L'Homme et la société

L'irruption de Nanterre au sommet

Henri Lefebvre

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Lefebvre Henri. L'irruption de Nanterre au sommet. In: L'Homme et la société, N. 8, 1968. Au dossier de la révolte
étudiante. pp. 49-99.

doi : 10.3406/homso.1968.3105

http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1968_num_8_1_3105

Document généré le 16/10/2015

synthèses
de
1. EVENEMENTS ET SITUATIONS
L'événement déjoue les prévisions ; dans la
mesure où il est historique, il bouleverse les
calculs. Il peut aller jusqu'à renverser les stratégies
qui tenaient compte de sa possibilité. Conjonc-
tural, l'événement ébranle les structures qui l'ont
permis. Les prévisions, les supputations,
inévitablement fondées sur des analyses et des constats
partiels, ne peuvent s'élever jusqu'au caractère
total de ce qui survient. En les bouleversant,
l'événement réunit ce qui se dispersait : les
connais ances, les résultats. Le mouvement naît où on
l'attendait le moins. Modifiant de fond en comble
la situation, il la fait apparaître alors qu'elle se
dissimulait sous les détails des faits et des
appréciations. Alors et ainsi surgit l'élémentaire, et
d'abord le connu, le reconnaissable. Sur cette base
se dressent, visibles momentanément dans une
transparence lumineuse, les nouveaux éléments de
la vie sociale. Toujours original, ce qui advient
rentre pourtant dans des cadres généraux, et ses
particularités n'excluent en rien des analyses et
des références, des répétitions et des
recommencements. Il n'est pas de virginité absolue même
* Il s'agit du texte d'un livre qui sortira prochaînement aux éditions Anthropos; vu l'importance de
ces réflexions au sujet des événements de mai, nous avons décidé de le publier intégralement dans
notre revue.
l'irruption*
nanterre au sommet
HENRI LEFEBVRE
pas pour la violence qui se croit « pure ». Déprécié
pendant les périodes stagnantes au profit de ce
qui entretient la stagnation le mépris pour
l'histoire, la recherche de la stabilité l'événementiel
restitue le mouvement de la pensée en même temps
que celui de la pratique. Il arrache les penseurs à
leurs assises confortables pour leur replonger la
tête dans le flot des contradictions. Les obsédés de
l'équilibre perdent leur belle confiance et leur
bonne humeur. Mauvaises et bonnes consciences,
emballages idéologiques et débris de pratiques
désuètes, semblables aux détritus de la rue, font
des amas que l'on balaie. Les gens et les idées
apparaissent tels qu'en eux-mêmes enfin
l'événement les change.
Mais que le lecteur cherche ailleurs l'ironie, la
satire, l'humour cruel, le ton pamphlétaire et
vengeur que les circonstances ne manqueront pas de
réveiller parmi ceux qui en France écrivent. Ici,
il ne trouvera que de la théorie : de l'analyse visant
à discerner précisément l'acquis du nouveau, le
certain de l'incertain. Cette analyse ne saurait se
limiter à un « point de vue » économique,
psychologique ou psychanalytique, historique ou V
sociologique. Elle est essentiellement politique.
50 HENRI LEFEBVRE
2. SUR LA PENSEE MARXISTE
Il y a peu de temps régnaient encore quelques
modes intellectuelles. Chez les spécialistes de
haute science politique, il n'était bruit que de
dépolitisation. Ceux qui ne voyaient dans cette
dépolitisation qu'apparence, effet momentané d'une
politique, passaient pour superficiels et attardés.
Les idéologues de la désidéologisation se croyaient
pénétrants, profonds, prospectifs. Les classes
sociales selon Marx ? C'était devenu une telle banalité
d'en réfuter l'existence que les étudiants, lassés
de ce lieu commun, réclamaient une autre
conception tenant compte du fait qu'eux-mêmes se
ressentaient comme classe (la jeunesse, les
travailleurs intellectuels, etc.). On discutait à perte de
vue sur la « scientificité » de Marx, en essayant de
départager dans cette uvre un bon côté
(scientifique, positif, intégré ou intégrable aux sciences
sociales modernisées) et le mauvais côté
(caduque et périmé, partisan, négatif ou idéologique)
Au cours de ces intéressantes controverses se
retrouvaient, pour discuter chaleureusement,
dogmatiques et révisionnistes. Tantôt sous le label de
l'empirisme dit pur, tantôt sous celui de la
rationalité dite opérationnelle, une idéologie d'origine
américaine passait pour « scientificité ». Inutile de
rappeler qu'on l'opposait couramment à la pensée
marxiste. Autre lieu devenu commun : les
prévisions de Marx ne se réalisent pas. Or savoir,
c'est prévoir. La religion ? La philosophie ? Elles
n'ont pas disparu comme Marx s'y attendait. L'Etat
encore moins, dont il avait annoncé le
dépérissement au profit de la gestion directe et de
l'administration des choses. La révolution mondiale ne
s'accomplit pas, disait-on ; et s'il y a mutation
(terme à la mode), ce n'est pas selon le schéma
élaboré par Marx ; la technique en est le moteur et
non la lutte des classes ou la poussée des forces
productives comme telles. L'historicité ? L'histoire ?
Elles s'éloignent dans une époque où le problème
majeur n'est plus de maîtriser le devenir mais de
programmer techniquement les résultats de la
technique. Les structures mentales et sociales, à la
fois immanentes et transcendantes à l'historicité,
ne changent pas. L'aliénation ? Elle disparaît dans
une société d'abondance, de loisirs, de
consommation. Seuls persistent les fascinations du sexe et
de la mort. Que reste-t-il du marxisme dans cette
perspective ? Un humanisme périmé, un inutile
souci du « vécu », un mythe de l'homme total. Marx
serait un des grands humanistes et le dernier
Dans la lignée de Diderot et de Feuerbach, à
tir d'une anthropologie matérialiste, il aurait élaboré
sa théorie de « l'homme total ». Or l'humanisme
tombe en désuétude dans la société dominée par
les impératifs économiques et les contraintes
techniques. N'était-ce pas dès le début un idéalisme ?
Comment sortir d'une pratique où règne la division
du travail ? L'homme total polyvalent n'a plus de
sens. La doctrine marxiste, après avoir provoqué la
catastrophe, c'est-à-dire le naufrage de l'idéologie,
émerge un instant et s'engloutit. L'utopie marxiste
se manifeste comme utopie, stimulante et
décevante. Quant à la dialectique hégélienne et marxiste,
elle se dissout dans une rhétorique de l'histoire
et une dramatisation de l'expérience. Elle n'apporte
ni une méthode, ni une théorie, ni une rationalité
nouvelle. La philosophie humaniste de Marx, qui a
joué un rôle, est périmée quant à la part de science
qu'elle véhiculait. Absorbée dans la rationalité en
marche (à savoir l'organisation rationnelle de la
société) elle s'intègre à une science et à des
sciences plus mûres. A la théorie des contradictions
dans l'histoire et la société se substituent
avantageusement la logique de la cohérence, la rigueur
des choses. Envisagée comme formulation d'une
époque, avec ses aspirations et ses illusions,
l'uvre de Marx entre dans la culture générale.
Figurant dans cette culture, elle a perdu sa virulence,
sa portée polémique. Au même titre que les uvres
de Platon, de Descartes, de Hegel, ni moins ni
mieux. C'est une époque, une étape de la pensée.
Quant à la problématique moderne croissance,
harmonisation Marx ne lui apporte aucune
solution, même si l'on admet qu'il a posé quelques-uns
des problèmes. En résumé, la pensée marxiste
porte sa date : XIXe siècle.
Voilà ce que beaucoup de gens déclaraient il y
a peu de temps. Aujourd'hui, fin mal 1968, il faut
résister à l'entraînement inverse. Oui, le Promé-
thée prolétarien se relève ; la stature titanique se
redresse ; oui, mais le Prométhée a-t-il tué le
vautour qui lui rongeait le flanc ? Le Titan peut-il
arracher avec ses chaînes les énormes rochers ?
S'il y a du nouveau, c'est en France (Europe) où
la bourgeoisie se dissimule derrière la technocratie
et sous un rideau de questions techniques. Qui
connaît, qui a exposé correctement la relation entre
ces experts, qui voudraient devenir pouvoir sinon
classe, et la bourgeoisie ? La question n'est pas
de savoir s'ils ont ou non une place et laquelle
dans les conseils d'administration ou dans
l'appareil d'Etat, mais de savoir s'ils ont une stratégie
propre, et laquelle Le conflit reprend sa place, la
première, entre société capitaliste et société socia-
 L'IRRUPTION 5i

liste, entre les exploiteurs et les exploités. Oui, s'applique à tous les secteurs de la vie sociale :
mais le régime politique, en France, a précisément aux connaissances, aux techniques et aux sciences,
revalorisé ce qu'il rejetait : la démocratie à l'art, à la vie quotidienne, aux divers secteurs de
parlementaire, donc « bourgeoise », avec la lutte de la production dans le sens large de ce terme (qui
classes et en même temps. Oui, mais l'idéologie comprend aussi la production de la connaissance et
de la consommation n'a pas été entièrement celle des rapports sociaux) comme aux secteurs
inefficace et la jeunesse n'y échappe qu'à travers la de la production dans le sens étroit, c'est-à-dire
révolte et le recours à la violence ; les gens ont aux branches d'industrie. Partout ce ne sont que
perdu l'habitude de la participation et de la distorsions et décalages, qui s'ajoutent aux
décision, sauf en ce qui concerne les objets à contradictions et conflits, tantôt pour les aggraver, tantôt
consommer ; et si les mots, très ambigus, de « pour les masquer, ces deux effets pouvant se
participation » et « d'intégration » suscitent tant d'intérêts superposer. Quelle est donc la portée de cette loi
divers, la pratique de la décision et de la générale ? Pour l'instant, on n'a pas à s'interroger
participation n'est pas pour autant restituée. Le sur l'opération théorique qui permit à Lénine de
néocapitalisme ne se ramène pas à l'ancien, celui d'il la dégager, de la mettre en forme. En d'autres
y a cinquante ans. Il est d'ailleurs certain que termes, la question dite « épistémologique », celle
Lénine a aiguillé l'histoire dans un sens qui n'était du statut scientifique d'une telle loi, se laisse ici
pas celui qu'annonçait Marx et qui pourtant ne de côté. On considère que la théorie de l'inégal
pouvait se concevoir théoriquement qu'à partir du développement, incorporée à la connaissance, ne
marxisme ; il a montré la capacité révolutionnaire se réduit pas à un instrument idéologique. Qu'im-
des pays et secteurs non industrialisés. Ce n'est plique-t-elle ? Elle stipule l'apparition de différences
donc pas dans les pays industrialisés, où le négligées par la philosophie de l'histoire mondiale
prolétariat atteint un haut degré de concentration, que et par certaines idéologies, dont « l'économisme »,
le processus a pris forme mondiale. Oui, mais le technicisme, etc. La loi léniniste fait entrer ces
Lénine n'a pas considéré comme liquidée la différences dans une conception générale. Permet-
capacité révolutionnaire du prolétariat des pays elle de les prévoir, d'agir sur elles ? Ce n'est pas
hautement industrialisés. Loin de là. De plus, la évident. Elle montre la complexification du monde
révolution dans le « tiers monde » ne suit pas un cours depuis un siècle, mais ne permet pas (en tant que
uniforme, en Afrique, en Asie, en Amérique latine. *oi) de découvrir les solutions aux problèmes qui en
De cette mondialité en marche, faut-il rassembler résultent. Loin d'épargner à la réflexion théorique
les fragments dans une théorie unitaire et dans et à l'action l'étude des particularités concrètes du
une pratique révolutionnaire ? Il y a (peut-être) développement social, elle l'exige ; elle amène à
option entre les voies nouvelles et spécifiques à en tenir compte, par une démarche à la fois
chaque pays vers le socialisme et la voie mondiale empirique et conceptuelle. Elle corrige en ceci les abus
qui mène à l'assaut contre la bourgeoisie. Le de la pensée dialectique, comme méthode et
tableau de la situation mondiale ne peut pas tenir comme théorie, encore que Marx n'ait aucune
compte de la loi générale pressentie par Marx, responsabilité dans ces abus dogmatiques. A partir de la
formulée par Lénine, vérifiée depuis un demi- loi léniniste, on peut annoncer que les institutions,
siècle : la loi d'inégal développement. Or cette loi ^et l'art, et la culture, et l'Université, n'avancent pas
englobe aussi bien les pays socialistes que les au même rythme que la production matérielle ou
pays capitalistes, aussi bien les pays industrialisés telle technique ou telles connaissances. On peut
que ceux qui ont à s'industrialiser, aussi bien les même concevoir que tel secteur « superstructurel »
pays en croissance que ceux qui sont (relativement se décompose si ses liens avec un ensemble
ou absolument) en perte de vitesse. Elle ne régit cohérent ne s'établissent ou ne se rétablissent pas. Et
pas seulement la fin de la période bourgeoise et c'est tout, si l'on peut dire. En termes de logique
capitaliste, mais le début de l'ère socialiste. Elle dialectique, les particularités entrent dans la
permet de concevoir la transition qui durera peut- formulation générale mais ne peuvent s'en déduire.
être des siècles. Les pays peuvent s'envisager Quant à la contradiction que Marx tenait pour
sous plusieurs aspects : inégale croissance * fondamentale, entre la propriété privée des moyens
économique, inégale rationalité de cette croissance, de production et le caractère social du travail
inégalité de la croissance quantitative et du productif, peut-on affirmer qu'elle soit résolue ?
développement qualitatif (social, c'est-à-dire aussi « qu'elle passe au second plan ? Certainement pas.
culturel »). De plus, la loi d'inégal développement Les affirmations et théonsations prématurées sur ce
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point, comme sur la disparition des classes et de
leurs luttes, vont subir ou subissent déjà un
discrédit mérité. Oui certes, mais la propriété des moyens
de production n'est plus ce qu'elle était au temps
de Marx. Elle s'est « socialisée » elle-même, non
pas parce que des gens nouveaux, managers ou
non, y ont accès, mais de façon beaucoup plus
impressionnante. S'agit-il encore de la propriété de
telle entrepris^ industrielle par tel capitaliste ou
tel groupe constitué en « société » ? Non. Il s'agit
de l'ensemble des organisations et institutions qui
r gèrent et qui décident. Elles se superposent aux
organisations proprement économiques et
constituent l'assise et les moyens de ce qu'on nomme le
Pouvoir. Elles paraissent former un système. Les1
mots « système capitaliste » n'ont pas perdu leur
sens, en un siècle, depuis le Capital (1er tome :
1867). Loin de là. Leur sens s'est précisé. Il est
devenu clairement et distinctement politique. Et
c'est à ce niveau que peuvent s'apprécier les
entraves qu'il apporte à la croissance des forces
productives et au développement de la société. S'il y
a système, c'est bien celui-ci. Et cependant, quel
est son degré de cohérence ? Il fait problème,
d'autant que la cohérence obsède les gens du
système. Au même titre et autant que la participation.
On soupçonne les failles, on devine les fissures du
Système. La socialisation des moyens de
production pose aujourd'hui de nouvelles questions. Au
premier rang, celle de l'autogestion généralisée,
avec sa problématique. Peut-elle se séparer
d'autres problèmes, liés dans une problématique plus
générale ? Il y a lieu de l'examiner.
Du premier chapitre du Capital, c'est-à-dire
depuis la théorie formalisée (axiomatisée) de la valeur
d'échange, jusqu'aux derniers chapitres inachevés,
c'est-à-dire à l'exposé de la société capitaliste
comme ensemble (répartition de la plus-value
globale, des « revenus », selon la structure de la
société), l'édifice théorique construit par Marx
reste solide. Mais il faut le compléter. Non tant
pour mettre en évidence son caractère scientifique
et sa cohérence formelle que pour le mettre en
relation avec la problématique concrète : l'Etat
actuel, en France et ailleurs les rapports entre
l'économique et le politique les questions posées
par la croissance et le développement, par la ville
et la campagne, etc. Un grand problème a surgi :
celui du rapport entre le national et le mondial.
Nation et nationalité se trouvent débordées par
l'économique, par le marché et la monnaie, ce
qu'avait prévu Marx. Ces cadres sont aussi
débordés par le mouvement révolutionnaire, et
ment par celui des étudiants. Cependant, ils n'ont
pas disparu en tant qu'espaces politiques,
idéologiques, « culturels » et sociaux. Par ailleurs, le
pouvoir de l'argent, si magistralement dénoncé par
Marx, se serait depuis lors plutôt renforcé i
L'extension du « monde de la marchandise » peut
surprendre mais d'autre part les relations de
l'argent avec le pouvoir politique n'apparaissent pas
avec clarté. Dernier point dans ce bref et premier
tour d'horizon : le fétichisme de l'or, considéré par
Marx à la fois comme symbole et clef de voûte de
l'édifice, a pris des formes mondiales. L'or est
devenu l'objet de vastes opérations stratégiques.
Est-ce sa fin ou sa consécration ? L'un n'empêche
pas l'autre.
Pour orienter la réflexion, voici quelques axes
bien déterminés :
a) A la pensée marxiste aboutit une méditation
qui dura des siècles, des millénaires, et qui se
nomme « philosophie ». Cette pensée procède
d'une critique radicale de la philosophie classique
(de Platon à Hegel) ainsi que d'une critique radicale
des sciences parcellaires déjà constituées ou en
voie de constitution au temps de Marx : l'économie
politique, la théorie politique proprement dite,
l'histoire, l'étude des idéologies, la sociologie. Marx a
inauguré une nouvelle forme de connaissance qui
n'abandonne pas la totalité notion élaborée par
les systèmes philosophiques mais qui l'insère
simultanément dans l'élaboration des
connais ances partielles et dans le mouvement réel de la
pratique sociale, en y comprenant l'action politique.
Sans abandonner les résultats des analyses qui
fragmentent la réalité (naturelle, historique et
sociale), Marx dégage leur rationalité en les
réintégrant dans un exposé global, il dissipe les
idéologies en constituant une pratique révolutionnaire.
Ainsi cette pensée va et vient de la pratique à la
théorie et inversement. Elle n'est pas la cause des
transformations du monde et de la vie sociale,
qu'elle étudie en cherchant une conception globale.
Elle en serait plutôt la raison : elle en exprime, elle
en met en forme rigoureuse la rationalité. Ainsi,
elle contribue à la transformation de la rationalité
elle-même. Depuis l'avènement de la pratique
industrielle, les sociétés se disent et se proclament
rationnelles, et cela définitivement. Or ces sociétés
n'ont pas atteint le terme, d'ailleurs impossible à
définir, de la Raison. De chaque rationalité,
nécessaire historiquement et non-suffisante, surgit
aussitôt une irrationalité, contradiction toujours
renaissante qui exige une solution toujours relative. La
pensée marxiste apporte une méthodologie que
 L'IRRUPTION
l'on ne réfute qu'en séparant la pratique de la
théorie et la théorie de la pratique, en présentant
comme absolu une forme relative et bornée de la
rationalité. Ce qui constitue une idéologie et tombe
aussitôt sous la critique marxiste. On ne saurait
d'ailleurs limiter la méthode dialectique à une
méthodologie formelle. C'est une méthodologie de
l'action et de la pensée autant et plus qu'une
doctrine à l'état pur : un système. A la méthode se
joignent des concepts. Bien qu'ils ne constituent
pas un système clos, ils donnent un contenu et
un corps théoriques à la méthode qui ne serait
autrement qu'une forme vide et une pure stratégie
du savoir.
La méthodologie implique une théorie, donc une
autre démarche que l'application à tel ou tel objet
de la méthode abstraite. Faut-il citer quelques-uns
de ces concepts ? Aliénation, réalisation de la
liberté définie (incomplètement) par la philosophie,
classes sociales et luttes de classes, croissance
économique et développement social, etc. Quant à
la théorie, elle porte un nom : matérialisme
historique. Elle implique une analyse des niveaux selon
un double schéma, horizontal et vertical. Dans
le devenir historique, la croissance des forces
productives, relativement continue, se jalonne de seuils
qui distinguent les modes de production :
esclavagisme, féodalisme, capitalisme concurrentiel, etc.
Dans l'édifice d'une société, il y a la base
(division technique et sociale du travail), la structure
(rapports de production et de propriété), les
superstructures (institutions et idéologies). Selon la
méthode dialectique elle-même qui permet de les
construire, ces deux schémas ne restent pas
extérieurs l'un à l'autre, juxtaposés comme deux
domaines ou deux dimensions. Au sein de chaque
structure qui se constitue à un certain niveau, dans
l'histoire ou dans l'architecture sociale, opère déjà
la déstructuration. Ce devenir dialectique peut-il
s'arrêter ? Non, affirmaient Marx et Lénine, encore
que plus d'un marxiste ait jugé que la puissance de
l'Etat, ou celle de l'idéologie, ou celle de l'argent,
pouvait arrêter le processus historique. Ce qui
définit en substance le « révisionnisme », étiquette
dont on a tellement usé qu'elle a perdu sa portée.
Le dogmatisme s'opposait et s'oppose encore au
révisionnisme ; il lui donnait et lui donne raison,
en immobilisant la pensée et les institutions.
b) Théorie de l'historicité, ferment de l'histoire,
la théorie marxiste contribue à faire l'histoire. C'est-
à-dire en principe à accélérer le devenir et à le
maîtriser. Il en résulte que la pensée marxiste
depuis un siècle a une histoire et que sa propre
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historicité a un caractère dialectique. Elle a connu
des enrichissements et des appauvrissements, des
régressions, des Inégalités de développement, des
expériences nouvelles et plus ou moins bien
élaborées. Marx avait annoncé la fin du capitalisme
concurrentiel sous la double poussée du
prolétariat et de la concentration des capitaux. Ce qui
s'est effectivement accompli. Cependant Marx
n'avait pas prévu que les rapports capitalistes et
la bourgeoisie comme classe survivraient à
l'effondrement du capitalisme de libre concurrence ; il
ne pouvait concevoir l'élasticité et la capacité
d'adaptation de ces rapports bien qu'il ait
nettement stipulé que les limites du capitalisme lui
étaient immanentes et que la bourgeoisie comme
classe durerait tant qu'elle jouerait un rôle dans
la croissance des forces productives. Que la
société bourgeoise, par la médiation de la connaissance
scientifique et du travail intellectuel, ait pu
assimiler partiellement la pensée dialectique (non sans
la rejeter en tant que pensée radicalement critique)
et l'utiliser dans l'organisation de la société et de
la culture, c'était inconcevable à l'époque. De même
que la transformation du marxisme critique et
révolutionnaire en superstructure idéologique des
pays socialistes. Ni Marx, ni Engels, ni Lénine ne
pouvaient supposer que viendrait un jour où il
faudrait littéralement reconstruire la méthode et la
théorie et que toute tentative, même entachée de
dogmatisme, dans cette direction, aurait une portée.
Pour Marx, la connaissance exclut l'idéologie, du
seul fait que la théorie historique et dialectique des
idéologies met fin à celles-ci. Et cela par une
révolution théorique indissoluble de la révolution
pratique, économique et sociale. Les mots « idéologie
scientifique » ou « idéologie marxiste »,
couramment employés depuis des dizaines d'années,
n'auraient eu aucun sens pour Marx. Chacun sait qu'il
se disait non-marxiste, à la fin de sa vie. Quant au
double schéma rappelé plus haut, il attribue une
place considérable à la division technique et sociale
du travail. Ce qui reste solide mais ne saurait
Interdire l'examen de phénomènes récents.
L'extrême parcellarisation du travail intellectuel et
productif (malgré les tendances à la reconstitution
d'une unité globale sur des bases nouvelles) et
l'importance de la technique tendant elle-même à
s'ériger en force autonome, ont entremêlé la divi- T
sion technique et la division sociale du travail à
tel point que l'analyse qui les discerne est
aujourd'hui difficile. On s'en aperçoit-aussi bien en ce qui
concerne les travaux non productifs mais
socialement nécessaires que les travaux immédiatement
54 HENRI LEFEBVRE
et matériellement productifs. L'intervention directe
dans la production et par conséquent dans la
division du travail de connaissances mal distinctes
d'idéologies rend délicate l'analyse. Ce qui pose
une problématique en partie nouvelle, la nôtre.
Si Marx a élaboré une théorie économique, cette
théorie n'allait pas sans la critique de l'économie
politique. Et pas seulement de l'économie
capitaliste mais de toute économie politique, caractérisée
comme répartition de la non abondance et
prélèvement par la contrainte d'une part du surproduit
social, soumis aux normes d'un droit. Or l'écono-
misme s'est présenté et se présente encore au
nom du marxisme alors qu'il en est une
détérioration. Marx n'a jamais affirmé une sorte de causalité
ou de déterminisme absolus. C'est seulement dans
les rapports de production capitalistes qu'il peut y
avoir priorité de l'économique. La théorie de la
crise générale de ces rapports reste chez Marx
dispersée dans l'ensemble de son uvre ; bien
qu'il ait souligné l'importance de l'économique dans
la crise de la société capitaliste, il n'a pas réduit
cette crise à son aspect économique, ni établi un
lien de causalité immédiate entre la crise
économique et la crise politique. Il n'a pas davantage
fixé comme objectif et comme sens au socialisme la
seule croissance économique quantitative. La
pensée de Marx à ce niveau, c'est qu'il y a le marché
(déjà complexe : marché des produits, les uns
destinés à la consommation, et les autres à la
production et à la reproduction au sens large du mot
marché du travail marché des capitaux
échange des biens dits aujourd'hui « culturels »).
Ce marché obéit à une loi générale, celle de la
valeur d'échange, qui répartit aveuglément jusqu'au
socialisme les forces productives dans les secteurs
et branches de la production, selon les exigences et
contraintes de la société (gérée dans le capitalisme
selon des intérêts de classe). Quelle est donc la
tâche de l'économie comme science dans la
pratique qui lui correspond ? Maîtriser le marché,
utiliser dans ce but la loi de la valeur, ce qui tend à
s'accomplir aujourd'hui très inégalement selon les
sociétés, par des moyens allant de la planification
autoritaire à la manipulation des gens, des choses,
de la monnaie, de l'argent. Cependant l'économie
ne fournit qu'une « base » à la société, base
nécessaire et non suffisante. Une société ne se réduit
pas à sa base économique, ni à ses structures
sociales. Elle comporte aussi des superstructures.
Il lui faut non seulement des institutions mais des
« valeurs » et des idées, des connaissances, une
éthique, une esthétique. Ces termes ne se
vent pas chez Marx et leur sens se dégrade peut-
être. Ils n'en expriment pas moins le fait que chez
Marx toute société est une totalité.
A cette dissociation et à la détérioration de la
pensée marxiste dans l'économisme a correspondu
en la complétant une autre dégradation, le
philosophisme. Cette philosophie, appelée officiellement
« matérialisme dialectique » s'est figée dans le
dogmatisme. Restituer la pensée de Marx dans son
intégralité et la rendre capable d'affronter des
situations et des problèmes nouveaux, c'est d'abord
mettre fin à ces dissociations. Mais elles ont des
causes et des raisons elles aussi historiques. La
révolution théorique commencée par Marx continue,
qu'on la nomme ou non « culturelle »...
L'humanisme classique, libéral, n'a jamais
représenté qu'une idéologie. « L'homme » de cet
humanisme est mort depuis longtemps ; certains
idéologues aujourd'hui s'acharnent sur un cadavre.
Quant à l'humanisme nouveau, celui de Marx, il est
à élaborer théoriquement et à réaliser pratiquement.
La pensée marxiste, celle de Marx et celle de
Lénine, avait déterminé sur cette voie plusieurs
moments, plusieurs étapes. Premièrement, la
maîtrise de l'histoire : que les hommes cessent de
faire leur histoire sans savoir comment, que la
connaissance oriente ces forces aveugles, et cela
à partir de l'action politiquement consciente de la
classe ouvrière. Secondement ou simultanément :
la maîtrise du marché (en utilisant sa loi, celle de
la valeur d'échange). Troisièmement :
l'appropriation du monde, c'est-à-dire de la vie et de ses
désirs, de l'espace et du temps, la maîtrise par
l'être humain de sa propre nature et de sa propre
vie. Or cette voie n'a rien de royai. « Les
hommes » n'ont pas cessé d'être victimes de leur
histoire, guerres et répressions. « L'homme »
émerge mal de la division du travail qui fragmente la
connaissance et la culture. Ce n'est que trop vrai.
