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E SENS COMMUN

pierre bourdieu
e t alairi darbel

l'amour
de l’art
ies musées d'art européens
e t leur public
D A N S LA MÊME COLLECTION

P. Bourdieu et J.-C. Passeron


Les héritiers — Les étudiants et la
culture
Ecole libératrice ou école conservatrice ?

P. Bourdieu, L. Boltanski, R. Castel,


J.-C. Chamboredon
Un art moyen — Les usages sociaux
de la photographie
L'art le plus quotidien n'est-il pas aussi le
plus exotique ?

Darras
Le partage des bénéfices — Expansion
et inégalités en France (1945-1965)
L'expansion économique est-elle capable,
par soi seule, de réduire les inégalités et
d'enrayer l'action des mécanismes de
conservation sociale ?

Luc Boltanski
Le bonheur suisse
Peut-on être l’héritier des puritains ?

Raymonde Moulin
Le marché de la peinture en France
Y a-t-il une bourse des valeurs artistiques ?

Erwin Panofsky
Architecture gothique et pensée sco­
lastique
Comment l'architecture gothique a-t-elle pu
être « inventée » ?
Comment est-elle devenue un exercice de
pensée scolastique ?
Edward Sapir
Anthropologie — 1. Culture et person­
nalité — 2. Culture
L'anthropologie culturelle ne se condamne-
t-elle pas à manquer l'homme en prenant
comme objet la culture ?

Alain de Lattre
L’occasionalisme d’Arnold Geulincx
Une dépendance de toutes choses à l'égard
de Dieu, dont l'ethique, plus que l'ordre
géométrique, fait voir la véritable nature.

Ralph Linton
De l’homme
Une introduction à l'anthropologie générale.
l'am our de l'a rt
autres ouvrages de pierre bourdieu
SOCIOLOGIE DE l ’a lg é r ie , P. U. F., 2e éd., 1961.
l e déracin em en t, Ed. de Minuit, 1964 (en collaboration avec A. Sayad).
l e s é tu d ia n ts e t l e u r s é tu d e s, Ed. Mouton, 1964 (en collaboration
avec J.-C. Passeron).
l e s h é r it ie r s , Ed. de Minuit, 1964 (en collaboration avec J.-C. Passeron).
un a r t moyen, Ed. de Minuit, 1965.
r a p p o r t pédagogique e t com m unication, Ed. Mouton, 1965 (en colla­
boration avec J.-C. Passeron et M. de Saint-Martin).
l e m é tie r de s o c io lo g u e , Ed. Mouton/Bordas, 1968 (en collaboration
avec J.-C. Passeron et J.-C. Chamboredon).

autres ouvrages de pierre bourdieu et alain darbel


t r a v a i l e t t r a v a i l l e u r s en A lg é r ie , Ed. Mouton, 1964 (en collabora­
tion avec J.-P. Rivet et C. Seibel).

autre ouvrage d'alain darbel


LA CONSOMMATION DES FAMILLES EN ALGÉRIE, P. U. F., 1961.
pierre bourdieu et alain darbel
avec dominique Schnapper

l'am o u r de l'a rt
les musées d'art européens
et leur public
deuxième édition revue et augm entée

LES É D IT IO N S DE M IN U IT
AÄ/3&

© 1969 by l e s é d itio n s d e m inuit


7, rue Bernard-Palissy — Paris-6*
Tous droits réservés pour tous pays
ayant-propos

Un ensemble d’enquêtes tel que celui dont les résultats sont


rapportés ici ne pouvant être réalisé que grâce au travail de
toute une équipe, seul un véritable « générique » permettrait
de rendre justice à ceux qui ont fourni des contributions quan­
titativement et qualitativement inégales mais également indis­
pensables.
M. Pierre Bourdieu a dirigé l’ensemble de la recherche avec
la collaboration de Mme Dominique Schnapper et rédigé le
texte de ce livre ; M. Alain Darbel a construit le plan de son­
dage et élaboré le modèle mathématique de la fréquentation
des musées.
Mlle Francine Dreyfus a participé à toutes les phases de la
recherche depuis la réalisation des enquêtes en différents musées
et la formation des enquêteurs en d’autres, jusqu’à l’organisa­
tion du codage et du dépouillement des résultats ; elle a, en
outre, organisé l’enquête en Grèce, avec le concours du Centre
des sciences sociales d’Athènes.
Mme Yvette Delsaut et Mlle Madeleine Lemaire, aidées
par une équipe d’étudiants lillois (F. Bonvin, D. Chave, M. Da-
vaine, P. Dubois, M. El Bahi, J.-P. Hautecœur, M. Pinçon),
ont organisé les pré-enquêtes et les enquêtes réalisées dans
les musées de Lille, d’Arras et de Douai et livré des observa­
tions fines et précises sur le comportement des visiteurs.
M. Pierre Rivière, calculateur à l’Institut Blaise-Pascal, a éla­
boré le programme de traitement mécanographique ; M. Wen-
ceslas Fernandez Della Vega, du Centre de calcul de la Maison
des sciences de l’homme, a assuré l’application du programme
d’analyse factorielle.

7
l ’a m o u r d e l ’a r t

M. Eric Walter a réalisé l’enquête par correspondance auprès


des membres de la Société des Amis du Louvre. Mlles Loubi-
noux et Vidal, MM. Darmon et Grignon ont mené des enquêtes
sur l’enseignement artistique dans les établissements d’enseigne­
ment secondaire (lycées parisiens et provinciaux, collèges d’en­
seignement général et d’enseignement technique).
Mmes et Mlles Barrat, Bacabeille, Carrera, de Catheu,
Chocat, Constans, Couland, Cron, Devaulx de Chambord, Hip-
pula, Lejevre, Marcadon, Maréchal, Massoutier, Rouquette,
de Thézy, et MM. Fontaine, Sempere, Van Loyen, ont admi­
nistré l’un ou l’autre des questionnaires dans l’un des musées
de Véchantillon ;
Mlles Moreno, Sastre, et MM. Abbas, Benyahia, Benya-
coub, Bouhedja, Maillet, Mindja, Saghi, Settouti, collabora­
teurs techniques au Centre de sociologie européenne, ont réa­
lisé les opérations, souvent très complexes, de codage des
résultats ; enfin, M. Salah Bouhedja a assuré le contrôle des
dépouillements mécanographiques.
M. Villaverde, sous la direction de M. Aranguren, profes­
seur à l’université de Madrid, a organisé l’enquête au musée du
Prado, et Mlles Sastre et Moreno dans les musées de Barce­
lone ; Mlle Hélène Argyriades, du Centre des sciences sociales
d’Athènes dirigé par le professeur Peristiany, a réalisé l’en­
quête en Grèce ; Mme Angela Cacciari a organisé et réalisé
l’enquête dans trois musées milanais et à Bologne ; M. Gil­
bert Kirscher a organisé l’enquête aux Pays-Bas et Mme Nina
Lagneau-Markiewicz dans les musées polonais avec le concours
de VAcadémie des sciences de Pologne.
L ’enquête elle-même n’aurait pu être menée à bien sans
la compréhension que nous ont manifestée MM. les conserva­
teurs des musées d’Agen, Arles, Arras, Autun, Bourg-en-Bresse,
Colmar, Dieppe, Dijon, Douai, Dreux, Laon, Lille, Louviers,
Lyon, Marseille, Moulins, Pau, Rouen, Tours, des Arts déco­
ratifs et du Jeu de Paume à Paris, et sans la collaboration que
certains d’entre eux nous ont apportée. Nous les en remercions
ici, ainsi que M. le Directeur des musées de France et la direc­
tion des musées de France qui ont sans cesse soutenu notre

8
AVANT-PROPOS

entreprise, M. YInspecteur général des musées de province et


ses collaborateurs dont les conseils nous ont été précieux, et
la conservation du musée des Arts décoratifs qui a bien voulu
nous confier l’exploitation de 4 000 questionnaires recueillis
lors de l’exposition « Antagonismes ».
Que soient aussi remerciés MM. les Conservateurs du musée
du Prado et des musées du Peuple espagnol, du musée d’Art
moderne et du musée Picasso à Barcelone ; des musées archéo­
logique national et Bénaki à Athènes, du musée de Delphes
et du musée de Nauplie ; du Rijksmuseum d’Amsterdam, du
Gemeentemuseum de La Haye, des musées de Groningue et
d’XJtrecht ; du Castello Sforzesco et de la Pinacothèque de
la Bréra de Milan ; des musées de Poznan, de Lublin, de Var­
sovie, de Cracovie, de Lodz, dont la collaboration nous a
permis de réaliser l’enquête européenne.

9
« Laissez aux œuvres d’art leur éloquence naturelle et le plus
grand nombre les comprendra ; cette méthode sera plus efficace
que tous les guides, toutes les conférences et tous les discours. »
F. S chmidt-D egener,
« Musées 2> in Les Cahiers de
la république des lettres, des
sciences et des arts, XIII.

« Ce qui était essentiellement un bastion aristocratique est devenu


de nos jours un lieu de rencontre pour les gens de la rue. »

« Le musée en tant que centre


culturel, son rôle dans le déve­
loppement de la collectivité »,
UNESCO.
l'air du temps
La religion de l’art a aussi ses intégristes et ses modernistes,
mais qui s’accordent pour poser la question du salut culturel
dans le langage de la grâce. « D’une manière générale, écrit
Pierre Francastel, il faut bien constater que si l’existence
d’hommes ayant l’oreille fausse est généralement reconnue, tous
s’imaginent voir spontanément et correctement les formes. Il
n’en est rien, pourtant, et le nombre d’hommes intelligents qui
ne voient pas les formes et les couleurs est déconcertant —
tandis que d’autres, peu cultivés, ont la vue juste K » N’est-ce
pas le ton de la mystique du salut ? « Le cœur a son ordre ;
l’esprit a le sien, qui est par principe et démonstration. » Et
c’est la même logique qui porte à n’accorder qu’à quelques-uns
les signes et les moyens de l’élection et à louer la sainte simpli­
cité des ignorants et des enfants : « La sagesse nous envoie
à l’enfance : nisi efficiamini sicut parvuli. » « Ne vous éton­
nez pas de voir des personnes simples croire sans raisonner2. »
De même, la représentation mystique de l’expérience esthé­
tique peut porter les uns à réserver aristocratiquement à quelques
élus et les autres à accorder libéralement aux « pauvres en
esprit », cette grâce de la vision artistique qu’ils nomment
« l’œil ».
Il s’ensuit que l’opposition entre les traditionalistes et les

1 P. Francastel, « Problèmes de la Sociologie de l’Art », in G. Gur-


vitch. Traité de Sociologie, Paris, P.U.F., 1960, T. II, p. 279. Seul le
souci d'authentification nous a portés à mentionner les références des
textes que nous avons retenus, entre tant de même inspiration, comme
particulièrement significatifs.
2 Pascal, Pensées, passim.

13
l ’a m o u r d e l ’a r t

modernistes est plus apparente que réelle. Les premiers ne


demandent rien au lieu et aux instruments du culte artistique
que de mettre les fidèles en état de recevoir la grâce. Le dépouil­
lement et le dénuement encouragent à l’ascèse qui conduit à
la vision béatifique : « S’il est bon qu’une certaine agitation
vienne battre la porte du musée, le visiteur, aussitôt franchie
celle-ci, doit trouver l’élément sans lequel il ne peut y avoir
de rencontre profonde avec l’œuvre plastique : le silence3. »
Quand tout est affaire de disposition et de prédispositions —
puisqu’il n’est aucun enseignement rationnel de ce qui ne
peut s’apprendre — , que peut-on sinon créer les conditions
favorables au réveil des virtualités qui sommeillent en quelques-
uns ? S’inquiéter des caractéristiques sociales ou culturelles des
visiteurs, ne serait-ce pas supposer déjà qu’ils peuvent être
séparés par d’autres différences que celles que crée la distri­
bution imprévisible des dons ? « Le discernement des visiteurs,
de leur classe sociale, et de leur nationalité, apparaît, d’une
part, comme assez compliqué et, d’autre part, ne semble pas
à beaucoup avoir d’intérêt, ni d’utilité. Certains musées ont
même estimé que cette question était inactuelle, voire incon­
venante (...). Nombre de musées reconnaissent qu’ils n’ont
encore fait aucune tentative ni expérience dans ce sens et
déclarent qu’il est impossible d’en faire4. s>
« Tandis que saint Bernard, nous dit Erwin Panofsky, (...)
s’écrie avec indignation : « Qu’est-ce que l’or a à faire dans

3 Avant-projet de programme pour le musée du X X e siècle, ronéot.


p. 5 ; cf. aussi P. Gazzola in Musées et Collections publiques de France,
avril-juin 1961, pp. 84-85 : « C’est seulement dans la « neutralité »
que les œuvres exposées peuvent déployer librement leur signification
expressive. Et c’est aussi cette ambiance, laquelle doit être automatique­
ment abstraite jusqu’à devenir impersonnelle, mais en même temps être
scrupuleusement parachevée, afin de se garder de toute suggestion pos­
sible, qui crée les conditions psychologiques idéales pour le visiteur. »
Cf. encore M. Nicolle in « Musees », Les Cahiers de la république des
lettres, des sciences et des arts, XIII, p. 141 : « Nous avons déjà signalé
1inconvenient de ces leçons publiques, lectures données dans les salles,
promenades accompagnées dont le bruit trouble si désagréablement les
travailleurs paisibles. »
4 UNESCO, CUA/87, p. 4.

14
l ’a ir du tem ps

le sanctuaire ? », Suger demande que tous les splendides vête­


ments et vases sacrés acquis sous son administration soient
apportés dans l’église (...). Rien n’était plus éloigné de l’esprit
de Suger que l’idée de tenir les séculiers hors de la Maison
de Dieu : il voulait accueillir une foule aussi grande que pos­
sible pourvu que fût évité le désordre — aussi avait-il besoin
d’une église plus grande. Rien ne lui semblait plus injustifié
que d’interdire aux curieux l’accès aux objets sacrés : il vou­
lait exposer ses reliques aussi « noblement » que possible et
les mettre bien en évidence, avec le souci seulement d’éviter
les bousculades et le vacarm e5. » Ainsi, ceux qui tiennent
aujourd’hui que l’ascèse rituelle et le dépouillement cistercien
ne sont pas les seuls moyens d’accéder à la communion avec
l’œuvre et entendent proposer aux fidèles des voies m o ins
abruptes peuvent invoquer le patronage de celui qui, par ses
achats de pierres précieuses, de vases rares, de vitraux, d’émaux
et de tissus « annonçait la rapacité désintéressée du directeur
de musée moderne. » Mais ne s’inspirent-ils pas, comme lui,
de la conviction que l’œuvre enferme assez de persuasion mira­
culeuse pour convertir ou retenir, par sa seule efficace, les
âmes bien nées ? Ne sont-ils pas des tenants de cet anagogicus
mos, de cette méthode d’élévation qui confère à l’harmonie et
au rayonnement (compactio et claritas) des œuvres matérielles
le pouvoir de conduire à l’illumination, < en transportant des
choses matérielles aux choses immatérielles » (de materialibus
ad immaterialia transferendo) ?
« Lorsque des objets possèdent une valeur plastique, ils
détiennent une telle force suggestive qu’il est plus aisé de la
rendre perceptible que d’en détourner l’attention (...). L ’objet,
pour exister, doit se laisser goûter6. » « Un musée devrait être
un endroit où le visiteur somnolent serait sommé de vibrer au

5 E. Panofsky, L’abbé Suger de Saint-Denis, in Architecture gothique et


pensée scolastique, trad, et postface de P. Bourdieu, Paris, Ed. de Minuit,
1967, p. 30.
6 G. Salles, Le Regard, 1939, cité par G. Wildenstein, in Supplément
à la Gazette des Beaux-Arts, n° 1110-1111, juillet-août 1965.

15
l ’a m our d e l ’a r t

contact des œuvres sublimes7. » « Le véritable aimant du


tourisme, c’est la curiosité historique et artistique 8. » « Au lieu
de profiter de cette possibilité unique et incomparable d’en­
seigner par l’impression directe des objets, on se perd dans
la série des autres procédés éducatifs, qui veulent transmettre
des connaissances plus ou moins superficielles au moyen de
concepts purement intellectuels. On n’atteindra d’ailleurs jamais
les couches profondes du public par ces méthodes didacti­
ques 9. » Et les témoins les plus lyriques tirent argument de
la place que notre civilisation fait à l’image pour se convaincre
que la force d’attraction de l’œuvre picturale se trouve aujour­
d’hui redoublée : « L’art, écrit René Huyghe, n’a jamais été
aussi important, aussi obsédant qu’en notre temps : jamais si
répandu, si goûté, mais jamais si analysé, si expliqué. Il pro­
fite (et surtout la peinture) du rôle primordial que les images
conquièrent dans notre civilisation 101. » L ’homme de la culture
de l’image n’est-il pas immédiatement doté de la culture néces­
saire pour déchiffrer l’œuvre picturale, image entre les images ?
« Le musée a le privilège de parler le langage de l’époque,
le langage de l’image, langage intelligible à tous et le même
dans tous les pays (...). Le musée est entré dans nos mœurs.
Il sera bientôt le complément nécessaire, la doublure de toutes
nos activités n. » Et ne peut-on, en tout cas, mettre la force
des images au service du culte de l’image ? « C’est la publi­
cité intelligemment organisée qui peut seule amener à nos
collections d’art une cour nouvelle, d’une étendue insoupçon­
nable 12. »
Les temps sont venus et l’avènement du Royaume de l’Art
sur la terre se laisse déjà entrevoir : « Il semble nécessaire
d’attirer sur ce point, et d’une façon instante et grave, l’atten-

7 A. Lhote, in Les Cahiers, loc. cit., p. 273.


8 G. Douassain, in Les Cahiers, loc. cit., p. 368.
9 G. Swarzenski, in Les Cahiers, loc. cit., p. 153.
10 R. Huyghe, Dialogue avec le visible, Paris, Flammarion 1955, p. 8.
11 G. Salles, in Musees et collections publiques de France, juillet-sep­
tembre 1956, pp. 138 et 139.
12 G. Pascal, in Les Cahiers, loc. cit., p. 117.

16
l ’a ir du tem ps

tion des Etats, afin qu’ils répondent à ces besoins nouveaux


et impératifs des populations modernes qui sont comme saisies
par une nouvelle faim, spirituelle celle-là, et qui réclament une
nouvelle nourriture terrestre 13. » La prophétie eschatologique
est le couronnement naturel de cette mystique du salut.
En définitive, les anciens et les modernes s’accordent pour
abandonner entièrement les chances de salut culturel aux
hasards insondables de la grâce ou, mieux, à l’arbitraire des
« dons ». Comme si ceux qui parlent de culture, pour eux
et pour les autres, c’est-à-dire les hommes cultivés, ne pouvaient
penser le salut culturel que dans la logique de la prédestina­
tion, comme si leurs vertus se trouvaient dévalorisées d’avoir
été acquises, comme si toute leur représentation de la culture
avait pour fin de les autoriser à se convaincre que, selon le
mot d’une vieille personne, fort cultivée, « l’éducation, c’est
inné ».

13 UNESCO, CUA/87, p. 16.

17
2
les démarches de la recherche
Avant d’entrer dans l’analyse et l’interprétation des
résultats des différentes enquêtes qui ont fourni la matière
de ce livre, on a voulu décrire, aussi précisément que
possible, les conditions dans lesquelles ils ont pu être
obtenus.
Disposant d’un corps d’hypothèses qu’un ensemble de recher­
ches antérieures sur les processus de diffusion culturelle avaient
permis d’éprouver, on pouvait concevoir une enquête systé­
matique sur le public des musées européens, ses caractéris­
tiques sociales et scolaires, ses attitudes à l’égard du musée
et ses préférences artistiques comme une démarche de véri­
fication destinée à confronter un système cohérent de pro­
positions théoriques avec un système cohérent de faits produits
p ar — et non pour — les hypothèses qu’il s’agissait de valider.

Le questionnaire

L ’utilisation d’un questionnaire très simple (Cf. App. 1)


s’imposait particulièrement en un domaine où les sujets enga­
gent des valeurs et sont donc portés, même inconsciemment,
à se faire valoir en s’orientant vers la réponse qu’ils jugent
la plus noble. Si, dans le cas de la question (III) sur les rai­
sons de la venue au musée, on s’est délibérément refusé à
prévoir les réponses « nobles », telles que « parce que j’aime
l’art », ce n ’est pas au nom d’une sorte d’agnosticisme esthé­
tique mais parce que la pré-enquête réalisée au musée de Lille
et les entretiens semi-directifs avaient montré que ces réponses
attiraient des sujets qui étaient venus, en réalité, pour d autres
raisons. Les mêmes préoccupations ont dominé l’élaboration
des questions d’opinion : l’intention du questionnaire n était
pas de mettre aux voix l’introduction de flèches et de pan­
neaux (questions V et VI) dans les musees mais de mesurer

21
l ’a m o u r d e l ’a r t

indirectement les attentes pédagogiques du public que les pré­


enquêtes et les entretiens libres avaient permis de déceler.
Les conditions dans lesquelles le questionnaire devait être admi­
nistré imposaient d’autre part qu’il fût très clair, très bref
(pour ne pas retenir pendant plus d’un quart d’heure) et sur­
tout qu’il n’enfermât rien qui pût choquer les visiteurs des
différents milieux sociaux. Cette dernière condition n’était pas
aisée à remplir puisque les questions qui pouvaient paraître
simplistes aux uns pouvaient sembler difficiles aux autres (cf.
infra, l’analyse des non-réponses).

L ’échantillon et l’enquête

Pour donner à la méthode d’échantillonnage retenue toute


son efficacité, il fallait tirer parti de ce que l’on pouvait savoir
sur les musées et leur public. En fait, les statistiques disponi­
bles pour les différents pays européens présentaient nombre
d’incertitudes en raison de l’hétérogénéité des procédés de comp­
tabilisation des entrées selon les pays et même selon les musées
(faute, en particulier, de dénombrement séparé des différents
types de visites, notamment des visites gratuites), en raison
aussi de l’absence de statistique mensuelle des visites. Néan­
moins, le calcul des moyennes journalières des visites à partir
des données de l’enquête a permis de vérifier que les ordres
de grandeur fournis par la statistique officielle pouvaient être
considérés comme valables h
Si les fluctuations que l’on constate d’une année à l’autre,
dans un même musée, sous l’effet de l’attraction exercée par
une exposition ou par une manifestation locale, interdisent la
recherche d’une précision excessive, on peut cependant consi-

1 Les données mêmes de l’enquête ont permis de rendre raison des


exceptions apparentes : ainsi, la visite du musée de Bourg-en-Bresse étant
couplée avec celle du cloître attenant à l’église de Brou, les statistiques
officielles ne tiennent pas compte du fait que seule une faible part des
visiteurs de l’église entre effectivement dans les salles du musée.

22
LES DÉMARCHES DE LA RECHERCHE

dérer que le nombre annuel de visites définit de façon satis­


faisante la hiérarchie des musées. Ainsi, pour la France, le
tirage d’un échantillon représentatif de vingt et un musées a
pu s’appuyer sur l’analyse multivariée des relations entre les
différentes caractéristiques des musées, parmi lesquelles le nom­
bre annuel de visites. A cette fin, un jury composé de cinq
conservateurs et spécialistes d’art a sélectionné, parmi les
musées français2, cent vingt-trois musées d’art (contenant des
peintures et des sculptures) et a évalué, pour chaque musée,
la facilité de l’accès, le dynamisme du conservateur, le nombre
d’œuvres exposées, le nombre d’œuvres possédées, le type
d’œuvres (peintures, sculptures, souvenirs historiques, objets
folkloriques, etc.), la qualité globale des œuvres (notée de 0
à 5), le type de présentation. En outre, on a déterminé l’at­
traction touristique de chaque musée en prenant pour indica­
teur le nombre d’étoiles que le guide vert attribue à la ville,
au musée lui-même et aux œuvres présentées, obtenant la dis­
tribution suivante : une étoile, Arras, Douai, Dreux, Laon,
Louviers, Moulins ; trois étoiles, Agen, Dieppe, Lille, Lyon ;
quatre étoiles, Arles, Bourg-en-Bresse, Marseille, Pau, Tours ;
sept étoiles, Autun ; huit étoiles, Dijon ; dix étoiles, Colmar,
Rouen. On a enfin considéré l’attraction touristique (évaluée
d’après les mêmes indices que celle du musée), la situation
économique et l’équipement universitaire de la ville ou de la
région où se situe le musée.
Il est apparu, à l’analyse, que la plupart des caractéristiques
des musées étaient étroitement liées entre elles : si l’on écarte
les musées qui reçoivent moins de 2 000 visiteurs par an (soit
six musées, très difficiles d’accès, offrant des œuvres peu nom­
breuses et médiocrement présentées), on constate que le nombre
d’œuvres exposées est très fortement lié au nombre de visi-_
teurs (exception faite de certains grands musées exposant des
œuvres relativement peu nombreuses, mais de grande qualité
ou très célèbres). Il en est de même de la notoriété des œuvres

2 G. Bamaud, Répertoire des musées de France et de la Communauté,


Paris, Institut pédagogique national, éd., 1959.

23
l ’am ou r d e l ’a r t

et de leur qualité (évaluée par le jury de spécialistes), ce qui


tend à montrer que, en cette matière, la hiérarchie « offi­
cielle » des musées, telle qu’elle est fournie par les guides
touristiques, coïncide avec la hiérarchie « vécue », exprimée
par le nombre de visites, et avec la hiérarchie « légitime »,
définie par les « autorités culturelles ».
Ainsi, du fait qu’il est en corrélation avec la plupart des
caractéristiques des musées, le nombre annuel de visiteurs peut
être considéré comme un critère stratificateur (ce qui garantit

S tra te M u sée s F lu x 3 E to ile s Q u a lité

p lu s d e 30 000 C o lm a r 180 000 2 4


B o u rg -en -B r. 85 000 0 2
D ie p p e 70 000 0 2

Lyon 35 000 2 5

20 000 - 30 000 T o u lo u s e 25 000 2 5


D ijo n 30 000 2 5
L ille 26 000 2 5
R ouen 25 000 2 5

10 000 - 20 000 T o u r s 19 300 2 4


A u tu n 11 700 0 3
M a rs e ille 11 000 1 4
A rle s 14 000 0 2

5 000 - 10 000 A r r a s 8 900 0 4


M o u lin s 6 500 1 2
D ouai 7 800 0 3
Pau 5 500 1 2

1 000 - 5 000 L a o n 3 300 0 2


A gen 2 500 1 3
D re u x 1 650 0 1
L o u v ie rs 3 000 0 1

3 Chiffres communiqués par M. Delesalle, de la direction des musées


de France.

24
LES DÉMARCHES DE LA RECHERCHE

la précision des résultats) : il suffit donc de constituer quel­


ques grandes strates en prenant pour critère le flux annuel de
visites et, afin d’assurer la comparabilité entre les strates, de
choisir aléatoirement un nombre égal de musées dans chacune
d’elles, sauf pour la strate supérieure qui a le flux le plus élevé
de visites et qui comporte le plus petit nombre de musées
(ce qui permet d’obtenir la même précision avec un échan­
tillon légèrement m oindre)4. Pour les musées parisiens, qui
sont autant de cas particuliers dans une ville incomparable
aux autres, deux musées d’art de types différents, le musée
du Jeu de Paume et le musée des Arts décoratifs, ont été
choisis en dehors du plan de sondage.
Les mêmes méthodes d’échantillonnage ont conduit à tirer,
pour la Grèce, le musée archéologique national et le musée
Benaki d’Athènes, les musées de Delphes et de Nauplie ;
pour la Hollande, le Rijksmuseum d’Amsterdam, le Gemeen-
temuseum de La Haye et les musées de Groningue et d’Utrecht ;
pour la Pologne, les musées de Poznan, de Lublin, de Var­
sovie, de Cracovie et de Lodz. Pour l’Espagne, faute d infor­
mations statistiques sur les flux de visiteurs, on n’a pu pro­
céder à un échantillonnage méthodique et l’on ne peut donner
le musée du Prado, le musée Picasso, le musée du peuple
espagnol et le musée d’art moderne de Barcelone, pour repré­
sentatifs de l’ensemble des musées espagnols, bien que le public
de ces musées présente des caractéristiques tout à fait conformes
aux lois établies à propos des autres pays5.
Le choix des musées étant fait, il s’agissait de procéder à
un choix aléatoire des personnes interrogées. Il importait que
toute personne entrant au musée pendant le déroulement de
l’enquête fût intégrée dans l’échantillon. A cette fin, des enquê-

4 On trouvera, à l’appendice 1, un exposé plus systématique et plus


détaillé de la construction de l’échantillon.
5 Le Castello Sforzesco et la Pinacothèque de la Brera de Milan ne
pouvant pas être considérés comme représentatifs des musées italiens,
on s’est interdit de dégager de l’analyse des observations recueillies
dans ces musées autre chose que des indications sur les attitudes et les
préférences du public italien.

