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Lévi-Strauss et « la musique ». Dissonances dans le structuralisme

par Nicolas DONIN et Frédéric KECK

| Sciences Humaines | Revue d’histoire des sciences humaines

2006/1 - N° 14
ISSN 1622-468X | ISBN 2-912601-43-6 | pages 101 à 136

Pour citer cet article :


— Donin N. et Keck F., Lévi-Strauss et « la musique ». Dissonances dans le structuralisme, Revue d’histoire des
sciences humaines 2006/1, N° 14, p. 101-136.

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Revue d'Histoire des Sciences Humaines, 2006, 14, 101-136.

Lévi-Strauss et « la musique ».
Dissonances dans le structuralisme
Nicolas DONIN, Frédéric KECK

Résumé
Alors que Claude Lévi-Strauss a construit les Mythologiques sur le modèle de « la musique »,
et que les compositeurs de musique sérielle ou concrète ont fait référence au structuralisme, il
s'est produit un grand malentendu entre l'anthropologie structurale et la musique
contemporaine dans les années 1970. L'article expose les raisons de ce malentendu, en
proposant une hypothèse historique sur la constitution du structuralisme dans les champs de la
musicologie et des sciences humaines en France. Il retrace d'abord les moments de formation
de ce paradigme dans les deux domaines, en soulignant ses aspects collectifs et
institutionnels, ainsi que ses remises en causes internes et ses itinéraires individuels ; c'est en
effet au moment où Lévi-Strauss remet en question le structuralisme computationnel de ses
premiers travaux en recourant à sa propre culture musicale qu'il critique la musique
contemporaine pour son volontarisme collectiviste. L'article propose ensuite une lecture des
textes de Lévi-Strauss consacrés à la musique, en vue d'éclairer les réactions des musiciens et
musicologues qui les ont discutés : sont alors dégagées des pratiques de pensée et des
pratiques d'écoute qui, formées dans d'autres champs intellectuels ou culturels que celui des
musiciens contemporains, ne peuvent se rencontrer. Ce constat d'échec débouche cependant
sur une hypothèse au sujet des pratiques musicales qui ont rendu possible le structuralisme,
notamment à partir du modèle synoptique de la partition comme mise en visibilité de
différences senties.

Mots-clés : Claude Lévi-Strauss – Structuralisme – Partition – Culture musicale – Pratiques


d'écoute – Double articulation.

Abstract : Lévi-Strauss and « la musique ». Dissonances within Structuralism


Although Claude Lévi-Strauss has constructed his Mythologiques on the model of « la
musique », and even if composers in serial or concrete music have made references to
structuralism, a great misunderstanding occured in the 1970's between structural
anthropology and contemporary music. This article explains how and why this
misunderstanding took place, through a historical hypothesis on the constitution of
structuralism in the fields of musicology and human sciences in France. It traces first the
moments of formation of this paradigm in these two domains, stressing its collective and
institutional aspects, as well as its inner criticisms and individual itineraries ; indeed, it is
when Lévi-Strauss casts a doubt on the computational structuralism of his first work and uses
his own musical culture that he criticizes contemporary music for its collectivist voluntarism.
The article then proposes a reading of the texts that Lévi-Strauss dedicated to music, so as to
cast a light on the reactions of musicians and musicologists who discussed them ; it tries to
show practices of thinking and practices of listening which, being formed in other intellectual
or cultural fields than that of contemporary musicians, cannot produce an encounter. This
failure once noted and partially explained, the article proposes an hypothesis on musical
practices that have made structuralism possible, particularly on the synoptic model of the
musical score as putting into visibility the differences that are affectively perceived.

Key-words : Claude Lévi-Strauss – Structuralism – Musical Score – Musical Culture –


Practice of Listening – Double Articulation.
Revue d'Histoire des Sciences Humaines

« C’est sans nul doute avec Wagner que la musique a pris


conscience d’une évolution qui lui faisait assumer les
structures du mythe ; et c’est à partir de ce moment aussi que
l’art du développement piétine et s’essouffle, dans l’attente du
renouveau des formes de composition qui apparaîtra chez
Debussy. Prise de conscience où l’on peut voir l’amorce,
sinon la cause même d’une autre étape, où il ne va plus rester
pour choix à la musique que d’évacuer à son tour les
structures mythiques, désormais disponibles pour que, sous la
forme d’un discours sur lui-même, le mythe accède enfin à la
conscience de soi. Un rapport de corrélation et d’opposition
existerait alors entre mon entreprise de récupération des
mythes et celle de la musique contemporaine qui, depuis la
révolution sérielle, se serait au contraire définitivement
détachée d’eux, par une recherche de l’expression conduite au
détriment de la signification, et par un parti pris radical
d’asymétrie » 1.

Dans les Mythologiques, tétralogie inspirée de Wagner et dédiée « à la musique »,


Claude Lévi-Strauss salue la rencontre du structuralisme par la musique comme conscience
de soi de la pensée mythique. Au même moment, des musiciens et musicologues
(Pierre Boulez, Luciano Berio, Karlheinz Stockhausen, Boris de Schloezer…) promeuvent
une esthétique musicale structuraliste révoquant, en un geste moderniste, le passé mythique.
Il n’y a pourtant guère en commun entre ces revendications structuralistes dans les années
1960. Cette non-coïncidence a produit un grand malentendu entre Lévi-Strauss et la
musique contemporaine, dont les conséquences se font encore sentir aujourd’hui à la fois
dans le discours des musicologues et dans celui des anthropologues.
Nous nous proposons de montrer, par une analyse historique, que ce malentendu
s’explique par un décalage temporel et esthétique. Lévi-Strauss s’appuie dans les années
1960 sur une expérience de mélomane forgée dans les années 1930, pour dépasser d’une
part le modèle mathématique et pictural de l’analyse structurale des années 1950, et pour
ancrer d’autre part la mythologie dans une naturalité et dans une affectivité potentiellement
universelles ; tandis que le structuralisme musical vise à générer de façon collective et
extrêmement volontariste des règles et des œuvres, dans la période de foisonnement
artistique des années 1950, par réaction à une époque du goût – celle de l’entre-deux-
guerres – qui est précisément celle au cours de laquelle Lévi-Strauss a forgé ses catégories
esthétiques. Il ne s’agit donc pas ici de prendre les analyses de Lévi-Strauss à la lettre,
comme si elles devaient dire ce qu’est et ce que doit être la musique – l’anthropologue
apparaissant aujourd’hui trop souvent comme un expert général pouvant départager ce qui a
du sens et de ce qui n’en a pas – ni de donner raison aux critiques formulées par les
musiciens taxant de réactionnaire Lévi-Strauss – ce qui serait prendre parti dans le champ
musical lui-même, structuré par la polarité de la réaction et du progrès. Il s’agit plutôt
d’analyser des usages différents du structuralisme dans un ensemble institué de pratiques
lettrées et de pratiques d’écoute, qui se sont formées à des moments différents du temps
historique. Nous cherchons ainsi à contribuer à une histoire des sciences humaines qui soit
l’occasion d’une réflexivité pour ces sciences elles-mêmes, en prenant un recul historique

1
LÉVI-STRAUSS, 1971, 584.

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Nicolas Donin, Frédéric Keck

par rapport aux grandes déclarations de conscience de soi du structuralisme, afin d’analyser
les décalages et les dissonances dans la revendication d’un tel programme, et d’en
comprendre à la fois l’héritage historique et les impasses épistémologiques.
Les historiens du structuralisme 2 omettent généralement les musiciens et les
musicologues dans leurs travaux, et partent le plus souvent de la linguistique ou de
l’anthropologie, voire des mathématiques, pour rayonner vers d’autres domaines. Cette
omission pourrait à la rigueur s’expliquer par l’absence apparente de liaison entre les
productions musicales et celles des sciences humaines, ainsi que des espaces dans
lesquelles elles se manifestent – s’il n’y avait pas eu pourtant quelques vifs échanges pour
attirer l’attention générale, notamment les réponses d’Umberto Eco et de Henri Pousseur à
Lévi-Strauss. Elle tend à occulter ainsi le fait que le structuralisme n’était pas seulement un
programme savant et textualiste, mais aussi un ensemble de productions artistiques et de
pratiques d’écoute. Pour comprendre que le structuralisme constitue la scène sur laquelle se
croisent Lévi-Strauss et les musiciens dans les années 1960, il faudra donc rappeler ce que
pouvait signifier ce programme pour chacun des acteurs. Plutôt qu’un structuralisme unifié
qui serait le lot commun de deux groupes d’acteurs – et qui se résumerait alors à un vague
projet formaliste – l’histoire de chacun des groupes d’acteurs révèle ce que l’on peut
appeler des moments structuralistes, qui redéfinissent le sens des notions de structure et de
forme en fonction des problèmes théoriques et pratiques rencontrés lors du travail de
recherche. C’est en ressaisissant l’équivoque sur le sens du programme structuraliste autour
de laquelle s’est produite la non-rencontre entre l’anthropologie structurale et la musique
contemporaine, que l’on pourra lire les textes de Lévi-Strauss explicitement consacrés à la
musique, et les réponses que leur ont données les musiciens.

I - Moments structuralistes en musique et en anthropologie

La fabrique collective d’un structuralisme musical autour de 1950

Dans les années d’après-guerre, la scène musicale française est progressivement


dominée par des débats, souvent polémiques, impliquant plusieurs compositeurs encore peu
connus ou inconnus (les plus âgés sont nés quelques années avant la Première Guerre), dont
le travail se construit par ruptures apparentes avec les démarches de la première moitié du
siècle : Olivier Messiaen et son esthétique reliant systématiquement techniques originales
de composition et auto-exégèse religieuse et poétique ; Pierre Schaeffer promouvant, sur les
ondes et ailleurs, une « musique concrète » à base d’agencements de sons captés au
microphone ou produits par l’expérimentation de technologies du studio radiophonique ;
Pierre Boulez inventant, pour saper les fondements expressifs de la musique tonale et
modale, un nouveau dodécaphonisme. Radicalisant la « méthode de composition avec
douze sons n’ayant de rapports qu’entre eux », qui était la doctrine de Schoenberg dans les
années 1920-1930, Pierre Boulez, Luigi Nono, Karlheinz Stockhausen et bientôt beaucoup
d’autres (on parlera plus tard de la « génération de 1925 », relativement à la date de
naissance d’une bonne partie d’entre eux), retiennent de l’organicisme de l’École de Vienne
l’idée de déduire la totalité du matériau déployé dans une œuvre à partir d’un germe. Le jeu
des transformations contrapuntiques d’une série ordonnée de plusieurs notes permet de
générer de vastes ensembles de séries apparentées par transposition, renversement,
rétrogradation, rétrogradation renversée. La maîtrise de cette combinatoire passe par la
confection de tables présentant des familles de séries, de matrices permettant de combiner

2
Cf. DOSSE, 1992 ; MILNER, 2002.

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Revue d'Histoire des Sciences Humaines

deux séries, d’opérations de calcul définissant les relations entre éléments. L’accent mis par
les compositeurs sériels sur la formalisation des éléments constitutifs d’une œuvre et de
leur relation apparaît dans les titres d’œuvres : de l’anonymat paradoxal d’un genre
surexposé (Première sonate pour piano (1946), Deuxième sonate (1946-1948)), Boulez en
vient ainsi bientôt au premier livre de Structures (pour deux pianos, 1951-1952), dont les
notes et leur enchaînement proviennent essentiellement de la déclinaison, à travers chacun
des paramètres manipulés par la notation musicale occidentale moderne (hauteur, intensité,
durée, attaque, timbre), d’une même série initiale de douze notes – celle-là même que
Messiaen avait utilisée dans son œuvre expérimentale Mode de valeurs et d’intensités
(1949), dont le statut d’œuvre de référence du « sérialisme intégral » se trouvait ainsi
ratifié. Pendant les quelques années que dure la pratique de ce sérialisme radical, les
compositeurs concernés sont engagés dans une course à la formalisation et à la
mathématisation de leurs techniques d’écriture, ce qui signifie aussi une importance
nouvelle donnée à la préparation du matériau de la composition.
Les objets musicaux ainsi produits sont littéralement inouïs, accélérant la séparation
entre le monde de ce qui va devenir la musique contemporaine et le reste du continent
musical tonal (au sens le plus large) perpétué par les concerts, les disques, la radio, les
musiques de film, ainsi que par un certain nombre de compositeurs contemporains réticents
à la démarche de table rase. L’effet des nouvelles œuvres sérielles ne fonctionne cependant
que parce qu’il invente une façon jusqu’alors impensable de faire sonner les instruments les
plus usuels, les plus chargés d’histoire : le laboratoire de Boulez, de Goeyvaerts ou de
Stockhausen autour de 1950, c’est le piano (sans parler de son altération matérielle par
Cage, introduit à Paris par Boulez) ; la conquête de Nono et Boulez au début des années
1950, c’est le grand orchestre avec voix soliste et/ou chœur 3. De même, les lieux de
diffusion de la musique sérielle sont proches des lieux et pratiques traditionnelles de la
musique moderne : salon de mécène (Suzanne Tézenas pour Pierre Boulez), concert public
éventuellement radiodiffusé, festival, association de concerts. En revanche, les conditions
de la genèse de ces œuvres en diffèrent de façon significative : la production de la pensée
musicale et de l’outillage compositionnel donne lieu à une mutualisation systématique et
critique à travers des revues (en France Contrepoints et Polyphonie, puis La Revue
Musicale) et des points de rencontre internationaux, principalement la classe de Messiaen
au Conservatoire de Paris (où viennent à la fois des étudiants du conservatoire et des
auditeurs libres, français et étrangers) et les cours d’été de Darmstadt. Ces lieux et ces
organes précipitent la généralisation du sérialisme comme notion de référence de
l’esthétique musicale d’avant-garde.
Darmstadt symbolise à maints égards cette émulation. Les Ferienkurse für Neue Musik
(cours d’été consacrés à la musique nouvelle) y sont fondés en 1946 par un critique musical
hessois, avec l’aide de l’administration américaine, dans le but de former à la musique la
plus avancée la génération de musiciens éclos sous le IIIe Reich. La jeunesse et le
cosmopolitisme des participants aux cours d’été de l’âge d’or de Darmstadt (1948-1963),
souvent soulignés par les historiens de ce mouvement, sont le fruit d’une politique
volontariste des organisateurs 4. En outre, de l’unité de temps et de lieu de ce
rassemblement de personnalités dispersées découle le caractère collectif de l’élaboration
théorique qui y a lieu. Cette élaboration collective procède par mise en commun des

3
Les essais d’utilisation par ces compositeurs des technologies modernes d’enregistrement et de manipulation
du son, ouvertes à de nouvelles pratiques musicales par Pierre Schaeffer aux studios de la radiodiffusion française,
seront considérés de part et d’autre (dans le camp « sérialiste » et dans le camp de la « musique concrète ») comme
des échecs ou des semi-échecs.
4
Cf. DONIN, 2005b.

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Nicolas Donin, Frédéric Keck

expériences (chaque compositeur apporte ses partitions et ses idées les plus récentes),
distinction sur la base de l’innovation (les compositeurs les plus renommés et les plus
primés sont ceux qui avancent le plus vite dans la mise au point d’un langage musical
nouveau susceptible d’inclure ou de périmer tous les autres), accès collectif à l’information
(beaucoup d’œuvres nouvelles sont exécutées pendant le festival, les partitions sont
consultables à l’Internationales Musikinstitut Darmstadt), répercussion des résultats (les
participants aux cours d’été sont souvent aussi des informateurs privilégiés pour leurs
compatriotes et confrères).

Références scientifiques du sérialisme.