Et cependant l'alternative est claire : ou le nihilisme,
ou l'humanisme renouvelé. Quant à la culture, on
ne peut que se féliciter d'y voir pénétrer la pensée
et l'uvre de Marx. A condition de ne pas la laisser
tomber dans la fragmentation des connaissances
et la dissolution du « culturel ». Qu'elle joue le rôle
de ferment et de noyau, réunissant le rationnel et
le réel dissociés, qu'elle rassemble les éléments
dispersés et inversés de la rationalité, tel reste le
projet. La proclamation d'une unité éternelle entre
le rationnel et le réel, ce fut l'illusion de la
philosophie. La réalisation de cette unité, ce fut et c'est
encore le projet de la raison dialectique. Après
chaque proclamation de l'unité vinrent des disso-
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dations, des mixtes d'idéologie et de science. Puis les poings se serrent. Les étudiants ont refusé les
naît la nécessité d'une rationalité plus haute. idéologies, et c'est un des sens de leur
En résumé, l'uvre de Marx est nécessaire, mais contestation. Serait-ce pour laisser vide la place ? Non.
non suffisante pour comprendre ce temps, pour Il n'est pas question de « désidéologisation », mais
saisir l'événement et si possible l'orienter. Ce qui d'un besoin théorique intense qui se fraie le chemin.
n'a rien de nouveau et cependant méritait d'être Ceux qui se mettent en mouvement veulent une
rappelé. théorie nouvelle, dans l'élaboration de laquelle ils
seraient partie prenante et participante. On leur
3. SUR LE BESOIN THEORIQUE offre H. Marcuse pour « maître à penser », alors
qu'ils refusent les maîtres à penser et que pour eux
Il n'est pas trop tard pour revenir sur Herbert la pensée n'a pas de maîtres. A l'instant même où
Marcuse et sur un bref séjour qu'il fit à Paris, en les étudiants trouvent une fissure dans l'édifice
mai 1968. Lorsqu'il arrive, au début d'une semaine social, où ils l'élargissent, que leur révèle-t-on ? La
agitée, il ne peut savoir que la situation théorique théorie de la société close.
et pratique va se trouver modifiée en France et Pour les lecteurs français, deux livres se
peut-être ailleurs. Il ignore encore les manuvres détachent dans l'uvre d'Herbert Marcuse : « Eros et
qui vont se dérouler autour de lui, de son nom, Civilisation » (publié en 1955, traduit en 1966
et de son prestige. Editions de Minuit, collection « Arguments ») et
A l'Unesco, un colloque international tente « l'Homme unidimensionnel » (publié en 1964,
d'enliser définitivement la pensée marxiste dans traduit en 1968). Pour comprendre ce dernier ouvrage
l'académisme. On embaume Marx et son uvre, au qui porte en sous-titre « Essai sur l'idéologie de
cours d'une solennelle cérémonie commemorative. la société industrielle avancée », il faut se
Marxis'38 de tous les pays, officiellement unis, reporter au précédent, l'auteur ayant entre-temps modifié
rivalisent de « scientificité » et prélèvent dans les sa pensée en accentuant sa critique de la société
ouvrages de Marx ce qui leur convient. Ils ne se contemporaine, en aggravant son pessimisme.
contentent pas d'embaumer, ils autopsient, ils Le souci de la productivité, pour Herbert
démontent et remontent le squelette. Dé sa présence, Marcuse, tend à s'identifier avec le principe freudien
H. Marcuse couvre cette récupération à l'échelle de réalité en s'opposant au « principe de plaisir ».
internationale ; il cautionne l'intégration du La productivité devient une fin en soi (cf. « Eros
marxisme à la « scientificité ». Alors qu'il a montré dans et Civilisation », p. 140) en amenant ainsi la
« One dimensional Man » comment et pourquoi coïncidence entre besoins individuels et besoins
la rationalité de la période industrielle, constituée sociaux. L'organisation du rendement et de la
en corps apparemment neutre et objectif, entre rentabilité envahit la vie entière. Le temps libre le
dans l'ordre existant, contribue à le constituer, le temps de la liberté en vient à se vendre comme
légitime et le consolide I Des thèses de H. Marcuse le temps de travail, en échange de biens de
il résulte qu'un moment peut venir où la consommation durables ou non. Alors que pour Marx
connaissance brise cette idéologie simulant la pure l'individu productif participait à la puissance
connaissance, mixture d'irrationalité et de raison créatrice de la société, transformant la nature
prétendument absolue. La pensée de H. Marcuse matérielle, pour Marcuse ce « producteur » devient une
signale-t-elle ce seuil ? Ce point de non-retour? On sorte de délateur et d'espion, auquel se dénonce
peut le penser. Lui, H. Marcuse, l'ignore. lui-même le désir, l'Eros profond et véritablement
Pendant ces mêmes journées, le mouvement créateur. Au surplus, en tant que consommateur,
étudiant se met en marche. Or son trajet, considéré l'individu trahit aussi son désir fondamental et s'en
symboliquement, ressemble aussitôt à une rue détourne. Cet Eros cherche donc une voie, celle
ravagée par les bagarres. Le mouvement passe au de la délivrance, en désavouant le mythe de Pro-
milieu des débris idéologiques. Cette carcasse méthée, héros du travail. Les mythes d'Orphée et
brûlée ? Elle ressemble au marxisme officiel, mais n'a de Narcisse jalonnent le chemin de la libération
plus rien de pimpant. Ces objets divers ? Ce sont (développement de la sexualité sur un plan
des structures, méconnaissables ; du structuralisme esthétique et même éthique, « valeurs » erotiques
en vigueur, qu'ont retenu les étudiants ? que seule marquant l'espace et le temps, à travers une
la pure violence peut briser ces fameuses sublimation non répressive). Cette perspective ou ce
structures, à eux présentées comme objets de pure « projet » d'une érotisation de la vie entière, en
science. L'humanisme ? Il fait rire. La technocratie ? rompant avec la fonctionalisation libidinale et la
56 HENRI LEFEBVRE
localisation du désir, c'est ce qu'il y a de plus
intéressant chez Marcuse. Il s'y ajoute l'idée d'une
jonction de l'erotique et du politique dans la
jeunesse. Marcuse entrevoit encore une issue, une
ouverture pour l'Eros créateur. Sa réflexion porte
sur le rapport entre l'individu et la société. Dans
Eros et Civilisation, le contrôle social sur l'individu
se formule en termes psychanalytiques : censure,
ou plutôt « introjection » par l'individu des
instances sociales, idéologiques et politiques. Point
particulièrement intéressant de cet ouvrage : H.
Marcuse attaque violemment ce qu'il appelle le
« révisionnisme » en psychanalyse. D'après lui,
Freud était et reste un libérateur. On a transformé
son investigation, destinée à liquider les puissances
répressives intériorisées par l'individu, en apologie
de la répression. La psychanalyse ainsi déviée se
change en technique d'intégration, car c'est
l'intégration que l'on prône comme curative des
névroses I
L'Homme unidimensionnel pousse beaucoup plus
loin l'analyse du contrôle social et la théorie devient
socic'ogique. Quelles que soient ses formes, ses
institutions et son idéologie, la « société
industrielle » pratique une politique d'intégration, avec
des moyens de plus en plus puissants (p. 20).
Impossible d'admettre la neutralité de la
technologie : la transformation de la nature devient
support, milieu et instrument de domination. Dans
cette « société industrielle avancée », le rationnel
et l'irrationnel se télescopent, se changent l'un en
l'autre. L'absurde et l'irrationnel se transforment
en rationalité, cependant que croissent
simultanément les moyens de destruction et les capacités
productives. Le < monde-objet », celui des autos
et des autoroutes, des équipements et des
aménagements, envahit le corps et la pensée, de sorte
que son existence aliénée absorbe le « sujet »
aliéné. Que devient la dimension propre à l'esprit,
celle de la critique, du refus, de la négation ? Elle
dépérit, elle disparaît. La rationalité unidimension-
nelle du « système » trouve appui dans la pensée
scientifique, que celle-ci se désigne comme
conceptuelle et opérationnelle, ou comme empirique et
positive. La marge de liberté se restreint ;
implacablement, cette distance se rétrécit où se
maintenait la dissociation entre l'ordre établi et la réflexion
critique. Magie et science, vie et mort, joie et
misère se confondent sur le fond technologique et
politique (cf. p. 272). En bref, Marcuse montre le
caractère restrictif ou plutôt réducteur de toutes les
activités philosophiques, politiques, administratives,
scientifiques (encore que cette thèse ne soit pas
très claire chez lui : le concept important de
réduction n'est pas explicité chez Marcuse, et c'est en
France qu'il a été formulé). Les activités partielles
font partie d'un vaste discours qui tend à se clore
et à clore la société. Réduire, ce n'est pas
seulement simplifier, schématiser, dogmatiser, ordonner.
C'est aussi arrêter et fixer, changer le total en
partiel et cependant prétendre à la totalité par
extrapolation ; c'est faire disparaître la totalité, sauf
en tant que cercle sans issue. C'est enfin abolir
sans les résoudre les conflits et la conscience
des contradictions en se servant pour cela de la
logique, d'une certaine forme (idéologisée) de la
pensée rationnelle, et de l'action productiviste et
technicienne. Comment cette pratique réductrice et
fragmentaire prétend-elle en même temps intégrer?
La cohésion sociale, selon Marcuse, c'est l'affaire
principale du pouvoir, appuyé sur la rationalité
idéologique, à l'échelle de la société entière. Seule
la répression (violente ou insinuante) conserve une
cohérence à cette somme d'activités réductrices et
d'objets disjoints. Qu'en résulte-t-il ? Les éléments
régulateurs de la Raison prennent le dessus ; ils
écartent les éléments négatifs qui établirent dès
le début de la philosophie occidentale la bi-dimen-
sionalité : le Logos et l'Eros, la connaissance
théorique et la connaissance erotique, toutes deux
rompant les cadres de la réalité établie. Pendant
que le Logos se dégradait en « logique de la
satisfaction », l'esprit dit scientifique n'a cessé
d'affaiblir les notions dialectiques (conflits,
contradictions, antagonismes) longtemps développées par
la philosophie qui tentait d'élucider les relations
conflictuelles du « sujet » et de « l'objet ».
Sans contestation, Marcuse a eu le mérite de
signaler un phénomène social massif et mondial,
encore que plus « avancé » dans certains pays. La
science et les sciences, ou du moins un mixte
de connaissances et d'interprétations idéologiques,
fournissent des superstructures aux structures
sociales, tout en servant au niveau de la production
et des forces productives. D'après Marcuse, la
linguistique joue un rôle particulièrement
dangereux. Se mouvant dans le monde réifié du discours,
elle prive la pensée et le langage des
contradictions et des transgressions (cf. p. 204). Elle
consacre un monde-objet de comportements, qui déjà
supprime cette dimension. Cette analyse
linguistique mystifie les termes du langage courant et
quotidien, en le conservant dans le contexte
répressif. Elle a donc une efficacité non pas positive mais
négative, paradoxalement, en éiminant la négativité.
Elle élude l'exigence p.imordiale de la philosophie :
 L'IRRUPTION
l'emploi d'un autre langage que le discours
quotidien, pour en révéler les significations. Ce qui
pose le problème du métalangage (cf. p. 219).
Syntaxe, grammaire, vocabulaire sont des actes
politiques. Comme la science, comme la technique,
comme la rationalité. Comme la philosophie à laquelle
appartient la tâche de fonder (théoriquement) le
possible.
Mais y a-t-il encore du possible (des ouvertures)
dans ce monde clos de toutes parts ? Les
opposants et oppositions sont réduits ou ré-intégrés,
écrasés ou récupérés. La société anéantit ou
récupère jusqu'à l'espace de l'imagination. Elle offre
un monde d'objets muets, sans sujet, auquel
manque une pratique l'orientant vers autre chose. « Si
l'on considère ce que sont actuellement les classes
laborieuses dans la société industrielle avancée, on
peut dire que le concept marxien du prolétariat
est un concept mythologique » (p. 212). Et voici
plus grave ou pire. La pensée dialectique n'a pu
résister aux assauts combinés du formalisme et de
l'empirisme. « Le concept dialectique révèle sur le
plan théorique comme sur le plan pratique que sa
cause est désespérée. » (p. 277) : « On theorical as
well as empirical grounds, the dialectical concept
pronounces its own hopelesness » (p. 253 éd. or.).
Que fera le philosophe ? Il évitera de prendre part
aux opérations qui mutilent les universaux : l'Ego
et le Sujet, la volonté et la conscience. Les exposer,
c'est aussi montrer des possibilités. « Le concept
de beauté comprend toute la beauté qui n'est pas
encore réalisée ; le concept de liberté toute la
liberté qui n'est pas encore atteinte. » (p. 238). Et
cependant la philosophie pourra-t-elle résoudre le
conflit entre ses deux finalités : fonder le possible,
montrer la logique de l'ordre établi ? Restituera-t-
elle la rationalité des projets ? Soutiendra-t-elle une
nouvelle « incursion de la liberté », celle d'hommes
qui trouvent dans la nécessité vécue « une
souffrance insupportable et souvent inutile » ? (p. 246).
Telle est le problème philosophique aujourd'hui.
Ces hommes ne peuvent appartenir qu'à des
minorités. « Au-dessous des classes populaires
conservatrices, il y a le substrat des parias » (« outcasts
and outsiders », dit le texte original, p. 236). Le
philosophe et la philosophie se trouvent aux côtés
des désespérés.
Dans ce dernier chapitre de son livre, Marcuse
évoque la rencontre de la conscience la plus
développée, celle des philosophes, avec les forces
humaines les plus opprimées et les plus exploitées.
Il ne mentionne la jeunesse que dans la préface à
l'édition française, écrite en 1967. En même temps
57
il insiste sur les caractères nouveaux de la guerre
au Vietnam. Pour la première fois, le système
rencontre des forces qui ne se livrent pas un
combat concurrentiel mais le nient « en le
combattant en tant que tout » (cf. p. 12). Marcuse n'en
insiste que plus fortement sur l'orientation du
capitalisme américain vers la « société close ».
Telle est la question posée. Quelle image ou
quelle conception de la « société industrielle »
donne une pensée qui retrouve sa dimension
critique ou qui l'abandonne délibérément ? qu'est-
ce qu'il y a devant « nous »? Un roc
infranchis able ? un mur qui peut s'effondrer d'un bloc sous
les poussées ? des brèches par où passent des
forces nouvelles poussant ou entraînant des forces
anciennes ou les laissant en arrière ? Ne se
pourrait-il pas que des contradictions (nouvelles et
anciennes) opèrent de façon telle que l'édifice se
lézarde pendant que les autorités et les idéologies
colmatent quelques fissures ?
La théorie d'H. Marcuse pousse jusqu'au bout
la thèse de la « réification » et l'étend de la
conscience à la réalité sociale entière. Il n'est pas
question de la réfuter. Implacablement, bien que
sans rigueur formelle, Marcuse accumule les
arguments. Que montre-t-il ? Une « société industrielle »
structurée à ce point qu'elle se fige en bloc
désormais immobile. Le mouvement n'y est plus
qu'apparence. Les horizons se bouchent. Seuls les
désespérés peuvent tenter l'assaut. Herbert Marcuse met
les gens très exactement au pied du mur.
Irréfutable I qu'est-ce que ceci veut dire ? Seule une
pratique peut réfuter. Si le mouvement étudiant et
intellectuel élargit une fissure, c'est que la muraille
se lézarde ; et voilà une critique en acte des thèses
de Marcuse, du moins en ce qui concerne la France
et l'Europe. Si l'on montre par ailleurs que les
phénomènes sociaux actuels ne rentrent pas dans
les concepts et catégories élaborés par Marcuse,
c'est que son analyse ne suffit pas. La critique
théorique, formulation d'une pratique, suivra son
cours, mais sur un autre terrain. La question des
« sujets » agissants, celle des objets et projets
(du réel et du possible) se poseront en termes
renouvelés. Enfin, si la connaissance peut donner
forme à des spontanéités, on aura de ce fait
déterminé et délimité ce qu'il y a d'acceptable dans
l'uvre de Marcuse : sa fonction utopique pendant
une certaine période.
Il se veut mondial et planétaire. Or il ne parle
guère que de la société « occidentale », au
sommet de sa performance en Amérique du Nord. Il
ne présente que le tableau d'une société pleine,
 HENRI LEFEBVRE
faite de points forts. N'y aurait-il pas encore chez
lui une réduction, virtuelle, mal définie, celle de la
contestation elle-même (en y comprenant la
contestation théorique et la pratique contestante) ? Il
constate le contrôle de la production, du marché, dans
un pays industriel très avancé. Il extrapole en
étendant ce constat aux institutions et aux idéologies. If
passe de l'économique au politique, de la base aux
superstructures. Or celles-ci apparaissent souvent
fragiles. Soutenues par la répression, comme le dit
Marcuse, elles n'en sont que plus vulnérables, car
les « valeurs » devraient s'imposer sans violence.
Herbert Marcuse, on le lui a dit, sous-estime les
contradictions de la société capitaliste plus
habilement étouffées dans la société américaine, plus
profondes en Europe. Surtout, il n'aperçoit pas
les nouvelles contradictions. Par exemple, le
rapport entre les changements techniques rapides, et
d'autre part les structures et superstructures éta-
^ blies ne tend-il pas à ébranler celles-ci, c'est-à-dire
à devenir conflictuel ? N'y a-t-il pas conflit entre le
besoin (idéologisé) de stabilité, d'équilibre, de
fixait tion, et un besoin (latent) de « créativité »,
d'innovation, et cela jusque dans la société américaine ?
Ces conflits, qui sans aucun doute fissurent cette
société, échappent partiellement à Marcuse. La
problématique sociale et politique se restreint pour
lui à l'organisation du marché et de la production
industrielle. Frappé par l'efficacité américaine dans
ce domaine, il en tire des conclusions exagérées.
En particulier, il néglige la problématique urbaine
et ce qu'elle introduit de nouveau, avec de
nouvelles contradictions aux Etats-Unis et ailleurs. Il
est trop facile d'objecter à Marcuse son manque
de rigueur. Reproche injuste dans la mesure où il
écarte d'un geste la démarche critique et néglige
les traits pertinents du tableau, sous prétexte que
Marcuse ne construit pas formellement le cadre
théorique de cette démarche. Les préoccupations
d'ordre épistémologique lui sont assez
étrangères. Il peut donc critiquer l'emploi social et
idéologique de la logique formelle, la corrosion de la
pensée dialectique par le Logos mutilé, sans trop
se demander s'il ne rejette pas avec la logique
formelle un élément, ou si l'on veut un noyau de
rationalité. De même, réfutant un emploi,
idéologique de la linguistique, il ne s'attarde pas sur la
question ainsi posée, celle du rôle de la linguistique
comme telle dans la science et la « scientificité ».
Cependant, faut-il demander à une démarche
critique de se soumettre à des catégories qui ne
sont pas les siennes ? Si l'on procède ainsi, c'est,
vite fait et vite dit. On passe outre, et c'est une
erreur dogmatique.
4. LA CRISE REVOLUTIONNAIRE
Les éléments de la théorie se trouvent dispersés
dans l'uvre de Marx. Pour les rassembler, il faut
abandonner le découpage de cette uvre, la
dissociation entre les uvres de jeunesse et celles
de la maturité, entre les concepts économiques et
les concepts politiques. Il faut la ressaisir dans
son mouvement d'ensemble.
La crise proprement et spécifiquement
économique n'est conçue par Marx que comme
ébranlement de la *« base », comme point d'impact d'une
action décisive visant la propriété et la gestion
des moyens de production. La crise politique
dissout les superstructures de la société capitaliste,
l'édifice construit sur cette base (division technique
et sociale du travail), avec les structures qui lui
sont liées (rapports de production et de propriété).
Prise isolément la crise économique n'est pas
révolutionnaire. Bien plus : telle que Marx l'analyse et
l'expose, la crise économique a une fonction «
purgative » dans la société capitaliste. Elle entre dans
le cycle et lui permet de repartir. Elle élimine une
surcharge d'entreprises défavorisées et mal placées
pour la compétition du fait que leurs « coûts de
production » comme disent les capitalistes, sont
supérieurs à la moyenne sociale déterminée elle-
même par le niveau des forces productives, c'est-à-
dire par la productivité moyenne de la société
considérée et par la composition organique moyenne
du capital (proportions du capital constant investi
et du capital variable versé en salaires). La crise
économique comme telle tend à rétablir les
conditions de l'accumulation élargie, les rapports
favorables entre les secteurs de la production (secteur
I : production des moyens de production ; secteur-
II : production des biens de consommation). La
re-production des rapports de production se
reconstitue après une période critique. Tel choc
introduction de techniques, poussée de grèves,
montée des salaires peut se révéler bénéfique
au capitalisme en l'obligeant à investir, en lui offrant
un marché élargi. Après quelques remous
inévitables, la production et la re-production (y compris
celle des rapports sociaux) reprennent. Seule la
critique en acte des superstructures (idéologies et ^.'
institutions) transforme la crise économique en
crise totale, permettant la transformation des
rapports sociaux, des structures proprement dites
(rapports de production et de propriété).
On ne saurait trop rappeler que la pensée
marxiste ne se réduit pas à l'économisme.
Spécialisée, parcellaire, l'économie politique en tant que
« discipline » a elle aussi un rôle réducteur. Elle
 L'IRRUPTION
dissimule la complexité de la société considérée
comme un tout : production au sens large,
re-production de rapports (et non seulement production
et re-production de choses, instruments et biens)
donc édifice comportant des idéologies et des
institutions, des « valeurs » et une rationalité limitée.
Si le seuil qui marque le passage d'un mode de
production à un autre ne peut se franchir qu'au
cours de la croissance des forces productives, le
développement social n'en a pas moins des aspects
qualitatifs, seuls décisifs. La condition, nécessaire,
ne suffit pas. Quant à la crise révolutionnaire, c'est
un phénomène total qui ébranle la société de la
base aux superstructures, l'ébranlement de la base
pouvant provenir de celui des superstructures, par
un choc en retour.
Chez Lénine, la théorie de la crise se transforme,
en fonction de données nouvelles. Pour lui, avec
l'impérialisme, la société bourgeoise et le
capitalisme entrent dans la crise générale, dont ils ne
sortiront pas. Leur renforcement n'est qu'apparent.
Sur le plan économique, la bourgeoisie dirigeante
et dominante s'organise ; elle passe du capitalisme
concurrentiel au capitalisme monopolitique, et
chaque monopole cherche à étendre au secteur qu'il
domine la forme d'organisation élaborée au niveau
de l'entreprise. Ce faisant le capitalisme s'empêtre
dans des contradictions, anciennes et nouvelles.
Même en se servant de l'Etat comme instrument, il
ne parvient pas à planifier l'ensemble de la
production. Les conflits entre les intérêts particuliers
des monopoles (même en présentant l'intérêt
momentanément dominant comme « intérêt général »)
interdisent l'organisation sociale des forces pro-
4- ductives. L'élément concurrentiel réapparaît à un
niveau plus élevé, amplifié, non disparu. Le
capitalisme d'organisation ne devient pas pour autant
capitalisme organisé. Bien plus : tout en aggravant
les contradictions internes, les monopoles mettent
en place les conditions d'un passage accéléré de la
société bourgeoise au socialisme et au
communisme. En essayant d'organiser la production, ils
« socialisent » dès maintenant la forme capitaliste
des rapports de propriété. La violence étend son
action au dedans et en dehors : au dedans de
chaque pays dominé par « sa » bourgeoisie au
dehors, dans les pays exploités et dominés par
cette même bourgeoisie. Car l'impérialisme vise la
domination mondiale. Il ne peut se passer
d'exporter des capitaux et d'importer des matières
premières à bon compte. Mais il ne se limite pas à
ces exigences économiques. L'impérialisme est
politique. Chaque impérialisme a sa stratégie qui
59
que l'affrontement avec les autres impérialismes. Ce
qui n'interdit pas des alliances momentanées et des
accords économico-politiques. A chaque moment
l'impérialisme le plus puissant engage une action
multiforme, économique, politique, militaire et
idéologique. Dans la première moitié du siècle, ce fut
l'Allemagne depuis, les U.S.A. Chaque
bourgeoisie se heurte : à sa propre classe ouvrière aux
peuples coloniaux exploités et dominés aux
autres bourgeoisies impérialistes. Les tendances à
l'organisation cohérente sont donc inévitablement
contrecarrées par les contradictions qu'elles
contiennent, qu'elles font surgir, qu'elles intensifient.
Comment aboutiraient-elles ? Les superstructures
de l'impérialisme ou bien sont marquées par les
retards et décalages (inégalités de développement)
ou bien par la violence inhérente à l'Etat militaire et
policier. L'impérialisme a ce caractère essentiel :
transition vers autre chose (vers une autre société)
mais transition maintenue par la violence dans les
cadres antérieurs des rapports de production et de
propriété.
En ce qui concerne la crise révolutionnaire,
Lénine distingue :
a) Des facteurs objectifs, inhérents à la crise
générale, dernier stade du capitalisme^ mais qui
s'affirment inégalement (selon les pays et les cycles
économiques, selon les structures sociales et
politiques). Il n'est pas exclu, selon Lénine, qu'au
cours de la crise générale la croissance des forces
productives ne continue. Il s'opposait à la thèse
de l'effondrement du capitalisme (de son
impuissance à maintenir et à accroître la production
industrielle). Selon lui, cet accroissement ne fait
pas disparaître les facteurs objectifs, dont la
dépression et la crise économique ne sont que des
phases aiguës. Ces facteurs objectifs consistent en
contradictions, plus fortes que les épisodes
(prospérité et animation, récession, crise, reprise) qui se
succèdent. Les difficultés de la société bourgeoise,
dans sa période impérialiste, à élaborer des
idéologies et des institutions, comptent parmi les facteurs
objectifs.
b) Dans ces conditions objectives, les facteurs
subjectifs, eux-mêmes complexes, sont essentiels.
En temps de crise, le moral et la démoralisation des
forces en présence font partie des facteurs
subjectifs. Parmi eux, il faut souligner : la maturité de
la classe ouvrière, quantitativement et
qualitativement la présence et l'activité du parti
révolutionnaire. Et par conséquent la connaissance
théorique. Pas de situation révolutionnaire sans parti
révolutionnaire ; pas de parti révolutionnaire sans
6o HENRI LEFEBVRE
théorie révolutionnaire. On sait que Lénine
distinguait avec force deux niveaux : la spontanéité,
l'instinct révolutionnaire des masses d'une part
et d'autre part la connaissance théorique du
processus et de son ensemble, connaissance élaborée
par des intellectuels (Marx, Engels). Au parti
politique incombe le rôle de les rejoindre, de les
articuler, de sorte que la spontanéité, celle de la classe
ouvrière et de ses alliés, soit orientée par la
théorie vers la compréhension de la société en totalité
et vers sa transformation complète, de la base aux
superstructures, de la division sociale du travail
aux institutions, en passant par les rapports de
propriété, clefs de la transformation. Le Parti, selon
Lénine, réunit les facteurs objectifs et les facteurs
subjectifs. En lui et par son action, le subjectif
devient objectif et réciproquement. La pensée
critique devient agissante et le négatif se change en
positif. Conjoncturalement, les conditions de la
transformation révolutionnaire impliquent :
neutralisation des classes moyennes, alliance du
prolétariat avec les paysans et une partie de la petite
bourgeoisie, isolement politique de la grande
bourgeoisie dominante ainsi que de son appareil d'Etat
bureaucratique et militaire. Dans ces conditions, la
stratégie révolutionnaire a le maximum de chances
de ne pas échouer. Comme on dirait aujourd'hui,
elle est optimale. Ce qui ne veut jamais dire que
la partie soit gagnée d'avance. Le heurt entre les
forces sociales et politiques ne peut s'éviter, la
révolution étant d'autant moins sanglante que mieux
préparée. La crise révolutionnaire, résultant de la
conjonction des facteurs objectifs et subjectifs dans
le cadre de la crise générale, éclate aux points
faibles, elle fait sauter les maillons les moins forts
de la chaîne. Ainsi peut se résumer très brièvement
l'analyse léniniste de la crise.