25
l ’am our d e l ’a r t

teurs (les uns envoyés par le Centre de sociologie européenne,


les autres recrutés sur place, le plus souvent avec la collabo­
ration du conservateur, et formés par des chercheurs du Centre)
ont reçu la charge de présenter le questionnaire aux visiteurs
selon des consignes précises qui avaient été mises au point
au cours de la pré-enquête. L ’unité statistique choisie est la
visite et non le visiteur, le même individu pouvant, théorique­
ment, figurer plus d’une fois dans l’échantillon (ce qui ne s est
produit qu’exceptionnellement étant donné la durée de l’en­
quête) et recevant un poids proportionnel à la fréquence
moyenne de ses visites au musée. Les visites de groupes sco­
laires ou touristiques posaient un problème : fallait-il conférer
à chaque membre du groupe le même poids qu’à un visiteur
individuel ? A la limite, la même question valait pour les
visites familiales. La solution la moins imparfaite consistait à
attribuer le même poids à chaque individu adulte, quitte à
isoler les groupes dans l’analyse. Un taux de réponses égal
ou supérieur 'à 75 % (compte tenu des groupes) a pu être
ainsi obtenu dans les deux tiers des musées.
Parmi les visiteurs, il en est qui, ayant accepté de se prêter
à l’enquête, ont laissé certaines questions sans réponse. La
proportion des « sans-réponse » varie d’une manière signi­
ficative selon le type de questions et selon les catégories sociales,
ou plus exactement selon la signification que les différentes
catégories sociales ont conféré aux différentes questions. Ainsi,
les questions sur les raisons et les conditions de la visite (III
et IV) apparaissent à la très grande majorité du public comme
des questions de fait, mais la frange supérieure des hautes
classes peut déjà y soupçonner une intention : il est des rai­
sons nobles de visiter, il en est de moins nobles, et l’on montre
plus de sérieux en visitant un musée avec l’aide d’un guide
ou d’un catalogue ; les professeurs et les spécialistes d’art s’abs­
tiennent un peu plus souvent que les autres groupes sociaux
comme s’ils voulaient témoigner par là qu’ils contestent la
pertinence des questions et des réponses prévues par le ques­
tionnaire (les réponses « nobles » ayant été volontairement
omises) [Cf. App. 2, tab. 3].

26
LES DÉMARCHES DE LA RECHERCHE

De même, les questions sur la fréquentation des musées


(VIII et IX) n’ont pas le même sens pour tous les sujets :
25 % des visiteurs des classes populaires ne peuvent citer
un seul musée et, comme l’a montré l’enquête de vérification,
leur abstention n’exprime pas autre chose que l’ignorance alors
que, chez les visiteurs des classes cultivées, elle trahit l’impa­
tience devant une question « naïve ». De même encore, la
question sur les peintres préférés (XI) est perçue par les visi­
teurs des classes populaires comme une question d’érudition
tandis que les sujets des hautes classes la tiennent pour primaire.
Etant donné les fluctuations du nombre des visiteurs et de
la structure du public dans le temps, il fallait encore choisir,
méthodiquement, les moments de l’enquête. La pré-enquête
réalisée au musée de Lille ayant fait voir que la structure
sociale du public varie selon les jours de la semaine, on pou­
vait supposer que les vacances détermineraient aussi des varia­
tions. Pour saisir les fluctuations saisonnnières sans accroître
la durée de l’enquête, on a inclus les vacances de Pâques
dans la période d’enquête. Mais on pouvait douter que les
vacances de Pâques fussent représentatives des vacances dans
leur ensemble, les touristes de Pâques risquant d’appartenir
plus souvent aux classes favorisées. Afin d’éprouver la valeur
des résultats obtenus, une enquête complémentaire s’est dérou­
lée au mois de juillet dans cinq musées français, les uns situés
dans une région peu fréquentée par les touristes (Arras, Laon,
Lille), les autres dans des régions touristiques (Arles, Autun)
[Cf. App. 3, tab. 1]. Il est apparu que, dans les régions situées
au sud de la Loire, la structure du public est identique en été
à ce qu’elle est à Pâques, l’effet du tourisme étant à peu près
le même pendant les deux périodes ; dans le Nord, qui attire
peu les touristes, la structure du public, à peu près identique
en été et en période ouvrable, est différente à Pâques du fait
que la pratique du tourisme à cette époque de l’année est plus
fréquente dans les classes favorisées qui sont alors légèrement
sous-représentées.
Pour définir le poids qu’il importait de conférer aux enquêtes
recueillies dans chacune des deux périodes, il suffisait de

27
l ’a m our d e l ’a r t

déterminer le nombre relatif des visites correspondant à chaque


période. Faute de statistiques mensuelles précises, on a dû
recourir au calcul pour estimer qu’en France près de la moitié
(45 %) des visites ont lieu pendant les vacances (soit en quatre
mois environ)6.
Le sondage à deux degrés (les musées d’abord, les visites
ensuite) qui a été réalisé, peut-être assimilé à un sondage à
un seul degré, le nombre de musées choisis étant responsable
pour l’essentiel de l’erreur d’échantillonnage. En outre, un
échantillon aléatoire se réfère généralement à une population-
mère bien définie et de dimension bien délimitée, tandis que
le public virtuel des musées n’a pas de limites spatiales et
temporelles précises, un musée pouvant théoriquement recruter
ses visiteurs à l’échelle de l’univers. Il en résulte des risques
de distorsion, au demeurant minimes, et une certaine limitation
intrinsèque de la précision de toute enquête sur le public des
musées.

Le codage et l’analyse des résultats

Sachant qu’il ne suffit pas de raffiner l’analyse logique des


réponses et de leurs combinaisons possibles pour se conformer
aux articulations du réel, chacune des grilles d’analyse a été
établie à partir d’une exploitation partielle des résultats et
a été précisée chaque fois que les cas rencontrés l’exigeaient.
C’est le même souci de rigueur qui a conduit à n’élaborer le
programme de traitement mécanographique qu’après l’analyse
d’un échantillon de 1 000 questionnaires et à n’appliquer un

„6 ^ es mêmes procédures d’échantillonnage dans le temps ont été utili­


sées en Grèce et en Hollande, à la différence que l’on a retenu les.
vacances d’été plutôt que les vacances de Pâques. Pour la Pologne, étant
donné la très faible importance du flux touristique, le problème’ne se
posait pas. En Espagne, les enquêtes ont été effectuées seulement pendant
les vacances d’été, en sorte que l’échantillon s’en trouve affecté d’un
biais important.

28
LES DÉMARCHES DE LA RECHERCHE

programme d’analyse factorielle qu’après avoir saisi, par d’au­


tres méthodes, les relations entre les principales variables expli­
catives. Pour réaliser cette analyse factorielle, les 9 226 ques­
tionnaires recueillis dans les musées français ont été séparés
en deux sous-populations, celle des individus de niveau inférieur
au baccalauréat (M l) et celle des individus de niveau supé­
rieur ou égal au baccalauréat (M 2)7. Contrairement à ce qui
a été fait dans l’étude principale, chaque questionnaire a reçu
im poids égal ; quatorze items seulement, apparus comme les
plus significatifs parmi les 53 que comportait le question­
naire, ont été retenus. On trouvera en appendice les matrices
de corrélation pour M l et M2 ainsi que les moyennes et
les écarts-types pour chacune de ces variables dans chacune
de ces sous-populations. Le calcul des « valeurs propres »
et des « vecteurs propres » afférents à chacune de ces sous-
populations n’apportant rien qui ne soit déjà connu, il ne sera
pas reproduit ici.
L’enquête principale ayant permis d’établir, à propos d un
très grand échantillon, les structures fondamentales du public
des musées et les relations significatives et signifiantes entre
les caractéristiques sociales des visiteurs et leurs attitudes ou
leurs opinions, il devenait possible et nécessaire de vérifier ou
de nuancer, sur tel ou tel point, les connaissances acquises.
C’est pourquoi plusieurs enquêtes successives, portant sur des
échantillons relativement restreints (entre 300 et 1 000 visi­
teurs) du public d’un ou de plusieurs musées dont les caracté­
ristiques étaient connues, ont été menées qui ont fourni des
informations sur la relation entre le temps de visite déclaré
par les visiteurs et le temps de visite réel, mesuré par des
observateurs, sur les rythmes de la fréquentation des musées
et leurs variations selon les différentes caractéristiques sociales
des visiteurs, sur la relation entre la fréquentation des musées
et d’autres pratiques culturelles, tous ces résultats étant soumis

7 Cf. W. F. de la Vega, Analyse factorielle des données d enquête


sur la fréquentation des musées, Centre de calcul de la Maison des
sciences de l’homme, note interne 14 juin 1965/ODD, 5 p. ronéot.

29
l ’a m our d e l ’a r t

à une dernière vérification au moyen d’une enquête qui a


été administrée en 1965 à 2 000 visiteurs de différents musées
français. La méthode des enquêtes successives a permis non
seulement de combler les lacunes de l’information procurée
par l’enquête initiale mais aussi et surtout d’éprouver au moindre
coût les hypothèses que l’analyse et l’interprétation des données
fournies par la première expérimentation avaient fait surgir.

L ’essai de formalisation

Notre premier lecteur disait être en face des pages mathé­


matiques de ce livre comme ce personnage de Christophe
qui, au vu d’une longue démonstration du professeur Cosinus
aboutissant à la formule U = O, trouvait que c’était là se
donner beaucoup de peine pour un bien maigre résultat.
D’autres, plus sensibles à la rigueur féconde du raisonnement
mathématique, ne verront peut-être dans les analyses « com­
préhensives »' qu’approximations impressionnistes. Faut-il, après
tant d’autres, entreprendre de justifier méthodologiquement
l’effort de formalisation, au risque de donner à croire que
la méthode d’une science est une technique abstraite et formelle
qu’il s’agirait seulement d’ « appliquer » au contenu empiri­
que ? « Les sciences de la nature, disait Henri Poincaré, parlent
de leurs résultats ; les sciences sociales parlent de leurs métho­
des. » Pour démentir, au moins une fois, cette boutade, nous
nous contenterons de renvoyer aux résultats, certains qu’ils
n’auraient pu être obtenus sans l’alliance la plus étroite de
deux méthodes également rigoureuses8.

L ’étude comparative

Pour assurer la comparabilité des résultats, on a veillé à


utiliser des procédures identiques, à toutes les phases de la
recherche, pour les cinq pays étudiés, Espagne, France, Grèce,

8 Les étapes principales et l’aboutissement des différents raisonnements


mathématiques étant toujours repris en langage commun, les lecteurs
pourront sauter ces passages sans perdre le fil du discours.

30
LES DÉMARCHES DE LA RECHERCHE

Hollande et Pologne. Le même questionnaire (à la réserve des


quelques adaptations indispensables pour tenir compte des
situations nationales) a été administré, dans les mêmes condi­
tions, au public des différents pays. Les mêmes grilles d’analyse
ont été appliquées au matériel recueilli, en particulier pour
tout ce qui concerne les caractéristiques sociales et scolaires
des visiteurs. Choisir de rechercher l’homogénéité formelle des
codes, c’était, on ne pouvait l’ignorer, courir le danger, inhé­
rent à toute comparaison d’indices abstraits et faussement inter­
changeables, de comparer des faits formellement comparables
mais réellement incomparables et, inversement, d’omettre de
comparer des faits formellement incomparables mais réelle­
ment comparables. Mais, en adoptant des catégories d’analyse
mieux ajustées aux particularités des différentes conditions natio­
nales, par exemple eu ce qui concerne les niveaux d instruc­
tion, on se serait interdit d’emblée toute possibilité de compa­
raison, alors qu’une interprétation structurale peut toujours
resituer des faits sciemment construits par des opérations for­
mellement identiques dans le système complet des relations
dont ils tiennent leur sens et leur valeur.
Aux problèmes que rencontre toute recherche comparative
comme mise en relation de faits ou de systèmes de faits insérés
dans des systèmes de relations dont ils tiennent leurs propriétés
spécifiques s’ajoutaient toutes les difficultés qui résultent des
incertitudes ou des lacunes des sources statistiques. On ne pou­
vait en effet échapper au piège des ressemblances ou des dis­
semblances apparentes, directement livrées par 1 expérimentation,
qu’à condition de prendre en compte, dans une comparaison
systématique, les différences systématiques ou mieux, les dif­
férents systèmes de facteurs exerçant ce que l’on peut appeler
un effet de structure sur chacun des faits empiriquement cons­
tatés. Une mise en œuvre parfaite de ces principes de méthode
aurait exigé que l’on pût mobiliser, outre les données fourmes
par l’enquête sur les caractéristiques sociales et scolaires des
visiteurs de musée, des informations statistiques très précises
et construites selon des catégories identiques sur la structure
des différentes populations-mères selon le sexe, l’âge, les classes

31
l ’a m our d e l ’a r t

sociales et les niveaux d’instruction, sur les flux de touristes et


de visiteurs dans les différents musées, ainsi que sur le nombre
et la qualité des œuvres exposées dans chacun des musées, etc.
Etant donné qu’il était à peu près impossible d’obtenir toutes
ces informations sur tous les pays étudiés et que les informa­
tions obtenues n’étaient pas toujours directement comparables
en raison des divergences entre les systèmes de classement
employés par les différents pays, la comparaison proprement
structurale qui a pu être réalisée présente beaucoup d’incer­
titudes. Si les conclusions prudentes et souvent plus négatives
que positives qui se dégagent de ces analyses risquent de
décevoir ceux qui souhaiteraient recevoir des réponses simples
et tranchées à des questions telles que celle de l’efficacité
relative des politiques culturelles élaborées par des régimes
politiques différents, la méthode proposée a au moins le mérite
de rendre possible, dès que les informations le permettront,
une comparaison rigoureuse et surtout de mettre en garde
contre les comparaisons imprudentes et inconsidérées qui,
quand même elles ne s’appuient pas sur des chiffres fantaisistes,
restent fictives et fallacieuses parce qu’elles supposent la mise
entre parenthèses de l’objet véritable de la comparaison, c’est-
à-dire des systèmes de relations dans lesquels sont pris les
faits comparés.

32
prem ière partie
les conditions sociales
de la pratique culturelle
« Ceux^ qui cultivent les Sciences exactes dont l’indépendance
et la généralité sont d’ailleurs si propres à agrandir l’esprit, à
l’élever au-dessus de la sphère commune, n’ont pas rendu à la
philosophie rationnelle tous les services qu’elle avait droit d’en
attendre et d’en exiger. En traitant, par leur méthode claire, pré­
cise et sûre, certaines questions délicates qu’ils n’ont pas même
osé aborder (...), ils auraient épargné bien des disputes, résolu des
difficultés très graves, détruit des préjugés bien enracinés, bien
vieux ; et deux ou trois pages d’analyse, ou si l’on veut même,
une simple formule exprimée en deux lignes, auraient démontré
en rigueur et avec cette évidence qui ne permet aucun doute, et
que toutes les subtilités, toutes les ergoteries des sophistes tente­
raient en vain d affaiblir, des vérités que les philosophes ont aussi
decouvertes, mais par le secours d’instruments moins perfec­
tionnes. »
N a ig e o n
Encyclopédie méthodique, T. III.
Si l’analyse des relations empiriquement constatées entre la
fréquentation des musées et différentes caractéristiques économi­
ques, sociales et scolaires des visiteurs doit permettre de saisir
l’ensemble des facteurs qui déterminent ou favorisent la fré­
quentation des musées, d’établir le poids relatif de chacun d’eux
et la structure des relations qui les unissent (première partie),
on ne peut expliquer l’efficacité de ces facteurs explicatifs qu’en
appréhendant la genèse et la structure de la disposition à l’égard
des œuvres culturelles qui s’exprime dans la fréquentation des
musées (deuxième partie). Il importe enfin de soumettre à
l’épreuve de la généralisation le système de causes et de raisons
qui permet d’expliquer et de comprendre la fréquentation du
musée, en examinant les conditions les plus générales de la
réception adéquate d’une œuvre de culture savante, pièce de
théâtre, roman, concert ou tableau (troisième partie).
Croissant très fortement à mesure que le niveau d’instruction
s’élève, la fréquentation des musées est presque exclusivement
le fait des classes cultivées h La part des différentes catégories
socio-professionnelles dans le public des musées français est
presque exactement en raison inverse de leur part dans la popu­
lation globale. Sachant que le visiteur modal des musées français
est bachelier (55 % des visiteurs ayant au moins le baccalau-

1 Toutes les lois établies à propos du public des musées d’art français
s’étant trouvées vérifiées par les enquêtes sur les autres pays européens,
toute proposition avancée sans autre précision ou illustrée par le seul
exemple français pourra être considérée comme valable pour l’ensemble
des pays étudiés. Pour éviter les accumulations fastidieuses de chiffres,
on n’a retenu, pour les autres pays européens, que les illustrations parti­
culièrement significatives (on trouvera en Appendice 5, les principales
données statistiques concernant les musées européens).

35
l ’a m our d e l ’a r t

réat), on ne s’étonnera pas que la structure du public distribué


selon la catégorie sociale soit très voisine de la structure de la
population des étudiants des facultés françaises répartis selon
leur origine sociale : la part des agriculteurs est de 1 % dans le
public des musées d’art français, celle des ouvriers de 4 %,
celle des artisans et commerçants de 5 %, celle des employés et
des cadres moyens de 23 % (dont 5 % d’instituteurs), celle des
classes supérieures de 45 %. La distribution des visiteurs selon
leur niveau d’instruction est plus parlante encore : 9 % seule­
ment des visiteurs — écoliers pour les trois quarts — sont dé­
pourvus de tout diplôme, 11 % sont titulaires du diplôme de fin
d’études primaires (C. E. P.), 17 % d’un diplôme d’enseigne­
ment technique ou d’un diplôme d’enseignement général du se­
cond degré (B. E. P. C.), 31 % sont bacheliers et 24 % possè­
dent un diplôme équivalent ou supérieur à la licence. On
comprend dès lors que la part des visiteurs qui ont fait du latin
(indice très révélateur de l’appartenance à un milieu cultivé)
atteigne 40 % , soit respectivement 4 % , 24 % et 75 % pour les
classes populaires, les classes moyennes et les classes supérieures.
Si l’on constate que les visiteurs des classes moyennes se dis­
tinguent de l’ensemble de leur catégorie par un niveau d’instruc­
tion légèrement plus élevé, cela tient pour une part (comme l’a
montré l’enquête de vérification) à ce qu’ils s’attribuent parfois
un niveau culturel supérieur à celui qu’indiquent leurs diplômes,
exprimant par là, comme par tant d’autres conduites, leur bonne
volonté culturelle, mais c’est aussi que le diplôme n’est pas
toujours un indicateur irréprochable du niveau culturel en ce
qu’il ne prend pas en compte certains acquis, dans le cas par
exemple des sujets qui ont complété leur formation en autodi­
dactes (et qui sont particulièrement nombreux dans les classes
moyennes) ou de ceux qui ont fait plusieurs années d’études
secondaires sans obtenir un diplôme. Par suite, le niveau d’ins­
truction mesuré par le diplôme est peut-être moins significatif
(au moins en matière de pratiques et d’attitudes culturelles) que
le niveau culturel d’aspiration : le visiteur qui se donne le niveau
du baccalauréat alors qu’il n’a que le brevet élémentaire ou qu’il
a interrompu ses études en première, irait-il au musée s’il ne
s’attribuait pas le niveau culturel qui le légitime à visiter les

36
LES CONDITIONS SOCIALES DE LA PRATIQUE CULTURELLE

musées ? Sachant que le visiteur modal des musées est bachelier,


n’est-on pas fondé à supposer que la prétention au niveau de
bachelier concourt pour une part à susciter chez les non-
bacheliers une « pratique de bacheliers » ?
Le public des musées est relativement jeune dans son ensem­
ble, puisque la part des visiteurs âgés de quinze à vingt-quatre
ans est en France de 37 % contre 18 % dans la population
totale et cette sur-représentation est particulièrement marquée
dans les classes populaires et moyennes (13 % des visiteurs des
classes populaires et moyennes déclarant par ailleurs avoir dé­
couvert le musée, au cours de leur adolescence, en compagnie
de camarades) ; l’âge moyen des visiteurs s’accroît continûment
à mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale, ce qui sem­
ble indiquer que l’effet de l’action scolaire est d autant plus
durable que le niveau scolaire atteint est plus élevé, donc que
cette action s’est exercée plus longuement, que ceux qui l’ont
subie disposaient préalablement d’une plus grande competence
acquise par le contact précoce et direct avec les œuvres (dont
on sait qu’il est toujours plus fréquent à mesure que l’on s’élève
dans la hiérarchie sociale) et qu’une atmosphère culturelle
favorable vient en soutenir et en relayer l’efficacité. Etant donné
d’une part que les écoliers et les etudiants constituent 78 % des
visiteurs de quinze à vingt-quatre ans, alors que, pour les classes
d’âge correspondantes, la part des sujets scolarisés dans la po­
pulation française n’est que de 24,5 %, et d autre part que le
taux de fréquentation marque une chute brutale (de 37 à 16 %)
lorsque l’on sort de la tranche d’âge la plus fortement scolarisée
(de quinze à vingt-quatre ans), pour diminuer ensuite régulière­
ment et d’autant plus rapidement que l’on va vers les catégories
les plus âgées (soit 15, 10, 8 et 4 % pour les tranches de
trente-trois à quarante-quatre ans, quarante-cinq à cinquante-
quatre ans, cinquante-cinq à soixante-quatre ans et soixante-
cinq ans et au-delà), on peut se demander si la relation qui unit
l’âge et la fréquentation ne traduit pas simplement l’effet de
l’instruction. Les relations entre la fréquentation et la catégorie
socio-professionnelle ou la résidence posent en fait la meme
question en sorte qu’il faut essayer de déterminer par d’autres
techniques l’influence respective des différents critères qui, a

37
l ’a m o u r d e l ’a r t

première apparence, semblent également liés à la fréquentation.


La recherche de l’explication exige donc que l’on substitue
aux taux de représentation des différentes catégories de visiteurs
dans l’ensemble du public des musées la probabilité que chaque
sujet a d’entrer dans un musée, pendant un temps donné, selon
les différentes caractéristiques qui le définissent. La population
potentielle d’un musée étant mal délimitée ou illimitée (au moins
virtuellement), l’évaluation de la population totale des catégories
auxquelles doit être rapporté l’effectif des visiteurs de chaque
catégorie est nécessairement imprécise, mais elle l’est d’autant
moins que l’unité spatiale et temporelle retenue est plus grande :
s’il est absurde de rapporter le nombre des visiteurs du musée
de Lille à la population de Lille, il est raisonnable de calculer le
rapport entre le nombre annuel de visiteurs de chaque catégorie
et l’effectif global de cette catégorie ou encore entre le nombre
total des ressortissants d’un pays qui ont visité l’un ou l’autre
des musées de leur pays et la population globale de ce pays, ce
qui revient à admettre que les mouvements de tourisme culturel
entre les différents pays se compensent approximativement.
Chaque visiteur étant défini par un ensemble de critères (son
âge, ses diplômes, sa profession, symboliquement désignés par
A, B, C), on peut donc calculer les probabilités P (Ai, Bj, Ck)
c’est-à-dire la probabilité qu’une personne d’âge Ai, de diplôme
Bj et de profession Ck, se rende dans un musée d’art. Mais les
differentes variables étant en co-variation et constituant un
complexe qui peut être saisi grâce à un nombre plus restreint
d’entre elles, on se trouve placé devant le problème classique
de la colinéarité. Toutefois, si P (Ai, Bj) = P (Ai, Bj, Ck),
autrement dit, si l’âge et le niveau d’instruction étant connus, la
connaissance de la profession n’apporte pas d’information sup­
plémentaire, ce critère peut être considéré comme indépendant
de la fréquentation (sans que la réciproque soit vraie, puisque,
connaissant la seule profession, liée au niveau d’instruction, on
possède une information sur la fréquentation) et l’on peut
conclure que la profession n’exerce pas une influence spécifique,
la relation qui l’unit à la fréquentation n’étant qu’une autre
expression de la relation entre le niveau d’instruction et la fré­
quentation.

38
LES CONDITIONS SOCIALES DE LA PRATIQUE CULTURELLE

Les conditions de l’expérimentation statistique imposent des


limites à cette méthode : les différents critères étant liés, la taille
de l’échantillon étant limitée, il est inévitable que certaines caté­
gories soient peu représentées et qu’un petit nombre seulement de
probabilités Pi, j, k, ... soient significativement calculables. S’il est
facile d’isoler l’effet de l’âge, du sexe, du diplôme ou de la pro­
fession, il est plus difficile de saisir l’influence simultanée du
diplôme et de la profession ou du diplôme et de l’habitat, parce
que ces critères sont très fortement liés.

En fait (tabl. 1), le niveau d’instruction étant fixé, la connais­


sance du sexe ou de la catégorie socio-professionnelle des visi­
teurs ne fournit, en général, que très peu d’informations
supplémentaires. Sans doute la pratique des professeurs et spé­
cialistes d’art est-elle, à niveau égal, nettement supérieure à celle
des autres catégories socio-professionnelles ; sans doute, les
femmes de la classe supérieure vont-elles plus souvent au musée
que les hommes 2. Sans doute, peur rendre raison de la faible
représentation des agriculteurs (qui est à la limite de la significa­
tion statistique en raison de la faible importance numérique de
cette catégorie de visiteurs), faut-il invoquer, outre l’éloignement
spatial, l’influence défavorisante de l’atmosphère culturelle
propre au milieu rural. Mais le fait que ceux d’entre les cadres
supérieurs qui ont un niveau d’instruction (C. E . P. ou B. E.
P. C.) inférieur au niveau modal de leur catégorie aient un
taux de pratique inférieur aux autres catégories sociales, incline
à conclure, ici encore, que l’instruction a une influence spécifique
et déterminante qui ne peut être compensée par la seule appar-

2 Le nombre des visiteurs masculins qui ont répondu au questionnaire


est légèrement supérieur a celui des visiteurs de sexe feminin, sans doute
parce que, en raison de la masculinité des traditions familiales, le mari
est statutairement considéré, surtout dans les classes populaires, comme
le plus digne de formuler un jugement en matière d’esthétique savante
et que les femmes ont souvent refusé de répondre au questionnaire quand
leur mari le faisait (« il sait mieux que moi »). L’exposition danoise de
Lille fait exception : si les femmes laissent volontiers^ à leur mari le
monopole des jugements « intellectuels », il est compréhensible que, au
titre de détentrices statutaires de l’exercice quotidien du jugement de
goût, elles donnent plus volontiers leur avis sur les œuvres qui appar­
tiennent à l’ordre des objets familiers et de la décoration domestique,
tels que meubles et céramiques.

39
l ’a m our d e l ’a r t

Tableau 1

TAUX DE FREQUENTATION ANNUEL


SELON LES CATEGORIES *
(espérance mathématique de visite pendant un an, en pourcentage)

B.E.P.G,

e n s e m b le
lic e n c e el
d ip lô m e

a u - d e là
pj

b a c c.
san s

H
d

a g r ic u lte u r s 0,2 0,4 20,4 0,5


o u v r ie r s 0,3 1,3 21,3 1
a r t i s a n s e t com m . 1,9 2,8 30,7 59,4 4,9
em p l., c a d re s m oy. 2,8 19,9 73,6 9,8
c a d re s s u p é r i e u r s 2,0 12,3 64,4 77,6 43,3
p ro fe s., sp éc. d ’a r t (68,1) 153,7 (163,8) 151,5

e n s e m b le 1 2,3 24 70,1 80,1 6,2

sex e m a s c u lin 1 2,3 24,4 64,5 65,1 6,1


sex e f é m in in 1,1 2,3 23,2 87,9 122,8 6,3

15 à 24 a n s 7,5 5,8 60 286 258 21,3


25 à 44 a n s 1 1,1 14,7 40,6 70,5 5,7
45 à 64 a n s 0.7 1,5 15,3 42,5 69,8 3,8
65 a n s e t p lu s 0,4 1,6 5,3 24,6 33,2 1,6
J

* Pour les autres pays, voir l’Appendice 5.

40
LES CONDITIONS SOCIALES DE LA PRATIQUE CULTURELLE

tenance aux classes sociales les plus élevées et par l’influence


diffuse des groupes de référence. Si les sujets rangés dans la
catégorie des artisans et commerçants ont, à tous les niveaux, un
taux de fréquentation plus élevé que les autres catégories, c’est
qu’ils appartiennent, pour une bonne part, à une sous-catégorie
tout à fait atypique, tant par un niveau d’instruction supérieur
à la moyenne de la catégorie 3 que par des opinions plus proches
de celles des classes supérieures que de celles des autres classes
moyennes (en particulier sur l’apposition de flèches et le type de
visites préféré) [cf. App. 2, tab. 2] : en fait 15 % d’entre eux
exercent un métier de mode, 8 % sont ou libraires ou impri­
meurs et 36 % exercent (presque tous à Paris) un métier d’art
(antiquaire et décorateur, céramiste, potier, dessinateur de bi­
joux et d’affiches).
Bien que les visiteurs s’accordent, dans leur grande majorité,
pour estimer que les prix d’entrée sont très bon marché
[cf. App. 3, tab. 3], on peut se demander si le revenu familial
n’exerce pas, malgré tout, une influence spécifique sur les
rythmes de fréquentation puisque le coût d’une visite inclut
d’autres frais, au moins aussi importants, comme les dépenses
de transport ou les frais entraînes par toute sortie familiale, et
si un frein budgétaire ne continuerait pas à agir, même dans
l’hypothèse de la gratuité des entrées. Sans doute la répartition
du revenu selon la catégorie socio-professionnelle des visiteurs
concorde-t-elle avec la distribution du revenu de ces categories
telle qu’elle apparaît dans les statistiques de l’I. N. S. E. E.
[cf. App. 3, tab. 4 et 5], mais faute de pouvoir calculer les taux
de fréquentation en fonction a la fois du revenu et du niveau
d’instruction (la distribution des revenus des Français selon leur
diplôme n’étant pas encore connue), il n’était pas possible de
conclure. Rien ne serait plus naïf en tout cas que d’attendre du
seul abaissement des prix d’entrée un accroissement de la fré­
quentation des classes populaires. Si la part des sujets qui vien­
nent au musée le dimanche — et cela même lorsque 1 entree

3 41 % d’entre eux disent avoir fait du latin, contre 20,5 % seulement


des cadres moyens et 22 % des instituteurs.

