http://www.cairn.info/article.php?ID_REVUE=RHSH&ID_NUMPUBLIE=RHSH_014&ID_ARTICLE=RHSH_014_0101
2006/1 - N° 14
ISSN 1622-468X | ISBN 2-912601-43-6 | pages 101 à 136
Lévi-Strauss et « la musique ».
Dissonances dans le structuralisme
Nicolas DONIN, Frédéric KECK
Résumé
Alors que Claude Lévi-Strauss a construit les Mythologiques sur le modèle de « la musique »,
et que les compositeurs de musique sérielle ou concrète ont fait référence au structuralisme, il
s'est produit un grand malentendu entre l'anthropologie structurale et la musique
contemporaine dans les années 1970. L'article expose les raisons de ce malentendu, en
proposant une hypothèse historique sur la constitution du structuralisme dans les champs de la
musicologie et des sciences humaines en France. Il retrace d'abord les moments de formation
de ce paradigme dans les deux domaines, en soulignant ses aspects collectifs et
institutionnels, ainsi que ses remises en causes internes et ses itinéraires individuels ; c'est en
effet au moment où Lévi-Strauss remet en question le structuralisme computationnel de ses
premiers travaux en recourant à sa propre culture musicale qu'il critique la musique
contemporaine pour son volontarisme collectiviste. L'article propose ensuite une lecture des
textes de Lévi-Strauss consacrés à la musique, en vue d'éclairer les réactions des musiciens et
musicologues qui les ont discutés : sont alors dégagées des pratiques de pensée et des
pratiques d'écoute qui, formées dans d'autres champs intellectuels ou culturels que celui des
musiciens contemporains, ne peuvent se rencontrer. Ce constat d'échec débouche cependant
sur une hypothèse au sujet des pratiques musicales qui ont rendu possible le structuralisme,
notamment à partir du modèle synoptique de la partition comme mise en visibilité de
différences senties.
1
LÉVI-STRAUSS, 1971, 584.
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Nicolas Donin, Frédéric Keck
par rapport aux grandes déclarations de conscience de soi du structuralisme, afin d’analyser
les décalages et les dissonances dans la revendication d’un tel programme, et d’en
comprendre à la fois l’héritage historique et les impasses épistémologiques.
Les historiens du structuralisme 2 omettent généralement les musiciens et les
musicologues dans leurs travaux, et partent le plus souvent de la linguistique ou de
l’anthropologie, voire des mathématiques, pour rayonner vers d’autres domaines. Cette
omission pourrait à la rigueur s’expliquer par l’absence apparente de liaison entre les
productions musicales et celles des sciences humaines, ainsi que des espaces dans
lesquelles elles se manifestent – s’il n’y avait pas eu pourtant quelques vifs échanges pour
attirer l’attention générale, notamment les réponses d’Umberto Eco et de Henri Pousseur à
Lévi-Strauss. Elle tend à occulter ainsi le fait que le structuralisme n’était pas seulement un
programme savant et textualiste, mais aussi un ensemble de productions artistiques et de
pratiques d’écoute. Pour comprendre que le structuralisme constitue la scène sur laquelle se
croisent Lévi-Strauss et les musiciens dans les années 1960, il faudra donc rappeler ce que
pouvait signifier ce programme pour chacun des acteurs. Plutôt qu’un structuralisme unifié
qui serait le lot commun de deux groupes d’acteurs – et qui se résumerait alors à un vague
projet formaliste – l’histoire de chacun des groupes d’acteurs révèle ce que l’on peut
appeler des moments structuralistes, qui redéfinissent le sens des notions de structure et de
forme en fonction des problèmes théoriques et pratiques rencontrés lors du travail de
recherche. C’est en ressaisissant l’équivoque sur le sens du programme structuraliste autour
de laquelle s’est produite la non-rencontre entre l’anthropologie structurale et la musique
contemporaine, que l’on pourra lire les textes de Lévi-Strauss explicitement consacrés à la
musique, et les réponses que leur ont données les musiciens.
2
Cf. DOSSE, 1992 ; MILNER, 2002.
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deux séries, d’opérations de calcul définissant les relations entre éléments. L’accent mis par
les compositeurs sériels sur la formalisation des éléments constitutifs d’une œuvre et de
leur relation apparaît dans les titres d’œuvres : de l’anonymat paradoxal d’un genre
surexposé (Première sonate pour piano (1946), Deuxième sonate (1946-1948)), Boulez en
vient ainsi bientôt au premier livre de Structures (pour deux pianos, 1951-1952), dont les
notes et leur enchaînement proviennent essentiellement de la déclinaison, à travers chacun
des paramètres manipulés par la notation musicale occidentale moderne (hauteur, intensité,
durée, attaque, timbre), d’une même série initiale de douze notes – celle-là même que
Messiaen avait utilisée dans son œuvre expérimentale Mode de valeurs et d’intensités
(1949), dont le statut d’œuvre de référence du « sérialisme intégral » se trouvait ainsi
ratifié. Pendant les quelques années que dure la pratique de ce sérialisme radical, les
compositeurs concernés sont engagés dans une course à la formalisation et à la
mathématisation de leurs techniques d’écriture, ce qui signifie aussi une importance
nouvelle donnée à la préparation du matériau de la composition.
Les objets musicaux ainsi produits sont littéralement inouïs, accélérant la séparation
entre le monde de ce qui va devenir la musique contemporaine et le reste du continent
musical tonal (au sens le plus large) perpétué par les concerts, les disques, la radio, les
musiques de film, ainsi que par un certain nombre de compositeurs contemporains réticents
à la démarche de table rase. L’effet des nouvelles œuvres sérielles ne fonctionne cependant
que parce qu’il invente une façon jusqu’alors impensable de faire sonner les instruments les
plus usuels, les plus chargés d’histoire : le laboratoire de Boulez, de Goeyvaerts ou de
Stockhausen autour de 1950, c’est le piano (sans parler de son altération matérielle par
Cage, introduit à Paris par Boulez) ; la conquête de Nono et Boulez au début des années
1950, c’est le grand orchestre avec voix soliste et/ou chœur 3. De même, les lieux de
diffusion de la musique sérielle sont proches des lieux et pratiques traditionnelles de la
musique moderne : salon de mécène (Suzanne Tézenas pour Pierre Boulez), concert public
éventuellement radiodiffusé, festival, association de concerts. En revanche, les conditions
de la genèse de ces œuvres en diffèrent de façon significative : la production de la pensée
musicale et de l’outillage compositionnel donne lieu à une mutualisation systématique et
critique à travers des revues (en France Contrepoints et Polyphonie, puis La Revue
Musicale) et des points de rencontre internationaux, principalement la classe de Messiaen
au Conservatoire de Paris (où viennent à la fois des étudiants du conservatoire et des
auditeurs libres, français et étrangers) et les cours d’été de Darmstadt. Ces lieux et ces
organes précipitent la généralisation du sérialisme comme notion de référence de
l’esthétique musicale d’avant-garde.
Darmstadt symbolise à maints égards cette émulation. Les Ferienkurse für Neue Musik
(cours d’été consacrés à la musique nouvelle) y sont fondés en 1946 par un critique musical
hessois, avec l’aide de l’administration américaine, dans le but de former à la musique la
plus avancée la génération de musiciens éclos sous le IIIe Reich. La jeunesse et le
cosmopolitisme des participants aux cours d’été de l’âge d’or de Darmstadt (1948-1963),
souvent soulignés par les historiens de ce mouvement, sont le fruit d’une politique
volontariste des organisateurs 4. En outre, de l’unité de temps et de lieu de ce
rassemblement de personnalités dispersées découle le caractère collectif de l’élaboration
théorique qui y a lieu. Cette élaboration collective procède par mise en commun des
3
Les essais d’utilisation par ces compositeurs des technologies modernes d’enregistrement et de manipulation
du son, ouvertes à de nouvelles pratiques musicales par Pierre Schaeffer aux studios de la radiodiffusion française,
seront considérés de part et d’autre (dans le camp « sérialiste » et dans le camp de la « musique concrète ») comme
des échecs ou des semi-échecs.
4
Cf. DONIN, 2005b.
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expériences (chaque compositeur apporte ses partitions et ses idées les plus récentes),
distinction sur la base de l’innovation (les compositeurs les plus renommés et les plus
primés sont ceux qui avancent le plus vite dans la mise au point d’un langage musical
nouveau susceptible d’inclure ou de périmer tous les autres), accès collectif à l’information
(beaucoup d’œuvres nouvelles sont exécutées pendant le festival, les partitions sont
consultables à l’Internationales Musikinstitut Darmstadt), répercussion des résultats (les
participants aux cours d’été sont souvent aussi des informateurs privilégiés pour leurs
compatriotes et confrères).
5
Cf. GRANT, 2001, 62.
6
M.J. Grant insiste d’ailleurs sur l’importance de la pensée paramétrique pour la production de configurations
sonore inouïes : « The serial practice of treating musical objects as divisible (…) into the parameters pitch,
rhtyhm, duration, timbre, (…) need not be chastised on the grounds of abstraction alone ; it is precisely in the
working through of such seeming contradictions that serial music finds its character, and the very un
predictability of parametral working is of enormous significance, both aesthetically and aurally, for our
understanding of serial music » (GRANT, 2001, 62).
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de ce dernier : « (L’)apport essentiel (de la musique concrète) est autrement important que
l’invention technique d’une part, le répertoire des œuvres de l’autre. Il apparaît ici et là à
travers l’une et l’autre, suggère une façon novatrice d’aborder le phénomène musical, en
théorie comme en pratique. Il rompt avec les idées reçues, joint le faire à l’entendre,
équilibre l’abstrait par le concret, associe à la démarche artistique de création la discipline,
sans doute encore mal aperçue, d’un nouveau mode de connaissance » 7. Les références
théoriques de ce dernier, telles qu’exposées dans le Traité des objets musicaux en 1966 8,
diffèrent considérablement de celles des sériels : alors que ces derniers tirent leurs concepts
de référence des sciences « dures » ouvertes à la mathématisation et à la computation,
Schaeffer s’appuie sur une lecture de Husserl pour développer la notion et la pratique de
l’« écoute réduite » 9, et ne considère les éléments d’acoustique, de traitement du signal, etc.
qu’en tant qu’ils sont mis en jeu dans la maîtrise technique et musicale des technologies du
studio radiophonique. L’opposition entre musique sérielle et musique concrète, accentuée
par la rapide constitution des deux partis en camps ennemis, sera structurante pour cette
période, à travers différentes formulations : construction rigoureuse contre bricolage
hasardeux selon Boulez, démarche abstraite contre démarche concrète selon Schaeffer ; et
plus tard, écriture contre composition sur support, théorie axée sur la poétique contre
recherches empiriques sur l’écoute, pensée numérique contre pensée analogique…
L’opposition tranchée entre musique sérielle et musique concrète dans les manifestes
théoriques a tendu à effacer la référence commune à un modèle de l’écoute dégageant
l’objet sonore de ses conditions d’émission et mettant en lumière sa structure interne. Or,
c’est précisément par ce point d’entrée que s’ouvrait le principal traité de musique des
années d’après-guerre : Introduction à J.S. Bach. Essai d’esthétique musicale de Boris de
Schloezer 10 (1947). Il vaut la peine de s’arrêter sur cet ouvrage, puisqu’il a contribué de
façon décisive, avant les premières théorisations des compositeurs sériels, à l’émergence
d’une pensée structuraliste de la musique centrée sur les aspects formels de l’œuvre et des
techniques de composition. Lire sous cet angle l’Introduction de Schloezer permet de
préciser certaines options prises ou envisagées par les compositeurs, mais non
7
SCHAEFFER, 1967, 8.