Depuis un demi-siècle, c'est-à-dire depuis les'
livres de Lénine et les actions décisives, y a-t-if
du nouveau ? Beaucoup. Après la Commune de
1871 et sa défaite, Marx avait déjà prévu que le
centre du mouvement se déplacerait vers l'est ;
Lénine annonça plus tard que les masses de l'Asie
entreraient en scène et deviendraient le sujet de
l'histoire ; de ce mouvement, il ne donna pas la
théorie qui se trouve dans les uvres de Mao
Tsé-toung. Pendant ce demi-siècle, le mouvement
révolutionnaire dans les pays industriels n'a pas
échappé aux détériorations et aux échecs. Parmi
les détériorations, il faut compter le caractère
institutionnel pris par la pensée marxiste elle-même et
par les organisations qui s'en inspirent. La
bureaucratisation de la pensée et de l'action, de la théorie
et de la pratique, a figé les formes prises par ce
mouvement. Elle a séparé les éléments en les
unissant dans une fiction politique. L'illusion politique
maintient cette séparation dans la fiction de l'unité
accomplie, autoritaire, centralisée. Le mouvement
n'a pas pour cela disparu. Au contraire, il cherche
des formes neuves, échappant aux inconvénients de
l'étatisme, du capitalisme et du socialisme d'Etat.
La prise en charge par un appareil politique
centralisé de la production, des moyens de production,
de l'organisation économique et sociale, de la
connaissance et de l'idéologie, de l'art et de la vie
entière, n'apparaît plus satisfaisante ni sur le plan
théorique ni sur le plan pratique.
Pendant cette période, le capitalisme
monopolistique n'a pas perdu son temps. Il a tenté, non
sans efficacité, de résoudre les contradictions ou
du moins de les atténuer, de les écraser. En vain.
Les têtes de l'impérialisme ont changé, non
l'impérialisme. Les dirigeants les plus intelligents des
pays capitalistes, vainqueurs ou vaincus de la
seconde guerre mondiale, ont réussi à sortir de
l'impasse colonialiste. Il leur arrive même de miser
sur le marché intérieur, ce qui donne la « société
de consommation ». Une curieuse « socialisation »
de la société, accompagnée d'une « socialisation »
non moins curieuse de la propriété et de la
gestion des moyens de production, parodie du
socialisme, contenu capitaliste d'une fiction
communautaire, s'en est suivie. Cette situation mérite un
examen critique approfondi. De cet examen il
résulte qu'aucune contradiction fondamentale n'a été
résolue. Les facteurs objectife de la situation
révolutionnaire, latents, refoulés de la conscience par
l'idéologie et les institutions, par la répression et la
violence, n'ont en rien disparu. Manquaient ou
manquent surtout les facteurs subjectifs : la conscience
ainsi combattue et réprimée.
Pendant cette même période, ces facteurs
subjectifs groupés sous le terme philosophique « la
conscience » devenaient de plus en plus importants.
L'autorégulation aveugle de l'économie, analysée
par Marx dans le cadre social du capitalisme
concurrentiel, laissait place à une direction de plus en
plus consciente : la planification. Cette dernière
suppose des connaissances et des moyens
d'action ; plus que les premières, les seconds ont
manqué aux dirigeants de l'Etat néo-capitaliste. S'ils ont
assimilé en partie la rationalité renouvelée, ils n'ont
pu l'effectuer socialement. La planification indirecte
ou semi-planification (indicative) n'a pas été
entièrement inefficace mais le système n'a pu ni se
définir ni se clore. Dans cette situation, ce qui
affleure à la conscience, ce sont les retards, distor-
 L'IRRUPTION
sions, décalages, en bref les résultats de l'inégal
développement, qui se superposent aux contradic-
*¦ tions essentielles et dans une certaine mesure les
voilent. Latentes, les contradictions opèrent en
profondeur. Manifestes, les différences se constatent,
mettant sur les conflits cachés une sorte de surface
miroitante dont il faut tenir compte puisque c'est là
que se meuvent la pensée et la conscience, que la
lumière joue, que les profondeurs émergent. Il
semble que la société (existante) ait seulement à
rattraper des retards, à combler quelques lacunes.
Ce n'est qu'une apparence. Pourtant, si la réalité
sociale a quelque peu changé depuis un siècle
(certaines contradictions s'approfondissent)
l'apparence et la surface de la société ont beaucoup plus
changé, avec les illusions qu'elles suscitent et qui
en font partie.
Dans ces conditions, toute activité technique,
toute « discipline » spécialisée de la connaissance,
se révèlent à la fois réduites et réductrices. La
totalité disparaît de la conscience parce qu'elle
s'absente de la réalité. Où est-elle ? Quelles sont
sa forme et sa consistance ? La réalité globale
apparaît comme une somme de différences, de
décalages, de distorsions. Les activités partielles,
axées sur telle différence pour la comprendre
(vainement, puisqu'il faudrait pour saisir une différence
concevoir l'ensemble) ne peuvent agir sur elle (on
peut toujours l'isoler, la découper, la traiter
séparément). Ces activités fragmentaires achèvent de
vider la totalité, de l'évacuer. Vide que comblent
des idéologies, des mots ; ensemble que maintient
le pouvoir politique répressif.
Donc, complexification de la société, mais conflits
non résolus. Division technique des travaux très
* poussée, parcellarisation extrême dans tous les
domaines, dans la production matérielle et la
production non-matérielle (connaissances, idéologies,
art) encore que s'affirme l'exigence et la possibilité
d'une forme globale (sur la base technique de la
production automatisée, du processus d'ensemble,
échanges et production, contrôlé par ordinateurs).
De toute évidence, cette base nécessaire ne suffit
pas. A la division technique du travail se superpose
et se mêle la division sociale. La hiérarchisation,
corollaire de la gestion bureaucratique, pose des
problèmes nouveaux. Ou bien l'automatisation et les
ordinateurs servent d'instruments politiques au
néocapitalisme, qui veut « organiser » ; ou bien cette
base technique permet une transformation radicale,
au cours de laquelle dépérissent la bureaucratie et
sa couche supérieure de technocrates. Tel est le
problème actuel : celui de la maîtrise sociale des
61
nouvelles techniques. La connaissance de la société
entière permet la constitution d'une rationalité plus
haute, se réalisant dans cette société. C'est en ce
sens et non pas dans un sens étroit, réduit et
réducteur, que la connaissance devient force sociale et
productive. Elle n'intervient pas seulement dans la
production des produits matériels. C'est la réduire
à l'économique et à l'économisme. Elle intervient
déjà dans la production et la reproduction au sens y
large dégagé par Marx, celles des rapports sociaux.
Cette production devient à la fois consciente,
pénétrée de connaissance, mais en même temps plus
exposée aux idéologies, liées elles-mêmes aux
stratégies, aux pouvoirs d'Etat, aux décisions que les
idéologies motivent ou justifient.
5. LA SOCIETE FRANÇAISE EN 1968
« Capitalisme monopolistique d'Etat », « pouvoir
des monopoles », « fusion du capitalisme bancaire
et du capital industriel dans le capital financier »,
ces formules tirées de Lénine, et d'autres encore.,
ne sont pas fausses. Elles ne contiennent pas une
analyse spécifique de la réalité française. Leur
généralité porte sa date. Par exemple, la fusion du
capital industriel et du capital bancaire a suivi une
procédure bien différente au Japon, aux Etats-Unis,
en France. Le processus est inégal selon les pays
et secteurs. Il n'est pas inconcevable que tel pays
où cette fusion est plus avancée ou plus habilement
opérée qu'ailleurs (disons le Japon) fournisse aux
dirigeants d'autres pays un modèle, une
échappatoire, une dernière carte. ^
Le schéma du capitalisme monopolistique d'Etat
est aujourd'hui simplificateur, réducteur à sa
manière d'une réalité complexe et d'une problématique
nouvelle. Dans le contenu des concepts et dans
leur forme, il y a du nouveau depuis Lénine, bien
que la crise générale exposée par lui continue. Il
n'est plus possible de réduire les problèmes aux
simples oppositions « société capitaliste » et
« société socialiste », « exploiteur » et « exploité »,
même si ces oppositions conservent un contenu et
un sens. La mode intellectuelle fut de nommer
« révisionniste » toute tentative d'analyse portant
sur le rapport entre l'Etat et la société. Et cela
sous prétexte que dans certaine période le «
révisionnisme » s'en prit à la théorie marxiste de l'Etat.
Or aujourd'hui, cette théorie se vérifie, mais d'une
manière imprévue. L'Etat n'a pas cessé de s'ériger y
au-dessus de la société. Cette tendance, analysée
par Marx à propos de la France (et d'abord dans
le 18-Brumaire de Louis Bonaparte) alors que ses
62 HENRI LEFEBVRE
analyses proprement économiques portaient
principalement sur l'Angleterre, cette tendance s'est
accentuée et perfectionnée. De cette émergence
étatique, de cette eminence du Pouvoir, résultent
d'importantes conséquences, et d'abord l'existence
d'un système politique, d'une stratégie politique à
l'état pur, ce que l'on appellera plus loin, utilisant
Clausewitz, la « politique absolue », ou « l'absolu
politique ». En même temps, l'Etat français plonge,
si l'on peut s'exprimer ainsi, dans les profondeurs
de la société entière. Le tableau que fait Marx
d'un édifice monstrueux construit sur la « propriété
parcellaire » de la terre, ainsi que d'un appareil
gouvernemental militaire et bureaucratique, forgé
pour lutter contre le féodalisme, ce tableau doit
se modifier et se compléter, même s'il est encore
nécessaire de « libérer la masse de la nation
française du poids de la tradition » en dégageant « dans
toute sa pureté l'antagonisme existant entre l'Etat
et la Société ». La Commune a passé par là pour
détruire cette vieille machine. L'Etat d'aujourd'hui
est une puissance économique (l 'Etat-patron de
plusieurs millions de travailleurs productifs pas
seulement de bureaucrates avec un capitalisme
industriel d'Etat et un capitalisme financier d'Etat).
Ce même Etat a une immense puissance
idéologique en contrôlant l'information quand il ne la détient
pas, en orientant la recherche scientifique et
l'Université.
Erigé au-dessus de la société mais descendant
jusqu'à la base de cette société, pas du tout
cantonné dans les superstructures, couvrant en un
sens toute la vie sociale, système du pouvoir
politique, impliquant les rapports sociaux du capitalisme
et cependant distinct de ces rapports, les
garantissant et les compromettant, cette situation de
l'Etat français actuel ne peut aller sans
contradictions. Quels sont les rapports exacts entre le
secteur privé et le secteur public de l'économie ?
Celui-ci apporte une rationalité limitée, un esprit
d'organisation étatique plus large que le secteur
privé, borné à la rationalité de l'entreprise. Le
secteur public sert de régulateur, de feed-back
dans l'ensemble peu cohérent de cette société.
C'est ainsi qu'il est le terrain d'élection de la
technocratie. En même temps, sa rationalité
supérieure implique un conflit avec un certain
autoritarisme borné, et par suite une éventuelle possibilité
de contrôle démocratique. Certains envisagent de
faire basculer la société entière vers le socialisme,
en étoffant le secteur public par les nationalisations.
Or ces mesures ne changeraient pas les rapports
entre l'Etat et la société. Comment soustraire l'Etat
à l'emprise des monopoles, alors qu'il est système
politique basé sur les monopoles ? alors qu'il est
lui-même, économiquement et administrativement,
monopolistique ? Et cependant, le conflit entre le
« collectif » et le « social » d'une part, et d'autre
part « l'individuel » et le « privé » s'étend à des
secteurs très importants de la vie sociale
française : médecine, éducation, urbanisation, etc. Qui
connaît cette situation ? Qui peut en tirer parti ?
Dans quel sens ? Telles sont les interrogations,
quelques-unes parmi celles qui se posent.
Pouvoir des monopoles ? Capitalisme
monopolistique d'Etat ? Sans doute, mais ce n'est pas une
analyse fine. Le pouvoir fonctionnerait-il comme
simple délégué des organisations monopolistiques ?
Accepterait-il leur stratégie concertée ?
Certainement pas. C'est le Pouvoir d'Etat et lui seul qui
détient la capacité stratégique dans le cadre ainsi
déterminé, stratégie globale, bonne ou mauvaise,
débordée par l'événement ou le dominant. Les
monopoles ou « oligopoles », selon le vocabufaire
qui passe pour scientifique, sont certainement
puissants, mais chacun d'eux occupe un secteur.
Organisations verticales, malgré une tendance aux
extensions horizontales, ils ne constituent pas
comme tels un système. Pas plus que les banques,
chaque organisation monopolistique ayant sa
banque ou ses banques. A qui incombe la cohésion ?
Le Pouvoir s'en charge. En France, les grandes
« sociétés » pratiquent l'auto-financement, ce qui
facilite les opérations à court et moyen terme
(exploitation du marché intérieur et extérieur,
recherche de nouvelles productions) mais gêne la
cohésion de l'ensemble. Cette cohésion n'est pas
assurée par une pensée rationnelle (la
planification) mais par une volonté, le Pouvoir. Celui-ci
peut imposer à chaque agent économique ou social,
à chaque « société » particulière les exigences de
la Société, celle du capitalisme monopolistique. En
ce sens, il ne peut se définir seulement comme
« pouvoir des monopoles » mais aussi et jusqu'à un
certain point comme « pouvoir sur les monopoles ».
Sa capacité d'intervention stratégique est
considérable, appuyée sur sa puissance économique (le
« secteur public ») et sur sa puissance idéologique,
soutenue elle-même par la police et les blindés.
Se contenterait-il, cet Etat si puissant, de
contrecarrer pour l'ensemble des capitalistes la tendance
à la baisse du taux de profit moyen ? Certes, il
encourage le profit, sachant qu'une part assez forte
va aux investissements. De plus, il gère ; il opère
sur le revenu national des prélèvements massifs,
pour des opérations propres (l'or, la force de
 L'IRRUPTION
frappe, etc.). Enfin, il s'occupe activement de
constructions immobilières, des villes nouvelles, de
l'urbanisation. Ce qu'on nomme « urbanisme » fait
partie à la fois de l'idéologie et de la pratique qui
se veut rationnelle de l'Etat. La sollicitude étatique
va jusqu'à prendre en charge la décentralisation,
dont le pays a fort besoin. Or l'Etat connaît
jusqu'à un certain point les besoins du pays,
mais l'Etat en tant que connaissance et
représentation n'est pas l'Etat en tant que volonté. L'Etat
qui connaît souhaite peut-être sincèrement la
décentralisation ; l'Etat qui veut ne peut pas décentraliser.
L'Etat qui connaît souhaite (peut-être sincèrement)
la participation pour combler le vide social qu'il a
lui-même créé ; l'Etat qui veut ne peut pas rendre
effective la participation, car il décide. Un point
c'est tout. On ne peut pas ne pas parler de Lui
comme d'un Sujet, mais comme de fonctions
dissociées dans une unité fictive.
Ce pouvoir dit personnel est en réalité celui d'une
fraction de la bourgeoisie, fraction compétente et
même dévouée, susceptible de soutenir une
stratégie politique, capable d'une certaine rationalité.
Ces gens, qui ne sont pas des monstres sacrés,
bien que membres de ce monstre, le pouvoir, ces
gens, pour autant qu'on puisse les comprendre du
dehors ne pensent pas que la course aux profits
soit un bien. Ils y verraient plutôt un mal nécessaire,
une donnée des problèmes. Ils gèrent. Quoi ? Les
intérêts des particuliers ? Non. Un pays. Telle
semble leur idéologie, donc leur horizon, limité mais
relativement clair : limité par la bourgeoisie, mais
rationnel. Cette fraction contribue à éclairer le
despotisme, sans pour autant l'arracher au clair-
obscur. Elle constitue un appareil de politique
spécialisée, appareil informel, institution au-dessus des
institutions. Le malheur du Pouvoir vient de ce
qu'il détruit autour de lui, lieu maléfique, foyer
maudit, la vie sociale. Il n'est plus de vie politique
que la vie cachée du Pouvoir. Il peut en arriver à
détruire ses conditions de fonctionnement. Cette
destruction ou auto-destruction est inhérente à la
stratégie et cependant échappe à sa vigilance. Un
tel Pouvoir trouve dans ses conditions la
séparation des pouvoirs et l'abolit. Il sape les
institutions sociales et politiques basées sur la séparation
des pouvoirs, celles qui pouvaient servir
d'intermédiaires entre lui et la société. Il détruit les
anciennes distinctions et introduit des séparations
nouvelles, des dissociations jusqu'alors inconnues
dans la société. Il s'ensuit de curieux phénomènes
et décomposition, sorte de dépérissement avant la
lettre d'un Etat trop fort, trop gros, mégalomane,
63
mégalocéphale, monstre de rationalité bornée. Les
corps intermédiaires disparaissent, discrédités,
démentis par le haut comme par le bas. lis se
réduisent à des lobbies plus ou moins forts ou faibles,
parmi lesquels le lobby de la classe ouvrière.
Sur le plan théorique, il n'est pas difficile de
reconnaître ici la séparation de la « société
politique » et de la « société civile » que Marx reprochait
à Hegel d'avoir théorisée en la dissimulant et que
la critique marxiste rétablissait dans sa vérité.
L'Etat prend l'apparence d'une communauté
politique, d'une société des citoyens supérieure à celle
des individus : un étage au-dessus. Ce n'est qu'une
fiction politique, correspondant aux fictions
juridiques, les soutenant et supportée par elles.
Chaque citoyen, censé connaître la loi et toutes les lois,
peut participer pleinement à la communauté
politique. Il est censé accepter en pleine connaissance
le Pouvoir dont il est censé pleinement bénéficier.
En fait, la société politique déploie sa hiérarchie
au-dessus de la société civile (économique) tout en
renforçant la hiérarchisation de cette dernière et
les rapports sociaux qu'elle implique.
L'Etat hégélien comportait encore des médiations
entre ses niveaux hiérarchisés et ses secteurs
distincts. Ces médiations compensaient l'autorité
souveraine ; armatures de la société, elles
comprenaient la philosophie, l'art, le droit. Et aussi les
corps distincts : les Villes, les « états » sociaux et
leurs organisations spécifiques. L'Etat actuel en
France diffère de ce modèle en ce que les corps
intermédiaires ont quasiment disparu, soit absorbés
par l'appareil politique, soit rejetés dans la société
civile comme simples groupes de pression. Entre
le niveau politique et celui de la société civile,
c'est le vide. Un vide politique, un vide social et
idéologique. Ces groupes sociaux réduits au rôle
de membres passifs de la société non politique
n'ont, depuis quelque temps déjà, plus de projets.
En passant dans la philosophie, ce mot a perdu son
contenu pratique. Ces groupes font des
propositions ; ils entrent comme des objets dans des
programmes. Ce ne sont plus des agents, des
« sujets » politiques, mais de simples « sujets »
du pouvoir. D'où les grands mythes obsessionnels,
récupérés par le pouvoir d'Etat lui-même :
participation, intégration.
Sur le plan pratique, il n'est pas difficile de faire
le tableau de ce vide, si l'on peut dire, et de
montrer la détérioration des corps intermédiaires.
L'appareil politique spécialisé, superposé aux anciens
« bureaux », n'empêche en rien l'existence
d'appareils officieux, souterrains, qui vont au loin et en
64 HENRI LEFEBVRE
profondeur manipuler les collectivités, recueillir
l'information, transmettre les directives. Le parlement,
médiation entre le pays et l'exécutif, pouvoir du
législateur selon la classique division des pouvoirs,
¦
a été dépossédé de ses prérogatives. Des mesures
graves ont été prises par ordonnances, peu après
une consultation électorale, et cela sans débat
préalable au parlement qui les a adoptées par vote
bloqué sur texte préparé par l'appareil politique
spécialisé. De nombreux textes législatifs, en
principe élaborés par les commissions parlementaires,
préparatoires, sont purement et simplement
promulgués après consultation des « spécialistes » ;
ces textes ont réformé les statuts des personnes,
les procédures de l'héritage, du mariage, de la
constitution des « sociétés », en bref le code de
procédure civile ; par conséquent la société civile
a été modifiée par en haut. Le troisième pouvoir, le
pouvoir judiciaire, a été littéralement démantelé.
Son indépendance, maintenue jusqu'alors dans
l'abstrait, a été quasiment écartée comme fiction
devenue inutile. Le corps officiel de la
magistrature enferme et couvre une sorte de corps officieux,
au service direct du pouvoir d'Etat, qui n'a plus ni
la morale ni l'idéologie de l'ancien pouvoir
judiciaire. Pour les assemblées régionales, créées sous
le signe de la décentralisation (les « CODER »),
elles ne possèdent aucun pouvoir budgétaire et
les préfets y ont voix prépondérante. Que cette
France est paradoxale ! On y discourt sur la
machine, on y préconise l'ordinateur et la société
s'ordonne selon les ordres de l'Ancien Régime. Le
tiers-état rassemble les travailleurs, productifs
matériellement ou non matériellement, ouvriers,
intellectuels, étudiants, techniciens et cols blancs. Ordre
bigarré bien qu'hiérarchisé et situé dans la
hiérarchie générale. Le Clergé ? C'est la bureaucratie
qui compte un bas clergé et de hauts dignitaires,4
les technocrates. La nouvelle noblesse ? C'est tout
ce qui gravite autour des centres de décision, les
uns arrivant par l'argent à détenir une miette de
pouvoir et d'autres arrivant par le pouvoir à
l'argent. Etat hégélien de droite, émondé, plus
dépouil é que l'Etat proprement hégélien, il organise,
consacre, cimente la société civile, en planant au-
dessus d'elle. Néo-hégélianisme, dont on peut
estimer qu'il est conçu à travers Clausewitz en haut
lieu, pour autant qu'il y ait théorie et stratégie, et
non pas mixture d'idéologie et d'empirisme
politique. C'est ainsi que le Pouvoir a posé la question
du pouvoir et les décisions centralisées la question
des centres de décision. Comment ? En existant. En
humiliant par le seul fait d'exister des gens qui
n'en ont pas pris l'habitude, bien qu'ils aient
quelque peu perdu celle de décider. En déposant sur
toutes choses « telles qu'elles sont », rangées et
classées sur les étagères officielles, une poussière
d'ennui. Ces considérations ne sortent d'ailleurs
pas de la psychologie politique. L'important, c'est
que le Pouvoir ait fait le vide autour de lui, vide
idéologique et social, vide officiel plus vaste que
la place de la Concorde. Vaste comme un monde.
Pourquoi insister tellement sur ce vide ? Parce que
dans cette stratosphère s'élança, aspirée et
propulsée, la spontanéité du mouvement. L'incondi-
tionalité spontanée de la contestation a subitement
remplacé linconditionalité de l'acceptation. D'où les
événements et leur ampleur inattendue, ce que
l'on a vu et ce dont l'analyse doit rendre compte :
l'effondrement des superstructures de cette société,
déjà rongées par l'usage et par l'abus du pouvoir.
Déjà dissociées dans et par l'illusoire cohésion du
Système. A la dissociation « Etat-société civile »
correspondent d'autres dissociations, maintenues,
entretenues. Ainsi la séparation entre le
syndicalisme considéré comme activité a-politique, comme
structure économique (revendicative), et l'activité
proprement politique, réservée aux hommes
politiques, aux appareils spécialisés. Cette dissociation,
en un sens fictive, est en même temps réelle, trop
réelle. Elle fait partie du Système politique. Elle
lui est inhérente, intégrante et intégrée au sein
même de la décomposition qui en résulte. Elle ne
peut se séparer d'autres dichotomies :
connaissance et action, théorie et pratique, technique et
idéologie, travail et pensée, activités et passivités.
La dissociation du politique et du non-politique,
à la fois fictive et réelle, est elle-même
politique. C'est l'instrument d'une politique sur
laquelle s'accordent le pouvoir et l'opposition de
Sa Majesté. Mais ici se découvre peut-être
le secret, un secret de polichinelle, celui de la
cohésion au sein de l'incohérence.
Aspirée par le vide, la spontanéité vient le
remplir. Elle submerge les dissociations, elle comble
les séparations. Ces temps-ci, dans la rue, dans
les amphis, dans les usines, les dichotomies
disparaissaient entre l'activité et la passivité, entre la
vie privée et la vie sociale, la quotidienneté et la
vie politique, entre la fête et le travail et leurs
lieux, entre la parole et l'écrit, entre l'action et la
connaissance. « Quand les bornes sont franchies*
il n'y a plus de limites ». La spontanéité a besoin
d'une orientation. Elle appelle une pensée qui la
reconnaisse, capable de l'orienter sans la rompre.
Pourtant, qui se bat pour la pensée, pour la con-
 L'IRRUPTION
naissance et la science ? Les théoriciens ont
commis plus dune fois l'erreur de ne pas répondre.
Les illusions de la spontanéité et celles de la
réflexion se font face. La mer croit monter
jusqu'aux étoiles et la spontanéité procède comme
les éléments : elle occupe ce qui lui est offert, un
contenant vide, et parfois le brise. La réflexion-
offre un autre contenant, quelquefois en vain ;
d'autres formes, quelquefois inutilement.
Dans cette situation paradoxale, on comprend
trop bien que les pouvoirs s'occupent, avec une
activité fébrile, de combler le vide qu'ils ont créé,
et ce fut leur seule activité créatrice. Ils ont brisé
toute participation. Vive la participation ! Ils ont
monopolisé la décision. Vive le peuple qui décide I
Ils ont discrédité le Parlement. Vive la démocratie
parlementaire ! L'Etat centralisé va prendre en
mains ce qui le nie et par essence le conteste. Non
sans interdire la contestation. Alors l'action va
se changer en agitation et en spectacle et ce
spectacle en agitation spectaculaire. Et cocasse :
« Allons, venez ici et pas ailleurs I Participez
gaiment et que ça saute I Allons, chantez I
dansez I » va-t-on dire à ceux qui auraient si
joyeusement participé, chanté, dansé, si cela venait comme
cela devrait venir : d'eux-mêmes.
6. TROIS TENDANCES
L'ironique description des vides, celle des
clivages verticaux dans la société française, selon trois
ordres analogues aux états de l'Ancien Régime, ne
doivent pas faire oublier que les clivages essentiels
sont horizontaux, ceux des classes. De même,
l'ironique analyse de l'intelligence stratégique et
de la rationalité bornée ne doit pas voiler une
vérité : le pouvoir comme volonté politique. Là où
le Pouvoir se situe au-dessus des pouvoirs et des
forces sociales, il est volonté plus qu'intelligence ou
rationalité.
Du point de vue de la volonté politique, trois
tendances se manifestent en France, clivage s'ins-
cnvant parmi d'autres sans les annuler. Trois et
non pas moins ou plus.
a) Les archaïques. Nombreux, solides ; le parti
de la solidité, le vieux parti des bien-pensants. Ils
ont une vision saine et simple des choses telles
qu'elles sont. Pour eux, depuis des temps immé- "
moriaux, il y a le bien et le mal, l'ordre et la
subversion, les gens de bon sens et les «
meneurs » qui prêchent des idées néfastes et qui
complotent. Conviction inébranlable : l'ordre a des
fondements éternels et pourtant il est fragile. L'iden- ¦
65
tité du réel et du rationnel, accomplie dans le sens
commun et l'ordre moral, comment se fait-il qu'on
puisse l'ébranler? C'est le secret du péché. Le
diable est aux aguets, le malin attend son heure.
Ces gens n'ont jamais, au grand jamais, fait de
politique. Bien sûr. Ils représentent déjà. Quoi ?
Le bon sens, les certitudes, les intérêts assurés,
l'ordre au-delà de la vie et de la mort. La politique ?
Horreur. En fait, les archaïques attendent l'heure.