Démarche expérimentale de la musique concrète

Ce n’est pas un hasard si cette organisation évoque le fonctionnement collectif du


travail scientifique : plusieurs sciences, expérimentales ou non, fournissent alors aux
compositeurs l’essentiel de leurs références lexicales et conceptuelles non artistiques
– physique, mathématique, acoustique, psychoacoustique, linguistique, théorie de
l’information. Un exemple caractéristique en est donné, dans la théorie comme dans la
pratique sérielles, par la décomposition du son en « paramètres ». Comme l’a relevé Morag
J. Grant, le terme de « paramètre » lui-même provient de débats mathématiques et
acoustiques ; il est probablement appliqué à la musique sous l’influence de Werner Meyer-
Eppler 5, physicien et phonéticien, pionnier de la théorie de l’information en Allemagne,
dont le rôle est essentiel dans la fondation du studio de musique électronique de la radio de
Cologne, ainsi que dans l’initiation de Stockhausen à ces nouvelles théories et
technologies 6. L’idée de définir dès le début de la composition, au moyen de la série, des
relations formalisables entre les évolutions des différents paramètres, constitue l’un des
enjeux essentiels des débats autour de 1950, permettant le passage d’un sérialisme pour
ainsi dire hyperexpressioniste, usant d’une combinatoire locale (Sonatine pour flûte et
piano de Boulez), au sérialisme intégral (Polyphonie X de Boulez, Klavierstücke I-IV de
Stockhausen) tendant à une manipulation fonctionnelle des relations entre paramètres. La
dimension strictement expérimentale de la musique sérielle est cependant minimisée par ses
promoteurs : si Polyphonie X ou Structure Ia ont souvent été décrites par Boulez comme
des tentatives tendant à l’automatisation de la composition, cela leur a aussi conféré un
statut particulier par rapport aux autres œuvres de l’époque – ni la partition ni
l’enregistrement de Polyphonie X n’ont été publiés et les exécutions du Deuxième livre de
Structures (1956-1961) ont été privilégiées par rapport à celles du Premier.
La musique concrète, autre paradigme de la recherche musicale au début des années
1950, a été quant à elle bien plus délibérément expérimentale. Elle l’était d’autant plus
constitutivement qu’elle émanait d’une rupture avec le même circuit traditionnel de
production et de diffusion des œuvres musicales qui incitait les musiciens de la mouvance
sérielle à produire des œuvres achevées pour des instrumentariums institutionnalisés. Ainsi
Pierre Schaeffer résume-t-il, près de vingt ans après la fondation de son Groupe de
recherches sur la musique concrète au sein de la Radiodiffusion française, la raison d’être

5
Cf. GRANT, 2001, 62.
6
M.J. Grant insiste d’ailleurs sur l’importance de la pensée paramétrique pour la production de configurations
sonore inouïes : « The serial practice of treating musical objects as divisible (…) into the parameters pitch,
rhtyhm, duration, timbre, (…) need not be chastised on the grounds of abstraction alone ; it is precisely in the
working through of such seeming contradictions that serial music finds its character, and the very un
predictability of parametral working is of enormous significance, both aesthetically and aurally, for our
understanding of serial music » (GRANT, 2001, 62).

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Revue d'Histoire des Sciences Humaines

de ce dernier : « (L’)apport essentiel (de la musique concrète) est autrement important que
l’invention technique d’une part, le répertoire des œuvres de l’autre. Il apparaît ici et là à
travers l’une et l’autre, suggère une façon novatrice d’aborder le phénomène musical, en
théorie comme en pratique. Il rompt avec les idées reçues, joint le faire à l’entendre,
équilibre l’abstrait par le concret, associe à la démarche artistique de création la discipline,
sans doute encore mal aperçue, d’un nouveau mode de connaissance » 7. Les références
théoriques de ce dernier, telles qu’exposées dans le Traité des objets musicaux en 1966 8,
diffèrent considérablement de celles des sériels : alors que ces derniers tirent leurs concepts
de référence des sciences « dures » ouvertes à la mathématisation et à la computation,
Schaeffer s’appuie sur une lecture de Husserl pour développer la notion et la pratique de
l’« écoute réduite » 9, et ne considère les éléments d’acoustique, de traitement du signal, etc.
qu’en tant qu’ils sont mis en jeu dans la maîtrise technique et musicale des technologies du
studio radiophonique. L’opposition entre musique sérielle et musique concrète, accentuée
par la rapide constitution des deux partis en camps ennemis, sera structurante pour cette
période, à travers différentes formulations : construction rigoureuse contre bricolage
hasardeux selon Boulez, démarche abstraite contre démarche concrète selon Schaeffer ; et
plus tard, écriture contre composition sur support, théorie axée sur la poétique contre
recherches empiriques sur l’écoute, pensée numérique contre pensée analogique…

L’écoute sans sujet ?


Une théorie sous-jacente du structuralisme musical

L’opposition tranchée entre musique sérielle et musique concrète dans les manifestes
théoriques a tendu à effacer la référence commune à un modèle de l’écoute dégageant
l’objet sonore de ses conditions d’émission et mettant en lumière sa structure interne. Or,
c’est précisément par ce point d’entrée que s’ouvrait le principal traité de musique des
années d’après-guerre : Introduction à J.S. Bach. Essai d’esthétique musicale de Boris de
Schloezer 10 (1947). Il vaut la peine de s’arrêter sur cet ouvrage, puisqu’il a contribué de
façon décisive, avant les premières théorisations des compositeurs sériels, à l’émergence
d’une pensée structuraliste de la musique centrée sur les aspects formels de l’œuvre et des
techniques de composition. Lire sous cet angle l’Introduction de Schloezer permet de
préciser certaines options prises ou envisagées par les compositeurs, mais non

7
SCHAEFFER, 1967, 8.
8
SCHAEFFER, 1966.
9
Un autre musicien instrumentalise à la même époque la phénoménologie, cette fois comme l’occasion d’une
spéculation sur la suprématie de la musique tonale telle qu’elle culmine avec Stravinsky, et sur l’impossibilité
esthétique d’une musique atonale : il s’agit du chef d’orchestre Ernest Ansermet, lié aux avant-gardes des années
1910 et 1920, fondateur de l’orchestre de la Suisse romande, et auteur en 1961 d’une somme sur Les fondements
de la musique dans la conscience humaine (ANSERMET, 1989), mise en chantier dès 1943 et en discussion dès le
début des années 1950 (cf., par exemple, le vif échange rapporté par Boulez en mai 1951 : « Je me suis engueulé
hier et aujourd’hui avec Ansermet. Qui a besoin de toute la phénoménologie – prise à rebours d’ailleurs, car il part
de l’essence d’un intervalle privilégié de quinte pour aboutir à l’existence des intervalles en général – pour couvrir
sa position réactionnaire contre la musique contemporaine », BOULEZ-CAGE, 1990, 145). On retrouve ici dans le
champ musical l’opposition entre phénoménologie et sciences humaines qui structure le champ des sciences
humaines dans les années 1960.
10
Il a souvent été souligné – et Schloezer s’en explique dans sa Préface (11-12) – que, sous couvert de traiter
de l’œuvre de Bach, l’Introduction expose un théorie générale de la musique dont l’œuvre de Bach n’est que le
corpus de référence. Sur Schloezer, cf. COLLECTIF, 1981. Cf. également, dans le présent volume, les relations entre
Schloezer et Schaeffner (article d’Olivier Roueff).

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Nicolas Donin, Frédéric Keck

nécessairement systématisées par eux étant donné leur investissement dans la théorisation
de leurs propres techniques compositionnelles.
Dès les premières pages dénonçant l’écoute musicale inconsistante de la majorité des
auditeurs 11, Schloezer exige de l’amateur de musique une éthique de l’accès cognitif à la
musique : « (L)a popularité de l’art sonore, son immense diffusion se trouvent fondées
finalement sur une méconnaissance de sa vraie nature, et l’amour qu’on lui porte tient à un
grave malentendu. Ce malentendu dissipé, la musique apparaît le plus austère de tous les
arts, celui qui impose à ses fervents un effort particulièrement dur, une activité
soutenue » 12. Il introduit à cette occasion l’opposition entre deux termes qui deviendront
des concepts centraux du livre : « avant de "vivre" la musique et pour la "vivre", il faut la
"comprendre" » 13. Par « comprendre », l’auteur entend un effort d’attention à « tel système
de sons » pour lui-même, « sans nul retour sur ce qui se passe en moi, sans nulle
complaisance pour mes attitudes mentales » 14 ; il s’agit de saisir l’unité d’une « série
sonore » (dans les années 1940 pendant lesquelles le livre est écrit, ce mot n’a pas encore la
signification technique spécifique qui sera bientôt la sienne), afin de la comprendre
(Schloezer en appelle à « l’acception stricte, étymologique, du mot) comme "un système
complexe de rapports qui s’interpénètrent mutuellement" » 15. Ce qu’on écoute ainsi, c’est
une structure à laquelle on s’adonne : l’auteur parle d’« extase (…) équilibrée », condition
du véritable plaisir esthétique – « (o)n n’est ému "musicalement" que par une chose que
l’on a reconstruite, à laquelle on a collaboré » 16.
Schloezer congédie la décomposition de la musique en « éléments » dans les théories
musicales traditionnelles, au profit d’une distinction entre les dimensions paramétriques
inhérentes à la nature physique des sons, et des vues partielles sur l’organisme musical :
« dans le domaine de la musique nous n’avons pas affaire à trois ordres de rapports sonores
– rythmiques, harmoniques, mélodiques – mais à des systèmes de rapports d’intensité, de
durée, de hauteur et de qualité ou de timbre (ceux-ci conditionnés par la constitution même
des sons), qui se présentent à nous sous trois aspects différents – rythmique, harmonique,
mélodique, selon le point de vue auquel nous nous plaçons » 17. Entre ces deux pôles, l’un
paramétrique a priori, l’autre aspectuel, la structure musicale peut être décrite comme
l’emboîtement de systèmes « composés » et « organiques », opposés aux systèmes
« additifs ». La catégorie d’ensemble « additif » ou « mécanique » est définie comme une
juxtaposition d’objets hétéroclites, impliquant une notion « faible » de forme musicale. La
catégorie d’ensemble « composé » désigne un système régi par une loi explicite ou
explicitable (par exemple une échelle cohérente de hauteurs), ce qui l’élève au-dessus de la
simple collection additive 18. Mais ces systèmes ne peuvent remplir leur rôle que s’ils sont
« étroitement intégrés à d’autres systèmes », cohérents mais non formulables : « Une forme
musicale, de même qu’une forme poétique ou plastique, est singulière, individuelle ; elle est
la forme précisément de cette matière et n’existe que par rapport à celle-ci ; de même que

11
« Convaincu qu’il (prête à la musique) toute son attention et s’en délecte, l’auditeur généralement se
contente de s’écouter ou plutôt de s’abandonner à une vague euphorie (…) » (SCHLOEZER, 1979, 17).
12
Ibid., 19.
13
Ibid., 20.
14
Ibid., 33.
15
Ibid., 34.
16
Ibid., 45.
17
Ibid., 153.
18
« Tandis que l’unité de l’ensemble mécanique est toujours concrète, puisqu’elle est le résultat de la
conjonction en un certain lieu, en un certain temps de certains éléments, l’unité du système composé étant
préconçue et imposée à l’ensemble du dehors, présente un caractère abstrait ; elle peut donc s’exprimer en termes
généraux, elle peut être réduite à une formule » (SCHLOEZER, 1979, 97).

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Revue d'Histoire des Sciences Humaines

cette matière musicale ou poétique, ou plastique est toujours et uniquement la matière


précisément de cette forme. Les systèmes de ce type convenons de les appeler
"organiques" » 19. C’est à ce point que la notation musicale moderne est fondée en droit :
irréductible à des formules, elle est le lieu de l’immanence de l’œuvre : « (u)ne mélodie,
une phrase musicale ne peut être que symbolisée, figurée ; et c’est à cette symbolisation que
servent les signes qu’utilise la notation musicale » 20. Les phénomènes musicaux doivent
donc trouver leur raison à l’intérieur de cet espace, et non dans une extériorité telle que leur
genèse historique ou psychologique. Si l’œuvre se déroule dans le temps, sa structure y
échappe : « dans la perspective où je me place, celle de la structure, les parties, les membres
sont le produit du tout, la multiplicité et la diversité sont engendrées par l’unité (non pas
dans le temps, je le répète, mais logiquement) » 21.
Cet acharnement à isoler la structure de sa genèse peut s’expliquer par la volonté de
sortir l’esthétique musicale de l’anecdote biographique dont la presse musicale avait
abreuvé ses lecteurs depuis le XIXe siècle, fournissant une masse hétérogène d’éléments
parmi lesquels était censée se trouver la causalité de la qualité musicale des œuvres. En
internalisant cette causalité dans la structure, Schloezer ne dissout pas purement et
simplement la question de la biographie, ni l’importance des circonstances de la
composition ; au contraire, il développe même des thèses sur l’effet des contraintes socio-
historiques sur l’activité créatrice, et fait de la personnalité du musicien le produit de la
création de systèmes organiques, ce qui suppose de distinguer la factualité empirique de la
subjectivité individuelle, ouvrant ainsi à l’analyse de la fonction auteur 22. Les circonstances
de production, et en particulier la stylistique, demeurent essentielles en tant qu’elles
déterminent ce que Schloezer appelle la « composition », procédant par codes, genres,
techniques définies. Mais l’invention musicale réside dans le passage de la composition à
son intégration au sein d’un système organique : l’œuvre apparaît comme la concrétion
singulière résultant de la coproduction d’un jeu de contraintes techniques et d’un « moi
mythique » (théorie qui sera reprise à destination de la critique littéraire et débattue avec
Georges Poulet dans les années 1950 23, mais qui a été élaborée dans l’entre-deux-guerres à
partir de réflexions sur Stravinsky, Gogol ou Schubert).
« Nous voici donc amenés à élargir la notion d’activité créatrice en assignant à celle-ci
une double fonction : son rôle ne consiste pas uniquement à engendrer un système organique
mais encore à produire conjointement l’auteur même de ce système, celui qui s’y trouve
immédiatement présent.
Si l’œuvre musicale est psychologiquement parlant une histoire, une aventure interne, le
sujet de cette histoire, le héros de cette aventure ce n’est point l’homme naturel, un certain
Jean-Sébastien Bach, un certain Franz Schubert, c’est un être qui n’a d’existence que sur le
plan esthétique, c’est un "moi" artificiel : je l’appellerai mythique et son histoire un mythe, ce
qui ne signifie pas que cette histoire soit mensongère mais qu’elle ne fait autre chose que
d’interpréter psychologiquement un processus qui s’accomplit dans le milieu sonore, que
l’aventure, disons "sentimentale", n’est que la transcription d’une aventure "technique". En ce
sens elle est fictive » 24.

19
Ibid., 98.
20
Ibid., 99.
21
Ibid., 115.
22
Cf. ibid., 397-399.
23
En particulier lors de colloques à Royaumont (au début des années 1950) et à Cerisy (cf. en particulier
SCHLOEZER, 1968). Cf. Poulet pour un commentaire du « moi mythique », que Schloezer qualifie ailleurs de « lieu
de passage où la réalité prend musicalement corps » (en 1923), voire de « lieu géométrique » (en 1969).
24
SCHLOEZER, 1979, 413-414. Une telle analyse appelle une comparaison avec le célèbre début du Finale de
L’Homme Nu concernant le sujet de l’analyse structurale des mythes : « lieu insubstantiel offert à une pensée
anonyme, afin qu’elle s’y déploie, prenne ses distances vis-à-vis d’elle-même, retrouve et réalise ses dispositions
véritables et s’organise eu égard aux contraintes inhérentes à sa seule nature » (LÉVI-STRAUSS, 1951, 559).

108
Nicolas Donin, Frédéric Keck

Parti d’une éthique de la cognition musicale (« comprendre » la musique), le


structuralisme schloezerien aboutit à une autonomisation radicale de la musique, émancipée
d’un ensemble de déterminations matérielles qui l’entourent sans pouvoir en rendre raison.
La doctrine est en ce sens antiphénoménologique : cette émancipation est tendue vers la
plus grande abstraction, au point que la notation musicale elle-même, bien que définitoire
en ce qui concerne les « systèmes organiques », est distinguée de son milieu technique
(instruments de musique, types de partitions…) 25. Que cette opposition soit ou non l’effet
direct de la condition muséale de musiques extra-européennes réduites à leur
instrumentarium 26, il n’en reste pas moins qu’elle ne se contente pas de minorer
l’importance du medium technique de la musique : elle définit l’essence de la musique par
sa répudiation de l’instrumentalité.
On ne saurait voir simplement dans ces thèses un manifeste structuraliste : si le lexique
– « structure », « système de rapports », « série sonore »… –, les domaines de référence
(comparaisons fréquentes avec le langage, allusions mathématiques) ou les raisonnements
peuvent être dits structuralistes, c’est tout d’abord parce qu’ils étaient solubles dans le
structuralisme – en particulier dans celui, également organiciste et attaché à la notion
d’œuvre, des musiciens sériels 27. Bien des considérations schloezeriennes relèvent d’un
style de discours esthétique propre à la première moitié du siècle, procédant par
comparaisons ponctuelles avec les autres arts, ou postulant une distinction de nature entre le
langage du « reportage » et la parole poétique. Boris de Schloezer a reçu sa formation
intellectuelle à une autre époque (autour de 1900) et en d’autres lieux (Belgique et Russie)
que la plupart de ses lecteurs de 1947 ; de dix ans l’aîné d’un Étienne Souriau par exemple,
il appartient à la même génération que les compositeurs modernes alors en voie
d’intégration définitive au grand répertoire tels que Bartók et Stravinsky. Son ouvrage se
présente donc avant tout comme le fruit d’une méditation solitaire (pendant la guerre) et de
plus de quarante ans de pratiques réflexives (critique musicale, traductions) quant à la vie
artistique et intellectuelle européenne. Les références à d’autres ouvrages sont réduites au
strict minimum. La seule doctrine scientifique moderne à être explicitement discutée est la
Gestalttheorie. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Boulez cite ensemble Paul Guillaume et
Lévi-Strauss de façon indifférenciée, une quinzaine d’années plus tard dans un passage
fameux de Penser la musique aujourd’hui : après avoir invoqué « le sociologue Lévi-
Strauss » pour étayer l’idée qu’« en musique il n’existe pas d’opposition entre forme et
contenu » 28, il cite (sans donner sa source) un passage de « La structure et la forme.