8
SCHAEFFER, 1966.
9
Un autre musicien instrumentalise à la même époque la phénoménologie, cette fois comme l’occasion d’une
spéculation sur la suprématie de la musique tonale telle qu’elle culmine avec Stravinsky, et sur l’impossibilité
esthétique d’une musique atonale : il s’agit du chef d’orchestre Ernest Ansermet, lié aux avant-gardes des années
1910 et 1920, fondateur de l’orchestre de la Suisse romande, et auteur en 1961 d’une somme sur Les fondements
de la musique dans la conscience humaine (ANSERMET, 1989), mise en chantier dès 1943 et en discussion dès le
début des années 1950 (cf., par exemple, le vif échange rapporté par Boulez en mai 1951 : « Je me suis engueulé
hier et aujourd’hui avec Ansermet. Qui a besoin de toute la phénoménologie – prise à rebours d’ailleurs, car il part
de l’essence d’un intervalle privilégié de quinte pour aboutir à l’existence des intervalles en général – pour couvrir
sa position réactionnaire contre la musique contemporaine », BOULEZ-CAGE, 1990, 145). On retrouve ici dans le
champ musical l’opposition entre phénoménologie et sciences humaines qui structure le champ des sciences
humaines dans les années 1960.
10
Il a souvent été souligné – et Schloezer s’en explique dans sa Préface (11-12) – que, sous couvert de traiter
de l’œuvre de Bach, l’Introduction expose un théorie générale de la musique dont l’œuvre de Bach n’est que le
corpus de référence. Sur Schloezer, cf. COLLECTIF, 1981. Cf. également, dans le présent volume, les relations entre
Schloezer et Schaeffner (article d’Olivier Roueff).
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nécessairement systématisées par eux étant donné leur investissement dans la théorisation
de leurs propres techniques compositionnelles.
Dès les premières pages dénonçant l’écoute musicale inconsistante de la majorité des
auditeurs 11, Schloezer exige de l’amateur de musique une éthique de l’accès cognitif à la
musique : « (L)a popularité de l’art sonore, son immense diffusion se trouvent fondées
finalement sur une méconnaissance de sa vraie nature, et l’amour qu’on lui porte tient à un
grave malentendu. Ce malentendu dissipé, la musique apparaît le plus austère de tous les
arts, celui qui impose à ses fervents un effort particulièrement dur, une activité
soutenue » 12. Il introduit à cette occasion l’opposition entre deux termes qui deviendront
des concepts centraux du livre : « avant de "vivre" la musique et pour la "vivre", il faut la
"comprendre" » 13. Par « comprendre », l’auteur entend un effort d’attention à « tel système
de sons » pour lui-même, « sans nul retour sur ce qui se passe en moi, sans nulle
complaisance pour mes attitudes mentales » 14 ; il s’agit de saisir l’unité d’une « série
sonore » (dans les années 1940 pendant lesquelles le livre est écrit, ce mot n’a pas encore la
signification technique spécifique qui sera bientôt la sienne), afin de la comprendre
(Schloezer en appelle à « l’acception stricte, étymologique, du mot) comme "un système
complexe de rapports qui s’interpénètrent mutuellement" » 15. Ce qu’on écoute ainsi, c’est
une structure à laquelle on s’adonne : l’auteur parle d’« extase (…) équilibrée », condition
du véritable plaisir esthétique – « (o)n n’est ému "musicalement" que par une chose que
l’on a reconstruite, à laquelle on a collaboré » 16.
Schloezer congédie la décomposition de la musique en « éléments » dans les théories
musicales traditionnelles, au profit d’une distinction entre les dimensions paramétriques
inhérentes à la nature physique des sons, et des vues partielles sur l’organisme musical :
« dans le domaine de la musique nous n’avons pas affaire à trois ordres de rapports sonores
– rythmiques, harmoniques, mélodiques – mais à des systèmes de rapports d’intensité, de
durée, de hauteur et de qualité ou de timbre (ceux-ci conditionnés par la constitution même
des sons), qui se présentent à nous sous trois aspects différents – rythmique, harmonique,
mélodique, selon le point de vue auquel nous nous plaçons » 17. Entre ces deux pôles, l’un
paramétrique a priori, l’autre aspectuel, la structure musicale peut être décrite comme
l’emboîtement de systèmes « composés » et « organiques », opposés aux systèmes
« additifs ». La catégorie d’ensemble « additif » ou « mécanique » est définie comme une
juxtaposition d’objets hétéroclites, impliquant une notion « faible » de forme musicale. La
catégorie d’ensemble « composé » désigne un système régi par une loi explicite ou
explicitable (par exemple une échelle cohérente de hauteurs), ce qui l’élève au-dessus de la
simple collection additive 18. Mais ces systèmes ne peuvent remplir leur rôle que s’ils sont
« étroitement intégrés à d’autres systèmes », cohérents mais non formulables : « Une forme
musicale, de même qu’une forme poétique ou plastique, est singulière, individuelle ; elle est
la forme précisément de cette matière et n’existe que par rapport à celle-ci ; de même que
11
« Convaincu qu’il (prête à la musique) toute son attention et s’en délecte, l’auditeur généralement se
contente de s’écouter ou plutôt de s’abandonner à une vague euphorie (…) » (SCHLOEZER, 1979, 17).
12
Ibid., 19.
13
Ibid., 20.
14
Ibid., 33.
15
Ibid., 34.
16
Ibid., 45.
17
Ibid., 153.
18
« Tandis que l’unité de l’ensemble mécanique est toujours concrète, puisqu’elle est le résultat de la
conjonction en un certain lieu, en un certain temps de certains éléments, l’unité du système composé étant
préconçue et imposée à l’ensemble du dehors, présente un caractère abstrait ; elle peut donc s’exprimer en termes
généraux, elle peut être réduite à une formule » (SCHLOEZER, 1979, 97).
107
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19
Ibid., 98.
20
Ibid., 99.
21
Ibid., 115.
22
Cf. ibid., 397-399.
23
En particulier lors de colloques à Royaumont (au début des années 1950) et à Cerisy (cf. en particulier
SCHLOEZER, 1968). Cf. Poulet pour un commentaire du « moi mythique », que Schloezer qualifie ailleurs de « lieu
de passage où la réalité prend musicalement corps » (en 1923), voire de « lieu géométrique » (en 1969).
24
SCHLOEZER, 1979, 413-414. Une telle analyse appelle une comparaison avec le célèbre début du Finale de
L’Homme Nu concernant le sujet de l’analyse structurale des mythes : « lieu insubstantiel offert à une pensée
anonyme, afin qu’elle s’y déploie, prenne ses distances vis-à-vis d’elle-même, retrouve et réalise ses dispositions
véritables et s’organise eu égard aux contraintes inhérentes à sa seule nature » (LÉVI-STRAUSS, 1951, 559).
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25
Schloezer considère cette abstraction par rapport au milieu instrumental comme spécifique à la culture
occidentale : « La caractéristique essentielle de l’espace élaboré par la culture musicale occidentale, c’est son
entière indépendance à l’égard du matériel sonore. Aussi bien théoriquement que pratiquement notre système de
champ d’action n’est aucunement conditionné et limité par nos instruments, alors qu’en dehors du monde de la
musique européenne toutes les cultures musicales ont toujours été et sont encore soumises aux instruments dont
elles disposent » (232).
26
Cf. le commentaire d’Origine des instruments de musique de SCHAEFFNER par Olivier Roueff supra.
27
Dans son article sur « La musicologie devant le structuralisme » paru en 1965 dans le cahier de L’Arc
consacré à Lévi-Strauss, le musicologue Célestin Deliège salue l’Introduction comme « le trait d’union le plus fort
entre l’esthétique traditionnelle et une esthétique nouvelle, qui n’existe encore qu’à l’état de possible » (DELIÈGE,
1965, 57). L’ouvrage de Schloezer est présenté par Deliège comme le plus avancé des travaux « pré-
structuralistes » ; l’article se conclut par un éloge de ce qu’il considère être la première étude véritablement
structuraliste : l’analyse du Sacre du Printemps par BOULEZ (1963).
28
Ibid.
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De façon moins anecdotique, l’impact du livre sur la musique sérielle est important. Si
Schloezer n’ouvre pas sur un programme de recherche en esthétique, sa méthode rigoureuse
de simulation de tous les cas possibles et d’élimination progressive des solutions
insatisfaisantes force, pour les besoins de telle ou telle démonstration, différentes portes
vers des musiques possibles mais jamais produites jusqu’alors : musique sans thème 31,
abolition de la distinction entre œuvre musicale et phénomène sonore naturel 32, objet
sonore « ne rentr(a)nt dans aucun genre connu » 33… La prise en considération sérieuse et
logique de ces cas de figure est rendue possible par la force d’abstraction des concepts par
lesquels Schloezer définit la musique. Sa démarche individuelle de refondation du
vocabulaire musical, ouvertement cartésienne 34, trouvera un écho immédiat dans la volonté
de table rase, de « doute fondamental », d’« expérience (du) vide » 35 revendiquée par la
nouvelle génération de compositeurs. C’est sur les modalités de cette réadaptation que les
musiciens d’avant-garde, une fois garanti le « renouvellement complet de (l)a
technique » 36, achoppent bientôt – en même temps qu’ils prennent acte de ce que la
généralisation du sérialisme ne suffisait pas à produire un langage musical à la fois cohérent
et partageable qui se serait substitué à la tonalité.
29
« Forme et contenu sont de même nature, justiciables de la même analyse. Le contenu tire sa réalité de sa
structure, et ce qu’on appelle forme est la « mise en structure » des structures locales en quoi consiste le contenu »
(LÉVI-STRAUSS, 1973, 158). Cette phrase est également citée ailleurs par Boulez (cf. BOULEZ, 1995, 359).
30
BOULEZ, 1963, 31, note 1.
31
SCHLOEZER, 1979, 298.
32
Ibid., 26.
33
Ibid., 120.
34
La préface justifie ainsi la dérive du propos d’ensemble par rapport au projet initial (faire comprendre l’art
de Bach en tant qu’il nous livre « l’essence même de la musique, le secret de sa structure », 12) : « À mesure en
effet que je pénétrais plus avant dans mon sujet, les termes que j’utilisais m’apparaissaient manquer
singulièrement de rigueur et donner lieu à de grossières confusions. (…) Aussi, après maintes tentatives
infructueuses, m’inspirant audacieusement d’un illustre exemple, je me décidai à remettre en question tout ce que
j’avais appris, à examiner à nouveau les idées acceptées jusqu’ici de confiance, bref, à essayer de repenser le fait
musical pour mon propre compte » (11-12).
35
BERIO, BOULEZ, POUSSEUR, 2005, 28.
36
Ibid., 298.
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inattendus, l’auto-critique des sériels, étayée et/ou prolongée par d’autres interlocuteurs,
porte sur la trop grande indépendance entre cohérence poétique et résultat sonore perçu.
De cette critique interne, André Souris a donné une formulation simplifiée en montrant
du doigt l’idée de décomposition (puis synthèse) du son selon les quatre paramètres :
« (L)a théorie multi-sérielle, prise à la lettre et tenue pour suffisante, relève de la pensée
analytique la plus naïve. Elle présuppose que la cohésion d’un ensemble résulte de l’addition
pure et simple de ses parties. C’est en basant leurs travaux sur cette donnée que tant de
compositeurs sériels ont abouti à des résultats chaotiques, monstrueux, et toujours forcément
imprévus » 37.