Ils ont toujours quelque revanche à prendre, ayant
toujours peur. Ils sont un peu en deçà du réel
qu'ils craignent. Un peu en deçà de l'action. Ils
n'agissent guère, sinon méchamment. Ils sont
entraînés. Poussés en avant. Pas longtemps. Ils se
ressaisissent pour se saisir de ce qui a été fait
sans eux, contre eux. Ils peuvent fort bien se
regrouper en un parti de la volonté négative qui
se prétendra et se croira celui de la positivité et de
la vérité, d'une vérité assise sur les baïonnettes.
De ce côté-là, raison et déraison se confondent
dans le phénomène de la bonne conscience
bourgeoise.
b) Les modernistes. Ceux-ci ont beaucoup plus
d'intérêt. Mobilistes, ils perçoivent avec force et
acuité les décalages, les distorsions (les effets
multiformes de l'inégal développement) sans toutefois
en connaître la loi. Les contradictions profondes
leur échappent et tombent hors de la sphère de
leur entendement et de leur action. Ils restent à
la surface des phénomènes. Ils veulent d'abord
répondre à un « défi », celui de l'Amérique, celui
de la technique, celui des archaïsants. A ce
rattrapage se borne leur concept du mouvement et
de la raison. Fortement installés dans le rationnel
dans leur rationalité ils veulent tirer à eux
le réel et le hisser au niveau du rationnel.
Hégéliens, ils perçoivent des « impératifs », des «
exigences », des « contraintes ». Mettre la France à
l'heure des ordinateurs, en terminer avec les
retards, tels sont les principes de leur honnêteté
politique. Ils ne se ressemblent pas et offrent, comme
on dit, un large éventail politique. Ils réunissent
les appareils intitulés « familles spirituelles » dans
la consécration et le baptême bureaucratiques. .Telle
famille est proche des gens d'ordre ; une autre,
ce sont des parvenus, prononce encore des gros
mots et use de la rhétorique révolutionnaire. Dans
chaque famille, le père et la mère, les héritiers
filles et garçons n'ont pas exactement le
même langage ni les mêmes comportements. Peu
importent ces détails. L'important c'est que ces
gens existent et se croient importants. Et le soient.
Et agissent. Par eux-mêmes et aussi par personnes
 66 HENRI LEFEBVRE
interposées. Ce sont les récupérateurs par
excellence du mouvement qu'ils n'ont pas provoqué
mais dont ils mesurent l'intérêt et qu'ils
interprètent : le mouvement provient d'un retard de ceci
ou de cela. Ces gens ont peu d'imagination et
beaucoup d'idéologie qu'ils ignorent en tant
qu'idéologie : économistes faisant de l'économisme,
technocrates faisant du phiiosophisme. Tels qu'ils sont,
ils forment le parti du mouvement, avec ses limites
inférieures et sa limite supérieure : petites et
grandes réformes, celles-ci approchant du seuil de la
transformation révolutionnaire, avec prudence et
toujours pouvant basculer en arrière. Dans ce parti
'du mouvement (terme à prendre avec le maximum
d'ironie) figurent en toute équité : les gens du
centre libéral qui veulent seulement « adapter » les
structures l'aile marchante du capitalisme
français, qui veut répondre au défi américain en
modifiant les structures, celles de l'entreprise, celles de
l'Université en utilisant dans ce but le choc subi par
ces structures et enfin les « marxistes » qui
veulent aller un peu plus loin, vers le modèle
soviétique, vers la planification étatique
centralisée.
c) Et voici enfin les possibilistes. Sous ce terme
dépouillé de toute acception péjorative, on peut
grouper tous ceux qui pensaient ou pensent encore
ouvert le « champ des possibles ». Ce sont les
enthousiastes plus préoccupés des virtualités que
du réel. Ils vont donc au-delà du réel et parfois
au-delà du rationnel, jusqu'à proclamer le primat
de l'imagination sur la raison. Ils explorent le
possible et veulent réaliser une part de ces possibilités.
Parfois tout.
On peut imaginer un dialogue entre quelque jeune
ardent « possibiliste » et quelqu'un de plus positif.
Imaginer? Ce dialogue résume mille entretiens.
A. (le possibiliste). La Révolution ? Elle était
possible. Elle était là. Le pouvoir ? L'Etat ? Il n'y
avait qu'à s'en emparer. L'Etat tombait en miettes.
Dix millions en grève ! Et qui n'était pas en grève ?
jusqu'aux ministères, juéqu'à l'appareil d'Etat,
jusqu'à la police qui flottaient. Jamais cela ne s'était
vu ; jamais cela ne se retrouvera. Et les paysans
qui ne demandaient, en Bretagne et ailleurs, qu'à
entrer dans la danse. Et puis, ce n'était pas
seulement la grève, c'était l'activité à la base, créatrice,
libérée. De nouveaux rapports se découvraient
dans la fermentation du mouvement. A la base. La
société bourgeoise entière s'effondrait. Qu'a-Ml
manqué ?
B. Voilà précisément la question. Qu'a-t-il
manqué ?
A. Rien. Mais rien ! C'est ce qui me
désespère.
B. Beaucoup. Une direction. Un sens. Une
théorie. Une volonté. Une stratégie.
A. Les lieux de production, on les tenait. Et
aussi les communications. Que restait-il à
prendre ? quelques palais. Qu'a-t-il manqué ? Quelques
mots. Déclarer déchue la bourgeoisie, annulé le
capitalisme, fini le profit. Tout restait
momentanément inchangé dans la société, sauf ce qui
concerne la classe dominante et ses représentants. On
pouvait repartir le lendemain, puis aborder de
nouveaux problèmes : gestion, planification, orientation
générale de la vie sociale, bref le niveau global,
les superstructures
B. Oui, mais...
A. L'assaut n'a pas été livré.
B. Ceux qui auraient pu donner l'ordre de
l'assaut n'ont pas voulu le donner. Ceux qui avaient
le projet de l'assaut n'ont pas pu en donner l'ordre.
A. Il y a eu la trahison. La grande trahison
devant l'histoire, celle de ceux qui se disent
révolutionnaires et ont abandonné la révolution.
Comment pouvez-vous conserver votre sang-froid ?
garder cette impassibilité théorique ? réfléchir
calmement ? Je bous, je tremble d'indignation ! qu'on
ait une attitude réformiste passe encore. Mais
qu'on monopolise la phrase révolutionnaire, qu'on
paralyse les forces vives avec des mots, c'est la
plus grande escroquerie de tous les temps. Il y
a des cadavres encombrants, comment s'en
débarrasser ?
B. Réfléchissez. Ceux qui se prétendent
révolutionnaires ont peut-être des raisons d'avoir
modifié leur point de vue, de se changer en conseil des
Sages. Ils savent ce qu'ils veulent : la légalité, que
la bourgeoisie enfreint constamment, dont elle se
sépare après l'avoir instituée. Vous les accusez de
trahison. Ils vous accusent d'aventurisme. Vous
pensez qu'ils tiennent à un schéma périmé ; ils
pensent que vous vous attachez à une absence de
théorie, à une image d'Epinal de l'insurrection.
A. Aucune excuse, aucune raison d'avoir
sauvé le pouvoir et l'ordre existant, quand ils
chancelaient. Je dis bien : on a sauvé la société bourgeoise
en sauvant la démocratie, le jeu parlementaire, le
pouvoir lui-même qu'on se donne l'air de
combattre.
B. Mais pour mettre quoi à leur place ? Des
nationalisations ? Une meilleure gestion de
l'économie, un taux de croissance plus élevé, une meilleure
répartition du revenu national ? Une planification
plus cohérente, plus poussée ? Si le réformisme
 L'IRRUPTION
peut être révolutionnaire, point n'est besoin d'un
assaut sanglant pour l'imposer. Dans les cadres de
la démocratie actuelle, enfin mûrs, l'Etat et
l'appareil d'Etat tomberont bientôt dans les mains
patientes des sages de la révolution. Ils en useront pour
le bien du peuple et de la classe ouvrière. Ils le
modifieront.
A. Folie ! Absurdité ! Alors, la bourgeoisie se
sera ressaisie. Il faudra encore et toujours livrer
l'assaut, dans des conditions assurément moins
bonnes, puisque cette fois-ci la conjoncture était
formidable, inespérée, complète. La dictature du
prolétariat sur la bourgeoisie ? Elle était mûre, avec
l'aide du peuple entier.
B. Oui, mais, pourquoi livrer l'assaut? Pour
prendre le pouvoir ? Pour briser l'Etat existant et
son appareil ? Pour lui substituer un autre Etat ?
mais lequel ?
A. Pour transformer la société, jusqu'à la
façon de vivre en société. A l'Etat qui dépérissait
sous les apparences de la force, pourquoi en
substituer un autre ?
B. Pour faire une société analogue, en mieux ?
A. Pour la changer fondamentalement. De
fond en comble. De la base qui changeait au
sommet qu'il fallait détruire, décapiter, découronner.
B. Alors pour vous il ne s'agit pas seulement
d'économie, de changement dans le système
économique, de planification correcte de la croissance?
A. Il ne s'agit plus d'économie politique. Il
s'agit de toutes les institutions. De la société
entière. De la vie humaine.
B. Vous allez vite en besogne.
A. Il faut aller vite dans une telle situation.
On ne peut pas longtemps soumettre la société à
cette dialectique extraordinaire : l'immobiliser pour
que le mouvement l'envahisse et pour qu'il la
réorganise. Le possible, ce n'est pas la planification, ni
la croissance. Voilà le réformisme stupide. C'est
bien autre chose.
B. Bon ! Le sens. L'orientation. Vers quoi ?
A. C'est à inventer. A créer. Des formes
nouvelles de vie sociale. Le mouvement se prouve en
marchant. Il fallait percer, ouvrir, frayer la voie à
la révolution totale.
B. Je comprends peut-être, je voudrais quand
même que vous précisiez.
A. Je ne peux pas. Puisqu'il faut inventer,
créer, dans le mouvement, à partir du mouvement
B. Les autres, ceux que vous critiquez, ont
hésité. Ceux que vous accusez non sans raison
d'avoir protégé l'édifice social tel qu'il est contre
l'audace révolutionnaire, ont une thèse, que vous
67
jugez sévèrement. Ils y tiennent. Ils s'en tiennent
là. Avec logique. Ces révolutionnaires sont devenus
logiques, ils sont devenus prudents. La société
moderne leur paraît si complexe qu'on peut hésiter
devant les responsabilités. Le marché, les
systèmes bancaires, fiscaux, financiers, que de
mécanismes délicats I
A. Vous vous moquez ! C'est cela qui vous
arrête ? Les mécanismes délicats, on les fait
sauter, on les reconstruit autrement. Nous avions avec
nous des gens que nous aurions délivrés des
cadres étroits où ils étouffent, des tâches spécialisées
et bureaucratisées : les savants, les économistes,
les techniciens des finances, les ingénieurs en
informatique. Pensez à cette reconstruction consciente
de la société, de bas en haut, avec l'aide de la
science.
B. Et pendant la transition ? Pendant la phase
constructive ?
A. Tout repartait le lendemain.
B. Comme avant ?
A. Avec un changement décisif à la tête, au
sommet.
B. Et ne pensez-vous pas que la société
entière, repartant ainsi...
A. Sur de nouvelles bases.
B. Attention ! Une nouvelle base ou un
nouveau sommet ? Je dis bien : repartant ainsi, cette
société aurait de nouveau sécrété ce sur quoi et
pour quoi elle avait été édifiée : le profit.
A. Où voulez-vous en venir ?
B. A ceci, qu'il faut une théorie. Il me semble
que vous admettez la science et que vous montrez
quelque défiance vis-à-vis de la théorie. Il faut un
projet d'ensemble. Et ce n'est pas facile. Et cela ne
s'improvise pas.
A. Mais la révolution est un processus.
B. D'accord.
A. Ce processus s'était mis en marche.
B. Il est en marche.
A. On l'a cassé.
B. Momentanément. Un tel processus ne peut
pas continuellement monter et puis si c'est bien
le processus de la révolution, il ne se laissera pas
casser ainsi. Si la première révolution du XXe siècle
a commencé, un obstacle, un méandre ne la
détourneront pas.
A. Le mouvement devait engendrer ses
formes d'organisation en même temps que ses formes
d'action. Indissolublement.
B. Vous avez raison. Mais le projet ?
A. Pas de programme devant le mouvement,
élaboré avant lui, sans lui, hors de lui.
68 HENRI LEFEBVRE

B. D'accord. Mais une conception qui oriente

quelque chose de figé). Il y a un noyau, le Pouvoir,
le mouvement... avec son appareil ; dans son orbite, quelques
A. L'autogestion ! J'insiste : l'autogestion.
satellites, quelques particules également dures,
L'auto... instruments de ce pouvoir, moyens de son influence et
Ici le dialogue se perd dans le tumulte, ce de son intervention. Là règne une idéologie, ou si
l'on veut une théorie. De même que pour Clause-
dialogue qui eut lieu tant de fois. Il s'arrête à un point
crucial : la problématique renouvelée, celle qui naît
witz il y a le concept de la guerre absolue, ou le
de la crise institutionnelle et de la reconstitutionconcept absolu de la guerre (de son essence) par
non d'un Etat mais d'une société entière. On y rapport auquel s'apprécient les situations relatives
reviendra bien des fois. Ici donc suspense. et les stratégies, de même s'est élaboré un
Marquons un arrêt de la réflexion... concept de la politique absolue, dont l'économique
Ne peut-il arriver que l'imagination politiquen'est qu'un moyen. Ce n'est plus le vieux «
dissimule la volonté politique, la bonne volonté politique d'abord ». C'est beaucoup plus : la notion
politique qui cesse d'être politique en tant que bonne
de stratégie politique pleinement dégagée. L'action
volonté ? Point de départ : la contestation ouvre le« coup par coup » et la tactique qui ne prévoit que
champ des possibles, comme disent les le court terme, n'ont plus de raison d'être. La
philosophes. Or la limite entre le possible et l'impossible,
stratégie, peu à peu, est devenue essentielle. Un coup
difficile à tracer, est toujours facile à franchir. Et
a plusieurs buts, plusieurs sens, dont celui de
d'abord dans l'imaginaire. Vive donc le possible- préparer la suite.
impossible. Prouvons le mouvement en avançant. En face, un second noyau de pouvoir ; un second
Le possible ? Changer la vie ! Certes. Mais appareil avec son orbite, ses satellites, ses moyens.
comment ? Celui qui veut définir, situer, orienter,Et la même notion, élaborée à partir de Lénine et
désigner des étapes et des moments, celui-là semblede Staline (et par conséquent à partir de Hegel et
déprécier la profonde mobilisation des forces, l'élan
de Clausewitz) de l'absolu politique. Ces deux
élémentaire qui bondit des profondeurs vers les noyaux de pouvoir se font vis-à-vis. Ils ne sont pas
sommets. En effet, il y a un risque. Et cependant, pour autant symétriques et simplement homologues.
si tout est possible, rien n'est possible. Aller Les stratégies diffèrent bien qu'elles se recoupent
jusqu'au bout du romantisme révolutionnaire, faire la
et que des deux côtés il y ait ce phénomène : des
révolution dans la révolution, cela semble inhérent
hommes identifiés à des institutions et des
au mouvement, à la spontanéité, à la contestation.institutions à des individus. Dans quelle mesure y a-t-il
Est-ce vrai ? Absolument vrai ? Cette attitude ne ainsi dualité de pouvoir? Ici et pour l'instant, la
réduit-elle pas à sa manière la problématique question est prématurée ; le problème de leur
d'ensemble ? N'extrapole-t-elle pas à partir de confrontation n'a pas d'importance. L'intéressant, c'est
le vide autour d'eux, ce vide idéologique et
l'expérience (indispensable, profonde, nécessaire) des
groupes partiels, ou de tel groupe partiel, fût-ilpolitique que produit autour de lui le Pouvoir à l'état
important, fût-il décisif? Au cours du processus pur, le pur pouvoir d'Etat.
révolutionnaire, une certaine idéologie du groupe Ce vide, la contestation l'a rempli. On n'a pas
ne doit-elle pas se surmonter en même temps que encore complètement dégagé et formulé le
les idéologies des divers groupes entrant dans le caractère original de ce concept et de cette pratique, la
mouvement ? On peut le penser et le dire : cela contestation. Née de ce vide et dans ce vide, la
figure dans la problématique elle-même... contestation a surgi pour relier l'économique (et
la revendication limitée à ce niveau) avec le
Avant de poursuivre l'analyse, de mettre fin au
suspense théorique et de tenter une réponse aux politique (établi au sommet, dans l'absolu, au niveau
problèmes, il faut reprendre quelques notions apparemment inaccessible de l'Etat). Lorsque les
essentielles. Cet arrêt n'a pas été prémédité. Il institutions et les hommes s'identifient, lorsque
semble inhérent à la « chose » considérée, qui l'autorité se passe de légitimation parce que c'est elle
n'est pas une chose mais son contraire : le qui légitime, comment peuvent s'exprimer les «
mouvement, l'événement. sujets » ? comment peuvent-ils se réclamer de la
qualité de « sujets » pour cesser d'être\« objets »
7. CONTESTATION, SPONTANEITE, VIOLENCE de la stratégie politique et pour redevenir sujets
agissants ? Comment feraient-ils entendre leur voix
Voici donc le tableau de l'espace politique en sinon en inventant une activité nouvelle ? La
France (ce terme « espace » désigne expressément contestation a remplacé les médiations sociales et
 L'IRRUPTION
politiques, par lesquelles les revendications
s'élevaient au niveau global, au politique. La
contestation s'est dressée contre l'institutionnel et par
conséquent contre les personnes identifiées aux
institutions. Elle a comblé les séparations habituelles,
les « en tant que ». Ce n'est plus le « sujet »
qui parle seulement en tant qu'individu, en tant que
citoyen, en tant que père ou fils, en tant que
subordonné ou chef. Celui à qui il s'adresse, ce
n'est plus la personne en tant que responsable, en
tant que personne privée, en tant qu'ayant une vie
quotidienne ou une activité sociale. La contestation
vient du global et va au global. Ceux qui espéraient
un mouvement et ne pensaient pas que la société
existante fut arrêtée dans ses structures, la plupart
de ceux-là attendaient que le mouvement prît
naissance dans un « point fort » de la société, en
commençant par une forte poussée sur ce point fort.
Par exemple, selon la théorie de la « nouvelle
classe ouvrière », les techniciens, le personnel
qualifié parmi les travailleurs des industries
techniquement en pointe, étaient destinés à devenir initiateurs
et fer de lance de la transformation sociale. Ce
groupe quantitativement faible mais qualitativement
efficace devait franchir la distance entre les
revendications proprement économiques et la volonté de
gestion, de participation. De même, dans
l'hypothèse du réformisme révolutionnaire, une stratégie
devait s'élaborer à partir de l'organisation
industrielle et d'un programme d'intervention au niveau
du plan économique pour le politiser. En ce qui
concerne les étudiants, dans cette perspective on
aurait pu prévoir un mouvement en provenance des
« scientifiques », destinés à entrer à bref délai dans
la production.
Or ce n'est pas ainsi que le mouvement
commença. Du moins en France. Il est né parmi les
étudiants de la faculté des lettres, et plus
spécialement parmi ceux des sciences sociales.
Apparemment privilégiés, les étudiants en général et ceux
des sciences sociales en particulier étaient
doublement frappés, sur le plan pratique et sur le plan
théorique : manque de débouchés et de
perspectives, éclairs sur une pratique sociale sans projets
et sans possibles, bouchée. Le mouvement s'est
formé dans un vide social, dans un creux de la
société. Pas n'importe quel vide, pas n'importe
quel creux : un vide jalonné, un creux cerné si l'on
peut dire. Selon les prévisions de Lénine, le maillon
faible saute, dans le cadre mondial mais aussi à
l'intérieur d'une société, dans l'enchaînement
maintenu par l'autorité et illusoirement cohérent des
superstructures. Ce mouvement eut d'abord un
69
caractère négatif. Le creux ne vient pas seulement
de l'absence de débouchés, pour ces étudiants, ni
de l'absence de perspectives. Ces absences ont
joué un rôle certain mais mineur. Attribuer la
contestation à une idéologie « subversive » serait
grossier. L'absence et le sentiment d'absence viennent
aux étudiants de la société actuelle et de ce qu'ils
sont fondés à lui reprocher. La contestation ? C'est
d'abord le refus de l'intégration, sachant en quoi
consiste cette intégration, ce qu'elle suppose
d'humilité, ce qu'elle comporte de dissociations. La
contestation, c'est le refus global, entier, des
aliénations pressenties ou ressenties. C'est la volonté
de non-récupération. Le mouvement, né dans le
négatif et de la négation, est radical par essence.
La contestation est radicale ou n'est pas. Elle ne
surgit pas d'un « sujet » partiel, d'un « en tant
que... ». Son radicalisme lui vient de ce qu'elle naît
en profondeur, sous les racines de la vie sociale
organique, institutionnelle : au dessous de la
« base ». De cette origine cachée qu'elle révèle,
la contestation va jusqu'aux sommets politiques,
qu'elle révèle aussi en les refusant.
On peut dire que la jeunesse se définit par un
« rapport au monde » (J. Berque) plutôt que par un
âge. La jeunesse, dans la contestation, ne se
manifeste pas comme naïve et barbare. Thèse
ultraréactionnaire. Elle ne se manifeste pas seulement
comme enthousiaste et courageuse jusqu'à la
témérité. Elle se révèle anti-réductrice. Elle supporte mal
le caractère réduit-réducteur des activités
spécialisées, y compris les appareils politiques. La mise en
perspective au nom de ce qui réduit, même si l'on
tente d'en justifier la rigueur, n'est pas admise.
Ce refus définit la contestation. A tel point que le
refus atteint parfois la théorie elle-même, puisque
l'activité théorique, celle de la pensée qui analyse,
comme celle de la pensée qui expose la totalité,
est inévitablement (mais en un sens dialectique)
spécifiée et donc spécialisée. Il se produit une
rencontre : la science de la société, dans la mesure
où la connaissance de cette société tend au global,
surmonte les fragmentations et dissociations ; cette
connaissance soutient et même légitime l'attitude
spontanée de la jeunesse. La contestation se
dresse contre la division du travail, contre la
consolidation sociale de la division technique du travail en
une hiérarchie bureaucratique. La division technique
du travail s'accepte, comme contrainte à surmonter.
La division socialement consacrée et utilisée est
repoussée. Ce qui ne va pa sans problèmes.
Dédaigneuse, la contestation repousse d'un coup
d'épaule l'idéologie du bonheur dans l'acte passif
70 HENRI LEFEBVRE

de consommer et celle de l'agrément du regard pur jusqu'à la maturité politique. La campagne contre la
sur le pur spectacle. Que veut-elle à la place ? spontanéité a été depuis lors menée au nom de la
L'activité, la participation mais effective, incessante, science, au nom de l'insurrection considérée
perpétuelle, donc instituante et constituante. Ce qui comme technique, au nom de l'organisation. En allant
ne va pas sans d'autres problèmes. trop loin dans ce dogmatisme, au point de
La contestation naît donc d'une crise considérer la spontanéité comme nulle et non avenue,
institutionnelle latente ; elle la mène vers une crise ouverte et même comme irrationalité par essence, on
qui met en question les hiérarchies, les pouvoirs, renonce à comprendre ses raisons, cachées ou
la bureaucratisation qui a contaminé la société manifestées. On entérine, au nom d'une rationalité qui
entière. Cette contestation radicale ne peut se veut marxiste et dialectique, et pourtant se
qu'assumer jusqu'au bout ses tâches négatives : la prétend absolue, une irrationalité spécifiée,
négativité s'attaquant à la masse colossale du désignée comme ennemie. Et cependant si la
« positif », du « réel », de l'établi. Elle corrode une connaissance n'a pas accompli sa mission, si elle n'a pas
rationalité prématurément identifiée au réel et au perçu l'émergence de la spontanéité, dogmatique,
possible, qu'elle bloque. L'unité illusoire de l'Etat systématisée, institutionalisée la connaissance a
politique et de la hiérarchie sociale, cette unité failli. Elle désoriente au lieu d'orienter.
qui se fonde sur des séparations qu'elle consacre, De plus, les illusions dogmatiques se dissipent.
sur des dissociations insupportables entre Iù vie Si la connaissance est nécessaire, s'il faut la
quotidienne et la vie publique, entre la pensée et science et la stratégie pour diriger le combat, qui se
l'action, entre la production de biens matériels et bat pour la science ? Personne. Qui risque si peu
celle de biens non matériels (d'uvres, de biens que ce soit pour la stratégie en tant que telle, en
dits « culturels »), cet édifice fictivement unitaire se tant aue forme rationnelle ? Personne. L'idéologie,
voit sapé par la base. Et c'est précisément dans le pour autant qu'il y ait idéologie, n'est pas la
vide trop réel laissé par cette unité illusoire que connaissance ; la réflexion théorique et la pratique
s'élance la contestation. Elle tend à combler le dissipent les idéologies. Et cependant, une idéologie
creux dont elle surgit. Elle franchit l'abîme qui parfois inhérente à la spontanéité la stimule. Il ne
sépare le revendicatif (économique, chiffrable, faut pas !a tuer au nom de la connaissance. C'est
limité au niveau du syndicalisme) et le politique, en là une particularité dogmatique : tuer l'idéologie
niant la politique spécialisée, celle des appareils spontanée au lieu de la comprendre comme telle et
politiques. Sortant du revendicatif, la contestation de l'orienter vers une pratique qui la surmonte
aboutit selon son style propre au politique, dans lorsque vient le moment, ni trop tôt, ni trop tard.
un mouvement dialectique : contestation critique Sans la spontanéité, il n'y aurait pas d'événement,
et théorique, praxis contestante, réflexion théorique pas de mouvement. Il ne se serait rien passé. Par
sur ce mouvement. *4 conséquent, pour tous les pouvoirs, la spontanéité,
La contestation naît spontanément. Elle se définit c'est l'ennemie. Sans pour autant qu'elle constitue
comme spontanéité, avec l'horizon et les limites un pouvoir. Elle a des conditions, donc un sens.
de la spontanéité. Bien entendu, il n'existe pas de Que signifie la spontanéité, compte tenu qu'elle
spontanéité absolue. Le « sauvage » n'est qu'une échappe par définition à l'institutionnel ?
fiction intellectuelle. L'explosion de la spontanéité a) Un retard ou plutôt de multiples retards. Que
a des conditions qui l'ont préparée. les retards s'accumulent, que le retard constitue
Au cours d'une discussion très célèbre avec Rosa un phénomène cumulatif, c'est une curieuse
Luxembourg Lénine a déprécié la spontanéité. conjonction. Car il ne s'agit pas seulement du retard
Pourquoi ? Parce que pour lui le mouvement de l'université (idéologie, pédagogie, contenu et
révolutionnaire impliquait l'articulation entre la pratique et , forme de l'enseignement) sur les besoins du
la théorie, entre l'instinct de classe et la connais-"' marché, de la production matérielle ou non matérielle,
sance conceptuelle. Lénine comptait la spontanéité de la division technique et sociale du travail. Ce
parmi les éléments et facteurs subjectifs de la n'est là qu'un aspect de la conjonction. Il s'agit
situation. Il n'envisageait pas et ne prévoyait pas aussi du retard des salaires sur la productivité,
le cas où le spontané figurerait immédiatement dans sur les « besoins » qu'on stimule au nom de
l'objectif et interviendrait comme tel, politiquement. l'idéologie de la consommation. Il s'agit aussi et surtout
Au parti révolutionnaire incombait, selon Lénine, la du retard du réel sur les possibilités, de la
tâche de surprendre en la comprenant dès son conscience sur elle-même (ce qui se regagne d'un bond)
germe la spontanéité, pour l'orienter et la mener et finalement de la révolution sur elle-même (retard
 L'IRRUPTION
le plus difficile à combler I). Il s'agit donc de
l'ensemble des retards, distorsions et décalages qui
marquent la société française. Et le monde
moderne. Les immobilistes, archaïques, passéistes, n'ont
pas existé, pensé, agi, inutilement. Une partie des
superstructures (idéologiques, institutionnelles) de
la société retarde encore sur les exigences de la
production industrielle, de l'organisation, de la
planification, de la programmation. En haut lieu, on
s'occupe de combler ce retard au moment
historique où ces « exigences » sont déjà en voie de
dépassement. Un nouveau retard se perçoit entre
les contraintes de la production industrielle et les
urgences de la société urbaine en formation. De
ces nouveaux décalages, s'ajoutant aux premiers et
contribuant à l'effet cumulatif, qui s'en occupe ? La
réflexion critique sur le rôle des appareils politiques
spécialisés, sur les idéologies et les institutions,
sur le terrorisme environnant, doit aussi porter sur
ces faits. De la somme des retards qu'est-il
résulté ? Non seulement une détérioration générale de
la société et de son Etat, mais un état tel qu'un
élément marginal et d'apparence anodine (le
mouvement étudiant) a agi sur l'ensemble pour
déchaîner la spontanéité.
b) Dans la rue ont eu lieu les manifestations.