41
l ’a m our d e l ’a r t

n ’est pas gratuite ce jour-là — , en famille, le plus souvent pour


accompagner les enfants, décroît régulièrement à mesure que
l’on s’élève dans la hiérarchie sociale, c’est avant tout que les
loisirs des classes populaires sont plus étroitement soumis aux
rythmes collectifs [cf. App. 2, tab. 16].
Quant à l’influence spécifique de l’habitat, elle n’a pu être
isolée (sauf pour les ruraux) en raison des liens très étroits qui
unissent cette variable à la catégorie socio-professionnelle et au
niveau d’instruction. Tout semble indiquer en effet que les iné­
galités culturelles associées à la résidence sont liées aux inéga­
lités de niveau d’instruction et de situation sociale. Si, en dehors
des petits musées, auxquels le guide vert n’accorde qu’une étoile,
les musées reçoivent presque exclusivement des visiteurs qui
habitent les villes universitaires, c’est que les chances de résider
dans une grande ville s’accroissent à mesure que l’on s’élève
dans la hiérarchie sociale, c’est aussi que les petites villes n’of­
frent que peu de manifestations et d’incitations culturelles.
Le fait que les classes d’âge les plus jeunes soient plus forte­
ment représentées dans les musées — le taux de fréquentation
demeurant stable jusqu’à soixante-cinq ans, après une première
rupture autour de vingt-cinq ans — , s’explique manifestement
par l’influence de l’Ecole. De tous les facteurs, le niveau d’ins­
truction est, en effet, le plus déterminant. Une personne du
niveau du certificat d’études primaires a 2,3 chances sur cent
d’aller au musée dans l’année, ce qui revient à dire qu’il faudra
attendre quarante-six ans pour que l’espérance mathématique de
la voir entrer au musée se réalise 4 : en dehors des visites effec­
tuées sous l’empire direct de l’Ecole, la plupart des individus de
cette catégorie n’iront jamais au musée. Au niveau du B. E. P. C.,
il faut attendre cinq ans environ, mais passé l’âge scolaire,
les visites s’effectueront tous les six ou sept ans seulement. Pour
les bacheliers, le rythme des visites sera de trois par an pendant
l’âge scolaire et d’une tous les deux ans au-delà. A des niveaux
supérieurs, le taux de visite est identique à ce qu’était, pour les

Dire en effet que le taux annuel de visite est, pour telle catégorie
statistique, égal a 10 %, c'est dire qu’il faudra dix années en moyenne
pour qu un individu de cette catégorie entre dans un musée.

42
LES CONDITIONS SOCIALES DE LA PRATIQUE CULTURELLE

niveaux précédents, le taux à l’âge scolaire, ce qui se comprend


puisque l’emprise de l’école y est comparable, le rythme se
stabilisant, aux âges post-universitaires, aux alentours de deux
visites tous les trois ans.
Le diplôme étant un indicateur très grossier du niveau culturel,
on peut supposer que des différences séparent encore les visi­
teurs de même niveau scolaire, selon différentes caractéris­
tiques secondaires. Et de fait, à niveau égal, ceux qui ont reçu
une formation classique sont toujours plus représentés dans
le public des musées que ceux qui n’ont pas fait de latin et
ils ont toujours des rythmes de pratique (déclarés) plus intenses.
Pour éviter d’attribuer, comme on le fait souvent, une effi­
cace culturelle mystérieuse, surtout dans le cas particulier,
aux études classiques, il faut évidemment y voir non pas un
facteur déterminant mais un indice de l’appartenance à un
milieu cultivé, puisque l’on sait que l’orientation vers les études
les plus classiques est toujours de plus en plus fréquente, toutes
choses égales d’ailleurs, à mesure que l’on s’élève dans la hié­
rarchie sociale. Le type d’études secondaires n’est sans doute
pas la seule ni la plus déterminante des caractéristiques secon­
daires qui expliquent que, parmi les individus dotés d un niveau
d’instruction donné, — par exemple le niveau du baccalauréat
qui peut être considéré comme la condition necessaire mais
non suffisante d’une fréquentation assidue des musees , on
puisse encore distinguer différents degrés de dévotion culturelle.
On sait que l’on constate de fortes variations dans les prati­
ques culturelles et les préférences artistiques d individus de
même niveau scolaire ou social selon le niveau culturel de
leur famille d’origine (mesuré au niveau d’instruction et à la
profession de leurs ascendants en ligne paternelle et maternelle).
En raison de la lenteur du processus d’acculturation, surtout
en matière de culture artistique, des différences subtiles, liées
à l’ancienneté de l’accès à la culture, continuent donc de séparer
des individus apparemment égaux sous le rapport de la situa­
tion sociale et même du niveau scolaire. La noblesse culturelle
a aussi ses quartiers.
Pour établir si, comme le taux de pratiquants, l’intensité dans

43
l ’a m o u r d e l ’a r t

la pratique (mesurée à sa fréquence dans le temps) s’accroît à


mesure que le niveau d’instruction s’élève, il faut vérifier si
les pratiquants ont une pratique d’autant plus intense qu’ils
représentent une proportion plus importante de leur catégorie
ou encore si les différentes catégories découpées selon le degré
d’instruction sont homogènes sous le rapport de la fréquence
de leur pratique. On peut voir un élément de preuve dans le
fait que les classes sociales qui sont les plus représentées dans le
public des musées sont aussi celles qui déclarent la fréquen­
tation antérieure la plus intense et cela même dans un pays
comme la Pologne où le public est plus jeune et moins compé­
tent en matière de peinture que le public français ou hollan­
dais 5 ; en outre, la comparaison du taux théorique de pre­
mières visites au musée (calculé dans l’hypothèse où chaque
catégorie serait homogène sous le rapport des rythmes de pra­
tique) et du taux des premières visites effectivement constatées
permet d’établir que le taux de premières visites est d’autant
plus élevé dans une catégorie donnée que le taux de fréquen­
tation de cette catégorie est plus bas et inversement.

Si l’on suppose que la population est homogène et que l’on


désigne par p le taux de fréquentation annuel moyen, le nombre
de personnes visitant pour la première fois un musée entre l’âge t
et l’âge t + dt est donné par l’expression (1 — p) ul pdt et la
proportion totale des « premières visites » s’écrit en première
approximation :

5 Pour éviter de compromettre le succès de l’enquête principale en


proposant des questions trop directes sur le nombre de visites antérieures
dans un musée, on avait choisi d’une part d’interroger les visiteurs sur
le nombre de visites antérieures au musée dans lequel ils se trouvaient
et d’autre part de leur demander de citer le nom des trois derniers
musées qu’ils avaient visités (cf. questionnaires I et II, questions I et X).
En outre, l’enquête de vérification posait, sous trois formes différentes,
la question directe sur le nombre de visites antérieures dans un musée,
quel qu'il soit. Mais l’imprécision du souvenir, particulièrement forte
dans le cas d’une activité affranchie des rythmes sociaux, et la tendance
à surévaluer la pratique réelle qui s’observe communément dans toute
enquête sur les pratiques culturelles, tendent à compromettre la qualité
de l’information recueillie. Le nombre déclaré de musées précédemment
visités est apparu, à l’analyse, comme le meilleur indicateur du rythme
de la pratique (cf. App. 2, tab. 7 et 8).

44
L E S C O N D IT IO N S S O C IA L E S D E L A P R A T IQ U E CULTURELLE

_ J _ fT ( l - p ) t - l pdt
“ pT o
où T est de l’ordre de grandeur de la période de la vie pendant
laquelle des visites peuvent être effectuées (disons 50 ou 60 ans).
Il vient :
— 1
Pi
(1 - qT)
T q log q

avec q = 1 — p. Pour p très petit, il vient :

(Pj tendant vers l'unité quand p tend vers zéro).

Au contraire, si p est assez grand, P, est voisin de zéro. Notons


qu’il suffit que p soit voisin de 20 % pour que Pj soit voisin de un.
On conçoit que si le taux de fréquentation est très faible, la pro­
portion des premières visites sera très élevée et, à l’opposé, que
si le taux de fréquentation est important, la plupart des visiteurs
seront des habitués. En résumé, Pj est une fonction décroissante
de p.
Sachant par l’observation que, au niveau du C. E. P., p = 2,3 %
avec T = 60, on a par conséquent, Pj = 55 %, chiffre égal à
la proportion expérimentale, ce qui permet de conclure a l’homo­
généité de la population des visiteurs de ce niveau, d’autant que
les mêmes résultats peuvent être obtenus en écrivant que la dis­
tribution des visites dans un musée suit une loi de Poisson de
paramètre \ — Tp, T et p ayant la meme signification que ci-
dessus. , , , _
A titre de vérification, faisons l’hypothèse d’hétérogeneite et
admettons que p soit de la forme et Pi °ù Pi es^ taux de fré­
quentation d’une sous-population d’importance relative (et relati­
vement faible), tandis qu’à la sous-population complémentaire (de
poids 1 - a ) est attaché un taux p2 nul de fréquentation. Il vient
alors :

p. (1 - P ')M p - “ [i - q-T]

On trouve la même relation qu’en (1) ; mais elle concerne cette


fois-ci le taux de fréquentation Pj de la sous-population des
« dévots ». Pj se révèle voisin de zéro bien que p soit également
supposé voisin de zéro.
Un peu plus généralement, on montre que si p2 est non rigou­
reusement nul, on a :
î
P i # — El [1 — T p]
p P 2t l0 S
qui est voisin de zéro si p2 est négligeable devant p, ce qui a été

45
l ’a m o u r d e l ’a r t

admis par hypothèse6. La divergence entre le résultat théorique


et le résultat expérimental est telle que l’hypothèse d’hétérogénéité
peut être rejetée.

On peut donc tenir pour établi que les différentes catégories


de visiteurs distinguées selon le degré d’instruction sont homo­
gènes sous le rapport de l’intensité de leur pratique qui varie
comme le taux de fréquentation qui les caractérise, en sorte
que la pratique s’intensifie à mesure que le niveau d’instruction
s’élève.
Si la fréquentation des musées est à peu près indépendante,
dans ses rythmes, des régularités qui définissent le calendrier
social, elle n’en participe pas moins, par le biais du tourisme, qui
favorise une intensification de la pratique culturelle, de l’opposi­
tion saisonnière entre les périodes ouvrables et les vacances. Est-
ce à dire que, comme on l’affirme souvent, le tourisme exerce, en
tant que tel, une influence déterminante sur la pratique ? Etant
donné que le taux expérimental de premières visites au musée
n’excède jamais, même dans les catégories les plus favorisées,
le taux théorique de premières visites calculé dans l’hypothèse
où chacune des catégories considérées serait parfaitement homo­
gène sous le rapport des rythmes de pratique, rien ne permet
d’inférer que le taux de fréquentation de l’ensemble de la
population française (et, par suite, le public des musées) soit
actuellement en train de s’accroître très sensiblement, alors
que l’on sait par ailleurs que le taux global des Français qui
prennent des vacances augmente fortement. Cela suffirait à
faire douter de l’efficacité spécifique du tourisme si l’on ne
savait en outre que la part des visiteurs qui ne vont au musée
que pendant les vacances (les instituteurs exceptés) est tou­
jours très faible et que la proportion des premières visites
(indicateur des rythmes de fréquentation) décroît, dans chaque

6 II est évident enfin qu’un tel calcul ne permet pas d’exclure l’hypo­
thèse qu’il puisse exister plusieurs sous-populations pour lesquelles
a 1, a 2, a 3, etc., seraient distincts mais d’un ordre de grandeur compa-
rable, ce qui reviendrait à dire que, divers facteurs secondaires agissant
différemment sur les différentes sous-populations (conjointement avec le
facteur principal), les phénomènes observés seraient, en stricte logique,
aléatoires.

46
LES CONDITIONS SOCIALES DE LA PRATIQUE CULTURELLE

catégorie, à mesure que le taux de fréquentation s’accroît :


ce qui signifie que le tourisme ne peut exercer qu’un effet
différentiel selon les catégories sociales, puisque, s’il peut inciter
les sujets les moins cultivés à faire une première visite dans
un musée, il ne peut, par soi seul, déterminer des « conver­
sions » durables [Cf. App. 2, tab. 6].
En fait, on sait d’abord que le tourisme n’est pas indépendant
de l’instruction puisque l’ampleur, la durée et la fréquence des
déplacements touristiques sont très étroitement liées à la pro­
fession et aux revenus, donc à l’instruction : 23 % des familles
dont les ressources sont inférieures ou égales à 600 F mensuels
partent en vacances contre 93 % de celles dont les revenus dé­
passent 2 000 F ; de même, la part des « vacanciers » varie très
fortement selon la catégorie professionnelle, soit 18,5 % chez
les agriculteurs, 55 % chez les ouvriers, 60 % chez les artisans
et commerçants, 81 % chez les cadres moyens et 93 % chez les
cadres supérieurs et professions libérales7.
De plus, le style même du tourisme et la place qu’y occupent
les activités culturelles ne dépendent pas seulement de 1 aire ou
de la durée des vacances. En tant qu’occasion parmi d autres
d’actualiser une attitude cultivée, le tourisme culturel, c’est-à-
dire le tourisme qui fait une place aux visites de musées, dépend
du niveau d’instruction plus fortement encore que le tourisme
ordinaire [Cf. App. 2, tab. 11]. La part des sujets qui visitent
les musées à la faveur du tourisme croît à mesure que l’on
s’élève dans la hiérarchie sociale : elle passe de 45 % pour les
classes populaires à 61 % pour les classes moyennes et 63 %
pour les classes supérieures [Cf. App. 2, tab. 1 7 ]8. Inversement,

7 « Premiers résultats de l’enquête sur les vacances des Français en


1964 », Etudes et conjonctures, suppl. n° 4, 1965.
8 Dans tous les pays, la structure sociale du public des visiteurs étran­
gers est plus élevée que celle des visiteurs nationaux. Ainsi, parmi les
visiteurs français interrogés en août au musee Picasso de Barcelone (dont
le niveau d’offre est moyennement élevé), on compte 1 % de visiteurs
des classes populaires, 3,5 % d’artisans et commerçants, 18 % de cadres
moyens, 7 % d’écoliers, 31 % d’étudiants, 23 % de cadres supérieurs
et 16,5 % de professeurs et de spécialistes d’art. Il suffit de comparer
cette ’ distribution avec celle de l’ensemble des musées français pour
vérifier que le tourisme n’affecte pas, par soi, les régularités habituelle­
ment constatées entre la classe sociale et la pratique culturelle.

47
l ’a m o u r d e l ’a r t

56 % des visiteurs des classes défavorisées visitent le musée de


leur propre ville contre 52 % des membres des classes moyennes
et 33 % des membres des hautes classes [Cf. App. 2, tab. 10].
De même, les trois quarts des visiteurs habitant des communes
dont la population est inférieure à 30 000 habitants fréquentent
le musée de leur ville, ce qui, entre autres choses, peut signifier
que les visiteurs originaires des petites villes ou des villages
avoisinants se sentent moins déplacés dans le musée local, sou­
vent moins solennel, que dans un grand musée touristique, ou
bien, pour les moins cultivés d’entre eux, qu’ils sont entrés au
musée par hasard et afin de passer un moment, à l’occasion d’une
de leurs venues à la ville. En effet, rares dans l’ensemble du
public des musées (8 %), les visiteurs qui disent explicitement
être entrés au musée par hasard se recrutent surtout dans les
classes les plus défavorisées (soit 36 % parmi les agriculteurs et
27 % chez les ouvriers) et, comme la part des visiteurs de
hasard, la proportion de ceux qui disent être venus pour accom­
pagner leurs enfants ne cesse de décroître à mesure que l’on
s’élève dans la hiérarchie sociale ou à mesure que croît l’attrac­
tion touristique du musée visité [cf. App. 2, tab. 17]. Il suit de
tout cela que, même dans l’hypothèse où les possibilités touristi­
ques deviendraient égales, les différentes catégories sociales
continueraient à sacrifier inégalement au tourisme culturel.
On voit encore à nombre d’indices que l’action spécifique du
tourisme se réduit à presque rien. Ainsi, la part des visiteurs
qui sont entrés pour la première fois dans un musée à la faveur
du tourisme est extrêmement faible (8 %) [Cf. App. 2, tab. 5
et 6]. Sans doute, plus du quart des sujets (28 %) qui sont entrés
au musée entre quinze et vingt-quatre ans l’ont-ils fait à la
faveur du tourisme, mais ils constituent à peine le quart du public
des musées ; sans doute, la moitié de ceux qui l’ont découvert
passé vingt-quatre ans y ont été conduits par le tourisme, mais ils
ne représentent que 3 % de l’ensemble des visiteurs. Bref, les
chances de découvrir le musée par le tourisme s’accroissent à
mesure que l’on avance en âge, c’est-à-dire à mesure que dé­
croissent les chances de le découvrir. Ainsi, s’agirait-il seulement
de donner l’incitation initiale, le tourisme ne peut compenser
l’absence de formation artistique ou intellectuelle.

48
LES CONDITIONS SOCIALES DE LA PRATIQUE CULTURELLE

Le tourisme étant lié au niveau d’instruction par l’intermé­


diaire des revenus, ce sont les mêmes qui ont les occasions les
plus fréquentes de visiter les musées et qui ont l’inclination la
plus forte à le faire. C’est là une des conjonctions qui font qu’en
matière de culture les avantages comme les désavantages sont
cumulatifs. Le tourisme exerce donc sur la fréquentation des
musées une influence limitée d’abord dans sa durée, puisqu’il
s’agit d’un phénomène saisonnier, mais surtout dans sa portée,
puisqu’il apparaît comme condition permissive plutôt que comme
cause nécessitante : il peut faciliter la pratique culturelle en élar­
gissant le champ des occasions de visite, mais il ne suffit pas,
par soi, à déterminer une intensification de la pratique. Dans un
autre langage, s’il est trop évident que le tourisme culturel pré­
suppose le tourisme (au titre de condition nécessaire), il n’en
reste pas moins qu’il varie dans les limites ainsi définies comme
le niveau d’instruction et non comme le tourisme.
A la manière de l’exposition, le tourisme réactive les senti­
ments d’obligation qui sont constitutifs du sentiment d’appartenir
au monde cultivé : alors que la visite ordinaire à un musée tou­
jours accessible à tous échappe aux rythmes et aux contrôles
collectifs et ne doit rien aux pressions diffuses qui imposent la
participation (en tant que présence et représentation) aux céré­
monies collectives, c’est tout un programme de pratiques obli­
gées qui, à l’occasion des déplacements touristiques, se rappelle
à ceux qui ont les ambitions culturelles les plus fortes, c’est-à-
dire à ceux qui appartiennent ou aspirent à appartenir au monde
cultivé : ce programme tient sa force de coercition, au moins en
partie, des normes diffuses, définies et rappelées par les groupes
de référence, amis ou compagnons de travail auxquels on racon­
tera ses vacances, et aussi par ces manuels de l’art de vivre tou­
ristique, guide Bleu pratiqué surtout par les classes supérieures,
guide Vert plus commun dans les classes moyennes, qui dictent
ce qu’il faut faire pour pouvoir dire et se dire que l’on a « fait »
la Grèce ou l’Italie. « Je n’allais pas repartir de Lille sans voir
son musée, dit un cadre supérieur, on m’avait dit qu’il y avait de
beaux tableaux. » Par suite, l’accroissement de la représentation
des classes socialement et culturellement favorisées (corrélatif
d’une augmentation du volume global des visiteurs) que 1 on
49
4
l ’a m o u r d e l ’a r t

observe en certains musées à l’occasion des vacances est d’autant


plus marqué que leur force d’attraction touristique (définie par
la notoriété de la ville où ils se trouvent et surtout par la célé­
brité des œuvres qu’ils enferment) est plus grande et que, corré­
lativement, le niveau de l’information qu’ils proposent est plus
élevé [cf. App. 2, tab. 9 ] 9.

Ainsi, le musée d’Autun, grand musée touristique (par les


œuvres célèbres qu’il enferme et la qualité exceptionnelle de la
présentation), reçoit presque exclusivement un public de touristes
cultivés (75 % d’entre eux sont bacheliers) à la différence de
villes d’importance équivalente, comme Moulins (une étoile) ou
Agen (trois étoiles) où le public local compte respectivement pour
21 % et 14 %. Dans l’ensemble des musées qui ont de une à
quatre étoiles, la part relative des ouvriers atteint 14 % du public
alors qu’elle n’est plus que de 4 % pour l’ensemble des autres
musées et qu’elle s’annule dans les deux musées de Paris (Jeu de
Paume et Arts décoratifs) qui ont un public particulièrement aris­
tocratique. En revanche, la proportion des cadres supérieurs passe
de 41,5 % dans les musées à une étoile à 71,3 % au musée du
Jeu de Paume.

Les impératifs culturels ne pouvant contraindre que ceux qui


entendent manifester leur appartenance au monde cultivé en
obéissant aux règles qui définissent précisément cette apparte­
nance, l’intensification de la pratique favorisée par le tourisme
est d’autant plus forte que l’on va vers les classes les plus culti­
vées (définies par un niveau de réception plus élevé) et les dépla­
cements touristiques peuvent offrir tout au plus aux sujets des
classes populaires, qui ne sont la plupart du temps que des
visiteurs de hasard, quelques chances supplémentaires de visites.
Tandis que les membres des classes cultivées se sentent rappe­
lés à des obligations culturelles qui s’imposent à eux au titre de
devoir-être constitutif de leur être social, les membres des classes
populaires qui rompraient dans leur pratique avec les normes
esthétiques et culturelles de leur entourage (en décorant leur
intérieur de reproductions de tableaux plutôt que de chromos ou

9 Sur le niveau d’information (ou niveau d’offre) et le niveau de récep­


tion (ou niveau de demande), voir infra, troisième partie.

50
LES CONDITIONS SOCIALES DE LA PRATIQUE CULTURELLE

en écoutant de la musique classique plutôt que des chansons)


seraient rappelés à l’ordre par leur groupe prompt à apercevoir
l’effort pour « se cultiver » comme une tentative pour « s’em­
bourgeoiser » ; et de fait, la bonne volonté culturelle des classes
moyennes est un effet de l’ascension sociale en même temps
qu’une dimension essentielle de l’aspiration aux droits (et aux
devoirs) de bourgeoisie. Parce que les aspirations sont toujours
mesurées aux chances objectives, l’accession à la culture savante
comme l’ambition d’y accéder ne peut être le produit miraculeux
d’une conversion culturelle mais suppose, en l’état actuel, un
changement de condition économique et sociale.
Ainsi, les relations observées entre la fréquentation du musée
et des variables telles que la catégorie socio-professionnelle,
l’âge ou l’habitat se réduisent presque totalement à la relation
entre le niveau d’instruction et la fréquentation. On peut en
trouver une preuve supplémentaire dans le fait que l’analyse
factorielle appliquée séparément à deux sous-populations (ce
qui tend à neutraliser l’influence du niveau d’instruction), celle
des visiteurs de niveau inferieur au baccalaureat et celle des
visiteurs qui détiennent au moins ce diplôme, ne saisit pas
de corrélations significatives entre les différentes variables rete­
nues (qu’il s’agisse de caractéristiques sociales et culturelles
ou d’attitudes et d’opinions), alors que, pour l’ensemble de la
population, des relations très fortes unissent chacune de ces
variables au niveau d’instruction 10.

La population des visiteurs qui détiennent moins que le bacca­


lauréat est légèrement moins homogène, en sorte que l’on voit
apparaître des corrélations inférieures au seuil de signification mais

10 Tout semble indiquer que les lois qui régissent la fréquentation des
musées valent aussi pour les autres pratiques culturelles, bien que l’action
des facteurs secondaires (la résidence ou les revenus par exemple) puisse
affecter la relation fondamentale entre le niveau d’instruction et chacune
des pratiques considérées. Ainsi une enquête réalisée par l’IFOP, en
1966-1967 (La clientèle du livre, Syndicat national des éditeurs, 1967)
montre que l’achat de livres et la lecture dépendent étroitement du
niveau d’instruction et décroissent fortement avec l’âge. On sait
d’autre part par l’enquête que la fréquentation du théâtre et du concert
est très fortement liée à la fréquentation du musée (cf. infra, pp. 101-102).

51
l ’a m o u r d e l ’a r t

légèrement plus fortes que dans l’autre catégorie. Cela s’explique


par le fait que, au-dessous du niveau qui définit le visiteur modal,
le « rendement » de l’enseignement est fortement croissant, en
sorte que de faibles différences de niveau culturel entraînent de
fortes différences de comportement, l’inverse étant vrai pour la
population de niveau supérieur au baccalauréat [cf. App. 2, tab. 22
et 23]. Il suit de là, on le verra, qu’une année d’enseignement
supplémentaire peut amener au musée un nombre de visiteurs
supplémentaires plus élevé si elle atteint les classes les moins culti­
vées que si elle atteint les détenteurs d’un diplôme égal ou supé­
rieur au baccalauréat.

L ’existence d’une relation aussi forte entre le niveau d’ins­


truction et la pratique culturelle ne doit pas dissimuler que, étant
donné les présupposés implicites qui la commandent, l’action
éducative du système scolaire traditionnel ne peut avoir toute
son efficacité qu’aussi longtemps qu’elle s’exerce sur des indi­
vidus préalablement dotés, par l’éducation familiale, d’une cer­
taine familiarité avec le monde de l’art : il s’ensuit que l’action
de l’Ecole’ qui n’atteint que très inégalement (ne serait-ce que
sous le rapport de la durée) les enfants des différentes classes
sociales et qui ne réussit que très inégalement auprès de ceux
qu’elle atteint, tend, au moins dans des pays comme la France
ou la Hollande n, à redoubler et à consacrer par ses sanctions
les inégalités initiales devant la culture. Ainsi, comme on le voit
au fait que la part de ceux qui ont reçu de leur famille une ini­
tiation précoce croît très fortement avec le niveau d’instruction,
ce que l’on saisit à travers le niveau d’instruction n’est autre
chose que la cumulation des effets de la formation acquise au
sein de la famille et des apprentissages scolaires qui supposaient
eux-mêmes cette formation.1

11 La Pologne présente quelques exceptions aux lois générales liant la


fréquentation du musée à une familiarisation précoce, d’autant plus fré­
quemment assurée par la famille que l’on s’élève davantage dans la
hiérarchie sociale : la part des visiteurs qui doivent à l’Ecole leur pre­
mière visite y est à peu près égale à la part de ceux qui la doivent
à leur famille. (Cf. App. 5, tab. 5.)

52
L E S C O N D IT IO N S S O C IA L E S D E L A P R A T IQ U E CULTURELLE

Les différents types de relations entre les différentes variables


qui ont été décrits ci-dessus peuvent être résumés sous la forme
d’un schéma logique.

SYMBOLISME UTILISE

V a r ia b le s O p é r a te u r s

E E c o le X _>Y X e s t e n p r o b a b i l it é c a u se
de Y
A A ge X=Y X e t Y s o n t lié s s to c h a s ti -
quem ent
S S ex e X >Y i m p liq u e é v id e m m e n t X
= Y, m a is n o n le c o n ­
C C a té g o rie p r o f e s s io n ­ tra ire
n e lle X ÿéY X e t Y s o n t in d é p e n d a n ts
s to c h a s tiq u e m e n t, ce q u i
R R evenu im p liq u e q u e X n ’e s t p a s
c a u s e de Y o u Y de X
I N iv e a u d’i n s t r u c t io n X x Y _> Z X a p p liq u é s u r Y e n tr a în e
Z ; X e st cau se de Z ;
T T o u r is m e Y e s t u n e v a r i a b le p e r ­
m is s iv e m a is p a s n é c e s ­
s a ir e m e n t c a u s e d e X.
P C h am p d e s o c c a s io n s
de v i s i t e X— Y E n fin si X = Y, o n d éfi­
n ira le sy m b o le X — Y
c o m m e la v a r i a b le r é s i ­
F F ré q u e n ta tio n des
d u e lle o b te n u e en n e u t r a ­
m u sées l is a n t e n X la lia is o n e m ­
p i r i q u e c o n s ta té e e n tr e X
e t Y ; o n p o u r r a i t d é fin ir
une v a r ia b le d if f é r e n te
Y — X.

Les données de l’expérience peuvent être ainsi exprimées


(1) F = I
(2) F = C
(3) F = R
(4) F = A
(5) F ^ S
et (6) F—U C (en première approximation)
(7) F—I * R
mais (8) F—I = A

53
l ’a m o u r d e l ’a r t

Cette dernière relation (8) traduit en fait la relation cau­


sale (9) E—>F (action directe de l’école).
On peut donc induire la relation causale fondamentale :

(10) I—»F

Il est facile de rendre compte alors de toutes les relations empi­


riques car :

I— ce qui implique I = R
I—>C ce qui implique I =: C

Si les relations (1) à (7) avaient un caractère absolu et non


empirique, il s’agirait d’une véritable démonstration. Rien n’inter­
dit donc de déterminer F — C ou F — R et d’établir des rela­
tions :

F—C = I et F—C ^ R
F—R = I et F—R =: C

Il en résulte que I possède la « vertu » explicative la plus


grandë. En revanche, la démarche statistique rencontre ici sa
limite et il faudra encore établir la logique des relations causales.
Il reste à réintroduire le tourisme. La relation (10) doit être
complétée par la relation évidente :

(11) I X P—»F

Le niveau d’instruction agit sur un champ d’occasions de vi­


site P [correspondant dans la troisième partie à la somme 2 f t( x)]-
Si ce champ est vide (égal à zéro),

I X (P = 0 )_ » 0

T fait partie de P donc :

(12) I X T_»F

En revanche, si T = O, on a toujours I x (T =: 0)_^.F et la


relation T—>F n’est vraie que si I existe.
Enfin on peut se demander si la relation F_^F est vérifiée,
cest-à-dire si la fréquentation peut, par soi, entraîner une inten­
sification de la fréquentation. En fait, pour les sujets peu cultivés,
une premiere visite a toutes les chances de rester sans lendemain,
mais il reste qu’au-delà d’un certain nombre de visites la fami­
liarisation résultant de la fréquentation répétée doit renforcer la
disposition à la fréquentation.

