme » n'a pas fait l'objet d'une critique
fondamentale et totale, n'est pas devenu objet de science théorique,
mais s'effrite lentement sans que cet abandon exclut les sursauts.
Non enfin, parce qu'aucune argumentation théoriquement solide n'a
élucidé la nature exacte des contradictions actuelles.
Entre le capitalisme et le socialisme, y a-t-il contradiction anta-
gonistique ? Les idéologues chinois, qui usent largement de ce
vocabulaire et l'ont introduit dans la pensée marxiste, paraissent
l'estimer. Dans ce cas, la guerre mondiale serait inévitable. Y a-t-il
contradiction non antagonistique ? Dans ce cas, la guerre mondiale
serait évitable, mais le capitalisme pourrait durer encore longtemps,
et la révolution mondiale traîner ou même s'éviter dans un certain
nombre de pays...
Il semble que le contenu pratique des concepts utilisés n'ait pu
s'expliciter. Faute d'analyse dialectique, ou par suite de «
l'essence » des concepts, ou bien à cause du caractère fluide et transi-
tionnel de la réalité elle-même ? Quoi qu'il en soit, un critère
objectif permettant de discerner la contradiction antagonistique et
celle qui peut se résoudre sans bouleversement, n'existe pas à notre
connaissance. Tout se passe donc comme si la décision concernant
la nature du conflit jouait un rôle décisif dans la nature de ce
conflit ! Déclarée antagonistique, la contradiction le devient. Elle
foue en ce sens quand le pouvoir politique joue dans ce sens. Ainsi
la décision théorique prend une importance capitale, mais c'est une

360
Marxisme et Politique

décision théorique sans théorie au sens traditionnel du mot : sans


analyse exhaustive de la situation, sans prévision scientifique au
sens des sciences de la nature. Nous sommes renvoyés de
l'analyse dialectique classique à une théorie de la décision.
L'appréciation et le fait se mêlent.
La perspective dépend en effet d'une appréciation, celle de la
puissance du « camp socialiste » dans le rapport des forces. Selon
les Chinois et leurs partisans dans le mouvement marxiste, le camp
socialiste aurait d'ores et déjà une puissance économique et
militaire suffisante pour intensifier la pression sur l'impérialisme,
accélérer la crise générale du capitalisme, tout en empêchant une
aventure guerrière dont la bourgeoisie sait déjà qu'elle tournerait mal
pour elle. Cette pression aurait de multiples conséquences. Elle
obligerait les dirigeants bourgeois à des armements massifs, donc
à une pression économique et politique sur la classe ouvrière des
grands pays industrialisés, qui mettrait fin à sa passivité politique.
La pause historique dont le capitalisme et la bourgeoisie ont profité
ferait place à une aggravation de toutes les contradictions. La lutte
des classes, un peu trop amortie, rebondirait et tendrait vers la
solution révolutionnaire. Par contre, toujours d'après la tendance
dite chinoise, la politique de « coexistence pacifique » accroîtrait
le danger de guerre mondiale en laissant croire à la faiblesse du
camp socialiste. Elle risquerait de ranimer le capitalisme, et
d'infléchir vers la constitution de bourgeoisies locales l'évolution des
pays sous-développés. Bref, elle ralentit l'histoire qui se précipite
vers le socialisme. L'argument selon lequel la classe ouvrière et
sa lutte de classes reprendraient vigueur dans une démocratisation
générale serait fallacieux, car une nouvelle période d'animation
économique renforcerait la démocratie dans le sens bourgeois, sans
intensifier la lutte de classes.
Les partisans de cette politique admettent qu'elle conduit à
prendre des risques, mais ils affirment que toute autre politique
accroît les risques au lieu de les diminuer.
A vrai dire, celui qui s'efforce de suivre les actes, les discours,
les événements aussi bien que les discussions passionnées, celui-là
a l'impression que M. Khrouchtchev parle et agit tantôt en
« khouchtchevien », tantôt en « non-khrouchtchevien ». Et de même
les Chinois, M. Mao-Tsé-Toung ou M. Chou-en-Lai. Les deux
tendances, pour autant qu'il s'agisse de tendances, fluctuent, se
concilient, divergent à nouveau. Quant aux essais d'élaboration
théorique, ils n'ont rien de convaincant. Prenons par exemple une