Dans la rue s'est manifestée la spontanéité : dans
le lieu social non occupé par les institutions. Pour
ensuite s'étendre vers les lieux institutionnels.
Cette particularité du mouvement indique qu'on a déjà
affaire à des phénomènes urbains en partie
nouveaux et originaux. La rue devenant lieu politique,
c'était l'indication du vide politique dans les lieux
spécialisés. L'espace social changeait de sens. Ce
qui n'allait pas et ne va pas sans risques. La
pratique politique transportée dans la rue laisse
de côté la pratique (économique et sociale) qui a
son siège dans des lieux marqués. D'où le danger
de nouvelles dissociations.
c) Avec la spontanéité, avec la rue comme lieu
politique, a réapparu comme fait et problème la
violence. Elle est liée à la spontanéité et par
conséquent à la contestation : à des forces qui
cherchent leur orientation et n'existent qu'en s'exerçant.
Ainsi reprend l'histoire, qui semblait arrêtée, fixée,
dominée par le pouvoir à son bénéfice. Il n'est pas
inutile de rappeler la distinction et la liaison entre
la violence latente et la violence ouverte. Le
pouvoir peut se contenter de la violence latente. Il
préfère ne pas user de ses capacités d'intervention
brutale. Les garder en réserve, cela fait partie de
la stratégie, pensée depuis longtemps par
Machiavel. Les régimes qui usaient à tout propos de la
7i
répression policière et militaire n'avaient pas atteint
le concept de la politique absolue. Selon ce
concept, la force ne doit intervenir que pour écraser
l'adversaire, définitivement ; jusque-là l'intervention
partielle et la menace risquent de valoriser cet
adversaire, c'est-à-dire comme interlocuteur. Ce
qu'on ne doit faire qu'à bon escient. Cependant la
violence latente fait surgir la contre-violence qui la
révèle, qui peut la gêner et l'obliger à se déployer
en frappant le grand coup. Il peut même arriver que
la force s'use et que la contre-violence la casse.
Dans ces conditions, le romantisme de la pure
violence peut surgir. Il implique une philosophie :
ontologie de la spontanéité inconditionnelle,
métaphysique de la violence. Après la longue période
où la lutte de classes s'estompait avec l'histoire
et l'historicité, avec la coexistence pacifique, avec
la stagnation des rapports sociaux et les retards
« inconsciemment » accumulés, la conjoncture
favorise la renaissance de cette philosophie. Pour la
jeunesse, après la période yé-yé vient celle de la
tragédie. Avec l'effondrement des idéologies de
l'équilibre, de la croissance, de l'harmonisation,
vient la tentation d'un nouvel absolu. A-t-on entendu
dans les rues de Paris le terrible : « Viva la
muerte ! » ? Non, sans doute. L'honneur des
hommes qui suivent le drapeau noir, c'est qu'ils n'ont
jamais engagé la vie des autres, amis ou ennemis,
sans risquer la leur et sans réserves. Dans cet
honneur, dans cette volonté, réside un grand
danger pour un « monde » sans honneur qui n'a d'autre
volonté que de durer.
d) En effet, la spontanéité profonde ne
correspond pas seulement aux décalages et retards
accumulés. Prise symptômalement, elle indique des
contradictions nouvelles, surajoutées aux
contradictions anciennes, masquées, estompées, réduites,
jamais résolues. De cet enchevêtrement
dramatique, l'analyse théorique doit se préoccuper jusqu'à
l'élucider. En utilisant un instrument affiné, aiguisé
par la conjoncture et l'événement : la pensée dia->
lectique. Elle semblait émoussée. Elle l'était. Si
l'analyse dialectique ne parvient pas à saisir les
éléments (anciens et nouveaux) de la situation, à
les exposer dans leur ensemble, à leur donner un
sens, le désespoir l'emporte. Avec l'adhésion à la
violence peut survenir le renouveau d'une
conscience tragique opposée à la conception dialectique du
devenir autant que celle-ci s'opposait au «
structuralisme », idéologie de l'immobilité. Autrement dit,
tenir le plus grand compte de la spontanéité, c'est
aussi en marquer les limites. Et cela au nom d'une
théorie que la pure spontanéité tend à laisser de
côté.
72 HENRI LEFEBVRE
8. STRATEGIES DE DEBORDEMENT ET
DEBORDEMENT DES STRATEGIES
L'analyse des stratégies réserve quelques surpri-
,
ses. Travail théorique et conceptuel, elle porte sur
des actes et des enchaînements d'actions
supposées préméditées. Elle s'occupe du pouvoir et
des mesures qu'il prend avec une cohérence, elle
aussi présupposée. Le Pouvoir (sous-entendu : le
pouvoir d'Etat) implique l'usage de la force, usage
virtuel ou actuel. Il implique aussi une pensée.
Sans pensée, le pouvoir perd ses moyens. Il se
décompose ; conspiration, coup d'Etat, meurtres
sont alors inévitables. Or une pensée s'énonce et
s'exprime. Le pouvoir suppose donc l'usage des
mots et du verbe. Il repose sur le verbe, mais en
tant que le verbe dirige l'usage de la force. Cela ne
veut pas dire que le pouvoir ne soit qu'un mot.
L'analyse stratégique court un risque et ne va
pas sans une illusion : supposer une extrême
intelligence, un génie politique aux gens du pouvoir.
Telle mesure, prise empiriquement, pour des
raisons pragmatiques, peut s'interpréter ensuite et
apparaître comme décision stratégique. Cet
inconvénient n'est pas grave ; une mesure décidée
empiriquement prend ensuite place dans la stratégie,
objet de l'analyse.
Aujourd'hui, sauf erreur, les stratégies politiques
atteignent un haut degré de subtilité. On voit loin,
on prévoit à long terme. Ce qui a quelque rapport
avec le concept de « politique absolue ». On
laissera l'adversaire prendre des initiatives pour
rappeler aux alliés défaillants comme aux amis
fléchissants à quel point on leur est indispensable.
Les coups ont plusieurs effets. On peut valoriser
l'adversaire éventuel en le désignant à l'attention
générale, en détournant cette attention des
véritables problèmes, en masquant l'action des forces
réelles dans le processus réel. On choisit ainsi
l'adversaire avec le terrain du combat et de l'enjeu.
Personne n'ignore que le pouvoir a sinon favorisé
le mouvement étudiant à ses débuts, du moins
laissé faire. Pourquoi ? Pour secouer les archaïques et
les archaïsmes, pour signaler les retards et ouvrir
la voie aux mesures qui les auraient comblés dans
le sens souhaité. Le mouvement, ensuite, a débordé
ses origines, montrant les dangers de ce jeu
stratégique.
La stratégie se dédouble, bien que conservant
une certaine unité dans la politique absolue. Il y
a la stratégie apparente, publique et publiée, et de
plus la stratégie cachée et secrète. La première,
dont l'apparence n'exclut pas l'efficacité, se
che de la tactique ; mais elle fait partie de la
stratégie. La seconde, à long terme, ne se dévoile
pas. Elle transparaît seulement à travers les
exposés, si l'on dégage son caractère politique des
formes publicitaires, propagandistiques,
persuasives ou terroristes, destinées à alerter et à frapper
l'opinion dite publique.
Chaque stratégie fait entrer en compte des forces
qui risquent de la déborder. Ces forces ne restent
pas hors de la logistique et des calculs ; on les
prévoit. On se propose soit de les capter soit de
les détruire une fois qu'elles sont découvertes. Ce
qui ne va pas sans nouveaux dangers. Comme dans
toute élaboration stratégique, le commandement a
le choix entre deux options, celle qui tente de
minimiser les chances de l'adversaire, celle qui tente
de pousser au maximum ses propres chances. Il
n'est pas d'opération tactique et stratégique qui
puisse se dérouler sans risques. Les projets
stratégiques et leur analyse ne se font qu'en termes
de chances et de probabilités. Ceux qui redoutent
« l'aventure » jusqu'à l'exclure au nom d'une
logique de la situation ou d'une situation réduite à la
logique, ceux-là n'ont pas de stratégie, ou ne
veulent pas en avoir, ou bien encore la dissimulent
sous cette logique. La logique des stratégies n'est
pas une logique formelle mais une logique
dialectique.
Pour comprendre la stratégie, il faut poser une
série de questions, simples dans leur formulation :
« Qui ? Comment ? Pourquoi ?» La réponse n'est
jamais simple car l'analyse doit déterminer
l'adversaire réel, ainsi que les objectifs réels. Par exemple
celui qui prend l'initiative de l'opération stratégique
sur le plan de la politique absolue désigne un
adversaire dont il craint que la stratégie ne vise à
le déborder et ne soit elle-même débordée. En le
désignant comme adversaire « légal », il l'enchaîne
à rester dans la légalité quitte à le frapper un jour
au nom de cette légalité. L'adversaire réel, c'est
l'ensemble des forces de débordement. L'adversaire
fictif se voit doublement obligé de surveiller ses
arrières pour ne pas rater le jeu, celui de la
légalité. Il a du même coup une liberté de manuvre
qui lui permet cette surveillance. L'attention
générale se reporte sur le terrain où se joue le jeu
politique. Alors que l'action réelle se passait
ailleurs, pas seulement dans la rue, mais dans le
débordement qui ne tient pas compte du jeu ni de
la règle du jeu.
Que les initiateurs d'une action, ceux qui l'ont
fomentée et accomplie, se voient désavoués par
ceux qui en tirent parti, rien de neuf. L'élément
 L'IRRUPTION
nouveau naît de ce qu'une stratégie n'appartient
à personne. Celui qui peut la mener à bien s'en
empare. En quoi consiste une stratégie ? En une
forme. Le contenu de cette forme, ce sont les
moyens de l'action, ses instruments d'exécution.
Un chef politique peut concevoir une stratégie sans
en avoir les moyens, un autre la lui prendre avec
les moyens de la mener à l'accomplissement.
Pendant une période historique, depuis 1933, une
stratégie à l'échelle internationale comportant pour la
France « indépendance, grandeur, prospérité »
pouvait parfaitement se concevoir. Et même elle
s'imposait. Les politiciens de petite envergure ne
pouvaient s'élever jusqu'à cette conception. Ils en
restaient à la tactique : électoralisme à l'intérieur,
alliances momentanées à l'extérieur. Le chef de
l'Etat actuel, en France, sut alors prendre en main
la stratégie en l'enlevant à l'opposition. Agissant
au niveau des sommets de la grande politique, il
négligea quelque peu les réalités nationales et les
problèmes intérieurs. Aujourd'hui, mai-juin 1968,
que tente-t-il ? De prendre en mains la stratégie,
la seule concevable, à l'échelle nationale. La
virtuosité du stratège, impliquant le concept de « politique
absolue », va jusqu'à utiliser la situation qu'il a
lui-même créée : le vide. De quoi s'agit-il ? De
reconstruire la vie sociale. Condition essentielle :
la participation active des groupes sociaux, (les
étudiants, la jeunesse, les ouvriers, les techniciens).
Si l'opposition avait élaboré une stratégie, elle
aurait mis en avant un programme d'autogestion
généralisée au lieu de se contenter
d'aménagements à la planification ou d'envisager quelques
nationalisations dans les cadres étatiques actuels.
Elle est donc, dans une certaine mesure, désarmée,
vulnérable. La stratégie officielle ne manque pas
d'audace. Elle va jusqu'à laisser entrevoir une
troisième voie (la fameuse « troisième voie ») entre
socialisme et capitalisme. On peut maintenant se
demander si cette stratégie dispose des moyens
d'aboutir. Que l'Etat comble le vide social creusé
autour de l'appareil d'Etat et par lui, qu'il fasse
appel du sommet à ce qui ne peut venir que d'en
bas, n'est-ce pas l'ultime paradoxe de la politique
absolue ?
9. SUR LA DUALITE DES POUVOIRS
Pour analyser cette situation, la pensée
dialectique aurait besoin de termes nouveaux, bien définis
et cependant désignant des éléments transitoires,
incertains. Le Pouvoir ? Serait-ce le pouvoir d'une
ombre ou l'ombre d'un pouvoir? Certes non.
73
vant les hommes au pouvoir, il y a des tableaux
de commande. Telle manette, tel bouton, une force
réelle se met en marche. Et cependant le spectre
de la politique absolue, qui se dresse sur l'Europe
et le monde, remplaçant peu avantageusement le
spectre du communisme, a quelque chose d'irréel.
Il réunit tous les phantasmes de la volonté de
puissance, toutes les fictions juridiques et politiques
liées à l'Etat. Il se proclame et se fait acclamer au
moment historique où il a fait autour de lui le
vide de la terreur. C'est la société entière qu'il faut
reconstruire, puisque ses superstructures ce
qui fait qu'une société est une société et non un
agrégat se sont effritées, parfois effondrées. Le
concept de la politique absolue suggère aux
hommes de l'Etat qu'il faut et qu'on peut reconstruire
cette société à partir du Pouvoir. Délire d'une
rationalité qui ne reconnaît pas ses limites.
La dualité de pouvoir caractérise selon Lénine
les situations révolutionnaires. Un pouvoir décline,
un autre monte. Ainsi sous la Commune le
gouvernement dit républicain et le Comité central de la
carde nationale. Ainsi, en 1917, le pouvoir tombé
aux mains des kérenskystes, et les Soviets. Y
aurait-il aujourd'hui (fin mai, début juin 1968)
virtuellement ou réellement, une dualité de pouvoir en
France ? On pourrait le supposer. D'un côté se
rassemble la bourgeoisie avec ses alliés, sous le
drapeau de la république et de la liberté (« libérez
nos usines I ») et de l'autre côté la classe ouvrière
avec ses alliés, sous le drapeau de la démocratie
et des libertés. Cependant, ce n'est qu'une
apparence (avec la réserve contenue dans la
proposition dialectique : « toute apparence contient une
réalité, qui peut se développer »). En effet les deux
pouvoirs en présence n'en font qu'un, pour autant
qu'ils se situent sur le même terrain, celui de la
légalité, de l'Etat existant et du jeu parlementaire.
Terrain occupé par ceux qui détiennent l'initiative
des opérations. En conséquence, sur le terrain des
opérations politiques! il y a deux forces, un seul
pouvoir.
Pour les hommes qui s'identifient à des
institutions, pour les hommes de l'Etat, la dualité des
pouvoirs est inconcevable, intolérable. Aussi n'en
parle-t-on guère. Et si on en parlait, ce serait en
vidant le concept de son contenu. Alors que le
Parlement apparaissait il y a peu de jours comme
le symbole du vide social et idéologique, autour
de la politique absolue, alors que ses débats ont
profondément déçu par leur manque de portée, la
seconde force semble avoir pour objectif de
reconstituer la vie parlementaire. En quoi elle risque
 74 HENRI LEFEBVRE
et de dissimuler le vide, et de masquer l'absence
des corps intermédiaires entre les appareils et la
« base », et de livrer à l'adversaire « de classe »
les institutions ainsi ressurgies. Ceci dit, la
position paraît tenue avec une grande logique, qui par
malheur risque de sauver la logique générale d'un
système qui avait égaré sa cohérence.
La plus surprenante caractéristique de la
situation française, en ces heures dites « historiques »,
ce fut et c'est encore l'existence d'une troisième
force : celle de la contestation et de la spontanéité,
celle de la rue. En un sens, ce pouvoir hors du
Pouvoir fut et reste le plus réel, le plus agissant.
Ebranler une société, ou plutôt rendre évidente et
sensible sa crise institutionnelle, c'est bien le
résultat d'un pouvoir effectif. Et cependant ce pouvoir a
peine à se constituer, à s'affirmer comme tel. Force
concrète, d'abord négative devenue positive par
la puissance de la contestation et du mouvement,
comment ce mouvement deviendrait-il pouvoir
puisqu'il procède de sa négation ? Comment passer
de la contestation à l'institution ? La reprise de la
spontanéité, son élan qui occupe les trous et
lacunes de la société, aboutit d'abord à indiquer les
contours de ce vide. Oui, la spontanéité évoque et
rend présente une possibilité grandiose : la
reconstruction de la société de bas en haut, démocratie
constituante et instituante dans le mouvement, à
partir d'un réseau d'organismes de base où seraient
présents (et non plus seulement représentés) tous
les intérêts, toutes les aspirations, toutes les
libertés. Cette démocratie par la base s'oppose
puissamment à la république (chose publique) tenue et
maintenue en haut. Elle met en question, à partir
d'une décomposition partielle et d'un dépérissement
de l'Etat existant, la thèse de l'Etat démocratique.
Que pensait Marx? Que la démocratie se
développe dans une contradiction. Elle implique un Etat,
elle tend vers la suppression de l'Etat, sans quoi
elle s'abolit elle-même. La possibilité s'évoque
d'une restitution des intermédiaires et médiations
sociales, dans l'espace social immense qui s'étend
entre les centres de la politique absolue avec leurs
appareils et leurs instruments d'action, et la
pratique sociale de base. Pour l'instant, il se pourrait
que cette possibilité reste simple possibilité. Si
cela arrive, on aura assisté à un mouvement
colossal, à une grève générale non pas sans contenu
politique mais dont le contenu politique aura été
étouffé dans le germe. L'histoire aura donné une
situation révolutionnaire sans révolution.
L'ouverture, incontestablement pratiquée dans une muraille
déjà lézardée, n'aura pas servi d'issue au
ment. La suppression des corps intermédiaires aura
laissé en vain face à face les classes et la classe
ouvrière sera de nouveau niée en tant que classe
par le Pouvoir souverain et par l'Etat national. Ce
sera en vain que la tactique (électorale,
parlementaire) aura momentanément cédé la place à la
stratégie. En vain également que les grandes
idéologies, celle de la croissance, celle de l'économisme,
celle de la politique absolue et de l'Etat, auront
été ébranlées par les contestataires.
Mais est-ce possible, ce nouveau vide ? Verra-
t-on se reconstituer et se ré-instituer les
dissociations et séparations entre l'économique, le social et
le politique ? Entre la vie quotidienne et les
stratosphères de la culture et du pouvoir? Entre la
passivité d'un côté, et de l'autre les capacités de
décision ? Verra-t-on de nouveau régner l'idéologie
de la consommation, complétée par l'idéologie de la
« non-idéologie » ? Cela semble impossible. Que
le mouvement, après un reflux, renaisse, sans
doute ailleurs et autrement cela semble hautement
probable. La troisième force, qui ne représente en
rien une « troisième voie », fera naître projets,
idées, pratique sociale transformée de fond en
comble. Son intervention a déjà souligné en acte le
rôle primordial de la conscience, dédaigneusement
taxée de « subjectivité ». Elle a maintenant pour
tâche non seulement d'occuper les lieux du vide
social et quelques autres, mais de remplir «
positivement » les vides, ceux de la conscience et ceux
de la réalité sociale elle-même. La tâche du
théoricien ne va guère plus loin que cette
démonstration. Il ne peut rien de plus qu'indiquer les tâches
que la pratique sociale peut accomplir.
10. SUR L'AUTOGESTION
Que le concept et la pratique de l'autogestion
apportent une réponse originale au problème posé
par Marx de la socialisation des moyens de
production, que ce concept et cette pratique échappent
aux difficultés apparues depuis Marx dans
l'expérience de la planification autoritaire et centralisée, il
est à peine besoin de le rappeler. Peut-être
faudrait-il souligner que l'autogestion n'a rien de
magique, que ce n'est pas une panacée, qu'elle a posé
et pose autant de problèmes qu'elle en résout. Une
fois proposée comme principe, il reste à la «
penser », dans le cadre d'un pays hautement
industrialisé, comme dans celui d'une situation mondiale
qui abonde en traits nouveaux et originaux.
L'autogestion ne supprime pas la lutte des classes. Elle
peut la stimuler. Sans elle, la participation n'a pas
 L'IRRUPTION
de sens ; elle permet des manipulations ; elle
devient une idéologie. Seule l'autogestion rend
effective la participation en l'insérant dans un processus
qui tend vers le global. Il y a une problématique
de l'autogestion, comme de la participation. Cette
problématique est immense. On ne transforme pas
la vie sociale entière, celle d'une société complexe,
sans obstacles. Prise isolément, c'est-à-dire hors
de sa problématique et d'un projet théorique
d'ensemble, l'autogestion n'est qu'un « mot d'ordre
creux ». On le rend creux en l'isolant. On a joué
sur les mots en lançant cette thèse, celle des
idolâtres du plein économique-étatique. Né
spontanément dans les creux de la vie sociale, c'est-à-dire
dans le vide creusé par l'Etat, apparu ici et là
comme expression d'un besoin social fondamental,
le mot d'ordre de l'autogestion ne peut s'isoler. Il
contient implicitement un projet global, destiné à
remplir le vide mais seulement s'il est explicité.
Ou bien le contenu de l'autogestion, son contenu
social et politique, se déploie et devient stratégie.
Ou bien le projet échoue. Le mot d'ordre creux,
ou plutôt dangereux, c'est celui de « cogestion ».
Regard sur la gestion, contestation limitée à
l'avance aux cadres habituels de la gestion, et non
contestation de ces cadres, la cogestion est
incompatible avec l'autogestion. Le réformisme
pseudorévolutionnaire ne peut qu'améliorer la même
gestion de la même chose, dans les mêmes institutions,
rétablies avec l'aide des « intéressés ». Qu'apporte
au contraire l'autogestion ?
a) une brèche dans le système existant, celui des
centres de décision qui gèrent la production et
organisent la consommation sans laisser aux
producteurs et aux consommateurs la moindre liberté
concrète, la moindre participation aux choix
véritables ;
b) un risque : la possibilité d'une
dégénérescence, d'une récupération, surtout dans les formes
déjà bâtardes et dégénérées de la « cogestion ».
Dans l'autogestion elle-même, des intérêts partiels
ou locaux peuvent l'emporter sur les intérêts
généraux de la société ;
c) l'annonce d'un processus passant par la
brèche ouverte et qui s'étendrait à la société entière.
Il est faux de limiter ce processus à la gestion des
affaires économiques (entreprises, branches
d'industries, etc.). L'autogestion implique une pédago~
gie sociale. Elle suppose une nouvelle pratique
sociale, à tous les degrés et niveaux. Ce processus
entraîne l'éclatement de la bureaucratie et de la
gestion étatique centralisée. Il rencontre des
obstacles : le marché et la maîtrise du marché, les
75
questions globales relatives aux investissements,
etc. Il n'y a pas dilemme et option entre la
centralisation étatique et la décentralisation qui donnerait
priorité au partiel et au local sur le global. Ce
dilemme fait partie d'une idéologie, celle de la
politique absolue (de l'absolu étatique et politique).
Les obstacles ne sont pas infranchissables, ni les
problèmes insolubles. Ils n'en ont pas moins une
réalité. Le processus de l'autogestion, pratique
sociale et théorie de cette pratique, implique la mise
en place à la base d'un réseau complexe
d'organismes ; la pratique et la théorie modifient le
concept classique dans la démocratie formelle
de représentation et de représentativité. Les
intérêts multiples de la base doivent être présents
et non « représentés », c'est-à-dire délégués à des
mandataires séparés dès lors de la base.
L'autogestion et la participation effectives ne peuvent se
séparer d'un « système » de démocratie directe,
plus proche d'un mouvement perpétuel et
perpétuellement renouvelé, puisant en lui-même sa
capacité d'organisation, que d'un « système » formel.
A tous les niveaux, les rapports changent : les
relations anciennes entre les actifs et les passifs,
les gouvernants et les gouvernés, les décisions et
les frustrations, les sujets et les objets, se
dissolvent. S'il y a là occasion de désordre, si le règne
de la parole s'oppose à celui de l'écrit
bureaucratique, ce ne sont inconvénients majeurs que pour
les soutiens de l'ordre établi. Quant à l'ensemble
et à sa gestion, les techniques nouvelles peuvent
intervenir. Automatisation à la base dans les forces
productives utilisation des moyens électroniques
(computeurs et calculatrices) pour fournir à une
gestion décentralisée les informations ascendantes
et descendantes, ces nouvelles techniques fondent
des possibilités nouvelles. A condition qu'on les
utilise pour assurer le dépérissement de l'Etat et
de la bureaucratie, non pour affermir technocrati-
quement les institutions.
Le moindre des dangers qui menacent
l'autogestion comme processus n'est pas le repliement
sur les intérêts corporatifs, ceux de l'unité de
production ou de la branche de production (en prenant
ce terme dans son acception large, qui comprend
la production intellectuelle, celle d'uvres et celle
de « services »). On croit surmonter les intérêts
particuliers et on cherche en fait à les protéger.
Si l'Université se croit décisive pour la
transformation de la société parce qu'elle peut y tenir un
rôle essentiel, c'est du néo-corporatisme. De même
pour les architectes et urbanistes. Pour les
magistrats et le pouvoir judiciaire. Pour les techniciens
76 HENRI LEFEBVRE
et spécialistes de l'information, etc. Toute activité
spécialisée étant réduite-réductrice, elle doit
procéder à une incessante autocritique, corollaire et
complémentaire de l'autogestion. L'autogestion
implique l'autocritique, prise de conscience incessante
des rapports entre l'unité se gérant elle-même,
entre ses limites fonctionnelles et structurales et
l'ensemble de la société.
Quant à la cogestion et à l'autonomie, il est
facile de voir ce qu'elles impliquent. En particulier
l'autonomie des universités, facultés et
départements, peut les livrer aux archaïques, les soumettre
aveuglément aux exigences du marché, les priver
d'activité critique, pousser la pédagogie et le savoir
dans des ornières plus boueuses que jadis.
A propos de l'autogestion, est-ce le lieu et
l'occasion de rappeler l'importance de la vie
quotidienne ? Sans doute. Le processus révolutionnaire
commence par l'ébranlement de la quotidienneté et
se termine par son rétablissement. Qu'est-ce qui
ébranle, qu'est-ce qui submerge le quotidien ? La
subversion en acte de ce qui le constitue en le
séparant du non-quotidien. Les dissociations
mentionnées à plusieurs reprises (vie privée, travail,
loisirs, vie sociale et politique écrits officialisés
et parole réduite au trivial ou à la rhétorique)
tombent. Spontanément la pratique sociale se
délivre de ce qui institue les séparations, à savoir une
somme d'institutions. Ainsi et ici prend son sens
la crise institutionnelle que l'on n'a pas le droit de
réduire à une crise d'autorité. La contestation ne
s'élève pas tant contre l'autorité que contre la
société entière maintenue par cette autorité. Les
ouvriers ne suspendent pas le travail parce que
leur patron fait l'office d'un père. S'ils rejettent le
paternalisme, c'est parce qu'il symbolise un ordre
social en le rendant sensible ; ils visent cet ordre
à travers une attitude qui l'exprime. L'humiliation,
l'ennui, envers de l'autorité c'est-à-dire du pouvoir
de décision, ont autant d'importance que l'autorité
elle-même. Sur quoi pèse cette autorité ? Sur le
quotidien qu'elle institue et constitue comme tel.
Dans la tension et le désordre, la « parole
ininterrompue », inaugurée et littéralement découverte
dans l'événement ne mettait pas seulement en
question les autorités paternalistes ou patronales
mais aussi leur objectif et leur finalité : le quotidien.
