Isabelle Guérin et al., « La microfinance indienne peut-elle être solidaire ? », Revue Tiers Monde
2007/2 (n° 190), p. 291-308.
DOI 10.3917/rtm.190.0291
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petites tailles), issues d’un travail intensif de terrain mené pendant quatre
années 2, cet article propose quelques éléments de réflexion sur ces thèmes. Une
première partie donne un aperçu du champ de la microfinance indienne, dominé
aujourd’hui par l’intervention croissante d’une floraison d’organisations non
gouvernementales (ONG) aux motivations très disparates et par l’omniprésence
d’un État très interventionniste. L’article aborde ensuite la dimension de la solida-
rité à partir de deux questions. La première concerne la prestation de services : à
quelles conditions est-il possible d’offrir des services adaptés aux besoins des
populations ? Nous verrons que la réponse est loin d’aller de soi. Le principal défi
consiste à trouver un équilibre entre plusieurs facteurs potentiellement contra-
dictoires (participation des usagers, proximité, expertise). La seconde question
concerne l’articulation entre services financiers et action « politique », entendue
ici au sens d’une capacité à influer sur les normes et les règles. Nous insisterons
sur les potentialités mais aussi sur les difficultés de cette articulation.
2 - Ce travail a été effectué dans le cadre du programme Labour, Finance and Social Dynamics de
l’Institut Français de Pondichéry. Le fonctionnement de ces organisations sera présenté plus en avant
dans le texte. Le travail de terrain est la principale source de nos informations, à l’exception de la Sewa,
à laquelle plusieurs ouvrages ont été consacrés et dont nous nous sommes également inspirés ; en
particulier celui de BHATT (2006) et celui de ROSE (1992).
3 - Sur l’ensemble des dépenses de santé, en Inde, plus de 80 % sont prises en charge par le patient.
Ce taux est de 60 % au Bangladesh, de 50 % au Sri Lanka, et d’un peu plus de 10 % en Allemagne
(PARIKH et RADHAKRISHNA, 2005).
4 - Les données officielles avancent une proportion de la population active proche de 50 %, mais il
est difficile d’y distinguer ce qui relève effectivement de l’auto-emploi et ce qui relève de la sous-
traitance déguisée.
5 - De 1992 à 2006, le taux de croissance annuel moyen du nombre de groupes d’emprunteurs
ayant reçu un prêt s’établit à 82 %, il est de 110 % en termes de montants alloués (FOUILLET, 2006a).
7 - À titre d’exemple, le capital de Basix est détenu à 49,5 % par Basics Ltd. ; 21,8 % par International
Finance Corporation (USA) ; 10,9 % par Stichting Hivos Triodos Fonds (Pays-Bas) ; 10,9 % par
Shorecap International Ltd. (USA) ; 4,6 % par ICICI Bank ; 2,3 % par HDFC Ltd. ; et 0,1 % par d’autres
(Basix, 2006).
8 - L’équivalent indien du statut associatif : trust ou society.
9 - Sur l’analyse des relations ONG/« bénéficiaires », voir l’analyse ethnographique de JAUZELON
(2006).
et offre de masse
10 - Le cas le plus flagrant concerne l’épargne des groupes. L’épargne des membres ne peut pas
être utilisée pour répondre aux dépenses liées à des urgences (frais d’hôpitaux, enterrements, etc.).
L’épargne est bloquée et ne peut être mise à disposition que sous forme de crédits. De plus, les délais
de mise à disposition de ces fonds via un crédit étant longs (plusieurs jours dans le meilleur des cas),
les membres ont souvent recours à d’autres sources de financement (connaissances, employeurs,
prêteurs privés).
Le cas de Basix est tout autre, tout en présentant quelques convergences. Les
11 - Sur le plan strictement technique, les deux organisations ne sont pas comparables puisque
Sewa intervient principalement en milieu urbain, tandis qu’Assefa intervient en milieu rural (où il est
beaucoup plus complexe et coûteux de mettre en place un service bancaire à domicile).
12 - Citons par exemple le rôle déterminant de Basix dans l’adaptation d’un produit d’assurance
contre la sécheresse mis en place par le gouvernement indien pour les petits agriculteurs, Basix ayant
joué un rôle de relais des réclamations des agriculteurs (FOUILLET, 2005).
16 - Voir par exemple MEHRA et al. (2003), SAMUEL (2000), TANDON et MOHANTY (2003).
occupe, c’est leur survie quotidienne – ou même que ces membres craignent
l’engagement politique. Dans le contexte indien, marqué par le patriarcat et la
hiérarchie sociale, la prise de parole des couches dominées est risquée. De plus
les femmes sont sommées d’être discrètes et humbles, et leur mobilité est
fortement contrôlée 17. Les risques de sanction peuvent provenir de la famille et
de la « communauté », dont il faut assurer la réputation. Les risques peuvent
également provenir des employeurs, des recruteurs ou des propriétaires terriens,
qui disposent de multiples armes de rétorsion (licenciements, hommes de main),
ou encore des autorités publiques, qui n’hésitent pas à recourir à la force,
souvent de manière très arbitraire, pour étouffer des prises de parole
dérangeantes.