54
LES CONDITIONS SOCIALES DE LA PRATIQUE CULTURELLE

D’où le graphique :

Enfin, si ce schéma est fondé, I joue le rôle d’une variable la­


tente au sens de Lazarsfeld, c’est-à-dire telle que toutes les
corrélations partielles telles que r(i, j, I) soient nulles, i et j dési­
gnant la variable que l’on voudra et en particulier l’une ou l’autre
de l’infinité des variables d’attitude que l’on peut imaginer. En
revanche, chacune de ces variables peut etre fonction de I. Le
calcul de la matrice [rjj] pour la sous-population inférieure au
niveau du baccalauréat et la population supérieure à ce niveau
[voir supra, p. 52 et App. 2] met en outre en evidence 1existence
de « classes latentes », c’est-à-dire de classes dont chacune se
regroupe pratiquement en un point déterminé du champ de la
variable latente, soit une classe au-delà du baccalauréat — qui
pourrait correspondre rigoureusement à ce que l’on appelle com­
munément le public cultivé — et au moins deux en deçà du
baccalauréat.

Du fait qu’elle s’établit par l’intermédiaire de plusieurs varia­


bles, elles-mêmes indépendantes, la relation entre la variable
explicative et la variable expliquée présente une grande stabilité,
que manifeste l’analyse comparative de la structure sociale du
public des musées de pays aussi différents, sous différents rap­
ports, que l’Espagne, la France, la Grèce, la Hollande et la
Pologne. Toutes les différences qui ne portent que sur l’une ou
l’autre des variables intermédiaires, par exemple le tourisme ou
la distribution par catégorie socio-professionnelle, ne s accom­
pagnent d’aucune modification importante de la fréquentation
comme le montre le cas de la Pologne, qui reçoit un nombre très

55
l ’a m o u r d e l ’a r t

faible de touristes étrangers, ou la constance des structures des


publics de pays dotés de structures sociales très différentes. Tout
se passe en effet comme si l’efficacité de chacun des facteurs
secondaires était subordonnée à la structure de l’ensemble des
facteurs, en sorte que la modification de l’un d’eux peut tou­
jours être compensée tant que la structure de l’ensemble ne
subit pas la transformation systématique qui serait seule capa­
ble, semble-t-il, d’affecter de façon sensible la relation fonda­
mentale entre l’instruction et la fréquentation.
Le public des musées, analysé selon les principales variables
socio-démographiques, présente des caractéristiques sensiblement
comparables dans les differents pays étudiés : ainsi la proportion
des visiteurs qui ont reçu une éducation secondaire ou supérieure
atteint 89 % pour la Grèce, 78 % pour la France, 63,3 % pour
la Hollande (et 90,4 % si l’on inclut le primaire supérieur)
contre 60 % seulement pour la Pologne [cf. App. 5, tab. 1].
Les jeunes de quinze à vingt-cinq ans constituent toujours une
part importante du public, soit 41 % des visiteurs grecs, 39 %
des visiteurs français et hollandais et 47 % des visiteurs polo­
nais [cf. App. 5, tab. 2]. Partout les taux de fréquentation dé­
croissent avec l’âge, sensiblement selon la même loi. La structure
sociale du public diffère peu d’un pays à l’autre : les ouvriers
représentent 2 % des visiteurs grecs et hollandais, 4 % des visi­
teurs français et 10 % des visiteurs polonais, la proportion des
agriculteurs étant toujours inférieure (soit entre 1 et 3 %) ; les
proportions des cadres moyens, des cadres supérieurs et des
professeurs ou spécialistes d’art sont remarquablement constan­
tes, puisqu’elles se situent respectivement autour de 17 % (13 %
pour la Grèce), 15 % et 8 à 10 % [cf. App. 5, tab. 3]. La part
du public dont la fréquentation est la plus étroitement liée à
1 influence directe ou indirecte de l’école, est aussi très stable
puisque les étudiants et les écoliers représentent 31 à 32 % des
publics français, grec et hollandais et 39 % du public polonais.
La distribution par sexe est aussi très semblable dans les diffé­
rents pays, les hommes étant partout plus représentés que les
femmes : si, à la différence de la France, la proportion des fem­
mes reste inférieure à celle des hommes, même aux niveaux

56
LES CONDITIONS SOCIALES DE LA PRATIQUE CULTURELLE

d’instruction les plus élevés, c’est que la part des femmes qui
achèvent leurs études supérieures est inférieure à celle des
hommes. Ainsi, à première apparence au moins, seule la Pologne
se distingue des autres pays par un ensemble de différences de
même sens qui traduisent, semble-t-il, l’effet d’une action scolaire
plus intense 12.
Toutefois, faute de rapporter la distribution du public des
musées d’art des différents pays selon les différentes variables
à la distribution de la population globale selon les mêmes va­
riables, on s’expose à attribuer à des différences institutionnelles
ou culturelles des disparités ou des similitudes qui peuvent tenir
à de simples différences morphologiques. Il est évident, par
exemple, que la comparaison directe de deux populations de
visiteurs n ’a de sens que si les populations globales qui leur
correspondent présentent des compositions semblables au moins
sous le rapport de l’âge et du niveau d’instruction, et sans doute
aussi de l’ensemble des facteurs liés à la fréquentation. Lorsque
ces conditions ne sont pas réalisées, on ne peut comparer que les
caractéristiques de catégories dotées de propriétés identiques,
cette comparaison n’étant complètement fondée que dans 1 hypo­
thèse où la structure globale des caractéristiques attachées aux
différentes catégories ou des facteurs qui commandent ces carac­
téristiques ne peut pas être tenue elle-meme pour un facteur

12 Faute de données statistiques suffisantes, l’étude du public espagnol


doit se fonder seulement sur l’analyse de la composition du public d un
certain nombre de musées, en sorte que l’on ne peut considérer les
propositions dégagées de ces observations comme valables pour ^ le
public de l’ensemble des musées espagnols. Il est clair que la proportion
de femmes est plus faible dans le public national espagnol que dans le
public national français ou que dans le public des touristes (35 % de fem­
mes contre 50 % en France). Si l’on sait que la population féminine en
Espagne est moins scolarisée que la population masculine et que les
taux de scolarisation de l’Espagne sont, à tous les niveaux, inférieurs^ à
ceux de la France, on peut déterminer que le niveau d’offre des musees
espagnols est la plupart du temps moins élevé et plus dispersé^ que
celui des musées français. Ainsi, 57 % du public a un niveau supérieur
ou égal au baccalauréat au musée d’art moderne, 56 % au musee
Picasso et du Prado, 46 % au musée du peuple espagnol et 43 % au
musée d’art catalan, musée folklorique, alors que la moyenne des musées
français dépasse 60 %.

57
l ’a m o u r d e l ’a r t

déterminant des différents types de pratique : ainsi une pratique


déterminée en totalité ou en partie par la recherche de la « dis­
tinction » que l’on désigne communément du nom de snobisme
est fonction de l’importance numérique relative du groupe ou
de la classe sociale qui s’y adonne et surtout de sa position dans
la structure sociale, en sorte que toute modification d’une partie
du système des relations entre les groupes concernés entraîne­
rait une modification des caractéristiques de l’ensemble des
groupes. La question est particulièrement importante, s’agissant
de pratiques culturelles dont on sait qu’elles obéissent très géné­
ralement à la dialectique de la divulgation et de la distinction.
En toute rigueur, la comparaison méthodologiquement irré­
prochable des caractéristiques des différents publics suppose que
l’on puisse construire le système des co-variations par lesquelles
la structure du système de relations entre différentes variables
définissant le public de chaque pays se transforme en une autre,
en sorte qu’il soit possible de conférer à chacun des systèmes
étudiés sa position à l’intérieur de l’ensemble des cas possibles,
parmi lesquels les cas réellement observés. C’est dire que, ayant
établi par l’enquête la structure des publics des différents musées
européens, c’est-à-dire le système des relations directes ou mé­
diates entre des variables dépendantes ou indépendantes telles
que le sexe, l’âge, le niveau d’instruction, les catégories socio­
professionnelles, les préférences en matière de peinture, les
attentes concernant l’organisation des musées et la présentation
des œuvres, etc., on aurait voulu pouvoir prendre en compte
les valeurs de position que chacune de ces relations doit à son
appartenance à un système particulier de relations : mais pareille
comparaison systématique aurait supposé une information systé­
matique sur l’ensemble des caractéristiques des différents sous-
systèmes de chaque nation, et en particulier une connaissance
approfondie de chacun des systèmes d’enseignement, avec ses
traditions pédagogiques propres, des différentes politiques cultu­
relles, etc. Pour éviter, en tout cas, de comparer l’incomparable
et d’omettre de comparer le comparable, il importait de contrô­
ler l’action systématique que le système des caractéristiques dé­
mographiques et sociales attachées à chaque pays, c’est-à-dire

58
LES CONDITIONS SOCIALES DE LA PRATIQUE CULTURELLE

la structure de la population selon le sexe, l’âge, l’emploi et le


niveau d’instruction, exerce sur chacune des relations, en déter­
minant les lois de transformation qui, systématiquement appli­
quées à l’un ou l’autre des systèmes de relations statistiques, ou
plus exactement, au principe de ces relations, permettent de
retrouver les structures de tous les autres systèmes de relations,
à quelques variables indépendantes près, relativement peu nom­
breuses et secondaires, dont les variations sont indépendantes
des variables liées.
Dans un premier temps, on peut rapporter la distribution du
public selon l’âge ou le niveau d’instruction à la distribution de
la population nationale sous les mêmes rapports afin de déter­
miner si les différences constatées dans la composition des diffé­
rents publics ne sont pas l’effet de différences dans la structure
démographique et scolaire de la population globale. On observe
alors que, comme le suggérait la lecture directe des distributions
par âge, c’est en Pologne que la part relative des jeunes dans le
public est la plus grande, la relation entre la population des visi­
teurs âgés de quinze à vingt-cinq ans dans le public des musées
d’art et la proportion correspondante dans la population natio­
nale passant de 3 en Pologne, à 2,8 en France, 2,15 en Grèce,
2 en Hollande et la décroissance de la fréquentation avec l’âge
étant d’autant plus forte que la part des jeunes dans le public
de chaque pays est plus grande [cf. App. 5, tab. 3]. Il est diffi­
cile de faire le départ entre ce qui doit être imputé à l’âge et ce
qui doit être imputé à la génération puisque, dans le cas de la
Pologne surtout, les différentes générations ont été soumises à
des enseignements profondément différents et que tout incline
à supposer qu’un enseignement qui, en se démocratisant, atteint
des classes sociales dotées d’un capital culturel moins important,
perd, pour ces nouvelles catégories, de son efficacité.
Il est déjà beaucoup plus difficile de procéder à une compa­
raison méthodique des relations entre la proportion des visiteurs
dotés des différents niveaux d’instruction .et la proportion des
populations correspondantes dans la population. Ce sont en effet
toutes les différences systématiques entre les différents systèmes
scolaires qui sont en quelque sorte inscrites dans chacune des

59
l ’a m o u r d e l ’a r t

relations comparées : du fait que l’acquis scolaire correspondant


à un même nombre d’années d’études ou à un diplôme « équiva­
lent » peut varier considérablement selon le contenu de l’ensei­
gnement et en particulier de l’enseignement de culture, selon les
méthodes pédagogiques employées et les valeurs qui régissent
implicitement ou explicitement la transmission de la culture et,
en particulier, de la culture artistique, selon le recrutement social
des enseignants et des enseignés, selon le mode d’attribution des
titres scolaires (concours, examen, ou simple constat de scola­
rité), etc., des catégories définies par la possession de diplômes
formellement équivalents peuvent différer profondément dans
leur aptitude à la pratique culturelle et dans leurs attitudes à
l’égard de la culture. En dépit de ces réserves, on observe que
la distribution des ratios de fréquentation obéit dans tous les
pays à la même loi : les ratios entre la proportion de visiteurs
dotés d’un niveau d’instruction supérieur dans le public des
musées et la proportion correspondante de la population sont
de 17,3 pour la Hollande, 12,5 pour la France, 11,7 pour la
Pologne et 11,5 pour la Grèce contre 20 pour la Hollande, 10,5
pour la Grèce, 10 pour la France et 1 pour la Pologne, au
niveau secondaire, et se situent autour de 0,5, dans tous les
pays, à l’exception de la Pologne (1,5), pour le primaire [cf.
App. 5, tab. 4] B.
Pour aller au-delà d’une simple comparaison des structures
du public ou même de ces structures corrigées par la prise en
compte des poids des catégories considérées dans la population
globale, il aurait fallu, en toute rigueur, pouvoir calculer, comme
on l’a fait pour la France, les espérances de fréquentation atta­
chées à chacune des catégories tenues pour homogènes en ce qui
concerne leur fréquentation. Mais en fait, les différents recense­
ments ne donnent pas toujours les distributions de la population
selon l’âge et le niveau d’instruction et les estimations officielles

Pour la Hollande, le mode d attribution des titres fait que le nombre


d’individus dépourvus de diplôme est beaucoup plus élevé qu’ailleurs,
ce qui doit entraîner une surévaluation des ratios du niveau secondaire ;
le taux très faible du niveau secondaire en Pologne tient à une différence
de définition.

60
LES CONDITIONS SOCIALES DE LA PRATIQUE CULTURELLE

des flux annuels de visiteurs, outre qu’elles n’isolent jamais le


public national, ne peuvent s’appuyer que sur des statistiques
des entrées dans les musées qui sont établies sans souci d’assurer
la comparabilité entre les différents pays ou même entre les
différents musées d’un même pays : les visites gratuites ou les
visites collectives sont décomptées de différentes façons et parfois
négligées ; les entrées dans certains musées ne sont pas prises
en compte ; les procédés employés pour dénombrer les visiteurs,
qu’il s’agisse de l’estimation des gardiens, du tourniquet ou de la
cellule photo-électrique, présentent tous des inconvénients dif­
férents que seul le dénombrement des billets individuels ou
collectifs permettrait d’éviter. Dans ces conditions, on peut toute­
fois essayer de déterminer les flux théoriques de visiteurs qu au­
raient les différents pays étudiés si on leur prêtait les espérances
de fréquentation du public des musées français, c est-à-dire dans
l’hypothèse où les comportements des différentes catégories des
pays étrangers seraient identiques à ceux des catégories homo­
logues de la population française, la comparaison de ces flux
théoriques avec les flux déclarés devant permettre de s interroger
sur les facteurs explicatifs qui, les facteurs démographiques étant
exclus, peuvent rendre raison des écarts supérieurs aux erreurs
de mesure.
Lorsque, dans le cas de la Grèce par exemple, on dispose de
la répartition de la population selon le sexe, l’âge et le niveau
d’instruction, il suffit d’appliquer les espérances mathématiques
de visite des différentes catégories de la population française
(cf. tableau 1) pour déterminer ce que serait le flux théorique
annuel de visiteurs grecs dans l’hypothèse où les différentes
catégories de la population grecque auraient les memes espé­
rances de visite que les catégories correspondantes de la popu­
lation française : ce flux théorique pouvant être estimé à
640 000 visiteurs environ, on voit que les Grecs ont une pratique
qui apparaît comme nettement plus faible que celle des Français,
puisque, comme le montre l’enquête auprès du public des musées
grecs, sur les 1 300 000 visites enregistrées dans l’ensemble
des musées grecs, 10 % seulement sont le fait du public national.
Pour la Pologne, le flux théorique calculé selon la même méthode

61
l ’a m o u r d e l ’a r t

atteint 1 850 000 visites alors que le nombre total des visiteurs
des cinq plus grands musées polonais (Varsovie, Cracovie, Lodz,
Lublin et Wroclaw) s’élève à 2 300 000 environ en 1963 (ce
chiffre incluant les visites gratuites dénombrées au moyen d’une
cellule photo-électrique au musée de Varsovie, ce qui entraîne
sans doute une surestimation) : on peut en conclure que la
fréquentation des Polonais est, toutes choses égales d’ailleurs,
légèrement supérieure à celle des Français. Pour la Hollande,
l’absence d’informations sur la répartition de la population par
âge et par niveau d’instruction oblige à procéder à une estima­
tion à partir des données existantes, donc à introduire un élé­
ment supplémentaire d’incertitude : il a fallu par exemple
admettre que les effectifs de diplômés de l’enseignement secon­
daire et de l’enseignement supérieur étaient proportionnels, à
chaque âge, au nombre de diplômés de chacun de ces ordres
d’enseignement à l’époque où la catégorie considérée était en
âge d’obtenir des diplômes (c’est-à-dire par exemple que le
nombre d’individus de quarante à cinquante ans ayant un niveau
d’instruction supérieur était proportionnel au nombre de diplô­
mes délivrés entre les années 1940 et 1950 environ). Quel que
soit le degré d’approximation de ce calcul, il semble possible de
dire que la fréquentation des Hollandais est à peu près égale à
celle des Français, puisque le flux théorique de 2 300 000 visi­
teurs est inférieur au flux officiellement déclaré pour le public
des musées hollandais (3 500 000) mais égal au flux national
tel qu’il peut être calculé par soustraction des visiteurs étrangers
(soit, d’après l’enquête auprès du public, 42 % des visiteurs).
Ainsi, sous le rapport des taux de fréquentation, la Pologne,
la Hollande et la France s’opposent nettement à la Grèce, dont
on sait qu’elle a des taux de scolarisation très inférieurs à ceux
des trois autres pays et qu’elle fait une place très réduite au
dessin et à l’histoire de l’art dans un enseignement primordiale-
ment consacré à la langue et à la littérature anciennes. Le taux
élevé de la Pologne doit, il semble, être imputé beaucoup moins
à une action directe qui s’exercerait sur le public adulte (comme
en témoigne le taux très faible de visiteurs qui disent être entrés
pour la première fois dans un musée à l’âge adulte, à l’occasion

62
LES CONDITIONS SOCIALES DE LA PRATIQUE CULTURELLE

d’une visite organisée par les entreprises ou les organismes


d’action culturelle) qu’à une transformation de la signification
sociale du musée et surtout à une action directe de l’Ecole parti­
culièrement intense dont on mesure les effets au taux très élevé
d’écoliers et d’étudiants parmi les visiteurs (et, corrélativement,
au taux élevé de jeunes) ainsi qu’au taux élevé de visiteurs qui
doivent leur première visite à l’Ecole. En fait, tout semble indi­
quer que le public polonais qui, sous le rapport de la fréquen­
tation, se situe au même niveau que le public hollandais ou
français, s’en distingue beaucoup plus nettement dans ses atti­
tudes et ses opinions, qui semblent révéler un niveau de compé­
tence artistique plus proche de celui du public grec que de celui
des publics français et hollandais. Lorsque l’on considère en
effet des indicateurs d’attitude ou de compétence aussi différents
que le type de visite souhaité [cf. App. 5, tab. 5], les opinions
sur les adjuvants souhaités [cf. App. 5, tab. 6], les préférences
en matière de peinture [cf. App. 5, tab. 7] ou de genre artisti­
que [cf. App. 5, tab. 8], le type de première visite [cf. App. 5,
tab. 9], ou le nombre de musées précédemment visités [cf.
App. 5, tab. 10], etc., on observe que la Grèce, la Pologne, la
France et la Hollande se rangent régulièrement dans le même
ordre, la probabilité d’apparition d’attitudes et d’opinions qui,
dans un pays donné, sont liées à un niveau d’instruction eleve
(et, par là, à une situation élevée dans la société) étant d’autant
plus forte pour l’ensemble des catégories d’un pays donné, que
ce pays est d’autant plus haut situé dans la hiérarchie des pays
étudiés. C’est sans doute dans la distribution des publics des
différents pays selon le type de première visite au musée que se
révèlent le plus clairement le mode de transmission privilégié
de la culture artistique (qui est le principe du rapport privilégié
à cette culture) et, par là, l’ancienneté et la force de la tradition
culturelle : les premières visites sont suscitées par la famille
plus souvent en Hollande et en France (et plus souvent en Hol­
lande qu’en France), beaucoup plus souvent par l’Ecole en
Pologne et beaucoup plus fréquemment par le hasard ou par les
conseils d’un ami en Grèce [cf. App. 5, tab. 9]. Ainsi, comme
le montre aussi la comparaison des nombres moyens de peintres

63
l ’a m o u r d e l ’a r t

ou d’écoles de peintures cités, à niveau d’instruction équivalent,


par les visiteurs des différents pays [cf. App. 5, tab. 7], la
Hollande et, à moindre degré, la France, pays où la tradition
artistique est à la fois ancienne et vivante, donc profondément
inscrite dans les mœurs des classes privilégiées, s’opposent à
des pays comme la Grèce, où la fréquentation des musées et le
goût de l’art sont réservés à une minorité d’amateurs passionnés,
ou la Pologne qui tend à compenser la faiblesse relative de son
capital culturel par une sorte de bonne volonté culturelle à
l’échelle de la société 14. Tout semble indiquer que les différentes
structures des distributions des attitudes selon les niveaux d’ins­
truction ou les classes sociales peuvent être obtenues par trans­
lation à partir de l’une ou l’autre d’entre elles, comme si le
principe de toutes les différences systématiques en matière de
compétence artistique et surtout, peut-être, d’attitude à l’égard
de la culture, qui séparent les visiteurs des différents pays n’était
autre chose que ce que l’on pourrait appeler le capital culturel
national, qui se mesurerait au degré de développement du sys­
tème d’enseignement (et à l’ancienneté de ce développement) et
à l’importance du capital artistique, elle-même fonction de l’an­
cienneté et de la vitalité des traditions artistiques (dont on trou­
verait des indices dans l’existence d’écoles de peinture, de col­
lections particulières, etc.) 1S. La double position de la Pologne

14 Si les visiteurs grecs et polonais sont plus nombreux à citer, à


niveau d’instruction équivalent, trois musées précédemment visités, c’est,
semble-t-il, qu’ils mettent plus de soin à répondre avec précision à une
question qui peut paraître naïve ou dépourvue d’intérêt aux visiteurs des
pays de vieille culture, et aussi, peut-être, qu’ils doivent affirmer dans
une pratique plus assidue une ferveur qui n’est pas soutenue et portée
par toute la tradition culturelle.
15 Pour déterminer approximativement les niveaux relatifs du capital
culturel national des différents pays étudiés on pourrait considérer d’une
part le nombre, la qualité et la diversité des œuvres exposées dans les
musees, 1ancienneté de leur acquisition, l’importance du capital artis­
tique accumulé par les classes privilégiées sous forme de collections
privées, l’importance relative des donations dans les collections publi­
ques, etc., et d’autre part des indicateurs de l’intensité de l’effort édu­
catif (et de son évolution dans le temps) comme le taux de scolarisation
dans l’enseignement secondaire et supérieur (et leur taux de croissance).

64
LES CONDITIONS SOCIALES DE LA PRATIQUE CULTURELLE

s’expliquerait alors par le fait que l’effet d’accélération du pro­


cessus d’acculturation qu’exerce une intensification de l’action
directe de l’Ecole se manifeste d’une manière plus directement
observable dans les pratiques que dans les attitudes et les apti­
tudes : la décroissance particulièrement rapide avec l’âge des
taux de fréquentation du public polonais témoigne en effet
qu’une disposition à la pratique qui est inculquée principalement
par l’Ecole est vouée à s’affaiblir plus rapidement que la dispo­
sition que produit l’action scolaire lorsqu’elle s’exerce sur des
individus dotés, comme les enfants des classes privilégiées des
pays de « vieille culture », de la familiarité acquise par les
expériences précoces. Etant donné la part que peut prendre la
famille dans la transmission de la culture artistique, on com­
prend que la pratique culturelle et, plus encore, la compétence
artistique et les attitudes à l’égard des œuvres culturelles soient
étroitement liées au capital culturel national : toute la tradi­
tion culturelle des pays de vieille tradition s’exprime en effet
dans un rapport traditionnel à la culture qui ne peut se cons-

II suffira ici d’indiquer que. mesurée au taux de scolarisation de la classe


d’âge de quinze à vingt-quatre ans, la hiérarchie des pays étudiés coïncide
avec celle qui se dégage des indicateurs d’attitude, l’exception que consti­
tue la Pologne étant plus apparente que réelle puisqu’elle n’a atteint un
taux de scolarisation à peu près équivalent à celui de la Hollande qu’au
terme d’un accroissement rapide et récent. On sait en outre que la Hol­
lande est, de tous les pays européens, celui qui semble faire la place
la plus importante à l’enseignement artistique. Il faudrait en outre éta­
blir, par l’étude comparative, les relations entre le capital artistique et
le capital éducatif dans les différents pays, ce qui permettrait de donner
une forme opératoire à des notions de la sociologie spontanée comme
celles de « pays de vieille culture » ou de « pays neuf ». Ce serait
aussi se donner le moyen de déterminer les relations qui, dans chaque
pays, s’établissent entre l’offre culturelle et la demande culturelle et,
peut-être, les mécanismes de transmission culturelle (parmi lesquels il
faut compter les emprunts à d’autres traditions culturelles) qui tendent
à assurer, au cours de l’histoire, un niveau déterminé d’équilibre entre
l’offre et la demande : de même que la constitution d’un patrimoine
artistique suppose un certain degré de compétence artistique, de même
l’acquisition d’un certain degré de compétence artistique suppose un
patrimoine préalable, en sorte que le capital culturel national désigne
le résultat, accumulé par les générations successives, de l’interaction d’une
offre et d’une demande.

65
5
l ’a m o u r d e l ’a r t

tituer dans sa modalité propre, avec la complicité des institu­


tions chargées d’organiser le culte de la culture, que dans le
cas où le principe de la dévotion culturelle a été inculqué, dès
la prime enfance, par les incitations et les sanctions de la tra­
dition familiale.

66
deuxième partie
œuvres culturelles
et attitu d e cultivée
Serpentin : « Quand je dirige sur vous ma pensée, elle se
réfléchit dans votre esprit pour autant qu’elle y trouve des idées
correspondantes et des mots convenables. Elle s’y formule en mots,
en mots que vous semblez entendre ; elle s’y habille de votre
propre langue, de vos phrases habituelles. Très probablement, les
personnes qui vous accompagnent entendent ce que je vous dis,
chacune avec ses différences individuelles de vocabulaire et
d’élocution. >
Barnstaple : « Et c’est pourquoi de temps en temps, par exem­
ple (...) quand vous vous élevez jusqu’à des idées dont nos esprits
n’ont pas même le soupçon, nous n’entendons rien. j>

H. G. W e l l s ,
Monsieur Barnstaple
chez les Hommes-Dieux.
La statistique révèle que l’accès aux œuvres culturelles est le
privilège de la classe cultivée ; mais ce privilège a tous les
dehors de la légitimité. En effet ne sont jamais exclus ici que
ceux qui s’excluent. Etant donné que rien n’est plus accessible
que les musées et que les obstacles économiques dont l’action
se laisse percevoir en d’autres domaines sont ici de peu, on
semble fondé à invoquer l’inégalité naturelle des « besoins
culturels ». Mais le caractère auto-destructif de cette idéologie
saute aux yeux : s’il est incontestable que notre société offre à
tous la possibilité pure de profiter des œuvres exposées dans
les musées, il reste que seuls quelques-uns ont la possibilité réelle
de réaliser cette possibilité. Etant donné que l’aspiration à la
pratique culturelle varie comme la pratique culturelle et que le
« besoin culturel » redouble à mesure qu’il s’assouvit, 1 absence
de pratique s’accompagnant de l’absence du sentiment de cette
absence, étant donné aussi qu’en cette matière l’intention peut
s’accomplir dès qu’elle existe, on est en droit de conclure qu’elle
n’existe que si elle s’accomplit ; ce qui est rare, ce ne sont pas
les objets, mais la propension à les consommer, ce « besoin
culturel » qui, à la différence des « besoins primaires », est le
produit de l’éducation : il s’ensuit que les inégalités devant les
œuvres de culture ne sont qu’un aspect des inégalités devant
l’Ecole qui crée le « besoin culturel » en même temps qu’elle
donne le moyen de le satisfaire.
Outre la pratique et ses rythmes, toutes les conduites des
visiteurs et toutes leurs attitudes à l’égard des œuvres exposées
sont liées directement et presque exclusivement à l’instruction
mesurée soit aux diplômes obtenus soit à la longueur de la sco-

69
l ’a m o u r d e l ’a r t

larité. Ainsi, le temps moyen effectivement consacré à la visite,


qui peut être tenu pour un bon indicateur de la valeur objecti­
vement accordée aux œuvres présentées, — quelle que puisse
être l’expérience subjective correspondante, plaisir esthétique,
bonne volonté culturelle, sentiment d’obligation ou mixte de
tout cela, — s’accroît régulièrement avec l’instruction reçue,
passant de vingt-deux minutes pour les visiteurs des classes popu­
laires, à trente-cinq minutes pour les visiteurs des classes moyen­
nes et quarante-sept minutes pour les visiteurs des classes supé­
rieures. Sachant d’autre part que le temps que les visiteurs
déclarent avoir passé au musée reste constant quel que soit leur
niveau d’instruction, on peut supposer que la surévaluation
(d’autant plus forte que le niveau d’instruction du visiteur est
plus bas) du temps effectivement passé au musée trahit (comme
d’autres indices) l’effort des sujets les moins cultivés pour se
conformer à ce qu’ils tiennent pour la norme de la pratique légi­
time, norme qui reste à peu près invariable, dans un musée
donné, pour les visiteurs des différentes catégories.