Avec ses implications répressives, dont le sens
commun et le discours trivial qui l'exprime
sanctionnent la trivialité. A quoi servent tant d'activités
réductrices parce que réduites ? Quel objectif ont-
elles, à la fois évident et dissimulé par leurs
opérations ? A entretenir la quotidienneté réduite à
l'obéissance passive. Lorsqu'à décliné ce processus
de désaliénation par la parole, par la rue et par le
désordre spontané, l'ordre quotidien s'est
réorganisé dans sa solidité terre-à-terre. Les troubles de
l'ordre apparaissent comme troubles de la
quotidienneté ; le rétablissement du quotidien a soutenu
la restauration de l'ordre social. La suspension du
quotidien se définissait par la somme des
absences : pas de courrier, pas d'essence, pas de
transports, etc. En revenant avec leurs réseaux et
circuits, ce que ramenaient l'essence, le courrier, les
chemins de fer, les chèques postaux et bancaires,
ce n'était pas seulement quelques moyens de vivre,
c'était beaucoup plus : la quotidienneté entière.
Avec quelques valeurs d'usage, le règne de la
valeur d'échange, le monde de la marchandise, se
restauraient. Terrain solide, la vie quotidienne porte
l'édifice parce que l'édifice se construisit sur ce
terrain et l'aménagea. Le processus contestation,
grève, mouvement tout entier a ébranlé le terrain.
Il se raffermit avec ce qu'il porte et comporte : les
étages hiérarchisés, plus les fictions et les mots.
Cela ne signifie pas que le quotidien puisse se
transcender d'un bond, mais que les dissociations
qui le maintiennent comme niveau et sol (terre-à-
terre) de cette société peuvent se surmonter dans
et par un processus : celui de l'autogestion.
L'examen attentif et détaillé des événements peut
encore réserver des surprises. En dehors des
directives (imposées par des appareils spécialisés) il y
eut, semble-t-il, de manière inégale et tâtonnante,
des tentatives d'autogestion. On a vu apparaître la
« chose » sans le mot, l'action sans la pensée. Ici
et là le personnel assemblé, y compris les cadres,
a usurpe les fonctions des chefs du personnel, en
touchant rarement aux fonctions directoriales. Cela
veut dire que le processus est engagé mais non
irréversible.
L'autogestion montre la voie d'une transformation
de la vie quotidienne. « Changer la vie », ainsi
se définit le sens du processus révolutionnaire
Mais la vie ne change pas magiquement, par un
acte poétique, comme le croyaient les surréalistes.
Si la parole libérée des servitudes a un rôle
nécessaire, elle ne suffit pas. La transformation de la
vie quotidienne passe aussi par des institutions.
Si tout doit se dire, il ne suffit pas de dire, encore
moins d'écrire. La pratique sociale qui surmonte
les dissociations et qui peut créer des institutions
nouvelles au-delà de celles qui entérinent les
dissociations, cette pratique sociale porte un nom, mais
ne se réduit pas à un langage.
 L'IRRUPTION
11. DE LA MONDIALITE
On passera rapidement sur quelques aspects
connus. La coexistence pacifique ? Elle a sa
logique. L'Union soviétique ? Elle existe. Peu importe
la définition, marxiste ou non, du socialisme. Du
point de vue de la politique absolue, la définition
du socialisme relève de l'idéologie. La donnée
politique ? C'est l'existence de l'URSS et la
stratégie appuyée sur cette existence. Ce qui ne favorise
pas l'effort pour constituer en Europe occidentale
une démocratie socialiste originale. Dans la
conjoncture actuelle, cette voie nouvelle pourrait
écarter de l'Union soviétique la Tchécoslovaquie
d'abord, puis d'autres démocraties populaires
(Pologne, Hongrie, Roumanie), puis d'autres pays, dont
l'Italie. Une Europe ainsi constituée et liée à
l'Angleterre formerait une entité politique nouvelle qui
réagirait à son tour sur le socialisme d'Etat.
Beaucoup de gens n'y tiennent pas, pour des raisons
faciles à comprendre. Le socialisme d'Etat reste
la seule définition officielle, le critère, le programme.
Les Etats-Unis ? L'impérialisme américain ? En
1945, leur présence militaire sur le continent
européen interdisait, paraît-il, la perspective
révolutionnaire. Aujourd'hui, ils sont occupés ailleurs. Il
fallait une certaine dose de mauvaise foi pour tirer
argument contre les « agitateurs » des négociations
qui débutaient à Paris, en les accusant de sabotage.
Au surplus, le prestige des U.S.A. tombe au plus
bas et « l'american way of live » ne tente plus
personne. La' mythologie et l'idéologie U.S.A. ont
à peu près disparu de la scène.
Les dernières années ont modifié l'image de
l'histoire vécue et reçue par la jeunesse. Pendant
qu'un fort courant intellectuel, en France et
ailleurs, rejetait l'histoire dans le passé historique,
au profit d'une idéologie celle de l'organisation
sociale par la rationalité économiste et techniciste
l'histoire continuait. Selon une représentation
classique, répandue dans la culture occidentale, les
individus font l'histoire. Selon une représentation
d'origine marxiste, ce sont les masses. L'image
de l'histoire mondiale qui a émergé ces derniers
temps attribue la capacité historique à des
minorités. Le petit pays Viet résiste victorieusement à
l'énormité américaine. Réunis autour de Fidel
Castro, quelques hommes décidés ont changé la face
d'un pays, détrôné un dictateur. Che Guevara a
tenté de prendre un continent ; sa figure a
maintenant une grandeur presque mythique ; c'est lui qui
a donné à la révolution dans la révolution son
visage. Les masses ont besoin d'un ferment et les
individus qui contribuent à faire l'histoire acceptent
77
un rôle qui les voue à l'héroïsme et au sacrifice.
Sans leur initiative et leur violence, rien ne change.
Aux spécialistes d'examiner l'échéance du
marché commun et la question de l'or. La situation
mondiale a d'autres aspects que l'analyse politique
doit envisager. Par un choc en retour, la
décolonisation réagit sur les pays industrialisés, et cela
d'une façon imprévue. Un pays qui en opprime
d'autres ne peut être libre ; les chaînes que les
complices, ne fût-ce que par ignorance ou passivité,
de l'oppression mettent autour des opprimés,
servent aussi à les ligoter. Comment les pays
colonisateurs retrouvent-ils la liberté ? C'est ici que
surgit la situation paradoxale. Des régions, des
groupes (la jeunesse), des fractions de classes (ouvriers
ou paysans) se découvrent colonisés. Par qui ? Par
les centres de décision, de pouvoir et
d'ac umulation des richesses, centres urbains ou plutôt
centres constitués au cours de l'éclatement de la
réalité urbaine. Paradoxalement, l'exploitation par le
néo-capitalisme a pris cette couleur : la colonisation
intérieure. La prise de conscience suit cette voie.
Le capitalisme d'organisation a maintenant ses
colonies dans les métropoles et s'il mise sur le marché
intérieur, c'est pour l'utiliser sur le mode colonial.
La double exploitation du producteur comme tel et
du consommateur comme tel transfère l'expérience
coloniale au sein du peuple ex-colonisateur. Cette
répercussion du mondial sur le national prend des
formes variées. La population des métropoles se
voit regroupée en ghettos (les banlieues, les
étrangers, les usines, les étudiants) et les villes
nouvelles ont quelque chose qui rappelle les villes
coloniales. Ainsi apparaissent dans l'oppression
générale des différences complexes, revalorisant la
démocratie, la parole, l'échange des idées et la
discussion des projets, seules manières de rompre
l'isolement des ghettos.
Ce qui entre ainsi en contestation, c'est d'abord
l'exploitation renforcée et assouplie ; c'est aussi le
savoir et le pouvoir et leur jonction dans la
puissance oppressive et répressive. Avec les
différences qui se manifestent (sur lesquelles J. Berque a
justement insisté) le désir de création ou de «
créativité » surgit comme besoin social ; il cesse de
se sentir accablé par la technique, dont la mobilité
intervient aussi pour discréditer les cadres fixes du
savoir et du pouvoir. Cette résurrection des
différences et de leur expression accompagne à la fois
les inégalités de développement et les
contradictions nouvelles qui les sous-tendent.
Il s'ensuit que de nouveaux clivages apparaissent.
Les plus anciennes frontières passent entre les
peuples et les nations, tracées par l'action poli-
78 HENRI LEFEBVRE
tique de la bourgeoisie ascendante. Des frontières
plus récentes mais fortement inscrites dans les
consciences et sur le terrain passent entre les
classes sociales, tracées au temps où dominait la
croissance industrielle. Ces limites ne s'effacent
pas encore mais de nouvelles frontières, peu
sensibles encore, distinguent les centres de puissance
(décision, richesse et information) de leurs aires
subordonnées et semi-colonisées. Autour de ces
centres, par eux et pour eux, l'économique devient
objet politique, objet de gestion politique. D'où
l'émergence de la politique absolue, ce phantasme
et ce fantôme qui réunit les spectres de la
puissance au milieu du vide qui entoure la pure
puissance et son exercice. La spontanéité
révolutionnaire n'est pas sans rapport avec ces clivages
récents, en cours d'effectuation pratique. Elle les
signale et les marque sur le terrain, dans le monde
entier. Si la spontanéité s'attaque aux hiérarchies,
c'est parce qu'elle vise les pôles de la puissance.
On ne peut plus l'expliquer par les seules
conditions matérielles et fonctionnelles de la vie
prolétarienne dans la production industrielle. Ces
schémas tomberont bientôt en désuétude, encore qu'ils
n'aient pas perdu toute portée. Ils ne suffisent pas
à expliquer le caractère mondial de la spontanéité,
de la violence, de la contestation et notamment le
caractère mondial de la révolte étudiante. Il se
peut que l'effervescence et la spontanéité, en
France, soient dues à la superposition de deux groupes
de phénomènes sociaux, ceux que l'on peut
apprécier par référence aux anciens clivages (classes
sociales, positions et fonctions) dans la production
et ceux que l'on ne peut comprendre que par
d'autres références (les groupes semi-colonisés ou
se percevant comme tels, répartis dans les aires
subordonnées aux centres de la puissance :
ghettos, banlieues, périphéries, jeunesse, étudiants).
Toute autre tentative d'explication reste limitée à
un point de vue partiel, psychologique ou
psychanalytique (cf. notamment les articles d'Edgar Morin
dans Le Monde; 5 et 6 juin 1968). Une telle mise
en perspective réductrice et réduite n'atteint pas le
niveau politique.
Il n'est certainement pas exact que l'ère de la
non-abondance ait disparu à l'échelle mondiale.
Pourtant les pays avancés (industrialisés,
urbanisés) ont surmonté la pénurie. A coup sûr de
nouvelles formes d'organisation, dépassant les
institutions historiquement liées à la non-abondance,
répartissant le faible surproduit social, se mettent
en place. Avec des schémas nouveaux
d'explication, des projets nouveaux. A l'échelle mondiale.
12. LES PHENOMENES URBAINS
L'analyse tourne maintenant autour d'un
problème, élément important de la problématique.
Puisqu'il y a des phénomènes nouveaux, en particulier
les problèmes liés à l'urbanisation de la société
industrielle, comment définir les liens entre ces
groupes de phénomènes : juxtaposition, superposition,
« surdétermination » ? L'analyse conduit à rejeter
les métaphores et surtout les analogies
mécaniques (détonateur, résonance, etc.). Elles désignent
mais déplacent le problème. Ces métaphores
tendent à séparer la cause (le mouvement étudiant) et
l'effet (la grève générale, la crise institutionnelle)
en mettant l'accent sur la disproportion entre cette
cause et cet effet. Schéma doublement injuste :
erroné théoriquement et déprédateur du
mouvement. N'auraient-ils abattu que le capitalisme du
savoir et le savoir capitaliste, la bourgeoisie de
la connaissance opposée à la connaissance de la
bourgeoisie, les étudiants ne peuvent passer pour
cause occasionnelle de phénomènes plus vastes.
La démarche analytique suivie jusqu'à maintenant
permet une conclusion qui ouvre une nouvelle
analyse. Le processus considéré implique deux
séries distinctes de raisons et de causes : celles qui
relèvent de l'analyse des contradictions (anciennes
et nouvelles), celles qui relèvent de l'analyse des
inégalités de développement (dissimulant,
aggravant ou atténuant les contradictions). Dans l'espace
social et politique, les lieux de production n'ont pas
perdu toute importance. Loin de là. L'autogestion et
le processus qu'elle amorce ne peuvent partir que
de ces lieux pour gagner l'ensemble de la société..
Pourtant, l'intérêt et l'importance se déplacent vers-
les centres de décision (savoir et pouvoir, infor- *
mation et accumulation des richesses comme des
techniques). C'est là un phénomène urbain par
excellence, ou un ensemble de phénomènes
urbains. L'on peut s'attendre à un double effet. Ces
phénomènes introduisent des contradictions
nouvelles. De plus, par rapport aux phénomènes nou- v
veaux les anciennes superstructures (idéologiques
et institutionnelles), édifiées sur la base de
l'industrialisation, des rapports sociaux et politiques de
cette période, peuvent prendre un retard croissant
ou diminuant, manifeste ou caché. Sans exclure de
ce schéma les superstructures politiques, les
appareils spécialisés et institutionalises.
Les séparations et dissociations ont leurs
causes et leurs raisons dans la division du travail :
division technique et division sociale. La division
technique se comprend comme elle s effectue, à
 L'IRRUPTION
partir des forces productrices, de leur niveau, de
leur organisation. La division sociale, y compris les
hiérarchies bureaucratiques, se superpose à la
division technique, en aggrave les conséquences et la
modifie selon les intérêts et la rationalité de la
gestion capitaliste. Cette division technique et
sociale du travail se conçoit donc selon les «
impératifs » de la production, de la croissance industrielle.
Vient un moment où elle se projette sur le terrain.
La ségrégation, forme extrême de la division du
travail, localisée et organisée comme-telle, ajoute
ses conséquences et ses implications aux
dissociations antérieures. Elles les entretient et les aggrave
en les situant dans un espace social figé. Les
fonctions, séparables auparavant par l'analyse de
la société, se séparent en acte. D'abstraites et
incomplètes, les dissociations deviennent parfaites,
mais leur accomplissement annonce leur fin.
Effectuées sur le terrain, c'est sur le terrain qu'elles
peuvent se surmonter : dans la rue. Ici l'étudiant
rencontre le travailleur et la raison réduite à ses
fonctions retrouve la parole. Des idéologies,
notamment celle de l'intellect analytique pur, se
réalisent pratiquement. Des institutions gouvernent. Et
c'est ainsi que ces idéologies et ces institutions
retardent, enlisées dans leurs réalisations. Les
phénomènes urbains accompagnent le dépérissement
des superstructures de la croissance industrielle
(en y comprenant « l'urbanisme » I). Cette
croissance qui n'a pu assurer le développement social
se discrédite, avec son idéologie, avec sa
rationalité, avec ses institutions.
Le nouveau prolétariat ? La « nouvelle classe
ouvrière » ? Ils ne se rencontrent pas dans les
industries de pointe hautement techniques, mais
dans les H.L.M., dans les cités, villes et quartiers
nouveaux. Ce prolétariat ne ressent plus ni les
anciennes pénuries, ni les anciens stigmates de la
condition prolétarienne, comme on dit. Il est logé,
nourri, distrait. Aux économistes, ce « niveau de
vie » peut paraître satisfaisant. Il ne satisfait
personne, ni du point de vue des besoins individuels,
ni du point de vue des besoins sociaux et culturels,
comme on dit, ni en ce qui concerne la façon de
vivre. L'état de pauvreté et de non-participation y
est subi, mal accepté. L'humiliation et l'absence de
libertés qui vient de la présence (et de l'absence)
des centres de décision et des noyaux de vie
sociale, s'y perçoivent avec acuité. L'aliénation
multiforme y est vécue obscurément mais jusqu'à
l'angoisse sourde et profonde. Dès lors surgit Ja
spontanéité. La jeunesse ouvrière y naît avec une
haine, aveugle ou lucide, contre la pression des
79
autorités, contre le « réel » existant, dans son
intégralité. Si la génération antérieure a surtout
revendiqué sur le plan économique, si elle a voulu et
veut encore des biens de consommation, des
augmentations de salaires, en un mot la fin de la
f vieille misère, la génération nouvelle veut autre
chose. Le frigidaire et l'auto ne la séduisent plus,
ne l'étonnent plus, ne la satisfont pas.
Cette jeunesse cherche et peut-être apporte une
nouvelle façon de vivre. Ces jeunes gens ont
traversé le fade romantisme yéyé ; ils l'ont surmonté
et vont vers un romantisme révolutionnaire, sans
théorie, mais agissant. Ils ont une façon s urp
remante de « vouloir », de revendiquer en contestant,
de contester en revendiquant. Ceux qui les ont vus
dans les manifestations ont été surpris par leur
style : décontractés dans la violence, partant à la
conquête de la ville et de la vie avec une audace
transcendante, souvent sous le signe des drapeaux
noirs.
Génération nouvelle dans la classe ouvrière,
certes, mais cela n'entraîne pas un conflit de gêné- )
rations. Les conditions dans lesquelles ils ont grandi H
ont sensibilisé et façonné ces jeunes. Elles ne leur
sont pas particulières. Ils ont révélé une situation,
commune à tous les âges.
Ici, c'est-à-dire dans ces conditions, l'image
nouvelle du monde et de l'histoire a été confusément
et puissamment reçue. La contestation s'en
nourrit. Il y a donc une question de générations mais
rien qui ressemble à une lutte entre classes d'âges.
Cette représentation réduit les phénomènes
politiques à des considérations psycho-sociologiques.
Quant à l'autogestion, elle ne peut se limiter aux
lieux de production. Le processus mis en marche
s'étend à tous les lieux sociaux : là où il y a
des « usagers ». Le réseau d'organismes de base
couvre tous les « intérêts », ou bien se rétrécit
en peau de chagrin. Le modèle yougoslave montre
l'extension nécessaire de l'autogestion aux «
usagers » de la réalité urbaine, à cette réalité entière
considérée sous le double aspect de la production
et de la consommation, de l'échange et de l'usage.
Il en montre aussi les difficultés. Le modèle chinois
de la Commune, malgré les différences énormes,
indique la même orientation. Dans cette
perspective, de nombreux faits urbains, survenus ou révélés
ces derniers temps, prennent un sens que les
analyses dégagent peu à peu. La connaissance des
phénomènes urbains n'en est qu'à ses débuts, ainsi
que la pratique urbaine elle-même, qui se dégage
lentement de la praxis industrielle.
 8o HENRI LEFEBVRE
13. LA « MUTATION »
Des événements ou de l'événement, plusieurs
analyses, plusieurs versions sont possibles. Le
dogmatisme n'a pas la science avec lui. Il ne l'a jamais
eue. Les points de vue, les mises en perspective,
n'obéissent pas à une règle unitaire. Toutefois, il
reste à montrer la convergence de ces points de
vue, relatifs et limités, ou leurs divergences.
Question qui ne peut se poser et se résoudre qu'au
niveau de la praxis, c'est-à-dire au niveau
politique.
On peut examiner l'événement du point de vue
du savoir, de son contenu (analytique ou
synthétique, partiel ou global, réparti en « disciplines »
ou rassemblé par une conception d'ensemble) et
de sa transmission (forme pédagogique, plus ou
moins autoritaire et dogmatique, plus ou moins
déterminée par le contenu ou par l'objectif de
l'institution et sa fonction sociale). On passe ainsi
à l'analyse critique des institutions, parmi
lesquelles les événements ont mis en lumière
l'Université ; alors passent au premier plan, pour
l'analyse, les rapports entre l'institution et la société ;
ce qui permet d'étudier les fonctions et
dysfunctions, la finalité' institutionnelle, et réagit à la fois
sur les institutions et sur la société conçue
globalement ; l'analyse se tourne tantôt vers les unes
tantôt vers l'autre pour une critique réciproque.
A plusieurs reprises, on a évoqué une analyse
particulièrement importante, qui partirait de la
division technique du travail (social) pour mettre en
évidence la division sociale du travail qui se
superpose à la première, la modifie et la «
surdétermine ». Comment la hiérarchisation, la
bureaucratisation, s'emparent-elles d'impératifs et de
contraintes techniques pour les changer en une
échelle sociale de prestiges, de pouvoir et dé
revenus ? Au lieu de constater cette échelle, de
l'entériner au nom de l'empirisme ou de la valoriser
au nom de l'opérationalisme, la connaissance
critique se joindrait à la contestation et la
renforcerait. Cette analyse est-elle possible ?
L'événement a montré que la pratique (contestante) qui
bouscule séparations et hiérarchisations établies,
ouvre la voie à l'analyse. Elle ébranle les idéologies
justificatrices qui ont rendu difficile et peut-être
impossible l'examen d'interactions prodigieusement
enchevêtrées.
L'analyse sur cette voie pourrait procéder d'une
conception renouvelée de l'idéologie et des
idéologies. Quant au point de vue « classique » dans
le marxisme des classes sociales et de leurs
ports, des classes moyennes et de leurs
fluctuations, de la classe ouvrière et de ses problèmes
économiques et politiques, il n'a pas perdu son
importance. A une condition : que cette analyse
se délivre du dogmatisme et de l'autoritarisme des
appareils politiques. Que leur capacité.de décision,
en tant que centres, pèse sur l'analyse et paralyse
la raison dialectique en supprimant précisément
la puissance critique de cette rationalité (qui par
essence « est » mouvement, se lie au mouvement,
saisit la conjoncture et l'événement) c'était déjà et
depuis longtemps intolérable.
« La France est le pays où les luttes de
classes ont été menées chaque fois, plus
que partout ailleurs, jusqu'à la décision
complète et où, par conséquent, les formes
politiques changeantes, à l'intérieur desquelles
elles se meuvent et dans lesquelles se
résument leurs résultats, prennent les contours
les plus nets. Centre du féodalisme au
Moyen Age, pays classique, depuis la
Renaissance, de la monarchie héréditaire, la
France a, dans sa grande Révolution,
détruit le féodalisme et donné à la domination
de la bourgeoisie un caractère de pureté
classique qu'aucun autre pays n'a atteint en
Europe. De même, la lutte du prolétariat
révolutionnaire contre la bourgeoisie
régnante y revêt des formes aiguës, inconnues
ailleurs. Telle est la raison pour laquelle Marx,
non seulement étudiait avec une prédilection
spéciale l'histoire du passé français, mais
encore suivait dans tous ses détails
l'histoire courante, rassemblait les matériaux
destinés à être utilisés plus tard, et ne fut,
par conséquent, jamais surpris par les
événements. » (Frédéric Engels : Préface à la
3e édition allemande, 1885, du 18 Brumaire
de Louis Bonaparte.)
« Les révolutions prolétariennes... se
critiquent elles-mêmes constamment,
Interrompent à chaque instant leur propre cours,
reviennent sur ce qui semble déjà être
ac ompli pour le recommencer à nouveau, raillent
impitoyablement les hésitations, les
faiblesses et les misères de leurs premières
tentatives, paraissent n'abattre leur adversaire que
pour lui permettre de puiser de nouvelles
forces de la terre et se redresser à nouveau
devant l'immensité infinie de leurs propres
buts, jusqu'à ce que soit créée enfin la
situation qui rende impossible tout retour
en arrière, et que les circonstances elles-
 L'IRRUPTION
mêmes crient : Hic Rhodus, hic salta I » (Karl
Marx : 18 Brumaire.)
Ici, il ne s'agit pas tant de proposer une théorie
du mouvement que de montrer le mouvement et
d'apporter quelques éléments à la théorie. Il y a
mouvement, donc exigence et besoin théoriques.
La théorie du mouvement ne peut venir que du
mouvement lui-même. D'autant plus que ce
mouvement a montré, dégagé, libéré, des capacités
théoriques. Un apport à l'élaboration ne peut se
donner pour une doctrine établie mais pour une
contribution limitée.
Du point de vue de t'analyse des phénomènes
urbains, le mouvement se déploie en plusieurs
temps, se déplace de tel lieu social à tel autre
lieu. Il part de la Faculté des Lettres (et Sciences
humaines) de Nanterre ; il se transporte et s'étend
à Paris, puis en province, non sans trouver un
centre au Quartier latin, autour de la Sorbonne et
dans ce lieu consacré.
Reprenons la suite et l'enchaînement.
a) Nanterre. Faculté parisienne hors Paris. Non
loin de la Défense (buildings d'affaires, échangeurs
routiers). Vers l'an 1980, peut-être, ce sera un
centre urbain. En attendant, misère, environnement de
bidonvilles, de terrils (travaux du métro-express),
de H.L.M. prolétariennes, d'entreprises industrielles.
Curieux contexte, paysage désolé. La Faculté a
été conçue selon les catégories mentales de la
production et de la productivité industrielles, de la
société néo-capitaliste, sans d'ailleurs aller jusqu'à
la logique de cette conception. Les bâtiments disent
le projet et l'inscrivent sur le terrain. Ce sera une
entreprise, destinée à la production d'intellectuels
moyennement qualifiés et de « petits cadres » pour,
cette société, pour sa gestion, pour la transmission
d'un savoir déterminé et limité par la division
sociale du travail. C'est donc dès le début un lieu
marqué, topique et typique, dont le sens apparaîtra
lentement au fil des jours, avec rapidité dans le
mouvement. Au sein d'une civilisation fondée sur
la Ville de la Cité antique à la ville historique
de l'Occident européen ne serait-ce pas un lieu
maudit ? Bien plus qu'un spectacle attristant, la
banlieue avec ses bidonvilles se présente comme
un vide. L'anomique, le « social extra-social » se
mêle à l'image de la société. L'absence, c'est le lieu
m où le malheur prend forme ». Cette inscription
sur les murs dit bien ce qu'elle veut dire. Ici le
travail perd son sens. Dans ce produit de l'époque
industrielle et de la désurbanisation, la Faculté,
l'absence de la civilisation se change en obsession.
Comment la pédagogie comblerait-elle ce vide ?
81
D'autant que le savoir contenu et forme
retarde sur le projet. La Ville, au loin passée,
absente, future prend une valeur utopique pour
des garçons et des filles installés dans l'hétérotopie
génératrice de tensions, d'images fascinantes. Dans
l'ici et le maintenant, à Nanterre, on subit l'espace
de la ségrégation doublement imposée :
fonctionnelle et sociale, industrielle et urbaine. Fonctiona-
lisée par le projet initial, la culture s'est vue
déportée dans un ghetto d'étudiants et d'enseignants,
parmi les ghettos des « laissés pour compte »,
soumis aux contraintes de la production et rejetés hors
de la vie urbaine. Une dérisoire pensée urbanis-
tique une idéologie baptisée « urbanisme » a
prévu et groupé des bâtisses fonctionnelles.
Socialement, la ségrégation poussée à l'extrême
engendre des effets paradoxaux. La cité universitaire où
se spécialise et se réduit au minimum indispensable
la fonction d'habiter (l'habitat), non sans maintenir
les séparations traditionnelles entre garçons
et filles, entre travail, loisir et vie privée cette
Cité devient lieu des aspirations et des rébellions
sexuelles. Le moindre interdit, le moindre contrôle
y sont tenus pour intolérables. Non pas tant par
leurs effets, la plupart du temps dérisoires, mais
parce qu'ils symbolisent la répression. Le
libéralisme officiel ou officieux montre ici ses limites, qui
toujours surprennent les libéraux : « Comment ?
On leur permet ceci, cela, presque tout. Il faut
quand même un minimum d'ordre ; on ne peut pas
laisser s'installer la pagaille ». Les puissances du
symbolisme échappent à l'idéologie libérale, qui
p'avoue impuissante ou se renverse en
autoritarisme. Quant aux bâtiments de la Faculté,
spécialisés pour les fonctions d'enseignement (immenses
amphis ou petites salles apparemment et
techniquement « fonctionnelles », hall grisâtre, tour de
l'administration, morphologie dont le sens
n'apparaîtra que trop vite) ils deviennent le lieu de la
rébellion politique. Un < extraordinaire de
l'ordinaire », assez surprenant s'y condense :
quotidienneté culturelle, pauvreté spécifiée contrastant avec
la richesse utopique et mythique de la culture
officiellement proposée, du savoir officiellement
dispensé. Dans ce lieu, de façon plus intense
qu'ailleurs, on vit à la fois dans le réel (sa misère) et
dans l'imaginaire (la splendeur de l'histoire et du
monde !), ce qui ne contribue pas peu à la
décomposition de (a culture, du savoir et de l'institution.
