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A sa parution, ce livre provocant fut jugé d’un cynisme sulfureux par ceux qui s’accrochaient
à un humanisme optimiste, mais il fut en même temps apprécié par les connaisseurs pour la
qualité classique de son style (Prix Rivarol 1950). Bien qu’il s’accordât assez bien avec le
climat de « l’absurde » consécutif aux horreurs des deux Guerres mondiales, sa diffusion
resta confidentielle jusqu’à sa réédition en livre de poche dans la collection Idées de
Gallimard en 1966. Les « happy few » qui constituaient alors le cercle étroit des lecteurs de
Cioran, encore presque inconnu, eurent par la suite de quoi s’étonner de le voir de plus en
plus fréquemment cité jusqu’à devenir, dans les années quatre-vingt-dix et surtout depuis
sa mort, une référence à la mode : signe des temps. Ce succès tardif de Cioran, et
notamment du "Précis", qui reste son œuvre la plus connue, s’explique aussi par une vertu
autrement intemporelle : c’est par l’expression même d’une noirceur radicale, mais
tellement bien dite qu’elle en devient jubilatoire, roborative et consolatrice, que ce livre, loin
d'être démoralisant, a sauvé plus d’un de ses lecteurs du désespoir total. L'obsession du
temps – celle-là même d’un Proust ou d’un Claude Simon – et de la vanité de tout, il la rend
supportable par les mots, « qui seuls nous préservent du néant » et qui, par un travail
éminemment littéraire, et non philosophique, permettent ce paradoxe d’un nihilisme
réconfortant :
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SYLLOGISMES DE L'AMERTUME (1952) : 4 étoiles : Un cynisme jubilatoire
Pour son deuxième livre en français, après le "Précis de décomposition", Cioran change de
ton et de forme, sinon de pensée : poussant encore plus loin dans la voie tracée par les
libertins français des XVII° et XVIII° siècles, il renchérit sur la fragmentation de son discours
et le réduit, sauf exception, à la sécheresse d’un chapelet d’aphorismes lapidaires. En même
temps, il s’applique à aiguiser la « pointe », la chute de ces maximes de quelques lignes, sur
un ton de persiflage spirituel et d’ironie caustique, voire de cynisme élégant qui sont
davantage d’un homme d’esprit que d’un moraliste. Classées en dix chapitres, ses vues sur
l’art, la littérature, la politique, l’histoire, la religion, l’amour ou la philosophie, font penser à
Voltaire : « Lorsque nous croyons avoir délogé Dieu de notre âme, il y traîne encore : nous
sentons bien qu’il s’y ennuie, mais nous n’avons plus assez de foi pour le divertir. » Ou bien
à Swift : « Pour n’avoir pas su célébrer l’avortement ou légaliser le cannibalisme, les
sociétés modernes auront à résoudre leurs difficultés par des moyens autrement expéditifs
». Ou encore à Jules Renard : « Lorsqu’on n’a pas eu des parents alcooliques, il faut
s’intoxiquer toute sa vie pour compenser la lourde hérédité de leurs vertus. »
Mais cette atomisation du style, jointe à une virtuosité voyante, risque de lasser si on lit
l'ouvrage tout d'un coup. L’insuccès du livre pendant vingt ans – il est aujourd’hui le plus
vendu – avait longtemps persuadé Cioran que c’est ce qu’il avait « écrit de plus mauvais » :
loin d’aller jusque-là, il faut cependant convenir que ce livre insolent – et au titre superbe –
a perdu un peu de la hauteur du "Précis de décomposition". Cela dit, nombre de fragments
attestent brillamment la fidélité de ce misanthrope tantôt cinglant, tantôt souriant, à un
irréductible scepticisme, à une courageuse indépendance, et à un farouche rejet de tous les
alibis de la violence faite aux hommes, ce pourquoi il assume son dilettantisme,
revendiquant « le privilège d’être superficiel », et avouant sa nostalgie d’« un monde aussi
dénué de profondeur qu’un ballet de Rameau. »
Dans ce livre, qui vient après "la Tentation d’exister", Cioran déçoit : il semble que faute
d’autre aliment il se soit imposé de traiter quelques sujets d’école, sur un ton dont les
outrances, le plus souvent, ne parviennent pas à compenser la banalité des idées. Sur
l’histoire, on a une sorte de cours mi scolaire mi prophétique, voire apocalyptique, qui, alors
même que le « sens de l’histoire » est présenté comme un mythe dépassé, ne craint pas
d’en extrapoler des « leçons », pour prédire par exemple la soumission de l’Europe par la
force à la tyrannie d’un nouvel Empire. Ces perspectives sont visiblement assises sur la
croyance à la puissance de l’URSS et à l’avenir du communisme, illusions bien
compréhensibles à l’époque, mais très datées et très instructives quant au poids de la
conjoncture sur une pensée si « intempestive » qu’elle se veuille.