25
Schloezer considère cette abstraction par rapport au milieu instrumental comme spécifique à la culture
occidentale : « La caractéristique essentielle de l’espace élaboré par la culture musicale occidentale, c’est son
entière indépendance à l’égard du matériel sonore. Aussi bien théoriquement que pratiquement notre système de
champ d’action n’est aucunement conditionné et limité par nos instruments, alors qu’en dehors du monde de la
musique européenne toutes les cultures musicales ont toujours été et sont encore soumises aux instruments dont
elles disposent » (232).
26
Cf. le commentaire d’Origine des instruments de musique de SCHAEFFNER par Olivier Roueff supra.
27
Dans son article sur « La musicologie devant le structuralisme » paru en 1965 dans le cahier de L’Arc
consacré à Lévi-Strauss, le musicologue Célestin Deliège salue l’Introduction comme « le trait d’union le plus fort
entre l’esthétique traditionnelle et une esthétique nouvelle, qui n’existe encore qu’à l’état de possible » (DELIÈGE,
1965, 57). L’ouvrage de Schloezer est présenté par Deliège comme le plus avancé des travaux « pré-
structuralistes » ; l’article se conclut par un éloge de ce qu’il considère être la première étude véritablement
structuraliste : l’analyse du Sacre du Printemps par BOULEZ (1963).
28
Ibid.

109
Revue d'Histoire des Sciences Humaines

Réflexions sur un ouvrage de Vladimir Propp » 29 (1960) et insère à l’intérieur même de la


phrase de Lévi-Strauss la note suivante :
« Rappelons clairement que par mise en structure on ne peut entendre une simple
"addition" de ces structures locales, car "une forme", ainsi que l’écrit Paul Guilleaume (sic),
"est autre chose ou quelque chose de plus que la somme de ses parties" » 30.

De façon moins anecdotique, l’impact du livre sur la musique sérielle est important. Si
Schloezer n’ouvre pas sur un programme de recherche en esthétique, sa méthode rigoureuse
de simulation de tous les cas possibles et d’élimination progressive des solutions
insatisfaisantes force, pour les besoins de telle ou telle démonstration, différentes portes
vers des musiques possibles mais jamais produites jusqu’alors : musique sans thème 31,
abolition de la distinction entre œuvre musicale et phénomène sonore naturel 32, objet
sonore « ne rentr(a)nt dans aucun genre connu » 33… La prise en considération sérieuse et
logique de ces cas de figure est rendue possible par la force d’abstraction des concepts par
lesquels Schloezer définit la musique. Sa démarche individuelle de refondation du
vocabulaire musical, ouvertement cartésienne 34, trouvera un écho immédiat dans la volonté
de table rase, de « doute fondamental », d’« expérience (du) vide » 35 revendiquée par la
nouvelle génération de compositeurs. C’est sur les modalités de cette réadaptation que les
musiciens d’avant-garde, une fois garanti le « renouvellement complet de (l)a
technique » 36, achoppent bientôt – en même temps qu’ils prennent acte de ce que la
généralisation du sérialisme ne suffisait pas à produire un langage musical à la fois cohérent
et partageable qui se serait substitué à la tonalité.

Crises internes autour de 1955 :


vers de nouveaux paradigmes

Du point de vue de la cohérence logique, la formule consistant à faire de tous les


paramètres du son les variables interdépendantes d’une même fonction apparaît comme la
plus économique et la plus élégante. Mais, pour diverses raisons, les quelques œuvres
auxquelles elle donne lieu s’avèrent insatisfaisantes du point de vue des compositeurs. En
particulier, si ce type de formule permet de satisfaire l’exigence organiciste à l’échelle
d’une œuvre donnée, c’est au prix d’une atrophie du champ de ses déclinaisons possibles
dans d’autres œuvres. Alors que les critiques d’inintelligibilité adressées aux sériels par
différents musiciens et musicographes ne faisaient que disqualifier des rapports sonores

29
« Forme et contenu sont de même nature, justiciables de la même analyse. Le contenu tire sa réalité de sa
structure, et ce qu’on appelle forme est la « mise en structure » des structures locales en quoi consiste le contenu »
(LÉVI-STRAUSS, 1973, 158). Cette phrase est également citée ailleurs par Boulez (cf. BOULEZ, 1995, 359).
30
BOULEZ, 1963, 31, note 1.
31
SCHLOEZER, 1979, 298.
32
Ibid., 26.
33
Ibid., 120.
34
La préface justifie ainsi la dérive du propos d’ensemble par rapport au projet initial (faire comprendre l’art
de Bach en tant qu’il nous livre « l’essence même de la musique, le secret de sa structure », 12) : « À mesure en
effet que je pénétrais plus avant dans mon sujet, les termes que j’utilisais m’apparaissaient manquer
singulièrement de rigueur et donner lieu à de grossières confusions. (…) Aussi, après maintes tentatives
infructueuses, m’inspirant audacieusement d’un illustre exemple, je me décidai à remettre en question tout ce que
j’avais appris, à examiner à nouveau les idées acceptées jusqu’ici de confiance, bref, à essayer de repenser le fait
musical pour mon propre compte » (11-12).
35
BERIO, BOULEZ, POUSSEUR, 2005, 28.
36
Ibid., 298.

110
Nicolas Donin, Frédéric Keck

inattendus, l’auto-critique des sériels, étayée et/ou prolongée par d’autres interlocuteurs,
porte sur la trop grande indépendance entre cohérence poétique et résultat sonore perçu.
De cette critique interne, André Souris a donné une formulation simplifiée en montrant
du doigt l’idée de décomposition (puis synthèse) du son selon les quatre paramètres :
« (L)a théorie multi-sérielle, prise à la lettre et tenue pour suffisante, relève de la pensée
analytique la plus naïve. Elle présuppose que la cohésion d’un ensemble résulte de l’addition
pure et simple de ses parties. C’est en basant leurs travaux sur cette donnée que tant de
compositeurs sériels ont abouti à des résultats chaotiques, monstrueux, et toujours forcément
imprévus » 37.

Plus puissante est la critique qui retourne certaines références scientifiques des sériels
contre leurs procédures compositionnelles. C’est ce que fait Nicolas Ruwet à partir de la
linguistique à la fin des années 1950. Dans « Contradictions du langage sériel » (1959), le
linguiste et le musicien (élève de Pierre Froidebise et André Souris) appellent d’une même
voix l’amateur de musique sérielle à reconnaître le caractère « simpliste à l’audition » d’un
projet compositionnel « très complexe en principe » 38. Selon Ruwet, « il est difficile d’y
percevoir autre chose qu’une série de déflagrations sonores, une succession d’instants qui
se veulent inouïs mais n’arrivent qu’à s’annuler les uns les autres » 39. Approuvant l’usage
intensif de la notion de « langage musical » par les musiciens sériels, Ruwet les renvoie à
leur exigence de scientificité :
« (A)u lieu de reprocher à Boulez et ses amis leur esprit de système, je dirais volontiers
qu’ils ne se sont pas montrés assez systématiques, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas eu une
conscience suffisamment nette de ce que signifie le fait que la musique est langage. (…) (En
négligeant les) conditions qui déterminent la possibilité de tout langage (…), ils ont échoué à
constituer un langage » 40.

En référence aux notions de langue et de parole chez Troubetzkoï, ainsi qu’à leur
correspondance avec la distinction temps réversible/temps irréversible, Ruwet reproche aux
sériels de « réduire le langage à un seul de ses termes, la parole » 41 ; en effet, au lieu de
créer du devenir musical à partir d’oppositions structurées sous-jacentes, ils cherchent à
produire une infinie différenciation de la parole (l’œuvre jouée) sans appui sur des relations
stables d’identité dans la langue. Ruwet reprend et précise ensuite l’argument de Souris
précédemment cité : si la « fameuse question de la généralisation du principe sériel aux
différentes composantes » pose problème, c’est parce que « dans un système musical,
comme dans un système linguistique ou un système de parenté, les différents sous-systèmes
sont dans des rapports (…) complexes » les uns par rapport aux autres, chacun relevant en
outre de logiques internes différentes. Au lieu de quoi le sérialisme intégral pense ces
rapports « sous la forme (primitive) du parallélisme » 42. Enfin, sur la base de deux
commentaires détaillés d’extraits des Klavierstücke de Stockhausen, Ruwet montre, que les
oppositions distinctives auxquelles prétend le sérialisme sont inopérantes, que les marges
de sécurité sont insuffisantes, que, d’une façon générale, l’extrême différenciation du

37
Ibid., 207-208. En conséquence de quoi la dignité esthétique des œuvres sérielles réussies doit résider
ailleurs que dans les formules cohérentes qui les sous-tend : Souris fait l’éloge de Boulez et Stockhausen qui ont
dans leurs œuvres « découvert, en dehors de l’action des séries, et par leur seule intuition créatrice, la source du
courant secret qui confère à ces œuvres leur unité souveraine » (ibid.).
38
RUWET, 1972, 23.
39
Ibid., 24.
40
Ibid., 25.
41
Ibid., 28.
42
Ibid., 30.

111
Revue d'Histoire des Sciences Humaines

matériau permise par un usage raffiné de la notation musicale finit par produire « quelque
chose d’assez indifférencié qui pourrait être écrit autrement » 43.
L’autre grande critique « interne » du sérialisme, celle de Xenakis, s’appuie sur le
même constat d’un contraste entre le raffinement en jeu dans la composition et la grisaille
perçue à l’audition. La force de la critique de Xenakis tient au fait qu’il propose d’autres
modèles scientifiques pour la composition : la combinatoire probabiliste doit permettre de
gérer des masses et non des points, des groupes et non des séries. On contrôlera donc
directement un effet, une texture, dès la phase pré-compositionnelle. La critique est
formulée dans un vocabulaire spécifiquement musical, et la solution est introduite par la
sollicitation de sciences et techniques exogènes :
« La polyphonie linéaire se détruit d’elle-même par sa complexité actuelle, (qui) empêche
l’audition de suivre l’enchevêtrement des lignes et a comme effet macroscopique une
dispersion irraisonnée et fortuite des sons sur toute l’étendue du spectre sonore. Il y a par
conséquent contradiction entre le système polyphonique linéaire et le résultat entendu, qui est
surface, masse.
Cette contradiction inhérente à la polyphonie disparaîtra lorsque l’indépendance des sons
sera totale. En effet, (…) ce qui comptera sera la moyenne statistique des états isolés de
transformation des composantes à un instant donné. L’effet macroscopique pourra donc être
contrôlé par la moyenne des mouvements des n objets choisis par nous. Il en résulte
l’introduction de la notion de probabilité, qui implique d’ailleurs dans ce cas précis le calcul
combinatoire » 44.

Si cette critique quelque peu manichéenne est recevable et débattue en 1956, c’est parce
qu’elle a été précédée d’une démonstration éclatante du caractère innovant de ses méthodes
de composition inspirées par l’architecture et la physique lors du scandale de la création de
Metastaseis pour grand orchestre (1953-1954) au festival de Donaueschingen en 1955 ;
puis par une série ininterrompue d’œuvres et de théories nouvelles se conditionnant
réciproquement, au long des années 1950 à 1970. Ainsi présentées, ces deux contestations
du sérialisme démontrent la puissance, dans un champ musical alors ouvert à l’absorption
de modèles externes, de la référence à la linguistique et aux mathématiques – rompant ainsi
avec l’organicisme à la façon de Schloezer.
Cependant, les mutations du sérialisme à partir de cette époque indiquent bientôt
l’abandon progressif de ce type d’importation : tandis que certains outils mathématiques
sont banalisés par leur intégration définitive à l’atelier du compositeur (même lorsqu’il
déclare s’être émancipé du sérialisme strict), les musiciens se tournent vers le thème de
l’œuvre ouverte, concevant la partition comme une carte à parcourir selon des règles,
redéfinissant la fonction de l’interprète dans la réalisation du texte musical. Et sur le plan
théorique, il s’agit bientôt (autour de 1963) pour Berio, de penser l’instrument et la
connotation culturelle comme matrices du travail de composition ; pour Boulez, d’aborder
le champ de l’« esthétique », opposé à la fixation sur les problèmes techniques artisanaux ;
pour Stockhausen, de développer la notion d’homogénéité du temps musical subsumant la
problématique sérielle d’une fonction commune aux paramètres ; pour Pousseur, d’intégrer
le système tonal et la pensée sérielle au sein d’un système de niveau supérieur. Ces
tentatives de dépassement du sérialisme, procédant par bilans et par manifestes 45 ne se
résoudront pas en grandes options collectives. C’est la génération suivante, celle des élèves
de Nono ou Stockhausen, qui constituera rétrospectivement la décennie 1950 en âge d’or du

43
Ibid., 38.
44
XENAKIS, 1994 (1955), 41-42.
45
C’est dans la même année 1963 que Boulez publie Penser la musique aujourd’hui – où il cite l’article de
Lévi-Strauss « La structure et la forme » – et qu’il prononce les conférences « Nécessité d’une orientation
esthétique ».

112
Nicolas Donin, Frédéric Keck

structuralisme musical ; ainsi du compositeur Helmut Lachenmann qui, par référence à


cette période, cherche à la fin des années 1970 à sortir des antagonismes entre néo-
sérialisme et néo-subjectivisme par un « structuralisme dialectique » issu de ses expériences
de « musique concrète instrumentale » 46.
On voit ainsi que le structuralisme musical possède sa dynamique propre, et se constitue
de façon largement indépendante du structuralisme linguistique et anthropologique qui en
est le versant le plus connu dans l’histoire des sciences humaines. On voit aussi des thèmes
réapparaître – l’organicisme, la référence à la distinction langue/parole ou au modèle
computationnel – qui apparaissent sous d’autres configurations dans l’anthropologie
structurale. On peut donc aborder à présent cette autre version du structuralisme : on
constatera alors le même éclatement en moments distincts, mais qui ne se recoupent pas
exactement, malgré les références progressives de Lévi-Strauss à la musique.

L’itinéraire structuraliste de Lévi-Strauss


et son inscription collective

Pour Claude Lévi-Strauss, la rencontre du « structuralisme » a lieu en 1941 à la New


School for Social Research de New York, institution accueillant les intellectuels européens
en exil 47, où il suit les cours de Roman Jakobson, fondateur du Cercle linguistique de
Prague 48. Alors qu’il faisait jusque-là du « structuralisme sans le savoir », amassant des
données sur les formes esthétiques et l’organisation sociale des Amérindiens à défaut d’en
percevoir la cohérence, Lévi-Strauss a la « révélation » que des phénomènes apparemment
très complexes peuvent se réduire à un petit nombre d’écarts différentiels, à la façon dont la
linguistique ramène une langue à un système de relations entre des phonèmes 49.
L’introduction de la méthode linguistique en anthropologie a donc pour finalité d’introduire
de l’ordre dans une discipline qui a jusque-là accumulé des données de façon empirique
(notamment dans le cadre de l’anthropologie culturelle de Boas et Lowie, fondée sur la
collecte de langues, de formes esthétiques et d’organisations sociales en cours de
disparition) sans formuler d’hypothèse théorique suffisamment forte pour les éclairer dans
leur diversité : en ce sens, l’anthropologie structurale se présente comme une étude des
« structures de l’esprit humain » qui déterminent de façon sous-jacente les organisations
sociales et les représentations collectives 50. C’est là une première différence entre le
structuralisme de Lévi-Strauss et celui de la musique contemporaine : alors que celle-ci
utilise la notion de structure pour rompre avec la tradition tonale et inaugurer un nouveau
mode d’écriture et de production de la musique, Lévi-Strauss recourt à cette notion pour
renouveler une discipline, l’anthropologie, dont le domaine est conservé dans son étendue

46
LACHENMANN, 2005.
47
Cf. JEANPIERRE, 2004.
48
Jakobson avait lui-même déjà comparé le fonctionnement du langage à ceux des formes esthétiques,
notamment la poésie et la musique : cf. JAKOBSON, 1971.
49
Cf. LÉVI-STRAUSS, préface à JAKOBSON, 1976, 7 : « Encore sous le coup des difficultés que, du fait de mon
inexpérience, j’avais rencontrées trois ou quatre ans auparavant pour noter correctement des langues du Brésil
central, je me promis d’acquérir auprès de Jakobson les rudiments qui me manquaient. En fait, son enseignement
m’apporta tout autre chose et, est-il besoin de le souligner, bien davantage : la révélation de la linguistique
structurale » ; et LÉVI-STRAUSS, ERIBON, 1990, 63 : « J’étais à l’époque une sorte de structuraliste naïf. Je faisais
du structuralisme sans le savoir. Jakobson m’a révélé l’existence d’un corps de doctrines déjà constitué dans une
discipline : la linguistique, que je n’avais jamais pratiquée. Pour moi, ce fut une illumination ».
50
Cf. HÉNAFF, 1991; KECK, 2005.

113
Revue d'Histoire des Sciences Humaines

mais unifié théoriquement sur le modèle de la linguistique. Ainsi s’explique cette première
critique adressée par Lévi-Strauss à la musique sérielle :
« Du fait que les structures et les formes imaginées par les théoriciens se sont le plus
souvent révélées artificielles et parfois erronées, il ne s’ensuit pas qu’aucune structure
générale n’existe, qu’une meilleure analyse de la musique, prenant en considération toutes ses
manifestations dans le temps et dans l’espace, parviendrait à dégager. Où serait la
linguistique, si la critique des grammaires constituantes d’une langue, proposées par les
philologues à des époques diverses, l’avait amenée à croire que cette langue est dépourvue de
grammaire constituée ? » 51.