Plus puissante est la critique qui retourne certaines références scientifiques des sériels
contre leurs procédures compositionnelles. C’est ce que fait Nicolas Ruwet à partir de la
linguistique à la fin des années 1950. Dans « Contradictions du langage sériel » (1959), le
linguiste et le musicien (élève de Pierre Froidebise et André Souris) appellent d’une même
voix l’amateur de musique sérielle à reconnaître le caractère « simpliste à l’audition » d’un
projet compositionnel « très complexe en principe » 38. Selon Ruwet, « il est difficile d’y
percevoir autre chose qu’une série de déflagrations sonores, une succession d’instants qui
se veulent inouïs mais n’arrivent qu’à s’annuler les uns les autres » 39. Approuvant l’usage
intensif de la notion de « langage musical » par les musiciens sériels, Ruwet les renvoie à
leur exigence de scientificité :
« (A)u lieu de reprocher à Boulez et ses amis leur esprit de système, je dirais volontiers
qu’ils ne se sont pas montrés assez systématiques, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas eu une
conscience suffisamment nette de ce que signifie le fait que la musique est langage. (…) (En
négligeant les) conditions qui déterminent la possibilité de tout langage (…), ils ont échoué à
constituer un langage » 40.
En référence aux notions de langue et de parole chez Troubetzkoï, ainsi qu’à leur
correspondance avec la distinction temps réversible/temps irréversible, Ruwet reproche aux
sériels de « réduire le langage à un seul de ses termes, la parole » 41 ; en effet, au lieu de
créer du devenir musical à partir d’oppositions structurées sous-jacentes, ils cherchent à
produire une infinie différenciation de la parole (l’œuvre jouée) sans appui sur des relations
stables d’identité dans la langue. Ruwet reprend et précise ensuite l’argument de Souris
précédemment cité : si la « fameuse question de la généralisation du principe sériel aux
différentes composantes » pose problème, c’est parce que « dans un système musical,
comme dans un système linguistique ou un système de parenté, les différents sous-systèmes
sont dans des rapports (…) complexes » les uns par rapport aux autres, chacun relevant en
outre de logiques internes différentes. Au lieu de quoi le sérialisme intégral pense ces
rapports « sous la forme (primitive) du parallélisme » 42. Enfin, sur la base de deux
commentaires détaillés d’extraits des Klavierstücke de Stockhausen, Ruwet montre, que les
oppositions distinctives auxquelles prétend le sérialisme sont inopérantes, que les marges
de sécurité sont insuffisantes, que, d’une façon générale, l’extrême différenciation du
37
Ibid., 207-208. En conséquence de quoi la dignité esthétique des œuvres sérielles réussies doit résider
ailleurs que dans les formules cohérentes qui les sous-tend : Souris fait l’éloge de Boulez et Stockhausen qui ont
dans leurs œuvres « découvert, en dehors de l’action des séries, et par leur seule intuition créatrice, la source du
courant secret qui confère à ces œuvres leur unité souveraine » (ibid.).
38
RUWET, 1972, 23.
39
Ibid., 24.
40
Ibid., 25.
41
Ibid., 28.
42
Ibid., 30.
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matériau permise par un usage raffiné de la notation musicale finit par produire « quelque
chose d’assez indifférencié qui pourrait être écrit autrement » 43.
L’autre grande critique « interne » du sérialisme, celle de Xenakis, s’appuie sur le
même constat d’un contraste entre le raffinement en jeu dans la composition et la grisaille
perçue à l’audition. La force de la critique de Xenakis tient au fait qu’il propose d’autres
modèles scientifiques pour la composition : la combinatoire probabiliste doit permettre de
gérer des masses et non des points, des groupes et non des séries. On contrôlera donc
directement un effet, une texture, dès la phase pré-compositionnelle. La critique est
formulée dans un vocabulaire spécifiquement musical, et la solution est introduite par la
sollicitation de sciences et techniques exogènes :
« La polyphonie linéaire se détruit d’elle-même par sa complexité actuelle, (qui) empêche
l’audition de suivre l’enchevêtrement des lignes et a comme effet macroscopique une
dispersion irraisonnée et fortuite des sons sur toute l’étendue du spectre sonore. Il y a par
conséquent contradiction entre le système polyphonique linéaire et le résultat entendu, qui est
surface, masse.
Cette contradiction inhérente à la polyphonie disparaîtra lorsque l’indépendance des sons
sera totale. En effet, (…) ce qui comptera sera la moyenne statistique des états isolés de
transformation des composantes à un instant donné. L’effet macroscopique pourra donc être
contrôlé par la moyenne des mouvements des n objets choisis par nous. Il en résulte
l’introduction de la notion de probabilité, qui implique d’ailleurs dans ce cas précis le calcul
combinatoire » 44.
Si cette critique quelque peu manichéenne est recevable et débattue en 1956, c’est parce
qu’elle a été précédée d’une démonstration éclatante du caractère innovant de ses méthodes
de composition inspirées par l’architecture et la physique lors du scandale de la création de
Metastaseis pour grand orchestre (1953-1954) au festival de Donaueschingen en 1955 ;
puis par une série ininterrompue d’œuvres et de théories nouvelles se conditionnant
réciproquement, au long des années 1950 à 1970. Ainsi présentées, ces deux contestations
du sérialisme démontrent la puissance, dans un champ musical alors ouvert à l’absorption
de modèles externes, de la référence à la linguistique et aux mathématiques – rompant ainsi
avec l’organicisme à la façon de Schloezer.
Cependant, les mutations du sérialisme à partir de cette époque indiquent bientôt
l’abandon progressif de ce type d’importation : tandis que certains outils mathématiques
sont banalisés par leur intégration définitive à l’atelier du compositeur (même lorsqu’il
déclare s’être émancipé du sérialisme strict), les musiciens se tournent vers le thème de
l’œuvre ouverte, concevant la partition comme une carte à parcourir selon des règles,
redéfinissant la fonction de l’interprète dans la réalisation du texte musical. Et sur le plan
théorique, il s’agit bientôt (autour de 1963) pour Berio, de penser l’instrument et la
connotation culturelle comme matrices du travail de composition ; pour Boulez, d’aborder
le champ de l’« esthétique », opposé à la fixation sur les problèmes techniques artisanaux ;
pour Stockhausen, de développer la notion d’homogénéité du temps musical subsumant la
problématique sérielle d’une fonction commune aux paramètres ; pour Pousseur, d’intégrer
le système tonal et la pensée sérielle au sein d’un système de niveau supérieur. Ces
tentatives de dépassement du sérialisme, procédant par bilans et par manifestes 45 ne se
résoudront pas en grandes options collectives. C’est la génération suivante, celle des élèves
de Nono ou Stockhausen, qui constituera rétrospectivement la décennie 1950 en âge d’or du
43
Ibid., 38.
44
XENAKIS, 1994 (1955), 41-42.
45
C’est dans la même année 1963 que Boulez publie Penser la musique aujourd’hui – où il cite l’article de
Lévi-Strauss « La structure et la forme » – et qu’il prononce les conférences « Nécessité d’une orientation
esthétique ».
112
Nicolas Donin, Frédéric Keck
46
LACHENMANN, 2005.
47
Cf. JEANPIERRE, 2004.
48
Jakobson avait lui-même déjà comparé le fonctionnement du langage à ceux des formes esthétiques,
notamment la poésie et la musique : cf. JAKOBSON, 1971.
49
Cf. LÉVI-STRAUSS, préface à JAKOBSON, 1976, 7 : « Encore sous le coup des difficultés que, du fait de mon
inexpérience, j’avais rencontrées trois ou quatre ans auparavant pour noter correctement des langues du Brésil
central, je me promis d’acquérir auprès de Jakobson les rudiments qui me manquaient. En fait, son enseignement
m’apporta tout autre chose et, est-il besoin de le souligner, bien davantage : la révélation de la linguistique
structurale » ; et LÉVI-STRAUSS, ERIBON, 1990, 63 : « J’étais à l’époque une sorte de structuraliste naïf. Je faisais
du structuralisme sans le savoir. Jakobson m’a révélé l’existence d’un corps de doctrines déjà constitué dans une
discipline : la linguistique, que je n’avais jamais pratiquée. Pour moi, ce fut une illumination ».
50
Cf. HÉNAFF, 1991; KECK, 2005.
113
Revue d'Histoire des Sciences Humaines
mais unifié théoriquement sur le modèle de la linguistique. Ainsi s’explique cette première
critique adressée par Lévi-Strauss à la musique sérielle :
« Du fait que les structures et les formes imaginées par les théoriciens se sont le plus
souvent révélées artificielles et parfois erronées, il ne s’ensuit pas qu’aucune structure
générale n’existe, qu’une meilleure analyse de la musique, prenant en considération toutes ses
manifestations dans le temps et dans l’espace, parviendrait à dégager. Où serait la
linguistique, si la critique des grammaires constituantes d’une langue, proposées par les
philologues à des époques diverses, l’avait amenée à croire que cette langue est dépourvue de
grammaire constituée ? » 51.
51
LÉVI-STRAUSS, 1964, 32.
52
LÉVI-STRAUSS, 1958, 335.
53
Cf. BENVENISTE, 1974 ; MILNER, 2002, 65-112. Milner montre la spécificité de ce qu’il appelle « l’École de
Paris » en linguistique, liée à l’enseignement de Saussure en 1901-1902, mais aussi à l’héritage de Fustel de
Coulange et de Bréal, et plus généralement de l’analyse durkheimienne des faits sociaux. Selon Milner, cet
héritage explique la différence entre le structuralisme plus conservateur de Lévi-Strauss et celui plus moderniste
de Benveniste, qu’il décrit comme « marxiste, passionné de poésie, amateur de musique contemporaine (il était
abonné au Domaine musical) » (101).
114
Nicolas Donin, Frédéric Keck
qu’il étudiait jusque-là dans une perspective évolutionniste ; cette « coupure » est à
l’origine de l’ensemble de ses études sur les modes de narrativité dans les sociétés indo-
européennes, qu’il a ensuite tendu à distinguer de l’approche « structuraliste » 54.
Benveniste et Dumézil aident Lévi-Strauss à entrer à l’École pratique des Hautes Études en
1950, et au Collège de France en 1959 (après avoir déjà soutenu sa candidature par deux
fois en 1950), et Lévi-Strauss accueille Dumézil à l’Académie Française en prononçant son
discours de réception en 1979. S’ils ont donc des itinéraires et des approches très
différentes, Benveniste, Dumézil et Lévi-Strauss sont liés par un cadre institutionnel,
prestigieux mais marginal par rapport à l’Université 55, d’où ils lancent le programme
structuraliste en sciences humaines, en le plaçant sous l’autorité de grands précurseurs
(Meillet, Granet, Mauss), avant que ce programme ne devienne une mode lorsqu’il est
repris par la philosophie avec Althusser, la psychanalyse avec Lacan, ou la critique littéraire
avec Barthes et Genette 56, renouvelant profondément le domaine des humanités par des
méthodes empruntées aux sciences de la nature.