17 - Insistons bien sur le fait qu’il s’agit de normes, qui n’excluent en rien des comportements
radicalement différents. Nombre de femmes des milieux défavorisées, habituées au contact extérieur
du fait d’une activité rémunérée, n’hésitent pas à s’exprimer et font preuve d’une personnalité
remarquable. Toujours est-il que leur prise de parole publique et collective reste problématique.
3 – Divisions et conflits
À cela s’ajoutent les divisions communautaires locales qui font l’objet de luttes
permanentes pour des questions de statut mais aussi de partage des richesses
(emploi, biens communs). Dans un contexte de fragmentation aussi exacerbé,
l’action collective est un défi permanent, d’autant plus que chaque territoire fait
l’objet d’une lutte sans merci entre multiples acteurs/organisations/mouvements
plus ou moins institués qui essaient de contrôler les populations. Comment se
positionnent les organisations de microfinance ? Les stratégies mais aussi les
marges de manœuvre sont diverses. On a déjà mentionné plus haut le caractère
hyperconcurrentiel de leur intervention : le monde des ONG, et des organisa-
tions de microfinance en particulier, est lui aussi profondément divisé et inégali-
taire. La quête permanente de légitimité auprès des populations, des institutions
locales et des autorités publiques (essentielle compte tenu de l’intervention-
nisme public) passe par des stratégies subtiles, complètement mafieuses pour
certaines, d’accaparement des territoires (mainmise sur les groupes de l’ONG
voisine via des promesses diverses mais aussi parfois recours aux menaces, à la
diffamation et à l’intimidation physique à l’égard des ONG concurrentes). Face à
la prévalence de logiques clientélistes et dans un contexte où l’importance de la
population ciblée reste le meilleur moyen de construire sa légitimité, la qualité
des services est loin d’être le facteur déterminant.
ment explicites mais bien compris (les femmes savent qu’elles sont des « banques
de vote » et n’hésitent pas à en jouer). La démonstration de masse reste l’un des
modes d’action les plus emblématiques de l’institution, et il est certain que les
manifestations silencieuses de milliers de femmes, portant leurs enfants et leurs
outils de travail, ont toujours été un moyen efficace de sensibiliser l’opinion
publique. À cela s’ajoutent la médiatisation systématique des activités, basée sur
une alliance construite avec les médias, la publication régulière de lettres visant à
sensibiliser la population mais aussi et surtout les décideurs, et enfin des contacts
privilégiés très personnels établis avec des officiels occupant des postes clefs.
Mentionnons également une connaissance très fine des procédures législatives et
du mode de fonctionnement effectif (et donc très informel) de la justice. Enfin, la
participation à des labour monitoring board et le plaidoyer systématique pour la
mise en place de commissions tripartites ont toujours été les chevaux de bataille
de l’organisation.
Dans les deux cas, l’action de nature politique est hautement personnalisée.
Le fondateur de Basix (Vijay MAHAJAN) est une figure emblématique du milieu de
la microfinance et du voluntary sector en général. Présenté par les médias
comme un « entrepreneur social », ancien diplômé de polytechnique (IIT-Delhi),
de la prestigieuse école de commerce indienne (IIM-Ahmedabad) et de l’univer-
sité de Princeton, il jouit d’une crédibilité et d’une visibilité incontestables tant
Nous avons longuement insisté sur les difficultés liées au caractère foncière-
ment inégalitaire, parcellisé et divisé de la société indienne. Pour autant, la
société indienne n’est ni figée, ni immobile. Si les initiatives décrites ici se
Les quelques études de cas décrites dans cet article font également émerger
des questionnements qui dépassent très largement leur caractère singulier et
localisé et qui ne sont en aucun cas liés au contexte indien. La recherche perma-
nente d’un équilibre subtil entre, d’un côté, solidarité et militantisme et, de
l’autre, compétitivité et expertise représente un défi permanent en matière de
montage institutionnel et organisationnel. Or, ce défi soulève des questions
complexes et multiples occultées par des débats qui restent trop souvent de
nature purement idéologique. Nous espérons avoir montré les multiples défis
auxquels sont confrontées les initiatives de microfinance qui se veulent solidaires,
et à quel point la production de cette solidarité est contingente de modes
d’action mais aussi des contextes locaux d’intervention et des modes d’appro-
priation des populations locales. Il reste évidemment beaucoup à faire pour en
déduire des propositions opérationnelles, ce qui suppose de poursuivre l’analyse
tout en l’associant à un dialogue systématique avec les praticiens, mais aussi avec
les décideurs et les bailleurs de fonds, trop souvent écartés des débats alors qu’ils
jouent un rôle essentiel dans la normalisation et la standardisation du secteur.
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