Il y a donc une première différence entre le structuralisme en anthropologie et le modèle


organiciste du germe qui commande la pensée sérielle à ses débuts : l’anthropologie
structurale ne suppose pas que les sociétés qu’elle étudie sont elles-mêmes structurées (à la
façon dont la sociologie classique concevait des organisations sociales), mais elle construit
des modèles de relations pour rendre compte des règles à travers lesquelles les individus
perçoivent leur société comme structurées, de façon à comparer entre elles ces systèmes de
relations pour en dégager des invariants. La distinction entre structure et modèle, établie
dans l’article « La notion de structure en ethnologie », permet d’avancer que le modèle
construit par l’ethnologue, quoique artificiel puisqu’il met en relation des termes de façon
abstraite, rejoint tangentiellement une réalité puisqu’il exprime la perception déformée que
les individus ont eux-mêmes de la réalité sociale. « Même si les modèles sont tendancieux
ou inexacts, la tendance et le genre d’erreurs qu’ils recèlent font partie intégrante des faits à
étudier ; et peut-être comptent-ils parmi les plus significatifs » 52. Le caractère artificiel de
la structure n’est donc pas un motif pour la révoquer : au contraire, il oblige à en multiplier
les niveaux d’expression selon le modèle d’une « structure feuilletée », afin d’obtenir la
carte des permutations possibles auxquelles se livre l’esprit humain lorsqu’il perçoit la
réalité comme structurée. À la conception générative de la structure, qui remplace des
structures usées par de nouvelles structures selon le geste cartésien de la table rase
permettant de poser un nouveau germe, s’oppose une conception selon laquelle les
différents modèles se combinent dans la réserve des structures universelles de l’esprit
humain.
À son retour des États-Unis, en 1947, après un bref passage au CNRS et au Musée de
l’Homme (où il collabore avec Michel Leiris), Lévi-Strauss bénéficie de l’appui de deux
savants qui ont effectué avant lui la « révolution structuraliste » : Émile Benveniste et
Georges Dumézil. Benveniste a pris la succession de Meillet à la chaire de linguistique de
l’École Pratique des Hautes Études, et reprend le programme de la linguistique structurale
de Saussure en un sens assez différent de la version qui s’est développée à Prague et à New
York : il se tournera bientôt vers la sémantique des noms propres et des pronoms
personnels, selon une direction assez éloignée du structuralisme de Lévi-Strauss 53. Dumézil
enseigne également à l’École pratique des Hautes Études, et est élu en 1949 au Collège de
France sur une chaire de « Civilisation indo-européenne ». Il reprend la notion de structure
pour qualifier la « conversion de regard » qu’a produite en 1938 la découverte du caractère
tripartite des mythologies indo-européennes (préparée et confirmée par Marcel Granet),

51
LÉVI-STRAUSS, 1964, 32.
52
LÉVI-STRAUSS, 1958, 335.
53
Cf. BENVENISTE, 1974 ; MILNER, 2002, 65-112. Milner montre la spécificité de ce qu’il appelle « l’École de
Paris » en linguistique, liée à l’enseignement de Saussure en 1901-1902, mais aussi à l’héritage de Fustel de
Coulange et de Bréal, et plus généralement de l’analyse durkheimienne des faits sociaux. Selon Milner, cet
héritage explique la différence entre le structuralisme plus conservateur de Lévi-Strauss et celui plus moderniste
de Benveniste, qu’il décrit comme « marxiste, passionné de poésie, amateur de musique contemporaine (il était
abonné au Domaine musical) » (101).

114
Nicolas Donin, Frédéric Keck

qu’il étudiait jusque-là dans une perspective évolutionniste ; cette « coupure » est à
l’origine de l’ensemble de ses études sur les modes de narrativité dans les sociétés indo-
européennes, qu’il a ensuite tendu à distinguer de l’approche « structuraliste » 54.
Benveniste et Dumézil aident Lévi-Strauss à entrer à l’École pratique des Hautes Études en
1950, et au Collège de France en 1959 (après avoir déjà soutenu sa candidature par deux
fois en 1950), et Lévi-Strauss accueille Dumézil à l’Académie Française en prononçant son
discours de réception en 1979. S’ils ont donc des itinéraires et des approches très
différentes, Benveniste, Dumézil et Lévi-Strauss sont liés par un cadre institutionnel,
prestigieux mais marginal par rapport à l’Université 55, d’où ils lancent le programme
structuraliste en sciences humaines, en le plaçant sous l’autorité de grands précurseurs
(Meillet, Granet, Mauss), avant que ce programme ne devienne une mode lorsqu’il est
repris par la philosophie avec Althusser, la psychanalyse avec Lacan, ou la critique littéraire
avec Barthes et Genette 56, renouvelant profondément le domaine des humanités par des
méthodes empruntées aux sciences de la nature.
Lévi-Strauss applique la méthode structurale dans sa thèse, Les structures élémentaires
de la parenté, soutenue en 1948 et publiée en 1949. L’analyse des écarts différentiels entre
des groupes de relation est déplacée de l’étude linguistique des phonèmes à celle des
systèmes de parenté relevés par les ethnologues dans les sociétés d’Asie, d’Amérique et
d’Océanie. Lévi-Strauss dégage deux structures principales, l’échange restreint et l’échange
généralisé, dont les combinaisons éclairent la plupart des systèmes de parenté observés dans
ces sociétés. Il demande à André Weil, mathématicien du groupe Bourbaki, de formaliser la
structure du système Murngin, qui présente l’échange généralisé sous sa forme la plus pure,
et en appelle aux moyens informatiques pour étendre ses résultats aux structures
complexes 57. Dans le cadre du Laboratoire d’Anthropologie Sociale fondé par Lévi-Strauss
au Collège de France après son élection, Françoise Héritier étudiera ainsi les systèmes
semi-complexes à partir de son terrain chez les Samo de Haute-Volta et d’outils
informatiques dont Lévi-Strauss ne disposait pas en 1949 58. Ce travail collectif rassemblant
des anthropologues, des mathématiciens, des informaticiens et des philosophes autour d’un
même objet complexe constitue un modèle de scientificité pour l’anthropologie structurale
– reprenant à Paris le rêve d’une conception informatique de la société élaboré par l’école
de cybernétique de Neumann et Wiener, que Lévi-Strauss avait fréquentée à New York.

54
Cf. DUMÉZIL, 1987, 64-106 ; MILNER, 2002, 45-64. Dumézil dit avoir adopté la notion de structure plutôt
que celle de système sur le conseil du philosophe Victor Goldschmidt qui suivait ses cours (DUMÉZIL, 1987, 118),
et l’avoir assez vite abandonnée au vu de la mode qu’elle entraînait (il se disait parfois « structuriste » plutôt que
« structuraliste »). Dumézil n’a en particulier jamais fait de comparaison entre le domaine de la civilisation indo-
européenne, auquel la méthode structurale s’applique particulièrement bien, et d’autres domaines, comparaison
qu’il laissait à Lévi-Strauss, selon une division du travail entre la philologie et la philosophie (ibid., 120-121).
55
Il faudrait ajouter à l’École Pratique des Hautes Études et au Collège de France le Centre Louis Gernet
fondé par Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet et Marcel Detienne, appliquant la méthode structurale à la
lecture des textes anciens.
56
Cf. LÉVI-STRAUSS, ERIBON, 1990, 105 :
« - Dans les années 1960 et 1970, on parlait du structuralisme comme d’un phénomène global, et on déclinait
toujours une liste de noms : Lévi-Strauss, Foucault, Lacan, Barthes…
- Cela m’agace toujours car cet amalgame est sans fondement. Je ne vois pas ce qu’il y a de commun entre les
noms que vous citez. Ou plutôt je le vois : ce sont des faux-semblants. Je me sens appartenir à une autre famille
intellectuelle : celle qu’ont illustrée Benveniste, Dumézil. Je me sens aussi proche de Jean-Pierre Vernant et de
ceux qui travaillent à ses côtés. Foucault a eu tout à fait raison de rejeter l’assimilation. »
57
Cf. LÉVI-STRAUSS, 1949, 257-265 ; LÉVI-STRAUSS, ERIBON, 1990, 79.
58
Cf. HÉRITIER, 1981.

115
Revue d'Histoire des Sciences Humaines

Musique et « logique du sensible » :


un tournant dans l’anthropologie structurale

C’est à ce moment qu’intervient un tournant majeur dans le parcours de Lévi-Strauss,


qui abandonne l’étude de la parenté pour se tourner vers l’étude des mythes. Sans doute ce
tournant s’explique-t-il par des raisons institutionnelles, puisqu’il prend la chaire de
« Religions comparées des peuples non-civilisés » en 1951 – occupée avant lui par Mauss
et Leenhardt, et rebaptisée en 1954 « Religions comparées des peuples sans écriture » – et
publie à la suite de cet enseignement « La structure des mythes » en 1955 dans le Journal of
American Folklore, repris en 1958 dans Anthropologie structurale, et qui constitue l’article
fondateur de l’analyse structurale des mythes, le plus souvent repris et commenté. Mais il
correspond aussi à une crise personnelle et intellectuelle, dont Tristes tropiques, publié en
1954 dans la collection « Terre humaine » dirigée par Jean Malaurie, est le récit sous forme
de confession littéraire. Si l’on ne peut trop gloser sur la crise personnelle (un deuxième
divorce et un deuxième échec au Collège de France 59), il faut en revanche s’attarder sur la
crise intellectuelle, car elle correspond à une transformation du programme structuraliste.
Dans Tristes tropiques, Lévi-Strauss semble renoncer à la rigueur de l’outil mathématique
et chercher par la remémoration de son expérience de terrain 20 ans après un moyen de
rejoindre l’expérience sensible à partir des outils formels qu’il a trouvés dans la
linguistique 60. L’écriture littéraire, sous la forme très particulière de la « confession »,
mélange de récit de voyage et de roman philosophique, apparaît comme une
expérimentation de la « logique du sensible », insérant les formes dans les contenus, qui
sera au cœur des travaux sur les mythes 61.
Or ce tournant correspond à l’introduction de la référence à la musique. Dans la dernière
partie de Tristes tropiques intitulée « Le retour », Lévi-Strauss analyse une mélodie de
Chopin qui l’obsède alors qu’il revient du point le plus éloigné d’Amazonie dans des
conditions déplorables, et qui l’intrigue parce qu’elle ne correspond ni à la musique des
Indiens avec lesquels il marche, ni à la musique vers laquelle le portent ses goûts présents,
tournés davantage vers Debussy 62. La leçon tirée de cet épisode est claire : c’est partir de
son expérience musicale et de la culture de son enfance, qui lui revient presque malgré lui,
que l’ethnologue peut espérer entrer dans la logique du sensible à l’œuvre dans les mythes
amérindiens. L’ordre de l’intelligibilité est à ce titre inverse de celui de l’expérience
sensible : alors que l’apprentissage musical va de Chopin à Debussy, la mise en
intelligibilité va de Debussy à Chopin, le dernier terme dans l’ordre de la culture musicale
permettant de remonter vers le premier terme dans l’ordre du sensible, et ainsi,
tangentiellement, vers l’expérience des « sociétés sauvages ». Les conséquences de cette
analyse sont tirées dans « La structure des mythes », où Lévi-Strauss compare la situation
de l’anthropologue face aux mythes amérindiens à celle d’un archéologue découvrant les
partitions de la musique occidentale et cherchant leur cohérence globale, afin de justifier la
présentation des mythes sur un espace visuel réparti sur deux axes, vertical et horizontal, à
la manière d’une partition 63. L’analyse de la musique semble alors constituer le lieu
59
Lévi-Strauss y revient dans un entretien récent : « J’ai écrit ce livre dans une sorte de rage et d’impatience.
J’éprouvais aussi un certain remords. Je pensais que j’aurais mieux fait d’écrire autre chose. – Quoi ? – Après
avoir traité des structures élémentaires de la parenté, j’aurais dû passer aux structures complexes » (LÉVI-
STRAUSS, 2004, 2).
60
Cf. LÉVI-STRAUSS, 1955, 44 : « Il a fallu vingt années d’oubli pour m’amener au tête-à-tête avec une
expérience ancienne dont une poursuite aussi longue que la terre m’avait jadis refusé le sens et ravi l’intimité ».
61
Cf. DEBAENE, 2003.
62
Cf. LÉVI-STRAUSS, 1955, 450-452 ; WYGANT, 1989, 449-452.
63
LÉVI-STRAUSS, 1958, 235-265.

116
Nicolas Donin, Frédéric Keck

d’expérimentation où peut s’effectuer une mise à l’épreuve subjective de l’analyse


structurale, mais aussi comme une mise en forme des résultats de cette analyse.
Pourtant, La pensée sauvage adopte plutôt le modèle pictural pour décrire l’effet de
savoir que produit l’analyse structurale sur le sujet 64. À la fin du premier chapitre, Lévi-
Strauss se livre à une analyse de « l’art » comme situé « à mi-chemin entre la connaissance
scientifique et la pensée mythique ou magique » 65. Mais le développement qui suit montre
que par « art » il entend ici la peinture, et encore cette forme très spécifique de peinture
qu’est le portrait de la Renaissance, effectuant un « modèle réduit » de la réalité qui fait
saisir dans l’instant de la perception la totalité de la structure de son objet. Cette analyse
permet à Lévi-Strauss d’inclure dans l’art aussi bien les arts primitifs que les arts appliqués,
conçus comme des rapports variables entre la structure et l’événement ; mais elle le conduit
à exclure la peinture non figurative, au motif qu’elle représente non des objets mais des
intentions 66. Une telle focalisation sur la peinture figurative s’explique par le projet général
de l’ouvrage, qui vise, à mi-chemin entre les Structures élémentaires de la parenté et les
Mythologiques 67, à faire voir à un public plus large que celui des ethnologues, dans l’espace
d’un livre et le plus souvent sous forme de schémas ou de tableaux, le fonctionnement
universel d’une pensée sauvage qui déploie ses classifications sur plusieurs niveaux
logiques pour intégrer des événements qui se produisent à sa limite 68. Cependant, cette
problématique de l’événement – située dans le cadre de la polémique avec Sartre – est
abandonnée dans les Mythologiques, lorsqu’il s’agit d’entrer dans la temporalité interne de
l’analyse structurale des mythes. On comprend alors que l’Ouverture des Mythologiques
commence par comparer les mérites de la peinture et de la musique à titre d’illustrations de
l’analyse structurale, pour finir par choisir la musique parce qu’elle compose du sens avec
des entités purement culturelles, alors que la peinture reprend ses couleurs à la nature 69. À
la condamnation de la peinture non figurative succède alors celle des musiques atonales.
Pour comprendre le sens de ce passage du modèle pictural au modèle musical chez
Lévi-Strauss – prenant la relève, dans le domaine esthétique, du modèle mathématique
utilisé pour l’analyse des structures de la parenté – il peut être éclairant de prendre pour
point de comparaison une autre figure de ce qui a été identifié aux yeux du grand public
comme structuralisme : Michel Foucault. Dans Les mots et les choses – archéologie des
sciences humaines qui se présente comme une histoire structurale du structuralisme –
Foucault recourt au modèle de la peinture – à travers la célèbre analyse des Ménines de
Vélasquez – pour faire éclater le cadre du tableau classique en mettant en lumière dans ses
marges la figure d’un sujet à la fois représentant et représenté. La place de ce que Lévi-
Strauss appelait événement, à la limite du système de classification, est prise alors selon
Foucault par une extériorité absolue – ce qu’il appellera, en reprenant Blanchot, « la pensée
du dehors », mise en œuvre dans Les mots et les choses à travers l’expérience littéraire de
Roussel. Or c’est ensuite à la musique, et singulièrement à la musique de Boulez, que
Foucault demande l’expression de cette extériorité qui conditionne la création de nouvelles
formes, car la musique sérielle produit de nouvelles structures à partir d’une « case vide »
qui en relance de façon proliférante le mouvement. Décrivant en 1982 l’atmosphère

64
Sur le partage de ces deux formes esthétiques chez Lévi-Strauss, cf. MERQUIOR, 1977.
65
LÉVI-STRAUSS, 1962, 37.
66
Ibid., 45, note 1.
67
Cf. LÉVI-STRAUSS, 1964, 17 : « La Pensée sauvage marque dans notre tentative une sorte de pause (parce)
qu’il nous fallait reprendre souffle entre deux efforts. Sans doute en profitions-nous pour embrasser du regard le
panorama étalé devant nous ».
68
Cf. KECK, 2004.
69
Cf. LÉVI-STRAUSS, 1964, 26-30.