Lévi-Strauss applique la méthode structurale dans sa thèse, Les structures élémentaires
de la parenté, soutenue en 1948 et publiée en 1949. L’analyse des écarts différentiels entre
des groupes de relation est déplacée de l’étude linguistique des phonèmes à celle des
systèmes de parenté relevés par les ethnologues dans les sociétés d’Asie, d’Amérique et
d’Océanie. Lévi-Strauss dégage deux structures principales, l’échange restreint et l’échange
généralisé, dont les combinaisons éclairent la plupart des systèmes de parenté observés dans
ces sociétés. Il demande à André Weil, mathématicien du groupe Bourbaki, de formaliser la
structure du système Murngin, qui présente l’échange généralisé sous sa forme la plus pure,
et en appelle aux moyens informatiques pour étendre ses résultats aux structures
complexes 57. Dans le cadre du Laboratoire d’Anthropologie Sociale fondé par Lévi-Strauss
au Collège de France après son élection, Françoise Héritier étudiera ainsi les systèmes
semi-complexes à partir de son terrain chez les Samo de Haute-Volta et d’outils
informatiques dont Lévi-Strauss ne disposait pas en 1949 58. Ce travail collectif rassemblant
des anthropologues, des mathématiciens, des informaticiens et des philosophes autour d’un
même objet complexe constitue un modèle de scientificité pour l’anthropologie structurale
– reprenant à Paris le rêve d’une conception informatique de la société élaboré par l’école
de cybernétique de Neumann et Wiener, que Lévi-Strauss avait fréquentée à New York.
54
Cf. DUMÉZIL, 1987, 64-106 ; MILNER, 2002, 45-64. Dumézil dit avoir adopté la notion de structure plutôt
que celle de système sur le conseil du philosophe Victor Goldschmidt qui suivait ses cours (DUMÉZIL, 1987, 118),
et l’avoir assez vite abandonnée au vu de la mode qu’elle entraînait (il se disait parfois « structuriste » plutôt que
« structuraliste »). Dumézil n’a en particulier jamais fait de comparaison entre le domaine de la civilisation indo-
européenne, auquel la méthode structurale s’applique particulièrement bien, et d’autres domaines, comparaison
qu’il laissait à Lévi-Strauss, selon une division du travail entre la philologie et la philosophie (ibid., 120-121).
55
Il faudrait ajouter à l’École Pratique des Hautes Études et au Collège de France le Centre Louis Gernet
fondé par Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet et Marcel Detienne, appliquant la méthode structurale à la
lecture des textes anciens.
56
Cf. LÉVI-STRAUSS, ERIBON, 1990, 105 :
« - Dans les années 1960 et 1970, on parlait du structuralisme comme d’un phénomène global, et on déclinait
toujours une liste de noms : Lévi-Strauss, Foucault, Lacan, Barthes…
- Cela m’agace toujours car cet amalgame est sans fondement. Je ne vois pas ce qu’il y a de commun entre les
noms que vous citez. Ou plutôt je le vois : ce sont des faux-semblants. Je me sens appartenir à une autre famille
intellectuelle : celle qu’ont illustrée Benveniste, Dumézil. Je me sens aussi proche de Jean-Pierre Vernant et de
ceux qui travaillent à ses côtés. Foucault a eu tout à fait raison de rejeter l’assimilation. »
57
Cf. LÉVI-STRAUSS, 1949, 257-265 ; LÉVI-STRAUSS, ERIBON, 1990, 79.
58
Cf. HÉRITIER, 1981.
115
Revue d'Histoire des Sciences Humaines
116
Nicolas Donin, Frédéric Keck
64
Sur le partage de ces deux formes esthétiques chez Lévi-Strauss, cf. MERQUIOR, 1977.
65
LÉVI-STRAUSS, 1962, 37.
66
Ibid., 45, note 1.
67
Cf. LÉVI-STRAUSS, 1964, 17 : « La Pensée sauvage marque dans notre tentative une sorte de pause (parce)
qu’il nous fallait reprendre souffle entre deux efforts. Sans doute en profitions-nous pour embrasser du regard le
panorama étalé devant nous ».
68
Cf. KECK, 2004.
69
Cf. LÉVI-STRAUSS, 1964, 26-30.
117
Revue d'Histoire des Sciences Humaines
intellectuelle des années 1960, Foucault dit dans un texte intitulé « Pierre Boulez l’écran
traversé » : « La musique était alors désertée par les discours de l’extérieur. La peinture, en
ce temps, portait à parler. (…) Ce qui était, sans doute, une des grandes transformations de
l’art au XXe siècle restait hors d’atteinte pour ces formes de réflexion qui, tout autour de
nous, avaient établi leurs quartiers, où nous risquions de prendre nos habitudes » 70. Il y a là
deux rencontres différentes entre le structuralisme et la musique : Foucault voit dans la
musique une façon de faire éclater le structuralisme par un travail de création de nouvelles
formes à la limite des formes déjà en vigueur, alors que Lévi-Strauss cherche dans la
musique une forme d’expérimentation de l’analyse structurale sur sa propre culture
musicale 71.
Nous pouvons à présent entrer dans les textes de Lévi-Strauss directement consacrés à
la musique, et qui furent le plus lus et commentés par les musiciens : l’Ouverture et le
Finale des Mythologiques. Le paradoxe qui orientera notre lecture est le suivant : alors que
Lévi-Strauss semble parler de la musique de son temps, à laquelle il fait de nombreuses
allusions, pour justifier la présentation de l’analyse structurale des mythes selon un modèle
musical qui en rende immédiatement sensible le mouvement, il explore la culture musicale
de son enfance, révélant ainsi un conditionnement esthétique de l’analyse structurale, qui
pose problème dans la discussion avec les musiciens contemporains. Trois couches de
signification sont donc ici enchevêtrées : les pratiques musicales de Lévi-Strauss et de ses
contemporains, la culture musicale de l’anthropologue qui le sépare des musiciens d’avant-
garde qu’il commente, enfin des mythes sans âge et qui plongent en direction de
l’inconscient structural 72.
70
FOUCAULT, 1994, 219.
71
Cf. ZEHENTREITER, 2003.
72
CLÉMENT (1979) montre les affinités entre les textes de Lévi-Strauss sur la musique et la conception
freudienne et kleinienne de l’inconscient.
73
LÉVI-STRAUSS, 1964, 21.
118
Nicolas Donin, Frédéric Keck
chimie ou la gastronomie, pour reprendre des exemples que Lévi-Strauss avait pu donner
dans ses textes précédents. C’est que la musique fournit un ordre de présentation qui permet
de produire une expérience sensible dans l’immanence même de la notation logique, sans
présentation des données sensibles évoquées. Pour que l’expérience sensible parvienne à la
formulation de sa logique, il faut en effet qu’elle ait un certain rythme, c’est-à-dire que les
moments de tension et de détente qui sont caractéristiques des variations qualitatives
puissent être immédiatement communicables. Or c’est ce que parvient à faire la forme
musicale, en faisant percevoir plusieurs « paquets de relation » en même temps, et sur des
longueurs variables, enchaînant entre eux des groupes de structures, et non seulement des
structures élémentaires. On est bien ici dans un ordre des raisons, au sens où les formes
musicales remplissent une fonction analogue à celle de l’analyse structurale des mythes
lorsque celle-ci doit exhiber de façon immanente la logique interne aux mythes, qui se
déploie sur plusieurs niveaux pour être perçue dans la pluralité de ses rythmes.
Pourtant cet ordre des raisons semble insuffisant car il reste purement extérieur, et
pourrait constituer à ce stade un simple artifice de présentation. Il faut aller jusqu’à
interroger les « causes profondes de l’affinité, au premier abord surprenante, entre la
musique et les mythes. » Le langage des causes dépasse ici la simple analogie des fonctions
pour chercher une explication en dernière instance de cette analogie, dans ce qui pourrait
être compris comme une cause première. Or ici Lévi-Strauss invoque ici non une cause
organique ou un mécanisme cérébral mais « cet invariant de notre histoire personnelle,
qu’aucune péripétie n’ébranla (…) à savoir le service, dès l’enfance rendu, aux autels du
"dieu Richard Wagner" » 74. Une telle remarque, éminemment ironique, est de celles qui ont
prêté aux plus grands malentendus sur le sens de l’œuvre de Lévi-Strauss, en ce qu’elle
ouvre une ambiguïté entre la recherche d’un mécanisme cérébral qui détermine toutes les
productions intellectuelles de l’humanité – ce que Lévi-Strauss a appelé dans ses premiers
textes « l’inconscient structural » – et l’exploration d’une mémoire individuelle comme
moyen de communication entre la science moderne et la pensée mythique – la recherche de
son propre inconscient tenant lieu d’entrée dans celui de toutes les sociétés 75.
L’ethnomusicologie pouvait interpréter de telles déclarations comme l’affirmation d’une
cause liant dans chaque société son expression musicale et ses récits mythiques – l’un des
buts de l’ethnomusicologie étant de comprendre comment la musique agit sur l’esprit
humain dans les contextes sociaux les plus divers – alors que les « causes » dont parle Lévi-
Strauss dépassent largement les limites d’une société particulière, et ne peuvent donner lieu
à une enquête par corrélation de variables, comme il l’affirme dans un entretien ultérieur
sur la musique 76. De ce point de vue, le rapport de Lévi-Strauss à l’ethnomusicologie est
fondamentalement ambigu, puisqu’il semble donner les outils pour penser un élargissement
de l’esprit aux musiques les plus diverses à partir d’un plan d’invariance 77, alors que dans
74
Ibid., 23.
75
Lévi-Strauss avait entretenu de façon malicieuse cette ambiguïté en notant quelques pages auparavant que
« si le but dernier de l’anthropologie est de contribuer à une meilleure connaissance de la pensée objectivée et de
ses mécanismes, cela revient finalement au même que, dans ce livre, la pensée des indigènes sud-américains
prenne forme sous l’opération de la mienne, ou la mienne sous l’opération de la leur » (ibid., 21).
76
Cf. LÉVI-STRAUSS, 1987, 12 : « Ce qui intéresse davantage le musicologue – et ce serait un très grand rêve
pour l’ethnologue, c’est de se dire qu’il existe une corrélation entre la musique d’une société et tout le reste. (…) –
Vous parlez seulement de corrélations. Vous n’iriez pas jusqu’à parler de séries causales ? – Je crois qu’il faut
toujours se méfier des séries causales. Tout ce qu’on peut trouver, ce sont des corrélations, et s’il y a des
causalités, elles se situent à un niveau encore plus profond ».
77
Dans un autre entretien avec des ethnomusicologues, il affirme : « (…) je pense que (…) l’ethnologie de la
musique permet de mieux comprendre, de mieux aimer la musique, c’est-à-dire d’élargir notre horizon esthétique
qui se trouve délimité, précisément, de par la culture dans laquelle nous sommes nés, à certains types de musique,
119
Revue d'Histoire des Sciences Humaines
ses propres travaux il se replie sur sa culture musicale d’enfance sans guère faire référence
à des musiques indigènes. La recherche des origines tient lieu d’enquête sur les causes :
l’exploration de la mémoire individuelle permet d’atteindre le plan d’invariance où se fonde
« l’affinité entre la musique et le mythe » – expression goethéenne qui renvoie de façon
mystérieuse à une causalité originaire.