Comme le précédent "Histoire et utopie", "La Chute dans le temps" se compose de plusieurs
textes d’une dizaine de pages chacun (format des articles que Cioran donnait à la Nouvelle
Revue Française), qui s’articulent autour de la question du temps. Cioran distingue, de façon
plus ou moins métaphorique, trois âges successifs, envisagés à la fois aux plans individuel et
collectif : l’âge d’or des croyances aux mythes de l’éternité comme celui du paradis
terrestre, puis celui de l’Histoire, dans laquelle le péché originel de la connaissance a
précipité l’humanité, et enfin le temps de la stagnation des sociétés minées par le doute, à
commencer par leur désaffection pour le « sens de l’Histoire ». L’âge « mythique » est
l’occasion pour l’auteur de manifester certains aspects « réactionnaires » de sa pensée : la
dénonciation du « civilisé » et de l’appétit de connaissance, le plaidoyer pour l’ignorance,
voire l’illettrisme, la dénonciation de l’obsession hygiéniste et antiseptique, l’apologie de la
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préhistoire, des peuples primitifs, ou d’une ruralité végétative. Mais il lui inspire aussi des
accents plus modernes, par exemple la critique de la frénésie du rendement, ou même
écologiques, comme l’horreur de l’automobile ou la défense de la marche à pied.
Des six parties qui composent "le Mauvais démiurge", les plus vivantes sont les deux
premières, "Le Mauvais démiurge" et "Les Nouveaux dieux", qui, sur le ton ironique et
insolent où Cioran excelle, s’en prennent au monothéisme en général et au christianisme en
particulier : il y exprime clairement son regret du polythéisme païen, dont il fait, par sa
tolérance, l’ancêtre de la démocratie libérale ; il réaffirme aussi son mépris du « sens de
l’histoire », qu’il rattache à la superstition du Jugement dernier et qu’il oppose au sage
scepticisme des historiens antiques ; enfin il y rappelle au passage sa haine de la
procréation.
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DE L'INCONVENIENT D'ETRE NE (1973) : 4 étoiles : Un remontant tonique
Les deux premières parties sont très brillantes : dans "Les deux vérités", Cioran expose sa
conception de l’histoire comme processus illusoire et tragique. On y remarque un
paragraphe étonnamment prémonitoire sur le multiculturalisme, conséquence inévitable de
l’accroissement des migrations, et sur les actuelles questions d’« identité nationale » qui y
sont liées. La deuxième partie, "L’Amateur de Mémoires", présente une admirable synthèse
psychologique et historique sur la France, ainsi que sur le destin de la langue et de l’esprit
du XVIIIè siècle français, de leur suprématie à leur inéluctable corruption.
Les deux parties suivantes, "Après l’histoire" et "Urgence du pire", déçoivent : elles sacrifient
à un prophétisme apocalyptique, facile et persifleur, qui n’est pas la meilleure veine de
l'auteur. Il y oppose au devenir la croyance en une douteuse « nature » anhistorique, «
profonde » et intemporelle de l’homme, ancrée dans l’être, mais finit d’ailleurs par conclure
à la vanité de ces réflexions : « Renonçons donc aux prophéties, hypothèses frénétiques,
cessons de nous laisser leurrer par l’image d’un avenir lointain et improbable, tenons-nous-
en à nos certitudes, à nos indubitables gouffres. » La cinquième partie en revanche,
"Ébauches de vertige", composée d’aphorismes, renoue avec le Cioran le plus inspiré. Lui-
même résume, à sa manière caustique, le genre de supériorité requise par la pratique du
fragment : « Ramasser sa pensée, astiquer des vérités dénudées, n’importe qui peut y
arriver à la rigueur ; mais la pointe, faute de quoi un raccourci n’est qu’un énoncé, qu’une
maxime de plus, exige un soupçon de virtuosité, voire de charlatanisme. Les esprits entiers
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ne devraient pas s’y risquer ». En 1979, Cioran avait 68 ans quand il publia ce volume, qui
est sans doute son plus réussi depuis le "Précis de décomposition".