117
Revue d'Histoire des Sciences Humaines

intellectuelle des années 1960, Foucault dit dans un texte intitulé « Pierre Boulez l’écran
traversé » : « La musique était alors désertée par les discours de l’extérieur. La peinture, en
ce temps, portait à parler. (…) Ce qui était, sans doute, une des grandes transformations de
l’art au XXe siècle restait hors d’atteinte pour ces formes de réflexion qui, tout autour de
nous, avaient établi leurs quartiers, où nous risquions de prendre nos habitudes » 70. Il y a là
deux rencontres différentes entre le structuralisme et la musique : Foucault voit dans la
musique une façon de faire éclater le structuralisme par un travail de création de nouvelles
formes à la limite des formes déjà en vigueur, alors que Lévi-Strauss cherche dans la
musique une forme d’expérimentation de l’analyse structurale sur sa propre culture
musicale 71.

II - L’expérience musicale des Mythologiques :


la redécouverte d’une culture

Nous pouvons à présent entrer dans les textes de Lévi-Strauss directement consacrés à
la musique, et qui furent le plus lus et commentés par les musiciens : l’Ouverture et le
Finale des Mythologiques. Le paradoxe qui orientera notre lecture est le suivant : alors que
Lévi-Strauss semble parler de la musique de son temps, à laquelle il fait de nombreuses
allusions, pour justifier la présentation de l’analyse structurale des mythes selon un modèle
musical qui en rende immédiatement sensible le mouvement, il explore la culture musicale
de son enfance, révélant ainsi un conditionnement esthétique de l’analyse structurale, qui
pose problème dans la discussion avec les musiciens contemporains. Trois couches de
signification sont donc ici enchevêtrées : les pratiques musicales de Lévi-Strauss et de ses
contemporains, la culture musicale de l’anthropologue qui le sépare des musiciens d’avant-
garde qu’il commente, enfin des mythes sans âge et qui plongent en direction de
l’inconscient structural 72.

Les raisons et les causes de l’affinité


entre le mythe et la musique

L’Ouverture du premier tome des Mythologiques, Le cru et le cuit, justifie le modèle


musical utilisé dans l’écriture du livre – dont les parties sont intitulées « chant »,
« variations », « sonate », « symphonie », « fugue », « cantate »… – en trois moments : ce
que l’on peut appeler un ordre des raisons, un ordre des causes et un ordre des formes. Dans
un premier temps, Lévi-Strauss donne les raisons qui l’ont conduit à adopter cette
présentation, reprenant le modèle de la partition qui avait été indiqué au passage dans
l’article séminal « La structure des mythes ». Il s’agit d’abord de réaliser le projet, annoncé
dans La pensée sauvage, d’une « logique du sensible », atteignant « un plan où les
propriétés logiques se manifesteront comme attributs des choses aussi directement que les
saveurs » ; or « cette recherche d’une voie moyenne entre l’exercice de la pensée logique et
la perception esthétique devait tout naturellement s’inspirer de l’exemple de la musique, qui
l’a depuis toujours pratiquée » 73. On peut se demander à ce stade pourquoi l’expérience
musicale serait la plus à même de réconcilier la logique et le sensible, davantage que la

70
FOUCAULT, 1994, 219.
71
Cf. ZEHENTREITER, 2003.
72
CLÉMENT (1979) montre les affinités entre les textes de Lévi-Strauss sur la musique et la conception
freudienne et kleinienne de l’inconscient.
73
LÉVI-STRAUSS, 1964, 21.

118
Nicolas Donin, Frédéric Keck

chimie ou la gastronomie, pour reprendre des exemples que Lévi-Strauss avait pu donner
dans ses textes précédents. C’est que la musique fournit un ordre de présentation qui permet
de produire une expérience sensible dans l’immanence même de la notation logique, sans
présentation des données sensibles évoquées. Pour que l’expérience sensible parvienne à la
formulation de sa logique, il faut en effet qu’elle ait un certain rythme, c’est-à-dire que les
moments de tension et de détente qui sont caractéristiques des variations qualitatives
puissent être immédiatement communicables. Or c’est ce que parvient à faire la forme
musicale, en faisant percevoir plusieurs « paquets de relation » en même temps, et sur des
longueurs variables, enchaînant entre eux des groupes de structures, et non seulement des
structures élémentaires. On est bien ici dans un ordre des raisons, au sens où les formes
musicales remplissent une fonction analogue à celle de l’analyse structurale des mythes
lorsque celle-ci doit exhiber de façon immanente la logique interne aux mythes, qui se
déploie sur plusieurs niveaux pour être perçue dans la pluralité de ses rythmes.
Pourtant cet ordre des raisons semble insuffisant car il reste purement extérieur, et
pourrait constituer à ce stade un simple artifice de présentation. Il faut aller jusqu’à
interroger les « causes profondes de l’affinité, au premier abord surprenante, entre la
musique et les mythes. » Le langage des causes dépasse ici la simple analogie des fonctions
pour chercher une explication en dernière instance de cette analogie, dans ce qui pourrait
être compris comme une cause première. Or ici Lévi-Strauss invoque ici non une cause
organique ou un mécanisme cérébral mais « cet invariant de notre histoire personnelle,
qu’aucune péripétie n’ébranla (…) à savoir le service, dès l’enfance rendu, aux autels du
"dieu Richard Wagner" » 74. Une telle remarque, éminemment ironique, est de celles qui ont
prêté aux plus grands malentendus sur le sens de l’œuvre de Lévi-Strauss, en ce qu’elle
ouvre une ambiguïté entre la recherche d’un mécanisme cérébral qui détermine toutes les
productions intellectuelles de l’humanité – ce que Lévi-Strauss a appelé dans ses premiers
textes « l’inconscient structural » – et l’exploration d’une mémoire individuelle comme
moyen de communication entre la science moderne et la pensée mythique – la recherche de
son propre inconscient tenant lieu d’entrée dans celui de toutes les sociétés 75.
L’ethnomusicologie pouvait interpréter de telles déclarations comme l’affirmation d’une
cause liant dans chaque société son expression musicale et ses récits mythiques – l’un des
buts de l’ethnomusicologie étant de comprendre comment la musique agit sur l’esprit
humain dans les contextes sociaux les plus divers – alors que les « causes » dont parle Lévi-
Strauss dépassent largement les limites d’une société particulière, et ne peuvent donner lieu
à une enquête par corrélation de variables, comme il l’affirme dans un entretien ultérieur
sur la musique 76. De ce point de vue, le rapport de Lévi-Strauss à l’ethnomusicologie est
fondamentalement ambigu, puisqu’il semble donner les outils pour penser un élargissement
de l’esprit aux musiques les plus diverses à partir d’un plan d’invariance 77, alors que dans

74
Ibid., 23.
75
Lévi-Strauss avait entretenu de façon malicieuse cette ambiguïté en notant quelques pages auparavant que
« si le but dernier de l’anthropologie est de contribuer à une meilleure connaissance de la pensée objectivée et de
ses mécanismes, cela revient finalement au même que, dans ce livre, la pensée des indigènes sud-américains
prenne forme sous l’opération de la mienne, ou la mienne sous l’opération de la leur » (ibid., 21).
76
Cf. LÉVI-STRAUSS, 1987, 12 : « Ce qui intéresse davantage le musicologue – et ce serait un très grand rêve
pour l’ethnologue, c’est de se dire qu’il existe une corrélation entre la musique d’une société et tout le reste. (…) –
Vous parlez seulement de corrélations. Vous n’iriez pas jusqu’à parler de séries causales ? – Je crois qu’il faut
toujours se méfier des séries causales. Tout ce qu’on peut trouver, ce sont des corrélations, et s’il y a des
causalités, elles se situent à un niveau encore plus profond ».
77
Dans un autre entretien avec des ethnomusicologues, il affirme : « (…) je pense que (…) l’ethnologie de la
musique permet de mieux comprendre, de mieux aimer la musique, c’est-à-dire d’élargir notre horizon esthétique
qui se trouve délimité, précisément, de par la culture dans laquelle nous sommes nés, à certains types de musique,

119
Revue d'Histoire des Sciences Humaines

ses propres travaux il se replie sur sa culture musicale d’enfance sans guère faire référence
à des musiques indigènes. La recherche des origines tient lieu d’enquête sur les causes :
l’exploration de la mémoire individuelle permet d’atteindre le plan d’invariance où se fonde
« l’affinité entre la musique et le mythe » – expression goethéenne qui renvoie de façon
mystérieuse à une causalité originaire.
C’est ici le lieu de rappeler que les Mythologiques constituent une expérience
intellectuelle assez unique : rédigés pendant une dizaine d’années selon une démarche
ascétique de fréquentation quotidienne des récits de mythes amérindiens, c’est aussi une
expérience musicale, puisque Lévi-Strauss écrit en écoutant des enregistrements de disques
ou de la musique radiodiffusée 78. La recherche des « causes profondes » réintroduit la
subjectivité de l’anthropologue dans l’objectivité de l’analyse structurale : elle équivaut à
une « confession » 79 de ce qui a rendu possible l’enquête sur les mythes. Les entretiens
dans lesquels Lévi-Strauss expose ses propres goûts musicaux semblent donc prolonger cet
hommage ironique au « dieu Richard Wagner » : ils montrent la formation d’une culture
dans la participation aux concerts des années 1920, conservée grâce à l’écoute des
enregistrements et surtout de la radio. Dans ces entretiens, en effet, Lévi-Strauss reconnaît
qu’avec Schönberg et la musique contemporaine commence une nouvelle expérience de la
musique qui ne correspond pas avec ses cadres intellectuels. Richard Wagner apparaît
comme le point culminant d’une séquence qui commence avec Bach et s’arrête avec le
Stravinsky de l’entre-deux-guerres, et qui constitue le fond musical sur lequel pense et
travaille Lévi-Strauss. Le wagnérisme, mouvement dominant le dernier tiers du dix-
neuvième siècle en France, pouvait encore constituer un style de vie ou une religion à
l’époque de la jeunesse de Lévi-Strauss : mythologie systématique, théorie du leitmotiv,
idéal de l’œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk), constituaient la matière de pratiques
d’écoute et de lecture intensives, diversifiées, ouvertes sur des enjeux intellectuels
explicites et fortement valorisées socialement 80. C’est sur ce fond bien défini que la
musique atonale vient se détacher :
« - Il y a une partie de Schönberg qui se rattache au passé comme mémoire d’une forme.
Pour moi, une certaine notion de musique, c’est quelque chose qui a commencé avec
Frescobaldi et Bach, et qui n’existait pas avant. Puis qui se termine avec Stravinsky. Ce qu’il
y a ensuite, c’est autre chose.
- Voilà qui compromet l’unité, l’identité de la musique savante occidentale. Est-ce qu’à
partir de Stravinsky, vous avez le sentiment de pénétrer dans un univers qui vous est
étranger ?
- C’est comme si, tout à coup, une partie du sol s’effondrait sous mes pas. Il manque
quelque chose, dont je m’aperçois alors rétrospectivement, qui est tout à fait essentiel : c’est
la hiérarchie interne entre les notes de la gamme. Parce que je suis né à une certaine époque,
élevé dans un certain milieu… 81 ».

certaines formes, certains styles, et que par l’ethnologie nous accédons à d’autres aspects de l’univers musical »
(LÉVI-STRAUSS, RIVIÈRE, ROUGET, CLÉMENT, 1973, 103).
78
Cf. LÉVI-STRAUSS, ERIBON, 1990, 246 : « La musique compte-t-elle beaucoup dans votre vie ?
Énormément. J’en écoute tout le temps, je travaille en musique. Cela peut m’attirer la réprobation de mélomanes
qui m’accuseraient de faire de la musique un bruit de fond. Les choses sont plus compliquées (…) ; je pense mieux
en l’écoutant. Une relation contrapuntique s’établit entre l’articulation du discours musical et le fil de ma
réflexion. Tantôt ils vont de conserve, tantôt ils se quittent, puis enfin se rejoignent ».
79
Cf. LÉVI-STRAUSS, 1962, 297 : « Toute recherche ethnographique a son principe dans des "confessions",
écrites ou inavouées ».
80
Ces conditions ne sont pas nécessairement réunies par les autres piliers de la culture musicale familière du
jeune Lévi-Strauss, tels qu’Offenbach, autre référence incontournable citée par Lévi-Strauss en entretien (LÉVI-
STRAUSS, ERIBON, 1990, 10) mais absente des sollicitations ultérieures de son expérience d’enfance par
l’anthropologue.
81
LÉVI-STRAUSS, 1987, 10.

120
Nicolas Donin, Frédéric Keck

Un tel aveu semble, de façon paradoxale, constituer une rupture avec le programme du
structuralisme. S’appuyer sur les affinités entre le mythe et la musique telles qu’elles sont
éprouvées de façon interne par le dépôt d’une culture musicale d’enfance, n’est-ce pas
renoncer à l’idée même de la dimension strictement autonome des structures, au profit
d’une remise en valeur du vécu ? On peut supposer que c’est l’objection immédiate que
pouvaient soulever les musiciens d’avant-garde assimilés au structuralisme, et dont le
discours s’appuyait en particulier sur la doctrine de Schloezer. L’expérience musicale ici
décrite, de familiarité avec la culture wagnerienne et d’étrangeté par rapport à la musique
atonale, semble entrer dans le cadre de ce que Schloezer définit par le terme de magie :
« L’action directe, immédiate qu’exerce la musique sur la sensibilité est pourtant
indéniable ; chacun de nous la connaît sans doute par expérience. Je l’appellerai
"magique" » 82. Schloezer fait entrer dans la « magie » de la musique des caractéristiques
(telles que la « violence des rythmes » ou « la splendeur des jeux de timbres », pour les plus
extrêmes) qui, si jamais elles « n’existent que dans leurs relations aux autres composantes »
et pas « en (elles)-mêmes », sont nulles et non avenues. Cette magie signe non la force
évocatrice proprement musicale de l’œuvre, mais la fragilité de construction de sa
structure : « Le fait qu’il soit possible de subir l’action de ces éléments, de les vivre sans
tenir compte de leurs fonctions structurelles, témoigne évidemment d’une certaine
déficience de l’œuvre. Une œuvre absolument parfaite devrait être dépourvue de magie,
c’est-à-dire incapable d’agir lorsque non comprise. Car si la musique est magie, comme
tout art du reste, c’est dans la mesure précisément où elle n’est pas musique, série sonore
organisée » 83. Pour Schloezer, qui fait de la « compréhension » la condition de possibilité
d’un véritable plaisir musical, la magie se situe à la surface de la musique. Et par rapport à
cette position classique du structuralisme musical, taxant ces traits d’effets superficiels,
Lévi-Strauss paraît subjectiviste lorsqu’il parle d’affinités entre le mythe et la musique.

La théorie de la double articulation


et ses critiques par les musicologues

Si ce subjectivisme pourrait dangereusement atteindre la scientificité de l’entreprise des


Mythologiques, il révèle en creux, pour qui veut lire de près Le cru et le cuit, des traces
d’écoute, des schèmes d’appréhension de la musique propres à un auditeur singulier, situé,
qui s’appuie sur une expérience émotionnelle musicale pour en tirer, dans un premier
temps, un ordre des raisons justifiant que les mythes soient présentés comme des musiques,
puis un ordre des causes expliquant pourquoi la musique a pris au XIXe siècle la fonction du
mythe. Aussi ce subjectivisme est-il rapidement intégré dans une analyse de l’ordre des
formes, qui rend raison des traces ainsi laissées en dépôt dans la subjectivité. Si la musique
et le mythe ont des affinités, ce n’est pas seulement qu’ils sont éprouvés ensemble par un
savant qui sent et lit de façon musicale, c’est aussi parce qu’elles constituent deux formes
du langage. L’opposition des raisons et des causes, de l’ordre objectif de présentation et des
mécanismes subjectifs de l’expérience, est ici dépassée au profit d’une analyse de la forme
comme décollement par rapport au donné sensible et instauration de relations purement
logiques. Lévi-Strauss fait ici référence à la théorie linguistique de la double articulation du
signe en signifiant et signifié, selon laquelle le langage constitue des relations proprement
linguistiques entre les signes en prenant son matériel de façon arbitraire dans les sons
naturels : de façon homologue, le mythe articule la série des événements pertinents dans