Texte et contexte, les effets de la ségrégation
s'inversent. Qu'arrive-t-il aux garçons et aux filles
en provenance des quartiers aisés de Paris et de
la banlieue ouest? Une bonne partie d'entre eux,
 82 HENRI LEFEBVRE
la meilleare, n'échappe pas à un malaise qui vire
à l'angoisse. Traversant le spectacle de la misère,
ils vont au-delà du spectacle. Brassage des
classes ? Fusion ? C'est trop dire. Interaction plutôt.
Que ces étudiants d'origine bourgeoise se tournent
.contre leur « milieu » natal, quoi de plus naturel ?
Le phénomène n'a rien de neuf, sinon par le
nombre des intéressés et par la qualité de leur révolte.
De cette attitude, on peut donner une explication
psycho-sociologique, voire psychanalytique : ces
jeunes gens confondent dans la même réprobation
la paternité traditionnelle fondée sur le patrimoine,
le paternalisme professoral et politique, le
patronat. Ils reprennent à un niveau plus élevé la révolte
contre les Pères, le conflit des générations. C'est
à ce titre qu'ils prennent en charge la négativité
radicale et d'abord, inévitablement, dans le
discours. La violence verbale prépare la violence dans
l'action. Toutefois, ce schéma psychanalytique et
psycho-sociologique ne va pas loin. Il explique
jusqu'à un certain point les attitudes, mais non
leurs contenus politiques. Encore une fois : la crise
de l'autorité n'est que l'apparence d'une crise autre-
> ment profonde qui va de la vie quotidienne aux
institutions et à l'Etat qui tient l'ensemble.
L'explication psychologique laisse de côté l'expérience
pratique de ces étudiants et leur expérience
théorique : leurs lectures, généralement très étendues,
bien que hors programme. Quant aux étudiants
d'origine dite « modeste », beaucoup se dirigent
selon des préoccupations très positives : cours,
examens, débouchés. Au début de leur vie
estudiantine, certains ne se sentent pas assez forts
pour se permettre une activité politique, ni même
des lectures hors programme. Ils interrogent
l'horizon ; ce qu'ils aperçoivent les trouble. Que leur
promet, que leur apporte cette société ? Les mêmes,
parfois, réclament un « job » et refusent la société
entière, aussi totalement que ceux de l'autre
catégorie, bien que par une voie différente. Leur
politisation est plus précise. D'une société qui ne leur
donne ni fa sécurité ni l'aventuré, ni rien d'assuré
ni rien de séduisant, ils ne veulent rien savoir sinon
que l'horizon se bouche. Un avenir de « petits
cadres » dans l'enseignement ou dans l'industrie,
une place dans une hiérarchie bureaucratique,
l'avancement lent, les traites à payer, les
recyclages, l'appartement et l'auto, ce tableau de la
quotidienneté n'a rien d'exaltant. Ceux que
n'accable pas le souci immédiat du réel cherchent des
motifs d'enthousiasme ; ceux pour qui prime la
réalité s'en détournent. Qu'en résulte-t-il ? La
coalition de ces courants, extérieurs aux clivages
tuels entre les classes (bourgeoisie, classe
moyenne et petite bourgeoisie, prolétariat) contre un
même ennemi. Un mouvement dialectique original
s'esquisse : marginalité sociale contre centralité,
anomies contre normes, contestation contre
décision. Apparemment privilégiés (autour d'eux
l'opinion dite publique voit d'abord et surtout ce
« privilège ») ces étudiants prennent place à la
pointe du combat politique, en avant-garde.
En jargon sociologique, dans de telles
circonstances, dans ce contexte, le fonctionnement de
l'institution ne peut qu'en accentuer les
dysfunctions. Les efforts échoueront pour récupérer ces
dysfonctions. Ce qui rend inévitables les groupes
anomiques, les fameux « groupuscules ». Ceux-ci
résultent initialement des différentes réceptions
critiques de l'histoire contemporaine : à travers le
marxisme-léninisme, le trotzkysme, l'action de Fidel
Castro ou de Che Guevara. Ces « groupuscules »,
ferments, levains, mettant tout en question se
mettent les uns les autres en question. D'où le
Mouvement qui les entraînait tous et qui sortait d'eux
perpétuellement incité et renouvelé par les
discussions. Le Mouvement a réuni sans les fondre ni
les dissoudre en lui des groupes ; composé de
groupes, il était et représentait plus que leur
somme. Chaque groupe aurait pu se replier sur soi ;
dans le Mouvement, chaque groupe s'élargissait et
contribuait à l'ampleur croissante de l'ensemble. Ce
phénomène original tenait à la liberté de la Parole,
à travers confrontations et affrontements, donc à
l'absence de dogme et de loi pré-établie. S'agirait-
il d'un milieu pathogène, d'un « bouillon de
culture », si l'on peut dire ? Non. Interprétation
malveillante. Il n'est rien que de normal dans un tel
mouvement, si on accorde ses prémisses : liberté
de parole, politisation en profondeur (répondant par
la contestation radicale à la politique absolue du
Pouvoir), formation de leaders d'un type nouveau
dans ce contexte. Non seulement une telle
conjonction n'a rien de pathologique, mais elle prend une
sorte de fonction cathartique. La liberté de parole
donne un équilibre, une force. La Faculté, destinée
à transmettre un savoir qui ne répond ni aux
promesses ni aux exigences, se change en «
condensateur social », en rassemblement des
interrogations et des problématiques dispersées ailleurs. Et
cela non pas en raison d'une réussite architecturale
ou urbanistique, mais au contraire en tant que lieu
négativement privilégié. Ce fragment d'Université
brisée, rejetée, marginale, retrouve une sorte
d'universalité. Chez les étudiants, toutes les tendances
se font jour, et d'abord toutes celles qui s'opposent
 L'IRRUPTION «3

à la société existante. L'institution même nommée Mouvement s'engage sur le terrain de l'idéologie et
Université, qui en fait a déjà éclaté, qui croyait des « valeurs ». La question du savoir se pose
se raffermir et se clore dans un lieu marginal, se dans toute son ampleur. Ce savoir se condamne
dissout. Le trou par où vont passer les tensions et lui-même, pour les étudiants les plus lucides :
pressions latentes se creuse. Qu'est-ce que cela fragmentaire, parcellaire. L'idéologie bouche les trous
signifie ? L'échec de l'entreprise culturelle, c'est-à- entre les fragments ; elle véhicule l'ensemble en
dire de la transmission du savoir conçue sur le donnant l'illusion d'un ensemble. Les morceaux
modèle de l'entreprise industrielle et destinée à d'une connaissance globale du monde, de l'histoire,
cette entreprise. Bien que les exigences du marché, de la réalité humaine et sociale, toujours annoncée,
de la production matérielle, de la division du jamais donnée, ces miettes décevantes ne
travail n'aient pas entièrement marqué l'enseignement, permettent pas d'accepter l'idéologie qui les enrobe.
bien qu'il y ait en ce sens retard de l'enseignement, D'autant qu'aucun critère ne permet de discerner
la morphologie architecturale et urbanistique en l'idéologie du savoir, les interprétations suspectes des
avance sur le contenu et la forme de connaissances. De plus, les étudiants attaquent
l'enseignement l'a voué à l'impuissance. Or cette morphologie violemment la forme de l'enseignement qu'ils
retardait déjà sur les exigences de la vie sociale accusent de masquer les défauts du contenu, en
et de la « culture ». A cette superposition de imposant autoritairement l'idéologie en même temps que
raisons et de causes doit s'attribuer un échec les fragments de la connaissance. A ce stade, le
significatif. Les degrés de retards, de décalage mot d'ordre « université critique » devient essentiel.
(l'enseignement par rapport au projet, ce projet par rapport Les étudiants hésitent entre deux formules :
aux possibilités et aux nécessités de la pratique université parallèle vouée à la critique de l'université
sociale) dévoilent et dissimulent à la fois les officielle critique permanente à l'intérieur de
contradictions qui se manifestent comment? dans le l'université officielle. Ils ne s'arrêtent d'ailleurs ni
mouvement ! au projet d'université critique, ni à celui d'université
La fameuse escalade, représentée trop souvent (ou de faculté) autonome, en cogestion ou même
comme escalade de la seule violence s'analyse. en autogestion. Ils inaugurent la grande
Du point de vue du « sujet » : ces groupes initiaux, contestation, celle de la société entière, de ses institutions,
éléments de ce qui se mobilise autour d'eux et en de ses idéologies. Ils rencontrent effectivement et
eux, font partie intégrante du mouvement. La pratiquement les problèmes de l'Etat, de
vague ascendante franchit ou contourne les obstacles, l'information, de la police, du pouvoir. Dès lors, ce n'est
submerge les barrages, les tentatives de plus dans les facultés que les objectifs à cette
récupération, de neutralisation, de canalisation. Entre les échelle se découvrent.
détournements vers les garages de la légalité Avant de montrer le mouvement (et par ce mot
universitaire (occasions et lieux offerts à la « libre on entend ici non pas tel groupement mais leur
discussion ») ou vers la pure et simple brutalité ensemble avec sa dynamique) se déployant dans
(chahuts et bagarres) le Mouvement passe et l'espace de la capitale, qu'un malentendu se
s'amplifie. Sans entamer une masse de gens attachés ssipe. Il serait inexact d'affirmer que le mouvement
di
aux normes, se réclamant d'une démocratie active devint graduellement politique, qu'il franchit un
plus que des règles de la démocratie formelle, seuil séparant le non-politique du politique. Dès
quelles étapes franchit-il ainsi ? Il va de la réflexion le départ, et c'est l'un de ses traits les plus
critique à la revendication, de la revendication à vigoureusement originaux, il était profondément politisé.
la contestation, de la contestation théorique à la Groupuscules ou non, ses éléments initiaux
pratique contestante. Avec cette dernière étape, refusaient précisément la situation de la pensée
l'élément subjectif change de qualité et de sens ; cantonnée dans l'abstraction, soumise à la séparation,
il se transforme en interventions objectives. idéologiquement et institutionnellement entretenue,
Du point de vue de l'objet et des « objectifs ». entre la vie intellectuelle et la vie politique. Quelle
A ses débuts, le mouvement se concentre autour que fût la dénomination (révolutionnaires, trotzkys-
d'objectifs spécifiquement économiques : locaux, tes, maoïstes, etc.) leur pensée franchissait la
crédits, débouchés, contraintes des marchés, distance qui va de la réflexion à la pratique. Faudrait-il
impératifs de la division du travail. Ces revendications, donc accepter la « théorie de l'étincelle » qui met
déjà connues, incomplètement mais fortement le feu aux matériaux inflammables ? Pas
prises en main par les appareils spécialisés exactement. Ce n'est pas telle ou telle pensée politique
syndicaux et politiques sont bientôt dépassées. Le qui a montré son efficacité, c'est plutôt l'acte initial
84 HENRI LEFEBVRE
d'une pensée refusant les conditions antérieures,
acte collectif malgré les divergences, qui a permis
la formation du mouvement. La « théorie de
l'étincelle » s'est vulgarisée depuis peu, donnant lieu à
différentes métaphores : celle du détonateur a été
reprise officiellement. L'efficacité politique d'une
minorité agissante (ou de minorités agissantes)
ne peut se comprendre selon ces représentations
passablement grossières et d'arguments qui
supposent résolus les problèmes d'analyse. En
particulier celui de la jonction ou de la charnière. Que
s'est-il passé lors de l'extension à la classe
ouvrière du mouvement des étudiants ? Comment
les ouvriers ont-ils perçu ce mouvement avant de
la suivre, au moment de l'intensifier? Quel a été
le rôle de la jeunesse ouvrière ?
Il est ridicule d'attaquer le mouvement étudiant
après coup en disant : « Ce n'était qu'agitation
dérisoire... Quelques chars, quelques mitrailleuses,
il n'y aurait même pas eu cette ébauche de
guérilla urbaine... » Certes, mais on ne répond pas
à la question. L'extraordinaire, c'est que, après un
choc relativement léger, une grande part des
superstructures d'une société et des institutions d'un
grand pays se soit effritée, parfois effondrée.
Tel fut l'effet de cette cause, le mouvement et sa
propagation.
Pour essayer de comprendre, il faut modifier
quelques catégories et concepts, les changer ou
les rejeter. Les catégories mentales des politiques
spécialisées rendent proprement impensable un tel
mouvement. Or il a existé, il existe encore, actuel
ou virtuel. La question n'est pas de le nier, mais
de le penser. La question, c'est de penser
l'impensable pour une catégorie d'hommes qui pensent
avec certains concepts et qui ont le pouvoir.
Ce fut un mouvement presque* « pur », presque
d'entière mobilité. Le contraire d'un état : un acte
perpétuel, perpétuellement nouveau ou renouvelé.
Presque sans « sujet », presque sans « objet »,
c'est-à-dire surmontant ces catégories mentales,
l'objet et le sujet, et. montrant leur insuffisance.
Presque sans support. Phase paradoxale de la
conscience politique. Et voilà justement ce que ne
peuvent saisir certaines structures mentales liées
aux structures politiques. On cherche, on veut
trouver à tout prix des objets et un sujet au sens
habituel. Alors, on parle de complot, de
conspiration, de machine infernale. Pour les uns, le
mouvement s'explique par un conflit du gouvernement
et pour d'autres par un conflit d'oppositionnels.
Alors qu'il s'agit d'un acte : d'un mouvement
activiste, doté à ce titre d'une perception intense,
pide, lucide, du possible immédiat. Un tel
mouvement, réponse paradoxale de la spontanéité
politique à la politique absolue, ne peut que monter.
Si son ascension s'interrompt, il tombe, même si
par ailleurs ses répercussions s'amplifient.
Mouvement presque « pur », il n'est pas sans
contradictions internes. Au contraire : ses contradictions lui
donnent une impulsion puissante, le vivifient, lui
confèrent sa mobilité. Dès qu'il retombe, il libère
les contradictions qu'il recelait et semblait
transcender. Alors, on ne voit plus que ses tares. On
oublie ce qui fit sa force. Lorsque l'événement
s'éloigne, il semble « pur » événement, qui
s'évanouit sans laisser de traces, non conforme aux
prévisions, aux schémas, au canevas de l'histoire,
une « pure » evanescence. Il n'est que trop vrai
que le mode de production (capitaliste) n'a pas
disparu, que sa « base » persiste, que les anciens
problèmes, non résolus, réapparaissent, et que
d'autre part le savoir acquis se montre durable,
intact. Alors on a beau jeu d'insister sur ce que.
véhiculait le mouvement : pathos, inflation verbale,
faiblesse de la volonté, manque de projet global
et de pensée théorique, tout le côté défaillant de
ce qui permit à ce mouvement d'apparaître comme
force organisée (et seule force) dans une
conjoncture donnée, en cristallisant des aspirations
multiples. Alors le sens commun s'écrie : « Il ne fallait
pas bouger I » A froid, dans un état par définition
immobile, l'analyse de ce qui fut effervescence,
chaleur contagieuse, mobilité, cette analyse
devient à la fois fausse et injuste. Ce n'est plus
qu'une mise en perspective selon des catégories
inutilisables. Les causes de l'échec (relatif)
deviennent évidentes une fois l'échec constaté. On oublie
qu'il s'agit des limites de la spontanéité d'une
spontanéité nécessaire plus encore que d'un échec.
Et c'est ainsi que s'installe une dissociation plus
grave que toutes celles qui sévissaient alors que
la spontanéité cherchait à franchir et A combler
les séparations. Une contradiction nouvelle,
creusée jusqu'à l'abîme, s'installe dans le mouvement
révolutionnaire, en France et dans le monde. Il y
a d'un côté la révolution institutionalisée avec son
appareil, sa doctrine, sa rationalité, ses catégories
mentales et sociales, son immobilisme constitutif,
et d'un autre côté, la spontanéité, rejetée, niée
comme irrationnelle et comme impensable
impossible donc, expliquée par des considérations
policières. Et c'est un cercle, un tourniquet. L'un
suscite l'autre, qui lui échappe et le désavoue. La
« prise de conscience », comme on dit, de cette
situation, aurait-elle une portée ? Peut-être. Mais
 L'IRRUPTION
la cassure dans le cercle infernal est profonde. Et
ce n'est pas fini. Les minorités ont refusé ensemble
ce qui rendait inefficace la pensée, inerte la vie
sociale, indigente la vie politique. D'où leur force
imprévue. Ainsi se présente l'élément nouveau,
initial et fondamental du mouvement. S'il a eu un tel
impact, une telle puissance percutante, cela vient de
l'état de la société française et du mouvement lui-
même, et de leurs relations. Le mouvement n'a
déchaîné une révolution culturelle qu'en n'étant pas
« culturel », localisé dans l'idéologie ou la culture.
S'il a atteint la culture, c'est en visant le politique,
qu'il a également touché. Il s'est spontanément
situé à la charnière. De ce mouvement, on pourrait
dire, en termes sociologiques, qu'il constitue un
« sujet », un « sujet collectif », un « sujet
historique ». Ce n'est pas faux. Cela ne définit pas son
essence politique que ses porte-parole ont
exprimée et qu'il leur reste à mettre en forme théorique.
Le trait frappant c'est qu'il ait « tenu » sans
appareil, sans institution ; c'est qu'il ait eu une
organisation sans structure fixée ; c'est enfin qu'il ait
pris des décisions politiquement intelligentes sans
programme préétabli, sans « chefs » (bien qu'ayant
des porte-parole). Autant de caractères originaux.
Pendant ces semaines où chaque jour le
mouvement se démontrait mouvement, une effervescence
remplit le vide des lieux universitaires. Bien
entendu, l'administration et la plus grande part du corps
enseignant n'y voient que désordre, menace,
agitation dérisoire. Déjà l'attitude réactionnaire reprend
sa mythologie manichéenne : le mal contre le bien,
le désordre contre l'ordre, la barbarie contre la
culture. Des faits relativement minimes, matériels ou
moraux, sont érigés en symboles du mal, de la
barbarie juvénile, de la sauvagerie adolescente.
Pourtant une capacité créatrice se fait jour. Tel
vaste panneau sur la « société de consommation »,
collage et montage de photos, de pages prises
dans les magazines, de citations et de sentences
aurait mérité mieux qu'une destruction immédiate.
Parmi les autorités personne n'a l'idée de saluer
la naissance d'un art mural spontané. Dans cette
effervescence qui peuple un lieu marqué par
l'absence, le temps ravivé scintille : la fête, l'humour,
l'élément ludique (mais en prise directe sur l'action "
et la vie politique) se joignent aux revendications,
aux aspirations, les cristallisant et les orientant
contre le contexte répressif. Alors apparaît dans le
discours une opposition impertinente et
significative. La « transgression » s'oppose au folklore.
Tout ce qui n'accompagne pas une transgression
tombe de ce fait dans le folklorique. Les leaders .
85
transgressent ; ils rejettent dans le folklorique ceux
qui ne suivent pas. Les partisans des normes
regardent, horrifiés, impuissants, l'enchaînement des
transgressions. Ils les perçoivent d'une façon naïve
et simpliste ; ils ne conçoivent pas la transgression
initiale : le franchissement de la frontière qui sépare
« normalement » le politique du non-politique et
l'affranchissement qui en résulte. Ils ne peuvent
comprendre que la politisation absolue, dissimulée
sous la séparation du politique et du non-politique
et utilisant cette dissociation pour se maintenir et
tenir en tutelle la vie sociale entière, finit par se
répercuter « à la base ». La « base » élémentaire
et spontanée se découvre politique ; elle discerne
que la « culture » est politisée : idéologique.
L'autorité fonctionne selon ses normes, selon sa
politique (qui ne lui semble pas politique mais
administrative). Ainsi marchent les catégories
bureaucratiques, y compris la bureaucratie libérale. Ce
n'est pas telle « faute », ce n'est pas l'arrivée des
étudiants de Nanterre au Quartier latin qui
marquent la politisation du mouvement. Et cependant, à
partir de ce jour, le mouvement va se déployer sur
un nouveau terrain. Constitué ailleurs, il se trouve
dans des conditions nouvelles, extraordinairement
favorables, mais à travers des combats de plus en
plus âpres. Le mouvement oscille entre la fête
urbaine et la violence, entre le jeu et la guérilla
urbaine ; il a ces aspects différents et
complémentaires. Ces mots « guérilla urbaine » officiellement
prononcés, conviendraient d'ailleurs à l'action de
ceux qu'on appelle de façon également officielle
les forces de l'ordre, mieux qu'à celle des étudiants.
Avec tout leur courage, leur guérilla n'atteint pas le
niveau stratégique, alors que la police y parvient :
elle en a les moyens. Chez les étudiants, une sorte
de fluctuation très riche de sens entre le jeu et
la violence oriente la fête vers la tragédie. La
Commune de Paris peut passer pour' exemplaire
d'un tel mouvement dramatique. On a pu parler de
la Commune étudiante (Edgar Morin). Plus
brillante que juste, cette formule dissimule des
différences capitales. En 1871, le peuple a des armes ;
le peuple entier descend dans la rue, fête et
bataille ; la bourgeoisie a déjà quitté la capitale
ou s'y prépare ; ce n'est donc pas une catégorie
marginale de « citoyens » qui intervient en
abolissant les séparations. Reste cependant une
analogie ; en mars 1871 comme en mai 1968, des gens
venus de la périphérie, de l'extérieur où ils ont été
projetés, où ils n'ont trouvé qu'un vide social, se
rassemblent et vont vers les centres urbains pour
les reconquérir.
86 HENRI LEFEBVRE
Fête et combat, cette ambiguïté caractérise cer-:
tains phénomènes urbains, condensation et
intensification de ce qui eut lieu pendant de longs
siècles dans les villages. Retenons d'abord le
premier aspect : rire et parole, humour, chants.
Pendant les manifestations, Paris change et c'est Paris
retrouvé : les paysages, les rues, le boulevard
Saint-Michel débarrassé des autos, redevenu pro-,
menade, devenu forum. Transgression et création
vont ensemble (ainsi les masques Nô, blancs et
sanglants, autour d'un mannequin pendu à sa
potence pendant la manifestation du lundi 13 mai,
ainsi d'innombrables pancartes et inscriptions). La
transgression, sans projet préalable, poursuit son
uvre. Elle franchit et affranchit, efface des
frontières, introduit de nouveaux clivages.
En même temps s'inaugure une interaction
dialectique entre marginalité et centralité urbaine. C'est
autour de la Sorbonne que se noue l'action. Il lui
faut un centre, que « l'hétérotopie » de Nanterre ne.
peut plus lui fournir. Parti de ce lieu excentrique,
le mouvement va (momentanément) le délaisser.
Les étudiants reprennent le quartier latin ; ils se
réapproprient cet espace qui leur fut arraché et
qu'ils ont reconquis de haute lutte. L'action lui
donne un sens nouveau ; le sens qu'il portait en
lui réapparaît, amplifié, intensifié. De ce fait, la
vieille Sorbonne sur laquelle flottent les drapeaux
rouges et noirs, prend une dimension symbolique
métamorphosée. Elle cesse de représenter, lieu
abstrait, une culture et une « scientificité »
lointaines. L'utopie concrète se proclame d'une culture
unitaire, transcendante à la division du travail, à
la fragmentation des spécialités. Le fétichisme de la
spécialisation tombe. Dans l'acception forte de ce
terme, le lieu utopique acquiert une présence
extraordinaire. Cette culture dont transparaît l'espoir, ce
ne sera plus la culture classique, pré-capitaliste,
pré-industrielle qui survit dans l'humanisme libéral,
dans l'encyclopédisme désuet ; ce ne sera pas
davantage l'idéologie de la société capitaliste et
néo-capitaliste, idéologie dissolvante et en
dissolution, couvrant les exigences du marché et de la
division sociale du travajl (véhiculant des parcelles
de savoir). Ce sera une autre culture, qui s'annonce.
En l'attendant et pour la créer, une sorte
d'explosion remplit le lieu redevenu central et topique à
ce titre, la Sorbonne : l'explosion de la parole. Elle
prend sa revanche, éclatante, sur l'écrit et ses
contraintes. La parole se manifeste comme
première liberté, reconquise et réappropnée. Tous les
discours rentrés pendant la période répressive et
terroriste commencent à sortir dans les amphis
bondés, dans la cour, sur la place, dans le vaste
forum. Qui parle ? Tous les présents, étudiants et
gens qui n'avaient jamais franchi (qui parfois
n'avaient jamais osé franchir) la porte du sanctuaire,
lieu consacré du savoir réservé, des écrits
mystérieux, de la scientificité marquée par une classe. IJ
suffit d'écouter pour découvrir ce qui traînait dans
la tête des gens sous le règne de l'écrit ésotérique :
le meilleur et le pire, un amas de questions sans
réponses, d'arguments profonds ou dérisoires,
d'audaces apparentes ou réelles, de bonne et de
mauvaise conscience. Dans le délire verbal, un vaste
psychodrame se déroule, ou plutôt une vaste
thérapeutique sociale, une cure idéologique pour
intellectuels et non intellectuels, enfin se rencontrant.
Tous ces discours devaient sortir pour qu'il y ait
l'événement et qu'il laisse des traces.
Ce sur quoi il faut insister et qui ne peut encore
se concevoir clairement, parce qu'inconcevable il
y a quelques semaines, c'est l'expansion soudaine
du mouvement. D'abord marginal, puis ayant trouvé
ou créé son centre, le voici qui rebondit, qui atteint
les périphéries. Dans cette prodigieuse stimulation,
comment départager ce qui vient du symbolisme
culturel, de l'indignation contre l'ordre soutenu par
la force, de l'action exemplaire mettant fin aux
séparations entre les éléments de la vie sociale ? A
travers des épisodes dramatiques, violents,
précipités, le mouvement gagne la société entière. Au
lieu de contourner l'Etat, la révolution culturelle le
menace. Les idéologies et les mots, les institutions
avec leurs motifs et leurs « valeurs », l'ensemble
des superstructures vacillent. Tout se passe
comme si beaucoup de gens s'apercevaient qu'ils ne
croient plus depuis longtemps en ce qu'ils font :
ni les artistes, ni les comédiens, ni les informateurs,
ni les enseignants, ni les travailleurs
matériel ement productifs. Les informateurs en ont assez de
mentir sur ordre, les comédiens d'amuser et
d'intéresser des gens voués à l'ennui. Ne serait-ce pas
le système entier des alibis, des éclairages et jeux
de reflets sociaux qui disparaît parce que révélé
sur un point central ? A travers les phénomènes
localisés ou généralisés (grèves, occupations,
manifestations), à travers les rapports de générations,
de groupes, de classes, il se passe quelque chose
de plus, quelque chose d'autre. Pour employer ici
une métaphore, il semble que l'état de la société
entière, sous le signe et le masque de l'Etat,
ressemble à l'état matériel que les physiciens
nomment « métastable ». Ce n'est qu'une métaphore.
Faux équilibre, fausse cohérence, cohésion illusoire,
la société traîne ces éléments hétéroclites, hété-
 L'IRRUPTION
rogènes, survivances, adjonctions parasitaires, su-
perfétations. Sous le règne de l'Etat et de la
politique absolue, la société ne forme plus qu'un faux
système. Son allure systématique ne tient qu'à une
idéologie, à une apparence. Ce n'est pas un
système qui s'écroule, c'est l'illusion d'un système qui
s'évapore, et l'illusion d'une rationalité accomplie.
Les motivations, comme on dit, les images, les
phantasmes justificatifs s'évanouissent, en bref les
idéologies et les stimulants. La révolution culturelle et
la révolution politique se rejoignent ; ce qui découle
des actes qui ont surmonté la dissociation du
culturel et du politique. Restent intacts des
appareils, avec une base économique. Derniers
supports des rapports sociaux qui les fondent et qu'ils
ne peuvent pas modifier sans se détruire, ou qu'ils
ne veulent modifier qu'à bon escient, ces appareils
jouent un rôle imprévu, celui de pôles ou d'axes
solides autour desquels va se reconstituer un ordre
ébranlé des profondeurs jusqu'au sommet. Ces
piliers de l'ordre ont tenu. Non sans opérations plus
ou n.jins conscientes et peu faciles à analyser,
parce que nouvelles ou plutôt nouvellement
révélées. Un jeu de substitutions et de «
représentations » s'effectue. A la classe ouvrière se substitue
la classe ouvrière organisée, c'est-à-dire les
syndicats. Aux syndicats se substituent les appareils
syndicaux, distincts des appareils politiques,
proclamant cette différence (sur le plan idéologique et
institutionnel) et cependant instruments politiques.