Ce court recueil d’ « essais et portraits » vaut surtout pour les trois premiers, les plus
développés : Joseph de Maistre, Valéry et Beckett. Avec De Maistre, Cioran s’est trouvé une
parenté dans la misanthropie, l’horreur du monde, le mépris de son temps, la provocation
agressive et la démesure parfois insensée du pamphlétaire, son goût des causes
indéfendables, mais aussi la pureté classique de son style. Cioran n’est toutefois pas dupe
des illusions ni des énormités de cet apologiste fanatique de l'Inquisition : son admiration
très ambivalente est d’abord un prétexte à développer, en quelques pages très brillantes,
ses propres réflexions sur le Péché originel et sur la pensée réactionnaire.
De Valéry, c’est le dilettantisme, « dernier écho des salons d’autrefois », et plus encore
l’intelligence pénétrante, « l’exacerbation de la conscience », le culte de la lucidité « pour
elle-même », qui fascinèrent Cioran ; mais s’il se sent proche de lui en ce que, toujours « à
côté, en marge de tout », il ne s’identifie jamais « ni aux êtres ni aux choses », il s’en
sépare en ce que chez Valéry cet écart est apparu « non point par quelque malaise d’ordre
métaphysique, mais par excès de réflexion sur les opérations, sur le fonctionnement de la
conscience ». Cioran voit aussi dans le refus de toute « profondeur » et de toute psychologie
la limite de Valéry qui, comme Mallarmé, a poussé à l’extrême la tendance formaliste de la
littérature française à prendre « un trop vif intérêt théorique au langage » : « le mot se
substitue à l’idée », l’esprit « tourne à vide, et n’a plus qu’une ressource : lui-même, au lieu
de se raccrocher au monde pour y puiser sa substance ou ses prétextes. »
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AVEUX ET ANATHEMES (1987) : 4 étoiles : Une belle fin
Ce recueil est le dernier publié du vivant de son auteur, qui achève ainsi son « œuvre » dans
le genre réputé le plus caractéristique de sa manière, celui de l’aphorisme. Non qu’il
n’excellât ailleurs – du moins en français – dans une prose au souffle plus ample, allant
jusqu’à des chapitres d’une vingtaine de pages. Mais son vrai domaine, dès qu’il eut adopté
la langue française, était incontestablement le fragment : concision et acuité du style comme
de la pensée, mépris pour le système et l’argumentation. Ces dernières pensées, qui
trouvent souvent leur origine dans une anecdote personnelle, ont une facture plus simple,
moins travaillée qu’auparavant, qui révèle, plus encore qu’un surcroît de détachement, une
certaine lassitude : on sent Cioran fatigué de s’en prendre au Monde, au Temps, à Dieu et à
l’Homme. Et cependant, elles sont toujours intéressantes : Cioran ne lâche jamais une idée,
fût-ce un cliché, sans lui avoir donné le tour qui la sauve de la banalité.
Il lui arrive de proposer des variantes de la même maxime à peine dissemblables, parfois à
un mot près, de l’originale figurant dans le même recueil ou dans un précédent : ces quasi-
redites ne surprennent pas quand on connaît le perfectionnisme de l’auteur et sa tendance
assumée au ressassement : « Bribes, pensées fugitives, dites-vous. Peut-on les appeler
fugitives lorsqu’il s’agit d’obsessions, donc de pensées dont le propre est justement de ne
pas fuir ? ». Après ce livre, Cioran décida de ne plus écrire, jugeant son « destin achevé » :
cette sagesse l’honore. Quant à ses lecteurs, ils se consolent avec les importantes
publications posthumes de cahiers et d’entretiens.