82
SCHLOEZER, 1979, 46.
83
Ibid., 47-48.

121
Revue d'Histoire des Sciences Humaines

une société avec des émotions collectivement organisées, et la musique articule la série des
sons culturels avec celle des émotions individuelles et physiologiques. C’est du décalage
entre ces deux séries que naît le sens de la musique ou du mythe : « le compositeur retire ou
ajoute plus ou moins que l’auditeur ne prévoit » 84, produisant des sentiments de chute ou de
plénitude, tandis que le narrateur retire ou ajoute des événements par rapport aux versions
collectivement diffusées du mythe. L’analyse structurale des mythes part ainsi d’un
problème dans une version particulière d’un mythe pour passer, selon une méthode
d’accroissement progressif en spirale, aux autres mythes où ce problème est déplacé ou
transformé. Il n’y a donc pas à chercher quel est l’auteur d’un mythe pas plus qu’il n’y a
comprendre l’intention d’une musique ou à retrouver l’origine des langues : la théorie
linguistique de la double articulation montre que ces formes ne se constituent que par un
décalage incessamment recommencé entre le sensible et la logique, dont les tentatives de
correction constituent une expérience sensible du logique.
C’est cette théorie de la double articulation qui provoque la polémique avec la musique
contemporaine 85. La difficulté que présente la musique à l’analyse structurale est qu’elle ne
procède pas exactement à la manière du langage : au lieu de culturaliser des sons naturels,
elle naturalise des sons culturels, en insérant des sons musicaux produits par la culture
savante dans l’émotion individuelle ; en ce sens, elle est comme le mythe un métalangage
qui compose du sens avec des morceaux de sens déjà composés mais présentés de façon
fragmentaire. La double articulation est donc, dans le cas de la musique, redoublée et
comme repliée sur elle-même. Or c’est ce redoublement qu’a manqué selon Lévi-Strauss la
musique contemporaine : soit que, comme la musique concrète, elle ait voulu composer de
la musique avec des sons purement naturels, soit que, comme la musique sérielle, elle ait
renoncé à ancrer les sons musicaux dans une naturalité. Le ton se fait alors franchement
polémique : « La musique concrète a beau se griser de l’illusion qu’elle parle : elle ne fait
que patauger à côté du sens » ; et si la musique sérielle est bien distinguée de cette
condamnation sans appel de la musique concrète, puisqu’« elle se situe, cela va sans dire,
dans le camp de la musique, qu’elle aura peut-être même contribué à sauver » 86, elle n’en
est pas moins finalement critiquée pour son spontanéisme et son élitisme : « L’école sérielle
se situe à l’antipode du structuralisme, occupant en face de lui une place comparable à celle
que tint jadis le libertinage philosophique vis-à-vis de la religion. Avec cette différence,
toutefois, que c’est la pensée structurale qui défend aujourd’hui les couleurs du
matérialisme » 87. Lévi-Strauss reproche à la musique contemporaine d’avoir voulu
composer du sens à partir de la seule nature ou de la seule culture, cédant ainsi à l’élan
utopique qui simplifie les choses en les ramenant à un principe unique : « Quel que soit
l’abîme d’inintelligence qui sépare la musique concrète de la musique sérielle, la question
se pose de savoir si, en s’attaquant l’une à la matière, l’autre à la forme, elles ne cèdent pas
à l’utopie du siècle, qui est de construire un système de signes sur un seul niveau
d’articulation » 88.
On retrouve ici sous une forme un peu différente le propos de Ruwet précédemment
cité, selon lequel la « parole » sérielle manquerait d’une « langue ». Ruwet hasardait
d’ailleurs une référence à l’opposition nature/culture, en laissant entendre que les excès de

84
LÉVI-STRAUSS, 1964, 25.
85
Un observateur critique du structuralisme comme Henri Lefebvre remarque que la théorie de la double
articulation proposée par Lévi-Strauss n’a rien à voir avec celle de Martinet, qui, prise au sérieux, laisserait plus de
place à l’analyse de la musique contemporaine que ne le fait Lévi-Strauss (LEFEBVRE, 1966, 62-71).
86
Ibid., 31.
87
Ibid., 35.
88
Ibid., 32.

122
Nicolas Donin, Frédéric Keck

la musique sérielle, produit ultime de la haute culture musicale occidentale, ne permettaient


plus de la distinguer de la « pure nature » 89. Ces équivalences partielles entre critiques
voisines, s’appuyant sur la linguistique à des titres divers, sont propices à la confusion
terminologique. Au début des années 1970, Jean-Jacques Nattiez, systématisant en vue de
la constitution d’une « sémiologie musicale » une méthode d’analyse musicale proposée par
Ruwet en 1966 90 (méthode inspirée de la linguistique structurale et de l’analyse du mythe
d’Œdipe dans « La structure des mythes »), a été amené à discuter à la fois la référence à la
partition dans l’Anthropologie structurale et la théorie de la double articulation dans
l’Ouverture du Cru et le Cuit, afin de clarifier les présupposés de Lévi-Strauss dans sa
critique de la musique contemporaine. Nattiez relève d’abord que la comparaison entre
musique et peinture est mal étayée, et se demande « comment affirmer (…) que, à l’inverse
de ce qui se passe pour la musique (concernant les notes de la gamme qui sont prélevées
culturellement sur un continuum naturel), les couleurs de l’œuvre picturale sont celles de la
nature : elles sont tout autant culturelles que les échelles musicales » 91. Cette comparaison
est elle même biaisée en ce qu’elle vise seulement à qualifier de langages la musique et la
peinture ; or la référence à la double articulation, qui permet à Lévi-Strauss d’opérer cette
qualification, n’est pas rigoureuse eu égard à son emploi en linguistique : « d’abord, parce
que, dans le langage, les phonèmes sont identifiés sur la base des changements de
signification qu’ils entraînent au plan de la première articulation ; ensuite, parce qu’ils
constituent, par rapport à lui, un système économique ; enfin, parce que les unités de
signification permettent la transmission de messages stables, qui, malgré l’expression
« message » employée par Lévi-Strauss pour la musique, n’y sont pas de même nature » 92.
Enfin, Nattiez souligne que ce traitement ambigu de la double articulation sert surtout à
dénier le droit à l’existence de certaines musiques (sérielle et concrète), en leur ôtant toute
légitimité linguistique.
Au décret lévi-straussien pouvait répondre ainsi une critique interne de la cohérence
argumentative. Mais ce passage polémique du Cru et le cuit pouvait être pris pour une
adresse aux musiciens sériels (et concrets), et supposait aussi un retour sur les enjeux des
techniques sérielles, en tant qu’ensemble de pratiques et de théories alors en voie non plus
de généralisation ou de rigidification, mais de saisie rétrospective, de dépassement
esthétique, et d’intégration à l’histoire de la musique. C’est sur cette base que Pousseur
adresse une « réponse » à Lévi-Strauss. Stratégiquement, il glisse avant sa critique un acte
de décès de la tonalité, faisant des démarches prospectives de l’avant-garde le seul horizon
possible de la musique de son temps. La critique de Lévi-Strauss, aussitôt introduite, est
double : il a cru, sur la base d’une « affirmation inconsidérément excessive » de Boulez,
que les sérialistes voulaient « construire des systèmes arbitraires, ne cherchant leurs lois
qu’en eux-mêmes (…), (sans) rapports organiques à la matière sur laquelle il(s)
opère(nt) » 93. Pousseur examine ensuite dans quelle mesure ce danger a menacé les
compositeurs atonaux, essentiellement Schoenberg, Webern et Boulez. En opposant à Lévi-
Strauss ses propres analyses de la mise en œuvre nouvelle des « propriétés "naturelles" de
la matière sonore et musicale » 94 par Webern, en faisant remarquer à l’anthropologue que
« le chromatisme ne constitue pas nécessairement et toujours le domaine des "plus petits

89
« (C)ette musique échoue à créer un discours autonome. Tout se passe souvent comme si elle retombait au
stade indifférencié de la pure nature, comme si elle renonçait à créer un langage, une histoire » (RUWET, 1972, 24).
90
Ibid., 100-134.
91
NATTIEZ, 1973, 60.
92
Ibid., 61.
93
Ibid., 15.
94
Ibid., 16.

123
Revue d'Histoire des Sciences Humaines

intervalles" » 95, Pousseur joue la carte du bon sens technique du musicien professionnel. Or
ce musicien professionnel assimile, sans penser à mal, la cohérence telle qu’elle est définie
par le structuralisme musical (resté largement organiciste), et la double articulation
linguistique en tant qu’elle suppose une logique des oppositions distinctives entre
phonèmes : Webern a donné « du propos de son maître (12 sons rapportés seulement les
uns aux autres) une réalisation tout à fait organique et, qui plus est, hautement sélective » 96.
En un autre contresens, Pousseur signale à Lévi-Strauss que les distances intervalliques ne
sont pas les mêmes selon qu’on considère un intervalle mélodiquement ou
harmoniquement ; c’est par cette distinction que Pousseur propose sa propre interprétation
de la force émotionnelle de Wagner – interprétation débarrassée de toute référence au
mythe 97. Enfin, Pousseur tâche de déconstruire l’opposition nature/culture de Lévi-Strauss
– d’ailleurs en référence aux débats qui l’avaient partiellement opposé à Ruwet en 1959 –
grâce à la mise en avant des instruments de musique, à la fois agents de la sélection dans le
donné physique et physiologique, et matériau pré-donné pour le compositeur. Les
instruments, présentés comme le lieu de la schématisation à l’interface entre nature et
culture, se trouvent pris dans un devenir technologique – notamment dans les studios de
musique électronique tels celui où Pousseur a mené les expérimentations que son livre
rapporte et théorise par la suite. En changeant d’échelle dans l’approche analytique du son,
les technologies du studio déplacent la frontière entre le physiologiquement audible et
l’artistiquement audible ; c’est ce qu’avait anticipé la musique sérielle en ne se tenant plus à
la division chromatique traditionnelle de l’espace des hauteurs musicales 98. Ce que
Pousseur lit comme relevant de la « nature » dans le Cru et le cuit est donc annexé au
domaine de la composition sur la base d’une analyse historique de la situation technico-
artistique contemporaine. Tandis que les objections de Nattiez proposent un objectivisme
linguistique, celles de Pousseur jouent une subjectivité musicale déterminée – la sienne –
contre une autre – celle de Lévi-Strauss.

Des oppositions anthropologiques déplacées dans le champ musical,


et leurs renversements

Si le dialogue ne s’opère pas véritablement entre l’anthropologie structurale et la


musique structuraliste, c’est qu’il s’effectue à l’intérieur de la pratique anthropologique de
Lévi-Strauss, entre sa culture musicale d’enfance et les débats théoriques dans lesquels il
intervient en tant qu’anthropologue. Les textes de Lévi-Strauss sur la musique ne sont donc
pas tant pertinents pour la musique elle-même que pour comprendre la relation singulière
qui se noue, chez lui, entre l’écoute musicale et l’analyse anthropologique. Il faut donc

95
Ibid., 17. Pousseur se réfère ici à la musique électroacoustique et aux musiques extra-européennes.
96
Ibid., 16.
97
« L’utilisation généralisée du chromatisme (…) est donc un phénomène double (ce qui fait probablement
son expressivité subjective particulière, son pouvoir d’émotion psychologique accru) : mélodiquement, on est dans
le continu, l’extrêmement fluide, dans l’insaisissable (…), mais harmoniquement, il y a présence presque
simultanée, en tout cas extrêmement rapprochée, d’états contraires, de climats très étrangers les uns aux autres »
(ibid., 18).
98
Cf. ibid., 25 : « Si la musique sérielle s’est effectivement proposé de rendre conscient (de contrôler,
d’articuler volontairement) le niveau linguistique élémentaire, c’est précisément qu’elle se référait à un niveau
d’« inconscience », ou d’infra-conscience encore plus général, à ce que les phénoménologues appellent peut-être
la perception non (…) « thématisée ». (…) Je ne puis en effet me résoudre à admettre que l’idéal de la
systématisation soit bel et bien l’appauvrissement du matériau ; c’est (…) d’arrangement distinctif qu’il s’agit, ce
qui ne postule que des sélections momentanées ou locales, mais n’exclut pas, il s’en faut, la mise en œuvre d’une
diversité « matérielle » aussi grande que possible. C’est là un problème de composition. »

124
Nicolas Donin, Frédéric Keck

formuler l’hypothèse selon laquelle les oppositions que construit Lévi-Strauss seraient
d’abord pertinentes dans le champ anthropologique, en sorte que les réponses des musiciens
contemporains permettent de mesurer les difficultés à les déplacer dans le champ musical,
et révèlent de ce fait certains aspects des pratiques savantes implicites de l’anthropologue.
Cette hypothèse est déjà soulevée par la lecture des textes du premier tome des
Mythologiques consacrés à la musique, qui répartissent musique concrète et musique
sérielle des deux côtés de la double articulation nature/culture. Ce procédé est en effet
familier chez Lévi-Strauss, qui peut ainsi écarter de manière dialectique deux théories
anthropologiques opposées, en réservant toujours sa préférence à celle qui a privilégié le
pôle culturel sur le pôle naturel, faute d’avoir perçu le point où la culture s’ancrait dans la
naturalité. Ainsi, dans les Structures élémentaires de la parenté, Lévi-Strauss repousse les
explications naturalistes de la prohibition de l’inceste par le dégoût ou l’infécondité, autant
que les explications historicistes par le tabou porté sur le sang menstruel ou la pratique de
l’enlèvement des femmes, pour enraciner la prohibition de l’inceste dans l’exigence
originaire de l’échange. De même, dans Le totémisme aujourd’hui, il critique l’explication
naturaliste de Malinowski selon laquelle les espèces totémiques sont bonnes à manger, et
l’explication de Radcliffe-Brown selon laquelle elles correspondent à une organisation
sociale réelle, pour en faire des opérateurs de pensée et de résolution de problèmes. Ainsi la
musique sérielle aurait saisi davantage que la musique concrète le caractère culturel de la
musique, mais elle l’aurait radicalisé de façon volontariste, au lieu de saisir le point où la
musique ancre des sons culturels dans l’affectivité naturelle. Le problème est que la
musique sérielle et la musique concrète ne sont pas deux théories de la musique qui se
poseraient le même problème que Lévi-Strauss en y répondant moins bien, mais qu’elles
visent d’abord à produire de la musique d’une façon différente de la musique dont Lévi-
Strauss tente de faire la théorie. On ne peut donc appliquer à ces formes de musique des
oppositions qui opèrent pour Lévi-Strauss dans l’analyse de la musique classique.
On peut ainsi comprendre la critique qu’adresse Umberto Eco à l’analyse du Cru et le
cuit en opposant pensée sérielle et pensée structurale comme deux conceptions
radicalement différentes de la structure, la « pensée sérielle » étant finalement la seule à
pouvoir rendre compte de la productivité de la musique sur le modèle d’une « œuvre
ouverte ». Selon Eco, pensée sérielle et pensée structurale ne s’opposent pas comme une
forme particulière de musique à un programme de sciences humaines, mais comme deux
« attitudes culturelles », deux « visions du monde » 99 : alors que la pensée structuraliste
cherche les structures universelles sous-jacentes aux phénomènes culturels considérés
jusque-là comme irréductiblement différents, la pensée sérielle inaugure des modes de
production inouïs en prenant conscience du caractère culturel du système tonal considéré
jusque-là comme naturel. L’erreur de Lévi-Strauss est alors de considérer que la pensée
sérielle a perdu contact avec la naturalité, alors qu’il prend pour naturel ce qui n’est que la
culture musicale de son enfance : l’invention propre du sériel est selon Eco celle d’un
métalangage qui se passe du recours au langage privé et se base uniquement sur les règles
de la communication.
« Mais face à des cris d’alarme qu’on partage aussi rapidement (et cette sensation n’est-
elle pas celle qui saisit tout auditeur de musique sérielle, tout spectateur de tableau non-
figuratif ?) surgit un doute : la plainte du structuraliste – qui devrait être l’administrateur d’un
métalangage capable de parler de tous les langages historiques – est celle d’un survivant d’un
usage linguistique historiquement daté, incapable de se détacher de ses propres habitudes
communicatives, qui commet la grave erreur de prendre pour métalangage son propre langage
privé » 100.

99
ECO, 1971, 39.
100
Ibid., 51.

125
Revue d'Histoire des Sciences Humaines

Si on peut défendre la musique sérielle contre l’accusation de culturalisme dénaturalisé,


on peut aussi renverser la condamnation par Lévi-Strauss de la musique concrète au nom de
la musique sérielle, en considérant les expériences d’écoute fondant les Mythologiques
comme justiciables d’une analyse schaefferienne, intégrant la dimension technologique de
l’expérience musicale contemporaine. La critique sévère qu’adresse Lévi-Strauss à
Schaeffer – sans doute parce qu’il le connaît par la critique plus sévère encore que lui
adresse Boulez dans le champ polémique de la musique contemporaine – lui fait manquer le
sens de la démarche schaefferienne. Si l’on prend l’exemple de la radio, il ne s’agit pas
véritablement pour Schaeffer de créer de nouvelles formes de musique par la combinaison
d’éléments radiophoniques, mais de saisir la transformation introduite par la radio comme
occasion d’une réflexivité sur la constitution des objets musicaux.
Dans cette perspective, les textes de Lévi-Strauss semblent manquer eux-mêmes de
réflexivité : il est notable que Lévi-Strauss écrive les Mythologiques en se référant à la
culture musicale de son enfance, basée sur la pratique du concert, à partir d’une écoute
radiophonique ; or, ce medium particulier jette une lumière nouvelle sur l’écriture des
Mythologiques, puisque celle-ci ne livre pas l’analyse d’un seul mythe, à la façon dont
Lévi-Strauss procédait dans « La structure des mythes », mais plutôt un flux continu de
discours mythique – « Il n’existe pas de terme à l’analyse mythique, pas d’unité secrète
qu’on puisse saisir au bout du travail de décomposition » 101. Si le concert et le disque
donnent le sentiment que l’analyse pourrait se clore dans un espace délimité ou dans un
objet visible, seule la radio fait percevoir que l’analyse des mythes pourrait se continuer de
façon interminable.
« - Vous allez souvent au concert ?
- Quand j’étais adolescent, aux concerts Colonne ou Pasdeloup, chaque semaine, et à
d’autres aussi. Plus maintenant, car je suis devenu claustrophobique, et la perspective d’être
emprisonné dans une rangée de sièges m’effraie. J’écoute la radio.
- Vous n’aimez pas les disques ?
- Ils provoquent un autre genre d’anxiété : non plus spatiale mais temporelle. L’idée qu’ils
tournent tout près de moi, qu’ils se rapprochent de la fin, qu’il faudra se lever pour changer de
disque… » 102.