L'appareil syndical le plus « représentatif » affirme
sa force mais en même temps la faiblesse de la
classe ouvrière, son isolement social et politique.
L'affirmant, il confirme cet isolement, il accentue la
faiblesse de la classe ouvrière au moment où celle-
ci déploie sa puissance, n'est plus isolée, peut
prendre le pouvoir. Singulière logique de la
situation qui rentre dans la logique (institutionnelle et
idéologique) de la société considérée au moment
précis où cette logique éclate.
Il n'en reste pas moins que les historiens auront
à examiner cette situation extraordinaire.
Pendant quelques heures la décomposition sociale
atteint les sommets. Ce n'est pas que le raz de
marée ait tout submergé jusqu'aux centres les plus
secrets du pouvoir ; ce serait plutôt le vide qui
gagnait autour de ces centres, ou de ce qui en
restait et les isolait. Alors plus rien de ce qui
devrait « fonctionner » ne fonctionne. Les services
qui doivent maintenir l'ordre sont isolés, les postes
de commandement réduits à l'impuissance. En haut
lieu, la panique commence, la fuite. Ce n'est pas la
vacance du pouvoir, car le pouvoir est là, et les
87
hommes de l'Etat. Une société entière est vacante.
Il n'y aura personne pour l'occuper. Ceux qui le
pourraient obéissent a des schémas idéologiques
et institutionnels qui l'interdisent. Il n'y aura même
pas, pendant ce silence de l'histoire, dualité de
pouvoir.
Après ce sommet, le mouvement reflue. Son
amplification impressionnante dissimule le déclin.
L'occupation massive des lieux de production, les
revendications puissamment soutenues mais
partielles font oublier que les lieux du pouvoir et les
centres de décision ont repris leurs fonctions. Du
point de vue de l'histoire, c'est le retrait. Et
cependant le mouvement continue. Son extension
quantitative vers des lieux périphériques ne suffit pas
à le situer. Bien qu'on s'efforce de le limiter et
de le réduire, il a des implications qualitatives. Il
transgresse encore les bornes imposées. En
particulier, il tente de s'affranchir d'un vieux dilemme :
ou bien la révolution globale et totale ou bien
des mesures partielles destinées à la
dégénérescence réformiste.
Avec une belle audace, encore spontanée, le
mouvement tente d'unir en pleine conscience
révolution culturelle et révolution politique, travailleurs
et étudiants. Il esquisse un projet d'autogestion
généralisée et dans ce sens engage une pratique
sociale. Les grèves actives vont jusqu'à tenter la
constitution d'une sorte d'économie parallèle à
l'économie néo-capitaliste (liens directs entre
producteurs et consommateurs, entre paysans et
ouvriers dans certaines régions). On envisage de
soustraire à l'Etat des secteurs-clés, notamment
l'ensemble de l'Education nationale, de la formation
pédagogique et idéologique. L'esquisse de
l'autogestion généralisée s'étend à tous les niveaux de
la société (production matérielle et intellectuelle,
services, vie urbaine). Un peu partout, comme on
l'a souligné plus haut, cette pratique sociale
cherche sa voie...
Avec l'interaction des centres et des périphéries
s'annonce une nouvelle sphère sociale, politique,
culturelle : la société urbaine, qui apporte sa
problématique. La centralité obtenue et tenue par le
mouvement le renvoie vers les marges de la réalité
urbaine : banlieues, quartiers éloignés, lieux de
production et d'habitation. De ces marges, le
mouvement se répercute et revient vers les centres de
décision. Sans d'ailleurs les occuper. Lorsqu'une
colonne de manifestants atteint la Bourse, elle
s'attaque à un symbole, au centre de la ville et de la
représentation symbolique, mais extérieur aux
centres de décision réels.
 88 HENRI LEFEBVRE
Entrevue, la société urbaine s'annonce. Et cela
sur la « base » matérielle et sociale de la vie
urbaine reprise et métamorphosée : dépassement
des ségrégations et des dissociations multiples,
projetées sur le terrain dans l'éclatement actuel de
la ville. Ainsi éclairé, l'événement prend un autre
sens. Dans l'inégal développement de la société,
au-dessus des contradictions anciennes et
nouvelles, trois couches de superstructures
(institutions, idéologies) se superposent, non sans
interactions :
a) Des superstructures datant de l'époque
précapitaliste et pré-industrielle, quand prédominaient
encore la production agricole et la vie paysanne,
avec ses images et ses représentations du monde.
b) Des superstructures datant de
l'industrialisation, dans les cadres sociaux déterminés par la
bourgeoisie, le capitalisme, la propriété privée des
moyens de production (en rappelant que la base
technique de l'industrialisation ne cesse de se
transformer : automatisation, informatique).
c) Des superstructures incertaines, encore mal
définies, incitées par la transformation de la société
qui s'opère dans des cadres déjà dépérissants
(autrement dit : les cadres de la société de
consommation, du capitalisme d'organisation ou capitalisme
monopolistique lié à l'Etat). Cette transformation en
profondeur se définit comme société urbaine en
gestation qui émerge avec sa problématique et ses
exigences.
L'effet de choc ou plutôt de déchirement produit
par l'événement sur les superstructures a eu lieu
lorsque les distorsions se sont ajoutées et que les
contradictions cachées et recouvertes ont pu se
manifester. Point de rupture : l'Université, la
culture. Point de départ ; les lieux marqués par la
désurbanisation, par la ségrégation et conséquem-
ment par l'appel inverse à surmonter les
dissociations. Points forts indiqués par le mouvement : la
centrante reconquise ou effectuée par lui, face aux
centres de décision (appareils et topologie
spécifique) existants, restés solides dans la tourmente.
Une fraction importante et autoritaire de cette
société défend encore une culture émiettée,
décomposée, datée, dont cette fraction se sert répressi-
vement. Une autre fraction « moderniste » se
propose des ajustements plus ou moins rapides,
plus ou moins bien agencés. Quant aux forces
ascendantes, elles visent une culture
métamorphosée qui ne soit plus extérieure à la vie mais
apporterait ou « exprimerait » une façon de vivre. Cette
culture, qui ne serait plus une culture dans
l'ancienne acception de ce terme, ne peut se déployer
dans l'abstrait. Elle réclame autre chose qu'un
espace mental : un espace à la fois symbolique et
matériel, une morphologie appropriée ou
réappropriée. D'abord u-topique, la culture unitaire rétablie
à un niveau supérieur, sur une base technique et
socio-économique nouvelle, exige de l'espace et du
temps : un autre temps, un autre espace. Ainsi la
fonction proprement utopique de la contestation
culturelle se surmontera elle-même, en se réalisant
pratiquement, c'est-à-dire dans des lieux et
moments, dans une topologie urbaine et dans un
emploi du temps transformé. Ou ce sera l'échec.
Il est possible que cet effort d'analyse laisse
échapper des aspects importants de l'événement
et de la situation.
14. ALTERNATIVE OU ALIBI ?
Certaines oppositions qui semblaient des options
et des dilemmes semblent aujourd'hui dépassées.
Réformes ou révolution, par exemple. On a montré
à maintes reprises qu'une révolution consiste en
un ensemble de réformes (avec un but et un
résultat global : déposséder la classe dominante, lui
enlever la possession des moyens de production et
la gestion directe ou par personnes interposées
des affaires de la société entière). On a montré
qu'il y a des réformes révolutionnaires et que
chaque réforme qui n'est pas insignifiante atteint les
structures de la société : les rapports sociaux de
production et de propriété.
Y aurait-il à choisir entre le bond et la gradualité,
entre l'effet de rupture et l'activité constructive,
entre l'assaut violent et l'action au sein des
institutions ? Théoriquement, il n'y a aucune raison de
revenir sur les principes stratégiques posés par
Lénine. Les possibilités de l'action doivent se
discerner et s'unir dans un mouvement dialectique.
Telle attitude politique visant l'assaut final,
contribue à la crise institutionnelle et idéologique c'est-à-
dire ruine du dedans la société existante ce
qu'elle n'envisageait pas. Telle autre attitude
réformiste au départ, proposant la simple réforme d'une
institution (l'Université) se transforme en une action
puissamment et révolutionnairement efficace. Ce
qui n'exclut pas une conjoncture où le choix entre
les moyens s'imposerait. Toutefois, l'option la plus
profonde semble la suivante : « Ou bien
reconstruction de la société en tant que société ou
bien reconstitution de l'Etat. Ou bien action de bas
en haut, ou bien actes procédant de haut en bas ».
L'analyse ici tentée a montré une dissolution de
l'Etat, une sorte de dépérissement de sa puissance,
de sa capacité stratégique, des implications de la
 L'IRRUPTION
politique absolue. A ce degré s'esquisse une
autodestruction de l'Etat qui sape ses conditions de
fonctionnement, sa « base » sociale, encore que
ses assises dans l'économique restent solides. Les
institutions et les idéologies, les superstructures
au-dessus desquelles s'érige l'une d'elles, l'Etat
absolu, s'effritent. Va-t-on reconstituer les
conditions de l'Etat absolu, capitalisme ou socialisme
d'Etat ? Ou bien va-t-on reconstruire des
superstructures nouvelles, en les séparant de cette
couronne étatique, qui s'en sépare de par sa propre
existence ?
Le dépérissement de l'Etat qui s'opère dans la
forme de la politique absolue, peut s'utiliser pour
un changement radical, dans la perspective d'un
socialisme redéfini. Principes directeurs :
l'autogestion généralisée, avec sa problématique, la
contestation incessante, avec sa confusion et son
désordre générateurs d'un ordre nouveau la
constitution d'un réseau à la base d'organisations
présentant (selon des règles qui ne seraient pas
celles de la représentation) les intérêts des groupes
constituant « le peuple » l'utilisation optimale
de tous les moyens techniques y compris le
traitement scientifique de l'information. Ce qui
détermine non pas un « état » mais un processus, au
cours duquel des problèmes nouveaux se posent
et peuvent se résoudre dans la pratique sociale.
Hors de cette perspective, il y a le risque de
reconstituer non plus seulement la production
économique (comme en 1945) mais les superstructures
et les structures elles-mêmes en les adaptant :
codes, législations. Réformisme révolutionnaire
orienté par une théorie de la transformation globale
(industrielle et urbaine) ? Peut-être. Quant au
réformisme sous couvert de phraséologie
révolutionnaire, ne serait-ce pas le plus dangereux et le plus
périmé ? Ce qu'on appelle encore « la gauche »,
somme d'attitudes divergentes sous des apparences
d'unité, ou convergentes sous des apparences de
diversité, « la gauche » donne une inquiétante
impression. Tout s'est passé depuis quelques années
comme si elle ne voulait pas prendre le pouvoir, ou
comme si elle ne pouvait pas l'assurer, ou comme
s'il lui manquait quelque chose d'essentiel. Ses
dirigeants politiques semblaient craindre de briser
la croissance économique. Sans doute concevaient-
ils leur prise du pouvoir selon un schéma trop
classique : la crise économique commence,
l'opposition laisse passer quelques échéances
redoutables, propose un programme de relance, s'assied
confortablement aux postes de commande. Schéma
périmé : la crise institutionnelle et superstructurelle
89
a eu lieu sans dépression économique grave (bien
qu'il y ait des symptômes d'une dépression :
chômage, secteurs en perte de vitesse, etc.). Cette
gauche peut-elle prendre le pouvoir? Certes. Mais
elle y est mal préparée et ne le sait que trop. Sauf
quelques personnalités exceptionnelles. Qu'a
proposé « la gauche » pendant des années ? La
même chose que le gouvernement en se contentant
d'affirmer qu'elle ferait plus et mieux : meilleur taux
de croissance, meilleure répartition du revenu
national, etc. De la société, de l'Etat, elle n'a proposé
aucune conception neuve, aucune image stimulante.
Le concept régnant de socialisme, c'est encore le
socialisme d'Etat, avec ses tares (parmi lesquelles
un prodigieux ennui, un terrible manque de
vitalité et d'imagination et de « créativité » sociale I).
Si l'on va au fond des choses, comme disent
certains, on s'aperçoit que « la gauche » veut et va
mais elle ne sait pas bien ce qu'elle veut ni où
elle va. Comme le Pouvoir d'Etat, elle a accablé la
démocratie à la base, éliminé les médiations. Faible
sans appareil, forte avec un appareil, la gauche se
situe sur le terrain de ceux qu'elle combat.
Une somme de revendications et de mesures ne
constitue pas une totalité, une proposition
révolutionnaire. Ce n'est ni un « sujet » politique ni un
objet, ni rien de mieux. La pratique syndicale et la
pratique politique comme telles sont elles aussi
réduites et réductrices. Qu'est-ce qui manque ? Un
« point de vue » qui précisément ne se réduirait
pas à un point de vue partiel et ne réduirait pas le
global au partiel. Le Tout ? Le Total ? Ce n'est pas
un individu généralisé, identifié avec une
institution, avec un Etat, avec un appareil. Ces
représentations n'apportent ni une conception globale ni
une définition du but. Elles ne donnent pas un sens.
Le total, qui n'aurait dès lors rien de totalitaire, ne
peut se déterminer que comme processus, avec
un sens : la reconstruction de la société en tant
que société, sur sa nouvelle base (industrielle et
urbaine).
15. DE QUELQUES CONTRADICTIONS
ANCIENNES ET NOUVELLES.
THESES ET HYPOTHESES
Les anciennes contradictions, mal résolues ou
aggravées, ont jalonné le chemin. Fondamentale, la
contradiction entre la propriété privée des moyens y
de production, leur gestion selon les intérêts d'une
classe, et le caractère social (collectif) de la
production, a pris des formes nouvelles sans dispa-
 9° HENRI LEFEBVRE
raître. Quant à l'Etat, il ne s'est consolidé qu'en
K apparence en assumant des fonctions économiques
et sociales tout en continuant à s'ériger au-dessus
de la société entière en tant que pouvoir (stratégie
et politique absolue).
Voici maintenant quelques indications
élémentaires sur les contradictions nouvelles. En premier
lieu, la société qui se constitue à partir du niveau
atteint par les forces productrices tend vers la
surorganisation, vers la rationalité planificatrice, vers
la hiérarchisation bureaucratique. Tendance inca-
^ pable d'aboutir à une cohésion mais réelle et
accentuée par le traitement technocratique de
l'information. Il était, (il est encore) bien difficile de
maintenir dans cette société un secteur
concurrentiel, réservé à la connaissance, aux étudiants,
aux intellectuels (savants et autres). On conçoit
très bien l'intérêt que peuvent porter à un tel secteur
tes gens disposant des pouvoirs économiques,
idéologiques, politiques. Dans le secteur concurrentiel,
on se bat pour les servir. On produit des
connaissances pour leur usage. Les individus se battent,
et aussi les groupes. Est-il possible
d'institutionnaliser cette bagarre ? Certes, non sans risques. Dans
une telle organisation de la production intellectuelle
(production de biens et d'uvres production
d'hommes) survivent des formes désuètes de
compétition : examens, concours, héritages du passé
pré-capitaliste et pré-industriel comme une bonne
part du patrimoine des connaissances. La situation
devient d'autant plus intolérable que la production
de connaissances gagne plus d'importance dans la
société entière. Les gens mis ainsi en compétition
et en concurrence, au profit de ceux qui gèrent et
qui décident, ne peuvent que se révolter tôt ou
tard. D'où la rébellion mondiale des intellectuels
et d'abord des étudiants. La réduction de l'uvre
dite « culturelle » à des produits matériels commer-
cialisables ne peut qu'accentuer le caractère
explosif de la situation.
Quant aux étudiants, mises à part les conditions
familiales (qui jouent un rôle mais ne déterminent
pas ce groupe et ne lui confèrent pas une structure
de classe), ils n'ont à vendre que leur force de
travail. Bien entendu, il s'agit d'une force de travail
disponible pour une production spécifique qui se
propose sur un marché particulier, et dont
l'étudiant ne dispose que virtuellement. De ces faits,
que résulte-t-il ? Que beaucoup d'étudiants se
sentent solidaires de la classe ouvrière, tout en
percevant mieux que le prolétaire individuel l'ensemble
de la société, son fonctionnement, ses mécanismes
de répression. Quant au conflit entre la
tion intellectuelle et son utilisation sociale (entre la
valeur d'échange du produit intellectuel et sa
valeur d'usage) les étudiants ne l'ont-ils pas saisi
avant les professionnels engagés dans un métier et
une carrière ? A travers ces problèmes spécifiques,
leur contestation atteignit le global. Précédemment,
on l'a montré. Ici on tente d'en découvrir les
raisons. Un groupe marginal, les producteurs
intellectuels, maintenu dans cette marginalité, se trouve
chargé d'une activité productrice essentielle,
centrale, la production de connaissances. Leur situation
conflictuelle s'exprime par la contestation
généralisée.
D'autres conflits se révèlent autour de ce noyau.
Conflit entre l'intégration et la ségrégation qui
frappe toutes les catégories sociales. Conflit entre
l'aspiration à participer activement à la production
au sens large (production d'uvres et de rapports
sociaux) et les dissociations multiples, notamment
celle entre la production en ce sens et la
production au sens étroit, entre l'activité productrice et
la consommation passive, entre la quotidienneté et
la créativité. Contradiction entre le spécial (réduit-
réducteur) et le global. Contradiction entre le
discours paternaliste et la répression qui va jusqu'au
terrorisme. Contradiction enfin, non la moindre,
entre la surorganisation et la tendance à la
dissolution, entre les points forts de la société et les
points faibles. Ici se manifeste une interaction
dialectique, indiquée en cours de route. Un point fort,
par exemple l'organisation de la production et la
rationalité à l'entreprise, peut se changer en point
faible lorsque change le contexte, par exemple
lorsqu'on applique la même rationalité à l'organisation
de l'espace urbain. Inversement, un point faible,
par exemple la culture ou la vie urbaine, peut se
changer en point fort lorsqu'il y a constitution ou
reconstitution d'une centrante.
Dans cette société encore dominée par
l'organisation planifiée de la production industrielle, on
réclame une « créativité » que seuls peuvent
prendre en charge des groupes anomiques, c'est-à-dire
sociaux-extra-sociaux. Poètes, artistes, créateurs
intellectuels (ne fût-ce qu'au niveau inférieur de la
production de spectacles) ne puisent l'inspiration
que dans une situation marginale. Seuls des
groupes marginaux perçoivent et conçoivent la société
dans son ensemble, en élaborant une image «
intéressante ». Or cette même société qui exige d'eux
des uvres prétend les soumettre à ses normes -et
réduire leur marginalité. Elle veut les « socialiser »
en intégrant leur activité à la socialisation fictive
et réelle à la fois de la production, c'est-à-dire dans
 L'IRRUPTION
les cadres actuels du néo-capitalisme au pouvoir
qui domine et gère les moyens de production. Parce
que l'art a toujours quelques fonctions
idéologiques, parce que l'expression créée a toujours été
récupérée par les classes dominantes et le pouvoir
étatique, on a voulu fonctionaliser et parfois
fonctionnariser la création. Par des moyens multiples et
variés : pressions, répressions, appâts,
récompenses. Ainsi les groupes anomiques se trouvent soit
réintégrés soit brisés. On a oublié la loi immanente
de la création collective. Elle surgit seulement
lorsque la transgression se « normalise » au sein d'un
groupe inévitablement marginal et anomique. Ceci
peut se montrer aussi bien au XVIIe siècle (Port-
Royal, les troupes théâtrales, les sociétés
savantes) qu'au XVIIIe (les Encyclopédistes, la critique
de la religion), au XIXe (le romantisme) et au XXe
(le surréalisme, le marxisme, etc.) Ainsi, ainsi
seulement, un groupe apporte une image globale,
supporte une transformation, tend à liquider le passé et
annonce un avenir dans une uvre symptomatique.
Une société qui n'en tient pas compte écrase la
fameuse « créativité ». D'où l'ennui. D'où
l'explosion des forces accablées. Comment ménager
l'existence de tels groupes ? Cela fait partie d'une
problématique, celle de la vie urbaine, inconcevable
pour l'organisation industrielle programmée.
Une contradiction profonde se creuse dès lors
entre la réalité sociale (division du travail, marché,/
organisation de la production industrielle) appuyée!
par des idéologies qui ne se donnent pas pours
idéologiques (l'économisme et la théorie de lai
croissance, le technologisme et une certaine
« scientificité ») d'une part, et d'autre part des
idéologies qui portent des « valeurs »
indispensables à cette même société : patriotisme,
nationalisme, « valeurs » militaires et politiques,
humanisme classique, religion, esthétisme, images du
bonheur, etc. Ces idéologies apparaissent comme
telles, se discréditent à ce titre. Elles portent une
date : antérieure à l'industrialisation et à la
rationalité industrielle. Or ces idéologies et elles seules
motivent, stimulent, justifient, légitiment.
Une société urbaine cherche ses formes et ses
superstructures à partir des superstructures
(institutions, idéologies) de Ja période industrielle,
édifiées sur des structures et des rapports de
production déterminés. De même, hier ou avant-hier,
dans des cadres et rapports sociaux
historiquement engendrés, c'est-à-dire dans le capitalisme
concurrentiel, des superstructures nouvelles se
constituaient à partir des institutions et idéologies
marquées par la prédominance de la production
9»
cole. Douloureux labeur, enfantement pénible,
distorsions et décalages, leur loi a été soulignée.
Les superstructures liées à l'industrialisation
s'effritent avant même que l'adaptation des précédentes
soit complète.
Le type exemplaire de ces superstructures qui
portent leur date, qui viennent <ie , 'époque
préindustrielle et pré-capitaliste, qui ont survécu en
raison d'une forte unité de l'institution et de
l'idéologie, dont on veut combler le retard, que l'on >^
conçoit sur le modèle de l'entreprise alors que déjà
l'assiège une problématique nouvelle, celle de la
société urbaine, c'est l'Université. Elle durait
comme groupe intermédiaire quelque peu mis de côté,
comme institution marginale, alors que les
transformations de la société la poussaient au centre.
L'université aujourd'hui risque son existence.
Fonction sociale, c'est-à-dire d'abord pédagogique
centre de production de connaissances, d'idées
et aussi d'hommes se maintiendra-t-elle en tant
que support d'une universalité ? de quelle
universalité peut-il s'agir? Ou bien l'université éclate
selon les besoins spécialisés de la division du
travail et du marché, en instituts séparés,
autonomes, technicisés, avec la perspective optimale
de contribuer à une éducation permanente
(recyclages) Ou bien elle se reconstruit selon une
perspective globale, portant l'universalité à un
niveau plus élevé et plus concret.
"* La praxis industrielle, à travers les
contradictions de la société capitaliste et néo-capitaliste,
tend vers une cohérence rationnelle qu'elle ne peut
atteindre. Le pouvoir, qui utilise la rationalité
effective dans cette société, tente d'assurer la
convergence de ces éléments fragmentaires. La rationalité
se compose d'activités fragmentées, spécialisées,
donc réduites et réductrices par rapport à
l'ensemble de la société et de son mouvement ; la
rationalité de l'entreprise, celle de la gestion étatique et
de la planification, celle de l'informatique, celle des
connaissances scientifiques (concernant la nature
et la société) cherchent à s'unifier. Cette pratique
industrielle se présente, depuis Saint-Simon
jusqu'aux théoriciens de la « société industrielle »,
comme rationalité pleine, entière, accomplie. Or
l'unité des actions parcellaires, même et surtout
des plus efficaces, fait problème. Marx a réfuté le
schéma simplificateur des théoriciens du
rationalisme industriel en montrant que la cohérence et la
totalité ne pouvaient se réaliser qu'après solution
des conflits et contradictions propres au
capitalisme (contradictions définissables et saisissables
 92 HENRI LEFEBVRE
comme un tout, mais seulement par la pensée
dialectique et à travers la critique révolutionnaire).
Depuis un demi-siècle, le néo-capitalisme d'un
côté et de l'autre le socialisme se réclamant de
Marx, affirment tous deux atteindre une pleine
rationalité et réaliser un système cohérent. Et cela sur
la base matérielle de l'industrie organisée et
planifiée (le niveau atteint par les forces productives
permettant leur organisation à l'échelle de la société
entière). Or des contradictions nouvelles surgissent,
d'un côté comme de l'autre, inégalement,
spécifiquement, selon les structures sociales et politiques,
selon le niveau des forces productives et de
l'industrialisation, selon les rapports de production
et les idéologies. Ces contradictions nouvelles
naissent en partie, mais de plus en plus fortement, de
l'urbanisation.
Il se trouve donc que la cohésion des sociétés
édifiées sur la base de l'industrialisation ne se
maintient que par un mélange incohérent
d'idéologie et de violence, de pressions et de répressions.
Les actions autoritaires des Etats ne résolvent pas
les contradictions, anciennes ou nouvelles. Elles
les écartent en réduisant les problèmes et les
possibilités. En utilisant dans ce but irrationnel les
activités spécialisées, donc réduites et réductrices,
l'action politique est elle-même réduite et réductrice,
alors qu'elle se veut et se prétend totale. Ce qui
contribue à la naissance de contradictions
nouvelles et en fait partie. Ainsi chaque rationalité
bornée engendre une irrationnalité qui lui est
propre, au moment même où elle s'affirme pleine et
entière. Chaque activité spécialisée (réduite et
réductrice), y compris l'activité dite philosophique
ou l'activité dite politique, figure dans une
pseudototalité, fausse cohérence, objet de fausse
conscience, maintenus par le pouvoir, c'est-à-dire par
la répression. Ni la connaissance ni la culture ne
parviennent à sortir de cette incohérence ; elles
ne parviennent pas davantage à masquer la
situation. Elles en font partie ; elles s'y perdent et s'y
dissolvent.
Considérons maintenant le processus de
croissance des forces productives. Processus
quantitatif et relativement continu, il tr
quantification des produits matériels, de l'espace et
du temps. Aux longues époques marquées par la
production agricole, par la vie rurale et les
idéologies agraires (paysannes) succéda la période
industrielle, avec ses implications. A beaucoup
cette période paraît décisive et définitive. Or la
période urbaine commence. L'analyse dialectique a
pour but et sens de discerner dans le processus
global des différences, des interactions et des
conflits, des transitions, des régressions et des
seuils, des bonds, etc.
Il en résulte qu'une praxis nouvelle se constitue :
la pratique urbaine. Elle enveloppe mais transforme
la praxis industrielle qui tenta et qui essaye encore
de se constituer de façon cohérente et
contraignante. Pour frayer le chemin à la praxis urbaine,
il faut une critique radicale des idéologies et des
institutions liées aux périodes antérieures. En
particulier, l'industrialisation n'apparaît plus que
comme transition, intermédiaire historique, « mutation »
qui se prit ou que l'on feignit de prendre pour
absolue. La situation exige donc une réfutation des
théories qui mirent en forme la croissance
industrielle : l'économisme aussi bien que l'humanisme,
le quantitativisme aussi bien que le passéisme qui
veut à sa manière briser les machines. Ni la
pratique urbaine ni sa théorie ne se distinguent encore
clairement de la pratique industrielle et des théories
qui s'y attachent. Dans cette oonfusion, la
répression latente ou brutale peut tenter d'étouffer à la
fois la pratique et la théorie en formation. Notam-,
ment en imposant une idéologie qui ne se
donnerait pas pour idéologique. Dans cet étouffement,
l'Université réformée pourrait jouer un rôle.
Prétendument adaptée à la modernité, sa fonction
répressive n'en serait qu'accentuée, parce
qu'identifiée à ses fonctions pédagogiques et culturelles.
Parmi les idéologies non idéologiques (en
apparence), il convient de signaler l'urbanisme. La
problématique urbaine déborde infiniment l'urbanisme,
malgré la confusion entretenue entre ces termes.
Idéologie peu cohérente, situé lui aussi en porte à
faux, l'urbanisme chevauche à la fois l'ancien
humanisme, le modernisme, l'économisme