Les temps moyens déclarés par les visiteurs de chaque musée


peuvent etre considérés comme des indicateurs de la norme sociale
du temps de visite que mérite chaque musée. La hiérarchie des
musées selon la part des visiteurs qui déclarent avoir consacré plus
d’une heure à la visite, correspond, grosso modo, à celle que l’on
pourrait établir à l’aide d’indicateurs tels que le nombre d’étoiles
que les guides accordent aux musées : Rouen : 59,5 % ; Jeu
de Paume : 58,5 % ; Lyon : 55,5 % ; Dijon : 51 % ; Lille :
47 % ; Colmar : 46 % ; Douai : 43 % ; Tours : 42 % ; Laon :
40 % ; Bourg-en-Bresse : 37 % ; Agen : 35 % h

C est la même logique qui explique que les visiteurs suréva­


luent d’autant plus le rythme de leur pratique que leur fréquen­
tation est plus faible et que leur niveau d’instruction est plus bas
et qu ils tendent d’autre part à s’accorder pour s’attribuer un
rythme de trois ou quatre visites annuelles, qui semble définir

On a vu que les differentes hiérarchies des musées, celle que sug­


gèrent les guides touristiques, celle qui se dégage du nombre annuel de
visites et celle qu’établissent les conservateurs (cf. pp. 23 et 24) coïnci­
dent pour l’essentiel.

70
ŒUVRES CULTURELLES ET ATTITUDE CULTIVÉE

l’image que la grande majorité se fait de la pratique conforme


[cf. App. 3, tab. 2].
Le temps que le visiteur consacre à la contemplation des
œuvres présentées, c’est-à-dire le temps qu’il lui faut pour
« épuiser » les significations qui lui sont proposées, constitue
sans doute un bon indicateur de son aptitude à déchiffrer et à
goûter ces significations 2 : l’inexhaustibilité du « message » fait
que la richesse de la « réception » (mesurée, grossièrement, à sa
durée) dépend avant tout de la compétence du « récepteur »,
c’est-à-dire du degré auquel il maîtrise le code du « message ».
Chaque individu possède une capacité définie et limitée d’appré­
hension de 1’ « information » proposée par l’œuvre, capacité qui
est fonction de la connaissance globale (elle-même fonction de
son éducation et de son milieu) qu’il possède du code générique
du type de message considéré, soit la peinture dans son ensemble,
soit la peinture de telle époque, de telle école ou de tel auteur.
Lorsque le message excède les possibilités d’appréhension du
spectateur, celui-ci n’en saisit pas 1’ « intention » et se désinté­
resse de ce qui lui apparaît comme bariolage sans rime ni raison,
comme jeu de taches de couleurs sans nécessité. Autrement dit,
placé devant un message trop riche pour lui ou, comme dit la
théorie de l’information, « submergeant » (<overwhelming), il se
sent « noyé » et ne s’attarde pas.
L ’œuvre d’art considérée en tant que bien symbolique n existe
comme telle que pour celui qui détient les moyens de se 1 appro­
prier, c’est-à-dire de la déchiffrer. Le degré de compétence artis­
tique d’un agent se mesure au degré auquel il maîtrise l’en­
semble des instruments de l’appropriation de l’œuvre d’art
disponibles à un moment donné du temps, c’est-à-dire les
schèmes d’interprétation qui sont la condition de l’appropriation
du capital artistique, ou, en d’autres termes, la condition du
déchiffrement des œuvres d’art offertes à une société donnée à

2 II s’ensuit que la meilleure mesure des préférences réelles, qui


peuvent ne pas coïncider avec les « goûts » déclarés, serait fournie par
une mesure (longue et difficile, donc coûteuse) du temps consacré par
les visiteurs à différentes œuvres d’un musée.

71
l ’a m o u r d e l ’a r t

un moment donné du temps. La compétence artistique peut être


définie, provisoirement, comme la connaissance préalable des
divisions possibles en classes complémentaires d’un univers de
représentations : la maîtrise de cette sorte de système de classe­
ment permet de situer chaque element de l’univers dans une
classe nécessairement définie par rapport à une autre classe,
constituée par toutes les représentations artistiques consciem­
ment ou inconsciemment prises en considération qui n’appar­
tiennent pas à la classe en question. Le style propre à une époque
et à un groupe social n’est autre chose qu’une telle classe définie
par rapport à la classe des œuvres du même univers qu’il exclut
et qui constituent son complément. La reconnaissance (ou,
comme disent les historiens de l’art dans le vocabulaire même de
la logique, 1 attribution) procède par élimination successive des
possibilités auxquelles se rapporte (négativement) la classe dont
fait partie la possibilité effectivement réalisée dans l’œuvre
considérée. On voit immédiatement que l’incertitude devant les
différentes caractéristiques susceptibles d’être attribuées à l’œu­
vre considérée (auteurs, écoles, époques, styles, thèmes, etc.)
peut être levée par la mise en œuvre de codes différents, fonc­
tionnant comme systèmes de classement, soit un code propre­
ment artistique, qui, en autorisant le déchiffrement des caracté­
ristiques spécifiquement stylistiques, permet d’assigner l’œuvre
considérée à la classe constituée par l’ensemble des œuvres d’une
époque, d’une société, d’une école ou d’un auteur (« c’est un
Cézanne »), soit le code de la vie quotidienne qui, en tant que
connaissance préalable des divisions possibles en classes complé­
mentaires de l’univers des signifiants et de l’univers des signifiés
et des corrélations entre les divisions de l’un et les divisions de
1 autre permet d’assigner la représentation particulière, traitée
comme signe, à une classe de signifiants et par là de savoir,
grâce aux corrélations avec l’univers des signifiés, que le signifié
correspondant appartient à telle classe de signifiés (« c’est une
forêt »). Dans le premier cas, le spectateur s’attache à la ma­
nière de traiter les feuilles ou les nuages, c’est-à-dire aux indica­
tions stylistiques, situant la possibilité réalisée, caractéristique
d une classe d œuvres, par opposition à l’univers des possibilités
stylistiques, dans l’autre cas, il traite les feuilles ou les nuages

72
ŒUVRES CULTURELLES ET ATTITUDE CULTIVÉE

comme des indications ou des signaux, associés, selon la logique


définie ci-dessus, à des significations transcendantes à la repré­
sentation même (« c’est un peuplier, c’est un orage »), ignorant
complètement tant ce qui définit la représentation comme telle
que ce qui lui confère sa spécificité, à savoir son style comme
méthode particulière de représentation.
La compétence artistique se définit donc comme la connais­
sance préalable des principes de division proprement artistiques
qui permettent de situer une représentation, par le classement
des indications stylistiques qu’elle enferme, parmi les possibilités
de représentation constituant l’univers artistique. Ce mode de
classement s’oppose à celui qui consisterait à classer une œuvre
parmi les possibilités de représentation constituant l’univers des
objets quotidiens (ou, plus précisément, des ustensiles) ou l’uni­
vers des signes, ce qui reviendrait à la traiter comme un simple
monument, c’est-à-dire comme un simple moyen de communica­
tion chargé de transmettre une signification transcendante. Per­
cevoir l’œuvre d’art de manière proprement esthétique, c’est-à-
dire en tant que signifiant qui ne signifie rien d’autre que lui-
même, cela consiste non pas, comme on le dit parfois, à la consi­
dérer « sans la relier à rien d’autre qu’elle-même, ni émotion­
nellement, ni intellectuellement », bref à s’abandonner à l’œuvre
appréhendée dans sa singularité irréductible, mais à en repérer
les traits stylistiques distinctifs en la mettant en relation avec
l’ensemble des œuvres constituant la classe dont elle fait partie
et avec ces œuvres seulement. Tout à l’oppose, le goût des classes
populaires se définit, à la façon de ce que Kant décrit dans la
Critique du Jugement sous le nom de « goût barbare », par le
refus ou l’impossibilité (il faudrait dire le refus-impossibilité)
d’opérer la distinction entre « ce qui plaît » et « ce qui fait
plaisir » et, plus généralement, entre le « désintéressement »,
seul garant de la qualité esthétique de la contemplation, et
« l’intérêt des sens » qui définit « l’agréable » ou « l’intérêt de
la Raison » : il exige de toute image qu’elle remplisse une fonc­
tion, fût-ce celle de signe, cette représentation « fonctionnaliste »
de l’œuvre d’art pouvant se fonder sur le refus de la gratuité, le
culte du travail ou la valorisation de « l’instructif » (par opposi­
tion à « l’intéressant ») et aussi sur l’impossibilité de situer

73
l ’a m o u r d e l ’a r t

chaque œuvre particulière dans l’univers des représentations,


faute de principes de classement proprement stylistiques3. fl
suit de là qu’une œuvre d’art dont ils attendent qu’elle exprime
sans équivoque une signification transcendante au signifiant est
d’autant plus déconcertante pour les plus démunis qu’elle abolit
plus complètement (comme les arts non figuratifs) la fonction
narrative et désignative.
Le degré de compétence artistique dépend non seulement du
degré auquel est maîtrisé le système de classement disponible,
mais encore du degré de complexité ou de raffinement de ce
système de classement, et se mesure donc à l’aptitude à opérer
un nombre plus ou moins grand de divisions successives dans
l’univers des représentations et, par là, à déterminer des classes
plus ou moins fines. Pour qui ne dispose que du principe de
division en art roman et en art gothique, toutes les cathédrales
gothiques se trouvent rangées dans la même classe et, du même
coup, restent indistinctes, tandis qu’une compétence plus grande
permet d apercevoir les différences entre les styles propres aux
époques « primitive », « classique » et « tardive », ou même
encore de reconnaître à l’intérieur de chacun de ces styles, les
œuvres d’une école. Ainsi, l’appréhension des traits qui définis­
sent l’originalité des œuvres d’une époque par rapport à celles
d’une autre époque, ou, à l’intérieur de cette classe, des œuvres
d’une école ou d’un groupement artistique par rapport à un
autre, ou encore, des œuvres d’un auteur par rapport aux autres
œuvres de son ecole ou de son epoque, ou même d’une œuvre
particulière d’un auteur par rapport à l’ensemble de son œuvre,
est indissociable de l’appréhension des redondances, c’est-à-dire
de la saisie des traitements typiques de la matière picturale qui
définissent un style : bref, la saisie des ressemblances suppose la

3 Mieux que dans les opinions devant les œuvres de culture savante,
peintures et sculptures par exemple, qui, par leur haut degré de légitimité!
sont capables^ d’imposer des jugements inspirés par la recherche de la
conformité, c est dans la production photographique et les jugements
sur des images photographiques que se livrent les principes du « goût
populaire » (cf. P. Bourdieu, Un art moyen, Essai sur les usages sociaux
de la photographie, Paris, Ed. de Minuit, 1965, pp. 113-134).

74
ŒUVRES CULTURELLES ET ATTITUDE CULTIVÉE

référence implicite ou explicite aux différences et inversement4.


Le code artistique comme système des principes de divisions
possibles en classes complémentaires de l’univers des représen­
tations offertes à une société donnée à un moment donné du
temps a le caractère d’une institution sociale. Système histori­
quement constitué et fondé dans la réalité sociale, cet ensemble
d’instruments de perception qui constitue le mode d’appropria­
tion des biens artistiques (et, plus généralement, des biens cultu­
rels) dans une société donnée, à un moment donné du temps, ne
dépend pas des volontés et des consciences individuelles et
s’impose aux individus singuliers, le plus souvent à leur insu,
définissant les distinctions qu’ils peuvent opérer et celles qui leur
échappent. Chaque époque organise l’ensemble des représenta­
tions artistiques selon un système institutionnel de classement
qui lui est propre, rapprochant des œuvres que d’autres époques
distinguaient, distinguant des œuvres que d’autres époques rap­
prochaient et les individus ont peine à penser d’autres différences
que celles que le système de classement disponible leur permet
de penser. « Supposons, écrit Longhi, que les naturalistes et
impressionnistes français, entre 1680 et 1880 n aient pas signe
leurs œuvres et qu’ils n’aient pas eu a leurs cotes, comme hé­
rauts, des critiques et des journalistes de l’intelligence d un
Geffroy ou d’un Duret. Imaginons-les oubliés, du fait d’un re­
tournement du goût et d’une longue decadence de la recherche
érudite, oubliés pendant cent ou cent cinquante ans. Qu’arrive-
rait-il tout d’abord, lors d’un retour sur eux de l’attention ? Il
est facile de prévoir que, dans une première phase, 1 analyse
commencerait par distinguer dans ces matériaux muets plusieurs
entités plus symboliques qu’historiques. La première porterait
le nom symbole de Manet, qui absorberait une partie de la pro-

4 Sous ce rapport au moins, le déchiffrement d’une œuvre picturale


obéit à la même logique que le déchiffrement d’un message quel qu il
soit. Commentant la formule de Saussure selon laquelle « dans la langue,
il n’y a que des différences » (Cours de linguistique générale, Payot, 1960,
p. 166), Buyssens établit que, tant au niveau sémantique qu’au niveau
phonologique, la saisie des différences suppose la référence implicite aux
ressemblances de son ou de sens (Cahiers Ferdinand de Saussure, VIII,
1949, p. 37-60).

75
l ’a m o u r d e l ’a r t

duction juvénile de Renoir, et même, je crains, quelques Gervex,


sans compter tout Gonzalès, tout Morizot et tout le jeune
Monet : quant au Monet plus tardif, lui aussi devenu symbole,
il engloutirait presque tout Sisley, une bonne partie de Renoir,
et, pis, quelques douzaines de Boudin, plusieurs Lebour et
plusieurs Lépine. Il n’est nullement exclu que quelques Pissarro,
et même, récompense peu flatteuse, plus d’un Guillaumin, soient
en pareil cas attribués à Cézanne 5. » Plus convaincante encore
que cette sorte de variation imaginaire, l’étude historique de
Berne Joffroy sur les représentations successives de l’œuvre de
Caravage montre que l’image publique que les individus d’une
époque déterminée se font d’une œuvre est, à proprement parler,
le produit des instruments de perception, historiquement consti­
tués, donc historiquement changeants, qui leur sont fournis par
la société dont ils font partie : « Je sais bien ce qu’on dit des
querelles d’attribution ; qu’elles n’ont rien à voir avec l’art,
qu’elles sont mesquines et que l’art est grand (...)• L ’idée que
nous nous faisons d’un artiste dépend des œuvres qu’on lui
attribue, et, que nous le voulions ou non, cette idée globale que
nous nous faisons de lui teinte notre regard sur chacune de ses
œuvres6. » Ainsi, l’histoire des instruments de perception de
l’œuvre est le complément indispensable de l’histoire des instru­
ments de production de l’œuvre, dans la mesure où toute œuvre
est en quelque sorte faite deux fois, par le créateur et par le
spectateur, ou mieux, par la société à laquelle appartient le
spectateur.
La lisibilité modale d’une œuvre d’art (pour une société don­
née d’une époque donnée) est fonction de l’écart entre le code
qu’exige objectivement l’œuvre considérée et le code comme
institution historiquement constituée : la lisibilité d’une œuvre

R. Longhi, cite par A. Berne-JofFroy, Le dossier Caravage, Paris


Ed. de Minuit, 1959, pp. 100-101.
A. Berne-Joffroy, op. cit., p. 9. Il faudrait examiner systématiquement
la relation qui s établit entre la transformation des instruments de per­
ception et la transformation des instruments de production artistique,
l’évolution de l’image publique des œuvres passées étant indissociable­
ment liée à l’évolution de l’art. Comme le remarque Lionello Venturi,
cest à partir de Michel Ange que Vasari découvre Giotto, à partir de
Carrache et de Poussin que Belloni repense Raphaël.

76
ŒUVRES CULTURELLES ET ATTITUDE CULTIVÉE

d’art pour un individu particulier est fonction de l’écart entre


le code, plus ou moins complexe et raffiné, qu’exige l’œuvre et
la compétence individuelle, définie par le degré auquel le code
social, lui-même plus ou moins complexe et raffiné, est maîtrisé.
Du fait que les œuvres constituant le capital artistique d’une
société donnée à un moment donné du temps exigent des codes
inégalement complexes et raffinés, donc susceptibles d’être acquis
plus ou moins facilement et plus ou moins rapidement par un
apprentissage institutionnalisé ou non institutionnalisé, elles se
caractérisent par des niveaux d’émission différents, en sorte que
la lisibilité d’une œuvre d’art pour un individu particulier est
fonction de l’écart entre le niveau d’émission 7 défini comme le
degré de complexité et de finesse intrinsèques du code exigé par
l’œuvre et le niveau de réception défini comme le degré auquel
cet individu maîtrise le code social, qui peut être plus ou moins
adéquat au code exigé par l’œuvre. Lorsque le code de l’œuvre
excède en finesse et en complexité le code du spectateur, celui-ci
ne parvient plus à maîtriser un message qui lui paraît dépourvu
de toute nécessité.
Les règles définissant à chaque époque la lisibilité de l’art
contemporain ne sont qu’une application particulière de la loi
générale de la lisibilité. La lisibilité d’une œuvre contemporaine
varie d’abord selon le rapport que les créateurs entretiennent, à
une époque donnée, dans une société donnée, avec le code de
l’époque précédente : on peut ainsi distinguer, très grossière­
ment, des périodes classiques où un style atteint sa perfection
propre et où les créateurs exploitent jusqu’à les accomplir et,
peut-être, les épuiser, les possibilités fournies par un art d in­
venter hérité, et des périodes de rupture, où s’invente un nouvel
art d’inventer, où s’engendre une nouvelle grammaire génératrice
de formes, en rupture avec les traditions esthétiques d’un temps

7 II va de soi que le niveau d’émission ne peut pas être défini de


façon absolue du fait que la même œuvre peut livrer des significations
de niveaux différents selon la grille d’interprétation qui lui est appliquée
et peut, par exemple, satisfaire l’intérêt pour l’anecdote ou pour le
contenu informatif (historique en particulier) ou retenir par ses seules
propriétés formelles.

77
l ’a m o u r d e l ’a r t

et d’un milieu. Le décalage entre le code social et le code exigé


par les œuvres a évidemment toutes chances d’être plus réduit
dans les périodes classiques que dans les périodes de rupture,
infiniment plus réduit surtout que dans les périodes de rupture
continue telle que celle où nous sommes aujourd’hui. La trans­
formation des instruments de production artistique précède né­
cessairement la transformation des instruments de perception
artistique et la transformation des modes de perception ne peut
s’opérer que lentement puisqu’il s’agit de déraciner un type de
compétence artistique (produit de l’intériorisation d’un code
social, si profondément inscrit dans les habitudes et les mémoires
qu’il fonctionne au niveau inconscient) pour lui en substituer un
autre, par un nouveau processus d’intériorisation, nécessaire­
ment long et difficile 8. L ’inertie propre des compétences artisti­
ques (ou, si l’on veut des habitus) fait que, dans les périodes de
rupture, les œuvres produites au moyen d’instruments de pro­
duction artistiques d’un type nouveau sont vouées à être perçues,
pendant un çertain temps, au moyen d’instruments de perception
anciens, ceux-là même contre lesquels elles ont été constituées.
Il n en reste pas moins que le défaut de toute compétence
artistique n’est ni une condition nécessaire ni une condition
suffisante de la perception adéquate des œuvres novatrices ou,
a fortiori, de la production de telles œuvres. La naïveté du regard
ne saurait être ici que la forme suprême du raffinement de l’œil.
Le fait d’être dépourvu de clés ne prédispose aucunement à
comprendre des œuvres qui exigent seulement que l’on rejette
toutes les clés anciennes pour attendre de l’œuvre même qu’elle
livre la clé de son propre déchiffrement. C’est, on le voit, l’atti­
tude même que les plus démunis devant l’art savant sont le
moins disposés à prendre : l’idéologie selon laquelle les formes
les plus modernes de l’art non figuratif seraient plus directement
accessibles à l’innocence de l’enfance ou de l’ignorance qu’à la
compétence acquise par une formation tenue pour déformante
comme celle de l’Ecole n’est pas seulement réfutée par les faits ;

8 Ceci vaut pour toute formation culturelle, forme artistique, théorie


scientifique ou théorie politique, les habitus anciens pouvant survivre
longtemps à une révolution des codes sociaux et même des conditions
sociales de production de ces codes.

78
ŒUVRES CULTURELLES ET ATTITUDE CULTIVÉE

si les formes les plus novatrices de l’art ne se livrent d’abord


qu’à quelques virtuoses (dont les positions d’avant-garde s’expli­
quent toujours en partie par la position qu’ils occupent dans le
champ intellectuel et, plus généralement, dans la structure so­
ciale), c’est qu’elles exigent l’aptitude à rompre avec tous les
codes, à commencer évidemment par le code de l’existence
quotidienne, et que cette aptitude s’acquiert à travers la fré­
quentation d’œuvres exigeant des codes différents et à travers
l’expérience de l’histoire de l’art comme succession de ruptures
avec les codes établis ; bref, l’aptitude à mettre en suspens tous
les codes disponibles pour s’en remettre à l’œuvre même, dans
ce qu’elle a de plus insolite au premier abord, suppose la maî­
trise accomplie du code des codes qui règle l’application adé­
quate des différents codes sociaux objectivement exigés par
l’ensemble des œuvres disponibles à un moment donné du
temps n.
Ceux qui n’ont pas reçu de leur famille ou de l’Ecole les instru­
ments que suppose la familiarité sont condamnés à une percep­
tion de l’œuvre d’art qui emprunte ses catégories à l’expérience
quotidienne et qui s’achève dans la simple reconnaissance de
l’objet représenté : le spectateur désarmé ne peut en effet voir
autre chose que les significations primaires qui ne caractérisent
en rien le style de l’œuvre d’art et il est condamné à recourir,
dans le meilleur des cas, à des « concepts démonstratifs » qui,
comme le remarque Panofsky, ne saisissent et ne désignent que
les propriétés sensibles de l’œuvre (par exemple lorsqu on décrit
une peau comme veloutée ou une dentelle comme vaporeuse) ou
l’expérience émotionnelle que ces propriétés suscitent (quand on
parle de couleurs sévères ou joyeuses)12.
« Quand je désigne cet ensemble de couleurs claires qui est
au centre dans la Résurrection de Grünewald comme « un
homme aux mains et aux pieds percés qui s’élève dans les

11 On trouvera un exposé systématique de ces principes dans P. Bour­


dieu, « Eléments pour une théorie sociologique de la perception artis­
tique », Revue internationale des Sciences sociales, vol. XXI (1969), n° 1.
12 E. Panofsky, « Uber das Verhältnis der Kunstgeschichte zur
Kunsttheorie », Zeitschrift für Æsthetik und allgemeine Kunstwissen­
schaft, X V m , 1925, pp. 129 sq.

79
l ’a m o u r d e l ’a r t

airs », je transgresse (...) les limites d’une pure description for­


melle, mais je reste encore dans une région de représentations
de sens qui sont familières et accessibles au spectateur sur la
base de son intuition optique et de sa perception tactile et dyna­
mique, bref, sur la base de son expérience existentielle immé­
diate. Si au contraire je considère cet ensemble de couleurs
claires comme « un Christ qui s’élève dans les airs », je présup­
pose en outre quelque chose qui est culturellement acquis » 13.
Bref, pour passer de la « couche primaire des sens que nous
pouvons pénétrer sur la base de notre expérience existentielle »,
ou, en d’autres termes, du « sens phénoménal qui peut se subdi­
viser en sens des choses et en sens des expressions », à la
« couche du sens, secondaire celle-ci, qui ne peut être déchiffrée
qu’à partir d’un savoir transmis de manière littéraire » et qui
peut être appelée « région du sens du signifié » 14, nous devons
disposer de « concepts proprement caractérisants » (par oppo­
sition aux « concepts démonstratifs ») qui dépassent la simple
désignation des propriétés sensibles et, saisissant les caractéris­
tiques proprement stylistiques de l’œuvre d’art (telles que « pic­
tural » ou « plastique »), constituent une véritable « interpréta­
tion » de l’œuvre 1S. « Le principe de l’interprétation (...) est
toujours constitué par la faculté cognoscitive et par le patrimoine
cognoscitif du sujet qui accomplit l’interprétation, c’est-à-dire
par notre expérience existentielle, quand il s’agit de découvrir
seulement le sens du phénoménal, par notre savoir littéraire
quand il s’agit du sens du signifié » 16. Privés de « la connaissance
du style » et de la « théorie des types » seules capables de cor­
riger respectivement le déchiffrement du sens phénoménal et du
sens du signifié, les sujets les moins cultivés sont condamnés à

13 E. Panofsky, « Zum Problem der Beschreibung und Inhalts­


deutung von Werken der bildenden Kunst », Logos, XXI, 1932,
pp. 103 sq. Il va de soi que, selon le type d’objet et selon la situation
sociale et culturelle du sujet percevant, le savoir culturel qui conditionne
la familiarité est plus ou moins maîtrisé.
14 E. Panofsky, « Zum Problem der Beschreibung und Inhalts­
deutung von Werken der bildenden Kunst », loc. cit.
15 E. Panofsky, « Uber das Verhältnis der Kunstgeschichte zur
Kunsttheorie », loc. cit.
16 E. Panofsky, « Zum Problem der Beschreibung und Inhalts­
deutung von Werken der bildenden Kunst », loc. cit.

80
ŒUVRES CULTURELLES ET ATTITUDE CULTIVÉE

saisir les œuvres d’art dans leur pure matérialité phénoménale,


c’est-à-dire à la façon de simples objets du monde ; et s’ils sont
si fortement enclins à rechercher et à exiger le réalisme de la
représentation, c’est, entre autres raisons, parce que, dépourvus
de catégories de perception spécifiques, ils ne peuvent appliquer
aux œuvres d’autre « chiffre » que celui qui leur permet d’appré­
hender les objets de leur environnement quotidien comme dotés
de sens.
Comme tout objet culturel, l’œuvre d’art peut livrer des signi­
fications de niveau différent selon la grille d’interprétation qui
lui est appliquée et les significations de niveau inférieur, c’est-à-
dire les plus superficielles, restent partielles et mutilées, donc
erronées, aussi longtemps qu’échappent les significations de
niveau supérieur qui les englobent et les transfigurent. La « com­
préhension » des qualités « expressives » et, si l’on peut dire,
« physionomiques » de l’œuvre n’est qu’une forme inférieure de
l’expérience esthétique parce que, faute d’être soutenue, contrô­
lée et corrigée par la connaissance proprement iconologique, elle
s’arme d’un chiffre qui n’est ni adéquat ni spécifique. Sans doute
peut-on admettre que l’expérience interne comme capacité de
réponse émotionnelle à la connotation de l’œuvre d’art, constitue
une des clés de l’expérience artistique. Mais la sensation ou
l’affection que suscite l’œuvre n’a pas la même valeur selon
qu’elle constitue le tout d’une expérience de l’œuvre d’art ré­
duite à la saisie de ce que l’on peut appeler son expressivité ou
qu’elle s’intégre dans l’unité d’une expérience adéquate.
L ’observation sociologique permet donc de découvrir, effective­
ment réalisées, les formes de perception correspondant aux dif­
férents niveaux que les analyses théoriques constituent par une
distinction de raison. Tout bien culturel, depuis la cuisine jus­
qu’à la musique sérielle en passant par le western, peut faire
l’objet d’appréhensions qui vont de la simple sensation actuelle
jusqu’à la délectation savante, armée de la connaissance des
traditions et des règles du genre. Si l’on peut distinguer, par
abstraction, deux formes opposées et extrêmes du plaisir esthé­
tique, séparées par toutes les gradations intermédiaires, la
jouissance qui accompagne la perception esthétique réduite a la
simple aisthesis et la délectation que procure la dégustation

81
6
l ’a m o u r d e l ’a r t

savante et qui suppose, au titre de condition nécessaire mais


non suffisante, le déchiffrement adéquat, il reste que la per­
ception la plus désarmée tend toujours à dépasser le niveau
des sensations et des affections, c’est-à-dire la pure et simple
aisthesis : l’interprétation assimilatrice qui porte à appliquer
à un univers inconnu et étranger les schèmes d’interpréta­
tion disponibles, c’est-à-dire ceux qui permettent d’appréhender
l’univers familier comme doté de sens, s’impose comme moyen
de restaurer l’unité d’une perception intégrée. Les linguistes
connaissent les phénomènes de fausse reconnaissance ou de
fausse appréciation qui résultent de l’application de catégories
inadéquates et de ce l’on peut appeler la « cécité culturelle »
par analogie avec ce qu’ils nomment « surdité culturelle s> :
« La métrique russe, observe N. S. Troubetzkoy, est bâtie sur
l’alternance régulière des syllabes accentuées et des syllabes
inaccentuées, les syllabes accentuées étant longues et les syllabes
inaccentuées brèves. Les limites des mots peuvent tomber à
n’importe 'quelle place du vers et le groupement toujours irré­
gulier de ces limites sert à animer et à varier les structures du
vers. Le vers tchèque repose sur une répartition irrégulière des
limites de mots, chaque début de mot étant souligné par un
renforcement de la voix : les syllabes brèves et les syllabes lon­
gues sont par contre réparties irrégulièrement dans le vers et
leur groupement libre sert à animer celui-ci. Un Tchèque qui
entend un poème russe considère sa métrique comme quanti­
tative et tout le poème comme assez monotone. Au contraire,
un Russe qui entend pour la première fois un poème tchèque
est en général tout à fait désorienté et n’est pas en état de dire
selon quelle métrique il est composé 18. » Ceux pour qui les
œuvres de culture savante parlent une langue étrangère sont
condamnés à importer dans leur perception et leur appréciation
de l’œuvre d’art des catégories et des valeurs extrinsèques, celles
qui organisent leur perception quotidienne et qui orientent leurs
jugements pratiques. Faute de pouvoir appréhender la repré­
sentation selon une intention proprement esthétique, ils ne sai-

18 N. S. Troubetzkoy, Principes de phonologie, Paris, Klincksieck, 1957,


p. 56. Voir aussi pp. 66-67.