La rédaction des Mythologiques, dans la forme qu’elles prennent pour le lecteur, est
indissociable de l’écoute de la radio comme flux continu de musique. La critique de la
musique concrète n’est qu’une façon d’écarter une démarche compositionnelle
incompatible avec sa culture musicale d’enfance au motif qu’elle reste prise dans la
naturalité. Distinguer musique concrète et musique sérielle à partir de l’opposition
nature/culture pourrait ainsi témoigner d’un malentendu sur le sens même de ces deux
démarches musicales, qui peuvent au contraire éclairer conjointement le type d’opération
intellectuelle qu’effectue Lévi-Strauss à partir de sa culture musicale. En effet, l’opposition
entre musique concrète et musique sérielle ne passe pas entre la nature et la culture, mais
entre un mode d’écriture de la musique fondé sur la médiation instrumentale et un autre
pensant par tensions formelles ; or cette opposition, si on la renverse sur les textes de Lévi-
Strauss, permet d’y lire des pratiques d’écoute singulières, intimement associées aux
pratiques savantes de l’ethnologue. L’opposition pertinente pour penser les rapports entre
musique concrète et musique sérielle n’est pas tant celle qui passe entre nature et culture,
que celle que fait Lévi-Strauss entre le bricoleur et l’ingénieur. Dans la composition du
texte des Mythologiques, Lévi-Strauss est plus proche du bricoleur schaefferien, agençant
des bouts de mythes amérindiens, des morceaux de musique écoutés à la radio, des extraits

101
LÉVI-STRAUSS, 1964, 13.
102
LÉVI-STRAUSS, ERIBON, 1990, 247.

126
Nicolas Donin, Frédéric Keck

de partitions musicales, que de l’ingénieur sériel, déployant toutes les possibilités d’une
combinatoire formelle posée abstraitement 103.
Cette hypothèse sur le déplacement d’oppositions du champ anthropologique au
domaine musical est corroborée par la lecture du Finale des Mythologiques. Lévi-Strauss y
reprend l’analyse de la musique pour se défendre contre les attaques de ceux qui n’en
voyaient pas la nécessité. Mais la lecture du contexte de cette analyse montre qu’il s’agit
surtout de défendre l’analyse structurale des mythes contre deux types de lecteurs : les
philosophes, qui lui reprochent de n’aboutir à aucun sens et de rester dans un formalisme
des transformations logiques, et les anthropologues, qui lui reprochent de ne pas montrer
comment les mythes fonctionnent dans des pratiques rituelles socialement situées. C’est
essentiellement à l’adresse des philosophes que Lévi-Strauss ajoute au trio mythe/
musique/langage, analysé dans l’Ouverture des Mythologiques, un quatrième terme, les
mathématiques, délimitant ainsi les quatre pôles du « champ des études structurales ». Les
mathématiques, qui avaient pourtant servi de modèle à l’analyse structurale de la parenté,
sont ici décrites comme « structures à l’état pur et libres de toute incarnation », afin de
répondre à l’accusation de formalisme venue des philosophes ; la langue apparaît alors
comme « doublement incarné dans le sens et le sens », tandis que la musique décolle du
sens et adhère au son, et que le mythe décolle du son et adhère au sens 104. Mythe et
musique sont donc compris comme deux façons inverses de décoller du langage, et les
mathématiques comme le point de fuite vers l’abstraction de ce double décollement. La
comparaison entre le mythe et la musique permet de répondre aux philosophes que
l’analyse structurale des mythes peut « adhérer au sens » sans que ce sens soit celui que lui
donne un sujet : c’est par la mise en relation des mythes entre eux que du sens apparaît,
comme la musique peut mettre en relation des sons indépendamment du sens que lui
donnent des auditeurs. La place d’un locuteur en qui sens et son coïncideraient est donc
tracée en creux de l’analyse structurale, comme ce vers quoi mythe et musique tendent, et
faute duquel ils seraient un pur formalisme mathématique.
Cette réflexion sur le locuteur comme sujet absent de l’analyse structurale permet
ensuite de répondre aux objections des anthropologues. Dans sa présentation extrêmement
critique de l’œuvre de Lévi-Strauss, Edmund Leach avait repris en conclusion les analyses
sur la musique dans Le cru et le cuit, pour montrer le caractère arbitraire des oppositions
binaires construites par Lévi-Strauss 105. Il lui reprochait de ne pas tenir compte des
transformations de la linguistique depuis Chomsky, qui permettait d’analyser les
compétences et performances des locuteurs. L’analyse des mythes doit en effet selon Leach
permettre d’analyser des performances rituelles qui utilisent les récits mythiques comme

103
Nous transposons ici le commentaire de Lévi-Strauss par Derrida dans « La structure, le signe et le jeu dans
le discours des sciences humaines » : « Si l’on appelle bricolage la nécessité d’emprunter ses concepts au texte
d’un héritage plus ou moins cohérent ou ruiné, on doit dire que tout discours est bricoleur. L’ingénieur, que Lévi-
Strauss oppose au bricoleur, devrait, lui, construire la totalité de son langage, syntaxe et lexique. En ce sens,
l’ingénieur est un mythe (…) produit par le bricoleur » (DERRIDA, 1967, 418).
104
LÉVI-STRAUSS, 1971, 578.
105
LEACH, 1970, 179 : « Les écrits de Lévi-Strauss font preuve d’une tendance croissante à affirmer en tant
que dogme que ses découvertes concernent des faits représentant des caractéristiques universelles du processus
inconscient de la pensée humaine. Au début, il se contentait de généraliser son schéma primaire, et d’interposer les
termes intermédiaires (ce qui va un peu plus loin que la trilogie hegelienne thèse-antithèse-synthèse) mais depuis
peu, il semble que le système entier tourne progressivement à une sorte de prophétie s’accomplissant elle-même et
incontrôlable parce que, par définition, irréfutable ».

127
Revue d'Histoire des Sciences Humaines

autant de ressources intellectuelles pour faire face à des situations problématiques 106. Lévi-
Strauss lui répond dans L’homme nu en reprenant la comparaison avec la musique :
« De divers côtés, mais surtout en Angleterre, on m’a accusé de réduire des expériences
intensément vécues par des sujets individuels à des symboles neutres d’un point de vue
affectif, comme ceux dont se servent les mathématiciens, alors que la pensée des peuples sans
écriture recourrait à des symboles concrets et tout imprégnés de valeurs émotives. C’est cet
écart, dit-on, que du point de vue où je me place, il serait impossible de surmonter. Les
considérations qui précèdent sur la nature de l’émotion musicale démontrent le contraire, mais
il reste à établir que le même type d’interprétation s’applique à des phénomènes davantage du
ressort des recherches ethnologiques, et surtout au rituel » 107.

La relation entre mythe et musique est donc une façon de déplacer sur un terrain où
Lévi-Strauss se sent plus familier (mais où il rencontre les musiciens et les musicologues)
la vexata quaestio des rapports entre rite et mythe, que ses collègues britanniques lui
adressent toujours sous la forme d’une opposition entre systèmes de représentations et
affectivité vécue, ou entre théorie et pratique. Dans le rituel, la musique peut en effet être
décrite comme ce qui agit sur l’esprit des participants, l’action en commun expliquant le
caractère génératif de la performance musicale. Dans la musique, répond Lévi-Strauss,
l’affectivité n’est pas la mise en action d’oppositions pensées, mais l’effet d’un décalage
entre des niveaux d’activité logique, le rite étant précisément le moment où cette diversité
logique est abolie au profit de la seule répétition des oppositions dans une performance. La
discussion se concentre sur la notion d’anxiété, considérée par les ethnologues britanniques
comme la source du rituel, puisque la complexité des gestes rituels est supposée répondre à
une situation vécue par les acteurs de façon problématique. L’analyse de la musique permet
à Lévi-Strauss de montrer que l’anxiété n’est pas une donnée première de l’analyse, mais
seulement un effet de la structure des relations logiques, puisque l’écoute de la musique
suscite l’angoisse lorsqu’elle ne parvient pas à saisir tous les aspects de l’œuvre en même
temps 108.
Cette discussion des rapports entre rite et mythe, si elle déplace à nouveau dans le
domaine musical des questions proprement anthropologiques, révèle aussi les pratiques
d’écoute de la musique telles que les Mythologiques les expriment : l’émotion musicale est
conçue comme une émotion fondamentalement passive, le récepteur se faisant le lieu de
passage d’une structure mythique qui l’excède radicalement, au lieu de participer
activement à sa production. Cette adoption non réflexive du modèle d’une écoute passive
rend le caractère productif de l’écoute impensable par le savant Lévi-Strauss, et l’accès à la
musique de son temps impraticable par le mélomane Lévi-Strauss.

Écouter sans tendre l’oreille ?


Le plaisir musical selon Lévi-Strauss

Le Finale de L’Homme nu prolonge la « confession » esquissée dans l’Ouverture de Le


cru et le cuit : la référence à la musique ne correspond pas seulement à une culture
d’enfance dans laquelle il est possible de puiser des fragments de logique du sensible, elle
répond plus profondément à un rêve : celui de composer une œuvre musicale. « Il apparaît
certain que j’ai tenté d’édifier avec des sens un ouvrage comparable à ceux que crée la
musique avec des sons : négatif d’une symphonie » 109. Cette figure du compositeur manqué
106
Pour une reprise de cette critique chez les musicologues, cf. LEYMARIE-ORTIZ, 1978.
107
LÉVI-STRAUSS, 1971, 597.
108
LÉVI-STRAUSS, 1971, 609.
109
Ibid., 580.

128
Nicolas Donin, Frédéric Keck

hante les pages consacrées à la musique ; elle dessine le portrait en creux d’un auditeur
passif, radicalement séparé de la composition.
« - Vous avez dit un jour que vous auriez aimé être chef d’orchestre.
- Que, dans leur immense majorité, les hommes et les femmes soient sensibles à la
musique, émus par elle, qu’ils croient la comprendre ; et qu’une infime minorité seulement
soit capable de la créer, ce problème me hante. (...) Enfant, je rêvais d’appartenir à cette
minorité » 110.

L’écoute musicale telle que Lévi-Strauss la conçoit et la pratique consiste ainsi à tenter
de rejoindre la figure d’un compositeur qui reste toujours à l’horizon de l’écoute, sans que
quelque co-création soit possible. La structure musicale précède l’auditeur comme la
structure des mythes précède celui qui en entend le récit, mais le plaisir de l’écoute tient à
la tentative de la rejoindre tangentiellement.
« L’auditeur en tant que tel n’est pas créateur de musique, que ce soit par carence
naturelle ou du fait occasionnel qu’il écoute l’œuvre d’autrui, mais une place existe en lui
pour elle : c’est donc un créateur "en négatif", de qui la musique émanée du compositeur vient
combler les creux. (...) En rencontrant la musique, des significations flottantes entre deux
eaux émergent, et, faisant surface, s’agrègent les unes aux autres selon des lignes de force
analogues à celles qui déterminent déjà l’agrégation des sons. D’où cette sorte
d’accouplement intellectuel et affectif qui s’opère entre le compositeur et l’auditeur. L’un
n’est pas moins important que l’autre, car chacun détient un des deux "sexes" de la musique
dont l’exécution permet et solennise l’union charnelle » 111.

Malgré les métaphores érotiques utilisées dans ce passage étonnant, il ne faut pas
concevoir l’auditeur lévi-straussien comme strictement passif : le plaisir musical qu’il
éprouve est plutôt fondé sur le décalage entre ce qu’il anticipe de la structure et ce qu’il en
perçoit réellement, d’un décrochage entre son temps physiologique et le temps musical.
Plutôt que de passivité il faudrait parler d’anticipation déçue ou manquée, corrigée par des
moments de satisfaction. C’est en cela que la musique peut produire aussi bien les rires que
les larmes : l’auditeur passe par des moments d’anxiété et de frustration lorsqu’il sent que
de la structure musicale il n’entend que des fragments dépourvus de sens, et il éprouve un
soulagement, voire une joie, lorsqu’il sent qu’il atteint localement une certaine unité de
sens. Le silence qui produit la joie musicale à la fin de l’écoute reste donc
fondamentalement ambigu, puisqu’il est de façon indécidable une réconciliation ou une
suspension 112.
« Ce qui, dans l’audition musicale, suscite des pleurs de joie, c’est un trajet réellement
accompli par l’œuvre, et réussi en dépit des difficultés (telles seulement pour l’auditeur) que
le génie inventif du compositeur, son besoin d’explorer les ressources de l’univers sonore, lui
a fait amasser en même temps que les réponses qu’il leur donnait. Entraîné haletant dans ce
parcours, l’auditeur se trouve par chaque résolution mélodique ou harmonique, comme
envoyé en possession du résultat. Et n’ayant pas dû lui-même découvrir ou forger ces clefs
que l’art du compositeur lui fournit toutes faites au moment où il les attend le moins, tout se
passe comme si le trajet laborieux, parcouru avec une aisance dont, réduit à ses seules
ressources, l’auditeur se fût montré incapable, était, par faveur spéciale, mis pour lui en court-
circuit » 113.

110
LÉVI-STRAUSS, ERIBON, 1990, 245.
111
LÉVI-STRAUSS, 1971, 585.
112
BACHT (2001) se demande comment faire pour admettre la description par Lévi-Strauss de la fin du Boléro
comme résolution de la tension structurale qui constitue toute l’œuvre, lorsqu’on s’aperçoit que cette fin est un
dérapage ironique, une pirouette qui a, selon Bacht, pour principal effet de ne pas achever l’œuvre…
113
LÉVI-STRAUSS, 1971, 589.

129
Revue d'Histoire des Sciences Humaines

Cette conception de l’écoute musicale est aux antipodes de celle qui sous-tend la
musique sérielle, et explique sans doute en grande partie le malentendu entre Lévi-Strauss
et la musique contemporaine. Alors que Lévi-Strauss conçoit l’écoute comme une traversée
de la structure qui tente de rejoindre tangentiellement son unité à travers une forme de
réconciliation affective finale, la musique sérielle cherche une écoute qui fasse de la
rencontre avec de nouvelles structures l’occasion d’une réflexion. De ce fait, l’auditeur de
musique sérielle n’est plus passif ou en attente de remplissement, mais il participe à la
création musicale par l’attention qu’il apporte à ce qu’elle a de spécifiquement nouveau 114.
Le choc de la structure n’est pas l’attente d’une union entre l’auditeur et le compositeur,
mais l’occasion pour tous deux de tendre l’oreille.
À ce point, la référence à Schloezer nous permettra à nouveau de saisir la divergence
entre le structuralisme lévi-straussien et le structuralisme musical. Un passage de
l’Introduction à J.S. Bach semble condamner par avance le type d’écoute musicale dont
Lévi-Strauss se fait l’analyste, sinon le praticien :
« Convaincu qu’il lui prête toute son attention et s’en délecte, l’auditeur généralement se
contente de s’écouter ou plutôt de s’abandonner à une vague euphorie à la fois sentimentale et
sensuelle, traversée d’émotions fugaces, d’élans sans objets, d’impressions internes, d’images
qui le surprennent lui-même lorsque brusquement il lui arrive d’en prendre conscience et de
reconnaître jusqu’où l’ont entraîné ses rêveries. Ce qu’il goûte au fond, cet auditeur, ce n’est
nullement la musique : on pourrait dire qu’il aime la musique dans la mesure exacte où la
transposant tandis qu’elle s’écoule, il l’oublie pour le flux intérieur qu’elle déclenche en lui,
pour l’illusion d’un enrichissement, d’un accroissement et d’une liberté qui lui sont octroyés
gratuitement, à la seule condition de rester passif, de se laisser emporter ou "bercer" : le
moindre effort de concentration en effet, la moindre tension de sa part romprait aussitôt cette
trame fragile » 115.