C’est ici le lieu de rappeler que les Mythologiques constituent une expérience
intellectuelle assez unique : rédigés pendant une dizaine d’années selon une démarche
ascétique de fréquentation quotidienne des récits de mythes amérindiens, c’est aussi une
expérience musicale, puisque Lévi-Strauss écrit en écoutant des enregistrements de disques
ou de la musique radiodiffusée 78. La recherche des « causes profondes » réintroduit la
subjectivité de l’anthropologue dans l’objectivité de l’analyse structurale : elle équivaut à
une « confession » 79 de ce qui a rendu possible l’enquête sur les mythes. Les entretiens
dans lesquels Lévi-Strauss expose ses propres goûts musicaux semblent donc prolonger cet
hommage ironique au « dieu Richard Wagner » : ils montrent la formation d’une culture
dans la participation aux concerts des années 1920, conservée grâce à l’écoute des
enregistrements et surtout de la radio. Dans ces entretiens, en effet, Lévi-Strauss reconnaît
qu’avec Schönberg et la musique contemporaine commence une nouvelle expérience de la
musique qui ne correspond pas avec ses cadres intellectuels. Richard Wagner apparaît
comme le point culminant d’une séquence qui commence avec Bach et s’arrête avec le
Stravinsky de l’entre-deux-guerres, et qui constitue le fond musical sur lequel pense et
travaille Lévi-Strauss. Le wagnérisme, mouvement dominant le dernier tiers du dix-
neuvième siècle en France, pouvait encore constituer un style de vie ou une religion à
l’époque de la jeunesse de Lévi-Strauss : mythologie systématique, théorie du leitmotiv,
idéal de l’œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk), constituaient la matière de pratiques
d’écoute et de lecture intensives, diversifiées, ouvertes sur des enjeux intellectuels
explicites et fortement valorisées socialement 80. C’est sur ce fond bien défini que la
musique atonale vient se détacher :
« - Il y a une partie de Schönberg qui se rattache au passé comme mémoire d’une forme.
Pour moi, une certaine notion de musique, c’est quelque chose qui a commencé avec
Frescobaldi et Bach, et qui n’existait pas avant. Puis qui se termine avec Stravinsky. Ce qu’il
y a ensuite, c’est autre chose.
- Voilà qui compromet l’unité, l’identité de la musique savante occidentale. Est-ce qu’à
partir de Stravinsky, vous avez le sentiment de pénétrer dans un univers qui vous est
étranger ?
- C’est comme si, tout à coup, une partie du sol s’effondrait sous mes pas. Il manque
quelque chose, dont je m’aperçois alors rétrospectivement, qui est tout à fait essentiel : c’est
la hiérarchie interne entre les notes de la gamme. Parce que je suis né à une certaine époque,
élevé dans un certain milieu… 81 ».
certaines formes, certains styles, et que par l’ethnologie nous accédons à d’autres aspects de l’univers musical »
(LÉVI-STRAUSS, RIVIÈRE, ROUGET, CLÉMENT, 1973, 103).
78
Cf. LÉVI-STRAUSS, ERIBON, 1990, 246 : « La musique compte-t-elle beaucoup dans votre vie ?
Énormément. J’en écoute tout le temps, je travaille en musique. Cela peut m’attirer la réprobation de mélomanes
qui m’accuseraient de faire de la musique un bruit de fond. Les choses sont plus compliquées (…) ; je pense mieux
en l’écoutant. Une relation contrapuntique s’établit entre l’articulation du discours musical et le fil de ma
réflexion. Tantôt ils vont de conserve, tantôt ils se quittent, puis enfin se rejoignent ».
79
Cf. LÉVI-STRAUSS, 1962, 297 : « Toute recherche ethnographique a son principe dans des "confessions",
écrites ou inavouées ».
80
Ces conditions ne sont pas nécessairement réunies par les autres piliers de la culture musicale familière du
jeune Lévi-Strauss, tels qu’Offenbach, autre référence incontournable citée par Lévi-Strauss en entretien (LÉVI-
STRAUSS, ERIBON, 1990, 10) mais absente des sollicitations ultérieures de son expérience d’enfance par
l’anthropologue.
81
LÉVI-STRAUSS, 1987, 10.
120
Nicolas Donin, Frédéric Keck
Un tel aveu semble, de façon paradoxale, constituer une rupture avec le programme du
structuralisme. S’appuyer sur les affinités entre le mythe et la musique telles qu’elles sont
éprouvées de façon interne par le dépôt d’une culture musicale d’enfance, n’est-ce pas
renoncer à l’idée même de la dimension strictement autonome des structures, au profit
d’une remise en valeur du vécu ? On peut supposer que c’est l’objection immédiate que
pouvaient soulever les musiciens d’avant-garde assimilés au structuralisme, et dont le
discours s’appuyait en particulier sur la doctrine de Schloezer. L’expérience musicale ici
décrite, de familiarité avec la culture wagnerienne et d’étrangeté par rapport à la musique
atonale, semble entrer dans le cadre de ce que Schloezer définit par le terme de magie :
« L’action directe, immédiate qu’exerce la musique sur la sensibilité est pourtant
indéniable ; chacun de nous la connaît sans doute par expérience. Je l’appellerai
"magique" » 82. Schloezer fait entrer dans la « magie » de la musique des caractéristiques
(telles que la « violence des rythmes » ou « la splendeur des jeux de timbres », pour les plus
extrêmes) qui, si jamais elles « n’existent que dans leurs relations aux autres composantes »
et pas « en (elles)-mêmes », sont nulles et non avenues. Cette magie signe non la force
évocatrice proprement musicale de l’œuvre, mais la fragilité de construction de sa
structure : « Le fait qu’il soit possible de subir l’action de ces éléments, de les vivre sans
tenir compte de leurs fonctions structurelles, témoigne évidemment d’une certaine
déficience de l’œuvre. Une œuvre absolument parfaite devrait être dépourvue de magie,
c’est-à-dire incapable d’agir lorsque non comprise. Car si la musique est magie, comme
tout art du reste, c’est dans la mesure précisément où elle n’est pas musique, série sonore
organisée » 83. Pour Schloezer, qui fait de la « compréhension » la condition de possibilité
d’un véritable plaisir musical, la magie se situe à la surface de la musique. Et par rapport à
cette position classique du structuralisme musical, taxant ces traits d’effets superficiels,
Lévi-Strauss paraît subjectiviste lorsqu’il parle d’affinités entre le mythe et la musique.
82
SCHLOEZER, 1979, 46.
83
Ibid., 47-48.
121
Revue d'Histoire des Sciences Humaines
une société avec des émotions collectivement organisées, et la musique articule la série des
sons culturels avec celle des émotions individuelles et physiologiques. C’est du décalage
entre ces deux séries que naît le sens de la musique ou du mythe : « le compositeur retire ou
ajoute plus ou moins que l’auditeur ne prévoit » 84, produisant des sentiments de chute ou de
plénitude, tandis que le narrateur retire ou ajoute des événements par rapport aux versions
collectivement diffusées du mythe. L’analyse structurale des mythes part ainsi d’un
problème dans une version particulière d’un mythe pour passer, selon une méthode
d’accroissement progressif en spirale, aux autres mythes où ce problème est déplacé ou
transformé. Il n’y a donc pas à chercher quel est l’auteur d’un mythe pas plus qu’il n’y a
comprendre l’intention d’une musique ou à retrouver l’origine des langues : la théorie
linguistique de la double articulation montre que ces formes ne se constituent que par un
décalage incessamment recommencé entre le sensible et la logique, dont les tentatives de
correction constituent une expérience sensible du logique.
C’est cette théorie de la double articulation qui provoque la polémique avec la musique
contemporaine 85. La difficulté que présente la musique à l’analyse structurale est qu’elle ne
procède pas exactement à la manière du langage : au lieu de culturaliser des sons naturels,
elle naturalise des sons culturels, en insérant des sons musicaux produits par la culture
savante dans l’émotion individuelle ; en ce sens, elle est comme le mythe un métalangage
qui compose du sens avec des morceaux de sens déjà composés mais présentés de façon
fragmentaire. La double articulation est donc, dans le cas de la musique, redoublée et
comme repliée sur elle-même. Or c’est ce redoublement qu’a manqué selon Lévi-Strauss la
musique contemporaine : soit que, comme la musique concrète, elle ait voulu composer de
la musique avec des sons purement naturels, soit que, comme la musique sérielle, elle ait
renoncé à ancrer les sons musicaux dans une naturalité. Le ton se fait alors franchement
polémique : « La musique concrète a beau se griser de l’illusion qu’elle parle : elle ne fait
que patauger à côté du sens » ; et si la musique sérielle est bien distinguée de cette
condamnation sans appel de la musique concrète, puisqu’« elle se situe, cela va sans dire,
dans le camp de la musique, qu’elle aura peut-être même contribué à sauver » 86, elle n’en
est pas moins finalement critiquée pour son spontanéisme et son élitisme : « L’école sérielle
se situe à l’antipode du structuralisme, occupant en face de lui une place comparable à celle
que tint jadis le libertinage philosophique vis-à-vis de la religion. Avec cette différence,
toutefois, que c’est la pensée structurale qui défend aujourd’hui les couleurs du
matérialisme » 87. Lévi-Strauss reproche à la musique contemporaine d’avoir voulu
composer du sens à partir de la seule nature ou de la seule culture, cédant ainsi à l’élan
utopique qui simplifie les choses en les ramenant à un principe unique : « Quel que soit
l’abîme d’inintelligence qui sépare la musique concrète de la musique sérielle, la question
se pose de savoir si, en s’attaquant l’une à la matière, l’autre à la forme, elles ne cèdent pas
à l’utopie du siècle, qui est de construire un système de signes sur un seul niveau
d’articulation » 88.
On retrouve ici sous une forme un peu différente le propos de Ruwet précédemment
cité, selon lequel la « parole » sérielle manquerait d’une « langue ». Ruwet hasardait
d’ailleurs une référence à l’opposition nature/culture, en laissant entendre que les excès de
84
LÉVI-STRAUSS, 1964, 25.
85
Un observateur critique du structuralisme comme Henri Lefebvre remarque que la théorie de la double
articulation proposée par Lévi-Strauss n’a rien à voir avec celle de Martinet, qui, prise au sérieux, laisserait plus de
place à l’analyse de la musique contemporaine que ne le fait Lévi-Strauss (LEFEBVRE, 1966, 62-71).
86
Ibid., 31.
87
Ibid., 35.
88
Ibid., 32.
122
Nicolas Donin, Frédéric Keck
89
« (C)ette musique échoue à créer un discours autonome. Tout se passe souvent comme si elle retombait au
stade indifférencié de la pure nature, comme si elle renonçait à créer un langage, une histoire » (RUWET, 1972, 24).
90
Ibid., 100-134.
91
NATTIEZ, 1973, 60.
92
Ibid., 61.
93
Ibid., 15.
94
Ibid., 16.
123
Revue d'Histoire des Sciences Humaines
intervalles" » 95, Pousseur joue la carte du bon sens technique du musicien professionnel. Or
ce musicien professionnel assimile, sans penser à mal, la cohérence telle qu’elle est définie
par le structuralisme musical (resté largement organiciste), et la double articulation
linguistique en tant qu’elle suppose une logique des oppositions distinctives entre
phonèmes : Webern a donné « du propos de son maître (12 sons rapportés seulement les
uns aux autres) une réalisation tout à fait organique et, qui plus est, hautement sélective » 96.
En un autre contresens, Pousseur signale à Lévi-Strauss que les distances intervalliques ne
sont pas les mêmes selon qu’on considère un intervalle mélodiquement ou
harmoniquement ; c’est par cette distinction que Pousseur propose sa propre interprétation
de la force émotionnelle de Wagner – interprétation débarrassée de toute référence au
mythe 97. Enfin, Pousseur tâche de déconstruire l’opposition nature/culture de Lévi-Strauss
– d’ailleurs en référence aux débats qui l’avaient partiellement opposé à Ruwet en 1959 –
grâce à la mise en avant des instruments de musique, à la fois agents de la sélection dans le
donné physique et physiologique, et matériau pré-donné pour le compositeur. Les
instruments, présentés comme le lieu de la schématisation à l’interface entre nature et
culture, se trouvent pris dans un devenir technologique – notamment dans les studios de
musique électronique tels celui où Pousseur a mené les expérimentations que son livre
rapporte et théorise par la suite. En changeant d’échelle dans l’approche analytique du son,
les technologies du studio déplacent la frontière entre le physiologiquement audible et
l’artistiquement audible ; c’est ce qu’avait anticipé la musique sérielle en ne se tenant plus à
la division chromatique traditionnelle de l’espace des hauteurs musicales 98. Ce que
Pousseur lit comme relevant de la « nature » dans le Cru et le cuit est donc annexé au
domaine de la composition sur la base d’une analyse historique de la situation technico-
artistique contemporaine. Tandis que les objections de Nattiez proposent un objectivisme
linguistique, celles de Pousseur jouent une subjectivité musicale déterminée – la sienne –
contre une autre – celle de Lévi-Strauss.