82
ŒUVRES CULTURELLES ET ATTITUDE CULTIVÉE

sissent pas la couleur d’un visage comme un élément d’un sys­


tème de relations entre des couleurs (celles de la veste, du cha­
peau ou du mur situé à l’arrière-plan) mais, « se situant immé­
diatement dans son sens », pour parler comme Husserl, ils
lisent en elle, directement, une signification psychologique ou
physiologique, comme dans l’expérience quotidienne. L’appré­
hension du tableau comme système de relations d’opposition
et de complémentarité entre des couleurs suppose non seule­
ment la rupture avec la perception première qui est la condition
de la constitution de l’œuvre d’art comme œuvre d’art, c’est-
à-dire de l’appréhension de cette œuvre selon une intention
conforme à son intention objective (irréductible à l’intention
de l’artiste), mais encore la possession de la grille d’analyse
indispensable pour saisir les différences fines qui séparent par
exemple une gamme de teintes ordonnées selon les lois d’une
modulation raffinée dans tel tableau de Turner ou de Bonnard 17.
On comprend donc que l’esthetique ne peut etre, sauf excep­
tion, qu’une dimension de l’éthique (ou, mieux, de 1 ethos)
de classe. Pour « goûter », c’est-à-dire pour « différencier
et apprécier » 19 les œuvres presentees et pour se rendre
raison de leur accorder valeur, le visiteur peu cultivé ne peut
invoquer que la qualité et la quantité du travail, le respect
moral tenant lieu d’admiration esthétique. « Il faudrait faire voir
la valeur de tout ce qu’il y a ici, qui représente un travail depuis
des siècles, quoi... Si on a conservé tout ça, c’est pour faire voir
le travail fait depuis des siècles et que tout ce qu’on fait n est
pas inutile. » « J’apprécie beaucoup la difficulté du travail. »
« Pour estimer un tableau, je m’appuie sur tout ce qui est écrit
comme date et je suis épaté quand il y a longtemps et qu on

17 m . Colin Thompson a montré, par une série d’expériences, que


même lorsqu’elle est appelée par une consigne expresse, la saisie des
couleurs en elles-mêmes et pour elles-mêmes est extrêmement rare (même
chez des adolescents en fin d’études secondaires), 1attention des specta­
teurs se portant plutôt sur les aspects narratifs ou anecdotiques de
l’image (C. Thompson, Response to Colour, Corsham, Research Center
in Art Education, 1965).
19 Cf. E. Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, trad. M.
Foucault, Paris, Vrin, 1964, p. 100.

83
l ’a m o u r d e l ’a r t

travaillait si bien. » Parmi les raisons que l’on se donne d’ac­


corder une admiration décisoire, la plus sûre, la plus infaillible,
est sans doute l’ancienneté des choses présentées. « C'est très
bien... C’est de l’ancien. Peut-être devrait y avoir des musées
avec du moderne, mais ça serait plus un musée. Ici, c’est vrai­
ment vieux, hein. » La valeur des choses anciennes n ’est-elle
pas attestée par le seul fait qu’on les a conservées et l’ancienneté
des choses conservées ne justifie-t-elle pas suffisamment leur
conservation ? Le discours n’a pas ici d’autre fonction que de
donner à celui qui le profère les raisons d’une adhésion incon­
ditionnelle à une œuvre dont la raison lui échappe. N ’est-il pas
significatif que, invités à donner leur opinion sur les œuvres et
leur présentation, les visiteurs les moins cultivés accordent une
approbation totale et massive qui ne fait qu’exprimer, sous une
autre forme, un désarroi à la mesure de leur révérence ? « C’est
très bien. On ne peut pas les présenter mieux qu’ils ne sont. »
« J ’ai trouvé que tout est très bien. » De même, comme s'ils
voulaient exprimer par là qu’ils savent apprécier ce que leur
offre le musée à sa juste valeur, les visiteurs sont d’autant plus
nombreux à juger bon marché le prix de l’entrée qu’ils sont
moins cultivés [cf. App. 3, tab. 3].
Comment une perception aussi demunie de principes organi­
sateurs pourrait-elle appréhender les significations organisées
qui entreraient dans un ensemble de savoirs cumulatifs ? « Pour
me rappeler, c est autre chose. Picasso je n’ai pas compris ; moi,
je ne trouve pas les noms » (commerçante, Lens). « J ’aime tous
les tableaux ou il y a le Christ » (ouvrière, Lille). Les deux tiers
des visiteurs des classes populaires ne peuvent citer, au terme de
leur visite, le nom d’une œuvre ou d’un auteur qui leur ait plu,
pas plus qu’ils ne retirent d’une visite antérieure des savoirs
qui pourraient les aider dans leur visite présente : aussi com­
prend-on qu’une visite souvent déterminée par des raisons de
hasard ne suffise pas a les inciter ou les preparer à entreprendre
une autre visite. Totalement tributaires du musée et des adju­
vants qu’il leur fournit, ils sont particulièrement déconcertés
dans des musées qui s’adressent, par vocation, au public cultivé :
77 % d’entre eux souhaiteraient recevoir l’aide d’un conféren­
cier ou d’un ami [cf. App. 2, tab. 2], 67 % voudraient que la

84
ŒUVRES CULTURELLES ET ATTITUDE CULTIVÉE

visite soit balisée par des flèches et 89 % que les œuvres soient
accompagnées de panneaux explicatifs [cf. App. 2, tab. 3]. Plus
de la moitié des opinions qu’ils expriment enferment cette
attente : « Pour quelqu’un qui veut s’intéresser, c’est difficile.
Il voit que de la peinture, des dates. Pour pouvoir faire des
différences, il manque un guide. Sinon, c’est tout pareil » (ou­
vrier, Lille). « Je préfère visiter le musée avec un guide qui
explique et fait comprendre les points obscurs pour le commun
des mortels » (employé, Pau).
Les visiteurs des classes populaires voient parfois, dans
l’absence de toute indication capable de faciliter la visite, l’ex­
pression d’une volonté d’exclure par l’ésotérisme, sinon, comme
le disent plus volontiers les visiteurs plus cultivés, une intention
commerciale (à savoir de favoriser la vente des catalogues). En
fait, flèches, panneaux, guides, conférenciers ou hôtesses ne
suppléeraient pas vraiment au défaut de formation scolaire, mais
ils proclameraient, par leur simple existence, le droit d’ignorer,
le droit d’être là en ignorant, le droit des ignorants à être là ;
ils contribueraient à minimiser le sentiment de l’inaccessibilité de
l’œuvre et de l’indignité du spectateur qu’exprime bien cette
réflexion entendue au château de Versailles : « Ce château n’a
pas été fait pour le peuple, et ça n’a pas changé... ».

Toute la conduite des visiteurs des classes populaires témoigne


de l’effet de distanciation sacralisante qu’exerce le musée. C’est
le désarroi respectueux de tous les visiteurs d’occasion, poussés
par l’exaltation d’un jour de fête ou par le désœuvrement d’un
dimanche pluvieux et voués à faire lever sur leur passage les
réflexions malveillantes des habitués, les rires des rapins et les
rappels à l’ordre des gardiens, qu’évoque Zola lorsqu’il décrit les
pérégrinations de la noce de Gervaise et Coupeau a travers les
salles du Louvre : « La nudité sévère de l’escalier les rendit
graves. Un huissier superbe, en gilet rouge, la livrée galonnée
d’or, qui semblait les attendre sur le palier, redoubla leur emotion.
Ce fut avec respect, marchant le plus doucement possible, qu ils
entrèrent dans la galerie française. »
Il n’est pas meilleur révélateur de la signification objec­
tive du musée traditionnel que le changement d’attitude que déter­
minait, chez les visiteurs du musée de Lille, le passage de
l’exposition danoise aux salles du musée : « Dans la salle d’expo­
sition danoise, un couple assez âgé est entré ; la femme porte un
manteau un peu avachi, pendant sur le devant, ses pieds sont
chaussés de bottillons grossiers ; l’homme frissonne encore dans

85
l ’a m o u r d e l ’a r t

son pardessus trop long qui lui bat les mollets ; ils déambulent
au hasard, montrent du doigt, au loin, ce qu’ils veulent approcher,
parlant haut. Us passent rapidement devant certains stands, sans
s’arrêter. Au hasard de leurs pérégrinations, ils atteignent la
salle de céramiques du musée où ils pénètrent. Us la parcourent
lentement et ils en font scrupuleusement le tour, inspectant chaque
vitrine l’une après l’autre ; l’homme a maintenant les mains dans
les poches, ils ont tous deux baissé la voix ; pourtant, ici, ils sont
seuls. » Aussi l’atmosphère des deux parties du musée est-elle très
différente : « ici, c’est le silence recueilli et la calme ordonnance
des lentes évolutions le long des murs ; là, dans l’affluence de
l’après-midi, on est un peu étourdi par les conversations bruyantes,
les objets qu’on remue et qui raclent sur le carrelage, les gosses
qui courent tandis que les parents les rappellent vivement à
l’ordre. Il y a d’ailleurs beaucoup d’enfants et le gardien s’en
étonne : « Qu’est-ce qu’il y a comme familles nombreuses, hein ! »
Les visiteurs touchent à tout, essaient les fauteuils, soulèvent les
matelas des canapés, se penchent pour regarder sous les tables.
Ils cognent du doigt le bois ou le métal pour estimer la matière et
soupèsent les couverts. Un couple se penche sur les couverts en
argent : « Tu vois, dit la femme, si j’avais à recommencer une
ménagère, j’achèterais ça. » Elle prend un couteau et une four­
chette, feint de découper quelque chose sur une assiette imaginaire
et porte la fourchette à la bouche. » Et les comportements des
visiteurs diffèrent si profondément que l’observateur, condamné,
dans un premier moment, à la sociologie spontanée, impute à une
différence dans le recrutement social du public (que l’analyse
statistique dément) des différences qui tiennent d’abord à la signi­
fication sociale du musée et d’une exposition qui y introduit, par
exception, l’atmosphère d’un grand magasin, musée du pauvre,
non sans susciter quelque indignation chez les visiteurs les plus
conformes du musée traditionnel. La conversion de toute l’attitude
qu’opèrent les visiteurs peut se résumer dans les oppositions sui­
vantes, celles-là mêmes qui distinguent l’univers sacré de l’univers
profane : intouchable-touchable ; bruit-silence recueilli ; explora­
tion rapide et sans ordre - procession lente et réglée ; appréciation
intéressée d’œuvres vénales - appréciation pure d’œuvres « sans
prix ».
Affrontés à l’épreuve (au sens scolaire du terme) que repré­
sente pour eux le musée, les visiteurs les moins cultivés sont peu
enclins à recourir en fait au guide ou au conférencier (quand ils
existent), craignant de révéler leur incompétence. « Pour une
personne venant pour la première fois, à mon avis, elle est un
peu perdue... Oui, des flèches, d’abord, ça guiderait ; on n’aime
pas beaucoup demander » (femme de ménage, Lille). Ignorant
la conduite conforme et soucieux avant tout de ne pas se trahir
par des comportements contraires à ce qu’ils jugent être la

86
ŒUVRES CULTURELLES ET ATTITUDE CULTIVÉE

bienséance, ils se contentent de lire, aussi discrètement que pos­


sible, les étiquettes — lorsqu’il y en a. Bref, ils se sentent « dé­
placés » et se surveillent, de crainte de se faire remarquer par
quelque incongruité. « On a peur de tomber sur un connais­
seur (...). Pour potasser avant, il faut être dans la profession,
être spécialiste. Non, le gars comme moi, il vient en anonyme et
repart en anonyme » (ouvrier, Lille). Si les agriculteurs et les
ouvriers sont légèrement plus favorables aux flèches qu’aux
panneaux, c’est peut-être que, faute d’un minimum de culture,
ils éprouvent de façon moins urgente la nécessité des éclaircisse­
ments ; c’est peut-être aussi qu’ils expriment par là le sentiment
d’égarement (parfois au sens premier du terme) que suscite en
eux l’espace du musée ; c’est sans doute, fondamentalement,
qu’ils trouveraient dans cette « marche a suivre » la première
réponse à leur souci de passer inaperçus par une conduite
conforme. « Les flèches, c’est nécessaire ; la première fois, on
est dans le brouillard » (ouvrier, Lille). « Des flèches, c est ce
qui manque ! Pour indiquer quels endroits... Il y a un moment
où on voit toutes les pièces, on ne sait pas ou aller » (ouvrière,
Lille). Et si les visiteurs des classes populaires préfèrent venir au
musée soit avec des parents soit avec des camarades, c est sans
doute parce qu’ils trouvent dans le groupe un moyen de conjurer
leur sentiment de malaise, le désir de visiter le musee seul
s’exprimant au contraire de plus en plus souvent à mesure que
l’on s’élève dans la hiérarchie sociale (soit, en France, chez
16 % des agriculteurs et des ouvriers, chez 30 % des membres
des classes moyennes et 40 % des classes supérieures) [cf.
App. 2, tab. 1].
La part des visiteurs qui disent préférer visiter seuls le musée
croît, dans tous les pays, à mesure que s’élève le niveau d’instruc­
tion ou la position dans la hiérarchie sociale, passant, en Grece,
de 17 % dans les classes populaires à 20 % dans les classes
supérieures (avec un taux de 13 % pour les classes moyennes),
en Pologne de 28 % pour les classes populaires à 42 % et 44 %
pour les classes moyennes et supérieures et en Hollande, pour les
catégories correspondantes, de 33 % à 51 % et à 59 %. La
hiérarchie qui s’établit entre les différents pays semble donc
indiquer que le taux de visiteurs qui souhaitent visiter seuls est
d’autant plus élevé que le capital culturel national est plus eleve
[cf. App. 5, tab. 5].

87
l ’a m o u r d e l ’a r t

Alors que les membres des classes cultivées répugnent aux for­
mes les plus scolaires d’aide, préférant l’ami compétent au confé­
rencier et le conférencier au guide que raille l’ironie distinguée,
les visiteurs des classes populaires ne redoutent pas l’aspect évi­
demment scolaire d un encadrement éventuel : « Au point de vue
explications, plus qu’y en a, mieux c’est... C’est toujours bien
d’avoir des explications pour n’importe quoi (...). Le plus im­
portant, c est le guide, qui nous guide et nous donne des explica­
tions » (ouvrier, Lille). « J ’aimerais pas être tout seul, mais avec
quelqu un de qualifié. Autrement, on passe et on ne voit rien »
(ouvrier, Lille). Faute de pouvoir définir clairement les moyens
de combler les lacunes de leur information, ils invoquent, pres­
que magiquement, l’intervention des intercesseurs et des média­
teurs les plus consacres, capables de rapprocher les œuvres
inaccessibles, et la part des visiteurs qui souhaitent l’aide d’un
conférencier (plutôt que d’un ami compétent) passe, en France, de
57,5 % pour les classes populaires à 36,5 % pour les classes
moyennes et à 29 % pour les classes supérieures [cf. App. 2,
tab. 2 ] 20 « Oui, un conférencier, on s’instruit... Des conféren­
ciers, ce sont presque toujours des académiciens qui connaissent
les machins sur le bout des doigts, ce sont des professeurs, c’est
utile. » On voit que ceux qui invoquent la répugnance des classes
populaires à l’égard de l’action scolaire ne font que leur prêter,
selon l’ethnocentrisme de classe qui caractérise l’idéologie popu­
liste, leur propre attitude à l’égard de la culture et de l’école 21.

2° En Po,ogne> la Part de cevx qui choisissent le conférencier est de


31 % pour les classes populaires, 26 % pour les classes moyennes et
14 % pour les classes supérieures, 23 %, 29 % et 35,5 % des mêmes
classes souhaitant plutôt visiter en compagnie d’un ami compétent. En
Crrece, 33 % des visiteurs des classes populaires, 27 % dans les classes
moyennes et 31 % dans les classes supérieures préfèrent une visite
guidee par un conférencier contre 17 %, 40 % et 46 % qui préfèrent
recourir à un ami. Enfin, en Hollande, où le capital culturel est plus
eleve toutes les classes choisissent l’ami de préférence au conférencier
1écart étant d autant plus marqué que le niveau d’instruction est plus
eleve (soit de 1 a 1,3 pour les classes populaires, 1 à 6 pour les classes
moyennes et de 1 à 5 pour les classes supérieures) [cf. App. 5, tab. 5]
« Le public moyen, écrivent Charpentreau et Kaës, n’a nu’lle envie
de recevoir une « education ». A tort ou à raison, il se défie de tout ce
qui rappelle lecole parce qu’il veut être traité en adulte » (La culture
populaire en France, Paris, les Editions Ouvrières, 1962, p. 122).

88
ŒUVRES CULTURELLES ET ATTITUDE CULTIVÉE

La question n ’est pas tant de savoir si tous les éclaircissements


donneront « l’œil » à ceux qui ne « voient » pas ni même si les
panneaux explicatifs seront lus et bien lus. Ne seraient-ils pas
lus, ou, comme il est probable, seulement par ceux qui en ont le
moins besoin, ils ne cesseraient pas pour autant de remplir leur
fonction symbolique.
Il n ’est sans doute pas excessif de penser que le sentiment
profond de l’indignité (et de l’incompétence) qui hante les visi­
teurs les moins cultivés, comme écrasés par le respect devant
l’univers sacré de la culture légitime, ne contribue pas peu à les
tenir éloignés du musée. N’est-il pas significatif que la part des
visiteurs qui ont l’attitude la plus sacralisante à l’égard du musée
décroisse très fortement quand la position sociale s’élève (79 %
des membres des classes populaires associant le musée à l’image
d’une église contre 49 % dans les classes moyennes et 35 %
dans les classes supérieures), tandis que croît la proportion des
sujets qui souhaitent que les visiteurs soient peu nombreux (soit
39 % dans les classes populaires, 67 % dans les classes moyen­
nes et 70 % dans les classes supérieures), préférant l’intimité
choisie de la chapelle à l’affluence de l’église [cf. App. 4, tab. 7
et 8] ?
N’est-il pas significatif aussi que l’hostilité à l’égard des efforts
pour rendre les œuvres plus accessibles se rencontre surtout
p arm i les membres de la classe cultivée ? Par un paradoxe appa­
rent, ce sont les classes les mieux pourvues en adjuvants per­
sonnels tels que guides ou catalogues (parce que la connaissance
de ces instruments et l’art de les utiliser est affaire de culture),
qui refusent le plus fréquemment les adjuvants institutionnalisés
et collectifs : « Je pense qu’il est inutile de vouloir imposer un
sens de la visite du musée, dit un étudiant. Personnellement,
j’aime être libre, seul dans mon choix et mon inspiration. Sans
aller trop loin, je compare la visite d’un musée à un voyage, mais
un voyage à la Montaigne, allant au détour du chemin, poussé
par l’air et le vent, goûtant le temps présent, sans presse, sans
guide, rêvant du passé » (Louviers). « Je me souviens avec regret,
dit un professeur, de l’ancien Salon Carré du Louvre, où il y
avait tant de choses à découvrir. Maintenant, on nous prive de ce
vif plaisir de la découverte et on nous impose les tableaux par

89
l ’a m o u r d e l ’a r t

cloisonnement. On nous oblige à ne regarder que ceux-là. Ce


n’est plus une fête, mais une école primaire. Tout voir, tout
comprendre, tout savoir, pédante trinité, la joie s’enfuit » (Lille).

Les attitudes des différents publics nationaux à l’égard des adju­


vants pédagogiques expriment une fois encore la hiérarchie des
différents pays rangés selon l’importance de leur capital culturel
en sorte que l’explication invoquée pour rendre raison des diffé­
rences constatées dans les attitudes des différentes classes sociales
d’un même pays, s’applique aussi aux différences entre les diffé­
rents pays : en effet les visiteurs hollandais expriment une hosti­
lité nettement plus marquée que les Français à l’égard des flèches
et des panneaux ; les Polonais, dont la pratique est plus immé­
diatement tributaire de l’action directe de l’Ecole, occupent une
position intermédiaire entre celles de la France et celle de la
Grèce, si l’on excepte les étudiants et les professeurs qui mani­
festent leur réticence à l’égard de toutes les formes d’aide plus
nettement encore que les étudiants et les professeurs français,
peut-être parce qu’ils sont mieux placés pour estimer le coût que
ces disciplines peuvent impliquer pour eux. Dotés d’un niveau de
compétence peu élevé, les visiteurs grecs ne peuvent que ressentir
avec une force particulière le besoin d’être aidés dans la visite
de musées qui présentent surtout des vestiges archéologiques
[cf. App. 5, graph. 6].

Faut-il s’étonner que l’idéologie du don naturel et de l’œil


neuf soit aussi répandue chez les visiteurs les plus cultivés et
chez tant de conservateurs, et que les professionnels de l’analyse
savante des œuvres d’art répugnent si souvent à procurer aux
non-initiés l’équivalent ou le substitut du programme de percep­
tion armée qu’ils transportent avec eux et qui constitue leur
culture 22 ? Si l’idéologie charismatique qui fait de la rencontre

22 Dans un article intitulé « Das Problem des Stils in der bildenden


Kunst » CZeitschrift für Æsthetik und allgemeine Kunstwissenschaft, X,
1915) et consacré aux théories générales de Heinrich Wolff lin sur le style
dans les arts figuratifs, Erwin Panofsky met en lumière l’ambiguïté fonda­
mentale des concepts wölffliniens de « voir », d’ « œil », d’ « optique »,
employés communément en deux sens différents qui, « dans la logique
d’une recherche d’ordre méthodologique, doivent naturellement être
rigoureusement distingués ». Au sens étroit du terme, l’œil est l’organe
de la vision et, à ce titre, « ne joue aucun rôle dans la constitution d’un
style ». Au sens figuré, « l’œil » (ou < l’attitude optique ») ne saurait
être a u ta chose, en toute rigueur, « qu’une attitude psychique à l’égard
des données optiques », « le rapport de l’œil avec le monde » étant en
réalité « un rapport de l’esprit avec le monde de l’œil ».

90
ŒUVRES CULTURELLES ET ATTITUDE CULTIVÉE

avec l’œuvre l’occasion d’une descente de la grâce (charisma)


procure aux privilégiés la justification la plus « indiscutable »
de leur privilège culturel en faisant oublier que la perception de
l’œuvre est nécessairement savante, donc apprise, les visiteurs
des classes populaires sont bien placés pour savoir que l’amour
de l’art naît des longues fréquentations et non du coup de
foudre : « Aimer à mort du premier coup, oui, ça existe, mais
pour ça, faut avoir lu d’abord, surtout pour la peinture mo­
derne » (ouvrier, Lille).
Le désarroi devant les œuvres exposées décroît dès que la
perception peut s’armer de savoirs typiques, si vagues soient-ils ;
le premier degré de la compétence proprement esthétique se dé­
finit par la maîtrise d’un arsenal de mots qui permettent de
nommer les différences et de les constituer en les nommant :
ce sont les noms propres de peintres célèbres, Vinci, Picasso,
Van Gogh, qui fonctionnent en tant que catégories génériques,
puisque l’on peut dire devant toute peinture (ou tout objet)
d’inspiration non réaliste « C’est du Picasso », ou devant toute
œuvre évoquant de près ou de loin la manière du peintre floren­
tin : « On croirait un Vinci » ; ce sont aussi ces categories larges,
comme les « impressionnistes » (dont la définition, analogue à
celle qu’a adoptée le Jeu de Paume, s’étend communément a
Gauguin, Cézanne et Degas) ou « les Hollandais » ou encore
« la Renaissance ». Ainsi, pour ne prendre qu un indicateur
extrêmement grossier, la part des sujets qui, en réponse à une
question sur leurs préférences picturales, citent une ou plusieurs
écoles croît très significativement à mesure que s’élève le niveau
culturel (soit 5 % pour les détenteurs du C. E. P., 13 % pour
les titulaires du B. E. P. C., 25 % pour les bacheliers, 27 %
pour les licenciés et 37 % pour les détenteurs d un diplôme
supérieur à la licence). De même, 55 % des visiteurs des classes
populaires ne peuvent citer un seul nom de peintre et ceux qui
le font nomment à peu près toujours les mêmes auteurs, consa­
crés par la tradition scolaire et par les reproductions des livres
d’histoire et des encyclopédies, Léonard de Vinci ou Rembrandt.

La part des visiteurs qui citent des écoles croît, dans tous les
pays, à mesure que s’élève le niveau d’instruction. En Pologne,
toujours très faible, elle est de 2 % pour les classes moyennes et

91
l ’a m o u r d e l ’a r t

de 5 % pour les classes supérieures tandis que la part des visiteurs


qui citent exclusivement des peintres très célèbres passe de 39 %
pour les classes populaires à 24 % pour les classes moyennes et
15,5 % pour les classes supérieures. En Grèce, nul pour ceux qui
n’ont pas dépassé le niveau de l’enseignement primaire, le taux
des visiteurs qui citent au moins une école de peinture est de
6 % pour ceux qui ont suivi un enseignement technique, 24 %
pour ceux qui ont le niveau du baccalauréat et 19 % pour ceux
qui ont atteint le niveau universitaire. La hiérarchie est la même
dans le public hollandais, bien que les taux de citations d’écoles
soient globalement plus élevés, ce qui se comprend aisément étant
donné que la scolarité secondaire et supérieure est nettement plus
répandue et que la richesse et la diversité des collections hollan­
daises de peinture confère aux musées hollandais un niveau d’offre
sans rapport avec celui des musées polonais et celui des musées
d’art grecs, au moins en ce qui concerne la peinture. Ainsi,
14 % des Hollandais du niveau primaire, 25 % du niveau techni­
que, 66 % du niveau du baccalaureat et 43 % du niveau univer­
sitaire citent au moins une école de peinture [cf. App. 5, tab. 7],
En France, ou les taux sont légèrement inférieurs, on observe
par ailleurs que 22 % des agriculteurs citent au moins un peintre
non représenté dans le musée, contre 39 % des ouvriers, 54 % des
artisans et commerçants, 63 % des employés et cadres moyens,
70 %. des cadres supérieurs, 77 % des instituteurs et 78 % des
professeurs, spécialistes d’art et étudiants.

De même encore, les visiteurs des classes populaires s’inté­


ressent plutôt aux œuvres « mineures » qui leur sont plus acces­
sibles, comme les meubles ou les céramiques ou les objets folklo­
riques ou historiques, soit parce qu’ils en connaissent l’usage et
qu’ils disposent d’éléments de comparaison et de critères d’éva­
luation (ou mieux d’appréciation au sens vrai), soit parce que la
culture que requiert la compréhension de tels objets, à savoir
la culture historique, est plus commune, tandis que les membres
des hautes classes s’attachent plutôt aux œuvres d’art les plus
nobles (peintures ou sculptures) [cf. App. 2, tab. 14 et 15] n . De

23 Dans tous les pays, la part de ceux qui déclarent être venus pour
voir les œuvres d’art les plus prestigieuses — peinture et sculpture —
augmente en même temps que s’élève le niveau d’instruction, la part
de ceux qui sont venus voir les objets folkloriques et historiques variant
en sens inverse. En Hollande, la part des amateurs de peinture et
sculpture passe de 59 % pour les classes populaires à 71 % pour les
classes moyennes et 76 % pour les classes supérieures, alors que la part
des visiteurs qui s’intéressent aux objets historiques et folkloriques passe
de 19 % à 12 % et 9 %. De même en Pologne, 36 %, 57 %, 7 1 %

92
ŒUVRES CULTURELLES ET ATTITUDE CULTIVÉE

même enfin, le taux des visiteurs qui connaissaient déjà les


œuvres qu’ils venaient voir dans le musée croît très fortement à
mesure que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale (soit 13 %
dans les classes populaires, 25,5 % dans les classes moyennes
et 54,5 % dans les classes supérieures), une part des visiteurs
(26 % dans les classes populaires, 45 % dans les classes moyen­
nes et 26 % dans les classes supérieures) devant sa connaissance
préalable des œuvres à des reproductions [cf. App. 4, tab. 4].
Bref, les savoirs génériques qui sont la condition de la per­
ception des différences et de la fixation des souvenirs, noms
propres, concepts historiques, techniques ou esthétiques, sont
de plus en plus nombreux et de plus en plus spécifiques à mesure
que l’on va vers les classes les plus cultivées.
C’est tout le contraire d’un démenti de ces propositions qu’il
faut voir dans le fait que les visiteurs portent d’autant plus
souvent leur choix vers les peintres les plus célèbres et les plus
consacrés par l’Ecole qu’ils sont moins instruits et que, au
contraire, les peintres modernes, qui ont le moins de chances
de trouver place dans l’enseignement, ne sont cités que par les
visiteurs les plus cultivés, résidant dans les très grandes villes
[cf. App. 2, tab. 20]. L ’accès aux jugements de goût que l’on
dit « personnels » est encore un effet de l’instruction reçue : la
liberté de se libérer des contraintes scolaires n’appartient qu’à
ceux qui ont suffisamment assimilé la culture scolaire pour inté­
rioriser l’attitude affranchie à l’égard de la culture scolaire
qu’enseigne une Ecole si profondément pénétrée des valeurs des
classes dominantes qu’elle reprend à son compte la dévalorisa­
tion mondaine des pratiques scolaires. L ’opposition scolaire
entre la culture canonique, stéréotypée et, comme dirait Max
Weber, « routinisée », et la culture authentique, affranchie des
discours d’école, n’a de sens que pour une infime minorité

des visiteurs de chacune de ces classes nomment peinture et sculpture.


En Grèce, la part des visiteurs qui sont venus voir de la sculpture passe
de 12 % pour les classes moyennes à 19 % pour les classes supérieures,
alors que ceux qui s’intéressent au folklore constituent 48 % et 39 % de
ces classes. On observe donc, ici encore, une relation entre le capital
culturel des différents pays et les attitudes de leur public [cf. App. 5,
tab. 8].