361
Science et Théorie de la Politique

formule lancée en France ; la coexistence pacifique serait « la


forme supérieure et actuelle de la lutte des classes ».
Peut-être. La formule n'est pas sans intérêt, car elle cherche
à penser la situation. Mais de quelle coexistence pacifique s'agit-il ?
De quelle lutte de classes, économique ou politique ? Cette formule
cherche visiblement à concilier le « point de vue » chinois (mesures
visant à accentuer la lutte politique des classes, en acceptant les
risques de l'opération ) et le « point de vue » krouchtchevien
(aménager la coexistence pacifique dans le cadre général d'une
démocratisation permettant la lutte économique des classes, et sa
politisation graduelle). La formule à notre sens élude le problème;
elle évite d'opter. Elle ne comble pas le vide théorique, mais le
signale.
Consultons la Déclaration des 81 partis, résumant les débats
de la conférence de Moscou (novembre 1960) et les commentaires
autorisés de cette déclaration, par exemple le discours de N.
Khrouchtchev du 6 janvier 1961 (Nouvelle revue internationale,
janvier 1961). Le leader soviétique insiste sur la puissance et la
cohésion du « camp socialiste » et souligne l'aggravation de la
crise générale du capitalisme ainsi que l'aggravation de la
contradiction fondamentale entre les deux « camps ». « La question du
caractère de l'époque n est nullement une question abstraite,
spéculative. La ligne stratégique et la tactique du communisme mondial,
de chaque parti communiste, sont liées à cette question. » Cela veut
dire qu'il y a une tactique et une stratégie liées à une appréciation
théorique. La théorie politique se trouve donc dans la Déclaration
des 81 partis. Or cette déclaration, non sans insister fortement sur
la crise de l'impérialisme, du colonialisme et du capitalisme en
général, introduit des hypothèses et des considérations de
possibilités. Il se pourrait que le passage au socialisme, encore que bond
en avant, s'accomplisse pacifiquement. « Si les classes exploiteuses
recourent à la violence contre le peuple, il faut envisager une autre
perspective : le passage au socialisme par des moyens non
pacifiques... » Alors que la presse et les théoriciens chinois ont mis
depuis lors l'accent sur les épreuves de force inévitables, tel leader
des pays capitalistes (M. Thorez par exemple) commentait les
mêmes textes en mettant l'accent sur les voies pacifiques. Il y a
donc tactique et stratégies déterminées par une appréciation
empirique des rapports de force.
A ce point de notre exposé, nous allons risquer une hypothèse.
Rappelons-en les données. Il y a vide théorique, c'est-à-dire man-

362
Marxisme et Politique

que d'une élaboration conceptuelle satisfaisante. Cette élaboration


théorique serait-elle impossible ? Certainement non, mais elle
suppose un travail gigantesque. Tout se passe comme si les divergences
constatées relevaient de la théorie générale des stratégies. Elles
comportent plus de différences qu'il ne s'en fait jour sur un plan
purement tactique, et moins que sur un plan d'oppositions
théoriquement fondamentales S. La situation mondiale comporte de
l'aléatoire. La guerre mondiale est possible et plus ou moins probable ;
de même la victoire de l'un des deux camps ; tactique et stratégie
comportent donc des hasards. La précision complète, sur le modèle
des sciences macro-physiques, fait défaut. Tout se passe donc
comme si l' énigmatique divergence entre les « points de vue »
pouvait se comprendre en fonction du théorème connu de Bayes sur
les stratégies. La stratégie de M. Khrouchtchev vise
(consciemment ou non) à minimiser le maximum de chances de l'adversaire.
L'autre stratégie, attribuée aux idéologues chinois, vise
(empiriquement ou consciemment, peu importe) à maximiser son propre
minimum de chances.
Ce n'est là qu'une hypothèse, difficile à relier aux
formulations mathématiques, aux considérations rigoureuses et formelles
de la théorie abstraite des stratégies...

8. « Le prolétariat et les peuples de tous les pays doivent utiliser deux


tactiques pour contrer les impérialistes : la tactique consistant à dévoiler
l'imposture de la politique de paix des impérialistes et à lutter énergiquement pour une
véritable paix mondiale, — er la tactique consistant à se préparer à une guerre
juste pour en finir avec la guerre injuste des impérialistes, quand ils la
déclencheront, s'ils la déclenchent: » L'article du Drapeau rouge, organe théorique
du P.C. chinois, paru lors du 90* anniversaire de la naissance de Lénine (avril
1960), ensuite traduit dans la Peking Review, et dont cette citation est extraite,
réduit dans une intention conciliante les divergences à la tactique.

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