95
Ibid., 17. Pousseur se réfère ici à la musique électroacoustique et aux musiques extra-européennes.
96
Ibid., 16.
97
« L’utilisation généralisée du chromatisme (…) est donc un phénomène double (ce qui fait probablement
son expressivité subjective particulière, son pouvoir d’émotion psychologique accru) : mélodiquement, on est dans
le continu, l’extrêmement fluide, dans l’insaisissable (…), mais harmoniquement, il y a présence presque
simultanée, en tout cas extrêmement rapprochée, d’états contraires, de climats très étrangers les uns aux autres »
(ibid., 18).
98
Cf. ibid., 25 : « Si la musique sérielle s’est effectivement proposé de rendre conscient (de contrôler,
d’articuler volontairement) le niveau linguistique élémentaire, c’est précisément qu’elle se référait à un niveau
d’« inconscience », ou d’infra-conscience encore plus général, à ce que les phénoménologues appellent peut-être
la perception non (…) « thématisée ». (…) Je ne puis en effet me résoudre à admettre que l’idéal de la
systématisation soit bel et bien l’appauvrissement du matériau ; c’est (…) d’arrangement distinctif qu’il s’agit, ce
qui ne postule que des sélections momentanées ou locales, mais n’exclut pas, il s’en faut, la mise en œuvre d’une
diversité « matérielle » aussi grande que possible. C’est là un problème de composition. »
124
Nicolas Donin, Frédéric Keck
formuler l’hypothèse selon laquelle les oppositions que construit Lévi-Strauss seraient
d’abord pertinentes dans le champ anthropologique, en sorte que les réponses des musiciens
contemporains permettent de mesurer les difficultés à les déplacer dans le champ musical,
et révèlent de ce fait certains aspects des pratiques savantes implicites de l’anthropologue.
Cette hypothèse est déjà soulevée par la lecture des textes du premier tome des
Mythologiques consacrés à la musique, qui répartissent musique concrète et musique
sérielle des deux côtés de la double articulation nature/culture. Ce procédé est en effet
familier chez Lévi-Strauss, qui peut ainsi écarter de manière dialectique deux théories
anthropologiques opposées, en réservant toujours sa préférence à celle qui a privilégié le
pôle culturel sur le pôle naturel, faute d’avoir perçu le point où la culture s’ancrait dans la
naturalité. Ainsi, dans les Structures élémentaires de la parenté, Lévi-Strauss repousse les
explications naturalistes de la prohibition de l’inceste par le dégoût ou l’infécondité, autant
que les explications historicistes par le tabou porté sur le sang menstruel ou la pratique de
l’enlèvement des femmes, pour enraciner la prohibition de l’inceste dans l’exigence
originaire de l’échange. De même, dans Le totémisme aujourd’hui, il critique l’explication
naturaliste de Malinowski selon laquelle les espèces totémiques sont bonnes à manger, et
l’explication de Radcliffe-Brown selon laquelle elles correspondent à une organisation
sociale réelle, pour en faire des opérateurs de pensée et de résolution de problèmes. Ainsi la
musique sérielle aurait saisi davantage que la musique concrète le caractère culturel de la
musique, mais elle l’aurait radicalisé de façon volontariste, au lieu de saisir le point où la
musique ancre des sons culturels dans l’affectivité naturelle. Le problème est que la
musique sérielle et la musique concrète ne sont pas deux théories de la musique qui se
poseraient le même problème que Lévi-Strauss en y répondant moins bien, mais qu’elles
visent d’abord à produire de la musique d’une façon différente de la musique dont Lévi-
Strauss tente de faire la théorie. On ne peut donc appliquer à ces formes de musique des
oppositions qui opèrent pour Lévi-Strauss dans l’analyse de la musique classique.
On peut ainsi comprendre la critique qu’adresse Umberto Eco à l’analyse du Cru et le
cuit en opposant pensée sérielle et pensée structurale comme deux conceptions
radicalement différentes de la structure, la « pensée sérielle » étant finalement la seule à
pouvoir rendre compte de la productivité de la musique sur le modèle d’une « œuvre
ouverte ». Selon Eco, pensée sérielle et pensée structurale ne s’opposent pas comme une
forme particulière de musique à un programme de sciences humaines, mais comme deux
« attitudes culturelles », deux « visions du monde » 99 : alors que la pensée structuraliste
cherche les structures universelles sous-jacentes aux phénomènes culturels considérés
jusque-là comme irréductiblement différents, la pensée sérielle inaugure des modes de
production inouïs en prenant conscience du caractère culturel du système tonal considéré
jusque-là comme naturel. L’erreur de Lévi-Strauss est alors de considérer que la pensée
sérielle a perdu contact avec la naturalité, alors qu’il prend pour naturel ce qui n’est que la
culture musicale de son enfance : l’invention propre du sériel est selon Eco celle d’un
métalangage qui se passe du recours au langage privé et se base uniquement sur les règles
de la communication.
« Mais face à des cris d’alarme qu’on partage aussi rapidement (et cette sensation n’est-
elle pas celle qui saisit tout auditeur de musique sérielle, tout spectateur de tableau non-
figuratif ?) surgit un doute : la plainte du structuraliste – qui devrait être l’administrateur d’un
métalangage capable de parler de tous les langages historiques – est celle d’un survivant d’un
usage linguistique historiquement daté, incapable de se détacher de ses propres habitudes
communicatives, qui commet la grave erreur de prendre pour métalangage son propre langage
privé » 100.
99
ECO, 1971, 39.
100
Ibid., 51.
125
Revue d'Histoire des Sciences Humaines
La rédaction des Mythologiques, dans la forme qu’elles prennent pour le lecteur, est
indissociable de l’écoute de la radio comme flux continu de musique. La critique de la
musique concrète n’est qu’une façon d’écarter une démarche compositionnelle
incompatible avec sa culture musicale d’enfance au motif qu’elle reste prise dans la
naturalité. Distinguer musique concrète et musique sérielle à partir de l’opposition
nature/culture pourrait ainsi témoigner d’un malentendu sur le sens même de ces deux
démarches musicales, qui peuvent au contraire éclairer conjointement le type d’opération
intellectuelle qu’effectue Lévi-Strauss à partir de sa culture musicale. En effet, l’opposition
entre musique concrète et musique sérielle ne passe pas entre la nature et la culture, mais
entre un mode d’écriture de la musique fondé sur la médiation instrumentale et un autre
pensant par tensions formelles ; or cette opposition, si on la renverse sur les textes de Lévi-
Strauss, permet d’y lire des pratiques d’écoute singulières, intimement associées aux
pratiques savantes de l’ethnologue. L’opposition pertinente pour penser les rapports entre
musique concrète et musique sérielle n’est pas tant celle qui passe entre nature et culture,
que celle que fait Lévi-Strauss entre le bricoleur et l’ingénieur. Dans la composition du
texte des Mythologiques, Lévi-Strauss est plus proche du bricoleur schaefferien, agençant
des bouts de mythes amérindiens, des morceaux de musique écoutés à la radio, des extraits
101
LÉVI-STRAUSS, 1964, 13.
102
LÉVI-STRAUSS, ERIBON, 1990, 247.
126
Nicolas Donin, Frédéric Keck
de partitions musicales, que de l’ingénieur sériel, déployant toutes les possibilités d’une
combinatoire formelle posée abstraitement 103.
Cette hypothèse sur le déplacement d’oppositions du champ anthropologique au
domaine musical est corroborée par la lecture du Finale des Mythologiques. Lévi-Strauss y
reprend l’analyse de la musique pour se défendre contre les attaques de ceux qui n’en
voyaient pas la nécessité. Mais la lecture du contexte de cette analyse montre qu’il s’agit
surtout de défendre l’analyse structurale des mythes contre deux types de lecteurs : les
philosophes, qui lui reprochent de n’aboutir à aucun sens et de rester dans un formalisme
des transformations logiques, et les anthropologues, qui lui reprochent de ne pas montrer
comment les mythes fonctionnent dans des pratiques rituelles socialement situées. C’est
essentiellement à l’adresse des philosophes que Lévi-Strauss ajoute au trio mythe/
musique/langage, analysé dans l’Ouverture des Mythologiques, un quatrième terme, les
mathématiques, délimitant ainsi les quatre pôles du « champ des études structurales ». Les
mathématiques, qui avaient pourtant servi de modèle à l’analyse structurale de la parenté,
sont ici décrites comme « structures à l’état pur et libres de toute incarnation », afin de
répondre à l’accusation de formalisme venue des philosophes ; la langue apparaît alors
comme « doublement incarné dans le sens et le sens », tandis que la musique décolle du
sens et adhère au son, et que le mythe décolle du son et adhère au sens 104. Mythe et
musique sont donc compris comme deux façons inverses de décoller du langage, et les
mathématiques comme le point de fuite vers l’abstraction de ce double décollement. La
comparaison entre le mythe et la musique permet de répondre aux philosophes que
l’analyse structurale des mythes peut « adhérer au sens » sans que ce sens soit celui que lui
donne un sujet : c’est par la mise en relation des mythes entre eux que du sens apparaît,
comme la musique peut mettre en relation des sons indépendamment du sens que lui
donnent des auditeurs. La place d’un locuteur en qui sens et son coïncideraient est donc
tracée en creux de l’analyse structurale, comme ce vers quoi mythe et musique tendent, et
faute duquel ils seraient un pur formalisme mathématique.
Cette réflexion sur le locuteur comme sujet absent de l’analyse structurale permet
ensuite de répondre aux objections des anthropologues. Dans sa présentation extrêmement
critique de l’œuvre de Lévi-Strauss, Edmund Leach avait repris en conclusion les analyses
sur la musique dans Le cru et le cuit, pour montrer le caractère arbitraire des oppositions
binaires construites par Lévi-Strauss 105. Il lui reprochait de ne pas tenir compte des
transformations de la linguistique depuis Chomsky, qui permettait d’analyser les
compétences et performances des locuteurs. L’analyse des mythes doit en effet selon Leach
permettre d’analyser des performances rituelles qui utilisent les récits mythiques comme
103
Nous transposons ici le commentaire de Lévi-Strauss par Derrida dans « La structure, le signe et le jeu dans
le discours des sciences humaines » : « Si l’on appelle bricolage la nécessité d’emprunter ses concepts au texte
d’un héritage plus ou moins cohérent ou ruiné, on doit dire que tout discours est bricoleur. L’ingénieur, que Lévi-
Strauss oppose au bricoleur, devrait, lui, construire la totalité de son langage, syntaxe et lexique. En ce sens,
l’ingénieur est un mythe (…) produit par le bricoleur » (DERRIDA, 1967, 418).
104
LÉVI-STRAUSS, 1971, 578.