93
l ’a m o u r d e l ’a r t

d’hommes cultivés, parce que la pleine possession de la culture


scolaire est la condition du dépassement de la culture d’Ecole
vers cette culture libre, c’est-à-dire libérée de ses origines sco­
laires, que la classe bourgeoise et son Ecole tiennent pour la
valeur des valeurs.

En France, les visiteurs de niveau inférieur au baccalauréat se


portent presque exclusivement vers les peintres les plus renommés
(comme Van Gogh ou Renoir qui ont fait l’objet de films, ou
Picasso et Buffet qui font partie de l’actualité), les plus consacrés
par la tradition scolaire (comme Vinci, Rembrandt ou Michel-
Ange) ou par les reproductions de manuels (comme Le Nain,
David, La Tour, Greuze ou Raphaël) ; les visiteurs pourvus du
baccalauréat cèdent moins aux sollicitations de l’actualité (Van
Gogh tombant du premier au deuxième rang, Picasso du troisième
au sixième et Buffet du cinquième au seizième) et nomment moins
souvent les peintres les plus « scolaires », qui cèdent la place à
Gauguin, Braque, Cézanne, Dufy, Fra Angelico, Le Greco et
Velasquez. Outre qu’ils ont un éventail de choix nettement plus
ouvert (comme en témoigne le fait que les vingt peintres qu’ils
nomment le plus souvent ne constituent que 44 % des peintres
cités .contre 56 % dans les classes moyennes et 65 % dans les
classes populaires), les visiteurs de niveau supérieur au baccalau­
réat proposent un palmarès qui se distingue tant par l’originalité
des noms cités (puisque l’on voit apparaître Botticelli, Klee, Pous­
sin, Vermeer, Bosch, Le Titien) que par la hiérarchie des préfé­
rences (Van Gogh tombant au sixième rang, Vinci au huitième,
Raphaël au quinzième) : le plus important est sans doute que,
à côté des peintres impressionnistes, beaucoup moins souvent cités,
et des grands classiques, communs à toutes les listes (Vinci, Rem­
brandt, Delacroix, etc.), apparaissent, en très bon rang, des moder­
nes comme Klee (7) et Braque (8) ainsi que des classiques moins
renommés comme Poussin (8), Vermeer (8), Velasquez (8) ou
Le Titien (15) [cf. App. 2, tab. 21].
Bien que la part des citations originales s’accroisse à mesure
que l’on s’élève dans la hiérarchie sociale, les visiteurs européens
s’accordent, à quelques variantes nationales près, sur une hiérarchie
commune des notoriétés où entrent, dans des proportions à peu
près égales, les valeurs les plus classiques et les révolutionnaires
de la génération précédente, soit Van Gogh, Rembrandt, Picasso,
Goya, Cézanne, Renoir et Vinci. Le fait que le public de chacun
des pays tende à placer des peintres nationaux aux premiers rangs
s explique sans doute à la fois par l'attachement aux valeurs natio­
nales qu’encouragent les traditions scolaires (celles des manuels
d’histoire en particulier) et par le contenu des collections natio­
nales. C’est ainsi que les Polonais accordent une préférence très
marquée a des peintres (au nombre de douze parmi les vingt
noms cites), dont l’œuvre est étroitement liée à leur histoire natio­
nale, tandis que les Grecs, qui placent au premier rang Le Greco,

94
ŒUVRES CULTURELLES ET ATTITUDE CULTIVÉE

citent aussi des peintres nationaux, mais dans une proportion moins
grande que les Polonais, sans doute parce que l’enseignement
n’accorde pas à la peinture grecque de l’époque moderne une
place et un sens analogues à ceux qui lui sont conférés en Polo­
gne, et aussi parce que, devant moins directement leurs goûts
et leurs préférences à un enseignement qui fait une place
extrêmement réduite à l’histoire de l’art, ils accordent une
part plus grande aux peintres étrangers. Le fait que les vingt
peintres les plus souvent nommés représentent 94,1 % des mentions
en Grèce, 31,1 % en Pologne, 60,9 % en Hollande et 50,8 % en
France, le fait aussi que les deux premiers peintres cités repré­
sentent à eux seuls à peu près la moitié des mentions en Grèce
et en Pologne (54,2 % et 46,3 %) contre 37,3 % en Hollande et
16,3 % en France) témoigne que le champ des peintres connus
(et aimés) tend à s’accroître à mesure que croît le capital culturel
national. Les différences entre les préférences du public français
et du public hollandais s’expliquent sans doute pour une part
par le contenu des collections artistiques des deux pays ; il est
en outre remarquable que des peintres comme Klee (qui n’appa­
raît, en France, que dans le palmarès des classes supérieures) ou
Mondrian et Kandinski apparaissent en assez bon rang parmi les
peintres cités par l’ensemble du public hollandais [cf. App. 5,
tab. 11]. Les Italiens, très attachés à leurs traditions nationales
et surtout régionales, placent aux premiers rangs les peintres lo­
caux, au côté des gloires plus établies, Botticelli ou Vinci, tandis
que Rembrandt, Goya et les impressionnistes n’apparaissent que
dans le public cultivé de Milan.

Les visiteurs les plus cultivés se donnent souvent le sentiment


de participer à une culture libre en portant leur choix sur les
peintres révolutionnaires des générations précédentes plutôt que
sur les peintres plus anciens, dévalorises par l’accoutumance et
la fausse familiarité, ou vers les plus novateurs des créateurs
contemporains.

Une enquête antérieure sur les opinions et les pratiques des


étudiants en matière de peinture a montre que, maigre leur aspira­
tion à l’originalité, les étudiants français accordaient massivement
leur préférence aux peintres les plus consacrés parmi ceux ^qui
étaient proposés à leur choix. L’attachement aux valeurs sures
s’observe aussi bien à l’échelle de l’histoire générale de la peinture,
Vinci, Poussin, Chardin, Léger, Dali venant en tete du palmarès,
qu’à propos de la peinture française postérieure à l’impression­
nisme. Cependant, de même que les visiteurs sont d’autant plus
enclins au conformisme qu’ils sont situés plus bas dans la hié­
rarchie sociale et culturelle, de même c’est chez les fils de paysans
et d’ouvriers que les classiques les plus notoires sont le plus sou-

95
l ’a m o u r d e l ’a r t

vent choisis. Une analyse plus fine permettrait même de distinguer


des peintres appréciés indifféremment quelle que soit la classe
sociale d’origine (Van Gogh, Gauguin, Monet, Buffet), des peintres
dont la faveur croît à mesure que l’origine sociale s’élève (Degas,
Sisley, Modigliani), des peintres plus appréciés par les étudiants
originaires des classes populaires (Renoir, Cézanne) et quelques
peintres qui semblent répondre aux préférences propres aux classes
moyennes (Utrillo, Toulouse-Lautrec).

Est-il surprenant que les goûts et le bon goût que les sujets
les plus cultivés doivent à l’action homogène et homogénéisante,
« routinisée » et « routinisante » de l’institution scolaire, soient,
en définitive, très orthodoxes et que, comme le remarquait Boas,
« la pensée de ce que nous appelons les classes cultivées soit
contrôlée principalement par les idéaux qui ont été transmis par
les générations passées » 24 ? Si les plus déshérités en matière de
culture détiennent et expriment plus souvent que les autres ce
qui apparaît à l’observateur comme la vérité objective de l’expé­
rience cultivée, c’est que, de même que l’illusion de la compré­
hension immédiate de l’environnement culturel n’est possible
qu’à l’intérieur du monde natal, où les comportements et les
objets culturels sont façonnés selon des modèles immédiatement
maîtrisés, de même l’illusion charismatique, née de la familiarité,
ne peut se développer que chez ceux pour qui le monde de la
culture savante est aussi le monde natal. Autrement dit, le
déconcertement et le désarroi de ceux qui sont dépourvus du
« chiffre » culturel rappelle que la compréhension d’une con­
duite ou d’une œuvre culturelle est toujours déchiffrement médiat,
même dans le cas particulier où la culture objective et objectivée
est devenue culture (au sens subjectif), au terme d’un long et lent
processus d’intériorisation.
C’est pourquoi, dire que les hommes cultivés sont des hom­
mes qui possèdent une culture est plus qu’une simple tautologie.
Lorsqu ils appliquent, par exemple, aux œuvres de leur époque
des categories heritees et ignorent du même coup la nouveauté
irréductible d œuvres qui apportent avec elles les catégories
mêmes de leur propre perception, les hommes cultivés qui appar-

24 F. Boas, Anthropology and Modem Life, New York, W. W Norton


and C°, 1962, p. 196.

96
ŒUVRES CULTURELLES ET ATTITUDE CULTIVÉE

tiennent à la culture autant que la culture leur appartient ne


font qu’exprimer la vérité de l’expérience cultivée qui est, par
définition, traditionnelle. Aux dévots de la culture, voués au culte
des œuvres consacrées des prophètes défunts, comme aux prêtres
de la culture, dévoués à l’organisation de ce culte, tout oppose,
on le voit, les prophètes culturels, qui ébranlent la routine de la
ferveur ritualisée, le temps d’être à leur tour « routinisés » par
de nouveaux prêtres et de nouveaux dévots.

Mais est-on en droit de conclure des relations qui s’établis­


sent entre le niveau d’instruction et tous les caractères de la
pratique culturelle à une influence déterminante de l’Ecole,
sachant que, au moins en France, faute des moyens matériels et
institutionnels les plus indispensables, l’action directe de l’Ecole
(éducation artistique, enseignement de l’histoire de l’art, visites
dirigées des musées, etc.) est extiêmement faible ? Or cette
carence est particulièrement grave, puisque 3 % seulement des
visiteurs actuels des musées ont pénétré pour la première fois
dans un musée après l’âge de vingt-quatre ans (ce qui signifie
que les jeux sont faits très tôt) et que l’Ecole peut seule donner
aux enfants originaires des milieux défavorisés l’occasion d’entrer
dans un musée [cf. App. 2, tab. 5]. En l’absence d’une organi­
sation spécifique, directement orientée vers l’inculcation de la
culture artistique et chargée d’en sanctionner l’assimilation, les
entreprises scolaires de diffusion culturelle sont abandonnées à
l’initiative des enseignants, en sorte que l’influence directe de
l’Ecole est très faible : 7 % seulement des visiteurs fran­
çais disent avoir découvert le musée par l’Ecole et ceux qui
doivent leur intérêt pour la peinture à l’influence directe d’un
professeur sont relativement peu nombreux [cf. App. 2, tab. 6].

On ne peut comprendre que l’enseignement du dessin occupe en


France une place aussi restreinte dans les programmes et que les
maîtres qui en sont chargés soient traditionnellement considérés,
tant par l’administration que par leurs collègues et par les élèves,
comme des enseignants de second ordre, voués aux enseignements
secondaires, avec toutes les conséquences pédagogiques et maté­
rielles que cela implique (manque de locaux spécialisés et de
matériel, manque de soutiens institutionnels), on ne peut compren­
dre davantage le fait que l’histoire de l’art soit confiée non aux

97
7
l ’a m o u r d e l ’a r t

professeurs de dessin, exclusivement voués à l’enseignement des


techniques, mais aux professeurs d’histoire qui, soumis à la tyran­
nie des programmes, consacrent à l’art, comme dit l’un d’eux,
« une leçon par siècle », si l’on ne voit pas que cet état de choses
exprime la hiérarchie des valeurs qui domine tout le système d’en­
seignement et, peut-être, tout le système social25. La dévalori­
sation des enseignements artistiques participe de la dévalorisation
de tout enseignement technique, c’est-à-dire de tout enseignement
des « arts mécaniques », exigeant surtout le travail de la main,
et il est significatif que ce soit seulement dans l’univers globa­
lement dévalorisé de l’enseignement technique que le professeur
de dessin retrouve quelque prestige. En outre, le fait que l’ensei­
gnement de l’histoire de l’art soit dissocié de l’enseignement des
techniques artistiques et confié aux professeurs d’histoire, disci­
pline canonique, manifeste la tendance de tout le système d’ensei­
gnement français à subordonner la production d’œuvres au dis­
cours sur les œuvres. Mais d’autre part, l’enseignement du dessin
ou de la musique doit aussi sa situation subalterne au fait que la
société bourgeoise qui exalte la consommation des œuvres accorde
peu de valeur à la pratique des arts d’agrément et aux producteurs
professionnels d’œuvres d’art. Il faut citer les Kreisleriana
de Hoffman : « Lorsque les enfants grandissent, il va de soi
qu’ils doivent renoncer à la pratique de l’art ; car de telles choses
ne peuvent convenir à des hommes sérieux, et font très souvent
négliger aux dames les devoirs supérieurs du monde. Dès lors,
ils ne connaissent plus qu’une jouissance passive de la musique
et se la font jouer par leurs enfants ou par des artistes profes­
sionnels. De cette juste définition de l’art on conclut que les
artistes — c’est-à-dire des personnes vouant (bien absurdement il
est vrai !) leur vie entière à une occupation qui ne sert qu’au
délassement et à la distraction — doivent être considérés comme
des gens du dernier rang, et qu’on ne doit les souffrir que parce
qu’ils mettent en pratique le miscere utili dulce. Jamais un homme
de saine raison et d’esprit mûr n’accordera au plus excellent
artiste la même estime qu’à un laborieux greffier ou même à
l’artisan qui a rembourré le coussin sur lequel s’assoit le conseiller

25 En France au moins, la réalité est généralement très éloignée des


definitions fournies par les textes officiels. Les programmes prévoient
dans l’enseignement primaire une heure et demie obligatoire de dessin
et travaux manuels, assurée dans les grandes villes par des maîtres recru­
tés spécialement et dans les autres par des maîtres ordinaires. Les pro­
grammes officiels ne précisent pas quelle place doit être faite à l’histoire
de l’art, qui s’inscrit dans l’enseignement de l’histoire. Le dessin est
enseigne à raison d une heure par semaine pendant les cinq premières
années de l’enseignement secondaire, et est facultatif ensuite. Pour les
programmes à l’étranger, on consultera : L’enseignement des arts plas­
tiques dans les écoles primaires et secondaires, publication du bureau
international d’éducation, n° 164, UNESCO.

98
ŒUVRES CULTURELLES ET ATTITUDE CULTIVÉE

dans son cabinet ou le négociant à son comptoir : car les uns


ont en vue l’utile, l’autre l’agréable seulement. Donc, si l’on se
montre poli et aimable envers l’artiste, ce ne peut être qu’une
conséquence de notre civilisation et de notre bonhomie qui nous
portent bien à être gentils et frivoles avec les enfants et les
autres personnes peu sérieuses ».

Lors même que l’institution scolaire ne fait qu’une place


réduite à l’enseignement proprement artistique, lors même donc
qu’elle ne fournit ni une incitation spécifique à la pratique cultu­
relle ni un corps de concepts spécifiquement ajustés aux œuvres
d’art plastique, elle tend d’une part à inspirer une certaine
familiarité — constitutive du sentiment d’appartenir au monde
cultivé — avec l’univers de l’art, où l’on se sent chez soi et
entre soi au titre de destinataire attitré d’œuvres qui ne se livrent
pas au premier venu. Ainsi, par exemple, si l’accès à la faculté
déchaîne chez la plupart des étudiants une sorte de boulimie
culturelle, c’est qu’il marque (entre autres choses), l’entrée dans
le monde cultivé, c’est-à-dire l’accès au droit et, ce qui revient
au même, au devoir de s’approprier la culture, c’est aussi que
l’incitation à la pratique culturelle exercée par les groupes de
référence est, dans ce cas, particulièrement forte. De même,
l’écart très marqué entre les taux des visiteurs dotés d’une ins­
truction primaire et de ceux qui ont fait des études secondaires
témoigne que l’enseignement secondaire — au moins dans des
pays et à des époques où la quasi-totalité des classes populaires
et une forte proportion des classes moyennes en restent exclues —
est associé, tant dans sa signification sociale que dans sa signi­
fication vécue, à un certain type de rapport à la culture qui
implique la possibilité de fréquenter le musée.
L ’Ecole tend d’autre part à inculquer (à des degrés différents
dans les différents pays européens) une disposition savante ou
scolaire, définie par la reconnaissance de la valeur des œuvres
d’art et l’aptitude durable et généralisée à s’approprier les moyens
de se les approprier26. Bien qu’il porte à peu près exclusive-

26 La transmission scolaire remplit toujours une fonction de légitima­


tion, ne serait-ce que par la consécration qu’elle confère aux œuvres
qu’elle constitue comme dignes d’être admirées en les transmettant, et
contribue par là à définir la hiérarchie des biens culturels valable dans

99
l ’a m o u r d e l ’a r t

ment sur les œuvres littéraires, l’apprentissage scolaire tend à


créer d’une part une disposition transposable à admirer des
œuvres scolairement consacrées, le devoir d’admirer et d’aimer
certaines œuvres ou classes d’œuvres venant peu à peu à appa­
raître comme attaché à un certain statut scolaire et social ;
d’autre part, une aptitude, également généralisée et transposable
au classement par auteurs, genres, écoles ou époques : le
maniement des catégories scolaires de l’analyse littéraire et l’ha­
bitude d’adopter une posture critique prédisposent au moins à
acquérir les catégories équivalentes en d’autres domaines et à
thésauriser les savoirs typiques qui, même extrinsèques et anec­
dotiques, rendent possible une forme élémentaire d’appréhen­
sion spécifique de la représentation, fondée sur le recours à
la métaphore littéraire ou l’invocation d’analogies empruntées
à l’expérience visuelle. Ainsi, parce que l’achat d’un guide ou
d’un catalogue suppose toute une attitude à l’égard de l’œuvre
d’art, attitude constituée par l’éducation, l’utilisation de ces
sortes de" manuels fournissant un programme de perception
armée est surtout le fait des visiteurs les plus cultivés, eu
sorte qu’ils n’initient jamais que ceux qui sont déjà initiés.

Le taux de possesseurs de guides verts (qui proposent des pro­


grammes allégés et réalisables) est, en France, de 2 % dans les
classes populaires, de 7 % chez les membres des classes moyennes
et chez les cadres supérieurs et de 8 % chez les professeurs et les
spécialistes d'art qui trouvent dans le guide bleu, plus difficile
et plus complet (détenu par 5 % et 8 % d’entre eux, contre
3 % des classes moyennes) une information exhaustive dont l’uti­
lisation suppose la dissociation de la simple perception et de la
connaissance savante. En Pologne, c’est seulement parmi les
professeurs et les instituteurs (14 %), les artistes et les écrivains
(7 %) ou les étudiants (6 %) que se rencontrent des utilisateurs
du catalogue. L’utilisation d’un guide « savant » (guide bleu ou
équivalent) et même d’un guide touristique simplifié (guide vert
ou équivalent) est encore plus faible en Grèce où elle n’apparaît
qu’au niveau des titulaires du baccalauréat (respectivement 3,5 %
et 1,5 %) et d’un diplôme universitaire (5 % et 1 %). De même,

une société donnée à un moment donné du temps (sur la hiérarchie des


biens culturels et les degrés de légitimité, voir P. Bourdieu et al., Un Art
moyen, p. 134-138).

100
ŒUVRES CULTURELLES ET ATTITUDE CULTIVÉE

en Hollande, 4 % des titulaires du baccalauréat utilisent le guide


vert et 6 % le guide bleu, la proportion des utilisateurs de guides
tombant à 2 % chez ceux qui ont fait des études supérieures 27.

La meilleure preuve que les principes généraux du trans­


fert des apprentissages valent aussi pour les apprentissages
scolaires réside dans le fait que les pratiques d’un même individu
ou, au moins, des individus d’une catégorie sociale ou d’un
niveau d’instruction déterminé, tendent à constituer un système,
en sorte qu’un certain type de pratique dans un domaine quel­
conque de la culture est lié avec une très forte probabilité à un
type de pratique équivalent dans tous les autres domaines. C’est
ainsi qu’une fréquentation assidue du musée est à peu près néces­
sairement associée à une fréquentation équivalente du théâtre et,
à un moindre degré, du concert. De même, tout semble indiquer
que les connaissances et les goûts tendent à se constituer en
constellations (strictement liées au niveau d’instruction) en sorte
qu’une structure typique des préférences et des savoirs en pein­
ture a toutes les chances d’être liée à une structure de même
type des connaissances et des goûts en musique, ou même en
jazz ou en ciném a28.

Les visiteurs de musées déclarent des rythmes de fréquentation


du concert nettement inférieurs dans l’ensemble à leurs rythmes
de fréquentation du musée : tous les visiteurs des classes popu­
laires, sauf un, 51 % des visiteurs des classes moyennes et 26,6 %

27 Sans doute les différences seraient-elles plus marquées si, dans les
pays dont le capital culturel est le plus élevé, les cadres supérieurs (plus
que les spécialistes d’art qui voient dans le guide ou le catalogue un
instrument de travail) n’étaient enclins à refuser d’utiliser le guide ou de
déclarer qu’ils l’utilisent par crainte de manifester des attitudes « scolai­
res » ou, pire, « touristiques ». Les conduites qui, telles que celles-ci,
supposent la prise en compte plus inconsciente que consciente du rende­
ment symbolique de la pratique et, plus précisément, des distinctions
entre des types ou des modalités différentes de la pratique, sont, si l’on
peut dire, réservées aux classes privilégiées des pays dotés d’un fort
capital culturel.
28 Ces propositions, vérifiées par différentes observations anterieures
(voir en particulier P. Bourdieu et J.-C. Passeron, Les etudiants et leurs
études, Paris. Mouton, 1964 et P. Bourdieu et al, Un art moyen), sont
confirmées et précisées par les résultats d’une enquete, actuellement en
cours d’analyse, sur les variations sociales du jugement de goût.

101
l ’a m o u r d e l ’a r t

des visiteurs des classes supérieures disent ne jamais aller au


concert, et le rythme modal est, pour le musée, de une visite tous
les trois ou quatre mois, tandis que la distribution des visiteurs
selon le rythme de leur fréquentation du concert présente deux
modes, le plus élevé en « jamais », le second en « trois ou
quatre fois par an » ; comme la fréquentation du musée, la fré­
quentation du concert croît fortement à mesure qu’on s’élève
dans la hiérarchie sociale, la corrélation entre les rythmes de
fréquentation s’accroissant du même coup quand on passe des
classes moyennes aux classes supérieures (r = 0,39 et 0,50), ce
qui tend a montrer que la disposition cultivée comme attitude
généralisée est de plus en plus fréquente à mesure que l’on
s’élève dans la hiérarchie sociale. La fréquentation du théâtre, plus
intense que l’assistance au concert (puisque le rythme modal est
d’une représentation tous les trois ou quatre mois), est aussi
étroitement liée à la fréquentation du musée (r = 0,31 dans les
classes moyennes et 0,33 dans les classes supérieures) et varie
donc en fonction de la position dans la hiérarchie sociale et du
niveau d’instruction. Le fait que les visiteurs des classes popu-
laiies aient une pratique du theatre et du concert extrêmement
faible tend à confirmer que leur fréquentation du musée n’exprime
pas une véritable disposition cultivée. Au contraire, la fréquen­
tation du cinéma, beaucoup plus intense que les autres pratiques
culturelles (puisque le rythme modal est d’une séance par semaine),
n’est aucunement liée à la fréquentation des musées (r = 0,11
pour les classes moyennes et 0,07 pour les classes supérieures)’ et
dépend très faiblement du niveau d’instruction, en sorte que, si
l’on excepte une minorité d’esthètes qui ont devant le cinéma la
même attitude que devant le théâtre ou le musée, on peut consi­
dérer que la fréquentation du cinéma obéit à une logique qui n’est
plus celle des pratiques nobles [cf. App. 3, tab. 7) 29.
On peut voir une autre preuve de la transférabilité des appren­
tissages scolaires dans le fait que, contrairement à certaines repré­
sentations de la sociologie spontanée, un haut degré de compétence
en des domaines de la culture étrangers à l’enseignement, comme
le jazz ou le cinéma, a de très fortes chances d’être associé à un
haut degre de compétence dans les domaines directement enseignés
et consacrés par l’Ecole, comme le théâtre, et, par là, de se ren­
contrer chez les étudiants les plus haut situés dans la hiérarchie
scolaire, donc les plus aptes à appliquer au cinéma une attitude
savante et à mémoriser des savoirs comme les noms des metteurs
en scène.

On objectera qu’il n’est pire manière d’aborder les œuvres


d art que de leur appliquer des catégories et des concepts aussi

29 Bien que les rythmes déclarés soient évidemment subjectifs et


surévalués, les conditions du calcul des coefficients de corrélation (donnés
ici à titre indicatif) sont remplies.

102
ŒUVRES CULTURELLES ET ATTITUDE CULTIVÉE

peu spécifiques que ceux de l’histoire littéraire. Et c’est un


lieu commun de la conversation cultivée que d’opposer aux
discours scolaires sur la peinture « les impressions naïves d’un
œil neuf ». En fait, c’est d’abord oublier que le « rendement
social » de la culture artistique dépend au moins autant de
l’aptitude à exprimer les expériences artistiques que de la qua­
lité intrinsèque et invérifiable de ces expériences. En outre, la
représentation qui oppose l’attitude authentiquement cultivée
à la fois à la pure jouissance passive et à la disposition sco­
laire, suspecte d’enfermer la virtualité de la perversion ascé­
tique portant à privilégier les accompagnements rituels de la
jouissance au détriment de la jouissance elle-même, remplit
une fonction idéologique en décrivant comme la seule légitime
une manière d’aborder les œuvres qui est le produit d’un type
particulier d’apprentissage. En effet, privilégier entre tous les
types de disposition celui qui porte le moins la trace de sa
genèse, c’est-à-dire l’aisance ou le « naturel », c’est établir
une séparation infranchissable entre les détenteurs de la bonne
manière de consommer les biens culturels qui fait la qualité
du consommateur (et, en certains cas, la valeur du bien consom­
mé), et les parvenus de la culture qui trahissent, dans les moin­
dres nuances de leur pratique, les manques subtils d’une culture
mal acquise, autodidactes dont les savoirs discordants se lais­
seront toujours distinguer des connaissances bien tempérées
de l’homme d’Ecole par le seul fait qu’ils n’ont pas été acquis
selon les règles et dans le bon ordre, « pédants » et « pri­
maires » qui révèlent, par des connaissances et des intérêts
trop exclusivement scolaires, qu’ils doivent tous leurs acquis
culturels à l’Ecole. Si « l’art infiniment varié de marquer les
distances » dont parlait Proust trouve son terrain d’élection
dans la manière d’user des systèmes symboliques, parure et
voiture, vêtement et ameublement, langage et maintien, et sur­
tout dans le rapport aux œuvres d’art, avec les redoublements
et les raffinements indéfinis qu’il autorise, c’est que, en ce
domaine où tout est affaire de manière, la bonne manière ne
s’acquiert qu’au travers des apprentissages imperceptibles et
inconscients d’une prime éducation à la fois diffuse et totale :

103
l ’a m o u r d e l ’a r t

bref, les nuances infimes et infinies d’une disposition authenti­


quement cultivée où rien ne doit évoquer le travail d’acquisition
renvoient, en dernière analyse, à un mode particulier d’acqui­
sition.
Du fait que l’œuvre d’art se présente comme une individualité
concrète qui ne se laisse jamais déduire des principes et des
règles définissant un style, l’acquisition des instruments qui
rendent possible la familiarité avec les œuvres d’art ne peut
s opérer que par une lente familiarisation. La compétence
du connaisseur ne peut se transmettre exclusivement par pré­
ceptes ou prescriptions et l’apprentissage artistique suppose
l’équivalent du contact prolongé entre le disciple et le maître
dans un enseignement traditionnel, c’est-à-dire le contact répété
avec l’œuvre (ou des œuvres de la même classe) : ainsi, par
exemple, la fréquentation assidue d’œuvres présentées selon une
classification méthodique, par écoles, époques ou auteurs, tend
à produire cette sorte de familiarité globale et inconsciente de
ses principes qui permet au spectateur cultivé d’assigner immé­
diatement une œuvre singulière à une classe, qu’il s’agisse de la
manière d’un auteur, du style d’une époque ou d’une école.
De même que l’apprenti ou le disciple peut acquérir incons­
ciemment les règles de l’art, y compris celles qui ne sont pas
explicitement connues du maître lui-même, au prix d’une véri­
table remise de soi, excluant l’analyse et la sélection des élé­
ments de la conduite exemplaire, de même l’amateur d’art peut,
en s abandonnant en quelque sorte a l’œuvre, en intérioriser
les principes et les règles de construction sans que ceux-ci
soient jamais portés à sa conscience et formulés en tant que
tels, ce qui fait toute la différence entre le théoricien de l’art
et le connaisseur, le plus souvent incapable d’expliciter les
principes de ses jugements. En ce domaine comme en d’autres
(l’apprentissage de la grammaire de la langue maternelle par
exemple), 1 éducation scolaire tend à favoriser la reprise cons­
ciente de schèmes de pensée, de perception ou d’expression qui
sont déjà maîtrisés inconsciemment, en formulant explicitement
les principes de la grammaire créatrice, par exemple les lois de
l harmonie et du contrepoint ou les règles de la composition
picturale, et en fournissant le matériel verbal et conceptuel indis-

104
ŒUVRES CULTURELLES ET ATTITUDE CULTIVÉE

pensable pour nommer des différences d’abord ressenties de


manière purement intuitive. Un enseignement artistique qui se
réduit à un discours (historique, esthétique ou autre) sur les
œuvres est nécessairement un enseignement au second degré :
comme l’enseignement de la langue maternelle, l’éducation litté­
raire ou artistique (c’est-à-dire « les humanités » de l’enseigne­
ment traditionnel) suppose nécessairement, sans jamais, ou pres­
que, s’organiser en fonction de ce préalable, des individus dotes
d’une compétence préalablement acquise et de tout un capital
d’expériences qui sont très inégalement distribuées entre les dif­
férents milieux sociaux (visites de musées, ou de monuments,
auditions de concerts, lectures, etc.).
La part des visiteurs qui disent être venus pour la première
fois au musée avec leur famille croît très fortement à mesure
qu’on s’élève dans la hiérarchie sociale (soit 6 % chef les agri­
culteurs, 18 % chez les ouvriers et les classes moyennes et 30 %
chez les cadres supérieurs). Encore ces écarts sont-ils minimises
parce que la part des visiteurs qui disent avoir fait seuls leur
première visite (à tort ou a raison et en tout cas sans que cela
signifie qu’ils n’ont pas reçu l’influence diffuse ou les incitations
formelles de leur famille) croît à mesure que l’on va vers les
classes favorisées [cf. App. 2, tab. 6]. La premiere visite est tou­
jours d’autant plus précoce que le niveau d’instruction est plus
élevé, la part des visiteurs qui sont entrés dans un musée avant
l’âge de quinze ans passant de 26 % parmi les visiteurs des classes
populaires (dont la première visite est souvent associée au tou­
risme), à 37,5 % dans les classes moyennes, plus fortement tribu­
taires de l’Ecole, pour atteindre 56 % dans les classes supérieures
[cf. App. 2, tab. 5].
Plus l’Ecole abandonne la tâche de transmission culturelle
à la famille et plus l’action scolaire tend à consacrer et à légi­
timer les inégalités préalables, puisque son rendement est fonc­
tion de la compétence préalable, et inégalement répartie, des
individus sur lesquels elle s’exerce30. En outre, l’institution
scolaire parviendrait-elle à se substituer partiellement aux ins­
tances traditionnelles de transmission en travaillant directement
à procurer la familiarité avec les œuvres que présuppose toute

30 L’exemple de la Pologne montre bien que le degré de réussite dune


politique d’action culturelle n’est pas seulement fonction de l’efficacité de
l’action scolaire mais aussi de l’importance du capital culturel transmis
par d’autres voies.