Si ce texte est d’abord une condamnation de l’écoute naïve et complaisante, il révèle


aussi le fossé entre la conception intellectualiste de la musique chez Schloezer, et celle,
nettement affective quoique tout autant structuraliste, de Lévi-Strauss. Pour Schloezer,
l’œuvre est l’ouverture d’une conscience par une structure ; pour Lévi-Strauss, l’écoute de
l’œuvre consiste à subir un parcours émotionnel déterminé à l’avance, écrit par le
compositeur 116. Les sériels sont du côté de Schloezer et de sa cognition réfléchissante,
intellectualisée, irréductible à l’audition, même considérée abstraitement. Au contraire,
Lévi-Strauss décrit le plaisir musical culminant dans la décharge qui achève une écoute
donnée : le parcours accumule la tension et la libère à la fin, ce qui le situe du côté de
l’attente du « choc » dénoncée par Schloezer 117.
Sans doute le subjectivisme de la conception lévi-straussienne de l’écoute est-il
compensé par son rattachement à des formes nettement identifiées, qui constituent à la fois
des contraintes et des points de repère pour le compositeur comme pour l’auditeur. Mais cet
appui sur les formes, si l’on suit encore Schloezer, est précisément ce qui rend

114
Cf. SOURIS, 2000 (1955), 208-209 : « Ce que les sons ont perdu en énergie harmonique (c’est-à-dire
tonale), ils le regagnent dans d’autres "dimensions". Alors que la dimension harmonique se subordonnait toutes les
autres, chacune de celles-ci peut maintenant s’imposer la première et faire saisir un son principalement comme
court, comme fort, comme aigu ou lent, ou pincé, ou aussi naturellement comme fréquence. Dès lors peuvent
s’établir, tout au long de l’échelle audible, des multitudes de nouveaux rapports structuraux, qui exigent de
l’auditeur, privé de références préétablies, une activité créatrice incessante » (nous soulignons).
115
SCHLOEZER, 1979, 17-18.
116
Le modèle proustien est revendiqué : « Jamais, sans doute, le plaisir musical ne fut mieux décrit et analysé
que dans les pages d’Un Amour de Swann consacrées à la « petite phrase » et à la sonate de Vinteuil » (LÉVI-
STRAUSS, 1971, 586).
117
Schloezer parle de « l’auditeur qui, incapable d’accomplir la synthèse intellectuelle indispensable ou s’y
refusant par paresse, se cantonne dans une attitude passive, attend le choc » (ibid., 44).

130
Nicolas Donin, Frédéric Keck

ordinairement impossible la réflexion que doit susciter une œuvre nouvelle chez un auditeur
exercé. En effet, l’auditeur profane est beaucoup mieux placé pour comprendre une œuvre
musicale que l’auditeur cultivé puisqu’il ne cherche pas à retrouver dans la musique qu’il
écoute les formes dont il a l’habitude 118. C’est bien l’option contraire que prend Lévi-
Strauss en faisant appel, non comme auditeur mais comme auteur, aux référents formels
académiques auxquels il identifie « la musique » dans Le cru et le cuit : plus encore que le
compositeur qui, pour Schloezer, utilise les « schèmes formels (…) "sonate", "rondo",
"fugue" » non comme des formes définitives mais comme des canevas pour produire des
« systèmes organiques », Lévi-Strauss requiert ces mêmes plans en tant qu’ils sont les seuls
capables de donner forme à son projet en sortant l’écriture ethnologique de ses modes de
présentation habituels. Il y a donc une disjonction dans le rapport de Lévi-Strauss à la
musique entre une écoute passive et une pratique d’écriture créatrice. Nous poserons pour
finir que la référence à la partition, dans « La structure élémentaire des mythes » et dans le
Finale de L’Homme nu, est ce qui permet à Lévi-Strauss d’atténuer une telle disjonction, la
partition impliquant à la fois des modes de lecture et d’écriture de la musique.

Face à la partition : postures synoptiques

La culture musicale à laquelle puise Lévi-Strauss n’est pas seulement un ensemble


d’émotions d’enfance, elle fournit aussi des schèmes d’écriture et de lecture qui
déterminent la production savante de l’anthropologue. Or la disjonction précédemment
relevée entre pratiques d’écoute (musicale) et de composition (en l’occurrence
ethnologique) peut évoquer le fond sur lequel les militants wagneriens avaient constitué
l’identification des leitmotive (motifs musicaux associés aux personnages et/ou affects dans
les opéras de Wagner) comme moyen d’accès à la fois à l’écoute des opéras de Wagner, au
déchiffrage de ses partitions, et à l’appropriation de son style par les compositeurs.
Hans von Wolzogen, à Bayreuth, et ses imitateurs partout en Europe, avaient en effet établi
des lexiques assignant un sens à chaque leitmotiv extrait de la partition, et les avaient
donnés à lire sous forme de liste ou de tableau, en première page des réductions
pianistiques des opéras ou encore dans les guides d’écoute introduisant à leur écoute et à
leur remémoration. Si ces travaux analytiques s’étaient appuyés sur une analyse attentive de
la partition, c’était donc bien pour permettre aux mélomanes convertis ou en voie de
conversion de se familiariser avec les « règles du jeu » 119 qui régissaient une culture
opératique singulière, d’autant plus difficile à pénétrer qu’elle procédait à grande d’échelle
d’une forme d’autoréférentialité jusqu’alors inconnue en musique.
La consultation des listes et tables de motifs permet à l’amateur de reconstituer le réseau
narratif et thématique de l’œuvre sans passer par le découpage dramatique traditionnel en
actes et en scènes. Elle permet, plus généralement, d’opérer des allers et retours entre le
flux du déchiffrage de la partition, ou de l’assistance à une représentation, et la construction
savante de la partition. La possibilité d’un tel mouvement s’appuie sur une opération
textuelle pratiquée auparavant par le musicographe, la mise en tableau de partition : il s’agit
de repérer des extraits significatifs de la partition, de les découper et nommer, de les mettre

118
Ibid., 52 : « (D)u fait même qu’il est imbu de certains principes, de certaines normes et attaché à des
méthodes dont il a expérimenté l’efficacité, du fait que sa mémoire est encombrée de formules mélodiques,
harmoniques, rythmiques, le musicien savant se trouve fréquemment beaucoup plus désorienté que le profane
devant une œuvre nouvelle, originale : l’ignorance du passé et de la grammaire musicale rend celui-ci disponible et
facilite son adaptation à l’inouï ».
119
Cette image provient d’un musicographe wagnerien français, Charles Malherbe, cité in CAMPOS, DONIN,
2005, 171 (nous nous appuyons plus largement sur cet article dans le présent développement).

131
Revue d'Histoire des Sciences Humaines

en série, enfin de les présenter sous la forme de tableaux dont un axe correspond au
déroulement chronologique de l’opéra et l’autre aux dénominations des familles de motifs.
Ces opérations analytiques, qui sous-tendent matériellement bien des services rendus « aux
autels du "dieu Richard Wagner" » (cf. supra) de la fin du XIXe siècle à nos jours, peuvent
être rapprochées de celles que pratique le savant Lévi-Strauss sur les mythes dans les
années 1950 et 1960.
Dans l’analyse du mythe d’Œdipe en 1955, Lévi-Strauss, reprenant un mythe bien
connu des lecteurs, montre que le récit linéaire peut être découpé en paquets de relation
présentés sur un double axe, vertical et horizontal, afin de rendre visible les oppositions
sémantiques sous-jacentes au récit 120. Cette coupure dans le flux du récit est seulement une
étape de l’analyse mythologique, pour laquelle le mythe d’Œdipe est un bon exemplaire de
démonstration : il faut encore reconstituer le sens sous-jacent du mythe à partir des
oppositions sémantiques disposées sur la partition. La démonstration de « La structure des
mythes » est présentée comme une « démonstration de camelot » 121 : si la lecture du mythe
en partition fonctionne pour le mythe d’Œdipe, elle doit fonctionner pour les mythes
amérindiens ; mais il s’agit à partir de cette présentation de retrouver le sens des mythes
amérindiens, qui était donné d’emblée dans le mythe d’Œdipe. Or de ce point de vue les
mythes amérindiens sont dans une situation inverse de celui d’Œdipe : la mise en partition
vise moins à casser le sens apparent du récit, qui manque immédiatement, qu’à reconstituer
un sens à partir de fragments. Le modèle de l’écoute musicale sert alors à pointer vers une
écoute des relations à partir de leur mise en visibilité synoptique. Compositeur, chef
d’orchestre et analyste se partagent les droits de lecture et d’action sur la partition
d’orchestre, tandis que le simple auditeur s’en tient au flux et à l’outil de navigation que
constitue la partition.
L’analyse du Boléro de Ravel dans L’Homme nu, confirme que Lévi-Strauss a, en tant
que mélomane wagnerien, conscience d’une relation possible entre le déroulement linéaire
du temps musical et une table de motifs récurrents. L’analyse musicale, qui vient compléter
une récapitulation de l’histoire de la musique dans sa relation avec le mythe, est d’abord
introduite comme une réfutation de Henri Pousseur sur son propre terrain, celui de la
technicité du musicien professionnel. Citant une description du Boléro par Pousseur 122,
Lévi-Strauss écrit : « Une telle description semble, en effet, étrangère à toute idée
raisonnable qu’on peut se faire de la musique et, dans le cas particulier, elle ne tient aucun
compte de la modulation qui surgit vers la fin du morceau et donne à l’auditeur le sentiment
(…) d’une réponse décivise à un problème obscur posé dès le début » 123. Le procédé de la
fugue, qui symbolise ailleurs la musicalité polyphonique des mythes 124, permet ici la
convertibilité d’un déroulement linéaire musical en une « mise en partition » analytique, le
Boléro se retrouvant dans la posture du mythe d’Œdipe : si connu qu’il n’est pas besoin de

120
Cf. LÉVI-STRAUSS, 1958, 243 : « Une partition d’orchestre n’a de sens que lue diachroniquement selon un
axe (page après page), de gauche à droite, mais en même temps, synchroniquement, selon l’autre axe, de haut en
bas. Autrement dit, toutes les notes placées sur la même ligne verticale forment une grosse unité constitutive : un
paquet de relations ».
121
Ibid., 244.
122
Cité par LÉVI-STRAUSS, 1971, 590.
123
Ibid. 590. Le Boléro constitue à ce titre le paradigme de l’œuvre musicale de la période XIXe-XXe siècle
distinguée par Lévi-Strauss : « (A)u moins pour cette période de la civilisation occidentale durant laquelle la
musique assume les structures et les fonctions du mythe, chaque œuvre doit offrir une forme spéculative, chercher
et trouver une issue à des difficultés constituant à proprement parler son thème ».
124
« Il semble bien que le moment où musique et mythologie ont commencé d’apparaître comme des images
retournées l’une de l’autre, coïncide avec l’invention de la fugue, c’est-à-dire une forme de composition qui, je l’ai
plusieurs fois montré (…), existe pleinement constituée dans les mythes » (ibid., 583).

132
Nicolas Donin, Frédéric Keck

le mettre en narration, si universel qu’une méthode valable pour lui sera forcément
reproductible sur un vaste corpus. Mais à la différence de celle du mythe, la linéarité
continue du Boléro est une singularité qu’il s’agit de comprendre comme telle ; l’analyste
s’y emploie en convoquant l’orchestration comme raison de la construction, permettant de
découvrir des séries d’oppositions qui s’ajoutent à celles mises en évidence dans l’image de
la fugue mise à plat, formant un « ensemble complexe d’oppositions, qui sont comme
emboîtées les unes dans les autres » 125, et qui se résorbe avec la modulation finale. De là,
on pourrait décliner à nouveau l’opposition entre « la musique » (de Lévi-Strauss) et la
« musique contemporaine » qu’il juge extérieure à la musique. L’opposition passerait alors
entre le temps narratif du wagnerisme susceptible d’être mis en tableau synoptique, et le
temps polyphonique du sérialisme qui, pour être intelligible par une analyse, doit être
déplié et linéarisé – ce qui fait de son déroulement non pas une résolution de la complexité
comme celle que Lévi-Strauss attend de la musique, mais bien plutôt une suspension du
temps manipulateur d’affects.
Cette relation entre temps musical et partition est liée pour Lévi-Strauss à la conception
de l’œuvre esthétique comme résolution d’un problème, l’espace de la partition permettant
de localiser où est le problème et ainsi de le résoudre. Rédigée avec l’aide de René
Leibowitz, l’analyse musicale de Boléro constitue à ce titre le fruit d’un dialogue qui a pu
s’apparenter à une composition musico-ethnologique à quatre mains :
« En écrivant Le Cru et le cuit, je suis tombé en panne : une transformation mythique, qui
me semblait indubitable, présentait une structure dont je ne trouvais pas d’équivalent musical.
L’hypothèse initiale exigeait pourtant qu’il y en eût une. J’ai soumis mon problème à René
Leibowitz, avec qui j’étais très lié. Il me répondit qu’à sa connaissance, une telle structure
n’avait jamais été employée en musique bien que rien ne s’y opposât. Quelques semaines plus
tard, il apporta une composition dédiée à ma femme et à moi, qu’il venait d’écrire selon les
lignes que j’avais esquissées » 126.

À cet égard, la référence à L’Heure espagnole de Ravel dans le Finale de L’Homme


nu 127 peut être lue comme témoignant de la résolution d’un autre problème, cette fois par
Lévi-Strauss à l’intention de Leibowitz. En mars 1969, plongé dans les répétitions de cet
opéra pour lequel tous deux ont une dilection particulière, Leibowitz écrit à son ami pour
lui exposer une difficulté qu’il rencontre : dans une scène décisive, Ramiro se trouve de dos
par rapport au chef, de sorte qu’il ne peut voir la battue. Le jour suivant, Lévi-Strauss résout
techniquement le problème par un déplacement de point de vue, plus synoptique : il suffit
de construire un escalier… 128
Entre la démonstration sur le mythe d’Œdipe et l’analyse du Boléro de Ravel, l’usage
du modèle de la partition chez Lévi-Strauss a donc changé : il ne vise plus seulement à
déprendre d’une lecture narrative du mythe, il instaure un rapport de co-création entre
mythe et musique. D’où la possibilité de croisements entre les musiciens et l’anthropologie
structurale – qui n’ont cependant pas eu lieu, sinon sous la forme d’une part d’un nouveau
quiproquo (l’utilisation d’extraits du Cru et le cuit par Berio 129), d’autre part d’une tentative

125
Ibid., 595.
126
LÉVI-STRAUSS, ERIBON, 1990, 244. Sur cette œuvre (Toccata pour piano, op. 62), cf. MEINE, 2000, 68.
L’ouvrage de Sabine Meine, consacré à Leibowitz, contient un chapitre sur les relations entre le musicien et
l’anthropologue (64-69).
127
LÉVI-STRAUSS, 1971, 594.
128
Cf. MEINE, 2000, 66.
129
« (V)ous savez que Berio a utilisé Le Cru et le cuit dans sa Sinfonia. Une partie du texte, récité,
accompagne la musique. J’avoue n’avoir pas su la raison de ce choix. Au cours d’une interview, un musicologue
m’a posé une question sur ce sujet. J’ai répondu que le livre venait de paraître et que le compositeur l’avait
probablement utilisé parce qu’il l’avait sous la main. Or, j’ai reçu il y a quelques mois de Berio, que je ne connais

133
Revue d'Histoire des Sciences Humaines

inaboutie (celle de François-Bernard Mâche, compositeur et théoricien de la musique, qui


reprend largement à son compte les orientations méthodologiques et les thèmes lévi-
straussiens, mais n’a pas réalisé à grande échelle son projet d’identification des structures
musicales de l’esprit humain 130).
Si le constat de malentendu entre la musique contemporaine et l’anthropologie
structurale est évident, tant les arguments échangés des deux côtés témoignent de la
difficulté à comprendre les positions de chacun, il reste que cette confrontation révèle une
interaction entre pratiques savantes et pratiques d’écoute à des échelles de temporalité
différentes. Cette interaction jette une lumière particulière sur ce qu’il est convenu
d’appeler structuralisme : l’histoire du structuralisme ne saurait consister uniquement en
une reconstruction des positions théoriques et de leur dynamique, mais aussi en une histoire
des pratiques d’écoute et de composition tant des musiciens que des savants, dans des lieux
qui sont aussi bien institutionnels que corporels, et où se produisent tout autant de
dissonances que d'accords.
Nicolas DONIN
IRCAM, Paris, France
donin@ircam.fr
et
Frédéric KECK
CNRS, GSPM, Paris, France
f.keck@cegetel.net

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pas, une lettre fort mécontente. Il avait lu cette interview avec plusieurs années de retard et m’assurait que le
mouvement en question de sa symphonie offrait la contrepartie musicale des transformations mythiques que je
mettais en lumière. Il joignait le livre d’un musicologue qui en faisait la démonstration (David Osmond-Smith). Je
me suis excusé d’un malentendu imputable, disai-je, à mon incompétence musicale, mais je reste perplexe »
(LÉVI-STRAUSS, ERIBON, 1990, 244-245).
130
Il note en 1999 que l’application de la démarche lévi-straussienne à la musique « aurait l’avantage d’inviter
à construire, parallèlement à l’impressionnant monument des Mythologiques un édifice comparable, montrant à
travers toutes les musiques connues chez l’homme et quelques autres espèces, un minimum de schèmes
permanents plus ou moins universels. Pour l’instant, je n’ai, sur ce terrain, édifié qu’une cabane (l’auteur fait
allusion à MÂCHE, 1983), et encore sans permis, fautes d’autorités compétentes pour le délivrer. Mais j’espère
qu’un jour le projet grandira, et qu’il pourra confirmer, à l’aide d’analyses aussi minutieuses que celles de Lévi-
Strauss, la profonde analogie, que cet auteur a revendiquée à juste titre, entre l’esprit mythique et la pensée
musicale, bien qu’il ait pris le risque de l’évoquer sans avoir pu faire le nécessaire travail de terrain » (MÂCHE,
2000, 414).

134
Nicolas Donin, Frédéric Keck

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