105
LEACH, 1970, 179 : « Les écrits de Lévi-Strauss font preuve d’une tendance croissante à affirmer en tant
que dogme que ses découvertes concernent des faits représentant des caractéristiques universelles du processus
inconscient de la pensée humaine. Au début, il se contentait de généraliser son schéma primaire, et d’interposer les
termes intermédiaires (ce qui va un peu plus loin que la trilogie hegelienne thèse-antithèse-synthèse) mais depuis
peu, il semble que le système entier tourne progressivement à une sorte de prophétie s’accomplissant elle-même et
incontrôlable parce que, par définition, irréfutable ».
127
Revue d'Histoire des Sciences Humaines
autant de ressources intellectuelles pour faire face à des situations problématiques 106. Lévi-
Strauss lui répond dans L’homme nu en reprenant la comparaison avec la musique :
« De divers côtés, mais surtout en Angleterre, on m’a accusé de réduire des expériences
intensément vécues par des sujets individuels à des symboles neutres d’un point de vue
affectif, comme ceux dont se servent les mathématiciens, alors que la pensée des peuples sans
écriture recourrait à des symboles concrets et tout imprégnés de valeurs émotives. C’est cet
écart, dit-on, que du point de vue où je me place, il serait impossible de surmonter. Les
considérations qui précèdent sur la nature de l’émotion musicale démontrent le contraire, mais
il reste à établir que le même type d’interprétation s’applique à des phénomènes davantage du
ressort des recherches ethnologiques, et surtout au rituel » 107.
La relation entre mythe et musique est donc une façon de déplacer sur un terrain où
Lévi-Strauss se sent plus familier (mais où il rencontre les musiciens et les musicologues)
la vexata quaestio des rapports entre rite et mythe, que ses collègues britanniques lui
adressent toujours sous la forme d’une opposition entre systèmes de représentations et
affectivité vécue, ou entre théorie et pratique. Dans le rituel, la musique peut en effet être
décrite comme ce qui agit sur l’esprit des participants, l’action en commun expliquant le
caractère génératif de la performance musicale. Dans la musique, répond Lévi-Strauss,
l’affectivité n’est pas la mise en action d’oppositions pensées, mais l’effet d’un décalage
entre des niveaux d’activité logique, le rite étant précisément le moment où cette diversité
logique est abolie au profit de la seule répétition des oppositions dans une performance. La
discussion se concentre sur la notion d’anxiété, considérée par les ethnologues britanniques
comme la source du rituel, puisque la complexité des gestes rituels est supposée répondre à
une situation vécue par les acteurs de façon problématique. L’analyse de la musique permet
à Lévi-Strauss de montrer que l’anxiété n’est pas une donnée première de l’analyse, mais
seulement un effet de la structure des relations logiques, puisque l’écoute de la musique
suscite l’angoisse lorsqu’elle ne parvient pas à saisir tous les aspects de l’œuvre en même
temps 108.
Cette discussion des rapports entre rite et mythe, si elle déplace à nouveau dans le
domaine musical des questions proprement anthropologiques, révèle aussi les pratiques
d’écoute de la musique telles que les Mythologiques les expriment : l’émotion musicale est
conçue comme une émotion fondamentalement passive, le récepteur se faisant le lieu de
passage d’une structure mythique qui l’excède radicalement, au lieu de participer
activement à sa production. Cette adoption non réflexive du modèle d’une écoute passive
rend le caractère productif de l’écoute impensable par le savant Lévi-Strauss, et l’accès à la
musique de son temps impraticable par le mélomane Lévi-Strauss.
128
Nicolas Donin, Frédéric Keck
hante les pages consacrées à la musique ; elle dessine le portrait en creux d’un auditeur
passif, radicalement séparé de la composition.
« - Vous avez dit un jour que vous auriez aimé être chef d’orchestre.
- Que, dans leur immense majorité, les hommes et les femmes soient sensibles à la
musique, émus par elle, qu’ils croient la comprendre ; et qu’une infime minorité seulement
soit capable de la créer, ce problème me hante. (...) Enfant, je rêvais d’appartenir à cette
minorité » 110.
L’écoute musicale telle que Lévi-Strauss la conçoit et la pratique consiste ainsi à tenter
de rejoindre la figure d’un compositeur qui reste toujours à l’horizon de l’écoute, sans que
quelque co-création soit possible. La structure musicale précède l’auditeur comme la
structure des mythes précède celui qui en entend le récit, mais le plaisir de l’écoute tient à
la tentative de la rejoindre tangentiellement.
« L’auditeur en tant que tel n’est pas créateur de musique, que ce soit par carence
naturelle ou du fait occasionnel qu’il écoute l’œuvre d’autrui, mais une place existe en lui
pour elle : c’est donc un créateur "en négatif", de qui la musique émanée du compositeur vient
combler les creux. (...) En rencontrant la musique, des significations flottantes entre deux
eaux émergent, et, faisant surface, s’agrègent les unes aux autres selon des lignes de force
analogues à celles qui déterminent déjà l’agrégation des sons. D’où cette sorte
d’accouplement intellectuel et affectif qui s’opère entre le compositeur et l’auditeur. L’un
n’est pas moins important que l’autre, car chacun détient un des deux "sexes" de la musique
dont l’exécution permet et solennise l’union charnelle » 111.
Malgré les métaphores érotiques utilisées dans ce passage étonnant, il ne faut pas
concevoir l’auditeur lévi-straussien comme strictement passif : le plaisir musical qu’il
éprouve est plutôt fondé sur le décalage entre ce qu’il anticipe de la structure et ce qu’il en
perçoit réellement, d’un décrochage entre son temps physiologique et le temps musical.
Plutôt que de passivité il faudrait parler d’anticipation déçue ou manquée, corrigée par des
moments de satisfaction. C’est en cela que la musique peut produire aussi bien les rires que
les larmes : l’auditeur passe par des moments d’anxiété et de frustration lorsqu’il sent que
de la structure musicale il n’entend que des fragments dépourvus de sens, et il éprouve un
soulagement, voire une joie, lorsqu’il sent qu’il atteint localement une certaine unité de
sens. Le silence qui produit la joie musicale à la fin de l’écoute reste donc
fondamentalement ambigu, puisqu’il est de façon indécidable une réconciliation ou une
suspension 112.
« Ce qui, dans l’audition musicale, suscite des pleurs de joie, c’est un trajet réellement
accompli par l’œuvre, et réussi en dépit des difficultés (telles seulement pour l’auditeur) que
le génie inventif du compositeur, son besoin d’explorer les ressources de l’univers sonore, lui
a fait amasser en même temps que les réponses qu’il leur donnait. Entraîné haletant dans ce
parcours, l’auditeur se trouve par chaque résolution mélodique ou harmonique, comme
envoyé en possession du résultat. Et n’ayant pas dû lui-même découvrir ou forger ces clefs
que l’art du compositeur lui fournit toutes faites au moment où il les attend le moins, tout se
passe comme si le trajet laborieux, parcouru avec une aisance dont, réduit à ses seules
ressources, l’auditeur se fût montré incapable, était, par faveur spéciale, mis pour lui en court-
circuit » 113.
110
LÉVI-STRAUSS, ERIBON, 1990, 245.
111
LÉVI-STRAUSS, 1971, 585.
112
BACHT (2001) se demande comment faire pour admettre la description par Lévi-Strauss de la fin du Boléro
comme résolution de la tension structurale qui constitue toute l’œuvre, lorsqu’on s’aperçoit que cette fin est un
dérapage ironique, une pirouette qui a, selon Bacht, pour principal effet de ne pas achever l’œuvre…
113
LÉVI-STRAUSS, 1971, 589.
129
Revue d'Histoire des Sciences Humaines
Cette conception de l’écoute musicale est aux antipodes de celle qui sous-tend la
musique sérielle, et explique sans doute en grande partie le malentendu entre Lévi-Strauss
et la musique contemporaine. Alors que Lévi-Strauss conçoit l’écoute comme une traversée
de la structure qui tente de rejoindre tangentiellement son unité à travers une forme de
réconciliation affective finale, la musique sérielle cherche une écoute qui fasse de la
rencontre avec de nouvelles structures l’occasion d’une réflexion. De ce fait, l’auditeur de
musique sérielle n’est plus passif ou en attente de remplissement, mais il participe à la
création musicale par l’attention qu’il apporte à ce qu’elle a de spécifiquement nouveau 114.
Le choc de la structure n’est pas l’attente d’une union entre l’auditeur et le compositeur,
mais l’occasion pour tous deux de tendre l’oreille.
À ce point, la référence à Schloezer nous permettra à nouveau de saisir la divergence
entre le structuralisme lévi-straussien et le structuralisme musical. Un passage de
l’Introduction à J.S. Bach semble condamner par avance le type d’écoute musicale dont
Lévi-Strauss se fait l’analyste, sinon le praticien :
« Convaincu qu’il lui prête toute son attention et s’en délecte, l’auditeur généralement se
contente de s’écouter ou plutôt de s’abandonner à une vague euphorie à la fois sentimentale et
sensuelle, traversée d’émotions fugaces, d’élans sans objets, d’impressions internes, d’images
qui le surprennent lui-même lorsque brusquement il lui arrive d’en prendre conscience et de
reconnaître jusqu’où l’ont entraîné ses rêveries. Ce qu’il goûte au fond, cet auditeur, ce n’est
nullement la musique : on pourrait dire qu’il aime la musique dans la mesure exacte où la
transposant tandis qu’elle s’écoule, il l’oublie pour le flux intérieur qu’elle déclenche en lui,
pour l’illusion d’un enrichissement, d’un accroissement et d’une liberté qui lui sont octroyés
gratuitement, à la seule condition de rester passif, de se laisser emporter ou "bercer" : le
moindre effort de concentration en effet, la moindre tension de sa part romprait aussitôt cette
trame fragile » 115.
114
Cf. SOURIS, 2000 (1955), 208-209 : « Ce que les sons ont perdu en énergie harmonique (c’est-à-dire
tonale), ils le regagnent dans d’autres "dimensions". Alors que la dimension harmonique se subordonnait toutes les
autres, chacune de celles-ci peut maintenant s’imposer la première et faire saisir un son principalement comme
court, comme fort, comme aigu ou lent, ou pincé, ou aussi naturellement comme fréquence. Dès lors peuvent
s’établir, tout au long de l’échelle audible, des multitudes de nouveaux rapports structuraux, qui exigent de
l’auditeur, privé de références préétablies, une activité créatrice incessante » (nous soulignons).
115
SCHLOEZER, 1979, 17-18.
116
Le modèle proustien est revendiqué : « Jamais, sans doute, le plaisir musical ne fut mieux décrit et analysé
que dans les pages d’Un Amour de Swann consacrées à la « petite phrase » et à la sonate de Vinteuil » (LÉVI-
STRAUSS, 1971, 586).
117
Schloezer parle de « l’auditeur qui, incapable d’accomplir la synthèse intellectuelle indispensable ou s’y
refusant par paresse, se cantonne dans une attitude passive, attend le choc » (ibid., 44).
130
Nicolas Donin, Frédéric Keck
ordinairement impossible la réflexion que doit susciter une œuvre nouvelle chez un auditeur
exercé. En effet, l’auditeur profane est beaucoup mieux placé pour comprendre une œuvre
musicale que l’auditeur cultivé puisqu’il ne cherche pas à retrouver dans la musique qu’il
écoute les formes dont il a l’habitude 118. C’est bien l’option contraire que prend Lévi-
Strauss en faisant appel, non comme auditeur mais comme auteur, aux référents formels
académiques auxquels il identifie « la musique » dans Le cru et le cuit : plus encore que le
compositeur qui, pour Schloezer, utilise les « schèmes formels (…) "sonate", "rondo",
"fugue" » non comme des formes définitives mais comme des canevas pour produire des
« systèmes organiques », Lévi-Strauss requiert ces mêmes plans en tant qu’ils sont les seuls
capables de donner forme à son projet en sortant l’écriture ethnologique de ses modes de
présentation habituels. Il y a donc une disjonction dans le rapport de Lévi-Strauss à la
musique entre une écoute passive et une pratique d’écriture créatrice. Nous poserons pour
finir que la référence à la partition, dans « La structure élémentaire des mythes » et dans le
Finale de L’Homme nu, est ce qui permet à Lévi-Strauss d’atténuer une telle disjonction, la
partition impliquant à la fois des modes de lecture et d’écriture de la musique.