105
l ’a m o u r d e l ’a r t

éducation artistique, le produit de son action risque toujours


d’apparaître comme le substitut dévalorisé de la disposition
conforme aussi longtemps que la représentation dominante de
la disposition cultivée continue à s’imposer comme la seule
légitime et aussi longtemps que l’action scolaire coexiste avec
les modes de transmission qui sont en harmonie avec cette
représentation idéologique parce qu’ils la fondent et la justi­
fient. En effet, une incitation qui n’a pas besoin d’être délibérée
et méthodique pour être efficace et qui doit si peu s’affirmer
qu’elle agit souvent sans être ressentie ne peut que renforcer
l’illusion charismatique, rien n’étant mieux fait pour donner
le sentiment de la familiarité avec les œuvres culturelles qu’une
fréquentation précoce et insérée dans les rythmes familiers de
la vie familiale.
Lorsqu’elle se dispense de travailler méthodiquement et sys­
tématiquement, en mobilisant tous les moyens disponibles, dès
les premières années de la scolarité, à procurer à tous, dans la
situation scolaire, le contact direct avec les œuvres ou, à tout
le moins, un substitut approximatif de cette expérience, l’ins­
titution scolaire abdique le pouvoir, qui lui incombe en propre,
d exercer l’action continue et prolongée, méthodique et uni­
forme, bref universelle ou tendant à l’universalité, qui est seule
capable de produire en série, au grand scandale des déten­
teurs du monopole de la distinction cultivée, des individus
compétents, pourvus des schèmes de perception, de pensée et
d’expression qui sont la condition de l’appropriation des biens
culturels et dotés de la disposition généralisée et permanente
à s’approprier ces biens. L’Ecole dont la fonction spécifique
est de développer ou de créer les dispositions qui font l’homme
cultivé et qui constituent le support d’une pratique durable et
intense, à la fois qualitativement et quantitativement, pourrait
compenser (au moins partiellement) le désavantage initial de
ceux qui ne trouvent pas dans leur milieu familial l’incitation
a la piatique culturelle et la familiarité avec les œuvres présup­
posée par tout discours pédagogique sur les œuvres, à condi­
tion seulement qu elle emploie tous les moyens disponibles pour
briser 1 enchaînement circulaire de processus cumulatifs auquel

106
ŒUVRES CULTURELLES ET ATTITUDE CULTIVÉE

est condamnée toute action d’éducation culturelle. Lorsque l’on


raille comme primaire un enseignement qui entendrait transmettre
par des techniques simples (par exemple par la présentation de
reproductions et l’entraînement à l’attribution) des savoirs rudi­
mentaires tels que dates, écoles ou époques, on oublie que ces
méthodes, si grossières qu’elles puissent paraître, transmettraient
au moins ce minimum de connaissances que l’on ne peut légiti­
mement dédaigner que par référence à des techniques de trans­
mission plus exigeantes. En faisant comme si les inégalités en
matière de culture ne pouvaient tenir qu’à des inégalités de
nature, c’est-à-dire des inégalités de don, et en omettant de
donner à tous ce que quelques-uns doivent à leur famille, le
système scolaire perpétue et sanctionne les inégalités initiales.
Si les avantages ou les désavantages sociaux pèsent aussi for­
tement sur les carrières scolaires et, plus généralement, sur
toute la vie culturelle, c’est que, perçus ou inaperçus, ils sont
toujours cumulatifs. Sachant d’une part que les niveaux culturels
des différents membres d’une même famille sont fortement lies
entre eux, que les chances de faire des études dans une grande
ville ou une petite ville, dans un lycée ou dans un collège d’en­
seignement général, de faire des études classiques ou d être
condamné au « moderne », dépendent étroitement de la position
sociale de la famille, sachant d’autre part que l’atmosphère cultu­
relle de l’enfance et le passé scolaire sont très étroitement liés,
même au niveau le plus élevé du cursus scolaire, à des degrés
inégaux de connaissance et de pratique artistique, on comprend
que le système scolaire, qui ne connaît que des enseignés égaux
en droits et en devoirs, ne fasse le plus souvent que redoubler
et sanctionner les inégalités initiales devant la culture. Et si les
inégalités devant le musée sont plus brutales encore que les
inégalités devant l’Ecole (comme le montre la comparaison de la
structure du public des musées et de la structure du public de
l’enseignement supérieur), c’est que l’influence du privilège cultu­
rel n ’est jamais aussi grande que dans le domaine de la culture
« libre », c’est-à-dire la moins scolaire : ainsi, par exemple, bien
que les étudiants aient du théâtre une connaissance d’autant
plus étendue qu’ils appartiennent à un milieu social plus élevé,

107
l ’a m o u r d e l ’a r t

l’infériorité des étudiants des classes populaires, qui s’atténue


dans les domaines les plus consacrés de la culture théâtrale,
c’est-à-dire pour les œuvres « classiques », est particulièrement
marquée en matière de théâtre d’avant-garde ou de boulevard ;
de même, en peinture, les différences, qui tendent à s’annuler
pour les peintres les plus consacrés (Renoir, Van Gogh, Cé­
zanne), réapparaissent dans toute leur brutalité dès que l’on va
vers des connaissances moins directement véhiculées par l’ensei­
gnement et, en l’occurrence, par l’enseignement secondaire,
quand on passe par exemple à des peintres moins célèbres, tels
que Cranach, Chassériau, Moreau, ou, plus nettement encore, à
des peintres modernes comme Klee, Mondrian, Dubuffet31.
Ainsi, ceux qui reçoivent de leur famille les plus fortes incita­
tions explicites ou diffuses à la pratique culturelle ont aussi
le plus de chances de se perpétuer plus longtemps dans l’ins­
titution scolaire parce qu’ils y apportent la « culture libre »
qu’elle présuppose et exige sans jamais la délivrer méthodique­
ment, donc de voir transformées en disposition cultivée les pré­
dispositions façonnées par les apprentissages inconscients de la
prime éducation.
Contre 1 idéologie charismatique qui oppose l’expérience
authentique de 1 œuvre d’art comme « affection » du cœur ou
compréhension immédiate de l’intuition aux démarches labo­
rieuses et aux froids commentaires de l’intelligence, en passant
sous silence les conditions sociales et culturelles qui rendent
possible une telle expérience et en traitant du même coup comme
grâce de naissance la virtuosité acquise par une longue familia­
risation ou par les exercices d’un apprentissage méthodique, la
sociologie établit, à la fois logiquement et expérimentalement,
que l’appréhension adéquate de l’œuvre culturelle, et en parti­
culier de l’œuvre de culture savante, suppose, au titre d’acte de
déchiffrement, la possession du chiffre selon lequel l’œuvre est
codée. La culture, au sens objectif de chiffre (ou de code), est la
condition de l’intelligibilité des systèmes concrets de signification

31 Les mêmes observations valent pour la connaissance de la musique


du cinema et du jazz. (Cf. P. Bourdieu et J.-C. Passeron, Les Héritiers,

108
ŒUVRES CULTURELLES ET ATTITUDE CULTIVÉE

qu’elle organise et auxquels elle demeure irréductible, comme la


langue à la parole, tandis que la culture au sens de compétence
n’est autre chose que la culture (au sens objectif) intériorisée et
devenue disposition permanente et généralisée à déchiffrer les
objets et les comportements culturels en usant du code selon
lequel ils sont chiffrés. Dans le cas particulier des œuvres de
culture savante, la maîtrise du code ne peut être acquise complè­
tement par les simples apprentissages diffus de l’expérience quo­
tidienne et suppose un entraînement méthodique, organisé par
une institution spécialement aménagée à cette fin. Il s’ensuit que
l’appréhension de l’œuvre d’art dépend dans son intensité, dans
sa modalité et dans son existence même de la maîtrise que le
spectateur a du code générique et spécifique de l’œuvre (c’est-à-
dire de sa compétence artistique) et qu’il doit pour une part à
l’entraînement scolaire ; or, la valeur, l’intensité et la modaüté de
la communication pédagogique, chargée, entre autres fonctions,
de transmettre le code des œuvres de culture savante (en même
temps que le code selon lequel s’effectue cette transmission) sont
elles-mêmes fonction de la culture (comme système de schèmes
de perception, d’appréciation, de pensée et d’action historique­
ment constitué et socialement conditionné) que le récepteur doit à
son milieu familial et qui est plus ou moins proche, tant dans son
contenu que sous le rapport de l’attitude à l’égard des œuvres
de culture savante ou de l’apprentissage culturel qu elle implique,
de la culture savante que transmet l’Ecole et des modèles lin­
guistiques et culturels selon lesquels l’Ecole effectue cette trans­
mission. Etant donné que l’expérience directe des œuvres de
culture savante et l’acquisition institutionnellement organisée de
la culture qui est la condition de l’expérience adéquate de ces
œuvres sont soumises aux mêmes lois, on comprend combien il
est difficile de briser le cercle qui fait que le capital culturel
va au capital culturel : il suffit en fait que l’institution scolaire
laisse jouer les mécanismes objectifs de la diffusion culturelle et
se dispense de travailler systématiquement à donner à tous,
dans et par le message pédagogique lui-même, les instruments
qui conditionnent la réception adéquate du message scolaire,
pour qu’elle redouble les inégalités initiales et légitime par ses
sanctions la transmission du capital culturel.

109
troisième partie
les lois de la diffusion
culturelle
L’Education peut tout : elle fait danser les ours.

L eibniz .
Par opposition à la fréquentation occasionnelle, qui est sou­
vent un simple effet du hasard, la pratique régulière exprime et
suppose une adéquation plus ou moins complète entre les œuvres
offertes et le degré de compétence picturale des visiteurs, entendu
comme capacité d’appréhender les informations proposées et
de les déchiffrer, d’y voir des significations ou, mieux, des formes
signifiantes.
Autrement dit, la fréquentation des musées obéit à une logique
que connaît la théorie de la communication, puisque, à la façon
d’un émetteur de radio ou de télévision, le musée propose une
information qui peut s’adresser à tout sujet possible sans qu’il
en coûte davantage et qui ne prend sens et valeur que pour un
sujet capable de la déchiffrer et de la goûter. Il s’ensuit que le
public adéquat du message est défini, à la fois logiquement et
expérimentalement, par 1’ « appel » qu’exercent sur lui les
musées ou, mieux, par l’aptitude à recevoir l’information qu’ils
proposent : en effet, bien que cette information unique puisse
être inégalement et différemment déchiffrée par des sujets diffé­
rents, il reste que l’on peut supposer que la fréquentation assidue
implique la maîtrise du code du message proposé et l’adhésion
à un système de valeurs qui fonde l’octroi de valeur aux signifi­
cations déchiffrées, au déchiffrement de ces significations et à la
délectation que procure ce déchiffrement. Il s’ensuit que la
structure (sous le rapport de la compétence scolaire) du public
assidu des musées (et de tout public d’un message donné) peut
être considérée comme un indicateur approximatif du niveau de
l’information proposée par les musées ; ainsi, du fait que la caté­
gorie de loin la plus représentée dans le public des musées est
celle des détenteurs d’un diplôme de fin d’études secondaires, du

113
'8
l ’a m o u r d e l ’a r t

fait aussi que les visiteurs qui n’ont pas atteint ce niveau mani­
festent par nombre d’indices leur désarroi, on peut conclure que
l’information offerte par les musées français est — que l’on
accorde l’expression — « du niveau du baccalauréat ».
En fait, bien qu’elle ait une grande valeur opératoire en ce
qu’elle permet de rendre raison de la structure du public des
musées, l’information globalement offerte par les musées reste
une abstraction et, du même coup, le niveau de cette informa­
tion. Outre que chacun des musées offre nécessairement une
information globale dont le niveau particulier est défini, grossiè­
rement, par le type, la qualité et la quantité des œuvres présen­
tées, ce niveau lui-même ne peut pas être défini ponctuellement
parce que, sauf exceptions rares, le contenu d’un musée ou même
d’une exposition n’est jamais parfaitement homogène : la plupart
des musées proposent plusieurs types d’œuvres, depuis les objets
folkloriques, les souvenirs historiques, le mobilier ou la cérami­
que, jusqu’à la peinture et la sculpture et, à l’intérieur d’un
même type,- juxtaposent des œuvres inégalement lisibles pour les
hommes « cultivés » de nos sociétés, par exemple, des impres­
sionnistes et des abstraits. A quoi il faut ajouter que la même
œuvre peut être déchiffrée selon plusieurs grilles et que, comme
le western peut faire l’objet d’une adhésion naïve ou d’une lec­
ture savante, la même œuvre picturale peut être reçue différem­
ment par des récepteurs de niveaux différents et, par exemple,
satisfaire l’intérêt pour l’anecdote ou retenir par ses seules pro­
priétés formelles. On voit aussi, à l’évidence, que le niveau
culturel ne peut davantage être défini ponctuellement, d’abord
parce qu’il est toujours en devenir et que chaque perception
nouvelle de l’œuvre transforme les perceptions ultérieures, la
perception répétée étant une façon de réduire 1’ « originalité »
de l’œuvre (au sens de la théorie de l’information) en assimilant
une part toujours plus grande de l’information qu’elle enferme ;
ensuite, parce qu’il ne peut être défini indépendamment des
aspirations qui lui donnent sa vraie signification, la bonne vo­
lonté culturelle pouvant porter à rechercher comme instructive la
contemplation d’œuvres supérieures à son propre niveau.
Faute de pouvoir créer la situation expérimentale qui per­
mettrait de comparer la structure du public qui répondrait à des

114
LES LOIS DE LA DIFFUSION CULTURELLE

informations de niveaux différents mais strictement homogènes,


on peut tâcher de vérifier par l’analyse de la structure du public
de musées offrant des informations de niveaux différents, si les
variations du niveau de l’information offerte s’accompagnent de
variations dans la structure du public distribuée selon la compé­
tence scolaire et si le degré d’homogénéité du public sous le
même rapport correspond au degré d’homogénéité des œuvres
offertes.

Etant donné que les niveaux d’information offerte ne peuvent


être définis ponctuellement et que l’on ne pourrait classer linéai­
rement les musées sans ignorer les chevauchements dus au fait
que chacun d’eux offre un éventail d’œuvres de niveaux différents,
on peut, dans un premier temps, classer les émetteurs, c’est-à-
dire les musées, et les récepteurs, c’est-à-dire les visiteurs, en deux
niveaux et admettre que le message aura d'autant plus de chances
de rencontrer une résonance qu’il s’adressera à des récepteurs de
même niveau, autrement dit, que la réception s’effectuera adéqua­
tement dans le cas où les niveaux d’émission et de réception seront
identiques. Si l’on suppose que la hiérarchie ainsi établie est
continue, comme c’est le cas (approximativement) lorsque l’on
adopte l’échelle des niveaux d’instruction, on voit que chaque
population sera caractérisée par la courbe de « demande » (D) re­
présentant la répartition de cette population selon le niveau d’ins­
truction ou, si l’on veut, la distribution des individus qui la
composent selon leur niveau de réception ; de même, chaque
œuvre (ou chaque musée) sera caractérisée par un certain niveau
d’information offerte, figurée graphiquement par une verticale (O)
dont l’abscisse xQ marquera le niveau.

FREQUENCE

115
l ’a m o u r d e l ’a r t

En d’autres ternies, sera seule concernée par le message la frac­


tion de la population de niveau x0 et d’effectif D (xo) ; la possi­
bilité que la communication s’établisse au cours d’une période de
temps donnée est alors indépendante de xQ.
(1 ) t (x) = O pour x 5^ x0
t(x) = tu pour x = x0
Mais le niveau de l’information offerte par une œuvre et a for­
tiori, par un musée, ne pouvant être défini ponctuellement (pour
les raisons que l’on a dites), il ne peut donc être figuré que par
une fonction de densité attachée à chaque niveau de l’échelle hié­
rarchique, soit (X) (x) qui dans l’hypothèse précédente, était supposé
nul sauf pour une certaine valeur de x. Soit (x) la distribution
de l’offre, la demande, c’est-à-dire l’aptitude à la réception de
l’œuvre liée au niveau d’instruction, doit faire l’objet de la même
généralisation pour toutes les raisons déjà exposées et aussi parce
que la répartition des aptitudes ou des goûts dans un groupe relati­
vement homogène est de caractère probabiliste, la distribution des
notes à un examen par exemple suivant en général une loi de
Laplace-Gauss.
Le modèle proposé est rigoureusement probabiliste en ce qu’il
définit le niveau de réception et le niveau d’émission non point
au moyen d’un indicateur certain mais par une distribution de
probabilités. Par suite, la connaissance de l’offre et de la demande
ne permet pas de prévoir qui ira au musée mais définit la proba­
bilité de visiter un musée attachée à chaque sujet, dans l’hypo­
thèse, vérifiée précédemment (première partie), où les catégories
de visiteurs caractérisées par un certain niveau d’instruction sont
homogènes sous le rapport des rythmes de fréquentation. Etant
donné que les facteurs aléatoires (comme le mauvais temps ou
les hasards d’une promenade familiale) semblent jouer uniformé­
ment et que leurs effets tendent à s’annuler, étant donné d’autre
part que le tourisme, capable de favoriser la pratique, ne peut par

FRÉQUENCE
LES LOIS DE LA DIFFUSION CULTURELLE

soi (toutes choses étant égales d’ailleurs) créer une pratique durable
et modifier durablement les probabilités et les taux de fréquen­
tation, il est légitime de ne pas prendre en compte ces phénomènes
dans le modèle.
La probabilité de voir une personne de niveau x entrer au
musée est, d’après (1), t (x) = (x) ; la proportion de personnes
de ce niveau qui entrent au musée est donc d (x). m (x) et pour
l’ensemble de l’intervalle de variation de la variable cette propor­
tion s’obtient par la sommation
OO
(2) t = 2 d (x) oo (x)
x=o

OO

La valeur de la somme £ d (x), représente, pour chaque indi-


x=o
vidu, un niveau total de demande et elle varie d’un individu à
l’autre, en raison de son acquis culturel ; nous poserons que, toutes
choses égales d’ailleurs, les différences individuelles sont négligea­
bles dans l’ensemble et que

S d (x) = kd
X=0

Si l’on s’en tient à un raisonnement global, la répartition


D (x) du public suivant la variable x, permettra de se faire une
idée, pour un pays donné, de la distribution de la demande,
OO

tandis que £ to (x) prendra des valeurs d’autant plus élevées que
x
les œuvres présentées seront plus nombreuses et plus fortement
consacrées.
Le taux de pratique prend la forme :
OO

t = K - kd- 2 D- (x). n (x)


X—O
OO OO

avec £ D (x) = T. f l (x) = 1


x=o x=o

Le produit K = ku. kd peut s’interpréter comme un capital


culturel national. Les variables ku et kd ne sont évidemment pas
indépendantes puisque la richesse du trésor artistique d’un pays
et la force de sa tradition culturelle contribuent à déterminer à
chaque instant l’intensité de l’aptitude à la pratique.
D va de soi que si la forme de la fonction d’offre est modifiée,
la structure du public récepteur se modifie tandis que si le niveau
d’offre se modifie par simple affinité par rapport à l’axe des x le
taux de fréquentation se modifie dans un rapport égal au rap­
port d’affinité, la structure du public demeurant invariable. Ainsi,

117
l ’a m o u r d e l ’a r t

oo
l’exposition, qui renforce l’intensité de la somme £ w (x) sans
x
en modifier la structure, attire un public plus nombreux mais de
structure à peu près identique.

Les lois régissant la réception des œuvres d’art sont un cas


particulier des lois de la diffusion culturelle : quelle que soit la
nature du message, prophétie religieuse, discours politique,
image publicitaire, objet technique, etc., la réception est fonction
des schèmes de perception, de pensée et d’appréciation des récep­
teurs, en sorte que, dans une société différenciée, une relation
étroite s’établit entre la nature et la qualité des informations
émises et la structure du public \ Autrement dit, les lois de
la diffusion différentielle de l’information sont un cas particulier
de la logique des emprunts culturels, au même titre que la
diffusion du message prophétique : « Il suffit d’imaginer, écrit
Joseph Schumpeter, ce qui fût advenu si la jihad avait été
prêchée aux « pêcheurs » pacifiques de Galilée, au « petit peu­
ple » de Palestine. Il n’est pas excessif de tenir pour certain
qu’ils n’auraient pas répondu à l’appel, qu’ils n’auraient pas pu
y répondre, que, l’auraient-ils tenté, ils auraient échoué miséra­
blement et détruit leur propre communauté. Et si, à l’inverse,
Mohamed avait prêché l’humilité et la soumission à ses cavaliers
bédouins, ne se seraient-ils pas retournés contre lui ? Et s’ils
l’avaient écouté, leur communauté n’aurait-elle pas péri ? Un
prophète n’est pas seulement celui qui formule un message
acceptable de ses premiers partisans ; il ne réussit et n’est com­
pris que lorsqu’il a aussi formulé une politique recevable dans
l’immédiat. C’est précisément ce qui distingue le prophète qui
réussit — le « vrai » prophète — , du prophète qui échoue —
le « faux » prophète — . Le vrai prophète reconnaît les exigences
de la situation présente — situation qui existe tout à fait indé­
pendamment de lui — et, quand ces exigences viennent à chan­
ger, il s’arrange pour adopter une nouvelle politique en évitant

1 Ainsi, David Riesmann affirme que des œuvres populaires identiques


sont utilisées par des publics différents de manière très différente et à des
fins différentes (D. Riesmann, « Listening to Popular Music », in Indivi­
dualism Reconsidered, Glencoe, 1954).

118
LES LOIS DE LA DIFFUSION CULTURELLE

que les fidèles n’éprouvent cette transition comme une trahi­


son 2. »
Ainsi, toutes les fois qu’un message unique est proposé à une
société différenciée, il est l’objet d’une réception quantitativement
et qualitativement diversifiée : sa lisibilité et son efficacité sont
d’autant plus fortes qu’il rencontre plus directement les attentes,
implicites ou explicites, que les récepteurs doivent à leur édu­
cation et que la pression diffuse du groupe de référence entre­
tient, soutient et renforce par des rappels incessants de la norme
(« Avez-vous lu... ? », « Il faut avoir vu ça ! »), les différentes
instances de légitimité culturelle (académies, universités, criti­
ques, jurys de prix littéraires et artistiques, etc.) et, plus directe­
ment, les personnes de l’entourage investies d’autorité en ma­
tière de culture, « style leaders » ou « taste makers », jouant
ici un rôle sans nul doute plus déterminant encore que les
« opinion leaders » en matière de choix électoraux 3. Lorsque le
message ne peut être déchiffre que par les détenteurs d un code
qui doit être acquis par un long apprentissage institutionnelle­
ment organisé, il va de soi que la reception depend de la mai-

2 J. Schumpeter, The Sociology of Imperialism, traduit de l’allemand


par Heint Norden, New York, Meridian Books, 1951, pp. 39-40.
3 Les études de sociologie électorale ont montré que les « influences »
personnelles jouent un role très important dans les choix électoraux et
qu’elles médiatisent et relaient l’influence des moyens modernes de
communication (cf. Bernard Berelson, Paul F. Lazarsfeld, and William
Mc Phee, Voting, Chicago, 1954 ; Paul F. Lazarsfeld, Bernard Berelson
and Hazel Gaudet, The People’s Choice, New York, 1944 ; Elihu Katz
and Paul F. Lazarsfeld, Personal Influence, Glencoe, 1955). Le rôle des
« styles leaders » est signalé dans l’étude de Bernard Barber et Lyle
S. Lobel, « Fashion in Women’s Clothes and the American Social
System », Social Forces, vol. 31, déc. 1952, pp. 124-131. L’analogie
entre les « opinion leaders » et les « style leaders » qui est suggérée ici
ne doit pas faire croire que l’on puisse attendre de ces derniers un rôle
d’incitation semblable à celui que l’on attribue communément aux pre­
miers : en fait, contrôle plutôt qu’incitation, leur influence dépend,
comme toute information, de la réceptivité de ceux qu’elle touche et,
en raison de l’homogénéité sociale des réseaux de relations interperson­
nelles, tend à renforcer les attitudes et à confirmer les opinions indi­
viduelles.

119
l ’a m o u r d e l ’a r t

trise que le récepteur a du code ou, en d’autres termes, est


fonction de l’écart entre le niveau de l’information offerte et le
niveau de compétence du récepteur.

Plus précisément, il suit des hypothèses précédentes que le


taux de fréquentation est une fonction de la différence entre l’offre
moyenne (ou modale) et la demande moyenne (ou modale). Cette
propriété intuitivement admissible ne tient pas à la forme analy­
tique des fonctions fl (x) ou D (x).
Moyennant certaines conditions très générales d’intégrabilité ou
de dérivabilité, on montre facilement premièrement que t peut se
mettre sous la forme t = t (co — d) et deuxièmement que, si les
distributions sont unimodales, le taux de fréquentation passe par
un maximum pour une valeur de co — d assez proche de zéro,
mais qui ne peut être nulle que si les distributions f i et D sont
symétriques ; en outre, dans ce dernier cas, intervient une fonction
de ((O — d)2 et l’on peut alors énoncer que le taux de fréquentation
est une fonction décroissante du carré de la différence moyenne
entre l’offre et la demande.
Posons en effet que les fonctions d’offre et de demande ont la
forme suivante :
D = D (x, d)
£î ~ û (x , co)
d et co sont deux paramètres, par exemple la moyenne, si elle
existe, ou tout autre paramètre, tels que les courbes
D (x, d,) et D (x, d2) (3) d’une part
f i (X) COi) et f i (x, co2) (4) d’autre part,
se déduisent respectivement l’une de l’autre par des translations
d’amplitude a et ß.

soit D ( x + c c , d2) = D ( x , di)


et ^ (x + ß> (O2 ) = ü (x, (Ol)
f*00
L intégrale J D Q dx est une fonction de d et
co soit F (d, co)-

Pour que F soit une fonction de d — w il est nécessaire et suffi­


sant que ^
Sd Sco
Or
SF rcc
I D 'j Q dx SF
et D O'
Sd Sco co dx

120
LES LOIS DE LA DIFFUSION CULTURELLE

La dérivation de (3) et (4) donne :

da dß (6)
(5) et ß' = Q'
D'd = D'x "dcT co x do

En reportant (6) en (5) il vient :

8F da
D 'ü dx et — = 4^ dx
8d dß Sco Jcn J™ '

En intégrant par parties, il vient :

SF da
Sd dd [° “]r - J Dû' d*
Le premier terme est nul — comme condition nécessaire d’inté-
grabilité de (Dfï).

dx _ _dß
Si en outre
dd d(jj

SF _ _ SF
on a bien :
Sd Sco

Appliquons le modèle à un cas particulier ; posons que la fonc­


tion de demande d’une catégorie de personnes ayant accompli
d années d’études est une loi de Laplace-Gauss de la forme :

_ kd ___ L (x~d)2
“ - v T ^ re 2 *2
d
x est le niveau de demande mesuré en années ; l’écart-type <7 d de
cette distribution est lui-même indépendant de x ; d est alors le
niveau modal ou moyen.

La fonction d’offre est de la forme :

(x-co)2
kco
ß =
Tco ^
k désignant le capital offert par le musée dont la taille est un
indicateur et l'écart-type supposé également indépendant de x.

121
l ’a m o u r d e l ’a r t

NIVEAU CULTUREL DU PUBLIC

ARLES ARRAS

DIJON DOUAI

122
LES LOIS DE LA DIFFUSION CULTURELLE

JEU DE PAUME LAON

En abscisses : L Licence
B Baccalauréat
b Brevet
c Certificat d’études

En ordonnées : Rapport de la proportion d’individus de ce niveau dans


l’échantillon à la proportion dans la population fran­
çaise totale.
Au point 100, les deux rapports sont égaux.

123
l ’a m o u r d e l ’a r t

NIVEAU MODAL DE L’OFFRE

Dispersion de l’offre et taux de fréquentation (à un facteur près)


de chaque musée à chaque niveau d’instruction