118
Ibid., 52 : « (D)u fait même qu’il est imbu de certains principes, de certaines normes et attaché à des
méthodes dont il a expérimenté l’efficacité, du fait que sa mémoire est encombrée de formules mélodiques,
harmoniques, rythmiques, le musicien savant se trouve fréquemment beaucoup plus désorienté que le profane
devant une œuvre nouvelle, originale : l’ignorance du passé et de la grammaire musicale rend celui-ci disponible et
facilite son adaptation à l’inouï ».
119
Cette image provient d’un musicographe wagnerien français, Charles Malherbe, cité in CAMPOS, DONIN,
2005, 171 (nous nous appuyons plus largement sur cet article dans le présent développement).
131
Revue d'Histoire des Sciences Humaines
en série, enfin de les présenter sous la forme de tableaux dont un axe correspond au
déroulement chronologique de l’opéra et l’autre aux dénominations des familles de motifs.
Ces opérations analytiques, qui sous-tendent matériellement bien des services rendus « aux
autels du "dieu Richard Wagner" » (cf. supra) de la fin du XIXe siècle à nos jours, peuvent
être rapprochées de celles que pratique le savant Lévi-Strauss sur les mythes dans les
années 1950 et 1960.
Dans l’analyse du mythe d’Œdipe en 1955, Lévi-Strauss, reprenant un mythe bien
connu des lecteurs, montre que le récit linéaire peut être découpé en paquets de relation
présentés sur un double axe, vertical et horizontal, afin de rendre visible les oppositions
sémantiques sous-jacentes au récit 120. Cette coupure dans le flux du récit est seulement une
étape de l’analyse mythologique, pour laquelle le mythe d’Œdipe est un bon exemplaire de
démonstration : il faut encore reconstituer le sens sous-jacent du mythe à partir des
oppositions sémantiques disposées sur la partition. La démonstration de « La structure des
mythes » est présentée comme une « démonstration de camelot » 121 : si la lecture du mythe
en partition fonctionne pour le mythe d’Œdipe, elle doit fonctionner pour les mythes
amérindiens ; mais il s’agit à partir de cette présentation de retrouver le sens des mythes
amérindiens, qui était donné d’emblée dans le mythe d’Œdipe. Or de ce point de vue les
mythes amérindiens sont dans une situation inverse de celui d’Œdipe : la mise en partition
vise moins à casser le sens apparent du récit, qui manque immédiatement, qu’à reconstituer
un sens à partir de fragments. Le modèle de l’écoute musicale sert alors à pointer vers une
écoute des relations à partir de leur mise en visibilité synoptique. Compositeur, chef
d’orchestre et analyste se partagent les droits de lecture et d’action sur la partition
d’orchestre, tandis que le simple auditeur s’en tient au flux et à l’outil de navigation que
constitue la partition.
L’analyse du Boléro de Ravel dans L’Homme nu, confirme que Lévi-Strauss a, en tant
que mélomane wagnerien, conscience d’une relation possible entre le déroulement linéaire
du temps musical et une table de motifs récurrents. L’analyse musicale, qui vient compléter
une récapitulation de l’histoire de la musique dans sa relation avec le mythe, est d’abord
introduite comme une réfutation de Henri Pousseur sur son propre terrain, celui de la
technicité du musicien professionnel. Citant une description du Boléro par Pousseur 122,
Lévi-Strauss écrit : « Une telle description semble, en effet, étrangère à toute idée
raisonnable qu’on peut se faire de la musique et, dans le cas particulier, elle ne tient aucun
compte de la modulation qui surgit vers la fin du morceau et donne à l’auditeur le sentiment
(…) d’une réponse décivise à un problème obscur posé dès le début » 123. Le procédé de la
fugue, qui symbolise ailleurs la musicalité polyphonique des mythes 124, permet ici la
convertibilité d’un déroulement linéaire musical en une « mise en partition » analytique, le
Boléro se retrouvant dans la posture du mythe d’Œdipe : si connu qu’il n’est pas besoin de
120
Cf. LÉVI-STRAUSS, 1958, 243 : « Une partition d’orchestre n’a de sens que lue diachroniquement selon un
axe (page après page), de gauche à droite, mais en même temps, synchroniquement, selon l’autre axe, de haut en
bas. Autrement dit, toutes les notes placées sur la même ligne verticale forment une grosse unité constitutive : un
paquet de relations ».
121
Ibid., 244.
122
Cité par LÉVI-STRAUSS, 1971, 590.
123
Ibid. 590. Le Boléro constitue à ce titre le paradigme de l’œuvre musicale de la période XIXe-XXe siècle
distinguée par Lévi-Strauss : « (A)u moins pour cette période de la civilisation occidentale durant laquelle la
musique assume les structures et les fonctions du mythe, chaque œuvre doit offrir une forme spéculative, chercher
et trouver une issue à des difficultés constituant à proprement parler son thème ».
124
« Il semble bien que le moment où musique et mythologie ont commencé d’apparaître comme des images
retournées l’une de l’autre, coïncide avec l’invention de la fugue, c’est-à-dire une forme de composition qui, je l’ai
plusieurs fois montré (…), existe pleinement constituée dans les mythes » (ibid., 583).
132
Nicolas Donin, Frédéric Keck
le mettre en narration, si universel qu’une méthode valable pour lui sera forcément
reproductible sur un vaste corpus. Mais à la différence de celle du mythe, la linéarité
continue du Boléro est une singularité qu’il s’agit de comprendre comme telle ; l’analyste
s’y emploie en convoquant l’orchestration comme raison de la construction, permettant de
découvrir des séries d’oppositions qui s’ajoutent à celles mises en évidence dans l’image de
la fugue mise à plat, formant un « ensemble complexe d’oppositions, qui sont comme
emboîtées les unes dans les autres » 125, et qui se résorbe avec la modulation finale. De là,
on pourrait décliner à nouveau l’opposition entre « la musique » (de Lévi-Strauss) et la
« musique contemporaine » qu’il juge extérieure à la musique. L’opposition passerait alors
entre le temps narratif du wagnerisme susceptible d’être mis en tableau synoptique, et le
temps polyphonique du sérialisme qui, pour être intelligible par une analyse, doit être
déplié et linéarisé – ce qui fait de son déroulement non pas une résolution de la complexité
comme celle que Lévi-Strauss attend de la musique, mais bien plutôt une suspension du
temps manipulateur d’affects.
Cette relation entre temps musical et partition est liée pour Lévi-Strauss à la conception
de l’œuvre esthétique comme résolution d’un problème, l’espace de la partition permettant
de localiser où est le problème et ainsi de le résoudre. Rédigée avec l’aide de René
Leibowitz, l’analyse musicale de Boléro constitue à ce titre le fruit d’un dialogue qui a pu
s’apparenter à une composition musico-ethnologique à quatre mains :
« En écrivant Le Cru et le cuit, je suis tombé en panne : une transformation mythique, qui
me semblait indubitable, présentait une structure dont je ne trouvais pas d’équivalent musical.
L’hypothèse initiale exigeait pourtant qu’il y en eût une. J’ai soumis mon problème à René
Leibowitz, avec qui j’étais très lié. Il me répondit qu’à sa connaissance, une telle structure
n’avait jamais été employée en musique bien que rien ne s’y opposât. Quelques semaines plus
tard, il apporta une composition dédiée à ma femme et à moi, qu’il venait d’écrire selon les
lignes que j’avais esquissées » 126.
125
Ibid., 595.
126
LÉVI-STRAUSS, ERIBON, 1990, 244. Sur cette œuvre (Toccata pour piano, op. 62), cf. MEINE, 2000, 68.
L’ouvrage de Sabine Meine, consacré à Leibowitz, contient un chapitre sur les relations entre le musicien et
l’anthropologue (64-69).
127
LÉVI-STRAUSS, 1971, 594.
128
Cf. MEINE, 2000, 66.
129
« (V)ous savez que Berio a utilisé Le Cru et le cuit dans sa Sinfonia. Une partie du texte, récité,
accompagne la musique. J’avoue n’avoir pas su la raison de ce choix. Au cours d’une interview, un musicologue
m’a posé une question sur ce sujet. J’ai répondu que le livre venait de paraître et que le compositeur l’avait
probablement utilisé parce qu’il l’avait sous la main. Or, j’ai reçu il y a quelques mois de Berio, que je ne connais
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Bibliographie
ANSERMET E., 1989, Les fondements de la musique dans la conscience humaine et autres écrits
(édition critique faite par RAPIN J.J., (ed.)), Paris, Robert Laffont.
BACHT N., 2001, Enlightenment from afar. The structural analogy of myth and music according to
Claude Lévi-Strauss, Acta Musicologica, 73, 2, 1-20.
BENVENISTE E., 1974, Structuralisme et linguistique, in BENVENISTE E., Problèmes de linguistique
générale II, Paris, Gallimard, 11-28.
BOISSEAU J.Th., 2004, La question sans réponse, in IZARD M., (ed.), Lévi-Strauss, Paris, L’Herne,
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(CHENARD M., NATTIEZ J.J., (eds.)), Circuit. Musiques contemporaines (Souvenirs de Darmstadt.
Retour sur la musique contemporaine du dernier demi-siècle), 15, 3, 23-52.
BOULEZ P. 1963, Penser la musique aujourd’hui, Paris, Gonthier.
BOULEZ P. 1995, Points de repère, I. Imaginer, Paris, Christian Bourgois.
pas, une lettre fort mécontente. Il avait lu cette interview avec plusieurs années de retard et m’assurait que le
mouvement en question de sa symphonie offrait la contrepartie musicale des transformations mythiques que je
mettais en lumière. Il joignait le livre d’un musicologue qui en faisait la démonstration (David Osmond-Smith). Je
me suis excusé d’un malentendu imputable, disai-je, à mon incompétence musicale, mais je reste perplexe »
(LÉVI-STRAUSS, ERIBON, 1990, 244-245).
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Il note en 1999 que l’application de la démarche lévi-straussienne à la musique « aurait l’avantage d’inviter
à construire, parallèlement à l’impressionnant monument des Mythologiques un édifice comparable, montrant à
travers toutes les musiques connues chez l’homme et quelques autres espèces, un minimum de schèmes
permanents plus ou moins universels. Pour l’instant, je n’ai, sur ce terrain, édifié qu’une cabane (l’auteur fait
allusion à MÂCHE, 1983), et encore sans permis, fautes d’autorités compétentes pour le délivrer. Mais j’espère
qu’un jour le projet grandira, et qu’il pourra confirmer, à l’aide d’analyses aussi minutieuses que celles de Lévi-
Strauss, la profonde analogie, que cet auteur a revendiquée à juste titre, entre l’esprit mythique et la pensée
musicale, bien qu’il ait pris le risque de l’évoquer sans avoir pu faire le nécessaire travail de terrain » (MÂCHE,
2000, 414).
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Nicolas Donin, Frédéric Keck
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